N° 2440

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 26 novembre 2019.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DENQUÊTE sur limpact économique, sanitaire et environnemental de lutilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique,
sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités dune indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires,

 

TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

Président

M. Serge LETCHIMY

 

Rapporteure

Mme Justine BENIN

 

Députés

 

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 Voir les numéros : 1941 et 1983.


La commission denquête sur limpact économique, sanitaire et environnemental de lutilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités dune indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires, est composée de :

– M. Serge Letchimy, président ;

 Mme Justine Benin, rapporteure ;

– Mme Ramlati Ali, Mme Claire Guion-Firmin, M. Didier Martin, Mme Hélène Vainqueur-Christophe, vice-présidents ;

– Mme Annie Chapelier, M. Raphaël Gérard, Mme Cécile Rilhac, Mme Nicole Sanquer, secrétaires ;

– M. Lénaïck Adam, Mme Fannette Charvier, M. Hubert Julien-Laferrière, M. Michel Lauzzana, Mme Charlotte Lecocq, Mme Véronique Louwagie, M. Stéphane Mazars, Mme Sandra Marsaud, M. Jean-Philippe Nilor, Mme Mathilde Panot, Mme Maud Petit, M. François Pupponi, M. Olivier Serva, Mme Élisabeth Toutut-Picard, Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon, M. Guillaume Vuilletet.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Lundi 1er juillet 2019

1. Audition de M. Jacques Rosine, responsable de la délégation Santé publique France aux Antilles, et de Mme Mounia El Yamani, préfiguratrice adjointe au directeur – direction santé, environnement et travail –, de Santé publique France

2. Audition de M. Luc Multigner, directeur de recherche à lInstitut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)

3. Audition de M. Hervé Deperrois, directeur, de Mme Valérie Gourvennec, cheffe de service production de diversification, et Mme Laurence Grassart, cheffe de service Grandes Cultures, à l’Office de développement de l’économie agricole des départements d’Outre-mer (ODEADOM)

Mardi 2 juillet 2019

Audition de M. Bruno Ferreira, directeur général, M. Pierre Claquin, adjoint à la sous-directrice de la sous-direction de la qualité, de la santé et de la protection des végétaux, M. Olivier Prunaux, chef du bureau des intrants et du biocontrôle, M. Cédric Prévost, sous-directeur de la sous-direction de la politique de lalimentation, et Mme Isabelle Tison, directrice-adjointe du service des affaires juridiques, direction générale de lalimentation (DGAL), ministère de lagriculture et de lalimentation

Jeudi 4 juillet 2019

1. Audition de M. Henri Vannière, ancien chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD)

2. Audition de M. Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint « alimentation humaine » à linstitut national de la recherche agronomique (INRA), et de M. Thierry Caquet, directeur scientifique « environnement »

3. Audition de Mme Nathalie Dörfliger, directrice du programme scientifique concernant les eaux souterraines au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), et de Mme Pascale Michel, correspondante « environnement » pour l’appui aux politiques publiques de la direction Eau, environnement et écotechnologies

4. Audition de M. Patrick Vincent, directeur général délégué de lInstitut français de recherche pour lexploitation de la mer (IFREMER)

5. Audition de M. Gilles Bloch, président-directeur général de lInstitut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), de M. Robert Barouki, directeur de lunité INSERM 1124 « Pharmacologie, toxicologie et signalisation cellulaire » et de M. Laurent Fleury, directeur du pôle « Expertises collectives »

Vendredi 5 juillet 2019

1. Audition de M. Emmanuel Berthier, directeur général à la direction générale des Outre-mer (DGOM), M. Arnaud Martrenchar, adjoint au sous-directeur des politiques publiques et M. Olivier Junot, adjoint au chef du bureau des politiques agricoles maritimes et rurales

2. Audition de Mme Pascale Barroso, responsable du département santé, de M. Gérard Bernadac, médecin du travail, de Mme Élisabeth Marcotullio, médecin du travail et conseillère technique nationale, de la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA)

Lundi 8 juillet 2019

1. Audition de M. Norbert Ifrah, président de lInstitut national du cancer (INCa) et de M. Thierry Breton, directeur général

2. Audition de M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l’expertise de l’ANSES,de M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l’évaluation des risques, méthodologie et observatoires de l’ANSES et de M. Cyril Feidt, professeur à l’Université de Lorraine, président du comité d’experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments au sein de l’ANSES

Mardi 9 juillet 2019

Audition de M. Thierry Woignier, directeur de recherche à lInstitut de recherche et de développement (IRD) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du laboratoire « Physique des sols et milieux poreux » de lInstitut méditerranéen de la biodiversité et décologie marine et continentale (IMBE CAEC-Le Lamentin Martinique), et de M. Hervé Macarie, microbiologiste à lIRD Marseille (IMBE), spécialiste de la bioremédiation

Jeudi 11 juillet 2019

1. Audition de Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), Mme Annick Biolley-Coornaert, sous-directrice « Produits alimentaires et marchés agricoles et alimentaires », M. Loïc Tanguy, directeur de cabinet de la DGCCRF, M. Benoît Ginestet, rédacteur au bureau « Marchés des produits d’origine végétale et des boissons », et M. Emmanuel Large, chef du bureau « Marchés des produits d’origine végétales et des boissons »

2. Audition de Mme Laurence Eslous, inspectrice générale des affaires sociales, et de M. JeanBernard Castet, inspecteur des finances, co-auteurs du rapport « La création d’un fonds d’aide aux victimes de produits phytopharmaceutiques » remis en janvier 2018 par une mission de l’inspection générale des finances (IGF), de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER)

3. Audition de M. Pierre-Loïc Saaidi, maître de conférences à lUniversité dÉvry-Val-Essonne, et de M. Denis Le Paslier, chercheur en biologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (chercheurs Genoscope)

4. Audition de M. le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la direction générale de la santé (DGS), Mme Joëlle Carmes, sous-directrice de la sousdirection Prévention des risques liés à lenvironnement et à lalimentation, Mme Barbara Lefèvre, chargée de dossier au bureau Alimentation et nutrition en charge du plan chlordécone et des produits phytosanitaires, et M. François Klein, chef de la mission outremer

5. Audition de M. Armand Renucci, inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, coauteur du rapport d’évaluation des plans d’action Chlordécone aux Antilles (Martinique, Guadeloupe), de Mme Catherine Mir, inspectrice générale de santé publique vétérinaire Section Milieux ressources risques, membre du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), et de M. Henri-Luc Thibault, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER)

Mercredi 25 septembre 2019

1. Audition de MM. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général, et Alain Milius, directeur des affaires réglementaires extérieures de la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC)

2. Audition de M. Frédéric Monot, responsable du département scientifique « Environnements, écosystèmes, ressources biologiques » (EERB) au sein de l’Agence nationale de recherche (ANR)

3. Audition de M. Éric Godard, chargé de mission interministériel et interrégional sur le chlordécone

4. Audition de M. Pierre Monteux, directeur général de l’Union des groupements de producteurs de banane de Guadeloupe et Martinique (UGPBAN), de M. Sébastien Zanoletti, directeur de la recherche et de l’innovation, et de M. David Dural, directeur de l’Institut technique tropical (IT2)

5. Audition de M. Malcom Ferdinand, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Lundi 14 octobre 2019

1. Audition de Mme Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation

2. Audition de Mme Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé

Mardi 15 octobre 2019

Audition de Mme Annick Girardin, ministre des Outre-mer

Jeudi 17 octobre 2019

Audition de M. Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation


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   Lundi 1er juillet 2019

1.   Audition de M. Jacques Rosine, responsable de la délégation Santé publique France aux Antilles, et de Mme Mounia El Yamani, préfiguratrice adjointe au directeur – direction santé, environnement et travail –, de Santé publique France

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, je souhaite la bienvenue à M. Jacques Rosine, responsable de la délégation de Santé publique France aux Antilles. Il est accompagné de Mme Mounia El Yamani, préfiguratrice adjointe au directeur de la direction santé, environnement et travail.

Je vous rappelle que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions et que celles-ci sont par conséquent ouvertes à la presse. Elles seront disponibles sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale, et la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie des comptes rendus qui en seront établis.

Je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jacques Rosine et Mme Mounia El Yamani prêtent successivement serment.)

Monsieur Rosine, vous avez la parole pour un exposé liminaire. Vous pourrez ensuite répondre aux questions des membres de la commission d’enquête.

M. Jacques Rosine, responsable de la délégation de Santé publique France aux Antilles. Santé publique France est chargée de la surveillance de l’état de santé de la population et de l’évaluation des risques à laquelle cette population est exposée, évaluation qui porte à la fois sur les agents infectieux et chimiques et sur les pathologies. C’est dans ce cadre qu’a travaillé la cellule d’intervention en région (Cire) Antilles-Guyane, créée en 1997, aujourd’hui cellule régionale de Santé publique France aux Antilles.

En vertu de sa mission de surveillance, la cellule s’est penchée sur le cas de l’exposition à la chlordécone dès 2000-2001, la contamination de certains aliments et de l’eau ayant été avérée à la fin des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille. Des études ont ainsi été menées en 2003-2004 pour estimer l’exposition indirecte, via l’alimentation, de la population à ce pesticide ; il s’agit de l’étude sur la santé et les comportements alimentaires (ESCAL) en Martinique et de l’étude sur les comportements alimentaires dans le sud Basse-Terre (CALBAS) en Guadeloupe. Ces travaux ont été complétés par les enquêtes dites Reso entre 2005 et 2007 qui ont mesuré le niveau de contamination d’un échantillonnage d’aliments issus de la terre et de la mer et collectés à la fois sur les marchés et sur des sites plus informels. C’est sur la base de ces différentes études et avec l'appui de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) que nous avons pu établir les premières valeurs toxicologiques de référence.

En 2009, avec la mise en place du premier plan chlordécone, l’Institut de veille sanitaire (InVS) – l’agence Santé publique France n’avait alors pas encore été créée – a été chargé du secrétariat du conseil scientifique constitué dans le cadre d’une des actions du plan. Pendant plus d’une année et demie, nous avons travaillé en lien avec ce conseil sur l’expertise en termes de surveillance sanitaire et sur les recherches complémentaires à mettre en œuvre. C’est à partir des recommandations de ce conseil scientifique qu’un certain nombre d’actions complémentaires ont été décidées pour évaluer le risque d’exposition de la population. Ont notamment été créés le registre des cancers de Guadeloupe – le registre des cancers de Martinique existait depuis 1983 – pour disposer de données sur l’incidence et la prévalence de cette pathologie, le registre de malformations congénitales et un centre de toxicovigilance initialement installé au centre hospitalier de Basse-Terre.

Plus récemment, l’enquête Kannari, que nous avons menée avec plusieurs partenaires – l’ANSES, les agences régionales de santé (ARS) et les observatoires régionaux de santé (ORS) – a permis de déterminer pour la première fois l’imprégnation à la chlordécone de la population générale, et non plus seulement de populations spécifiques, comme dans les études de Luc Multigner et de son équipe. Les résultats, publiés récemment, ont montré que plus de 90 % de la population en Guadeloupe et en Martinique présentait une imprégnation à la chlordécone avec une moyenne des niveaux d’imprégnation de l’ordre de 0,13 microgrammes par litre, 5 % de la population présentant par ailleurs des niveaux relativement élevés. Je vais laisser la parole à ma collègue sur le sujet des travailleurs de la banane.

Mme Mounia El Yamani, préfiguratrice adjointe au directeur santé, environnement et travail. En parallèle des travaux portant sur la population générale et relatifs à la santé et à l’environnement, des travaux ont été menés par l’agence sur la santé des travailleurs. Dans le cadre du plan chlordécone II, à l’issue d’une étude de faisabilité, la cohorte de l’ensemble des travailleurs de la banane ayant exercé entre 1973 et 1993, période d’utilisation du pesticide, a été reconstituée. Près de 14 800 personnes ont été retrouvées à ce jour.

Nous sommes à présent dans la phase d’analyse, en particulier en termes de mortalité. Les premiers résultats que nous avons exposés au colloque scientifique et d’information sur la pollution par la chlordécone en octobre dernier aux Antilles, qui concernent la période de 2000 à 2017, ont montré qu’il n’y avait pas de surmortalité toutes causes, notamment pour le cancer de la prostate, qui est un réel sujet de préoccupation dans cette partie du territoire français. Ces résultats sont toutefois très préliminaires car ils ne concernent pas la période précédant l’an 2000 et parce que les données n’ont pas été croisées avec les taux d’exposition. Ce travail a été réalisé dans le cadre du plan chlordécone III au moyen de la matrice culture-exposition Matphyto : nous avons reconstitué l’exposition à tous les pesticides réglementaires des travailleurs de la banane de 1960 à nos jours en précisant la fréquence et l’intensité d’utilisation des produits. Les résultats ont également été transmis au cours du colloque.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez précisé que la cohorte avait été reconstituée pour la période de 1973 à 1993, puis évoqué des résultats relatifs au cancer de la prostate dans les années 2000. Pouvez-vous m’expliquer le lien entre ces deux périodes ?

Mme Mounia El Yamani. Comme je viens de le préciser, les résultats sont très préliminaires : pour les maladies chroniques telles que le cancer, le postulat est que l’exposition survient des années avant la pathologie. C’est pourquoi nous mesurons habituellement la prévalence d’une maladie dix ou vingt ans après la période d’exposition.

M. le président Serge Letchimy. Quand disposera-t-on des résultats définitifs ?

Mme Mounia El Yamani. Les résultats relatifs à la cohorte seront très riches mais ne sont pas encore disponibles. Nous aurons notamment des indications sur la mortalité toutes causes et par cause spécifique sur les années antérieures à 2000, pour lesquelles nous disposons de données. Nous examinerons en outre la mortalité en fonction de l’exposition, afin de déterminer si les travailleurs les plus exposés ont un taux de mortalité supérieur, et en fonction de l’appartenance sociale, selon qu’on est travailleur sous contrat ou exploitant. Ces travaux seront réalisés d’ici à 2020. Une autre série de travaux portera sur la morbidité, en rapportant les données de la cohorte à celles du système national des données de santé (SNDS). Ce sont pour l’heure les moyens humains qui font défaut. Dans toute étude épidémiologique, on examine la mortalité avant de s’intéresser à la morbidité.

Mme Justine Benin, rapporteure. L’agence Santé publique France a été créée en 2016, mais elle succède à l’Institut de veille sanitaire (InVS), à l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) et à l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). Quand les agences précitées et les pouvoirs publics ont-ils pris conscience que la pollution à la chlordécone représentait un enjeu de santé publique ? Quelles sont les raisons du délai entre la mise en place de plans à partir de 2008 et l'interdiction du produit en 1990, d’ailleurs utilisé jusqu'en 1993 ?

M. Jacques Rosine. Le premier plan chlordécone a en effet été validé en 2008, mais les premiers dispositifs visant à mieux comprendre la problématique chlordécone ont été mis en œuvre dès les années 2000-2002. Nous avons commencé, au sein de ce qui était alors l’InVS, à y travailler dès 2000-2001 grâce aux travaux des directions de la santé et du développement social (DSDS) de Martinique et de Guadeloupe – aujourd’hui les ARS – menées en 1999 sur la contamination alimentaire, et c’est ainsi qu’a débuté l’évaluation des risques. Un premier rapport de 1976 a permis de mettre en évidence la contamination des sols par des pesticides, dont la chlordécone, dans certaines zones de Guadeloupe, mais l’exposition du fait de la contamination de certains produits n’a été découverte qu’à la fin des années quatre-vingt-dix. C'est à partir de ce moment que nous avons lancé les premières enquêtes, dès 2002 pour les phases de terrain, et jusqu’en 2006, avant même la mise en œuvre du premier plan. Par la suite, avec les recommandations du conseil scientifique, d'autres travaux ont été menés au travers du premier plan chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez dit que le premier plan chlordécone datait de 2008…

M. Jacques Rosine. Oui, mais auparavant, entre 2000 et 2002, des travaux avaient été menés pour essayer de comprendre le problème.

M. le président Serge Letchimy. Plusieurs initiatives isolées ont vu le jour avant 2008, notamment par rapport aux problèmes posés par le captage d'eau, mais le premier plan global date de 2008.

M. Jacques Rosine. C’est exact.

M. le président Serge Letchimy. Comment expliquer alors qu’il soit intervenu aussi tardivement ? Le produit a été interdit par les Américains dès 1976, après la fermeture de l'usine de production de Virginie, et le rapport Snegaroff sur les résidus d’insecticides organochlorés dans les sols et les rivières de la région bananière de Guadeloupe, issu d’une mission de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), date de 1977. Le rapport Kermarrec souligne quant à lui en 1980 la bioaccumulation des substances organochlorés dans les sols et les milieux aquatiques. Comment expliquer qu’un dispositif global de prise en charge du problème ait été mis en place aussi tardivement par les pouvoirs publics en dépit de toutes ces alertes ? L’interdiction définitive de l’utilisation de chlordécone remonte à 1993, bien que, en pratique, une tonne et demie de patates douces en provenance des Antilles contaminées par la chlordécone a été saisie en 2002 dans le port de Dunkerque et que 9,5 tonnes de chlordécone ont été découvertes dans un hangar à bananes en Martinique en 2003. Quinze ans se sont donc écoulés entre la décision d’interdiction et la mise en œuvre du premier plan !

M. Jacques Rosine. Si nous travaillons avec tous les organismes concernés à la mise en œuvre des plans chlordécone, nous n’en sommes pas responsables. Certes, le premier plan date de 2008, alors que l’interdiction a été décidée en 1993, mais c’est à la suite des travaux menés par les DSDS en 1999 que nous avons commencé à mesurer l’exposition de la population générale au pesticide par le niveau de contamination des aliments et de l’eau de consommation. Nous avons donc réagi dès que nous avons été alertés.

M. le président Serge Letchimy. Entre 1980 et 1990, dix ans se sont écoulés. Entre 1977 et 1990, treize ans se sont écoulés. Ma question porte non pas sur l’aspect administratif de la mise en place du plan, mais sur votre appréciation en tant que responsable au sein d’une agence de l’État quant à ce délai invraisemblable entre la détection du drame et la mise en œuvre du plan. Pensez-vous que ce soit normal ?

M. Jacques Rosine. Pas du tout !

Mme Mounia El Yamani. Certainement pas ! Si l’on se réfère à des éléments scientifiques pour essayer de comprendre ce retard, que je ne trouve absolument pas normal, il faut revenir au drame américain. On a pris conscience de la dangerosité de la chlordécone parce qu’on a montré que la production et le déversement de ce produit aux abords d’une usine de fabrication avait eu des effets aigus sur les travailleurs de l’unité.

M. le président Serge Letchimy. C’était en 1976 !

Mme Mounia El Yamani. Oui, très exactement, monsieur le président. À la suite de cet accident, il a été jugé que le danger principal de la chlordécone résidait dans ces effets aigus neurotoxiques. Ce n’est que dans un second temps, après l’arrêt de son utilisation, qu’on s’est aperçu de la persistance de la molécule dans les milieux naturels, notamment les eaux et les sols. À nouveau, je ne justifie rien, j’essaie simplement d’expliquer la succession des événements, mais il me semble que le retard est dû à cette erreur d’appréciation.

M. le président Serge Letchimy. Dans le rapport Kermarrec, notamment.

Mme Mounia El Yamani. En effet.

M. le président Serge Letchimy. Nous y reviendrons sans doute, mais la question des responsabilités se pose également relativement aux autorisations et à leurs modalités de délivrance. Une première autorisation, provisoire, a été donnée en 1972 en France, et alors que l’usine de Virginie avait fermé en 1976, cette autorisation s’est prolongée jusqu'en 1981, date à laquelle le produit a été homologué. Le retrait n’est intervenu qu’en 1990, mais l’utilisation a été prolongée pendant deux ans. Je vous remercie donc de nous avoir répondu sincèrement, monsieur Rosine, madame El Yamani, sur le caractère anormal du délai de mise en place d’un dispositif d'ordre général pour la prise en charge d’un tel drame.

Mme Mounia El Yamani. Je le répète : le problème avait été identifié scientifiquement.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous l’avez rappelé, des enquêtes ont été menées de 2002 à 2006 avant que ne soit présenté en 2008 le premier plan chlordécone. Quel est le rôle de Santé publique France dans la conception et la mise en œuvre des plans chlordécone ?

M. Jacques Rosine. Comme je l’ai précisé, notre participation au premier plan chlordécone a concerné l’évaluation des risques, c’est-à-dire l’étude de l’exposition à la molécule, notamment pour les produits de la pêche et de l’agriculture. Ces travaux ont été menés en 2008-2009 en coordination avec le conseil scientifique, comité international regroupant un certain nombre de d'experts, qui a formulé des avis sur les publications existantes, étudié le contexte local et formulé des propositions de recherches complémentaires pour avoir une meilleure connaissance du problème. Notre rôle a été à la fois d'accompagner le conseil dans les questionnements et de mettre en place les travaux nécessaires à une meilleure compréhension du contexte et de l’exposition.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. J’ai bien écouté vos propos sur le volet santé des travailleurs et sur la cohorte de 14 800 travailleurs que vous étudiez. Vous indiquez qu’il est de coutume de commencer par la mortalité, et que la morbidité sera examinée ensuite, mais le cancer de la prostate, qui est le plus fréquent en cas de contamination à la chlordécone, tue très peu, il est silencieux. C’est sans doute ce qui explique qu’il n’y ait pas de surmortalité significative.

Il est regrettable que les études sur la morbidité, à nos yeux les plus importantes, n’aient pas déjà commencé. Vous affirmez que c’est la conséquence d’un manque de moyens humains, alors permettez-moi de vous interroger à ce sujet. Pensez-vous avoir disposé des moyens nécessaires pour remplir vos missions, pas uniquement sur la chlordécone, mais pour la surveillance épidémiologique en général en Outre-mer ? Pourriez-vous nous dire quelle part de votre budget est consacrée aux Outre-mer ?

M. Jacques Rosine. Santé publique France est chargée de la surveillance non seulement de l’environnement et des milieux, mais aussi des maladies infectieuses, notamment les arboviroses. Notre cellule est la mieux dotée au sein de l’agence par rapport à celles des autres régions. Santé publique France est d’ailleurs la seule agence de sécurité sanitaire à disposer de cellules en région, c’est-à-dire au plus près des populations. Concernant les travaux sur la chlordécone, nous avons pu bénéficier de renforts : des contrats à durée déterminée (CDD) ont été créés durant plusieurs années pour les enquêtes Kannari ou pour le volet santé des travailleurs. Nous avons donc toujours eu l’oreille de la direction générale et obtenu les financements nécessaires au travers des plans chlordécone successifs, grâce à la DGS et aux crédits du programme des interventions territoriales de l’État (PITE). Pour des études de grande ampleur comme Kannari, étude multi-partenariale menée avec l’ANSES, les ORS et les ARS, le budget était de plus de 2 millions d'euros, ce qui est une somme importante, une partie financée par les collectivités territoriales de Martinique et de Guadeloupe.

Avec les dotations allouées par la direction générale de la santé (DGS), nous finançons le registre des malformations congénitales à hauteur de près de 140 000 euros par an. Je ne connais que les lignes budgétaires relatives aux études de surveillance que nous menons, mais nous pourrons, si vous le souhaitez, prendre l’attache des services financiers de l’agence pour vous transmettre des informations sur son budget général.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Il serait intéressant de pouvoir disposer d’un document récapitulant, année par année, l’évolution des moyens alloués aux études sur la chlordécone depuis la mise à l’agenda du premier plan.

M. Jacques Rosine. Un tableau de suivi des études et dispositifs de surveillance pourra vous être transmis à la fin de l’audition.

M. Raphaël Gérard. Je souhaiterais avoir quelques précisions sur le contexte international. On aurait commencé de s’interroger sur la dangerosité du pesticide après le déversement accidentel sur le site de production américain, dites-vous. Le délai de réaction a donc été assez long. Pourriez-vous établir une chronologie des événements à l’international entre la catastrophe aux États-Unis et la publication des premiers travaux, non pas en France, donc, où l’on a pu constater un petit décalage, mais à l’étranger, afin que nous ayons une vision plus large du problème ? Comment collaborez-vous à l’heure actuelle avec les agences qui sont vos homologues à l’étranger, en Europe ou ailleurs, et qui ont d’autres terrains d’investigation et travaillent sur d'autres populations, d’autres cas caractéristiques ?

Mme Mounia El Yamani. Je ne suis pas certaine d’avoir les réponses à toutes vos questions. La chlordécone est particulièrement efficace sur le charançon de la banane, une culture implantée plutôt dans les zones tropicales, dans des pays où les publications scientifiques sont moins nombreuses qu’ailleurs. En outre, si l’utilisation de chlordécone a pu être massive à une période donnée aux Antilles, elle a été moins importante au même moment dans les îles proches productrices de banane en raison du prix de ce pesticide. Du fait de l’accident qui a eu lieu aux États-Unis, la littérature scientifique d’alors s’est concentrée sur les effets aigus observés à la suite du déversement, et il a fallu attendre un certain temps avant la prise en compte des effets à long terme de l’utilisation de la molécule.

M. le président Serge Letchimy. J’aimerais que vous nous rappeliez en des termes simples les résultats de l’étude Kannari : de combien de personnes était constitué l'échantillon ? Sur quelle durée et quelles années a porté l’étude ? Et, surtout, quel est le pourcentage de Martiniquais et de Guadeloupéens imprégnés par la chlordécone, tous taux confondus ? Nous entrerons ensuite dans le détail.

M. Jacques Rosine. L'étude Kannari a été menée en Martinique et en Guadeloupe entre 2013 et 2014. Elle comportait quatre volets : un volet santé piloté par les observatoires régionaux de la santé et visant à récolter des informations sur l’état de santé général de la population en mesurant notamment le diabète, le surpoids et l'obésité, des volets imprégnation et nutrition pilotés par Santé publique France, et un volet exposition alimentaire piloté par l’ANSES. Initialement, les échantillons étaient de 2 000 personnes, enfants et adultes, par département. Pour des raisons réglementaires, le volet imprégnation, qui consistait en un suivi du niveau biologique de chlordécone de la population générale, n’a pu concerner à l’époque que des individus de 16 ans et plus. Notre objectif, qui était d’effectuer 900 prélèvements par département, n’a pas pu être atteint parce que certaines des personnes qui avaient participé aux volets santé et nutrition ont refusé de prendre part au volet imprégnation du fait des contraintes de prélèvement. Près de 400 personnes ont été prélevées en Martinique, près de 300 en Guadeloupe.

La concentration moyenne mesurée est de 0,12 microgrammes par litre ; 0,14 microgrammes par litre en Martinique, 0,13 en Guadeloupe. Toutefois, 5 % de la population présente un taux dix fois plus élevé, c’est-à-dire supérieur à 1,4 microgramme par litre. On a pu caractériser cette partie de la population en croisant les résultats du volet imprégnation et ceux des volets exposition alimentaire et nutrition, qui permettaient de connaître le type d’aliments, la quantité et la fréquence de consommation, ainsi que les zones d’approvisionnement. Il a ainsi été démontré que les personnes résidant dans les zones dites contaminées, que ce soit en Guadeloupe ou en Martinique, ou consommant des produits de la pêche issus principalement de réseaux d’approvisionnement informels étaient celles qui présentaient les taux de contamination les plus élevés.

Cette première étude en population générale s’est heurtée à des limites, mais nous avons prévu dans la feuille de route 2019-2020 du plan chlordécone III de mener une nouvelle étude Kannari avec un nombre de prélèvements plus élevé en ciblant les populations résidant dans les zones contaminées, les agriculteurs, les pêcheurs professionnels et amateurs. Nous envisageons également d’intégrer dans l’échantillon les femmes enceintes ou du moins en âge de procréer et les populations qui ont pu bénéficier du programme jardins familiaux (JAFA) depuis plus d’une quinzaine d’années. Ce dernier vise à proposer aux individus qui vivent dans des zones contaminées des alternatives aux produits issus de leurs jardins et permet une prise en charge des diagnostics des sols. Nous pourrons ainsi mesurer, en nous appuyant par ailleurs sur une enquête qualitative ad hoc, si les actions préventives menées dans le cadre de ce programme ont porté leurs fruits. L’évaluation des programmes mis en œuvre est en effet incontournable dans notre métier. L’enquête Kannari 2 permettra également de connaître les habitudes alimentaires des populations aux taux les moins élevés.

M. le président Serge Letchimy. L’étude Kannari évalue le taux d’imprégnation de l’ensemble des populations guadeloupéennes et martiniquaises à partir de l’échantillon que vous avez décrit. Pourriez-vous nous rappeler les résultats que vous avez obtenus et qui figurent dans votre publication ?

M. Jacques Rosine. Le taux d’imprégnation est de 95 % en Martinique et de 93 % en Guadeloupe.

M. le président Serge Letchimy. C’est bien ce que j’ai lu. Avec un taux de 92 % pour les deux territoires confondus, soit une population de 800 000 personnes, combien d’individus sont-ils touchés ?

M. Jacques Rosine. À peu près 700 000.

M. le président Serge Letchimy. Nous reviendrons ensuite sur le détail des zones où l’imprégnation est la plus forte. Les résultats de l’étude Kannari 2 seront très attendus. Vous ajoutez dans votre rapport que les niveaux d’imprégnation sont contrastés au sein de la population étudiée et dix fois supérieurs à la moyenne chez les individus les plus exposés.

M. Jacques Rosine. Nous avons travaillé sur un échantillon représentatif, mais les concentrations mesurées sont très variables, et parfois infinitésimales.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Rosine, les parlementaires ici présents ont beaucoup étudié le sujet. Nous souhaitons simplement avoir des réponses à nos questions pour que la commission, que l’État soient éclairés. Il ne s’agit pas de faire des polémiques. La première étude montre donc que 95 % des Guadeloupéens et 93 % des Martiniquais sont exposés à la chlordécone. Étant martiniquais moi-même, j’ai peut-être une concentration inférieure à 0,01 microgramme par litre dans le corps. Vous précisez que l’imprégnation peut être extrêmement élevée dans les zones fortement contaminées ; est-ce exact ?

M. Jacques Rosine. Oui, c'est exact. L’augmentation du niveau d’imprégnation en zones contaminées peut s’expliquer par la consommation de produits du jardin ou de la pêche issus de ces zones.

M. le président Serge Letchimy. Voilà qui est clair.

M. Jacques Rosine. Je précise que la molécule ayant une demi-vie de l’ordre de 120 à 160 jours selon les études, soit quatre à cinq mois, on peut se décontaminer sous réserve de ne pas consommer de produits contaminés pendant une à deux années. Les résultats de cette étude caractérisent donc une exposition relativement récente, ayant eu lieu une à deux années avant le prélèvement, voir la semaine précédant celui-ci.

M. le président Serge Letchimy. Autre question : quel écart y a-t-il entre le nombre de personnes contaminées par le chlordécone en raison de leur profession et celui des personnes touchées pour des raisons alimentaires ? Je m’explique : l’imprégnation par le chlordécone peut être liée à l’activité professionnelle, comme c’est le cas des travailleurs agricoles, mais aussi à la consommation d’un aliment contenant cette substance. Quel écart numérique existe-t-il entre ces deux catégories de personnes ?

Mme Mounia El Yamani. L’étude Kannari 1 portait sur un échantillon représentatif de la population générale. Nous n’avons pas pu mener d’étude permettant d’établir que l’imprégnation à la chlordécone provient du travail. Suite à cette étude, qui était une photographie à l’instant t, nous proposons, dans le cadre du plan national chlordécone IV, de conduire une action ciblant les agriculteurs du secteur de la banane en lien avec la médecine du travail afin d’étudier l’imprégnation de cette population – non seulement à la chlordécone mais à tous les autres pesticides utilisés pour cultiver la banane.

M. le président Serge Letchimy. Savez-vous combien de personnes travaillent dans la culture de la banane ?

Mme Mounia El Yamani. Selon l’étude que nous avons réalisée sur l’exposition des travailleurs de la banane, leur nombre a fortement diminué et s’établit à environ 5 000 personnes.

M. le président Serge Letchimy. Exactement : entre 5 000 et 6 000 en Martinique et autant en Guadeloupe, soit quelque 12 000 personnes en tout. Pensez-vous qu’il faille adopter la même approche pour 12 000 personnes et pour les 750 000 personnes touchées, qu’il s’agisse des analyses à effectuer ou des mesures à prendre à court terme ?

Mme Mounia El Yamani. Dans les deux îles, les travailleurs de la banane peuvent être exposés à la chlordécone mais seulement dans une hypothèse précise : lorsque les sols sont imbibés de chlordécone, les travailleurs sont susceptibles d’inhaler des particules nanométriques qui expliqueraient la persistance de la contamination en raison de leur activité. À mon sens, les travailleurs de la banane sont concernés par d’autres pesticides. L’étude nous permettra d’établir ou d’exclure leur surimprégnation à la chlordécone par rapport à la population générale : peut-être leur imprégnation est-elle de même niveau que la population générale et que les problèmes qui les touchent sont liés aux autres pesticides utilisés dans la culture de la banane.

M. le président Serge Letchimy. Les travailleurs de la banane sont-ils selon vous les seuls concernés ? Nous nous interrogeons sur la modification des tableaux professionnels en vue d’une éventuelle indemnisation : les petits agriculteurs ne travaillent-ils pas eux aussi sur des terres chlordéconées ?

Mme Mounia El Yamani. En effet, nous avons également étudié la culture de la canne à sucre et le maraîchage en Martinique. Il se peut que ces cultures se pratiquent sur des terres qui ne sont pas actuellement utilisées pour cultiver des bananes mais qui l’ont été il y a quelques années. En dépit du changement de culture, l’imprégnation de ces agriculteurs n’est pas exclue, la terre étant très imbibée.

M. le président Serge Letchimy. Quel est le statut juridique et administratif de Santé publique France ?

Mme Mounia El Yamani. C’est un établissement public de l’État.

M. le président Serge Letchimy. Quelle valeur donnez-vous au chiffre de 750 000 personnes imprégnées ? Est-ce une alerte ou une banalité sans importance ? Le fait que 95 % des habitants soient imprégnés de chlordécone a du sens. Quelle serait la réaction, en France hexagonale, si 95 % des habitants étaient touchés ? Il se produirait sans doute plus qu’une émeute. En tant que responsables d’un établissement public de l’État, que vous dit ce chiffre ?

M. Jacques Rosine. Il va de soi que cette part de 95 % est extrêmement élevée. Il correspond au résultat d’une étude réalisée à un instant t ; nous allons conduire une autre étude pour constater son évolution, en espérant qu’il a diminué. Quoi qu’il en soit, le fait qu’une population soit touchée à 95 % par un polluant signifie que l’exposition au sein des départements concernés est généralisée. De mon point de vue, la priorité doit consister à limiter cette exposition, grâce aux recommandations déjà formulées par Santé publique France, l’ANSES et les ARS.

Mme Justine Benin, rapporteure. Faut-il tester le taux d’imprégnation de l’ensemble de la population ? Cette donnée aurait-elle un intérêt médical pour les personnes ? Aurait-elle un intérêt épidémiologique ?

M. Jacques Rosine. La question de l’imprégnation – ou, dans notre jargon, de la chlordéconémie – est complexe. L’ARS de Guadeloupe conduit depuis le début de l’année des travaux en lien avec plusieurs partenaires – chercheurs, scientifiques, représentants des élus et des usagers – et a abouti à un certain consensus. Je peux dire ceci : d’un point de vue épidémiologique, il est difficile d’interpréter un dosage systématique dans la population générale. En effet, les personnes dépistées ne seraient pas forcément représentatives de la population générale, comme l’a montré l’enquête Kannari 1 : bien que le dépistage ait été proposé gratuitement et que des infirmières se soient rendues disponibles pour effectuer le test à domicile, une part non négligeable de l’échantillon a refusé les prélèvements. Autrement dit, les personnes qui acceptent le prélèvement se caractérisent sans doute par des différences d’ordre sociodémographique par rapport à la population générale et les résultats de telles analyses ne sauraient être extrapolés.

Sur le plan individuel, la difficulté tient au fait qu’il n’existe pas encore de valeur sanitaire de référence, malgré les travaux initiaux de l’ANSES sur ce sujet. En Martinique, des biologistes qui réalisent actuellement des dosages de chlordécone ne savent pas comment interpréter les résultats lorsqu’ils sont communiqués aux patients. La mesure de la chlordécone dans le sang, quelle qu’en soit la concentration, ne suffit pas à établir avec certitude qu’une maladie adviendra. En l’absence de valeur sanitaire de référence, les médecins eux-mêmes – et nous partageons ce point de vue – estiment qu’il n’est pas opportun de rendre des résultats établissant une concentration élevée de chlordécone sans message sanitaire ni indications, hormis les modifications alimentaires à apporter. En revanche, certaines populations sont potentiellement plus exposées au risque : c’est le cas des travailleurs agricoles, qui font l’objet, comme l’a indiqué Mme El Yamani, d’un travail spécifique en lien avec la médecine du travail. Autre problématique : les femmes enceintes et les femmes en âge de procréer. M. Multigner, que vous allez rencontrer, vous présentera les résultats de ses enquêtes, notamment sur la cohorte Timoun. Ces études peuvent avoir un intérêt s’agissant de certaines catégories ciblées. Un gynécologue de Guadeloupe nous a néanmoins alertés sur le fait que mesurer la chlordéconémie d’une femme enceinte pourrait entraîner des effets psychologiques assez forts jusqu’à aboutir à des extrémités non souhaitables.

Il faut donc procéder avec prudence. La demande sociale est forte et nous en sommes conscients. Les capacités techniques n’existent pas encore aux Antilles mais plusieurs laboratoires sont en mesure – même si leurs techniques n’ont pas encore toutes été validées – de mesurer la chlordécone. Reste à définir l’objectif : d’un point de vue épidémiologique, ce sont les études portant sur des échantillons tirés au sort selon une méthodologie adaptée qui, seules, sont représentatives à l’échelle du département. Le chiffre de 95 % que nous avons évoqué ne peut être obtenu que par cette méthode.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Entre 1972 et 1998, un autre établissement sanitaire était-il chargé d’effectuer des études et des analyses épidémiologiques ou toxicologiques ?

M. Jacques Rosine. Santé publique France a été créé en 2016 par la fusion de l’institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES), qui travaillait sur le volet relatif à la prévention, avec l’établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) pour le volet relatif à la réserve sanitaire, et l’institut de veille sanitaire (InVS), créé en 1998 pour assurer des missions de veille sanitaire. L’InVS avait été précédé par le réseau national de santé publique (RNSP).

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Est-ce que Santé publique France travaille avec le groupe d’orientation et de suivi scientifique (GOSS), un réseau de recherche sur la chlordécone créé en 2016 ?

Mme Mounia El Yamani. Le directeur scientifique de Santé publique France en est membre et y présente la politique de l’établissement.

M. le président Serge Letchimy. Quelles propositions de prise en charge sanitaire pourriez-vous formuler à partir des conclusions de l’enquête Kannari ? Avez-vous déjà, compte tenu de l’ampleur de la situation, adressé des suggestions à l’État qu’il n’aurait pas suivies ?

M. Jacques Rosine. Toutes les propositions que nous avons formulées dans le cadre du conseil scientifique – études épidémiologiques, création d’un registre des cancers, d’un registre des malformations congénitales ou encore d’un centre de toxicovigilance – ont été prises en considération. La conduite de certaines études s’est avérée plus complexe tant pour des raisons administratives – tenant notamment aux règles de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) – que pour des raisons financières.

Malgré ces difficultés, nous sommes parvenus à obtenir auprès des services de l’État et des collectivités concernées les financements nécessaires pour l’enquête Kannari 1 – et je suis persuadé qu’il en sera de même pour Kannari 2 – à hauteur de 2 millions d’euros. Autrement dit, Santé publique France n’a pas eu de problème à conduire les travaux souhaités.

M. le président Serge Letchimy. Dans ce cas, qu’est-il arrivé au projet Madiprostate ?

M. Jacques Rosine. Ce projet ne relève pas de Santé publique France mais de l’équipe de M. Multigner à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Il était le fruit de discussions entre l’INSERM et l’Institut national du cancer (INCa).

M. le président Serge Letchimy. Quelle appréciation portez-vous sur la suspension de ce projet ?

M. Jacques Rosine. N’ayant pas participé aux discussions à l’époque, je ne peux pas me prononcer sur ce sujet.

M. le président Serge Letchimy. Soit. Compte tenu des conclusions de l’étude Kannari, quelles propositions de santé publique générale avez-vous formulées ?

M. Jacques Rosine. Nous avons établi que les expositions sont plus fortes et beaucoup trop élevées dans certaines catégories de population. Il est donc nécessaire de renforcer les mesures de communication et d’information de la population. Depuis quinze ans, tous les organismes compétents ont produit d’innombrables travaux et études et ont accumulé une masse de connaissances scientifiques validées. Il faut désormais privilégier ce que nous appelons la literacy, c’est-à-dire rendre ces informations scientifiques accessibles à tous. C’est l’un des axes des propositions que nous avons formulées concernant la période 2019-2020 du plan chlordécone en cours et le plan chlordécone IV. En effet, certaines informations plus ou moins erronées continuent de circuler. Je ne suis pas sûr que la population générale soit consciente que la culture de certains types de fruits reste possible sans aucun risque sur des sols peu contaminés. Il faut également faire passer des informations concernant les produits qui seraient plus contaminés que d’autres. En clair, il faut renforcer la communication d’informations destinées à la population, en ne se contentant pas d’outils informatiques, même si les réseaux sociaux sont très en vogue. Les personnes âgées ne doivent pas être oubliées, car elles sont potentiellement les plus exposées dans certaines zones et n’ont pas toujours accès aux outils en question. L’information de proximité utilisée dans le cadre du programme des jardins familiaux (JAFA) présente le grand intérêt de changer d’échelle : au lieu d’en faire bénéficier 400 ou 500 foyers chaque année, on s’est appuyé sur des relais dans les collectivités territoriales, en particulier les mairies comme cela s’est fait dans le cadre de la prévention de la dengue, pour rendre visite aux personnes les plus exposées afin de présenter le programme JAFA, même si cela suppose l’acquisition préalable de connaissances spécifiques.

Mme Mounia El Yamani. En effet, il faut faire comprendre à la population qu’il est possible d’échapper à la fatalité de l’imprégnation à la chlordécone en raison de sa demi-vie. Cette information ne parvient pas sur le terrain. La découverte de chlordécone dans le sol à un instant t ne signifie pas une contamination à vie. Il faut sensibiliser aux changements d’habitudes, notamment alimentaires, susceptibles de changer la donne du tout au tout. Or, ce message n’est pas encore parvenu à la population.

Mme Justine Benin, rapporteure. Puisque l’information ne parvient pas à la population, que pensez-vous des actions d’information prévues par le plan chlordécone ? Faut-il envisager un suivi sanitaire spécifique en Guadeloupe et en Martinique ?

M. Jacques Rosine. Santé publique France a déjà déployé des dispositifs de surveillance spécifiques avec le registre des cancers, le registre des malformations congénitales et centre de toxicovigilance. Nous avons la chance de disposer d’un registre des cancers en Guadeloupe et d’un autre en Martinique, pour une quinzaine en tout sur le plan national. Rares sont donc les régions qui possèdent leur registre propre ; nous disposons donc aux Antilles de données de suivi exhaustives.

Le suivi sanitaire relève de la mission de Santé publique France qui, par ses cellules régionales, est chargé d’assurer la surveillance constante de l’état de santé de la population en menant des études spécifiques à tel et tel moment. S’agissant plus particulièrement de la chlordécone, nous assurons le suivi de l’imprégnation grâce à des études de type Kannari.

Mme Mounia El Yamani. Les différents plans mis en œuvre ont eu pour objectif de dresser un état des lieux et d’enrichir les connaissances épidémiologiques et scientifiques pour pouvoir agir. Désormais, nous savons ; il est donc possible d’agir en diffusant des messages susceptibles d’influencer les comportements à l’échelle locale afin de diminuer l’imprégnation à la chlordécone. À mon sens, cette action demeure insuffisante.

Mme Justine Benin, rapporteure. Autrement dit, au moins l’un des objectifs des différents plans chlordécone n’a pas été atteint, n’est-ce pas ?

Mme Mounia El Yamani. Il était indispensable d’établir des connaissances scientifiques et de dresser un état des lieux : on ne peut pas agir si l’on ignore tout de la situation de départ. Les plans chlordécone I et II ont permis d’apporter ces connaissances car, auparavant, nous ignorions que 95 % des personnes vivant aux Antilles étaient imprégnées – ou alors n’était-ce qu’un postulat. Nous nous fondons désormais sur des faits scientifiquement établis : il devient alors possible d’agir.

M. Jacques Rosine. Même si elles ne relèvent pas de notre compétence, les actions 1 et 2 du plan chlordécone I, qui portaient sur la communication, ont notamment débouché sur la création du site Chlordécone Info qui regroupe l’ensemble des informations disponibles et qui est régulièrement mis à jour. Dans le cadre du programme JAFA, des actions de communication ont été entreprises à l’intention de plusieurs catégories de population. Il faut désormais utiliser les dernières connaissances acquises et les communiquer sous forme d’un message compréhensible par la population générale.

M. le président Serge Letchimy. Y compris en créole ?

M. Jacques Rosine. Oui.

M. le président Serge Letchimy. Selon vous, les moyens humains, financiers et territoriaux déployés dans le cadre des différents plans chlordécone sont-ils suffisants ? Comment se fait-il, par exemple, que l’on ne connaisse que depuis l’an dernier l’importance des surfaces foncières imbibées de chlordécone ? Les financements actuels et les outils scientifiques locaux sont insuffisants pour conduire les tests nécessaires sur les terrains. L’État a-t-il selon vous déployé des moyens suffisants pour répondre à un problème aussi grave ?

Je vous remercie, madame El Yamani, d’avoir l’honnêteté d’affirmer qu’au-delà de l’identification des problèmes, il faut désormais passer à l’action, notamment en matière d’information et de communication de proximité pour éviter que les personnes continuent de consommer des produits imbibés. Ces différents exemples font apparaître une insuffisance certaine. Pensez-vous que les moyens consacrés aux plans chlordécone sont-ils adaptés ?

M. Jacques Rosine. Étant donné le taux d’imprégnation constaté il y a encore deux ou trois ans, on peut considérer qu’il faut faire davantage. Si le taux de la population imprégnée reste de 95 %, c’est qu’il existe un problème, et qu’il est divers. Je ne suis pas le mieux placé pour en parler mais sans doute faut-il consentir davantage d’efforts en matière de communication et d’information. Les moyens financiers relèvent des préfets qui, avec les programmes des interventions territoriales de l’État (PITE), font avec ce qu’ils ont. Nous n’avons pas connaissance de l’ensemble des moyens alloués dans le cadre des plans de financement mais les moyens dont nous disposons nous ont permis de conduire certains travaux. Cela étant, le taux d’imprégnation étant encore de 95 %, on peut encore faire plus et mieux.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. La Guadeloupe comme la Martinique se heurtent au problème des analyses. Pouvez-vous faire le point sur les laboratoires qui sont en mesure d’effectuer les analyses, dans l’eau et dans les aliments, sachant que les délais séparant le prélèvement de la communication des résultats peuvent dépasser trois mois ? C’est particulièrement problématique dans le cas de l’eau potable, car il faut pouvoir réagir très vite, notamment en installant des filtres à charbon actif. Autre problème : le poisson. Après le prélèvement effectué chez le pêcheur, le poisson est consommé rapidement et les résultats ne sont obtenus que bien longtemps après. Quelles sont les perspectives d’établissement en Guadeloupe et en Martinique de laboratoires susceptibles de réaliser ces analyses ?

M. Jacques Rosine. L’institut Pasteur de Guadeloupe a réalisé des analyses de sol pour le compte de l’ARS mais ne le fait plus. C’est toutefois un partenaire avec lequel nous souhaitons travailler dans le cadre de l’enquête Kannari 2. Lors de l’enquête Kannari 1, nous avons dû envoyer les prélèvements au laboratoire CART à Liège, en Belgique, qui était alors le seul à avoir développé des techniques reproductibles et scientifiquement validées afin de réaliser ces analyses. Notre objectif est d’importer cette technique aux Antilles. Pour ce faire, nous travaillerons dans le cadre de l’étude Kannari 2 avec l’institut Pasteur de Guadeloupe afin qu’il acquière le matériel nécessaire, que les personnels se forment et que la technique puisse être développée localement. Cela permettra de disposer sur place, aux Antilles, d’un laboratoire agréé et capable de réaliser ces analyses.

Aucun laboratoire de ville ne pratique ces analyses, et c’est bien normal : s’agissant des fluides humains, tous les biologistes – dont M. Multigner, sans doute – diront que la technique est très complexe, qu’elle n’a rien de routinier et qu’elle suppose une certaine maîtrise. Il n’est donc pas à ce stade prévu que les laboratoires de ville s’équipent de cette technique, d’autant plus qu’il leur faudrait, s’ils s’en dotaient, s’assurer qu’il y aura bien des prélèvements à réaliser. Pour l’instant, les prélèvements sont envoyés en hexagone, au laboratoire de Grenoble.

M. le président Serge Letchimy. Que dites-vous des analyses qui établissent un lien étroit entre le cancer de la prostate et la chlordécone ?

M. Jacques Rosine. En effet, les taux de cancer de la prostate observés en Martinique et en Guadeloupe sont parmi les plus élevés au monde, de l’ordre de 162 ou 163 pour 100 000 habitants contre 98 pour 100 000 en France hexagonale. D’autre part, les travaux de M. Multigner et de l’INSERM ont fait apparaître un lien statistique potentiel entre les cancers de la prostate de certaines personnes et une concentration élevée de chlordécone.

On ne peut donc pas dire qu’il n’existe aucun lien puisque des études l’établissent. Cependant, il faut pouvoir démontrer la part de ces cancers attribuable à la chlordécone : sur les 500 nouveaux cancers déclarés chaque année en Martinique et en Guadeloupe, combien peuvent être attribués à l’exposition à la chlordécone ? C’est ce travail complémentaire de mesure de la part attribuable qu’il faudra mener en lien avec les chercheurs de l’INSERM et de l’INCa.

M. Raphaël Gérard. En clair, la détection d’un cancer de la prostate ne donne pas systématiquement lieu à une enquête par l’équipe médicale chargée du patient, tant pour établir son taux d’imprégnation que pour déterminer son parcours et sa potentielle exposition ? La question vaut pour les malformations fœtales : lorsqu’elles en détectent, les équipes hospitalières conduisent-elles ce travail d’enquête, au-delà des études plus générales que mène Santé publique France ?

M. Jacques Rosine. À ma connaissance, la découverte d’un cancer de la prostate ne donne pas lieu à une recherche systématique. Peut-être une part de ces cancers est-elle attribuable à la molécule de chlordécone mais d’autres facteurs, notamment génétiques, entrent en jeu. Les études auxquelles vous faites référence se pratiquent davantage sur des cohortes, dans lesquelles nous mesurons l’évolution de la contamination et observons l’apparition éventuelle de pathologies. Encore une fois, l’enquête n’est pas systématique pour chaque patient atteint d’un cancer de la prostate. Des travaux sont en cours, néanmoins : un appel à projets a été lancé sur la question précise des cancers de la prostate, car il s’agit d’une question importante au niveau local et national.

En ce qui concerne les registres des malformations congénitales, il conviendrait d’interroger le directeur de leur fédération, M. Schaub. À ce stade, les analyses n’établissent pas de surincidence aux Antilles par rapport à la métropole des pathologies recherchées en lien avec une exposition aux pesticides.

M. le président Serge Letchimy. Un établissement de l’État – l’INSERM – conclut, par la voix du professeur Multigner, que le taux de récidive du cancer de la prostate est trois fois supérieur dans les zones exposées à la chlordécone, et l’indique à un autre établissement de l’État, Santé publique France. En tenez-vous compte ? L’État parle à l’État : comment réagissez-vous face à l’affirmation selon laquelle il n’existerait aucun lien entre le cancer de la prostate et la chlordécone ? N’y a-t-il pas là une ambiguïté entre les différents services de l’État ?

M. Jacques Rosine. Non : les récents travaux du professeur Multigner, publiés au premier trimestre, ont en effet montré que les patients ayant subi une prostatectomie et présentant une concentration de chlordécone connaissent en effet des taux de récidive de leur cancer plus importants. À ma connaissance, Santé publique France n’a pas prétendu le contraire. S’agissant d’une surincidence des cancers en lien avec une potentielle exposition au chlordécone, nous avons conduit depuis le début des années 2000 des études épidémiologiques. Dans le nord de la Martinique, par exemple, nous avons recherché le nombre de cancers – prostate et autres – dans une zone d’habitation donnée. Cette étude, qui pourrait être renouvelée dans le cadre de la nouvelle feuille de route, ne montre pas de surincidence des cancers de la prostate par rapport à la zone géographique. En revanche, elle a établi une surincidence des myélomes jusqu’à il y a une dizaine d’années environ, sans pouvoir établir de lien de causalité. Les études de ce type, en effet, ne recherchent pas les liens de causalité mais constatent des écarts et formulent une alerte ; c’est ensuite aux travaux complémentaires de recherche comme ceux de l’INSERM qu’il appartient de confirmer ou d’infirmer une hypothèse de recherche.

En l’occurrence, l’hypothèse de recherche des travaux récents de l’équipe du professeur Multigner était la suivante : le chlordécone a-t-il un impact sur les taux de récidive ? La réponse est oui.

Mme Mounia El Yamani. L’agence Santé publique France assure la surveillance de l’ensemble des cancers, notamment aux Antilles. Notre action consiste à publier les statistiques consolidées de l’incidence et de la prévalence des cancers. Les travaux de recherche, en revanche, relèvent de la compétence de l’institution de recherche et non de Santé publique France, qui fait de la surveillance épidémiologique. Les résultats sont ensuite confrontés à ceux des travaux de recherche et, en l’espèce, ils ne sont pas contradictoires.

M. Jacques Rosine. Nous avons publié en janvier 2019 le bilan de l’incidence de l’ensemble des cancers aux Antilles. Globalement, l’incidence est nettement moins élevée que la moyenne nationale mais, pour certains types de cancer dont celui de la prostate, elle l’est nettement plus.

M. le président Serge Letchimy. Permettez-moi de parler avec franchise pour éviter tout malentendu : vous nous dites que les chercheurs de l’INSERM font leur travail de leur côté et que Santé publique France conduit son action de surveillance sanitaire du sien. M. Multigner, qui ne travaille pas pour son corps en lui-même, pour employer un créolisme, mais pour l’institution d’État qu’est l’INSERM, tire des conclusions que nul ne conteste, ni les scientifiques ni personne d’autre. Selon ces conclusions, le risque de récidive du cancer de la prostate est trois fois plus élevé dans les zones imbibées de chlordécone. C’est un taux très important ! Il me semble très inquiétant d’estimer que cela n’importe pas dans l’analyse à conduire – ce n’est pas ce que vous avez dit, mais c’est ce que je ressens.

Ce statut de champion du monde des Antilles pourrait, dites-vous, être lié à la chlordécone. Oui, nous sommes champions du monde du cancer de la prostate, même si nous aurions préféré l’être d’autre chose ! C’est un fait incontesté. Peut-être est-ce dû à notre pigmentation différente, mais la différence n’enrichit-elle pas tout ? Dans ce cas, néanmoins, pourquoi l’Afrique n’est-elle pas elle aussi championne du monde en la matière ? Quid des autres pays touchés par la chlordécone ? C’est tout de même un point préoccupant. Sans doute s’explique-t-il pour partie par des raisons d’ordre génétique, mais nous ne saurions être de tels champions du monde qu’en raison d’une différence de pigmentation ! Pensez donc au jour où le lien entre chlordécone et récidive sera définitivement confirmé : que dira-t-on, en France, d’avoir soulevé un problème redondant pendant quarante-huit ans ?

Vous ne semblez pas favorable à un suivi sanitaire spécifique puisqu’il existe déjà, selon vous. En effet, il s’est très lentement mis en place au fil de ces quarante-huit années. Seriez-vous néanmoins favorable à un plan de prise en charge des effets sanitaires désastreux – s’ils sont finalement établis – de la chlordécone parmi les agriculteurs, les pêcheurs et la population générale de la Guadeloupe et de la Martinique ?

Mme Mounia El Yamani. Le paysage français compte d’innombrables agences sanitaires : Santé publique France s’occupe de la surveillance, l’ANSES évalue les risques chimiques, l’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) est chargée des médicaments. La Haute Autorité de santé, quant à elle, formule des recommandations de suivi particulier de certaines pathologies dans certaines populations. Pour avoir une réponse à la question de l’opportunité d’un suivi sanitaire spécifique de la population, mieux vaut donc saisir la Haute Autorité, car Santé publique France n’est pas en mesure de l’apporter. Le champ des agences sanitaires françaises est ainsi fait : il appartient à chacune d’entre elles de répondre à la question qui lui est posée.

M. Jacques Rosine. Sans langue de bois aucune, en effet, il n’est pas de notre compétence de répondre à cette question.

M. le président Serge Letchimy. C’est la réponse que j’attendais, avec tout le respect que j’ai pour votre travail. Santé publique France s’acquitte très bien de sa mission, de même que l’INSERM et l’ANSES. Où est cependant la transversalité qui permettrait de coordonner un travail prospectif de prise en charge, notamment lorsqu’il se produit un tel drame. Nous en prenons acte.

Permettez-moi une question plus personnelle qui s’adresse non seulement aux responsables de Santé publique France mais aussi aux spécialistes que vous êtes. Nous avons intégré le drame, dans la douleur et les blessures. Seriez-vous donc favorables à une prise en charge sanitaire spécifique ? Je dis bien prise en charge et non surveillance : nous avons déjà été assez surveillés !

Admettons par exemple que je sois chlordéconé. J’aurai les moyens, et la rapporteure aussi, de payer le test, qui coûte 68 euros en Guadeloupe et en Martinique, mais certaines personnes ne peuvent même pas payer 10 euros ! Ne peut-on pas envisager la prise en charge de ces tests, qui ne devrait pas coûter grand-chose ? Il faut certes éviter de susciter une psychose. Quelle est votre position ?

Autre exemple en matière économique : certains agriculteurs n’ont pas de difficulté à payer par leurs propres moyens les tests pour vérifier l’imprégnation des sols ; d’autres ne le peuvent pas. Les subventions octroyées à ces fins par l’État et les collectivités ne sont pas toujours versées. À titre personnel, monsieur Rosine – et en tant que Martiniquais, comme semble l’indiquer votre patronyme –, seriez-vous favorable à un plan de prise en charge spécifique, dont le contenu resterait à définir ?

M. Jacques Rosine. Je pense avoir répondu à cette question en indiquant plus tôt l’intérêt que présente la chlordéconémie sur le plan épidémiologique mais aussi individuel. La mise en place d’un plan de prise en charge devrait se fonder sur un risque potentiel, mais comment le mesurer ? Par une chlordéconémie ? À ce stade, personne ne sait l’interpréter. Si des tests sont proposés dans le cadre d’une prise en charge du diagnostic, ils doivent pouvoir s’accompagner d’une réponse médicale. Nous serions dans le flou en annonçant à des personnes qu’elles ont telle ou telle concentration de chlordécone dans l’organisme sans pouvoir attester qu’elles présenteront une pathologie. Nous ne recommandons donc pas cette prise en charge systématique de la population générale.

M. le président Serge Letchimy. La concentration de chlordécone, nous avez-vous dit, disparaît au terme de six mois sans consommation de produits imbibés, comme le montrent des tests réalisés sur des bovins. Le test pourrait permettre non seulement d’établir le caractère infime de la concentration chez telle ou telle personne, mais aussi de formuler des recommandations concernant les lieux de provenance des produits à ne pas consommer, et ainsi de suite. N’êtes-vous pas favorable à un accompagnement dynamique de la population ?

