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 77

ASSEMBLÉE NATIONALE

 

SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

SESSION ORDINAIRE 2019 - 2020

Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale

 

Enregistré à la présidence du Sénat

le 18 octobre 2019

 

le 18 octobre 2019

 

 

 

RAPPORT

 

 

au nom de

 

L’OFFICE PARLEMENTAIRE D’ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

 

sur

 

Les grandes tendances de la recherche
dans le domaine de l’Énergie nuclÉaire
et des Énergies renouvelables

 

 

Compte rendu des auditions publiques du 24 mai 2018 et du 4 juillet 2019,

ainsi que de la présentation des conclusions du 17 octobre 2019

 

par

 

Mme Émilie CARIOU, M. Cédric Villani, députés, et M. Gérard Longuet, sénateur
 

 

 

 

 

 

 

 

Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale

par M. Cédric VILLANI

Premier vice-président de l’Office

 

 

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Gérard LONGUET

Président de l’Office

 

 


 

Composition de lOffice parlementaire dévaluation des choix scientifiques
et technologiques

 

 

 

 

Président

M. Gérard LONGUET, sénateur

 

Premier vice-président

M. Cédric VILLANI, député

 

 

Vice-présidents

 M. Didier BAICHÈRE, député M. Roland COURTEAU, sénateur

 M. Patrick HETZEL, député  M. Pierre MÉDEVIELLE, sénateur

 Mme Huguette TIEGNA, députée Mme Catherine PROCACCIA, sénateur

 

 

 

 

 

DÉputÉs

 

 

SÉnateurs

 

M. Julien AUBERT

M. Didier BAICHÈRE

M. Philippe BOLO

M. Christophe BOUILLON

Mme Émilie CARIOU

M. Claude de GANAY

M. Jean-François ELIAOU

Mme Valéria FAURE-MUNTIAN

M. Jean-Luc FUGIT

M. Thomas GASSILLOUD

Mme Anne GENETET

M. Pierre HENRIET

M. Antoine HERTH

M. Patrick HETZEL

M. Jean-Paul LECOQ

M. Loïc PRUD’HOMME

Mme Huguette TIEGNA

M. Cédric VILLANI

 

 

 M. Michel AMIEL

 M. Jérôme BIGNON

 M. Roland COURTEAU

 Mme Laure DARCOS

 Mme Annie DELMONT-KOROPOULIS

 Mme Véronique GUILLOTIN

 M. Jean-Marie JANSSENS

 M. Bernard JOMIER

 Mme Florence LASSARADE

 M. Ronan Le GLEUT

 M. Gérard LONGUET

 M. Rachel MAZUIR

 M. Pierre MÉDEVIELLE 

 M. Pierre OUZOULIAS

 M. Stéphane PIEDNOIR

 Mme Angèle PRÉVILLE

 Mme Catherine PROCACCIA

 M. Bruno SIDO

  


— 1 —

 

SOMMAIRE

___

Pages

Conclusions des auditions publiques du 24 mai 2018 et du 4 juillet 2019

I. La recherche sur l’énergie nucléaire du futur

II. La recherche dans les énergies renouvelables

Annexe 1 : Les réacteurs nucléaires de Génération IV

A. Les réacteurs à neutrons rapides (RNR)

B. Les autres types de réacteurs

Annexe 2 : Les petits réacteurs modulaires

A. De nouvelles perspectives nucléaires

B. Projets de SMR dans le monde

C. Les réacteurs modulaires compacts en France

D. Quels défis impliquent les SMR ?

Annexe 3 : Les objectifs français et européens pour la transition énergétique

A. Le projet de loi relatif à l’énergie et au climat

B. La programmation pluriannuelle de l’énergie

C. Les objectifs européens

travaux de l’office

I. compte rendu de l’audition publique du 24 mai 2018

A. PREMIÈRE TABLE RONDE : les technologies nucléaires du futur

B. Deuxième table ronde : le rôle de la coopération internationale dans le développement des nouvelles technologies nucléaires

C. Troisième table ronde : recherche et innovation nucléaire, quels objectifs, quelle organisation, quels moyens ?

II. compte rendu de l’audition publique du 4 juillet 2019

A. Première table ronde : Les axes de recherche pour répondre aux objectifs nationaux de la PPE

B. Seconde table-ronde : Les axes de R&D pour les technologies du futur

III. Extrait du compte-rendu de la rÉunion du 17 OCTObre 2019 prÉsentant les conclusions des auditions publiques


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   Conclusions des auditions publiques du 24 mai 2018 et du 4 juillet 2019

Le jeudi 24 mai 2018, l'Office parlementaire a organisé une audition publique, ouverte à la presse et aux questions des internautes, consacrée à la recherche sur l’énergie nucléaire du futur, premier volet d’un cycle d’auditions sur les nouvelles tendances de la recherche en énergie. Puis, a suivi le 4 juillet 2019, le second volet consacré cette fois-ci à la recherche sur les énergies renouvelables.

Ces auditions s’inscrivent dans le prolongement de l’évaluation par l’Office, réalisée à la fin de la dernière législature, de la Stratégie nationale de recherche en énergie (dite SNRE) ([1]). En application de l’article L. 144-1 du code de l’énergie, les ministres chargés de l'énergie et de la recherche arrêtent et rendent publique une stratégie nationale de la recherche énergétique qui constitue le volet énergie de la stratégie nationale de recherche prévue à l'article L. 111-6 du code de la recherche, lequel prévoit que « La stratégie nationale de recherche et les conditions de sa mise en œuvre font l'objet d'un rapport (…) de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques ».

I.   La recherche sur l’énergie nucléaire du futur

Cette audition était organisée autour de trois tables rondes : les technologies nucléaires du futur ; le rôle de la coopération internationale dans le développement des nouvelles technologies nucléaires ; recherche et innovation nucléaire : quels objectifs, quelle organisation, quels moyens ?

Tout d’abord, cette audition a permis de mettre en lumière la très grande diversité des recherches en cours à travers le monde sur les futurs réacteurs nucléaires : petits réacteurs modulaires, réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium ou au gaz, réacteurs à sels fondus, réacteurs pilotés par accélérateurs, et d’autres encore.

Un tableau reprenant les caractéristiques des principales options, et synthétisant leurs avantages et inconvénients essentiels, a été réalisé, avec l'appui du Haut-commissaire à l'énergie atomique de l’époque, M. Yves Bréchet. Il sera annexé au rapport (annexe 1).

Ces pistes de recherche avaient été identifiées par le passé, mais n'avaient pas, sauf exception, bénéficié d'investissements conséquents. Aujourd'hui, les grands pays y consacrent des moyens non négligeables, souvent bien supérieurs à ceux que mobilise, ou que pourrait mobiliser, la France sur telle ou telle piste. Le budget alloué, en France, à la recherche nucléaire s’élève à 700 millions d’euros, contre 1 200 millions aux États-Unis, hors investissements privés, et certainement plus de 1 500 en Chine.

S’agissant de la France et du projet ASTRID de réacteur à neutrons rapides de 4e génération, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) proposera d’ici la fin de l’année 2019 au Gouvernement un programme de recherche révisé sur la 4e génération – pour 2020 et au-delà, en lien avec les orientations du gouvernement sur la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Ce programme portera sur la simulation, des travaux expérimentaux et des développements technologiques ciblés. Il permettra également de maintenir les compétences développées sur les réacteurs rapides au sodium.

Un autre enseignement de cette audition concerne le caractère désormais incontournable de la coopération internationale. Celle-ci existe depuis longtemps en matière de recherche nucléaire. Mais plusieurs circonstances en renforcent aujourd'hui l'importance, comme la multiplicité des pistes technologiques ou l'obligation de partager des infrastructures de recherche coûteuses.

Par ailleurs, il est clairement apparu que ces recherches doivent de plus en plus, comme dans d'autres applications industrielles, intégrer des avancées technologiques issues d’autres secteurs, tel le numérique.

Un autre enseignement notable concerne la nécessité d'encourager une plus grande ouverture de la recherche nucléaire, à la fois en direction des universités et des petites et moyennes entreprises.

Dans ce contexte, se pose évidemment la question du maintien de l'effort de recherche français sur le nucléaire du futur, et de sa justification.

Historiquement, les recherches menées en France sur les réacteurs du futur trouvent leur justification première dans les lois de 1991 et 2006 relatives à la gestion des déchets radioactifs.

Par ailleurs, dans l'hypothèse où l'énergie nucléaire reste à moyen terme un élément important du paysage énergétique français, poursuivre, sous une forme ou une autre, une activité de recherche sur les réacteurs du futur permettrait de répondre à un objectif tout à fait essentiel, touchant à la sûreté : motiver une nouvelle génération de chercheurs et d’ingénieurs, et assurer la continuité indispensable des compétences.

Enfin, l’énergie nucléaire devra nécessairement prendre en compte l’intégration d’une part croissante d’énergies renouvelables dans le bouquet énergétique, conformément aux objectifs fixés en 2015 par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV), et révisés en septembre 2019 par la loi relative à l’énergie et au climat. 

Recommandations :

- Le besoin d'une stratégie de recherche de long terme, claire et opérationnelle, apparaît crucial pour le nucléaire, compte tenu notamment des moyens mis en jeu et de la nécessité du maintien de compétences de pointe pour assurer l’entretien du parc existant. Au Royaume-Uni, l'une des premières actions menées pour relancer la recherche a précisément consisté à élaborer une telle stratégie, en lui adjoignant un plan de développement des compétences. Comme pour les énergies renouvelables, cette stratégie devra également intégrer les problématiques de coût de l’énergie et d’acceptabilité sociale.

- Cette stratégie ne peut simplement figurer dans les lois sur la gestion des déchets radioactifs comme cela a été fait depuis le début des années 1990 et jusqu'à une période récente. Ces lois, à l'élaboration desquelles le Parlement a largement contribué, notamment au travers de l'Office, ont en effet orienté l'essentiel des recherches sur le nucléaire du futur, en particulier sur les réacteurs à neutrons rapides et les techniques de traitement-recyclage. Pour autant, le maintien d’un effort de recherche substantiel sur l’ensemble des technologies touchant à la gestion des déchets radioactifs, et faisant appel aux ressources des différents organismes de recherche français, apparaît incontournable, afin de respecter l’intégralité des dispositions prévues par la loi du 28 juin 2006.

- L'élaboration d'une telle stratégie relève avant tout du Gouvernement, sous le contrôle du Parlement. Mais cette réflexion doit aussi s'ouvrir plus largement à la société, notamment aux universitaires et représentants de toute l'industrie, y compris les PME. Ainsi, les Britanniques ont créé une instance consultative indépendante, constituée de scientifiques, de représentants de l’industrie, et de responsables politiques. Pour les mêmes raisons, il est indispensable que le Parlement continue, sous une forme ou une autre, à être impliqué, notamment à travers l’Office. Telle était d’ailleurs la justification première de sa création il y a plus de 35 ans.

- Indépendamment des choix qui pourront être faits sur le nucléaire du futur, la question des déchets radioactifs restera entière. Sur ce plan, un certain nombre d'engagements, inscrits dans la loi, ont été pris vis-à-vis de nos concitoyens, plus particulièrement à l'égard des populations et des élus sur le territoire choisi pour le futur centre de stockage géologique profond, par exemple sur la nature des déchets ultimes qu’il accueillera.

 

II.   La recherche dans les énergies renouvelables

L’audition du 4 juillet 2019 s’organisait en deux tables rondes : la première consacrée aux axes de recherche répondant aux objectifs nationaux du projet de PPE publié en janvier 2019, et la deuxième aux axes de R&D pour les technologies du futur.

L’audition s’est ouverte par un rappel sur les situations française et européenne en matière d’énergies renouvelables et sur les grandes lignes de la PPE (cf. annexe 2). Les objectifs de cette dernière sont « ambitieux », à hauteur de 38 % de chaleur, 40 % d’électricité et 10 % de gaz renouvelables dans le mix énergétique d’ici 2030. Si le Programme des investissements d’avenir permet d’avancer concrètement dans la transition écologique, des défis restent à relever : offrir des solutions renouvelables à des coûts acceptables, concevoir des systèmes énergétiques intégrés, prenant en compte, dans certains cas, l’intermittence et le stockage des énergies renouvelables (EnR) intermittentes ([2]), enfin, améliorer l’acceptabilité des différentes EnR par les populations.

Comme le rappelle Didier Roux, membre de l’Académie des sciences et ancien directeur de la R&D de Saint-Gobain, le Haut conseil pour le climat (HCC) estime, dans son premier rapport, que la France est en retard pour atteindre les objectifs fixés et que les moyens investis ne sont pas à la hauteur du défi à relever. En France, la transition énergétique ne peut être regardée uniquement au travers du prisme d’une baisse des émissions de CO2 puisque l’électricité, majoritairement d’origine nucléaire, est déjà fortement décarbonée. Pour répondre à l’objectif de neutralité carbone, M. Roux rappelle que le secteur du bâtiment constitue le levier le plus important, en termes de sobriété énergétique et d’émission de CO2.

Pour respecter l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050, la France doit réduire ses émissions de CO2 de 5 % par an de manière constante sur les 30 prochaines années. Le think tank The Shift Project, souligne qu’une telle situation ne s’est produite dans l’histoire qu’en « temps de guerre ou en cas de récession grave ». Plusieurs intervenants ont d’ailleurs comparé l’ampleur du défi à « un effort de guerre ».

Les participants notent la baisse constante des coûts des énergies renouvelables électriques ces dernières années, même si demeure l’opinion générale que leur déploiement coûte cher. Cette baisse a notamment permis de rendre certaines EnR compétitives et de transférer des investissements de R&D vers le développement industriel. Pour les EnR dites « matures », les enjeux ne sont plus technologiques et spécifiques à chaque énergie, mais portent de plus en plus sur l’ensemble des technologies existantes et leur intégration au réseau électrique, ou encore leur acceptabilité sociale.

Les retours d’expérience montrent aussi la complémentarité entre des systèmes locaux à petite échelle territoriale, où différentes EnR peuvent être combinées via par exemple l’autoconsommation, et des systèmes plus centralisés à grande échelle, comme la production nucléaire ou hydraulique. Ces deux moyens de production mûrs permettront d’assurer la compétitivité du prix de l’électricité française.

L’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) et la start-up Meteo*Swift pointent l’absence de chef de file dans la filière éolienne française, dont il existe pourtant un équivalent dans le solaire photovoltaïque, l’Institut national de l’énergie solaire (INES), qui a permis de mutualiser les efforts et les investissements des industriels et des laboratoires.

Le développement d’une filière dédiée à l’éolien en mer repose sur des enjeux de premier plan. Ainsi, la PPE prévoit un volume moyen de lancement des appels d'offres pour l'éolien en mer de 750 mégawatts (MW) par an, relevé à 1 gigawatt (GW) par le Gouvernement. En parallèle, la France se positionne sur le marché de l’éolien flottant, notamment grâce à des travaux sur les flotteurs et l’ancrage des structures aux fonds marins. La PPE prévoit de prolonger ces efforts.

Concernant la chaleur, qui représente actuellement 45 % de la consommation d’énergie en France et qui reste carbonée à 80 %, son pendant renouvelable repose sur l’utilisation de la biomasse, dont les enjeux concernent la qualité de l’air (développement de filtres pour réduire les émissions de NOx) mais aussi la qualité du combustible, avec, par exemple, la création de label sur la qualité du bois utilisé.

La PPE ne prévoit pas de développer fortement l’hydrolien ([3]), qui fait pourtant l’objet d’investissements et de fermes pilotes, et la géothermie ([4]), qui trouve une application surprenante dans la production de lithium, par exemple utile pour les batteries.

L’acceptabilité des EnR par les populations est un sujet transverse aux différentes énergies. Il s’agit en particulier d’offrir une énergie à un coût acceptable pour le consommateur, c’est-à-dire sans hausse significative par rapport aux tarifs actuels. Les participants recommandent de ne pas négliger les sciences humaines et sociales, telles que la sociologie, dans les feuilles de route de R&D, afin d’étudier et de prendre en compte les réactions des citoyens face à des projets d’EnR, ou plus généralement de sobriété énergétique et de transition dans la mobilité. La réduction des nuisances sonores dues aux éoliennes ou la baisse de l’impact de leur balisage nocturne représentent des exemples concrets de travaux engagés pour favoriser l’appropriation locale d’une technologie. Il s’agit aussi de respecter la faune et la flore locale, terrestre ou maritime (selon l’EnR), notamment via des études d’impact.

La position de la France sur le marché mondial du solaire photovoltaïque, plus particulièrement face à la concurrence asiatique, a fait l’objet de nombreuses discussions. Globalement, les centres d’excellence français tels que l’INES ou l’Institut Photovoltaïque d'Île-de-France (IPVF) ont démontré leur efficacité pour développer des technologies novatrices, encore au stade de la démonstration, susceptibles de devenir, à long voire moyen terme, compétitives sur le marché mondial. Pour Alexandre Roesch, délégué général du Syndicat des énergies renouvelables (SER) « La bataille industrielle n’est pas perdue sur le solaire photovoltaïque ». Son développement permettrait à la France et à l’Europe de créer des filières industrielles complètes, allant de la R&D jusqu’à l’intégration finale dans des usines locales.

La filière des batteries connaît une situation similaire. Il convient tout d’abord de distinguer deux applications principales pour les batteries : un usage stationnaire et un usage pour la mobilité. Concernant le stockage stationnaire, selon l’ADEME, il n’y aura aucun besoin de déployer massivement des systèmes de stockage dans le système électrique français avant 2030, ce qui va dans le sens de la note de l’Office sur « Le stockage de l'électricité » (note n° 11- février 2019). L’électrification progressive du parc automobile pourra offrir, en complément, une solution de stockage complémentaire ([5]). Comme mentionné pendant l’audition, sur les 130 GW de capacités de stockage aujourd’hui installées dans le monde, 128 GW proviennent des barrages et seulement 2 GW reposent sur des batteries. Concernant la mobilité, s’il est difficile d’espérer reprendre à court terme le contrôle du marché des batteries lithium-ion, détenu principalement par des acteurs asiatiques, la France et l’Europe souhaitent se positionner sur des technologies différenciantes, en créant un « Airbus des batteries » axé sur les batteries dites à électrolyte « tout solide ».

Quel que soit le domaine abordé, une analyse du cycle de vie (ACV) précise, voire définie réglementairement, et prenant en compte les différents mix énergétiques des pays impliqués, s’avère indispensable pour assurer une transition énergétique cohérente et pertinente. Ainsi, la filière du recyclage des batteries peine aujourd’hui à décoller et à trouver son marché, car les batteries utilisées dans les véhicules ont une durée de vie supérieure aux estimations.

Recommandations :

La France doit se donner les moyens d’atteindre les objectifs ambitieux qu’elle a décidé de se fixer dans la PPE, notamment en faisant des choix technologiques pertinents :

- En particulier, il conviendra de concentrer les investissements sur quelques technologies choisies et maîtrisées et de ne pas se disperser sur trop d’EnR en même temps. En prenant en compte le retour d’expérience des filières des batteries et des panneaux solaires, les laboratoires et les industriels français doivent se positionner sur des marchés mondiaux stratégiques et concurrentiels.

- En parallèle, la transition énergétique devra, à court et moyen terme, s’appuyer sur le socle de production d’électricité nucléaire et hydraulique.

- Enfin, il conviendra de conserver une vision systémique des différentes technologies en développement, en réalisant systématiquement des analyses de cycle de vie, ou encore en anticipant leur intégration dans le réseau électrique ainsi que la réponse des populations à leur déploiement.


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Annexe 1 : Les réacteurs nucléaires de Génération IV

A.   Les réacteurs à neutrons rapides (RNR)

Un réacteur à neutrons rapides (RNR) est un réacteur dont le flux de neutrons n’est pas ralenti et se propage à une vitesse d’environ 20 000 km/s, contrairement aux réacteurs actuels dont les neutrons sont ralentis à une vitesse 10 000 fois plus faible, d’environ 2 km/s seulement.

L’intérêt principal de ces réacteurs nucléaires réside dans leur meilleure gestion de la matière puisqu’ils brûlent jusqu’à 96 % de l’uranium, y compris non fissile. Les experts estiment que l'on pourrait ainsi multiplier d'un facteur 100 les réserves de combustible. La quantité et la radio-toxicité des déchets issus des réacteurs RNR seraient réduites. Par ailleurs, ces réacteurs pourraient être utilisés pour raccourcir la vie de certains éléments radioactifs à vie longue (actinides mineurs) issus des déchets des réacteurs classiques, en les transmutant en éléments à vie courte.

 

Réacteurs à neutrons rapides (RNR)

Adaptés à la transmutation

Cycle fermé

RNR refroidis au sodium (RNR-Na)

RNR refroidis au gaz (RNR-G)

RNR refroidis au plomb-bismuth (RNR-Pb)

(Sodium fast reactor - SFR)

(Gas fast reactor - GFR)

(Lead fast reactor - LFR)

Retour d’expérience (ReX) en France

Oui

Non

Non

Caloporteur

Sodium

Hélium

Plomb-bismuth

Température du caloporteur en sortie

550°C

400-850°C

460°C

Pression

 1 bar (pression atmosphérique)

70 bars

 1 bar (pression atmosphérique)

Puissance volumique.

300 MW/m3

100 MW/m3

110 MW/m3

Risques et difficultés

Réactivité chimique du sodium avec l’air et l’eau

Faible inertie thermique / haute température

Corrosion par le plomb

Rendement

40 à 43 %

48 %

nc

Pays effectuant des recherches significatives

Chine, Corée, États-Unis, France, Japon, Inde, Russie

France et Union européenne

Russie et Union européenne

Plus important réacteur en exploitation

800 MWe (Russie)

---

---

Plus important réacteur en R&D/construction

1 200 MWe (Russie)

---

300 MWe (Russie)

Source : Les clefs CEA n° 55, secrétariat de l’Office.

B.   Les autres types de réacteurs

Pour les trois autres projets de réacteur, les neutrons ne sont pas rapides mais :

Ces trois types de réacteurs se distinguent par des technologies plus novatrices que les réacteurs à neutrons rapides.

Ainsi, le RSF utilise des sels fondus (fluorure de sodium, zirconium et d’actinides) comme caloporteur (et aussi comme combustible).

Le RTHT est prévu pour la production d’hydrogène, et pas seulement d’électricité.

Enfin, le RESC utilise tout simplement de l’eau mais dans des conditions dites « supercritiques » de température (entre 280 et 650°C) et de pression (250 bars), qui lui confèrent des propriétés particulières.


 

Autres types de réacteurs

Réacteurs à sels fondus (RSF)

Réacteurs à haute ou très haute température (RTHT)

Réacteurs à eau supercritique (RESC)

(Molten Salt Reactor - MSR)

(Very High Temperature Reactor - V/HTR)

(Supercritical Water Reactor - SCWR)

Cycle fermé

Adapté à la transmutation

Pas de cycle fermé  Pas adapté à la transmutation

Retour d’expérience (ReX) en France

Non

Non

Non

Neutrons

Épithermiques

Thermiques

Thermiques

Caloporteur

Sels fondus

Hélium

Eau

Température du caloporteur en sortie

700-750°C

1 000°C

280-650°C

Pression

≈1 bar (pression atmosphérique)

50 - 90 bars

250 bars

Puissance volumique

330 MW/m3

4 - 10 MW/m3

100 - 110 MW/m3

Principaux risques technologiques identifiés

- Corrosion par les sels fondus

- Installation d’une unité de retraitement du combustible près du réacteur

- Présence de graphite dans le réacteur (risque d’oxydation ou de feu)

- Peu de connaissances sur les propriétés thermodynamiques et chimiques de l’eau supercritique

- Instabilités potentielles par couplage thermohydraulique neutronique 

Rendement

nc

 nc

44 %

Pays effectuant des recherches significatives

Chine, États-Unis, Russie

Chine, Japon, ÉtatsUnis

Canada, Chine, Corée, ÉtatsUnis, Japon, Russie, Union Européenne

Plus important réacteur en exploitation

---

30 MWe (Japon)

---

Plus important réacteur en R&D/construction

---

210 MWe (Chine)

---

Source : Les clefs CEA n° 55, secrétariat de l’Office.


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Annexe 2 : Les petits réacteurs modulaires

Le terme Small Modular Reactor (SMR) désigne des réacteurs nucléaires d’une puissance de 50 à 300 MW (à comparer aux réacteurs usuels dont la puissance est de l’ordre du GW, soit 3 à 20 fois moins), qui peuvent être construits et assemblés en usine de manière modulaire. Leur technologie est inspirée des réacteurs utilisés dans les sous-marins, porte-avions ou brise-glaces nucléaires.

A.   De nouvelles perspectives nucléaires

Si les prévisions de coûts d’exploitation des SMR (exprimés par MWh) sont similaires ([6]) à celles des réacteurs de grande taille, les SMR présentent de nombreux avantages économiques dans la phase de construction. D’une part, celle-ci peut être envisagée avec des financements plus réduits et sur des temps plus courts, permettant une mise en service et un retour sur investissement rapides (qui peut financer de nouvelles unités). D’autre part, la préfabrication en usine permet d’envisager des économies d’échelle grâce à une production en série.

Transportés sur leur lieu de fonctionnement après leur fabrication, ils ne nécessitent pas la présence d’une main-d’œuvre nombreuse et qualifiée sur le chantier. Les SMR sont donc particulièrement adaptés aux régions isolées ou aux pays en développement ([7]), ou peuvent être utilisés comme support énergétique dans certaines installations de production (mines, plateformes pétrolières offshore, etc.).

L’architecture intégrée ([8]) et la taille des SMR permettent également d’envisager un niveau de sûreté plus élevé que dans les réacteurs actuels, en réduisant le nombre de composants critiques. Par ailleurs, la vulnérabilité aux agressions extérieures peut être réduite dans une structure de petite taille.

Enfin, ces petits réacteurs pourront être adaptés plus facilement aux fluctuations de la consommation, par exemple avec des mécanismes de cogénération ([9]). Il s’agirait d’utiliser l’énergie disponible produite par ces réacteurs aux périodes creuses pour des productions locales, comme le dessalement d’eau de mer.

B.   Projets de SMR dans le monde

Aux États-Unis, le régulateur américain (Nuclear Regulatory Commission) a commencé en 2018 la certification d’un concept de réacteur proposé par NuScale Power ([10]). Cette entreprise envisage de mettre 12 réacteurs en service en 2026, d’une puissance de 50 MW chacun. De son côté, Westinghouse souhaite développer un petit réacteur à eau pressurisée de 225 MW.

En Russie, Rosatom a mis en service en 2019 une centrale nucléaire flottante, l’Akademik Lomonosov, utilisant deux réacteurs d’une puissance de 30MW. D’autres centrales, produites en série suivant le même design, seront déployées pour alimenter plusieurs villes portuaires à l’Est de la Russie.

En Chine, la CGN ([11]) envisage des modèles terrestre (ACPR50) et flottant (ACPR50S) de réacteurs modulaires d’une puissance d’environ 50 MW ([12]), d’ici 2022.

Au Royaume-Uni, le gouvernement a publié en 2017 un rapport sur la technologie et l’économie des SMR ([13]). Le Department for Business, Energy, and Industrial Strategy (BEIS) a mis en place en 2018 l’Advanced Modular Reactor (AMR) Feasibility and Development project, afin de financer la recherche dans le domaine à hauteur de 44 M£ ([14]). De son côté, le UK SMR Consortium, mené par Rolls-Royce ([15]), développe un modèle de réacteur transportable d’une puissance de 200-400 MW.

C.   Les réacteurs modulaires compacts en France

En 2017, un partenariat entre EDF, TechnicAtome ([16]), Naval Group et le CEA projette de développer un réacteur modulaire de l’ordre de 170 MW, utilisant une technologie à eau pressurisée. L’objectif serait de commencer la construction d’un prototype en 2030 ([17]).

D.   Quels défis impliquent les SMR ?

L’investissement de départ concerne la construction de l’usine plus que la construction du réacteur, cette situation exige que plusieurs commandes aient été passées auprès du fabricant, ce qui pourrait être rédhibitoire ([18]).

Les SMR présentant des spécificités de conception face aux grands réacteurs ([19]), les référentiels de sûreté, tels que ceux établis par l’ASN, devront être adaptés pour prendre en compte ces différences. Des potentiels nouveaux critères de choix de sites de déploiement devront alors être définis.

 


— 1 —

 

Annexe 3 : Les objectifs français et européens pour la transition énergétique

En 2015, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) avait fixé des objectifs de réduction de la consommation énergétique finale de 50 % en 2050 par rapport à la référence 2012, en visant un objectif intermédiaire de 20 % en 2030. Par ailleurs, elle avait prévu de porter la part des énergies renouvelables à 23 % de la consommation finale brute d'énergie en 2020 et à 32 % de cette consommation en 2030, les énergies renouvelables devant représenter à cette date 40 % de la production d'électricité.

En 2016, plus de 190 pays ont signé l’Accord de Paris et se sont engagés à réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre, afin de limiter le réchauffement climatique. Côté français, la feuille de route de baisse des émissions à l’horizon 2050 est décrite par la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Dans ce cadre, la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ([20]) permet d’échelonner à plus courte échéance les actions relevant du domaine de l’énergie. La nouvelle PPE, adoptée en 2018, concerne les périodes 2019-2023, puis 2024-2028.

En 2017, année de référence de la PPE, environ 17 % de la production électrique française provenait d’énergies renouvelables, parmi lesquels 10 % d’hydraulique (Figure 1).

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Figure 1. Le mix électrique français en 2017 (source : RTE)

 

A.   Le projet de loi relatif à l’énergie et au climat

Le projet de loi relatif à l’énergie et au climat ([21]) modifie les objectifs de la politique énergétique de la France, en prenant en compte la SNBC et la PPE. Il intègre notamment l’objectif d’atteinte de la neutralité carbone en 2050, en précisant que les émissions de gaz à effet de serre devront être divisées « par un facteur supérieur à six » d’ici-là. Il prévoit également que les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de la consommation d’énergie, ainsi que de développement des énergies renouvelables et de diversification du mix de production d’électricité soient révisés tous les cinq ans par le Parlement. Par ailleurs, il crée un Haut conseil pour le climat notamment chargé de rendre annuellement un rapport sur la trajectoire de baisse des émissions de gaz à effet de serre et l’efficacité des politiques menées dans ce domaine. Ce projet de loi a fait l’objet de nombreux amendements, et a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale et le Sénat, et a fait l’objet d’un accord en commission mixte paritaire le 25 juillet dernier. Il sera prochainement soumis aux deux chambres pour son adoption finale.

S'agissant d'innovations en matière d'EnR, le projet de loi a fait l’objet de plusieurs amendements. Ainsi l'article additionnel 4 bis A prévoit une formule « d'appel à projets pour désigner les producteurs d’installations de production d’électricité qui utilisent des énergies renouvelables innovantes ». L'article 4 ter autorise le préfet à « accorder des dérogations aux interdictions et prescriptions fixées par les plans de prévention des risques technologiques (…) pour permettre l’implantation d’installations de production d’énergie renouvelable. Ces dérogations fixent les conditions particulières auxquelles est subordonnée la réalisation du projet ». Le projet de loi a également fait l’objet d’amendements avec des dispositions prometteuses pour l'hydrogène.

B.   La programmation pluriannuelle de l’énergie

En parallèle d’une baisse de 7 % de la consommation finale d’énergie d’ici 2023 par rapport à 2012, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) prévoit notamment une hausse de 50 %, par rapport à 2017, des capacités de production d’électricité renouvelable installées, avec un total de 74 GW en 2023 puis entre 102 et 113 GW en 2028, soit un doublement par rapport à 2017. Les principales sources renouvelables d’électricité sont le solaire photovoltaïque (PV), l’éolien terrestre et l’hydroélectricité (Figure 2).

Le gaz et la chaleur renouvelables sont aussi concernés avec de 14 à 22 TWh produits par biogaz attendus en 2023 et entre 218 et 247 TWh par chaleur renouvelable d’ici 2028.

 

Figure 2. La programmation pluriannuelle de l'énergie en matière de production d’électricité renouvelable par filière (source : PPE)

https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/Synth%C3%A8se%20finale%20Projet%20de%20PPE.pdf)

L’hydroélectricité, première EnR française ([22]), arrive à la limite de la disponibilité de sites physiques. Quelques nouveaux projets sont encore néanmoins envisageables, outre l’optimisation des sites existants.

Le photovoltaïque, qui est aujourd’hui la filière la plus compétitive, se développera surtout grâce à de larges centrales au sol, en utilisant des surfaces délaissées habituellement, telles que des toitures, des terrains en friche…

Concernant l’éolien terrestre, il est prévu une augmentation de 6 500 mats, pour passer de 8 000 en 2018 à 14 500 en 2028. La rénovation et la mise à jour du parc existant devront aussi être explorées.

Pour réaliser ces objectifs, la PPE prévoit qu’il faudra engager 30 milliards d’euros de fonds publics entre 2018 et 2028, qui s’ajouteront aux 95 milliards d’euros déjà investis.

C.   Les objectifs européens

Les objectifs européens ont d’abord été fixés par le « paquet » sur le climat et l’énergie, qui prévoit 20 % d’énergies renouvelables dans le mix énergétique à l’horizon 2020.

Le cadre européen pour le climat et l'énergie à l’horizon 2030, mis à jour en décembre 2018, prolonge ces objectifs en visant 32 % de renouvelables d’ici 2030.

En 2016, les énergies renouvelables représentaient 13,2 % de l’électricité totale disponible (produite et importée) en Europe et 27,8 % de l’énergie produite ([23]).

Figure 3. https://ec.europa.eu/eurostat/web/energy/data/shares A

 

En écho en termes de recherche, le programme européen Horizon 2020 (H2020) ([24]) a déjà permis d’allouer un budget de près de 6 milliards d’euros à la recherche dans l’énergie (hors nucléaire), et le futur programme Horizon Europe prévoit 15 milliards d’euros pour le cluster « énergie-climat-transport ». La part de la contribution française à ce budget s’élève à 16 % ([25]) avec un taux de retour des crédits vers des projets portés par des acteurs français d’environ 10 %.


Liste des pays européens et codes correspondants

 

Pays

Code

Autriche

AT

Belgique

BE

Bulgarie

BG

Croatie

HR

Chypre

CY

Tchèque, République

CZ

Danemark

DK

Estonie

EE

Finlande

FI

France

FR

Allemagne

DE

Grèce

GR

Hongrie

HU

Irlande, République d' (EIRE)

IE

Italie

IT

Lettonie

LV

Lituanie

LT

Luxembourg

LU

Malte

MT

Pays-Bas

NL

Pologne

PL

Portugal

PT

Roumanie

RO

Slovaquie

SK

Slovénie

SI

Espagne

ES

Suède

SE

Royaume-Uni

GB

 

 

 


— 1 —

 

   travaux de l’office

I.   compte rendu de l’audition publique du 24 mai 2018

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Mesdames, messieurs, je vous remercie beaucoup de votre présence à cette audition publique, qui s’annonce passionnante, sur les nouvelles tendances de la recherche sur l’énergie, avec un focus sur l’avenir du nucléaire.

Je vous prie d’excuser le président Gérard Longuet, qui ne peut être présent ce matin, par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. C’est donc moi qui, en ma qualité de premier vice-président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, présiderai ces débats. Je salue, à mes côtés, Mme Émilie Cariou, députée de la Meuse, qui est, au sein de l’Office, référente pour les questions relatives au nucléaire, et suit par conséquent ces débats avec une attention toute particulière. Je précise que Mme Cariou nous a présenté hier la restitution d’un rapport très attendu sur les questions d’évasion fiscale, le fameux « verrou de Bercy », rapport qui a recueilli un consensus extraordinaire, allant de la droite à la gauche en passant par le centre, sur un sujet pourtant réputé extrêmement sensible et controversé. J’espère qu’il en sera de même concernant son implication dans les questions d’énergie nucléaire.

Mon intervention liminaire reprendra certains des éléments sur lesquels le président Gérard Longuet souhaitait insister. Cette audition consacrée à la recherche sur l’énergie nucléaire du futur est la première d’un cycle d’auditions sur les nouvelles tendances de la recherche en matière d’énergie, sujet hautement scientifique et technologique, mais aussi extrêmement politique. Nous avons, sur des projets de financements lourds, des arbitrages à faire en matière d’orientation de la puissance publique, tout particulièrement dans le domaine nucléaire. Il nous a, de ce fait, semblé nécessaire de réunir et d’entendre les principaux acteurs concernés. Nous sommes extrêmement fiers de compter ce matin autour de la table un panel très varié d’acteurs majeurs du secteur.

La programmation de ces auditions s’inscrit dans la continuité des travaux de l’Office. Elle fait en effet écho aux motivations historiques ayant présidé à sa naissance, puisqu’il a été créé à l’origine pour conseiller le Parlement sur les grands choix nucléaires. Cette programmation se situe dans le prolongement de l’un des derniers rapports de la précédente législature, consacré à l’évaluation de la Stratégie nationale de recherche en énergie, dans lequel il était précisément recommandé à notre Office d’assurer un suivi des conditions de mise en œuvre de cette stratégie.

Je remercie tous les participants et participantes qui ont accepté de contribuer aujourd’hui à nos travaux, tout particulièrement celles et ceux qui ont eu à braver des problèmes de transport.

Je rappelle aussi qu’à l’occasion de cette audition, comme cela est maintenant systématiquement le cas lors des auditions publiques de l’Office, les citoyens peuvent poser des questions, via une plateforme Internet ou par SMS, en suivant les indications données sur la page de l’Office, sur le site de l’Assemblée nationale. Une modération sera effectuée par ma collègue Huguette Tiegna, députée du Lot et vice-présidente. Les questions auxquelles nous ne pourrons pas répondre en séance donneront lieu à une réponse écrite, dans les semaines suivant cet événement.

Notre matinée va s’organiser autour de trois tables rondes. La première sera consacrée aux technologies nucléaires du futur, la deuxième au rôle de la coopération internationale dans le développement de ces nouvelles technologies, et la troisième aux objectifs, à l’organisation, et aux moyens de la recherche nucléaire.

Le programme étant assez dense et panoramique, j’attire votre attention sur l’importance d’aborder les questions avec concision et efficacité, afin que nous ne soyons pas gagnés par la lassitude au terme d’un trop long débat. Essayons de nous fixer un objectif de proactivité dans l’organisation de cette discussion.

Avant d’ouvrir la première table ronde, je passe la parole, pour une petite dizaine de minutes, à M. Yves Bréchet qui, en sa qualité de Haut-commissaire à l’énergie atomique, porte un regard scientifique indépendant sur les recherches relatives à l’énergie nucléaire menées au sein du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) comme dans d’autres organismes, en France et à l’étranger.

M. Yves Bréchet, haut-commissaire à l’énergie atomique.  Merci, Monsieur le président, de m’avoir demandé d’ouvrir cette intéressante matinée.

Tout d’abord, je souhaiterais replacer le débat dans un contexte global. La politique énergétique de la France, telle que définie dans le programme du Président de la République, prévoit une décroissance de la part du nucléaire dans le mix énergétique, avec un passage de 75 % à 50 % de notre électricité d’origine nucléaire, à une date compatible avec les possibilités techniques, les capacités industrielles du pays, et le respect de nos engagements en termes de réduction de gaz à effet de serre. Elle comporte, en parallèle, un engagement à augmenter la part des énergies renouvelables. Dans ce contexte, on peut se demander ce que pourrait être la recherche dans le domaine du nucléaire. D’aucuns voudraient qu’elle se limite au démantèlement et à la gestion des déchets. Je crois que la totalité de la séance de ce jour vous démontrera que ce n’est pas le cas.

En préambule, je voudrais dresser les grandes lignes d’une recherche innovante dans le domaine du nucléaire. Les conséquences du contexte global que je viens d’esquisser sont, d’une part, que le nucléaire va rester durablement présent dans le mix énergétique, dans une proportion non négligeable, d’autre part, que le mix électrique va évoluer, en particulier avec l’entrée de sources d’électricité intermittentes. En outre, il est probable que l’on connaisse aussi, à plus long terme, une évolution, au moins partielle, des vecteurs énergétiques (chaleur, hydrogène), et des circuits de distribution (réseaux électriques, réseaux de gaz, réseaux de chaleur). Les exigences résultant de ce contexte sont que le nucléaire doit être durable, économique, et sûr, mais aussi soutenable, ce qui implique un bon usage, et une bonne maîtrise des matières. Va également se poser la question de la coexistence entre les énergies renouvelables et le nucléaire, ce qui requiert une flexibilité accrue, en termes de manœuvrabilité du parc, de stockage, et de réseau. Cette évolution nécessitera, par ailleurs, une adaptabilité du nucléaire vis-à-vis de ces nouvelles exigences.

Quelles conséquences tirer de cette situation, en termes de recherche ? Disposer d’un nucléaire durable, économique et sûr requiert, d’abord de maîtriser le vieillissement des matériaux, et notamment des matériaux sous irradiation, d’avoir une bonne maîtrise des outils de simulation (en neutronique, en thermo-hydraulique), validés par des expériences dédiées, de mettre en œuvre un suivi sur site, de disposer d’une instrumentation de pointe, et d’un traitement de données massives. Enfin, il conviendra d’envisager des réacteurs innovants et modulaires. Chacun de ces points apparaîtra dans l’une ou l’autre des trois tables rondes qui vont émailler cette matinée.

Qu’entend-on lorsque l’on évoque un nucléaire soutenable ? La politique de la France, comme celles de la Russie ou la Chine, est une politique de fermeture du cycle du combustible, qui garantit la maîtrise des déchets et des ressources. Cela implique des recherches, aussi bien sur les réacteurs que sur les combustibles. Les sciences et technologies de l’assainissement – démantèlement font également partie de la soutenabilité du nucléaire : elles imposent des diagnostics, ainsi qu’une physico-chimie des effluents. Enfin, le vieillissement des matrices de confinement, et la gestion des déchets non conventionnels, sont des aspects sur lesquels de la recherche doit être menée.

J’en viens à présent au critère de la flexibilité, c’est-à-dire du suivi de charge lié à l’introduction d’énergies renouvelables intermittentes. Il convient, tout d’abord, de s’interroger sur ce qu’il faudra gérer : fluctuation des sources naturelles, se traduisant par des fluctuations des productions d’électricité, électricité fluctuante à la fluctuation maîtrisée, impliquant un certain nombre de recherches en électronique de puissance, et en stockage. Une fois cette fluctuation contrôlée, encore faudra-t-il connaître les contraintes sur les réacteurs et les combustibles, ce qui signifie, d’une part, d’éventuelles exigences sur le contrôle-commande et toute l’informatique que cela suppose de gérer simultanément, d’autre part, des conséquences possibles sur le combustible et les recherches innovantes dans ce domaine.

J’en termine par l’adaptabilité. Concernant le vecteur chaleur, on peut se demander quels seraient l’intérêt et les exigences techniques de réacteurs totalement ou partiellement calogènes. Pour ce qui est du vecteur hydrogène, les électrons n’ayant pas de couleur, la question de la production d’hydrogène décarboné nécessite de s’interroger sur l’efficacité de l’électrolyse à haute température.

De nombreuses évolutions de fond, bien réelles, ont eu lieu au cours des vingt dernières années, et ne relèvent pas simplement d’un affichage politique. Elles concernent les outils scientifiques, les moyens, et les mesures de caractérisation à l’échelle atomique (à laquelle se passe le dommage d’irradiation), l’utilisation de très grands instruments, courante dans les applications industrielles, enfin le développement de capteurs, de plus en plus performants et autonomes. Des avancées se sont également produites en matière d’outils de calcul et de simulation, aussi bien sur la modélisation multi-échelle et multi-physique, que sur le calcul à haute performance ou de nouveaux algorithmes. L’une des évolutions majeures, que l’on voit poindre depuis plusieurs années mais qui explose aujourd’hui, concerne les moyens d’analyse des données. Ces évolutions posent deux questions fondamentales relatives à la capture des données en masse et à la science des données permettant de les exploiter.

Cela me conduit à conclure cette présentation introductive en soulignant qu’il existe, selon moi, un nouveau paradigme pour un nucléaire innovant. Il faut, à mon avis, repenser la recherche dans le domaine du nucléaire dans ce contexte d’outils scientifiques en pleine évolution. Le parallèle avec la révolution survenue dans le domaine des armes, au moment de l’arrêt des essais, est assez frappant. Les équipements de recherche arrivent en fin de vie : certains doivent être remplacés, tandis que d’autres ne peuvent pas l’être. Il convient donc d’adopter de nouvelles approches, sous forme de briques de simulation numérique en calcul haute performance, d’expériences dédiées permettant de qualifier ou de challenger les codes, et d’expériences intégrales les plus instrumentées possibles, afin d’assembler les briques de calcul. Cela implique également de développer la science des données appliquée au parc, aux usines du combustible et aux unités de vitrification.

À cet égard, il est très intéressant de visiter l’usine de La Hague, qui depuis trente ans produit presque autant de données que de verres de confinement, et dans laquelle l’industrie 4.0 n’est pas un vain mot. La totalité du procédé de vitrification y bénéficie, depuis trois décennies, de la capacité à instrumenter et à traiter de grands ensembles de données. Je pense que cette démarche est appelée à s’amplifier.

Je ferai aussi, dans le même temps, l’éloge du « dos d’enveloppe » et du « coin de table », pour avoir les grandes lignes d’une question, avant de se jeter à corps perdu dans des simulations de grande ampleur.

Ma conclusion sera celle d’un professeur d’université, que j’ai été et suis toujours : je pense qu’il est impératif de motiver une nouvelle génération de chercheurs et d’ingénieurs et d’assurer le continuum des compétences, avant les départs en retraite. On met vingt ans à construire une compétence qu’il faut deux minutes pour faire disparaître, d’un trait de plume. Il faut garantir le fonctionnement d’un parc qui va demeurer présent pendant des années, et faire face aux nouvelles exigences, en termes notamment de coexistence des énergies renouvelables et du nucléaire. Cela constitue, à mon sens, le défi majeur de la transition énergétique.

Il m’apparaît, enfin, qu’il faut penser cette recherche pour positionner une R&D d’excellence au niveau international ; la France en a les moyens, elle doit en avoir le courage.

Mme Émilie Cariou, députée.  Je vous remercie beaucoup pour ce propos vraiment très éclairant. La dernière thématique que vous avez abordée, relative au manque de compétences et à la formation, me semble essentielle. Je pense qu’il faut absolument que l’on se préoccupe grandement, et au plus vite, de ce sujet. La commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité nucléaires, dont je suis également membre, a d’ailleurs mis l’accent sur cette dimension majeure. Quoi qu’il advienne, quelle que soit l’option choisie, nous aurons besoin de professionnels formés au nucléaire.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Il s’agit d’un point sur lequel le président d’EDF avait insisté lors de notre rencontre avec son équipe.

A.   PREMIÈRE TABLE RONDE : les technologies nucléaires du futur

Présidence : M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Cette première table ronde va nous permettre d’avoir un aperçu partiel de la diversité des pistes de recherche sur les technologies nucléaires du futur. Nous allons, en une heure, passer en revue un certain nombre de recherches sur de nouveaux types de réacteurs nucléaires. Ne pouvant prétendre, dans le temps qui nous est imparti, à l’exhaustivité, nous laisserons de côté des pans entiers des problématiques, tels que la prolongation des réacteurs existants ou la sûreté des installations, qui font l’objet de commissions et de travaux dédiés, le stockage des déchets radioactifs ou même la fusion nucléaire, pour nous concentrer sur d’autres sujets, peut-être moins présents sous le feu de l’actualité, mais non moins importants.

J’invite chacun des intervenants de la table ronde à s’exprimer pendant sept minutes maximum, afin qu’un débat puisse avoir lieu ensuite.

M. Xavier Doligez, chargé de recherche, Institut de physique nucléaire d’Orsay (IPN), CNRS : introduction à la problématique de la transition vers les réacteurs de nouvelle génération.  Je vais essayer de vous présenter la problématique globale de la transition vers les réacteurs de nouvelle génération, notamment celle relative à l’inventaire en plutonium qui leur est nécessaire.

En préambule, je rappellerai que l’avenir du nucléaire est extrêmement incertain. Si l’on examine les nombreux scénarios relatifs à l’évolution de la production annuelle en térawattheures, présentés dans la littérature, on constate que, d’ici 2050, le nucléaire peut, selon le scénario considéré, soit s’arrêter, soit croître d’un facteur dix, voire d’un facteur quarante en 2100. Un facteur dix en 2050 semble énorme, donc peu réaliste. Ce jugement peut être relativisé en tenant compte d’une étude menée au CNRS, dans laquelle a été envisagée l’hypothèse qu’en 2050, le nucléaire fournirait l’électricité des populations urbaines de l’ensemble des pays riches. Cette étude fait état d’un facteur huit, avec une production nucléaire dans les pays développés à hauteur de 4 400 kWh par an et par habitant. Il faut savoir qu’en France, aujourd’hui, la production est de 7 100 kWh par an et par habitant. Si l’Inde, la Chine ou les États-Unis décidaient de nucléariser leurs mix électriques, comme la France le fait aujourd’hui, alors un facteur huit serait un minimum.

Évidemment, cette incertitude sur l’évolution du nucléaire va énormément conditionner le débat sur les ressources en uranium naturel. Aujourd’hui, un réacteur qui produit un gigawatt électrique pendant un an consomme environ 200 tonnes d’uranium naturel, puisqu’il n’utilise que l’uranium 235, qui ne représente que 0,7 % de l’uranium naturel.

On estime qu’entre 10 et 20 millions de tonnes d’uranium sont disponibles, ce qui correspond à environ cent ans de fonctionnement avec le parc actuel. S’il se produit une augmentation du nucléaire mondial de plus d’un facteur 2, elle conduira inexorablement à une pénurie d’uranium naturel, qui arrivera d’autant plus vite que ce déploiement sera important. J’insiste sur le fait que cet aspect est vraiment indépendant de la stratégie française. Si la France décide de réduire sa production nucléaire, le risque de pénurie ne se dissipera pas pour autant. Il va donc falloir effectuer une transition vers les réacteurs du futur.

Pendant le fonctionnement d’un réacteur, l’énergie est obtenue par fission de l’uranium 235, qui permet d’obtenir des produits de fission. L’uranium 238, très majoritaire, qui peut capturer des neutrons et produire du plutonium 239, produit aussi des actinides mineurs. Le plutonium est à la fois l’élément le plus radiotoxique du cycle et une matière qui peut être valorisée comme fissile. En France, on valorise ainsi le plutonium une fois, via le retraitement à La Hague, dans les combustibles à mélange d’oxydes, dits MOx. Cela permet d’obtenir un gain d’environ 12 % sur la consommation d’uranium naturel. Les combustibles MOx usés sont aujourd’hui entreposés, et constituent une réserve de plutonium.

En cas de pénurie d’uranium 235, il va falloir optimiser la production de plutonium et utiliser l’uranium 238, grâce au principe de régénération, qui consiste à produire autant de plutonium qu’il en disparaît, pendant le fonctionnement du cœur. Dans ce cas, la consommation annuelle d’uranium naturel chutera à une tonne par gigawatt électrique, supprimant ainsi tout problème de ressource. C’est l’objectif des réacteurs de nouvelle génération.

Pour des raisons physiques que je ne détaillerai pas ici, cette régénération est impossible dans les réacteurs à eau sous pression actuels, d’où une nécessaire transition vers des réacteurs dits « à neutrons rapides » ou RNR, comme les réacteurs caloportés au sodium dont il va être question dans l’une des présentations suivantes.

Une fois ce plutonium obtenu, on peut fonctionner indéfiniment, simplement en alimentant le système en uranium 238. Le problème est que les réacteurs à neutrons rapides appellent un inventaire de plutonium très important. L’équivalent du parc français nécessite ainsi environ 1 200 tonnes de plutonium, contre 300 tonnes actuellement disponibles dans les combustibles usés.

Il existe une incertitude forte sur l’évolution du nucléaire mondial, qui va se traduire en indétermination sur le statut du plutonium. Si le nucléaire se développe, alors le plutonium deviendra une matière extrêmement précieuse, qu’il faudra garder et valoriser pour l’utilisation dans les réacteurs à neutrons rapides ; si au contraire on veut sortir du nucléaire, alors le plutonium deviendra le déchet le plus radiotoxique.

On peut gérer cette indétermination en envisageant les différentes solutions possibles. La première consiste à gérer le plutonium comme un déchet, ce qui signifie que l’on s’engage, ce faisant, à sortir du nucléaire, d’autant plus rapidement que l’essor mondial sera important. La deuxième solution est celle du statu quo par rapport à la situation actuelle, consistant à accumuler ce plutonium dans les MOx usés, ce qui suppose qu’on l’utilise dans les réacteurs à neutrons rapides dès que l’on en aura suffisamment pour effectuer une transition pour le parc. En outre, il existe une solution intermédiaire, qui pourrait permettre de gérer cette incertitude, en multi-recyclant le plutonium dans les réacteurs actuels ou du futur. Il s’agirait d’une solution d’attente, qui donnerait la possibilité de voir venir, et de lever l’incertitude sur l’indétermination. Ce multi-recyclage peut s’effectuer soit dans des réacteurs à neutrons rapides, préparant ainsi la transition, en gagnant en compétences industrielles sur ces réacteurs et surtout sur le cycle du combustible, soit dans les réacteurs actuels, si l’on pense que le déploiement des RNR sera très retardé.

Au CNRS, notre axe de recherche consiste à essayer de trouver des solutions flexibles pour gérer cette incertitude, avec la technologie actuelle ou avec les réacteurs à neutrons rapides. Nous menons, pour ce faire, des études dynamiques du parc, via une approche très interdisciplinaire, pour essayer d’appréhender cette notion de flexibilité du parc, et aller vers une voie de sortie ou une autre.

Dans le cas où le plutonium est valorisé, on peut étudier le recyclage des autres matières nucléaires également radiotoxiques, comme les actinides mineurs, grâce notamment à la transmutation. Il s’agit là d’une thématique historique du CNRS. Nous avons étudié celle-ci dans les réacteurs nucléaires pilotés par accélérateur (Accelerator Driven System ou ADS) et les réacteurs à neutrons rapides.

Nous travaillons aussi sur des systèmes beaucoup plus innovants, comme les REP (réacteurs à eau pressurisée) en cycle thorium, ou les réacteurs à sels fondus, dont ma collègue Elsa Merle vous parlera tout à l’heure.