M. Jacques Rosine. Nous sommes favorables à l’accompagnement de la population ; il a commencé et doit se poursuivre. En l’occurrence, il s’agit d’un accompagnement financier sous la forme d’un remboursement du test de dosage. Nous l’avons dit : la population est imprégnée à 95 %. On sait désormais – et cette connaissance s’affine avec le temps – quelles sont les mesures à prendre pour éviter la contamination et pour réduire l’imprégnation. Appliquons déjà ces mesures avant d’agir sur le test de dosage qui, plutôt que d’éclairer les patients, risquera de les perturber. Appliquons également les recommandations alimentaires : il est avéré que certains produits sont plus à risque que d’autres et, pourtant, les populations continuent de les consommer. Tâchons de comprendre la dimension sociologique des comportements de personnes très exposées qui, sciemment, continuent de prendre des risques. C’est en travaillant sur ces points que nous améliorerons la prise en charge de la population. En revanche, la prise en charge financière et du remboursement d’une chlordéconémie ne relève pas de notre compétence et je ne peux répondre sur ce sujet. Il faut à mon sens privilégier l’amélioration des connaissances et l’application de pratiques limitant l’exposition.

Mme Justine Benin, rapporteure. Le paraquat constitue-t-il un problème de santé publique ?

M. Jacques Rosine. Le paraquat est un herbicide qui a été fortement utilisé aux Antilles jusqu’en 2007, date de son interdiction. En raison de son caractère organochloré et de sa rémanence dans les sols, cette molécule pourrait présenter un risque potentiel pour la santé. L’exposition directe et aiguë présente un risque direct avéré, par inhalation ou contact cutané. Est-ce qu’à l’image du chlordécone, le paraquat passe dans la chaîne alimentaire et se retrouve dans nos assiettes ? Les premiers travaux consistant en une cinquantaine de prélèvements réalisés en Martinique et en Guadeloupe n’ont pas permis de détecter cette molécule dans les eaux. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’y est pas présente ; qui ne cherche pas ne trouve pas. Quoi qu’il en soit, dans le cadre de l’étude Kannari 2 pour laquelle nous espérons obtenir un financement, nous ne chercherons pas, en lien avec l’ANSES, à établir la présence du seul chlordécone mais aussi d’autres molécules contenues dans des pesticides utilisés au cours des dernières années. Le paraquat pourrait en faire partie, sous réserve que les techniques biologiques soient assez efficaces pour en détecter la présence en doses infimes.

M. le président Serge Letchimy. Ce travail sur ce que l’on appelle l’effet « cocktail » est une excellente nouvelle. Nous vous remercions pour la clarté, la précision et la franchise de vos propos, dans un contexte pourtant difficile.

 


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2.   Audition de M. Luc Multigner, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM)

M. le président Serge Letchimy. Nous allons entendre le professeur Luc Multigner, directeur de recherche à l’INSERM, Monsieur le professeur, je vous souhaite la bienvenue.

Je vous informe que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions et que, par conséquent, celles-ci sont ouvertes à la presse, diffusées en direct sur un canal de télévision interne, et qu’elles seront consultables en vidéo sur le site internet de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Luc Multigner prête serment.)

M. Luc Multigner. Je suis directeur de recherche à l’INSERM, un établissement public à caractère scientifique et technologique. Étant épidémiologiste, je m’intéresse aux populations. Par un concours de circonstances, j’ai appris l’existence du chlordécone en 1997, en Guadeloupe, par Alain Kermarrec, à l’époque directeur de recherche à l’INRA (Institut national de la recherche agronomique), malheureusement décédé depuis. Cela correspondait à un moment où je souhaitais, alors que je résidais à Paris, poursuivre mes études sur les conséquences sanitaires des expositions aux pesticides. Je m’étais intéressé aux Antilles parce que les cultures tropicales sont connues pour être très exposées à des nuisances de tout type, et de ce fait conduisant à l’usage intensif de produits phytosanitaires et de pesticides. En épidémiologie, pour mettre en évidence des conséquences sanitaires, il faut bien sûr travailler sur des régions où l’exposition est importante : pour pouvoir conclure. C’est donc au moment où je m’intéressais d’une façon générale à la problématique des pesticides, en particulier chez les travailleurs agricoles de la banane, qu’Alain Kermarrec m’a demandé si j’avais déjà entendu parler du chlordécone. Je lui répondis : « Dieu sait si je connais des pesticides, mais celui-là, je nen ai jamais entendu parler. » Il me communiqua alors un exemplaire, que je conserve toujours, du rapport qui, au nom de l’INRA, fut remis en 1980 au Ministère chargé de l’environnement. Sa lecture m’a laissé pratiquement tétanisé lorsque j’ai découvert le niveau de contamination de la faune sauvage, terrestre, aquatique et volatile par différents produits phytosanitaires de type persistant. La colonne qui correspondait à celle de cette molécule, le chlordécone, dépassait d’un facteur dix, cent, parfois mille, celles des autres pesticides. Lorsqu’Alain Kermarrec me demanda si je pensais que cela pourrait finalement conduire à des problèmes chez l’homme, je me suis dit, qu’étant donné la nature de ces molécules, qui se bio-accumulent dans la chaîne eutrophique, il y avait de fortes chances pour qu’effectivement, tôt ou tard, la population soit concernée.

J’ai alors découvert qu’à l’époque déjà, en 1980, il existait sur la dangerosité du chlordécone un corpus de connaissances scientifiques absolument extraordinaires, d’autant qu’il y avait eu aux États-Unis, dans l’usine de Hopewell en Virginie, qui en assurait la production, un incident qui avait fait la une de tous les médias. D’ailleurs, cet événement est considéré comme l’une des plus grandes catastrophes environnementales qu’aient connues les États-Unis. Il fut à l’origine de la prise de conscience, en particulier par les agences sanitaires américaines, de ces problèmes de pollution. Dans ce cas précis, le problème était lié aux conditions de production industrielle de la molécule.

En ce qui me concerne, cette découverte remonte donc, je pense, en 1997. Ce n’est que deux ans plus tard, lorsque la direction de la santé et du développement social – équivalent alors de l’agence régionale de santé – de la Martinique mena, notamment grâce à l’action d’Éric Godard, des contrôles de la qualité des eaux, que le chlordécone apparut dans les eaux de consommation. Ce contrôle avait été fait en application des normes européennes : il s’agissait de rechercher toutes les molécules, non seulement celles qui étaient utilisées à l’époque, mais également celles qui avaient pu être utilisées dans le passé. Très rapidement, je fus informé de cette étude.

Bien sûr, à partir du moment où se trouve une molécule dans les eaux de consommation, elle finit tôt ou tard dans les organismes humains. Nous avons commencé, avec différents acteurs locaux, à nous intéresser aux éventuelles conséquences sanitaires d’une exposition des populations à cette molécule.

Cette inquiétude fut confirmée quelques années plus tard, lors d’une étude réalisée parmi les travailleurs agricoles de la banane en Guadeloupe, au cours de laquelle nous avons, avec des collègues belges, mis en place le dosage du chlordécone dans le sang. Et les premières observations, qui datent donc de la période 1999-2001, nous ont montré que, sur approximativement 80 % de la population d’étude – tous des travailleurs salariés, du secteur agricole ou non agricole – on était en capacité de détecter le chlordécone. Cela fut le point de départ des travaux dont – je tiens à le préciser car souvent mon nom est cité – je n’ai été que l’humble coordinateur et qui ont été menés par des très nombreuses personnes, chercheurs de l’INSERM mais également médecins, médecins hospitaliers, personnels de santé aux Antilles.

Mme la rapporteure Justine Benin. Quelles sont les pathologies pour lesquelles un lien direct et essentiel entre l’exposition à la chlordécone et leur survenance a été démontré ?

M. Luc Multigner. S’agissant de questions relatives à des contaminants de l’environnement, l’approche épidémiologique, c’est-à-dire la recherche dans le domaine médical, est telle, qu’il est très difficile de prouver ou de démontrer les liens d’une façon formelle et absolue. À l’heure actuelle, on ne pourrait utiliser la terminologie que vous venez d’employer, que dans les cas du tabac, de l’alcool, voire de l’amiante. Pour ces trois agents, un lien direct a été avéré, mais après près de quatre-vingt-dix ans d’observations répétées… On en est loin de cela concernant le chlordécone.

J’ajoute qu’il faut distinguer nos recherches de la terminologie juridique, en particulier en ce qui concerne la causalité, directe ou indirecte. C’est une expression que nous, dans le domaine de la santé, n’utilisons pas, alors qu’il est souvent employé en droit pénal. Ce que nous pouvons apporter, ce sont des éléments, et bien sûr, des jugements. Cela doit se faire dans la rigueur scientifique : il y a un certain nombre de règles.

Dans le cas très particulier du chlordécone aux Antilles, en matière d’études sur les conséquences sanitaires, il faut tenir compte d’une situation exceptionnelle en termes de territoires touchés par cette molécule, dont l’usage a été très discret au niveau international. Cela tient au rapport sur le profil toxicologique que, les premiers, les industriels américains producteurs de cette molécule ont déposé aux autorités vers 1960-1961. Rendu public en 1975, dans le cadre des procédures faisant suite aux événements de Hopewell, ce rapport montrait déjà – je dis bien en 1961 ! – que la molécule présentait une dangerosité sur le plan de sa neuro-toxicité, de sa toxicité sur la reproduction, mais aussi de sa cancérogénèse. Les États-Unis ont, à ce moment-là, interdit l’usage de cette molécule pour des cultures alimentaires, considérant que le risque pour les populations était trop élevé.

Mme la rapporteure Justine Benin. En 1961, avez-vous dit ?

M. Luc Multigner. En 1961 ! Les autorités américaines ont autorisé cette molécule pour des usages non alimentaires, par exemple, pour la culture du tabac, ou pour les plantes ornementales.

Bien sûr, l’interdiction de l’utilisation du chlordécone dans des cultures agricoles a « plombé » l’usage de cette molécule. L’usage en fut donc peu répandu : un peu à Porto Rico dans la culture bananière – à l’époque Porto Rico n’avait pas le statut juridique qu’a aujourd’hui ce territoire par rapport aux États-Unis – ainsi que, dit-on sans toutefois produire d’éléments formels, dans divers pays de la Caraïbe, d’Amérique centrale, voire ailleurs…

Les faits connus, en regardant de près toutes les données, montrent qu’une très grande partie de ce qui fut produit aux États-Unis, fut en fait exporté en République fédérale d’Allemagne, pour être transformé en une autre molécule, le kelevan. Celui-ci fut ensuite exporté par la République fédérale d’Allemagne dans de nombreux pays de l’Est, derrière le rideau de fer, pour lutter contre le doryphore de la pomme de terre. J’insiste sur cet usage très discret.

Pour sa part, la France refusa son utilisation, en 1968, si je ne me trompe, se fondant sur le caractère persistant de cette molécule. Il y eut ensuite une première décision d’autorisation provisoire en 1972. Les Antilles françaises ont commencé à utiliser cette molécule en grandes quantités lorsqu’elle a été autorisée à la vente, en 1981. Les États-Unis avaient décidé d’interdire production, vente et distribution de la molécule en 1975. Ensuite, à partir de 1981, une société française a procédé à un rachat du brevet.

Pour résumer, c’est une molécule finalement peu utilisée dans le monde, par l’intermédiaire d’un produit phytopharmaceutique, et un concours de circonstances a conduit à ce que, à ma connaissance, les seuls territoires au monde ayant subi son impact sont les Antilles françaises : la Guadeloupe et la Martinique.

Cette introduction un peu longue est très importante pour la suite. Pourquoi ? Vous savez qu’en matière de conséquences sanitaires, la recherche exige que des travaux soient produits et reproduits : la méthode est essentielle dans le domaine scientifique. Mais on se trouve face à un petit territoire, peuplé de 800 000 habitants, où l’on réalise des études que l’on ne peut pas dupliquer ailleurs. C’est une difficulté. Et c’est la raison pour laquelle nous avons, nous chercheurs, pris conscience dès le départ qu’il nous fallait des études sérieuses, robustes, avec des effectifs importants, et des outils méthodologiques tout à fait appropriés.

Il en est résulté les conséquences que je vais vous présenter. Certes je ne détiens pas la vérité absolue. Mais ces travaux ont abouti à des conclusions publiées dans la littérature scientifique internationale. Or nous, chercheurs, sommes évalués régulièrement, y compris sur nos activités et nos projets. Et, outre la validation sous forme de publication scientifique internationale, il nous faut présenter notre projet lorsque nous recherchons un financement. C’est tout cela qui donne une crédibilité, raisonnable, à la production des connaissances.

Beaucoup de travaux ont donc été menés ces vingt dernières années. On évoque beaucoup, bien sûr, les aspects négatifs, par exemple lorsqu’on parle de cancers de la prostate. Mais on parle beaucoup moins – surtout dans les médias – des aspects sur lesquels nos conclusions sont plutôt rassurantes. Certes des travaux montrent qu’il y a parfois des surrisques, mais d’autres montrent que les surrisques sont moindres, sur certains aspects.

Je commencerai précisément par les travaux qui montrent qu’il n’y a pas – en tenant compte des niveaux d’exposition de la population ces vingt dernières années – de surrisques pour un certain nombre d’événements de santé.

Nous allons très prochainement publier un article sur le risque de malformations congénitales. Il y a quelques années, beaucoup de bruits ont circulé à ce propos. Pourtant, nous n’observons pas de surrisques de malformations congénitales, y compris de malformations de l’appareil reproducteur masculin. Il n’y a pas non plus de surrisques, en lien avec le diabète gestationnel ou l’hypertension gestationnelle, qui sont des problèmes fréquents chez la femme enceinte et ont une prévalence importante aux Antilles, en tenant compte de l’hypertension et du diabète en général.

Une autre publication, sous presse, porte sur certains aspects du neuro-comportement des enfants à l’âge de sept ans. Elle montre que l’on n’observe pas de lien avec le chlordécone. Je pourrais en citer d’autres.

En revanche, nous avons pu constater chez la femme enceinte, à travers la cohorte mère-enfant Timoun, que l’exposition maternelle au chlordécone entraîne un surrisque de prématurité. Et, dans d’autres travaux, nous avons identifié de multiples facteurs de risques concernant la prématurité. Le chlordécone apparaît quant à lui comme un facteur de risque supplémentaire. Ces travaux se sont poursuivis avec un suivi sur le plan neurocomportemental chez les nourrissons à l’âge de sept et dix-huit mois, qui montrait de moins bons scores de neurodéveloppement. Des « moins bons scores », cela revient pour nous à des feux jaunes qui clignotent : il se passe quelque chose, sans en connaître les raisons, ce qui motive un intérêt à poursuivre nos travaux. C’est ce que nous sommes en train de faire, en exploitant une masse de données acquises lors du suivi des enfants de cette cohorte, à l’âge de sept ans. Cette année et l’année prochaine seront très riches en termes de productivité scientifique. Toutefois, la recherche prend du temps, j’en appelle donc à votre patience.

Si nous nous sommes intéressés aux pathologies tumorales, dites hormono-dépendantes, c’est parce le potentiel cancérogène de la molécule était établi, depuis fort longtemps. On sait également, depuis le milieu des années 1970, que cette molécule a des propriétés hormonales, qui en font un perturbateur endocrinien. Il s’agit essentiellement, du cancer de la prostate et du cancer du sein. Pour différents motifs, en particulier la présence en Guadeloupe d’un grand urologue, le professeur Pascal Blanchet, qui présentait des avantages logistiques, nous avons orienté nos recherches vers le premier cancer. Les premiers travaux publiés en 2010 ont montré un lien d’ordre statistique entre l’exposition au chlordécone et un surrisque de cancer de la prostate. Pour simplifier, les hommes, dont l’exposition au chlordécone a été estimée par la mesure de la concentration de chlordécone dans le sang, présentaient plus de risques d’avoir un cancer de la prostate que ceux qui avaient moins de chlordécone dans le sang. On est ainsi passé du danger, c’est-à-dire de la potentialité, connue depuis cinquante ans, au risque, dans les conditions réelles, c’est-à-dire de l’exposition de la population. On le savait, puisque dès 2002-2003, d’autres travaux ont montré que cette population était exposée au chlordécone : outre l’étude que j’ai citée sur les travailleurs agricoles de la banane et d’autres salariés, l’étude Hibiscus, réalisée en partenariat avec l’Institut national de veille sanitaire, a porté sur la prévalence d’exposition chez la femme enceinte et le nourrisson. On a pu y voir que la majorité des femmes enceintes, comme des nouveau-nés, étaient contaminés par le chlordécone, ce qui nous a fait dire qu’on trouve la molécule de chlordécone dans le sang de pratiquement l’ensemble de la population. Le simple fait de détecter la molécule, ne signifie pas qu’on soit malade mais qu’il y a un risque.

Revenons au risque de cancer de la prostate. En 2010, nous avons répondu à la demande de la direction générale de la santé de réaliser une étude similaire en Martinique. Même si je n’étais peut-être pas très allant, car un chercheur fait rarement deux fois la même étude, j’ai accepté. Par un concours de circonstances, cette étude n’a pas pu être menée, mais cela n’a pas découragé les chercheurs que nous sommes : en 2015, les données de 2010 ont été analysées de façon un peu plus approfondie. Ces travaux ont abouti aux mêmes conclusions. À la fin du premier trimestre de cette année, une nouvelle publication s’est intéressée non pas à la survenue de la maladie, mais à son évolution une fois qu’elle est traitée et soignée. Elle a montré que le chlordécone est associé à un risque plus élevé de la récidive biologique du cancer de la prostate.

L’ensemble de ces éléments a étayé notre sentiment que nous étions face à une substance susceptible d’accroître le risque de survenue du cancer de la prostate.

M. le président Serge Letchimy. L’étude qui n’a pas pu être menée jusqu’au bout, c’est Madiprostate ?

M. Luc Multigner. Oui.

M. le président Serge Letchimy. Quand Karuprostate a été réalisée en Guadeloupe, quelles ont été ses conclusions ? Et qu’elles étaient déjà les explications possibles, s’agissant notamment du lien entre chlordécone et cancer de la prostate ?

M. Luc Multigner. Karuprostate montre que l’exposition au chlordécone, estimée par ce que l’on observe dans le sang, est associée à un risque augmenté de survenue de la maladie. Je ne peux pas le dire plus simplement. Cela a fait l’objet d’une publication internationale, à partir de laquelle d’autres multiples analyses ont été conduites, prenant en compte par exemple les facteurs de susceptibilité individuelle, d’ordre génétique, intervenant dans le métabolisme de la molécule, et bien d’autres facteurs. Mais la conclusion demeure.

Si j’étais un peu réticent à dupliquer la même étude en Martinique, c’est parce que, en ce qui concerne l’environnement comme la problématique du chlordécone, Guadeloupe et Martinique sont similaires. D’ailleurs, les données de distribution de chlordécone dans la population générale relevées par Santé publique France avec l’étude Kannari ont montré que les niveaux et les taux de contamination de la population martiniquaise étaient exactement les mêmes que ceux de la population guadeloupéenne. Parfois on oublie de dire que parmi les hommes qui ont participé à l’étude Karuprostate – de Karukera, qui signifie Guadeloupe en langue caraïbe –, il y avait aussi des Martiniquais.

M. le président Serge Letchimy. En quelle année l’étude Karuprostate a-t-elle été réalisée ?

M. Luc Multigner. L’étude Karuprostate a été menée sur des patients entre 2004 et fin 2007-début 2008. Le temps d’analyser les résultats, elle a été publiée en 2010.

M. le président Serge Letchimy. Pour que nos collègues comprennent bien : pour quelle raison l’État décide-t-il de demander une deuxième étude, identique, dans un pays pratiquement identique, sur des populations identiques pratiquant toutes deux la culture de la banane. Pourquoi l’État s’est-il montré aussi prudent ? Quelle était l’utilité scientifique d’une telle demande ?

Autre question : pour quelle raison, Madiprostate – de Madinina, Martinique pour les Amérindiens – n’a-t-elle pas été mise en œuvre ?

M. Luc Multigner. La situation aurait été différente aux États-Unis ou dans d’autres pays. Reprenons : une étude est conduite par des chercheurs au sein d’un institut public de recherche, dans une structure labellisée, évaluée. Elle est réalisée dans un petit territoire, peuplé seulement de 800 000 habitants. Elle est publiée dans une revue d’excellence – peut-être la meilleure revue de cancérologie au monde. On pourrait penser que c’est suffisant. Je rappelle que le projet Karuprostate a été financé par un programme hospitalier de recherche clinique national, par le ministère de la Santé, par un plan pluri-formations du ministère de l’enseignement et de la recherche, par des subventions du ministère chargé de l’Outre-mer, mais aussi par des associations privées, telles l’Association pour la recherche contre le cancer et la Ligue nationale contre le cancer. Bien sûr, la critique scientifique est normale, et je suis le premier à l’accepter. Néanmoins, il y avait un corpus de connaissances, appuyé bien sûr par d’autres données sur la cancérogénicité de la molécule, par des travaux effectués par nombre d’institutions dans le monde et d’autres chercheurs. On pouvait considérer que ce corpus de connaissances suffisait pour guider l’action publique, car tel est bien l’objectif que poursuivent les chercheurs de l’INSERM.

Donc oui, on aurait pu se passer de cette étude identique en Martinique. J’ai toutefois demandé à pouvoir m’intéresser à d’autres facteurs que le chlordécone, car pour le cancer de la prostate, de nombreux autres facteurs interviennent, en particulier dans les populations dites d’ascendance africaine où l’incidence est plus élevée.

M. le président Serge Letchimy. Je prends la responsabilité d’interpréter votre réponse : il n’était pas fondamentalement utile de demander une deuxième étude et les résultats de Karuprostate donnaient des indicateurs suffisants pour aiguiller l’État dans des stratégies de lutte contre la chlordécone, des mesures de prise en charge, etc.

M. Luc Multigner. À titre personnel, je pense en effet que ces travaux déjà menés étaient suffisants pour accélérer, continuer…

M. le président Serge Letchimy. Je demande à mes collègues de bien le noter. Nous ne comprenons pas que de telles décisions aient été prises, pas seulement sur un plan scientifique, mais aussi sur un plan administratif. Et la population demande des éclaircissements.

Il est souvent dit que le cancer de la prostate n’est pas lié uniquement à la chlordécone, qu’il y a d’autres facteurs… Mais on dit aussi que nous sommes les champions du monde dans ce domaine. Il n’y a pas de quoi être fier !

Disposez-vous d’éléments, par exemple en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Sénégal, en Amérique du sud, qui montrent que le fait d’être noir prédispose à devenir champion du monde du cancer de la prostate ? Quelle est la part de notre négritude, et quelle est celle de la chlordécone, qui nous font développer le cancer de la prostate ?

M. Luc Multigner. Il est important de répondre de façon complète à cette question récurrente : oui, il y a des éléments de réponse. Tout d’abord, sachez que nous ne sommes pas tous égaux face à la maladie, en fonction de nos origines. Une maladie génétique comme la drépanocytose est ainsi très fréquente parmi les populations d’origine africaine. En revanche, une maladie génétique comme la mucoviscidose est très peu fréquente dans cette même population, alors que sa prévalence est très élevée en Hexagone. Nous ne sommes pas tous égaux… En matière de cancer, nous ne le sommes pas davantage. L’incidence de différents cancers varie en effet selon les populations. Les populations d’ascendance africaine ont des taux d’incidence de cancer de la prostate beaucoup plus élevés que les populations blanches. Et parmi ces dernières, je ferai encore une distinction entre Nordiques et Méditerranéens, les Nordiques ayant une incidence beaucoup plus élevée. Ce sont les populations asiatiques qui présentent l’incidence la plus faible de ce type de cancer.

Un autre contre-exemple : le cancer du testicule, autre organe de l’appareil génital est exceptionnel aux Antilles et très rare dans les populations d’ascendance africaine. En revanche, il est dix fois plus fréquent chez les Caucasiens.

En 2010, j’ai expliqué au professeur Didier Houssin, alors directeur général de la santé de l’époque, qu’il fallait ramener les choses à leurs justes proportions. Certes, les études montraient un surrisque lié à la chlordécone, mais il fallait quantifier ce surrisque. Dès cette date, nous étions d’accord pour que l’on cherche à estimer ce qu’on appelle une fraction attribuable. Cela ne relevait pas de l’INSERM, mais des agences sanitaires, en particulier de l’Institut national de la veille sanitaire. Nous sommes en 2019, et cela n’a toujours pas été fait ! Très souvent, en Guadeloupe ou en Martinique, on me demande ce que cela représente quantitativement, puisque, bien sûr, l’intégralité des cancers de la prostate n’est pas due au chlordécone. D’après un calcul fait sur le coin d’une table, je suis arrivé à une estimation, très grossière : mettons que sur cinq cents nouveaux cas annuels de cancer de la prostate en Guadeloupe et autant en Martinique, vingt-cinq, trente, quarante seraient imputables au chlordécone. Ce qui signifie, car il y a plusieurs lectures possible, que quatre-cent-soixante au moins n’ont rien à voir avec le chlordécone. Mais, bien évidemment, quarante, c’est quarante de trop !

On ne peut bien sûr pas savoir pour quel individu en particulier le chlordécone est imputable ou pas à son cancer. Si ce message avait été transmis en 2010, il aurait, je pense, remis les choses à leurs justes proportions, sans rien enlever à la question de l’imputabilité du chlordécone dans les cancers de la prostate. Malheureusement, la traduction de la recherche est un exercice trop peu répandu. Très souvent, nous les chercheurs, nous exprimons dans un langage un peu technique, peu accessible au citoyen. Mais il ne faut pas avoir peur de dire que, à partir des travaux réalisés par l’INSERM conformément aux règles de l’art, on peut estimer que vingt, trente, quarante cancers de la prostate sont annuellement imputables au chlordécone.

C’est un langage simple, un langage de vérité. Je suis de ceux qui pensent que quand on dit la vérité, les esprits se calment. Les inquiétudes viennent lorsqu’on tergiverse. Certes, les scientifiques peuvent débattre, mais à partir du moment – c’est le cas aujourd’hui – où ces travaux n’ont pas été réfutés, il faut avoir une approche pragmatique. D’ailleurs, s’il y a eu polémique par la suite sur le cancer de la prostate, curieusement, bien que les outils, les méthodologies, les chercheurs soient les mêmes, tel n’a pas été le cas sur d’autres aspects, tel le risque de prématurité !

Mme la rapporteure Justine Benin. Vous avez expliqué qu’il n’y a pas, à cause du chlordécone, de surrisques de malformations congénitales, de diabète ou d’hypertension gestationnels. Vous n’en avez pas non plus constaté lorsque vous avez observé l’enfant avant sept ans. C’est important, parce qu’on disait que l’enfant pouvait présenter des problèmes au niveau du cerveau…

M. Luc Multigner. Il y a eu beaucoup de fake news

Mme la rapporteure Justine Benin. En revanche, vous dites que vous avez observé des surrisques de cancer et de prématurité. Toutefois, il n’y aurait pas de lien de cause à effet entre le chlordécone et le taux et le nombre exceptionnels de cancers de la prostate en Guadeloupe et en Martinique. Je vous ai entendu le dire dans une conférence à Saint-Claude : je vous repose donc la question, pour être bien sûre de votre réponse et pour que les populations qui nous regardent entendent bien une réponse claire de votre bouche, vous qui êtes un scientifique.

M. Luc Multigner. Votre question est pertinente et mérite des éclaircissements. On confond très souvent incidence de la maladie – c’est-à-dire le fait qu’une maladie soit très fréquente à un moment donné, à un endroit donné – et le fait qu’un facteur, un agent extérieur X ou Y (chlordécone, virus, alimentation…) soit associé au risque de survenue de la maladie. Lorsqu’on a un facteur de risque très puissant – par exemple le tabac : le lien qui existe entre tabac et cancer du poumon est très fort. Donc on sait que, dans les populations où le tabagisme est important, l’incidence du cancer du poumon est élevée. Et lorsque les populations diminuent leur consommation de tabac, l’incidence diminue, et de façon massive… Pour le chlordécone, comme pour beaucoup d’agents environnementaux, – on est loin tout de même de la situation de l’amiante en exposition professionnelle, je tiens à le préciser – on est face à ce que l’on appelle dans notre jargon professionnel, des risques environnementaux faibles. Faibles, ne veut pas dire qu’ils n’existent pas. Faibles, signifie que l’intensité du lien est relativement petite. Mais comme elle concerne une large population, le nombre de cas peut néanmoins être important. J’en reviens à l’incidence : l’incidence est élevée. Lorsqu’on compare ce qui est comparable, on est dans les mêmes ordres de grandeur d’incidence observée dans les populations afro-américaines aux États-Unis et parmi les populations caribéennes ou d’origine africaine continentale résidant au Royaume-Uni. Cela ne veut pas dire que le chlordécone n’intervient pas dans l’incidence, mais cela n’explique pas la majeure partie de l’incidence.

Mme la rapporteure Justine Benin. Pourriez-vous être plus clair ?

M. Luc Multigner. C’est un peu technique, je le concède.

M. le président Serge Letchimy. Nous y reviendrons peut-être.

M. Raphaël Gérard. J’ai bien compris la démonstration, et quelque part, cela me rassure. Mais je me pose en revanche la question de la récidive. A-t-on étudié cela ? Vous dites que cette étude, publiée en 2010, a été réalisée entre 2004 et 2008. Pendant ces quatre ans, vous êtes-vous concentré uniquement sur la survenue des cancers de la prostate, ou bien avez-vous également pris en considération les potentielles rechutes de la maladie ? Et le cas échéant, peut-on faire un lien entre taux de récidive plus important et chlordécone ?

M. Luc Multigner. Nous avons poursuivi nos travaux, en nous posant une nouvelle question : maintenant que nous avons des informations sur la survenue de la maladie qu’en est-il de la récidive ? Le cancer de la prostate est un cancer pour lequel on a des possibilités thérapeutiques diverses et variées, dont la chirurgie. L’enjeu est de pouvoir distinguer les formes agressives (celles qui vont malheureusement mettre en danger la vie du patient), de formes qu’on appelle indolentes. La première ligne de traitement classique, c’est tout simplement d’enlever la prostate : c’est ce qu’on appelle une prostatectomie. Malheureusement, on sait que 20 à 25 % des patients récidivent, c’est-à-dire qu’il y a dans l’organisme des cellules qui circulent et qui réapparaissent, et l’on est contraint à une deuxième ligne de traitement. Dans notre publication récente, nous montrons que le chlordécone, et pas un autre polluant, est associé à un surrisque de cette récidive. Comme c’est un enjeu très important, vu le nombre de cas annuels, et comme tous ces patients vont être traités, nous sommes en train de commencer une nouvelle étude – d’abord en Guadeloupe, mais nous visons ultérieurement la Martinique – qui sera destinée à étudier l’influence du chlordécone et d’autres facteurs, sur l’évolution de la maladie après les différents traitements. Ce nouveau projet s’appelle Cohorte KP Caraïbes, car nous allons essayer de l’élargir dans notre bassin géographique… C’est un vrai enjeu non seulement vis-à-vis du chlordécone mais aussi pour mieux connaître l’évolution de la maladie. Nous répondons à l’avis de la Haute Autorité de santé, lorsque, saisie par la direction générale de la santé, elle a voulu savoir si le dépistage systématique du cancer de la prostate dans des populations à risque – comme les populations antillaises, en prenant de surcroît en compte la problématique chlordécone – était justifié ou pas. La HAS a répondu que, pour l’instant, on n’avait pas suffisamment d’éléments qui justifiaient un dépistage systématique, mais qu’il fallait faire des recherches pour mieux comprendre la maladie dans ces populations. C’est en ce sens que nous orientons actuellement nos travaux.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. J’aimerais revenir sur l’étude Madiprostate. Elle a été commencée en 2013 mais ses financements ont été retirés en 2014 à la demande de l’Institut national du cancer (INCa), que présidait alors l’actuelle ministre de la santé, Mme Agnès Buzyn. Vous avez dit que cette étude pouvait faire doublon puisque Martinique et Guadeloupe ont les mêmes caractéristiques.

Dans le cadre de la discussion au Sénat de la proposition de loi portant création du fonds d’indemnisation des victimes des pesticides, la ministre de la santé a déclaré très clairement que c’étaient les protocoles opérationnels qui n’étaient pas satisfaisants. Ces protocoles étant les mêmes que ceux qui ont amené aux conclusions de Karuprostate, cela pourrait remettre en question la qualité de ces conclusions. Qu’en pensez-vous ?

S’agissant de la façon dont l’INCa a justifié l’arrêt de cette étude Madiprostate en 2014, avez-vous des documents écrits qui pourraient être portés à la connaissance de notre Commission ?

M. Luc Multigner. Je ne peux pas répondre en détail à tout ; demain on y serait encore car c’est un vrai roman-feuilleton. Néanmoins, comme je savais que cette question me serait posée, je me suis fait une petite fiche synthétique. Je vais vous donner des dates repères. Notre publication Karuprostate intervient en juin 2010. Fin 2010, la direction générale de la santé, saisit l’INCa pour financer en Martinique une étude dénommée Madiprostate similaire. Bien évidemment, nous avons proposé d’utiliser le même protocole – amélioré ; on peut toujours améliorer – parce qu’il était efficace et avait fait ses preuves en termes d’évaluation scientifique, mais aussi a posteriori en termes de publications scientifiques… Pendant toute l’année 2011, de nombreux échanges entre l’INCa et moi-même ont lieu, ainsi que des avis d’experts. Finalement, le 1er mars 2012, a été signée une convention de subvention pour ce qu’on appelle une première étude de faisabilité : Il est normal qu’on passe par une telle phase pour une étude coûteuse. On arrive ainsi en janvier 2012 pour réaliser l’étude en 2012 2013.

M. le président Serge Letchimy. Avez-vous souvenir du coût de l’étude ?

M. Luc Multigner. Il y a eu plusieurs budgets, parce qu’on avait beaucoup surestimé le coût. Certes, cela dépend des moyens humains requis, mais le budget oscillait entre 600 000 et 800 000 euros, ce qui correspond d’ailleurs aux moyens investis dans Karuprostate et toutes ces études… Donc en 2012, on obtient ce premier financement pour cette année de faisabilité. Malheureusement vers la fin de l’année, on dresse un constat de difficultés. Vous savez sans aucun doute, monsieur le président qu’en 2012, le CHU de Fort-de-France a été réorganisé, avec l’ouverture du centre hospitalier Mangot Vulcin au Lamentin. Or le premier service hospitalier qui a déménagé a été le service d’urologie, ce qui nous a empêchés de faire quoi que ce soit. Nous avons donc demandé à l’INCa une autorisation de prolongation de cette étude de faisabilité, de mars 2013 à mars 2014, puis nous nous sommes mis au travail. À la fin de l’année 2013, il nous restait trois mois pour la terminer, sachant que nous souhaitions continuer dans ce qu’on appelle la phase de déploiement. J’écrivis donc un courrier à INCA en y joignant un rapport d’avancement pour montrer que les choses se présentaient très bien… Et je reçus un courrier signé le 27 janvier 2014 par la présidente de l’INCa de l’époque. Je vous le lis car la forme m’a surpris : « Vous mavez adressé un courrier le 31 décembre 2013 minformant de létat davancement de la phase de faisabilité de létude Madiprostate. Après lecture de votre rapport, jai le regret de vous informer que je ne le soumettrai pas au collège dexperts, étant donné que les informations transmises à ce jour ne me permettent pas dévaluer la pertinence de soutenir un déploiement de cette étude. » Habituellement, ce sont les experts qui décident en leur âme et conscience qu’il n’y a pas d’éléments qui justifient une étude ; là, c’est la présidente de l’époque qui décide de ne pas soumettre pas au collège des experts. Ainsi, le jugement est rendu par une autorité et non par des experts. C’est cette question de forme qui m’a un peu surpris… En dépit de notre réponse la décision fut maintenue et nous avons transmis, le 30 mars 2014, le rapport final de cette année de faisabilité. Mais bien entendu, l’étude s’est arrêtée là : faute de financement, nous n’avons pas pu prolonger les contrats de travail, et nous avons dû décommander la cinquantaine de volontaires prévus pour le mois d’avril.

Le directeur général de la santé de l’époque, M. le professeur Vallet, a insisté pour que l’INCa délivre un vrai rapport d’experts – qui, à ce jour, sont restés anonymes –, que je n’ai reçu qu’en novembre 2014. J’ai été assez surpris de son contenu, en particulier de certains propos, notamment d’un d’entre eux, que je ne tolérerai pas de la part d’un étudiant en licence dans ma discipline. Donc, je me suis posé des questions – je ne m’en pose plus : c’est de l’histoire ancienne. Surtout, nous avons décidé de nous tourner vers d’autres objectifs de recherche.

M. le président Serge Letchimy. Acceptez-vous de nous remettre ces courriers ? Pour nous, il est très important d’analyser cela, parce que ce n’est pas de l’histoire ancienne, c’est de l’histoire au présent, puisque l’étude n’a toujours pas été réalisée. Nous voulons savoir pour quelles raisons ces études n’ont pas été réalisées. Je veux dire pour quelles vraies raisons, pas des raisons « habillées ». Si cette étude avait été lancée, il est fort probable que les instances publiques auraient été mieux informées et que certaines thèses auraient été vérifiées ou non.

Mme Benin a raison de vouloir être très précise à ce propos : selon vous, il n’y a pas de surrisque concernant les malformations congénitales, notamment pour l’appareil masculin, mais vous n’avez pas parlé de l’appareil féminin… Il n’y a pas non plus de surrisque pour le diabète gestationnel des femmes enceintes et pour les enfants, sur le plan neurologique comportemental. Il y a en revanche surrisque pour les femmes enceintes en ce qui concerne les naissances prématurées. Quant aux nourrissons, les choses ne sont pas très claires et des questions doivent encore être posées.

En revanche, vous avez été très clair à propos des pathologies tumorales, notamment à propos du caractère cancérogène de la molécule : il n’y a pas de doute. C’est important de le dire. Il y a aussi des liens entre le cancer de la prostate et la chlordécone, en tant que perturbateur endocrinien avéré. Vous avez ajouté qu’il y a des possibilités sérieuses de liens avec le cancer du sein.

M. Luc Multigner. Des interrogations, monsieur le président.

M. le président Serge Letchimy. Je note : des interrogations… Vous avez ensuite donné une estimation : sur les cinq cents nouveaux cas annuels de cancer de la prostate, bien sûr, il y a une part certainement liée à nos origines génétiques ; il y a probablement des enjeux liés au « cocktail », appelons cela comme cela, c’est-à-dire le fait qu’on subisse les effets de plusieurs pesticides sur le plan santé ; et il y a un lien établi avec le chlordécone. Ce lien, vous estimez qu’il pourrait concerner autour de vingt, trente, quarante individus sur les cinq cents. C’est une estimation sans certitude absolue, mais cela signifie qu’il existe bien un lien – que vous établissez – avec la chlordécone. C’est bien cela ? Souhaitez-vous reprendre pour que les choses soient parfaitement claires ?

M. Luc Multigner. J’ai bien précisé que ce chiffre de vingt, trente ou quarante sur cinq cents, est une estimation grossière. Ce travail devrait être fait par les agences et les institutions, qui en ont les capacités et disposent de tout l’environnement scientifique nécessaire. Si je me suis permis de lancer cette estimation, c’est parce que cela fait des années que la question est posée. Je me permets, à titre personnel, de lancer un chiffre : il sera confirmé ou infirmé, mais il faut bien commencer…

J’en viens à votre question plus générale. Vous avez parlé du cancer de la prostate et des facteurs génétiques, mais il existe d’autres facteurs : environnementaux, par exemple, qui sont très mal étudiés, aux Antilles et ailleurs. D’autres facteurs tiennent à l’alimentation, à l’activité physique, qui jouent également un rôle dans la survenue des cancers, notamment le cancer de la prostate. En tant que chercheur de l’INSERM, j’ai été souvent interrogé sur le lien de causalité entre le chlordécone et le cancer de la prostate. En raison de son expertise collective, les autorités ont récemment sollicité l’INSERM, afin d’actualiser les données de l’expertise de 2013. Son rapport a été transmis aux autorités de tutelles et aux demandeurs en début d’année, puis rendu public et mis en ligne, il y a quelques jours. C’est un document de soixante-dix pages avec tous les détails, un travail collectif d’experts dont vous trouverez les noms. Je puis vous en lire la conclusion, en commençant par la fin, pour poser le contexte : « Établir scientifiquement une relation de causalité entre lexposition aux xénobiotiques et un événement indésirable pour la santé chez lhomme est un exercice difficile, surtout si cet événement se produit, longtemps après le début de lexposition – cest le cas du cancer de la prostate, en particulier. Lévaluation dune relation de causalité ne procède pas de la démonstration, mais dun jugement et cest la convergence des conclusions issues détudes épidémiologiques de données toxicologiques et mécanistiques qui permet dapprécier la vraisemblance dune relation causale. En accord avec les conclusions dexpertises collectives de 2013, et à la lumière des données scientifiques existantes à ce jour, il apparaît que la relation causale entre lexposition au chlordécone et le risque de survenue de cancer de la prostate est vraisemblable. » Cette expertise, finalisée fin février, n’a pas pu tenir compte de la plus récente publication sur la récidive qui date du mois de mars, qui n’infirme toutefois pas les propos qui ont été tenus.

M. Didier Martin. Je suis député de la Côte-d’Or et j’ai été médecin dans une vie précédente. Je reviens sur le point qu’a soulevé le président et que vous venez de développer : la relation causale. Je crois qu’on a une pensée pour tous ces malades, et que par respect pour eux, il faut préciser le plus possible les choses. Je vais donner des phrases, puis vous direz si vous êtes d’accord ou pas.

Premier point : l’incidence du cancer de la prostate en Caraïbe serait environ deux fois supérieure à l’incidence en Hexagone Deuxième point : sur les cinq cents nouveaux cas annuels dans la zone, vous estimez, grossièrement, que 5 à 8 % de ces nouveaux cas pourraient être imputables à l’exposition, avec cette relation causale entre chlordécone et cancer de la prostate. Si nous sommes d’accord, j’ai une première question, mais je me doute de votre réponse, et je vous en poserai ensuite une seconde : peut-on identifier, isoler, ces patients ? Y a-t-il une trace possible ? Je ne doute pas de votre réponse : votre jugement me laisse supposer qu’il est difficile d’identifier ces patients parmi tous ceux, nombreux, qui souffrent d’un cancer de la prostate.

Deuxième question, en relation avec la vulgarisation de vos travaux sur la récidive : un taux sanguin supérieur à 1 microgramme de chlordécone par litre serait corrélé à un risque de récidive, multiplié par trois. Cette affirmation est-elle correcte ? Y a-t-il une méthode pour essayer d’identifier ces patients parmi ceux qui sont atteints de cancer de la prostate ?

M. Luc Multigner. C’est très difficile parce que l’outil qui a été utilisé est la mesure de chlordécone dans le sang. C’est un outil extrêmement intéressant lorsqu’il s’agit de l’étude épidémiologique et pour une vision générale. Cependant, au niveau individuel, et pour utiliser une terminologie médicale que vous connaissez, c’est un outil à valeur prédictive – positive comme négative – très faible : ce n’est pas parce qu’on trouve, beaucoup de chlordécone chez quelqu’un – quand bien même il aurait un cancer de la prostate – qu’on peut affirmer que son cancer est lié au chlordécone ; pas plus qu’on ne peut affirmer que quelqu’un du même âge, qui n’aurait pas de chlordécone détectable dans le sang, soit à l’abri du risque de cancer de la prostate.

Je souhaite faire, là encore, une distinction avec la causalité lorsqu’il s’agit de tabac, alcool ou amiante, agents cancérogènes dont l’intensité du risque est très élevée. Dans le cas du chlordécone, on est face à ce qu’on appelle les risques faibles environnementaux, c’est-à-dire dans un cas de figure différent, pour lequel ces questions ont été rarement abordées et traitées, notamment pour ce qui a trait à l’imputabilité d’exposition à des substances chimiques et la survenue des maladies chroniques, en particulier le cancer. On l’a étudié essentiellement dans des contextes d’exposition professionnelle, ce qui restreint à une population dont l’activité a conduit à une surexposition. Dans le cas de l’amiante, par exemple, il suffit de reconstituer le passé pour pouvoir dire qu’effectivement, chez cette personne, cancer du poumon, mésothéliome, etc. sont liés à l’amiante.

Pour le chlordécone, les études, telle Karuprostate, visent les surrisques au sein d’une population générale, et non au sein d’une sous-population réduite et précise… C’est un cas de figure assez exceptionnel pour la traduction de ces risques environnementaux, mais nous sommes à l’orée de l’évaluation des conséquences et des risques sanitaires, des questions environnementales.

Je ne suis pas compétent pour déterminer qu’elle doit être la réponse à cette situation nouvelle, difficile, complexe, pour dire comment gérer ce risque dans une population générale. À titre personnel, en tant que chercheur, à chaque publication, j’ai pris l’habitude de transmettre une note de synthèse aux autorités sanitaires, bien sûr. Et ma dernière phrase est toujours « que peut-on en tirer ? ». En l’espèce, cela ne peut qu’inciter à réduire au maximum l’exposition des populations antillaises au chlordécone, c’est-à-dire faire tout le nécessaire – tâche complexe – pour que tout un chacun ne soit plus exposé. C’est là qu’est le combat, de mon point de vue.

M. le président Serge Letchimy. Selon vous, au travers de votre expérience et au-delà même de l’analyse scientifique, les conditions sont-elles remplies et les moyens sont-ils mis en œuvre pour sortir ces populations de ce risque ?

M. Luc Multigner. On ne peut pas dire qu’on n’a rien fait. Je suis témoin qu’à partir de 1999, les services décentralisés de l’État en Guadeloupe et en Martinique ont fait face au problème. En contrôlant la qualité des eaux d’abord, puis en avertissant les autorités centrales du problème… Elles en ont pris conscience et progressivement, des mesures ont été prises. Je pense par exemple aux arrêtés préfectoraux – qui commencent à limiter certaines cultures, en particulier les légumes racines, sur des sols contaminés. À partir de 2008, comme vous le savez, les plans d’action chlordécone ont été lancés. Lorsque je porte un regard global, bien sûr des choses ont été faites. Certaines moins bien que d’autres, d’autres mieux que d’autres, mais c’est normal…

Il y a toutefois quelque chose qui m’interpelle, je l’avais évoqué lors de la conférence introductive au colloque sur le chlordécone en Martinique en octobre dernier. J’y avais montré un extrait de presse publié aux États-Unis en 1976, suite à la catastrophe de Hopewell. Je rappelle les faits : une ville de 10 000 habitants, une usine, une centaine de travailleurs exposés, une pollution de la rivière James, de l’estuaire à forte production marine (en particulier le fameux crabe bleu de Virginie), et un bassin populationnel affecté de 400 000 personnes : on est dans des dimensions macroscopiques un peu similaires. Or on trouve dans la presse, la déclaration des autorités de cet État américain, qui disent ; « on est face à un dossier dont le coût est estimé à deux milliards de dollars. » Je dis bien deux milliards de dollars ! Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est le chiffre qui était avancé. Eh bien, en trois-quatre ans, les autorités américaines ont réglé ce dossier, tant sur le plan juridique que sur celui des mesures de prévention.

Alors – je répète qu’il s’agit de mon opinion personnelle – oui, on a fait des choses et oui, on peut les améliorer. Peut-être n’a-t-on pas pris la mesure de l’ampleur d’un problème nouveau. Mais je me suis déjà demandé publiquement si on aurait réagi de la même façon si le chlordécone avait été utilisé dans ma région, la Bretagne, pour protéger la culture d’artichauts du Léon et qu’on avait un tiers des surfaces agricoles, un tiers du littoral marin de la Bretagne pollués par un contaminant dont sait qu’il va rester là pendant des décennies. N’aurait-on pas mis un braquet un petit peu plus élevé ?

Mais j’aime regarder de l’avant : avec l’annonce qui a été faite par la ministre des Outre-mer d’un plan Chlordécone IV, on peut espérer qu’on prenne la mesure de l’ampleur du problème. Bien sûr, cela va coûter cher, mais il faut avancer !

Mme la rapporteure Justine Benin. Vous dites qu’on n’a pas pris la mesure de l’ampleur du problème. Il n’y a pas si longtemps, il y a eu un avenant du plan Chlordécone III, et peut-être y aura-t-il un plan Chlordécone IV. Que pensez-vous des différents plans Chlordécone. Les objectifs ont-ils été atteints ? Si vous deviez faire des préconisations, quelles seraient-elles ?

M. Luc Multigner. Je n’ai ni les moyens ni la prétention d’évaluer les plans Chlordécone, je puis simplement porter mon regard extérieur – et un peu intérieur – sur un certain nombre d’actions, en particulier sur les aspects relatifs à la santé. J’ai plutôt une appréciation positive globale de ce qui a été fait. Mais cela n’a probablement pas répondu à toutes les questions. Le problème de la pêche, par exemple, n’a été mis en exergue que récemment alors que la contamination de la faune aquatique, qu’elle soit d’eau douce ou d’eau marine, avait déjà été déjà estimée par des travaux de l’Ifremer au début des années 2000…

Rétrospectivement, on peut penser que le braquet n’a pas été développé autant qu’il aurait fallu. Mais il n’est jamais trop tard.

Des éléments m’ont un peu – c’est très subjectif et très personnel – interrogé. J’ai eu le sentiment, il y a quelques années, que pour certains, avec le plan chlordécone 3, on avait clos l’histoire. Or, malheureusement, ce problème mérite une action permanente pendant un certain nombre d’années. Mais il est peut-être humain de se dire qu’on a agi et qu’on peut passer à autre chose.

Je pense aussi à ce qui est arrivé ces deux dernières années, au cours desquelles il y a eu des avis, relatifs notamment aux LMR (limites maximales de résidus), ainsi que des déclarations revenant sur la dangerosité du chlordécone – je ne parle même pas du risque, mais bien de la dangerosité du chlordécone en matière de cancers, etc.

Au cours des quinze dernières années, la population a été informée J’ai moi-même participé à la réalisation de messages audio en Guadeloupe pour le programme JAFA (Jardins Familiaux). J’avais enregistré, à destination de la population, des phrases simples sur les risques connus. Doublé en créole, ce message passait, matin, midi et soir sur toutes les chaînes. À l’époque, personne n’a crié au scandale : les gens comprenaient qu’il y avait un danger, un risque et qu’il était bienvenu de les connaître. Mais lorsqu’on met ensuite tout cela en doute, on crée le désarroi : on ne peut pas changer d’avis toutes les cinq minutes ! Ce sont des événements regrettables, mais extérieurs aux Plans Chlordécone proprement dit. Pour revenir à ces derniers, on peut bien sûr faire mieux, en tout cas leur donner plus d’ampleur.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Afin d’établir, une fois pour toutes, la dangerosité et l’effet cancérogène, pensez-vous que l’actuelle classification par le CIRC (Centre international de recherche sur le cancer) du chlordécone est encore valable ? Et avez-vous entendu parler de demandes de reclassification en cancérogène probable ou possible ?

M. Luc Multigner. Le chlordécone a été classifié en 1979 par le CIRC, époque où n’existaient pas les classements « possibles » ou « probables », qui sont intervenus en 1987. Je reprends ce qu’écrivait le CIRC en 1979 : « Il existe des preuves suffisantes pour considérer que le chlordécone est cancérogène chez la souris et le rat. En labsence de données adéquates chez lhomme, il est raisonnable, à des fins pratiques, de considérer le chlordécone comme sil présentait un risque cancérogène pour lhomme. » Le même constat a ensuite été fait par différents organismes américains, et européens, puisque la classification des CMR (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques) de l’Union européenne s’applique à la France. Le chlordécone est classé, sur ces bases, en catégorie 2 comme cancérogène possible pour l’homme.

Mais, je l’ai dit, cette classification date de 1979 : beaucoup de nouvelles données ont été apportées. Surtout, les règles du CIRC ont changé et, si cette molécule était reconsidérée en tenant compte des connaissances et des critères, peut-être serait-elle reclassée en cancérogène probable, voire en cancérogène avéré sur la base de données mécanistiques et toxicologiques.

Lorsque la ministre de la Santé a dit l’année dernière que le chlordécone n’était qu’un cancérogène possible pour l’homme, ce qui est exact, il fallait préciser que ce classement par le CIRC datait de 1979. La France fait partie des pays qui sont représentés au CIRC et nous pourrions demander à un organisme dans lequel la France a son mot à dire, de reconsidérer le classement de la molécule. Cela étant, classement du CIRC ou pas, les données existent et elles n’ont pas été infirmées par quelque autorité scientifique que ce soit. L’INSERM, en termes d’expertise collective, s’était exprimé en 2013 ; il s’est exprimé à nouveau en 2019 dans cette étude récente avec la phrase de conclusion que j’ai citée. Désormais, il faut acquérir une plus grande connaissance du cancer de la prostate, tout naturellement aux Antilles parce que c’est une maladie qui y affecte de façon importante la population, chlordécone ou pas chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Avant de conclure, je ne peux m’empêcher de vous poser quelques questions claires auxquelles je vous demande des réponses très rapides. Vous avez dit que des actions positives ont été faites au cours des 48 dernières années – puisque cela remonte à 1971-1972. La mauvaise chose a été le choix d’utiliser le chlordécone comme pesticide, mais ensuite, il y a eu de bonnes choses de faites… Vous avez également dit que si cela s’était passé en Bretagne, on aurait probablement changé de braquet. C’est important. Parce que nous sommes des représentants des peuples. Et je partage votre point de vue. Si on vous cherche des ennuis demain, je serai à vos côtés. Je partage ce point de vue et vous êtes protégé par le fait que nous soyons dans une commission d’enquête. Il faut vraiment que les choses soient claires. Le principe de précaution a été introduit dans la Constitution, par la révision constitutionnelle de mars 2005. Selon vous l’État a-t-il aujourd’hui suffisamment d’éléments cumulatifs pour pouvoir au moins s’exprimer en tenant compte du principe de précaution. Le Président de la République Emmanuel Macron l’a fait : il a parlé de responsabilité et aussi de réparations. Il a eu le courage de le faire, il faut le saluer. Maintenant il faut arrêter cette sorte de jeu de yo-yo, sur le dos d’un peuple et prendre clairement position : oui ou non, le chlordécone est-il cancérogène ? S’il y a une probabilité forte, il faut en tenir compte. Y a-t-il un lien de cause à effet entre chlordécone et cancer de la prostate ? Oui, c’est établi, mais, de façon surprenante, on n’en connaît pas le détail de telle sorte qu’on puisse changer le braquet… Ne pensez-vous pas qu’il faille demander à l’État d’arrêter des positions claires. Vous venez de dire que les Américains ont réglé le problème en deux ans ; nous, nous en sommes à 47 ans ! En tant que citoyen, quelle proposition auriez-vous pu faire à l’État sur le thème cancer de la prostate et chlordécone ?

M. Luc Multigner. Sur cette question comme sur celle des impacts sanitaires, on ne connaît pas tout et la recherche doit et va se poursuivre. Mais on en sait suffisamment pour que l’action publique puisse avancer de façon positive et constructive. Bien sûr, il y a beaucoup d’enjeux, et pas seulement sanitaires : les conséquences de cette situation sur le plan social et économique forment un tout, même si on met l’accent sur les questions de santé, qui touchent à chaque individu et qui ont un aspect un peu dramatique.

Il m’est difficile, dans ma position, de faire des recommandations à l’État… Ce que je pense c’est qu’on en sait en effet suffisamment sur les risques sanitaires. Soyons clairs : si effectivement il n’y avait pas de risque sanitaire, si la molécule n’était ni reprotoxique, ni neurotoxique, ni cancérogène, nous ne serions pas là ! Si nous sommes ici, c’est parce qu’il y a une dangerosité – établie -, parce qu’il y a des travaux épidémiologiques qui, de surcroît, ont montré que dans la vie réelle, il y avait des situations de ce risque. On a là tout ce qu’il faut pour pouvoir agir, même si dans l’action les choses ne vont pas être simples : cela va être difficile, mais il le faut.

M. le président Serge Letchimy. Merci beaucoup, monsieur le professeur.

 


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3.   Audition de M. Hervé Deperrois, directeur, de Mme Valérie Gourvennec, cheffe de service production de diversification, et Mme Laurence Grassart, cheffe de service Grandes Cultures, à l’Office de développement de l’économie agricole des départements d’Outre-mer (ODEADOM)

M. le président Serge Letchimy. Chers collègues, nous reprenons la séance, en recevant Monsieur Hervé Deperrois, directeur de l’Office de développement de l’économie agricole des départements d’outre-mer, appelée communément ODEADOM, de Madame Valérie Gourvennec, cheffe de service production de diversification, et Madame Laurence Grassart, cheffe de service de grandes cultures. Je vous souhaite la bienvenue à l’Assemblée nationale.

Je vous rappelle que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions et que, par conséquent, celles-ci sont ouvertes à la presse et rediffusées en direct sur un canal de télévision interne, puis consultables en vidéo sur le site de l’Assemblée nationale. Je vais vous passer la parole pour dix minutes, afin que vous nous exposiez, dans les grandes lignes, ce que fait l’ODEADOM et son champ de responsabilité.

Mais, avant de vous donner la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Les personnes entendues prêtent serment.)

M. Hervé Deperrois, directeur de lOffice de développement de léconomie agricole des départements dOutre-mer (ODEADOM). Je suis directeur de l’ODEADOM depuis juin 2015, soit quatre ans tout juste. Cet établissement public à caractère administratif est doté de 41 agents, qui sont tous basés à Montreuil. L’ODEADOM a vocation à être un organisme payeur, agréé par l’Europe pour mettre en œuvre, à destination des départements d’outre-mer, le premier pilier de la politique agricole commune.

Il le fait au travers du programme d’options spécifiques liées à l’éloignement et l’insularité (POSEI), programme qui est une déclinaison du premier pilier de la politique agricole commune adaptée aux Outre-mer. L’ODEADOM traite également de la concertation des filières avec les pouvoirs publics. Nous disposons pour cela de quatre comités sectoriels, regroupant respectivement représentants des collectivités territoriales et des représentants professionnels de la filière de la banane, de la filière de la canne à sucre, de la filière de la diversification animale et de la filière de la diversification végétale. L’ODEADOM est ainsi un lieu d’échanges essentiels, puisqu’il regroupe vraiment tous les représentants et acteurs économiques et administratifs, qui peuvent échanger, en amont des décisions ou des orientations prises. Cela s’est même intensifié ces dernières années, grâce au développement des audioconférences, qui nous permettent de travailler à tout moment sur n’importe quel sujet.

On a développé aussi, depuis trois ans, un observatoire économique de l’agriculture ultramarine. Il nous permet d’en avoir une vision d’ensemble ainsi que de son évolution depuis une dizaine d’années, en croisant tous les paiements individuels – tant ceux que nous effectuons que ceux qui sont effectués par d’autres organismes, tels que l’agence des services de paiement (ASP) – avec les statistiques agricoles, c’est-à-dire les données économiques sur chaque filière. Cela nous permet de suivre ainsi l’évolution, par exemple des taux de couverture des revenus, et d’en déduire un certain nombre d’orientations.

On ne suit donc pas uniquement ce que l’on paye. Mais nous payons à peu près 360 millions d’euros par an. Comme on sait que l’ensemble des soutiens économiques aux filières agricoles ultramarines est de l’ordre de 600 millions d’euros par an, vous comprenez que le reste est versé par l’ASP, pour l’essentiel au travers des aides nationales des programmes du deuxième pilier de la politique agricole commune – le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) – et des aides à la défiscalisation du rhum.

Avec ces trois outils de paiement, comme grâce à la concertation et à l’observation économique, je crois qu’on dispose d’une bonne vue d’ensemble de l’agriculture ultramarine et de son évolution. Il y a aussi une assez bonne articulation entre notre établissement et le deuxième pilier de la polique agricole commune, c’est-à-dire le FEADER, au travers d’aides distribuées par nous et qui en constituent la contrepartie nationale. On les délègue aux préfets et aux directions de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAAF). Ce sont eux qui priorisent l’utilisation de ces crédits nationaux, enveloppe de six millions d’euros versée en contrepartie nationale du FEADER, notamment pour faire des études spécifiques d’intérêt local.

Je pense que l’on peut dire que, s’il n’y avait pas ce dispositif, il n’y aurait pas, ou très peu, d’agriculture ultramarine. Car il ne s’agit pas d’un secteur naturellement compétitif par rapport à des pays disposant d’atouts plus importants et capables d’économies d’échelle beaucoup plus grandes. Ainsi, on a pu maintenir une agriculture ultramarine, à la fois agriculture exportatrice – pour la filière de la banane ou pour la filière du rhum, qui a même augmenté ses parts de marché depuis quelques années – et agriculture de diversification, pourvoyeuse d’une offre alimentaire pour la population locale.

Car on sait aujourd’hui que cette offre locale est indispensable. On a constaté, au travers des débats menés pendant les états généraux de l’alimentation, combien est important le fait d’avoir des circuits de proximité pour les consommateurs et le fait qu’on ne soit pas obligé de tout importer et de consommer des produits surgelés, dont l’origine est parfois mal connue. Dans ce contexte, l’offre locale est un garant de qualité et d’équilibre alimentaire pour le consommateur. Au travers des études et du recul qu’on peut avoir acquis, on voit très bien aujourd’hui que la culture n’est pas simplement un enjeu économique, mais aussi un enjeu lié à d’autres secteurs de la vie économique ou de la vie de la société, à savoir la santé humaine. Et le débat qui nous intéresse aujourd’hui est au cœur de cette problématique. Avoir une alimentation saine et équilibrée en produits frais est un élément essentiel pour la population.

Il y a aussi des enjeux d’interaction avec d’autres secteurs économiques, comme le tourisme, par exemple, ou la culture. En traitant d’agriculture, on déborde donc largement le simple domaine de l’agriculture.

En ce qui concerne la manière dont nous sommes organisés, nous constituons une petite équipe de 41 agents. Si je devais faire un ratio, en divisant les 360 millions d’euros répartis par 41 agents, j’arriverais à un ratio de 9 millions d’euros par agent, taux assez exceptionnel pour un organisme payeur. On s’appuie cependant sur des services de proximité qu’on a structurés davantage depuis 2016, puisque les préfets sont les représentants territoriaux de l’établissement. La mesure est entrée en vigueur le 13 février 2017. Le préfet s’appuie lui-même sur les DAAF, sur les services d’économie agricole ou sur les services de la statistique, qui travaillent pour nous au travers de conventions territoriales que nous révisons chaque année.

Tout en étant une administration de proximité, nous gardons ainsi une pleine maîtrise de l’instruction et du paiement des aides du POSEI. Car ces aides, qui correspondent à un programme communautaire, sont extrêmement auditées et surveillées. Elles doivent donc être gérées avec beaucoup de rigueur, pour éviter tout refus d’apurement par la suite.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous venez de dresser un portrait des missions de l’ODEADOM, qui assume la quasi-totalité du dispositif du POSEI France et du FEADER. Mais, plus spécifiquement, en ce qui concerne la pollution au chlordécone, les crédits que vous gérez sont-ils dirigés en tenant compte de cette priorité ?

M. Hervé Deperrois. Nous n’avons pas, dans les programmes du POSEI, d’action spécifique tournée vers le chlordécone. Mais nous conduisons des actions en faveur d’une offre alimentaire saine et de qualité pour la population, offre qui doit respecter les normes en vigueur.

Clairement, notre vocation n’est donc pas de traiter un sujet qui est traité par ailleurs, mais plutôt de créer une dynamique et de compenser les handicaps liés à une production locale par rapport à l’environnement compétitif international. Je rappelle qu’il y a à la fois une production locale et une production à l’exportation. Pour la production locale, elle est consommée localement. Nous travaillons uniquement à destination de ces filières organisées. Ce choix opéré à l’origine du programme vise justement à mieux maîtriser l’offre de production sur le plan économique et sur le plan sanitaire. Aujourd’hui, l’offre organisée ne représente globalement, sur l’ensemble des DOM, qu’à peu près la moitié des producteurs : moins à Mayotte, par exemple, où l’offre en circuit non organisé est plutôt de l’ordre de 90 %, mais davantage aux Antilles ou à la Réunion, où une majorité des producteurs sont intégrés dans des circuits organisés.

Pourquoi ce choix a-t-il été fait historiquement et pourquoi voit-on aujourd’hui qu’il a tout de même certaines vertus, par rapport à la maîtrise, notamment la maîtrise sanitaire, de la production ? Eh bien, dès qu’on invite des producteurs à s’organiser en organisations de producteurs qui, elles-mêmes, peuvent être organisées en interprofessions, cela facilite les contrôles sanitaires des produits avant leur mise sur le marché. Aujourd’hui, les DAAF sont chargées d’opérer des contrôles au niveau des producteurs. Les contrôles ont lieu au niveau des points de vente et, jusqu’à maintenant, on a toujours été dans les clous, par rapport aux normes en vigueur, sur cette production organisée.

Cela ne veut pas dire qu’il y ait d’action directe en faveur de la lutte contre les effets du chlordécone. Mais, en revanche, notre action permet clairement une offre contrôlée présentant beaucoup plus de garanties pour le consommateur que les ventes en bord de route, dont on ne connaît pas vraiment l’origine, ni les conditions de production, de sorte qu’elles peuvent présenter de graves carences en matière sanitaire. Cela étant dit, nous connaissons mal cette production non organisée puisqu’elle n’est pas encore, aujourd’hui, englobée dans le cadre du POSEI.

Mme Justine Benin, rapporteure. Quand vous parlez des ventes au bord des routes, cela veut dire que vous avez quand même une vision globale de la commercialisation des produits agricoles. Pouvez-vous nous présenter les circuits de la distribution de ces produits ?

Mme Valérie Gourvennec, cheffe de service production de diversification. Ceux que l’on connaît parfaitement bien, ce sont ceux de la production organisée. J’opère sur la partie fruits et légumes. En ce domaine, nous versons des aides aux producteurs organisés, qui contractualisent avec des opérateurs économiques. Il s’agit d’un système de distribution entre les organisations de producteurs qui sont, pour la plupart, reconnus au sens de l’organisation commune de marché (OCM) des fruits et légumes. Ils vont passer un contrat avec un opérateur économique. Sur cette base, ils alimenteront les grandes et moyennes surfaces (GMS), les détaillants, enfin toutes les boutiques en tous genres. Sur la partie informelle, nous n’avons pas évidemment pas d’éléments concernant les circuits de distribution.

Pour ce qui concerne les produits de l’élevage, il y a un goulet d’étranglement, à savoir l’abattoir. Cela nous permet une meilleure maîtrise du circuit de commercialisation, puisque la majorité des bêtes d’élevage sont abattues en abattoir et commercialisées via les boucheries, GMS et autres filières connues et maîtrisées.

Mme Laurence Grassart, cheffe de service Grandes Cultures. Pour les grandes cultures, à savoir la banane, la canne à sucre et le rhum, elles travaillent essentiellement pour l’export. Certes, la banane est aussi en partie vendue localement, mais pour une faible part.

Ce sont des filières qui sont très structurées et très suivies. Par ailleurs, ces cultures sont considérées comme peu sensibles au chlordécone. On ne retrouve pas de chlordécone dans les productions de rhum, par exemple, ni dans le sucre : même si la canne à sucre peut être un peu sensible au chlordécone, dans le produit final qui est consommé, il n’y a pas de résidus de chlordécone– à ma connaissance. Il en est de même pour la banane.

En tout état de cause, pour ces deux grandes filières, on n’observe pas de commercialisation informelle en bord de route. Ce sont des filières qui sont très structurées.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. À vous entendre, je me rends compte de ce que vous ne financez que des filières organisées, où le chlordécone n’a pas d’impact particulier sur la production.

Une indemnisation particulière est-elle prévue pour les exploitants qui doivent mettre en quarantaine leur bétail. En cas de diversification vers la culture hors sol, y a-t-il une sorte de bonus pour les zones polluées ? Est-ce que le POSEI en tient compte, sur le plan du développement durable ?

La ministre a parlé, il y a peu de temps, de « territoires à zéro chlordécone ». Est-ce qu’on ne veut pas aller aussi vers des territoires zéro pesticide ? Des fonds ne sont-ils pas disponibles pour cela ?

Mme Valérie Gourvennec. Ce sont les ministères de tutelle, de l’agriculture et de l’Outre-mer, qui sont pilotes et autorités de gestion de ce programme. On travaille en concertation. Mais le programme est écrit et présenté à la Commission européenne par les ministères de l’agriculture et de l’Outre-mer.

Aujourd’hui il n’y a pas de modulation d’aide, dans le cadre du POSEI, en fonction de la pollution, notamment de la pollution au chlordécone. Une réflexion est en cours sur l’élevage, au sujet, justement, de la décontamination des cheptels, dans le cadre des procédures de modification du programme qui interviennent chaque année. Mais, aujourd’hui, il n’y a aucune modulation en fonction de la pollution dans le programme, tel qu’il est construit et validé par la commission.

M. Hervé Deperrois. L’élevage n’est pas notre cœur de métier, mais on a quand même discuté avec nos collègues directeurs des DAAF. Une baisse de la limite maximale de résidus très sensible est entrée en vigueur récemment. Elle a conduit à revoir le protocole de mise sur le marché et à instituer un protocole de décontamination des cheptels pour atteindre ces nouveaux seuils, qui n’étaient pas en vigueur auparavant.

Discuté pendant six mois, le protocole prévoit de faire passer les cheptels qui auraient été sur des zones contaminées en zone décontaminée. Typiquement, dès qu’on nous propose ce genre de mesure, on peut la faire entrer dans le cadre du POSEI, parce que la décision prise a un impact clair sur la filière organisée et demande donc une adaptation assez rapide.

M. le président Serge Letchimy. En gros, vous gérez des filières organisées, mais sans formuler de recommandation positive ni disposer de marge de manœuvre financière dynamique sur la question des pollutions. Vous ne trouvez pas que c’est bizarre ?

M. Hervé Deperrois. Je pense que c’est un problème qu’il faut absolument prendre en compte. On vérifie quand même que les DAAF sont présentes sur le terrain pour apporter des recommandations culturales, par rapport à une cartographie des sols qu’il faut connaître. C’est pourquoi des analyses de sol ont lieu. Les DAAF nous ont dit qu’ils avaient un budget pour mettre en œuvre ces actions. C’est la raison pour laquelle ils n’ont pas sollicité les budgets du POSEI, car ils utilisent les compléments nationaux pour travailler sur ces questions.

M. le président Serge Letchimy. Le caractère très bizarre de cette situation vient de ce que la pollution du chlordécone émane de la banane. Nous sommes d’accord, n’est-ce pas ?

S’il n’y avait pas eu de production de bananes – non que je sois contre la production de bananes ! – on n’aurait pas cette situation catastrophique. Le secteur a fait des efforts considérables, pour évoluer vers la banane durable. Il faut donc rassurer tout le monde pour dire que les bananes qu’on consomme dans les supermarchés en Europe et en France ne sont pas des bananes polluées par le chlordécone. Il n’en demeure pas moins que, pour produire la banane, pendant des décennies, on a utilisé la chlordécone.

Or, paradoxalement, les deux piliers de la PAC n’auraient pas de dispositif de soutien ni d’aide, sur la base de projets à inventer, en faveur de la dépollution ? Il me semble qu’ils pourraient au contraire accompagner par exemple ceux qui doivent faire des tests sur leur propriété foncière. L’ODEADOM serait-il prêt à contribuer à ce que le POSEI évolue, avec les professionnels, ne serait-ce que pour trouver les moyens d’accompagner le processus de dépollution ou des recherches scientifiques en faveur de la dépollution ? Seriez-vous favorable ou non à un tel dispositif ?

M. Hervé Deperrois. Nous sommes très favorables à tout ce qui peut, par le biais de la concertation, apporter des solutions aux producteurs et aux consommateurs locaux. Jusqu’à présent, ce n’est pas une problématique dont se sont emparées les organisations professionnelles, car la question était abordée dans d’autres cadres – notamment les plans chlordécone –, mais si cela s’avérait utile et efficace, nous le mettrions évidemment en œuvre. Nous sommes là pour ça.

M. le président Serge Letchimy. La pollution au chlordécone a des conséquences économiques importantes qui a créé une sorte de psychose autour des petits producteurs, car la seule mention du chlordécone suffit à faire naître la suspicion sur la qualité des produits et compromet leur commercialisation. Si l’on ne fait rien, on ouvre la voie à des importations massives, tandis que les capacités de production locales vont diminuer.

C’est la raison pour laquelle je demande si l’ODEADOM est disposé à mettre en œuvre des moyens conséquents pour accompagner les mesures que prendraient le cas échéant les collectivités de Guadeloupe et de Martinique concernées.

M. Hervé Deperrois. J’irai jusqu’à dire que nous devons saisir cette occasion pour parvenir à mieux maîtriser l’offre alimentaire sur ces territoires. En effet, l’observatoire de l’économie agricole a constaté, sur les dix dernières années, une baisse de la production destinée à la consommation locale aux Antilles – baisse plus prononcée à la Martinique qu’en Guadeloupe –, alors que cette production est en augmentation en Guyane ou à Mayotte et qu’elle est plutôt stable à La Réunion.

Sans que je puisse affirmer que cette baisse est liée à la question du chlordécone, il est avéré en tout cas qu’elle concerne surtout les petits producteurs qui n’ont pas intégré les filières. Cela rejoint donc ce que vous disiez au sujet de la méfiance des consommateurs et des difficultés qu’ont ces petits producteurs à commercialiser leur marchandise.

Ainsi que je l’ai dit à mes autorités de tutelles, l’enjeu est donc d’intégrer les petits producteurs dans les circuits qui bénéficient des aides de la politique agricole commune, sachant qu’il existe une très forte distorsion entre le taux d’agriculteurs bénéficiant de ces aides dans les DOM et en Hexagone, où, au travers des aides surfaciques ou des primes animales, environ 90 % des exploitants sont accompagnés.

Mme Justine Benin. Quelle perception les professionnels agricoles que vous rencontrez ont-ils de la pollution au chlordécone ?

M. Hervé Deperrois. Les agriculteurs avec qui nous travaillons sont ceux qui sont organisés en coopératives. Ils sont accompagnés et leur production est contrôlée. Comme je le disais, les choses sont beaucoup plus compliquées pour ceux qui sont livrés à eux-mêmes et ne bénéficient d’aucun accompagnement.

M. le président Serge Letchimy. Quelle est la proportion de ces agriculteurs qui ne bénéficient pas des aides ?

M. Hervé Deperrois. La proportion d’exploitations ultramarines subventionnées reste faible comparée à l’Hexagone, la nature des subventions variant selon les territoires. On compte 13 500 exploitants bénéficiaires de l’ensemble de ces subventions, soit seulement 35 % des exploitations recensées sur l’ensemble des DOM, pourcentage qui tombe à 30 % si l’on prend uniquement en compte les bénéficiaires du POSEI. Ce pourcentage recouvre une forte hétérogénéité du taux d’exploitations bénéficiaires selon les DOM, puisqu’il n’est que de 10 % en Guyane et à Mayotte, contre une exploitation sur deux pour les trois autres DOM, voire trois exploitations sur quatre en Martinique et en Guadeloupe.

Compte tenu de l’urgence sanitaire et de la nécessité de mieux contrôler la production, se fixer comme objectif d’intégrer les 25 % de producteurs isolés aux Antilles dans les dispositifs d’accompagnement de la PAC ne me semble pas hors d’atteinte.

Mme Justine Benin. Que préconiseriez-vous pour atteindre ces 25 % d’agriculteurs isolés ?

M. Hervé Deperrois. Le POSEI, tel qu’il est conçu, s’adresse aux organisations de producteurs, elles-mêmes organisées en interprofessions – c’est d’ailleurs par elles que nous passons pour distribuer les aides. Nous ne disposons pas en revanche d’aides comme les aides surfaciques qui existent dans l’Hexagone et permettent de toucher 95 % des producteurs, sauf à Mayotte où, en l’absence de filières organisées, elles ont été mises en place en 2011 lorsque Mayotte est devenue un département. Il me paraîtrait donc utile de mettre en place, à côté du POSEI qui a montré son efficacité, un système d’aides susceptibles de toucher la quasi-totalité des producteurs. Si je pense aux aides surfaciques, c’est que la déclaration de surface est aujourd’hui un outil efficient, l’ASP disposant du registre parcellaire graphique y compris pour les DOM.

Ce qui nous fait défaut en revanche, c’est le budget pour étendre ces aides surfaciques à l’ensemble des Antilles, sachant que cela ne représente pas nécessairement des sommes considérables.

M. le président Serge Letchimy. Cette suggestion est d’autant plus pertinente que les exploitations qui ne sont pas aidées sont à la fois celles qui ne font pas partie des circuits intégrés et les plus petites. Il faut savoir qu’en Martinique, il y avait en 2002 656 plantations de bananes et qu’elles ne sont plus que 356 aujourd’hui, dont 75 % font moins de trois hectares et sont vouées à disparaître dans les dix ans qui viennent. Il est donc vital de soutenir les petits planteurs et la diversification.

J’aurais voulu savoir, par ailleurs, si l’ODEADOM disposait de données chiffrées sur la superficie des terrains pollués en Martinique et en Guadeloupe, car je suppose que cela a une incidence considérable sur le montant des aides liées au premier et au deuxième piliers. Je rappelle qu’en Martinique on parle de 24 000 hectares de surface agricole utile (SAU).

Mme Maud Petit. Au-delà des données chiffrées, disposez-vous également d’une cartographie de ces zones polluées ?

M. Hervé Deperrois. Ce sont des questions qui ne sont pas réellement de notre ressort, mais les directions de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAAF) disposent de ces cartes et, si vous les interrogez, elles seront à même de vous apporter des précisions.

Cela étant, on dispose, de mémoire, en Martinique, des résultats d’analyse des sols pour pollution à la chlordécone pour 35 % de la SAU, et pour seulement 9 % en Guadeloupe. On voit donc tout le chemin qui reste à parcourir pour parvenir à dresser une cartographie complète de la pollution des sols, laquelle est pourtant indispensable à la mise en œuvre des recommandations culturales et notamment au choix de cultures et d’élevages hors sol lorsqu’on est en zone contaminée.

Il me paraît donc primordial de poursuivre, voire d’accélérer le recensement, sachant qu’une analyse de sol coûte environ 250 euros et qu’il faut en effectuer deux à l’hectare, soit un coût de 5 millions d’euros pour parvenir en cinq ans à une recension complète de la SAU martiniquaise. C’est en tout cas l’objectif qu’il faut nous fixer.

Mme Justine Benin. Pourriez-vous nous détailler le plan Écophyto pour les Antilles ?

M. Hervé Deperrois. C’est un sujet sur lequel nous n’avons pas de compétence générale, puisqu’il est piloté par le ministère des Outre-mer en lien avec le ministère de la santé.

Mme Valérie Gourvennec. Les actions relevant de l’axe 5 du plan Écophyto sont en effet pilotées par le ministère des Outre-mer et gérées par l’ODEADOM. Elles consistent notamment à développer les connaissances et les expérimentations sur des itinéraires techniques alternatifs peu consommateurs en produits phytosanitaires et à construire avec les Outre-mer une agro-écologie, axée sur la réduction de l’utilisation et de l’impact des produits phytosanitaires.

Tous les deux ans, un séminaire est organisé par le ministère des Outre-mer, afin de dresser le bilan des actions entreprises et de réviser éventuellement les orientations envisagées.

M. le président Serge Letchimy. Vous n’avez pas répondu tout à fait précisément à ma question : l’État et l’ODEADOM connaissent-ils la quantité de terres polluées par la chlordécone et le degré de pollution de ces terres ? En d’autres termes, ont-elles été identifiées ?

M. Hervé Deperrois. Les directions locales du ministère de l’agriculture disposent de cartes, qui sont accessibles au public. Mais, encore une fois, elles sont incomplètes et je ne dispose pour ma part d’aucune autre information.

Ce sur quoi je veux insister ici, c’est sur le fait que le deuxième pilier de la politique agricole commune a précisément pour vocation d’accompagner les évolutions structurelles et tout ce qui exige des investissements. Or, à en croire mes collègues qui sont en contact direct avec les autorités de gestion que sont les collectivités territoriales, les progrès en matière de cartographie ont été assez limités dans le cadre du dernier programme de développement rural (PDR). J’ai dit qu’il fallait 5 millions d’euros pour compléter la carte de la Martinique ; il en faudrait 30 pour la Guadeloupe – car l’on part de plus loin –, mais ce sont des sommes parfaitement compatibles avec leFEADER. Cela doit donc être la priorité, sans que les uns et les autres ne cessent de se renvoyer la balle arguant que ce n’est pas de leur compétence.

Mme Justine Benin. Je pose la question différemment : à combien d’hectares peut-on évaluer la SAU perdue ?

M. Hervé Deperrois. Il y a eu aux Antilles une baisse notable de la SAU, mais il n’est pas évident de savoir ce qui est lié au chlordécone et ce qui s’explique par d’autres raisons, par exemple la politique d’urbanisme.

Nous avons pour notre part constaté une baisse du nombre d’agriculteurs mais, là encore, il n’est pas évident de savoir si cela est lié au fait qu’ils n’arrivaient plus à écouler leur production parce que leurs terres étaient polluées.

M. Serge Letchimy. J’ai le sentiment que cette crise du chlordécone est gérée de manière très compartimentée et que l’ODEADOM, qui pèse pourtant 300 à 400 millions d’euros, si l’on considère les sommes qu’il redistribue, n’est pas suffisamment impliqué.

Pour ce qui me concerne, je peux vous citer des chiffres : il y a une cinquantaine d’années, la SAU s’étendait en Martinique sur 55 000 hectares ; elle était tombée il y a une vingtaine d’années à 36 000 hectares, et l’on est aujourd’hui entre 24 000 et 22 000 hectares, sur lesquels on compte 12 000 hectares pollués – cela a été porté à notre connaissance par la préfecture, il y a à peine un an, alors que la question du chlordécone remonte à quarante‑huit ans !

Sur ces 12 000 hectares, 30 % sont hyper pollués, c’est-à-dire impropres à l’exploitation agricole directe, 37 % sont moyennement polluée et 30 % très faiblement pollués. Cela signifie qu’au-delà des causes structurelles qui freinent la diversification, la pollution au chlordécone aggrave la situation, notamment des petits exploitants. Cela nécessite donc une gestion exceptionnelle, et vous avez avancé quelques pistes, mais cela révèle surtout que les différents acteurs – ministère de l’agriculture, ministère des outre-mer, ODEADOM
– n’agissent pas nécessairement de manière concertée et qu’il manque une vision globale.

Mme Justine Benin. Que pensez-vous des différents plans chlordécone qui ont été mis en place ?

Comment jugez-vous la manière dont les différentes organisations de producteurs font aujourd’hui face à la menace des ravageurs ?

M. Hervé Deperrois. Je précise que nous ne sommes pas au comité de pilotage des Plans Chlordécone.

Nous avons constaté une véritable amélioration dans la prise en compte de pratiques agro-écologiques dans tous les territoires d’Outre-mer, aux Antilles en particulier. En la matière, la filière banane a été motrice depuis 2008. Elle a mis en place le Plan banane durable (PBD) dans lequel elle s’est engagée à diminuer de façon drastique les produits phytosanitaires, en particulier dans la lutte contre les ravageurs. Ce plan est un succès : sur le terrain, on constate une évolution des pratiques avec l’implantation d’un couvert végétal pour lutter contre les ravageurs ou les adventices et de pièges à phéromones qui permettent d’obtenir des résultats remarquables dans la lutte contre les nuisibles, notamment les charançons. Aujourd’hui, le problème majeur dans les bananeraies n’est plus celui du charançon qui a été réglé, mais de la cercosporiose noire, une maladie causée par un champignon qui se développe avec l’humidité. Tout le monde a développé des solutions : le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) et l’Institut technique tropical (IT2). À La Réunion par exemple, des organismes ont permis de réelles avancées. Bref, la situation n’est plus du tout la même que dans les années quatre-vingt-dix et il y a une vraie prise de conscience de toutes les filières pour offrir au consommateur des produits de plus en plus sains et au maximum sans produits phytosanitaires. Mais ce n’est pas pour cela que rien ne reste à faire.

M. Raphaël Gérard. Ceux qui ne bénéficient pas d’aides sont surtout les petits producteurs qui vendent leur production locale sur le bord de la route. Les politiques européennes accompagnent beaucoup les agriculteurs à passer de l’agriculture conventionnelle à l’agriculture raisonnée via des aides à la conversion, avec l’objectif de parvenir à une agriculture biologique ou en tout cas un peu plus responsable et plus saine. Je m’interroge donc sur cette absence de parallèle entre les politiques publiques telles qu’elles sont orientées dans l’Hexagone et ce qui se passe dans les territoires ultramarins. Pourquoi ne retrouve-t-on pas cette même dynamique dans les territoires ultramarins ?

Cuba a fait beaucoup d’expérimentations en matière d’agriculture hors sol – la culture hydroponique par exemple – parce qu’elle a été confrontée pour le coup à l’absence de produits phytosanitaires. Comme on a des difficultés à identifier les sols contaminés, les aides ne pourraient-elles pas être fléchées vers des solutions alternatives ? Tout à l’heure, on nous a répondu qu’il faudrait aller vers des filières plus organisées et se tourner vers l’importation, autrement dit consommer des légumes produits à l’étranger plutôt que cultivés dans les territoires ultramarins, ce qui peut avoir des conséquences assez lourdes pour les petits producteurs. Ne faudrait-il pas plutôt inventer un modèle pour accompagner une filière, trouver d’autres modes de production hors sol qui seraient écoresponsables et qui pourraient apporter une réponse au problème des sols contaminés ?

Mme Valérie Gourvennec. Certes, le POSEI accompagne les productions organisées, mais il n’exclut pas les petits producteurs qui souhaiteraient entrer dans des coopératives. Au contraire, il existe des systèmes d’aides progressives qui permettent la pré-adhésion. Il faut savoir que pour ce qui concerne le maraîchage, on est sur un modèle de petites exploitations, même celles qui sont dans les circuits organisés, avec l’objectif de les faire entrer dans les circuits organisés pour des raisons sanitaires et pour avoir une meilleure maîtrise de planification, d’organisation de l’offre.

Le POSEI a intégré dans son fonctionnement le passage ou l’incitation à aller vers des politiques de qualité. Il existe des dispositifs dans les filières animales qui nous permettent d’aller sur des certifications de niveau 2, ou de niveau 3, en haute valeur environnementale, et des aides majorées pour aller sur de l’agriculture biologique. À La Réunion par exemple, il y a de plus en plus de production en agriculture biologique.

M. Hervé Deperrois. Le POSEI encourage vraiment ces pratiques, à la fois sur les grandes filières et sur les filières de diversification, avec des taux d’aides différenciés.

Vous avez raison, le sol n’est pas une condition nécessaire pour produire. Le dispositif de serre sur substrat hors sol fonctionne très bien. Il permet de maîtriser tous les intrants, l’eau notamment. On peut donc avoir une offre alimentaire, y compris sur un sol contaminé, en implantant des serres hors sol. Certes, les tomates, concombres, salades, etc. n’auront peut-être pas exactement le même goût que lorsqu’elles sont produites dans la terre, mais au moins on obtiendra des produits sains. Quant aux investissements, ils peuvent être financés via le fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER). J’ajoute que les serres sont suffisamment solides aujourd’hui pour résister aux cyclones.

Il faut donc encourager les cultures hors sol sur les zones contaminées. Mais encore faut-il savoir où sont ces zones.

Mme Justine Benin, rapporteure. Quelles sont les conséquences économiques lorsque l’on procède au classement des terrains imprégnés, à la suite de la pollution au chlordécone ?

M. Hervé Deperrois. Un terrain dont on sait qu’il est contaminé au chlordécone perd très probablement de sa valeur foncière. C’est pour cela qu’il est important de montrer que l’on peut produire sur un terrain contaminé, mais produire autrement, c’est-à-dire hors sol, qu’il s’agisse de production animale ou végétale.

La culture de plein champ a tendance à diminuer aujourd’hui, car elle est beaucoup plus dépendante du climat – sécheresse, cyclones – et de la pollution des sols. Seules les cultures biologiques ne peuvent pas être faites hors sol, parce que la réglementation l’interdit. Mais on peut produire hors sol sans traitement, soit avant soit pendant la récolte. On peut donc valoriser la culture hors sol auprès des consommateurs, sans que ce soit de l’agriculture biologique. D’ailleurs, nos filières interprofessionnelles encouragent à aller dans cette direction. Il existe donc des solutions pour que les agriculteurs produisent localement.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. En Guadeloupe, la culture bananière est située dans une zone montagneuse, c’est-à-dire une zone difficile qui le plus souvent n’est pas irriguée. Il y a quelque temps, la culture de la banane ne nécessitait pas une irrigation particulière, contrairement au maraîchage. Vous avez raison, il existe des solutions, mais à quel coût ? C’est pourquoi il est indispensable de revoir les aides européennes dans les zones polluées, car il est impossible que les agriculteurs supportent de tels coûts.

M. Hervé Deperrois. Vous avez tout à fait raison. Le deuxième pilier de la politique agricole commune est là pour cela, même si on ne le gère pas en direct puisque, je le répète, les autorités de gestion sont les collectivités territoriales et les régions. Il faut que les choix puissent être faits localement car c’est au plus près du terrain que se prennent les meilleures décisions.

Ce qui est important, c’est la mobilisation de tous les acteurs et de ne pas se renvoyer la balle. Le deuxième pilier de la PAC est un moyen considérable pour aider à régler les problèmes, tant sur la connaissance par les analyses de sol, que sur les investissements – serres, substrat, etc. Je ne vois pas d’autre source de financement que le deuxième pilier de la PAC.

M. le président Serge Letchimy. Il y a 12 000 hectares de terres polluées en Martinique, et c’est certainement la même chose en Guadeloupe. Les petits propriétaires ont vu la valeur du foncier chuter car le terrain est inexploitable, sauf si l’on trouve des solutions hors sol. À cela s’ajoute que les deux-tiers de la Martinique sont inutilisables pour la pêche – c’est la même chose en Guadeloupe –, ce qui pénalise l’économie. Comment voyez-vous un plan d’indemnisation des personnes qui ont été victimes de cette pollution massive ? Cela se fera-t-il en diminuant d’autres aides, ou bien s’agira-t-il d’une aide supplémentaire de l’État ? Ce financement s’impose moralement.

M. Hervé Deperrois. Je n’ai pas du tout de compétences en matière de pêche.

Vous avez raison, arrêter l’hémorragie de la perte des petits producteurs aux Antilles est un véritable enjeu et un objectif qu’il faut vraiment se donner. Nous disposons de toutes les statistiques agricoles dans notre base de données. Ce sont les deux seuls départements des DOM où l’on constate cette hémorragie qui est certainement liée au chlordécone. Au-delà d’une indemnisation, il faut proposer une solution. Tout à l’heure, on a évoqué l’intérêt d’une aide liée à la surface qui inviterait à entrer dans un circuit organisé, en tout cas contrôlable, qui soutiendrait beaucoup plus qu’aujourd’hui l’ensemble des producteurs.

Le deuxième pilier de la PAC pourrait permettre effectivement d’investir dans des productions hors sol sur les zones les plus contaminées. Au-delà de l’indemnisation du passé, c’est une valorisation de l’avenir qu’on propose aux agriculteurs, qui me semble encore meilleure puisque cela leur donnera un revenu et pas simplement une indemnisation ponctuelle pour la perte de valeur. Cela montrera aussi qu’on peut produire dans ces zones-là et qu’on peut dépasser une fatalité. On sait que la culture de plein champ peut très bien être dépassée aujourd’hui par la technologie, d’autant plus qu’on maîtrise encore mieux la lutte biologique sous serre qu’en plein champ. Cela représente donc un réel avenir, notamment pour les DOM où la surface est rare. Ainsi, on ne perdrait pas les surfaces disponibles, même si elles ont été contaminées.

Vous avez raison, il faut insister sur ces terres-là, apporter des solutions aux agriculteurs, ce qui leur permettra ensuite d’avoir à nouveau un revenu et évitera qu’ils cessent leur activité.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur Deperrois, vous allez certainement me dire que ce n’est pas vous qui fixez les limites maximales de résidus (LMR) de chlordécone. Mais comment sont-elles contrôlées, et comment sont-elles perçues par les agriculteurs et les consommateurs ?

M. Hervé Deperrois. Je pense que, là encore, vous interrogerez nos collègues des services territoriaux qui sont beaucoup mieux à même de vous répondre précisément.

Ce que nous avons compris en discutant avec eux lors de la préparation de cette audition, c’est que des contrôles sont organisés par les directions de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAAF) en ce qui concerne l’agriculture, et par les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) en ce qui concerne les points de commercialisation. Aujourd’hui, telle qu’elle est contrôlée, la production ne donne pas, semble-t-il, lieu à des arrêts brutaux de commercialisation. Bien sûr, si l’on baisse les LMR, il faudra réadapter les solutions, comme je le disais tout à l’heure pour la filière bovine.

Voilà ce que je peux vous dire, sachant que je n’ai pas une connaissance de terrain sur ce sujet.

M. le président Serge Letchimy. Aujourd’hui, les sols sont analysés à l’initiative de l’exploitant qui veut cultiver une parcelle. Seriez-vous favorable à une campagne généralisée en Martinique et en Guadeloupe, soutenue publiquement, permettant de faire des enquêtes et des analyses de sols sur l’ensemble des terres polluées ? Cela permettrait d’avoir une connaissance parfaite des terres polluées et de mettre en place immédiatement des processus de soutien et d’aides en fonction du niveau de pollution et de l’initiative de l’agriculteur.

M. Hervé Deperrois. Vous avez raison, se baser sur le volontariat présente l’avantage de devoir être convaincant pour arriver à la connaissance du sol. Mais encore faut‑il que l’agriculteur se libère et ait envie de mesurer la qualité de son sol. Si les analyses montrent des contaminations, on pourra lui dire qu’il existe telle solution incitative pour qu’il puisse se reconvertir, trouver une solution adaptée. C’est là que la déclinaison du POSEI dans le détail pourrait être paramétrée dans le futur pour inviter les producteurs à lever les inhibitions par rapport à cette connaissance.


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   Mardi 2 juillet 2019

Audition de M. Bruno Ferreira, directeur général, M. Pierre Claquin, adjoint à la sous-directrice de la sous-direction de la qualité, de la santé et de la protection des végétaux, M. Olivier Prunaux, chef du bureau des intrants et du biocontrôle, M. Cédric Prévost, sous-directeur de la sous-direction de la politique de l’alimentation, et Mme Isabelle Tison, directrice-adjointe du service des affaires juridiques, direction générale de l’alimentation (DGAL), ministère de l’agriculture et de l’alimentation

M. le président Serge Letchimy. Je souhaite la bienvenue à M. Bruno Ferreira, directeur général de la direction générale de l’alimentation, que nous entendrons aujourd’hui.

Il est accompagné de M. Pierre Claquin, adjoint à la sous-directrice de la sous‑direction de la qualité, de la santé et de la protection des végétaux ; M. Olivier Prunaux, chef du bureau des intrants et du biocontrôle ; M. Cédric Prevost, sous-directeur de la sous-direction de la politique de l’alimentation et Mme Isabelle Tison, directrice-adjointe du service des affaires juridiques, du ministère de l’agriculture et de l’alimentation.

Je vous rappelle que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions. Par conséquent, celles-ci sont ouvertes à la presse – quelques journalistes sont déjà présents – et rediffusées en direct sur un canal de télévision interne. Les vidéos seront ensuite consultables sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Notre audition durera une heure trente. Avant de donner la parole à M. Bruno Ferreira, pour une introduction de cinq à dix minutes, je tiens à vous rappeler que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

M. Bruno Ferreira, directeur général de la direction générale de lalimentation. En introduction, je souhaiterais rappeler quelques éléments, portant notamment sur l’évolution du cadre d’autorisation des substances des produits, depuis l’autorisation initiale du chlordécone.

Les modalités d’autorisation des produits phytopharmaceutiques ont profondément évolué, surtout depuis la fin des années 2000, avec la généralisation du concept d’analyse des risques et de la séparation entre l’évaluation et la gestion des risques, qui a été notamment une des conséquences de la crise de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB).

Le corollaire de cette séparation a été la mise en place d’agences sanitaires pour l’évaluation scientifique des risques. En France, il s’est d’abord agi de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), devenue depuis l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Quant à l’Union européenne, elle a mis en place l’Autorité européenne de sécurité des aliments (European Food Safety Authority, EFSA), en 2002.

La création d’agences d’évaluation s’est accompagnée du développement de méthodes standardisées d’évaluation approfondie.

Il serait inexact de dire que la toxicité intrinsèque des produits n’était pas prise en compte au moment de l’autorisation initiale d’usage du chlordécone. Toutefois, cette évaluation était relativement sommaire. On ne peut pas établir de comparaison entre un avis rendu en 1980 par la commission d’étude de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole, au sein de laquelle des fabricants de produits phytopharmaceutiques ont siégé jusqu’en 2001, et un rapport d’évaluation de l’ANSES ou de l’EFSA de 2019, qui s’appuie sur des documents-guide et des méthodologies standardisées.

Les conditions d’autorisation des produits phytopharmaceutiques ont de plus été progressivement harmonisées. Il s’agit aujourd’hui d’un système à deux niveaux, avec une approbation des substances actives par la Commission européenne, suivie d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) de produits phytopharmaceutiques délivrée par les États membres. Ce système n’a pas été appliqué au chlordécone, qui n’a jamais été approuvé au niveau européen, contrairement au paraquat, lequel a été approuvé de 2003 à 2007.

Ces changements d’organisation ou de procédure d’autorisation ont indiscutablement concouru à une approche beaucoup plus rigoureuse, dans laquelle la science et la prise en compte des risques occupent aujourd’hui une place prépondérante.

Le second changement d’importance réside bien évidemment dans la perception des risques et le regard sociétal porté sur les pesticides. Pendant longtemps, ces produits ont été considérés comme soignant les plantes, les possibles effets négatifs sur la santé ou l’environnement n’étant pas pris en compte.

Les paramètres prioritaires étaient alors l’efficacité, et, éventuellement, la phytotoxicité, c’est-à-dire l’effet toxique sur la plante traitée. Les risques, s’ils étaient évoqués, n’étaient pas pris en compte de la même manière qu’ils peuvent l’être aujourd’hui. Cette évolution dans la perception des pesticides est largement liée à l’évolution de la connaissance des risques et des dangers, et de la problématique des risques chroniques, alors que l’accent avait longtemps été mis sur les risques aigus.

La perception des pesticides a changé : autrefois synonymes de progrès, ils sont aujourd’hui aussi perçus comme un  facteur de risques. La prise de conscience des risques que peuvent présenter ces produits est également liée à l’amélioration des connaissances des citoyens et à leur niveau d’exigence accru concernant la protection de la santé, d’une part et celle de l’environnement, d’autre part.

Au niveau européen, ces évolutions se sont traduites par l’adoption en 2009 du « paquet pesticides », comprenant notamment un règlement, qui encadre la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et une directive, qui donne aux États membres des lignes directrices, afin de réduire les risques et l’impact de l’utilisation de ces produits. Cette politique a été déclinée en France au travers du plan Ècophyto, qui a connu plusieurs révisions. Plus récemment, en 2018, elle s’est traduite par le plan d’action sur les produits phytopharmaceutiques et une agriculture moins dépendante aux pesticides, et par le plan de sortie du glyphosate.

Dans le cadre du périmètre d’action du ministère de l’agriculture et de l’alimentation, la direction générale de l’alimentation (DGAL) délivrait des autorisations de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques jusqu’en juillet 2015. Elle s’appuyait sur des instances de conseil, qui se sont progressivement renforcées – la commission d’étude de la toxicité, l’AFSSA, et, enfin, l’ANSES. Depuis 2015, cette compétence d’autorisation de mise sur le marché a été transférée à l’ANSES.

Le ministère de l’agriculture et de l’alimentation, qui reste compétent pour l’approbation européenne des substances actives, est notamment chargé du contrôle et des règles d’utilisation des produits phytopharmaceutiques, en lien avec le ministère des solidarités et de la santé, le ministère de la transition écologique et solidaire, et le ministère de l’économie et des finances. Il est de plus toujours compétent pour introduire les dérogations de 120 jours de mise sur le marché d’un produit en vue d’un usage limité et contrôlé.

Il est important de noter que la plupart des décisions sont aujourd’hui interministérielles. Cette dimension n’a cessé d’être renforcée. Déjà présente pour le paraquat en 2003, elle ne l’était pas pour le chlordécone.

La DGAL est également impliquée dans les différents plans chlordécone, auxquels elle est associée depuis 2009. Elle pilote notamment quatre des vingt et une actions du plan national d’action chlordécone III, et est particulièrement mobilisée sur les actions de protection de la population et d’accompagnement des professionnels touchés par la pollution.

En termes financiers, la DGAL est le plus gros contributeur de l’action chlordécone du programme d’intervention territorial de l’État (PIT), qui finance le plan national d’action chlordécone III à hauteur de 60 % des crédits de l’État. En 2019, elle a augmenté sa contribution financière à ce plan de près de 30 %.

À la suite du discours du Président de la République en Martinique, en septembre 2018, et du colloque scientifique d’information, qui s’est tenu aux Antilles en octobre 2018, une feuille de route interministérielle 2019-2020 a été élaborée, afin d’intégrer une trentaine de mesures complémentaires aux vingt et une actions du plan chlordécone III. La DGAL, qui a fortement contribué à cette élaboration, s’est engagée dans la mise en œuvre d’une quinzaine de ces mesures.

Une des actions principales de cette feuille de route vise à achever la cartographie des sols pollués, qu’elle avait initiée dès 2009, en y associant un dispositif de conseil pour les agriculteurs et les éleveurs, permettant d’orienter l’utilisation des parcelles dédiées à la production de denrées. À l’heure actuelle, ce travail a permis de cartographier le niveau de contamination de 9 900 hectares de terres agricoles.

La DGAL vise l’objectif d’une exposition la plus faible possible par la voie alimentaire. À cet égard, des arrêtés renforçant les mesures relatives au chlordécone dans les viandes bovines, porcines, ovines, caprines et la volaille ont été publiés récemment, en janvier et mai 2019.

La DGAL soutient également un accompagnement technique des éleveurs, du fait de l’abaissement des limites maximales de résidus de chlordécone dans les viandes.

En 2019, nous avons augmenté de 30 % le nombre des contrôles officiels, dans le cadre des plans de surveillance et des plans de contrôle annuels, qui portent sur les denrées issues d’animaux d’élevage, sur les produits de la pêche et sur les productions végétales primaires destinées à la consommation humaine et à l’alimentation animale. Dans les deux îles, nous mobilisons pour cela près de 10 équivalents temps plein travaillés (ETPT). En 2017, 1 097 prélèvements ont été réalisés sur toutes les matrices animales en Martinique, et 952, en Guadeloupe, avec un taux de conformité de 93 % et 97 %, respectivement. De la même manière, dans les deux îles, 350 contrôles de végétaux ont été réalisés, qui se sont révélés conformes à plus de 99 %. L’effort de prélèvement sera considérablement accru en 2019, puisque 4 000 analyses sont programmées.

En lien avec le plan de surveillance et le plan de contrôle 2019, la DGAL a publié une nouvelle instruction, harmonisée entre les deux îles, qui prévoit un suivi rapproché des élevages, dont les cheptels sont susceptibles de présenter un risque. Ce dispositif est complété par un renforcement de la mesure de précaution sur les foies de bovins, qui sont systématiquement écartés de la consommation, dès que du chlordécone est détecté dans la graisse.

En outre, dans le cadre de la feuille de route 2019-2020 et de la préparation du futur plan chlordécone IV, notamment, la DGAL a initié une réflexion sur la possibilité d’interdire les cultures sensibles dans les zones où les sols sont pollués. L’ANSES a été saisie, pour que l’impact sanitaire soit évalué et qu’un outil d’aide à la décision puisse être développé.

La DGAL contribue également à la réflexion sur l’utilisation d’eau contaminée pour l’irrigation, sur le contrôle des eaux de captage utilisées dans l’industrie agroalimentaire, sur l’interdiction de certaines espèces de poissons à la consommation ainsi que sur le développement des capacités d’analyse du chlordécone aux Antilles.

Comme je l’ai indiqué, le plan chlordécone IV sera élaboré dans un cadre concerté, au niveau national comme local, en associant la population, les élus et les professionnels locaux. Il succédera au plan chlordécone III, qui court jusqu’en 2020.

Je peux vous assurer de la mobilisation complète de la DGAL sur la mise en œuvre des plans actuels, ainsi que sur la préparation des plans futurs, en gardant notamment à l’esprit l’objectif fixé par le Président de la République, de tendre vers le « zéro chlordécone dans l’alimentation », donc de réduire au maximum le risque d’exposition de la population au chlordécone par l’alimentation.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je remercie l’ensemble des cadres du ministère de l’agriculture et de l’alimentation d’avoir répondu à la convocation de la commission d’enquête. J’ai bien entendu la déclaration de M. Bruno Ferreira, selon laquelle, en 1980, le ministère de l’agriculture procédait à une évaluation sommaire des risques de ce produit, qui n’a jamais été approuvé au niveau européen. À cette époque, en effet, le chlordécone n’avait pas reçu toutes les autorisations prévues par les procédures.

La perception des risques a évolué. Nous sommes aujourd’hui face à une pollution, un fléau environnemental et sanitaire. Vous avez naturellement rappelé l’engagement du Président de la République à ce sujet.

Mes premières questions porteront donc sur les procédures d’autorisation du chlordécone. Je souhaiterais tout d’abord savoir si les comptes rendus de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture sont disponibles sur cette période.

M. Bruno Ferreira. Certains comptes rendus sont effectivement disponibles. Ils avaient d’ailleurs déjà été annexés au rapport de la mission d’information parlementaire de 2005.

Entre février 1972 et juin 1989, nous n’avons pas pu retrouver de comptes rendus sur ce sujet dans les archives du ministère de l’agriculture et de l’alimentation.

M. le président Serge Letchimy. Comment expliquer que le ministère ne puisse pas retrouver des comptes rendus, qui sont de nature officielle et dont on relève la trace dans certains courriers du ministère ? Ont-ils disparu ? Ont-ils été éliminés ? Quelles sont les suspicions que vous pourriez avoir quant à leur contenu ?

Par ailleurs, quel type de classement le ministère a-t-il adopté ? S’agit-il d’un classement interne ou national ? Avez-vous cherché dans les archives nationales ces documents perdus, dérobés ou éliminés ?

M. Bruno Ferreira. Je n’ai pas d’explication sur les raisons pour lesquelles ces archives ne sont pas disponibles. La mission d’information de 2005 avait déjà relevé dans son rapport que ces documents n’avaient pas donné lieu à des archives informatisées. Nous avons naturellement consulté différentes sources d’archives, mais nous n’avons pas pu retrouver ces comptes rendus. Je n’ai pas d’explication sur les raisons pour lesquelles ils ne sont pas disponibles.

M. le président Serge Letchimy. Ces comptes rendus correspondent-ils à la période de l’autorisation du chlordécone, en 1981 ?

M. Bruno Ferreira. Tout à fait. Nous n’avons pas retrouvé trace de ces comptes rendus entre février 1972 et juin 1989.

M. le président Serge Letchimy. Je rappelle que cette période va de la première autorisation provisoire, en 1972, à la veille du retrait de l’autorisation de mise sur le marché, en 1990. Je demande à la commission de noter la disparition des comptes rendus pendant une période extrêmement longue. C’est une situation relativement grave, qui suscite des interrogations. À ce stade, il ne s’agit pas de juger. Nous ne pouvons que signaler, de manière très officielle et juridique, la disparition de ces comptes rendus essentiels.

La question posée par Mme la rapporteure a de l’importance car, nous le savons, les Américains ont arrêté la production de chlordécone dès 1976. Par la suite, plusieurs rapports, notamment de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), déclarent officiellement que le chlordécone est un produit dangereux. À ce titre, il serait très intéressant de connaître l’avis de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture à ce moment, et les raisons qui pourraient expliquer l’autorisation provisoire de 1972, son renouvellement – il donnera lieu à d’autres questions –, et les prolongations accordées à partir de 1990, notamment en 1992 et 1993, qui faisaient suite à deux prolongations accordées administrativement afin de permettre l’écoulement des stocks.

La question de la rapporteure sur ces documents extrêmement précieux est donc essentielle. Elle montre le besoin, la soif de vérité de l’ensemble des élus et des deux peuples, guadeloupéens et martiniquais. Je souhaite donc que cette disparition des comptes rendus soit notée, comme elle l’avait été dans le rapport d’information de M. Joël Beaugendre et M. Philippe Edmond-Mariette.

Mme Justine Benin, rapporteure. Ces dossiers sont-ils disponibles aux Archives nationales ? Pourriez-vous par ailleurs nous transmettre la composition de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture ? Dans un article de 2009, M. Matthieu Fintz, de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSSET) cite des comptes rendus, rédigés entre 1968 et 1980, qui se trouvent aux Archives nationales.

M. Bruno Ferreira. Je souhaiterais apporter une précision : je n’ai pas dit que ces comptes rendus avaient disparu. J’ignore s’ils existent, car nous ne les avons pas retrouvés.

Nous disposons d’un certain nombre de pièces, jusqu’en juin 1972. Je pourrai remettre à la commission les documents relatifs aux autorisations de 1990 ainsi qu’aux prolongations, jusqu’en 1993, qui sont disponibles.

La composition de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture ayant fait l’objet d’un arrêté, elle est parfaitement disponible. Nous pouvons également vous la transmettre.

M. le président Serge Letchimy. Pourriez-vous nous transmettre ces documents le plus rapidement possible pour nous permettre de rechercher et d’auditionner les personnalités composant la commission ?

Pourriez-vous par ailleurs accélérer la procédure de recherche auprès des Archives nationales ? Je ne souhaite pas que le ministre de l’agriculture et de l’alimentation, que nous avons prévu d’auditionner en septembre, soit mis en difficulté sur l’impossibilité de remettre ces comptes rendus.

M. Bruno Ferreira. Les Archives nationales avaient déjà été sollicitées en 2005, pour le rapport de la mission d’information. Les documents n’avaient pas pu être retrouvés. Nous poursuivons nos recherches car elles n’ont pas pu être achevées depuis la convocation à cette audition. Nous vous transmettrons tous les textes que nous pourrons.

Je peux d’ores et déjà vous transmettre certaines pièces, qui concernent les périodes que j’ai citées, où les comptes rendus sont disponibles.

Pour le moment, les Archives nationales n’ont pas retrouvé les éléments dont il a été question.

Mme Justine Benin, rapporteure. Pouvez-vous nous transmettre le dossier de reconduction de l’autorisation provisoire, en 1976 ; le dossier d’autorisation de mise sur le marché du Curlone, en 1981 ; le dossier de retrait de cette autorisation en 1990 ; ainsi que le dossier des deux prolongations de l’utilisation aux Antilles, en 1992 et 1993 ?

Bien évidemment, nous vous demandons également de préciser qui a demandé ces prolongations.

M. Bruno Ferreira. Je suis en mesure de vous remettre dès aujourd’hui la décision d’autorisation de mise sur le marché en 1981 ainsi que les décisions de retrait de cette autorisation en 1990 et des deux prolongations d’utilisation en 1992 et 1993. À ce stade, nous n’avons toutefois pas retrouvé l’autorisation provisoire de 1976. Cela avait d’ailleurs été souligné dans le rapport de la mission d’information de 2005. Ce document n’avait pas été conservé dans la base informatique.

Naturellement, comme pour les documents précédents, si nous parvenons à retrouver des traces de ces éléments, nous les transmettrons à la commission. Je peux d’ores et déjà vous transmettre les autorisations données dans la période allant de 1981 à 1993.

M. le président Serge Letchimy. Une autorisation, provisoire, est donnée en 1972, qui est reconduite en 1976. Vous ne retrouvez pas le document de 1976, mais retrouvez-vous celui de 1972 ?

M. Bruno Ferreira. En effet, le document de 1976 n’a pas été retrouvé. Nous devons vérifier les documents en notre possession, notamment les rapports de la commission d’étude des toxiques, entre 1968 et 1972.

M. le président Serge Letchimy. Pourrez-vous nous faire parvenir par le biais des administrateurs les documents que vous retrouvez, notamment l’autorisation de 1972 ?

M. Bruno Ferreira. Oui. Je peux déjà vous remettre les décisions de 1981, 1990, 1992 et 1993, ainsi que du renouvellement, qui a eu lieu en 1986.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Je voudrais revenir un instant sur la disparition des archives – archives papier, forcément – entre février 1972 et juin 1989.

A-t-on des traces d’archives antérieures à 1972 et postérieures à 1989, afin de bien comprendre si un acte indélicat a pu être commis ?

M. Bruno Ferreira. Nous avons notamment des comptes rendus de réunion de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture, entre 1968 et 1972. Puis, nous n’avons pas retrouvé de trace, jusqu’en 1989.

S’agissant des autorisations, nous avons des archives relativement parcellaires sur certains dossiers. Je n’ai pas pu comparer avec d’autres dossiers, pour établir s’ils comportaient également des pertes. Pour ces pièces, nous avons en effet un trou dans cette période.

M. le président Serge Letchimy. Ces disparitions de documents sont-elles habituelles ou n’ont-elles été constatées que dans ce cas ? Connaissez-vous d’autres exemples de disparitions ou de pertes de documents ? Le ministère a-t-il été interpellé par cette situation, qui me semble assez grave ?

M. Bruno Ferreira. Je n’ai pas d’élément de réponse à vous apporter car, comme je l’ai indiqué, je n’ai pas pu effectuer de comparaison.

M. le président Serge Letchimy. Puisque vous êtes un haut responsable du ministère de l’agriculture et de l’alimentation, avez-vous eu connaissance de perte ou de disparition de documents dans les cinquante dernières années, qui seraient liées à des problèmes administratifs ou d’organisation ? Il paraît étrange que ces documents concernant une période très précise disparaissent. Vous imaginez les nombreuses suspicions que peut faire naître cette disparition quant à la nature de celle-ci.

Connaissez-vous d’autres exemples, oui ou non ?

M. Bruno Ferreira. Je n’en connais pas car je n’en ai pas cherché. Je ne porte pas d’évaluation sur la qualité de l’archivage, en général, ou sur ce dossier en particulier. Nous avons recherché les pièces relatives à ce dossier mais nous pouvons regarder si d’autres dossiers présentent les mêmes lacunes ou s’il s’agit d’une difficulté spécifique. Je n’ai pas d’élément pour répondre à cette question.

M. le président Serge Letchimy. Pourriez-vous nous informer si, au cours des quarante dernières années, vous avez eu des disparitions de la même nature ? Je souhaite avoir une réponse écrite à cette question.

Cette perte est-elle liée à un accident – l’administration perd des documents sur une période de plus de dix ans –, ou à une organisation de la disparition, à un vol, à une destruction ? Dites-nous quelque chose : cette question est tout de même très importante.

Je vous poserai tout à l’heure plusieurs questions, et vous comprendrez alors le sens de ma remarque.

M. Bruno Ferreira. Je dois regarder ce point. Nous vous transmettrons une note, après avoir fait des tests sur les documents relatifs à plusieurs molécules anciennes pour lesquelles nous aurions pu avoir des informations sur la même période, afin d’établir si nous avons une perte globale des archives ou si certains dossiers spécifiques ont disparu. Je n’ai pas d’élément à l’heure actuelle.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez dit que vous disposiez d’archives parcellaires sur certains dossiers, et en particulier sur ce dossier, ô combien important pour nos populations, un dossier qui frise l’empoisonnement des sols de la Guadeloupe et de la Martinique.

S’agissant des deux prolongations de l’utilisation du chlordécone aux Antilles, en 1992 et 1993, confirmez-vous que vous nous remettrez les dossiers, dans lesquels nous trouverons naturellement les personnes qui ont pu demander ces prolongations ?

M. Bruno Ferreira. Tout à fait.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je souhaiterais poursuivre avec des questions relatives à l’environnement. Quelles actions de cartographie et d’analyse des sols et des eaux menez-vous ? Qui les réalise, et suivant quelle méthodologie ?

M. le président Serge Letchimy. Si vous le permettez, madame la rapporteure, avant d’aborder ce sujet, je souhaiterais rester sur la première partie. Après le cyclone Allen de 1979 et le cyclone David de 1980, à la fin de la première période provisoire d’autorisation d’utilisation du Kepone, les Américains ont déjà arrêté leur production – cette décision est prise en 1976. Au bout de deux ans, après avoir interdit la production et procédé à des indemnisations, ils ont réglé le problème.

On nous laisse entendre qu’outre une production américaine de 1 600 tonnes, 300 tonnes ont été produites au Brésil, où la synthèse est réalisée, et qu’une entreprise « a dû » en racheter les droits d’exploitation à une filiale de l’entreprise DuPont de Nemours. Il s’agissait de la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC). La société Calliope, installée à Port-la-Nouvelle, près de Béziers, a ensuite exploité ces droits.

Pourriez-vous nous donner des précisions sur l’entreprise martiniquaise qui a passé ces accords ? Quel est son champ d’influence, qui a abouti à l’autorisation de 1981 ?

Si vous souhaitez vous concertez quelques minutes avant de répondre, nous pouvons suspendre la séance car ces questions sont essentielles.

M. Bruno Ferreira. Les éléments ont été rapportés en 2009 dans la note de l’AFSSETévoquée tout à l’heure. Je n’en dispose pas d’autres.

M. le président Serge Letchimy. Vous êtes en train de nous dire qu’une autorisation d’utilisation d’un produit a été donnée en 1981 sans que l’on en connaisse l’origine ? Les Américains ayant arrêté la production, on ignore en effet d’où le chlordécone provient, qui dispose de la licence, qui a demandé cette autorisation de mise sur le marché. Il n’est pas arrivé par l’opération du Saint-Esprit, par terre ou par mer ! Quelqu’un l’a bien fait venir, non ?

M. Bruno Ferreira. La note de 2009 de l’AFSSET précise bien que le 6 mai 1981, une demande d’homologation a été déposée pour le Curlone par les établissements Laurent de Laguarigue [sic], l’autorisation provisoire de vente ayant été attribuée le 30 juin 1981.

M. le président Serge Letchimy. Très bien.

M. Bruno Ferreira. Le tableau d’autorisation fournit un certain nombre d’informations : cette spécialité, inscrite au tableau C, était composée à hauteur de 5 % de chlordécone pour lutter contre le charançon du bananier – 30 grammes par pied. Le tableau mentionne également que l’avis définitif de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture est nécessaire.

À la suite de la délivrance de l’autorisation provisoire de vente du Curlone en 1981, différents groupements de producteurs ainsi que le détenteur de l’autorisation de mise sur le marché ont soumis leur demande d’homologation de ce produit en l’absence d’alternative possible en 1986.

En octobre 1988, un rapport de l’IRFA, l’Institut de recherche sur les fruits et agrumes, transmis au Service central de la protection des végétaux fait état de « l’insuffisance de solutions alternatives au chlordécone, dont l’interdiction se répercuterait sur la productivité des bananeraies antillaises ».