M. François Gauché, directeur de l’énergie nucléaire, CEA : les RNR à caloporteur sodium.  Le CEA est au service de la filière nucléaire française. Il réunit dans ses équipes d’ingénieurs-chercheurs des compétences de pointe dans toutes les disciplines scientifiques nécessaires à la connaissance des réacteurs et des ateliers du cycle du combustible nucléaire, dont la thermo-hydraulique, la neutronique, ou encore la chimie. Nous développons des plateformes de codes de simulation numérique dans ces différentes disciplines, et disposons d’un parc d’installations expérimentales, que nous partageons à l’international. Ces outils viennent en support du développement des modèles physiques, et à la validation-qualification de ces codes. Certaines de ces installations mettent en œuvre des matières radioactives.

Le champ couvert est très large. Je vous parlerai plus particulièrement ce matin des travaux que nous menons sur les réacteurs du futur, aussi qualifiés de « réacteurs de 4e génération ». Parmi ces différents concepts, nous travaillons, en particulier, sur la technologie des réacteurs à neutrons rapides refroidis par du sodium liquide.

Par son histoire, la France possède une expérience considérable de cette technologie, dont la capacité à produire de l’électricité en grande quantité est prouvée. L’objectif est à présent d’amener cette technologie au niveau des standards les plus modernes en matière de sûreté, et d’améliorer sa compétitivité économique. Cela génère une R&D intense. Les futures conceptions combineront ainsi des solutions éprouvées et la recherche d’innovations de rupture.

Comme les réacteurs à eau pressurisée (REP) actuels, les réacteurs à neutrons rapides sont un moyen de production massif et pilotable d’électricité, sans émission de gaz à effet de serre, ni polluants atmosphériques.

Il faut également rappeler les propriétés distinguant les RNR des REP. Les RNR sont ainsi capables de fonctionner à partir d’un combustible à base d’uranium appauvri et de plutonium, issu du retraitement des combustibles usés, sans limitation sur le nombre de recyclages, ce qui diminue fortement la quantité de déchets ultimes. Notre pays dispose, par ailleurs, d’une grande quantité d’uranium appauvri, mis de côté pendant plusieurs décennies, au moment des opérations d’enrichissement de l’uranium pour les centrales actuelles. Cette quantité suffirait à produire de l’électricité, dans un parc de RNR de taille équivalente à celle du parc actuel, pendant plusieurs centaines, voire des milliers d’années. L’approvisionnement en uranium naturel, comprenant les activités de la mine et l’étape d’enrichissement isotopique, ne seraient donc plus nécessaires. Au‑delà de cette capacité à valoriser le plutonium, les réacteurs à neutrons rapides pourraient également réaliser la transmutation des actinides mineurs si cela était souhaité, en commençant par l’américium, responsable de la thermique des déchets ultimes. Il faut noter que la transmutation des actinides mineurs demande d’importants efforts.

Les conceptions modernes de RNR refroidis au sodium tirent parti du retour d’expérience des réalisations antérieures, à savoir plus de 400 années d’exploitation réacteurs à travers le monde. Le circuit primaire par exemple n’est pas pressurisé, et se situe quasiment à la pression atmosphérique. Il est en outre possible de construire des systèmes de refroidissement passifs, reposant sur le principe de convection naturelle, la source froide étant l’atmosphère qui nous entoure. On recherche par ailleurs un très haut niveau de prévention des accidents de fusion du cœur, une résistance aux agressions externes, comme le séisme, l’inondation, ou la chute d’avion. Ces conceptions modernes sont capables de supporter sans dommage, pendant plusieurs jours, une perte des alimentations électriques, grâce à leurs capacités passives d’évacuation de la chaleur du réacteur.

Les spécificités du sodium sont prises en compte de manière à limiter, voire éliminer, les cas de réactions chimiques avec l’eau ou l’air. Des progrès considérables ont également été effectués en matière de possibilités d’inspection des structures du réacteur : il est en effet très important pour la sûreté nucléaire de pouvoir contrôler l’état du réacteur. Contrairement à l’eau, le sodium est opaque, et il faut développer des techniques reposant sur des ondes ultrasonores.

Comme pour les réacteurs modernes de type EPR (European Pressurized Reactor ou réacteur pressurisé européen), la fusion du cœur est prise en considération dans le dimensionnement du réacteur. Dans un tel cas, les barrières de confinement et les dispositifs de type récupérateur de corium empêcheraient les rejets précoces ou importants. Ainsi, l’évacuation durable de la population ne serait plus requise, même en cas d’accident de fusion du cœur.

La technologie des RNR refroidis au sodium se décline selon plusieurs tailles de réacteurs. Par exemple, Toshiba développe un concept de quelques dizaines de mégawatts, nommé 4S. Les systèmes de moins de 300 mégawatts peuvent se placer dans la gamme des « small modular reactors », ou petits réacteurs modulaires. Le projet ASTRID correspond quant à lui à 600 MWe (mégawatts électriques). On peut aussi envisager une taille plus classique, avec de gros réacteurs de 2 000 mégawatts, ou plus.

Les travaux de recherche et développement sur les matériaux permettent d’envisager des durées de vie de soixante ans, ou plus. Pour les gaines de combustible, les intervalles entre les rechargements, critère déterminant, peuvent devenir comparables à ceux rencontrés dans les réacteurs à eau pressurisée modernes.

À l’international, les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium sont, après les réacteurs refroidis par l’eau, ceux qui donnent lieu au plus grand nombre de réalisations. Ainsi, en Russie, trois réacteurs de ce type sont en fonctionnement : un petit réacteur expérimental et deux réacteurs de puissance, de 600 et 800 mégawatts. Un nouveau réacteur expérimental, basé sur cette technologie, est par ailleurs en construction près de la ville de Dimitrovgrad. La Chine, quant à elle, avance très vite sur ce sujet. Elle exploite, depuis quelques années, un petit réacteur expérimental. Elle a également coulé, fin 2017, le premier béton d’un RNR refroidi au sodium de 600 mégawatts électriques (MWe). Pour sa part, l’Inde cherche à mettre en service prochainement un RNR refroidi au sodium de 500 MWe. Enfin, plus récemment, les États-Unis ont sécurisé un financement pour lancer les études, puis la construction, d’un « versatile test reactor », ou réacteur d’essai polyvalent, d’une puissance de 300 mégawatts.

À la demande de l’État, le CEA conduit, depuis 2010, les études de conception du réacteur ASTRID, dans le cadre du Programme d’investissements d’avenir. Les études portent également sur les ateliers du cycle du combustible. Des avancées décisives ont été effectuées, notamment sur la conception du cœur et des échangeurs de chaleur. Les exigences issues du retour d’expérience de l’accident de Fukushima sont également prises en compte dès la conception, en particulier le maintien d’un état sûr en cas de perte des alimentations électriques, pendant plusieurs jours. Plusieurs partenaires industriels contribuent au projet. En 2014, le Japon, avec l’entreprise Mitsubishi Heavy Industries et la Japan Atomic Energy Agency (JAEA), a rejoint la collaboration sur ASTRID. Plusieurs dizaines d’ingénieurs et chercheurs japonais participent ainsi aux études de R&D et d’ingénierie de ce projet. Fin 2018, le CEA devra rendre compte, devant le Gouvernement, de l’avancement des travaux sur ce projet. Des discussions s’engageront, certainement dans le courant de l’année 2019, sur la poursuite de ce programme après 2020.

Mme Elsa Merle, professeure à Grenoble INP, IN2P3 / LPSC (Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie), CNRS : les réacteurs de 4e génération à combustible liquide.  Je tiens à remercier l’Office parlementaire de m’avoir invitée aujourd’hui à présenter les travaux menés, depuis bientôt vingt ans au CNRS, sur les réacteurs nucléaires de 4e génération à combustible liquide.

Dans un tel réacteur, le combustible est liquide, et assure également la fonction de liquide de refroidissement, de caloporteur. Il entre en bas du cœur, s’échauffe par les réactions nucléaires, est extrait, envoyé dans des échangeurs de chaleur, et refroidi, le tout en quelques secondes.

Pour remplir cette double fonction, ce liquide doit posséder des qualités spécifiques, que l’on retrouve dans le liquide sélectionné, à savoir les sels fondus. Il s’agit, en quelque sorte, d’un sel de cuisine, porté à haute température, pour qu’il soit liquide. Cette haute température permet également d’obtenir dans de tels réacteurs des rendements élevés. La géométrie du cœur est assez simple et le réacteur compact, d’une dimension d’environ deux mètres sur deux.

Ce type de réacteur permet différentes utilisations. Il peut ainsi être utilisé pour produire de l’électricité, de manière très souple, à différents niveaux de puissance. Il peut également permettre d’incinérer les déchets et de fermer le cycle, mais aussi de produire de la chaleur industrielle.

Par rapport aux réacteurs à combustible solide classiques, le caractère innovant de ce type de réacteur vient d’une conception et d’un fonctionnement très souples, à la fois au niveau de la composition du combustible, de la flexibilité de pilotage, pour le suivi de charge, et du niveau de puissance, puisqu’il peut aller de petits réacteurs modulaires jusqu’à des réacteurs de puissance équivalente à celle de l’EPR.

Il n’est, en outre, pas nécessaire de fabriquer le combustible, au sens classique de la gaine et de l’assemblage, ce qui entraîne une réduction des coûts, et facilite l’introduction de déchets produits actuellement dans le combustible, pour les incinérer.

Enfin, l’idée est de supprimer la plupart des initiateurs d’accident, et de risque de sur-accident, dès la conception. Tous les coefficients de sûreté de ce réacteur sont excellents. Il s’agit d’un réacteur à haut niveau de sûreté intrinsèque.

J’illustrerai tout d’abord ce point. En matière de sûreté nucléaire, l’objectif est de ne jamais avoir de conséquences sur l’environnement hors site. Il convient, pour cela, de respecter les trois fonctions de sûreté classiques, qui sont : la maîtrise de la réaction en chaîne, le refroidissement des matières radioactives en toute circonstance, et leur confinement. Cela passe également par la suppression, dès la conception du réacteur, des initiateurs d’accidents, et des risques de sur-accident.

Dans un réacteur à combustible liquide, tous les coefficients de sûreté sont excellents. Le système est intrinsèquement stable. Il n’y a pas de barres de contrôle, ce qui supprime le risque d’éjection d’une barre. Le combustible est, par ailleurs, traité durant le fonctionnement du réacteur, sans l’arrêter, ce qui permet de vérifier et d’ajuster sa composition.

Il est possible de décharger le réacteur par une simple vidange, pour étaler le combustible, et en assurer le refroidissement de manière passive et efficace, y compris sur des moyens et longs termes.

En matière de confinement, il n’y a ni pression, ni risque de changement d’état du combustible, ni réaction chimique violente avec l’environnement. Le combustible étant traité durant le fonctionnement, certaines matières – les produits de fission – sont extraites hors du cœur et stockées ailleurs, ce qui réduit l’inventaire des matières radioactives en cœur.

Au niveau du suivi de charge, il est possible d’adapter la production de puissance du réacteur à la demande du réseau afin d’équilibrer ce dernier. Cela est indispensable pour permettre l’augmentation de la part des énergies renouvelables. Il faut un réacteur souple d’utilisation, avec de bonnes marges de sûreté, n’entraînant pas de fatigue des systèmes et présentant un coût d’investissement suffisamment réduit pour pouvoir fonctionner à puissance partielle.

Je vais illustrer cela avec un suivi de charge de un à trois gigawatts. Le réseau extrait davantage de chaleur, ce qui refroidit davantage de combustible dans les échangeurs, combustible qui, en rentrant dans le cœur, augmente la quantité de réaction nucléaire, donc automatiquement et instantanément la puissance produite, la chaleur nucléaire étant déposée directement dans le caloporteur. Il n’y a pas de délai, ce qui offre une grande souplesse de pilotage du cœur. Le pilotage est assuré par cette puissance extraite, sans nécessiter de barre de contrôle. On peut ajuster le débit du liquide, si bien que les températures moyennes des parois sont stables durant le suivi de charge. Le réacteur est, par ailleurs, intrinsèquement stable, ce qui permet de garder des marges de sûreté parfaites durant cet exercice.

En termes d’incinération des déchets, l’objectif est de réduire les matières nucléaires envoyées aux déchets par la filière actuelle et les réacteurs futurs. L’idée est de ne pas avoir de fabrication de combustible. Les déchets à incinérer sont directement solubilisés dans le combustible. Il est possible, grâce à la composition de ce dernier, d’obtenir des neutrons rapides permettant leur incinération, tout en gardant d’excellentes marges de sûreté. Notez que les coefficients de sûreté sont indépendants de la composition du combustible. La radiotoxicité des déchets d’un parc de tels réacteurs serait réduite d’un facteur de trois à dix et dominée par les déchets déjà vitrifiés des réacteurs actuels. La toxicité des déchets introduits dans ce système par les nouveaux réacteurs s’avère extrêmement faible, comparée aux autres déchets. Ce type de réacteur permet de fermer le cycle du combustible de manière souple.

Divers programmes de recherche sont menés dans ce domaine à l’échelle internationale, notamment en Chine, par un laboratoire de l’Académie des sciences de Shanghai, qui recherche un site pour implanter un démonstrateur. Un programme est également relancé aux États-Unis depuis deux ans. Il existe aussi un programme en Russie et en Turquie. Des équipes de recherche travaillent sur ce sujet partout dans le monde, notamment en France, avec un soutien académique depuis vingt ans, une quinzaine de thèses soutenues et des thèses cofinancées ponctuellement avec des industriels.

Le réacteur du CNRS a été sélectionné dans le cadre du Forum international génération IV, en 2008. Par ailleurs, l’Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) lance actuellement des consultations des pays intéressés. Deux projets européens ont été financés, dont un en cours, dans lequel l’Institut de radioprotection et sûreté nucléaire mène notamment les études de sûreté.

Ces réacteurs de 4e génération à combustible liquide sont une solution très prometteuse pour un nucléaire sûr et flexible, d’où l’intérêt mondial croissant qu’ils suscitent.

La France dispose de la meilleure expertise de recherche mondiale dans ce domaine, avec son projet Molten Salt Fast Reactor (MSFR), reconnu au niveau international.

Il s’agit de réacteurs très différents des réacteurs actuels, donc d’une innovation de rupture, nécessitant des moyens humains et des investissements financiers suffisants pour assurer la pérennité du projet – ce qui n’est pas le cas actuellement, avec une seule équipe de recherche –, le valider et le mettre en œuvre. Tout cela nécessite de passer d’une équipe de recherche à un programme institutionnel de R&D.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Quelle est, en termes de ressources humaines et financières, l’ampleur des investissements nécessaires pour lancer un projet dans ce domaine ?

Mme Elsa Merle.  Actuellement, les moyens sont très faibles si l’on considère toute la recherche effectuée, la reconnaissance faite et les collaborations mises en œuvre. Il faudrait quelques millions d’euros pour lancer un projet et, surtout, des partenariats avec le CEA et les industriels, de manière institutionnelle.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Vous parliez des projets américains et chinois : à quel niveau de financement se situent‑ils ?

Mme Elsa Merle.  Le projet chinois était initialement de l’ordre de 60 millions d’euros (la décision de construction d’un démonstrateur a été prise pour 3,3 milliards d’euros) et le programme américain, pour l’instant au stade d’avant-projet, de la moitié.

M. Hamid Aït Abderrahim, directeur général adjoint, SCK-CEN (Centre d’étude de l’énergie nucléaire), Belgique : les réacteurs plomb – bismuth pilotés par accélérateur.  Les systèmes pilotés par accélérateurs consistent en un réacteur nucléaire, dans lequel n’a pas été introduit suffisamment de matière fissile pour entretenir la réaction en chaîne, ce qui oblige à effectuer un apport externe de neutrons, créés au centre du réacteur, en bombardant un matériau lourd (plutonium, plomb-bismuth, tungstène, uranium, etc.) avec des protons, des particules chargées, générées avec un grand accélérateur.

Parfois, on confond ADS et MYRRHA. En fait, plusieurs projets se sont déroulés en Europe depuis 25 ans, c’est-à-dire depuis que le prix Nobel de physique Carlo Rubbia a, le premier, remis en selle les ADS. Le premier ADS construit en Europe l’a été au CEA, avec le réacteur nucléaire de recherche de type maquette critique MASURCA (maquette de surgénération de Cadarache), couplée à l’accélérateur GENEPI (générateur de neutrons pulsé intense). Le maître d’œuvre de cette expérience était M. Massimo Salvatores, que plusieurs parmi nous connaissent et respectent. Plusieurs projets ont été lancés dans le domaine des ADS depuis lors, dont MYRRAH, et divers autres projets en 2015.

La motivation première de l’ADS, tout du moins en Europe, est la transmutation des actinides mineurs. Sur ce schéma, la courbe bleue représente la réaction de fission et la courbe rouge la réaction de capture, qui va créer des noyaux plus lourds. On observe que la courbe bleue devient plus importante en allant vers la droite, c’est-à-dire aux hautes énergies. C’est la raison pour laquelle il faut des neutrons rapides pour faire de la transmutation des actinides mineurs. Cette opération est possible dans un réacteur comme ASTRID. On peut faire de la transmutation dans des réacteurs nucléaires critiques aussi bien que dans un ADS, à condition qu’il ait des neutrons rapides.

Pourquoi se compliquer ainsi l’existence ? Cela est dû au fait que la réactivité du réacteur est liée au terme , aux neutrons retardés– le terme est la fraction des neutrons retardés. Dans les actinides mineurs, cette fraction est beaucoup plus petite, si bien que le réacteur est beaucoup plus nerveux. Si l’on veut compenser ce phénomène, le paramètre k effectif – facteur de multiplication des neutrons dans la réaction – doit être inférieur à 1. C’est la raison pour laquelle, si l’on veut charger lourdement le réacteur avec de l’actinide mineur, il faut se placer en régime de sous-criticité. Malheureusement, un réacteur sous-critique ne fonctionne pas de lui-même : il faut un accélérateur.

MYRRAH est un accélérateur linéaire, qui va se coupler avec un réacteur et être refroidi avec un mélange de plomb et de bismuth, qui fond à 123 °C, contre 370°C pour la température de fusion du plomb pur, ce qui explique que l’on ait fait le choix de ce mélange. Cela permet de travailler à des températures plus basses, si bien que les problèmes de corrosion des matériaux sont plus gérables. Le design du circuit primaire du réacteur MYRRAH a été terminé en 2014. Nous sommes en train de l’optimiser pour en réduire la taille. En effet, le plomb-bismuth qui se trouve dans la cuve est un matériau cher et lourd : il est donc préférable de réduire la dimension de l’installation.

Il est nécessaire, au cœur du réacteur, de positionner une cible de spallation – la spallation est la réaction au cours de laquelle un noyau atomique cible est frappé par une particule incidente ou une onde électromagnétique de grande énergie, et se décompose en produisant des jets de particules plus légères. Les protons arrivent par le tube rouge et bombardent directement le plomb-bismuth du caloporteur du réacteur, en créant ainsi les premiers neutrons.

Comme dans un réacteur rapide classique (ASTRID, Phénix, Superphénix), le combustible utilisé est du MOx. La différence tient au fait que dans le réacteur MYRRAH, la teneur en plutonium monte à 30 %, contre 22 % dans les réacteurs à neutrons rapides construits jusqu’alors. Notez que, dans le SMR (Small modular reactor) en Allemagne, ce taux est de 35 %. MYRRAH ne constitue donc pas une rupture technologique. Il s’agit d’un accélérateur de 600 MeV (Megaelectronvolts), ce qui est beaucoup plus faible que certains autres accélérateurs, qui peuvent aller jusqu’à plusieurs gigaélectronvolts (GeV). Là n’est pas le défi. Des courants de cette intensité ne constituent pas non plus un réel défi. Celui-ci réside plutôt dans la combinaison d’un haut courant et d’un fonctionnement en mode continu, et non pulsé. Un enjeu plus grand encore est lié au fait que ces accélérateurs s’arrêtent régulièrement, de façon intempestive. Or, à chaque arrêt de l’accélérateur, le réacteur s’arrête aussi. Aujourd’hui, le nombre d’arrêts est de l’ordre de 2 000 par an, ce qui signifie que le réacteur ne fonctionnera jamais. Nous travaillons donc à l’amélioration de sa fiabilité.

Nous avons aussi beaucoup travaillé sur le passage devant l’autorité de sûreté, avec laquelle nous sommes en relation formelle depuis 2010, dans une démarche de pre-licensing. Un premier avis de l’autorité de sûreté belge a été remis fin 2017, qui indique l’absence d’obstacle à mener ce projet à bien en Belgique. Nous envisageons de développer l’ensemble du projet d’ici 2030, avec une première étape pour 2024, lors de laquelle la fiabilité de l’accélérateur sera démontrée, en le construisant jusqu’à 100 MeV. Cette première phase, relative à la fiabilité, est primordiale. Son coût est estimé à 375 millions d’euros, que le gouvernement belge envisage de financer en totalité. La décision officielle devrait être prise dans quelques mois : cela donnerait une crédibilité internationale au projet et appellerait à la participation de partenaires internationaux, sachant que le projet total reviendra à 1,6 milliard d’euros.

Ces systèmes pilotés par accélérateur et basés sur le plomb ou le plomb-bismuth ne sont plus des systèmes nucléaires émergents. En plus de vingt ans de travail sur ces technologies, des progrès extraordinaires ont été réalisés dans de nombreux domaines liés à leur développement. Dans plusieurs pays, dont la Belgique et le Japon, ces systèmes sont opérationnels.

Je terminerai en soulignant que tout cela n’est pas seulement une affaire de technologie : si l’on considère l’impact du potentiel énergétique du caloporteur pour disperser le risque d’un système nucléaire, le plomb devrait être la solution privilégiée. Or, on a préféré l’eau, qui présente pourtant un risque beaucoup plus élevé dans ce domaine. Le caloporteur n’est donc pas le seul élément déterminant : il faut prendre en compte différents aspects, sur lesquels je pourrai revenir si vous le souhaitez.

M. Jacques Chenais, directeur SMR, CEA : les Small modular reactors (SMR), avantages et challenges à relever, la situation internationale et l’approche française.  Les SMR sont des réacteurs d’une puissance inférieure à 200 MWe, qui permettent une réalisation modulaire.

Quel est l’intérêt des SMR ? Quels sont leurs atouts ? Leur faible puissance permet, tout d’abord, de simplifier la conception. J’en veux pour exemple l’architecture intégrée dans un réacteur à eau pressurisée : dans un réacteur de puissance et, notamment, dans tout le parc français, le réacteur est constitué d’une cuve contenant le cœur, la matière nucléaire, des générateurs de vapeur, un pressuriseur et des pompes primaires, raccordées à la cuve par de grosses tuyauteries. Dans une architecture intégrée, tous ces composants sont aménagés dans une cuve unique. Le deuxième exemple, qui a également un impact positif en termes de sûreté nucléaire, est celui des systèmes de sauvegarde passifs, pour évacuer la puissance résiduelle après arrêt du réacteur et perte des alimentations électriques. Ces circuits fonctionnent en convection naturelle, sans apport externe d’énergie.

Le deuxième atout des SMR réside dans le fait que la conception et la réalisation modulaires simplifient la construction sur site. En effet, le réacteur est une cuve unique, dotée d’une enceinte de confinement métallique, fabriquées en usine. L’ensemble des systèmes (fluides, électriques) de contrôle-commande, pour l’îlot nucléaire comme pour l’îlot conventionnel (incluant la turbine et l’alternateur), sont également montés et testés en usine sur des berceaux, pour réaliser des modules fonctionnels. Au final, les opérations sur site se limitent à un ouvrage de génie civil relativement conventionnel, puisque sans enceinte, bien que résistant aux agressions externes, et à des opérations d’assemblage et de raccordement de modules entre eux. On vise ainsi des durées de construction de trois ans, entre le premier béton et la mise en service.

Le troisième atout tient au fait que les SMR offrent une production nucléaire abordable financièrement. En effet, l’investissement par réacteur est modéré et l’immobilisation du capital limitée avant la production des premiers mégawattheures. La conception envisagée permet, sur un même site, un investissement incrémental, la vente d’électricité des premiers réacteurs finançant les suivants.

Le quatrième atout est une intégration dans tous les réseaux électriques, soit en réacteur unique isolé, soit en configuration multi-réacteurs, selon les besoins. Sont visés, en premier lieu, les pays et opérateurs confrontés à des contraintes de taille de réseaux électriques, ou à des contraintes économiques. Pour les zones isolées ou les sites industriels, on prévoit aussi la fourniture de chaleur, selon les besoins. Enfin, l’intégration de centrales multi-SMR, dans un mix énergétique composé de réacteurs de puissance en base et d’énergies renouvelables, peut également avoir un sens, pour gérer l’intermittence de ces dernières.

Nous sommes également face à des défis à relever. En termes économiques, les réacteurs traditionnels ont vu leur niveau de puissance croître depuis les premières réalisations, pour bénéficier du facteur d’échelle. Le défi pour les SMR est donc de contrebalancer ce facteur d’échelle par d’autres leviers économiques, dont la simplification du design, la conception et la réalisation modulaires en usine, ainsi que l’effet de série, l’objectif en phase industrielle étant évidemment de réaliser plusieurs unités par an. La réalité du marché reste toutefois à confirmer.

Je souhaite également souligner le défi relatif à l’harmonisation, l’uniformisation des standards, des règles et des pratiques de sûreté dans le monde. Cet objectif est primordial pour un SMR, construit en série, et de manière standardisée dans un pays, puis assemblé et exploité dans un autre pays.

Les SMR suscitent un engouement dans le monde depuis plusieurs années. Plusieurs projets existent, pour l’essentiel dans la filière des réacteurs à eau pressurisée, à différents stades de développement, aux États-Unis, en Russie, en Chine, en Corée du sud et en Argentine. De premières réalisations sont engagées, en Russie, avec la barge Akademik Lomonosov, dont les médias se sont fait l’écho récemment, et qui a quitté Saint-Pétersbourg pour rallier Mourmansk, mais aussi en Chine, avec des réacteurs de 100 MWe, et en Argentine, avec le prototype du projet CAREM (Central Argentina de Elementos Modulares). D’autres réalisations pourraient être lancées prochainement, notamment dans l’Idaho, aux États-Unis, avec plusieurs unités de 50 MWe du concepteur NuScale, ainsi qu’en Arabie Saoudite, signataire avec la Corée du sud d’un accord de coopération prévoyant la réalisation de deux unités de 100 MWe.

Qu’en est-il en France ? En 2012, sous l’impulsion du Conseil de politique nucléaire, la France a lancé des études de faisabilité techniques et économiques sur les SMR, dans le cadre d’un consortium réunissant le CEA, EDF, TechnicAtome et Naval Group. Au plan technique, un design de réacteur a été retenu, en l’occurrence celui d’un réacteur à eau pressurisée d’architecture intégrée de 170 MWe, particulièrement compact grâce au choix de solutions innovantes, et installé dans une enceinte métallique de faibles dimensions de 15 mètres de diamètre et de hauteur. L’îlot nucléaire choisi est semi-enterré. Il permet d’installer un ou plusieurs réacteurs et leurs enceintes dans des bassins remplis d’eau, qui servent de source froide aux systèmes passifs de sûreté, et donnent des délais de grâce d’au moins sept jours, sans intervention d’opérateur ni alimentation électrique extérieure. Ce modèle reprend les caractéristiques les plus recherchées dans les SMR-REP, à savoir la simplicité du design, la conception et la fabrication modulaires, l’usage de systèmes passifs, ainsi que la flexibilité. Aujourd’hui, prenant le relais des études et développements déjà réalisés depuis 2012 avec les mêmes partenaires, une première partie d’avant-projet sommaire est en cours d’élaboration, depuis 2017 et jusqu’en 2019, avec deux objectifs : d’une part, approfondir les principales innovations de la technologie SMR proposée : architecture intégrée, générateurs de vapeur innovants, mécanismes immergés dans la cuve, et aménagement multi-réacteurs semi-enterré, d’autre part, conforter les études économiques et le modèle d’activité futur des SMR sur les aspects de coûts, d’investissements, de marché et de profitabilité. La poursuite du développement dans un cadre national ou international dépendra du résultat de ces études.

M. Bernard Salha, directeur R&D, EDF : l’usine nucléaire du futur.  La démarche de l’usine nucléaire du futur a été mise au point avec nos collègues industriels et exploitants du secteur nucléaire : Framatome, CEA et Orano. Elle vise à intégrer dans les réacteurs à eau existants et futurs, du type EPR ou SMR, les technologies les plus récentes. La durée de vie des réacteurs est en général longue de plusieurs dizaines d’années, alors que le rythme des évolutions technologiques est plus rapide. Or, il est important de pouvoir intégrer ces technologies à l’intérieur du périmètre des réacteurs.

Parmi ces technologies, citons tout d’abord le numérique qui, grâce à des puissances de calcul plus importantes et aux techniques d’intelligence artificielle, permet de développer des notions de « jumeau numérique », dont je présenterai un exemple ultérieurement. Ces technologies sont parfaitement adaptables à nos réacteurs existants.

Ces innovations recouvrent aussi le champ des nouveaux modes de fabrication : fabrication additive et mécanique des poudres, permettant de fabriquer des composants élémentaires, pouvant servir également de pièces de rechange et suppléer un certain nombre de fournisseurs, ou de manques de fournisseurs, dans l’industrie. Elles englobent, en outre, de nouveaux modes de fabrication dans le domaine du génie civil, alliant structures métalliques, bétons.

Ces technologies concernent aussi la question des combustibles plus performants. On parle ainsi d’« accident tolerant fuel », c’est-à-dire de combustibles dont les gaines seraient plus robustes, avec éventuellement, sur le long terme, la possibilité d’avoir des gaines résistant à de très hautes températures. Par exemple, nos collègues du CEA développent dans ce domaine des projets autour de matières céramiques.

Cela rejoint enfin la question de l’intégration de ces centrales nucléaires dans des mix énergétiques faisant une grande part aux énergies renouvelables variables, autour de la notion d’intermittence. L’objectif est de permettre de gérer la cohabitation entre centrales nucléaires et énergies renouvelables variables.

Nous avons rangé les vingt briques technologiques recensées dans ce cadre en quatre grands thèmes. Le premier vise à tirer profit du numérique, tout au long du cycle de vie des installations. Le deuxième consiste à anticiper des scénarios de flexibilité à l’horizon 2030. Le troisième concerne l’amélioration permanente de la sûreté, pour faire face aux nouvelles conditions et évolutions environnementales, réglementaires et sociétales. Le quatrième thème consiste enfin à évaluer et accompagner le développement de nouvelles méthodes de construction, fabrication, rénovation et réparation.

Chacune de ces briques fait l’objet d’un projet, avec des finalités, des livrables, et permet d’avoir des impacts industriels directs sur les réacteurs existants.

Je vais illustrer mon propos avec l’exemple de l’une de ces briques technologiques, nommée « le jumeau numérique GV ». L’idée est de faire cohabiter un gros équipement industriel, en l’occurrence un générateur de vapeur, avec son jumeau numérique. Le principe est de disposer, pour chacun de ces gros équipements, d’une maquette numérique, complètement identique, qui pourra cohabiter avec les équipements existants et, s’agissant d’un outil numérique, permettra d’anticiper des modes d’exploitation. Un générateur de vapeur sur une centrale nucléaire REP est un très gros composant, qui pèse environ 500 tonnes, et doit être remplacé au bout de vingt à trente ans d’exploitation. Il est composé de plusieurs milliers de tubes, dont le colmatage, l’usure, la corrosion, ou l’encrassement induisent le remplacement du générateur. L’idée est donc de disposer, au travers de l’exploitation, d’un certain nombre de données de mesures et d’inspection, et de pouvoir ainsi actualiser une maquette numérique, de façon périodique, afin d’en déduire des évolutions d’exploitation et de maintenance, permettant d’optimiser la durée de vie de ces générateurs de vapeur, en toute sûreté. Cette démarche a pour but de gagner à la fois en termes de durée de vie des générateurs de vapeur et de remplacement.

Cette technologie est parfaitement applicable aux réacteurs existants et pourrait également être utilisée sur les réacteurs REP futurs, comme les EPR. Il s’agit d’une technologie tout à fait transverse, qui fait appel aux compétences de l’ensemble des grands industriels : fabricants de générateurs de vapeur comme Framatome, exploitants comme EDF, ainsi que nos collègues du CEA, qui ont développé ces modèles numériques.

M. Emmanuel Touron, chef de programme « Aval du cycle futur », CEA : les technologies pour le cycle du combustible.  Avant d’aborder la question des nouvelles technologies pour le cycle du combustible et des défis à relever en R&D, je souhaiterais m’intéresser un instant à la situation actuelle au chemin déjà parcouru durant les trois ou quatre dernières décennies.

Aujourd’hui, l’équipe France a fait la preuve de sa maîtrise complète, à l’échelle industrielle, de l’ensemble des opérations du cycle du combustible, qu’elles se situent en amont, c’est-à-dire avant le chargement en combustible du réacteur, ou en aval, en matière de gestion des combustibles usés. Anciennement Cogema, puis Areva, Orano maîtrise aujourd’hui la totalité du cycle à l’échelle industrielle. Sur la partie aval du cycle, que je connais mieux, on peut dire que les technologies industrielles mises en œuvre présentent des performances remarquables, avec La Hague et l’usine de Melox, qui ont un retour d’expérience de plus de vingt-cinq ans et fonctionnent parfaitement. Le CEA a apporté une contribution essentielle, notamment au travers de sa relation particulière et historique avec Cogema et maintenant avec Orano, grâce à un modèle de partenariat unique.

De nombreux pays nous envient ces acquis. Nous avons ainsi déjà vendu une partie de la technologie au Japon, dans les années 1990. La Russie convoite nos procédés de fabrication du combustible MOx. Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons, par ailleurs, des discussions très avancées avec la Chine, pour la vente de technologies françaises inspirées de celles mises en œuvre dans nos usines de La Hague et de Melox. Il est important d’avoir cette situation actuelle bien présente à l’esprit, avant d’aborder le futur.

Concernant l’avenir du nucléaire, quels sont nos enjeux et les défis à relever en termes de R&D ? Selon moi, le nucléaire n’aura pas d’avenir réussi et durable sans un présent performant et irréprochable.

Les enjeux sont, à mes yeux, de deux ordres. Il convient tout d’abord, sur le court terme, de pérenniser la performance technique, économique et de sûreté des opérations industrielles actuelles. Cela passe notamment par la maîtrise du vieillissement de ces usines, qui entrent dans leur seconde moitié de vie.

L’enjeu essentiel pour le futur réside également dans le fait de préparer les options pour demain et après-demain, au-delà de l’outil industriel actuel. Il s’agit, dans ce domaine, de développer les cycles des réacteurs à eau et leur transition vers les RNR, dont il a été question précédemment, en visant un multi-recyclage, consistant à recycler non pas une première fois, comme actuellement, mais une deuxième, une troisième fois, jusqu’à l’infini, les matières valorisables que sont l’uranium et le plutonium, qui représentent plus de 95 % du combustible usé. Le mono-recyclage mis en œuvre actuellement peut être vu comme une première étape, un palier intermédiaire ouvrant la voie à terme vers le multi-recyclage, dans une démarche progressive, techniquement et économiquement. Cette perspective d’évolution vers le multi-recyclage en RNR rendra ces options pleinement durables.

Je rappellerai brièvement le bénéfice que l’on tire, déjà aujourd’hui, de la stratégie mise en place : elle permet de réduire drastiquement, de plus d’un facteur 5, la quantité de combustible usé dans les entreposages, d’économiser la ressource minière en uranium, sachant que l’on est aujourd’hui entre 10 % et 20 %, avec le recyclage intégral du plutonium et partiel de l’uranium. On pourra atteindre une économie allant jusqu’à 100 %, en s’affranchissant complètement de cette ressource par l’utilisation de l’uranium appauvri, pour alimenter les RNR. Le troisième avantage de la situation actuelle est de diminuer les quantités de déchets de haute activité à vie longue destinés au stockage, tout en présentant une qualité de confinement remarquable de ces déchets.

Si l’on décline les enjeux du futur en défis scientifiques et techniques, il s’agit, pour le cycle du combustible, en étroite synergie avec les réacteurs – il convient en effet d’adopter une vision système neutrons rapides et multi-recyclage – de développer des technologies avancées de traitement recyclage des matières, en visant la simplification des procédés, en essayant de les rendre plus compacts, plus flexibles pour qu’ils s’adaptent à différents types de combustibles et de matières entrant dans les usines, donc in fine plus efficaces sur le plan économique. Cela repose pour une large part sur l’innovation : il faut repenser les procédés, brique par brique, en essayant de développer des concepts innovants, y compris en rupture, pour les simplifier et les rendre plus flexibles et compacts. Bien entendu, nous poursuivons nos efforts en termes de sûreté, de sécurité et d’empreinte environnementale. Par exemple, nous mettons en œuvre actuellement, pour remplacer le phosphate de tributyle (TBP), molécule historique utilisée depuis plus de cinquante ans, de nouvelles molécules qui nous permettent de gagner sur tous les tableaux, en simplifiant les procédés, en diminuant le nombre d’équipements, la taille des ateliers, le recours à certains réactifs secondaires et en améliorant la sûreté de comportement du procédé. Le chemin est encore long, mais des avancées très significatives sont réalisées dans ce domaine.

Dans une vision à plus long terme, il s’agit aussi d’explorer des concepts avancés de séparation et de transmutation des actinides mineurs. Des progrès considérables ont été accomplis dans ce secteur au cours des vingt-cinq dernières années. Des avancées sont encore envisageables, afin de simplifier encore ces procédés et de les rendre plus industrialisables. Maintenir la réflexion sur ces concepts m’apparaît comme un élément très important.

Dans le domaine des déchets, l’objectif est d’améliorer les procédés de traitement et de conditionnement, dans une démarche progressive, et d’apporter tout notre soutien aux études de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) sur le stockage géologique, afin de bien comprendre et maîtriser tous les mécanismes associés au comportement à long terme des colis dans leur environnement, et à la migration des radionucléides.

Nos recherches sont largement tournées vers le monde académique, en particulier pour la préparation des technologies du cycle futur. Elles visent à améliorer nos connaissances fines des mécanismes physiques et chimiques, ainsi qu’à les capitaliser dans des modèles, des codes de simulation numérique. Nous souhaitons, par ailleurs, explorer de nouveaux concepts, de nouvelles idées. Je citerai ici l’exemple de l’Institut de chimie séparative de Marcoule, qui rassemble une centaine de personnes du CEA, du CNRS et de l’Université, pour traiter des questions de recherche plus amont, plus exploratoire. De nombreuses thèses sont également en cours, en collaboration avec les laboratoires du CNRS et des universités. Cet aspect est extrêmement important, car il sous-tend un enjeu d’attractivité de la filière. Il est, en effet, essentiel d’attirer les jeunes talents et de les former techniquement. Une partie d’entre eux restera au CEA, une autre se dirigera vers l’industrie, ou la sûreté. Cet élément de formation et d’attractivité est capital.

Un mot sur la dimension internationale de nos recherches : elle est assez limitée pour ce qui relève du soutien au nucléaire industriel, pour des raisons compréhensibles de protection du savoir-faire et de propriété intellectuelle. Il est en revanche plus facile d’envisager des collaborations dans les activités plus prospectives, et je pense que nous gagnerions à la renforcer dans les années qui viennent.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Je souhaiterais lancer le débat avec une question adressée à M. Yves Bréchet, sur l’information et le panorama d’ensemble par rapport aux décideurs. Cette première table ronde a mis en lumière un certain nombre de directions de recherche, notamment autour de grands projets : RNR, combustible liquide, spallation, SMR, etc. Revenait à chaque fois l’idée qu’il existait divers programmes de recherche lancés dans le monde, par exemple sous forme de construction de démonstrateurs, et, de la part de la France, une volonté de maintenir son expertise, avec parfois des difficultés à mettre en œuvre ses programmes, pour des raisons de moyens ou de cerveaux disponibles. Pourriez-vous, pour aider la puissance publique à y voir clair, d’une part, faire un résumé des lignes de choix et des avantages possibles de chacun de ces grands projets par rapport aux autres, d’autre part, expliquer comment se déroule le développement de la recherche en la matière, si l’on compare le continent européen aux grands ensembles cités de façon récurrente dans les auditions, à savoir la Chine, la Russie et les États-Unis ?

M. Yves Bréchet.  Je vois deux manières d’aborder le problème. La première se place du point de vue purement scientifique : on peut, dans ce contexte, décliner à perte de vue un certain nombre d’options techniques, scientifiques, avec différents degrés de maturité. Une deuxième façon d’appréhender la question consiste à considérer que l’on ne se situe pas uniquement dans un registre scientifique, mais qu’il nous faut aussi conseiller la sphère de décision politique. Viennent alors se coupler à ces questions un ensemble d’éléments qui ne concernent pas seulement les compétences existantes, mais aussi l’outil industriel actuel, l’histoire et la temporalité. Il est différent de penser un réacteur ou un procédé pertinents à échelle de cinquante ans, un dispositif susceptible d’être développé immédiatement, dans le parc actuel, ou encore un système qui devra pouvoir être mis en œuvre à horizon de vingt ou trente ans. La connaissance de ce qu’il est envisageable de mettre en place sans délai existe déjà. Par contre, il est nécessaire de lancer dès à présent les travaux de recherche permettant d’envisager ce que l’on pourra faire dans dix ou vingt ans.

Personne, pas plus moi que pour quiconque, ne peut aujourd’hui affirmer que l’on aura encore besoin, ou pas, du nucléaire dans cinquante ans, en conséquence de quoi l’essentiel me semble être de laisser à la puissance publique l’ensemble des décisions qui pourront être prises, et de ne pas préempter, en décidant tout de suite quelque chose que l’on n’est pas en mesure de garantir scientifiquement, et techniquement.

En revanche, il me semble évident que si le nucléaire est pertinent à l’échelle de cinquante ou cent ans, alors il sera nécessairement international. Ainsi, selon moi, tout ce qui concourt à imaginer le nucléaire du futur doit être pensé en termes de collaboration internationale. La logique consiste donc à connaître l’endroit où l’on est, de par les compétences dont nous disposons, et le tissu industriel en place, et à choisir les voies pour lesquelles nous sommes le plus légitimes à prendre le lead. Cela ne signifie pas que l’on ne doive pas participer à d’autres travaux, mais doit conduire à être conscient du fait que l’on ne pourra avoir le lead dans tous les domaines.

C’est cette convolution entre la science, le contexte industriel et les choix politiques qui doit conduire à une décision.

M. Julien Aubert, député.  Ma première question concerne les moyens alloués aux recherches. On sait que les crédits consacrés par la France au projet ASTRID ne sont pas forcément confortés dans toute l’amplitude avec laquelle les acteurs de la recherche le souhaiteraient. Quel est le seuil minimal en-dessous duquel on peut continuer à mener de la recherche théorique, mais on ne pourra en aucun cas, compte tenu des moyens mis à disposition aujourd’hui ou décidés, mettre en œuvre une 4e génération de réacteurs, si le politique en exprime le souhait à un moment donné ?

Vos exposés montrent que de nombreux modèles sont actuellement sur étagère, plus ou moins en état de préparation. J’ai d’ailleurs été très surpris de constater que certains modèles pourraient éventuellement sortir dans un futur très proche, en 2024 ou 2030. J’aimerais, pour éviter la jurisprudence Minitel, que l’on nous dise quels sont les principales qualités et défauts de chaque technologie, quels en sont les coûts, quelles sont les solutions les plus avantageuses, en termes de déchets, et quel système sera le plus immédiatement disponible, et le plus habilement configuré, compte tenu de notre parc actuel. Cela permettrait de disposer d’éléments de comparaison, sans lesquels il est difficile à des personnes comme moi, ne disposant pas de vos compétences techniques, de savoir s’il est préférable de se diriger plutôt vers des réacteurs plomb-bismuth ou des RNR à caloporteur sodium.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Cette deuxième question est fondamentale. Nous savons, bien évidemment, qu’il est impossible de dresser, en quelques minutes, le comparatif des différentes technologies. Il le faut pourtant, car si l’on ne parvient pas à résumer pour chacune, en quelques phrases, les éléments soulignés par mon collègue, il ne sera pas envisageable de porter le débat au bon niveau, dans les ministères, les discussions parlementaires, ou les débats citoyens. Il importe de souligner les éléments clés qu’il conviendra d’avoir en tête, au moment d’instruire la réflexion.

M. Bernard Salha.  Nous avons, en tant qu’exploitant, une connaissance et une expérience très forte des réacteurs à eau pressurisée, qui sont par ailleurs exploités de façon large de par le monde. Cela nous permet d’en connaître à la fois les points forts, les faiblesses, les limites et les enjeux de sûreté et, s’agissant de technologies sensibles, de bien les maîtriser. L’industrie nucléaire s’est bien adaptée à cette technologie, que ce soient les équipementiers ou les producteurs de combustibles. Ainsi, on sait parfaitement fabriquer le combustible associé, le traiter et l’exploiter.

La deuxième technologie sur laquelle la France dispose d’une expérience, au sein notamment d’EDF et du CEA, est celle des réacteurs à neutrons rapides à caloporteur sodium. Nous en connaissons ainsi également les limites et les avantages. Aujourd’hui, des réacteurs de ce type sont exploités de façon industrielle en Russie, ce qui fournit des informations intéressantes.

Les autres technologies évoquées sont potentiellement prometteuses, mais plutôt en émergence. Elles sont donc moins bien connues des exploitants et de l’industrie, qu’il s’agisse des fabricants, ou des fournisseurs de combustible. Il est important de travailler sur ces nouvelles technologies, de les étudier et de s’associer internationalement pour ce faire. En termes d’exploitation industrielle, elles se situent toutefois dans un autre registre.

M. François Gauché.  Concernant la question des moyens, je distinguerai trois catégories, en partant des concepts les moins matures. Il est possible, à partir de quelques millions d’euros par an, de faire beaucoup dans ce domaine, en matière d’exploration de concepts, ce qui permet, en outre, de rester présents sur la scène internationale. De telles sommes permettent de payer les équipes et de financer quelques investissements expérimentaux tout à fait intéressants, pour faire de la R&D amont.

Lorsque l’on veut aller plus loin, c’est-à-dire commencer à véritablement explorer une R&D validée, qualifiée et appréhender les questions de licensing, je pense qu’il faut passer à un ordre de grandeur supérieur, de quelques dizaines de millions d’euros par an. Trois piliers sont, de ce point de vue, nécessaires selon moi à une R&D de qualité : un pilier de financement des équipes de recherche, de façon collaborative, un volet d’investissement en plateformes expérimentales, dont certaines peuvent être de taille conséquente et, enfin, une dimension de travail avec l’ingénierie, en se couplant avec des structures comme Framatome ou TechnicAtome par exemple, qui sont capables de rappeler aux chercheurs qu’il existe des réalités basiques, d’exploitation, de corrosion des matériaux et de dimensionnement thermomécanique, à prendre en compte pour envisager le passage de l’idée à la concrétisation.

La troisième catégorie renvoie aux projets arrivant à la phase de construction, de mise en chantier. L’investissement est alors de l’ordre de 2 à 5 milliards d’euros, selon le positionnement de la machine, pour une durée de construction d’une dizaine d’années.

Je pense que pour les deux dernières catégories que je viens d’évoquer, il faut absolument envisager le financement de manière collaborative et internationale. Il est nécessaire, étant donné les sommes en jeu, de partager les investissements. Dans le cas d’ASTRID, par exemple, nous comptons sur une collaboration très étroite avec le Japon pour renforcer les deux programmes nationaux sur la question. Ces collaborations peuvent être bilatérales, mais aussi multilatérales. Il s’agit, selon moi, d’un exemple à suivre, à la fois pour les études de R&D, d’ingénierie, mais aussi bien entendu pour les phases de construction.

M. Jean-Claude Le Scornet, président, Accelerators and Cryogenic Systems (ACS).  Je suis tout à fait d’accord sur les différentes étapes qui viennent d’être évoquées. Je signale qu’une étude sur les réacteurs du futur a été effectuée en 2003 par l’Office, avec exactement les mêmes panoplies. Il apparaît que les projets de réacteurs du futur qui ont, d’une certaine façon, été laissés à la veille scientifique et technologique, sont plutôt confiés au CNRS, et que les éléments plus concrets et plus avancés, pour lesquels des choix et des investissements ont été effectués, concernent des programmes très précis, comme ASTRID ou Cigéo. À mon avis, pour ce qui concerne les réacteurs du futur de l’après EPR, les choix ont donc globalement déjà été effectués.

Mme Florence Lassarade, sénatrice.  Merci à tous les intervenants pour leurs brillants exposés. Je ne suis pas ingénieure et remercie notamment Mme Merle, en tant que médecin, de nous avoir présenté un dispositif plus rassurant en termes de sûreté.

Je me demande si vous êtes là pour collaborer ensemble à des projets ou si chacun vient pour défendre sa position. Va-t-on vers des projets innovants, ou s’inscrit-on dans la continuité par rapport à l’existant ? Où va-t-on en termes de collaboration entre vos différents projets ?

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Ces différents projets ont, par ailleurs, tous des coûts.

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Je remercie moi aussi les intervenants et salue notamment la présentation très éclairante de Mme Merle.

Je crois qu’il faut retenir les leçons du passé, notamment des projets qui ne sont toujours pas en phase de réalisation à l’heure actuelle, et ne pas se lancer trop vite et trop fort dans des technologies qui n’ont peut-être pas d’avenir. Je me réjouis que les recherches s’orientent vers de petits réacteurs, car je pense que la transition énergétique impliquera, à l’avenir, de s’adapter et d’aller vers ce type d’équipements, y compris au niveau international. Parmi les critères essentiels à considérer, figurent, selon moi, la question des déchets et celle de la sûreté. Je m’interroge, comme mes collègues parlementaires, sur les choix qui devront être faits.

M. Philippe Bolo, député.  Je souhaiterais associer à ma question Paul Christophe, président de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la « sûreté et [la] sécurité des installations nucléaires ». J’aimerais vous entendre sur les effets d’un contexte de réflexion sur la diminution de la part du nucléaire sur les recherches que vous pouvez mener et les opportunités que vous pouvez voir apparaître ou disparaître. Ainsi, les coûts de développement des combustibles multi-recyclés sont-ils, par exemple, équilibrés par les gains directs, en matière d’exploitation des centrales, et les gains indirects, en termes de gestion des déchets ? Autrement dit, les investissements associés au développement du multi-recyclage sont-ils compatibles avec l’idée d’une réduction conséquente du parc nucléaire français ?

M. Hamid Aït Abderrahim.  Concernant le choix des technologies, je pense que la réponse a été apportée par M. Yves Bréchet en réponse à la question de M. Cédric Villani. Aujourd’hui, l’objectif doit être de mettre les éléments à disposition de la puissance publique, pour qu’elle puisse prendre des décisions le moment voulu. Cela implique notamment de prendre en considération des éléments non seulement scientifiques, techniques, mais aussi des aspects de coût, dans la perspective d’une industrialisation du procédé. Concernant, par exemple, l’option ADS, nous avons encore des marges d’incertitude entre ce que l’on connaît, ce que l’on a expérimenté en laboratoire, et le projet concret d’industrialisation. Il en va de même pour le retraitement des combustibles usés, c’est-à-dire la séparation avancée : des résultats magnifiques ont été obtenus à l’échelle de l’Europe, notamment en France, à Marcoule. Mais le passage à l’industrialisation représente une étape importante, qui reste à franchir.

Aujourd’hui, il nous faudrait une enveloppe pour la R&D oscillant entre 6 et 9 milliards d’euros à l’échelle de l’Europe, où il existe, pour les déchets nucléaires, des provisions de l’ordre de 73 milliards d’euros. Ces montants sont publics et figurent dans le programme indicatif nucléaire (PINC) de la Commission européenne. On a donc besoin de moins de 10 % de cette somme pour apporter des réponses claires aux décideurs politiques. La question est de savoir s’il faut continuer à se poser des questions métaphysiques, ou effectuer cet investissement de R&D, en vue de prendre des décisions réelles, sérieuses et chiffrées dans le domaine de l’industrialisation. La réponse donnée par la R&D ne sera pas binaire, mais va de toute façon apporter de la connaissance et de l’innovation, valorisables en fonction de l’option choisie. On sait, par ailleurs, que les plus grandes inventions se font souvent par hasard : on peut, par exemple, en recherchant comment mieux séparer les actinides mineurs, parvenir à mettre au point des techniques pour la médecine nucléaire, ou le domaine spatial. C’est là la valeur ajoutée d’un tel investissement. Il faut le concevoir ainsi.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  À quel périmètre de technologie exploré correspond le chiffre de 6 à 9 milliards que vous citez ? Cela concerne-t-il l’ADS ? Est-ce plus général ?

M. Hamid Aït Abderrahim.  Cette stratégie, développée au niveau de la Commission européenne, comporte quatre blocs, dont la séparation avancée, pour laquelle on est sûr des techniques mises au point à l’échelle du laboratoire, et qui doit passer à un palier semi-industriel.

Le deuxième élément concerne le fait de mettre les actinides mineurs dans des combustibles innovants, pour pouvoir les traiter soit dans des réacteurs critiques, soit dans des réacteurs sous-critiques.

Le troisième pilier est celui des transmutateurs : il faut construire ASTRID et ADS, pour avoir une idée de l’efficacité, dans un souci de production d’énergie et de concentration des déchets.

Le dernier bloc est le suivant : lorsque l’on place les actinides mineurs dans un réacteur critique, ou sous-critique, on ne les brûle pas en un seul passage. Il convient de faire du multi-recyclage, qui appelle un retraitement susceptible d’être différent de celui développé pour les combustibles des REP. Ce quatrième bloc, relatif à la pyrochimie, est tout aussi important que les précédents.

Pour ces quatre blocs, la démonstration préindustrielle coûterait entre 6 et 9 milliards d’euros, c’est-à-dire moins de 10 % de l’enveloppe disponible pour ce problème à l’échelle européenne.

M. Julien Aubert, député.  Si l’on parle des provisions faites par les opérateurs, elles sont mises en regard du démantèlement de leurs centrales. Au plan comptable, il m’apparaît difficile de prélever chez les opérateurs des sommes dédiées comptablement à certaines dépenses, pour financer une recherche fondamentale en amont, qui bénéficierait certes au secteur, mais de manière asymétrique. Les provisions d’EDF sont, par exemple, plus importantes que celles du CEA. Or, il est possible qu’en termes d’intérêt direct pour l’opérateur, le retour sur investissement soit sensiblement différent. Je comprends la logique consistant à présenter ce montant comme un petit investissement, ne représentant que 10 % des sommes qui vont être dédiées au démantèlement, mais je ne suis pas certain que l’on puisse faire transiter ces sommes d’une poche à l’autre.