En août et septembre 1988, en l’absence d’alternative, les groupements de producteurs et le détenteur de l’autorisation de mise sur le marché formulent plusieurs demandes au service central du ministère chargé de l’agriculture, demandes relayées par les parlementaires les 23 et 30 avril 1990 par des questions écrites et des courriers adressés au ministre de l’agriculture. En l’absence de solutions alternatives efficaces, ils demandent un délai supplémentaire d’utilisation de trois ans, soit, jusqu’en février 1995 – ces éléments figurent dans le rapport d’information de 2005 sur l’utilisation du chlordécone et des autres pesticides dans l’agriculture martiniquaise et guadeloupéenne.

Dans une réponse adressée en juin 1990, le ministre affirme que « conformément à la réglementation en vigueur, un délai de deux ans est accordé à partir de la date d’avis du comité d’homologation de février 1990 pour la vente et la distribution des spécialités ayant fait l’objet d’un retrait d’autorisation de vente. En conséquence, durant ce laps de temps, des solutions de substitution peuvent être mises au point. Cependant si, à l’issue de cette période, un délai supplémentaire d’un an s’avérait nécessaire, je ne serai pas opposé à l’accorder ». Cette pièce figure, je crois, en annexe du rapport de 2005.

Le 17 janvier 1991, l’IRFA a adressé un courrier aux services centraux du ministère pointant l’absence de solutions alternatives efficaces entre le 1er mars 1992, 1993 et 1994, années supposées de mise en œuvre des alternatives déjà visées dans la prolongation.

Les producteurs et le détenteur de l’autorisation de mise sur le marché ont formulé de nouvelles demandes en juin 1992. Deux dérogations successives ont été accordées qui ont conduit à une prolongation d’un an et demi au total.

Selon l’étude publiée en 2009 par l’AFSSET, la reconduite de l’utilisation de cette substance active s’explique enfin par le contexte tropical des Antilles et l’absence d’alternative pour ces cultures.

M. le président Serge Letchimy. Même si vous ne disposez pas des documents, quel était l’avis de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture  à la veille de l’autorisation de 1981 ? En outre, vous avez évoqué « les » parlementaires, or, tous les textes font état d’une seule personne.

M. Bruno Ferreira. C’était une formulation générique.

M. le président Serge Letchimy. Très bien.

M. Bruno Ferreira. Il s’agissait d’une question écrite du député Guy Lordinot.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Je suis arrivée en retard mais j’ai bien compris que la discussion portait sur la disparition des archives.

Sans connaître nominativement chaque membre de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture , pourrait-on savoir quelles instances étaient représentées ? Un rapport de Pierre-Benoît Joly fait état d’un témoignage d’Isabelle Plaisant, qui en était membre, relatant que les toxicologues et les défenseurs de la santé publique y étaient très peu nombreux par rapport au lobby agricole.

M. Bruno Ferreira. Je l’ai dit, nous vous transmettrons les arrêtés de composition de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture  systématiquement publiés dans le Journal officiel. Comme je l’ai également indiqué lors de mon propos liminaire, cette composition a considérablement évolué – y siégeaient également jusqu’en 2001 des représentants de l’industrie phytopharmaceutique – de manière à renforcer les compétences en matière de toxicologie et d’éco-toxicologie jusqu’à la création de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments. En 2015, le transfert des autorisations de mise sur le marché à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, a également permis de renforcer ces compétences.

M. le président Serge Letchimy. La composition de la commission est certes précieuse mais nous souhaitons qu’elle soit aussi nominative.

M. Bruno Ferreira. Ces deux informations figurent dans les arrêtés de composition et de nomination de la commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture  qui vous seront transmis.

M. le président Serge Letchimy. Pourriez-vous également nous transmettre l’autorisation de commercialisation n° 8100271 de 1981 du chlordécone sous forme de Curlone ?

M. Bruno Ferreira. Oui.

Mme Justine Benin, rapporteure. S’agissant de la disparition des archives, j’ai fait le tour de la question et, si vous le voulez bien, je souhaite que nous en venions au thème de l’environnement.

M. le président Serge Letchimy. Bien sûr.

Mme Justine Benin, rapporteure. Qu’en est-il de la cartographie et de l’analyse des sols et des eaux ? Qui les réalise et selon quelle méthode ?

M. Bruno Ferreira. Les services du ministère de l’agriculture et de l’alimentation se chargent de la réalisation des analyses de sols agricoles. Dans ce cadre, les agriculteurs et les éleveurs bénéficient d’un conseil permettant d’assurer l’interprétation des résultats et d’orienter les producteurs sur l’utilisation des parcelles et les cultures qu’ils peuvent y entreprendre.

En outre, le géo-référencement précis des parcelles analysées et l’intégration des données dans des systèmes d’information géographique ont permis de cartographier le niveau de contamination, à l’heure actuelle, de 9 900 hectares de terres agricoles. 20 000 hectares doivent être encore analysés pour obtenir une cartographie complète.

Ce travail a donc été mené par la Direction de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt et le service alimentation de cette Direction.

Des cartographies des sols des zones urbaines et périurbaines existent mais elles relèvent du ministère de la transition écologique et solidaire.

Par ailleurs, sont également organisées régulièrement des analyses des eaux, lesquelles relèvent de la compétence des Offices de l’eau des Antilles, qui assurent le suivi de nombreux pesticides – dont le chlordécone – grâce à une quarantaine de stations de mesure.

Comme je l’ai également dit dans mon propos liminaire, la poursuite du travail sur le niveau de pollution des sols agricoles et la cartographie est une priorité de la Direction générale de l’alimentation et de ses services déconcentrés dans les deux Directions de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt.

M. le président Serge Letchimy. Où se situent les 9 900 hectares ? En Martinique ou en Guadeloupe ?

M. Bruno Ferreira. Dans les deux îles.

M. le président Serge Letchimy. Quelle est leur surface agricole utile totale ? Pour la Martinique, celle-ci est de 24 000 hectares.

M. Cédric Prévost, sous-directeur de la politique de lalimentation. En effet, dont 8 000 hectares sont analysés, le reste n’étant pas cartographié.

La cartographie et la méthodologie utilisées par les Directions de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt dans les deux îles visent d’abord à cartographier les zones qui sont susceptibles d’être contaminées. Priorité est donc donnée à celles où le chlordécone a déjà été utilisé.

M. le président Serge Letchimy. Le flou est encore grand puisque sur les 48 000 hectares de surface agricole des deux îles, 9 900 hectares ont été analysés auxquels il faut donc ajouter 20 000 hectares.

Pourriez-vous nous fournir une note précise sur le niveau respectif d’analyse et de cartographie pour la Martinique et pour la Guadeloupe ? Les informations dont je dispose à ce jour ne correspondent pas à celles que vous donnez.

Ensuite, pour quelle raison l’établissement de cette cartographie et les analyses de sol ont-ils tant tardé ? Pourquoi est-ce seulement l’année dernière qu’une accélération s’est produite en Martinique et en Guadeloupe alors que ce phénomène a duré pendant 48 ans ? Vous n’êtes certes pas responsable, mais que s’est-il passé ? Nous savons qu’il y a de la pollution depuis 1978, 1979, 1980 ; en 1988, on commence à « entrer dans le dur » et autant de temps est nécessaire pour connaître l’ampleur et la nature des terres polluées. Pour la Martinique, les chiffres sont de 12 000 hectares pollués sur 24 000, dont un tiers est hyper-pollué, un tiers moyennement et un tiers faiblement. Les conséquences sur la santé sont réelles puisque la plupart des cancers de la prostate et des récidives est constatée sur les terres très polluées. Vous imaginez bien les conséquences pour la production et la consommation !

Comment donc expliquer que le ministère de l’agriculture ou les services concernés aient pris tant de temps pour faire ce travail ?

M. Cédric Prévost, sous-directeur de la politique de lalimentation. Comme l’a mentionné le directeur général, le travail sur la cartographie a d’abord été effectué pour soutenir l’activité agricole de manière à maîtriser les risques et à avoir une vision d’ensemble de la contamination des sols afin, en retour, de pouvoir donner des conseils sur les cultures qui peuvent y être développées.

Ces trois niveaux de sensibilité et de contamination permettent de faire en sorte, par exemple en cas de niveau trop élevé en chlordécone, que les agriculteurs ne cultivent pas de légumes-racines. Initialement, l’objectif était donc cette activité de conseil auprès des agriculteurs.

Ensuite, nous avons reçu des demandes d’accès aux documents et c’est en mai 2017, je crois, que la CADA, la Commission d’accès aux documents administratifs, a rendu un avis rendant obligatoire la publication de la cartographie. Les préfectures ont ensuite pris le relai pour que cette transparence soit effective. Ainsi a-t-il été fait par celles de Martinique et de Guadeloupe. Les cartographies ont été publiées mais elles ne sont en effet pas complètes. Comme le directeur général l’a rappelé, de même que le Président de la République en septembre 2018, l’objectif est de parvenir à un panorama complet.

M. Bruno Ferreira. Comme vous l’avez demandé, nous transmettrons une note sur la méthode qui a permis de centrer l’action sur les zones qui devaient être cartographiées en priorité, sur la méthodologie complète d’analyse et de collecte des résultats et sur le travail programmé pour avancer sur cette question.

M. Lénaïck Adam. J’ai une question concernant en particulier la Guyane.

Monsieur le directeur, la brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaire créée en 1992 d’abord pour lutter contre les pratiques illicites dans l’élevage, avant que ses compétences soient étendues aux produits phytosanitaires, relève de votre Direction.

Je me pose plusieurs questions. Quels dispositifs existaient avant 1992 pour traquer les infractions phytosanitaires ? À partir de quand a-t-on commencé à recenser ceux qui ont été utilisés sur le territoire national et, bien sûr, dans les territoires ultramarins ?

De plus, cette brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires est-elle déjà intervenue en Guyane afin d’approfondir la question de l’usage du chlordécone alors que l’on nous dit que ce type de produit aurait été utilisé partout aux Antilles mais pas en Guyane, la brigade pouvant procéder à des enquêtes administratives approfondies pour prévenir ou faire face à un scandale phytosanitaire ? Je m’interroge d’autant plus compte tenu du contexte transfrontalier sensible, le Brésil et le Surinam, en l’occurrence, pouvant utiliser des produits interdits en France mais qui peuvent y être introduits. La brigade s’est-elle déjà penchée sur ces questions ?

M. Bruno Ferreira. En effet, la Direction générale de l’alimentation dispose d’une brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires qui réalise deux types d’action : des enquêtes administratives transversales pour essayer de déceler des pistes émergeantes ou mal connues qui pourraient être à l’origine de systèmes de fraudes organisées ; elle intervient également pour le compte du ministère de la justice – les informations sur les affaires en cours étant couvertes par le secret judiciaire, le directeur général peut parfois tout en ignorer – sur un certain nombre d’affaires liées à la découverte ou à la suspicion de réseaux frauduleux, qu’ils concernent des produits phytopharmaceutiques ou des médicaments vétérinaires, voire des trafics d’animaux ou des fraudes alimentaires.

Elle intervient aussi très souvent en synergie avec le service national d’enquêtes de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ou avec l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique, mais toujours sous l’autorité de la justice.

Avant l’extension du champ de compétences de la brigade nationale d’enquêtes vétérinaires, aucune disposition spécifique ne permettait de bénéficier de la même force d’intervention dans le domaine des produits phytopharmaceutiques. En février 2014, la Direction de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt de Guyane, avec l’appui de la brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires et de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique, a renforcé les dynamiques de contrôle des importations illégales de produits phytopharmaceutiques en Guyane. Une intervention a donc bien déjà eu lieu en matière de produits phytopharmaceutiques dans le contexte que vous avez rappelé, même si elle ne concernait pas spécifiquement le chlordécone.

M. Lénaïck Adam. Une précision : vous avez évoqué l’absence de dispositions spécifiques. Cela signifie-t-il qu’il n’y en avait pas ou qu’elles étaient intégrées dans un autre dispositif ?

M. Bruno Ferreira. Je me suis mal exprimé. Il n’existait pas de structures dédiées à cette recherche mais elle faisait bien partie des compétences des agents chargés notamment des contrôles de l’utilisation ou de la commercialisation des produits phytopharmaceutiques.

Avant cette extension au domaine phytosanitaire, en effet, il n’existait pas de structure dédiée en tant que telle, facilement mobilisable par le ministère de la justice, pour réaliser des enquêtes approfondies et transversales comme c’était le cas dans le domaine vétérinaire.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez bien dit avoir analysé 9 900 hectares en Guadeloupe et en Martinique. Monsieur le président vous faisait remarquer à juste titre qu’il y a 24 000 hectares de terres agricoles en Martinique et qu’il en est à peu près de même en Guadeloupe. Vous avez dit que 8 000 hectares avaient été analysés en Martinique. Resteraient donc 1 900 hectares analysés en Guadeloupe. Quel pourcentage du territoire a-t-il été analysé ?

Je constate que l’établissement de la cartographie est en panne.

M. le président Serge Letchimy. En panne ou non ? Telle est la question.

M. Bruno Ferreira. Je ne dirais pas qu’il est en panne. Nous sommes en phase d’accélération pour atteindre le maximum d’hectares, objectif fixé par le Président de la République.

M. le président Serge Letchimy. Avez-vous un agenda ? Dix ans, deux ans, cinq ans, vingt ans ?

M. Bruno Ferreira. Je n’en ai pas de précis. La question qui se pose pour atteindre l’objectif dans un minimum de temps est bien entendu celle des moyens, tant pour réaliser les prélèvements que pour faire les analyses nécessaires. Nous mobiliserons toutes les forces possibles, dont un réseau de laboratoires qui pourront analyser les échantillons de terre.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un certain nombre de contraintes logistiques et de moyens pour pouvoir avancer plus vite.

M. le président Serge Letchimy. Je tiens à ce que la commission note de manière très précise que la cartographie des sols est loin, très loin d’avoir abouti – ce n’est pas une critique à votre endroit mais c’est une réalité et il faut la constater.

J’ai été très étonné que la préfecture de Martinique nous présente l’année dernière les premières étapes de la cartographie tant je pensais que la situation était bien plus avancée. Pourquoi ? Il est de notre responsabilité de le noter : cette cartographie et la connaissance du niveau de pollution, parcelle par parcelle, dépendent des politiques publiques qui doivent être mises en œuvre pour accompagner les agriculteurs – les degrés de pollution sont en effet différents – et des politiques sanitaires car, nous le savons, environnement et santé sont liés.

Il y a urgence. Je demande donc à la commission d’enquête de noter aussi que la plupart des hauts fonctionnaires de l’État nous parle de moyens, et c’est très important. Vous l’avez dit, et vous avez raison : la question des moyens est toujours présente.

Cela peut nous amener à conclure que, d’une manière générale, les moyens mis en place ne correspondent pas à l’ampleur et à la gravité de la situation. C’est ce que nous ressentons à ce stade.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. En 2008, j’étais maire d’une commune située dans le « croissant bananier » en Guadeloupe et lorsque les premières cartographies ont été connues, le préfet d’alors nous avait recommandé de ne pas les diffuser et de les garder confidentielles.

Vous avez dit tout à l’heure que la CADA vous obligeait à la transparence. L’État a-t-il quant à lui la volonté de ne pas prendre vraiment en compte l’ampleur du phénomène et n’a-t-il pas voulu diffuser ces cartographies ? Était-ce une décision du préfet ou cela venait-il de plus haut ? Nous connaissons les difficultés qui existent suite à la dépréciation foncière de ces terrains. L’État voulait-il vraiment dissimuler l’étendue de la catastrophe ?

M. Bruno Ferreira. Je ne sais pas pourquoi la cartographie n’a pas été rendue publique à l’époque.

Je rappelle qu’actuellement, nous voulons aller beaucoup plus loin puisque, dans le cadre de la feuille de route 2019-2020, suite au discours de 2018 du Président de la République, nous réfléchissons à la façon de rendre ces analyses de sol obligatoires – dans certain cas, il a en effet été difficile de trouver l’information – de manière à pouvoir autoriser ou non certaines cultures sensibles sur certains sols en fonction du niveau de contamination.

Nous nous inscrivons donc dans une démarche de transparence quant au niveau de contamination des sols en question.

Pourquoi cette cartographie n’a-t-elle pas été rendue publique à l’époque ? Je ne dispose pas d’éléments pour vous répondre.

Mme Justine Benin, rapporteure. Distinguez-vous des degrés de pollution ?

M. Bruno Ferreira. Oui, en fonction du niveau de concentration de chlordécone dans les sols.

J’ai évoqué tout à l’heure les conseils donnés aux agriculteurs lorsque les résultats sont connus. Ils portent sur les cultures qui peuvent être produites. Par exemple, il est possible de cultiver certains végétaux sur les sols contaminés, notamment, les cultures fruitières arbustives – agrumes, goyaves, papayes, bananes et cultures maraîchères sans contact direct avec le sol comme les choux, les tomates, les pois et les cristophines. Ils ne sont que très peu voire pas du tout sensibles au transfert de chlordécone vers les parties consommées et ils peuvent donc être cultivés sur toutes les parcelles, quelle que soit la teneur en chlordécone du sol.

Les productions maraîchères qui, elles, poussent en contact avec le sol – concombres, giromons, melons, pastèques, salades et canne à sucre lorsqu’elle est destinée à la fabrication de jus de canne ou à l’alimentation animale – sont moyennement sensibles au transfert de chlordécone et ces productions ne doivent pas être cultivées sur des terrains fortement contaminés, dont la teneur en chlordécone est supérieure à 1 milligramme par kilogramme de sol sec.

Enfin, les légumes-racines – cives et tubercules, soit, les ignames, les patates douces, les carottes – sont en revanche très sensibles au transfert de chlordécone, la partie consommée se développant directement ou en grande partie dans le sol. Ces productions ne doivent donc pas être cultivées sur des terrains pollués au-delà de 0,1 milligramme de chlordécone par kilogramme de sol sec.

Les contrôles qui ont été effectués dans le cadre des plans de surveillance et des plans de contrôle montrent que lorsque ces recommandations sont respectées, les productions sont conformes aux limites maximales de résidus.

Mme Justine Benin, rapporteure. Et pour l’élevage ?

M. Bruno Ferreira. La question se pose essentiellement pour les ruminants, pour lesquels des concentrations importantes ont été détectées – notamment sur les bovins.

J’ai rappelé tout à l’heure les mesures de précaution qui sont prises visant à écarter systématiquement le foie dès lors que du chlordécone est détecté. En l’occurrence, il ne s’agit même pas de déterminer une concentration : il a été en effet démontré que le foie concentre des quantités importantes de chlordécone. Il a également été démontré qu’un processus de décontamination peut être mis en place en faisant paître l’animal sur des terres qui ne sont pas contaminées.

S’agissant des productions de volailles ou de porcs destinées à la vente, le problème se pose d’une manière moins prégnante puisque les élevages sont essentiellement hors sol.

Le problème peut se poser en revanche pour les animaux élevés dans le cadre des jardins familiaux – JAFA. Des opérations pilotées par la Direction générale de la santé et les Agences régionales de santé permettent de formuler des recommandations.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Monsieur le directeur général, puisque vous évoquiez l’absence d’alternative au chlordécone, les répercussions économiques qu’aurait eues sur la production antillaise de bananes l’absence d’utilisation de chlordécone ont-elles été évaluées ? Et qu’en est-il du nombre de cas de décès, de maladie et de handicaps induits par l’utilisation de ce produit hautement toxique, considéré comme n’étant pas biodégradable, dont la demi-vie serait comprise entre 3,8 et 46 ans, voire serait bien supérieure ?

M. Bruno Ferreira. Nous n’avons pas trouvé trace d’évaluation économique. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, les producteurs ont demandé de manière répétée à pouvoir l’utiliser, en l’absence de solution alternative, mais sans que l’impact qu’aurait eu la non-autorisation de ce produit sur les productions de bananes ait fait l’objet d’évaluation chiffrée.

Quant à votre deuxième question, Madame la députée, un certain nombre d’études ont été conduites selon des axes légèrement différents, à propos de différentes populations. La direction générale de la santé vous répondra mieux que moi, qui ne suis pas spécialiste de la question.

M. le président Serge Letchimy. À plusieurs reprises, vous avez indiqué, Monsieur le directeur général, que, selon les rapports, il n’y a pas de solution alternative. Cependant, la fin de l’usage du chlordécone n’a pas entraîné la fin des bananeraies. Il y avait bien une solution, naturelle : les pièges à charançons. Il y a toujours eu une solution, et ces pièges sont revenus lorsqu’un terme a été mis à l’usage du chlordécone. Il est donc faux de prétendre, comme certains l’ont écrit à plusieurs reprises, qu’il n’y avait pas de solution naturelle. Plusieurs rapports, notamment à la veille de l’interdiction du produit, ont d’ailleurs clairement mentionné l’existence d’alternatives.

Pouvez-vous nous dire quelle méthode vous utilisez ? Votre cartographie vise à soutenir la production. Ce n’est pas une entreprise menée à grande échelle dans le but de porter à la connaissance de la population de Guadeloupe et de Martinique l’éventuelle présence, sur telle ou telle parcelle, de chlordécone, et des dangers encourus ou de l’absence de danger. De son côté, l’agriculteur peut prendre l’initiative de demander une aide pour connaître le niveau de pollution des terres qu’il souhaite exploiter. Il y a donc, d’un côté, une cartographie établie à un rythme très lent et, de l’autre, une cartographe à l’initiative des individus, mais, ainsi, n’en avons-nous pas pour deux cents ans ? Ne serait-il pas plus utile d’entreprendre d’établir une cartographie complète ? Il s’agit non pas de 50 millions d’hectares mais seulement de 24 000 hectares ! Il faudrait régler ce problème. Par ailleurs, nous pouvons aller plus loin dans l’accompagnement, mais le rythme auquel cette cartographie est établie actuellement est insuffisant, eu égard à la gravité de la situation.

M. Bruno Ferreira. Comme je l’ai indiqué, nous sommes effectivement dans une dynamique d’accélération de cette cartographie. Nous explorons même la possibilité de rendre cette analyse obligatoire pour les sols agricoles, de manière à pouvoir interdire certaines cultures sensibles en fonction du niveau de concentration du chlordécone dans les sols concernés. Notre objectif est donc bien celui que vous avez rappelé, Monsieur le président.

Il n’a pas non plus toujours été simple, localement, de réaliser ces analyses, notamment eu égard au caractère éventuellement privatif des parcelles. Bien évidemment, il nous faut aller plus loin ; c’est dans cette dynamique que nous nous sommes engagés, pour orienter de manière plus incitative les productions, la cartographie devant permettre de déterminer ce qui peut et ce qui ne peut pas être cultivé sur tel ou tel sol. Si c’est nécessaire, nous pourrons prendre une mesure réglementaire. C’est ce qui est à l’étude en ce moment, et nous allons, comme je l’ai indiqué tout à l’heure, saisir l’ANSES pour voir quels outils développer afin d’enclencher cette dynamique sur l’ensemble des terres agricoles. Bien évidemment, cela s’accompagne obligatoirement de l’analyse de tous les sols.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Comment l’État s’est-il assuré du respect de l’interdiction du chlordécone ? S’est-il assuré de la destruction de tous les stocks ? On parle beaucoup d’un enfouissement des produits restants. Qu’en est-il ?

M. Bruno Ferreira. En ce qui concerne les stocks, l’action de contrôle de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques a été constamment renforcée au sein du ministère de l’agriculture. Je ne dispose cependant pas de chiffres précis sur les forces mobilisées au moment où l’utilisation des stocks est devenue impossible.

La rumeur selon laquelle des stocks auraient été enfouis m’est parvenue par les services locaux des deux îles. Aucune information n’a cependant pu être obtenue quant à sa véracité et quant aux lieux de cet éventuel enfouissement.

M. Didier Martin. Je veux revenir sur les contrôles et prélèvements que vous faites actuellement. Vous avez indiqué, monsieur le directeur général, que 99 % des prélèvements sur les fruits et légumes étaient conformes ; c’est assez rassurant. En revanche, pour les viandes, le taux est inférieur, compris entre 93 % et 97 % ; c’est légèrement préoccupant. Que deviennent donc ces viandes non conformes ? Et qu’en est-il de la fiabilité et la rapidité des tests ?

M. Bruno Ferreira. Lorsque la teneur mesurée est supérieure à la limite maximale applicable aux résidus de chlordécone qu’ils ne doivent pas dépasser pour être reconnus propres à la consommation humaine (LMR), les produits ne peuvent être mis sur le marché ; ils sont donc détruits. Je n’ai pas à l’esprit les délais précis, mais c’est une information que nous pourrons vous donner.

À la suite d’un premier avis rendu par l’ANSES sur les LMR dans la graisse, un arrêté, publié au mois de janvier dernier, a abaissé ces LMR. Un deuxième arrêté publié en mai de cette année a porté sur les autres espèces. Les différentes études ont montré qu’il fallait affiner les rapports qui permettaient d’établir la conformité de la viande en fonction de la teneur de chlordécone dans la graisse. Les valeurs ont donc été abaissées, pour que l’on soit sûr du respect de la LMR de 20 microgrammes par kilogramme dans la viande. C’est l’objet de ces deux arrêtés.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Des actions de dépollution des sols sont-elles en cours, ou envisageables ? Et qu’en est-il de la pêche ? Vous avez bien montré une évolution de la perception des risques. Des enquêtes ont suggéré à partir des années quatre-vingts la possibilité d’effets négatifs sur l’ensemble de l’environnement. La pollution se déplace-t-elle au fil du cycle de l’eau, éventuellement au point d’affecter nos pêcheurs ?

M. Bruno Ferreira. En ce qui concerne les actions de dépollution, des expérimentations ont été menées, dont des résultats ont été présentés lors du colloque scientifique et d’information du mois d’octobre 2018. Cependant, il n’existe pas encore de technique de dépollution applicable à grande échelle et économiquement viable.

Nous connaissons relativement bien les phénomènes de dépollution, notamment par des plantes remédiatrices ou dépolluantes, en ce qui concerne la pollution des sols par des métaux lourds. Pour des molécules du type du chlordécone, c’est plus complexe ; aujourd’hui, nous ne disposons pas d’une technique économiquement viable. Une expérience in situ a notamment été conduite par le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), que je crois que vous auditionnerez également. Il s’agissait d’évaluer les différentes voies de dépollution des sols. À ce stade, une technique semble prometteuse, même si nous ne sommes pas au bout de l’investigation : un procédé de remédiation par réduction chimique in situ. Il s’agit de détruire la molécule de chlordécone par incorporation dans le sol d’une substance qui va permettre cette réduction. À la suite d’une première phase d’évaluation favorable en laboratoire, d’abord avec du sable de Fontainebleau, puis avec du sol des Antilles, un pilote expérimental sur une parcelle a été réalisé pour vérifier la faisabilité de cette technique de dépollution. Les travaux se sont déroulés de 2013 à 2014, sur une parcelle d’environ 1 000 mètres carrés, où la pollution moyenne était de 0,7 partie par million (PPM) de chlordécone. En fonction des différents amendements chimiques, on constate une diminution de la concentration en chlordécone et la formation de différents produits dégradés. Dans l’étude en question, dix-sept produits dégradés avaient été identifiés, dont la toxicité doit également être évaluée pour déterminer s’il est possible de poursuivre avec cette technique. Évidemment, les végétaux issus des expériences conduites dans le cadre de protocoles de phyto-remédiation, qui visent à l’extraction de la chlordécone du sol par une plante, sont détruits – selon des modalités définies par chacun des protocoles qui font l’objet d’une évaluation par les instances scientifiques.

Quant aux eaux, la pollution se déplace essentiellement par lessivage – c’est-à-dire qu’il y a un transfert en profondeur – mais a priori pas par ruissellement.

Par ailleurs, il est admis que le transport de terre participe au déplacement de la pollution, notamment par des travaux de terrassement. D’autres facteurs éventuels, tel le transfert par des eaux d’irrigation contaminées ou par la décontamination des animaux, doivent être étudiés dans le cadre de la feuille de route 2019-2020. C’est l’un des axes de travail pour ces deux années.

Depuis la fin des années 2000, des études sur la pêche visant à mesurer la contamination des espèces côtières, dont beaucoup sont pêchées et consommées, ont montré qu’elles étaient effectivement contaminées dans les zones littorales, en bordure des bassins-versants, tout particulièrement dans les estuaires, les fonds et les baies. Ces zones, qui représentent environ 10 % des zones de pêche côtières, ont été fermées à la pêche en 2010, avec une extension en 2012 en ce qui concerne les langoustes. La pêche en rivière est totalement interdite, quelles que soient les espèces, sur l’ensemble du territoire martiniquais depuis 2009. Pour protéger le consommateur, des mesures sont prises, qui visent au respect de ces interdictions, et de nombreuses actions de sensibilisation des usagers de la mer ont été menées, renforcées par les contrôles en mer de la direction de la mer, les contrôles à l’étal et aux autres lieux de mise sur le marché par la direction de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt.

L’instauration de zones d’interdiction de la pêche a permis de réduire la proportion de poissons non conformes, qui est passée de 1 sur 4 pêchés localement à 1 sur 10. Cela concerne exclusivement les zones côtières, donc essentiellement des poissons rouges et des crustacés. Toutes les aquacultures sont contrôlées tous les ans, et aucune contamination n’a été constatée.

Les aquacultures d’eau douce contaminées ont été fermées en 2010. Celles qui fonctionnent aujourd’hui sont contrôlées tous les ans, sans qu’aucune contamination ait été constatée. Des interdictions de zones de pêche ont été prononcées en 2010 et 2012 et de nombreuses informations ont été délivrées aux pêcheurs professionnels. Par ailleurs, des actions de police sont régulièrement organisées en mer par les directions de la mer. Environ 100 jours de mer par an sont dédiés au contrôle des zones contaminées par la chlordécone et la cartographie est disponible sur les sites internet des directions de la mer. Ces contrôles sont inscrits dans le plan annuel régional de contrôle des pêches et de l’environnement marin. Ils sont principalement réalisés par les directions de la mer mais aussi par les services des douanes et de la gendarmerie nationale. Par exemple, en Martinique, environ vingt équivalents temps plein (ETP) participent à ces missions. Il s’agit de patrouiller pour s’assurer qu’il n’y a aucun navire en action de pêche dans les zones interdites. Par ailleurs, des missions sont organisées après repérage, parfois par des voies aériennes, environ deux fois par an pour relever et détruire des engins de pêche posés dans ces zones. La dernière s’est d’ailleurs déroulée les 27 et 28 juin derniers et s’est soldée par la destruction d’une vingtaine de nasses. Ces opérations se déroulent avec le concours d’un aviseur de la direction de la mer et d’un petit remorqueur de la marine nationale. Lorsque les engins de pêche détectés ne sont pas marqués et qu’il n’est donc pas possible de remonter à leurs propriétaires, ils sont détruits.

M. le président Serge Letchimy. Où les tests de la pollution des sols sont-ils effectués ? Où les agriculteurs envoient-ils les échantillons prélevés ?

M. Bruno Ferreira. Actuellement, c’est a priori le laboratoire départemental de la Drôme qui réalise les analyses en question. Comme je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, nous travaillons actuellement au développement de capacités analytiques sur place, en Martinique et en Guadeloupe, qu’il s’agisse d’analyses sur les denrées alimentaires, d’analyses sur les animaux ou d’analyses sur les sols.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. J’essaie depuis un moment de comprendre ces limitations des zones de pêche. Je comprends la logique, mais il me semble que les poissons se déplacent, il n’y a pas de barrières pour l’empêcher. Il est vrai que les zones côtières sont plus fortement polluées que les zones éloignées de la côte, mais, prenons le cas de la Guadeloupe, des poissons pêchés aux environs de l’archipel des Saintes sont contaminés ! À quoi servent donc vraiment ces zones de pêches ? Et si la sécurité alimentaire est importante, la part non prélevée aux fins de contrôle de la pêche d’un pêcheur contrôlé ne risque-t-elle pas d’être largement consommée entre le moment où le prélèvement est fait et le moment où les résultats des analyses sont connus ? S’ils ne sont disponibles qu’au bout de plus de deux mois, ce n’est pas compatible avec la protection de la sécurité sanitaire des consommateurs. Il y a quelque chose à revoir. Un autre processus de contrôle des produits de la pêche doit être mis en place.

M. Bruno Ferreira. Je ne suis pas un spécialiste des zones marines et de la façon dont une zone est considérée contaminée par rapport à une autre, mais il est clair que les premières zones frappées d’interdiction sont plutôt des estuaires, donc des zones qui se caractérisent par une arrivée d’eau en provenance de l’île. L’interdiction se fonde sur des analyses effectuées sur un certain nombre de poissons qui pouvaient manifestement présenter une plus forte concentration de produit. Certes, les poissons ne sont effectivement pas prisonniers de la zone en question et peuvent se déplacer, mais toutes les analyses ont montré que les niveaux de contamination des poissons pêchés étaient largement supérieurs dans certaines zones.

Ces interdictions dans certaines zones ont donc quand même permis une diminution du nombre de non-conformités des poissons. Bien sûr, la limite maximale de résidus s’applique aux poissons en question. Par ailleurs, l’ANSES avait également formulé certaines recommandations quant à la fréquence de consommation de ces poissons.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Cette interdiction de pêche dans les zones côtières a créé un vivier de poissons chlordéconés. La pêche professionnelle n’est plus possible dans ces zones, mais la pêche sportive ou de plaisance continue. Des zones côtières sont ainsi devenues très poissonneuses, et très riches en poissons présentant un taux élevé de chlordécone…

M. Bruno Ferreira. Je n’ai pas bien saisi votre question, Madame la députée.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. La pêche par les professionnels étant interdite dans les zones côtières, celles-ci deviennent très poissonneuses, et les poissons y présentent une teneur en chlordécone très élevée.

M. le président Serge Letchimy. C’est un cercle vicieux, en somme.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Oui, et il ne faut pas oublier la pêche de plaisance. Les plaisanciers continuent à pêcher… et à vendre au bord de la route ces poissons très chlordéconés. Cela crée un problème.

M. Bruno Ferreira. Dans les zones où les prélèvements diminuent, les populations tendent évidemment à augmenter. Comme je l’indiquais, des opérations de contrôle sont menées, qui visent tous les engins de pêche, professionnels ou non. Les forces de contrôle ne sont pas présentes sur site en permanence dans l’ensemble des zones de pêche, mais un certain nombre de contrôles peuvent être effectués même sur les circuits informels, notamment les ventes en bord de route.

Aujourd’hui, l’ensemble des contrôles qui ont pu être réalisés sur les poissons commercialisés montre quand même, avec ces mesures d’interdiction, une très importante diminution du nombre de non-conformité. Nous n’atteignons pas encore le même niveau que sur les productions végétales ou sur les productions animales d’élevage, mais la diminution est tout de même forte.

Quant au maintien d’une population de poissons fortement contaminés dans ces zones qui deviennent très poissonneuses, je ne dispose pas d’éléments me permettant de dire quelle solution envisager. La DGAL se préoccupe essentiellement de ce que la population peut consommer. De ce point de vue, ce sont bien les mesures d’interdiction et de contrôle qui permettent de réduire les risques.

Mme Justine Benin, rapporteure. Comment la présence de chlordécone dans les denrées alimentaires est-elle contrôlée ? Où sont les laboratoires ? Qui assume les frais ?

M. Bruno Ferreira. Les contrôles des produits d’origine animale avant et lors de leur commercialisation et ceux des produits d’origine végétale avant leur commercialisation sont réalisés par le ministère de l’agriculture, donc par les services de la direction générale de l’alimentation qui sont au sein des directions de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt, c’est-à-dire les services de l’alimentation (SALIM) au sein de ces directions. Quant au contrôle des produits d’origine végétale après commercialisation, ce sont les services du ministère de l’économie et des finances, ceux de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui en sont chargés.

La DGAL exerce deux types de contrôle. D’une part, dans le cadre des plans de surveillance et du plan de contrôle annuel, il s’agit non pas forcément de contrôles de conformité des produits mais de contrôles qui permettent, pour les denrées alimentaires sensibles produites et consommées en Martinique et en Guadeloupe, d’évaluer la conformité des produits du point de vue de leur teneur en chlordécone. D’autre part, des contrôles visent à détecter les non-conformités et d’éventuelles fraudes.

La surveillance et le contrôle portent à la fois sur des denrées issues d’animaux d’élevage, sur les produits de la pêche, sur les productions végétales primaires – pour ce qui nous concerne –, destinés à la consommation humaine ou à la consommation animale. Au total, dans les deux îles, le ministère de l’agriculture et de l’alimentation mobilise à peu près dix équivalents temps plein annuel travaillé (ETPT) pour réaliser ces contrôles. En 2017, nous avons réalisé 1 097 prélèvements sur toutes les matrices animales en Martinique et 952 en Guadeloupe. Le taux de conformité, comme je l’indiquais tout à l’heure, s’élevait à 93 % et 97 %. En 2019, le nombre de contrôles officiels a augmenté de 30 %, à la fois sur le secteur officiel et sur le circuit informel de circulation de ces produits – produits de la mer, les viandes et les végétaux. Au total, nous avons prévu de réaliser plus de 4 000 analyses en 2019 sur l’ensemble de ces matrices.

M. le président Serge Letchimy. Ne faut-il pas prendre des mesures spécifiques pour le secteur informel, où les carences sont considérables, au contraire de ce qui se passe dans le secteur formel ?

M. Bruno Ferreira. L’un de nos objectifs est effectivement de renforcer les contrôles sur le secteur informel et de pouvoir accompagner également les autres opérations ; je pense par exemple à celles conduites par les agences régionales de santé dans le cadre du programme « Jardin familiaux » (JAFA), qui vise à analyser les contaminations observées et à donner un certain nombre de conseils quant à ce qui peut être produit sur des parcelles qui ne sont pas dans le circuit formel ; il s’agit de protéger les populations, celles qui produisent ou celles avec lesquelles ces produits peuvent être échangés.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’ai oublié de vous interroger sur les valeurs toxicologiques de référence et les limites maximales de résidus…

M. Bruno Ferreira. La valeur toxicologique de référence actuellement retenue est de 0,5 microgramme par kilogramme de poids corporel et par jour. Cette limite repose sur une étude de la toxicité de la chlordécone chez le rat qui avait été menée aux États-Unis dans les années soixante-dix. Au regard de cette valeur toxicologique de référence, l’étude Kannari de l’ANSES a permis de caractériser les expositions de la population générale, notamment pour les enfants âgés de trois à quinze ans et les adultes de plus de seize ans résidant en Martinique et en Guadeloupe, et de démontrer les niveaux d’exposition de ces différentes populations.

Les limites maximales de résidus sont des concentrations maximales en pesticides autorisées légalement dans ou sur les denrées alimentaires et les aliments pour animaux. C’est un outil réglementaire pour déterminer la conformité ou non des produits en vue de leur mise sur le marché. Elles sont établies au niveau européen et au niveau national, calculées pour chaque substance en fonction des quantités totales des aliments habituellement consommés, ce qui nécessite que ces informations soient préalablement disponibles, et susceptibles d’être contaminés, afin de garantir que la dose ingérée reste inférieure à la valeur toxicologique de référence chronique – c’est-à-dire qu’on s’attache non aux expositions aiguës mais bien à l’exposition à long terme – de la substance considérée et d’assurer ainsi la protection des consommateurs.

La LMR en chlordécone est, pour les viandes, de 0,020 milligramme par kilogramme avec une valeur de gestion dans la graisse qui peut varier selon les viandes et qui a été ramenée par les arrêtés des mois de janvier et de mai derniers à 0,025 milligramme par kilogramme pour la viande bovine et à 0,021 milligramme par kilogramme pour la viande porcine. Auparavant, la LMR était de 0,1 milligramme par kilogramme dans la graisse. L’étude Kannari a permis d’affiner le rapport entre la concentration dans la graisse et la concentration dans la viande, ce qui explique que l’on ait ensuite réduit les LMR par ces deux arrêtés.

Quant aux végétaux, la LMR est fixée par la réglementation européenne à 0,020 milligramme par kilogramme, ainsi que pour les poissons et crustacés.

Mme Justine Benin, rapporteure. Quel est votre sentiment sur la méthodologie retenue pour fixer ces LMR ?

M. Bruno Ferreira. N’étant pas toxicologue, je ne m’avancerai pas. Je connais les grands principes mais pas nécessairement le détail de la méthodologie.

Cela dit, les méthodes retenues dans le cadre des lignes directrices européennes envisagent le pire cas d’exposition. Il s’agit de s’assurer que la limite maximale de résidus qui sera retenue soit effectivement protectrice.

Les scientifiques s’appuient sur les habitudes de consommation. Il faut donc que la fréquence de la consommation de tel ou tel aliment par telle ou telle population soit connue. Ils envisagent ensuite des situations en visant à maximiser le niveau de protection, avec des facteurs qui permettent de réduire encore cette LMR pour être sûr d’éviter tout risque de dépassement des valeurs toxicologiques de référence.

Je pense que vous pourrez cependant auditionner des personnes bien plus compétentes que moi sur ce point.

M. le président Serge Letchimy. Ces LMR par produit définies par l’Europe sont-elles parfois en contradiction avec la valeur toxicologique de référence globale ? Certains écarts sont en effet relativement importants. Comment l’expliquer ?

Et tenez-vous compte en établissant la LMR de l’accumulation possible dans le corps humain d’autres toxiques ? Cela peut gravement compromettre la santé publique.

M. Bruno Ferreira. La valeur numérique de la LMR et la valeur toxicologique de référence ne peuvent pas être directement comparées. La LMR porte sur la concentration dans un produit qui va être mis sur le marché, tandis que la valeur toxicologique de référence est une dose journalière par kilogramme de poids corporel ; elle varie donc également selon l’individu, sa consommation, son exposition.

Quant à l’évaluation de l’ensemble des expositions, c’est bien l’un des sujets sur lesquels nous travaillons actuellement, en France mais également au niveau européen, pour pouvoir prendre en compte la diversité de l’alimentation des différentes populations et savoir à quoi elles sont exposées et quels sont les facteurs de risque les plus importants. Je pense que le directeur général de la santé pourra développer ces aspects. C’est une autre approche que celle des LMR, qui portent chacune sur un produit en particulier. Celles-ci font aujourd’hui l’objet d’études très complexes mais cela permettra d’essayer d’étudier les effets cumulés des différentes substances auxquelles les individus sont exposés, par l’alimentation mais pas uniquement – le milieu environnant peut être une source d’exposition à un certain nombre de substances. Ce sont des travaux très complexes d’investigation toxicologique et écotoxicologique.

Mme Justine Benin, rapporteure. Le compte rendu du colloque que vous avez évoqué pourrait-il nous être transmis ? Il n’est effectivement pas en ligne. Et qu’en est-il de la problématique du paraquat ?

M. Bruno Ferreira. Ce sont les préfets qui sont en train d’établir le compte rendu en question. Nous allons en vérifier l’état d’avancement. S’il est disponible, nous pourrons sans difficultés vous le transmettre.

Le problème du paraquat est un peu différent. Contrairement au chlordécone, il a fait l’objet d’une autorisation européenne. Il était autorisé de longue date en France, mais, comme dans les autres pays, sous le régime des autorisations nationales, encadré par la directive n° 91/414/CEE du 15/07/91 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques , qui était le cadre réglementaire européen et national de l’époque. Notamment utilisé comme désherbant total pour désherber les bananeraies, il était connu comme posant des problèmes pour la sécurité des opérateurs, notamment en cas d’application par pulvérisateur à dos. Un lien avait été fait avec la maladie de Parkinson.

Après l’entrée en application de la directive 91/414, s’est posée la question de l’approbation européenne. Une demande a été déposée par la société Zeneca. Sur la base de l’avis rendu en 2002 par l’État membre rapporteur, qui était le Royaume-Uni, et le comité scientifique des plantes européen, la Commission européenne a d’abord proposé une approbation pour dix ans du paraquat. Initialement opposée à cette proposition, la France l’a finalement soutenue lors du vote au comité permanent, sur le fondement d’une position qui avait été l’objet d’un arbitrage, mais qui visait, d’une part, à ramener à dix ans la durée de l’autorisation et, d’autre part, à interdire l’utilisation par pulvérisateur à dos.

En 2007, l’approbation a été annulée par le tribunal de l’Union européenne, à la suite d’un recours introduit par la Suède. Aussitôt, au mois d’août 2007, la France a retiré les autorisations de mise sur le marché, sans délai de grâce pour l’écoulement des stocks.

À notre connaissance, le paraquat ne pose pas les mêmes difficultés que le chlordécone en termes de contamination environnementale. Cela a notamment été confirmé par un avis rendu en 2008 par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA).

M. Serge Letchimy. Le 27 septembre dernier, à Fort-de-France, le Président de la République a évoqué un scandale environnemental fruit d’un aveuglement collectif. Il a ajouté deux phrases essentielles : l’État est appelé à prendre sa part de responsabilité dans cette pollution et il doit avancer sur le chemin de la réparation. Avez-vous reçu des directives en vue de la mise en œuvre de ces deux déclarations ? Vous avez évoqué les plans chlordécone mais sont-ils suffisants face à l’ampleur du problème ? Et avez-vous commencé à travailler sur des processus d’indemnisation des victimes, notamment dans l’agriculture et la pêche ?

M. Bruno Ferreira. Comme je le rappelais tout à l’heure par rapport aux déclarations du Président de la République, une feuille de route interministérielle 2019-2020, visant à renforcer considérablement le plan d’action chlordécone III a été mise en œuvre. La DGAL est impliquée, en tant que pilote ou copilote, dans quinze actions sur une trentaine d’actions proposées dans le cadre de cette feuille de route interministérielle.

Certaines sont d’ores et déjà définies et peuvent être mises en œuvre. J’en ai évoqué quelques-unes, dont les renforcements d’un certain nombre d’actions. D’autres nécessitent des travaux préparatoires que nous poursuivons en interministériel, mais également avec les agences d’évaluation, notamment l’ANSES.

Quant aux dispositifs d’indemnisation, nous travaillons en lien avec le ministère de la santé et des solidarités sur un fonds d’indemnisation pour les victimes du chlordécone, dans le secteur agricole en particulier. D’ailleurs, la ministre Madame Agnès Buzyn avait annoncé que des dispositions seraient proposées dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020.

M. le président Serge Letchimy. Je vous pose cette question, car je voudrais conclure sur ce point.

Comme vous le savez, ce fonds d’indemnisation des travailleurs agricoles indemnise uniquement les victimes de maladies professionnelles. Aujourd’hui, entre 5 000 et 6 000 travailleurs agricoles, vivants et en activité, seraient concernés en Guadeloupe, et autant en Martinique. Cela représente 12 000 personnes, alors que Santé publique France indiquait en 2018 que 90 % des Martiniquais et des Guadeloupéens étaient pollués par la chlordécone. Entre 750 000 et 12 000 personnes, il y a une différence !

Vous êtes en train de dire que les possibilités de prise en charge ne concerneraient que les travailleurs agricoles dans le cadre du tableau à améliorer pour les maladies professionnelles. Vous connaissez toutefois la proportion des travailleurs agricoles, telle que l’a évaluée le rapport sur la création d’un fonds d’aide aux victimes des produits phytosanitaires, remis il y a peu et que j’ai sous les yeux. Le pourcentage des personnes réellement indemnisées est de l’ordre de 8 à 10 % de la masse totale du dossier.

Est-ce bien ce que vous dites, à savoir que, pour l’instant, l’État n’a donné de directive que concernant les maladies professionnelles et les travailleurs agricoles ?

M. Bruno Ferreira. Ce n’est pas tout à fait cela. Je ne faisais que répondre à la question sur ce que je connais de la réponse, car celle-ci n’est pas de mon champ de compétences. Je n’ai pas d’information sur d’autres voies d’indemnisation possibles.

Ce domaine ne relevant pas de la compétence de la DGAL, je ne peux pas répondre à cette question.

M. le président Serge Letchimy. La directive qui a été donnée par le Gouvernement est-elle bien de répondre aux maladies professionnelles et aux travailleurs agricoles ? Pour l’instant, c’est la directive qui vous a été donnée.

M. Bruno Ferreira. Il ne s’agit pas d’une directive qui concerne ma direction. Je ne m’exprimerai donc pas dessus.

La directive qui nous a été donnée est de travailler sur les autres actions, déterminées dans la feuille de route. Je l’ai évoqué, sur cette feuille de route, nous sommes mobilisés sur quinze actions complémentaires au plan d’action chlordécone III. Ce n’est cependant pas la DGAL qui est en charge de ces actions d’indemnisation. Je n’ai donc pas nécessairement toutes les informations sur ce sujet.

M. le président Serge Letchimy. La prise en charge des maladies professionnelles figure-t-elle parmi ces quinze actions ?

M. Bruno Ferreira. Non. D’autres ministères sont en charge de ces actions au sein du ministère, mais pas la DGAL. Je n’ai donc pas d’information.

M. le président Serge Letchimy. La DGAL n’a pas d’information sur ce sujet.

M. Bruno Ferreira. Non, encore une fois, nous nous sommes mobilisés sur des actions qui visent plutôt à accompagner les agriculteurs par les moyens que nous avons déjà évoqués – la cartographie, les conseils donnés sur les différentes parcelles en matière de culture, entre autres.

M. le président Serge Letchimy. Vous n’avez aucune influence sur ce sujet ? Qu’en est-il du ministère de l’agriculture, dans son ensemble ?

M. Bruno Ferreira. Je parle de la direction générale de l’alimentation, qui n’est pas en charge de ces questions. Le ministère comporte plusieurs directions.

M. le président Serge Letchimy. Avec qui correspondez-vous dans les autres directions ?

M. Bruno Ferreira. Le secrétariat général du ministère s’occupe de tout ce qui concerne la Mutualité sociale agricole et la protection sociale des travailleurs, en lien avec le ministère des solidarités et de la santé.

M. le président Serge Letchimy. Nous en prenons note afin d’interroger des représentants de ces services, pour connaître exactement le processus mis en œuvre pour indemniser les travailleurs agricoles. Cette indemnisation, qui sera mise en place d’ici à la fin de l’année ou à l’année prochaine, me semble être une bonne initiative.

C’est une bonne chose, même si, je le répète, ce ne sont pas 12 000 personnes qui ont été polluées, mais 750 000. C’est pourquoi je vous interroge sur les responsabilités de votre direction générale. La réponse est claire. Nous auditionnerons donc certainement ce service du ministère, avant d’auditionner le ministre lui-même.

En l’absence d’autres questions, je vous remercie d’être venus, et d’avoir répondu à nos questions.


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   Jeudi 4 juillet 2019

1.   Audition de M. Henri Vannière, ancien chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD)

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, nous allons entendre M. Henri Vannière, ancien chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), à qui je souhaite la bienvenue.

Je vous rappelle que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions et que, par conséquent, celles-ci sont ouvertes à la presse et diffusées en direct sur un canal de télévision interne, puis consultables en vidéo sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire d’une durée maximale de dix minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Monsieur Vannière, à lever la main droite et à dire « Je le jure ». 

(M. Henri Vannière prête serment.)

M. Henri Vannière, ancien chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). Mesdames et Messieurs les députés, je suis devant vous en tant qu’ancien agent du CIRAD et à titre personnel. Je retracerai rapidement ma carrière. Vous comprendrez comment, bien que n’étant pas un grand familier de la banane et des Antilles, je suis arrivé progressivement sur ce dossier.

J’ai été embauché par le CIRAD en 1980 pour travailler sur les arbres fruitiers tropicaux, d’abord sur les agrumes, puis sur le manguier et le litchi. J’ai commencé ma carrière en Algérie, avant d’exercer successivement en Somalie, en Corse et à La Réunion. En 1999, je reviens à Montpellier où on me charge d’animer une équipe « manguier ». C’est à cette époque que je m’implique sur un dossier pour moi tout à fait nouveau, un projet européen financé par le comité de liaison Europe-Afrique-Caraïbes-Pacifique (COLEACP) intitulé programme initiative pesticides (PIP). À ce titre, je suis amené à me familiariser avec les pesticides et à regarder de plus près la réglementation et les usages dans la zone ACP, en particulier pour le manguier.

En 2005, les directions générales du CIRAD, de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) reçoivent une lettre signée de cinq ministres leur demandant de former un groupe d’étude et de prospectives (GEP) en mentionnant trois experts pressentis. Deux vont se désister, celui de l’INRA, Monsieur Bonhomme, qui sera remplacé par Yves-Marie Cabidoche, de Guadeloupe, et celui du CIRAD, Monsieur Jacky Ganry qui, directeur scientifique, estime qu’il n’aura pas le temps de le remplacer correctement sur le dossier. Il demande à Madame Magalie Jannoyer de se positionner à sa place, laquelle, se sentant un peu faible sur le dossier pesticides, me demande de l’épauler. Le CIRAD présente donc un binôme, Madame Magalie Jannoyer et moi-même. Par la suite, Magali continuera de se positionner en Martinique sur ce dossier, mais je serai en retrait.

Je vais travailler sur le dossier chlordécone, d’abord dans le cadre du GEP de 2005 à 2006, puis pour le plan chlordécone I, sur les actions 39, portant sur l’historicité et la communication, et 40, relative à la coopération avec les autres pays étrangers. À ce titre, je me rendrai au Cameroun en septembre 2008 pour alerter les autorités du pays. Nous n’avons pas pu faire une mission identique en Côte d’Ivoire, autre pays potentiellement à risque, car à l’époque, la situation était troublée et nous n’avions pas d’interlocuteur. Nous l’avons fait par la suite, au moyen d’échanges de courriers dans le cadre du plan d’action chlordécone.

Tel est mon parcours.

M. le président Serge Letchimy. Quel est votre point de vue général sur le sujet ?

M. Henri Vannière. Il s’agit d’un problème majeur et nous avons besoin de vérité. On se heurte à beaucoup de réticences et de craintes quand on interroge les gens.

Pour ma part, je n’ai aucune crainte. Je n’ai jamais travaillé sur la banane, je n’ai pas travaillé aux Antilles, et il y a peu de chances qu’on me sorte un jour du placard une lettre dans laquelle j’aurais écrit quelque chose à ce sujet. Je me sens donc tout à fait détaché. J’ai travaillé en bonne intelligence avec Madame Magalie Jannoyer, ma collègue du CIRAD, avec Yves-Marie Cabidoche, jusqu’à son décès, un camarade de promotion à l’école de Montpellier, et avec Monsieur Matthieu Fintz, dont j’ai perdu la trace en 2011, car il a dû quitter l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSSET) pour prendre une autre orientation. Il travaillait très bien, il était méticuleux, et j’ai eu beaucoup d’échanges avec lui. Il y a deux jours, on m’a interrogé sur la localisation des archives. Il les avait retrouvées. Un fond de dossier du ministère de l’agriculture avait été versé aux archives nationales de Fontainebleau.

M. le président Serge Letchimy. Ces archives portent sur quelle période ?

M. Henri Vannière. Ce sont les archives du ministère de l’Agriculture et non le dossier chlordécone. Il y a retrouvé des éléments précis.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur Vannière, merci d’avoir répondu à la convocation. Nous avons proposé à Monsieur Fintz d’être auditionné mais il a répondu qu’il ne travaillait plus sur ce dossier depuis plus de dix ans.

Je vous remercie aussi d’avoir souligné, dans la liste des questions que nous vous avons envoyée, celles qui vous concernent.

Quelle est votre analyse au sujet de la présence de chlordécone et de paraquat dans le sol et l’eau ?

M. Henri Vannière. Je ne connais pas du tout le paraquat.

Je n’ai pas abordé personnellement l’analyse de l’eau. Peut-être auditionnerez-vous un autre membre du CIRAD plus compétent. Plusieurs personnes ont travaillé de près sur les prélèvements de sol, la méthodologie, les transferts sol-plante. J’ai cité Madame Magalie Jannoyer, mais ce n’est pas la seule. Monsieur Philippe Cattan, qui était en Guadeloupe, a beaucoup travaillé avec Yves-Marie Cabidoche avant Madame Magalie Jannoyer sur le sujet. Je vous invite à vous adresser directement au CIRAD, que je ne représente pas.

Il y a un problème méthodologique majeur. Il y a une grande différence entre l’analyse du chlordécone dans l’eau, dans des plantes et sur une matrice animale. Les différentes méthodologies sont bien maîtrisées par le laboratoire départemental de la Drôme LDA 26, qui a été chargé, je crois, de la formation de responsables de laboratoire aux Antilles. Mais depuis 2010, je ne sais plus ce qu’il s’est réellement passé.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez dit avoir pris part au plan chlordécone I.

M. Henri Vannière. Le plan chlordécone I était structuré en quarante actions, dont des actions de formation. Je vous en ai envoyé la liste. Je ne suis intervenu que sur les actions 39 et 40. Cette dernière, un peu annexe, concernait la coopération internationale et comportait deux volets : l’Europe et l’Afrique. Je m’occupais de l’information côté africain.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Monsieur Vannière, je suis députée de la quatrième circonscription de la Guadeloupe, c’est-à-dire la zone bananière concernée par la pollution. Vous avez élaboré un rapport sur les aspects agronomiques. À la page 43, j’y trouve des propos alarmants. Vous écrivez que toutes les techniques existantes de remédiation des terres chlordéconées - décapage, traitement physique et autres - seraient soit inenvisageables, soit peu plausibles. La seule solution pour vous serait de reconvertir les zones contaminées, soit en y faisant des cultures non alimentaires, soit en les urbanisant, soit en créant des zones interdites. Dans tous les cas, il faudrait abandonner sur ces terres toute culture alimentaire. Ai-je bien interprété votre rapport ?

M. Henri Vannière. Tout document auquel on fait référence doit être resitué dans le temps. Ce rapport date de 2006 et nous sommes en 2019. Depuis, les choses ont évolué et ce qui était écrit à l’époque n’est peut-être plus valable.

Aujourd’hui, nous avons une assez bonne connaissance des zones polluées ou à risque et de celles qui ne sont pas à risque. Mais seule l’analyse de sol permet de confirmer ou non l’existence de ce risque. Nous savons qu’il est possible de réaliser des productions agricoles sur ces sols pollués. La banane, à l’origine de la pollution, est une des rares cultures qui ne pose pas de problème. En revanche, les cultures alimentaires en contact avec le sol, les racines et tubercules, sont contaminées. Les racines du bananier sont sans doute contaminées mais comme la molécule ne circule pas à l’intérieur de la plante, la banane n’est pas touchée.

Le GEP avait émis l’hypothèse de décaper les couches de surface et de cultiver dans la partie décapée. Mais les bananeraies ont souvent été labourées et les couches superficielles ont été mélangées avec les couches profondes. Il avait aussi été envisagé la phytoremédiation, c’est-à-dire le captage du chlordécone par des plantes, mais aucune plante ne concentre le chlordécone. Il faudrait mettre en place des infrastructures énormes et coûteuses pour un faible résultat.

Plus récemment, on a envisagé d’utiliser des bactéries ou des produits chimiques capables de dégrader la molécule. Je ne connais pas les résultats de ces travaux et je ne suis pas en capacité d’émettre un point de vue à ce sujet.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Vannière, je connais votre implication, j’ai lu vos notes et vos rapports. J’interroge celui qui n’est plus en activité. Ne soyez pas inquiet, je ne chercherai pas à vous impliquer personnellement, mais je souhaite avoir votre sentiment personnel sur ce qui s’est passé.

Le CIRAD et l’INRA ont joué un rôle essentiel dans l’alerte sur la gravité de la situation, notamment avec le rapport Snegaroff de 1977 et le rapport Kermarrec de 1980. Vous avez dit que ces produits n’auraient pas dû être utilisés pour la production alimentaire, ce qui correspondait à l’intention des Américains puisqu’ils étaient destinés à accompagner la production du tabac. Que pensez-vous du fait qu’en 1972, puis en 1976, puis en 1981, une autorisation d’utilisation du chlordécone ait été donnée par l’État, alors que dès 1976, ce produit avait été interdit aux États-Unis ?