M. Hamid Aït Abderrahim.  Ces sommes ne sont pas celles dédiées au démantèlement des réacteurs, mais correspondent aux provisions de l’aval du cycle, des combustibles usés, que l’on peut soit destiner au stockage géologique, soit transmuter. J’ignore si cela est le cas en France, mais dans d’autres pays, ces deux enveloppes sont séparées. Dans tous les cas, ces deux montants sont chiffrés au niveau de l’Europe.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Un consensus semble apparaître sur le fait que les recherches, tant en termes de montants que de diversité des technologies mises en œuvre, appellent nécessairement des collaborations internationales, avec une réflexion européenne et extra-européenne.

Les intervenants convergent également sur l’idée que ces différentes options technologiques présentent chacune des avantages et des inconvénients potentiels, et qu’il ne sera pas possible, tant que les grands investissements de R&D n’auront pas été faits, de trancher avec certitude.

Apparaît, par ailleurs, une grande difficulté de la filière à dégager les marges qui permettraient de réaliser de tels investissements, dans un contexte dans lequel les origines des financements et les calendriers possibles sont incertains, et où les opérations s’étalent dans la durée, impliquant de grandes prises de décisions publiques.

M. Christophe Gégout, administrateur général adjoint, CEA.  M. Philippe Bolo a soulevé la très importante question consistant à savoir si les chercheurs du domaine nucléaire s’intéressaient à la programmation pluriannuelle de l’énergie, ainsi qu’à l’augmentation des énergies renouvelables dans le mix électrique français, et à l’évolution de la part du nucléaire. La réponse est évidemment positive. Certaines recherches sont spécifiquement dédiées à l’adaptation de notre outil électronucléaire aux nouvelles conditions. On peut, par exemple, citer la recherche sur les combustibles dont la puissance peut s’adapter, en fonction de la charge du réseau. Des travaux sont menés dans le but d’innover, pour disposer de combustibles résistant mieux aux variations de charge. On peut également mentionner ici les recherches sur le comportement des aciers sous irradiation, qui permettent d’éclairer les choix publics, en matière de durée de vie des réacteurs. Les chimistes cherchent, par ailleurs, des manières de vitrifier les déchets aujourd’hui sans exutoire. De très nombreuses recherches ont ainsi pour objectif de documenter les choix techniques de la programmation pluriannuelle de l’énergie. Je tenais à vous rassurer sur le fait que nous ne sommes pas sourds aux choix publics, ou aux arbitrages rendus en matière d’énergie, bien au contraire. Le fait que la part des énergies renouvelables augmente dans le mix énergétique va notamment induire davantage de variabilité : la question de la capacité du nucléaire à accompagner la charge est un point majeur, sur lequel le CEA, le CNRS, et les universités sont mobilisés.

Mme Elsa Merle.  J’ai entendu mentionner la date de 2003. Or, je pense que depuis une quinzaine d’années, le panorama international a énormément changé. Comme l’a souligné M. Yves Bréchet en début de séance, le futur du nucléaire est international. Il est indispensable de collaborer, notamment dans le cadre d’un programme de recherche institutionnel que j’appelle de mes vœux. La France a beaucoup de forces, et pourrait prétendre, dans certains domaines, à un rôle de leader. Pour ce faire, il est indispensable, pour le CNRS notamment, d’avoir des partenariats avec des experts du CEA, avec les industriels du domaine : Framatome, EDF, Orano, etc. Sans cela, nous ne pourrons disposer de programmes suffisamment élaborés et solides. La collaboration est indispensable, et souhaitée par de nombreux acteurs.

M. Jérôme Bignon, sénateur.  Je souhaiterais revenir sur cette notion de collaboration, avec la limite que peut représenter la propriété intellectuelle. Jusqu’où peut aller la collaboration, en tenant compte de cet élément ?

M. Bernard Salha.  Je pense qu’il faut développer la coopération internationale sur des recherches relativement amont, sans oublier par ailleurs qu’il existe un véritable paysage concurrentiel entre industriels russes, chinois, américains, et français. Il faut donc concilier ces deux aspects, qui ne sont pas nécessairement contradictoires, se situant à des échelles de temps, et des niveaux d’approfondissement différents.

M. Yves Bréchet.  Je pense qu’il ne faut pas commettre l’erreur consistant à s’imaginer que les choix se font à partir de plans sur papier. Les raisons pour lesquelles un choix est effectué tiennent évidemment au fait qu’il est techniquement réalisable, mais aussi qu’il crée de la richesse pour le pays concerné. Je pense qu’il faut à la fois adopter une vision internationale, pour pouvoir bénéficier de ce qui se fait ailleurs et travailler avec des équipes et des pays étrangers, et faire des choix qui sont une convolution d’éléments techniquement possibles, pour lesquels nous disposons d’une expérience, et d’une industrie capable de les valoriser. Faire des choix en s’imaginant que l’on va juste choisir des concepts serait, selon moi, une erreur majeure. On a donné, tout à l’heure, l’exemple de l’eau comme fluide caloporteur : la raison pour laquelle le nucléaire s’est développé comme industrie tient au fait qu’il s’appuyait sur 150 années d’expérience de la machine à vapeur.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Après ces paroles qui nous font prendre de la profondeur historique, nous allons passer aux interventions, et questions du public.

Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente de l’Office.  Nous avons retenu deux questions, issues soit de la salle, soit de la plateforme Internet. La première concerne le projet de réacteur de recherche civil à fusion nucléaire ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) : l’internaute souhaite être informé de l’état d’avancement de celui-ci, et des perspectives qu’il offre pour l’avenir de l’énergie nucléaire.

La deuxième est relative aux réacteurs à sels fondus : la personne souligne que cette technologie semble potentiellement offrir une garantie de sûreté plus importante, accompagnée d’une réduction conséquente du coût de l’énergie nucléaire, et demande si le CEA est prêt à travailler sur cette technologie pour l’avenir.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  J’ajoute que nous nous sommes posé la question d’inclure ITER dans cette table ronde, mais le programme en était déjà tellement dense que nous y avons finalement renoncé, et préféré le réserver pour un autre moment, ce qui n’empêche bien évidemment pas d’apporter, dès maintenant, quelques éléments d’information à ce propos.

M. François Gauché.  Le CEA est bien entendu ouvert à de telles recherches. Ce n’est pas parce que l’essentiel des moyens est consacré à la technologie qui nous semble la plus urgente à continuer de développer, pour être en capacité de franchir la marche extrêmement importante existant entre les conceptions historiques et les exigences de sûreté les plus modernes, telles qu’elles sont apparues par exemple après les attentats de 2001 et l’accident de Fukushima, que l’on ne s’intéresse qu’à cela. Nous travaillons pour ce faire dans un contexte international. J’y reviendrai lors de la deuxième table ronde. Il est important de garder l’esprit ouvert, et de conserver une capacité d’invention. En ce sens, nous collaborons avec nos collègues du CNRS sur les sels fondus. Nous n’en faisons toutefois pas un projet financé, car la demande ne nous en est pas faite par le Gouvernement. Toutefois, si ce dernier souhaite qu’un programme soit lancé sur les sels fondus, nous serons tout à fait prêts à nous y engager. Il existe, au niveau académique, une collaboration quotidienne sur ces questions.

Concernant ITER, la direction de l’énergie nucléaire n’est pas compétente sur le sujet. Celui-ci relève plutôt de la direction de la recherche fondamentale du CEA, même si ce projet est situé à Cadarache, juste à côté d’un centre majoritairement rattaché à la direction de l’énergie nucléaire. Il s’agit d’un projet en construction, qui avance, avec un planning officiel, confirmé par le conseil ITER, de mise en service de la machine pour un premier plasma en 2025. Je n’en dirai pas plus, pour respecter le cadrage de la réunion.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Si je comprends bien, le programme ITER pourra rendre des résultats utilisables, exploitables industriellement, à horizon très lointain. J’ai entendu parler de 2100. Est-ce exagéré ?

M. Yves Bréchet.  Il est parfaitement légitime pour l’humanité de mener la conquête spatiale, tout comme il est légitime d’explorer ITER. J’ignore quand la conquête spatiale sera efficace pour résoudre les problèmes de surpopulation sur la Terre.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Au cours de ces débats, nous avons vu revenir à de multiples reprises le besoin impératif de coopération internationale. J’ai été frappé par le fait que seul M. Aït Abderrahim parle véritablement de politique européenne, au sens de la Commission européenne. Il semble que cette dimension soit absente de la tête de ceux qui développent les projets, et des centres de décision majeurs sur la question.

Cette insistance sur une nécessaire coopération internationale, notamment à l’échelle continentale, nous conduit tout naturellement à la deuxième table ronde, présidée par ma collègue Émilie Cariou.

B.   Deuxième table ronde : le rôle de la coopération internationale dans le développement des nouvelles technologies nucléaires

Présidence : Mme Émilie Cariou, députée

Mme Émilie Cariou, députée.  Après cette première table ronde qui a permis d’avoir un aperçu des différentes pistes de recherches technologiques, de leurs promesses et de leurs limites, nous allons à présent traiter de la question de la coopération internationale en matière de recherche et d’innovation pour l’énergie nucléaire.

Même si la France dispose à la fois d’une longue tradition de recherche en science atomique et de nombreux et brillants chercheurs, notamment au sein du CEA et du CNRS, elle a toujours veillé à participer aux différentes initiatives en matière de coopération pour la recherche et l’innovation, au niveau européen et international.

Cette coopération apparaît plus que jamais incontournable, à l’heure où les moyens nécessaires à la recherche sur les technologies nucléaires vont croissant, et où la diversification des technologies a conduit à une plus grande dispersion de l’affectation des crédits de recherche.

Comme la précédente table ronde l’a montré, les obstacles à lever sont multiples, tout comme les pistes technologiques à suivre. À cela s’ajoute la nécessité de partager des infrastructures de recherche, aux coûts de construction et d’entretien de plus en plus élevés. Toutes ces difficultés ont sans doute contribué à ralentir la progression dans ce domaine de recherche particulier.

À l’occasion de cette table ronde, nous allons bénéficier du point de vue de plusieurs acteurs majeurs de cette coopération internationale, avec les représentants de l’Agence internationale de l’énergie atomique, de l’Agence de l’énergie nucléaire de l’OCDE, de la Commission européenne, du Forum international Génération IV, de la plateforme technologique sur l’énergie nucléaire durable et du département des entreprises, de l’énergie et de la stratégie industrielle du Royaume-Uni.

Je tiens à remercier l’ensemble des responsables qui ont accepté de participer à cette table ronde, et tout spécialement ceux venus de l’étranger. Tous sont bien évidemment invités à rester jusqu’à la fin de cette audition, mais nous comprendrons qu’ils soient éventuellement contraints de partir plus tôt, pour prendre un vol ou un train.

Je tiens également à saluer un absent, contraint de renoncer à sa participation à la dernière minute, en raison des grèves de train : il s’agit de M. Rob Arnold, conseiller spécial en ingénierie pour les technologies nucléaires, au sein du département des entreprises, de l’énergie et de la stratégie industrielle du Royaume-Uni, qui a cependant accepté de participer cette nuit à un enregistrement de son intervention, que nous allons vous diffuser. Nous l’en remercions vivement, ainsi que Mme Sara Gill, en charge de la science, de l’innovation et de l’enseignement supérieur à l’ambassade du Royaume-Uni à Paris, ici présente.

Je salue tout spécialement M. Shigemitsu Toma, premier secrétaire et attaché scientifique à l’Ambassade du Japon à Paris, qui a tenu à assister en personne à cette audition. S’il souhaite prendre la parole au cours des débats, ses questions et commentaires seront évidemment les bienvenus. Nous avons accueilli voici quelques semaines une délégation japonaise, dont faisait notamment partie le secrétaire d’État en charge de la sécurité nucléaire. Les échanges que nous avons pu avoir à cette occasion témoignent, si besoin en était, du fait que la coopération internationale est très importante pour progresser sur les sujets de sûreté et de sécurité.

Nous souhaiterions que la durée des exposés n’excède pas sept minutes.

Nous écouterons tout d’abord M. Daniel Iracane, directeur général adjoint de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) de l’OCDE. Il a auparavant dirigé, au sein du CEA, divers programmes de recherche sur les déchets radioactifs et la physique des hautes énergies, lancé la construction du réacteur de recherche Jules Horowitz, et optimisé la politique d’infrastructures de recherche nucléaire européenne, avant de rejoindre les affaires internationales. Il va évoquer la question de l’innovation dans les pays membres de l’AEN.

M. Daniel Iracane, directeur général adjoint, Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) de l’OCDE : l’innovation dans les pays de l’Agence pour l’énergie nucléaire.  L’Agence de l’OCDE pour l’énergie nucléaire est une agence intergouvernementale, qui réunit les pays avancés dans l’utilisation de l’énergie nucléaire. Elle a pour mission d’aider ces pays à définir et à mettre en œuvre leur politique dans le domaine nucléaire. J’insiste sur le fait que ces politiques ne sont absolument pas convergentes, ce qui n’empêche en rien de rassembler les experts des pays membres, pour produire une compréhension commune. Il s’agit d’un processus très intéressant, car nous avons besoin, les débats précédents en témoignent, de construire des références partagées. Le fait que les politiques énergétiques soient différentes n’empêche pas ces pays de coopérer, et de dégager une notion d’état de l’art, et de bonnes pratiques dans le domaine.

Sur cette base, je souhaiterais partager avec vous quelques tendances qui se dégagent des échanges entre nos pays membres, concernant la production scientifique et l’innovation dans le domaine nucléaire.

Pour ce qui est de la production scientifique, il convient de noter que les concepts de base sont aujourd’hui raisonnablement bien connus et maîtrisés. Les enjeux sont essentiellement liés à la mise en œuvre.

Deux grandes tendances se dessinent dans ce contexte. La première, déjà abondamment citée, concerne les progrès fantastiques permis par la simulation numérique, qui impacte tous les domaines industriels, et offre des potentialités plus qu’intéressantes dans le domaine nucléaire.

La deuxième tendance renvoie au défi de la validation, de la preuve, qui s’oppose à la précédente évolution. Il faut, en effet, au regard des masses impressionnantes d’informations que peut générer cette capacité de simulation numérique, disposer également, pour asseoir la preuve, de données expérimentales. Or, la situation est ici très différente, et un véritable défi se présente, à l’échelle des pays de l’AEN, lié à l’acquisition de ces données expérimentales. Les pays membres de l’Agence ont donc tendance à se concentrer sur ce besoin de validation.

Il apparaît que la collaboration internationale apporte, dans ce domaine, des avantages déterminants. Le premier de ces avantages est de hiérarchiser les questions. Le questionnement en matière de science s’avère toujours compliqué, car lié non seulement à l’état de l’art scientifique, mais aussi aux enjeux. Il impose donc de réunir autour de la table des profils d’acteurs tout à fait différents et complémentaires : chercheurs, ingénieurs, représentants industriels, représentants des autorités publiques, etc. Il faut ensuite avoir confiance dans le fait de traiter les bonnes priorités, sur les bonnes questions. Bien évidemment, la coopération internationale permet d’apporter un bon niveau de confiance, notamment au niveau des questionnements.

Le deuxième bénéfice réside dans la production technique, surtout lorsqu’elle est d’ordre expérimental. La collaboration permet de mutualiser les moyens, financiers, en intelligence, et en capacité des plateformes expérimentales.

Le dernier point, essentiel dès lors que l’on touche à des sujets aussi prioritaires et importants que la sûreté, tient au fait qu’il est toujours possible, lorsque l’on obtient un résultat technique, qu’il soit controversé, débattu, discuté. La science est faite de débats. Pour autant, il est nécessaire, à un moment donné, de construire une confiance autour de ces résultats. Or, lorsque les groupes d’experts de plusieurs pays s’accordent sur un résultat, on atteint un bon niveau de confiance, qui permet à ces résultats d’être utiles, et utilisables dans le domaine industriel, ainsi que par les autorités de sûreté. Ainsi, l’AEN, en plus de son programme de travail régulier, crée un cadre qui favorise une vingtaine de programmes expérimentaux, au sein desquels des groupes de pays se mettent d’accord sur une problématique, sur des questions, et sur des capacités à mettre en œuvre en commun, ce qui permet de produire une connaissance expérimentale partagée, et d’un haut niveau de crédibilité.

La diffusion des connaissances est aussi un sujet important. Je voudrais citer ici le rôle de la base de données de l’AEN, instrument historique fruit du travail de plusieurs décennies. Il s’agit d’un très bon exemple de partage. Tous les programmes nucléaires reposent, au jour le jour, sur des données de base, qui concernent les propriétés des noyaux mis en œuvre dans ces programmes. Il faut, bien évidemment, avoir un bon niveau de confiance quant à la qualité de ces données. Le processus de la base de données de l’AEN consolide et expertise ces données, depuis des décennies. L’ensemble du programme nucléaire français repose, en fait, sur l’utilisation de cette base.

Néanmoins, je voudrais mentionner deux points croissants d’inquiétude. Le premier concerne la disponibilité des plateformes expérimentales, et des infrastructures de recherche. L’immense majorité de ces instruments a été bâtie dans les années 1960, et arrive bien évidemment en fin de vie. Dans les semaines qui viennent de s’écouler, une grande inquiétude a ainsi circulé, tout autour de la planète, à propos de la fermeture probable d’une installation située en Norvège, qui a fourni pendant plusieurs dizaines d’années des informations tout à fait nécessaires à la mise en œuvre industrielle des programmes nucléaires.

La deuxième source d’inquiétude, citée précédemment, concerne la formation des cadres. Le souci ne réside pas, de notre point de vue, dans l’enseignement, ou dans la connaissance académique, tout à fait bien préservée. Il se situe dans la formation en profondeur de ces cadres, quant aux savoir-faire, et à la compréhension de ce qui se cache derrière la prescription. Nous constatons que, pour les générations passées, cette formation était fondamentalement menée à travers la participation à des projets ambitieux. Les projets de recherche dont on parle aujourd’hui ont aussi cette valeur ajoutée, consistant à créer des défis. On ne peut savoir ce que les choses sont en profondeur sans faire face à des défis. La recherche et les projets innovants ont un rôle essentiel à jouer en la matière, en formant les futurs cadres. Ces derniers iront peut-être, à l’avenir, gérer des technologies tout à fait classiques, mais ils auront au moins l’acquis de ce regard posé derrière le rideau de la connaissance, et connaîtront les sujets en profondeur.

Quelques mots sur l’innovation : nous constatons, également avec inquiétude, un ralentissement des processus d’innovation. Je dirais ainsi, de manière certainement abusive, pour marquer les esprits, que l’on parlait, voici quelques décennies, d’échelles de temps de l’ordre de deux ou trois ans, de quelques années, pour mener à bonne fin une innovation, alors qu’il est plutôt question aujourd’hui de dix ou vingt ans. En l’occurrence, le sujet ne porte pas sur la recherche, mais sur la trajectoire qui mène de la recherche à sa concrétisation sur le marché. Je citerai deux exemples : il existe aujourd’hui, suite à l’accident de Fukushima, un grand intérêt mondial pour le développement de combustibles tolérants aux accidents. Toute une gamme de solutions sur étagère sont disponibles, y compris au niveau industriel, avec des attraits et des niveaux de maturité différents. Le défi, partagé par la communauté de l’AEN, consiste à accélérer le temps de déploiement, et à éviter de passer vingt ans à mûrir ces technologies. Un deuxième exemple frappant concerne la numérisation des technologies, qui irrigue aujourd’hui de manière évidente tous les secteurs industriels. Or, on constate, dans beaucoup de pays, une véritable difficulté de pénétration de ces technologies dans le domaine nucléaire, même si la situation apparaît contrastée d’un pays à l’autre. Bien que ces technologies soient développées, et pour certaines mises en œuvre, dans des secteurs présentant des enjeux de sécurité et de sûreté importants, comme l’aéronautique, il n’en va pas de même dans le nucléaire. Il y a là un véritable enjeu sur le plan opérationnel.

Je pointerai, enfin, un axe d’amélioration sur lequel nous travaillons. Il vise à assurer un meilleur couplage entre les processus d’innovation et de régulation. Figure à l’agenda des autorités de sûreté membres de l’AEN un véritable sujet de discussion sur ce point. Il était question précédemment des limitations liées à la propriété industrielle. La recherche amont peut, bien évidemment, permettre de coopérer sans avoir à faire face à cette question, mais la coopération sur la capacité à accepter des innovations, tout en prenant en compte une sûreté démontrée et partagée, représente aussi un élément pour lequel nous pensons que la collaboration internationale peut apporter beaucoup. En effet, l’amélioration de ce couplage suppose une participation des autorités de sûreté au processus d’innovation. Or, pour y parvenir sans mettre en péril leur indépendance et leur responsabilité nationale, le meilleur moyen consiste certainement de travailler à l’échelle internationale.

Je conclurai en soulignant qu’il nous semble que la coopération internationale apparaît aujourd’hui plus nécessaire encore qu’hier, même si elle a toujours existé dans ce domaine. Les défis nouveaux qui se posent à la technologie nucléaire renforcent ce besoin.

Mme Émilie Cariou, députée.  Nous avons à présent l’honneur de bénéficier d’une intervention du Docteur Dohee Hahn, directeur de la division de l’énergie nucléaire de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Ingénieur dans le domaine nucléaire, le Dr Hahn a, au cours de sa carrière, apporté une importante contribution à la recherche sur les nouveaux réacteurs nucléaires, notamment au sein de l’Institut coréen de recherche atomique. Il a déposé dans ce cadre plusieurs brevets notables. Il va présenter les activités de l’AIEA pour le renforcement de la coopération internationale sur les technologies nucléaires avancées.

M. Dohee Hahn, directeur de la division de l’énergie nucléaire, Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) : Les activités de l’AIEA pour renforcer la coopération internationale concernant les technologies nucléaires avancées.  Je suis vraiment honoré de pouvoir vous présenter brièvement les activités de l’AIEA concernant les technologies nucléaires les plus avancées.

L’AIEA est bien connue au niveau international, et contribue grandement à la disponibilité du nucléaire pour les États membres, afin de l’utiliser de façon paisible et sûre. L’innovation dans les technologies nucléaires est essentielle pour une réponse efficace à long terme au changement climatique, et pour promouvoir la croissance économique, ainsi que le développement durable. L’AIEA se concentre sur la collaboration internationale pour des innovations techniques, que nous étudions à l’heure actuelle, et qui sont en cours d’évolution, gérées par de nombreux États membres. L’objectif est d’utiliser à long terme les centrales nucléaires, pour pouvoir réduire les émissions de gaz à effets de serre venant de l’industrie. De nouveaux réacteurs sont nécessaires pour remplacer le parc existant, et mieux utiliser le nucléaire. Des réacteurs de moyenne et petite puissance seront sans doute développés, avec un plus haut niveau de sécurité, dans les dix à vingt années à venir. Les réacteurs révolutionnaires de l’avenir pourront utiliser l’énergie nucléaire pendant très longtemps, au-delà de 2030. Les applications non électriques du nucléaire peuvent également avoir des incidences sur d’autres secteurs qui nous intéressent, notamment pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Notre agence a développé plusieurs instruments pour soutenir la coopération internationale. Ceux-ci incluent des groupes de travail techniques, des projets de recherche coordonnée, des publications techniques, et des bases de données.

Les groupes de travail techniques se concentrent sur des domaines spécifiques. Six sont actuellement en fonctionnement, notamment sur les REP, les réacteurs à neutrons rapides, les réacteurs à très haute température, les petits réacteurs modulaires, et les applications non électriques. L’AIEA apprécie la participation active de la France à ces groupes de travail pour partager, avec d’autres États membres, son expérience et son savoir concernant les technologies nucléaires avancées.

Dans le domaine des réacteurs de type RNR, un groupe de travail a joué un rôle très important depuis de nombreuses années pour partager de l’information, et promouvoir la coopération internationale. L’AIEA a organisé, en 2015 à Paris, une conférence internationale consacrée aux réacteurs à neutrons rapides, et au cycle du combustible lié. L’année dernière, la Fédération de Russie a accueilli une autre édition de cette grande conférence, qui a attiré plus de soixante-dix experts et décisionnaires représentants trente États membres.

L’AIEA soutient également des études et la R&D concernant les réacteurs à haute température, pour se concentrer sur les hauts niveaux de rendement, avec l’objectif d’obtenir une production électrique efficace du point de vue du coût.

Par ailleurs, de nombreux États membres s’intéressent de plus en plus aux petits réacteurs modulaires, ou SMR. Il en existe au moins cinquante conceptions différentes, à plusieurs stades d’évolution. Ces SMR peuvent permettre une production électrique souple, et s’intégrer avec le développement d’énergies renouvelables intermittentes. Ils peuvent notamment répondre à une utilisation partielle ou dédiée pour des applications non électriques, telles que la production de chaleur pour le secteur industriel, la production d’hydrogène, ou la désalinisation. L’AIEA soutient les États membres dans le développement, l’évaluation et le déploiement de la technologie SMR. Pour répondre à l’intérêt croissant des États membres, l’Agence a décidé de consacrer un nouveau groupe de travail à ce sujet, afin de promouvoir la technologie des réacteurs modulaires de petite taille dans les États membres. Voici quelques semaines, s’est tenue la première réunion de ce groupe technique, qui compte à l’heure actuelle des représentants de vingt-huit États membres.

L’Agence a également lancé un projet coordonné de recherche, afin de développer une base de données techniques, pour réduire les zones d’évacuation d’urgence pour ces SMR. Il s’agit d’un sujet très intéressant et important, visant à voir où localiser les SMR, à proximité, ou non, de zones peuplées. De nombreux pays s’intéressent aux SMR. Nous les soutenons, en partageant avec eux nos activités concernant le développement de capacité, l’évaluation de la technologie des réacteurs, les licences, la sécurité, et le développement d’infrastructures nécessaires à leur programme national nucléaire.

L’AIEA étudie également la possibilité d’utiliser, pour les SMR, les normes qu’elle a adoptées pour des réacteurs plus grands. Nous effectuons des vérifications, afin de savoir s’il est envisageable d’appliquer ces normes à d’autres types de conceptions, tels que les petits réacteurs modulaires.

Notre Agence fait également office, d’une certaine manière, de secrétariat technique pour le forum des régulateurs des SMR, qui réunit des régulateurs de plusieurs États membres. Ce groupe débat en ce moment de la question des licences pour les principes de conception de réacteurs modulaires de petite taille.

Mme Émilie Cariou, députée.  Merci, M. Hahn. Je vais maintenant avoir le plaisir de passer la parole à M. Hans Rhein, chef de l’unité de coordination Euratom au sein de la direction générale de l’énergie de la Commission européenne. Je rappelle que le traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique a été signé en 1957 à Rome, en même temps que celui instituant la Communauté économique européenne, avec pour objectif la création d’un marché commun pour le développement des usages pacifiques de l’atome. M. Rhein va faire le point sur l’état de la coopération européenne en matière de recherche et d’innovation dans ce cadre.

M. Hans Rhein, chef de l’unité de coordination Euratom, direction générale de l’énergie, Commission européenne.  Merci, Mme la présidente, d’avoir rappelé que nous avions fêté, l’année dernière, les soixante ans de notre traité. Je vous remercie également de me donner l’occasion de m’exprimer ici, au nom des services de la Commission européenne, pour exposer brièvement notre contribution à la recherche sur les technologies nucléaires du futur, en la replaçant dans le cadre réglementaire européen.

Comme l’indiquait, dès février 2015, la nouvelle Commission dans sa communication sur l’Union de l’énergie, il est important que l’Union européenne veille à conserver son avance technologique dans le domaine nucléaire, notamment grâce à ITER, afin d’éviter d’aggraver sa dépendance énergétique et technologique. À cette fin, la Commission apporte un soutien majeur à la recherche, par le biais de différents programmes-cadres.

Ainsi, le programme Euratom de recherche nucléaire est conduit dans le cadre du programme global Horizon 2020. Il porte sur la fusion et la fission nucléaires, et concerne notamment les questions liées à la sûreté nucléaire, la gestion de l’aval du cycle, le stockage profond, la radioprotection, la formation et l’enseignement, mais aussi la sécurité et la sûreté nucléaires.

Concernant la période 2021-2027, la Commission propose de consacrer à son programme de recherche global un budget de 100 milliards d’euros, en faisant ainsi l’une des quelques lignes budgétaires en augmentation dans la prochaine programmation. Sur ce budget, 2,4 milliards d’euros seraient affectés à la recherche Euratom.

Des actions sont, en outre, menées par notre centre commun de recherche depuis des décennies, à travers l’ensemble des plateformes créées, dont le Sustainable nuclear energy technology forum, dont M. Aït Abderrahim va parler ultérieurement.

Les services de la Commission, et le centre commun de recherche, collaborent étroitement au niveau international, tant avec l’Agence pour l’énergie nucléaire qu’avec l’AIEA, et d’autres partenaires clés dans le monde, que sont les États-Unis et le Japon.

Le cadre européen de sûreté nucléaire et de radioprotection a été considérablement renforcé ces dernières années. Il place l’Europe à la pointe en matière de sûreté nucléaire. Une mise en œuvre ambitieuse de ce cadre juridique est nécessaire, afin que le plus haut niveau de sûreté soit atteint et maintenu. C’est ainsi qu’a été introduit, dans la nouvelle directive européenne, un objectif de sûreté nucléaire selon lequel toute nouvelle installation doit être construite selon un design empêchant les accidents ou, dans le cas où un accident se produirait malgré tout, en atténuant les conséquences. Ce nouvel objectif est désormais juridiquement contraignant. Nous avons vu, aujourd’hui, dans les présentations des différents projets du futur, que tous les designs en tiennent compte. La recherche doit aussi apporter son concours quant aux modalités d’application de cet objectif.

Le cadre européen de sûreté nucléaire renforcé prévoit aussi un nouveau système de revue périodique par les pairs, au niveau européen. Une première revue, le « Topical peer review on ageing management », vient ainsi d’être initiée sur le sujet du vieillissement des installations, qui fournira certainement de nouveaux champs de travail à la recherche.

Un programme indicatif nucléaire, dont il a été question lors de la première table ronde, a par ailleurs été publié en avril 2016, afin de faire le point sur les investissements nécessaires en Europe. L’un des volets de ce programme concerne les dernières tendances technologiques, et traite notamment de la sûreté des petits réacteurs modulaires.

Enfin, il m’apparaît important de citer l’organisation par la Commission, en mars dernier, d’un séminaire rassemblant tous les secteurs concernés par les défis sociétaux dans le domaine de la recherche médicale sur les technologies nucléaires et les rayonnements.

Je souhaiterais revenir brièvement sur le sujet d’ITER. Il s’agit, pour de nombreuses années encore, de l’un des axes majeurs de recherche dans le domaine de l’énergie nucléaire. À ce titre, je tiens à souligner le rôle essentiel de la France, d’une part en tant qu’État hôte de l’organisation internationale ITER, et du projet ITER lui-même, d’autre part dans le soutien qu’elle apporte au projet, en tant que responsable de 20 % de la contribution européenne. Pour ce projet peut-être encore plus que pour les autres, la coopération et la coordination au niveau international me semblent primordiales pour en garantir le succès. L’enveloppe budgétaire allouée à ITER pour la prochaine période financière a été annoncée lors de la publication de la proposition de la Commission européenne le 2 mai dernier : elle s’élève à quelque 6 milliards d’euros, sur une ligne séparée de celle dédiée au budget de la recherche européenne sur la fusion, toutefois complémentaire des activités d’ITER.

Pour conclure, la coopération européenne en matière de recherche est active et doit rester dynamique, car elle constitue un facteur d’amélioration continue de la sûreté sur notre continent. Je vous remercie de votre attention et suis prêt à répondre à vos questions.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Je rappelle aux internautes qu’ils peuvent faire part de leurs questions et observations pour cette table ronde également en se connectant sur la plateforme de gestion des questions, à partir d’un ordinateur ou d’un téléphone portable, comme indiqué sur les sites internet de l’Assemblée nationale et de l’Office.

Mme Émilie Cariou, députée.  Merci, M. Rhein, d’avoir détaillé ces activités très diversifiées au niveau des programmes européens.

Nous allons à nouveau entendre M. François Gauché, qui est intervenu lors de la précédente table ronde en tant que directeur de l’énergie nucléaire du CEA, et revient à présent en sa qualité de président du Forum international Génération IV. Ce Forum a été mis en place, voici plus de quinze ans, pour coordonner les activités sur les systèmes de production nucléaire. Il comprend quatorze membres, dont le dernier à avoir adhéré en 2017 est l’Australie. M. Gauché va nous présenter un point sur les activités en cours au sein de ce Forum.

M. François Gauché, président, Forum international Génération IV.  Le Forum international Génération IV (GIF) a été créé en janvier 2000 par neuf pays et compte aujourd’hui quatorze membres, tous signataires d’un document fondateur, appelé « Charte du GIF ». Certains membres (Canada, Euratom, France, Japon, Corée du sud, Chine, Russie, Afrique du sud, Suisse, États-Unis, Australie) sont membres actifs. Ils seront bientôt rejoints par le Royaume-Uni. Le GIF compte aussi des membres non actifs, à savoir l’Argentine et le Brésil.

J’ai l’honneur, depuis avril 2016, de présider l’instance de coordination des travaux du GIF, son « policy group ».

Le GIF est une initiative de coopération multinationale, destinée à partager des travaux de recherche et développement sur les systèmes nucléaires de 4e génération, dont l’objectif est d’améliorer la durabilité (en anglais : sustainability), l’économie, la sûreté, la fiabilité, ainsi que la résistance à la prolifération nucléaire, et l’augmentation des dispositions de protection physique. Le GIF s’intéresse également aux applications non électrogènes de l’énergie nucléaire, comme la production de chaleur, y compris pour des applications industrielles, la production d’hydrogène, ou la désalinisation de l’eau de mer.

Les objectifs adoptés par le GIF ont servi de base pour l’identification et la sélection de six technologies, parmi plusieurs dizaines de concepts différents. Les systèmes sélectionnés sont fondés sur différents types de cœurs, de réacteurs, de fluides caloporteurs, et de cycles de combustible. Leurs conceptions comprennent des cœurs à spectre de neutrons thermiques, qui sont les réacteurs à très haute température (en anglais : very-high-temperature reactor ou VHTR) et les réacteurs à eau supercritiques (en anglais : supercritical water reactor ou SCWR). Certains systèmes fonctionnent en spectre de neutrons rapides, refroidis au sodium, au plomb, au plomb – bismuth, ou au gaz. Cette sélection inclut enfin toute la typologie des réacteurs à sels fondus, et comporte des cycles du combustible fermés ou ouverts.

Les réacteurs de 4e génération couvrent toutes les tailles de réacteurs : des concepts de micro-réacteurs de quelques mégawatts, des réacteurs de la gamme des small modular reactors, jusqu’à 200 MW, mais aussi des réacteurs de puissance plus importante.

Des rassemblements de communautés de chercheurs travaillant sur la même technologie sont organisés au sein de comités systèmes (en anglais : system steering committees). Plusieurs pays se trouvent ainsi réunis autour de chacune des technologies. Il s’agit d’un système à la carte, chaque pays n’ayant pas forcément choisi de contribuer à chacun des six systèmes représentés dans le GIF. Des documents issus de la R&D de chacun des partenaires sont ainsi partagés. Dans certains cas, des bases de données communes sont même élaborées. Je pense par exemple à des travaux menés sur le thème des matériaux fonctionnant à haute température.

Bien entendu, tout cela ne s’est pas construit facilement. Lors de la fondation du GIF, des discussions intenses ont eu lieu, précisément sur le traitement et la gestion de la propriété intellectuelle. Un accord a été trouvé, qui permet des collaborations jusqu’à un certain point. Celui-ci n’épuise pas la question, mais permet des travaux en commun, dans des conditions bien meilleures que s’il n’existait pas.

De manière transverse, quatre groupes méthodologiques sur la sûreté, l’économie, la résistance à la prolifération, et la protection physique, mettent au point des référentiels communs. Par exemple, ces dernières années, des critères de sûreté communs ont été développés en ce qui concerne les réacteurs refroidis au sodium. Ceux-ci font l’objet d’échanges avec des représentants des autorités de sûreté et de leurs appuis techniques, dans le cadre international du groupe conjoint sur la sûreté des réacteurs avancés, sous la coordination de l’Agence de l’énergie nucléaire de l’OCDE. L’élaboration de critères de sûreté pour d’autres technologies est en cours. Je pense notamment aux technologies avec refroidissement au plomb, ou bien aux réacteurs à haute température.

La GIF bénéficie du soutien de l’Agence de l’énergie nucléaire de l’OCDE, pour son secrétariat technique. Une coopération formelle existe également entre le GIF et l’Agence internationale de l’énergie atomique, sur les méthodologies de sûreté, ainsi que sur toute une série d’autres thèmes.

Nous sommes conscients de l’importance d’expliquer nos travaux aux nouvelles générations. Dans cette optique, une initiative pour l’éducation et la formation a été mise en place, sous l’appellation de « education and training task force ». Une trentaine de « webinars », des séminaires virtuels, se sont ainsi déroulés, ou sont planifiés entre septembre 2016 et fin 2018. Certains participants aux tables rondes de ce matin font d’ailleurs partie des orateurs de ces séminaires virtuels, pour lesquels nous comptons déjà plus de deux-mille visionnages à travers le monde.

Je voudrais partager avec vous un constat dressé à partir du point d’observation privilégié qu’offre le GIF : certains pays sont extrêmement actifs dans leur R&D, mais aussi dans la réalisation concrète de réacteurs avancés. La Russie compte ainsi trois réacteurs à neutrons rapides en fonctionnement, un réacteur d’irradiation en construction, et la programmation de la construction du prochain réacteur de puissance à neutrons rapides refroidi au sodium, le BN-1200, qui comme son nom l’indique a une puissance de 1 200 MWe et dont les options techniques sont extrêmement intéressantes, y compris en matière de sûreté. La Russie progresse également sur le combustible à base de plutonium, là où elle s’était pendant longtemps limitée au combustible à uranium enrichi. Elle ne s’arrête pas au sodium, mais cherche aussi à regarder la technologie du plomb liquide, en commençant par une variante de combustible à base de nitrures, et non plus d’oxydes.

Quant à la Chine, elle dispose de projets pour cinq des six systèmes du GIF : sodium, plomb, eau supercritique, hautes températures, et sels fondus. Citons, en particulier, le début de la construction d’un réacteur au sodium de 600 MW fin 2017, et la mise en place d’une coentreprise (en anglais : joint-venture ou JV) entre l’établissement CNNC (China National Nuclear Corporation) et l’entreprise TerraPower, détenue par Bill Gates, qui développe un concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, nommé TWR (traveling-wave reactor).

Concernant l’Amérique du nord et une partie du Royaume-Uni, on constate, depuis quelques années, que plusieurs dizaines de start-up et d’entreprises cherchent à développer et commercialiser des technologies de réacteurs avancés. On y trouve de nombreux concepts de réacteurs à neutrons rapides, mais aussi des SMR plus classiques, refroidis à l’eau. Certaines start-up ne se limitent pas à la fission, mais promeuvent également des concepts de machines basées sur la fusion. Ce bouillonnement d’idées et de talents attire des capitaux privés : plus d’un milliard de dollars, d’après le think tank américain Third Way. Enfin, certaines entreprises sont plus avancées que d’autres, comme TerraPower, dont j’ai déjà parlé, et NuScale, qui promet un SMR dans l’Idaho. Cette profusion d’initiatives privées a amené le département américain de l’énergie à adapter sa façon d’envisager la R&D. L’initiative GAIN (Gateway for Accelerated Innovation in Nuclear) permet ainsi à des start-up d’accéder à l’expertise, voire à la propriété intellectuelle des grands laboratoires nationaux.

Le Forum international Génération IV organisera son symposium triannuel en octobre prochain à Paris, en même temps que l’événement Atom for the future 2018 de la Société française de l’énergie nucléaire jeune génération. N’hésitez pas à venir nombreux.

Mme Émilie Cariou, députée.  Le message est reçu. Merci pour cet exposé. Nous percevons bien l’intérêt d’avoir une vue d’ensemble sur tous ces projets.

Nous allons à présent entendre M. Hamir Aït Abderrahim, qui va s’exprimer cette fois-ci en sa qualité de président de la plateforme technologique sur l’énergie nucléaire durable, qui rassemble plusieurs dizaines de centres de recherche et d’industriels européens, et vient de fêter les dix ans de sa création. Il reviendra sur la contribution de cette plateforme à l’innovation en Europe, et tracera les perspectives pour l’avenir.

M. Hamir Aït Abderrahim, président, Sustainable Nuclear Energy Technology Platform (SNETP) : Les contributions du SNETP à l’innovation dans la recherche nucléaire.  La plateforme de l’énergie nucléaire durable a été pratiquement l’une des premières créées. Elle date de septembre 2007, et a effectivement fêté ses dix ans d’existence l’année passée.

Je rappelle, en préambule, que l’énergie nucléaire de deuxième et troisième générations représente 30 % de l’électricité non polluante de l’Union européenne, et qu’il est aujourd’hui question d’étendre l’énergie nucléaire au-delà de l’électricité : cogénération, hydrogène, et désalinisation de l’eau de mer. Le troisième pilier tient au développement des réacteurs de quatrième génération, et à la fermeture du cycle. En effet, comme mentionné lors de la précédente table ronde, la durabilité du nucléaire implique de passer aux réacteurs à neutrons rapides.

Nous avons été invités, le 21 février dernier, à la Commission européenne, pour présenter les sujets d’innovation dans la recherche nucléaire, et la manière dont la collaboration internationale pouvait y contribuer.

Il faut savoir qu’il existe une « vallée de la mort » pour la recherche, qui intervient lorsque l’on se trouve confronté à la difficulté de passer de l’enthousiasme du début, où l’on a besoin de peu de moyens mais surtout de gens innovants, créatifs et motivés, à la réalité industrielle, pour concrétiser les projets. Il faut franchir cette étape, sachant que l’industrialisation n’interviendra que plus tard, en fonction de ce que l’on saura susciter. C’est là que la collaboration internationale peut jouer un rôle.

La Commission nous a demandé quel était le niveau de maturité technologique auquel devait intervenir cette collaboration, à laquelle elle pourrait elle-même contribuer. Nous nous sommes appuyés, pour répondre à cette question, sur une échelle de un à neuf, le niveau un correspondant à la simple présence d’une idée de base, et le niveau neuf à un concept complètement développé, démontré, et fonctionnant dans les mêmes conditions que celles dans lesquelles il sera amené à fonctionner en situation industrielle. Nous avons répondu que l’intérêt de l’apport d’Euratom ou de la Commission européenne, en collaboration avec les États membres, ou à l’échelle internationale, se situait aux niveaux cinq et six de maturité technologique, c’est-à-dire aux stades où l’on atteint la limite des moyens d’un laboratoire, et où il est nécessaire de franchir un cap, pour atteindre un niveau supérieur. Avant cela, on peut en effet assumer les travaux de recherche à l’échelle des laboratoires, des pays ; les projets ne sont alors pas suffisamment développés pour susciter l’intérêt, et la participation industrielle. L’industrie ne s’intéresse aux projets qu’à partir du moment où ils ont atteint la démonstration.

Il nous a ensuite été demandé de développer un exemple de sujet d’innovation. Nous avons choisi, parmi d’autres, la question particulière des déchets nucléaires, qui représente un problème pour la société, les industries en charge de leur gestion, lesquelles ne sont pas toujours en capacité de l’assurer faute de décisions politiques, les organismes de gestion des déchets nucléaires, les responsables politiques qui doivent prendre les décisions, et pour les pays, qu’ils sortent du nucléaire ou poursuivent dans cette voie. Après quarante ans de nucléaire, le fait de s’en extraire ne fait en effet pas pour autant disparaître les déchets comme par enchantement.

Il existe, ainsi que je l’ai rappelé précédemment, une stratégie européenne pour la séparation et la transmutation, mise au point avec tous les partenaires qui ont travaillé pendant plus de vingt ans dans les différents laboratoires, les organismes de recherche, et l’industrie. Cela a conduit à la mise en évidence de quatre blocs : séparation production des combustibles, transmutation, séparation des combustibles chargés en actinides mineurs.

Quel est l’intérêt d’effectuer une transmutation par les systèmes pilotés par accélérateurs ? Nous avons étudié diverses situations. Si l’on considère le groupe A, composé des pays qui veulent quitter le nucléaire, leur souci central est de clôturer la question dans un temps plus court que celui au cours duquel ils ont utilisé le nucléaire. Or, la transmutation se fait plus efficacement dans un système sous-critique. Pour les pays du groupe B souhaitant continuer dans la voie du nucléaire, le risque est d’être confronté à une pénurie de plutonium. Le plutonium des pays du groupe A peut donc très bien être une ressource pour les pays du groupe B. Pourquoi polluer notre système de production d’électricité avec des actinides mineurs, potentiellement dangereux ? Autant utiliser un cycle spécifique, beaucoup plus petit. C’est là l’avantage majeur des ADS.

La question du meilleur choix entre les différentes technologies a été posée tout à l’heure par un parlementaire. Je crois que ce choix se fera une fois les démonstrations effectuées. Il faut savoir que lorsque l’on investit dans l’innovation, on le fait avec un objectif précis, mais cela peut aboutir à de l’innovation dans différents domaines. L’application résultant de la colonne vertébrale d’innovation ainsi créée dépendra des opportunités, de l’industrialisation, et des priorités, qui peuvent être totalement différentes de l’objectif initial. Même dans la recherche fondamentale, le fait que l’ADS nous demande cet accélérateur hyper fiable va rendre toutes nos grandes infrastructures utilisant des accélérateurs beaucoup plus performantes.

C’est la raison pour laquelle, en Belgique, nous souhaitons investir dans le programme MYRRHA. Le gouvernement belge entend ainsi financer 40 % de ce projet auquel nous croyons fermement, au-delà même de l’application industrielle particulière autour des déchets nucléaires.

La collaboration internationale peut nous permettre de franchir la « vallée de la mort », décrite précédemment, en mutualisant les ressources et les moyens. Nous n’en sommes pas encore à une phase de compétition industrielle. Il est donc possible de partager cette connaissance fondamentale, et de construire les grandes infrastructures de recherche nécessaires qui font actuellement défaut. Cela nous permet aussi d’attirer des talents confirmés, susceptibles de former à leur tour les plus jeunes.

Mme Émilie Cariou, députée.  Merci pour cet exposé.

Avant de passer au débat, nous allons diffuser l’enregistrement de l’intervention de M. Rob Arnold, et projeter la présentation correspondante, qui porte sur l’innovation britannique dans le domaine nucléaire.

M. Rob Arnold, Lead engineering advisor – nuclear technologies, department for business, energy and industrial strategy, Royaume-Uni : L’innovation nucléaire au Royaume-Uni.  Je souhaite tout d’abord remercier l’OPECST de m’avoir invité à présenter la situation du Royaume-Uni en matière de recherche et d’innovation dans le domaine nucléaire. Je l’évoquerai en abordant l’histoire, l’évolution et le contenu du programme correspondant.

Les origines du programme britannique se trouvent en partie dans la législation climatique, et les objectifs de sécurité énergétique. L’« Energy act » a pour but de nous doter de systèmes énergétiques sûrs et abordables, alors que le « Climate change act » nous fixe des objectifs relatifs à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, à l’horizon 2050.

Au cours du processus d’élaboration législatif, le gouvernement a analysé plusieurs types de scénarios énergétiques, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’énergie nucléaire fait partie du mix énergétique dans des scénarios à bas coût, peu carbonés, et ce même dans le cas d’un fort pourcentage de déploiement d’énergies renouvelables. L’étude montre également que l’énergie nucléaire est l’un des grands contributeurs pour améliorer la sécurité énergétique, et réduire globalement le coût du système énergétique. Ces bénéfices climatiques et énergétiques sont l’une des raisons de l’intérêt croissant et renouvelé du Royaume-Uni pour les nouvelles centrales nucléaires.

Cela se produit après une baisse du niveau de la R&D dans le domaine de la fission nucléaire au Royaume-Uni. À l’exception du secteur du démantèlement nucléaire, le nombre d’employés dans la recherche nucléaire baisse depuis les années 1980. Le Parlement s’est préoccupé de cette question, à la lumière d’un enthousiasme croissant pour l’énergie nucléaire et les centrales nucléaires. En 2011, la Chambre des Lords du Parlement britannique a présenté un rapport faisant état de ses préoccupations. Le Gouvernement en a accepté les conclusions, et envisagé un important programme d’investissement.

L’une des premières actions menées a consisté à examiner la stratégie de R&D dans le domaine de l’énergie nucléaire. Cette démarche a conduit à l’élaboration d’une feuille de route montrant, pour plusieurs scénarios, dans quelle mesure il faudrait accroître l’activité de recherche, afin de soutenir l’industrie de l’énergie nucléaire. Cela nous a permis de démontrer que l’accroissement de la recherche était une donnée commune à l’ensemble des scénarios pour l’énergie nucléaire du futur, quel que soit le nombre de nouvelles centrales nucléaires à construire.

Cette feuille de route présentait aussi une stratégie de développement des compétences, et de la capacité de la chaîne logistique, pour répondre aux besoins prévisionnels de l’industrie nucléaire.

Un conseil a été mis sur pied, qui nous fournit des faits probants, pointant les aspects sur lesquels la communauté des chercheurs et l’industrie doivent maintenir leurs compétences, et mettant l’accent sur les champs dans lesquels ils doivent accroître leur activité. Cette instance travaille en partenariat avec le Gouvernement, afin de développer un modèle de financement de la recherche basé sur des actions bien définies, et des projets présentant des bénéfices clairs. Cela a conduit, à partir de 2013, à une augmentation des investissements du Gouvernement dans les infrastructures de recherche dans le domaine du nucléaire, et au lancement d’un nouveau programme d’innovation nucléaire en 2016.

Ce programme a pour objectifs de développer les compétences et l’expérience nécessaires pour s’assurer que l’énergie nucléaire continue à soutenir une production énergétique peu carbonée. Il comprend notamment le transfert de compétences vers la jeune génération de chercheurs, le développement de la chaîne logistique pour soutenir les nouvelles technologies nucléaires, et l’amélioration des activités commerciales du Royaume-Uni, tant sur le marché national qu’à l’échelle mondiale.

Bien évidemment, la réduction des coûts constitue un autre objectif important, étant donné les coûts pour l’instant considérables liés au développement des centrales nucléaires.

 

Ce programme s’articule autour de cinq axes.

Le premier axe se concentre sur le développement de combustibles plus sûrs et plus efficaces, pour les réacteurs actuels et les nouveaux réacteurs. Il porte notamment sur des combustibles tolérant mieux les accidents, ainsi que des combustibles permettant de poursuivre la recherche sur les réacteurs à spectre neutronique rapide. L’objectif est de disposer d’une technologie nucléaire plus sûre, disponible plus rapidement, avec une plus grande qualité, et à un prix réduit.

L’axe concernant les réacteurs avancés se concentre sur les licences, et les capacités de modélisation mathématique pour de nouveaux types de réacteurs, comprenant notamment les nouvelles constructions conventionnelles, les nouveaux réacteurs de petite taille, et les réacteurs à neutrons rapides.

Le Royaume-Uni mène, par ailleurs, depuis longtemps, des recherches pour une meilleure gestion des déchets nucléaires, et une meilleure réutilisation du combustible usé. Ce programme poursuit ces objectifs, afin de disposer d’un approvisionnement durable en combustible, et de lutter contre la prolifération des armes, pour les réacteurs actuels et futurs, notamment les RNR.

Ces quatre aspects bénéficient, enfin, de l’amélioration des infrastructures de recherche, ainsi que du développement d’outils de communication et d’analyse.

Je souhaiterais, pour terminer, vous montrer une diapositive présentant le panorama des principaux projets du programme et des évolutions en cours.

J’espère avoir réussi à vous apporter quelques éclairages concernant le développement de la recherche nucléaire au Royaume-Uni et vous remercie de votre attention.

Mme Émilie Cariou, députée.  Merci beaucoup. Nous allons à présent passer au débat.

Je souhaiterais, pour ouvrir le débat, vous soumettre deux questions. Je me tourne tout d’abord vers M. Hahn, pour lui demander si le développement des petits réacteurs modulaires, qui va conduire à une plus grande dispersion géographique, ne présente pas le risque de mettre à mal l’une des priorités de l’AIEA, à savoir la lutte contre la prolifération ?

M. Dohee Hahn.  Je vous ai présenté, dans mon exposé, les activités de l’AIEA, en insistant notamment sur nos priorités en termes de sécurité et de sûreté. Il existe différents types de conception de petits réacteurs modulaires : certains sont flottants, d’autres sur terre. La question est donc celle de la sûreté, de la sécurité et de la disponibilité. Nous disposons de plusieurs groupes de travail et mécanismes à ce sujet. Sur la base des efforts engagés, nous allons donner des orientations, ou des normes de sécurité, afin de répondre à ces éléments de préoccupation.

Mme Émilie Cariou, députée.  Les États-Unis et la Chine disposent de budgets de recherche assez importants dans ce domaine, notamment pour des travaux sur de nouveaux types de réacteurs et les technologies qui y sont associées. Ces pays sont-ils, selon vous, suffisamment engagés dans la coopération internationale ou ont-ils une position plus attentiste que d’autres ? Est-il possible d’avoir une idée des ordres de grandeur des budgets de recherche nationaux, et voir comment se situe la France dans cet environnement international ?

M. Daniel Iracane.  Concernant la volonté de coopérer des États-Unis, on constate une irrigation du secteur industriel par le département américain de l’énergie et une mise à profit des capacités des laboratoires. Cela crée une tendance à vouloir développer en interne les technologies, qui se heurte très vite à l’intérêt majeur qu’il y a à avoir des collaborations internationales, en termes de consolidation des moyens, et d’ouverture des marchés. En effet, pour les industriels, les marchés se doivent d’être internationaux. Il est donc nécessaire de co-développer les technologies, afin de les mûrir collectivement, et de faire en sorte que le marché accepte ces technologies de manière à peu près synchrone, dans tous les secteurs mondiaux. On observe, au quotidien, cette balance entre les intérêts nationaux des grands pays historiques, dont la France, et la nécessité de créer une compréhension commune à l’échelle mondiale, qui permet de favoriser la pénétration du marché par de nouvelles technologies.

La question de la Chine est de nature très différente. Les acteurs français de la recherche et de l’industrie sont très présents en Chine. La dynamique nationale chinoise est extrêmement puissante, et le cadre géostratégique rend la question plus compliquée. On est face à un mouvement constant de rapprochement entre la Chine et les autres pays ; mais ce travail est en cours, et encore loin d’être abouti.

Pour ce qui est du financement, je n’ai pas de montants précis à vous communiquer. Je souhaiterais simplement souligner que les engagements industriels aux États-Unis sont majeurs. Un projet comme NuScale, qui est l’un des plus avancés en termes de SMR, est d’abord et avant tout financé par le secteur industriel. L’industrie aujourd’hui tient les manettes de l’innovation, et a la capacité de transformer la recherche en réalisation. Il existe, de ce point de vue, un écart assez significatif avec les pays européens.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Nous avons été alertés, voici quelque temps, par M. Bernard Bigot, responsable du projet ITER, sur le désengagement redouté des États-Unis dans le financement de ce programme. Dans ce cas, la coopération ne semblait pas aller de soi. Je serais heureux d’entendre vos commentaires à ce propos.

M. Bernard Salha.  Je souhaiterais, Madame la présidente, revenir à votre question sur les budgets. J’évoquerai, lors de la table ronde suivante, la question de la Plateforme France Nucléaire (PFN), et les programmes de recherche. Nous avons effectué quelques comparaisons internationales, et je pourrai vous donner des montants plus précis. Je peux cependant d’ores et déjà vous indiquer, sans anticiper sur mon propos, que la France, la Russie et le Japon ont des budgets de fonctionnement de recherche assez comparables. Les États‑Unis disposent de budgets significativement plus élevés, un et demi à deux fois supérieurs. La Chine se situe, quant à elle, au moins au niveau des États-Unis, et probablement au-delà.

M. Hamit Aït Abderrahim.  Je voulais signaler un élément que l’on constate lorsque l’on collabore avec les États-Unis : dès lors que de l’argent public américain est investi dans une recherche, la première condition posée est que tous les résultats de cette recherche deviennent ouverts au public. Cette manière de fonctionner est liée au fait que la recherche financée par l’argent public doit être ouverte à tous, afin de faciliter son industrialisation. Ce passage de la recherche et de l’innovation vers l’industrialisation ne s’effectue pas, en Europe, de façon aussi active qu’aux États-Unis. Je crois que ce sujet est en réflexion et en préparation au sein de la Commission européenne, afin que toute recherche bénéficiant de fonds publics européens soit déclarée ouverte à n’importe quelle personne ou organisme désireux de la valoriser. Il s’agit là d’un vrai défi qui se présente à nous, qui avons une autre tradition que les États-Unis, en termes de propriété intellectuelle de la recherche publique. Il va falloir envisager la manière de prendre en compte cette nouvelle approche.

Mme Émilie Cariou, députée.  Il s’agit effectivement d’un sujet très épineux : que rendre public ? Que protéger ? Apparaissent également, en filigrane, des enjeux financiers considérables.

M. Philippe Bolo, député.  Je souhaiterais vous entendre sur des sujets de recherche peu évoqués à ce stade de nos échanges. L’Assemblée nationale a, vous le savez, mis en place une commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires, qui s’est rendue au Japon début mai, et a visité le site de Fukushima. Parmi les nombreux sujets évoqués avec nos interlocuteurs japonais, ceux du démantèlement et du traitement du corium se sont avérés particulièrement riches. Quelle coopération la France entretient-elle avec le Japon pour mener des recherches sur ces deux sujets ? S’agissant du traitement du corium, des recherches sont-elles menées ? Si oui, lesquelles et avec quels bénéfices, au-delà de la gestion du post-accidentel ? De même, quels sont, en matière de démantèlement, les principaux axes de recherche ? Plus généralement, l’accident de Fukushima oriente-t-il des recherches spécifiques en France ?

M. François Gauché.  Nous entretenons, dans un cadre bilatéral, des collaborations assez fortes avec le Japon depuis l’accident de Fukushima. Plusieurs organismes français y contribuent, dans différents domaines. Nous développons ainsi, au CEA, deux partenariats importants sur les points que vous venez de citer. J’ai, en particulier, à l’esprit des projets de décontamination des terres, avec des essais menés l’année dernière sur des terres réellement contaminées, afin de tester à une échelle pilote les capacités de décontamination d’un procédé mis au point au CEA. Des travaux sont également en cours au sein des équipes du CEA, en collaboration avec des industriels, sur les modalités de découpage et de récupération du corium, c’est-à-dire les éléments de cœur fondu des réacteurs de Fukushima, par découpe laser.

M. Daniel Iracane.  Ces sujets sont aussi traités en multilatéral, à l’échelle internationale. L’AEN a, par exemple, lancé un projet à très long terme, dont la France fait partie, visant à accompagner le Japon dans le démantèlement du corium, avec une approche scientifique, venant en complément de la dimension industrielle du problème. L’objectif est de générer des données servant à comparer les différents codes dans les pays participants, afin de voir si l’on peut comprendre a posteriori ce qui s’est passé.

M. Yves Marignac, directeur, Wise-Paris.  Je souhaiterais apporter un commentaire sur la dimension internationale. Je souscris complètement à l’idée selon laquelle il est nécessaire de développer des collaborations internationales. Il convient toutefois de souligner que le nucléaire, à l’échelle mondiale, n’est pas une question énergétique et encore moins une question climatique : il s’agit, historiquement, d’un sujet avant tout géopolitique. Les pays qui parlent aujourd’hui de coopération pour construire un nucléaire durable, je pense notamment au Japon, aux États-Unis, et à l’Union européenne, sont justement des zones où le nucléaire est aujourd’hui en difficulté, y compris économique, et où la promesse d’un nucléaire durable est un ressort sur lequel l’industrie s’appuie. Or, cela passe évidemment par la coopération. Au niveau mondial, d’autres pays, comme la Chine et la Russie, mènent des politiques extrêmement agressives d’expansion, d’exportation de nucléaire, avec beaucoup moins de préoccupations que l’Union européenne et la France quant au caractère soutenable de ce nucléaire. Il me semble important d’avoir ces éléments en tête, et de les mettre en perspective, lorsque l’on raisonne sur la compétitivité, et le bien-fondé des options sur lesquelles nous réfléchissons depuis ce matin.

Mme Émilie Cariou, députée.  Si vous n’avez pas d’autres points à soulever, je passe la parole à ma collègue Huguette Tiegna, qui a collecté les questions des internautes.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Je souhaiterais, avant de relayer les observations des internautes, vous soumettre une question personnelle : lorsque l’on parle de coopération au niveau du nucléaire, on sait que le sujet est surtout, comme cela vient d’être souligné, politique et géopolitique. Pour autant, la question des matières premières n’a, me semble-t-il, pas été abordée, si ce n’est pour indiquer que nous disposions encore de stocks pour une centaine d’années environ. Or, parler de nucléaire durable implique d’évoquer cet aspect. Je n’ai, pour ma part, jamais entendu parler de coopération avec les pays fournisseurs de matières premières, notamment les pays africains.

Il a aussi été question de talents : le Gouvernement met en place des « parcours talents » pour faciliter la mobilité des jeunes. Existe-t-il une coopération internationale dans ce domaine ?

M. Daniel Iracane.  Il est, tout d’abord, important de mesurer où nous en sommes. Personne n’a de boule de cristal, et tout dépendra de l’évolution de la consommation, mais il est toutefois possible de disposer de certains éléments d’appréciation. Ainsi, chaque année, l’AEN, en collaboration avec l’AIEA, sort un « livre rouge », qui donne une photographie des capacités minières identifiées, et met en regard de cela les besoins liés à la consommation d’aujourd’hui. Cela permet d’établir une vision partagée, à l’échelle internationale, de la trajectoire de la disponibilité des matières. En l’état actuel du nucléaire dans le monde, et d’après ce que nous savons des capacités minières, nous n’identifions pas de difficulté sur la disponibilité des matières, à court et moyen termes ; mais s’il se produisait une accélération de la consommation, il conviendrait de revoir la situation, et d’analyser la disponibilité des matières au regard des nouveaux besoins. Ce travail est effectué annuellement, et permet d’accompagner l’évolution de la trajectoire du nucléaire international, en termes de disponibilité de l’uranium.

M. Hans Rhein.  On peut parfaitement, ainsi qu’il vient d’être expliqué, effectuer une analyse des risques liés à l’offre de sources énergétiques. La conclusion est que ces risques sont assez limités dans le contexte du développement de la stratégie énergétique de l’Union européenne. Cela étant dit, nous coopérons avec l’AIEA au développement d’une banque d’uranium, située au Kazakhstan, que nous avons contribué à financer.

M. Yves Bréchet.  La question de la disponibilité des matières est importante, et reviendra certainement de façon récurrente dans tous les débats que vous allez avoir autour de l’énergie. Cela ne consiste pas simplement à mettre en regard une ressource minière et un besoin, mais une ressource minière, une disponibilité géopolitique, et une capacité à l’exploiter.

Il faut également arrêter de considérer que les ressources rares sont uniquement les terres rares. Une ressource peut devenir rare par le développement massif de quelque chose qui en consomme beaucoup.

La disponibilité des matières suppose aussi de prendre en compte la quantité d’énergie nécessaire à leur extraction. Je pense que cette réflexion systémique a impérativement besoin d’être posée pour l’ensemble des questions relatives aux ressources énergétiques.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Les internautes s’interrogent sur le développement de la coopération internationale dans le domaine du nucléaire civil : il s’agit de savoir si cela risque de contribuer à la prolifération des armes nucléaires, dans le contexte international que nous connaissons actuellement, autour notamment de l’Iran et de la Corée du nord.

M. Daniel Iracane.  Notre expérience de ce sujet montre que les lignes de force sont assez simples : lorsque des pays posent question à la communauté internationale, on ne collabore pas avec eux. Pour des pays dont la situation est plus délicate à évaluer, comme l’Inde, qui n’est pas partie au traité de non-prolifération, la collaboration existe, notamment avec les États-Unis et la France dans ce cas précis, mais nous veillons à éliminer de la coopération les sujets qui posent question, comme la recherche sur le combustible, et à favoriser les recherches relatives à la sûreté. Nous avons une gestion pragmatique de ces questions.

M. Dohee Hahn.  Comme je l’ai indiqué dans mon intervention, l’AIEA a pour vocation de promouvoir l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques. Nous encourageons ainsi les coopérations et les échanges d’informations dans ce seul cadre. Concernant les activités pratiques de mise en œuvre, nous procédons à une vérification des registres de prolifération.

C.   Troisième table ronde : recherche et innovation nucléaire, quels objectifs, quelle organisation, quels moyens ?

Présidence : M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Cette troisième table ronde va conclure notre matinée et compléter l’éclairage sur la filière nucléaire internationale. Elle sera plus précisément consacrée aux questions d’objectifs, d’organisation et de moyens de la recherche et de l’innovation nucléaire.

Des éléments ont déjà été apportés, lors des deux tables rondes précédentes, sur la diversité des recherches, les obstacles scientifiques, technologiques, économiques, l’importance de la coopération internationale et la complexité de ce domaine. Je vous demanderai donc de centrer vos interventions sur les points notables venant en compléments des informations déjà mentionnées.

Nous accueillons tout d’abord M. Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire, que nous avons entendu à plusieurs reprises dans le cadre de l’Office et qui est présent ici à double titre, d’une part, parce que l’ASN vient de publier son avis sur les sujets de recherche à approfondir en matière de sûreté et de radioprotection, d’autre part, parce que les activités de recherche sont une condition du maintien d’un haut niveau d’expertise et de savoir-faire, élément essentiel dans ce domaine.

M. Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) : une recherche renforcée pour une sûreté nucléaire durable.  Merci d’inviter un gendarme à parler de recherche ! L’ASN s’est auto-saisie de la question voici une dizaine d’années, et le bienfondé de cette démarche a été confirmé par la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte.

L’un des principes centraux en matière de sûreté est l’amélioration continue, la mise en œuvre des meilleures technologies disponibles. Or cela passe par la recherche. Nous sommes donc intéressés par principe à ce que des recherches soient menées pour améliorer les technologies, et notamment leur niveau de sûreté.

De facto, la plupart des grandes décisions que nous avons à prendre renvoient à des dossiers techniques très compliqués, dont les bases scientifiques doivent être fondées. Nous avons besoin, dans ce contexte, d’une expertise de grande qualité, qui doit s’appuyer sur des résultats de recherche validés et nombreux. Par exemple, nous avons pris, voici quelques temps, une décision sur les problèmes rencontrés sur la cuve de l’EPR de Flamanville. Le problème pouvait s’énoncer simplement : il y avait un peu trop de carbone par rapport à ce qui était prévu. Il a toutefois fallu plus d’un millier d’essais, deux ans de travaux, et de très nombreux calculs, pour parvenir in fine à porter un jugement sérieux sur le devenir de cette cuve.

Parmi les grands organismes de recherche, dont certains sont présents aujourd’hui, l’IRSN joue pour nous un rôle essentiel, en termes d’expertise technique. Il consacre d’ailleurs 41 % de son budget à la recherche, ce qui est considérable. Je soutiens ainsi pleinement son action, garante de la qualité des avis qui nous sont rendus, et qui nous permettent de fonder nos décisions.

Pratiquement, nous nous sommes dotés, voici une dizaine d’années, d’un comité scientifique ouvert, qui examine régulièrement un certain nombre de sujets. Tous les avis que nous rendons, dont le troisième d’entre eux, cité par M. Cédric Villani, sont publics. Nous avons publié un premier avis en 2012, un deuxième en 2015 et celui-ci en 2018.

Nous avons, à ce stade, traité une vingtaine des thèmes qui nous paraissaient importants. Je citerai notamment les problèmes liés aux facteurs sociaux, organisationnels et humains, en rappelant que la sûreté n’est pas qu’une question de machines, mais implique aussi des organisations et des personnes, qui mettent en œuvre des dispositifs, effectuent des gestes, ou ne les effectuent pas. La moitié du résultat de sûreté effective est imputable au bon ou au mauvais fonctionnement des organisations et des actions humaines. Nous avons également évoqué la gestion des déchets, qui nous apparaît comme un sujet stratégique en matière de recherche. Nous avons aussi traité de la radiobiologie, notamment dans ses applications médicales, ainsi que des conséquences socio-économiques d’un accident. Cela est essentiel, y compris pour bien gérer une situation éventuelle post-accidentelle : il est important de savoir où se situent les coûts, afin d’optimiser la gestion publique et collective d’un éventuel futur accident. Nous avons également abordé des sujets plus classiques, comme ceux des matériaux : conditions de température, de pression, d’irradiation ou ceux des incendies, question basique mais essentielle en termes de sûreté. Nous avons aussi, suite à l’accident de Fukushima, réfléchi à la manière d’aborder, de qualifier, de quantifier les « agresseurs » externes naturels exceptionnels. En France, le sujet des séismes méritera, à mon avis, que des recherches soient menées.

Nous avons, par exemple, étudié la question de la gestion des situations de fusion du cœur. Savoir si le cœur va rester dans la cuve ou la traverser est un enjeu majeur. Le refroidissement est, en effet, plus facile à effectuer lorsque le cœur reste contenu dans sa cuve. Cela alimente, au niveau mondial, un grand débat en termes de sûreté, mais aussi au niveau technologique : la question est de savoir comment apporter la démonstration de ce phénomène, et s’assurer que le cœur restera dans la cuve, et pourra ainsi être refroidi. Il s’agit d’un enjeu important pour les designs. Il y a là des recherches à mener, et des visions très différentes au niveau mondial. En effet, plus le cœur est gros, plus la surface de refroidissement extérieure relative est faible, donc moins il est facile à refroidir. La question est de trouver le point d’équilibre, et le niveau de puissance correspondant ; c’est là que les visions divergent. En France, on estime globalement qu’à partir de 1000 MW, on ne saura pas garder le cœur en cuve. À l’inverse, on imagine, dans d’autres pays, pouvoir aller jusqu’à 1200 ou 1400 MW, en conservant le cœur en cuve. Cela change tout, en termes de sûreté comme en matière de design mais aussi en termes de coût des réacteurs proposés.

La deuxième branche de l’alternative est la situation dans laquelle le cœur sort de la cuve : la problématique est alors de savoir comment éviter qu’il ne traverse la dalle en béton située au fond du réacteur. Dans le cadre de la prolongation éventuelle du parc existant en France, cet aspect sera très important, puisque les réacteurs actuels ne sont pas équipés d’un récupérateur de cœur (en anglais : core catcher). Des discussions très pointues sont actuellement en cours avec EDF, pour savoir comment retrouver l’équivalent de cette fonction. La proposition d’EDF est d’ajouter, au fond de l’enceinte, des bétons spéciaux, susceptibles d’arrêter un cœur en fusion. Il reste encore, techniquement et scientifiquement, un énorme travail à accomplir, pour passer d’une démonstration théorique à une certitude transformable en décision de sûreté. Cela est en cours.

La question des arbitrages entre innovation et sûreté est également un élément de réflexion important. Prenons l’exemple de la génération IV : je souscris au choix effectué par la France d’aller plutôt explorer, parmi l’ensemble des réacteurs proposés, les réacteurs à neutrons rapides. En effet, même si d’autres réacteurs ont des caractéristiques intrinsèques de sûreté peut-être meilleures, nous pensons que, de manière pratique, le savoir-faire acquis sur les réacteurs à neutrons rapides en France sera plutôt un gage de sûreté. Il existe, en effet, une très grande différence entre un design théorique pouvant apparaître extraordinairement séduisant, y compris en termes de sûreté, et la réalisation pratique. Ainsi, certains réacteurs de génération IV travaillent à très haute température : or la question de la qualification des matériaux à très haute température est une question scientifique et, à terme, un enjeu de sûreté. Il s’agit de savoir si ces matériaux résisteront, dans la durée, aux sollicitations extrêmes que l’on envisage.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Merci pour ces éclairages sur le sujet essentiel, et par certains aspects inquiétants, de la sûreté.

Je laisse pendant quelques instants la présidence de cette audition à ma collègue Émilie Cariou.

Mme Émilie Cariou, députée.  Je suis, en tant que vice-présidente de la commission des finances, particulièrement intéressée par cette intervention, qui soulève notamment la question du budget de l’ASN et de l’IRSN. Pour moi, ce sujet est à revoir, et n’a pas été purgé par la dernière loi de finances. J’avais, pour ma part, déposé des amendements pour mettre un terme à l’écrêtement des taxes affectées servant à ces budgets. Je pense que nous allons à nouveau avoir ce débat, dans le cadre du projet de loi de règlement que nous allons examiner et du prochain projet de loi de finances.

L’autre sujet est celui de la capacité financière de l’opérateur à engager les dépenses nécessaires au renforcement des cuves, et plus globalement à l’ensemble des aspects de sûreté que vous avez évoqués. Nous avons auditionné l’opérateur EDF, en commission élargie avec la commission des affaires économiques. Ces sujets ont également été abordés dans le cadre de la commission d’enquête. Or, je considère que le débat n’est absolument pas clos. Il nous manque de nombreux éclairages, et il va falloir que le Parlement dispose d’une pleine et entière information sur ces sujets.

Nous accueillons à présent M. Yves Marignac, directeur de Wise-Paris, structure indépendante d’information, d’étude et de conseil sur les questions de nucléaire et d’énergie. S’il serait difficile de revenir ici sur l’ensemble de ses activités, nous pouvons souligner ses contributions à de nombreux travaux collectifs, tels que ceux du groupe d’expertise pluraliste sur les mines d’uranium, et ceux des groupes permanents de l’ASN sur les réacteurs, sur les usines et laboratoires nucléaires, et plus récemment sur les équipements sous pression, qui témoignent de sa connaissance des questions nucléaires, d’énergie, de prospective énergétique, et des processus de décision associés. L’intervention de M. Marignac pose une question essentielle : une recherche sur le nucléaire ouverte à la société est-elle possible ?

M. Yves Marignac, président, Wise-Paris : une recherche sur le nucléaire ouverte à la société ? Parmi les sujets de recherche, certains, concernant l’amélioration du nucléaire existant, sont relativement immédiats, tandis que d’autres, sur le nouveau nucléaire, s’inscrivent dans un horizon de temps plus long. Mon intervention se concentrera essentiellement sur ce second cas, non sans soutenir préalablement tout ce qui a été dit précédemment sur l’importance des enjeux à court terme.

Concernant le nouveau nucléaire, les raisonnements sont différents selon les options envisagées, et l’horizon de temps auquel elles peuvent être déployées. Il me semble, de ce point de vue, extrêmement important de repositionner les réflexions par rapport à la transformation en cours du système énergétique mondial, à la transition énergétique. Il faut rappeler, si l’on se place dans une perspective internationale, que le nucléaire représente aujourd’hui mondialement 2,5 % de l’énergie finale, et qu’il y a assez peu de chance que, dans l’horizon d’urgence de la lutte contre le changement climatique, qui est de l’ordre de dix à vingt ans, une très forte accélération du nucléaire vienne répondre à ces enjeux, bien au contraire. Aujourd’hui, le nucléaire est, en effet, à l’échelle mondiale, plutôt en déclin, même si un certain nombre de réacteurs sont actuellement en construction. Il est, par ailleurs, très nettement en retard, en termes de rythme de développement, par rapport aux énergies renouvelables. Ce point me semble important, pour souligner que le cahier des charges de la recherche passée, qui a conduit au nucléaire actuel, y compris de troisième génération, ne correspond pas aujourd’hui à la mise en œuvre d’un nucléaire compétitif et acceptable sur le plan de la maîtrise des risques, par rapport aux autres options disponibles. Cette question est évidemment fondamentale pour la suite.

Je retiens notamment de l’introduction de M. Yves Bréchet l’idée de changement de paradigme : je crois que l’on se situe effectivement dans un changement de paradigme du système énergétique, et que la question, pour le nouveau nucléaire, est de savoir à quelles conditions il trouvera une place, à l’horizon 2030 – 2050, dans ce nouveau panorama. Je distinguerai trois critères qu’il convient, selon moi, de prendre en compte dans ce contexte. Le premier est de rattraper le déficit de compétitivité qui s’est creusé, ces dernières années, vis‑à‑vis des énergies renouvelables. La tendance des énergies renouvelables est à la progression, et EDF reconnaît que l’EPR nouveau modèle restera plus cher que les énergies renouvelables les plus compétitives. La question d’un saut, pour aller vers un nucléaire susceptible de rattraper ce déficit de compétitivité, est donc centrale.

La deuxième question est celle d’un nucléaire qui réponde de façon beaucoup plus radicale qu’aujourd’hui au problème des risques, dans la mesure où cela fait partie de son handicap vis-à-vis d’autres solutions. Cela comprend les risques intrinsèques, le risque d’accident majeur, et les problèmes de gestion des déchets à long terme.

Le troisième point est d’avoir un nucléaire conçu non pas, comme ce fut le cas historiquement, pour fonctionner en base avec des énergies renouvelables pouvant venir en complément, mais comme complément des énergies renouvelables, sachant qu’il est en compétition avec d’autres solutions de gestion fine de la demande, de stockage, etc. Il est en effet assez propre à l’industrie nucléaire de considérer aujourd’hui, comme je l’ai entendu, que le nucléaire est un complément indispensable à la variabilité des énergies renouvelables, dans des visions à 2030 ou 2050.

Cela étant posé, on ne peut passer en revue toutes les filières et l’ensemble des projets évoqués ce matin. Je suis tout d’abord frappé par le fait qu’aucune des possibilités technologiques présentées ce matin ne réunit, selon moi, les trois critères précédemment décrits. Certaines font mieux que d’autres sur certains critères, mais aucune de ces options ne répond réellement aujourd’hui à ce changement de paradigme.

Le deuxième constat est qu’il existe très peu d’innovations dans le nucléaire. La plupart des concepts et des designs dont il est question étaient déjà présents dans les réflexions menées dans les années 1950 – 1960. J’attends vraiment de cette industrie qu’elle produise des choses plus innovantes. Or, je pense qu’elle n’y parviendra pas en restant fermée sur elle-même. L’industrie construit aujourd’hui ses projets, sa vision, et ses orientations de recherche, en cercle fermé, entre les meilleurs spécialistes mondiaux du nucléaire. L’exemple le plus frappant est celui de la génération IV, qui s’est donné pour objectif d’améliorer la sûreté, de traiter la question des matières premières nécessaires, de la gestion des déchets, et a intégré la sécurité, mais pas du tout comme on aurait pu s’y attendre, alors même que les grandes orientations ont été fixées peu de temps après le 11 septembre. Je me demande souvent quelles seraient les filières prioritaires en termes de génération IV si l’on avait demandé leur avis non pas aux meilleures experts du nucléaire, mais aux meilleurs experts mondiaux de la sécurité internationale. Je ne pense pas que des filières comme celle que projette de développer la France, qui prévoient la mise en circulation de dizaines, voire de centaines de tonnes de plutonium à l’échelle d’un territoire national comme le nôtre, répondent à ces critères.

Concernant plus spécifiquement une filière comme celle des surgénérateurs à neutrons rapides refroidis au sodium, un concept a émergé voici une quinzaine d’années, qui a été défendu par des experts non institutionnels comme moi, et commence à entrer dans la manière dont l’ASN et l’IRSN évoquent ces questions : il s’agit du concept de potentiel de danger. Cela renvoie à l’idée qu’il faut, par rapport à des matières très concentrées en énergie et en radioactivité, réduire autant que possible le potentiel de danger. Cette nécessité a malheureusement été mise en évidence par l’accident de Fukushima. L’idée même de faire fonctionner un système avec plusieurs tonnes de plutonium, dans une matière aussi instable que le sodium va, de mon point de vue, totalement à l’encontre de cette notion de potentiel de danger.

Pour ce qui est de la question de la gestion des déchets et de la transmutation, il faut rappeler que l’on sait, aujourd’hui, transmuter un élément dans une cible, mais sans se préoccuper des effets collatéraux, et qu’il n’existe aucune démonstration du fait que l’on saura franchir les deux sauts majeurs consistant à conduire cette action à l’échelle d’un cœur, sur tous les éléments, et plus encore à l’échelle d’un parc de réacteurs. Nous avons également entendu que l’argument apporté à l’appui de la transmutation était la réduction de la radiotoxicité à long terme dans les déchets, passant complètement sous silence le fait que cela conduira à séparer et à transporter toutes ces matières très radiotoxiques, s’exposant ainsi à des dangers beaucoup plus grands à court terme, dont il faudrait tester et mesurer l’acceptabilité.

Cette question de la transmutation illustre plus généralement l’idée selon laquelle on ne saurait gérer l’héritage du nucléaire : démantèlement, gestion des déchets et des matières dites valorisables sans emploi, que si l’on se projette dans de nouveaux développements. Je vois là une sorte de chantage sociétal, très difficile à entendre. Il faudrait, au contraire, savoir se projeter positivement dans une gestion de cet héritage, qui par ailleurs est le seul secteur pour lequel existe une certitude de croissance des marchés mondiaux.

L’industrie nucléaire fonctionne, par rapport à tous ces enjeux, de manière beaucoup trop fermée dans ses réflexions sur les orientations à privilégier. Elle gagnerait, selon moi, pour envisager les conditions de rencontre avec ce nouveau paradigme, et de maîtrise de son héritage, indépendamment de projets incertains, à s’ouvrir à la société. L’IRSN dispose d’un comité d’orientation de la recherche ouvert aux parties prenantes : il s’agit d’un exemple de bonnes pratiques possibles. Cette ouverture est, pour moi, une urgence. Il s’agit d’un échange auquel les experts non institutionnels, que je suis malheureusement le seul à représenter ce matin, sont prêts à participer.

Mme Émilie Cariou, députée.  Merci beaucoup. Nous allons entendre à présent M. Jean-Claude Le Scornet. Ancien ingénieur en physique nucléaire au sein du CNRS, fondateur et président de la start-up Accelerators and Cryogenic Systems, il va aborder, de front et sans ambages, deux sujets touchant à la recherche et à l’innovation : d’une part, le nécessaire pluralisme de la recherche nucléaire, d’autre part, le problème de la relation entre recherche et industrie.

M. Jean-Claude Le Scornet, président, Accelerators and Cryogenic Systems (ACS) : une expertise aux marges.  Je vais effectivement faire entendre une voix un peu singulière, dans ce grand débat d’experts.

J’ai eu la chance de travailler avec M. Michel Spiro, à une époque où le CNRS avait des ambitions considérables dans le domaine de l’énergie nucléaire. Aujourd’hui, j’ai monté avec quelques collègues une start-up, qui tente de valoriser les travaux du CNRS en la matière. Nous sommes situés sur le plateau de Saclay, et avons actuellement, dans le secteur qui nous intéresse, deux contrats très intéressants : un sur ITER, et les calculs électromagnétiques liés à la distribution du plasma et les effets que cela entraîne, un autre sur les problèmes de l’intelligence artificielle (IA), en particulier l’apport de l’IA à la conduite des accélérateurs de puissance, dans le cadre notamment du projet MYRRAH.

Nous sommes, par ailleurs, allés, pour prendre réellement la mesure de la réalité des difficultés, jusqu’à monter, avec d’autres PME de haute technologie, un groupe ayant vocation à intervenir, et tenter de passer de l’étude à la réalisation, dans un monde très fermé. Nous venons, en particulier, d’obtenir un contrat de réalisation des éléments de distribution cryogénique de l’accélérateur linéaire (en anglais : linear particle accelerator ou LINAC) de la Source européenne de spallation (ESS).

Mon expertise est donc effectivement en marge, dans la mesure où, venu du CNRS, du secteur académique, lui-même souvent tenu aux marges des travaux sur l’énergie nucléaire, je peux porter une appréciation avec une voix sans doute particulière. Vous voudrez donc excuser mes propos, parfois un peu incisifs, au regard du climat très consensuel régnant autour de la table.

J’évoquerai ainsi le manque de pluralisme des acteurs du nucléaire, mais aussi la distance vis-à-vis des préoccupations de l’opinion publique. Concernant ce deuxième point, il a été très peu question du fait que ce secteur de recherche est extrêmement lié à une acceptabilité sociale. Il aurait ainsi été sans doute nécessaire de convier à ce débat des spécialistes des sciences humaines et sociales, voire des sciences économiques, afin d’apporter un regard critique face aux industriels, et aux acteurs du secteur. J’aborderai, enfin, un aspect largement sous-estimé en France, qui est le poids de l’administration sur les relations entre la recherche et l’industrie.

A priori, depuis les années 2005 – 2006, Cigéo et ASTRID rassemblent l’essentiel des moyens et actions dans le domaine de la recherche sur le nucléaire. Les décisions réglementaires et législatives ont été prises, les moyens dégagés et les opérateurs définis. Pour un avenir à horizon de quinze ou vingt ans, l’ensemble des moyens ont été concentrés, de façon quasi exclusive, sur ces deux objectifs. J’en veux pour preuve des éléments très simples : lors d’une discussion assez récente, M. Bernard Bigot m’indiquait, par exemple, qu’il n’était pas question que la France investisse le moindre argent sur un projet susceptible d’apparaître comme concurrent d’ASTRID.

Depuis longtemps, on accepte, de la même manière, que le CNRS, et plus généralement la recherche académique, restent aux marges, et à un niveau de veille scientifique et technologique, sans doute de très haute qualité, mais de très faible intensité.

J’ai, en outre, été étonné tout à l’heure qu’il ne soit pas fait mention du fait qu’ASTRID était actuellement dans une situation difficile. Il semblerait, en effet, qu’il manque un certain nombre de financements, au point que l’on envisage de diminuer les capacités d’ASTRID. Si l’on veut mener à terme ce projet, combien va-t-il falloir investir, au risque d’assécher définitivement le reste du vivier de la recherche, et d’achever un repli total des acteurs du nucléaire sur leur monoculture d’origine ?

Il y a deux ans, M. Jacques Repussard, ancien directeur de l’IRSN, affirmait que le véritable problème ne résidait pas dans le fait de regarder les différents réacteurs du futur, mais bien dans la nécessité, pour la France, de repenser sa stratégie nucléaire en cours.

À l’évidence, le pluralisme de la recherche apparaît comme une exigence majeure. Cela permettrait peut-être aux intervenants du nucléaire de regagner de la crédibilité dans l’opinion publique, ce qui est un passage obligé si l’on veut continuer à avoir un nucléaire en France, de quelque façon que ce soit.

En effet, l’énergie nucléaire reste aujourd’hui doublement anxiogène pour nos concitoyens, soucieux de sa dangerosité potentielle, liée au problème de sûreté des réacteurs, et à la radioactivité de ses déchets. Il est donc essentiel de faire porter prioritairement l’effort de recherche sur ces questions.

Or, la tendance est plutôt, pour l’avenir, à davantage de complexité technologique, pour toujours plus de mégawatts, ajoutant ainsi des problèmes de sûreté et de sécurité aux problèmes existants.

Il existe aujourd’hui une réalité scientifique, autour de la transmutation. Or, médias et politiques donnent le sentiment, par les messages qu’ils diffusent, que la science est en panne, et ne dispose pas de la moindre piste en matière de gestion des déchets nucléaires. Il faudrait faire de la transmutation un outil de diffusion dans l’opinion publique, afin de montrer que la science est certes confrontée à des problèmes de démonstration, mais travaille en ce sens, et développe des pistes intéressantes. Cela conduirait à la conclusion que le projet ASTRID ne peut pas exclure plus longtemps la participation de la France au programme MYRRAH, fruit de vingt ans de collaboration internationale européenne, dans le cadre d’Euratom. Il mériterait une contribution française significative.

Il y a, par ailleurs, une absolue nécessité à utiliser l’innovation du secteur industriel. Se pose toutefois ici une difficulté strictement française, qui est que les règles des marchés publics entre les grandes institutions scientifiques et le secteur privé ne prennent pas en compte ce que sont les modalités dérogatoires des marchés publics, acceptées à l’échelle européenne, et mises notamment en œuvre par nos collègues allemands et italiens. Cet état de fait cause à l’industrie française des difficultés extrêmement sensibles. Il conviendrait que les pouvoirs publics envisagent des solutions pour que, depuis les secteurs des achats des laboratoires jusqu’à Bercy, les gens ne soient plus tétanisés par les problèmes de risques, face à la Cour des comptes, en lien notamment avec la notion de conflit d’intérêts. Il faudrait, ainsi, accepter d’utiliser les mêmes règles du jeu que celles couramment admises en Allemagne, comme en Italie.

Pardonnez-moi pour ces élans un peu vifs, qui ne sont que le reflet de situations vécues sur le terrain.

Mme Émilie Cariou, députée.  Non seulement vous êtes tout excusé, mais nous vous avons précisément invité pour que vous nous fassiez partager votre regard particulier sur ces questions.

Nous allons à présent bénéficier de la vision sur la recherche et l’innovation d’un industriel, Naval Group, dont l’essentiel de l’activité se développe à l’extérieur de la filière nucléaire, et qui est doté d’une forte expérience de l’intégration de systèmes très innovants dans le secteur militaire, et les énergies renouvelables. Nous allons entendre M. Alain Louligi, directeur de la ligne des produits nucléaires civils chez Naval Group.

M. Alain Louligi, directeur ligne produit nucléaire civil, Naval Group : le maintien d’un haut niveau de compétence propice à l’innovation et la recherche de technologies innovantes.  Naval Group est maître d’œuvre de systèmes navals complexes : sous-marins, bâtiments de surface, infrastructures à terre. Dans le domaine nucléaire, nous assurons la réalisation, la fabrication, et la maintenance des chaufferies nucléaires embarquées. Nous avons également des « adhérences » avec le nucléaire civil, de par les programmes auxquels nous collaborons avec le CEA ou d’EDF.

Il me semble nécessaire, pour traiter la question de l’organisation dans l’innovation et la recherche, d’appréhender la problématique de manière globale. Je vais donc essayer de donner quelques facteurs clés de succès, en illustrant mon propos par des exemples issus de l’expérience de notre groupe.

Qu’attend-on de l’innovation ? Si l’innovation peut parfois être liée au hasard, elle apparaît surtout comme le fruit d’une contrainte. Nous avons ainsi été très souvent amenés à sortir de notre zone de confort, pour gagner en performance, en fiabilité, en maintenabilité, en compétitivité, nous mettre en situation de gérer des menaces, réduire l’exposition de nos personnels aux rayonnements, tant en exploitation qu’en maintenance.

L’innovation peut être endogène ou exogène. Une entreprise se doit d’être capable d’innover par elle-même, c’est le cas de sociétés comme Michelin par exemple, mais aussi être en capacité de veiller à capter les inventions extérieures, et voir dans quelle mesure elles peuvent se décliner dans son propre secteur d’activité. Nous avons eu la chance, à Naval Group, de pouvoir, pendant de très nombreuses années, assurer la maturité technique et le maintien des compétences, qui sont les ferments de l’innovation. Nous avons pu, de façon incrémentale, avoir une activité significative, que ce soit par nos programmes militaires, nos infrastructures à terre et les réacteurs de recherche qui les accompagnent, ou nos programmes civils. Cette activité a permis d’atteindre une certaine maturité technique, une expertise fondée sur le maintien des compétences.

Permettez-moi de citer quelques exemples à l’appui de mon propos. Lorsque nous sommes passés des chaufferies de sous-marins lanceurs d’engins aux chaufferies de sous-marins nucléaires d’attaque, nous avons été confrontés à des contraintes de compacité, et avons dû concevoir des chaufferies intégrées. Il s’agissait pour nous d’une étape d’innovation majeure, permettant d’assurer une meilleure sûreté de fonctionnement et une plus grande compacité. Plus récemment, nous avons accru notre niveau de modularité, pour des raisons de compétitivité industrielle. Nous avons ainsi commencé sur le porte-avions, la chaufferie puis avons étendu cette démarche à la partie appareil propulsif du sous-marin. Demain, nous allons développer la e-maintenance, sujet sur lequel nous travaillons depuis une quinzaine d’années déjà, ainsi que la fabrication additive, qui servira les programmes futurs.

Nous nous inscrivons, comme vous pouvez le constater, dans une logique d’innovation incrémentale, qui s’est construite dans le temps, et nous permet de disposer d’un vivier de compétences critiques pérenne. C’est parce que nous avons développé des programmes majeurs et innovants que nous avons pu maintenir nos compétences, c’est-à-dire garder des experts et garantir la filière.

Le deuxième facteur clé de succès réside dans le fait d’assurer un lien fort entre la R&D et l’industrie. On a trop souvent tendance à développer des inventions ou des technologies très en amont de la faisabilité industrielle, sans trop se préoccuper de leur devenir. Inversement, on a aussi parfois une fâcheuse tendance à oublier de capitaliser sur le retour d’expérience des industriels, pour identifier des gisements d’innovations possibles. Nous sommes, ainsi, au sein de Naval Group, impliqués en amont, via les instituts de recherche et les pôles de compétitivité, qui permettent de mettre en lumière des gisements d’innovations, mais essayons aussi d’avoir un lien fort avec des ressources internes, dans nos centres de recherche et d’expertise, ce qui permet de faire la passerelle avec l’industrialisation. Concernant la fabrication des chaufferies et de leurs composants, nous avons, par exemple, tissé une synergie forte avec TechnicAtome, société en charge de la conception des chaufferies elles-mêmes.

En matière de formation, nous disposons d’un Campus, qui nous permet d’assurer l’entretien des compétences spécifiques à la filière nucléaire.

Le troisième volet est également dicté par les contraintes, qui sont de plus en plus fortes à l’échelle internationale. Je pense qu’il importe, pour faire face à la concurrence internationale accrue, de s’organiser au-delà de l’entreprise. Il faut se donner la possibilité d’innover en rupture, ce qui requiert des moyens. Il convient donc de jouer la carte du collectif, et de nouer des synergies dans l’ensemble du tissu industriel. Cela inclut non seulement la R&D mais aussi la supply chain. C’est le cas, pour nous, avec les forgerons qui sont des acteurs importants. Il faut assurer cette mutualisation des compétences entre les principaux acteurs, à tous points de vue. Nous essayons de développer cette démarche dans notre domaine, avec des technocampus, et de nombreuses synergies avec les acteurs de la construction navale. Cette piste de fertilisation croisée des compétences et des moyens doit être creusée.

Voici, brièvement exposés, ce qui nous semble constituer les principaux facteurs clés de succès du cercle vertueux de l’innovation : maturité technique, maintien des compétences, liens forts entre R&D et industrie, ingénierie de production, et synergie accrue entre les acteurs de la filière.

Cela étant dit, encore faut-il trouver un bon vecteur pour le mettre en œuvre. Je pense que des programmes fédérateurs et multipartenaires, comme celui sur les SMR, sont d’excellents vecteurs de développement et d’organisation de l’innovation. Ils sont, en effet, propices à la mise en œuvre des facteurs clés de succès précédemment évoqués, et offrent une occasion sans précédent de casser les préjugés, de faire bénéficier toute la filière des acquis des innovations qui seront mises en œuvre pour ces projets, mais aussi d’avoir une approche maîtrisée des risques et des financements qu’une entreprise seule ne pourrait pas envisager. Dans le cadre de la compétition internationale, dans laquelle nos partenaires étrangers investissent beaucoup d’argent, il est important d’être solidaires, à l’international, mais aussi, dans un premier temps, à l’échelle de la filière française.

Pour Naval Group, ce type d’approche est intéressant, car il nous permet de nous rapprocher du nucléaire civil, avec lequel nous avons des adhérences, et qui présente indéniablement une porosité réglementaire grandissante avec notre domaine.

Mme Émilie Cariou, députée.  Merci beaucoup. La parole est maintenant à Mme Nathalie Collignon, directrice innovation d’Orano, dont le parcours est précisément jalonné d’innovations, puisqu’elle a initié la première unité de capture et de stockage de CO2 en Algérie, le premier projet d’hydrogène énergie pour l’Agence de l’innovation industrielle, et la première feuille de route sur le stockage massif d’énergie pour Areva. Elle a aussi créé le programme Open innovation d’Areva Innovation PME. Forte de son expertise, elle va traiter de l’enjeu de l’accélération des cycles d’innovation, évidemment particulièrement décisif en matière nucléaire.

Mme Nathalie Collignon, directrice Innovation, Orano : innovation technologique et innovation business, un enjeu d’accélération des cycles d’innovation.  Merci à l’OPECST de m’avoir conviée à ce débat, dans ce panel d’exception.

Orano recentre ses activités sur le cycle du combustible nucléaire, de la mine au démantèlement, en passant par la conversion, l’enrichissement, le recyclage, la logistique et l’ingénierie. Avec ce changement de nom, le groupe se transforme, et l’innovation est l’une de ses priorités, au même titre que l’excellence opérationnelle et la création de valeur pour ses clients.

Pour Orano, comme pour l’ensemble de la filière nucléaire, l’innovation est un élément clé, pour continuer d’améliorer le niveau de sûreté et la productivité de nos usines, dans un marché énergétique en pleine évolution, développer de nouveaux produits et services répondant aux enjeux de nos clients, mais aussi nous projeter et inventer les activités de demain.

L’innovation s’appuie, chez Orano, sur les trois piliers que sont l’innovation industrielle, l’innovation business et l’innovation au cœur des femmes et des hommes. Évidemment, ces trois dimensions sont indissociables, et se nourrissent les unes des autres, autour d’un enjeu commun visant à accélérer nos cycles d’innovation.

L’innovation industrielle est le pilier relatif à la technologie. Il s’agit d’ailleurs, au sein du groupe, de l’aspect le mieux compris par tous, ce qui témoigne, si besoin était, du fait qu’Orano est bien une société d’ingénieurs. L’idée est de proposer, dans des délais les plus courts possibles, des solutions technologiques, pour continuer à soutenir les modèles de création de valeur du groupe. Nous déployons, pour ce faire, les nouvelles technologies numériques, issues de l’industrie 4.0. M. Yves Bréchet rappelait précédemment, avec raison, que l’analyse des données industrielles était très développée à La Hague ; nous souhaiterions qu’elle se poursuive dans nos autres sites industriels, la difficulté étant, en l’occurrence, que ces sites sont en exploitation, ce qui fait qu’il faut apporter de nouvelles technologies, tout en conservant les qualités d’exploitation. Nous intégrons également des solutions autour de l’Internet des objets, ou IdO (en anglais : Internet of Things, ou IoT), de la réalité virtuelle, de la réalité augmentée, de l’usage des drones, etc.

Pour accélérer encore nos cycles d’innovation, et gagner en agilité, nous nous appuyons sur un écosystème de partenaires académiques et industriels, dont des start-up. Nous avons ainsi mis en place, depuis quelques années, une plateforme permettant de favoriser l’innovation collaborative, entre Orano et les start-up de nos territoires. Cette initiative fonctionne bien, et nous a déjà permis de mettre en œuvre plusieurs dizaines de collaborations. Nous avons, par exemple, travaillé avec l’entreprise iOTA, pour développer un outil d’inspection en réalité augmentée, avec AddUp pour concevoir en fabrication additive métallique des amortisseurs de choc pour nos emballages de transport, ou encore avec DCbrain sur l’optimisation de l’efficacité énergétique de certains de nos sites industriels.

Nous nous ouvrons également à des collaborations entre industriels. Ainsi, nous participons à l’incubateur Usine 4.0 de Total, sommes partenaire de projets avec Arkema, Ariane Group, mais aussi Idosens, pour développer un réseau de communication sans fil de nouvelle génération.

Cette dynamique autour des nouvelles technologies est importante, car elle permet notamment d’attirer de nouveaux talents, ce qui est un élément crucial.

Le deuxième pilier de notre stratégie d’innovation est l’innovation business. Il s’agit d’inventer les activités de demain, de développer de nouvelles opportunités de croissance, et de préparer notre avenir, dans l’énergie et au-delà. Nous y explorons de nouveaux modèles de création de valeur, pour optimiser la valorisation des matières du cycle du combustible, nos expertises, et nos technologies clés, notamment auprès d’autres domaines d’activité. On pense, par exemple, au secteur spatial ou médical. Comme vous le savez, Orano est déjà acteur du secteur médical, et Orano Med développe de nouvelles thérapies ciblées contre le cancer, à partir de plomb 212.

Nous nous associons pour ce faire à un écosystème d’acteurs de la recherche universitaire, dont des Suisses allemands, afin de déployer des démarches itératives orientées client et co-création de valeur, en mode test and learn fast, qui est vraiment devenu le credo du groupe. Il s’agit d’un changement profond dans notre façon de gérer les projets de R&D et d’innovation. Nous favorisons ici, comme le précisait M. Yves Bréchet, l’approche « coin de table » : avant de lancer de grands projets et des investissements lourds, nous nous assurons que les modèles de création de valeur que nous envisageons seront validés. Cette démarche nécessite aussi de s’entourer de nouvelles formes d’intelligence, et d’attirer de nouvelles compétences assez rares aujourd’hui dans nos industries, telles que les profils de business designers ou d’UX designers (métier en charge de l’expérience utilisateur sur internet).

Comme vous le voyez, Orano se transforme en profondeur, et cette transformation fédère et stimule les femmes et les hommes du groupe. L’innovation devient vraiment l’affaire de tous. Nous sommes sur la bonne voie pour dépasser le fameux syndrome du « not invented here », assez répandu jusqu’alors dans le groupe. Nous nous orientons ainsi progressivement vers le « proudly found elsewhere » et nous imprégnons des démarches de « test and learn fast ». Nous savons ainsi désormais réorienter ou arrêter les projets, si les impacts escomptés ne sont pas au rendez-vous, ou au contraire les accélérer pour saisir des opportunités. Il s’agit pour nous d’un véritable changement de culture, dont la dynamique est vraiment lancée.

Accélérer nos cycles d’innovation, observer le monde d’un œil neuf, favoriser l’open innovation, la fertilisation croisée, réinventer : autant d’éléments cruciaux pour pérenniser la filière nucléaire et attirer les jeunes talents, qui nous aideront à nous adapter encore mieux à un environnement où tout change très vite. Le champ des possibles est vaste. De nombreuses opportunités s’offrent à nous, dont il ne tient qu’à nous de nous emparer.

Je souhaiterais simplement conclure en vous disant que je crois profondément au nucléaire de demain.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Merci beaucoup. Je reprends la présidence pour la fin de cette table ronde, pour accueillir à nouveau M. Bernard Salha, directeur R&D d’EDF, qui va nous parler de la Plateforme France Nucléaire.

M. Bernard Salha, directeur R&D, EDF : les grandes priorités de R&D définies par la Plateforme France Nucléaire (PFN).  La Plateforme France Nucléaire réunit les grands acteurs exploitants du nucléaire français (CEA, EDF, Framatome et Orano). Elle s’est penchée, fin 2017 début 2018, sur les grands enjeux de la R&D nucléaire française menée par ces industriels. J’ai été en charge de préparer et piloter le dossier d’élaboration, aux côtés de mes collègues des autres entreprises. L’objet de mon propos est de vous en donner les conclusions majeures, et quelques chiffrages précis.

En termes de moyens, je n’évoquerai ici que les dépenses de fonctionnement liées à ces activités de recherche, non les budgets d’investissement, qui n’ont pas fait l’objet d’un examen détaillé par la PFN. Je ne parlerai également que d’activités de recherche, pas d’activités d’ingénierie, ces dernières étant notables sur certains réacteurs.

Le budget global des quatre partenaires précités en termes de R&D, pour le volet fonctionnement, s’établit à 710 millions d’euros par an. Il se décompose en 300 millions d’euros consacrés aux réacteurs à eau pressurisée, essentiellement aux réacteurs en exploitation et à des questions de sûreté, dont certaines évoquées par M. Pierre-Franck Chevet. La part de R&D consacrée, hors ingénierie, aux réacteurs nouveaux est de l’ordre d’une cinquantaine de millions pour les EPR, et d’une vingtaine de millions d’euros pour les petits réacteurs modulaires (SMR). Les travaux de fermeture du cycle, et notamment les travaux de recherche liés à la conception du réacteur ASTRID, s’élèvent, pour le volet R&D, à environ 70 millions d’euros, et ceux relatifs au traitement du combustible et aux usines du cycle à environ 130 millions d’euros. Le démantèlement, hors partie Cigéo, représente quelque 30 millions d’euros. Les codes de simulation constituent une partie importante, avec 100 millions d’euros : ce montant résulte du développement des outils numériques utilisés pour la conception et l’exploitation des réacteurs, et tout particulièrement pour les études de sûreté. Un point important, dont il a été peu question ce matin, concerne les installations d’essai, pour lesquelles le budget est voisin de 80 millions d’euros, hors investissement.

Ce budget global d’environ 700 millions d’euros est réalisé pour plus de la moitié par nos collègues du CEA, et financé en partie par les grands industriels (EDF, Framatome et Orano). Il représente un montant important dans l’absolu, mais est du même ordre de grandeur, voire dans la fourchette basse, que ceux des autres grands acteurs du nucléaire civil mondial, qu’il s’agisse des États-Unis, de la Chine, du Japon ou de la Russie. La comparaison menée pour la R&D réalisée dans le domaine nucléaire en France, en Russie, et au Japon montre en effet que leurs dépenses sont du même ordre de grandeur, soit 700 millions d’euros environ. Les sommes en jeu sont beaucoup plus importantes aux États-Unis. Le Congrès américain a ainsi voté, fin mars 2018, un budget de l’ordre de 1 200 millions de dollars, en augmentation de 28 % par rapport à ce qui avait été exécuté en 2017, allant au-delà de la budget request du président. Le budget est également beaucoup plus élevé en Chine, certainement supérieur à 1 500 millions de dollars, ce qui permet au pays de travailler sur de nombreux prototypes de réacteurs, et de nouveaux designs.

L’effort français est donc important dans l’absolu, et doit être maintenu à ce niveau, si nous voulons rester compétitifs vis-à-vis des autres grands acteurs internationaux. Signalons aussi que les connaissances, brevets, et compétences futurs, propres de l’industrie nucléaire française, seront en grande partie issus des programmes de recherche que nous développons aujourd’hui.

En termes de grandes priorités, a été reconnu par la PFN l’intérêt de la démarche « briques technologiques », que j’ai évoquée lors de ma première intervention, ainsi que l’intérêt de travailler sur les projets SMR, notamment le projet dit « I 150 », de vingt millions d’euros, auquel nous sommes associés avec TechnicAtome, le CEA, et Naval group.

Sur la fermeture du cycle et la génération IV, deux grandes priorités ont été définies. Il s’agit, à court terme, de poursuivre les activités de recherche sur les MOx, notamment sur les questions d’optimisation de fabrication, de comportement du combustible, et de sûreté. À plus long terme, les partenaires industriels de la PFN partagent tout l’intérêt d’une stratégie de développement RNR, avec deux composantes : une composante simulation, et un volet expérimentation, susceptible de s’appuyer sur un petit réacteur, dont la puissance est à fixer en fonction des verrous technologiques qu’il permettra de lever.

Nous avons également considéré l’intérêt d’examiner, en termes de recherche, la faisabilité du multi-recyclage des combustibles en réacteur REP, grâce à des combustibles innovants.

Les installations d’essai doivent également faire l’objet d’une revue périodique, afin de s’assurer de leur adéquation dans la durée.

En termes d’innovation, je voudrais insister sur la nécessité, soulignée précédemment par ma collègue d’Orano, de faire appel aux start-up, PME et ETI. Nous voulons, en particulier, lancer deux initiatives : l’une intitulée « French fab initiative », de l’ordre de 40 millions d’euros, pour développer les technologies du futur en termes de fabrication innovante, l’autre consacrée aux réacteurs nucléaires numériques, qui pourrait être de l’ordre d’une vingtaine de millions d’euros.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  La parole est maintenant à M. Sylvain David, directeur adjoint scientifique CNRS/IN2P3, fortement engagé dans la coordination des activités de recherche nucléaire au sein du CNRS.

M. Sylvain David, directeur adjoint scientifique, CNRS/IN2P3 : l’implication du CNRS dans les recherches sur l’énergie nucléaire.  Je vous remercie de m’offrir l’opportunité de vous donner une vision globale de l’implication du CNRS dans le domaine de l’énergie nucléaire. J’insisterai notamment sur les différentes collaborations que nous avons développées, puisque la quasi-totalité des recherches que nous menons dans ce domaine s’effectue en collaboration avec les grands acteurs du nucléaire.