M. Henri Vannière. Il y a beaucoup de questions en une seule. Nous avons affaire à différentes sphères : la sphère de la recherche et de l’appui technique ; la sphère des producteurs, qui s’interpénètrent, se côtoient, échangent et la sphère réglementaire, étatique, décisionnelle au sein des commissions d’homologation des toxiques.

Les chercheurs ont un réel problème avec le charançon du bananier en Afrique. L’usage massif de chlordécone commence, dans les années 1960, dans la partie anglophone du Cameroun. Cette ancienne colonie allemande avait été scindée en deux, une partie ayant été attribuée à la France et l’autre au Royaume-Uni. Au moment de l’indépendance, les deux parties ont fusionné. La partie anglophone était plus en contact avec l’Amérique centrale et les compagnies fruitières américaines qu’avec les instituts français de recherche. L’usage du chlordécone part de l’Amérique centrale. Le charançon n’y pose pas un gros problème mais la molécule est connue. Introduite au Cameroun, elle apparaît comme un produit miracle du point de vue agronomique. Dès les années 1966 et 1968, le traitement est généralisé sur de vastes superficies au Cameroun bien avant qu’on ne pense à l’utiliser aux Antilles. Ce qu’on appelait alors Kepone est fourni directement depuis les États-Unis. Des plaquettes publicitaires américaines sont éditées par la société Allied Chemical, qui ne fournira pas les Antilles.

À partir de ce schéma, lorsqu’un problème similaire de résistance des charançons devient incontrôlable aux Antilles, le transfert de savoir s’opère naturellement au contact de l’Institut des fruits et agrumes coloniaux (IFAC), prédécesseur de l’Institut sur les fruits et les agrumes (IRFA) et des instituts du CIRAD. On est dans la même sphère de connaissances en termes de recherche et développement. On change le nom mais ce sont les mêmes personnes. C’est écrit, il suffit de le lire.

Le produit miracle est là. À l’époque, il est écrit partout qu’il faut se garder de mettre en œuvre tout produit organochloré. Le dichlorodiphényltrichloroéthane (DTT) et, dans une moindre mesure, le hexachlorocyclohexane (HCH), n’ont pas bonne presse mais, curieusement, le Kepone est parfois présenté comme ne faisant pas partie des organochlorés. Dans des écrits d’agronomes, il est présenté comme étant à part. Face à cela, une commission des toxiques et une commission d’homologation des pesticides doivent faire leur travail.

Schématiquement, le dossier d’homologation d’un produit phytosanitaire comporte une composante biologique, c’est-à-dire un dossier alimenté par la sphère agronomique, qui définit un usage, c’est-à-dire la combinaison d’une culture, d’un bioagresseur – maladie, ravageur ou autre –, d’un produit de traitement et de son mode d’application. Un produit est donc homologué pour un usage donné et non pour être mis en vente libre et un usage sans conditions. En l’occurrence, l’usage, c’est la lutte contre le charançon dans la culture du bananier par application de chlordécone au sol. Une pulvérisation foliaire aurait correspondu à un autre usage. Le dossier biologique est renseigné par les agronomes qui, face à un problème dans la culture du bananier, à savoir le charançon, testent différentes molécules qui leur sont fournies par les firmes phytosanitaires - ce ne sont pas les instituts de recherche qui inventent les molécules - et en donnent le résultat. Ils disent si ça marche bien ou pas, ou si ça marche bien à condition de l’utiliser trois fois par an, une fois tous les deux ans, etc.

M. le président Serge Letchimy. Dans ce circuit, personne ne s’étonne que des produits destinés à des cultures non alimentaires soient utilisés aux Antilles pour des produits ayant des conséquences sur l’alimentation ?

M. Henri Vannière. Ce n’est pas tout à fait juste. Il était homologué aux États-Unis pour la culture de la banane à Porto-Rico.

M. le président Serge Letchimy. Je veux parler du produit utilisé sur le continent américain.

M. Henri Vannière. Sur le continent américain, pour des plantes fruitières, notamment des agrumes, il était précisé : « Pour plants de pépinière sans fruits ».

M. le président Serge Letchimy. C’est-à-dire sans produits comestibles.

M. Henri Vannière. Il n’était pas homologué pour des agrumes porteurs de fruits.

M. le président Serge Letchimy. Il n’était donc pas homologué pour cela aux États‑Unis.

M. Henri Vannière. Non !

M. le président Serge Letchimy. Qui alimentait les Antilles avec ce produit ?

M. Henri Vannière. Vous allez trop vite. Le dossier biologique est transmis à une commission d’évaluation des molécules au niveau central, à une instance aujourd’hui dénommée direction générale de l’alimentation (DGAL). Par ailleurs, le comité d’études de l’emploi des toxiques en agriculture est chargé de dire si tel produit est toxique, si son mode d’utilisation est toxique pour le consommateur, pour l’applicateur et pour l’environnement. Dans les années 1992-1993, période d’harmonisation européenne, a été créé le dossier d’écotoxicologie, alors qu’auparavant, l’aspect écotoxicologique était passé sous silence. Ce dossier est transmis à la commission d’évaluation par la firme qui demande l’homologation du produit. Les instituts de recherche peuvent fournir des éléments pour constituer le dossier, mais ils ne déposent pas le dossier. Les firmes peuvent utiliser les données d’instituts de recherche français ainsi que d’instituts de recherche étrangers.

M. le président Serge Letchimy. Vous n’avez pas répondu à ma question très simple. Des produits qui n’étaient pas destinés à traiter des productions alimentaires ont eu des conséquences sur l’alimentation en Martinique et en Guadeloupe. Y a-t-il eu des manquements, un défaut d’attention, une volonté d’ignorer ?

M. Henri Vannière. La question est simple mais porte sur une deuxième phase. La commission des toxiques pose-t-elle la question ? C’est l’interrogation de Snegaroff, qui alerte du fait qu’on ne sait pas. Il ne dit pas : « Je sais », il dit clairement : « Je ne sais pas ». Comme tout bon chercheur, il indique qu’il aurait besoin de quelques moyens financiers pour mener à bien ses études. Elles n’ont pas été menées parce qu’entre-temps, le chlodécone et le Kepone ayant disparu de la circulation, on ne se soucie plus de donner une suite à la demande de Snegaroff.

M. le président Serge Letchimy. Snegaroff dit cela en 1977 et votre explication concerne l’année 1992.

M. Henri Vannière. Non ! Le dossier d’homologation est rejeté une première fois en 1968, non parce que la molécule est toxique mais parce que le dossier est inconsistant.

M. le président Serge Letchimy. Mais une première autorisation provisoire est donnée en 1972 et une autorisation définitive en 1981.

M. Henri Vannière. Oui.

M. le président Serge Letchimy. Entre 1972 et 1981, il y a le rapport Snegaroff, en 1977 et le rapport Kermarrec, en 1980.

M. Henri Vannière. En 1968, le dossier est rejeté pour inconsistance. En 1971, le comité d’études de l’emploi des toxiques en agriculture le rejette de façon motivée, la molécule étant jugée dangereuse.

M. le président Serge Letchimy. L’autorisation est tout de même donnée l’année suivante.

M. Henri Vannière. Un nouveau dossier est déposé, en disant clairement : le HCH nous posant de gros problèmes, il va disparaître, il n’y aura plus rien et on va autoriser le chlordécone.  

M. le président Serge Letchimy. Provisoirement. Transitoirement.

M. Henri Vannière. Pour un an.

M. le président Serge Letchimy. Qui a duré quatre ans !

M. Henri Vannière. On ne sait plus.

M. le président Serge Letchimy. De 1976 à 1981, qui fournissait les Antilles en Kepone ?

M. Henri Vannière. La société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC) a déposé le dossier d’homologation. Ce n’est pas une société chimique mais une société qui rachète des licences et des brevets afin de sous-traiter la commercialisation de produits phytosanitaires et qui se fournissait elle-même aux ÉtatsUnis.

M. le président Serge Letchimy. La SEPPIC se fournissait directement aux États-Unis. Or on parle d’une production au Brésil.

M. Henri Vannière. Plus tard : la production au Brésil date de 1982 et il s’agit du Curlone. Le Kepone a disparu, n’est plus fabriqué mais reste homologué. En 1981, le Curlone fait l’objet d’un dépôt de dossier par les établissements Laurent de Lagarrigue, qui aboutira à un accord. Mais on sait moins qu’un autre dossier a été déposé par la SEPPIC, obtentrice de la première licence, pour un produit présentant la même concentration et le même poudrage que le chlordécone : le Musalone. Que s’est-il passé en 1981 ? L’affaire est bien plus complexe qu’on le dit. Il y a deux dépôts de dossier, ce qui avait été passé sous silence. Je l’ai trouvé récemment en me replongeant dans les dossiers. Deux produits obtiennent le même jour de décembre 1981, une autorisation de mise sur le marché, successivement le Musalone, a en juger par le numéro d’enregistrement, puis le Kepone.

Le Musalone est apparu dans le circuit CIRAD une fois testé au Cameroun ou en Côte d’Ivoire. S’agissant du chlordécone, qu’il s’appelle Musalone, Kepone ou Curlone, nous n’avons pas vu, au niveau de la sphère CIRAD, de tests préalables pour alimenter un dossier d’homologation, que ce soit aux Antilles ou en Afrique.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Vannière, ce que vous venez de dire est d’une importance capitale.

M. Henri Vannière. Je sais que c’est capital.

M. le président Letchimy. Je le redis pour que ce soit clair : vous savez que ce que vous venez de dire est capital ?

M. Henri Vannière. Oui ! On ne peut pas cacher la vérité.

M. le président Letchimy. Je vous en suis très reconnaissant.

M. Henri Vannière. C’est sur le site de l’ANSES. Ni juge ni inspecteur, je ne peux émettre de conclusions. Je mets des faits sur la table.

M. le président Letchimy. Donc, pas de tests préalables, notamment pour la mise sur le marché du Musalone et du Curlone.

M. Henri Vannière. Je peux simplement parler d’un produit dénommé Kepone, provenant à l’origine des États-Unis, dont la SEPPIC avait obtenu la licence pour les Antilles mais pas pour l’Afrique. La SEPPIC vendait du Kepone aux Antilles jusqu’au moment où elle n’a plus pu s’approvisionner, la seule usine existant aux États-Unis ayant fermé parce qu’elle produisait dans de telles conditions qu’elle avait empoisonné pratiquement tout son personnel et l’environnement.

M. le président Serge Letchimy. À Hopewell ?

M. Henri Vannière. Oui.

M. le président Serge Letchimy. Mais si Hopewell ferme en 1976 ou 1977…

M. Henri Vannière. Le 25 juillet 1975.

M. le président Serge Letchimy. …la production est arrêtée. Dès lors, comment expliquer que des produits arrivent aux Antilles en provenance des États-Unis ?

M. Henri Vannière. Admettons que des bateaux aient été chargés et soient arrivés à destination un peu plus tard, cela peut expliquer une fin d’approvisionnement en 1976, voire au début de 1977. Après, normalement, il n’y en a plus.

M. le président Serge Letchimy. Normalement !

M. Henry Vannière. Or les tournées de terrain des agronomes indiquent que si dans l’immédiat, la situation n’est pas problématique, elle risque de le revenir en cas de cyclone. Après un cyclone, beaucoup de bananiers sont couchés, ce qui favorise la prolifération des charançons.

M. le président Serge Letchimy. Et le cyclone David arrive !

M. Henri Vannière. À l’époque, ils ne le savaient pas encore.

M. le président Serge Letchimy. Ils ne savaient pas que David et Allen allaient arriver, ce qui a relancé la machine.

M. Henri Vannière. Ce qui a relancé la pullulation de charançons et la machine, comme vous le dites.

M. le président Serge Letchimy. Comme la machine ne produisait plus aux États-Unis, on a recommencé à produire. Qui et où ?

M. Henri Vannière. Au Brésil, un nouveau produit qui ne porte plus le même nom. On mélangeait 5 % de poudre de chlordécone à du talc support. Le produit étant épandu autour des bananiers. Qu’il s’appelle Kepone, Curlone ou Musalone, c’était le même, sauf que ce n’étaient pas le même nom, ni la même licence de commercialisation ni les mêmes firmes.

M. le président Serge Letchimy. Selon vos conclusions, l’approvisionnement lié à l’autorisation accordée à la SEPPIC dans les années 1980 a été réalisé à partir du Brésil après le rachat de la licence de production ?

M. Henri Vannière. Je pense qu’il n’y a jamais eu de commercialisation de Musalone. C’était juste un dossier. Nous n’avons pas trace de commercialisation de Musalone. Une demande d’autorisation a été déposée et apparemment accordée, si je m’en tiens au site de l’ANSES. Il suffit d’aller sur le site E-phy de l’ANSES et de saisir « chlordecone » pour voir apparaître deux produits indiqués comme retirés : le Musalone et le Curlone. C’est public. Il faut seulement savoir chercher.

M. le président Serge Letchimy. Il est retiré en 1990, mais je parle de 1981.

M. Henri Vannière. En 1981, des autorisations de mise sur le marché référencées sur le site de l’ANSES, qui dépend du ministère de l’Agriculture, sont accordées pour de nouveaux produits qui ne sont plus le Kepone mais le Musalone et le Curlone.

M. le président Serge Letchimy. Ce qui est produit, c’est du Curlone ?

M. Henri Vannière. Mes collègues et moi n’avons jamais vu de vente de Musalone.

M. le président Serge Letchimy. C’est donc du Curlone.

M. Henri Vannière. Il ne reste que du Curlone.

M. le président Serge Letchimy. Où est-il produit ?

M. Henri Vannière. La matière première provient du Brésil. Elle est envoyée à Port-la-Nouvelle, à côté de Béziers, pour être formulée. La matière première est réduite en poudre et mélangée à du talc à raison de 5 %. Le produit est mis en sachets et étiqueté. La matière première chlordécone prend alors le nom de Curlone, lequel est expédié aux Antilles et en Afrique.

M. le président Serge Letchimy. Je souhaite que les administrateurs rédigent une note intermédiaire concernant ce que vous avez indiqué afin de clarifier l’histoire du chlordécone pour la période que vous avez citée, qui me semble extrêmement sensible. Ce que vous avez dit est précieux. Il y a beaucoup de zones d’ombre que nous devons absolument éclaircir.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur Vannière, vous avez dit que le Kepone n’était pas présenté comme un produit organochloré. Ne l’était-il pas présenté ainsi par les fabricants ou par les chercheurs ?

M. Henri Vannière. Cette présentation n’était pas systématique. Suivant les écrits, tantôt il est présenté comme organochloré, tantôt il est dit que les organochlorés sont dans le collimateur mais que grâce au Kepone…, sous-entendu, il n’en fait pas partie. Mais nulle part il n’est dit que c’est un produit sans risque.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez indiqué qu’en 1968, le dossier était inconsistant, raison pour laquelle l’homologation n’avait pas été accordée. Mais en 1982, le dossier était toujours aussi léger et l’homologation a été accordée. Comment l’expliquez-vous ?

M. Henri Vannière. Vous parlez du dossier de 1982. Si vous l’avez entre les mains, je veux bien en prendre connaissance ! Longtemps, j’ai cru que ce dossier n’existait pas. Jusqu’à ce jour de 2007 où j’ai trouvé sur internet un forum dans lequel intervenait un ingénieur dont tout le monde parle maintenant et que je pense être le premier à l’avoir repéré. Il s’agissait de Madame Isabelle Plaisant, qui a dit : « J’ai fait partie de la commission qui allait contribuer à l’homologation du Curlone ; il y avait une bagarre entre producteurs et responsables du service sanitaire, nous étions minoritaires et il est passé ».

Moi qui pensais qu’il n’y avait rien, j’ai dû réaliser qu’il y avait bien quelque chose. Mais je n’ai jamais rien trouvé de plus.

Mme Justine Benin, rapporteure. Le Brésil produit-il toujours la matière première ?

M. Henri Vannière. À ma connaissance, non. Elle fait maintenant partie des « polluants organiques persistants » (POP) bannis par l’Organisation des Nations-Unies, et tous les pays membres ont signé une convention pour s’engager à ne plus les produire. Le chlordécone ne figurait pas dans la liste des « douze salopards », dont le DTT, mais il a été ajouté par la suite, de sorte qu’ils sont désormais seize ou vingt sur cette liste.

M. le président Serge Letchimy. Il s’agit de la convention de Stockholm.

Vous avez dit : si vous connaissez le dossier de 1982, faites-le moi savoir. C’est une belle formule pour dire avec grande honnêteté que ce dossier a disparu. Madame Plaisant affirme qu’elle était membre de cette commission. Nous allons analyser le rapport Fintz pour voir ce qu’il dit sur la période 1972-1981, mais nous avons appris avant-hier, par la direction générale de l’alimentation (DGAL), que le ministère - au plus haut niveau - indique clairement que les dossiers du ministère de l’Agriculture concernant la période 1972-1989, incluant la phase d’instruction de 1980, 1981 et 1982, ont disparu. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

M. Henri Vannier. Il est dommage qu’on ne puisse pas interroger Monsieur Matthieu Fintz, car il me semble avoir repéré aux archives de Fontainebleau non pas les documents mais les cotes correspondantes.

M. le président Serge Letchimy. Il les a repérées jusqu’en 1981 !

M. Henri Vannière. Non, ce sont les documents qu’il a eus en main. Après, il y a les cotes. Il y a bien eu quelque chose de versé par la suite, peut-être par le ministère de l’Agriculture. Mais il n’a pas eu les documents et je crois qu’il a arrêté son activité.

M. le président Serge Letchimy. Apparemment, les documents existeraient mais ne seraient pas accessibles.

M. Henri Vannière. Je ne crois pas. Il était dans la phase de collecte d’informations, de 1968 à 1981. Ayant du mal à aller plus loin, il est revenu en arrière. Ces documents sont indexés et il faut les trouver dans des fonds d’archives globaux. Il pense avoir identifié un fonds d’archives qu’il n’a pas exploré et dans lequel pourraient se trouver les documents chlordécone.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. J’essaie de comprendre. Une première demande d’homologation du Kepone est présentée. Le dossier est rejeté pour insuffisance. À la deuxième demande, le rejet est motivé. Comment expliquer qu’un comité des toxiques, qui est normalement composé de scientifiques et de sachants, puisse accorder par la suite une homologation pour la même molécule ?

M. Henri Vannière. Je comprends votre question, mais je ne suis pas à la place de la commission des toxiques et je ne peux vous répondre. La première fois, en décembre 1968, le dossier a été rejeté pour inconsistance car il ne comportait qu’un feuillet. La deuxième fois, le 29 novembre 1969, la commission décide le rejet du produit avec inscription au tableau A, qui concerne les produits les plus toxiques. En 1972, le document indique : « Le produit avait déjà été présenté à la commission en 1968, qui l’avait refoulé à cause de sa grande persistance et de sa forte toxicité (en réalité, elle l’avait rejeté en 1969). Cependant, il apparaît que ce produit serait très intéressant pour le traitement des bananeraies en remplacement du HCH qui s’utilise à la dose de 90 kilos par hectare ».

Je suppose que vous disposez de ces documents du comité d’études de l’emploi des toxiques en agriculture.

M. le président Serge Letchimy. Il serait intéressant que vous nous les fournissiez. Ils font partie des éléments que nous avons demandés au ministère de l’Agriculture. Cette commission exige un travail de fourmi, car nombre de documents n’apparaissent plus, disparaissent et réapparaissent.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Le comité d’études de l’emploi des toxiques en agriculture n’existe plus, il a été remplacée par une commission de l’ANSES.

M. Henri Vannière. Le secrétariat était assuré par l’INRA. Elle a été revue.

M. le président Serbe Letchimy. Sa composition a changé mais l’esprit reste le même.

M. Henri Vannière. Il y a eu une séparation voulue. Le ministère de l’Agriculture a souhaité que l’INRA se désengage de toute commission d’homologation ou de commission des toxiques pour que celles-ci soient positionnées dans une nouvelle structure. Cela ne veut pas dire que les experts désignés, a priori indépendants, même s’ils avaient par ailleurs une fonction dans une autre structure, ne sont plus habilités à faire partie de la commission des toxiques. À mon avis, il existe toujours quelque chose.

M. le président Serge Letchimy. Sa composition a été restructurée, notamment avec la disparition de la présence des industriels.

Mme Justine Benin, rapporteure. Si on ne touche pas au sol, jusqu’à quelle profondeur se trouverait le chlordécone ?

M. Henri Vannière. Je ne peux vous répondre. Je ne suis jamais intervenu dans ce domaine. Mes collègues de l’INRA ou du CIRAD pourraient vous répondre.

Yves-Marie Cabidoche avait une expression très simple : « Là où tu l’as mis, il est ». Cela ne bouge pas, ne se dégrade pas, ne migre pas, sauf, de façon très marginale, suffisamment pour polluer les nappes phréatiques et sauf que l’érosion peut entraîner des particules de terre et de matières organiques susceptibles de contaminer rivières, littoraux et la chaîne alimentaire de ces littoraux : poissons, ouassous, etc. Si on ne travaille pas le sol, il n’y a aucune raison qu’on en retrouve de fortes quantités à une profondeur supérieure à dix centimètres. Mais souvent les sols ont été travaillés et l’ordre des couches a été bousculé. Toutefois, pour obtenir des données précises et chiffrées, je vous invite à vous adresser à mes collègues.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez dit : « Là où on l’a mis, il est ». Vous avez dit que nous avions besoin de vérité, souci que nous partageons tous, ici. Pensez-vous, à titre personnel, qu’il existe, pour les terres de Guadeloupe et de Martinique fortement polluées, des solutions pour en sortir ?

M. Henri Vannière. Dans notre premier rapport du GEP, dont Yves-Marie Cabidoche était contributeur pour cette partie, il est dit qu’il y en a pour cinq à sept siècles en laissant faire les choses naturellement, ce qui est catastrophique.

On a tout imaginé. Par exemple, pousser, avec un bulldozer, vingt centimètres de sol de surface à la mer, mais cela était inenvisageable. Concernant la phytoremédiation, on n’a pas encore trouvé la plante capable de concentrer la molécule. Reste l’espoir de trouver des molécules chimiques ou des bactéries qui la dégradent. On en est encore au stade du vœu. Quelques expériences ont été faites mais je n’ai plus suivi le dossier.

Nous sommes aujourd’hui désarmés. Il faut donc vivre avec et donner des conseils. Il faut dire, sur tel type de sol, ne surtout pas faire telle culture. Il existe un éventail de cultures possibles, comme les plants de fruitiers ou les tomates, à condition qu’elles ne touchent pas le sol. Il faut éviter les plantes rampantes comme les cucurbitacées - pastèques, melons, concombres peuvent être contaminés en touchant le sol – ou trouver des techniques pour élever ces cultures. La contamination ne se produit pas par la plante mais par contact avec le sol.

M. le président Serge Letchimy. Quel est, à la lumière de l’expérience, votre sentiment personnel sur le rythme de traitement de ce dossier par l’État, par les différents gouvernements et par les grandes institutions, lorsqu’on sait qu’entre les deux rapports indiqués de l’INRA et la mise à jour de niveaux de pollution avérés sur le sol et dans l’eau en 1988 et 1999, il s’est écoulé vingt ans. Cela fait donc quarante ans ! Auditionné récemment, le Professeur Multigner établissait des comparaisons avec les traitements de pollution connus dans l’Hexagone. L’État a-t-il mis les moyens nécessaires et, localement, les moyens nécessaires ont-ils été consacrés pour répondre à un drame d’une telle ampleur ?

M. Henri Vannière. Le délai entre le moment où l’on utilise le produit et celui où l’on découvre le problème en le quantifiant au moyen d’analyses est lié à la technologie analytique et ne peut être imputé à quelque administration que ce soit. Il a fallu contacter le laboratoire et que lui-même dise : ce que vous appelez bruit de fond s’appelle chlordécone. Il a fallu mettre un nom.

Quant au dossier, je ferai part de mon expérience au sein du GEP, le premier groupe à s’être penché sur le sujet avant la mise en place des plans chlordécone. On nous a donné six mois pour faire notre rapport. Après que nous avons rendu notre copie, trois ou quatre mois se sont écoulés avant que les ministères en prennent connaissance et donnent le feu vert à sa diffusion. Puis les choses sont entrées dans une léthargie totale. Même si on n’est pas d’accord avec les propos du Professeur Belpomme, il a relancé le dossier. Grâce à lui, les plans d’actions ont été mis en place. Mais il n’y a pas eu, peut-être par méconnaissance ou manque de moyens, de la part des administrations centrales, une grande envie de s’immerger dans le dossier.

M. le président Serge Letchimy. Les déclarations du Professeur Belpomme datent de 2007. Ses propos extrêmement forts ont provoqué une prise de conscience. Il a été énormément critiqué, alors qu’il ne faisait que soulever un problème. C’est après les constats de pollution du foncier et des nappes phréatiques que les plans chlordécone ont été mis en œuvre.

M. Henri Vannière. Le Professeur Belpomme avait adressé son rapport aux administrations centrales en juillet-août. Il intervient donc en septembre. On nous l’a renvoyé aussitôt pour avis. N’étant pas médecins, nous n’étions pas les personnes les mieux habilitées pour ce faire. Il y a eu visiblement une gêne au sein des administrations centrales. Ses propos étaient peut-être exagérés mais ils ont fait bouger les choses.

J’ai le souvenir d’avoir demandé en 2006, dans une commission de suivi du GEP, quelques moyens pour engager un stagiaire et de m’être fait traiter de mendiant. Je suis intervenu vigoureusement en disant que je ne pouvais pas laisser passer de pareilles choses. On m’a dit que j’aurais dû me taire face au directeur général.

M. le président Serge Letchimy. Avez-vous le sentiment que ce dossier a été mal traité, ignoré, délaissé, et pour quelles raisons ?

M. Henri Vannière. Je ne suis plus intervenu après 2010. Je suis donc gêné pour commenter ce qui s’est passé après. Mais on sentait que les actions se produisaient plus sous l’effet de la pression qu’en fonction de la réalité du dossier.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. À ce moment-là, on connaît la dangerosité du produit mais on ne met pas les moyens nécessaires pour à tout le moins approfondir l’analyse scientifique. La France dispose, en Lorraine, de la plus importante plateforme européenne sur l’étude du comportement des polluants industriels. Comment expliquer que l’État n’ait pas mis en place des moyens pour aller plus loin dans la dépollution ? Au-delà d’un manque de moyens, il y avait une absence de prise de conscience de la gravité du problème, alors que les conséquences sanitaires étaient connues à cette date. Pensez-vous qu’une pollution identique dans l’Hexagone aurait eu les mêmes réactions ?

M. Henri Vannière. N’étant pas un spécialiste, je ne saurais comparer différents dossiers de pollution et dire qu’à un endroit, il a été traité comme il convenait alors que ce traitement aurait traîné aux Antilles. On sent bien que les administrations centrales sont très mal à l’aise et constamment sur la défensive. Est-ce pour des raisons économiques ou par crainte d’une mise en cause de structures ? Il faudrait le leur demander.

Mme Justine Benin, rapporteure. Lorsque, dans le cadre du GEP, vous vous penchez pour la première fois sur le chlordécone, pensez-vous que c’est une bombe à retardement ?

M. Henri Vannière. Je vous ferai part de mon avis personnel. Très tôt, en me plongeant dans le dossier, je comprends qu’entre ce qui figure dans des rapports officiels, y compris des rapports de missions parlementaires, et les quelques informations encore succinctes dont je dispose, cela ne concorde pas. C’est pourquoi j’ai fait tout ce travail de collecte d’informations réunies dans le document que je vous ai envoyé. Purement factuel, il comporte très peu d’avis. Ce sont des faits, des dates : il s’est passé ceci à telle date. Dès 2007 ou 2008, à mesure que j’avance, je me dis que tôt ou tard un juge va débarquer dans mon bureau, parce que je sais des choses.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez dit deux choses importantes. D’une part, les administrations centrales sont très mal à l’aise et sur la défensive. Personnellement, j’ai fait le même constat. Il y a même une peur. Si on a peur, c’est qu’on n’est pas sûr de soi  et de ce qu’on n’a pas fait. Beaucoup d’administrations récupèrent des manquements ou des procédures réalisées par d’autres. D’autre part, vous pensez que : « Tôt ou tard, un juge va débarquer dans mon bureau ». Cela signifie-t-il que vous êtes conscient du fait que le dossier comporte des dysfonctionnements, des éléments inacceptables ou délictueux ?

M. Henri Vannière. Des éléments délictueux ? Je n’en sais rien, mais je sais qu’il y a des dysfonctionnements divers et variés et, je dirai, dans un langage commun, des choses tordues, ce qui veut tout dire.

M. le président Serge Letchimy. C’est un langage poli, pour ne pas dire des choses irrégulières.

M. Henri Vannière. Nous y reviendrons peut-être.

M. le président Serge Letchimy. Je vous écoute.

M. Henri Vannière. En écoutant les discours tenus sur la place publique ou dans les émissions, je me disais que l’histoire était un peu différente. Je n’ai pas la prétention de tout savoir mais le dixième que j’en connais ne correspond pas au discours public. Je n’ai rien à craindre de la justice ou de votre commission d’enquête, je ne suis que témoin. Mais je me disais : tôt ou tard, tu seras interpellé !

Mme Justine Benin, rapporteure. Quand vous travaillez au sein du GEP, êtes-vous conscient que dans la République française, ce produit n’existe que dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique ?

M. Henri Vannière. Oui, car, je le répète, il a été homologué pour un usage donné, la lutte contre le charançon dans la culture du bananier. Vous ne trouvez pas de bananiers dans le Bassin parisien. Il est homologué dans la République française pour un usage précis. Quelqu’un qui l’aurait utilisé sur l’île de La Réunion, bien qu’on y trouve peu de bananiers, n’aurait pas été en défaut. On ne peut pas dire qu’il était homologué pour un usage en France hexagonale, mais pour un usage en France.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous faites bien de le spécifier. Je l’ai lu. Le produit était bien homologué pour l’usage, mais uniquement pour ces deux territoires et afin de lutter contre les charançons. 

M. Henri Vannière. Non, la notion d’usage exclut la notion de territoire. Il y a une culture, un bioagresseur, le charançon, un produit et un mode d’application du produit

M. le président Serge Letchimy. Le rapport de Messieurs Beaugendre et Edmond-Mariette a levé ce doute. L’autorisation n’était pas donnée pour la Martinique et la Guadeloupe mais en fin de compte, elle concerne bien ces deux territoires, car on ne plante pas de bananiers à Paris ni dans le Languedoc-Roussillon. Mais l’autorisation indique clairement que l’autorisation concerne la lutte contre le charançon pour traiter la banane.

Vous avez dit que la cartographie des pollutions avait avancé. Dans votre rapport, vous estimez que pour obtenir une bonne représentation de la contamination des parcelles, il faudrait effectuer jusqu’à vingt carottages. Excepté une estimation globale, nous n’avons pas d’indications claires et nettes sur les surfaces polluées. Les informations sont contradictoires puisqu’on dit qu’en Martinique et en Guadeloupe, 9 000 hectares ont été analysés, ce qui signifie qu’il en reste 27 000 à 30 000 à analyser, quarante années après. Je n’ai pas du tout le sentiment que l’État y consacre les moyens nécessaires. Pensez-vous que votre préconisation en matière de carottage par parcelle soit respectée ?

Il y a deux types d’analyses à faire, dont une « cartographie foncière de la suspicion ». On dit que là où on avait planté des bananeraies, il y aurait des terres polluées. À mon avis, cette approche envisagée il y a très longtemps n’a aucun sens puisque le chlordécone circule. Que pensez-vous de la nécessité d’une cartographie précise, nette, claire afin de réaliser des projets de développement, des projets sanitaires, d’anticipation, de mutations agricoles ? Quelle importance y accorderiez-vous si vous étiez en responsabilité à la tête d’un ministère de l’Agriculture ?

M. Henri Vannière. Nous avons abordé le sujet au sein du groupe régional d’études des pollutions pas les produits phytosanitaires en Guadeloupe (GREPP) et des groupes régionaux phytosanitaires (GREPHY), qui étaient des structures de concertation locales. Vingt carottages parce que le produit n’est pas appliqué de façon homogène. Comparé à une approche classique de prélèvement de sol dans un champ de blé ou dans un champ de maïs homogène, il faut un nombre de carottages suffisant pour obtenir une représentation moyenne. Je ne sais pas ce qui est appliqué aujourd’hui dans les programmes de type jardins familiaux (Jafa).

Une autre contrainte résulte de l’interdiction d’effectuer des prélèvements chez une personne privée sans son accord. Diagnostiquer un terrain comme chlordéconé pourrait réduire sa valeur et le propriétaire pourrait contester cette décision en justice. Ce n’est pas simple. J’ai été étonné d’entendre, il y a quelques jours, le représentant de la direction générale de l’alimentation (DGAL) vous répondre qu’il fallait prendre en considération un tel aspect réglementaire. Seul le service de l’alimentation (SALIM) chargé de la protection des végétaux peut être habilité, dans des conditions précises et motivées, à procéder à des prélèvements de sol. L’idéal serait d’avoir un outil de prélèvement systématique de sols, mais le lancement d’une telle opération risque de se heurter à la réglementation existante.

M. le président Serge Letchimy. Ce prélèvement systématique des sols est-il suffisamment important pour aller jusqu’à légiférer afin de l’autoriser ?

M. Henri Vannière. Je ne suis pas juriste.

M. le président Serge Letchimy. Le prélèvement ne peut se faire qu’à l’initiative du propriétaire du terrain.

M. Henri Vannière. C’est pourquoi cela a été adossé à des projets de type Jafa, où les gens étaient d’accord pour qu’on réalise des enquêtes chez eux des enquêtes sur les consommations et les productions des jardins familiaux, et l’on pouvait caler par-dessus pour opérer des prélèvements de sols.

Mme Justine Benin, rapporteure. Si, comme vous l’avez souligné, nous en avons pour cinq à sept siècles de pollution des sols, est-ce qu’il ne faudrait pas prioriser la systématisation des prélèvements de sols ?

M. Henri Vannière. En l’absence d’historique précis sur le point de savoir si telle parcelle a été plantée en bananiers, si on a apporté du Kepone ou du Curlone, à quelle dose et à quelle fréquence, sur une période de vingt à trente ans, la seule possibilité pour connaître la réalité est l’analyse des sols, car ces informations n’ont jamais été enregistrées. On peut seulement avoir une idée et estimer qu’il y a plus de risque dans telle zone que dans telle autre.

Mme Justine Benin, rapporteure. La difficulté, c’est que nous sommes deux territoires insulaires et que la Guadeloupe représente 1 782 kilomètres carrés. Nous avons deux terres, Basse-Terre et Grande-Terre. Vous imaginez la pollution au sol, la pollution de l’eau. La difficulté pour nous - ma collègue Madame Hélène Vainqueur-Christophe représente un territoire où il y a eu beaucoup de champs de bananes -, c’est de savoir où se trouve cette pollution. Cette cartographie est pour nous essentielle, mais nous partons à l’aveugle. La dernière fois, le représentant de la direction générale de l’alimentation a fait état de 9 900 hectares de prélèvements sur les deux territoires, dont 8 000 hectares pour la Martinique et 1 900 hectares pour la Guadeloupe. Vous imaginez l’ampleur du travail restant à réaliser.

M. Henri Vannière. Plus le travail d’analyse !

Mme Justine Benin, rapporteure. Pour des laboratoires qui ne sont pas sur les territoires.

M. Henri Vannière. La tâche est énorme, mais il faudrait demander à mes collègues de l’INRA ou du CIRAD qui sont sur place ou qui y étaient récemment, comment mettre cela en œuvre.

Mme Justine Benin, rapporteure. Est-ce que la question des laboratoires s’était déjà posée depuis vos travaux en 2005 ?

M. Henri Vannière. La question s’est posée tout de suite. En 2005, nous avons visité le laboratoire LDA 26, à Valence.

M. le président Serge Letchimy. Compte tenu de la gravité de la situation, ne serait-il pas intéressant que l’État envisage de domicilier plus de moyens pour expertiser sur place, en Guadeloupe et en Martinique ?

M. Henri Vannière. Certainement, car cela demandera des moyens humains. On ne peut pas faire avec rien.

M. le président Serge Letchimy. La législation permet-elle de lancer des campagnes de prélèvement généralisé ou doit-elle être modifiée ? Comme l’ont dit Madame Hélène Vainqueur-Christophe et Justine Benin, la rapporteure, de ces analyses dépendent toutes les politiques à mettre en œuvre, y compris en matière d’eau potable, d’effet cocktail des pesticides, de pêche, d’agriculture et de santé. Santé publique France indique que 90 % de la population de la Guadeloupe et de la Martinique est imprégnée, dont une proportion élevée à un niveau dépassant le seuil admissible. Plus il y a de terres polluées et plus le lien entre alimentation, pollution et santé est établi. Seriez-vous favorable à un prélèvement de sols systématique et de grande ampleur ?

M. Henri Vannière. Je préférerais que vous demandiez l’avis d’experts qui ont travaillé sur ces aspects, notamment sur les transferts sol-eau et sol-plantes.

Mme Helène Vainqueur-Christophe. J’ai une dernière question concernant la sécurité sanitaire. Sachant la difficulté de fracturer la molécule, les ouvriers de la banane courent-ils un risque plus élevé de contamination en travaillant sur des terres chlordéconées, notamment par la poussière sur les vêtements ?

M. Henri Vannière. Je suis incapable de répondre à cette question.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Vannière, je tiens personnellement à vous remercier d’être venu et d’avoir répondu avec autant de franchise et de clarté au sujet de ce drame collectif qui nous concerne. Nous tirerons le meilleur profit possible de ce que vous nous avez indiqué.

M. Henri Vannière. Merci à la commission d’enquête de m’avoir entendu. Il est réconfortant de partager son expérience devant une assemblée comme la vôtre.

M. le président Serge Letchimy. Merci beaucoup. J’ai perçu chez vous beaucoup d’émotion, ainsi qu’un besoin de clarification et de vérité.


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2.   Audition de M. Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint « alimentation humaine » à linstitut national de la recherche agronomique (INRA), et de M. Thierry Caquet, directeur scientifique « environnement »

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, nous allons entendre maintenant Monsieur Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint « alimentation animale » à l’institut national de la recherche agronomique (INRA), et Monsieur Thierry Caquet, directeur scientifique « environnement », auxquels je souhaite la bienvenue.

Je vous rappelle que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions et que, par conséquent, celles-ci sont ouvertes à la presse et diffusées en direct sur un canal de télévision interne, puis consultables en vidéo sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Je vais vous donner la parole pour une intervention liminaire d’une durée maximale de dix minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc, Monsieur Cravedi et Monsieur Caquet, à lever la main droite et à dire « Je le jure ». 

(M. Jean-Pierre Cravedi et M. Thierry Caquet prêtent successivement serment.)

M. Jean-Pierre Cravedi, chef du département adjoint « Alimentation humaine » à linstitut national de la recherche agronomique (INRA). Monsieur le président, nous avions prévu de projeter quelques diapositives de présentation de la restitution du colloque organisé en Guadeloupe et en Martinique en octobre 2018, qui a fait un état des lieux des connaissances. Il n’était pas centré sur l’INRA, mais nous avons contribué à l’élaboration de ses principaux thèmes.

M. le président Serge Letchimy. Cela n’est pas possible car ce n’était pas techniquement prévu. Je vous invite donc à faire une présentation entièrement verbale.

M. Thierry Caquet, directeur scientifique « environnement ». Nous vous ferons néanmoins parvenir cette présentation.

M. Jean-Pierre Cravedi. Ce colloque organisé du 16 au 19 octobre 2018, aux Antilles, traitait trois aspects : le devenir et l’impact du chlordécone dans l’environnement ; ses effets sur la chaîne alimentaire, les filières et productions agricoles ; ses impacts en matière de santé et de population.

Concernant, tout d’abord, l’environnement, des observatoires mis en place sur des bassins versants en Martinique et en Guadeloupe ont nettement amélioré les connaissances scientifiques relatives au transfert du chlordécone d’un milieu vers un autre et au rôle majeur joué par les nappes phréatiques dans les flux du produit. On a longtemps pensé que le chlordécone se déplaçait essentiellement via le ruissellement, alors que le transfert est dû à l’infiltration, puis les collecteurs et les exutoires véhiculent l’essentiel des résidus de chlordécone. La mise en évidence de cette dynamique a permis de déterminer les temps de résilience dans les nappes phréatiques et de déterminer si les transferts s’opéraient avec la matière dissoute, c’est-à-dire avec l’eau, ou bien avec les particules. Nous avons constaté que ces transferts étaient principalement liés à l’eau et à la solubilité du chlordécone, ce qui n’était nécessairement pas attendu, car il n’est pas très hydrosoluble.

Concernant les milieux aquatiques, d’eau douce ou marins, d’importants moyens de surveillance ont été mis en place, à la fois en termes d’échantillonnage, c’est-à-dire de capacités de prélèvement automatique d’échantillons d’eau, et de pose d’indicateurs reposant sur des techniques de mesure de l’impact du chlordécone sur des biofiltres bactériens. Un certain nombre d’outils permettent d’améliorer la connaissance des transferts et des flux et d’entrevoir des pistes en matière de décontamination. Si on ne connaît pas la nature des flux, il est difficile de proposer des solutions de décontamination.

Nous avons caractérisé le transfert dans la chaîne trophique et défini comment le chlordécone s’accumule dans les différents maillons : phytoplancton, zooplancton, organismes supérieurs, jusqu’aux poissons du haut de la chaîne qui, comme le thon, sont susceptibles de consommer des animaux déjà contaminés, ce qui a des conséquences en matière de pêche.

Le point a été fait sur les systèmes de dépollution et de décontamination par des méthodes diverses, telles que celle avec les microorganismes, en particulier des microorganismes présents dans les sols aux Antilles pour ne pas importer de la matière biologique, ou la fixation du chlordécone dans le sol, afin qu’il ne soit pas disponible et entraîné par l’eau par percolation.

Nous avons examiné des résultats en matière de phytoremédiation, c’est-à-dire, en l’occurrence, la capacité de végétaux à extraire le chlordécone présent dans les sols.

Certaines solutions fonctionnent. La preuve est faite que ça marche en laboratoire, mais l’efficacité sur le terrain reste à prouver. Il ne faut pas imaginer qu’on puisse raisonnablement utiliser une, voire l’ensemble, de ces techniques pour dépolluer la totalité des sols antillais. En revanche, elles peuvent être appliquées sur des sols particulièrement contaminés à un endroit sensible. Nos connaissances ont beaucoup progressé.

Nous avons identifié un important besoin de connaissance en matière de sciences humaines et sociales. Jusqu’à présent, les sociologues étaient assez peu impliqués dans les programmes de recherche relatifs au chlordécone, alors que c’est indispensable pour agir efficacement, sur place, dans le sens de la conception et de l’innovation. Des travaux scientifiques sont nécessaires pour évaluer les coûts et l’acceptabilité des mesures prises.

Concernant la chaîne alimentaire, de nombreux travaux ont été engagés pour avoir une idée plus précise de ce qu’il est nécessaire de faire pour décontaminer les espèces d’élevage : bovins, petits ruminants laitiers, volailles. Nous avons maintenant toutes les données cinétiques d’élimination du chlordécone chez ces espèces, avec une connaissance importante, à savoir que l’essentiel de la contamination provient de la consommation directe du sol et non de la consommation de denrées végétales. En broutant, les bovins consomment une partie du sol contaminé. Les fourrages interviennent dans une bien moindre mesure que la consommation directe de sol. Nous sommes maintenant en capacité de connaître la demi-vie, c’est-à-dire le temps de séjour des résidus de chlordécone dans les tissus des animaux soumis à cette exposition.

Une cartographie de la contamination des sols a été établie, ainsi qu’une cartographie des niveaux de contamination en fonction des types de denrées, éléments résultant de programmes de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Les modes d’approvisionnement à l’origine de l’exposition des populations au chlordécone ont également été répertoriés, avec la répartition propre aux Antilles entre autoproduction, dons et ventes au bord de la route.

Quant à l’impact sur la santé, l’essentiel des travaux n’a pas été mené par l’INRA, dont la contribution a été mineure dans ce domaine. Nous avons toutefois participé à la caractérisation des flux de chlordécone chez les espèces de laboratoire pour les appréhender ultérieurement chez l’homme, et étudié quelques aspects de la transformation du chlordécone chez l’homme. 

Telles sont, brièvement résumées, les conclusions de ce colloque. Le volet santé a été examiné sous l’angle des études d’épidémiologie et de toxicité chez les animaux de laboratoire, parce qu’on ne peut expérimenter les effets directement chez l’homme. L’épidémiologie faisant rarement apparaître une relation de cause à effet, l’expérimentation permet de déterminer à partir de quelle dose peut se produire un effet.

M. Thierry Caquet. Je rappellerai que l’INRA est un opérateur de recherche de premier plan dans la zone Antilles-Caraïbes, avec notre centre Antilles-Guyane qui est une spécificité. Nous examinons beaucoup de sujets relatifs à la transition agro-écologique dans ces régions et nous avons la capacité d’accompagner la transformation des activités de production agricole et l’ensemble des mutations des systèmes alimentaires.

Le sujet du chlordécone est certes très important, mais pour l’INRA, ce n’est qu’une problématique parmi d’autres, l’idée étant d’avoir une vision systémique afin que la production alimentaire locale et le développement associé puissent se faire durablement au bénéfice des populations humaines et de l’environnement. C’est pour nous un domaine privilégié dans lequel nous ne sommes pas seuls à intervenir. L’INRA participe à ces actions avec des opérateurs comme le centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et bien d’autres. Nous sommes dans des logiques de partenariat de recherche multi-organismes avec les acteurs locaux pour opérer ces développements autour de la transition agro-écologique de l’agriculture antillaise.

Mme Justine Benin, rapporteure. Ce que vous venez présenter est-il la contribution de l’INRA au colloque scientifique ou sa restitution ?

M. Jean-Pierre Cravedi. C’est la restitution du colloque, même si, sur l’ensemble des aspects, l’INRA a été un contributeur majeur. Comme l’indiquait Monsieur Thierry Caquet, la plupart de ces programmes de recherche n’ont pas été menés par un seul opérateur. Pour les aspects environnementaux et agricoles, le travail a été réalisé par l’INRA, le CIRAD, le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Même si on pourrait identifier ce qui revient à l’INRA et aux autres institutions, c’est un travail collaboratif et collectif. J’ajoute que l’INRA travaille sur le chlordécone depuis une vingtaine d’années, voire plus, y compris aux Antilles, où nous avons des laboratoires, en particulier en Guadeloupe.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’en suis très heureuse car lorsque nous avons reçu les représentants de la direction générale de l’alimentation (DGAL), nous leur avons demandé la restitution du colloque et si elle était accessible en ligne. On nous a proposé d’interroger le préfet de la région Guadeloupe et la collectivité de Martinique. Je me réjouis donc vous puissiez nous la remettre en format papier.

Vous dites à juste titre que l’INRA travaille depuis plus de vingt ans sur le chlordécone. Quelles ont été vos premières analyses ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Les premières analyses effectuées par les équipes présentes sur place ont mis en évidence la présence de chlordécone dans les sols et les ressources aquatiques antillais. Des premiers travaux initiés par M. Yves-Marie Cabidoche, il y a un certain nombre d’années, ont été menés pour déterminer les niveaux de contamination dans les végétaux qui avaient poussé sur ces sols.

M. Thierry Caquet. Les premiers résultats ont été publiés à la fin des années 1990. Financés notamment par le ministère de l’Ecologie, ces travaux portaient sur la contamination des sols. Ils établissaient les premières cartographies. Selon les premières estimations du temps de résilience de la molécule, réalisées à partir de modèles très simples établis par Yves-Marie Cabidoche, la durée de contamination pouvait s’étendre sur plusieurs siècles. C’étaient les premières données rendues publiques, y compris dans la communauté scientifique, sur la persistance à long terme, liée aux caractéristiques très particulières des sols antillais qui favorisent la rétention de la molécule. À partir de ces travaux, un ensemble de projets de recherche a été lancé en amont du plan chlordécone I et des plans qui ont suivi.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Nous sommes face à une pollution d’une ampleur considérable. Existe-t-il en France ou dans d’autres pays des pollutions aussi importantes ? Si oui, quelles méthodes de dépollution ont été employées ? Confrontés à un produit d’une rémanence particulière, les moyens mis en œuvre ont-ils été suffisants ? Enfin, vous semble-t-il possible, dans le cadre de vos recherches, de produire des espèces nouvelles de légumes-racines suffisamment résistantes pour être cultivées sur des sols pollués ?

M. Thierry Caquet. Parmi les questions que vous nous avez adressées, l’une concerne ce qui s’est fait sur ces molécules ailleurs où elles ont été utilisées. Des rapports de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques (OPESCT) ont montré qu’on avait une connaissance assez peu développée de ce qu’étaient devenues les 1 600 à 2 000 tonnes de chlordécone fabriqués. La même problématique doit bien exister à d’autres endroits de la planète, mais nous n’avons pas de données avérées de présence du contaminant ou d’impacts ailleurs.

Concernant la pollution chronique de l’environnement par des contaminants organiques comme le chlordécone ou des mollécules métalliques, on trouve malheureusement beaucoup de sites sur la planète, notamment en Europe continentale et dans l’Hexagone, touchés par des éléments très persistants, notamment métalliques ou semi-métalliques, tels que l’arsenic, le mercure ou autres. La contamination chronique d’espaces agricoles n’est pas cantonnée aux Antilles. Le cas du chlordécone est particulier, puisqu’il en a été fait un usage spécifique, mais des sites de contamination chronique qui présentent des impacts potentiels sur la santé humaine, il en existe un peu partout sur la planète, héritages du développement de la culture industrielle et de l’industrie tout court.

Malheureusement, cette problématique ne se résout pas facilement, car on a bien souvent affaire à des contaminants à très longue durée de vie. Pour le chlordécone, on voit ce qu’il en est, mais la contamination par des éléments-traces métalliques est pérenne, à moins de faire de la phytoremédiation ou d’appliquer des méthodes d’extraction extrêmement compliquées.

Face à cette problématique de contamination persistante, il est possible d’activer plusieurs stratégies en même temps.

La première vise à stabiliser la pollution et à éviter qu’elle se répande à distance, par la mise en place de systèmes de contention. Pour évaluer les risques, il convient de considérer le danger que présente la substance en question, donc ses propriétés intrinsèques de toxicité, et l’exposition des enjeux : une plante que l’on cultive, des animaux que l’on élève ou des populations exposées à une contamination. La difficulté de la gestion du risque est d’éviter la dispersion de la contamination et de limiter au maximum l’exposition des enjeux à risque : populations à risque, espèces élevées, espèces cultivées.

J’en reviens aux espèces que l’on peut ou non cultiver sur ces sites très contaminés. Les travaux évoqués par Monsieur Jean-Pierre Cravedi et d’autres réalisés notamment par l’INRA et par le CIRAD, ont montré que le risque de contamination ou de transfert du chlordécone vers le végétal était très différent selon le type de plante. Des légumes-racines ou des tubercules au contact direct du sol contaminé présentent un risque fort de contamination des productions récoltées. Ce sont donc des productions à éviter dans des zones fortement contaminées. Des plantes moyennement sensibles, comme toutes les cucurbitacées, les melons, par exemple, ou les laitues seront un peu moins contaminées lorsqu’elles seront cultivées sur des sols moyennement contaminés. Enfin, il y a des plantes, au premier chef, la banane, pour lesquelles la recherche n’a pas mis en évidence de transfert vers les parties consommées. Il n’y a pas de chlordécone dans les bananes qui poussent dans les bananeraies qui ont été traitées. On peut penser aussi aux ananas et à l’ensemble des fruitiers, aux christophines et à d’autres productions, puisqu’on n’a jamais démontré de transfert du chlordécone dans les fruits.

Si on doit cultiver à certains endroits moyennement contaminés, il est possible de faire évoluer des pratiques en prévoyant des productions végétales non traditionnelles du lieu ou différentes de celles que souhaitait faire le propriétaire du terrain. Il s’agit d’une substitution d’espèces sensibles à la contamination, au sens de capteur de contamination, par des espèces qui y sont moins sensibles.

Peut-on sélectionner telle ou telle variété moins sujette à l’accumulation de chlordécone ? À ma connaissance, cette piste n’est pas fortement explorée, on suit plutôt celle de la substitution. Puisqu’on ne peut pas continuer à cultiver des légumes-racines, on va passer à d’autres types de production. À mon sens, il serait risqué de prévoir de substituer telle variété par telle autre dont on pense qu’elle accumule moins la substance, alors qu’il existe des solutions de substitution d’une plante par une autre.

M. le président Serge Letchimy. Je suis étonné de la première partie de votre réponse. Êtes-vous en train de nous dire que le problème du chlordécone est comparable à d’autres pollutions que l’on trouve par ailleurs dans l’Hexagone ? Vous savez pertinemment que cette affaire dure depuis très longtemps, que c’est un produit extrêmement dangereux provoquant une bioaccumulation aigüe, signalé partout, à l’origine de beaucoup de maladies sur un territoire de 1 100 kilomètres carrés ou 1 700 kilomètres carrés si on l’étend à l’archipel, un peu moins sans les îles comme Saint-Martin et d’autres.

M. Thierry Caquet. Je me suis mal exprimé. Mon propos ne visait nullement à minimiser la situation mais à souligner un exemple rendu visible, vraisemblablement trop tardivement. Les expositions de populations à des environnements fortement contaminés du fait d’activités humaines ne sont malheureusement pas des cas isolés. Nous avons là l’exemple d’une contamination connue dont les effets sont assez bien cernés. Malheureusement, il existe des contaminations de l’environnement par des substances tout aussi dangereuses que le chlordécone mais ni de même origine, ni apportées par l’agriculture, aux effets visibles sur des populations humaines sur des animaux sauvages. Dans la presse et dans l’opinion, des cas sont beaucoup moins connus. Quand on s’intéresse – comme je l’ai fait dans ma carrière de scientifique, avant d’être directeur à l’INRA - aux contaminations globales et à leur impact sur l’environnement, on ne peut que constater que dans nombre d’endroits, y compris en Europe et en France, des populations sont exposées à des contaminants persistants. Cette situation dramatique n’est hélas pas la seule, mais en aucun cas, je n’ai voulu la minimiser. Elle est extrêmement grave. Si je me suis mal exprimé, je vous prie de m’en excuser.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez été les premiers à engager des recherches sur le chlordécone dans les années 1990 et vous en avez même fait état dans des revues scientifiques. Dès ce moment, saviez-vous qu’il avait un impact important sur la santé ? Vous avez dit que c’était pour des siècles. Pensez-vous que vos écrits sont à l’origine du premier plan chlordécone ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Qu’ils aient contribué au premier plan chlordécone, c’est indiscutable. L’INRA ne s’est pas préoccupé de l’impact du chlordécone sur la santé mais il s’est très tôt préoccupé des niveaux de contamination et de la connaissance des flux de chlordécone.

Mme Justine Benin, rapporteure. À cette époque ?

M. Jean-Pierre Cravedi. À cette époque ! À ma connaissance, il n’y avait pas alors à l’INRA d’étude sur l’impact du chlordécone sur la santé. En revanche, nous avons été précurseurs de la mise en évidence du niveau de contamination aux Antilles.

M. le président Serge Letchimy. Compte tenu de l’ampleur de la pollution par le chlordécone, soulignée en deuxième partie de présentation par Monsieur Caquet, et de ses multiples conséquences sur l’économie et la santé, estimez-vous que l’État investit au bon rythme dans les domaines intellectuels, de la recherche et du développement ? Je rappelle que les premières autorisations de vente sont données en 1971 et 1972, c’est-à-dire il y a presque cinquante ans, et que l’on reste dans l’incertitude quant au lien entre l’usage du chlordécone et le cancer de la prostate, et sur les solutions de décontamination. En votre âme et conscience, considérez-vous que la réponse de l’État est à la hauteur d’un tel drame ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Je ne suis pas compétent pour dire si l’État est à la hauteur en termes économiques, même si je vous rejoins sur les incertitudes. Toutefois, les incertitudes accompagnent au quotidien la vie du chercheur. À chaque fois qu’on réalise des travaux, on tient compte d’un facteur d’incertitude dans nos conclusions.

Concernant les travaux engagés, on peut toujours regretter l’insuffisance de l’engagement de l’État en matière de recherche. Je constate qu’il y a eu une succession de plans chlordécone, que le bilan qui en a été fait n’est sans doute pas entièrement satisfaisant mais qu’il y a eu des avancées très significatives.

J’ajoute que le rythme de la recherche est rarement le même que celui souhaité par les pouvoirs publics. Entre le moment où l’on pose la question, où l’on a suffisamment de résultats et celui où l’on peut vraiment éclairer la décision publique, il s’écoule souvent plusieurs dizaines d’années. Cela n’est pas spécifique à la question posée par la contamination au chlordécone. J’ai été frappé par la lenteur de la mise en place des plans chlordécone mais à partir du moment où ils ont été mis en place et où ils ont identifié les recherches à engager en priorité, les choses ont avancé. On peut regretter qu’elles n’aient pas avancé suffisamment vite mais elles ont avancé, alors qu’au début de l’histoire, l’INRA s’est trouvé un peu seul, puisqu’il a été amené à financer ses recherches sur fonds propres. Ce n’était pas une aberration mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Aujourd’hui, la recherche est souvent impulsée par des actions incitatives financées par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et par d’autres sources.

En termes d’efficacité, et non d’incertitudes, nous avons aussi des progrès à faire parce que les actions ne sont pas toujours coordonnées. On découvre parfois que deux équipes se sont posées les mêmes questions et ont tenté d’y apporter des réponses chacune dans leur coin, ce qui est contre-productif. Il peut aussi y avoir plusieurs guichets de financement. Une réflexion est donc à mener sur le financement de la recherche, son organisation et la gouvernance à mettre en place. Il y a des efforts de coordination et de programmation à consentir dans l’organisation et la stratégie.

M. le président Serge Letchimy. Par conséquent, selon vous, compte tenu de l’ampleur du problème, il n’y a pas eu de prise en charge efficace, globale et cohérente de la question du chlordécone ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Elle a été trop morcelée. Je ne dirai pas qu’il n’y a pas eu de prise en charge efficace, mais l’efficacité peut être améliorée, y compris aujourd’hui. On réfléchit à un plan chlordécone IV. Pour construire l’avenir, ma sensibilité de chercheur me conduit à considérer que tout en continuant à faire progresser nos connaissances sur le chlordécone, il ne faut pas oublier le contexte des Antilles qui sont globalement de gros utilisateurs de produits phytosanitaires, pour des raisons climatiques et de production, en comparaison de l’Hexagone. Si on ne veut pas qu’après le chlordécone, il y ait d’autres problématiques auxquelles on pourrait difficilement répondre, il faut d’ores et déjà se dire que le chlordécone n’a pas été utlisé seul, mais après d’autres substances de type hexachlorocyclohexane (HCH) et avant d’autres qui ont pris le relais. Quand on s’interroge globalement sur les conséquences sanitaires des mélanges de contaminants, il faut intégrer cette notion en vue des futurs plans ciblés sur les Antilles. Il est indispensable d’exercer une surveillance accrue et d’avoir un regard particulier non seulement sur la situation des Antilles, mais aussi sur celle de la Polynésie et des territoires français de l’océan Indien. Jusqu’à présent, on a trop raisonné en fonction de l’Europe et de l’Hexagone sans prendre suffisamment en compte les nombreuses spécificités locales pour évaluer et gérer le risque.

M. le président Serge Letchimy. Estimez-vous la gouvernance des plans chlordécone adaptée à la réalité des particularités locales ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Je la trouve insuffisamment adaptée aussi.