Tout d’abord, je rappellerai que la recherche académique s’est vraiment mobilisée et structurée dans le domaine de l’énergie nucléaire avec la loi de 1991 sur les déchets nucléaires, loi d’ouverture invitant à explorer le champ des possibles, et les options nouvelles de gestion des déchets. Cette loi a pris fin en 2006, remplacée par un texte législatif de recentrage sur deux priorités nationales, que sont les réacteurs à neutrons rapides au sodium, et le stockage géologique des déchets dans l’argile, avec le projet Cigéo. Cette évolution législative cadrant les recherches a conduit le CNRS à se repositionner.

L’enquête énergie que nous menons depuis plusieurs années dans les unités mixtes de recherche (UMR), associant le CNRS avec un partenaire, université, école ou autres, fait apparaître, en 2017, 530 équivalents temps plein (ETP) déclarant travailler sur l’énergie nucléaire de fission. Ce chiffre est en baisse de 20 à 30 % depuis cinq ou six ans, mais reste néanmoins très conséquent. 72 ETP travaillent ainsi sur les systèmes actuels de génération II et III, sur lesquels de la recherche fondamentale ou amont reste à faire, une quarantaine sur les systèmes nucléaires du futur, dont les réacteurs au sodium, les réacteurs hybrides, les réacteurs à sels fondus, et une centaine sur les aspects de sûreté et d’intégrité des centrales. Ces recherches, très pluridisciplinaires, mobilisent sept des dix instituts du CNRS.

Le rôle du CNRS est de faire de la science, et de publier. Nous développons ainsi une approche spécifique dans le paysage, complémentaire de celle des autres acteurs. En conséquence, nous menons nos recherches selon trois axes.

Le premier consiste à développer des projets de science, autour des questions soulevées dans le nucléaire, en étant à l’écoute des besoins de nos partenaires, et en travaillant à les transformer en questions scientifiques fondamentales et génériques, susceptibles de s’appliquer à d’autres domaines que le nucléaire.

Notre deuxième axe est de continuer à explorer le champ des possibles, à penser hors du cadre, en s’intéressant à des systèmes innovants et futuristes, en examinant leur potentiel théorique, en identifiant des verrous scientifiques et technologiques, et en travaillant sur des scénarios innovants, à la fois sur les systèmes et sur les cycles du combustible. Par exemple, nous menons des travaux sur le cycle thorium dans les réacteurs à eau, ou encore sur la transmutation des actinides mineurs dans divers systèmes.

Notre troisième façon de travailler est d’effectuer du transfert de technologies ou de compétences issues de la recherche fondamentale, et susceptibles d’avoir des applications pertinentes dans l’énergie nucléaire. Ainsi, certains de nos travaux portent sur l’utilisation des muons cosmiques, notamment pour dimensionner des sites de ressources en uranium, ou de stockage de déchets nucléaires.

Toutes ces activités se déroulent en collaboration avec les grands acteurs du nucléaire, et selon trois modes de financement différents.

Le premier est un programme de recherche commun intitulé NEEDS (Nucléaire énergie environnement déchets et société), qui regroupe le CNRS, et sept partenaires : l’ANDRA, Orano, Framatome, le BRGM, le CEA, EDF et l’IRSN. Il vise à mobiliser de la recherche académique, et à mener le travail de transformation du besoin en questions scientifiques, susceptibles d’intéresser des chercheurs de haut niveau.

Nous développons également des collaborations bilatérales, essentiellement sur des aspects de recherches appliquées. Elles peuvent consister, par exemple, à développer avec un partenaire un détecteur, un code, etc. Il s’agit surtout de recherches à court terme.

Nous faisons enfin quelques appels à projets externes, sachant que l’Agence nationale de la recherche (ANR) soutient en général assez peu de projets sur l’énergie nucléaire.

Je terminerai en insistant sur l’enjeu, essentiel à mes yeux, de l’enseignement, et du lien étroit entre la mobilisation de la recherche académique et le développement de formations de haut niveau, susceptibles d’attirer de bons étudiants dans la filière nucléaire. Il reste encore beaucoup de travail à accomplir en la matière, même si des évolutions considérables ont eu lieu ces dernières années autour de masters, et de licences professionnelles assez ciblées sur le nucléaire, en partenariat très fort avec la filière nucléaire. Ces formations, pour la plupart en cours de labellisation par l’Institut international de l'énergie nucléaire (I2EN), fonctionnent bien et sont toutes portées par des équipes de recherche travaillant spécifiquement sur des thématiques liées à l’énergie nucléaire.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Notre dernier intervenant de la matinée est M. Christophe Gégout, qui va conclure, en nous faisant partager la vision du CEA, dont il est administrateur général adjoint.

M. Christophe Gégout, administrateur général adjoint, CEA.  Vers le CEA, convergent de nombreux enjeux, scientifiques, de formation – je rappelle que nous animons un institut de formation dans le nucléaire, régaliens et industriels. C’est la raison pour laquelle nous sommes trois à représenter aujourd’hui le CEA, qui compte 2 000 chercheurs, et représente la moitié de l’effort de recherche cité par M. Bernard Salha.

J’aborderai successivement, conformément à l’intitulé de cette table ronde, les questions des objectifs, de l’organisation, et des moyens.

Concernant les objectifs, on a tendance à parler du nucléaire et de sa recherche principalement lorsque l’on évoque le mix énergétique français. Il est vrai que le sujet est important. Pour autant, la filière nucléaire répond aussi, selon moi, à un autre enjeu, et répond notamment à des questions liées à la demande mondiale en énergie. De grands pays, comme l’Inde et la Chine, font le choix de fournir une énergie abondante, dans un contexte de forte croissance économique, avec des énergies renouvelables, et du nucléaire. La filière française, grâce à son excellence, issue des investissements réalisés au cours des précédentes décennies, peut répondre à cette demande fortement croissante en énergie dans de bonnes conditions de sûreté. Je crois que là est véritablement la mission de la recherche nucléaire. Nous ne sommes pas les seuls à croire en l’avenir de cette énergie : de nombreux investisseurs privés, aux États-Unis, se tournent ainsi vers le nucléaire, pour répondre à une demande croissante. On pense évidemment aux plus célèbres, NuScale et TerraPower, qui ont déjà investi des centaines de millions d’euros dans ces technologies. À nous de rester dans la course.

Cela me conduit à aborder la question de l’organisation, afin que la recherche remplisse ce rôle de préservation de l’excellence scientifique, technique et industrielle française. La première condition est d’être bien coordonnés. Ainsi, nous développons de nombreuses collaborations avec le CNRS, l’université : c’est important pour attirer les meilleurs chercheurs.

Le deuxième aspect à considérer est de remettre les besoins du marché au cœur de nos préoccupations. Je pense que le nucléaire correspond en réalité à plusieurs marchés, répondant à des horizons temporels extrêmement divers : il faut à la fois gérer le passé, optimiser l’exploitation du présent – c’est là où toutes les technologies numériques, d’intelligence artificielle, de gestion du big data, sont importantes – et anticiper le futur proche. Il faudra, à cet égard, un EPR plus facile et plus rapide à construire, et développer une offre de SMR, permettant de jouer sur l’effet de série, pour améliorer la compétitivité nucléaire. Pour autant, l’innovation dans le nucléaire ne se résume pas à inventer des réacteurs géniaux. Elle peut tout simplement consister à inventer de nouveaux types de combustibles, plus sûrs ou permettant d’accompagner une variation de charge.

Tout cela renvoie beaucoup, aujourd’hui, aux technologies numériques. Le CEA dispose d’une certaine expérience en la matière, puisqu’il a développé beaucoup de ces technologies pour le nucléaire : on pense notamment aux méthodes de validation formelle pour la sécurité des logiciels. Le numérique irrigue l’industrie nucléaire, mais nous permet aussi de répondre par exemple aux besoins de Renault en matière de certification du logiciel embarqué, pour son véhicule autonome. Ainsi, l’innovation numérique pour le nucléaire est ancienne, et irrigue d’autres domaines de l’industrie. On peut penser, par exemple, aux bras robotisés, pour les situations de très haute activité. Je crois que la France est le seul pays, avec le bras Maestro, à avoir élaboré ces technologies. Le contrôle non destructif est également une technologie numérique très importante, notamment dans la perspective de l’impression 3D, qui va nécessiter d’examiner la densité et la qualité des pièces produites. On peut citer aussi les moteurs de recherche pour la veille réglementaire, élaborés pour le nucléaire, et qui nous permettent aujourd’hui de développer pour Bureau Veritas une offre de veille réglementaire automatisée, ou encore à la maintenance prédictive, avec la mise au point de jumeaux numériques pour les équipements nucléaires, permettant de simuler, de comprendre, de modéliser, et de suivre leur fonctionnement en temps réel.

Je poursuivrai en évoquant brièvement la question des moyens. Le numérique et toutes ces innovations très prometteuses ne pourront pas tout faire. S’il est indispensable de disposer d’outils numériques innovants, se pose en France la question du renouvellement de notre outil de recherche nucléaire. Le CEA a ainsi commencé à fermer des installations ayant un certain âge, et ne répondant plus forcément à la conception actuelle de la sûreté. Il faut les renouveler. Or, comme ce renouvellement est financé essentiellement par l’État, et que nous sommes en situation d’ajustement des finances publiques, nous avons une certaine difficulté à faire passer dans des budgets contraints des investissements qui représentent un pic exceptionnel de besoin budgétaire.

Si je devais formuler une troisième condition pour que la recherche puisse remplir son rôle, je dirais qu’il faut que nous puissions identifier les installations physiques, expérimentales, qui vont compléter la révolution numérique du nucléaire, et que nous soyons en capacité de les financer. Cela requiert un dialogue avec les industriels, et nécessite sans doute d’internationaliser la programmation du renouvellement du parc des installations de recherche françaises.

Je conclurai en insistant sur le fait que les 700 millions d’euros évoqués par M. Bernard Salha ne me semblent pas démesurés, au regard de la multiplicité des horizons temporels que nous devons viser. Il faut en effet gérer le passé, les déchets, optimiser l’exploitation du présent, préparer le futur proche avec une offre de réacteurs allant de l’EPR aux SMR, et anticiper le futur lointain, si nous ne voulons pas laisser aux générations à venir des déchets radioactifs à vie longue. L’effort de recherche que tout cela suppose est créateur de valeur pour l’ensemble de l’industrie. En préservant la compétitivité de la filière nucléaire française, la recherche a inventé des technologies qui sont très largement réutilisées dans d’autres domaines. Ainsi, si le CEA n’avait pas été mobilisé pour certifier la fiabilité des logiciels pour le contrôle-commande des réacteurs, nous ne serions pas en mesure d’être le partenaire scientifique de référence de Renault pour le véhicule autonome.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Si le CEA est un acteur clé, aujourd’hui, pour certaines questions de développement de l’intelligence artificielle, cela est indirectement le fruit d’un travail accompli en rapport avec l’énergie nucléaire. Parfois, les applications se révèlent très différentes des finalités initialement visées. Ce constat illustre bien les questions, évoquées précédemment, de transfert de technologies de recherche d’un secteur à l’autre.

Je terminerai cette matinée en vous proposant une conclusion temporaire des débats, tels que nous les avons appréhendés du point de vue de l’Office. Je laisserai ensuite la fin de la présidence à ma collègue Émilie Cariou, qui instruira un bref débat, en tenant compte des questions collectées par Huguette Tiegna.

Quelques mots pour insister sur les différents points dont il a été question ce matin. Nous avons, en premier lieu, rappelé que le contexte évoluait : la question de la recherche dans les réacteurs nucléaires, tout comme le simple sujet du nucléaire, se posent de façon différente aujourd’hui de ce qu’ils étaient auparavant et de ce qu’ils seront dans le futur. Il faut en effet tenir compte, désormais, des enjeux de durabilité, sur lesquels on souhaite insister dès la conception, de matières premières, avec de possibles tensions au niveau international en fonction de l’évolution des pratiques, et des décisions prises à Pékin ou ailleurs. Il existe également des exigences nouvelles en matière de sûreté, et bien sûr des évolutions spectaculaires, dans un contexte post-Fukushima, où l’on ne pense plus l’industrie nucléaire comme auparavant. L’instruction publique du débat énergétique change aussi, avec, d’une part, la réalisation de l’urgence à agir, pour limiter le changement climatique, d’autre part, la prise de conscience que le mix énergétique mondial repose sur bien d’autres énergies que le nucléaire.

Dans ce contexte, émerge aussi un débat sur les déchets déjà produits, que l’on poursuive ou non dans la voie du nucléaire. Si l’incertitude sur les évolutions à long terme est grande – qui peut garantir que l’on aura ou non besoin d’énergie nucléaire dans cinquante ans ? – les déchets seront toujours là, quoi qu’il arrive. Il est donc essentiel de continuer à se préoccuper de leur traitement.

Le savoir-faire et la qualification de la main-d’œuvre sont, par ailleurs, extrêmement importants sur tous les aspects : il faudra les entretenir, afin de maintenir les technologies déjà en œuvre.

Beaucoup de recherches sont menées dans ce domaine. M. Yves Marignac a certes souligné que le sujet ne se renouvelait pas autant qu’il le devrait, mais nous avons tout de même vu que nombre de solutions technologiques, avec des ingrédients variés, étaient en cours de recherche et de développement. En revanche, il est clair que les incertitudes sont grandes quant à ce qui va effectivement fonctionner ou pas, ainsi que sur les coûts et adoptions. Les délais de mise en œuvre sont, en outre, de plus en plus importants, dans un contexte où les travaux de recherche doivent nécessairement s’effectuer dans le cadre de coopérations internationales. Il apparaît, par ailleurs, que le facteur limitant ne réside pas dans la théorie, mais dans la réalisation concrète et la collecte des fonds nécessaires. Nous savons combien les grands projets de coopération technologiques peuvent s’avérer complexes lorsqu’ils sont internationaux. Le CERN est le parfait exemple d’un dispositif qui fonctionne bien, alors que la station spatiale internationale illustre la complexité d’une telle démarche. Les projets compliqués, pour lesquels les choses se déroulent beaucoup plus mal qu’imaginé au départ, sont pléthore.

En résumé, on attend beaucoup plus du domaine qu’auparavant, alors même qu’il est beaucoup plus difficile de trouver les moyens nécessaires pour mettre en œuvre des projets qui demandent toujours plus de temps, d’argent, et de partenaires.

Dans ce contexte, un légitime besoin d’expérimentation des différentes solutions s’est exprimé, considérant qu’il ne fallait pas laisser cette dimension aux continents américain, ou asiatique. Cela engendre toutefois une certaine frustration, dans la mesure où, pour l’instant, seule une minorité des projets sont financés dans leur développement au niveau souhaité en Europe.

Côté français, l’accent a surtout été mis sur quelques projets emblématiques : il a ainsi été question d’ASTRID, de Cigéo et d’ITER, qui sont à des degrés différents d’avancement et d’engagement de capitaux. Il apparaît, toutefois, qu’il sera impossible à la France d’être coordinateur ou financeur majeur dans toutes les directions de recherche. Se fait donc jour la nécessité de travailler sur la coopération internationale, bien que cela s’avère souvent complexe.

A également été mise en évidence la difficulté à saisir les différentes nuances des projets présentés. La première table ronde était extrêmement technique, et il semble impossible d’organiser un débat de qualité pour les décideurs en restant à ce niveau de technicité. Cela fera partie des propositions figurant dans les actes de cette matinée. Nous allons, par ailleurs, travailler à l’élaboration d’un tableau comparatif, nécessairement simplifié, permettant, en quelques minutes, d’appréhender les avantages et les inconvénients attendus des différentes technologies, ainsi que les enjeux et les zones éventuelles d’incertitude.

Lorsque l’on parle de recherche en nucléaire, le sujet concerne indirectement d’autres domaines. On parle notamment de compléments de recherche pouvant avoir lieu dans le développement de différentes options technologiques : dans la robotisation, la médecine ou ailleurs. Il faut tenir compte de cet aspect. Cette matinée était consacrée à la recherche, qui vise à répondre à des objectifs et des besoins, mais aussi à faire progresser la connaissance, afin qu’émergent des solutions susceptibles d’irriguer d’autres secteurs technologiques. Il ne faut surtout pas qu’un choix trop restreint dans certaines directions de recherche empêche des retombées qui pourraient avoir lieu dans bien d’autres secteurs.

Je vais, sur ces quelques paroles, laisser la présidence du dernier débat à ma collègue. Nous allons travailler sur les actes et la présentation de cette matinée, afin de disposer d’un document de synthèse dressant le bilan des différentes interventions, et permettant ainsi de poursuivre le débat.

Le chemin, long et technique, s’annonce semé d’embûches. Il n’en reste pas moins que l’enjeu en vaut la chandelle.

Je vous remercie de votre contribution à ces échanges.

Mme Émilie Cariou, députée.  Je propose de passer, sans plus attendre, aux questions des internautes.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Une question concerne le financement des start-up dans le domaine du nucléaire.

Pourriez-vous, au préalable, donner quelques éclaircissements sur ce que l’État souhaite faire en la matière ? Il a en effet été question d’innovations de rupture : c’est largement le cas aujourd’hui pour les start-up évoluant dans le domaine du nucléaire. Nous allons bientôt aborder, au sein de la commission des affaires économiques, le projet de loi PACTE (plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises), qui va envisager la manière d’accompagner les start-up, les TPE et les PME, notamment sur la question des financements. L’internaute souhaitait ainsi savoir si l’État était prêt à investir pour créer une co‑entreprise avec l’une des start-up de pointe dans le domaine du nucléaire.

M. Christophe Gégout.  Le CEA a mis en place un fonds d’investissement, destiné à aider les start-up à se développer, alimenté jusqu’en 2012 par ses fonds propres, et désormais en faisant appel à des investissements privés. Nous soutenons ainsi des start-up dans tous les domaines de l’innovation : énergies renouvelables, numérique, matériaux, biologie, et nucléaire. Nous avons ainsi investi dans plusieurs start-up du domaine nucléaire, dont Oreka Sud, qui a imaginé des solutions de suivi en temps réel des chantiers nucléaires. Nous soutenons également la start-up Extractive, qui s’occupe de l’extraction des métaux rares en utilisant du génie chimique issu du nucléaire. Cela peut concerner non seulement le nucléaire, mais aussi d’autres secteurs. Nous suivons ainsi des start-up actives dans le domaine de la robotique, comme RB3D. Nous avons enfin investi dans la société Diotasoft, qui utilise la réalité augmentée pour le suivi des équipements industriels. Là encore, cette start-up ne limite pas son champ d’action au nucléaire mais a vocation à améliorer la productivité de l’ensemble des installations industrielles.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Le ministre de l’économie Bruno Le Maire a évoqué le fait que l’État investirait cinq milliards d’euros dans le développement des start-up travaillant à des innovations de rupture. Il a aussi été beaucoup question des nouvelles technologies au service des entreprises, c’est‑à‑dire de l’utilisation de l’intelligence artificielle, ou de l’impression 3 D, pour la fabrication additive. Je ne saurais dire quelle part sera dévolue dans ce cadre aux start-up évoluant dans le domaine du nucléaire, mais il est clair que des investissements seront effectués dans ce secteur.

La dernière question concerne le montant du budget annuel de la recherche sur les réacteurs du futur. Qui peut répondre ?

M. Christophe Gégout.  Je peux répondre à cette question, puisque le CEA est, avec Framatome, l’un des opérateurs de ces recherches pour le nucléaire du futur, dont le budget est d’un peu moins de 100 millions d’euros par an.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Avant de laisser la parole, je souhaite vous remercier pour votre présence, ainsi que pour la qualité de vos présentations. Je remercie également les internautes et espère qu’ils ont reçu des réponses à leurs questions. Si, toutefois, certaines questions n’ont pas été traitées, nous tâcherons d’y répondre ultérieurement.

Mme Émilie Cariou, députée.  Nous vous remercions en effet d’avoir participé à ces débats, très riches et instructifs. La conclusion que j’en tire, au-delà des enseignements mentionnés par le président Villani, est qu’en matière de nucléaire, comme dans d’autres secteurs, l’ouverture à l’international, aux startup, et aux partenariats industriels, est certainement l’élément qui comptera le plus à l’avenir pour avancer. Il n’est désormais plus possible de mener des projets industriels seul sur son territoire, ou seul au sein d’un opérateur, sans dialoguer avec les autres, sans faire de co-entreprises. Aujourd’hui, prospérer à l’échelle industrielle passe nécessairement, selon moi, par de l’échange de technologie, par des partenariats dans lesquels chacun trouve un bénéfice. Bien évidemment se posent, dans le domaine nucléaire, des questions essentielles de sûreté et de sécurité qu’il va falloir prendre en charge. Mais s’il y a un avenir pour de nouveaux développements, pour une industrie nucléaire plus sûre et moins coûteuse, elle suppose que la recherche soit vivante. Or, cela ne saurait être possible au sein d’opérateurs qui seraient, certes, des monstres industriels mais raisonneraient isolément les uns des autres. Je pense notamment que l’ouverture aux start-up est un élément vraiment primordial. L’exemple des États-Unis est assez probant de ce point de vue. Cela vaut dans le nucléaire comme dans tous les secteurs innovants. J’étais auparavant conseillère juridique de la ministre Fleur Pellerin, qui était alors en charge de l’innovation, et ce manque d’ouverture des industriels vers de petites structures menant des projets de recherche innovants était déjà perçu comme l’un des principaux problèmes français. Je constate que tout le monde s’ouvre aujourd’hui à ces sujets, qui vont devoir prendre de l’ampleur, cela passant notamment par des financements.

Je vous remercie et vous assure que l’Office va continuer à suivre ces sujets de près.

 


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II.   compte rendu de l’audition publique du 4 juillet 2019

Présidence : Mme Angèle Préville, sénatrice

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Chers collègues, mesdames et messieurs, nous sommes très heureux de vous accueillir ce matin, pour évoquer les grandes tendances de la recherche en énergies renouvelables.

Il y a un an, l’Office faisait le point sur les axes de la recherche dans le domaine de l’énergie nucléaire. Nous complétons aujourd’hui nos travaux sur l’avenir énergétique de notre pays par une matinée consacrée aux énergies renouvelables. Cette audition s’inscrit dans une actualité chargée, quelques mois après l’annonce de la nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), pour les années 2019-2023 et 2024-2028, et au moment où un projet de loi relatif à l’énergie et au climat est examiné par le Parlement. L’Assemblée Nationale a examiné ce texte en première lecture il y a quelques jours. Le Sénat l’examinera en séance publique à partir du 16 juillet. La préoccupation de plus en plus marquée de nos concitoyens pour la transition énergétique constitue un autre élément important de contexte.

Je vous propose quelques rappels sur la situation actuelle de notre pays. En 2017, année de référence pour la PPE, environ 17 % de la production électrique française provenait d’énergies renouvelables, dont 10 % d’hydraulique. La PPE prévoit une hausse, par rapport à 2017, de 50 % des capacités installées de production d’électricité renouvelable, avec un total de 74 gigawatts en 2023, puis entre 102 et 113 gigawatts en 2028, soit un doublement par rapport à 2017. Les trois principales filières qui sont aujourd’hui, par ordre d’importance, l’hydroélectricité, l’éolien terrestre et le photovoltaïque, deviendraient en 2028 le photovoltaïque, l’éolien terrestre et l’hydroélectricité. Dans le cadre européen, l’objectif est désormais de parvenir à 32 % d’énergies renouvelables d’ici 2030.

Pour parler de l’avenir de ces énergies renouvelables, l’audition publique de ce matin se déroulera sous la forme de deux tables rondes.

La première portera sur les axes de la recherche visant à répondre aux objectifs nationaux de la PPE. Elle s’intéressera à la manière d’atteindre les objectifs d’augmentation de la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique, fixés par la France et par l’Europe. Nous entendrons le point de vue des acteurs publics français (DGEC, ADEME), des industriels et des chercheurs.

La seconde portera sur les axes de recherche et de développement des technologies du futur. Ces réflexions ne répondent pas forcément à des contraintes publiques déjà fixées, mais ouvrent des perspectives de développement.

L’Office examinera, ultérieurement, ses conclusions sur cette matinée, en incluant les réflexions découlant de l’audition sur la recherche en matière d’énergie nucléaire, qui a eu lieu l’an passé.

Je remercie tous les participants de leur présence ce matin. Leurs propos vont pouvoir éclairer les membres de l’Office et au-delà, le Parlement dans son ensemble. Notre audition était initialement prévue le 13 juin dernier, mais la présentation par le Premier ministre de sa déclaration de politique générale devant le Sénat le même jour nous a contraints de la reporter. Je prie nos intervenants de bien vouloir nous en excuser, car il s’agissait d’un cas de force majeure, et je les remercie pour leur disponibilité aujourd’hui.

Je signale que la présente audition est ouverte à la presse, diffusée sur Internet en direct et sera visible en différé. Selon une habitude maintenant bien établie, les internautes ont la possibilité de poser des questions en ligne, s’ils le souhaitent, à travers le lien présent sur les pages Internet de l’Office et de l’Assemblée nationale. C’est notre collègue Huguette Tiegna, docteure ingénieure dans les énergies renouvelables, qui synthétisera et présentera les questions des internautes.

Nous en venons à la première table ronde portant sur les axes de recherche pour répondre aux objectifs nationaux de la PPE.

M. Jean-Luc Fugit, député.  Bonjour à toutes et à tous. Je vous prie de bien vouloir excuser le Président de l’Office, Gérard Longuet, pris par d’autres engagements ce matin.

Notre premier vice-président Cédric Villani, retenu en début de matinée par une séquence média, va nous rejoindre d’un moment à l’autre.


A.   Première table ronde : Les axes de recherche pour répondre aux objectifs nationaux de la PPE

Présidence : Mme Angèle Préville, sénatrice

Mme Alice Vieillefosse, directrice de cabinet du directeur général de l’énergie et du climat au ministère de la transition écologique et solidaire ; M. David Marchal, directeur exécutif adjoint expertise et programme de l’ADEME ; M. Alexandre Roesch, délégué général du syndicat des énergies renouvelables (SER) ; Mme Florence Lambert, directrice du CEA/Laboratoire d'innovation pour les technologies des énergies nouvelles et les nanomatériaux (LITEN) et présidente de la commission « industrie, emplois et innovation » du syndicat des énergies renouvelables (SER) ; M. Didier Roux, membre de l'Académie des sciences, membre de l'Académie des technologies, ancien directeur de la R&D et de l'Innovation de Saint-Gobain et M. Matthieu Auzanneau, journaliste, auteur et blogueur spécialiste d'écologie et d'économie, directeur du think tank de la transition énergétique « The Shift Project ».

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Première intervenante, Madame Alice Vieillefosse, directrice de cabinet du directeur général de l’énergie et du climat, au ministère de la transition écologique et solidaire va nous rappeler les objectifs nationaux fixés par le Gouvernement en matière de transition énergétique et les axes de développement privilégiés pour les énergies renouvelables.

Mme Alice Vieillefosse, directrice du cabinet de la DGEC.  Merci beaucoup de m’avoir invitée aujourd’hui. Je vous rappellerai en introduction, assez brièvement, les objectifs de la programmation pluriannuelle de l’énergie. Avec cet exercice de programmation, nous avons souhaité donner de la visibilité aux acteurs de la filière, avec des objectifs clairs et précis pour la stratégie énergie-climat. La priorité est aux économies d’énergie. Bien que ne faisant pas partie du thème de la matinée, il était important de le rappeler parce qu’elles constituent l’un des piliers fondamentaux de notre politique énergétique.

Le deuxième pilier est le développement des énergies renouvelables. L’idée est de promouvoir en priorité les filières compétitives, en particulier la chaleur renouvelable, le solaire et l’éolien, et de permettre l’émergence de nouvelles filières : l’éolien en mer, le biogaz, le froid renouvelable.

Nous avons fixé des objectifs ambitieux : 38 % de chaleur renouvelable, dans le cadre du développement des réseaux de chaleur auquel nous sommes très attachés, 40 % d’électricité renouvelable, et 10 % de gaz renouvelable dans notre mix en 2030, sous condition d’avoir évidemment réussi à réduire les coûts.

Pour atteindre ces objectifs ambitieux, l’innovation est évidemment un élément indispensable. Elle nécessite l’implication de tous, que ce soit les chercheurs, les industriels, ou les pouvoirs publics. L’État essaie réellement de se positionner pour accélérer ces innovations et la recherche et développement dans ce domaine. Pour cela, nous voulons capitaliser sur tout ce qui a bien fonctionné jusqu’à présent. Aujourd’hui, environ 400 millions d’euros par an sont consacrés à la recherche, au développement et à l’innovation pour la transition écologique, les énergies renouvelables et les économies d’énergie. Nos organismes publics de recherche sont à la pointe : certains sont d’ailleurs présents aujourd’hui parmi nous. Évidemment, il faut capitaliser sur leur savoir et leurs compétences.

Le programme d’investissements d’avenir (PIA) est le bras armé de l’innovation en faveur de la transition écologique, avec différents outils qui ont démontré leur efficacité.

Le premier outil est constitué de l’ensemble des Instituts pour la transition énergétique, notamment l’IPVF (Institut photovoltaïque d’Île-de-France) et l’INES (Institut national de l’énergie solaire) sur le solaire, France Énergies Marines pour les énergies marines, SuperGrid pour le réseau électrique. Ces instituts visent à promouvoir la recherche associant public et privé et à développer l’innovation, afin d’accélérer la mise sur le marché. Ce sont des instituts clés pour l’atteinte de nos objectifs et pour l’innovation, nous en attendons beaucoup dans les prochaines années.

Le deuxième outil, particulièrement efficace, est celui des guichets démonstrateurs de l’ADEME, soutenus également par le PIA. Entre 2010 et 2018, 758 projets ont été soutenus dans les nouvelles technologies, pour un montant d’aides publiques de 2,5 milliards d’euros, montant significatif investi par l’État. Le budget global de ces projets étant de 7,2 milliards d’euros, l’effet levier de l’aide public est très significatif.

Cela a permis de financer des projets exemplaires : par exemple, les quatre fermes pilotes d’éoliennes flottantes, dont la construction va bientôt commencer, et des projets de biogaz, avec Wagabox, une start-up très intéressante, très prometteuse. Ces démonstrateurs permettent de mettre en œuvre des technologies nouvelles à l’échelle 1. Pour nous, c’est très important d’arriver à travailler sur toute la chaîne de valeurs dans la recherche et l’innovation, et d’avoir des démonstrateurs pour préparer les déploiements nécessaires.

De notre côté, à la DGEC, nous essayons également d’avoir des outils pour prévoir le déploiement car, parfois, certaines technologies, même si elles ont des démonstrateurs, ne sont pas encore suffisamment mûres pour être déployées massivement. Nous pouvons citer par exemple l’appel d’offres sur le photovoltaïque innovant, qui permet de soutenir des installations au sol ou sur les bâtiments. Nous essayons également de nous tenir informés des innovations, qui, au-delà des innovations technologiques, peuvent être des innovations de financement : ainsi, dans le cadre des dispositifs de soutien aux énergies renouvelables électriques, le bonus pour le financement participatif, pour ce qui concerne les tarifs d’achat.

Il existe également, dans le cadre du dispositif des certificats d’économie d’énergie, des programmes innovants dont certains visent à promouvoir des solutions de chaleur renouvelable, de substitution d’énergies fossiles, comme le programme ACT®. Nous essayons d’améliorer continuellement les outils existants. Nous devons continuer les efforts pour déployer les innovations, et pour arriver à relever les défis devant nous.

J’en citerai principalement trois. Le premier est évidemment d’offrir des solutions d’énergies renouvelables à un coût acceptable pour tous les Français. Même si des solutions technologiques sont disponibles, nous devons encore faire des efforts sur les coûts en recherche, développement et innovation, pour la massification.

Le deuxième défi est d’arriver à proposer des solutions énergétiques intégrées. Certaines énergies renouvelables sont très intermittentes. Il faut donc arriver à stocker cette énergie, mais également à faire le lien entre les différents vecteurs énergétiques. Il sera nécessaire d’avoir une vision plus intégrée des systèmes énergétiques et une vision multi-vecteur.

Le dernier enjeu est l’acceptabilité. Pour massifier les énergies renouvelables, nous avons besoin d’avoir des énergies renouvelables acceptables et acceptées par tous. Je pense qu’il y a également beaucoup de choses à faire dans le domaine de la recherche en sciences humaines et sociales, pour promouvoir efficacement les énergies renouvelables. Cela nous semble essentiel.

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Nous allons maintenant entendre David Marchal, directeur exécutif adjoint en expertise et programmes de l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) qui va évoquer les objectifs de la PPE, en insistant sur le double aspect sobriété et mix d’énergies renouvelables, sur les conditions de sa réussite, les verrous à lever et plus généralement les actions de l’ADEME dans ce cadre.

M. David Marchal, directeur exécutif adjoint en expertise et programmes de l’ADEME.  Merci de m’avoir invité à cette audition. Bien entendu, sans répéter ce qu’Alice Vieillefosse a déjà dit, il est clair que nous avons des objectifs ambitieux pour la PPE.

Je voudrais évoquer en premier lieu le bilan des dépenses de R&D de la France depuis les années soixante-dix, réalisé par l’Agence internationale de l’énergie pour ses différents pays membres. Nous voyons que les soutiens à la R&D sur les énergies renouvelables sont en augmentation depuis les années 2000. Tout l’enjeu est de savoir comment nous pouvons considérer finalement ces coûts, ces dépenses, comme des investissements aujourd’hui. Il s’agit bien de R&D et les dépenses de R&D sont des investissements à transformer en emplois, en industrie et en fabrication en France.

Concernant les coûts, nous entendons souvent dire que le déploiement des énergies renouvelables coûte cher. Effectivement, la PPE est associée à des systèmes de soutien pour son déploiement. Je voudrais cependant insister sur les baisses de coûts passées, et rappeler les gains que nous avons pu faire. Aujourd’hui, notamment en prenant en compte la CSPE (contribution au service public de l’électricité), le complément de rémunération moyen apporté par l’État aux énergies électriques renouvelables est de 95 euros par mégawattheure en moyenne. Pour toutes celles programmées dans le cadre de la PPE, ce soutien va diminuer de 95 euros à 25 euros. Par rapport au coût de la CSPE dont nous entendons souvent parler, et les 7 milliards d’euros de soutien public notamment aux EnR électriques, il faut bien avoir conscience que c’est grâce à l’accélération que vous avez mentionnée dans les rythmes de déploiement, que nous pouvons avoir cette division quasiment par quatre du soutien moyen aux énergies renouvelables électriques dans le cadre de la PPE. Il s’agit là d’un point très important, parce qu’il signifie que nous progressons vers la compétitivité. Cela complète le premier point que j’évoquais sur la manière de transformer les coûts de R&D en investissement et donc en développement industriel.

Je voulais également évoquer les actions de l’ADEME et présenter, sans répéter ce qu’Alice Vieillefosse a déjà expliqué, pourquoi il y a plusieurs guichets de soutien à la R&D, qui diffèrent selon la maturité technologique des projets, sur une échelle qui s’appelle le TRL (Technology readiness level), indice de maturité technologique. À l’ADEME, plusieurs programmes s’adressent à des niveaux de maturité différents. Lorsqu’il s’agit de recherche proche de la recherche fondamentale, en amont, nous soutenons plutôt des thèses. Ensuite, nous lançons des appels à projets de recherche, avec un budget d’environ 30 millions d’euros par an, dont 30 % pour les énergies renouvelables. Pour les projets plus proches de la maturité, plus importants en taille et qui font l’objet de démonstrateurs, voire de fermes pilotes, l’ADEME est opérateur du programme d’investissements d’avenir. S’agissant des énergies renouvelables, du stockage, ou encore des smart grids, nous avons aidé, jusqu’à 2018, environ 400 bénéficiaires, avec 1,1 milliard d’euros de soutien public, pour des démonstrateurs et des fermes pilotes.

Je souhaiterais maintenant évoquer plus spécifiquement les axes de R&D. Un certain nombre de technologies prévues dans le cadre de la PPE sont déjà matures. C’est d’ailleurs pour cela qu’elles ont été choisies comme technologies majeures à déployer, avec un certain niveau de maturité financière. Si nous raisonnons sur le court terme de la PPE, les enjeux de R&D se déplacent petit à petit du développement technologique vers des questions d’intégration au système énergétique et d’acceptabilité sociale, même si le développement technologique demeure important.

Il faut bien avoir en tête que le soutien à l’innovation peut soit concerner des technologies prises individuellement ­– comment améliorer les performances d’une technologie donnée, comme le photovoltaïque, l’éolien etc. – ou chercher à faciliter l’intégration de technologies entre elles. Nous pouvons aussi chercher à faciliter leur déploiement et dans ce cas, nous traitons plutôt des thématiques sociologiques et économiques.

S’agissant du stockage dont nous entendons souvent parler, il y a un intérêt évident à préparer l’avenir. Il y aura un sujet pour les zones insulaires, qui peuvent être des territoires d’expérimentation. Il y a un intérêt aussi à préparer ces technologies pour que des acteurs industriels puissent les déployer après 2030, quand le besoin s’en fera vraiment ressentir dans le système électrique. Mais je voudrais en revanche souligner qu’il n’y aura pas besoin avant l’horizon 2030 de technologies de stockage à intégrer au système électrique français métropolitain.

Enfin, je voudrais évoquer certains verrous qui pèsent aujourd’hui sur différentes technologies. Ainsi, l’un des verrous de l’éolien, à notre sens, est l’absence de chef de file. Nous avons financé des instituts pour la transition énergétique dans d’autres domaines, comme cela a été mentionné (le photovoltaïque, les smart grids) mais nous n’avons pas de chef de file de la R&D sur l’éolien en France qui permettrait de faire le lien entre les nombreux laboratoires qui travaillent sur des sujets proches et avec les industriels. Pourtant, il y a beaucoup de thématiques, beaucoup de R&D à faire sur les caps dynamiques de l’éolien en mer, sur des turbines de grande taille, etc. Nous soutenons beaucoup de projets en ce sens mais nous gagnerions à avoir un opérateur qui fasse le lien entre la R&D et le monde de l’industrie.

Concernant le photovoltaïque, les enjeux concernent la baisse des coûts et l’écoconception : notamment, la réduction de l’impact environnemental des modules. Il y a d’autres sujets comme l’agrivoltaïsme, une thématique de R&D intéressante, pour concilier une production agricole avec une production photovoltaïque.

Mon introduction portait majoritairement sur l’électricité, mais il faut aussi parler de la chaleur, qui représente un enjeu majeur pour la PPE. Les enjeux de R&D concernent également la chaleur renouvelable ou le bois-énergie, avec notamment des questions de qualité de l’air et de filtre. Par exemple, des projets intéressants ont pour but de réduire les émissions de NOx (oxyde d’azote). Nous avons également des enjeux de R&D assez différents, sur la modélisation du puits de carbone en forêt et les impacts que pourrait avoir la mobilisation accrue de la biomasse forestière sur celui-ci. Pour les pompes à chaleur, les enjeux concernent les fluides frigorigènes : comment abaisser leur impact environnemental et comment développer des pompes à chaleur à haute température.

En ce qui concerne le biogaz, les questions portent sur la baisse des coûts, la digestion en anaérobie, les cultures intermédiaires à vocation énergétique. Il s’agit de recherches à la fois d’ordre agronomique et portant sur des sujets bactériologiques en lien avec la digestion.

Enfin, nous soutenons des projets concernant les biocarburants, notamment les technologies de seconde ou de troisième génération, et les baisses de coûts et d’impacts environnementaux attendus. Les enjeux portent sur la facilité d’intégration de ces biocarburants, en termes d’incorporation dans les carburants classiques, pour faciliter la substitution aux carburants fossiles.

Je pourrais passer en revue d’autres énergies. Nous sommes ainsi également opérateurs sur l’hydrogène, que nous pourrions évoquer à l’occasion des questions qui suivront.

En conclusion, des verrous existent mais nous restons actifs pour soutenir la R&D dans les énergies renouvelables. L’État a aussi un rôle important à jouer dans le développement industriel. C’est ce que nous essayons de faire au travers des investissements d’avenir. Nous avons cité les fermes pilotes éoliennes flottantes. Cette filière est assez emblématique de ce que la France pourrait faire en termes de développement industriel sur les énergies renouvelables. Aujourd’hui, avec l’évolution des technologies, des questions similaires peuvent se poser, sur le photovoltaïque par exemple, avec pourquoi pas des questions de réimplantation d’usine ou d’industrie en France, alors que la majeure partie de l’industrie a aujourd’hui migré en Asie.

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Je vous remercie. Il se trouve que le sujet du stockage de l’électricité ne m’est pas inconnu, car j’ai présenté une note scientifique de l’Office sur ce sujet au début de l’année : nous sommes en accord sur ce sujet ([26]).

La parole est maintenant à Monsieur Alexandre Roesch, délégué général du Syndicat des Énergies Renouvelables (SER), créé en 1993. Celui-ci regroupe la quasi-totalité des entreprises intervenant dans ce secteur en France, grandes et moins grandes : Engie, EDF, Compagnie Nationale du Rhône, France Hydroélectricité, Dalkia,... Vous serez donc leur porte-voix commun ce matin, même si les entreprises en question n’ont pas forcément toutes les mêmes stratégies, orientations et intérêts.

M. Alexandre Roesch, directeur général du Syndicat des Énergies Renouvelables.  Merci d’avoir convié le SER à cette audition publique. Je vais rebondir sur ce qui a été dit par les deux intervenants précédents, et notamment Alice Vieillefosse, qui terminait par trois défis.

En effet, pour atteindre les objectifs de la PPE, qui sont finalement assez proches – 2028 est un horizon de temps assez court – mais avec des volumes ambitieux, trois axes nous semblent importants. Le premier est celui de l’appropriation locale des projets d’énergies renouvelables. Le deuxième est celui de l’industrialisation des filières des énergies renouvelables, puisqu’il ne s’agit pas seulement de déployer des volumes, mais il faut aussi dégager des opportunités industrielles. Enfin, le troisième axe est celui de l’intégration des énergies renouvelables au système énergétique. Je pense que Florence Lambert reviendra sur certains de ces sujets.

Concernant le premier axe, pour aller un peu plus dans le détail, nous voyons que la PPE a fait le choix de recourir majoritairement à des technologies extrêmement compétitives aujourd’hui : l’éolien, qu’il soit terrestre ou en mer, le solaire photovoltaïque et, notamment, l’usage de la biomasse dans la chaleur. Je rappelle que la chaleur représente aujourd’hui 45 % de la consommation d’énergie en France et qu’elle reste carbonée à 80 %. C’est un enjeu majeur de décarbonation de notre mix énergétique.

La PPE a fait le choix de se reposer en grande partie sur ces technologies, pour lesquelles la recherche a permis des gains de compétitivité importants. Nous le voyons dans les résultats des appels d’offres très récents. Néanmoins, les progrès technologiques se poursuivent.

À propos de l’appropriation locale des projets, je voudrais vous donner quelques exemples plus concrets. Commençons d’abord par l’éolien. Il y a aujourd’hui différents sujets de questionnement et d’appropriation locale face auxquels nous identifions comme axe de recherche la diminution des émissions sonores des éoliennes, qui peut être perçue comme un enjeu dans certains territoires. Nous avons un gros travail également à faire avec les services de l’État pour réduire l’impact du balisage, notamment nocturne, des éoliennes. Il y a tout un axe de recherche sur la réintégration des enjeux environnementaux, le développement de systèmes d’observation de la faune et de la flore, qu’elle soit terrestre ou maritime. Je voudrais citer l’exemple du programme de recherche « Éolien et biodiversité », piloté par la Ligue de Protection des Oiseaux, grâce auquel le suivi environnemental des projets éoliens génère des données qui sont ensuite versées dans un compte commun géré par le Muséum national d’histoire naturelle. Cela permet d’apprendre en développant les projets, pour que les études d’impact puissent être réalisées à l’avenir encore plus facilement.

Il y a un sujet de gestion des conflits d’usage à approfondir, avec de meilleures cartographies des sensibilités, pour faciliter les co-usages, avec les radars par exemple. Un autre sujet qui émerge dans le débat et sur lequel la filière se mobilise est celui de la fin de vie des éoliennes, notamment le recyclage des matériaux et des pales qui sont en grande partie en matière composite. Nous voyons maintenant émerger des solutions qu’il va falloir désormais industrialiser. Je rappelle que cette première filière devra, si l’on en croit la PPE, générer 35 gigawatts par an de capacité installée alors qu’elle ne produit que 15 GW aujourd’hui.

Concernant le solaire photovoltaïque, comme cela a été mentionné, il est intéressant de voir que de nouvelles applications émergent. Une installation de solaire flottant sera prochainement mise en route. Là aussi, il y a un enjeu de maîtrise du foncier : nous commençons sur des zones artificialisées, mais il faut aussi pouvoir développer du photovoltaïque sur des gravières par exemple. Il existe un potentiel en France en la matière et nous voyons des nouvelles applications apparaître.

L’agrivoltaïsme en est une autre. Avec le changement climatique, des zones viticoles, par exemple, connaissent des augmentations d’alcool dans le raisin. Des applications extrêmement intéressantes apparaissent, permettant à des systèmes photovoltaïques placés sur traqueur de gérer le stress hydrique des plantes et donc de développer un co-usage, entre développement d’énergie solaire photovoltaïque et développement de la production de biomasse.

Pour parler de la biomasse et du bois énergie – le président du Conseil national de l’air est dans la salle – la technologie et la recherche sur les appareils de chauffage au bois, notamment de chauffage domestique, ont énormément progressé au cours de ces dix dernières années. Cela s’est appuyé sur la mise en place d’un label, dénommé « Flamme Verte ». L’enjeu aujourd’hui, pour progresser davantage sur la qualité de l’air, et notamment sur les émissions de NOx, est de travailler sur la qualité du combustible. Les efforts que nous réalisons sur les équipements pourraient en effet être annihilés par l’usage d’un mauvais combustible. Avoir un combustible labellisé de qualité, avec un taux d’humidité contrôlé, représente donc un enjeu aujourd’hui pour la filière. C’est en même temps une opportunité de développement industriel, puisque des filières de production de bois bûche de qualité apparaissent. Il y a par ailleurs le marché du granulé, qui arrive en force, et qui lui aussi apporte des solutions très concrètes en termes de maîtrise de la qualité de l’air.

Le deuxième enjeu est celui de l’industrialisation des filières des énergies renouvelables. Dans le cadre du Conseil national de l’industrie, des comités stratégiques de filières ont été mis en place. Il y en a un notamment qui s’intitule « Industrie des nouveaux systèmes énergétiques » et qui trace des perspectives à la fois de recherche et d’industrialisation des différentes filières. Le gaz renouvelable est un objectif important de la PPE. Au-delà des débats que nous pouvons avoir sur les volumes et les baisses de coûts attendues, il y a un travail d’identification des leviers de baisse des coûts, actuellement mené par la filière. Est également en cours une revue de littérature scientifique pour identifier les externalités positives de cette filière, les quantifier, les objectiver et ensuite les valoriser dans une discussion plus large sur les co‑bénéfices qu’elle peut générer. Je citerais également un chantier de structuration industrielle de la filière, d’accompagnement des PME et des ETI, pour qu’elles soient mieux positionnées dans leurs relations avec les autres donneurs d’ordres de la chaîne de valeur et que nous puissions créer une filière française industrielle du gaz renouvelable, notamment sur la partie amont.

L’éolien en mer est évidemment un enjeu majeur. Ces 15 derniers jours, plusieurs annonces importantes ont été faites par le Premier Ministre dans son discours de politique générale et été reprises par le ministre d’État. Aujourd’hui, les volumes sont d’un gigawatt par an, dans la première partie de la PPE. C’est en tout cas ce que nous attendons dans la version révisée de la PPE. Il y a un enjeu industriel fort. Je rappelle que les six premiers parcs posés d’éolien en mer vont générer 15 000 emplois en France, avec des implantations industrielles sur des segments majeurs, notamment la production de pales et de nacelles. Une implantation industrielle est en train d’apparaître avec ces six premiers parcs.

L’enjeu en second lieu est celui de l’éolien flottant, comme le mentionnait David Marchal. La France s’est bien positionnée technologiquement sur cette filière, qui est à 80 % identique à celle de l’éolien posé. Les différences proviennent en fait des technologies de flotteurs, et d’ancrage des structures aux fonds marins. Là-dessus, nous avons de bons positionnements et un très bon exemple de la continuité d’un instrument d’aide publique de recherche-démonstration, avec le programme d’investissements d’avenir (PIA). La première éolienne flottante au large du Croisic, connectée au réseau depuis l’automne dernier, a ainsi bénéficié du PIA porté par l’ADEME. De la même manière, quatre fermes pilotes vont voir le jour assez rapidement. Nous nous réjouissons qu’il y ait dans la PPE une poursuite de cette trajectoire de développement industriel. Nous aurons des projets de l’ordre de 250 mégawatts sur l’ensemble des zones et des régions identifiées : un en façade Atlantique, et deux autres en façade Méditerranée.

S’agissant du solaire photovoltaïque, il existe un enjeu de relocalisation industrielle. Dans le passé, il y a eu des difficultés, mais aujourd’hui, grâce à l’excellence de nos centres tels que l’INES et l’IPVF, la recherche ouvre des perspectives de déploiement industriel en France. Nous avons des technologies différenciantes, à des stades de démonstration, qui n’attendent plus que de passer à des phases industrielles et qui seront extrêmement compétitives sur les marchés internationaux. De la même manière, nous observons que les projections, qu’elles soient européennes ou mondiales, sont très élevées pour cette filière. Il ne faut pas rater le coche. La bataille industrielle n’est pas perdue sur le solaire photovoltaïque.

Pour terminer, je voudrais mentionner deux technologies importantes qui n’ont plus aucune perspective dans la PPE, ce que nous regrettons beaucoup : l’hydrolien et la géothermie.

À propos de l’hydrolien, ces dix derniers mois, une première mondiale a eu lieu avec la mise en place d’une ferme hydrolienne fluviale sur le Rhône, suite à un partenariat entre Hydroquest, Voies Navigables de France et les Chantiers de l’Atlantique. Ensuite, trois démonstrateurs ont été mis à l’eau au cours des derniers mois à Ouessant, à Étel, et à Paimpol-Bréhat. Nous avons bénéficié de financements publics et nous sommes au stade des démonstrateurs. Les PME françaises sont présentes sur le terrain. Elles continuent de déployer des modèles de démonstrateurs à l’échelle 1. L’enjeu maintenant est de passer au stade de la ferme pilote. Là encore, nous pensons qu’une combinaison intelligente des programmes d’investissements d’avenir et des instruments de financement européens pourrait apporter des solutions.

Pour terminer, une autre filière importante est la géothermie. Je la mentionne car c’est un enjeu stratégique. Peu de gens le savent mais les eaux géothermales ont un fort potentiel de production de lithium. Nous avons fait de premiers calculs : avec 10 sites géothermaux exploités, nous pourrions produire l’équivalent d’à peu près 6 % de la production mondiale de lithium actuelle. Les gisements se trouvent en Alsace et dans le Massif Central notamment. Un projet européen mené par ERA-NET sur le sujet, en lien avec les autres filières industrielles, notamment en mobilité électrique, nous semble absolument fondamental. La géothermie électrique est aussi une filière qui a plusieurs avantages.

Sur le tout dernier enjeu, celui de l’intégration du système énergétique il n’y aura pas d’explosion des besoins de flexibilité à court terme. Par contre, après 2035, il va falloir préparer le terrain et alors nous avons différentes solutions : stockage, modulation de la demande ou de l’offre, etc. Je pense que nous y reviendrions dans les échanges.

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Merci pour votre intervention. Madame Florence Lambert, nous nous étions rencontrées à l’occasion de la préparation de ma note, que j’évoquais tout à l’heure. Je vous remercie de votre présence. Vous êtes du côté de la recherche publique, en tant que directrice du CEA-Liten et présidente de la commission industrie, emploi et innovation du Syndicat des énergies renouvelables. Je rappelle que le CEA est depuis 2010, soit près de dix ans déjà, devenu le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, et que le Liten est le laboratoire d’innovation pour les technologies des énergies nouvelles et les nanomatériaux. L’Office a travaillé récemment de manière très fructueuse avec le Liten, pour notre rapport sur les scénarios technologiques pour la décarbonation du parc des véhicules thermiques en France à l’horizon 2040. Madame Lambert évoquera les grandes tendances de développement des énergies renouvelables explorées au CEA, en nous proposant sans doute des illustrations avec quelques exemples concrets. Madame Lambert pourra aussi donner un éclairage sur les partenariats industriels et les transferts de technologie souhaitables et possibles dans le cadre de la PPE.

Mme Florence Lambert, directrice du CEA-Liten.  Merci pour cette invitation. Effectivement, je dirige le CEA-Liten qui compte un millier de chercheurs dans les nouvelles technologies de l’énergie, avec une visibilité aujourd’hui mondiale. En termes d’effectifs, nous sommes le troisième institut au monde à travailler sur les nouvelles technologies de l’énergie, et le premier en nombre de brevets par chercheur, en déposant 220 brevets par an.

Je voudrais surtout revenir aujourd’hui sur deux aspects. Tout d’abord, avec ma vision de chercheuse, un peu à 360 degrés, j’évoquerai les grands défis qui sont devant nous. Ensuite, comme vous le proposez, j’illustrerai les stratégies et les résultats qui ont été produits par le CEA dans les cinq dernières années.

Pour moi – c’est la thésarde de l’ADEME, l’une des premières sur le stockage de l’électricité, qui vous parle –, un des points importants est la réflexion planétaire que nous voyons se développer et qui est aujourd’hui reprise dans une stratégie nationale, affirmée et forte. Pour un organisme de recherche, cela constitue une réelle opportunité pour permettre de synchroniser l’ensemble des feuilles de route.

Maintenant, face à cette vision qui aujourd’hui se précise, je vois différents défis. Tout d’abord, le défi technologique. Nous allons au-devant de ruptures technologiques, que ce soit pour le solaire photovoltaïque, les batteries ou l’arrivée de l’hydrogène. Ces ruptures technologiques vont rebattre les cartes dans le monde. Cela veut dire qu’il faudra peut-être démarrer de nouvelles usines. Dans ce contexte, nous devons être attentifs à promouvoir une initiative européenne et française. Nous n’aurons peut-être pas forcément en face de nous, sur chacun des sujets, des usines asiatiques déjà amorties. Pour moi, c’est un sujet, et je pense qu’avec Didier Roux, ici présent, nous allons pouvoir échanger sur ces aspects.