On a affaire à un millefeuille. Le groupe d’observation et de suivi scientifique (GOSS) est censé faire l’inventaire des projets de recherche, quels qu’ils soient, sur le sujet, et d’en rendre compte aux instances qui les financent, à savoir des groupes d’action locale (GAL) et le ministère de la Santé. Vous n’êtes pas sans savoir que des alliances scientifiques sont censées donner leur avis : sur les aspects environnementaux, pour l’alliance nationale de recherche pour l’environnement (AllEnvi) ; sur les aspects santé, l’alliance Aviesan et sur les aspects socioéconomiques, l’alliance Athena. Mais cela doit passer par un autre type de validation via les alliances, lesquelles ont mis en place le groupe inter-alliances (GIA), qui doit travailler en interaction avec le GOSS. À cela s’ajoute le suivi des appels à projets des différentes instances. Ce système extrêmement complexe mériterait d’être forement simplifié pour être plus efficace.

On peut regretter que les financements soient insuffisants mais je regrette aussi qu’ils ne soient pas coordonnés afin de gagner en visibilité et en efficacité. Les financements de la recherche doivent aller autant à la recherche fondamentale pour connaître les mécanismes d’action de cette molécule sur l’environnement et la santé qu’à la recherche appliquée. Lorsqu’on veut décontaminer les sols ou en extraire le chlordécone, on met au point des procédés en laboratoire, mais le passage au terrain est semé d’embûches, car avec le changement d’échelle, les paramètres deviennent plus difficilement contrôlables. Toute la recherche fondamentale faite en amont ne sert pas à grand-chose sans le développement local montrant que ce qui a été inventé dans un laboratoire pour interrompre le passage du chlordécone vers les cours d’eau ou pour décontaminer un sol. Tout cela doit être coordonné. Chaque ministère fixe ses priorités. Les préfectures locales sont sollicitées par des initiatives locales qui ont leur sens. Mais tout cela devrait être intégré dans un système global qui reste très imparfait.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur Cravedi et Monsieur Caquet, je suis heureuse de vous entendre, car l’enjeu est important et la contamination de nos sols un sujet majeur. Vous nous dites que les différents plans chlordécone ont eu au moins le mérite d’exister, mais qu’ils étaient trop déconnectés des réalités locales pour atteindre efficacement leur objectif. Autrement dit, on crie « Au feu » et on empile les mesures sans coordonner clairement l’action des différents scientifiques que vous êtes, ce qui permettrait d’atteindre les objectifs visés en matière sanitaire, environnementale et de dépollution.

M. Jean-Pierre Cravedi. On ne peut pas dire qu’ils sont déconnectés du niveau local. J’en veux pour preuve qu’une partie des recherches de l’INRA sur le chlordécone est directement menée aux Antilles par des laboratoires sur place. La déconnexion ne concerne pas tous les domaines et n’est pas la généralité. Néanmoins, une meilleure coordination améliorerait l’efficacité. Dans le contexte local, les sciences humaines et sociales ont un rôle important à jouer. Recommander d’éviter l’exposition via la consommation de denrées provenant de circuits informels est scientifiquement fondé, mais sans programme local de mise en œuvre, sans demander aux gens de consommer des denrées achetées dans les supermarchés, cela ne servira à rien. Il faut toujours avoir en tête l’opérationnalité des résultats de la recherche, opérationnalité nécessairement locale. Il faut mieux coordonner localement, mais l’on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de coordination du tout.

Mme Justine Benin, rapporteure. Avez-vous déjà formulé une proposition sans avoir été entendu ou en auriez-vous une à formuler?

M. Jean-Pierre Cravedi. En tant que chercheur et citoyen, mon devoir est de faire des constats, d’amasser des connaissances et d’en tirer des conclusions. Si ces conclusions ne servent à personne, j’aurai travaillé pour rien. Une partie des conclusions sert à la communauté scientifique mais leur intérêt dépasse la communauté scientifique. Amené à intervenir au comité de pilotage du plan chlordécone, j’ai dit, avec un temps de parole différent de celui que vous accordez aujourd’hui, exactement ce que je suis en train de vous dire, y compris que le prochain plan ne devrait pas s’appeler plan chlordécone IV mais porter sur la pression globale phytosanitaire aux Antilles, parce qu’il n’y a pas que le chlordécone, et que les sujets ne doivent pas être déconnectés les uns des autres.

Pour avoir une vision plus intégrée, je manquerais de logique si j’invitais à nous intéresser au chlordécone uniquement parce que vous m’interrogez aujourd’hui sur le chlordécone et le paraquat. La question politique porte vraiment sur les impacts sur la santé et environnementaux de la pression phytosanitaire aux Antilles. Commençons par accumuler des données sur autre chose que le chlordécone. Cela ne veut pas dire qu’il faille arrêter ce qui a été lancé. Si on a atteint un niveau de production scientifique stable dans le temps sur le chlordécone, c’est bien parce qu’il y a eu des initiatives. Le niveau de publication est constant. On pourrait souhaiter qu’il augmente mais peu d’autres pays que la France travaillent sur le sujet. Prenons les choses de manière globale, car on apprendra peut-être un jour que l’important est l’interaction du chlordécone avec autre chose et qu’on n’a pas de données concernant cette autre chose. Nous avons un devoir d’anticipation.

Mme Justine Benin, rapporteure. Pensez-vous que le plan Écophyto tienne compte de ce que vous dites ? Ne pourrait-on l’associer aux plans chlordécone ? Il y a déjà eu un avenant au plan chlordécone III.

M. Thierry Caquet. J’ai participé au comité stratégique d’orientation recherche et innovation du plan Écophyto. Du point de vue scientifique et du point de vue de la gestion du risque, il serait contre-productif de considérer séparément les contaminants anciens et actuels. Quand on lance des appels à projets dans le cadre du plan Écophyto, on a du mal à inciter à considérer aussi les anciennes contaminations par le chlordécone. La comitologie du plan Écophyto est compliquée. Au prétexte que ce ne sont pas les pratiques actuelles, on aurait tort de ne pas les prendre en compte dans le plan Écophyto qui vise à réduire les usages des produits actuellement utilisés. Il me paraît important de faire le lien entre ces différents plans. Nous avons du mal à faire passer cette idée dans les différentes instances, car nous sommes suspectés de vouloir faire financer par un plan ce qu’un autre pourrait assumer.

Je pense que le plan Écophyto ne devrait pas se limiter à étudier les usages actuels, à chercher à réduire l’utilisation de telle ou telle molécule mais il devrait davantage repenser la conception de nos systèmes de culture et leur protection, laquelle est complexe en zone intertropicale où les conditions climatiques sont favorables au développement d’un certain nombre de bio-agresseurs. J’évoquais tout à l’heure la place prise par l’INRA en zone Caraïbe en matière de transition agro-écologique. Notre stratégie d’institut consiste à dire : puisque, dans de nombreuses régions du monde la protection phytosanitaire s’est engagée dans une impasse, aux Antilles comme en Hexagone, nous devrions nous orienter vers d’autres systèmes de production plus économes en intrants, notamment en produits phytosanitaires. Il faut avancer sur les deux pieds. Le plan Écophyto 2 peut non seulement nous aider, dans la problématique qui nous occupe aujourd’hui, à avoir à la fois la vision à 360 degrés sur l’impact des molécules actuelles et leurs interactions avec tout ce qui s’est passé précédemment, notamment avec le chlordécone, mais il doit aussi définir de nouvelles stratégies de protection en vue de réduire ou de supprimer l’utilisation de certaines substances. Sinon on est peut-être en train de faire germer les prochaines crises, sachant que plus on utilise de produits et plus les bio-agresseurs deviennent résistants, et l’on doit, soit changer de molécule, soit augmenter les concentrations, avant de se retrouver tôt ou tard dans une impasse pour la protection chimique des cultures.

À mon sens, le plan Écophyto ne doit pas se limiter à caractériser la présence et les impacts des produits, il doit aussi repenser toute la protection. Après le co-développement autour de la culture de la banane avec des intrants phytosanitaires réduits, on peut aller plus loin. La transition agro-écologique qu’on essaie de développer en Hexagone et à laquelle s’attelle l’INRA avec le ministère de l’Agriculture doit concerner aussi la situation antillaise et tous les territoires ultramarins. Cette une mission n’est pas propre à l’INRA mais nous avons notre mot à dire.

M. le président Serge Letchimy. Je ne peux vous approuver entièrement quand vous dites qu’il faut élargir le débat. Il est certain que les faits imposent un regard beaucoup plus large mais un plan global risquerait de marginaliser la question du chlordécone qui est un drame aigu aux conséquences ahurissantes.

Vous estimez qu’en dépit de certaines évolutions, il existe un problème de gouvernance et de coordination et un manque d’efficacité. Face à cela, vous avez fait des propositions concrètes. Le Gouvernement ne vous entend-il pas ou y a-t-il un manque de coordination entre scientifiques et institutions d’État ? L’INRA a-t-il fait remonter ce manque d’efficacité et de coordination ? En Martinique, nous avons vécu trois années d’encéphalogramme plat de fonctionnement du plan chlordécone, avec pas même une réunion sous l’autorité du préfet de l’époque, pour un drame touchant 750 000 personnes ! Une réforme de la gouvernance ou de l’organisation visant à améliorer l’efficacité et à mutualiser les moyens apparaît donc nécessaire. Cela correspond-il bien à votre proposition ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Cela correspond exactement à notre proposition. Je suis incapable de vous dire à quel niveau se situent les réticences ou les freins, mais les appels à simplifier le système ont été transmis.

M. le président Serge Letchimy. À qui ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Aux personnes en charge de la réflexion sur le plan chlordécone. Je n’ai pas de lien direct avec le monde politique.

M. le président Serge Letchimy. Il y a des ministères à trois têtes. Le problème, c’est la multiplicité des responsables : agriculture, recherche, etc.  Personne n’est responsable. Il y a tellement de responsables qu’on ne sait plus comment faire. Le ministère des Outre-mer n’a aucune autorité sur le plan chlordécone. Cela fait quarante ans que ça dure et nous sommes donc repartis pour quarante ans !

M. Jean-Pierre Cravedi. L’instance auprès de laquelle j’ai fait remonter ces messages est le comité de pilotage du plan chlordécone, dans lequel tous les ministères que vous citez sont présents, soit par un représentant, soit en la personne en charge du dossier.

M. le président Serge Letchimy. Le montant du financement des plans chlordécone était de 20 millions d’euros. Il est passé récemment, pour le dernier plan, à 30 millions d’euros. Au regard d’un drame d’une telle ampleur, estimez-vous ces moyens financiers suffisants ?

M. Jean-Pierre Cravedi. J’ai du mal à répondre à cette question, non par crainte, mais parce que je n’ai pas tous les éléments pour ce faire. J’ignore la ventilation de cette enveloppe globale et combien est allé en soutien aux filières fortement atteintes. L’interdiction de pêcher a eu des conséquences immédiates pour les gens qui vivaient de la pêche. Je ne sais pas comment les besoins exprimés ont été couverts. Je ne peux répondre que sur les moyens attribués à la recherche. À cet égard, la situation est entre deux. Si on veut avancer vite, il faut mettre plus de moyens. Moins on met de moyens et moins vite on avancera.

M. le président Serge Letchimy. Il n’y a pas suffisamment de moyens consacrés à la recherche.

M. Jean-Pierre Cravedi. Les moyens existent mais, à mon sens, ils sont…

M. le président Serge Letchimy. Insuffisants !

M. Jean-Pierre Cravedi. …insuffisants et insuffisamment coordonnés.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. J’irai un peu plus loin. Quand nous, professionnels de santé ou même population, avons découvert le chlordécone, il y a plus de vingt ans, nous étions loin de prévoir les conséquences sanitaires et économiques de sa contamination. Il a fallu le travail d’experts comme le vôtre pour nous éclairer et ouvrir la boîte de Pandore. Comme le disait le président, pendant quelques années, nous avons constaté un arrêt des plans chlordécone. J’étais maire d’une commune située dans le croissant bananier, et nous n’avons plus entendu parler de plans chlordécone ou de réunions à la préfecture. Avezvous fait l’objet d’intimidations ou de demandes de passer sous silence certains résultats de vos travaux ? Avez-vous subi des pressions administratives ou politiques ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Personnellement, je n’ai jamais subi de pressions de qui que ce soit pour ne pas travailler sur ces sujets ou pour taire une partie de nos résultats.

Concernant la communication, nous avons été collectivement, chercheurs et ministères, même si les ministères étaient un peu plus frileux que les chercheurs, très favorables et partants pour qu’à l’occasion du colloque chlordécone qui s’est tenu en octobre dernier, il y ait à la fois une partie scientifique, une restitution et une discussion auprès des filières, ainsi qu’un dialogue citoyen avec les associations ou les particuliers. C’était une première. C’était souhaité par tout le monde. Il y avait une très forte attente localement de dialoguer en direct avec ceux capables de leur apporter des réponses scientifiques.

Cela s’est bien passé, même si on voit très bien que le sujet tient beaucoup à cœur et est localement extrêmement sensible. Un congrès scientifique a rarement une vocation d’information et cela devrait être reproduit. Une initiative isolée n’est jamais souhaitable. Quand ce genre d’initiative reste sans suite, tous les efforts consentis tombent à l’eau. Il faudrait des rendez-vous réguliers, annuels ou bisannuels. Un rendez-vous direct serait la meilleure façon non pas de résoudre les problèmes mais d’apporter de l’information scientifiquement fondée.

M. Thierry Caquet. Comme les autres organismes de recherche, l’INRA est garant de l’indépendance de ses chercheurs. Nous avons la chance de disposer d’un financement propre, ce qui nous permet de financer sur fonds propres des recherches sur des thèmes que d’autres ne voudraient peut-être pas explorer. Dès lors que leur production scientifique est de qualité et reconnue par leurs pairs, nos chercheurs sont libres de mener leurs recherches. Certes, nous avons une programmation et une stratégie scientifique, mais en aucun cas, nous n’exerçons de pression pour faire taire tel ou tel qui travaillerait sur tel ou tel sujet susceptible de déranger certains. Nous nous inscrivons dans une logique de recherche publique au service de la société et pour éclairer des politiques publiques, ce qui permet à nos chercheurs d’intervenir non pas au nom de l’institution mais en tant qu’experts de leur domaine scientifique dans différentes instances comme le GOSS. En tant que membre du collège de direction de l’INRA, je me dois d’assurer à nos chercheurs l’autonomie et la pleine responsabilité de leurs activités en toute transparence vis-à-vis de la hiérarchie et du public.

M. le président Serge Letchimy. Depuis longtemps, depuis les années 1977 à 1980, différents rapports ont été faits par des ingénieurs de l’INRA. Avez-vous l’impression que l’INRA, institution de l’État, est entendu par le Gouvernement ou que ses conclusions sont « torsadées » politiquement ? En votre âme et conscience, estimez-vous être entendu ?

M. Thierry Caquet. Je ne sais pas ce que vous évoquez par « entendu ». Nos productions scientifiques sont publiques. Quiconque peut accéder, dans certaines conditions, à notre production scientifique, laquelle sert à notamment à éclairer les politiques publiques. Notre mission, en tant qu’organisme plutôt qu’en tant que chercheurs individuels, est de participer en tant que de besoin à différentes instances pour faire passer le message de la recherche à destination des décideurs publics de tout niveau, à l’échelle locale comme à l’échelle nationale, voire à l’échelle internationale, puisque nous participons à des panels de l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et à d’autres organisations. Le décret de création de l’institut prévoit de porter à la connaissance du plus grand nombre, notamment des décideurs, l’avancée de la connaissance scientifique.

Sommes-nous écoutés et entendus ? Il est difficile de répondre à cette question puisque, selon les cas, des dossiers peuvent avancer très vite et d’autres peuvent prendre plus de temps. Je prendrai l’exemple emblématique du sujet assez proche des néonicotinoïdes utilisés pour la protection de cultures comme le colza contre certains néo-agresseurs, où le message de la recherche a été très vite entendu au niveau national. Une publication de l’INRA dans une revue internationale – le but d’un chercheur est bien de publier ses connaissances – a montré que certaines de ces substances, à très faible concentration, n’étaient pas toxiques pour les abeilles mais provoquaient leur désorientation, donc un effondrement des colonies.

M. le président Serge Letchimy. Ce rapport date de quand ?

M. Thierry Caquet. Il a été publié en 2012 par Monsieur Mickaël Henry. Dans les deux ans qui ont suivi, une prise de conscience générale a conduit à la réduction d’usage des néonicotinoïdes, puis à leur interdiction par le Gouvernement pour la protection des cultures en France.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez bien dit : « Dans les deux ans qui ont suivi » ?

M. Thierry Caquet. Oui, car la problématique du déclin des abeilles était médiatiquement très visible.

M. le président Serge Letchimy. Dès lors, pourquoi les multiples rapports montrant l’extrême dangerosité du chlordécone n’ont-ils pas abouti à son interdiction dans les deux ans qui ont suivi ?

M. Thierry Caquet. Je ne parle pas de rapports mais d’une publication qui a été suivie d’une décision politique.

M. le président Serge Letchimy. Il y a eu beaucoup de rapports sur le chlordécone, y compris scientifiques, notamment au sujet du lien entre son utilisation et le cancer de la prostate, sans que nous constations la moindre réaction dans les deux ans qui ont suivi. C’est un élément très important pour nous.

M. Thierry Caquet. Je vous entends. Je n’ai pas d’explication.

M. le président Serge Letchimy. Cela crée une suspicion, politiquement grave, que je suis parfois amené à partager, de traitement différencié entre le chlordécone dans les Antilles et n’importe quelle pollution, ici. Merci d’avoir répondu. D’un côté, deux ans après, c’est réglé, de l’autre côté, quarante ans après, ce n’est pas réglé.

Par ailleurs, d’après mes connaissances et les informations dont je dispose, nous n’avons toujours pas de cartographie complète des terrains pollués, accompagnée d’analyses suffisamment précises pour permettre à tout un chacun de connaître avec précision les terrains pollués, et à quel niveau, et les terrains non pollués. Nous n’avons qu’une première cartographie de la suspicion de présence de chlordécone liée à l’exploitation de ces terrains. Une deuxième phase a été entamée il y a quelque temps sur la base des cartographies Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), afin de déterminer des tendances à partir de carottages ponctuels. Une troisième phase consisterait pour chaque individu à faire exécuter, à son initiative, des carottages et des expertises sur son terrain. Quel est l’état de la question et comment accélérer cette procédure indispensable à la définition des futures politiques publiques ?

M. Jean-Pierre Cravedi. La cartographie existe. On peut regretter qu’elle ne soit pas assez fine. Quand on veut cartographier une situation, on se demande toujours à quelle échelle faire les prélèvements. Cette cartographie ne donne pas seulement des tendances, puisque des valeurs concrètes ont été mesurées dans les sols. Nous sommes donc en capacité de dire où sont les zones les plus polluées dans les Antilles - effectivement, le croissant bananier fait partie des zones très polluées –, mais on ne peut envisager de réaliser une cartographie à l’échelle des parcelles ou des micro-parcelles par les organismes auxquels a été confiée cette cartographie. S’il y a un besoin plus fin, si des propriétaires fonciers ont besoin de connaître le niveau de pollution de leur petite parcelle d’un hectare ou d’un demi-hectare, l’initiative ne peut venir que d’eux, sachant qu’en fonction de la topographie, le résultat ne sera pas homogène.

En outre, les analyses ayant un coût, c’est moins une question scientifique qu’une question économique et politique. La question est de savoir qui paie. Des laboratoires sont capables de les réaliser, il n’y a pas d’autre verrou que de déterminer qui doit payer ce type d’analyse ?

M. le président Serge Letchimy. Quelle serait votre réponse si je vous formulais cette question ? Qui doit payer ? Est-ce l’individu ? Doit-il être aidé ? L’État doit-il faire une campagne généralisée, y compris pour des raisons de santé publique ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Je ne suis pas le mieux placé pour répondre à la question, laquelle relève d’une gestion politique. Je ne suis pas en mesure de faire des recommandations et si j’en faisais, elles n’auraient pas d’autre poids que celui de mon propre avis de citoyen.

Mme Justine Benin, rapporteure. La cartographie est un sujet dont nous avons longuement débattu. Nous avançons à marche forcée. À ce jour, 9 900 hectares ont été traités. C’est problématique pour les populations, pour beaucoup d’agriculteurs et de familles en Guadeloupe.

Vous avez dit que lors du colloque, vous avez travaillé sur différents aspects. J’évoquerai celui de la santé et de la population. Comment évaluez-vous les transferts le long de la chaîne alimentaire ? Qu’entendez-vous par « risque acceptable pour la santé » au regard de ces analyses ?

M. Thierry Caquet. Nous avons évoqué deux situations différentes. Votre commission d’enquête travaille à la fois sur le chlordécone et le paraquat, dont nous n’avons pas encore parlé. Ce produit n’avait pas le même usage, puisque c’est un herbicide, et ses propriétés sont très différentes en termes de devenir et de toxicité. Cette substance, qui se fixe dans le sol, est très peu mobile et pose moins de problèmes de dispersion dans l’environnement que d’autres substances d’une toxicité aigüe et sans doute plus problématiques pour la santé.

De par ses propriétés chimiques, la molécule de chlordécone, est très peu soluble dans l’eau. Dès qu’elle entre en contact avec des organismes capables de l’ingérer, elle s’accumule dans les tissus. Il en résulte, au long des réseaux trophiques ou de la chaîne alimentaire, une amplification progressive. Par les végétaux mangés par des animaux herbivores ou même par des prédateurs, le produit s’accumule dans le réseau trophique. Plus on consomme des organismes situés hauts dans les réseaux trophiques, donc proches du sommet des réseaux trophiques – poissons prédateurs ou superprédateurs, comme le thon – et plus, en cas de contamination du milieu, la probabilité est élevée de retrouver une forte concentration de la molécule dans les tissus du poisson, de l’oiseau ou du crustacé qui mange des cadavres de poissons en décomposition. Plus on consomme des animaux situés hauts dans les réseaux trophiques et plus on est exposé à cette substance. C’est toute la problématique des composés organiques persistants dont le chlordécone est un des plus emblématiques, mais auparavant le dichlorodiphényltrichloroéthane (DTT) et d’autres substances analogues posaient les mêmes questions.

La partie réseau trophique aquatique, qui va jusqu’au milieu marin, pose la question de savoir où l’on peut pêcher des espèces en fonction de la contamination. On oublie parfois qu’une même espèce péchée à un endroit donné peut avoir vécu longtemps à un autre endroit, de sorte que la contamination se disperse dans l’environnement.

Sur l’aspect terrestre, on peut se demander si des espèces végétales en accumulent plus que d’autres. La réponse dépend de leur mode de culture, de l’endroit où elles poussent et du fait de savoir s’il s’agit de légumes-racines ou de plantes émergées. Pour évaluer le risque, il faut comparer ces expositions via l’alimentation et déterminer les niveaux considérés sans risque sur la santé. C’est la question de l’acceptabilité du risque et de la comparaison du niveau d’exposition et du danger connu pour la substance.

M. Jean-Pierre Cravedi. La méthodologie employée pour caractériser le risque consiste à comparer le niveau d’exposition à un seuil toxicologique. Pour ce qui est du chlordécone, il est calculé en fonction des données de l’expérimentation animale dont nous disposons. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’études suffisamment solides pour établir le lien de cause à effet entre un niveau d’exposition et son effet sur la santé et proposer une courbe dose/réponse. Nous ne sommes pas en mesure de dire : si vous avez telle concentration de chlordécone dans le sang, vous pouvez vous attendre à tel problème de santé. Nous établissons des comparaisons en observant certains effets sur des animaux de laboratoire, en particulier des rats, soumis à des doses croissantes de chlordécone.

Ce travail a permis de définir « une dose journalière tolérable ». On parle de dose journalière admissible pour un produit phytosanitaire mis sur le marché. Le chlordécone est malheureusement présent mais heureusement plus sur le marché. Cette dose journalière tolérable est aujourd’hui fixée à 0,0005 milligramme par kilo de poids corporel et par jour. Cela signifie qu’on considère, toujours avec une part d’incertitude, que si votre exposition au chlordécone dépasse cette valeur seuil, le risque est considéré comme non acceptable. En deçà de cette valeur seuil, le risque est considéré comme acceptable.

On peut critiquer la méthode et se demander si les études menées chez l’animal sont représentatives des effets chez l’homme, mais c’est ainsi qu’on procède. On évalue classiquement le risque en comparant une dose d’exposition à la valeur de seuil toxicologique. La population en Martinique et en Guadeloupe présente une grande hétérogénéité de niveaux de contamination parce que les circuits d’approvisionnement ne sont pas les mêmes pour tous et parce que les travailleurs agricoles ont été beaucoup plus exposés au chlordécone que d’autres citoyens ultramarins. Au regard des chiffres issus de l’étude Kannari menée par l’ANSES, qui permet d’estimer les niveaux d’exposition, on se retrouve en moyenne au-dessous de 10 % de la valeur seuil de 0,0005 milligramme par kilo de poids corporel et par jour.

Est-ce acceptable ou non ? Ma réponse logique, c’est que, globalement, pour la population, on peut considérer le risque comme acceptable. Mais je n’ai pas suffisamment d’informations pour dire où se situent les extrêmes. Pour un individu, l’important est savoir comment il se situe par rapport cette valeur seuil.

M. le président Serge Letchimy. Nous avons lu le rapport de Santé publique France indiquant ce seuil, qui indique aussi qu’en dessous, 90 % de la population est touchée.

M. Jean-Pierre Cravedi. Imprégnée !

M. le président Serge Letchimy. Imprégnée, contaminée, touchée, c’est la même chose pour moi.

Le rapport fait aussi état d’un pourcentage relativement élevé de personnes dépassant ce seuil, 10 %.

M. Jean-Pierre Cravedi. Légèrement inférieur.

M. le président Serge Letchimy. 9 % ou 10 %, cela fait tout de même beaucoup de monde.

On dit que le lien de cause à effet concerne surtout les terrains très pollués. Les personnes qui présentent un seuil supérieur à la moyenne indiquée et à la référence que vous mentionnez résident principalement dans des secteurs très exposés. Vous voyez l’importance de savoir quelle est aujourd’hui la teneur en pollution des différents sols. C’est le point de départ, pour les pêcheurs, les agriculteurs, la santé de tout un chacun. Parallèlement, vous avez dit que l’approche sociale, organisationnelle et familiale était essentielle. On ira jusqu’à dire : vous pouvez planter telle chose mais pas telle chose. À quel niveau situez-vous l’urgence d’une identification de la pollution des sols ? Pour moi, le lien entre le constat en matière de santé publique et l’origine du mal passe par une clarification de la question de la teneur de pollution des sols.

M. Jean-Pierre Cravedi. Vous avez entièrement raison. C’est probablement la clé de mesures de gestion efficaces.

M. le président Serge Letchimy. Bien sûr ! Pourquoi l’État n’a pas considéré cela comme une grande priorité ? Tout le monde marche en aveugle, tout le monde marche dans le flou ! J’ai participé, il y a quelques mois, à une réunion à la préfecture de la Martinique où l’on évaluait à environ 50 % le pourcentage de terres martiniquaises polluées, soit environ 12 000 hectares sur 24 000 hectares de surface utile agricole, dont 30 % d’hyper pollués, 30 % moyennement pollués et 30 % un peu pollués.

C’est la théorie de l’État, ce sont des constats qui pourraient faire parler des budgets, mais ce qui m’intéresse c’est comment naître, comment vivre, comment exister et comment résister ! Comment empêcher un petit planteur qui a l’habitude de cultiver des légumes et de les échanger de le faire ? Tout le monde ne s’approvisionne pas dans les centres commerciaux. Ce monstre qui s’appelle le chlordécone va provoquer une dépendance alimentaire extérieure exceptionnelle. On va jeter le discrédit sur la production agricole locale si on ne l’accompagne pas au même niveau que les grands planteurs de bananes et de canne à sucre. Je ne comprends pas le décalage entre les constats d’urgence et ce qui est mis en place. Êtes-vous d’accord avec moi ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Complètement.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez dit en préambule que le point de départ de votre audition était la restitution du colloque scientifique qui a eu lieu à la Martinique. Vous avez évoqué les difficultés liées à la gouvernance du plan chlordécone et la non prise en compte des réalités locales. Ce constat est-il partagé par les scientifiques que vous avez rencontrés dans le cadre du colloque ? Concernant la cartographie, l’idée est-elle aussi partagée que nous avançons à marche forcée ? Vous avez dit aussi qu’au-delà de l’avenant du plan chlordécone III, le plan chlordécone IV devrait s’appeler autrement. Cette idée est-elle partagée par vos collègues pour en faire une proposition ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Globalement, oui. Je dis « globalement », parce que je n’ai pas discuté avec tous mes collègues de chacun de ces points. Les échanges entre scientifiques sont en majeure partie des échanges de scientifiques. Je ne peux pas vous dire que 60 % de mes collègues sont d’accord avec moi, mais je peux vous dire que je ne suis pas le seul à le penser et à tenir ce discours.

Je ne pense pas que le monde scientifique soit conscient de la nécessité d’être à un grain aussi fin. Le scientifique a besoin de données pour créer des modèles et dire, par exemple, sur un sol présentant tel niveau de pollution, le taux de transfert observé sur tel type de production sera de tant et prendra tant de temps. C’est la traduction scientifique d’une question. Mais vous posez une question de terrain et de politique publique. Ce sentiment, j’ai pu l’entendre dans les réactions des intervenants locaux qui formulaient en ces termes la demande que vous exprimiez : « j’ai envie de connaître le niveau de contamination de mon jardin pour savoir si je peux consommer mes œufs ou boire le lait de ma chèvre au piquet ». Humainement et en tant que citoyen, c’est tout à fait entendable, mais en tant que scientifique, cela n’a pas la même portée. Si le niveau de contamination revêt une valeur immense pour le propriétaire du terrain, car cela conditionne sa vie, son approvisionnement, ses relations avec les voisins dans une région où la notion de partage est très importante, en revanche, scientifiquement, cela ne conditionne pas grand-chose. Cela représente un enjeu politique très fort mais pas un enjeu scientifique.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Je reposerai la question au BRGM que nous auditionnerons tout à l’heure. Les premières cartographies ont été établies en fonction du fait que des zones étaient plantées en banane ou pas. La zone du croissant bananier est touchée mais pas la zone de Grande-Terre où l’on n’a pas cultivé la banane de manière intensive. Or le château d’eau de la Guadeloupe se trouve à Capesterre-Belle-Eeau, c’est-à-dire dans la zone bananière, où des captages sont réalisés dans des cours d’eau extrêmement pollués et contaminés par le chlordécone. Les eaux d’irrigation agricole proviennent de Capesterre-Belle-Eau. Vous avez dit au début de votre intervention que le chlordécone n’était pas soluble mais était véhiculé par l’eau. Dès lors comment expliquer que la cartographie n’en mette pas en évidence dans le secteur de Grande-Terre ? Est-ce parce qu’on n’a pas fait suffisamment de prélèvements et travaillé dessus ou par méconnaissance de ces zones ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Le représentant du BRGM pourra vous répondre plus précisément que moi. Pour établir une cartographie, on réalise prioritairement des analyses dans les zones susceptibles d’être contaminées plutôt que dans les zones qui n’ont pas de raison majeure de l’être ou de l’être au même niveau. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune contamination. Effectivement, l’ensemble des données dont nous disposons pour la Guadeloupe est beaucoup plus riche pour le croissant bananier que pour d’autres zones où il n’y a pas eu ou très peu de culture de banane. Cela ne signifie pas qu’il y a eu zéro prélèvement. Les prélèvements opérés ont confirmé que les zones de forte pollution étaient celles où l’on avait cultivé la banane car, à ma connaissance, aux Antilles, le chlordécone a été exclusivement utilisé pour la lutte contre le charançon du bananier. Des valeurs mesurées dans des zones qui n’ont pas été plantées en banane servent de zones de référence pour d’autres études. Il y a bien des données pour l’ensemble du territoire, avec une concentration dans les zones qui ont fait l’objet de cultures de banane.

La contamination des terres par l’eau est avérée en termes géologiques, en particulier dans les zones côtières. Elles sont contaminées par l’eau d’infiltration dans les sols et les exutoires des bassins-versants qui collectent l’eau qui, à la fin, arrive toujours en mer. S’agissant de la contamination due à l’usage agricole de l’eau, je ne suis pas en mesure de vous répondre.

M. le président Serge Letchimy. J’aimerais connaître le point de vue non de l’INRA ou du chercheur, mais votre appréciation personnelle au travers de votre expérience de chercheur, de responsable à l’INRA, sur le point suivant. Le pêcheur privé de ses moyens professionnels n’est pas responsable de la pollution au chlordécone, puisqu’il n’est pas l’État des années 1970 et 1980 ayant donné l’autorisation d’exploiter des produits dangereux. Ce pêcheur qui ne détient que rarement des terres agricoles n’est pas responsable de la pollution des sols. Pourquoi serait-il victime et ne ferait-il l’objet d’aucun égard en termes d’indemnisation ? On ne peut plus pêcher sur environ deux tiers des côtes. Le petit agriculteur qui pratique l’agriculture vivrière autour des grandes habitations, issue de l’époque coloniale, est victime de la pollution de sa terre par percolation sans avoir épandu le moindre kilo de chlordécone. Le monsieur qui a travaillé honnêtement dans les champs est aussi une victime. Moi qui adore l’igname, le chou et tous les tubercules qui représentent la nourriture quotidienne, notamment quand on est pauvre, je deviens victime.

Que penseriez-vous de la mise en œuvre d’une campagne d’indemnisation claire et nette, et d’une campagne de prise en charge de Santé publique France destinée à connaître le niveau de contamination éventuelle par prélèvements sanguins ? Que penseriez-vous d’un plan d’indemnisation des victimes du chlordécone, notamment pour les personnes atteintes d’un cancer de la prostate, en dépit de l’affirmation déplacée selon laquelle il n’y aurait pas de lien mais qu’il y aurait peut-être 8 à 10 % de personnes touchées ?

M. Jean-Pierre Cravedi. Je quitterai ma casquette INRA puisque vous interrogez le citoyen. Je suis partisan du concept pollueur-payeur, qui sous-entend la possibilité pour les victimes d’un événement de cette nature de percevoir une indemnisation leur permettant de continuer à vivre tel qu’ils souhaiteraient le faire. Mais, je le répète, ce n’est pas ma spécialité. Au cours du colloque, nous avons rencontré non seulement les représentants des associations locales mais aussi les représentants des filières qui nous ont indiqué que des fonds avaient permis aux pêcheurs de s’équiper de matériels leur permettant d’aller dans des zones de pêche plus lointaines que celles qu’ils pratiquaient avant l’identification de la contamination.

M. le président Serge Letchimy. Ce n’est pas vrai. Quelques investissements ponctuels ont été faits mais l’Europe interdit même le renouvellement de la flotte, considérant, selon réglementation totalement stupide, qu’on serait en surpêche alors qu’on est en sous-pêche. Les pêcheurs sont toujours victimes. Je ne dis pas que ce que vous dites est faux, mais qu’on vous a donné une mauvaise information.

M. Jean-Pierre Cravedi. D’où ma difficulté à vous répondre de manière précise. J’ai une étiquette d’expert en chlordécone pour les questions scientifiques et de transfert, mais je ne suis pas expert du dossier économique.

M. le président Serge Letchimy. J’interrogeais l’homme.

M. Jean-Pierre Cravedi. Je vous ai répondu en tant qu’homme.

M. le président Serge Letchimy. Au-delà des États, des gouvernants et des gouvernances, qui sont de passage, qu’on le veuille ou non, nous restons des hommes. En tant qu’individu, vous pourriez, comme moi-même, être extrêmement ému et triste de ce qui s’est passé pendant des années sans qu’on recherche la vérité. Un responsable de l’État a eu le courage de nous dire que la plupart des fonctionnaires adoptaient une posture défensive dès qu’on parlait du chlordécone, alors qu’il y a suspicion et qu’un problème est intervenu. Nous souhaitons sortir de cette histoire. Mais pour y parvenir, nous devons être ensemble déterminés à le faire au plus niveau de l’État. C’est la première fois qu’un Président de la République parle de réparation et de responsabilité de l’État. Des hommes et des femmes qui ont fait confiance sont en train de subir ce qui s’est passé en 1972, en 1981, en 1990 et en 1993. Comment peut-on leur faire subir dans leur sang et dans leur chair de telles conséquences alors que la responsabilité appartient à l’État ? Il faut mettre un terme à cette peur collective et sortir par le haut.

M. Thierry Caquet. Je répéterai ce que j’ai dit quand j’ai été auditionné en janvier par Madame Vainqueur-Christophe pour la préparation du projet de loi d’indemnisation des victimes. En tant que citoyen, il me paraît totalement légitime que l’État et ses instances ou organismes responsables assument leurs responsabilités. Il faut réaliser une évaluation des dommages la plus juste possible, même si c’est compliqué et si on ne sait pas toujours bien le faire. L’indemnisation ne doit pas être seulement financière. On doit aussi avoir la capacité de proposer autre chose à des gens qui pourraient voir leur activité entièrement impactée. Quand je parlais de plan de développement de la zone Caraïbe et de transition, je pensais aussi à embarquer les gens vers d’autres trajectoires capables de les sortir d’une situation sans issue. L’argent, c’est une chose, mais ce n’est pas ce qui permettra une redynamisation du tissu local.

Il faut favoriser la rencontre entre les parties prenantes, non de manière dépassionnée mais de manière objective, non pour regarder en arrière mais pour projeter ensemble les chercheurs, les pouvoirs publics et les citoyens. Dans d’autres domaines, on appelle ces initiatives des living labs, des laboratoires vivants. Ce sont des territoires d’innovation où l’on travaille ensemble, qui sur la transition énergétique, qui sur la transition agro-écologique, qui sur le développement urbain durable. En complément de tout ce que nous avons évoqué depuis ce matin, des initiatives peuvent être envisagées afin d’initier d’autres façons de penser le vivre-ensemble et le développement territorial. La recherche peut apporter des éléments, nous ne pouvons pas en prendre la direction, il faut embarquer l’ensemble des collectivités et l’ensemble des citoyens, mais nous pouvons jouer notre rôle et nous sommes prêts à le jouer en tant que de besoin. 

M. le président Serge Letchimy. Je partage votre analyse. Quand je parlais d’indemnisation, ce n’était pas pour donner 10 000 euros, un point c’est tout. Je pensais à un processus d’investissement à tout niveau permettant collectivement de sortir d’une situation difficile, y compris par des prises en charge en matière de santé publique.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez appelé à plus de cohérence et souhaité une amélioration de la gouvernance, davantage de moyens financiers pour faire avancer la recherche pour la dépollution. Il y a eu l’avenant du plan chlordécone III. Seriez-vous favorable à l’organisation d’un deuxième colloque scientifique, afin de procéder à l’évaluation du plan chlordécone III ?  

M. Jean-Pierre Cravedi. Je ne peux qu’y être favorable.

M. le président Serge Letchimy. Merci beaucoup à vous deux.


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3.   Audition de Mme Nathalie Dörfliger, directrice du programme scientifique concernant les eaux souterraines au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), et de Mme Pascale Michel, correspondante « environnement » pour l’appui aux politiques publiques de la direction Eau, environnement et écotechnologies

M. le président Serge Letchimy. Après les échanges assez longs et importants que nous avons eus ce matin, nous recevons Madame Nathalie Dörfliger, directrice du programme scientifique concernant les eaux souterraines au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), accompagnée de Madame Pascale Michel, correspondante « environnement » pour l’appui aux politiques publiques de la direction Eau, environnement et écotechnologies. Je vous souhaite, Mesdames, la bienvenue.

Je rappelle que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions. Celles-ci sont donc ouvertes à la presse et diffusées en direct sur un canal de télévision interne, puis consultables sous la forme de vidéos sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Je vais vous donner la parole pour 5 ou 10 minutes, afin que vous puissiez vous présenter et nous faire part de vos premiers sentiments, puis nous vous poserons des questions.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Nathalie Dörfliger et Mme Pascale Michel prêtent successivement serment.)

Mme Nathalie Dörfliger, directrice du programme scientifique concernant les eaux souterraines au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Nous avons préparé un petit dossier que nous allons vous remettre.

Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) est un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), qui est placé sous la tutelle des ministères de la recherche, de l’environnement et de l’industrie, et qui compte plus de 1 000 salariés travaillant sur la compréhension des phénomènes géologiques et des risques qui y associés, dans le sol et le sous-sol. Notre activité est organisée autour de plusieurs missions et enjeux, dont la gestion des eaux souterraines, les risques et l’aménagement du territoire, qui ont un lien avec l’objet de votre commission d’enquête. La structuration du BRGM correspond à six enjeux qui sont couverts par des programmes scientifiques, dont celui sur les eaux souterraines dont j’ai la responsabilité au sein de la direction générale.

Les activités menées à l’heure actuelle par le BRGM au sujet du chlordécone concernent l’appui aux politiques publiques, l’expertise et la recherche, en particulier sur le transfert de la pollution des sols, à l’échelle des bassins versants, vers les eaux souterraines et les eaux de surface. Nous réalisons des travaux à la fois en matière de cartographie de la contamination des sols et de remédiation des sols à la suite d’une contamination au chlordécone.

Nous avons examiné la question du transfert du chlordécone dans l’environnement en partenariat avec d’autres organismes, en particulier le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD), mais aussi avec l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques, et désormais avec l’Agence française pour la biodiversité (AFB). L’objectif était de comprendre, dans le cadre d’observatoires, quel était le processus de transfert de ce contaminant et de ses produits dérivés du sol jusque dans l’eau.

Cela nous a amenées à sélectionner deux sites, l’un en Guadeloupe et l’autre en Martinique, qui sont représentatifs du contexte des îles – à savoir des formations volcaniques. Il s’agit du bassin versant Pérou-Pères, en Guadeloupe, et de celui du Galion, en Martinique, qui s’étendent respectivement sur 15 et 40 kilomètres carrés, et vont de 0 à 1 400 mètres NGF (nivellement général de la France) dans le premier cas, et de 0 à 700 mètres NGF dans le second cas. Les sols y sont différents. Leur rôle et celui des formations géologiques sont importants en matière de transfert. Les andosols sont, en particulier, le résultat d’altérations des formations andésitiques, volcaniques, qui sont plus ou moins anciennes – les altérations sont donc plus ou moins importantes. C’est là où il existe beaucoup de sols de ce type qu’il y a le plus fort taux d’absorption, avec les risques les plus élevés, car l’eau qui s’infiltre dans ces sols va transporter des éléments dans le sous-sol, puis dans les eaux de surface.

Nous continuons à travailler sur ce sujet dans le cadre de l’Observatoire des pollutions agricoles aux Antilles (OPALE). Il y a un suivi des eaux météoriques, de surface et souterraines, mais aussi au niveau des sols, avec différents partenaires. On a étudié les temps de résidence du chlordécone dans le sol et dans le sous-sol afin de travailler sur les transferts. On a vu qu’il peut y avoir des contaminations plus importantes dans les eaux souterraines que dans celles de surface, ce qui peut avoir des conséquences sur le cycle de l’eau et sur ce que l’on retrouve en aval. Il y a des échanges entre les eaux de surface et les eaux souterraines, ces dernières alimentant les cours d’eaux, notamment en période d’étiage – quand il n’y a plus du tout de ruissellement lié aux précipitations, pendant des périodes allant de 20 à 80 jours selon les bassins versants, ce qui peut représenter entre 50 et 90 % du total des cours d’eaux. Cela explique que l’on puisse trouver dans certains endroits, situés en aval des bassins versants, de l’eau qui a transité par le sous-sol et qui a transporté du chlordécone ou des produits dérivés, comme le chlordécone 5b-hydro.

Les temps de transfert et de résidence peuvent aller de quelques années à plusieurs décennies. Il peut exister un stock de chlordécone important de pollution dans le sol. On a effectué des mesures sur les 30 premiers centimètres, mais il peut y avoir des paléosols et un transfert dans les eaux souterraines. On observe une contamination des sols en surface et en profondeur, avec un transport par les eaux d’infiltration et une concentration plus élevée dans les eaux souterraines. Il y a évidemment des variations en fonction des cycles hydrologiques.

Une première cartographie des sols a été réalisée par le BRGM en 2004 sur les risques sanitaires liés aux pesticides organochlorés dans les sols en Martinique, puis nous avons réalisé d’autres exercices en Martinique et en Guadeloupe, y compris dans des zones périurbaines, dans le cadre de plans d’action interministériels ou d’autres programmes portant sur le chlordécone. On a constitué des bases de données acquises par différents acteurs – les agences régionales de santé (ARS), les préfectures, les chambres d’agriculture et des personnes ou des bureaux d’études mandatés dans le cadre d’appels à projets. Le BRGM a également réalisé des prélèvements, selon un protocole élaboré avec le CIRAD et appliqué par tous les acteurs. Il y a eu ensuite des restitutions à l’échelle parcellaire ou régionale dans les deux territoires concernés. Des mises à jour régulières des cartographies ont lieu – il y en a une qui est en cours en 2019. Les derniers rapports datent d’octobre 2018, avec des mises à jour de données de 2017 et 2018. Des mises en ligne sont effectuées sur les différents sites, pour la Martinique comme pour la Guadeloupe.

Les pages 16 et 17 du document que nous avons préparé synthétisent les analyses menées sur un certain nombre d’échantillons dans des surfaces ayant un historique bananier mais aussi dans des zones périurbaines, en Guadeloupe et en Martinique, selon que le seuil de détection est franchi ou non.

En Guadeloupe, sur les 792 échantillons prélevés dans des zones périurbaines stratégiques, notamment compte tenu des plans locaux d’urbanisme (PLU), 172 avaient une teneur en chlordécone supérieure au seuil de détection, à savoir 0,0005 mg/kg. À l’échelle de l’ensemble du territoire, environ 54 % des plus de 5 000 analyses réalisées au 1er juin 2018 avaient un résultat positif, majoritairement dans le cas de prélèvements issus de zones agricoles impactées. Ces analyses couvrent environ 2 % du territoire. On voit que certaines communes ayant un historique bananier peu marqué ou nul subissent aussi une contamination significative au chlordécone.

Il y a davantage de données en ce qui concerne la Martinique : un peu plus de 12 000 analyses y ont été réalisées, dont environ 9 % ont montré une forte contamination, supérieure à 1 mg/kg. Par ailleurs, environ 1,3 % des 774 analyses réalisées dans des zones périurbaines ont permis de détecter une forte contamination.

Mme Pascale Michel, correspondante « environnement » pour lappui aux politiques publiques de la direction Eau, environnement et écotechnologies (BRGM). En ce qui concerne la remédiation pour les sols contaminés, il faut d’abord souligner que les recommandations relatives aux usages, qui visent à limiter l’exposition de la population, sont naturellement indispensables mais qu’elles ne résolvent pas le problème de la contamination des milieux, étant entendu que le sol est le principal réservoir de chlordécone. La mise en jachère n’est pas une solution de remédiation : cela permet seulement de limiter l’exposition par voie alimentaire en évitant qu’il y ait des cultures vivrières sur des sols contaminés.

Différentes options existent en matière de remédiation. Il y a des traitements de différents types, biologiques ou physico-chimiques, qui sont à différents stades de maturité et présentent, chacun, des avantages et des inconvénients spécifiques. Nous avons travaillé, au BRGM, sur une technique, l’ISCR (In situ chemical reduction), qui est basée sur un principe physico-chimique et pour laquelle des travaux de recherche et développement (R&D) ont été lancés dès 2010. Nous sommes allés jusqu’au bout de l’exercice, avec une validation sur le terrain.

Nous avons réalisé un tableau présentant les différentes solutions qui existent, notamment en fonction de leurs avantages et de leurs inconvénients, afin que vous puissiez avoir une vision aussi exhaustive que possible. Si vous le voulez, nous pouvons vous en faire une présentation détaillée.

M. le président Serge Letchimy. Nous y reviendrons à l’occasion des questions.

Mme Nathalie Dörfliger. Nous avons également abordé la question des perspectives dans notre document, en revenant sur les trois points principaux – le suivi des bassins versants, la cartographie des sols et la remédiation.

En ce qui concerne la connaissance des transferts des contaminants au niveau des bassins versants, il y a encore des éléments que l’on pourrait mieux comprendre et il faudrait peut-être réaliser des suivis plus continus. On peut aussi explorer des techniques faisant appel à des échantillonneurs passifs afin d’arriver à avoir des informations pertinentes.

Pour ce qui est de la cartographie des sols, il serait important d’augmenter ou de poursuivre les analyses au fur et à mesure et de compléter les bases de données en effectuant des mises à jour.

S’agissant de la remédiation, on pourrait travailler sur la biodégradation par des bactéries dans le cadre d’essais sur sols réels, qui sont nécessaires, avec une quantification de l’efficacité et un protocole de stimulation in situ. On pourrait rechercher des procédés moins coûteux que ceux qui ont été testés ou proposés jusqu’à présent. Dans tous les cas, il est nécessaire de mener une étude sur le comportement des dérivés en matière de toxicité et d’écotoxicité, de leur devenir dans l’environnement et de leur bioaccumulation.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je sais que le BRGM est très bien implanté en Guadeloupe et en Martinique. Vous avez longtemps travaillé dans le cadre des différents schémas directeurs pour l’eau potable et l’assainissement : vous avez donc une connaissance assez fine et approfondie de ces deux territoires.

Si j’ai bien compris, vous êtes à l’origine de la première cartographie qui a été réalisée, en 2004. Est-ce exact ?

Mme Nathalie Dörfliger. Nous avons réalisé en 2004 une cartographie des risques en Martinique – c’était un de nos premiers rapports – mais nous ne sommes pas à l’origine de cet exercice.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’aimerais savoir qui effectue les cartographies à l’heure actuelle. Vous avez parlé d’appels à projets, et je souhaiterais que vous nous donniez quelques explications sur ce sujet.

Mme Nathalie Dörfliger. Le BRGM mène des projets en Martinique et en Guadeloupe, qui font l’objet de rapports dont les références sont indiquées dans notre document.

S’agissant de la mise à jour du système d’information géographique (SIG) et de la base de données, qui est alimentée par les différents acteurs que j’ai cités, nous faisons les mises à jour en matière de cartographie – c’est Monsieur Jean-Francois Desprats qui s’en occupe, à Montpellier, en collaboration avec nos collègues de la Martinique et de la Guadeloupe.

En parallèle, nous avons mené des projets qui se sont achevés en 2018, ou même en 2017, pour le compte de la Direction générale de la prévention des risques (DGPR), sur les terrains périurbains. Des appels d’offres ont été lancés pour sélectionner des laboratoires d’analyses et d’autres prestataires afin de réaliser l’échantillonnage selon le protocole « Jardins familiaux » (JAFA), qui a été utilisé par tous les acteurs. Les prélèvements ont été réalisés par le BRGM, mais aussi par ANC Concept Guadeloupe ou par la Fédération régionale de défense contre les organismes nuisibles (FREDON).

M. le président Serge Letchimy. Pourriez-vous être plus précise en ce qui concerne la méthodologie et les échantillons ? Vous vous basez sur un SIG qui est mis à jour pour établir une cartographie de la concentration en chlordécone dans les sols. Quelle est la méthode que vous utilisez ? Sur quels échantillons travaillez-vous ? Est-ce que ce sont la FREDON, les chambres d’agriculture, le CIRAD, le BRGM, la direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAAF) et l’ARS qui fournissent les échantillons ? De quelle manière ces derniers sont-ils demandés et prélevés ? C’est une première question très technique. Je vais, en effet, dans le même sens que ma collègue : nous souhaitons avoir plus de précisions au sujet de la méthodologie.

Mme Nathalie Dörfliger. La manière de prélever a été établie dès le début. Le schéma qui figure à la page 12 vous donne quelques explications : on définit 4 zones dans un périmètre donné, où l’on prélève à chaque fois 5 carottes, ce qui en fait 20 au total.

M. le président Serge Letchimy. Quelle est la surface de ces zones ?

Mme Nathalie Dörfliger. La superficie est de l’ordre d’un hectare. On va regarder la question plus en détail. La profondeur investiguée est de 30 centimètres. On prélève selon un angle droit, à une distance similaire, et toujours selon la même méthode.

Les analyses ont été confiées au laboratoire CARSO, qui a été sélectionné dans le cadre d’un appel d’offres et qui est accrédité par le Comité français d’accréditation (Cofrac). Le BRGM a réalisé des tests de qualité pour s’assurer qu’il n’y ait pas de problèmes. Des « blancs » et des échantillons « témoins » ont été fournis. Nous avions réalisé des travaux de recherche sur la manière dont on peut détecter analytiquement la chlordécone et les autres molécules, et nous avons ensuite fourni des échantillons, ayant des concentrations connues, pour garantir qu’il n’y ait pas d’incertitudes dans la procédure analytique. Un contrôle de qualité a été réalisé systématiquement au fur et à mesure des campagnes.

Mme Justine Benin, rapporteure. À moins que je n’aie pas bien compris, je crois que vous n’avez pas répondu à la totalité de la question. Par ailleurs, quels sont vos liens avec la DAAF dans les territoires concernés ?

Mme Nathalie Dörfliger. Le BRGM est un établissement public industriel et commercial (EPIC) : nous sommes un client et un partenaire. Nous travaillons dans le cadre de projets définis selon certains objectifs et comportant des financements.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je faisais référence à la cartographie.

Mme Nathalie Dörfliger. Nous utilisons des données complémentaires, acquises par différents acteurs. Nous avons réalisé nous-mêmes des prélèvements dans des zones périurbaines, mais il y avait également d’autres opérateurs parce que nous ne pouvions pas nécessairement tout faire.

En ce qui concerne la cartographie de l’ensemble des données collectées depuis le milieu des années 2000, nous avons développé la base de données. Le BRGM n’a pas réalisé lui-même les 12 000 analyses qui ont eu lieu en Martinique, mais elles ont fait l’objet d’un même protocole et nous collectons les résultats dans la base de données.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’ai bien compris : vous faites de la saisie de données et vous mettez en phase tout ce qui relève de l’analyse afin que les opérateurs puissent travailler. Initialement, est-ce la DAAF qui a demandé la réalisation d’une cartographie ? Nous avons auditionné la direction générale de l’alimentation, du ministère de l’agriculture, qui a évoqué, à propos de la cartographie, des demandes faites par les différentes DAAF, en lien avec le BRGM.

Mme Nathalie Dörfliger. Je ne sais pas si j’ai le rapport de 2004 dans mon ordinateur pour répondre à votre question, mais je peux retrouver cette information et vous la transmettre. Qui était à l’origine des premières cartes graphiques ?

Mme Pascale Michel. Pour les zones périurbaines, c’était une des actions du troisième Plan national chlordécone.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Je reviens sur les études réalisées par le BRGM. J’ai retrouvé dans les archives un rapport intermédiaire de 2010 : l’analyse avait été réalisée sur des sols antillais reconstitués en laboratoire. La plus grosse difficulté était liée à l’acheminement de la tonne et demie de sol jusqu’au laboratoire.

Cette étude a-t-elle été menée jusqu’à son terme – je ne retrouve pas trace du rapport final ? Les résultats en laboratoire semblaient satisfaisants.

Mme Nathalie Dörfliger. Oui, il y a eu un rapport final. Ce rapport fait partie des travaux de remédiation menés entre 2010 et 2017. Dans un premier temps, nous avons travaillé en laboratoire, avec des sols prélevés sur place. Nous avons réfléchi à la façon de les analyser. Un travail de thèse a été mené. Les derniers travaux ont été réalisés sur des parcelles sur place : nous avons aménagé des rotations culturales pour comprendre l’efficacité des procédés biochimiques de remédiation et vérifier l’évolution des taux de chlordécone.

Mme Pascale Michel. Pour trouver le rapport dans la liste, il nous faudrait son intitulé précis.

Mme Justine Benin, rapporteure. Les cartographies déjà établies sont-elles fiables et complètes ?

Vous parlez d’échantillonneurs passifs. Qu’est-ce que c’est ?

Quels sont les coûts d’un prélèvement et d’une analyse ?

L’Office de développement de l’économie agricole d’outre-mer (ODEADOM) parle de 250 euros par analyse de sol. Si je comprends bien, il faudrait deux analyses par hectare, soit 500 euros par hectare. Êtes-vous d’accord ?

Mme Pascale Michel. J’en profite pour répondre sur le protocole d’échantillonnage : vingt carottes sont prélevées pour un hectare de parcelle.

Mme Nathalie Dörfliger. La cartographie est-elle fiable et suffisante ? Elle est effectuée à partir de certaines données et représente des pourcentages en superficie qui ont été analysés dans les derniers rapports de 2018. En Martinique, en 2018, la restitution cartographique à l’échelle parcellaire indique 7 % de surfaces analysées, soit environ 11 % des surfaces cultivées ou potentiellement cultivables – probablement surestimées du fait de la déprise agricole – et 19,5 % des surfaces cultivées en bananes entre 1970 et 1993.

Cela ne représente donc qu’un échantillonnage. Mais, dans les deux territoires, des analyses croisées et plus poussées ont été réalisées dans les zones les plus occupées par les bananeraies, en fonction de leur durée d’implantation. Ces surfaces ont été échantillonnées de façon statistiquement représentative. La méthodologie de la cartographie est donc robuste, mais il faudrait des analyses ou des échantillons complémentaires pour que les analyses soient statistiquement valides.

S’agissant des coûts d’analyse, je n’ai pas l’information.

Mme Pascale Michel. Le collègue qui travaille sur le sujet pourrait vous donner des chiffres fiables. Nous pourrons vous les transmettre.

M. le président Serge Letchimy. Vous déterminez les zones d’analyse, vous disposez d’analyses déjà réalisées ou vous en commandez – auprès de la Fédération régionale de défense contre les organismes nuisibles (FREDON) ou des services de l’agriculture par exemple – et vous en engagez vous-même, c’est bien cela ? Travaillez-vous à partir des analyses des autres ou effectuez-vous également directement des prélèvements et des analyses ?

Mme Nathalie Dörfliger. Lorsqu’il existe une demande particulière – la cartographie des zones périurbaines par exemple –, nous montons un projet sur la base d’une une méthodologie de travail : nous valorisons les données existantes et indiquons lorsque cela est nécessaire qu’il faut acquérir des données complémentaires. Il est difficile d’être exhaustif mais, pour que la représentativité soit de qualité, il fallait prendre en compte l’occupation actuelle des parcelles en zones périurbaines, mais aussi les occupations à venir – liées aux plans d’aménagement. Il faut souvent entre 700 et 800 analyses. Pour des raisons pratiques et économiques – le BRGM n’employant que 5 à 6 personnes en Guadeloupe et en Martinique – nous avons travaillé avec des partenaires locaux, sélectionnés par le biais d’appels à projets, tout en réalisant une partie des analyses.

M. le président Serge Letchimy. Suite à ces analyses, 7 % de la surface totale de la Martinique est désormais cartographiée. 93 % ne l’est donc pas. Dans les zones historiquement dédiées à la banane, cette méthode permet-elle d’analyser tous les sols concernés dans un temps acceptable, compte tenu de l’ampleur du drame ?

Mme Nathalie Dörfliger. Page 14 du document que nous vous avons transmis figurent les surfaces martiniquaises historiquement consacrées aux bananiers entre 1970 et 2009 : 8 356 hectares sur 17 929 ont été analysés.

Sur la carte suivante, vous constatez que les analyses de sol effectuées sont plutôt cohérentes par rapport aux zones principalement occupées par des bananiers et représentent 36 % des zones historiquement cultivées en banane entre 1970 et 1993. À ces zones, il faut en ajouter d’autres où – on l’a vu dans les zones périurbaines – les teneurs en chlordécone sont également élevées, probablement du fait d’un usage particulier des pesticides. C’est pourquoi nous estimons qu’il faut continuer les analyses.

M. le président Serge Letchimy. J’ai bien compris votre méthode, encore balbutiante : vous utilisez intelligemment toutes les possibilités pour cartographier au mieux, en effectuant si besoin des commandes complémentaires afin que l’échantillon soit suffisamment large dans les zones périurbaines et dans celles cultivées en bananes pendant très longtemps.

Mais nous souhaitons surtout savoir si ce rythme vous satisfait ? Vous permet-il de donner une réponse claire aux pouvoirs publics, afin qu’ils puissent mener une politique adaptée à la réalité ? En effet, en Martinique, quarante ans après, on peut être surpris que seules 7 % des terres soient analysées, et un gros tiers pour les terres agricoles où la suspicion de chlordécone est forte. Pourtant, dans les zones périurbaines de votre échantillon, 41 % des terres ont de la chlordécone. C’est extrêmement important !

Quelles méthodes vous permettraient d’aller beaucoup plus vite afin que l’on connaisse l’ampleur des sols pollués et que l’on puisse identifier les parcelles polluées en Martinique ?

Mme Nathalie Dörfliger. À l’heure actuelle, nous devons passer par un échantillonnage de terrains, puis par l’analyse en laboratoire. Aucun indicateur direct ne nous permet de nous en affranchir ou de faire plus rapidement le lien entre occupation et contamination, puisque les terrains occupés par des bananeraies ne sont pas les seuls affectés.

Nous avons également cherché à trouver une relation entre la nature des sols – andosols ou ferrisols, plus absorbants, sur des formations hydrogéologiques permettant un transfert plus rapide. Conceptuellement, on comprend que les terrains – et l’eau par la suite – dont les sols sont de type absorbant, sur des formations plus anciennes, seront plus vulnérables ou auront une valeur plus importante. Mais de là à développer une cartographie plus rapide en s’affranchissant de l’analyse…

Nous avons publié une étude récente avec nos collègues du CIRAD pour réfléchir à une cartographie plus simple à partir des données du sol ou de l’eau, mais c’est moins trivial que cela en a l’air…

Je n’ai pas répondu à Mme Benin sur les échantillonneurs passifs : le concept a été développé il y a une quinzaine d’années dans le domaine des eaux de surface, mais aussi souterraines. Il s’agit d’une pastille, qui peut prendre différentes formes, dont la surface va capter les contaminants de l’eau. Le plus connu – il a acquis une valeur de traitement – est le charbon actif : il capte, puis vous pouvez extraire et analyser ses composants.

L’échantillonneur captif est basé sur la même idée : on dispose une formation chimique sur une surface pour qu’elle capte certaines molécules de manière sélective. Cela n’existe pas, mais pourrait être développé pour le chlordécone. Installé pendant une période donnée, il permettrait de dire si la zone est positive ou négative à la chlordécone, voire de réaliser des comparaisons en teneur, afin de savoir si on se situe en catégorie 1, 2 ou 3. Mais cela nécessite de la recherche car ce procédé n’est pas disponible sur le marché.

Mme Justine Benin, rapporteure. Lorsque nous avons auditionné la direction générale de l’alimentation, elle nous a indiqué que le ministère de l’agriculture était en charge de la cartographie en zone agricole et le ministère de la transition écologique en charge de celle en zones urbaines et périurbaines. Faites-vous le lien ?

Mme Nathalie Dörfliger. Nous faisons le lien en mettant à jour les cartographies de toutes ces données dans la base de données. Il n’existe pas deux cartographies, toutes les données étant disponibles dans la même base de données. Les mises à jour du système d’information, et donc de la cartographie, prennent en compte toutes les données.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Vous nous avez affirmé par deux fois ne pas pouvoir expliquer pourquoi on retrouve des doses de chlordécone élevées dans des terrains n’ayant pas produit de bananes.

En Guadeloupe, la zone bananière est bien délimitée, au sud de Basse-Terre. La Grande-Terre n’a pas connu de cultures de bananes, mais elle dispose d’un système d’irrigation agricole qui récupère l’eau de Belle-Eau Cadeau – dans une zone très fortement contaminée au chlordécone – et irrigue toute la Grande-Terre, notamment Les Saintes et la Désirade. En irriguant un terrain sain avec une eau chlordéconée, quels sont les risques qu’il soit à son tour contaminé ? J’ai bien compris la différence entre les eaux de surface et les eaux souterraines, mais est-ce possible par l’irrigation ?

Mme Nathalie Dörfliger. Cela va dépendre de la teneur et de la concentration de chlordécone dans l’eau utilisée pour l’irrigation, du temps de contact et de la nature du sol.

En Guadeloupe, vous trouvez deux types de sols – les andosols et les nidisols. Les andosols sont les plus absorbants. En fonction de la teneur ou de la concentration de l’eau utilisée pour l’irrigation, c’est possible, mais il faudrait réaliser une modélisation et une analyse, incluant la teneur, la concentration et la durée, pour vous donner une réponse exacte.

L’eau d’irrigation va être utilisée par les plantes, mais une partie va s’infiltrer et une autre s’évaporer. En fonction du nombre de cycles d’irrigation et du type de sol, ce dernier va s’enrichir, ou pas, en chlordécone.

Mme Justine Benin, rapporteure. En Guadeloupe – mais probablement aussi en Martinique –, le BRGM est à l’initiative de tous les forages. Quelles sont vos analyses de la présence de chlordécone et de paraquat dans le cycle de l’eau ?

M. le président Serge Letchimy. Y compris dans l’eau potable.

Mme Nathalie Dörfliger. Le BRGM gère la base de données du sous-sol. Depuis les années 2000, il apporte son soutien au ministère de l’environnement, mais aussi aux agences et offices de l’eau et à l’Agence française de la biodiversité pour la mise en œuvre de la directive du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau, dite directive-cadre sur l’eau (DCE), et de la directive du 12 décembre 2006 sur la protection des eaux souterraines contre la pollution et la détérioration.

S’agissant de la qualité, objet de nos discussions, le BRGM a défini les réseaux selon une méthodologie nationale : nombre de points de mesure de la qualité de l’eau de type DCE, bon état chimique et qualitatif des masses d’eau souterraines par rapport aux différents systèmes et réservoirs souterrains et aux masses d’eau.

En partenariat avec l’office de l’eau, le BRGM suit l’évolution de la qualité des eaux souterraines de Guadeloupe au titre de la DCE depuis 2008. La surveillance est semestrielle et les cycles de six ans. Différents paramètres sont analysés. Le paraquat ne fait pas partie de la liste des paramètres de ces analyses régulières, mais il a pu être analysé lors de campagnes dites photographiques – on analyse alors plus de paramètres que lors du suivi régulier.

Certaines molécules font donc l’objet d’un suivi réglementaire, d’autres, comme le paraquat, ont pu être ajoutées au vu du contexte local. Les dernières analyses datent de 2014 – les informations m’ont été transmises par l’hydrogéologue de Guadeloupe – et montrent que le paraquat est toujours inférieur au seuil de quantification du laboratoire, soit 0,005 microgramme par litre (mg/l).

Le BRGM n’intervient pas sur les analyses d’eau à destination de la consommation humaine, également appelée alimentation en eau potable (AEP). Cela ne fait pas partie de notre mission puisque c’est la responsabilité des distributeurs qui alimentent les collectivités en eau potable.

M. le président Serge Letchimy. Savez-vous si le taux de pollution évolue dans les terres consacrées à la culture de la banane, mais également dans les autres ?

Mme Nathalie Dörfliger. Certains observatoires ont peut-être travaillé sur le sujet, mais ce n’est pas notre cas. Je n’ai donc pas d’information et n’ai pas constaté, à l’analyse des cartographies, d’évolutions temporelles.

Mme Justine Benin, rapporteure. La pollution se déplace-t-elle sous l’effet du cycle de l’eau ou d’autres facteurs ?

Mme Nathalie Dörfliger. L’eau est un vecteur majeur, voire le vecteur principal, dans le déplacement de la pollution.

Le fait que l’on ait observé dans les sols des niveaux de pollution variables, selon la nature de ces sols ou en fonction de leur occupation, le fait également que l’on trouve des teneurs en chlordécone bien plus importantes dans les eaux souterraines que dans les eaux de surface traduit des phénomènes d’infiltration dans les sols, sur plusieurs mètres de profondeur, à travers différentes couches de paléosols, jusqu’à la formation volcanique. L’eau s’infiltre à travers des fractures et des hétérogénéités, en transportant avec elle le chlordécone, dont une partie peut rester stockée selon la perméabilité des milieux traversés.

La pollution se déplace donc avec l’eau et peut se retrouver en aval des bassins versants, du fait d’échanges entre les eaux souterraines et les eaux de surface. C’est typiquement le cas lorsqu’on a des lignes de suintement visibles sur le terrain, des sources, voire des sources sous-marines ou d’autres voies de sortie diffuses dans la mer. Toute cette circulation peut être établie, non seulement en mesurant la teneur en contaminant mais également, plus globalement, par la température de l’eau ou la conductivité électrique.

Le chlordécone présent dans les sols se déplace donc sous l’action de l’eau.

Mme Justine Benin. Pensez-vous que la mise en jachère des terres est pertinente pour favoriser la dépollution ?

Mme Pascale Michel. C’est pertinent dans le sens où ce procédé limite l’exposition potentielle, puisque le sol contaminé n’est plus cultivé et qu’il n’y a donc plus de risque d’ingestion de cultures potentiellement contaminées. En revanche, cela ne résout pas le problème de la contamination des sols en tant que tel. La jachère permet de limiter l’exposition des populations mais on ne peut l’assimiler à une technique de remédiation.

Mme Justine Benin. Pourriez-vous précisément revenir sur ces différentes techniques ?

Mme Pascale Michel. Il existe un panel de techniques, qui ont toutes leurs avantages et leurs inconvénients, et sont à des niveaux de maturité différents.

Le BRGM a essentiellement travaillé au développement de la technique dite ISCR – In Situ Chemical Reduction –, qui s’assimile à un processus physico-chimique. Il s’agit d’un procédé de décontamination dont le principe est le suivant : on apporte au sol un amendement composé de matière organique et de poudre de fer, à partir de quoi on compacte et on irrigue pour créer les conditions d’une anaérobie et qu’il n’y ait plus d’oxygène, ce qui, sans entrer dans les détails, permet de casser la molécule du chlordécone.

L’efficacité de cette technique a été démontrée, avec un taux de rendement de 70 % sur les nitisols et les ferralsols. Les résultats sont moins intéressants pour les andosols où l’on n’est qu’à 20 % de rendement mais, dans la mesure où ce sont potentiellement les sols les plus contaminés, ce peut être malgré tout une solution intéressante.

La fiabilité et la faisabilité de cette technique ont été testées en laboratoire et sur site réel, sur un nitisol en Martinique.

L’inconvénient de cette technique est qu’elle génère des dérivés de la chlordécone, des molécules ayant perdu leurs atomes de chlore. Si ces molécules sont a priori moins toxiques que la molécule-mère, leur mobilité en revanche est plus grande et elles rejoindront plus facilement les eaux souterraines.

Le traitement des sols s’effectue en une seule fois, ce qui est un avantage, mais il a un coût : 170 000 euros par hectare. Enfin, l’ISCR nécessite l’emploi d’équipements de protection individuel (EPI) – des lunettes –, et l’on doit poser la question de son accessibilité sociale.

Une seconde technique fonctionnant également selon un processus chimique est la technique dite « de séquestration ». Elle consiste en un amendement de compost, dont l’objectif est de séquestrer le chlordécone et de limiter son entraînement vers le milieu haut et vers la contamination des végétaux. Ici, on ne dégrade donc pas la molécule mais on la séquestre. En termes d’efficacité, l’IRD-CNRS a démontré que les transferts sol-plante pouvaient, grâce à cet amendement de compost, être réduits d’un facteur 2 à un facteur 15, ce qui signifie que l’accumulation de chlordécone dans les plantes cultivées sur ces sols serait moindre.

Cette technique a été éprouvée en laboratoire et sur site réel. À l’inverse de la précédente, elle ne génère pas de dérivés, et l’un de ses gros avantages est qu’en apportant un amendement organique on fertilise le sol.

Quant à son coût, il tourne autour de 80 000 euros par hectare pour une application, sachant néanmoins que les amendements doivent vraisemblablement être renouvelés tous les deux ou trois ans. C’est, quoi qu’il en soit, un procédé facile à mettre en œuvre, puisqu’il s’agit simplement d’incorporer du compost dans les sols.

En ce qui concerne ensuite les processus biologiques, une première technique est celle de la dégradation microbienne. Elle consiste en l’utilisation de bactéries en anaérobie, car ce sont les conditions les plus prometteuses. L’efficacité de cette technique a été démontrée, puisque l’on a atteint jusqu’à 100 % de formation de dérivés, c’est-à-dire que la molécule-mère est entièrement dégradée en dérivés. Ces résultats cependant n’ont été obtenus qu’en laboratoire dans des conditions optimisées, et il reste à réaliser l’expérimentation sur site réel. Quant aux dérivés produits, ce ne sont pas les mêmes qu’avec l’ISCR, puisqu’en plus de la perte de chlore, ils se caractérisent par une ouverture du squelette carbone. À la différence des dérivés de l’ISCR, ils n’ont pas fait l’objet d’études permettant de déterminer s’ils étaient plus ou moins toxiques que la molécule, ni plus ou moins mobiles.

La dégradation microbienne a deux avantages indéniables, d’une part, son coût, qui devrait être faible et, d’autre part, le fait qu’elle pourrait aboutir à une minéralisation complète. Des questions cependant restent en suspens : son efficacité en conditions réelles, le temps nécessaire à la biodégradation et les moyens de stimuler celle-ci.

J’évoquerai en dernier lieu la phytoextraction, autre processus biologique sur lequel ont travaillé l’université de Toulouse, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) et l’École nationale des travaux publics de l’État – Centre national de la recherche scientifique (ENTP-CNRS).

Le principe ici consiste à accumuler le chlordécone dans une plante spécifiquement cultivée à cet effet. Pour l’instant, l’efficacité évaluée est faible, puisque le taux de transfert sol-plante est inférieur à 0,1 % de rendement, sachant que l’expérience n’a été faite à ce jour que sur un seul type de plante et un seul cycle de croissance. Par ailleurs, la démonstration sur site réel reste à faire.

La phytoextraction ne génère aucun dérivé de chlordécone, mais se pose la question de ce qu’il advient ensuite de la plante contaminée où s’est accumulée la chlordécone : qu’en fait-on une fois qu’elle a été coupée ? On estime, cela étant, que c’est une technique dont le coût devrait être assez faible et l’accessibilité sociale plutôt bonne.

M. le président Serge Letchimy. À quel stade en sommes-nous aujourd’hui de toutes ces recherches ?

Mme Pascale Michel. En ce qui concerne l’ISCR, on a fini les exercices d’étude, puisque l’expérimentation sur site réel a été réalisée et que le comportement des dérivés du chlordécone a été analysé pour s’assurer qu’ils étaient moins nocifs que la molécule mère.

La séquestration, quant à elle, est une méthode qui a également démontré son efficacité et fait l’objet d’une évaluation économique. Le paramètre qu’il faut ensuite prendre en compte est que le compost nécessite d’être renouvelé et que le traitement doit donc être réitéré.

En ce qui concerne la biodégradation et la phytoextraction, ce sont deux techniques dont le degré de maturité est moindre. La biodégradation doit encore être expérimentée en conditions réelles, où peuvent se produire des phénomènes plus complexes qu’en laboratoire, ce qui fait qu’on ne peut garantir a priori le même taux d’efficacité. Quant à la phytoextraction, les recherches n’en sont encore qu’à leur début, et les premiers tests ne se sont pas avérés très probants en termes d’efficacité. Mais rien n’interdit de penser qu’en l’expérimentant sur d’autres types de plantes on ne parviendrait pas à de meilleurs résultats.

M. le président Serge Letchimy. Selon vous, quelle serait la solution économiquement et socialement la plus acceptable ?

Mme Pascale Michel. Il me semble que c’est une décision qui relève des pouvoirs publics. Nous nous efforçons pour notre part, d’alimenter les débats avec des données les plus factuelles possible en proposant une vision exhaustive des différents procédés, avec leurs avantages et leurs inconvénients, sachant qu’il n’y a pas de solution miracle.

M. le président Serge Letchimy. Notre commission d’enquête est là pour demander à l’État de bien vouloir non seulement expertiser avec les chercheurs ces pistes de recherche mais aussi les soutenir. Car il est incroyable d’entendre ces chercheurs dénoncer le manque de moyens financiers – comme je l’ai moi-même entendu de la bouche des représentants de l’université Antilles-Guyane, pour poursuivre les recherches alors que, si je vous entends bien, il existe des techniques qu’il suffirait de développer pour qu’elles deviennent demain un remède à notre malheur.

Mme Nathalie Dörfliger. Pour cela, il faudrait qu’il y ait des appels à projets dotés de moyens…

M. le président Serge Letchimy. Les appels à projets sont des mascarades !

Mme Nathalie Dörfliger. Les prochains appels à projet portant sur la remédiation sont dotés de 50 000 euros : impossible d’avancer avec une telle somme.

M. le président Serge Letchimy. Je demande à ce que cette phrase soit notée, car c’est important. Cela signifie qu’aujourd’hui on ne donne pas à la recherche les moyens d’avancer.

Mme Nathalie Dörfliger. Si on veut avancer en effet, il faut pouvoir aboutir à des procédés plus efficaces, plus rapides et moins coûteux, ce qui nécessite du temps pour, éventuellement, tester d’autres solutions. Nous sommes d’ailleurs en mesure de vous fournir des éléments budgétaires précis sur nos projets de recherche.

M. le président Serge Letchimy. Pourriez-vous nous établir un document détaillant les moyens nécessaires pour rendre opérationnel l’un des procédés qui pourrait constituer une solution viable et pérenne, afin que nous puissions dire au Président de la République, au Premier ministre et au président de l’Assemblée nationale qu’il faut, pour dépolluer nos terres non pas 50 000 euros mais 300 000 ou 400 000 ? La recherche doit disposer de moyens dignes de ce nom et ne plus se contenter d’appels à projets ponctuels qui sont une mascarade. Cela peut évidemment rester confidentiel et ne pas être rendu public.

Mme Pascale Michel. Nous avons identifié trois pistes susceptibles de faire avancer la recherche. En premier lieu, il faudrait tester les techniques de biodégradation par bactérie sur site réel, pour confirmer l’efficacité démontrée en laboratoire et pour trouver éventuellement le moyen de stimuler in situ cette biodégradation, car se pose la question du temps nécessaire pour biodégrader la chlordécone.

En second lieu, il faudrait trouver des solutions permettant de réduire le coût de l’ISCR, technique dont l’efficacité est prouvée mais qui reste chère. Une piste est actuellement à l’étude, en phase exploratoire, pour tenter d’utiliser le fer naturellement présent dans les sols, en Martinique et en Guadeloupe, puisque l’ISCR consiste à ajouter aux sols un amendement constitué de matière organique et de fer, ce dernier servant à casser la molécule de chlordécone pour en éliminer les atomes de chlore.

Par ailleurs, l’ISCR n’a pas été testée en conditions réelles sur les andosols, mais uniquement sur les nitisols. Les tests en laboratoire ont démontré une efficacité de 20 % de rendement sur les andosols mais, comme je l’ai dit, dans la mesure où ce sont les andosols qui stockent le plus la chlordécone, ce taux présente malgré tout de l’intérêt.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Merci pour cette présentation qui revêt néanmoins un caractère extrêmement technique. Cette technicité me conduit à m’interroger sur la manière dont ces informations sont communiquées à la population : leur explique-t-on en termes très simples quels sont les enjeux environnementaux et sanitaires ?

Vous avez à plusieurs reprises évoqué l’accessibilité sociale de la dépollution, mais que savent réellement les populations de vos recherches ? Quel est leur degré de confidentialité ? Comment les gens sont-ils responsabilisés et jusqu’à quel point disposent-ils d’arguments pour défendre leurs propres intérêts ?

Par ailleurs, j’avoue que je suis ahurie, voire consternée, de constater que nous n’avons pas beaucoup avancé en matière de solutions techniques permettant d’éliminer le chlordécone, et je m’inquiète donc des conséquences pour la population locale, dont je me demande dans quelle mesure elle a été informée de la situation. En d’autres termes, comment conciliez-vous la confidentialité de vos démarches et les exigences de participation des citoyens ?

Mme Nathalie Dörfliger. Le BRGM est un organisme de recherche public, et toutes nos informations sont donc publiques, que ce soit au travers de publications ou de rapports. Quelqu’un comme Monsieur Christophe Mouvet, par exemple, chercheur au BRGM, participe également au Groupe d’orientation et de suivi scientifique (GOSS) du plan national d’action Chlordécone II et il a fait partie du comité d’organisation de la conférence qui s’est tenue à l’automne 2018 aux Antilles.

Ces types de communication sont certes ciblés, mais il existe aussi des moyens de partage avec les populations. Je pense en particulier aux travaux que nous réalisons in situ, que ce soit pour de la cartographie ou pour de la remédiation, qui nous mettent en contact avec la population locale, à laquelle nous expliquons ce que nous faisons, voire que nous associons à nos travaux – c’est notamment le cas lorsque nous faisons des expérimentations sur des parcelles, qui peuvent impliquer des changements de pratiques culturales.

Il ne s’agit pas néanmoins de science participative, dans la mesure où nous n’avons pas défini les questions de recherche avec les citoyens. Cela étant, nous travaillons dans la plus grande transparence.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Je suppose qu’il existe un BRGM local avec des scientifiques, des universitaires et des experts locaux qui sont en mesure de dialoguer avec vous, au fur et à mesure de vos réflexions et de vos découvertes ?

Mme Nathalie Dörfliger. Le BRGM a son siège social ainsi que son centre scientifique et technique à Orléans, où est basé l’essentiel du personnel, soit environ sept cents personnes. Nous disposons ensuite d’antennes dans toutes les régions, y compris aux Antilles, où travaillent essentiellement des spécialistes de l’hydrogéologie, de la géologie et de certains risques. Cette antenne est naturellement associée à nos projets et fait l’interface avec les administrations, la population et les autres organismes partenaires sur place, comme le CIRAD ou l’université.

M. le président Serge Letchimy. Mesdames, il me reste à vous remercier pour vos explications.


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4.   Audition de M. Patrick Vincent, directeur général délégué de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER)

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l’audition de Monsieur Patrick Vincent, directeur général délégué de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER).

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Patrick Vincent prête serment.)

M. le président Serge Letchimy. Je vous remercie et vous donne la parole pour un exposé liminaire d’une dizaine de minutes.

M. Patrick Vincent, directeur général délégué de lInstitut français de recherche pour lexploitation de la mer (IFREMER). En préambule, je préciserai que les travaux de l’IFREMER sont orientés vers l’acquisition de connaissances grâce à la recherche, vers l’utilisation de ces connaissances pour venir en appui à la puissance publique et vers une politique d’innovation, qu’elle renvoie aux instruments de mesure ou à la modélisation, pour aider à la prévision.

Pour que les choses soient parfaitement claires, je dois vous indiquer que l’IFREMER a travaillé uniquement sur le chordécone et non sur le paraquat.

L’utilisation du chlordécone renvoie à trois grandes questions scientifiques pour notre institut : l’évaluation de la contamination des masses d’eau littorales ; l’évaluation de la contamination de la faune halieutique ; enfin, point d’intérêt majeur, la compréhension des mécanismes de la diffusion de la contamination aux poissons, qui constituent une partie de l’alimentation de la population.

On entend beaucoup parler de la contamination des sols par cette molécule mais il faut bien comprendre qu’elle a pour corollaire la contamination des zones marines, du fait des déversements qui se produisent lors des tempêtes, des inondations ou d’autres variations climatiques saisonnières. L’un des enjeux pour nous est de savoir si les poissons qui baignent dans ces eaux contaminées sont eux-mêmes contaminés et de comprendre comment ils accumulent la contamination.

Nous pouvons distinguer trois périodes dans les études que l’IFREMER a consacré au chlordécone.

Entre 2002 et 2013, l’institut a participé aux recherches liées au plan « Chlordécone  I », essentiellement pour poser des diagnostics sur les niveaux de contamination des espèces halieutiques et pour établir une cartographie de la contamination des eaux marines. L’enjeu était d’aider la puissance publique à délimiter, à partir des résultats obtenus, des zones d’interdiction totale ou partielle de la pêche.

Entre 2013 et 2017, l’IFREMER a poursuivi ses recherches dans le cadre du plan « Chlordécone II » par des travaux sur la cartographie de la contamination des espèces halieutiques et sur les mécanismes de la contamination dans le réseau trophique.

Pour la période 2018-2019, nous avons lancé un nouveau programme scientifique. À partir des résultats précédents, nous avons cherché à déterminer dans quelle mesure la répartition de la contamination par le chlordécone répondait à la variabilité climatique saisonnière. Nous avons constaté que les effets météorologiques étaient extrêmement variés et cela nous a amenés à la question de savoir s’il fallait ou non modifier les réseaux de surveillance pour mieux appréhender l’étendue de la contamination.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je rebondis sur votre dernière interrogation, Monsieur le directeur général. Faut-il faire en sorte d’avoir un réseau de surveillance plus adapté ?

M. Patrick Vincent. De nos constats, nous avons tiré trois propositions que nous devrons formaliser avec la puissance publique. Je les présenterai sous formes de questions : Doit-on ajouter une station au réseau de surveillance environnementale actuel ? Faut-il étoffer le réseau des stations de Martinique et de Guadeloupe, aujourd’hui au nombre de quatre, qui travaillent à partir du biotope et qui utilisent les huîtres des palétuviers pour estimer le degré de contamination dans la matière vivante ? Peut-on définir des espèces halieutiques sentinelles ?

Bien sûr, pour faire évoluer ces réseaux, il faut faire la part entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas. Comme nous l’avons indiqué en juin 2018 à la direction de la mer, adapter nos réseaux de manière complète nécessiterait de les élargir considérablement, compte tenu de l’extrême variabilité météorologique. Cela entraînerait des coûts d’installation et d’entretien extraordinairement élevés. Toute la question est donc de savoir si une extension dans la limite du raisonnable nous permettrait d’obtenir des informations supplémentaires significatives.

Mme Justine Benin, rapporteure. L’IFREMER a participé aux plans dédiés au chlordécone. Quel bilan en tirez-vous ?

M. Patrick Vincent. Ces plans nous ont permis d’améliorer de façon significative nos connaissances sur la contamination du milieu naturel et des ressources. Au-delà de l’avancée des recherches, ils nous ont fourni l’occasion de contribuer à la mise en œuvre de réglementations et d’émettre quelques propositions et recommandations pour renforcer la surveillance de la contamination.

Dans le cadre du deuxième plan, nous avons mené un projet scientifique selon deux axes. D’une part, nous avons réalisé une cartographie de la contamination des espèces halieutiques autour de la Martinique et de la Guadeloupe. D’autre part, – et c’est une nouveauté par rapport au premier plan –, nous avons cherché à comprendre comment cette contamination cheminait à travers les réseaux trophiques des écosystèmes côtiers. À la Martinique, nous avons ainsi identifié deux zones beaucoup plus contaminées que les autres : la partie située dans la zone atlantique et la baie de Fort-de-France. À la Guadeloupe, il s’agit du littoral de Basse-Terre et de la bordure de Grand Cul-de-Sac Marin. Par ailleurs, nous avons mis en évidence des concentrations parfois significatives sur certaines espèces auparavant considérées comme faiblement contaminées, ce qui prouve l’intérêt de pérenniser les réseaux de surveillance afin de saisir la variabilité dans l’espace et dans le temps. Ces recherches ont donné lieu à un document de synthèse que je vous transmettrai.

Parmi les résultats importants que nous avons obtenus, citons la répartition des espèces en fonction du risque de contamination. Nous avons pu délimiter trois groupes : les espèces peu contaminées comme certains poissons herbivores ou piscivores pélagiques – thon, marlin, daurade coryphène ; les espèces susceptibles d’être contaminées dans les zones à risques comme des poissons carnivores de rang 1 et 2 – le mérou, par exemple – ou des poissons piscivores côtiers – poisson-lion et tarpon ; les espèces susceptibles de présenter une contamination en dehors des zones à risques, espèces essentiellement carnivores comme le brochet de mer, le vivaneau côtier, la gorette ou la langouste blanche.

Le deuxième résultat que j’évoquerai a été établi avec l’université des Antilles. Nous avons essayé de mettre au jour les mécanismes de contamination vers les poissons dans l’écosystème côtier et avons montré que la principale voie d’entrée de la molécule du chordécone dans les réseaux trophiques était le bain dans une eau contaminée. Cela ne veut pas dire qu’il n’y pas de bio-accumulation dans l’organisme des poissons mais seulement que l’importance de ce phénomène est moindre.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Vous effectuez des campagnes de prélèvement en milieu marin, afin d’analyser l’extension de la pollution. Combien en avez-vous déjà mené ? Quels sont les moyens humains et financiers dont vous disposez ? Sont-ils à la hauteur de vos besoins ? Avez-vous déjà rencontré des obstacles administratifs à la poursuite de vos missions ? Pour rebondir sur ce que vous disiez concernant les différentes espèces, on parle de certains poissons pélagiques, notamment des thons, qui seraient contaminés. Vous dites que les poissons pélagiques sont moins sensibles que d’autres, mais on en trouve quand même qui sont contaminés, ce qui est susceptible de remettre en question la pertinence de l’interdiction des zones de pêche. Cette interdiction met à mal la pêche traditionnelle, qui emploie des nasses : celle-ci n’est pour ainsi dire plus possible dans tout le Sud Basse-Terre. Or, même en allant plus loin, on risque encore de pêcher des poissons contaminés.

Certaines espèces sont-elles plus sujettes que d’autres à la bio-accumulation, ou, au contraire, à la décontamination ? En effet, on sait également que, lorsque les poissons sont placés dans des zones non contaminées, on peut observer une évolution.

M. Patrick Vincent. Je pense que l’on peut dire que, globalement, nous avons pu mener les campagnes de prélèvement sans difficulté particulière. Cela ne veut pas dire qu’un surcroît de financement n’aurait rien apporté mais, je le répète, ces campagnes ont pu être réalisées et ont fourni les éléments dont nous disposons.

En ce qui concerne les coûts associés, je vous donnerai deux chiffres qui permettent de s’en faire une idée. Outre les campagnes elles-mêmes, qui ont un coût – je pense en particulier aux navires –, il y a les analyses des prélèvements. Celles-ci sont réalisées au moyen de technologies innovantes – notamment des échantillonneurs passifs –, essentiellement par des laboratoires universitaires. Leur coût individuel est relativement élevé : environ 200 euros. Les analyses du biote, dont je vous parlais tout à l’heure, réalisées notamment sur les huîtres de palétuviers, sont faites par des laboratoires privés ; chacune d’entre elles coûte 80 euros. Lorsqu’on est amené à multiplier les points de prélèvement et les analyses parce qu’on veut un échantillonnage temporel serré, les coûts deviennent donc importants.

Vous m’avez également interrogé sur les techniques de dépollution de l’eau. On parle parfois de techniques utilisant le charbon actif. Malheureusement, ce domaine n’entre pas dans les compétences de l’IFREMER : je ne saurais donc vous en dire plus. Des essais de décontamination de la faune marine ont effectivement eu lieu, pour l’essentiel à l’université de Guadeloupe. Pour l’instant – mais je suis très prudent à cet égard –, on n’a obtenu un résultat extrêmement concluant qu’avec une seule espèce : l’ombrine. Une espèce qui présentait une contamination élevée a donc été en partie décontaminée. Cela veut dire que les études portant sur la décontamination peuvent se poursuivre, que c’est effectivement une voie envisageable pour les espèces marines, en particulier les langoustes.

En ce qui concerne les conséquences économiques de l’interdiction du chlordécone dans la filière pêche, il existe certes un impact ponctuel sur l’activité de certains pêcheurs, mais notre système d’information halieutique ne montre pas, globalement, une diminution significative des débarquements. Il est toujours difficile d’avoir une vision d’ensemble – qui est souvent celle à partir de laquelle on formule des recommandations pour la mise en œuvre des règlements – tout en prenant en compte les cas individuels. Un autre aspect de la question économique concerne l’autonomie alimentaire des Antilles. Nous considérons que la pêche locale représente à peu près 10 % de la consommation de poisson en Martinique. De ce fait, l’impact de l’interdiction est peu élevé – en tout cas, c’est ainsi que nous le qualifions.

On peut se demander si la réglementation actuelle permet de garantir à 100 % l’absence de produits non conformes dans les zones où la pêche est autorisée. D’après les recherches que nous avons faites, la réponse est clairement non. Cela veut dire qu’il faut s’interroger sur les mesures à prendre pour limiter le nombre de produits non conformes. Nous avons essayé de travailler sur ce problème en évaluant les effets potentiels d’une évolution de la réglementation dans deux directions : l’extension des zones non autorisées et celle de la liste des espèces qu’il vaut mieux éviter de pêcher.

L’extension de la liste des espèces aurait des effets tout à fait mineurs. Ce n’est donc probablement pas le paramètre qu’il convient de favoriser. Quant à l’extension des zones, nos connaissances actuelles nous conduisent à penser que, si l’on veut réellement garantir à 100 % l’absence de contamination, il faudrait que le périmètre soit augmenté de manière extrêmement importante, ce qui supposerait une réglementation draconienne. Une telle mesure aurait des répercussions très fortes sur la pêche, bien plus importantes que celles que j’évoquais tout à l’heure. L’enjeu est donc de trouver un équilibre et de s’interroger sur l’acceptabilité de telles mesures. Cela ne relève pas uniquement de l’IFREMER : c’est à la puissance publique d’en décider, en fonction d’une préoccupation dont je n’ai pas parlé parce qu’elle n’est pas de la compétence de l’institut, à savoir les effets du chlordécone sur la santé humaine. Il importe de savoir jusqu’où on peut aller, s’agissant de l’évolution de la réglementation, pour faire en sorte que le taux de produits non conformes soit aussi réduit que possible.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je sais que cet aspect ne dépend pas seulement de vous, mais pourriez-vous nous dire comment les pratiques de pêche se sont adaptées ?

M. Patrick Vincent. Pour l’essentiel, elles se sont adaptées – si tant est que l’on puisse parler d’adaptation dans ce cas – par un transfert dans des zones qui n’étaient pas contaminées.

Mme Justine Benin, rapporteure. Ma collègue Madame Hélène Vainqueur-Christophe a souligné le fait qu’en agissant ainsi, d’une certaine façon, on créait des bassins de poissons chlordéconés.

M. Patrick Vincent. Comme je le disais tout à l’heure, il y a deux sources de risque : le milieu marin et la ressource halieutique. Le milieu marin est plus ou moins contaminé – nous classons les masses d’eau en fonction du taux de contamination –, et les poissons aussi. Lorsque des poissons baignent dans une eau contaminée, le milieu constitue un vecteur de contamination. Par ailleurs, dans la mesure où le poisson est une ressource dynamique, on peut trouver des poissons contaminés dans des masses d’eau qui ne le sont pas. Ce sont tous ces phénomènes que la recherche s’efforce de décrire de façon aussi précise que possible.

Mme Justine Benin, rapporteure. Après avoir entendu tout ce que vous nous avez dit, une question me vient spontanément : comment va-t-on s’en sortir, finalement ? On oriente les pêcheurs vers des zones non chlordéconées, les zones chlordéconées créent des bassins chlordéconés : comment s’en sortir ?

M. le président Serge Letchimy. Vous aurez remarqué que le mot « chlordécone » est devenu un verbe : « je chlordécone », « je déchlordécone »… C’est vraiment entré dans les usages et, en soi, cela m’inquiète beaucoup.

M. Patrick Vincent. Cela traduit la présence forte du produit.

M. le président Serge Letchimy. Effectivement : nous vivons tout le temps, chaque jour, avec le chlordécone.

M. Patrick Vincent. Vous me demandiez, Madame la rapporteure, comment on allait s’en sortir. Je pense que l’IFREMER ne peut pas être le seul à apporter la réponse. Ce que nous pouvons faire, c’est fournir les éléments dont je vous ai parlé, afin de parvenir à un équilibre. S’en sortir, cela veut peut-être dire adapter la réglementation, en introduisant des considérations relatives à l’acceptabilité, non seulement en termes d’effets sur la santé humaine, mais aussi en termes économiques. Tous les aspects de la question doivent être englobés : le milieu marin et la ressource halieutique, la dimension humaine et l’impact économique. Le premier pas qui a été fait, en l’occurrence l’interdiction du chlordécone, a été suivi par un certain nombre d’effets. Nous discutons d’ailleurs d’effets qui se font sentir plusieurs dizaines d’années après l’introduction de la molécule. C’est là un élément important : lorsqu’on envisage d’introduire de nouvelles molécules, ayant sûrement des propriétés intéressantes à différents égards, il faut désormais essayer de remédier aux autres risques dont elles sont porteuses.

J’ai conscience de ne pas répondre directement à votre question mais, de la même manière, l’IFREMER n’est clairement pas en mesure de le faire.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Nous vous remercions pour vos explications, Monsieur Vincent. Comment pouvez-vous, concrètement, soigner les poissons ? Le chlordécone s’est répandu dans l’eau, ce qui veut dire que tous les poissons ont été touchés de la même manière. Comment se fait-il donc que vous réussissiez à soigner une certaine catégorie de poissons mais pas d’autres ?

Le chlordécone a été disséminé dans la mer. Les concentrations sont donc probablement très faibles. Les courants auraient dû déporter le produit un peu partout. Comment se fait-il qu’il se soit concentré – si je comprends bien – dans certaines zones en particulier ? S’agit-il de zones où il y a moins de courants ? Est-il possible de définir une stratégie localisée pour « nettoyer l’eau », si vous me permettez l’expression, à cet endroit-là ?

Enfin, vous avez dit que les poissons issus de la production locale ne représentaient que 10 % de la consommation. D’où viennent donc les 90 % restants ? Je suppose qu’il ne s’agit pas de poissons d’eau douce, car le problème serait identique. Je ne vois pas dans quel autre endroit on peut aller les pêcher : la Martinique et la Guadeloupe étant dans la même situation, il en va de même pour les poissons.

M. Patrick Vincent. J’ai effectivement parlé d’expériences de décontamination des poissons. Ces recherches sont menées par l’université de Guadeloupe. Elles ont été réalisées dans des bassins fermés, et non dans la mer. Il s’agit d’un espace contrôlé, destiné à étudier comment la décontamination peut être opérée ; on est encore loin d’envisager de décontaminer les poissons dans l’eau de mer.

La variabilité spatiale de la contamination s’explique par plusieurs facteurs. Il y a effectivement, bien entendu, la dynamique océanique, que vous avez évoquée, avec l’intensité variable des courants. Cette dynamique est aussi régie par les phénomènes météorologiques, dont certains se produisent sur des échelles de temps très courtes : une tempête, par exemple, peut transporter des contaminants du continent vers l’océan. À cet égard, il faut évoquer également l’influence de l’activité des bassins versants – je pense en particulier aux conséquences des pratiques agricoles : je ne ferai que mentionner cet élément, car l’IFREMER n’a pas de compétence particulière dans ce domaine. Ces pratiques elles-mêmes ne sont pas identiques dans l’ensemble de l’île, ce qui participe à la variabilité de la contamination.

Pour répondre à votre question, non, on ne « nettoiera » pas l’eau de mer.

Mme Élisabeth Toutut-Picard. Je pensais à des tentatives de filtrage, sur le modèle de ce qui se pratique pour les plaques de mazout, lesquelles, il est vrai, sont plus faciles à circonscrire. Je veux bien croire que, pour un phénomène à l’échelle moléculaire, cela ne soit pas faisable.

M. Patrick Vincent. Effectivement, ce n’est pas du tout la même chose. On trouve la molécule de chlordécone sous deux formes différentes, dont l’une est particulaire. Les densités observées sont relativement faibles – et c’est heureux –, à tel point d’ailleurs qu’il a été très difficile de les détecter et de les mesurer. Il y a quelques années, les chercheurs ne disposaient pas des outils permettant de mesurer les taux de contamination. Un élément important traduit bien cette évolution : jusqu’en 2008, la limite maximale de résidus autorisée était de 200 microgrammes par kilogramme. À partir de cette date, l’État a décidé de l’abaisser à 20 microgrammes, soit un facteur dix. Il a donc fallu développer les instruments permettant de détecter des taux aussi faibles. Cela veut dire aussi que les premières mesures montraient que les concentrations les plus importantes dans les eaux marines ne se situaient pas à un niveau très élevé : il fallait chercher des concentrations plus faibles, même si leurs effets pouvaient être tout aussi importants.

Pour ce qui est du dernier point, portant sur la pêche locale et la consommation de poisson, je me suis peut-être mal exprimé dans mon propos liminaire. Les 10 % que j’ai évoqués correspondent à la part de la pêche locale dans la consommation de poisson en Martinique, ce qui signifie que 90 % du poisson consommé en Martinique n’est pas issu de la pêche locale.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. On peut penser que le poisson importé ne vient pas de très loin – sans doute des îles voisines…

M. le président Serge Letchimy. Il vient des pays voisins, notamment du Venezuela, et représente effectivement, selon les périodes de l’année, 85 % à 90 % du poisson consommé en Martinique.

Cela montre d’abord que l’État ne prend pas suffisamment de mesures pour encourager la pêche et, plus largement, la production locale : politiquement, le modèle retenu pour subvenir à la consommation des Martiniquais est celui d’une importation massive. On peut également voir dans ce constat les conséquences d’une politique européenne de la pêche Outre-mer – je pense notamment à la question du renouvellement de la flotte et du besoin de modernisation de la pêche locale.

À cela s’ajoute l’effet chlordécone, qui a diminué assez sensiblement la part de la pêche locale dans la consommation de poisson en Martinique. Dans le contexte de la mondialisation, la question des quotas de pêche dans les zones transfrontalières, qui se pose également pour Mayotte et la Réunion, est à l’origine d’une problématique d’accès à la ressource.

Si le monde des hommes a des frontières – ce qui n’est sans doute pas la meilleure des choses pour le brassage des peuples –, celui des poissons n’en connaît pas. Selon vous, y aurait-il des actions à mener en matière de coopération ?

M. Patrick Vincent. L’IFREMER travaille surtout en coopération au niveau national, c’est-à-dire avec d’autres instituts français, notamment l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).

Nous nous sommes demandé si nous pouvions bénéficier d’un retour d’expérience de l’utilisation de la molécule de chlordécone dans d’autres îles de la Caraïbe, mais ce n’est pas le cas, et il n’y a donc pas de coopération à attendre de ce côté-là. Bien entendu, nous ne nous interdisons pas de coopérer avec des instituts « frères » à l’étranger qui pourraient travailler sur le même sujet que nous.

Cela dit, les éléments d’information que je vous présente aujourd’hui sont essentiellement issus des travaux de notre institut, réalisés en collaboration avec l’Université des Antilles et de la Guyane et d’autres instituts français tels que l’INERIS ou l’ANSES.

M. le président Serge Letchimy. Vous nous avez dressé un état des lieux très précis de la situation, qui me paraît extrêmement grave. En effet, vous considérez qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de solution viable, même si des procédés de décontamination sont actuellement à l’étude. Vous avez évoqué la difficulté qu’il y a à décontaminer la mer, mais il est bien évident que c’est en réduisant la pollution des sols que nous réduirons celle de la mer. Selon vous, la situation actuelle peut-elle perdurer, et l’État met-il suffisamment de moyens financiers, humains et techniques à disposition de la recherche ?

M. Patrick Vincent. La Martinique subit aujourd’hui - et va malheureusement continuer à subir pendant encore un moment - les effets de pratiques d’il y a plusieurs dizaines d’années. Il est donc nécessaire de poursuivre la surveillance du milieu marin et des ressources halieutiques.

M. le président Serge Letchimy. Suffit-il de poursuivre cette surveillance, ou faudrait-il l’amplifier pour la porter à une autre échelle ?

M. Patrick Vincent. Le passage à une surveillance accrue, grâce au renforcement des réseaux de surveillance, serait de nature à permettre que 100 % du poisson pêché soit conforme à la réglementation. Cela dit, une telle évolution serait extrêmement coûteuse en termes d’équipements et de ressources humaines ; elle aurait aussi un impact économique extrêmement important si elle devait passer par la décision d’étendre les zones d’interdiction afin d’éliminer tout risque de pêcher des poissons contaminés.

La question d’une surveillance accrue se pose donc en termes d’acceptabilité. Pour ma part, j’estime qu’il convient de poursuivre et probablement d’amplifier cette surveillance.

M. le président Serge Letchimy. Pouvez-vous nous décrire plus précisément ce que vous appelez « réseaux de surveillance » ?

M. Patrick Vincent. Ce sont des réseaux qui permettent d’attribuer à chaque masse d’eau définie par la directive-cadre européenne sur l’eau un certain niveau de qualité dépendant de plusieurs paramètres, parmi lesquels pourrait figurer la contamination par le chlordécone. D’un point de vue pratique, il existe deux types de réseaux : le premier est constitué de stations de mesures où sont effectués des prélèvements et des analyses d’eau – une vingtaine pour une île comme la Guadeloupe ou la Martinique –, le second de stations ayant pour objet de mesurer la contamination chimique de la matière vivante – on en compte quatre pour la Martinique. Ces deux types de réseaux pourraient être renforcés et pérennisés.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Dans votre rapport de 2015, vous préconisiez la mise en place d’échantillonneurs permettant de mesurer la quantité de chlordécone dissous dans l’eau. Est-ce bien de cela dont vous parlez ?

M. Patrick Vincent. Pour mesurer la quantité de chlordécone dans l’eau, nous préconisons effectivement la mise en place d’échantillonneurs dits « passifs », une technologie que nous avons testée et fait évoluer entre 2012 et 2017. L’une des particularités de la molécule de chlordécone, c’est qu’elle est hydrophobe, ce qui rend difficile sa mesure dans l’eau. Les échantillonneurs passifs permettent de contourner cette difficulté, et c’est en augmentant leur nombre que nous pourrions renforcer les réseaux de surveillance.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je ne savais pas que les molécules de chlordécone étaient hydrophobes, ce qui les rend difficiles à détecter dans l’eau. Cela justifierait-il d’investir davantage de moyens financiers et humains pour obtenir de bons résultats ?

M. Patrick Vincent. Pour mesurer les taux de contamination dans l’eau, nous devons effectivement être en mesure de détecter et de quantifier des taux extrêmement faibles : ce sont les échantillonneurs passifs qui nous permettent de le faire.

Mme Justine Benin, rapporteure. Êtes-vous en mesure de nous préciser quelles sont les espèces les plus touchées par la contamination au chlordécone ? Vous avez parlé du brochet de mer, du vivaneau côtier, de la gorette et de la langouste blanche, mais qu’en est-il, par exemple, du thon ou du thazard ?

M. Patrick Vincent. Le document que j’ai préparé pour vous comporte une liste plus importante que celle que j’ai évoquée tout à l’heure avec une répartition des espèces en trois catégories : peu contaminées, susceptibles d’être contaminées dans les zones à risque, susceptibles d’être contaminées en dehors des zones à risque.

M. le président Serge Letchimy. Comme cela avait déjà été le cas lors de l’audition du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), il ressort de vos propos que la recherche a besoin de moyens conséquents. Selon vous, sur quoi devrait porter une démultiplication des moyens affectés à la recherche, notamment en matière de décontamination ? Faut-il forcément procéder à des appels à projets, ou existe-t-il d’autres pistes ?

M. Patrick Vincent. L’appel à projet est aujourd’hui le moyen le plus fréquemment mis en œuvre.

M. le président Serge Letchimy. Y en a-t-il eu dans le domaine de la décontamination maritime ?

M. Patrick Vincent. Je ne saurais vous le dire, mais je peux recenser les appels à projets ayant été lancés pour vous le préciser.

M. le président Serge Letchimy. C’est tout de même très important !

M. Patrick Vincent. Absolument.

M. le président Serge Letchimy. Les projets mis en œuvre aujourd’hui le sont-ils uniquement dans le cadre d’initiatives individuelles ?

M. Patrick Vincent. Les plans chlordécone comportent toujours un volet recherche, et nous y avons fréquemment recouru pour améliorer le niveau de connaissances.

Au-delà des plans, dans le cadre du dialogue entre l’IFREMER et l’État et ses autorités de tutelles, on peut toujours se mettre d’accord sur le fait que l’importance de tel ou tel sujet justifie que notre institut s’en empare et dispose des moyens nécessaires à son étude.

M. le président Serge Letchimy. Si je comprends bien, les seules recherches en cours sont, d’une part, celles effectuées à l’initiative de l’Université des Antilles et de la Guyane qui, pour assurer leur financement, dépose des dossiers auprès de l’État et de différentes collectivités pour obtenir des subventions, cherche des sponsors et sollicite les ministères, d’autre part, celles faites à votre initiative.

C’est pourtant l’État qui, assumant ses responsabilités et reconnaissant l’enjeu majeur que représente la question du chlordécone, devrait prendre l’initiative de lancer des appels à projets sur le plan mondial, en prévoyant les moyens correspondants ! En vous écoutant, on comprend que les institutions locales doivent s’échiner à trouver elles-mêmes des moyens financiers pour tenter de trouver des solutions à la situation dramatique à laquelle nous faisons face. Sur le plan terrestre comme sur le plan marin, il est inacceptable qu’aucune initiative d’ampleur – exception faite des études Karuprostate et Madiprostate – ne soit prise et financée par l’État.

Les sommes investies dans les plans chlordécone sont dérisoires – le montant de 30 millions d’euros peut paraître élevé, mais ce n’est pas le cas si on le rapporte à une population de 750 000 personnes – et aucun plan national n’est mis en œuvre pour rechercher des solutions de grande ampleur. Les Américains, eux, ont mis en évidence les risques liés à l’utilisation du chlordécone et réglé le problème en moins de deux ans – c’était il y a quarante ans !

Je suis à la fois scandalisé et peiné de constater que les moyens consacrés à la recherche ne sont absolument pas à la hauteur de la catastrophe qui est en train de se produire, et que nous avons été bernés durant des années !

Mme Justine Benin, rapporteure. Avez-vous pris part au colloque qui s’est tenu à la Martinique en octobre 2018 ?

M. Patrick Vincent. Je n’étais pas présent, mais mes collègues de la Martinique l’étaient certainement.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous ont-ils fait un retour de ce qui s’était dit lors de ce colloque ?

M. Patrick Vincent. Oui, mais en préparant cette audition, je n’ai pas forcément recueilli les informations relatives à tous les événements auxquels mes collègues ont pu assister. Je ne suis donc pas en mesure de vous fournir aujourd’hui d’éléments précis à ce sujet.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je ne vous pose pas cette question pour vous piéger, mais simplement pour savoir si, comme les responsables scientifiques de l’INRA que nous avons entendus ce matin, vous considérez qu’il faut faire en sorte d’améliorer l’efficacité des plans chlordécone et, pour cela, les doter de moyens financiers et humains plus importants.

M. Patrick Vincent. La réponse est positive, et j’espère que tout ce que j’ai dit jusqu’à présent montre bien que, si nous avons acquis des connaissances, nous avons encore de nombreuses lacunes. Ainsi, nous avons commencé à travailler sur les mécanismes de contamination à travers la chaîne trophique, mais nous avons encore un déficit important de connaissances en la matière, et des travaux complémentaires de grande ampleur sont nécessaires. Mes collègues du BRGM et de l’INERIS vous diront très certainement la même chose.

M. le président Serge Letchimy. Avez-vous identifié et chiffré les besoins réels dans ce domaine – ceux qui permettraient de disposer de pistes sérieuses à court ou moyen terme –, et le cas échéant pourriez-vous nous les communiquer, publiquement ou de manière confidentielle ?

M. Patrick Vincent. Monsieur le président, je vais faire appel à l’expertise de mes collègues spécialisés afin d’établir une fiche précisant quelles sont les pistes de recherche à explorer pour le milieu marin, quelles sont les échelles de temps à prévoir et de quelles ressources humaines supplémentaires il faudrait disposer pour effectuer ces recherches, et je vous communiquerai ce document.

M. le président Serge Letchimy. Vous préciserez bien qu’il a été établi à la demande du président de la commission d’enquête, afin que personne ne puisse chercher à vous mettre en cause.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous dites que les recherches dans le domaine qui nous intéresse n’en sont qu’à leurs balbutiements, et que les connaissances dont nous disposons comportent de nombreuses lacunes. Je suppose que vous faites partie du comité de pilotage des différents plans chlordécone : j’aimerais savoir ce que vous pensez de ces plans, et si vous avez éventuellement des préconisations à faire dans ce domaine, qui pourraient être prises en compte dans le cadre de l’avenant au plan chlordécone III.

M. Patrick Vincent. Je ne fais pas partie personnellement du comité de pilotage de l’avenant au plan chlordécone…

Mme Justine Benin, rapporteure. Comment se fait-il que l’IFREMER ne soit pas représenté au sein de ce comité de pilotage ?

M. Patrick Vincent. Ce n’est pas un problème pour nous, car nous disposons de différents moyens et canaux pour faire circuler l’information dans ce cadre.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur, nous vous remercions pour votre clarté et votre sincérité.


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5.   Audition de M. Gilles Bloch, président-directeur général de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), de M. Robert Barouki, directeur de l’unité INSERM 1124 « Pharmacologie, toxicologie et signalisation cellulaire » et de M. Laurent Fleury, directeur du pôle « Expertises collectives »

M. le président Serge Letchimy. Notre commission d’enquête reçoit aujourd’hui M. Gilles Bloch, président-directeur général de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), M. Robert Barouki, directeur de l’unité INSERM 1 124 « Pharmacologie, toxicologie et signalisation cellulaire » et M. Laurent Fleury, directeur du pôle « Expertises collectives », accompagnés de Mme Anne-Sophie Etzol, chargée des relations institutionnelles. Madame, messieurs, soyez les bienvenus.

Les membres de cette commission d’enquête ont fait le choix de rendre leurs auditions publiques. Celle qui s’ouvre sera retransmise en direct sur l’une des chaînes de l’Assemblée nationale et consultable sur le site internet de celle-ci. Messieurs, vous serez donc entendus par beaucoup de monde.

Avant de vous donner la parole pour un court exposé, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

M. Gilles Bloch, président-directeur général de lInstitut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Je m’exprime aujourd’hui en tant que président de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). J’ai souhaité être accompagné de M. Robert Barouki, un expert en toxicologie environnementale, et de M. Laurent Fleury, qui est responsable, depuis des années, du pôle « Expertises collectives » de l’INSERM. À ce titre, il a notamment coordonné l’expertise de 2013 sur les pesticides et leur impact sanitaire. J’espère que la commission d’enquête dispose déjà de cette somme. Si tel n’est pas le cas, nous vous la ferons parvenir. Mme Anne-Sophie Etzol nous accompagne pour faire le point sur les éléments que nous pourrons ensuite vous transmettre par écrit.

L’INSERM est le premier organisme national de recherche dans le domaine médical. Sa taille est significative, puisqu’il compte près de 300 laboratoires et que son budget avoisine le milliard d’euros, dont un bon tiers est issu de ressources propres. Nos laboratoires se financent à 90 % sur des contrats qu’ils vont chercher à l’extérieur, l’INSERM apportant seulement la petite couche nécessaire au fonctionnement de base. L’INSERM produit 11 000 publications par an, ce qui est significatif au sein de la communauté médicale.

Il éclaire aussi les décisions publiques : c’est à ce titre qu’il produit des expertises collectives, qui sont généralement demandées par des ministères. Nous avons, enfin, un rôle de valorisation de nos découvertes et d’information, en direction de la société et des citoyens.

J’en viens au sujet qui nous occupe aujourd’hui, celui des pesticides et, plus particulièrement, du chlordécone. De par sa taille et sa situation nationale, l’INSERM est l’un des très rares acteurs de la recherche qui, sur le plan de la santé, possède une expertise vraiment reconnue sur ce sujet. Les experts sont peu nombreux et une unité y travaille tout particulièrement : elle est localisée à Rennes et je crois que vous avez déjà auditionné l’un de ses membres. Depuis 2005, nous travaillons sur cette question, à travers des études épidémiologiques sur la population de Guadeloupe et de Martinique, d’une part, et des études mécanistiques de toxicologie et de biologie in vitro, d’autre part. Lorsqu’on fait la revue de la littérature mondiale, ce qui a été fait à l’occasion de l’expertise collective de 2013, on s’aperçoit que l’INSERM est le pourvoyeur de connaissances le plus important sur cette question. Plus de la moitié des soixante-trois publications relatives à la chlordécone parues depuis 2005 sont dues à des équipes de l’INSERM. Nous avons vraiment une position centrale sur cette question.

Il s’agit, pour une grande part, d’études d’épidémiologie : huit études épidémiologiques ont été réalisées ou sont en cours de réalisation. Nous pourrons, si vous le souhaitez, revenir en détail sur certaines d’entre elles. Nous avons également produit des études expérimentales, sur des modèles animaux cellulaires, qui analysent la chaîne des effets toxiques, génétiques et épigénétiques, puisqu’on sait maintenant que les pesticides produisent aussi ce type d’effets. Nous sommes donc l’instance scientifique qui peut réaliser ce que l’on appelle des expertises collectives. Cet exercice consiste à consolider toute la littérature existant sur un sujet. L’expertise de 2013 a compilé 1 800 papiers : M. Laurent Fleury pourra vous en parler. Il faut généralement dix-huit mois à deux ans, parfois davantage, pour que les groupes d’experts parviennent à consolider toute la littérature existant sur un sujet donné.

L’expertise collective relative aux effets sur la santé des pesticides de 2013 est un énorme volume, que nous pourrons vous transmettre. Il est désormais considéré comme l’ouvrage de référence en la matière et il a contribué à la prise de certaines décisions, notamment sur les maladies professionnelles, comme la maladie de Parkinson et certaines hémopathies. Il a vraiment eu des conséquences en termes de décision publique. Depuis cette publication, l’INSERM a régulièrement été sollicité par différentes inspections, notamment par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), et nous avons été amenés à exposer le contenu de cette expertise à plusieurs reprises.

Dans la mesure où la question de l’impact sanitaire des pesticides en général, et de la chlordécone en particulier, n’a pas été réglée, nous travaillons à une mise à jour de l’expertise de 2013. Depuis six ans, la littérature a été abondante. Parce que l’attente est forte, nous avons transmis dès le mois de mars aux commanditaires de cette enquête le chapitre spécifiquement consacré au lien entre cancer de la prostate et exposition aux pesticides. Nous pourrons dire un mot à ce sujet. Comme il s’agit d’un processus collectif de longue haleine, la somme relative à l’ensemble du champ des pesticides sera publiée à la fin de l’année. Voilà, en quelques mots, le contexte dans lequel l’INSERM se positionne. Nous sommes à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je vous remercie, monsieur Bloch, d’être venu avec cette belle et grande délégation et j’espère que vous allez pouvoir nous apporter tous les éclairages nécessaires dans le cadre de cette commission d’enquête parlementaire. Vous avez dit vous-même que l’INSERM occupe une position centrale sur la question du chlordécone, qui a des conséquences non seulement environnementales, mais aussi sanitaires et économiques sur nos territoires de Guadeloupe et de Martinique. Vous avez évoqué, à la fin de votre exposé, le lien entre chlordécone et pathologie et j’aimerais vous interroger sur les cas répertoriés de cancer de la prostate. Sont-ils la conséquence d’une exposition directe à la substance lors de son application entre 1972 et 1993 ?

M. Gilles Bloch. Je donnerai un premier élément de réponse et je laisserai ensuite mes collègues, qui sont des experts de cette question, apporter des compléments. Votre question comporte deux parties.