C’est un sujet sur lequel il faut vraiment se concentrer pour essayer de voir quelle sera notre stratégie future. Je ne crois pas que nous resterons une grande nation de l’énergie si nous nous contentons d’intégrer des cellules, que ce soit des cellules photovoltaïques de champs solaires ou des cellules de batteries pour les véhicules électriques. Leur évolution est un vrai enjeu et le fait de les intégrer simplement au niveau du système ouvre le risque de ne pas avoir accès aux dernières technologies, qui sont très évolutives, et fait peser un risque de décrochage sur l’ensemble des sujets. Nous devrons investir de nouveau dans des usines avec des objectifs technico-économiques mondiaux.

Deuxième point important, la transition énergétique ne sera pas juste la juxtaposition de technologies de production ou de stockage. Il faut une vision systémique des solutions et c’est là un défi pour les chercheurs. Il va falloir, comme l’évoquait tout à l’heure Madame Vieillefosse, avoir une vision systémique multifactorielle, en traitant les électrons, la chaleur, les gaz, dont l’hydrogène qui constituera probablement une passerelle énergétique. Dans ce contexte, les chercheurs vont devoir aller assez vite sur des évolutions des usages qui seront aussi sources d’innovation.

Le troisième défi, dont on parle régulièrement, est le croisement avec le numérique sous toutes ses formes. C’est un défi majeur, avec les capteurs, les « big data », des briques logicielles, des outils numériques pour optimiser l’ensemble.

Face à l’ensemble de ces défis, le CEA mise sur une vision complètement intégrée et unique de l’énergie, en coordonnant tous ces sujets, tenant à la fois du nucléaire et des énergies renouvelables, en gardant une vision complémentaire de ces énergies et en cultivant cette vision systémique. Nous allons mettre également l’accent sur le croisement entre technologie et numérique.

Dans le cadre des nouvelles technologies de l’énergie, nous avons fait des choix, en nous concentrant sur les sujets où pouvons bénéficier de positions différenciantes. Je rappelle que, dans notre histoire, nous sommes partis de deux origines : d’une part, la maîtrise des matériaux, issue du nucléaire, qui a permis de développer un socle de connaissances sur l’hydrogène ou les batteries ; d’autre part, sur la microélectronique, qui aujourd’hui est porteuse de ruptures dans les procédés, en particulier dans le domaine du solaire.

Ensuite, nous avons appliqué le modèle de la recherche technologique, qui permet de travailler sur toute la chaîne de valeur des matériaux composants jusqu’à l’intégration système, en investissant dans des lignes pilotes importantes pour les usines et qui réduisent les risques des développements des procédés pour les industriels, et en travaillant avec un segment industriel qu’on oublie parfois : les équipementiers industriels. Quand nous imaginons une usine, certes, il s’agit d’investissement, mais aussi de compétence en matière de procédés industriels et celle-ci est souvent portée par le segment des équipementiers. Bref, cette démarche permet d’agréger des écosystèmes industriels sur toute la chaîne de la valeur en développant des filières complètes.

Sur ces nouvelles technologies de l’énergie, nous avons trois axes de développement qui s’intègrent dans la transition énergétique. Le premier vise à travailler sur l’électrification des systèmes, des réseaux ou du transport. Dans cette électrification, nous concentrons nos recherches sur le solaire photovoltaïque, en développant des filières qui sont aujourd’hui au meilleur niveau mondial, à la fois en matière de rendement – nous sommes au-delà de 23 % en performances industrielles, et non plus de laboratoire – et avec des coûts compétitifs, c’est-à-dire en visant 20 centimes d’euro le watt crête. Cette technologie est mature. Elle a d’ores et déjà été transférée à ENL, en Italie, et elle est aujourd’hui complètement disponible pour être transférée sur le sol français. Des discussions sont en cours.

Le deuxième sujet concernant le solaire photovoltaïque consiste à le déployer sur l’ensemble des surfaces et de travailler aussi bien sur le solaire flottant que sur l’intégration du solaire dans les bâtiments. Cela constituera un vrai vecteur de déploiement d’électricité.

Le pilotage des réseaux énergétiques est bien sûr lié à l’intégration des énergies renouvelables. On parle de sources de production qui vont être commandables, avec l’électronique de puissance et la gestion de la demande. Ces deux notions vont également faire appel au croisement du numérique et de l’énergie. Le stockage est l’un des enjeux aujourd’hui pour le CEA sur l’ensemble de ses composantes, essentiellement en nous concentrant sur les batteries : nous prenons d’ailleurs part à « l’Airbus des batteries ». Nous travaillons sur les ruptures autour des batteries « tout solide », qui vont apporter plus d’autonomie, plus de sécurité, et à des coûts compétitifs (nous ciblons environ 70 euros le kilowattheure). Nous travaillons également sur l’hydrogène. Nous avons accompagné le consortium d’équipementiers français, incluant Michelin, Faurecia et Symbio, autour de la pile à combustible. Construire des piles à combustible pour la mobilité est une bonne idée, mais nous nous préoccupons d’atteindre une production d’hydrogène compétitive, avec des technologies à haute température, avec des objectifs à moins de 2 euros le kilo.

Je terminerai en disant qu’un troisième axe est aujourd’hui en train de se dessiner, de plus en plus nettement : il s’agit de superposer à toutes nos feuilles de route visant plus de rendement et plus de kilowattheures, des feuilles de route plus économes en matériaux et en procédés. Cet enjeu est de plus en plus ancré dans notre stratégie. Je suis assez convaincue que tout cela permettra d’arriver à des développements percutants, en encadrant nos développements avec des analyses de cycle de vie.

En conclusion, je voudrais être un peu provocatrice en vous disant que nous sommes aujourd’hui à un moment très important de la transition énergétique et que nous avons basculé dans une économie de marché. C’est une bonne nouvelle. Cependant, une plus mauvaise nouvelle tient peut-être aussi à cette économie de marché car nous ne devons pas oublier que les temps de l’énergie sont des temps longs. Si nous voulons rester une grande nation, il faudra investir, peut-être pas sur toutes les technologies, mais en en choisissant certaines, qu’il faudra maîtriser complètement.

Pour moi, le mot-clé, c’est la nécessité de synchronisation de tous les acteurs. Les choix des filières ne sauraient être aux mains des seuls acteurs de R&D. Il faut synchroniser à la fois les objectifs de l’industrie, les capacités de toutes les recherches, technologique comme fondamentale. Abdelilah Slaoui présentera tout à l’heure ce que nous faisons avec le CNRS sur ces sujets.

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Notre prochain intervenant est M. Didier Roux, spécialiste des questions énergétiques à l’Académie des sciences, membre également de l’Académie des technologies, ancien directeur de la R&D du Groupe Saint-Gobain. Il intervient régulièrement devant l’Office sur l’énergie et nous le remercions de sa disponibilité.

L’Académie des sciences a publié en juin 2018 un cahier d’acteurs sur la transition énergétique, avec un regard critique sur les politiques énergétiques en cours, notamment sur le développement du photovoltaïque. Nous avons eu, en octobre dernier, un petit-déjeuner de travail particulièrement enrichissant sur ce sujet à l’Académie des sciences, avec une trentaine de membres de cette académie et de l’Académie nationale de médecine.

M. Didier Roux, ancien directeur de la R&D de Saint-Gobain, membre de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies.  Tout d’abord, je voudrais revenir sur un point important. Nous avons vu que les ambitions étaient très élevées côté pouvoirs publics. Vous n’êtes pas sans savoir que le premier rapport du Haut Conseil pour le Climat vient de paraître et explique clairement qu’il y a un décalage profond entre les objectifs et la réalité. À mon avis, cela est assez grave. Afficher des ambitions importantes, avoir des difficultés à les réaliser, puis passer son temps à redéfinir des objectifs en deçà de ceux fixés au début, crée beaucoup de confusion, y compris chez les citoyens. Je pense que ce n’est pas une bonne méthode politique. Je commence ainsi parce que je pense qu’il faut réfléchir. Si l’innovation pouvait contribuer à réconcilier les ambitions et la réalité, ce serait une très bonne chose. Je ne suis pas complètement convaincu que nous puissions le faire, mais nous pouvons y contribuer.

Dans ce débat, il faut séparer climat et énergie. Il y a un problème vis-à-vis de la production de CO2, c’est certain, et il faut faire la transition énergétique. Cependant, en couplant systématiquement les deux, nous compliquons les choses et les rendons quelquefois très confuses. Par exemple, le débat sur le photovoltaïque ou, plus généralement, sur les énergies renouvelables, n’a aucun impact sur les émissions de CO2, puisqu’en France, nous avons une production électrique fortement décarbonée. Il est certain que nous devons le faire, vis-à-vis des énergies du futur, mais il ne faut pas croire qu’en parlant d’énergies renouvelables, nous ferons baisser le CO2. Une enquête récente, parue dans un grand journal, montre que 66 % des Français pensent que le nucléaire est l’origine du problème du CO2. Lorsque nous en sommes à ce stade de désinformation, c’est assez inquiétant quant à la relation entre les citoyens et l’État.

Il faut donc réfléchir, comme cela a été dit plusieurs fois, à une cohérence globale. Je voudrais attirer votre attention sur le fait que certains territoires sont plus en avance que l’État sur ce sujet. Il se trouve que je suis président du conseil scientifique d’un projet TIGA ([27]) porté par l’Agglomération de La Rochelle, dont l’objectif est « 0 carbone » en 2040 et qui porte a à la fois sur l’innovation, l’industrie, le transport, les bâtiments et la production énergétique. Ce projet essaie justement de créer sur le territoire une cohérence, avec une implication citoyenne, et surtout de mesurer l’impact de ce qui est fait. Je suis très souvent atterré par le fait que les gens passent beaucoup de temps à proposer des solutions, mais très peu à mesurer leur impact par rapport aux objectifs fixés.

Je vais vous donner deux exemples, l’un sur le bâtiment et l’autre sur le photovoltaïque. Je ne vais pas argumenter longuement sur le photovoltaïque, mais je ne pense pas que l’on puisse créer aujourd’hui une filière française du photovoltaïque.

Le bâtiment est évidemment l’exemple d’un réservoir énorme de possibilités d’économies, à la fois en énergie et en CO2. Les ambitions successivement affichées par tous les gouvernements, de 500 000 logements rénovés énergétiquement par an, n’ont jamais été respectées. Or c’est l’une des seules solutions efficaces aujourd’hui pour avoir un impact sur les émissions de CO2 et une baisse de la consommation énergétique.

Nous pourrions penser que dans le bâtiment, nul besoin d’innovation mais je vais néanmoins vous en donner trois exemples. Le premier est le besoin d’innovation dans les pompes à chaleur, qui constituent une solution efficace pour diminuer la consommation d’énergie nécessaire pour chauffer et alimenter les bâtiments. La France n’est pas particulièrement en avance dans ce domaine, mais il y a un réel besoin d’innovation.

Je vais prendre deux autres exemples tirés de mon expérience personnelle, lorsque j’étais le patron de la recherche de Saint-Gobain. Ces exemples commencent à déboucher industriellement. Le premier concerne l’isolation des bâtiments. Nous pourrions penser que nous savons isoler un bâtiment. Un amendement récent, voté par les députés, propose quelque chose de très raisonnable qui aurait dû être fait depuis bien longtemps : essayer d’éliminer les passoires énergétiques du territoire français. Cela pose quelques problèmes – je n’ai pas le temps de détailler ici – mais aujourd’hui, une partie importante des bâtiments dans une ville comme Paris sont des passoires énergétiques, dont le prix au mètre carré est pourtant de l’ordre de 10 000 euros. Ce n’est donc pas une question d’argent. Il y a derrière cela une problématique technique. Il n’est pas question d’imposer une isolation par l’extérieur sur des immeubles haussmanniens, pour des raisons évidentes. Pour les isolations intérieures, le problème est que 20 centimètres d’isolant, ce qui serait à peu près raisonnable, cela prend 1 à 2 mètres carrés de surface et enlève donc 10 000 ou 20 000 euros de valeur à l’appartement.

Nous avons développé, chez Saint-Gobain, une solution d’isolant très mince et très efficace, ISOVIP, qui est sur le marché depuis deux ans maintenant et qui permet de résoudre ce type de problème. J’ai moi-même équipé mon appartement parisien de cette technologie – preuve que je mets mes actes en accord avec mes ambitions – et je dois dire que c’est extrêmement efficace, y compris au niveau du confort, ce qui est un apport important de l’isolation. Quand je rentre dans mon appartement parisien, en hiver, grâce à cet isolant, il me faut maintenant une demi-heure en chauffage électrique pour avoir une température confortable. Avant, il me fallait 3 ou 4 heures. C’est un gain important.

Un autre exemple, qui concerne la mesure, est extrêmement important. Nous avons mis au point, chez Saint-Gobain, une méthode de mesure rapide de l’efficacité énergétique des bâtiments. En quelques heures, nous sommes capables de réaliser un diagnostic énergétique quantitatif de la fuite thermique des bâtiments. Cela n’existait pas avant. Depuis, d’autres technologies ont été développées par le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), par l’IDES avec le CEA, et un certain nombre de techniques de mesure rapides de l’efficacité énergétique commencent à exister. Ces techniques permettent à la fois de contrôler les bâtiments que nous construisons ou que nous rénovons, et en même temps de donner des indications quantitatives sur les objectifs à atteindre. La mesure représente le début de l’amélioration. Tant qu’on ne mesure pas, on ne sait pas ce que l’on améliore.

À propos du photovoltaïque, je pense qu’il ne faut pas confondre développement technologique et filière industrielle. Bien sûr, il y a énormément de développement technologique à faire dans le photovoltaïque et d’ailleurs, cette filière a été ralentie par la baisse du coût de la technologie classique du silicium. C’est une bonne chose de faire de la recherche dans ce domaine. Par contre, le vrai enjeu est l’installation, et non la fabrication des panneaux photovoltaïques. Je rappelle que les panneaux représentent un tiers du prix des installations en général, que le prix est une « commodité » technologique mondiale, et que ce domaine est complètement tiré par les coûts. Aujourd’hui, il faut investir 1, 2 ou 3 milliards pour être un producteur de panneaux photovoltaïques au niveau mondial, avec des marges qui sont de l’ordre de 2 ou 3 %, après avoir perdu de l’argent pendant 10 ans. Cela ne se fera pas au niveau industriel. Les industriels ont bien mieux à faire en investissant dans des domaines où les enjeux sont plus importants et les marges meilleures.

Il ne faut pas croire que nous allons créer une filière technologique de fabrication de modules en France ou en Europe, uniquement par la volonté d’un gouvernement. Je rappelle qu’aujourd’hui, nous avons installé 8 gigawatts en France, qui produisent l’équivalent d’un gigawatt nucléaire installé, c’est-à-dire à peu près l’équivalent de 1 ou 1,5 % de la production d’électricité. Tout cela me fait dire que nous passons beaucoup de temps à discuter de choses qui ne sont pas au cœur de la problématique, si la problématique est la baisse du CO2 ou l’évolution de modes de production d’électricité.

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Nous passons maintenant la parole à M. Matthieu Auzanneau, journaliste, auteur et blogueur spécialiste d’écologie et d’économie, directeur du think tank sur la transition énergétique, The Shift Project, dont le but est d’œuvrer en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone. Monsieur Auzanneau, vous allez évoquer les limites des politiques énergétiques en cours qui ne vous paraissent pas, je crois, à la hauteur de la menace climatique.

M. Matthieu Auzanneau, directeur du think tank The Shift Project.  Je vous remercie de me faire l’honneur de me permettre de m’exprimer sur les actes nécessaires pour répondre aux objectifs de la programmation pluriannuelle de l’énergie, et plus largement sur les engagements en matière de transition énergétique que la France a pris devant la communauté internationale à l’issue de la COP 21, au Bourget, en décembre 2015.

Je dirige l’association d’intérêt général The Shift Project, un groupe de réflexion qui a pour vocation de favoriser l’émergence d’une conversation éclairée sur les enjeux de la transition énergétique. Cette association est soutenue par les pouvoirs publics et financée par de grandes entreprises françaises qui cherchent à construire, à travers la transition énergétique, un avantage stratégique, pour une économie sans énergies fossiles.

Sortir des énergies fossiles est bel et bien l’objectif central de la transition à laquelle s’est engagée la France. C’est une tâche colossale, sans doute de loin le plus grand défi lancé aux sociétés techniques depuis la Révolution industrielle. Viser la neutralité carbone à l’horizon 2050, comme s’y est engagée solennellement la France, revient à baisser nos émissions d’environ 5 % par an chaque année, au cours des 30 prochaines années. Cela n’est jamais arrivé, sauf en temps de guerre ou en cas de récession grave. Sortir des énergies fossiles carbonées (pétrole, gaz, charbon) revient tout simplement à changer le « système sanguin » de notre société.

Pour y parvenir, il nous semble, au sein du Shift Project, que la République est en train de se tromper de méthode. Nous avons pensé jusqu’ici que les outils à notre disposition tiennent lieu de plans de montage. La stratégie nationale bas carbone, qui sert de cadre à la programmation pluriannuelle de l’énergie, n’a de fait, pour l’heure, de stratégie que le nom. Ce n’est qu’une boîte à outils. Si vous préférez, c’est une liste de courses optionnelle, avec de probables contradictions internes entre les options proposées. La crise des « gilets jaunes », dont le déclencheur a été – ce n’est pas un hasard – le prix du pétrole, a été la démonstration flagrante de ce problème de méthode. Nous avons voulu croire que l’outil, qu’était la taxe carbone, tenait lieu de plan de montage, de stratégie. Nous avons fait le pari bancal de l’acteur économique rationnel : « Français, paie tes taxes ou fais un choix économique rationnel ». Cependant, quand un citoyen habite loin d’un centre-ville, il n’a pas d’autre choix que de prendre sa voiture. Cette alternative et cette stratégie, la République doit en débattre, afin de les concevoir, les financer, les construire, en un mot les planifier.

Nous pouvons fournir hélas de nombreux exemples – Didier Roux vient déjà d’en donner quelques-uns – de la courte vue actuelle de la République, de son manque de consistance et d’audace pour tenter de boucler la très difficile équation de la transition énergétique. Le législateur, par exemple, n’a aujourd’hui aucun moyen de connaître les disponibilités réelles et effectives de la France en biogaz, et surtout les contreparties nécessaires pour mobiliser ces ressources. Le législateur n’a pas le moyen de se faire une idée des contreparties nécessaires et des conditions qui limitent un développement massif de la mobilité électrique. Le législateur ne peut qu’être dubitatif face au manque d’infrastructures massives de stockage. RTE (Réseau de Transport d’Électricité) montre que plus on accroît la part des sources renouvelables d’électricité intermittente, plus les émissions de CO2 du système électrique augmentent ou promettent d’augmenter. Le législateur est enfin bien en peine pour mettre en adéquation les objectifs de rénovation des bâtiments avec la loi. Je pourrais multiplier les exemples.

La transition énergétique est un enjeu systémique. Par définition, elle réclame une planification au sens plein du terme, ce qui suppose une discussion démocratique patiente, sans raccourci ni pensée magique, à la hauteur de l’enjeu vital que constitue la sortie des énergies fossiles. Ce constat est aujourd’hui partagé par de nombreux chefs de grandes entreprises industrielles, par certains des champions internationaux que compte l’économie française, par des responsables du patronat aussi bien que par les organisations syndicales.

Pourquoi est-ce un enjeu vital ? Parce que la France est confrontée à une double contrainte carbone. Le climat n’est pas la seule raison, excellente et urgente, de sortir des énergies fossiles. La France et l’Europe sont cernées par des zones pétrolifères en déclin, comme l’Algérie ou la mer du Nord (un cas d’école en la matière) ou au bord du déclin comme, de son propre aveu, la Russie. Celle-ci fournit à elle seule plus d’un quart des approvisionnements de pétrole brut de l’Union Européenne.

Depuis la dernière campagne présidentielle, The Shift Project n’a eu de cesse de défendre la nécessité d’un plan et l’exigence pour la République de se doter de moyens concrets pour construire un plan techniquement réaliste, économiquement salubre, et socialement accepté, voire désiré. Nous nous appuyons pour cela sur un texte que nous avons appelé le « Manifeste pour décarboner l’Europe », signé, durant la campagne présidentielle, par plus de 80 dirigeants de grandes entreprises, par de nombreuses figures académiques et auquel Emmanuel Macron a apporté son soutien. Aujourd’hui, grâce à la création du Haut conseil pour le climat et à la volonté de réunir une consultation de citoyens tirés au sort, nous avons les ferments du dialogue nécessaire, mais il s’agit de ferments épars. En particulier, où sont les entreprises dans ce dialogue ? Les entreprises doivent déjà instruire leur stratégie dans un avenir sévèrement contraint et disruptif. La France a le devoir moral mais aussi l’opportunité historique d’agir.

Nous proposons que la République se dote d’une structure ad hoc de dialogue public-privé, capable de décrire effectivement, secteur par secteur, un chemin compatible avec la neutralité carbone. Nous n’avons pas bouclé l’équation. Nous n’avons pas cherché à le faire. Personne dans le monde n’a en fait cherché à le faire. C’est pourquoi la première nation qui montrera la voie d’un monde débarrassé de l’emprise, qui deviendra mortelle, des énergies fossiles se dotera d’un avantage comparatif décisif pour les décennies de bouleversements qui viennent, et montrera une voie historique salubre.

Construire un plan, une économie, une politique économique au plein sens du terme, à la mesure de l’enjeu, réclame une méthode. La sobriété systémique est nécessairement la pierre d’angle d’une telle méthode. Qu’appelle-t-on sobriété systémique ? C’est la recherche de la plus grande sobriété techniquement possible et démocratiquement désirable pour les grands systèmes techniques, agricoles, industriels, de transport, d’habitat et de services. Bien ordonnée, en conformité avec l’analyse intégrale d’un problème qui est d’abord physique, puis technique, et enfin seulement socio-économique, la sobriété de nos systèmes conduira l’économie à faire des économies et par conséquent, à recréer des marges d’investissement pour l’avenir. Ces marges sont aujourd’hui absentes en dehors de tout subterfuge monétaire.

La mise en œuvre d’un plan de transition à la hauteur des objectifs de l’accord de Paris constitue un projet sociétal total, novateur, désiré, fédérateur, historique et vital. Il réclame des efforts de chacun pour recréer une capacité à investir dans notre avenir. Il réclame aussi de renoncer au modèle dominant de la voiture individuelle, par exemple, et réclame aussi d’urgence des formes d’obligation intelligentes de rénovation de l’habitat. Il ne s’agit pas de demander aux gens de « se serrer la ceinture » : la sobriété systémique consiste, au contraire, à soulager le budget des gens les plus modestes. C’est vrai notamment pour le développement des transports partagés. C’est aussi vrai d’évidence pour les économies d’énergie dans l’habitat. Au niveau macroéconomique, ce principe d’épargne, d’économie économe, permettra de résorber le déficit de notre balance commerciale, qui est grosso modo égal à notre facture des imports d’énergies fossiles. Aujourd’hui, la démarche d’un Donald Trump est plus cohérente que la nôtre. Ce serait un déshonneur pour la France de continuer à reculer devant l’obstacle. Je vous remercie.

Présidence : M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Merci aux orateurs pour leurs exposés variés et éclairants. Nous allons nous lancer dans les questions qui vont permettre de continuer la discussion. Une première question est en rapport avec un thème d’actualité qui revient souvent et qui a été sur la table du politique récemment : les batteries. Nous mettons souvent les batteries au cœur des solutions de décarbonation, de la mobilité de demain, et plus généralement de la transition pour se passer du carbone. Cependant, comme nous le savons, le cycle complet des batteries n’est pas que vertueux. L’extraction et l’acheminement de leurs matériaux en France participent à l’émission de gaz à effet de serre. Il y a une équation économique à prendre en compte, sur la façon de relocaliser une partie de cette industrie plus près de nous. Comment le débat doit-il être amené, comment peut-on mettre dans l’équation cette question des batteries ?

Une autre question porte sur les scénarios de besoins énergétiques de la PPE et tout ce qui a été évoqué : sur quelles hypothèses d’évolution démographique et économique la PPE repose-t-elle ? Quelle est la confiance que nous pouvons avoir sur l’adéquation entre PPE et évolution de ces paramètres extérieurs fondamentaux ?

Autres questions : quel est l’impact des évolutions politiques majeures ? Est-ce que le Brexit peut par exemple avoir des conséquences importantes sur notre politique énergétique ?

M. Didier Roux.  Concernant les batteries, il ne faut pas recommencer l’erreur du photovoltaïque. Je pense que, pour le moment, même si elles sont très majoritairement produites en Asie, il y a des enjeux technologiques qui peuvent, contrairement au photovoltaïque, un peu changer la donne. Le problème principal est que, s’il y a beaucoup de recherches, il y a en revanche peu d’acteurs industriels européens.

Je parle essentiellement des batteries pour l’automobile. Je ne crois pas que les batteries soient la solution au stockage stationnaire. En revanche, c’est une solution pour la mobilité. Il faut s’occuper de la génération suivante, et surtout ne pas construire des usines pour la génération actuelle. Ce serait une erreur de pousser nos industriels à construire, à grand renfort de subventions, des usines pour la technologie mature qui est aujourd’hui la plus utilisée (lithium-ion) alors que de nouvelles technologies se profilent. Si de grands acteurs industriels veulent s’y lancer – et il semble que ce soit le cas –, aussi pour des raisons stratégiques, par rapport à la construction d’automobiles, il y a bien évidemment des choses à faire.

M. David Marchal.  Pour clarifier mon propos précédent, il existe bien deux marchés pour les batteries : le marché du stationnaire et le marché de la mobilité. Le marché stationnaire concerne les batteries pour le système électrique, qui ne bougent pas, et le marché de la mobilité concerne les batteries de véhicules électriques. Mon propos de tout à l’heure visait à dire que, pour les batteries stationnaires, il n’y avait pas vraiment de demande sur le marché avant 2030 en France métropolitaine. En revanche, il y a effectivement un enjeu important sur le sujet de la mobilité.

Nous travaillons sur l’analyse du cycle de vie et sur quels dispositifs publics nous pourrions mettre en place, soit via la normalisation, soit via des incitations, pour que des batteries à faible impact environnemental soient avantagées. L’analyse du cycle de vie des batteries est en cours de réalisation.

Comme pour le photovoltaïque, le mix électrique du pays où sont fabriquées les cellules est assez dimensionnant par rapport au contenu carbone des batteries, ce qui pose une question de consensus européen. Il ne sera toutefois pas facile d’obtenir un consensus européen sur une norme ou une réglementation qui avantagerait des batteries avec un faible contenu carbone, étant donné que nos voisins européens n’ont pas tous des mix aussi décarbonés que le mix français.

Mme Florence Lambert.  Je continuerai sur les batteries. Effectivement, sur le segment des cellules, quel que soit le domaine, les usines seront certainement les mêmes, puisque la technologie du lithium est une technologie dite de massification. Il n’y aura pas de séparation avec, d’un côté, la mobilité, qui est beaucoup plus importante en matière de volume, et, de l’autre, le stationnaire. Ce qui est important selon moi, c’est que la batterie va être le trait d’union entre ces deux applications. Les études que nous pouvons faire montrent que, en basculant dans un monde certes électrique, mais aussi de vehicles-to-grid, la batterie sur roue que serait le véhicule électrique pourrait faire une partie du travail.

En fait, nous pouvons accompagner assez vite et assez longtemps le déploiement des énergies renouvelables. Dès lors, si des taux très importants étaient atteints et avec des besoins de stockage saisonniers, il faudrait faire appel à d’autres sources. C’est important d’avoir une vision des différents domaines, mais aussi de voir que ces domaines vont se rejoindre.

Au-delà, je peux même peut-être confirmer que les projets européens aujourd’hui sont confrontés à l’opportunité technologique que je vous présentais tout à l’heure. Ils ne vont pas forcément engager une lutte sur le segment du lithium-ion, déjà développé et amorti en Asie, mais plutôt sur celui du lithium tout solide, qui présente deux avantages : la stabilité et la sécurité. En faisant cela, nous ouvrons la voie à de nouveaux matériaux qui vont pouvoir apporter plus d’autonomie encore, et donc des performances plus importantes pour les batteries. C’est bien dans cette nouvelle voie technologique que vont se lancer les industriels européens. Il est fondamental de l’encadrer par l’analyse du cycle de vie.

Au niveau national, le Comité national des mines et matériaux réfléchit sur les capacités en matière de recyclage et lance un avertissement. Il sera certainement vite nécessaire de multiplier par trois les capacités de recyclage de la technologie lithium si nous voulons accompagner la croissance, essentiellement dirigée par les besoins en matière de mobilité. Le recyclage sera un vrai sujet.

Nous avons parlé de la dépendance vis-à-vis des matériaux. Le lithium est un sujet mais le cobalt en est un bien plus important encore, même si nous pensons que d’ici dix ans, nous nous affranchirons du cobalt dans les matériaux des cathodes.

En comparaison avec le photovoltaïque, je pense moi aussi qu’il ne faut pas s’engager dans la production des produits dont l’Asie nous inonde. Nous sommes plutôt face à un phénomène de rupture technologique. Pour corriger, un gigawatt coûte en fait, aujourd’hui, 200 millions d’euros d’investissement, bâtiment inclus. Nous avons fait le chiffrage avec nos partenaires industriels.

Mme Alice Vieillefosse.  Pour compléter sur les batteries, un plan batteries a été annoncé par le Gouvernement, avec un certain nombre d’axes identifiés pour répondre aux différents enjeux. Évidemment, les deux enjeux principaux sont l’industrialisation et le recyclage. Pour le recyclage, il y a d’ailleurs eu des projets de démonstration financés dans le cadre du PIA, mais ils n’ont finalement pas abouti. En fait, les batteries utilisées dans les véhicules électriques ont une durée de vie supérieure à ce qui était initialement attendu. Le marché des batteries de « recyclage » n’a en conséquence pas décollé aujourd’hui, faute de marché. Néanmoins, le gouvernement est très attentif à accompagner ce phénomène, à le soutenir, et à s’assurer que les bons mécanismes seront en place, en termes de responsabilisation des acteurs.

En ce qui concerne la question des hypothèses utilisées dans la PPE, elles sont détaillées dans le document public. Les hypothèses démographiques reprennent le scénario central de l’INSEE avec, en 2030, 70 millions d’habitants. Pour les hypothèses macroéconomiques, nous nous inscrivons en lien avec les cadrages de l’Union européenne et en particulier avec les hypothèses retenues par le Comité d’orientation des retraites. Nous avons en effet essayé de nous appuyer sur des scénarios existants et logiques.

Enfin, en ce qui concerne le Brexit, la DGEC n’identifie pas d’impact majeur. Le Royaume-Uni est importateur net d’électricité et nous n’estimons pas qu’il y aura de sujet particulier sur la sécurité d’approvisionnement ou autre en France. Sur les différents autres sujets, qui ont déjà été vus et articulés, nous n’identifions pas de points majeurs.

M. Matthieu Auzanneau.  Avec le sujet des batteries, de la démographie et du Brexit, Monsieur le premier vice-président, je crois que vous mettez le doigt sur trois paramètres parmi les plus fondamentaux pour tenter de résoudre l’équation difficile d’aujourd’hui.

En ce qui concerne les batteries, il est intéressant de constater que, en comptant la plupart des grands pays industriels aujourd’hui, Chine comprise, il existe environ 130 gigawatts de capacité de stockage installée. Sur ces 130 gigawatts, 128 sont issus de barrages artificiels, de STEP (stations de pompage et turbinage). Seulement 2 gigawatts correspondent au stockage sur batterie électromécanique ou sur procédé électrochimique. C’est un ordre de grandeur. Techniquement, nous savons tout faire mais la question est toujours d’atteindre une planification cohérente avec l’objectif de neutralité carbone. Je ne parle pas de l’objectif 2030 ou 2035, mais bien de l’objectif de neutralité carbone, qui est un problème d’échelle. Je vous laisse avec cet ordre de grandeur peut-être à méditer.

La démographie est un élément intéressant des scénarios prospectifs. J’ai été assez étonné de constater, dans le scénario prévisionnel de RTE 2035, que les scénarios qui comptaient le plus sur l’intégration des énergies renouvelables intermittentes étaient ceux qui se basaient sur les hypothèses de croissances économique et démographique les plus faibles. À nouveau, je vous laisse méditer sur ce point.

Quant au Brexit, pour les pays qui restent dans l’Union européenne, il me semble à nouveau que la nation qui sera capable de proposer un plan concret sur le sujet de la neutralité carbone sera la nation qui entraînera l’Union européenne, c’est-à-dire le premier marché mondial, dans un trade-off, cher au président américain. Elle sera capable de faire basculer tout le monde – ce qui est quand même l’objectif – et d’entraîner la population française sur un projet aussi disruptif.

Il y a une objection qui consiste à dire « nous ne représentons que 1 % des énergies mondiales, alors à quoi ça sert ? ». Au Shift Project, nous essayons de faire valoir, avec le soutien de chefs d’entreprise, au moins sur cette logique, qu’il s’agit d’un défi et d’une opportunité. La première nation capable de réussir se crée un avantage comparatif et montre la voie historique salubre. Par définition, elle est capable de convaincre nos partenaires européens. Par exemple, quel trade-off proposons-nous aux Polonais aujourd’hui ? Aucun. Nous proposons de marquer un chiffre sur un bout de papier au titre de la « neutralité carbone ». Évidemment, cela ne mobilise pas les foules. Il faut une réflexion sur l’intégralité d’un problème qui est d’abord technique, puis socio-économique.

Sur les batteries par exemple, je pense que nous nous trompons à nouveau, nous confondons l’outil avec le plan de montage.

M. Philippe Bolo, député.  En vous écoutant, j’entends que les recherches sont essentiellement fondées sur les sciences dures. Vous menez un ensemble de travaux de recherche pour développer de nouvelles sources d’énergie, pour l’industrialisation de formes d’énergies déjà connues, pour gagner en efficience, et vous travaillez sur le stockage. Tout cela va aboutir à de nouvelles formes d’utilisation de l’énergie pour les consommateurs, mais également à un foisonnement de nouvelles technologies. Lorsque nous sommes confrontés à ce foisonnement, à ces évolutions, nous sommes questionnés, comme utilisateurs de l’énergie, par des transitions qui imposent des changements de comportement et finalement, cela se traduit par des peurs. Quelles recherches en sciences économiques et sociales pouvez-vous mener dans ce domaine, en dehors des recherches en sciences dures que vous nous avez parfaitement expliquées ?

Dans ce domaine des sciences humaines et sociales, au travers de la sociologie, de la communication, de l’éducation, et d’autres disciplines bien évidemment, je vois au moins trois sujets. Premièrement, comment faciliter l’acceptation des changements auxquels vous apportez votre concours ? Ensuite, comment faire contrepoids avec quelque chose qui se passe aujourd’hui, à savoir le fait que la démonstration par la preuve scientifique est contrebalancée, ou du moins mise en concurrence, par le système de diffusion des fake news via les réseaux sociaux ? Existe-t-il aussi un axe de recherche pour redonner du poids à la parole scientifique ? Enfin, il y a l’approche économique car, in fine, il y aura des interrogations sur qui va payer quoi et quelles vont être les conséquences économiques pour l’utilisateur d’énergie. C’est là aussi que se joue l’acceptabilité des nouvelles technologies.

Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente de l’Office.  Aujourd’hui, nous savons que la France échange, en termes d’exportation et d’importation, de l’électricité avec le Royaume-Uni, ainsi qu’avec les pays frontaliers. Quel est l’impact sur les prix des politiques énergétiques propres à chaque pays ? Quand nous avons écrit le rapport de l’Office sur la décarbonation des mobilités du futur, nous avons évoqué la question des interconnexions entre les différents pays européens. La notion d’énergie décarbonée apparaissait abstraite pour les pays qui n’entraient pas dans cette logique. Ainsi, l’importation d’électricité d’un pays ayant une politique énergétique moins ambitieuse, et donc une énergie pas nécessairement renouvelable, sera-t-il pris en compte dans les bilans finaux d’émission ?

Ma deuxième question concerne une étude qui nous a été confiée par saisine de la commission des affaires économiques du Sénat, pour analyser l’utilisation des terres agricoles à des fins énergétiques. Pour l’éolien terrestre, une étude de 2015 a démontré la dévalorisation des terres entourant les champs d’éoliennes dans un rayon de 2 kilomètres et à hauteur de 5 % en termes de valeur. Selon vous, quels types de surface sont à privilégier pour déployer l’éolien ou le photovoltaïque en zone rurale, mais aussi en zone urbaine ?

M. Jean-Luc Fugit, député.  Merci à toutes et à tous pour vos discours où vous avez fait preuve de beaucoup d’énergie, ce qui est une bonne chose ! Je voulais aussi vous remercier d’avoir évoqué la question de l’air, j’espère non pas pour me faire plaisir parce que je préside le Conseil national de l’air, mais tout simplement parce que c’est un sujet important. Au fond, ce qui nous intéresse en termes d’impact par rapport à notre santé, c’est ce que nous mangeons, buvons et respirons. Ceci est souvent la conséquence des choix que nous pouvons faire par ailleurs, notamment des choix technologiques en matière d’énergie entre autres.

Vous avez dit que nous progressions. Pourtant, je ne pense pas être d’accord avec vous sur le sujet du bois. J’aimerais avoir une étude complémentaire sur les PUF – les particules ultrafines – et surtout sur leur nature chimique pour être sûr de pouvoir dire que c’est mieux. De même, quand des véhicules diesels récents pourraient être inscrits en Crit’air 1, je m’interroge. Se poser la question, c’est déjà y répondre en partie.

Avant de vous poser trois questions, j’en profite pour vous dire que j’ai apprécié vos propos sur les mobilités plus propres et plus actives, en tant que rapporteur du projet de loi sur les mobilités. Sur ma proposition, le mot « plus » a été ajouté dans le texte adopté par l’Assemblée nationale : le texte initial parlait de développer des mobilités propres, ce à quoi je ne crois pas. En revanche, je crois à développer des mobilités plus propres. Cette nuance est importante et elle inscrit les choses dans une trajectoire. C’est ce qui m’intéresse dans ce que vous avez évoqué. D’ailleurs, à ce propos, j’aimerais que vous clarifiiez quelques points, si vous avez des éléments, pour être sûr d’avoir bien compris.

Premièrement, sur les analyses du cycle de vie pour les biocarburants, il me semble qu’il y a des choses à faire. Je sais que la directive européenne dit que d’ici 2023, il faudra proposer des méthodes pour réaliser l’analyse du cycle de vie des biocarburants. Je l’ai dit dans l’hémicycle à l’Assemblée nationale, à plusieurs reprises, en tant que rapporteur. J’espère vraiment que nos chercheurs français pèseront au niveau de l’Europe pour faire des propositions et que la loi ne se fera pas sans consulter ce que les laboratoires français font de remarquable. Je parle de tout le monde, parce qu’il y a beaucoup de recherche de qualité dans ce pays, mais comme nous sommes un pays qui pratique l’autoflagellation, nous avons tendance à l’oublier. Même la classe politique peut oublier que nous avons d’excellents chercheurs. Nous en avons même un à la tête de l’Office, ici présent. C’est important de le rappeler.

J’aurais voulu avoir votre analyse sur l’idée d’« embarquer la société ». Aujourd’hui, nous parlons d’embarquer notre société dans ces évolutions et cette transition. J’ai parlé de transition 2040 ou de génération 2040 lors du débat sur le projet de loi sur les mobilités, avec la fin des véhicules utilisant des énergies fossiles – et non pas la fin des véhicules thermiques, ce qui n’a pas de sens.

J’ai été interpellé, pendant toute la séquence du Grand débat public, par mes concitoyens. C’est pour eux que nous sommes là ce matin, pas pour nous. Dans le grand débat que j’ai organisé dans mon territoire, la question de l’impact des batteries est revenue systématiquement dans la partie concernant la transition écologique. J’aurais donc voulu avoir une clarification sur votre vision de l’avenir de ces batteries. Vous l’avez un peu évoqué, vous avez parlé du lithium, du cobalt, etc., mais j’aimerais bien que vous alliez un peu plus loin. Il me semble important d’accompagner l’acceptabilité du volet électrification des mobilités. Toutefois, je pense qu’il ne faut pas se fonder uniquement sur la mobilité électrifiée. Il y a aussi la question du biogaz, ce qui me permet d’enchaîner sur ce que je disais tout à l’heure sur les analyses de cycle de vie. C’est important pour le biogaz et aussi pour les recherches sur les énergies renouvelables et l’agriculture.

À l’Office, nous sommes en train d’engager une étude sur l’agriculture et la production d’énergie, dont j’ai la chance d’être co-rapporteur du côté de l’Assemblée nationale. Pour le Sénat, c’est notre collègue Roland Courteau. Nous avons commencé quelques auditions et j’imagine que nous reverrons peut-être certains d’entre vous sur ces sujets dans les semaines et les mois qui viennent. Toutefois, est-ce que vous pourriez d’ores et déjà évoquer les freins et les perspectives que vous entrevoyez pour l’agriculture et la production d’énergie ? Je ne sais pas si certains travaux peuvent y répondre, mais cela me semble important, d’une part, pour nos agriculteurs, d’autre part, pour réfléchir à des questions locales.

Au final, l’objectif, au-delà de préserver notre santé et nos ressources, est bien de faire en sorte d’aller vers une réduction de l’impact énergétique et environnemental de nos activités. La fameuse neutralité carbone à atteindre est liée à la sobriété, ce qui a été très bien rappelé, mais aussi par la nécessité de faire en sorte de se passer au maximum des énergies fossiles. Cette dépendance aux énergies fossiles dure depuis de longues années, au point que certains pensent que nous ne pouvons pas faire autrement.

Présidence : Mme Angèle Préville, sénatrice

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Merci à toutes et tous pour vos interventions très éclairantes. Nous sommes effectivement à la croisée des chemins, avec des choix à faire, à un moment très important pour notre société. Je partage complètement la question de la sobriété. Je partage aussi la question de l’information et des connaissances que nous devons apporter au grand public, afin que tout le monde puisse s’inscrire dans cette transition.

J’ai deux questions. En premier lieu, j’avais défendu un amendement qui n’a pas été adopté sur la qualité du bois. Je voudrais savoir ce que vous en pensez, même si vous en avez déjà un peu parlé.

Ma seconde question vous paraîtra peut-être un peu naïve. Quand j’étais professeure, des élèves avaient mentionné de petites éoliennes de jardin. Est-ce toujours d’actualité ? Est-ce que cela existe ? J’avais trouvé cela intéressant. Les grandes éoliennes posent un problème d’acceptabilité : est-ce que les éoliennes de jardin, qui seraient apparemment peu bruyantes mais qui pourraient rendre des services, résoudraient ce problème ? Est-ce que l’éolien ne consiste qu’en de grandes éoliennes ?

M. Matthieu Auzanneau.  Je voudrais me concentrer sur la clé, le thème transversal de vos questions : l’acceptabilité, la désirabilité. Comment pouvons-nous faire pour embarquer nos concitoyens ? J’ai fait allusion à la crise des « gilets jaunes » et je l’ai mise en parallèle avec ce qu’on appelle la sobriété des systèmes – comment atteindre une sobriété de nos grands systèmes techniques ? Je vais vous donner un exemple. Au Shift Project, nous avons lancé une étude deux ans avant la crise des « gilets jaunes ». Nous étions donc relativement à l’aise pour en parler quand on nous a fait l’honneur de nous tendre le micro au moment de cette crise. Au sujet du coût de la mobilité, nous nous sommes dit : « puisque nous avons vocation à appuyer la transition énergétique, essayons de résoudre un problème clé et réputé insoluble : comment détrôner la voiture individuelle, là où elle est réputée indétrônable, en grande périphérie urbaine ». Nous avons fait ce travail d’expérimentation et de modélisation détaillée. La conclusion à laquelle nous sommes arrivés est qu’il faudrait une politique systématique et audacieuse d’investissement dans des alternatives à la voiture individuelle : les vélos, la capacité à utiliser les espaces de covoiturage – il y a de nombreuses start-up en Île‑de‑France et dans les autres grandes régions françaises qui se basent sur ce concept – ou à prendre facilement un bus ou un train. Les CAPEX ([28]) n’auraient rien à voir en ordre de grandeur avec l’argent que nous avons pu mettre il y a plusieurs décennies dans le réseau autoroutier ou dans les TGV. Ainsi, cela permettrait aux gens de continuer à se déplacer normalement – je précise bien en grande périphérie urbaine et pas en centre-ville en trottinette – et à faire des économies de centaines d’euros par an sur leur budget de mobilité. Vous pouvez transposer la même logique dans le domaine de l’habitat. Bien sûr, il s’agit de faire des efforts. Effort d’investissement collectif dans le cadre de la mobilité, et effort particulier des propriétaires bailleurs dans le cas de l’habitat.

Il ne faut pas se méprendre sur l’ampleur du défi posé par la neutralité carbone. C’est un défi total. Une réduction de 5 % des émissions de CO2 par an est effectivement un effort de guerre. Le législateur ou le Gouvernement renâclent aujourd’hui à développer des formes d’obligation de rénovation pour les passoires thermiques alors qu’un certain nombre de grands patrons français, qui sont peu ou prou les porte-parole de la droite, défendent ce genre de mesure. C’est un passage obligé. Ce qui est intéressant, c’est que vous pouvez proposer à nos concitoyens une démarche qui va aboutir à créer une économie plus économe.

Le second point, c’est que cette évolution est inexorable. C’est cela aussi qu’il faut dire. Le climat est une excellente raison de sortir des énergies fossiles. Quand je parle du déclin potentiel de la production conventionnelle russe, regardez la presse, je ne suis pas en train d’agiter un vain péril. C’est réel. Le Kremlin dit bien que sa production conventionnelle risque de décliner à partir de 2021. C’est un quart de nos approvisionnements. Il me semble que nous avons maintenant les ferments d’un discours fédérateur, salubre, capable d’entraîner la société.

À propos des fake news, je pense que c’est aux relais d’opinion, aux médias, et en particulier, au législateur de défendre la parole scientifique – et je suis au meilleur endroit pour le dire. Lorsque le législateur inscrit dans la loi qu’en 2025, nous serons à 50 % de production d’électricité nucléaire sans effort, il trahit la réalité d’un constat physico-technique, d’une impossibilité. Il ne faut alors pas s’étonner que la parole scientifique et la parole politique soient décrédibilisées.

M. Didier Roux.  Je prends deux questions très rapidement, la première sur les sciences humaines et sociales (SHS) et la seconde sur les batteries. Concernant les SHS, il y a toujours un débat sur leur rôle et elles-mêmes se posent beaucoup de questions. Je vais prendre un exemple concret, celui du projet TIGA dont je vous ai parlé tout à l’heure. La partie concernant l’acceptabilité sociale s’appuie sur l’université de La Rochelle et son département de sociologie, qui réfléchit sur la manière de mettre en place de nouvelles méthodes pour accompagner la réflexion sur ce projet, son acceptabilité sociale et l’engagement des citoyens. Bien évidemment, il faut travailler sur cet aspect.

Toutefois, plus important encore que les SHS, il y a l’éducation. Il s’avère que je fais partie de La Main à la Pâte, cette fondation créée par l’Académie des sciences pour l’éducation des sciences en primaire, dès la maternelle, et au collège. Je passe beaucoup de temps dans les écoles et les collèges, et je vois le travail fantastique que nous pouvons faire à la fois avec les enseignants, mais aussi avec les enfants, directement sur leur intérêt pour les sciences et le développement de leur esprit critique, notamment à l’égard des fake news.

Deuxièmement, sur les batteries, les progrès que nous pouvons espérer sont chimiques et non électroniques, même si l’électronique a un rôle important dans la gestion des batteries. Les progrès dans le domaine des batteries sont des progrès sur les matériaux. Nous pouvons avoir des espoirs, certes, d’améliorations et de gains, mais pas du tout équivalents à la loi de Moore pour les processeurs, c’est-à-dire à un rythme exponentiel. Les progrès ne seront que linéaires, ou quadratiques, ce qui augure d’un long travail. Il ne faut pas espérer que les batteries deviendront d’un seul coup très accessibles, même s’il y a eu des gains avec la production industrielle, ni qu’elles seront la réponse à tout.

Une fois de plus, je suis persuadé que les batteries représentent une réponse pour la mobilité, avec des limites d’analyse de cycle de vie dont vous avez parlé et qui sont très importantes : j’incite le législateur – je parle en tant qu’ancien industriel – à s’intéresser de près à la réglementation régissant les analyses de cycle de vie. Il ne faut pas laisser chacun monter sa petite méthode dans son coin, parce que cela l’arrange, et laisser se développer ensuite de façon déraisonnable des compétitions entre les différentes méthodes d’analyse de cycle de vie. Il ne faut pas non plus accepter que certaines industries refusent de faire des diagnostics de cycle de vie, au seul motif que cela coûterait cher.

Mme Florence Lambert.  Je souscris complètement à ce qui vient d’être dit au sujet des batteries. Nous nous rejoignons. En passant au lithium tout solide, nous pouvons attendre 30 à 40 % d’autonomie en plus, et c’est vrai que cela va se jouer sur les matériaux.

Pour moi, le sujet des SHS est essentiel. Nous sommes en train de mener cette réflexion à la direction du CEA. C’est très bien d’avoir une vision de l’énergie panoramique, mais il s’agit de créer des technologies qui doivent être déployées et concerner le grand public. L’idée est de pouvoir constituer des alliances avec des grandes équipes françaises sur ces sujets. Cela pose la question d’une synchronisation de l’ensemble des outils de l’État. Aujourd’hui, nous avons beaucoup parlé de l’ADEME, qui est essentielle dans le déploiement des nouvelles technologies de l’énergie, mais je pense qu’il faudrait pouvoir synchroniser également les « guichets » de financement, notamment l’ANR, pour faire en sorte que les grands sujets s’inscrivent dans les priorités nationales.

Pour moi, évidemment, l’idée n’est pas d’être « techno push », mais de cultiver une vision systémique, et de ne pas juxtaposer des technologies qui finalement ne trouveront pas de débouchés, mais au contraire de chercher des solutions. Pour ce faire, un point fondamental consiste à sortir les technologies le plus vite possible des laboratoires, même si ce n’est pas toujours facile. Le TIGA cité tout à l’heure est un bon exemple, parce qu’il faut que la synchronisation se fasse finalement à ce niveau-là, et que les données collectées au moment où l’on déploie les premières technologies industrielles puissent revenir également au niveau de la R&D. Ainsi, nous pourrons ensemble réajuster le tir si nous sentons que les technologies ne sont pas appropriées, et développer les bons outils de modélisation pour enrichir la vision systémique. Pour moi, cette synchronisation est importante : aujourd’hui, le Liten dépense à peu près 20 millions d’euros pour des projets pour l’Europe. C’est plutôt un projet en croissance budgétaire. En revanche, sur les énergies renouvelables, nous sommes plutôt en décroissance au Liten, notamment sur les sujets liés aux financements de l’ANR. La conséquence immédiate est que nous travaillons plus avec le laboratoire européen qu’avec le laboratoire français.

Pour illustrer le sujet essentiel de l’ACV, je souscris à l’idée qu’il faut des référentiels communs pour pouvoir procéder à des comparaisons. Sinon, nous n’arriverons à rien. Concernant les méthodes, il faut tout simplement partir dès le départ sur des matériaux, sur des familles, qui vont être moins dépendantes des métaux rares par exemple. Il faudra intégrer les procédures de démantèlement de composants dès que nous les concevons. Concrètement, aujourd’hui, quand nous élaborons un module ou un pack sur une batterie, les équipes du CEA réfléchissent à la façon de les assembler pour gagner du temps, et aussi d’être beaucoup plus efficace lorsqu’il s’agira de la démanteler. Ensuite, nous imaginons des secondes vies, ce qui n’est pas un sujet très facile car il faudra récupérer le gisement, le qualifier et ensuite le reconditionner. Il y a toute une philosophie à mettre en place pour encadrer l’ensemble de ces développements, pour rendre les choses plus démontables, pourquoi pas réutilisables, et en tout cas délibérément recyclables.

Un dernier point au sujet des biocarburants et carburants de synthèse : l’IFPEN, qui développe beaucoup de R&D, dans ce domaine n’est pas présent aujourd’hui dans cette audition, mais côté CEA, nous abordons ce sujet essentiellement autour de la molécule d’hydrogène. Aujourd’hui, dans la mécanique moléculaire que nous pouvons imaginer, si l’hydrogène rencontre du CO2 émis, nous pouvons ouvrir une vraie voie de valorisation de molécules (du méthane, du méthanol, etc.) Le sujet de cette utilisation du carbone est en train de monter en puissance en France et en Europe.

M. Alexandre Roesch.  Je ne vais peut-être pas réussir à répondre à toutes les questions, mais je vais commencer par celle du député Philippe Bolo. Tout d’abord, dans la situation actuelle, les Français soutiennent clairement les énergies renouvelables dans les sondages d’opinion, et les grandes consultations que l’ADEME mène chaque année le montrent aussi.

Nous avons réalisé des sondages à proximité des parcs éoliens avec la société BVA et nous voyons qu’en général, l’acceptation de ces parcs est plutôt bonne, souvent parce que les gens très proches du projet ont été bien informés en amont. Finalement, nous nous sommes rendu compte que, de manière un peu contre-intuitive, l’acceptation décroît au fur et à mesure que l’on s’éloigne du parc. Ce sont des enseignements assez intéressants.

Nous sommes aujourd’hui dans une phase avec beaucoup de débats publics et beaucoup de fake news, avec un enjeu d’information. Pour faire le lien avec les « gilets jaunes », à propos de la facture de chauffage par exemple, aujourd’hui les énergies renouvelables, notamment le bois, peuvent apporter des réponses concrètes à propos de la maîtrise de la facture de chauffage. Par ailleurs, des dispositifs d’aides existent, mais nous nous rendons compte qu’ils sont encore assez mal connus et que leur combinaison peut apparaître encore trop complexe. Dans le cadre de la réforme en cours du CITE ([29]), des réflexions sur une simplification apportent déjà un début de solution.

Cela me permet peut-être, Madame la sénatrice, de répondre à votre question sur le bois. Comme je le disais, l’enjeu est le développement d’une filière de bois de qualité. Nous pouvons la soutenir grâce, par exemple, à des taux de TVA réduits à 5,5 % – un autre sujet qui revient. Le bois-énergie est une pièce du puzzle de la filière bois en France et – on ne le sait pas assez – la filière bois représente 400 000 emplois. Tout se tient : il n’y aura pas de débouchés économiques et de modèle économique si nous ne pouvons pas valoriser à la fois le bois d’œuvre, le bois d’industrie, et le bois-énergie. Ce sont des sujets importants avec, encore une fois, des potentiels importants de création d’emplois.

Sur les questions liées au solde exportateur dans les scénarios et les modélisations de RTE, nous voyons que les mix énergétique et électrique français sont compétitifs par rapport à ceux de nos voisins européens, et c’est pour cette raison que nous aboutissons à un solde exportateur. Ce n’est pas une hypothèse d’entrée. C’est au contraire une donnée de sortie. C’est le résultat de la compétitivité plus importante du mix électrique français. Cela pourra évoluer en fonction des décisions prises par les pays voisins, notamment l’instauration ou pas d’une taxe carbone qui pourrait avoir des impacts assez importants, mais globalement, nous sommes plutôt dans une situation où nous serons amenés à être exportateurs, pour des raisons de compétitivité.

À propos de l’air, Monsieur le député, nous voyons, en tout cas sur la partie chauffage au bois domestique, que 80 % des émissions sont aujourd’hui liées au parc ancien, qui date du début des années 2000, et aux foyers ouverts. Il y a un premier enjeu de renouvellement de ce parc. Ensuite, nous pourrons échanger plus en détail sur les évolutions technologiques qui sont en cours et sur les produits actuellement mis sur le marché.

Sur la question de l’agriculture et de la production d’énergie, nous serons évidemment à votre disposition pour échanger. Les biocarburants, qui faisaient l’objet d’une autre question, représentent 20 000 équivalents temps plein aujourd’hui dans la filière agricole, sur des productions majoritairement françaises de colza et sucrières. À propos de la méthanisation – peut-être que David Marchal le mentionnera – l’ADEME a publié une étude sur « Agriculture et énergies renouvelables » où nous voyons que le revenu moyen additionnel pour un agriculteur qui se lance dans la méthanisation est de 15 000 euros. Cela peut vraiment faire la différence sur l’équilibre économique d’une exploitation. Ce sont des sources de revenus potentielles importantes. Pour les autres filières, notamment l’éolien, une éolienne n’empêche pas la coexistence avec des activités agricoles. Par ailleurs, cela rapporte un revenu à l’agriculteur. Concernant le sujet plus spécifique des éoliennes de petite taille, Madame la sénatrice, je pense que cela dépend un peu du cas d’espèce. Ce sont en général des machines qui sont peu puissantes et donc qui ne produisent pas beaucoup d’énergie.

M. Abdelilah Slaoui, directeur adjoint scientifique de l’Institut des sciences de l'ingénierie et des systèmes (INSIS) et responsable de la cellule Énergie du CNRS.  Je vais être assez bref, juste pour répondre à Monsieur Bolo, sur le sujet des sciences humaines et sociales. Je viens du CNRS. Il y a essentiellement quatre thèmes étudiés dans les laboratoires du CNRS en SHS dans le domaine traité ce matin, avec l’intention d’instaurer des relations entre communautés scientifiques sur les enjeux énergétiques. Tout d’abord le domaine « vision du futur » et scénarios, mais pas uniquement technologiques. C’est un sujet de nature systémique : nous regardons en effet depuis la source matière première jusqu’à l’usage. Il y a également la gouvernance des politiques de l’énergie, le sujet « marché, régulation et modes de consommation » et enfin le territoire et sa composition sociale. Beaucoup de laboratoires travaillent autour de ces problématiques et produisent de nombreuses études. Elles ne sont peut-être pas suffisamment connues par le grand public, mais elles existent. Tout cela se fait aussi dans le cadre de l’alliance Athéna, dont l’essence vise à traiter des questions sociales, des sciences d’une façon générale, et de l’énergie en particulier.

Cela a été dit, mais je crois qu’il ne faut effectivement pas oublier la formation des enseignants, du primaire jusqu’au lycée, voire au-delà. Je crois que c’est là qu’il y a le plus de sciences humaines, et aussi les humains. Il est essentiel que nous puissions les accompagner.

Sur le bois, je serai bref : si cela vous intéresse, de nombreuses études sont faites sur la revalorisation du bois et elles seront traitées lors d’un colloque du CNRS les 8 et 9 juillet, au siège du CNRS. Le bois reprend toute sa place.

M. David Marchal.  Pour répondre aux questions de Monsieur Bolo sur l’acceptabilité et les SHS, l’ADEME mène aussi des appels à projets sur ces questions de transition économique et sociale, précisément pour permettre aux acteurs du monde de la recherche des SHS de réaliser des études sur ces sujets d’adhésion, d’acceptabilité sociale, etc. et d’apporter des réponses. Dans le cadre des investissements d’avenir, nous avons aussi financé de nombreux projets de smart grids (réseaux intelligents), pour lesquels nous avons notamment mesuré l’appétence de vrais consommateurs pour des changements de tarification, ou pour plus de flexibilité locale. Ces apprentissages étaient très intéressants. Je tiens quelques documents sur ce sujet à votre disposition si nécessaire.

Nous travaillons aussi sur le développement de nouveaux modèles macroéconomiques. Vous évoquiez la nécessité d’évaluer l’impact des politiques publiques sur l’économie. Nous avons mis au point avec l’OFCE ([30]) un modèle qui s’appelle TRIMI, qui permet de faire des évaluations macroéconomiques très précises des politiques publiques.

Pour répondre aux questions de Madame Tiegna sur les surfaces, l’éolien n’entre pas en concurrence avec l’agriculture. Il prend très peu de place au milieu d’un champ et il est complètement compatible avec les activités agricoles. Les études que nous avons pu mener montrent que c’est plutôt une opportunité économique pour les agriculteurs, qui peuvent ainsi percevoir un loyer. Concernant le photovoltaïque, nous avons publié très récemment une évaluation du potentiel des friches industrielles. Le potentiel en France est estimé à plus de 50 gigawatts déployables sur des friches industrielles et sur des parkings. C’est très conséquent par rapport aux objectifs de la PPE, ce qui est rassurant. Nous pouvons faire donc du photovoltaïque au sol sur des zones qui ne sont pas en concurrence.

Concernant la question de Monsieur Fugit sur l’agriculture et les énergies renouvelables, c’est effectivement un sujet que nous avons déjà regardé de près à l’ADEME et sur lequel nous pouvons donc lui apporter des éléments de réponse. Nous avons notamment publié une étude en 2017 en la matière.

Enfin, au sujet des petites éoliennes, je confirme que malheureusement, elles sont peu productives. Aucune étude de vent n’est faite pour celles-ci, alors qu’une éolienne est normalement implantée là où il y a du vent. Mais une étude de vent coûterait trop cher pour ces petites machines. Elles induisent aussi des problèmes de vibration des pignons. Ce n’est donc pas recommandé et en tout cas que peu productif. Nous avons publié un avis de l’ADEME sur ce sujet il y a quelques années, qui n’était pas très positif.

Mme Alice Vieillefosse.  Pour compléter sur le sujet des friches, suite au travail de l’ADEME, un groupe de travail a été lancé dans le prolongement des travaux du Conseil de défense écologique, visant justement à mobiliser davantage ces friches. Nous menons également des travaux pour développer, notamment pour le photovoltaïque, l’utilisation des grandes terres artificialisées : les supermarchés et les grandes surfaces, les emprises du ministère des armées, etc. Le but est d’installer des énergies renouvelables aussi là où il n’y a pas de terres agricoles.

Sur la question des sciences humaines et sociales, beaucoup a déjà été dit. Je compléterai juste pour rappeler que nous sommes attentifs à travailler également sur des innovations de modèles d’affaires qui permettent de faciliter l’acceptabilité, de réduire potentiellement les coûts, et qui constituent aussi des innovations en tant que telles. Parfois une même technologie, mais avec un modèle d’affaires différent, peut donner des résultats très prometteurs.

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Je vous remercie toutes et tous pour cette première table-ronde.


B.   Seconde table-ronde : Les axes de R&D pour les technologies du futur

Présidence : Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente de l’Office

M. Bernard Tardieu, président de la commission « énergie et changement climatique » de l’Académie des technologies, expert international dans le domaine de l’hydroélectricité et des barrages ; M. Abelilah Slaoui, directeur adjoint scientifique de l’Institut des sciences de l'ingénierie et des systèmes (INSIS) et responsable de la cellule Énergie du CNRS ; M. Etienne Brière, directeur du programme « Énergies renouvelables, stockage et environnement », à la direction recherche et développement d’EDF ; M. Benoit Lombardet, directeur R&D de la branche « Renouvelables » de Total ; Mme Morgane Barthod, fondatrice de la start up « Meteo*Swift » pour la prévision par intelligence artificielle de la production d’électricité renouvelable et M. Christophe Clergeau, responsable et fondateur de l’Observatoire des énergies de la mer

Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente de l’Office.  Nous sommes heureux de vous accueillir à l’Assemblée nationale ce matin pour cette seconde table ronde. Je tiens tout d’abord à excuser notre premier vice-président de l’Office, Cédric Villani, qui a dû partir rapidement pour des urgences imprévues. Je vais donc animer cette deuxième table ronde qui porte sur les axes de la recherche et développement pour les technologies du futur au-delà, ou en parallèle, de ce qui s’inscrit directement dans la perspective à court et moyen terme de la programmation pluriannuelle de l’énergie.

Comme pour la première table ronde, je recommande à chacune et chacun de bien vouloir respecter son temps de parole, de façon à laisser suffisamment de place aux échanges.

Sans plus tarder, je vais passer la parole à Monsieur Bernard Tardieu, membre et président de la commission énergie et changement climatique de l’Académie des technologies. M. Bernard Tardieu a une expertise reconnue au niveau international dans le domaine de l’hydroélectricité et des barrages.

M. Bernard Tardieu, membre de l’Académie des technologies.  Notre pays s’est engagé à diminuer ses émissions de gaz à effet de serre et c’est le seul argument qui nous conduit à faire cette transition énergétique si importante. Cette transition énergétique est importante pour la France, mais elle n’est pas très significative au niveau mondial, comme vous le savez. Personne d’autre que nous ne prendra les décisions qui prépareront le rôle que notre pays jouera dans le monde de demain. Cette transition industrielle est entre nos mains et dans les mains de personne d’autre. Cette transition industrielle doit guider la recherche. La recherche n’est pas en avance puisque cette transition industrielle est guidée par la politique. C’est un point important.

Bien sûr, cette transition industrielle a déjà démarré dans le domaine de l’électricité, dont nous avons beaucoup parlé ce matin, et du chauffage. À notre avis, le bouleversement le plus important de l’industrie de notre pays et du monde concerne l’ensemble de la mobilité. Il touche tous les transports : terrestre, aérien, fluvial et maritime. D’ailleurs, depuis le début de la matinée, je regarde la carte de France des voies navigables affichée au mur de la salle et vois que le canal Seine-Nord Europe, dont nous commençons la construction, n’y est pas mentionné. Pourtant, il va éviter que des chaînes de poids lourds transportent vers Paris les containers qui arrivent de Rotterdam et d’Anvers.

Le sujet de la mobilité est important, parce que c’est toute l’industrie, du carburant jusqu’à l’objet final, qui sera modifiée. Nous avons abordé ce problème industriel dans plusieurs avis ou rapports – sur les métaux rares, sur le méthane, sur la réglementation thermique du bâtiment, sur les compteurs communicants – et en ce moment, nous travaillons sur l’hydrogène, sujet hautement politique au sein de notre Académie des technologies. Ce qui nous paraît le plus important pour guider la recherche est de savoir que nous avons besoin de créer des écosystèmes industriels qui soient porteurs pour un marché mondial.

La recherche est en cours, souvent à très bon niveau en France, pour la mobilité. Je vais rappeler quelques exemples que vous connaissez déjà : les batteries embarquées qui pourraient utiliser d’autres métaux que le lithium ou le cobalt, plus denses et plus efficaces que ceux-ci ; les super-condensateurs pour les transistors pour l’électronique de puissance ; des piles à hydrogène miniaturisées par des nanotechnologies, et si possible avec moins de platines ; des électrolyseurs qui permettent de produire de l’hydrogène dans toutes les configurations de sources d’électricité, de proximité de la demande et de stockage ; des membranes pour ces appareils, très importantes car nous les importons toutes ; de nouveaux process d’exploitation de l’hydrogène natif ; des avancées pour l’électronique de puissance, sous l’angle de la régulation et de la sécurité des systèmes ; des stations de recharge pour édifier les systèmes d’alimentation ; mais aussi les biocarburants, avec une pensée particulière pour le grand continent voisin qu’est l’Afrique. Nous pensons que la profondeur du marché de l’occasion impliquera un long délai pour obtenir une transformation intégrale du parc vers un fonctionnement différent. Comme cela a été dit, le fait de remplacer une partie du carburant fossile par un carbure bio-généré est un progrès majeur pour ce continent. On peut également mentionner la production de lithium à partir de l’eau géothermale, dans le fossé rhénan, et les différents moyens de stocker de l’hydrogène, y compris à grande profondeur.

Même si toutes ces recherches, souvent magnifiquement menées, débouchent, s’il n’y pas les écosystèmes industriels pour les développer à grande échelle, c’est-à-dire des industriels fabricants ‑ et pas seulement des ensembliers ‑, des réseaux de sous-traitants et des banquiers – l’existence d’un appui bancaire indique le risque financier –, soit tout un ensemble de systèmes qui permettent de créer des marchés au départ pour alimenter ensuite le marché mondial, nous ne préparerons pas réellement l’avenir des Françaises et des Français.

Du point de vue de la recherche, il n’est probablement pas souhaitable que la stratégie vise les grands ensembles. Souvent, les grands ensembles conduisent à importer des composants. Nous pensons qu’il faut vraiment développer des composants essentiels à forte valeur ajoutée, dont tout le monde aura besoin et pour lesquels nous pouvons avoir de l’avance, ou au pire un retard pas trop important, qui reste rattrapable. Nos grands sous-traitants automobiles exportent dans le monde entier des composants indispensables pour les voitures. Nous en exportons plus que des voitures elles-mêmes. L’idée des constituants essentiels doit guider la recherche vers ce que sera notre industrie de demain.

Nous ne savons pas du tout comment se fera, dans le domaine de la mobilité, l’arbitrage entre le véhicule électrique 100 % batterie et le véhicule hybride avec de l’hydrogène. Le fait que cette inconnue concerne le monde entier constitue une raison de plus pour se préparer. Il y a cependant un consensus pour dire, d’une part, que la transition sera très lente à cause, une fois de plus, de la profondeur du marché de l’occasion, d’autre part, que le caractère progressif de cette transformation génère un problème de taille de marché. Or, on ne s’engage pas industriellement pour la production de séries sur un marché trop restreint. Il existe un consensus pour dire que les premières séries industrielles de composants concerneront des chariots industriels, des flottes commerciales – cela peut être le train, le bateau ou le camion – captives, avec des transporteurs qui n’ont pas la même approche financière que des acheteurs de voiture individuelle ni la même exigence en termes de taux d’utilisation.

Le développement prévisible de ces marchés va guider les industriels. C’est cela qui doit inspirer la recherche pour aller en priorité vers des marchés à forte valeur ajoutée et à capacité d’exportation. Je le répète, il s’agit d’une mutation politique qui ne peut pas être guidée uniquement par l’inertie du progrès que nous avons envie de faire dans la continuité de ce qui existe. Nous devons vraiment changer et pour cela, la recherche doit écouter le marché qui va se créer sous l’incitation de l’État.

Je comprends très bien par ailleurs l’importance du critère de la création d’emplois dans cette réflexion. Il se trouve que j’étais le mois dernier en Corée où j’ai visité une usine de fabrication de panneaux solaires, qui faisait la surface de 10 terrains de football, et il n’y avait personne à l’intérieur. Ce n’est donc pas le prix de la main-d’œuvre qui faisait la différence. L’impact sur la main-d’œuvre ne réside pas dans l’usine mais dans la fabrication des robots, dans la préparation des réseaux (que ce soit pour l’électricité ou l’eau, les routes, le transport), dans la logistique et plus généralement dans l’ensemble du système économique. Il ne faut pas chercher à créer de l’emploi pour créer de l’emploi. Il faut créer de la valeur et c’est cette valeur qui créera l’emploi.

Sur un dernier point, nous avons déjà largement évoqué les SHS. Nous y sommes extrêmement sensibles. Quand nous avons travaillé sur les compteurs communicants, nous ne parlions que de cela. Une remarque m’avait été faite par mes confrères et amis des SHS au CNRS : le mot « acceptabilité » est très souvent perçu comme ayant un contenu manipulateur. Il vaut mieux parler de perception, parce que la perception implique de s’intéresser à la compréhension des mécanismes, et non pas seulement à comment me contraindre à les accepter.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Je vais maintenant passer la parole à Monsieur Abdelilah Slaoui. Le CNRS est très actif dans le domaine des énergies renouvelables et Monsieur Slaoui y est directeur de la cellule énergie. Cette cellule a été créée au sein de l’Institut des sciences de l’ingénierie et des Systèmes (INSIS) afin de mieux coordonner les efforts et les actions du CNRS dans ce domaine qui implique l’ensemble de ses instituts.

M. Abdelilah Slaoui, directeur adjoint scientifique de l’Institut des sciences de l'ingénierie et des systèmes (INSIS) et responsable de la cellule Énergie du CNRS.  Merci Madame la présidente. Je vous remercie pour cette opportunité de présenter les travaux de recherche et développement au CNRS dans le domaine des énergies renouvelables. En préambule, je voudrais rappeler que sur les 1 100 unités de recherche du CNRS, incluant les universités, les écoles et le CEA, plus du quart sont impliqués dans une R&D concernant l’énergie. Cela représente un équivalent de 4 500 équivalents temps plein travaillés et environ 1 400 pour le CNRS. Le tiers de ces personnes travaillent sur les énergies renouvelables au sens large. Les SHS, dont nous avons parlé, en font aussi partie, mobilisant un nombre important de chercheurs.

Si je me focalise sur les énergies renouvelables, compte tenu du temps limité dont je dispose et de la thématique de la matinée, les énergies renouvelables concernent essentiellement, pour le CNRS, au sens large encore une fois, les énergies solaires, l’énergie marine et les biocarburants. Avec le CEA, nous travaillons beaucoup sur l’hydrogène et les piles à combustible. Cependant, je n’évoquerai pas spécifiquement l’hydrogène – puisque ce n’est pas le propos – mais plutôt l’énergie solaire, la biomasse et les énergies marines.

Je commencerai par la biomasse et son potentiel, en me focalisant sur les biocarburants et sur les systèmes intégrés que nous avons évoqués. Dans ce secteur, il faut regarder le système sous ses différents aspects : la biomasse, l’utilisation de la lumière, avec des procédés chimiques bio-inspirés ou des procédés physico-chimiques, pour produire différents éléments (éthanol biodiesel, hydrogène, électricité) essentiellement destinés aux usages de la mobilité. Nous développons des axes de recherche autour de cela. Nous nous focalisons sur les biocarburants de deuxième et troisième générations pour éviter les inconvénients de la première génération, qui utilise souvent des plantes riches en sucre (betteraves, canne à sucre) ou des plantes riches en huile (soja, colza et palme) et éviter ainsi la concurrence avec la production à des fins alimentaires et le coût environnemental associé. Les biocarburants de deuxième génération sont fondés sur l’utilisation de la biomasse lignocellulosique, c’est-à-dire des taillis, du bois, de la paille, dont la production n’interfère pas avec l’alimentation.

Les biocarburants de troisième génération reposent sur l’utilisation des micro-organismes photosynthétiques, par exemple les micro-algues, les cyanobactéries, qui vont transformer directement la lumière solaire en composés d’intérêt énergétique (de l’hydrogène, des lipides) pour produire du biodiesel. Beaucoup de personnes travaillent sur ce sujet et nous y croyons beaucoup.

Dans le domaine de la R&D, à court terme, nous allons déjà nous appuyer sur les résultats de démonstrateurs « bio-fuel », et plus généralement sur ce qui existe déjà (Bio-T-full, Gaya et Futurol). À long terme, nous voulons développer des micro-organismes ou des enzymes à bas coût, de manière à pouvoir produire ces biocarburants. À plus long terme encore, il y a tout ce qui est procédés de valorisation énergétique des algues et autres bio-organismes.

Pour l’énergie solaire, j’évoquerai deux aspects. Il y a bien sûr l’électricité photovoltaïque, dont nous avons beaucoup parlé et dont il faut accompagner l’expansion importante. Pour cela, nous travaillons sur des feuilles stratégiques de recherches matricielles. Les aspects d’étude fondamentale concernent la chimie, la physique, la photonique et les modélisations, mais il faut tenir compte aussi des recherches sur les matériaux. L’objectif de la R&D est dans tous les cas d’accroître les rendements de conversion et de réduire les coûts. Pour cela, nous nous appuyons sur de nombreux laboratoires. Une fédération représente 25 laboratoires, avec l’IPVF ([31]) et en collaboration avec le CEA. Outre l’amélioration des rendements, nous visons à utiliser le moins de matière possible, avec des couches de matériaux de plus en plus minces, avec des matériaux performants, des matériaux constitués d’éléments abondants, en innovant aussi dans les procédés de fabrication.

Il ne faut pas oublier l’énergie solaire thermique ou thermodynamique, autour de laquelle se réalisent énormément d’activités de recherche. Je rappelle que par exemple, le four solaire d’Odeillo va fêter ses 50 ans cette année. Même s’il n’a pas « produit » directement, il a permis énormément de productions indirectes en termes de R & D, à commencer par la production d’électricité par une turbine à gaz et d’énergie solaire dans un projet qui s’appelle Pégase, ou bien des activités autour du stockage thermique.

Les énergies marines présentent un potentiel considérable, nous en avons déjà parlé. Cette filière a différentes variantes : de l’éolien posé jusqu’à l’énergie des vagues, en passant par l’éolien flottant, comme nous l’avons dit, et l’hydrolien. Chacune a ses avantages et ses inconvénients, leur maturité technologique est variable, leur empreinte carbone diffère, ou parfois est mal connue. S’agissant des énergies marines, nous nous sommes organisés pour travailler dans le cadre d’un groupe de recherche comprenant 28 partenaires, dans 18 unités de recherche, en partenariat avec France Énergies Marines, CEREMA, l’INRIA et l’IFPEN, mais aussi de nombreuses entreprises. Nous avons beaucoup contribué à ce que les énergies marines renouvelables puissent prendre toute la place qui leur revient. En particulier, nous avons retenu des axes de recherche spécifiques pour optimiser les performances des filières matures, comme les interactions entre les machines, l’optimisation des architectures de raccordement, la standardisation.

Le deuxième axe consiste à faciliter la maturation pour les filières en développement, avec des modélisations en multi-physique. Nous disposons de plusieurs bassins et sites d’essais. Il nous faut également étudier les possibilités d’intégration au réseau pour que cela ait du sens.

Le troisième axe vise à préparer les prochaines générations de convertisseurs. C’est là où les ruptures technologiques apparaissent, par exemple avec des génératrices supraconductrices. Nous travaillons sur les éoliennes à 20 méga et plus, power to gas liquide, et sur de nouveaux concepts.

Comme vous pouvez le voir, tout un ensemble d’activités se développe autour de ces différentes énergies renouvelables. Il ne faut pas oublier ce qui concerne l’hydrogène et la pile à combustible, le stockage, la pile à combustible à électrolyseur à oxyde solide, ou encore les systèmes énergétiques multi-flux. Tout cela entre dans le cadre d’une fédération d’organismes de recherche ainsi qu’au sein des consortiums que nous créons avec le CEA et les industriels, pour faire en sorte que cette technologie puisse être celle de demain.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Notre prochain interlocuteur, Monsieur Étienne Brière, représente la Recherche et Développement d’EDF, et en particulier sa direction de R&D, qui est un acteur incontournable. Nous l’avons bien vu lorsqu’une délégation de l’OPECST s’est rendue sur le site des Renardières, près de Fontainebleau à l’automne dernier, lors d’une visite particulièrement éclairante pour nos collègues parlementaires. Nous vous recevons aujourd’hui, vous qui êtes directeur du programme d’énergies renouvelables, stockage et environnement, à la direction Recherche et Développement d’EDF. Monsieur Brière, pouvez-vous évoquer pour nous les grandes tendances du développement des énergies renouvelables explorées chez EDF, en les illustrant par quelques exemples concrets ?

M. Étienne Brière, direction de la R&D d’EDF.  Je souhaiterais commencer mon propos en rappelant de nouveau que les EnR (Énergies renouvelables) constituent un domaine très large, avec à la fois des EnR électriques, dont nous avons parlé, notamment l’hydraulique – la première des ENR électriques, et encore pour longtemps – et les EnR thermiques, qu’il s’agisse de bioénergie, de géo-énergie ou de pompes à chaleur. Mon propos ce matin va se concentrer sur les énergies renouvelables électriques, mais il est important, dans toutes les réflexions que nous pouvons développer dans le domaine de la recherche, de ne pas oublier les autres. Cela a bien été pris en compte ce matin. C’est un point extrêmement important.

La R&D d’EDF sur les EnR s’inscrit dans la stratégie du groupe qui a lancé plusieurs plans, à la fois pour un doublement de la puissance installée en énergies renouvelables, un plan solaire ambitieux (stockage et mobilité), ainsi qu’une stratégie hydrogène bas carbone sur laquelle je ne reviens pas. L’ensemble répond aux objectifs de la PPE et de la stratégie nationale vers la neutralité carbone. En termes de R&D, le Groupe EDF fait des efforts importants chaque année et plus de 60 % de cette R&D sont consacrés aux nouvelles technologies de la transition énergétique.

Je vais illustrer nos priorités de R&D en trois points. Le premier s’appuie sur le constat que nous faisons tous. Effectivement les progrès des énergies renouvelables – une division par 10 en 10 ans des prix des panneaux photovoltaïques et des batteries, une division par 2 en 8 ans pour l’éolien – sont très importants et vont se poursuivre. Nous sommes convaincus qu’effectivement, dans les cinq ans qui viennent, les progrès vont continuer, à la fois en termes de performance et de coût. Le premier objectif pour nous, à la R&D d’EDF, est donc de permettre de déployer et d’industrialiser le plus rapidement possible les nouvelles technologies qui arrivent sur le marché. Nous avons un rôle de passeur pour permettre à la R&D d’apporter la performance opérationnelle aux projets en France et dans le monde.

Je donnerai quelques exemples, le premier pour le photovoltaïque. Depuis 2 ou 3 années, nous avons vu émerger des panneaux bifaciaux, qui augmentent le productible. Notre rôle a été de les qualifier, d’évaluer leur productible, l’énergie produite, de manière à ce que cette technologie puisse être intégrée rapidement dans les projets.

Un autre exemple est le lidar flottant, une technologie qui mesure le vent en mer. Nous l’avons qualifié et maintenant, cela permet de mesurer le productible, l’énergie attendue, sur des parcs éoliens en mer, de manière plus rapide et moins chère. C’est un autre exemple d’activité de R&D où nous qualifions des nouvelles technologies pour les industrialiser et les intégrer directement dans les projets.

Pour l’hydraulique, les technologies de surveillance des ouvrages sont importantes. Nous avons développé des technologies de fibre optique pour détecter plus rapidement les fuites éventuelles sur des ouvrages. Les actions pour la maîtrise des impacts environnementaux constituent aussi des enjeux pour les projets en cours.

Un autre exemple actuel est le sujet de l’autoconsommation photovoltaïque : la R&D a pu mettre au point des services d’autoconsommation, permettant à des particuliers d’intégrer du photovoltaïque dans leurs usages, dans le souci d’une économie de leur facture et d’un usage accru de cette forme d’énergie.

Le deuxième point de mon propos est qu’effectivement, ces nouvelles technologies sont des composantes des systèmes énergétiques. Des axes importants de nos projets de R&D consistent justement à faciliter et accélérer cette intégration des énergies renouvelables dans les systèmes énergétiques qui, demain, seront autant centralisés que décentralisés, locaux et globaux.

Mon premier exemple en la matière sera l’optimisation des systèmes de stockage pour améliorer la rentabilité des dispositifs. Nous avons testé, il y a cinq ou six ans, des batteries de 1 mégawatt sur notre site des Renardières. Nous avons pu développer les algorithmes de pilotage pour montrer les services que pouvaient rendre ces systèmes de stockage, ce qui nous a permis ensuite de déployer des projets opérationnels aux États-Unis et au Royaume-Uni, ainsi que dans les territoires insulaires, pour voir en quoi ces batteries apportaient des services. Cette action de R&D vise à améliorer l’intégration des ENR dans les systèmes électriques.

Un autre élément d’activité concerne l’optimisation et l’agrégation de plusieurs offres. Le développement du compteur Linky est une brique importante du développement de la transition énergétique. Ce compteur va permettre d’accroître la flexibilité de l’aval comme on dit en jargon, c’est-à-dire le pilotage des charges chez les clients. L’outil que sont les compteurs communicants est une brique essentielle du paysage, que nous allons permettre d’utiliser pour activer le pilotage des ballons d’eau chaude ou, par exemple, de la charge des véhicules électriques. Nous travaillons sur ces nouvelles sources de flexibilité.

Les systèmes énergétiques de demain seront constitués de plusieurs éléments. Je prends l’exemple d’un projet qu’EDF a gagné au Maroc, qui illustre l’intérêt des solutions d’hybridation. Il s’agit d’un projet où l’on couple à la fois du solaire thermodynamique, du photovoltaïque, du stockage thermique, et toute l’innovation qui favorise ces nouveaux projets intégrés dans le système électrique. Ce système va produire de l’électricité décarbonée de 8 heures du matin à minuit, grâce à des solutions intelligentes de couplage de sels fondus, de stockage thermique et de photovoltaïque, à des prix très compétitifs, inférieurs à 65 euros le mégawattheure.

J’évoquerai également, dans cette démarche d’intégration, les études régionales que nous conduisons pour accompagner les territoires dans leur stratégie vers la neutralité carbone. Ces études mettent en lumière la complémentarité des énergies locales avec les énergies plus centralisées, dans un objectif de développement de plusieurs vecteurs énergétiques couplant l’électricité à d’autres vecteurs, pour atteindre les objectifs de bas carbone.

Enfin, mon dernier point portera sur la R&D à plus long terme pour préparer les technologies du futur. Il s’agit d’anticiper et de préparer les solutions technologiques et systémiques de demain. Je citerai un premier exemple, dont nous sommes plusieurs acteurs autour de la table : l’IPVF (Institut photovoltaïque d’Île-de-France). Cet ITE ([32]), qui a été mentionné ce matin, traite du photovoltaïque, et associe Total, Air Liquide, les PME Horiba Jobin Yvon et Riber, l’École Polytechnique et le CNRS, pour aller de cellules standards vers des cellules à 30 % de rendement à l’horizon 2030. Initialement, nous visions 30 centimes d’euro mais nous sentons qu’il faudra sans doute fixer des objectifs plus ambitieux encore, peut-être 25 centimes d’euro. Cette préparation de l’avenir nécessite des démarches en partenariat, nous ne pouvons pas les faires seuls. Mon voisin Benoît Lombardet, de Total, souhaitera peut-être l’évoquer aussi.

Un autre sujet est la question du vieillissement des composants, que ce soit des éléments photovoltaïques ou des électrolyseurs. Nous devons travailler à comprendre le vieillissement de ces matériels par des lois phénoménologiques, par des lois empiriques. C’est important.

L’éolien en mer représente un autre défi, avec l’éolien flottant bien sûr, mais aussi l’éolien posé. Il soulève des questions sur la maîtrise des risques environnementaux et le développement de solutions techniques comme celles des flotteurs ou des câbles dynamiques, et des sujets liés aux impacts environnementaux. Cette démarche est également développée en partenariat puisque l’ITE France Énergies Marines constitue un des vecteurs importants de coordination des acteurs en France. Nous en sommes pleinement satisfaits parce qu’il permet une excellente coordination entre acteurs industriels et acteurs académiques.

Enfin, la gestion des données et le numérique sont des enjeux essentiels. La capitalisation des données de retour d’expérience est extrêmement structurante. Nous travaillons à définir des formats de données qui vont nous permettre de préparer leur analyse et de renforcer la compétitivité des EnR demain. Nous évaluons des technologies nouvelles, comme les convertisseurs électroniques, les volants d’inertie, les super-capacités, afin de préparer et d’évaluer les places de ces technologies dans le futur.

Je n’oublie pas les enjeux des impacts environnementaux, notamment sur la biodiversité, et les questions de perception et d’acceptabilité pour lesquels nous mobilisons une équipe de sociologues et avons de nombreuses thèses en cours, en association avec des laboratoires partenaires.

En conclusion, le développement des EnR s’inscrit bien, pour EDF, dans le cadre de la PPE et de la stratégie vers la neutralité carbone. Dans ce contexte, nous anticipons pour préparer les briques technologiques qui s’intégreront dans la transition énergétique. La transition énergétique repose sur plus d’électricité décarbonée, plus d’usages de l’électricité. Les pompes à chaleur, l’hydrogène fabriqué à partir d’électricité bas carbone et les véhicules électriques, accompagnés d’une réglementation qui valorise l’absence de CO2, sont pour nous des axes majeurs de la transition énergétique et la R&D y contribue.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Notre prochain interlocuteur est Monsieur Benoît Lombardet. Les entreprises du secteur pétrolier font de gros efforts de recherche et développement dans le domaine des énergies renouvelables, dans le cadre d’une stratégie de diversification. M. Benoît Lombardet, directeur technologie, recherche et développement de la branche « renewable and power » du Groupe Total, va évoquer les grandes tendances du développement des énergies renouvelables explorées chez Total, avec là aussi des illustrations si possible par quelques exemples concrets.

M. Benoît Lombardet, directeur R&D de la branche renouvelables de Total.  Merci de nous avoir conviés à cette audition, qui va nous permettre de vous donner un aperçu de nos principaux axes de R&D en matière d’énergies renouvelables. Compte tenu du temps limité, je ne vais pas vous dresser un panorama exhaustif de tous nos programmes, mais plutôt vous présenter une sélection de ceux qui nous paraissent prioritaires.

Avant de commencer, j’aimerais consacrer quelques minutes à replacer les énergies renouvelables dans la stratégie du Groupe Total et plus généralement, dans le contexte global de la lutte contre le changement climatique. Comme vous le savez, l’ambition du Groupe Total est de devenir la major de l’énergie responsable, c’est-à-dire de fournir à une population mondiale en croissance une énergie abordable, propre et disponible. « Propre » signifie pour nous respectueuse de l’avenir de la planète. Pour cela, nous intégrons dans notre stratégie les objectifs de réduction d’émissions de CO2 fixés lors de la COP 21, et les scénarios de mix énergétique nécessaires pour les atteindre. Cette transformation du mix énergétique mondial, comme cela a été mentionné précédemment, va demander des « efforts de guerre ». Le développement de nouvelles technologies exigera des investissements massifs dans la construction et le développement de nouvelles infrastructures de production, de transformation et de transport de l’énergie, tout cela au fur et à mesure des progrès technologiques et de la réduction des coûts. Cette réalité technique et économique fait que la transformation du mix énergétique ne pourra passer que par une évolution et non par une révolution. Nous tenons compte de ce constat dans notre stratégie.

L’autre élément que nous intégrons dans notre stratégie est que cet enjeu est mondial. L’objectif est de limiter les émissions de CO2 à l’échelle de toute la planète, et non pas d’un seul pays. Notre approche est globale et prend en compte les besoins et les spécificités locales de tous nos clients, dans chacun des 130 pays où nous sommes présents. Pour atteindre les objectifs fixés lors de la COP 21, nous devons agir simultanément selon trois axes. En premier, il faudra faire évoluer le mix d’énergies fossiles, c’est-à-dire le charbon, le pétrole et le gaz, vers plus de gaz, qui est deux fois moins émetteur de CO2 que le charbon. Ensuite, il faudra développer l’efficacité énergétique, car nous devons maintenir stable la consommation d’énergie tout en satisfaisant les besoins d’une population en croissance et qui aspire à un meilleur confort de vie. Enfin, nous devrons déployer un maximum d’énergies renouvelables dans le mix énergétique mondial.

Aujourd’hui, je vais me focaliser sur nos programmes R&D sur les énergies renouvelables, mais sachez que nous investissons des efforts de R&D tout aussi importants sur les deux autres axes et sur d’autres aspects de la transition énergétique.

Le premier axe de recherche que je vais vous présenter a pour objectif de réduire le coût de l’électricité renouvelable, car même si des progrès considérables ont été effectués ces dernières années, avec l’électricité solaire désormais compétitive sur beaucoup de marchés, nous pensons qu’il reste un grand potentiel d’amélioration. Au niveau des composants d’abord, notre filiale Sun Power propose déjà les panneaux solaires les plus performants et plus fiables du marché, mais nos équipes de R&D continuent sans cesse de les améliorer. La toute nouvelle génération qui a été mise sur le marché en mars, et qui a été développée en collaboration avec les équipes R&D de Total, présente ainsi un rendement record, supérieur à 22 %, et une dégradation près de trois fois inférieure à celle des panneaux conventionnels.

Nous préparons aussi les ruptures technologiques de demain. Pour cela, nous avons créé l’Institut photovoltaïque d’Île-de-France avec nos collègues d’EDF, d’Air Liquide, avec le CNRS et l’École Polytechnique. Comme cela a été mentionné, c’est un partenariat assez unique, entre académiques et industriels, dans le but de développer les prochaines générations de panneaux solaires, plus fiables, plus performants et moins chers que les technologies actuelles à base de silicium. C’est aussi un exemple d’engagement de Total dans une dynamique de filière et dans un partenariat public-privé. Monsieur le vice-président Cédric Villani, député de l’Essonne, qui était présent tout à l’heure, connaît notre intention d’aller plus loin et de développer d’autres projets de ce type sur le plateau de Saclay.

À plus court terme, nous développons nos propres outils de modélisation et de design des systèmes solaires, pour être capables de proposer à chacun de nos clients la solution la plus fiable, la plus économique et la mieux adaptée à ses besoins, partout dans le monde. Nous déployons en parallèle des sites de test dans différentes localisations et nous y testons les différentes technologies, en comparant les résultats avec nos modèles prédictifs afin de les améliorer, par exemple dans la prédiction des phénomènes de dégradation ou dans l’évaluation des performances de technologies émergentes comme les panneaux bifaciaux, qui ont déjà été mentionnés. Cela nous permet d’améliorer notre excellence opérationnelle, par exemple en optimisant nos stratégies et techniques de nettoyage dans des environnements avec fort empoussièrement. Bien entendu, nous exploitons ici désormais toutes les opportunités offertes par les progrès de la science des données. Nous allons développer une plateforme numérique où nous agrégerons toutes les données provenant de nos sites de production solaire dans le monde. Cela va nous permettre d’analyser en temps réel les performances et de détecter des problèmes, mais aussi d’affiner nos modèles prédictifs.

Dans l’éolien, nous avons une approche assez similaire. J’aimerais simplement mentionner que nous avons développé une gamme de lubrifiants spécifiques pour les turbines éoliennes, qui permettent d’améliorer leur rendement et d’augmenter leur durée de vie. Notre objectif est aussi de réduire l’intervalle des vidanges. Aujourd’hui, leur huile doit être changée tous les trois à six ans. Grâce à nos solutions, nous avons déjà montré que nous pouvions porter cette durée à dix ans et nous visons désormais d’atteindre le plein à vie. Comme le montre cet exemple, chaque détail compte pour réduire le coût de l’électricité renouvelable et diminuer son empreinte carbone. Chaque élément de la chaîne de valeur doit être optimisé et Total travaille partout où il peut y avoir une valeur ajoutée.

Le deuxième axe de recherche pour les énergies renouvelables, qui a déjà été mentionné ce matin, consiste à permettre leur déploiement massif et d’être installées sur des sites aujourd’hui inaccessibles. Pour vous donner quelques exemples sur lesquels travaille Total, dans le domaine solaire, nous visons, avec des start-up françaises, à faire cohabiter agriculture et production solaire, ou encore à trouver des solutions pour solariser des toits dont la structure ne permettrait pas de supporter le poids du système photovoltaïque habituel. Dans l’éolien, nous développons aussi un programme d’éolien offshore flottant en haute mer. C’est une technologie qui permet d’accéder à des gisements de vent plus stables et de minimiser les nuisances visuelles et sonores pour les populations. Or Total est un leader mondial des plateformes ancrées ou flottantes en haute mer. Nous mobilisons actuellement toute l’expertise que nous avons acquise depuis des années dans le domaine des hydrocarbures pour la transposer dans le domaine de l’éolien flottant. Comme pour les lubrifiants, nous mettons à profit les compétences développées dans nos métiers traditionnels pour faire progresser les technologies renouvelables.

Le troisième axe consiste à résoudre le problème de l’intermittence des énergies renouvelables. L’électricité renouvelable est aujourd’hui propre et désormais abordable, mais il reste encore à la rendre disponible. Nos clients souhaitent pouvoir en bénéficier chaque fois qu’ils en ont besoin, c’est-à-dire aussi la nuit et quand il n’y a pas de vent. Comme vous le savez, Total a acquis en 2016 le groupe français Saft, leader mondial des batteries de spécialité. Saft développe désormais des solutions de stockage pour l’énergie stationnaire. À court terme, nous améliorons les technologies lithium-ion à base d’électrolyte liquide, et nous les intégrons dans des systèmes parfaitement sécurisés.

La sécurité est la priorité numéro un du Groupe Total et de Saft, et nos solutions de stockage stationnaire intègrent des dispositifs de sécurité spécifiques et propriétaires pour prévenir tout risque d’incendie généralisé. Pour rappel, un container de stockage contient autant de batteries qu’une cinquantaine de voitures électriques. Les incendies observés récemment dans les systèmes de nos concurrents justifient les efforts de R&D importants que nous avons investis sur ce sujet.

Enfin, nous développons la prochaine génération de batteries lithium-ion à électrolytes solides, dans le cadre d’un consortium européen avec des partenaires comme Solvay, Manz ou Siemens. Ce programme permettra de développer des batteries plus sûres, avec une densité énergétique supérieure, et donc avec une plus grande autonomie. Les premières applications verront le jour en 2025. La massification est attendue à l’horizon 2030.

Dernier axe que je souhaite mentionner aujourd’hui : il s’agit de coupler nos technologies d’énergies renouvelables avec nos technologies de stockage et avec d’autres sources de production électrique comme les centrales à gaz. Ces systèmes multi-énergies nous donnent une grande flexibilité dans la production d’électricité bas carbone et nous permettent de répondre aux besoins spécifiques de chacun de nos clients. Par exemple, en couplant batteries et centrale photovoltaïque (PV), nous pouvons fournir une électricité bas carbone plus stable et sur une durée plus longue dans la journée. En couplant du PV à des génératrices diesel, nous permettons à nos clients qui ne sont pas reliés à un réseau électrique de réduire leur empreinte carbone, en économisant du fioul en journée. Nos programmes de recherche ont pour objectif de dimensionner et de modéliser ces systèmes complexes, et de développer et optimiser les algorithmes qui en pilotent le fonctionnement.

Dernier exemple que je vais vous citer aujourd’hui : nous collaborons avec l’École Polytechnique dans la réalisation d’un bâtiment intelligent sur le campus de Saclay. Ce bâtiment sera équipé de panneaux Sun Power et de batteries Saft, et son optimisation énergétique sera réalisée par notre filiale GreenFlex. Dans le cadre de la chaire Trend X, nos équipes de R&D vont collaborer avec l’École Polytechnique pour y développer des stratégies innovantes d’efficacité énergétique qui intégreront notamment le comportement et l’action des étudiants résidents.

Je vous remercie de votre attention et je suis à votre disposition pour répondre aux questions.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Je vais maintenant donner la parole à Madame Morgane Barthod. Après les grands acteurs publics et privés de l’énergie, nous allons nous intéresser au cas des acteurs de plus petite taille, qui opèrent plutôt sur des niches technologiques. Ainsi, Madame Morgane Barthod, fondatrice de la start-up Meteo*Swift pour la prévision de la production d’électricité renouvelable avec l’appui de l’intelligence artificielle, va pouvoir évoquer son activité de prévision de la production des parcs éoliens et solaires à court terme, de 1 heure à 15 jours.

Mme Morgane Barthod, fondatrice de la start-up Meteo*Swift.  Bonjour et merci beaucoup. C’est un honneur d’être invitée à présenter notre activité et à partager notre regard sur les perspectives de recherche et développement dans les énergies renouvelables.

Je vais me concentrer sur notre domaine d’expertise, qui est la gestion de l’intermittence et le réseau électrique du futur. Ce que nous faisons à Meteo*Swift est de la prévision de production. Nous prévoyons, de quelques heures à quelques jours à l’avance, maintenant également à quelques minutes, la production de parcs éoliens ou de panneaux solaires. Pourquoi avons-nous besoin de le faire ? Parce que ces énergies sont intermittentes et sans l’aide de nos technologies, elles peuvent être imprévisibles et perturber le réseau électrique.

Je pense que vous êtes familiers avec la loi de transition énergétique ([33]), votée en 2015. Une partie de cette loi a impliqué un changement de mode de commercialisation des énergies renouvelables. Jusqu’ici, nous étions dans un système où les énergies renouvelables injectaient l’électricité sans avoir besoin de prévenir et recevaient un tarif fixe. Nous passons maintenant à un système de marché de l’électricité où, comme les autres sources d’énergie, les énergies renouvelables doivent faire une offre de vente la veille sur le marché et s’y tenir sous peine de pénalités. Pourquoi avons-nous besoin de changer de système ? Parce que nous avons de plus en plus d’énergies renouvelables, qui vont avoir un impact de moins en moins négligeable sur le réseau électrique. Nous aurons donc de plus en plus besoin de gérer cette intermittence.

En termes de technologie, nous travaillons avec de l’intelligence artificielle, de la météo et des statistiques. Comment faisons-nous pour fournir des prévisions de production ? Par exemple, pour un parc éolien, nous regardons l’historique de production de ce parc éolien ainsi que l’historique de prévisions météo dans nos bases de données. Pour chaque éolienne ou pour chaque panneau solaire, nous modélisons le comportement de cette éolienne ou de ce panneau solaire à l’aide d’algorithmes d’intelligence artificielle. Ensuite, chaque jour ou chaque heure, nous recevrons des prévisions météo et en déduirons des prévisions de production.

Nos axes de recherche et développement visent donc de meilleurs outils d’intelligence artificielle. Nous avons de la chance puisque dans ce domaine, l’état de l’art évolue très vite, ce qui nous permet de proposer des prévisions de plus en plus performantes. Nous travaillons également sur le deep learning.

Notre deuxième axe de développement est la gestion du risque. Aujourd’hui, nous sommes passés sur un système plus flexible, dans lequel le réseau électrique va recevoir des prévisions à l’avance. L’idée est d’aller encore plus loin dans cette gestion de la flexibilité et de s’appuyer sur la notion de risque, sur la gestion de l’incertitude. Plutôt que d’annoncer « demain à 10 heures, ce parc éolien va produire 17 mégawatts » il est plus pertinent de dire « demain à 10 heures, ce parc éolien a 90 % de chances de produire entre 15 et 19 mégawatts ». Cela permet d’avoir une gestion beaucoup plus fine de l’incertitude sur le réseau électrique.

Je vais ensuite parler plus généralement des perspectives de recherche et développement pour gérer l’intermittence, dont il faut relativiser les risques. Aujourd’hui en France, nous disposons d’une base, le nucléaire, qui est tout à fait prévisible, voire pilotable. La part des énergies renouvelables est croissante mais elle reste modeste. Ceux qui s’appuient sur le risque de l’intermittence pour dire que les énergies renouvelables se développent trop vite, exagèrent ce risque d’imprévisibilité. D’autres pays, qui sont beaucoup moins interconnectés que la France, ont beaucoup plus d’énergies renouvelables et s’en sortent très bien. Je pense notamment à l’Irlande.

La transition énergétique consiste effectivement à remplacer des sources d’énergie prévisibles et pilotables par des sources d’énergies beaucoup plus intermittentes. C’est donc un changement de paradigme pour le réseau d’électricité. Nous nous dirigeons progressivement vers une optimisation plus fine et à plus court terme, avec moins de bases et plus de flexibilité. Nos outils de prévision accompagnent cette évolution. La gestion du réseau électrique est l’axe qui requiert le plus de recherche. La France est en mesure de bien se positionner dans ce domaine, nous sommes très dynamiques en intelligence artificielle, en statistiques, en mathématiques. Ce sont des points forts du système éducatif français. Ces technologies se développent bien en France et peuvent s’exporter. Nous travaillons, par exemple, beaucoup à l’international et notamment dans les pays émergents qui ont un fort besoin d’une meilleure gestion, que ce soit en Chine, en Inde ou au Brésil. Dans ces pays, les énergies renouvelables se développent très vite mais le réseau électrique n’est pas à la hauteur et le besoin d’équilibrer le réseau y est encore plus fort qu’en France.

Pour illustrer ce changement de paradigme qu’est la transition énergétique pour l’équilibre du réseau électrique, nous pouvons faire le parallèle avec la téléphonie en Europe et en Afrique. En Europe, nous avons développé tout notre réseau de téléphonie autour de l’infrastructure fixe. En Afrique, tout le monde a un téléphone portable et il n’y aura probablement jamais de réseau de téléphonie fixe, puisqu’il n’y en a pas besoin. Je pense que dans l’énergie, nous nous dirigeons de plus en plus vers ce type de système. Les infrastructures qui ont été déployées en Europe ne le seront probablement pas partout dans le monde. Nous nous appuierons plutôt sur une gestion flexible, avec beaucoup d’énergies renouvelables, des outils puissants de prévision et de pilotage, des outils numériques avancés, des batteries pour la flexibilité, mais probablement pas besoin d’infrastructures aussi lourdes qu’en Europe. La France peut jouer un rôle important dans ces développements.

Je souhaiterais à ce stade faire quelques remarques un peu plus larges sur les axes de recherche et développement dans les énergies renouvelables. Tout d’abord, la transition énergétique a des conséquences géopolitiques. Jusqu’ici, notre ordre géopolitique était fondé sur l’accès à la ressource énergétique, mais l’enjeu porte de plus en plus sur les brevets : les énergies renouvelables demandent moins de ressources mais beaucoup plus de technologies. La France peut s’appuyer pour le solaire sur l’Institut national de l’énergie solaire. Malheureusement, un tel organisme n’existe pas pour l’énergie éolienne. Un Institut national de l’énergie éolienne, qui permettrait de dynamiser la R&D dans ce domaine, permettrait à la France d’occuper une meilleure place dans l’industrie éolienne. C’est d’autant plus intéressant et possible que l’industrie éolienne s’est bien développée et a mieux résisté à la concurrence chinoise que l’industrie solaire. Il y a de grandes entreprises dans ce domaine au Danemark et en Allemagne, et ce secteur devrait être plus encouragé en France.

Le deuxième point a déjà été abordé à plusieurs reprises ce matin. Je n’y reviendrai donc que rapidement. Il s’agit de l’acceptabilité, ou plutôt de la perception, de l’installation des énergies renouvelables. Il s’agit là de recherche en sciences sociales, mais des financements innovants comme en Finlande pourraient être envisagés.

Enfin, il demeure un enjeu important : le recyclage, puisqu’aujourd’hui nous avons de plus en plus de matériaux composites. Nous avons encore 20 ans devant nous pour trouver comment recycler les éoliennes, puisque ces matériaux composites ont été développés assez récemment, mais cet axe méritera d’être creusé.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Nous allons maintenant passer à notre dernier intervenant, Monsieur Christophe Clergeau. Entre les grands groupes et les start-up, il y a dans le domaine de la recherche de nombreux acteurs de taille moyenne. Pour une approche plus thématique et moins ciblée sur la nature des acteurs, nous terminerons notre seconde table ronde par l’audition du responsable et fondateur de l’Observatoire des énergies de la mer, Monsieur Christophe Clergeau. Il va nous le dire lui-même plus en détail, mais les technologies des énergies de la mer regroupent plusieurs types d’énergies très différentes. La plus répandue et avancée industriellement est l’énergie éolienne posée, mais il y a aussi l’énergie éolienne flottante, pour les zones de mer profonde. L’énergie hydrolienne utilise l’énergie cinétique des courants marins ou fluviaux. L’énergie houlomotrice utilise l’énergie contenue dans les mouvements de la houle, c’est-à-dire les oscillations sur la surface de l’eau, par opposition à l’énergie marémotrice. Il y a aussi l’énergie photovoltaïque flottante, que tout le monde comprend, ou encore l’énergie osmotique, qu’il serait possible d’obtenir au voisinage des estuaires, où l’eau chaude fluviale se mélange à l’eau salée de la mer, en exploitant le phénomène d’osmose qui se produit en continu au niveau d’une membrane appropriée séparant les masses d’eau de salinités différentes.

Les tenants des énergies marines ont plutôt regretté que ces types d’énergie soient moins mis en avant que d’autres dans la PPE. Avec un certain nombre d’autres députés, Cédric Villani souhaitait rappeler qu’il a échangé sur ce point avec le Premier Ministre Édouard Philippe, avant le débat du projet de la loi énergie climat. Je serai donc personnellement attentive à ce que Monsieur Clergeau pourra nous dire sur les pistes de recherche et développement dans ces différents secteurs.

M. Christophe Clergeau, directeur de l’Observatoire des énergies de la mer.  Merci de nous inviter pour donner effectivement une place aux énergies marines renouvelables, ou EMR, même si elles ont déjà été évoquées partiellement par d’autres orateurs.

Je voudrais faire deux remarques introductives. La première, c’est que cette filière existe depuis 20 ans. Il y a plus de 11 gigawatts installés en Europe. C’est une filière au bord de l’explosion et d’un très fort développement en France et à l’échelle mondiale. Les États-Unis, la Chine, et le Japon sont en train d’y investir massivement. Nous sommes au début d’une aventure industrielle mondiale. En second lieu, c’est le seul segment du renouvelable sur lequel l’ensemble de la chaîne de valeur peut être localisé en Europe et en France, avec une valence industrielle très forte, y compris dans les grands ensembles, ce qui la différencie de ce que nous avons entendu jusqu’à présent. Il y a également une proximité forte entre l’industrie des énergies marines renouvelables et le socle industriel de la construction navale et des industries maritimes, qui existe depuis très longtemps dans notre pays. Il s’agit donc d’une opportunité de diversification du socle industriel.

Les EMR représentent déjà 2 000 emplois et 85 % de chiffre d’affaires à l’export. C’est une industrie compétitive. Sa R&D est très dynamique. Les données sur l’évolution sur deux ans, collectées par l’Observatoire des Energies de la Mer, sont les suivantes : + 47 % en deux ans en nombre d’équivalents temps plein (ETP), + 72 % en chiffre d’affaires. Pour la R&D publique, cela montre un investissement très fort et un réel soutien des organismes de recherche et des écoles. L’originalité de cette R&D est qu’elle est très décentralisée, et fortement localisée dans l’Ouest de la France. Les régions Pays de la Loire, Bretagne et Normandie représentent près de 75 % des effectifs, et la Bretagne et les Pays de la Loire apportent à eux seuls 80 % du chiffre d’affaires de R&D. Cette R&D est donc très liée à des écosystèmes territoriaux autour des industries maritimes, qui sont très décentralisées.

Une question majeure pour les EMR est la question des sites d’essais, qui a été peu évoquée jusqu’à présent. Ceux-ci permettent de faire en mer la « preuve de concept ». Ils s’intercalent entre les outils numériques, ou les bassins d’essais qui se trouvent dans les laboratoires ou dans les écoles, et les fermes pré‑commerciales ou commerciales qui permettent de tester en conditions économiques réelles. Nous avons en France des sites d’essais qu’il faut continuer à soutenir et qui sont multi-technologiques. Ils sont aujourd’hui utilisés pour l’éolien flottant, mais ils le seront aussi pour les autres technologies.

La question centrale pour nous est celle de la trajectoire technologique de ces énergies. Cela a été dit avant moi : l’éolien posé est aujourd’hui à maturité et a d’abord des enjeux de performance. L’éolien flottant va pouvoir être testé dans des conditions économiques réelles, avec la PPE. J’adresse d’ailleurs un grand remerciement à tous les parlementaires qui se sont mobilisés pour cela, parce qu’effectivement, le Gouvernement a rehaussé les objectifs de la PPE, et cela va permettre d’industrialiser l’éolien flottant, ce qui n’était pas possible dans la période précédente. Il existe encore une grosse interrogation sur l’hydrolien puisque pour le moment, il y a un blocage total sur la possibilité d’ouvrir des fermes pilotes hydroliennes. Ce serait la mort de cette filière, qui est certes sur un marché de niche, mais dans laquelle la France et les Européens peuvent acquérir un leadership mondial.

Le houlomoteur, l’énergie thermique des mers (ETM) ou les autres technologies que vous avez évoquées sont aujourd’hui encore dans les laboratoires. S’agissant de l’énergie houlomotrice, il existe 150 technologies disponibles dans le monde. Il demeure pour celles-ci un enjeu de preuve de concept, et nous sommes loin des technologies qui peuvent apporter une contribution rapide à la production d’énergie renouvelable, même si elles ont devant elles un potentiel élevé.

Je vais essayer d’éclairer un peu plus les enjeux des trois premières technologies que j’ai citées, et terminer sur des enjeux transversaux. Il faut que vous preniez conscience que la transformation de cette filière est extrêmement rapide et disruptive. En 2016, l’ADEME parlait d’une fourchette de prix de revient entre 123 et 227 euros le mégawattheure pour l’éolien posé. Dans le parc de Dunkerque, nous en sommes à 43 euros/MWh, non raccordé. Nous allons donc beaucoup plus vite que ce qui était envisagé. Aujourd’hui, les questions clés de la R&D portent sur les éoliennes de très grande puissance, sur l’impact sur les fonds marins, sur la faune aquatique et aérienne, sur l’optimisation des enjeux environnementaux, sur les interactions entre sols et structures (les machines étant beaucoup plus puissantes, les enjeux de lien au sol deviennent d’autant plus importants), sur le domaine du « data monitoring » et de la maintenance prédictive qui permettent d’intervenir le moins possible sur des éoliennes et de limiter les coûts de maintenance.

Pour l’éolien flottant, l’ADEME évoquait, en 2016, 165 à 364 euros du mégawattheure. Aujourd’hui, l’objectif fixé par la PPE est de 120 euros du mégawattheure pour les premières fermes commerciales et l’objectif fixé par le SER est la convergence avec l’éolien posé d’ici à 2030, ce qui signifie descendre en dessous ou autour de 50 euros du mégawattheure.

Aujourd’hui, les enjeux clés sont de réussir l’étape des fermes pilotes et ensuite l’industrialisation de la filière, pour engranger des gains de compétitivité qui permettent de baisser les prix. Cela passe par une meilleure caractérisation de la ressource, quand on est plus loin des côtes, et par le travail sur le design des flotteurs. C’est ce qui est en train de se passer en Bretagne et en Méditerranée, pour les fermes pilotes qui ont été retenues. Il y a aussi, bien sûr, l’enjeu des systèmes d’ancrage et, comme le disait M. Lombardet, toutes les technologies qui viennent du secteur de l’Oil & Gas, liées aux plateformes, sont transférables dans ce secteur. La question de la co-activité est importante : comment construire des flotteurs, des bases, pour développer d’autres activités comme l’aquaculture, la pêche ou autre ? Cela est expérimenté en ce moment en Méditerranée.

Sur l’hydrolien, le débat porte sur notre capacité à descendre en dessous de 150 euros/MWh. Il y aurait besoin, pour en faire la démonstration, des fermes pilotes du Raz Blanchard. Aujourd’hui, beaucoup de technologies sont disponibles, et des PME ont les moyens d’aller de la preuve du concept vers les fermes commerciales. Il est maintenant possible de tester des technologies. Puis il y a la question que vous avez commencé à aborder les uns et les autres. Aujourd’hui, nous testons en mer de très grandes hydroliennes mais dans les fleuves, nous pouvons en tester de plus petites – et elles sont déjà en service. À partir du travail de R&D sur les grandes hydroliennes, nous pouvons donc décliner toute une gamme d’hydroliennes, pour contribuer à l’autonomie énergétique dans des lieux qui sont loin des ressources électriques classiques. Il y a eu des tests en Loire et en Guyane. Beaucoup de territoires dans le monde pourraient bénéficier d’hydroliennes de moyenne puissance pour contribuer à leur autonomie énergétique.

Pour terminer sur les enjeux transversaux, des débats sont en cours entre les industriels, les chercheurs et les acteurs de la société civile sur ces sujets-là et notamment autour de l’Observatoire dans lequel nous essayons de faire dialoguer les forces économiques et sociales, les ONG, les industriels et les grandes collectivités locales impliquées. Bien sûr, nous avons les sujets classiques (matériaux, électronique de puissance) mais aussi beaucoup de mobilisation sur les impacts environnementaux, le travail autour de l’écoconception et de l’anticipation du démantèlement, et les enjeux de co-activité. Là, il s’agit vraiment de questions de sciences humaines et sociales et de sciences économiques. Nous réfléchissons aussi à ce que nous pouvons faire ensemble, entre le monde des EMR et les activités classiques telles que la pêche, l’aquaculture ou le tourisme. Les énergies marines renouvelables peuvent apporter une contribution importante à l’autonomie énergétique de plateformes ou d’infrastructures en mer, ou de territoires insulaires, et permettre beaucoup d’investissements combinant les différentes énergies marines pour aboutir à des réponses globales.

Dernier point qui a peu été évoqué depuis le début de la matinée : les sous-stations électriques et les enjeux de raccordement. Là, les investissements sont absolument massifs et il faut réaliser des gains de compétitivité, avec des enjeux de mutualisation. En Europe du Nord, une sous-station est partagée par de multiples parcs. En France, nous avons tendance à faire une sous-station par parc, et RTE regarde ce point avec beaucoup d’intérêt.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Je remercie tous nos intervenants pour la qualité de leur présentation et propose de passer maintenant à la phase des questions des parlementaires. Nous aborderons ensuite les questions des internautes, que nous avons reportées à la fin de cette seconde table ronde parce que ces questions faisaient plutôt référence à celle-ci.

Pour ce qui me concerne, je voudrais dire qu’aujourd’hui, nous nous trouvons dans un contexte mondial dans lequel s’inscrivent les principaux axes de recherche et développement industriels sur les énergies renouvelables. Selon vous, quelles sont les principales collaborations et les principales concurrences à favoriser, sachant que, dans ces technologies, nous sommes parfois en avance et parfois devancés ?

Ma deuxième question concerne le projet de loi énergie climat. J’étais moi-même responsable du texte pour mon groupe, pour la première lecture à l’Assemblée. Le texte sera examiné à partir du 8 juillet au Sénat. Nous y avons fait adopter un article additionnel qui concerne les appels à projets pour désigner les producteurs d’électricité qui utilisent les énergies renouvelables innovantes. J’aimerais avoir votre avis sur cet amendement : est-ce qu’il est pertinent pour vous ?

Ma troisième question concerne l’article 4 de ce projet de loi, relatif à l’autorité du préfet. Nous y avons prévu d’autoriser le préfet à accorder des dérogations aux prescriptions des plans de prévention des risques technologiques, pour permettre la réalisation de projets d’installations produisant des énergies renouvelables. J’aimerais avoir votre avis sur cet amendement.

Ma dernière question concerne la canicule que nous avons connue il y a quelques jours. Nous affrontons le réchauffement climatique et avons besoin non seulement de mieux prévoir les problématiques météorologiques, mais aussi de gérer toute notre consommation d’énergie. Je rappelle qu’il y a tout de même eu beaucoup de perturbations dans l’alimentation électrique. Si je prends le cas du Lot, à Figeac, nous avons connu 30 minutes de coupure de courant, parce qu’après le travail, tout le monde essayait de mettre la climatisation à fond à la maison. Cela peut arriver et que nous devons l’anticiper.

Aujourd’hui, malgré un ensoleillement optimal, les parcs photovoltaïques français n’ont pas pu fonctionner à leur maximum de capacité, c’est-à-dire 6 200 mégawatts, pour un maximum théorique de 8 600 mégawatts, à cause d’une température trop élevée. La température optimale de fonctionnement est de 25°C. Comment anticiper les conditions climatiques dans lesquelles se déroulera la transition énergétique ? Et comment l’incertitude climatique est-elle prise en compte dans les projets de recherche ?

M. Bernard Tardieu.  Vos questions sont extrêmement variées. Pour la collaboration internationale, je crois qu’il faut poser la question au plan industriel : est-ce que nous pouvons fabriquer des choses qui ont une vocation mondiale ? Je prends l’exemple de Total qui a mis au point une huile qui permet de réduire de beaucoup le nombre de vidanges sur les éoliennes. C’est utile pour la France de vendre de l’huile Total dans le monde entier, alors que nous aurons beaucoup de difficultés à aller vendre une éolienne en Chine. Industriellement, il faut chercher les composants qui ont une forte valeur ajoutée. Dans ce cas-là, nous pouvons rechercher des collaborations pour obtenir un marché. Il faut se préparer à des marchés futurs. C’est bien de sauver la planète, mais il faut aussi sauver notre industrie. En revanche, pour préciser ce qui a été dit à propos des éoliennes offshore, plus l’éolienne est grande, plus on s’éloigne de la côte, plus son taux de fonctionnement annuel est grand, et donc plus sa rentabilité augmente. En soi, le progrès est notable. Faire fonctionner un réseau avec 1 500 heures d’éolienne, comme c’est le cas dans l’hinterland allemand, ou avec 4 500 ou 5 000 heures, quand on est un peu loin des côtes, est très différent !

Sur le climat, je le dis en deux mots : ne confondons pas climat et météo. Il y aura certainement plus de canicules, de même qu’il y aura moins de périodes de grand froid. Au début du XXe siècle, il n’y a pas si longtemps, la Seine était gelée presque une année sur quatre ou cinq. Nous le savons, et c’est prévisible à dix jours près. En revanche, ce n’est pas cela le changement climatique. Le changement climatique, cela signifie une augmentation de 2°C en moyenne, et non de 10 °C pendant 8 jours.

Ensuite, vous avez dit que les cellules photovoltaïques ne fonctionnaient pas à 25°C. Grâce à Dieu, dans les pays où je vais, en Afrique, cela fonctionne au-delà. Je suis un peu surpris.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Ce n’est pas qu’elles ne fonctionnent pas, mais leur production diminue à cause de l’échauffement.

M. Bernard Tardieu.  Effectivement, le rendement est moins bon.

M. Abdelilah Slaoui.  Pour rebondir sur ce point particulier, en effet, les panneaux photovoltaïques à base de silicium, qui représentent actuellement 95 % des panneaux utilisés, sont très sensibles à une température élevée. C’est pour cela qu’il y a de la recherche et développement sur des matériaux moins sensibles à la température. Il en existe déjà, par exemple le « frère » du silicium utilisé actuellement, le silicium amorphe, qui résiste mieux à la température, mais dont les rendements sont faibles. L’idée est toujours de développer des panneaux photovoltaïques avec des matériaux qui sont moins sensibles à la température, mais dont les rendements sont les plus élevés possibles. Il faut obtenir l’équilibre entre les deux.

En revanche, la chaleur et l’ensoleillement forts peuvent être utilisés pour produire des micro-algues. Nous passons alors sur l’autre versant, celui de la biomasse, qui peut être extrêmement intéressante. La température et l’ensoleillement peuvent être des paramètres favorables, selon la technologie envisagée.

M. Étienne Brière.  Pour compléter sur la collaboration internationale, je suis complètement en phase avec Monsieur Tardieu sur l’aspect industriel. Sur le volet de la R&D qui vient en amont, comme je l’ai indiqué, la R&D s’envisage au niveau international. Notre responsabilité est d’aller chercher les meilleures solutions en France et au niveau international, d’abord en Europe, où nous avons la chance d’avoir d’excellents instituts de recherche. Au stade de la R&D pré-concurrentielle, des gains importants peuvent être obtenus de collaborations, en termes de coûts, de délais. Il s’agit dans tous les cas d’aller chercher, dans des projets internationaux, que ce soit en Afrique ou aux États-Unis, le meilleur des savoir-faire. C’est aussi cela qui participe à la compétitivité. C’est le complément à ce que disait Monsieur Tardieu sur le volet industriel.

Ensuite, sur les autres points plus opérationnels et politiques, je suis moins en mesure de répondre. Je dirai seulement qu’effectivement, dans le cadre de la transition énergétique, comme cela a été rappelé dans la première table ronde, il faut bien se rappeler que l’objectif est de décarboner. Je crains que privilégier une électricité uniquement EnR ne ralentisse finalement la transition énergétique, parce que cela va conduire, en l’état actuel, à des surcoûts et donc à un ralentissement. Si, en revanche, nous envisageons la combinaison d’une électricité bas carbone nucléaire et hydraulique avec de nouvelles EnR, nous allons pouvoir accélérer la transition de manière importante. Je pense à l’hydrogène électrolytique en particulier. Effectivement, pour accélérer le développement de l’hydrogène électrolytique, il faut veiller à ce que l’électricité soit décarbonée, mais pas nécessairement seulement renouvelable.

M. Christophe Clergeau.  Pour répondre sur la question de la concurrence internationale, le premier levier d’accélération est le marché européen et il est très loin d’être saturé. Il n’est toujours pas saturé sur l’éolien posé en mer du Nord – sachant que nous démarrons tout juste sur la façade Atlantique – et pour ce qui concerne l’éolien flottant, nous n’avons pas commencé, alors que le potentiel, en Méditerranée par exemple, est important. Nous disposons de la totalité de la chaîne de valeur en Europe avec un écosystème complet de R&D. Si les Européens sont capables d’accélérer collectivement, nous n’atteindrons peut‑être pas l’autosuffisance, mais en tout cas un cercle vertueux à l’échelle européenne. Nous gagnerions sûrement à mieux intégrer les R&D européennes, qui restent aujourd’hui fragmentées, dans un vrai dispositif commun. Les R&D européennes représentent effectivement aujourd’hui 80 à 90 % de la R&D spécifique aux énergies marines renouvelables à l’échelle mondiale.

Deuxième point : nous pouvons vendre de l’ingénierie et des services de bureau d’études à l’échelle mondiale. C’est déjà ce qui se passe. Des bureaux d’études français et européens vont à Taïwan, aux Philippines ou en Indonésie, monter des projets, et ces emplois non délocalisables restent en Europe. Sur la base industrielle des grands ensembles mécano- soudés, aujourd’hui on fabrique à Saint-Nazaire des éoliennes qui sont installées aux États-Unis. General Electric (GE) a aujourd’hui une base industrielle à Saint-Nazaire pour l’Atlantique. Si le marché américain se développe, il y aura peut-être une usine aux États-Unis. GE envisage aussi une usine en Chine parce que les Chinois exigent des joint-ventures pour répondre à leurs appels d’offres. Cependant, nous pouvons avoir une base large en Europe.

Dernier point, sur les prix, selon un débat récurrent : le prix du mégawattheure étant actuellement de 43 euros à Dunkerque, avec des courbes de prix des EMR en baisse très rapide et avec une prévisibilité beaucoup plus forte que d’autres EnR, le débat entre nucléaire et EMR devient donc intéressant. Je ne vais pas dire que nous sommes dans la même prédictibilité, mais nous avons moins d’imprédictibilité que d’autres EnR et des prix de revient inférieurs à ceux du nucléaire neuf aujourd’hui à l’échelle internationale. Je ne suis pas du tout antinucléaire, et il faut combiner l’ensemble des solutions de décarbonation, mais aujourd’hui nous arrivons à des dynamiques de choix possibles très différentes des conditions du débat d’il y a encore seulement trois ans. C’est pourquoi j’insiste sur la radicalité, le caractère disruptif des évolutions devenues possibles.

Mme Morgane Barthod.  Je vais d’abord revenir sur la question sur les collaborations possibles, avec quels pays et avec quels acteurs. En matière de flexibilité du réseau, il est très intéressant de travailler avec différents pays, parce que nous nous retrouvons avec des situations très différentes, des modèles très innovants dont nous pouvons nous inspirer. Je pense notamment à la combinaison d’énergies renouvelables et de batteries, qui ont d’abord été développées dans les micro grids, les réseaux peu interconnectés. En France, nous avons fait beaucoup de choses dans les collectivités d’outre-mer, notamment en Martinique et en Guadeloupe, qui peuvent être réutilisées, soit pour de l’électrification rurale dans des pays émergents, soit dans des pays avec des réseaux moins interconnectés. Par exemple, dans notre entreprise, nous travaillons sur du micro grid en Guadeloupe et en Martinique, mais aussi en Australie. Travailler avec d’autres pays permet d’obtenir des retours d’expérience plus rapides.

S’agissant de la question de l’adaptation au changement climatique, un intervenant disait que le changement climatique correspond à une augmentation de 2°C de plus en moyenne, et non de 10 °C de plus pendant une courte période. En fait, ce sont les deux, puisqu’il y a de plus en plus d’événements extrêmes. L’idée est de se préparer à une augmentation de 2°C en moyenne, et donc d’y adapter tous les moyens de production, mais aussi de travailler sur les événements extrêmes, comme les épisodes de canicule avec des augmentations de 10°C.

Enfin, je souhaiterais revenir sur le surcoût lié à la gestion du réseau pour les énergies renouvelables, pour répondre à Monsieur Brière. Aujourd’hui – je l’ai déjà mentionné – le réseau est très loin d’être en danger à cause de la part intermittente des énergies renouvelables. C’est au contraire l’occasion de monter en compétences et nous pouvons tout à fait accroître la part des énergies renouvelables sans mettre le réseau en danger. Au contraire même, c’est un moyen de nous préparer progressivement à la transition énergétique. Aujourd’hui, nous n’avons aucune raison technologique de ralentir les EnR intermittentes car le réseau électrique n’est pas en danger.

M. Etienne Brière.  Je n’ai pas eu l’impression d’avoir exprimé le moindre risque face au réseau. J’ai dû mal m’exprimer. Vous me prêtez des propos que je n’ai pas tenus.

M. Benoît Lombardet.  Au niveau des collaborations, chez Total, le modèle est le même que chez EDF. Nous privilégions systématiquement des collaborations avec des universités françaises, ensuite européennes, mais nous allons aussi chercher les meilleures compétences là où elles sont, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs dans le monde. Nous avons des collaborations avec Stanford, avec le MIT, etc. Par exemple, une partie des développements des lubrifiants pour les éoliennes a été faite avec l’université d’Aix-la-Chapelle en Allemagne, qui a des compétences et des outils de caractérisation des éoliennes.

Deuxièmement, sur la canicule et le réchauffement climatique, comme je l’ai expliqué plus tôt, l’enjeu est mondial. Il faut bien le rappeler. Aujourd’hui, le problème principal reste le charbon. Toutes les centrales à charbon qui continuent d’être construites et de fonctionner sur Terre contribuent au réchauffement climatique. Pas si loin de nous, l’Allemagne a décidé de poursuivre le charbon jusqu’en 2030 alors qu’il suffirait de remplacer leurs centrales charbon par des centrales à gaz pour diminuer par 2 leurs émissions de CO2. Chez Total, nous avons complètement arrêté l’activité liée au charbon, et un des grands axes de notre stratégie consiste précisément à développer l’utilisation du gaz dans les pays dans lesquels nous sommes présents, que ce soit en Inde ou ailleurs dans le monde.

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Comme je vais devoir vous quitter pour recevoir au Sénat une délégation du Bundesrat, je voudrais poser deux brèves questions.

Je vais prochainement intervenir au Sénat dans le cadre de la discussion du projet de loi énergie climat que nous devons examiner dès le 16 juillet, ce qui, soit dit en passant, nous laisse très peu de temps pour préparer le débat. Dans cette perspective, la première question que je me pose, peut-être naïvement, porte sur les fermetures de centrales à charbon et de centrales nucléaires qui sont prévues. Est-ce qu’il y aura une incidence sur la stabilité des réseaux et le maintien des fréquences ? Nous savons que les grosses machines tournantes permettent de maintenir les réseaux. Existe-t-il un équivalent numérique ?

Sur un tout autre sujet – celui des batteries – Saft est en partenariat avec des entreprises européennes et mettra sur le marché d’ici 2025 des batteries lithium tout solide. Où en est sa contractualisation avec les industries automobiles françaises ? Est-ce que les industriels allemands de l’automobile, qui sont importants sur le marché, ont été contactés ? Est-ce que ce dossier avance ?

M. Bernard Tardieu.  Pour la première question, l’arrêt du charbon est assez symbolique puisque de toute façon, les centrales correspondantes ne fonctionnaient que quelques heures par an. Investir pour passer du charbon au bois peut sembler relever un peu du symbole. À l’Académie des technologies, nous pensons que, politiquement, les symboles comptent. C’est à vous, Mesdames et Messieurs les parlementaires, qu’il appartient de choisir.

S’agissant du nucléaire, nous avons l’énorme chance en France que notre production d’énergie nucléaire a été conçue pour être facilement modulable. Nous pouvons faire du suivi de charge avec le nucléaire français, ce qui n’est pas le cas du nucléaire allemand, y compris dans la journée. Nous pouvons rapidement faire monter une centrale nucléaire en puissance, puis la réduire. Évidemment, cela la fatigue un peu, et évidemment, cela a un coût pour EDF, mais la disponibilité du nucléaire est grande. Avec la combinaison du nucléaire et de l’hydraulique, nous avons vraiment une très grande capacité de modulation et de suivi de charge.

La question que vous posez sur la stabilité des réseaux en fréquence et en tension n’est pas du tout naïve. Elle est même très importante. Le fait d’avoir de l’hydraulique est une chance, parce que cette forme d’énergie mobilise des grosses machines. Il se trouve que les progrès de l’électronique de puissance permettent maintenant, dans certains cas, à l’exception des machines de très forte puissance, de simuler l’équivalent de ce que ferait une machine tournante à inertie lourde. Avec un panneau photovoltaïque, on produit du courant continu, qui n’est absolument pas adaptable en fonction de la demande, mais les progrès sont importants, grâce aux chercheurs. Je veux dire par là qu’il faut à la fois être très prudents dans la transition et ne pas dramatiser l’avenir.

M. Christophe Clergeau.  Je pense que nous avons besoin d’avoir aussi une approche territorialisée, parce que tous les territoires ne sont pas connectés au réseau électrique principal. La question du coût pour les territoires ultramarins a été peu évoquée, mais elle est quand même importante, et en termes de décarbonation, les bonnes réponses là-bas consistent en des combinaisons d’EnR. Nous sommes très en retard dans les territoires ultramarins, et il y a des blocages au développement des énergies renouvelables dans les territoires ultramarins, y compris marines.

Si nous prenons le cas de l’Ouest de la France – il y a des plaques territoriales qui ont des logiques de réseaux spécifiques – nous voyons bien que les difficultés de l’EPR de Flamanville et les retards des énergies marines renouvelables vont conduire à un prolongement de la durée de vie de la centrale de Cordemais, qui contribue à assurer la sécurité énergétique du territoire, dans l’attente aussi de la centrale gaz de Landivisiau. Il y a quand même des territoires français où les sources d’énergie sont très proches, et d’autres dans lesquels nous sommes obligés de tenir compte de la disponibilité des différentes formes d’énergie accessibles pour sécuriser la sous-plaque correspondante du réseau électrique national.

M. Benoît Lombardet.  Pour la question de l’impact de l’arrêt des centrales à charbon et du cheminement vers la transition, je le répète parce que c’est important : les centrales à gaz (CCGT) peuvent constituer une solution transitoire là où l’arrêt d’une centrale à charbon peut poser des problèmes, celle-ci ne pouvant pas être directement remplacée par des alternatives renouvelables pour des questions de réseau. Le gaz est une solution transitoire pour diviser par deux les émissions de CO2 dans la production électrique.

Pour répondre à la deuxième question concernant les batteries, il y a deux échelles de temps. Le court terme, c’est la production de batteries en Europe pour les véhicules électriques. Or aujourd’hui, l’essentiel des batteries est produit en Chine, à bas coût, de manière subventionnée. Pour réindustrialiser ce secteur en Europe, il va falloir reconstruire des unités, redévelopper un tissu industriel, créer des giga-factories, et espérer être compétitif avec les acteurs chinois. L’industrie automobile ne fera pas de différence : les constructeurs s’approvisionnent pour l’instant en batteries chinoises, et ce sera intéressant pour eux, bien entendu, que les batteries soient produites en Europe, mais à condition qu’elles soient au même prix que les batteries chinoises actuelles. C’est bien là la problématique de la réindustrialisation de l’Europe. Les discussions avancent, mais pour les industriels, investir dans des unités de production de batteries en Europe n’est intéressant qu’à condition que ce soit une industrie pérenne et compétitive avec nos concurrents chinois, qui eux bénéficient de subventions publiques massives.

Notre stratégie a aussi un volet à plus long terme. En faisant un saut technologique directement vers le tout solide, nous espérons pouvoir nous constituer une avance technologique, diminuer les coûts, et pouvoir ainsi industrialiser en Europe tout en étant compétitifs, dans les années à venir.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Merci de vos réponses. Il me reste les questions des internautes à poser. Je vais être brève, et vous remercie d’être également brefs dans vos réponses. Voici les deux premières.

Un internaute demande quels sont les soutiens à l’innovation pour la filière hydroélectrique. Cette filière existe déjà bien sûr, mais aujourd’hui beaucoup de citoyens pensent qu’il faudrait investir plus dans l’hydroélectrique pour les années à venir.

La deuxième question est ainsi posée : « envisagez-vous un meilleur soutien aux avancées technologiques relatives au traitement chimique et non mécanique du plastique ? » La question peut s’adresser à l’État mais vous qui êtes des chercheurs, est-ce que vous pouvez donner votre point de vue par rapport aux finances liées à ces problématiques ?

M. Bernard Tardieu.  Sur l’hydraulique, qui est mon métier, je dirais que quand on est hydraulicien en France, on travaille dans le monde entier. Je regrette que la production de turbines à Grenoble ait diminué, à cause de la vente à General Electric, c’est le marché mondial, une fois de plus. Cela dit, sur le marché français, nous pouvons envisager de construire plus de petites centrales. Une petite centrale de 80 mégawatts devrait démarrer l’année prochaine, près de l’Alpe d’Huez. Sinon, l’avenir résiderait plutôt dans le turbinage-pompage, pour lequel il y a 5 ou 6 gigawatts installés en France. Pour l’instant, en général, compte tenu des prix déprimés des marchés de l’électricité en Europe, à cause des subventions aux énergies renouvelables, ce n’est pas rentable de construire une station de turbinage- pompage. Nous utilisons donc essentiellement une gestion intelligente du stock naturel rechargé gratuitement chaque année dans les barrages.

M. Abdelilah Slaoui.  Je n’ai pas compris la seconde question. Porte‑t‑elle sur les énergies renouvelables ? J’ai entendu le mot plastique.

Mme Huguette Tiegna, députée.  Elle concerne plutôt l’économie circulaire, sujet qui sera abordé dans le cadre d’un autre projet de loi qui doit être examiné prochainement.

M. Benoît Lombardet.  Pour Total, c’est un sujet extrêmement important actuellement, mais il est traité par d’autres branches que la mienne. Je sais que mes collègues du secteur raffinage-chimie sont très actifs sur ces deux pistes de recyclage du plastique, que ce soit par voie chimique ou par voie mécanique. Je peux vous proposer qu’un des experts de chez Total, qui connaît mieux le sujet que moi, vous envoie une note sur ce que nous faisons sur le sujet. Il existe aussi un volet de partenariats académiques sur ces thèmes-là.

M. Abdelilah Slaoui.  Nous avons au CNRS un programme en cours, en collaboration avec Total, sur le développement des matériaux bio-polymères pour le remplacement des plastiques. Si la question est « est-ce qu’il y en a assez », la réponse est non, bien sûr. Nous avons dû mobiliser nos propres ressources de R&D, avec l’aide de Total, pour élaborer ce type de projets, mais les montants demeurent faibles, au regard de l’enjeu.

Mme Huguette Tiegna, députée.  En conclusion provisoire rapide de nos deux tables rondes de ce matin sur les tendances de la recherche dans les énergies renouvelables, nous avons abordé plusieurs aspects concernant les acteurs institutionnels, la recherche et développement, les entreprises, le côté sociétal avec l’association The Shift Project. Nous avons aussi évoqué la contribution des start-up, avec l’exemple de Meteo*Swift.

Monsieur Didier Roux a rappelé qu’énergie renouvelable ne signifie pas forcément réduction des émissions de gaz à effet de serre, ce qui est tout à fait juste, d’où l’intérêt de réaliser des analyses complètes du cycle de vie des produits, pour essayer de mieux cerner les émissions.

Monsieur Matthieu Auzanneau a parlé, de manière imagée, mais tout à fait claire, « d’efforts de guerre ». Il est certain que la transition climatique demande des efforts considérables, notamment de recherche sur les nouvelles technologies.

J’ai noté aussi la belle capacité du CEA-Liten, qui travaille sur des aspects prometteurs, mais aussi les travaux d’EDF, de Total, et des start-up. Il est probable que pour les batteries, tout comme pour le photovoltaïque, il faille viser directement les nouvelles générations – comme cela a été rappelé – plutôt que celles qui sont aujourd’hui matures. Cela pose la question de la concurrence industrielle à l’international, et aussi des enjeux de développement de notre recherche et de capacité des pays européens à prendre le leadership dans un certain nombre de technologies.

Je retiens aussi que les entreprises sont essentielles, et qu’il faut envisager de développer des filières. Il est également important de mettre en place des partenariats forts entre les institutions publiques, les organismes de recherche, et aussi les industriels : c’est aujourd’hui vraiment l’avenir. Il faut aussi inciter à une forme d’open innovation entre les start-up et les grands industriels, parce que c’est aussi une façon de développer les nouvelles technologies.

Nous avons parlé de la nécessité d’avoir une vision systémique, et notamment d’arriver à synchroniser la recherche et développement des différents acteurs dans une perspective ambitieuse globale, tout en incluant et mobilisant l’ensemble de nos concitoyens dans la lutte contre le réchauffement climatique. Nous voyons bien qu’il ne s’agit pas d’imposer des mesures, mais qu’il faut essayer de créer les conditions d’une dynamique, d’accompagner et d’inciter nos concitoyens à entrer dans cette démarche. Je pense que nous y arriverons si tous les acteurs font l’effort de s’écouter les uns les autres sur ces sujets.

Je tiens sincèrement à remercier tous nos intervenants au nom de l’Office, ainsi que le secrétariat de l’Office qui a préparé cette matinée.

Nous vous proposons également de vous transmettre les autres questions des internautes si vous voulez bien y répondre ultérieurement, et publierons vos réponses sur le site internet de l’Office.

Nous serons particulièrement attentifs aux sujets évoqués ce matin, dans le cadre de l’examen des prochains projets de loi concernant l’écologie, ainsi que dans celui de l’examen du projet de loi de finances pour 2020, qui va poser les bases budgétaires de la PPE. N’hésitez pas à nous faire part de vos observations, le moment venu.

 


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III.   Extrait du compte-rendu de la rÉunion du 17 OCTObre 2019 prÉsentant les conclusions des auditions publiques

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office.  Nous allons présenter les conclusions de deux auditions publiques consacrées aux nouvelles tendances de la recherche en matière d’énergie à deux voix. Je vais présenter les conclusions de l’audition du 24 mai 2018, consacrée à l’avenir de l’énergie nucléaire, puis Cédric Villani présentera celles de l’audition du 4 juillet 2019, sur les énergies renouvelables. Notre collègue députée Émilie Cariou est également auteure de ces conclusions.

La première audition était organisée sous forme de trois tables rondes, relatives respectivement aux technologies nucléaires du futur, au rôle de la coopération internationale dans le développement des nouvelles technologies nucléaires, et aux objectifs, à l’organisation, et aux moyens de la recherche et de l’innovation en matière nucléaire.

Cette audition a permis de mettre en lumière plusieurs spécificités de ces recherches. La première est celle de la très grande diversité et du foisonnement des recherches en cours à travers le monde sur les futurs réacteurs nucléaires, avec les petits réacteurs modulaires ou SMR (Small Modular Reactor), qui passionnent certains chercheurs français, les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium ou au gaz, les réacteurs à sels fondus, les réacteurs pilotés par accélérateurs, etc.

Nous avons constaté que les moyens consacrés à ces recherches restent importants : 700 millions d’euros en France, ce qui n’est pas ridicule au regard des 1 200 millions des États-Unis, hors investissements privés, et sans doute, pour autant qu’on puisse le savoir, des plus de 1 500 millions en Chine.

Dans ce domaine, la coopération internationale est ancienne et se poursuit, ce qui est rassurant. Elle devient même incontournable, compte tenu de la multiplicité des pistes technologiques, de l'obligation de partager des infrastructures, etc.

On observe que les recherches doivent de plus en plus souvent intégrer des avancées technologiques issues d’autres secteurs, tels que le numérique, par exemple dans le domaine de la simulation.

Il apparaît indispensable d’encourager une plus grande ouverture de la recherche nucléaire, à la fois en direction des universités et des petites et moyennes entreprises – ce qui s’avère plus difficile que pour les universités. D’ailleurs, notre grand exploitant EDF est lui aussi parfois éloigné des préoccupations des PME.

Dans ce contexte, se pose évidemment la question du maintien de l'effort de recherche français sur le nucléaire du futur, historiquement encadré par les lois relatives à la gestion des déchets radioactifs, ce qui est certes positif mais induit une perspective un peu étroite.

La récente réévaluation du projet ASTRID suscite beaucoup d’inquiétudes. Le CEA proposera d’ici la fin de l’année 2019 un programme de recherche révisé sur la quatrième génération de réacteurs nucléaires. Nous demanderons à l’administrateur général de venir nous en parler. Ce dossier est naturellement lié aux orientations de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), en particulier en ce qui concerne la simulation numérique, les travaux expérimentaux, les développements technologiques ciblés, le maintien des compétences sur les réacteurs rapides au sodium, etc.

L'énergie nucléaire reste incontestablement un élément du paysage énergétique français. Son plafonnement à 50 % de la part de l’électricité produite a été retardé, ce qui paraît raisonnable, même si c’est encore beaucoup. Cela rend donc nécessaire la poursuite d’une activité de recherche sur les réacteurs du futur, afin de répondre à un objectif essentiel pour la sûreté : motiver une nouvelle génération de chercheurs et d’ingénieurs, pour assurer la continuité indispensable des compétences, malgré un rythme de mise en service de nouveaux réacteurs plus étalé dans le temps que lors de la construction des cinquante-huit réacteurs actuels.

Quelles sont les recommandations de l’Office ?

La définition d'une stratégie de recherche de long terme, claire et opérationnelle, apparaît cruciale pour le nucléaire, compte tenu des importants moyens mis en jeu, et de la nécessité du maintien de compétences de pointe pour assurer l’entretien du parc existant.

Cette stratégie ne peut simplement figurer dans les lois sur la gestion des déchets radioactifs, comme cela était le cas depuis le début des années 1990 jusqu'à récemment, même si ce cadre juridique a jusqu’à présent été très utile.

Si l'élaboration d'une telle stratégie relève avant tout du Gouvernement, sous le contrôle du Parlement, cette réflexion doit aussi, comme l’ont montré les tables rondes, s'ouvrir très largement à la société, notamment aux universitaires et aux représentants de toute l'industrie, y compris les PME.

Le Parlement doit rester un lieu de débat et continuer à être impliqué dans ces décisions, notamment à travers l’Office.

Enfin, indépendamment des choix qui pourront être faits sur le nucléaire du futur, la question des déchets radioactifs restera entière. Sur ce plan, un certain nombre d'engagements, inscrits dans la loi, ont été pris vis-à-vis de nos concitoyens, plus particulièrement à l'égard des populations et des élus sur le territoire choisi pour le futur centre de stockage géologique profond. J’ajoute que, de mon point de vue, ce projet doit être consolidé en termes d’irréversibilité de son ambition.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  L’audition du 4 juillet 2019 s’organisait en deux tables rondes : la première consacrée aux axes de recherche répondant aux objectifs nationaux du projet de PPE publié en janvier 2019, et la seconde aux axes de recherche et développement pour les technologies du futur.

L’audition s’est ouverte par un rappel sur les situations française et européenne en matière d’énergies renouvelables, et sur les grandes lignes de la PPE. Il en est ressorti que la France est en retard pour atteindre les objectifs fixés, et que les moyens investis ne sont pas à la hauteur du défi à relever.

Pour respecter l’objectif de neutralité carbone en 2050, la France doit réduire ses émissions de CO2 de 5 % par an de manière constante sur les trente prochaines années. Or, le think tank The Shift Project souligne qu’une telle situation ne s’est produite dans l’histoire qu’en « temps de guerre ou en cas de récession grave ». Plusieurs intervenants ont d’ailleurs comparé l’ampleur du défi à « un effort de guerre ».

Face aux objectifs ambitieux, des défis restent donc à relever : offrir des solutions renouvelables à des coûts acceptables ; concevoir des systèmes énergétiques intégrés, prenant en compte, selon les cas, l’intermittence et le stockage des énergies ; améliorer l’acceptabilité des différentes énergies renouvelables par les populations, je pense par exemple à l’éolien.

En ce qui concerne la position de la France sur le marché mondial du solaire photovoltaïque et face à la concurrence asiatique, il est apparu que le développement de technologies novatrices permettrait à la France et à l’Europe de créer des filières industrielles complètes, allant de la recherche et développement jusqu’à l’intégration finale dans des usines locales.

Il en va de même pour les batteries : la France et l’Europe souhaitent se positionner sur des technologies différenciantes, en créant un « Airbus des batteries » axé sur les batteries dites à électrolyte « tout solide ».

Les participants à l’audition ont pointé l’absence de chef de file de la filière éolienne, lequel existe pourtant pour le solaire photovoltaïque, ce qui permet de mutualiser les investissements des laboratoires de recherche et des industriels.

Les retours d’expérience montrent la complémentarité entre des systèmes locaux à petite échelle territoriale, allant jusqu’à l’autoconsommation, et des systèmes plus centralisés à grande échelle, comme le nucléaire et l’hydraulique.

L’acceptabilité des énergies renouvelables par les populations est un sujet transverse aux différentes énergies. Il est notamment recommandé de ne pas négliger les sciences humaines et sociales dans les feuilles de route de recherche et développement pour anticiper la réaction des citoyens.

Enfin, pour chaque technologie développée, une analyse de cycle de vie précise paraît indispensable pour assurer une transition énergétique cohérente et pertinente. Le débat sur les batteries constitue un bon exemple du travail nécessaire.

Parmi les recommandations que nous pouvons faire : la France doit se donner les moyens d’atteindre les objectifs ambitieux qu’elle a décidé de se fixer dans la PPE, notamment en faisant des choix technologiques pertinents.

En particulier, il conviendra de concentrer les investissements sur quelques technologies choisies et maîtrisées, afin de ne pas se disperser sur trop d’énergies renouvelables simultanément. En prenant en compte le retour d’expérience des filières des batteries et des panneaux solaires, les laboratoires et les industriels français doivent se positionner sur des marchés mondiaux stratégiques et concurrentiels.

En parallèle, la transition énergétique devra, à court et moyen terme, s’appuyer sur le socle de production d’électricité nucléaire et hydraulique. En d’autres termes, la décarbonation est un enjeu plus urgent que celui de la baisse de la part du nucléaire.

Enfin, il conviendra de conserver une vision systémique des différentes technologies en développement, en réalisant des analyses de cycle de vie, ou encore en anticipant leur intégration dans le réseau électrique, ainsi que la réponse des populations à leur déploiement.

On l’aura compris, il s’agit de sujets complexes, à forts enjeux, pour lesquels il est important que les uns et les autres puissent s’appuyer sur leurs travaux respectifs.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office.  J’ai deux remarques préalables avant d’ouvrir notre discussion. La première vise à rappeler que l’Office est un lieu de débat et d’échanges, cela est particulièrement vrai lors des tables rondes. Certains de nos collègues souhaiteraient que l’Office soit plus carré dans ses préconisations. Je ne le pense pas. Nous devons mettre sur la table les éléments du choix, les commissions de nos deux assemblées ayant ensuite la responsabilité de dire quelles options elles retiennent. Il y a cependant des tendances de fond qui se dessinent et qui apparaissent dans les conclusions de nos auditions.

Une tendance de fond, que je vois aujourd’hui, est que nous avons besoin de conserver un savoir-faire nucléaire, qui ne soit ni replié sur lui-même ni impérialiste, et, inversement, pour les énergies renouvelables, il faut éviter la dispersion et choisir des axes forts pour que celles-ci constituent un véritable apport à la transition énergétique. Ce propos n’est peut-être pas très audacieux, mais il canalise bien les choix que nous devons faire.

Pour un entrepreneur, la réaction naturelle est de s’orienter vers les opportunités, alors que l’enjeu national implique de privilégier quelques grands axes principaux, comme l’éolien ou le solaire, en soutenant les technologies de rupture. Il faut que le débat politique fixe ces grands axes.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Je voudrais ajouter quelques mots, pour faire suite à des travaux récents de l’Office sur le nucléaire, comme l’audition sur le problème des soudures de l’EPR de Flamanville, à certains rapports inquiétants sur le chantier d’Hinkley Point, ou encore à l’annonce de l’abandon d’ASTRID. Ces éléments témoignent d’un flottement préoccupant sur le nucléaire, notamment en matière de recherche et développement.

M. Bruno Sido, sénateur.  L’Office n’est pas là simplement pour restituer le produit des tables rondes qu’il organise. C’est un Office d’évaluation qui doit donc donner un avis, une indication à nos collègues parlementaires, sans pour autant, bien entendu, être fermé.

Sur le sujet de l’énergie nucléaire et de son avenir, il est en effet indispensable d’avoir une stratégie à long terme, mais le problème est de savoir si l’on s’y tient ou pas. Si l’on prend l’exemple du stockage, avec Cigéo, on voit que, pour l’instant, le Gouvernement se tient aux objectifs fixés, car il n’existe pas aujourd’hui d’autre solution. Mais si la moindre solution alternative apparaissait, qu’en serait-il ? Autre exemple : Fessenheim. On a dépensé près de 400 millions d’euros il y a quelques années pour renforcer la sécurité de cette centrale qui, de ce fait, est aujourd’hui la plus sûre du parc et pourtant, on a décidé de la fermer, ou plutôt de la fermer quand la mise en service de Flamanville serait effective, voire à présent avant même celle-ci. Quelle est la logique ?

Enfin, je voudrais dire un mot sur l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) qui se comporte comme un vrai gendarme, verbalisant après avoir constaté l’infraction. Ce n’est pas ce que l’on en attend. Elle doit travailler avec les différents acteurs, pour discuter en amont de ce qu’il faut faire, afin de ne pas arriver aux aberrations du dossier de l’EPR de Flamanville, comme la sanction tardive de malfaçons connues depuis plusieurs années. Dans tout cela, il s’agit d’argent public.

M. Ronan Le Gleut, sénateur.  Dans le débat sur le changement climatique, je voudrais citer Bill Gates, le philanthrope bien connu, qui a écrit, dans une lettre du 29 décembre 2018 : « le nucléaire est idéal pour faire face au changement climatique, car c’est la seule source d’énergie pilotable, sans carbone et disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre ». Compte tenu des débats qui traversent nos sociétés aujourd’hui, notamment la société française, il me paraît important de redire que le nucléaire est la seule solution.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office.  C’est une conviction que je partage.

M. Jean-Luc Fugit, député.  Ce qui est dit sur le nucléaire est très intéressant, mais je rappelle le fameux principe de Lavoisier : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Il n’existe pas d’énergie propre. Toute énergie, même nucléaire, implique une transformation, donc des déchets. Cette énergie est une solution dans la transition climatique, mais la question des déchets demeure. D’autres solutions peuvent être mises en avant, telles que l’hydrogène, mais là aussi le bilan énergétique dépend de la façon dont celui-ci est produit. Quelle que soit la filière, éolien, solaire ou autre, il existe une transformation et un impact environnemental, qu’il faut essayer de réduire. Notre rôle à l’Office ne consiste pas à opposer, mais à éclairer et à évaluer. Aucune forme d’énergie n’est neutre. Aujourd’hui, la principale problématique est celle de la neutralité carbone. Pour l’atteindre, la solution n’est pas unique. Le nucléaire a un rôle à jouer, mais à côté d’une multiplicité d’autres solutions. Il y a un autre principe en chimie, celui de Le Chatelier, qui traite des conditions de déplacement des équilibres : il n’existe pas véritablement de dérèglement climatique, mais seulement l’apparition d’un autre équilibre. Il nous faut arriver à minimiser l’impact de ce déplacement.

M. Philippe Bolo, député.  Il est indispensable d’avoir un objectif de long terme, dans le domaine du nucléaire en particulier, surtout pour un parc de centrales vieillissant. Il est important aussi de ne pas négliger la question du démantèlement de notre outil de production nucléaire, notamment en termes de compétences et de recherche et développement. En déconstruisant, je suis persuadé qu’on apprend à mieux construire pour l’avenir.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office.  Ce débat est la démonstration que l’Office parlementaire est utile. On demande au Gouvernement de prendre des décisions rapides pour régir le long terme. La pression médiatique est différente sur le Parlement, mais il doit lui aussi prendre des positions et se prononcer. L’avantage de l’Office est de pouvoir débattre plus en profondeur, et d’échanger des points de vue. La simple idée que, même si l’on arrête l’énergie nucléaire, le parc existant nécessite de maintenir une compétence et un savoir-faire, est importante.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office.  Je voudrais revenir sur la question de l’hydrogène qui est une méthode de stockage de l’énergie produite par différentes sources. Au final, notre demande est celle de l’ambition et de l’efficacité. Il s’agit de choisir des filières dans lesquelles la France pourra s’imposer, et de concentrer les moyens qui leur sont destinés.

M. Bruno Sido, sénateur.  Sur le démantèlement des centrales, on constate que ceux qui, par exemple, appartiennent au mouvement Sortir du nucléaire, font tout pour alourdir le dossier. Le démantèlement de la centrale de Brennilis a ainsi été arrêté pour une simple question de procédure administrative. Depuis, il n’a pas repris. Il faut donc maintenir les savoir-faire, y compris administratifs.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office.  Les sciences sociales sont indispensables pour comprendre l’acceptation ou non par l’opinion des différentes énergies. Le temps de l’ingénieur-roi est terminé. Il faut se rappeler qu’il n’y a jamais eu de vote au Parlement sur le choix de faire du nucléaire une énergie essentielle en France. Initialement envisagé pour préserver l’indépendance nationale, puis pour faire face à la fermeture des centrales à charbon, ce choix n’a jamais été débattu. La réalité de la dimension humaine et sociale des décisions sera cependant de plus en plus forte. Les procédures juridiques complexes sont le reflet des exigences nouvelles en termes d’acceptation par nos concitoyens des choix faits pour notre pays.

Mme Angèle Préville, sénatrice.  Lorsque j’ai travaillé sur la note scientifique sur le stockage de l’électricité, j’ai pu constater qu’on était maintenant capable de piloter, par ce biais, les énergies renouvelables.

M. Jean-Luc Fugit, député.  Je m’interroge sur la formation des ingénieurs dans notre pays. J’aimerais qu’ils soient plus attirés par les questions scientifiques qu’aujourd’hui. L’Office pourrait peut-être un jour travailler sur ce sujet, en lien avec la conférence des grandes écoles et la conférence des présidents d’université.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office.  Ce qui me préoccupe surtout c’est le nouvel obscurantisme porté par une société hypermédiatisée, qui souhaite le spectaculaire dans l’instant, et dont la seule correction est l’amnésie. Il y a aussi le problème de l’argent. C’est ce qui explique le faible nombre d’ingénieurs de production, au regard de celui des ingénieurs de conception et de service. Il faudrait travailler sur le lien entre économie de service et économie de production, car la maîtrise du produit devrait créer de la valeur. Le succès d’Amazon est le contraire d’un succès par la production, avec la proposition d’une réponse immédiate à une demande grâce à une logistique, un financement, etc. Cette économie numérique a, en théorie, un avantage pour rompre l’isolement de certains territoires mais, en réalité, c’est la production qui structurait la vie économique sur ces territoires.

L’Office autorise la publication du rapport présentant les conclusions et le compte rendu des auditions publiques sur les grandes tendances de la recherche dans le domaine de l’énergie nucléaire et des énergies renouvelables.

 


([1]) Rapport n° 4575 de Mme Anne-Yvonne Le Dain sur l'évaluation de la stratégie nationale de recherche en énergie, déposé le 6 mars 2017.

http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-off/i4575.pdf

 

([2]) Toutes les EnR ne sont pas intermittentes (biomasse, hydroliennes…).

([3]) « Concernant l’hydrolien, les études et les démonstrateurs réalisés démontrent que cette filière n’est pas mature et présente des coûts de production très élevés dont les perspectives de baisse ne sont pas suffisantes pour assurer la compétitivité de la filière à long terme par rapport à d’autres technologies comme l’éolien en mer ».

([4]) « Compte-tenu du coût de la production d’électricité par géothermie, afin d’optimiser le coût global d’atteinte des objectifs EnR, le soutien à la géothermie se concentre sur la production de chaleur. Il sera mis fin au dispositif de soutien via le complément de rémunération en métropole pour la production d’électricité issue de la géothermie. Les projets ayant déjà fait l’objet d’une demande de complément de rémunération recevable seront soutenus. Des projets innovants pourront, le cas échéant être soutenus dans le cadre de dispositifs à la R&D. » 

([5]) Voir le rapport de l’Office sur « L’arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques en 2040 ».

([6]) Étude de faisabilité britannique : http://namrc.co.uk/wp-content/uploads/2015/01/smr-feasibility-study-december-2014.pdf

([7]) https://www.edf.fr/sites/default/files/Lot%203/CHERCHEURS/Publications/utdsmrweb.pdf

([8]) Plus simple que celle des réacteurs actuels, voir note 2.

([9]) Giorgio Locatelli, Andrea Fiordaliso, Sara Boarin et Marco E.Ricotti, « Cogeneration: An option to facilitate load following in Small Modular Reactors », Progress in Nuclear Energy, vol. 97, 1er mai 2017, p. 153–161.

([10]) https://www.nrc.gov/reactors/new-reactors/design-cert/nuscale/ser-open-items.html

([11]) China General Nuclear Power Corp.

([12]http://en.cgnpc.com.cn/encgn/c100050/business_tt.shtml et https://gnssn.iaea.org/NSNI/SMRP/Shared%20Documents/TM%202%20-%205%20October%202017/Design,%20Applications%20and%20Siting%20Requirements%20of%20ACPR50(S).pdf

([13]) https://www.gov.uk/government/publications/small-modular-reactors-techno-economic-assessment

([14])https://www.gov.uk/government/publications/advanced-modular-reactor-amr-feasibility-and-development-project

([15]) Rolls-Royce fabrique déjà certains composants pour des réacteurs de sous-marins.

([16]) Ancienne filiale d’AREVA.

([17]) https://www.technicatome.com/home/liblocal/docs/TA/PUBLICATIONS/NC/SMR_project_profile_fr.pdf

([18]) https://www.bbc.com/news/business-35863846

([19]) Voir note 2.

([20]) La PPE « fixe les priorités d'actions des pouvoirs publics dans le domaine de l'énergie afin d'atteindre les objectifs de politique énergétique définis par la loi » et constitue un « outil opérationnel engageant pour les pouvoirs publics ».

([21])               Le texte a été adopté à l'Assemblée nationale et au Sénat les 11 et 26 octobre 2019. Au 17 octobre 2019, il fait l'objet d'une saisine du Conseil constitutionnel en cours d'instruction.

([22]) 19.5 % du parc électrique installé en 2017.

([23]) https://ec.europa.eu/eurostat/cache/infographs/energy/bloc-2a.html

([24]) Le programme H 2020 regroupe les financements de l'Union européenne en matière de recherche et d'innovation et s’articule autour de trois grandes priorités : l’excellence scientifique, la primauté industrielle et les défis sociétaux. Il est entré en vigueur le 1er janvier 2014.

([25]) À hauteur de la contribution française totale au budget de l’Union européenne.

([26]) Note n° 11 – Le Stockage de l’électricité. Février 2019
http://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/75684/776790/version/2/file/note_stockage_electricite.pdf

http://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/opecst/quatre_pages/OPECST_2019_0009_note_stockage_electricite.pdf

([27]) Territoire Innovant de Grande Ambition.

([28]) Dépense d'investissement de capital, de l’anglais « capital expenditure ».

([29]) Crédit d'impôt pour la transition énergétique.

([30]) Observatoire français des conjonctures économiques.

([31]) Institut Photovoltaïque d'Île-de-France.

([32]) Institut pour la Transition énergétique.

([33]) Loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, aussi dite de manière abrégée « loi de transition énergétique ».