Vous m’interrogez, premièrement, sur le lien entre l’exposition au chlordécone et le cancer de la prostate. L’expertise de 2013 concluait déjà à la présomption forte d’un lien entre exposition et cancer. Il faut cependant avoir à l’esprit que l’établissement d’une relation de causalité est toujours délicat : une étude isolée ne peut pas établir, à elle seule, un tel lien de causalité. L’étude épidémiologique Karuprostate, dont vous avez sans doute déjà entendu parler, ne suffit pas. Il faut disposer d’autres études, en particulier d’études mécanistiques, qui permettent de penser que telle molécule, du fait de certains mécanismes biologiques, peut avoir un effet sur le développement de telle maladie. Je prends toujours un exemple simple pour illustrer cette question. Les fumeurs développent fréquemment des cancers du poumon. Les fumeurs ont aussi les doigts jaunis. Or, en termes biologiques, les doigts jaunis ne sont pas la cause mécanistique du cancer du poumon. Pour établir une cause mécanistique, il faut disposer d’un tas d’études sur des modèles, des cellules, montrant que le tabac et ses composants vont très vraisemblablement pouvoir induire une cascade d’événements amenant à la cancérisation.

S’agissant du chlordécone, l’expertise de 2013 reposait sur l’ensemble des études existantes, et des études mécanistiques ont permis d’établir une forte présomption de liens entre l’exposition au chlordécone et la survenue d’un cancer de la prostate.

Votre question comportait un deuxième volet. Vous m’avez demandé si ces cancers étaient liés à une exposition à cette substance durant une période précise. Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, de suffisamment d’éléments pour vous répondre. On sait qu’il y a une forte rémanence de la molécule dans l’environnement et que la chaîne alimentaire a été contaminée. Mais on est incapable de déterminer la fenêtre d’exposition qui aurait pu conduire à l’apparition des cancers.

Nous avons vraiment des éléments de réponse sur la première partie de votre question, mais nous sommes incapables de vous répondre sur la deuxième partie.

M. Laurent Fleury, directeur du pôle « Expertises collectives ». L’expertise collective de 2013 a déjà conclu qu’il y avait une forte présomption : nous avions mis deux croix dans la case – à l’époque, nous faisions des tableaux. Nous avons fait une nouvelle expertise en 2019. Nous disposions toujours de l’étude Karuprostate, et de deux autres études reposant sur les mêmes échantillons. Nous avons examiné toute la littérature, en particulier des études mécanistiques de toxicologie : nous avons pu reconfirmer ce lien vraisemblable entre le cancer de la prostate et le chlordécone. Et notre groupe d’experts n’est pas tout à fait le même qu’en 2013.

M. le président Serge Letchimy. J’aimerais, avant de redonner la parole à la rapporteure, vous poser une question. Comment vous sentez-vous ? Êtes-vous sur la défensive ? Vous sentez-vous libres de parler ?

M. Gilles Bloch. On est toujours un peu impressionné par le cadre et par le protocole, mais nous n’avons aucune raison de nous sentir mal.

M. le président Serge Letchimy. Depuis 1976, les Américains, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et des dizaines de rapports ont convergé vers la même conclusion : le caractère dangereux et probablement cancérogène du chlordécone. L’étude Karuprostate a donné des indicateurs extrêmement importants. Les chiffres que nous avons eus en 2012 montrent qu’il y a 500 cas de cancer supplémentaires par an en Guadeloupe et 500 en Martinique.

M. Gilles Bloch. Ce ne sont pas des cas supplémentaires.

M. le président Serge Letchimy. En tout cas, alors qu’on a 98 cas pour 100 000 habitants dans l’hexagone, on en a 500 pour 100 000 en Guadeloupe et à la Martinique.

M. Gilles Bloch. Non.

M. le président Serge Letchimy. Je vous donnerai mes sources ! Nous savons par ailleurs que 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais sont imprégnés de chlordécone. Si vous n’allez pas plus loin, est-ce parce que l’État ne vous suit pas ? Une prudence généralisée vous empêche-t-elle de conclure au caractère extrêmement dangereux du chlordécone ? Cette dangerosité a été constatée dès 1990, puisqu’on a alors interdit son usage, en accordant, toutefois, des prolongations incroyables. Dites-nous tout.

Gilles Bloch. Il faudrait peut-être réorienter vos questions, en tenant compte du fait que l’INSERM est un organisme de recherche, et non un organisme qui prend des décisions de politique sanitaire ou de réglementations sur les produits phytosanitaires. L’INSERM est un organisme qui produit des résultats de recherche et qui les valorise en les diffusant le plus largement possible, en particulier à travers les expertises collectives que j’ai décrites. On ne peut pas nous montrer du doigt sur tous les sujets, s’agissant de l’exposition de la population antillaise à la chlordécone. Nous avons travaillé sur ces sujets lorsqu’ils sont apparus dans le radar des questions scientifiques. Nous avons une équipe active sur le terrain en Guadeloupe depuis que l’on sait qu’il y a un risque. La manière dont vous nous montrez du doigt me paraît disproportionnée.

S’agissant des chiffres, en termes d’épidémiologie, pour ma part, il n’y a pas un surrisque majeur de cancer de la prostate aux Antilles aujourd’hui. Quand on regarde les données épidémiologiques globales, les chiffres de l’incidence du cancer de la prostate sont du même ordre de grandeur que dans des populations génétiquement comparables ailleurs dans le monde. Il est vrai que l’étude épidémiologique Karuprostate montre un surrisque, qui apparaît de façon dose-dépendante avec l’exposition à la chlordécone. Je pense que vous avez parlé de ce sujet avec le porteur de l’étude : ce surrisque, en termes de surincidence du cancer de la prostate dans la population, n’induit pas une surincidence majeure. Nous sommes à la limite du détectable.

M. le président Serge Letchimy. Et qu’en est-il de la récidive du cancer de la prostate ? Les conclusions de M. Luc Multigner sont assez claires.

M. Gilles Bloch. Son étude montre qu’il y a un effet probable du chlordécone sur le cancer de la prostate, mais il ne met pas au jour une surincidence ou une surmortalité de l’ordre de un à deux ou de un à cinq. C’est quelque chose d’assez faible.

M. le président Serge Letchimy. Comment expliquer, dans ces conditions, que Santé publique France ait conclu, dans son rapport de 2018, que la Martinique et la Guadeloupe sont les championnes du monde du cancer de la prostate ? Ce sont les deux territoires où l’on trouve le plus de cancers : nous battons tous les records. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les spécialistes.

M. Gilles Bloch. Nous avons des chiffres.

M. le président Serge Letchimy. Moi aussi, j’ai des chiffres, que je tire d’une synthèse de Santé publique France. Mais peut-être n’avons-nous pas la même lecture ?

M. Gilles Bloch. Mes lectures me disent que, tous cancers confondus, il y a plutôt une sous-incidence du cancer en Martinique et en Guadeloupe – mais j’irai vérifier ce que dit le rapport de Santé publique France – et que l’incidence du cancer de la prostate est tout à fait comparable à ce que l’on observe dans des populations génétiquement équivalentes ailleurs dans le monde. Il y a peut-être des querelles d’experts, et je laisserai mes collègues s’exprimer, mais je ne crois pas qu’on ait observé une surincidence majeure des cancers de la prostate en Martinique et en Guadeloupe.

M. le président Serge Letchimy. Quand on dit que 90 % de la population antillaise est imprégnée de chlordécone, quel est votre point de vue ?

M. Gilles Bloch. C’est une observation objective : il y a effectivement une imprégnation de la population, parce que le chlordécone est entré dans la chaîne alimentaire. C’est un problème sanitaire potentiel, qui justifie une observation à long terme de la population. Il faut effectivement regarder si le signal lancé par l’étude de Luc Multigner sur le cancer de la prostate en 2010 peut prendre de l’ampleur. On sait que ces cancers apparaissent de façon différée et il faut être extrêmement vigilant. Une fois que l’on sait qu’un toxique est fortement imprégné dans une population, il faut regarder s’il existe d’autres pathologies. C’est dans ce but que nous avons constitué, à l’INSERM, d’autres cohortes, en particulier une cohorte mère-enfant pour étudier les troubles du développement au cours de la grossesse. On a déjà des signaux sur la prématurité et sur de petits retards de développement dans la toute petite enfance. Voilà des sujets dont l’INSERM se préoccupe, en tant qu’organisme de recherche, et sur lesquels il travaille, grâce aux cohortes qu’il a constituées.

L’INSERM appuie par ailleurs l’équipe de l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (IRSET), qui passe une partie de son temps en Guadeloupe et en Martinique, avec des personnels techniques et des chercheurs implantés à temps complet là‑bas.

M. le président Serge Letchimy. Avez-vous connaissance du dernier rapport de l’IRSET de mars 2019 ?

M. Gilles Bloch. Je ne l’ai pas lu in extenso.

M. le président Serge Letchimy. Il confirme les tendances relatives au cancer de la prostate.

M. Gilles Bloch. Pardonnez-moi : s’agit-il d’un rapport ou d’une publication ?

M. le président Serge Letchimy. C’est une publication, qui confirme ce que nous avons dit sur le cancer de la prostate, avec cette tendance aggravante dans les secteurs où le chlordécone est présent. Elle confirme que 90 % de la population en est imprégné, que l’on retrouve du chlordécone dans le lait maternel, que la fertilité masculine peut être interrogée, que le déroulement de la grossesse, dans le cas de la cohorte Timoun, peut poser des problèmes, notamment en termes de prématurité et d’éventuels troubles chez l’enfant. Ce sont beaucoup d’éléments qui convergent dans le même sens, et qui justifieraient le lancement d’un plan sanitaire exceptionnel pour l’Outre-mer. Estimez-vous qu’à l’heure actuelle l’État a lancé un plan sanitaire exceptionnel ?

M. Gilles Bloch. Tout ce que vous avez rappelé dans la première partie de votre question est juste : toutes les conclusions de l’IRSET s’appuient sur des publications parues au cours des dernières décennies, avec lesquelles nous sommes tout à fait d’accord. Mais ce n’est pas à l’INSERM, qui est un opérateur de recherche et qui produit de la connaissance, de se prononcer sur la pertinence d’un plan sanitaire.

M. le président Serge Letchimy. Nous sommes totalement d’accord. Je vous interpelle parce que vous êtes un organisme extrêmement important. Le rôle de notre commission d’enquête est de vérifier si l’outil d’État qu’est l’INSERM est écouté par l’État. Voilà ce qui nous intéresse. Ne prenez pas cela comme une attaque contre votre personne ou votre équipe. Ce qui nous préoccupe, c’est qu’on ressent une espèce de dissociation entre les niveaux d’alerte de l’INSERM et les décisions de l’État.

Mme Justine Benin, rapporteure. Quelles sont les pathologies dont on a démontré que la survenance avait un lien direct et essentiel avec l’exposition à la chlordécone ?

M. Gilles Bloch. Je dirai d’abord que l’expression « lien direct et essentiel » ne fait pas partie du vocabulaire utilisé dans la communauté scientifique. On parle plus volontiers d’ « association probable ». Il existe une codification internationale sur la façon de quantifier ce lien probable.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’ai utilisé le vocabulaire des maladies professionnelles.

M. Gilles Bloch. J’ai déjà dit que, sur le cancer de la prostate, nous nous rangeons à l’avis qui a été donné en 2013. Il existe des signaux s’agissant d’autres affections, que vous avez mentionnés, monsieur le président, comme la fertilité ou les troubles du développement. Ces signaux font l’objet d’études en cours qui n’ont pas encore donné lieu à des conclusions définitives. Nous y travaillons et je pense qu’à l’issue de l’expertise complémentaire de 2019, nous pourrons donner des recommandations sur l’importance de ces signaux.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous dites bien que l’on ne revient pas sur l’étude de 2013 : la forte présomption concernant le cancer de la prostate, la prématurité, les troubles du développement de l’enfant avant sept ans. Peut-on lier chaque cas de certaines pathologies à l’exposition au chlordécone ? Je pense avoir déjà la réponse. Comment passer d’une étude épidémiologique à la prise en charge de chaque cas avéré ?

M. Gilles Bloch. Concernant les cas individuels, en l’état actuel de la science, nous sommes totalement désarmés pour établir un lien. Prenons le cas du cancer de la prostate. Il faudrait qu’il y ait une signature moléculaire pour que l’on puisse affirmer que c’est le chlordécone qui a déclenché le cancer. Or une grande majorité des cancers sont probablement déclenchés par une combinaison de facteurs. Nous pensons de plus en plus que la cancérogénèse est multifactorielle : exposition, facteurs génétiques, stress personnel, etc. Actuellement, pour le cancer de la prostate, nous n’avons pas d’indice moléculaire qui nous permette de relier la tumeur d’un individu particulier à une cause particulière. Cela est possible dans certains domaines mais pas dans le cancer de la prostate. Nous ne pouvons pas répondre et établir des liens individuels.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. En février dernier, nous avons entendu, au plus haut niveau de l’État, une remise en question de l’effet cancérogène de la chlordécone. Cette déclaration a été corrigée par la suite par les professeurs Luc Multigner et Pascal Blanchet dans un communiqué de presse.

Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a établi une classification des produits chimiques selon leur cancérogénicité. Comme cette classification date de plus de quinze ans, ne pensez-vous pas que la France devrait demander une nouvelle évaluation pour le chlordécone afin que cessent, une fois pour toutes, les querelles sur son caractère cancérogène probable, possible ou avéré, et que l’on sache vraiment quel est son degré de dangerosité ?

Ma deuxième question concerne vos études sur le cancer de la prostate : Karuprostate est allée à son terme en Guadeloupe mais Madiprostate a été interrompue en Martinique. Pensez-vous que Madiprostate aurait pu apporter d’autres résultats et enseignements sur le lien de cause à effet entre le chlordécone et le cancer de la prostate ?

M. Gilles Bloch. Pour répondre à votre première question, je dirais que des organismes de recherche comme le nôtre produisent des observations scientifiques étayées, et que d’autres instances se prononcent ensuite sur la catégorisation des substances chimiques. Nous pouvons avoir un rôle d’influence à travers nos experts qui, parfois, siègent dans ces commissions. À l’issue de la révision de l’expertise collective, nous serons fondés à dire s’il y a ou non plus d’arguments en faveur de son caractère cancérogène. Peut-être faudra-t-il se préoccuper de classifier différemment cette molécule mais ce ne sera pas à nous de le faire. Nous sommes un institut de recherche et non une instance sanitaire.

Pour ma part, je n’ai découvert l’étude Madiprostate que tardivement – j’ai pris mes fonctions il y a six mois. D’après ce que j’ai compris, cette étude était une réplication en Martinique de celle menée en Guadeloupe, et elle a été arrêtée parce qu’elle avait montré quelques faiblesses dans la phase pilote. Comme elle posait à peu près les mêmes questions que l’étude initiale conduite en Guadeloupe, je ne me serais pas attendu à ce que l’on découvre des choses radicalement différentes. La science progresse toujours et les outils utilisés peuvent être plus pointus quand on fait une nouvelle étude cinq ou dix ans après la première. Mais la méthodologie de cette étude posait à peu près les mêmes questions que l’étude initiale. L’un de vous veut-il compléter ma réponse ?

M. Laurent Fleury. Sur l’opportunité de demander une nouvelle évaluation du chlordécone au CIRC, j’indique que ce n’est pas à nous de faire une telle demande mais j’aimerais aussi apporter une précision : il faut bien comprendre que l’INSERM et le CIRC n’évaluent pas la même chose ; alors que le CIRC évalue un danger, nous évaluons un risque. C’est fondamentalement différent.

Nous prenons toujours un exemple un peu bateau mais qui aide assez bien à comprendre les choses, celui du couteau. C’est un objet dangereux. Il présente un vrai risque si on le laisse traîner sur une table à côté de laquelle jouent des enfants. Mais le risque est négligeable si le couteau est bien rangé dans un tiroir muni d’un loquet.

C’est ce qui explique souvent les différences de classement par diverses agences et les polémiques qui en découlent. Nous évaluons le risque en prenant en compte la dangerosité du produit mais aussi son exposition et tous les facteurs annexes.

M. Robert Barouki, directeur de lunité INSERM 1124 « Toxicologie, pharmacologie et signalisation cellulaire. » Il existe toute une liste de critères pour établir une causalité entre une exposition à une substance chimique et un effet sanitaire. Les gens du domaine connaissent bien cette liste ; il faut faire des études en population, donc chez l’homme, et des études expérimentales, et s’assurer de leur cohérence.

L’un des critères est de démontrer que l’exposition a précédé l’arrivée des effets sanitaires. Entre le début de l’exposition et l’apparition des signaux, il peut s’écouler des décennies. D’où la force d’études avec cohorte comme Timoun. Nous avons pris une population à un moment donné, nous avons dosé le chlordécone et nous avons suivi l’arrivée des symptômes quels qu’ils soient.

Je dois reconnaître que nous n’avons pas encore complètement expertisé l’étude de Luc Multigner dans laquelle il a suivi la cohorte Karuprostate pour voir s’il y avait une augmentation des récidives. Ces études sont intéressantes parce que la mesure de l’exposition a eu lieu il y a douze ans pour Timoun et nous pouvons voir l’apparition d’effets. Nous allons pouvoir amener des arguments supplémentaires renforçant le poids des causalités.

Le CIRC ou d’autres instances internationales établissent une hiérarchie : le caractère cancérogène est dit avéré quand tous les arguments sont réunis ; il est probable quand il manque certains éléments, notamment dans des études populationnelles ; il est possible quand il en manque encore un peu plus. Dans le milieu réglementaire, il faut toujours ajouter quelque chose au mot cancérogène, ou alors il faut déclarer la substance non cancérogène quand on a des arguments pour le faire.

Mme Justine Benin, rapporteure. Faut-il instaurer un dépistage systématique du cancer de la prostate dans ces deux territoires ?

Faudrait-il imaginer un dispositif de suivi sanitaire spécifique pour nos deux territoires et selon quelles modalités ?

M. Gilles Bloch. Une fois de plus, je ne peux pas vous répondre. Notre mission est de produire des faits scientifiques étayés. L’INSERM n’est pas une agence sanitaire, une autorité sanitaire qui peut préconiser des conduites de politique publique, parce qu’elle n’a pas les données sur ce sujet.

Je fais simplement référence aux recommandations de dépistage actuelles de la Haute Autorité de santé (HAS). Celle-ci n’a pas recommandé de dépistage systématique sur la population générale. Il faudrait constituer un comité d’experts, reprendre la littérature que nous aurons totalement exploitée à la fin de l’année, et se reposer alors la question. Ce n’est pas le rôle de l’INSERM de dire, du tac au tac, s’il faut ou non faire tel dépistage ou tel suivi. C’est le travail des autorités sanitaires et, actuellement, il n’a pas été fait.

Mme Justine Benin, rapporteure. Le Gouvernement vous a-t-il sollicité pour établir un tableau de maladies professionnelles ? Si oui, quand disposera-t-on de vos conclusions ?

M. Gilles Bloch. Nous avons présenté nos conclusions à la Commission supérieure des maladies professionnelles en agriculture (COSMAP) mais nous n’avons pas à nous prononcer sur la reconnaissance d’une maladie professionnelle. La maladie de Parkinson a été reconnue comme une maladie professionnelle chez les agriculteurs, en particulier sur la base des résultats de l’expertise collective de 2013. Nous apportons les faisceaux d’arguments fondés sur l’analyse de la littérature scientifique mais l’État ne nous demande pas si la maladie doit être reconnue comme maladie professionnelle. C’est la tâche de comités.

M. Laurent Fleury. L’expertise de 2013 avait été présentée à la COSMAP, ce qui avait fortement contribué à faire reconnaître la maladie de Parkinson comme une maladie professionnelle chez les agriculteurs. C’était un faisceau d’arguments mais l’expertise avait apporté sa pierre à l’édifice.

Nous avons présenté le rapport sur le chlordécone à la COSMAP, avec l’une des expertes qui faisait partie du groupe. Ils en ont pris note. Nous l’avons aussi présenté l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) où une nouvelle commission est chargée de reprendre les données et de préparer le travail pour ces tableaux des maladies professionnelles.

M. le président Serge Letchimy. Le Gouvernement a décidé de prévoir une indemnisation des maladies professionnelles liées au chlordécone dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020. C’est une bonne chose, on ne peut pas refuser cela. En gros, cela me semble cohérent. Il n’en demeure pas moins que l’imprégnation peut se faire au contact du pesticide mais aussi par le biais de l’alimentation.

Quelle est votre position sur le fait que la prise en charge et l’indemnisation ne s’appliqueront que dans le cadre des maladies professionnelles et qu’il n’y aura pas de prise en charge collective pour tous ceux qui sont imprégnés, notamment ceux qui vivent dans les zones contaminées où l’on trouve la prévalence la plus importante en matière de cancer de la prostate ? J’ai bien compris la fonction de l’INSERM mais au-delà de l’aspect scientifique, vous avez certainement une position personnelle ou collective.

M. Gilles Bloch. Je vais peut-être vous décevoir. La mission de l’INSERM n’est pas de répondre à ce type de question. Pour ma part, je ne suis pas ici en tant que citoyen Gilles Bloch. Je m’exprime en tant que président de l’INSERM et je ne vais pas m’aventurer à faire des jugements personnels.

M. le président Serge Letchimy. Vous savez, nous n’avons pas convoqué que le directeur de l’INSERM. Nous avons aussi convoqué Gilles Bloch. Vous avez les deux responsabilités à assumer. Vous pouvez me dire que vous préférez ne pas répondre à cette question-là, mais je vous interroge aussi en tant que Gilles Bloch. Vous n’avez pas d’avis sur ce sujet ?

M. Gilles Bloch. Voilà, je n’ai pas d’avis sur ce sujet.

M. le président Serge Letchimy. Je l’entends mais les deux postures sont interrogées. Nous n’avons pas fait venir l’INSERM sinon nous aurions fait venir le conseil administration, la présidence, etc. Vous n’avez donc pas d’avis sur ce sujet. La piste retenue ne concerne que les maladies professionnelles et elle n’implique pas des populations dont 10 % auraient une imprégnation élevée. L’INSERM n’a pas d’avis scientifique là-dessus.

M. Gilles Bloch. Se fondant sur la littérature scientifique, l’INSERM s’est prononcé sur le lien de causalité entre certaines maladies et l’exposition. Pour ce qui concerne les questions d’indemnisation…

M. le président Serge Letchimy. Vous avez quand même fait un rapport.

M. Gilles Bloch. On ne parle pas d’indemnisation dans nos rapports.

M. le président Serge Letchimy. Je parle du rapport que vous avez fait pour le classement de la maladie de Parkinson dans les maladies professionnelles. Grâce à ce rapport, les personnes atteintes de cette maladie seront indemnisées si elles présentent des séquelles. Votre rôle est quand même extrêmement important dans la chaîne de la décision. D’où ma question. Quelle serait votre position, en tant qu’INSERM et en tant que Gilles Bloch, à propos de ces 10 % de la population qui vivent dans des zones très touchées et qui développeraient des maladies graves ? Quel serait votre point de vue si on vous le demande ?

M. Gilles Bloch. On ne peut pas donner de point de vue. Nous donnons des faits scientifiques sur la vraisemblance du lien causal entre une exposition et une maladie, nous les versons à la sagesse de comités qui sont mis en place par des instances et dont c’est le rôle de prendre une décision d’imputabilité. Ce n’est pas le rôle de l’INSERM. Cela étant dit, si l’on fait le métier de chercheur, c’est que l’on est à la recherche d’une certaine vérité. J’avoue que l’on apprécie de voir l’État utiliser les faits scientifiques qu’on lui apporte pour prendre des décisions.

M. le président Serge Letchimy. Quel est votre point de vue sur la cohérence et l’efficacité des plans chlordécone mis en place depuis 2008, notamment sur leur volet santé, par rapport à l’ampleur du drame ?

M. Gilles Bloch. L’INSERM est sollicité dans les Plans sur la partie recherche. Nous avons apporté notre contribution à la hauteur des moyens dont nous disposons et les choses ont avancé. Les résultats obtenus concernant le cancer de la prostate et d’autres pathologies suspectées sont liés à cette mobilisation de l’INSERM. De notre point de vue, nous avons largement rempli la mission.

L’INSERM a la chance d’être dans un domaine où il occupe une position prédominante. Nous travaillons en bonne entente avec les universités et nos équipes sont mixtes. Aucun autre acteur national ne fait cette recherche de manière très intense. À mon avis, le plan chlordécone fonctionne en ce qui concerne la recherche en santé. Robert Barouki, qui est au cœur du réacteur, peut compléter mon propos.

M. Robert Barouki. Depuis 2008, l’INSERM et Santé publique France – qui a succédé à l’Institut de veille sanitaire – ont un conseil scientifique commun qui a élaboré une des recommandations dans le domaine de la recherche. L’INSERM a produit trente-cinq publications scientifiques dans ce domaine grâce à un renforcement de l’équipe qui est sur place et qui a tissé beaucoup de liens avec les milieux hospitaliers.

L’INSERM a vraiment permis à des cliniciens de s’impliquer dans cette recherche ; ils sont aussi invités à s’exprimer devant le public pour essayer d’expliquer les acquis et les limites de nos découvertes. Nous sommes des scientifiques et nous pratiquons toujours de cette manière, comme vous pourrez le voir dans tous nos articles : nous faisons état de nos découvertes mais aussi de leurs limites. C’est tout à fait normal.

Timoun, Karuprostate et d’autres études plus toxicologiques vont dans le bon sens. Pour ce qui est de la recherche en santé, ce plan donne des fruits qui sont actuellement utilisés comme arguments scientifiques de base.

Mme Justine Benin, rapporteure. Madame, messieurs, vous comprenez aisément que nous sommes dans une recherche et un besoin de la vérité par rapport aux populations qui sont restées dans le non-dit depuis très longtemps. Vous faites bien de rester sur votre sujet : la recherche. Nous le comprenons aisément. Cependant, les populations attendent depuis tellement longtemps cette commission d’enquête parlementaire après la mission d’information qui avait eu lieu en 2005 avec Philippe Edmond-Mariette et Joël Beaugendre. C’est la raison pour laquelle nous sommes en train de vous poser toutes les questions possibles et imaginables, même si vous restez dans l’approche scientifique qui est la vôtre.

Alors ma question est la suivante : quel lien avez-vous avec les équipes de recherche aux Antilles et surtout avec l’université des Antilles ?

M. Gilles Bloch. Les liens sont vivants. Je pars lundi en Guadeloupe et je serai mercredi en Martinique. C’est une coïncidence avec mon audition car ce déplacement, qui était prévu avant même la création de cette commission d’enquête, fait partie des bonnes relations que l’INSERM entretient avec ses équipes sur place et l’université des Antilles. La Guadeloupe et la Martinique font partie de notre périmètre d’action scientifique. Nous y avons du personnel, nous y menons des projets de recherche scientifiquement visibles – car le rayonnement de la science nous importe – et qui dépassent les sujets évoqués ici. Comme vous pouvez l’imaginer, nous nous intéressons aussi aux maladies infectieuses.

Nous avons donc une relation de travail étroite qui se traduit par la présence de personnel sur place et une forte implication de l’IRSET – une très grosse unité mixte de recherche de l’INSERM et de l’Université Rennes 1 – dont certains chercheurs font le voyage régulièrement. Dès les tout premiers mois de mon mandat de PDG, j’ai aussi souhaité faire le tour des implantations.

M. Robert Barouki. J’aimerais insister sur le fait que l’IRSET est l’une de nos plus grosses unités de recherche dans le domaine santé-environnement. L’équipe implantée aux Antilles fait partie de l’IRSET. C’est important parce qu’elle bénéficie de tout le support, de tout l’appui, de toutes les capacités de recherche de l’une des plus grosses unités de l’INSERM. Bernard Jégou, le directeur actuel de l’IRSET, va régulièrement dans les Antilles pour tisser et maintenir ces liens.

M. le président Serge Letchimy. Concernant le dépistage, j’ai bien compris que vous n’êtes pas une institution de santé mais vous pouvez avoir un avis. La Haute Autorité de santé ne recommande pas de systématiser le dépistage du cancer de la prostate. En ce qui concerne la teneur en chlordécone dans le corps humain, quelle est votre position sur un dépistage généralisé ou, tout au moins, une prise en charge des personnes qui souhaitent faire un dépistage ?

M. Gilles Bloch. Nous n’avons pas d’études montrant que la connaissance du taux individuel de chlordécone dans le plasma aurait un impact sanitaire individuel. Nous n’avons donc pas de bases scientifiques pour dire qu’il y ait une utilité certaine à établir une mesure pour l’ensemble de la population. Il faut le faire sur les échantillons que l’on étudie sur le plan épidémiologique parce qu’il y a cette relation dose-effet, cette mesure d’exposition qu’il faut conduire. Sur le plan individuel, nous n’avons pas d’éléments. C’est tout ce que je peux dire.

M. le président Serge Letchimy. Malgré toutes les études comme Timoun ou Kannari ? En plus, ce sont vos études. Les conclusions de l’IRSET en 2019 montrent bien qu’il a des présomptions extrêmement fortes. Comment peut-on confirmer ces cinq points que j’ai indiqués tout à l’heure ? N’est-il pas nécessaire de se préparer à une prise en charge globale ? Quand M. Macron a parlé de réparation, nous n’avons pas interprété cela comme une indemnisation à donner à chaque Martiniquais et à chaque Guadeloupéen. C’est une question de prise en charge sur le plan de la santé et aussi sur le plan économique pour les pêcheurs, les agriculteurs, et les petits propriétaires de terrain qui sont les premiers laminés dans la production endogène locale. C’est cela dont je parle. Votre fonction et votre rôle sont certainement essentiels dans la décision que l’ANSES pourrait prendre à l’avenir.

M. Gilles Bloch. Il faut vraiment bien comprendre et c’est peut-être une vraie question de pédagogie. Mesurer un taux plasmatique de chlordécone sur un échantillon de 700 patients et d’environ le même nombre de cas témoins, c’est utile parce que cela va nous permettre de rendre vraisemblable le lien causal de l’apparition du cancer à l’échelle de cette population.

En l’état actuel de la science, la connaissance individuelle d’un taux de chlordécone n’a aucune valeur prédictive sur l’apparition d’une pathologie, que ce soit le cancer ou une autre pathologie, parce que nous ne disposons pas de bases scientifiques. Nous ne sommes donc pas fondés à répondre à votre question sur l’utilité de faire cette mesure à l’échelle de la population. Pour ce qui est de la réparation, Gilles Bloch peut avoir son opinion, une fois rentré chez lui le soir, et il peut mettre un bulletin dans une urne à un moment sur le sujet. Mais en tant que PDG de l’INSERM, ce n’est pas mon rôle.

M. Robert Barouki. Cette question très importante ne concerne pas que le chlordécone et elle se pose pour toutes les substances chimiques. Nous sommes impliqués dans de grands programmes européens de biosurveillance, ce qui consiste à doser dans le sang des substances chimiques telles que les pesticides et les plastifiants – il y en a malheureusement un certain nombre. À chaque fois, la question se pose : à partir de quel moment doit-on s’inquiéter ?

Nous disposons de toute une série d’études, notamment sur les substances pour lesquelles nous avons beaucoup d’informations. On calcule alors ce que l’on appelle une valeur sanitaire de référence dans le sang – c’est une traduction de l’anglais – qui nous permet d’avoir une limite : en dessous de cette valeur, ce n’est pas grave ; au-dessus de cette valeur, c’est potentiellement grave. Qu’est-ce que j’appelle avoir beaucoup d’informations ? Pour les phtalates ou le bisphénol A, par exemple, nous avons des dizaines d’études épidémiologiques et je ne sais combien d’années d’études toxicologiques.

Quand nous ne disposons pas de beaucoup d’informations, on a du mal à faire ce type de calcul qui n’est vraiment pas simple. Dans ce cas, le risque n’est pas de dire à une personne qu’elle doit subir des examens parce que son dosage se situe au-dessus de telle valeur. Le risque est de dire à une personne que son dosage ne pose pas de problème parce qu’il se situe en dessous de la valeur, alors que l’on n’a pas tous les arguments scientifiques et que l’on peut se tromper. Peut-être qu’il y a un problème et qu’on laisse la personne un peu de côté.

Tant que nous n’avons pas le corpus scientifique de base qui nous permette de faire les calculs, nous ne pouvons pas vraiment donner ces valeurs sanitaires de référence dans le sang. Pour le moment, il ne paraît pas utile de dépister toute la population puisqu’on ne pourra pas ensuite donner un conseil ou faire une vraie prise en charge. On ne le fait d’ailleurs pas pour les autres produits chimiques.

M. le président Serge Letchimy. Dans son rapport de 2019, l’IRSET a soulevé cinq points, mais, vous avez raison de le dire, sans jamais affirmer un lien causal de manière définitive, pour les enfants, notamment. Cependant, les suspicions sont très fortes.

Dans l’hypothèse où ces suspicions seraient avérées, quelle serait alors votre position ?

M. Gilles Bloch. On ne peut pas faire de science-fiction. L’important est de poursuivre les études et de mobiliser les moyens pour atteindre cet objectif. Il s’agit d’étudier le développement des enfants sur des durées plus longues, lorsqu’ils entrent dans les apprentissages ou à la puberté. Dans ces cas d’imprégnation, beaucoup de choses peuvent apparaître à ce moment, en termes de fertilité. Pour d’autres molécules, comme le distilbène, des effets ont été constatés très tard, chez la femme adulte, notamment enceinte. Il faut donc suivre ces enfants très longtemps.

Quant à l’utilité d’une mesure individuelle, on ne dispose d’aucun élément pour l’affirmer à l’heure actuelle. On peut en revanche insister sur la nécessité de poursuivre nos études pour mettre éventuellement en place des mesures de surveillance sanitaire particulières, une fois que ces études auront été conduites.

Celles-ci ne porteront d’ailleurs pas nécessairement sur le taux plasmatique de chlordécone. Elles pourront consister en un suivi particulier, par exemple, des petites filles, comme dans le cas du distilbène, du développement de tel ou tel organe ou d’éventuels troubles de la fertilité du jeune garçon.

Il s’agira donc davantage de mesures de suivi individuel que d’une mesure dans toute la population.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Bloch, cela fait quarante ans que nous vivons cette science-fiction. Des autorisations ont été données depuis 1972 – en 1972, 1976, 1981. Elles ont été renouvelées à trois reprises, après une interdiction en 1990. Cela fait qu’aujourd’hui, 12 000 hectares de terres sont polluées en Martinique, et autant en Guadeloupe et qu’il y a de fortes suspicions sur les effets sur les enfants et les adultes. Nous l’avons appris de vos recherches.

Ce sont vous, les scientifiques, qui, dans les rapports Multigner, avez indiqué clairement, en détaillant plusieurs scénarios, qu’il y avait un danger. Ce sont les experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui ont dit depuis 1976 que l’utilisation du chlordécone présentait un danger.

La science-fiction, nous la vivons donc depuis quarante ans ; nous n’en faisons pas. Nous sommes en train d’essayer de clarifier un point, qui me semble extrêmement grave. Nous ressentons non seulement un souci fondamental chez les chercheurs mais aussi une prudence de la part de l’État, pour ne pas avancer à un rythme approprié à la dimension du problème.

Ma question est donc précise : quel est votre avis sur les prolongations d’autorisation et l’utilisation de la chlordécone à partir de 1990 ?

M. Gilles Bloch. En tant qu’institution, nous n’avons pas d’avis. Ces décisions ont été prises par des instances qui n’ont rien à voir avec les organismes de recherche.

Je m’autorise là un tout petit écart par rapport à la réserve d’usage : bien que des décisions aient été prises, antérieurement ou à l’étranger, nous ne les avons pas appliquées dans notre pays. Je pense notamment au cas du distilbène. Cela doit nous inspirer énormément de modestie dans la conduite des politiques publiques.

M. le président Serge Letchimy. Je le répète, le chlordécone a été complètement interdit en 1976, aux États-Unis.

M. Gilles Bloch. Oui, nous le savons. En tant que scientifiques, nous nous étonnons parfois devant certaines décisions.

M. le président Serge Letchimy. En deux ans, les Américains ont eu l’audace d’arrêter la production du chlordécone à la suite des problèmes survenus sur le site d’Hopewell, en Virginie, et de prendre en charge les familles. Nous, cela dure depuis quarante ans, et les personnes concernées sont bien plus nombreuses.

Même si j’ai une quantité infime de chlordécone dans mon sang, je suis aussi un être humain et j’ai besoin de savoir. À mon avis, les peuples guadeloupéens et martiniquais ne revendiquent pas tant une indemnisation que du respect et de la reconnaissance.

Je suis pour ma part très reconnaissant envers les scientifiques : l’INRA et l’INSERM, notamment, ont mené un combat dense et important. Si le Pr Belpomme n’avait pas crié à un moment donné, la mission chlordécone ne se serait pas mise en place en 2008, dix-huit ans après l’interdiction de 1990. Nous vous sommes donc reconnaissants.

Je n’irai pas plus loin pour vous demander des réponses car je respecte votre droit de réserve mais sachez que, dans cette commission d’enquête, nous avons la possibilité de poser des questions les plus larges possible, y compris personnelles et individuelles.

Est-ce qu’il y a d’autres questions ?

Mme Justine Benin, rapporteure. Aujourd’hui, quelles études pourraient être utiles mais manqueraient de financements ?

M. Gilles Bloch. D’abord, il y a des études en cours, qu’il faut prolonger car l’argent public est rare.

Mme Justine Benin, rapporteure. Lesquelles ?

M. Gilles Bloch. Celles sur la cohorte Timoun, qui soulèvent de nombreux points d’interrogation, évoqués par M. le président. Notre devoir de scientifique est de faire la lumière sur ces sujets, en poursuivant durablement cette étude.

On connaît la difficulté de trouver des financements dans le temps. J’interpelle l’État directement sur un grand nombre de sujets de santé publique, où des cohortes ont été construites. Cette activité m’a d’ailleurs occupé plusieurs centaines d’heures dans les six derniers mois. Il faut assurer la pérennité de ces outils de découverte que sont les cohortes, dans le système actuel, où il n’y a pas de financement pérenne garanti.

Il est très important, en Guadeloupe, en Martinique, ou ailleurs, de disposer de ces observatoires de la santé publique que sont les cohortes.

Si vous demandez à un scientifique, ce que je suis encore à temps partiel, quelles études il mènerait s’il avait davantage d’argent, il pourrait vous raconter de belles histoires : les scientifiques ont toujours énormément de projets dans leurs cartons ! Et si l’État nous donnait quelques millions de plus pour travailler sur ces sujets, nous pourrions citer un grand nombre de questions scientifiques intéressantes.

Au tout début de mon intervention, j’ai évoqué le fait que ces maladies, notamment cancéreuses, sont probablement multifactorielles c’est-à-dire qu’il existe, outre le chlordécone, d’autres facteurs pour les expliquer, comme l’exposition au stress ou le niveau socio-économique. On le sait, il existe de nombreux déterminants dans les maladies humaines.

Avec des moyens – on a le droit de rêver ! –, on pourrait lancer des études en population, de long terme, sur des expositions multiples. Les Antilles sont un sujet d’étude passionnant : la population, insulaire, y bouge relativement peu et se caractérise par une grande diversité génétique. On pourrait donc réaliser des études extrêmement intéressantes.

Nous savons toutefois que l’État est soumis à de nombreuses contraintes. Il ne peut pas donner autant d’argent aux scientifiques qu’ils en rêveraient. Je n’arrêterai cependant pas de lui demander des moyens supplémentaires pour faire de la belle science, car je pense qu’il y a de la très belle science, et de la science utile, à faire aux Antilles, en particulier en lien avec ces sujets.

Mme Justine Benin, rapporteure. Faites-vous partie du comité de pilotage du plan chlordécone ?

M. Gilles Bloch. Je n’y siège pas personnellement, mais il est possible que l’institution y soit présente.

M. Robert Barouki. Oui. Les alliances de recherche font partie du comité. L’INSERM anime l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (AVIESAN). À ce titre, nous nous exprimons généralement sur les problématiques de recherche en santé.

Mme Justine Benin, rapporteure. Le Président de la République a parlé de cette affaire comme d’un « scandale environnemental […] fruit dun aveuglement collectif ». Il y a donc urgence à y travailler. Il faut que les scientifiques soient réellement à pied d’œuvre.

Est-ce qu’à l’échelle du comité de pilotage, qui a conduit à l’avenant du plan chlordécone III, vous avez pu vous exprimer sur la pérennisation des fonds de recherche, s’agissant notamment de la cohorte Timoun ?

M. Gilles Bloch. Je ne sais pas. Je suis arrivé trop récemment à cette fonction pour avoir pu vérifier ce point. Si Robert Barouki a un élément de réponse à cette question, je l’invite à le donner.

Si nous n’avons pas demandé la pérennisation des fonds de recherche, nous le ferons. Je me bats assez pour défendre les infrastructures de recherche en santé, qui sont insuffisantes dans notre pays. Les cohortes en font partie. Lorsqu’il existe une situation sanitaire à risque, comme nous l’avons évoqué, il faut d’autant plus se mobiliser. C’est donc un message que nous porterons, si nous ne l’avons pas déjà fait.

M. Robert Barouki. Nous portons ce message, c’est évident. À chaque fois qu’un nouveau plan commence, nous faisons un point sur ce qui a été fait, et nous continuons d’insister sur ce qui reste à faire. Il est évident que Timoun figure parmi les grandes priorités.

Je répète ce que Gilles Bloch a dit : si vous arrêtez les cohortes, vous perdez énormément d’informations. C’est une chance exceptionnelle d’avoir réussi à monter cette cohorte dans laquelle les enfants atteignent bientôt l’âge de 12 ans c’est-à-dire la puberté. Pour le chlordécone, qui est suspecté d’être un perturbateur endocrinien, c’est le moment où l’on peut voir potentiellement des choses. Il faut absolument soutenir le développement de cette cohorte.

Des études sur les aspects épigénétiques et générationnels sont menées parallèlement, à Rennes. Elles méritent un soutien fort. Nous le répétons régulièrement.

Mme Justine Benin, rapporteure. Entendre qu’il existe un problème de pérennisation des fonds, notamment pour la cohorte Timoun, est un sujet d’inquiétude pour nous. Il n’est pas souhaitable qu’elle s’arrête du fait de difficultés de financement, comme cela a été le cas pour l’étude Madiprostate.

Étiez-vous présent au colloque scientifique ?

M. Gilles Bloch. Oui, j’étais présent personnellement, ainsi que Robert Barouki et d’autres représentants de l’INSERM.

M. Robert Barouki. Je m’y suis exprimé, en Martinique et en Guadeloupe.

Mme Justine Benin, rapporteure. Qu’en avez-vous pensé ?

M. Robert Barouki. Il y a eu une vraie tentative d’explication des acquis et de ce qui a été fait. Les interrogations de la part du public ont été nombreuses car certaines choses n’avaient pas été comprises. De nombreuses directions d’administrations centrales étaient présentes, qui ont pris le temps d’expliquer la politique et les actions mises en œuvre.

De notre côté, nous avons essayé d’expliquer, en des termes compréhensibles par le public qui était présent, c’est-à-dire à la fois le grand public et des scientifiques, les acquis de la science ainsi que les limites de nos travaux. Il s’agissait donc d’une explication, la plus claire possible, je l’espère, de ces travaux.

Je dois d’ailleurs rendre hommage à tous les chercheurs qui se sont impliqués dans ce domaine – chercheurs de l’INSERM, techniciens, ingénieurs –, qui ont fait un excellent travail.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je voudrais poser la question suivante à M. Barouki, en tant que toxicologue. On dit que nos terres sont « chlordéconées » pour quatre à sept siècles. En restant dans le cadre qui est le vôtre, celui de la recherche scientifique, pensez-vous vraiment que nous nous en sortirons ? Quelles préconisations pourriez-vous faire à ce stade, en matière de dépollution des sols ?

M. Robert Barouki. L’Alliance nationale de recherche pour l’environnement (AllEnvi), qui regroupe plusieurs instituts de recherche, extrêmement compétents, travaille sur ces sujets. Ce n’est en revanche pas du tout notre domaine car nous étudions la toxicologie humaine, en essayant d’étudier les effets sur l’homme.

Nos collègues travaillent sur ces questions, qui ne concernent pas uniquement les Antilles, mais aussi de nombreux sols pollués, partout dans le monde. C’est une question très difficile, en termes de recherche. Peut-être vous ont-ils déjà exposé leurs travaux concernant la meilleure manière de dépolluer actuellement ? La tâche est difficile, d’après ce que je sais.

M. le président Serge Letchimy. On dit souvent que la chlordécone a aussi été utilisée en Afrique, notamment au Cameroun. Entretenez-vous des contacts à l’international, dans le cadre de vos travaux sur ce sujet ?

M. Gilles Bloch. Je n’en suis pas informé. Il faudrait peut-être reposer la question à Luc Multigner.

Scientifiquement, il serait intéressant de pouvoir élargir le champ de l’observation car nous étudions aujourd’hui une population unique. La réplication fait partie du mécanisme de renforcement de la preuve scientifique. Pour ma part, je l’encouragerai volontiers.

M. le président Serge Letchimy. S’il n’y a pas d’autre question, je vous remercie de cet échange intéressant bien qu’un peu musclé, par moments. Je vous remercie d’être venus, et vous souhaite bon courage.


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   Vendredi 5 juillet 2019

1.   Audition de M. Emmanuel Berthier, directeur général à la direction générale des Outre-mer (DGOM), M. Arnaud Martrenchar, adjoint au sous-directeur des politiques publiques et M. Olivier Junot, adjoint au chef du bureau des politiques agricoles maritimes et rurales

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Emmanuel Berthier, directeur général des Outre-mer (DGOM), M. Arnaud Martrenchar, adjoint au sous‑directeur des politiques publiques et M. Olivier Junot, adjoint au chef du bureau des politiques agricoles maritimes et rurales.

Nos auditions sont ouvertes à la presse et diffusées en direct. Les vidéos seront consultables sur le site de l’Assemblée nationale, ainsi que le compte rendu des différentes réunions.

Avant de vous passer la parole, je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Messieurs, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(MM. Emmanuel Berthier, Arnaud Martrenchar et Olivier Junot prêtent successivement serment.)

M. Emmanuel Berthier. Monsieur le président, je commencerai en rappelant le rôle et les missions du ministère des Outre-mer, de façon générale puis dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire du chlordécone.

La direction générale des Outre-mer est organisée sous sa forme actuelle depuis 2009. À l’issue de la révision générale des politiques publiques (RGPP), il a été décidé de transférer toutes les missions supports au secrétariat général commun du ministère de l’intérieur et des Outre-mer. Nous bénéficions aussi des directions métiers de ce ministère. Restent sous l’autorité du directeur général des Outre-mer, mis à la disposition de la ministre des Outre-mer, trois blocs, qui permettent de gérer la mission Outre-mer composée de deux programmes – le programme 123 relatif aux conditions de vie Outre-mer et le programme 138 dédié à l’emploi Outre-mer –, une sous‑direction des affaires institutionnelles et juridiques, laquelle traite spécifiquement des questions d’institutions et de fonction publique ultramarines, et une sous‑direction des politiques publiques, à laquelle appartiennent Arnaud Martrenchar et Olivier Junot, qui traite des conditions d’application des politiques publiques Outre-mer, en liaison étroite avec leurs partenaires, qui sont les différentes directions d’administration centrale.

Pour résumer, la direction générale des Outre-mer exerce des compétences d’attribution. L’une d’entre elles est connue : le logement. Nous disposons, dans le programme 123, d’une ligne budgétaire unique (LBU), qui nous permet de concevoir et de mettre en œuvre la politique du logement en Outre-mer. Il n’en est pas du tout de même dans les secteurs de la santé et de l’environnement, où les crédits sont gérés par les directions compétentes.

La direction générale des Outre-mer participe depuis 2014, soit depuis le début du plan chlordécone III, aux côtés du directeur général de la santé, à la gouvernance du dispositif, en coprésidant le comité de pilotage national du Plan qui se réunit désormais deux fois par an, la dernière réunion ayant eu lieu le 28 juin dernier. Par ailleurs, la direction générale des Outre-mer, dans le cadre de ses contacts réguliers avec les autres directions de l’administration centrale, est capable de les mobiliser pour vérifier que les actions décidées par le Gouvernement dans le cadre du plan obtiennent des résultats, année après année. Lorsque cette mobilisation se passe de façon non spontanée, la direction générale des Outremer peut demander au cabinet du Premier ministre d’organiser des réunions interministérielles sur un certain nombre de thèmes. Le cabinet du Premier ministre s’est ainsi mobilisé une dizaine de fois sur la thématique du chlordécone en 2018.

Mme Justine Benin, rapporteure. Notre commission est en quête de la vérité, pour répondre aux questions de la population de Guadeloupe et de Martinique. Pour commencer, quel est le rôle exact de la DGOM dans la gestion de la crise sanitaire du chlordécone ?

M. Emmanuel Berthier. Le comité de pilotage national du Plan se rencontre deux fois par an. Il réunit l’ensemble des directions d’administration centrale compétentes pour qu’elles apportent leur brique à la résolution de la crise. Cette multiplicité des concours est particulièrement utile. Par exemple, lors de la réunion du 28 juin, nous avons mobilisé la direction de l’eau et de la biodiversité, ainsi que la direction générale du travail, considérant qu’il était nécessaire qu’elles nous accompagnent formellement. Nous avons rendu compte de la réunion qui s’était tenue le 13 juin avec les parlementaires, présidée par la ministre des Outre-mer. Elle avait permis à la ministre de montrer comment les décisions annoncées par le Président de la République, lors de son déplacement aux Antilles en septembre 2018, avaient été mises en œuvre. Le Président de la République nous avait demandé d’accélérer un certain nombre d’actions contenues dans le plan chlordécone III. Cela a pris la forme d’une feuille de route interministérielle 2019‑2020, qui vient compléter les instructions arrêtées au début de l’année 2014, pour la période 2014‑2020.

Ensuite, en liaison avec les préfets et leurs équipes, qui sont en visioconférence lors de ces comités de pilotage, nous avons fait le point sur un certain nombre d’actions conduites sur le plan national ou territorial. Un volet recherche a été développé, pour faire le point sur les travaux sur les cancers, une revue des sujets de recherche mis en œuvre après le colloque scientifique qui s’est tenu en octobre 2018 aux Antilles et la nouvelle organisation proposée en matière de suivi scientifique de la problématique du chlordécone. Nous nous sommes ensuite intéressés, de façon précise, à la mise en œuvre de la mission d’inspection générale lancée récemment, qui vise à évaluer le plan actuel et à préparer le plan 2021‑2027.

Ces comités de pilotage tous les six mois permettent de vérifier la mobilisation réelle des administrations centrales, ainsi que de faire le point sur les conditions d’engagement des budgets. Ils ont permis de montrer, très précisément, que l’élan donné en 2018 s’est traduit par un renforcement de la mobilisation de l’ensemble des acteurs.

M. le président Serge Letchimy. Je salue Raphaël Gérard, qui est très souvent avec nous, ainsi que Josette Manin, députée de la Martinique, arrivée hier à Paris.

Monsieur Berthier, allons droit au but : y a‑t‑il un pilote dans l’avion ? Répondez‑nous franchement. Malgré les efforts déployés, malgré les initiatives prises, malgré la volonté voire la détermination de certains chercheurs et de certaines institutions, malgré la déclaration bienvenue du Président de la République, que j’ai entendu en personne à Fort‑de‑France parler de réparation, de responsabilité de l’État et d’un aveuglement collectif – une très belle expression – pendant quarante‑cinq ans, nous avons le sentiment qu’une série de décisions ont été prises sur le rythme, les moyens et la dynamique sans la moindre cohérence. Les auditions que nous avons menées nous confortent dans cette idée, en nous montrant que sur certains points il y a des vides assez surprenants, pour ce qui est de la recherche, par exemple. On navigue de suspicions en suppositions. Ne pensez‑vous pas qu’il faudrait un vrai pilote, ayant autorité sur la recherche, l’agriculture et sur tous les domaines, pour que les décisions soient cohérentes et les prises en charge hiérarchisées ? Je me répète : y a‑t‑il un pilote dans l’avion ?

M. Emmanuel Berthier. Oui, monsieur le président. Nous sommes confrontés à un phénomène complexe, multifactoriel. Il est traité à la fois sur le plan central et le plan territorial, en mobilisant les énergies interministérielles. Le pilote, c’est le Premier ministre, qui par le truchement de son cabinet est extrêmement mobilisé. Le Président de la République nous a donné une ligne globale. Il vérifie que les résultats, dans tous les compartiments, sont réels.

Peut-être m’interrogez‑vous sur le pilote administratif ? Faut‑il ou non un délégué interministériel pour traiter ce sujet ? C’est une hypothèse qui a été envisagée à une époque, sans être retenue. Le sujet ayant une dimension sanitaire importante, le pilote naturel, qui ne peut toutefois pas travailler seul, c’est le directeur général de la santé. Il a été décidé de renforcer les capacités juridiques et financières du préfet de la Martinique sur le plan territorial, en le dotant d’un certain nombre de capacités notamment budgétaires au début du troisième plan, dans le cadre du programme d’intervention territoriale de l’État (PITE), un dispositif de la LOLF à la disposition du Premier ministre, lié au ministre de l’intérieur.

Le dispositif actuel est plus efficace que celui que nous avons connu il y a quelques années. Il faut une détermination politique, qui est complète. Le Président de la République, comme vous l’avez souligné, est allé aux Antilles pour délivrer des messages forts. Le cabinet du Premier ministre est mobilisé de façon constante. Les directions d’administration centrale se réunissent très régulièrement, et des comptes leur sont demandés.

Vous avez fort justement pointé le sujet de la recherche, laquelle est également multifactorielle. Le colloque qui s’est tenu en octobre 2018 aux Antilles a vu les responsables de toutes les structures de la recherche en France représentés, en Martinique et en Guadeloupe, par leurs présidents ou leurs directeurs généraux. Cette mobilisation générale était inédite. Elle se poursuit. Il a été demandé à ces directeurs généraux de revenir régulièrement aux Antilles. Le directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), qui sera entendu par votre commission d’enquête la semaine prochaine, était ainsi en Martinique et en Guadeloupe du 1er au 4 juillet. En conscience, je pense que jamais la mobilisation n’a été aussi générale.

M. le président Serge Letchimy. Avec tout le respect que je vous dois, ma conclusion personnelle est qu’il n’y a pas de pilote. L’avion navigue à vue. Le Premier ministre est l’une des institutions les plus importantes du pays, symbolisant toutes les actions de l’État, que nous respectons. Mais vous ne pouvez pas demander à un Premier ministre de piloter quelque chose d’aussi compliqué et dense, même à supposer qu’il délègue quelqu’un. Les institutions de recherche que vous venez de mentionner, et qui ont également été auditionnées, disent très clairement que quelque chose n’est pas clair, parce qu’elles n’ont même pas les moyens financiers pour mener leurs travaux. Vous avez fait état de l’importance de la dimension sanitaire. Mais seuls 7 % de la superficie de la Martinique a fait l’objet d’une analyse cartographiée sur leur teneur en chlordécone ! 7 % seulement en quarante ans ! Je comprends que vous estimiez que les choses ont évolué. Mais cette évolution est sans commune mesure avec l’ampleur des dégâts ! J’ai franchement l’impression que, malgré l’implication d’hommes comme vous pour faire avancer la cause, nou ka chayé dlo en panyé – nous transportons de l’eau dans un panier, qui est percé, en plus.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’ai entendu le cri de M. le Président. L’ensemble des populations de la Guadeloupe et de la Martinique, moi y compris, nous interrogeons et voulons des réponses claires. La commission d’enquête doit apporter ces éléments de réponse. Nous avons parlé du plan chlordécone III et de son avenant. Mais quelles mesures ont été prises par la DGOM à partir de 1990 ?

La réunion est suspendue de neuf heures cinquante à dix heures.

Mme Justine Benin, rapporteure. Nos terres sont polluées pour quatre à sept siècles : il est important de connaître la vérité.

M. Emmanuel Berthier. Quelques jalons : en 1990, l’autorisation de mise sur le marché de la chlordécone est retirée ; en 1993, c’est la fin des dérogations pour l’écoulement des stocks. La prise de conscience de l’étendue de la pollution est progressive entre 1993 et 1998. Le basculement se fait en 1999, lorsque l’on constate une pollution massive des eaux, à la suite d’un changement de laboratoire, les analyses ayant été transmises à un laboratoire de la Drôme qui avait une capacité de recherche dix fois supérieure. Cela a conduit les pouvoirs publics à mettre en œuvre plusieurs démarches interministérielles. En 1998, le ministère de l’agriculture et celui de l’environnement ont diligenté une mission de l’inspection générale, qui permet de construire un premier plan interministériel. Deux plans chlordécone ont été lancés, le plan I entre 2008 et 2010 et le plan II entre 2011 et 2013, qui s’inscrivaient également dans le cadre de la programmation 2007-2013 des fonds européens. Une évaluation a été menée en octobre 2011, par quatre inspections générales et conseils généraux, laquelle a permis de piloter la fin du plan chlordécone II et surtout de poser les fondements du plan chlordécone III. La DGOM a été associée à l’élaboration de ces plans à partir de 2008.

M. le président Serge Letchimy. Êtes‑vous informés de la disparition ou de la perte – je ne sais exactement comment la nommer – des archives du ministère de l’agriculture entre 1972 et 1989 ?

M. Emmanuel Berthier. J’ai vu le rapport fait devant votre commission par le directeur général de l’alimentation. Ce point avait également été mentionné dans une mission d’information conduite par votre assemblée en 2005.

M. le président Serge Letchimy. Cette disparition atelle fait l’objet de procédures administratives au sein du ministère de l’agriculture ou du ministère des Outremer ?

M. Emmanuel Berthier. Les archives relèvent du ministère de l’agriculture.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. En janvier, avec les membres du groupe Socialistes et apparentés, j’ai déposé une proposition de loi tendant à la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone et du paraquat en Guadeloupe et en Martinique. Après le rejet du texte, nous avons décidé de demander l’ouverture d’une commission d’enquête. Je ne dis pas que rien n’a été fait, puisque des plans chlordécone ont été mis en place. Cette année, nous avons vu une accélération, à la suite de l’augmentation des limites maximales de résidus (LMR), laquelle a permis à tout le monde de ruer dans les brancards et de remettre en route la machine chlordécone. Nous avons déjà eu trois plans chlordécone : les deux premiers s’étalaient sur trois ans, avec pour le premier 33 millions d’euros et pour le deuxième 31 millions d’euros. Le troisième plan, qui se déploie sur six ans, est, quant à lui, doté d’un montant global de 30 millions d’euros. Comment expliquez‑vous qu’un plan deux fois plus long soit doté d’un montant identique à un plan de trois ans ?

Par ailleurs, en tant que rapporteure pour avis de la mission Santé dans le cadre du projet de loi de finances pour 2019, j’ai demandé l’état de la consommation des crédits alloués aux plans chlordécone. Sur les 33 millions d’euros du plan I, seuls 20 millions ont été consommés ; et seulement 8 millions sur les 31 millions prévus pour le plan II. Comment expliquez‑vous cette sous‑consommation, alors que sur le terrain nous avons un véritable besoin de financement, ne serait‑ce que pour indemniser les agriculteurs ? Comme vous le savez, les analyses de sol des agriculteurs n’étant pas remboursées, ils doivent les payer eux‑mêmes. Les pêcheurs non plus ne sont pas indemnisés comme il le faut. Comment les crédits non consommés sont‑ils reportés ?

M. Emmanuel Berthier. Monsieur le président, si vous êtes d’accord, je vais demander à Arnaud Martrenchar, qui est inspecteur général de santé publique vétérinaire, de répondre à la question de Mme la députée sur les LMR.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Ma question ne concernait pas les LMR ! Nous avons bien compris la procédure.

M. Arnaud Martrenchar. Madame la députée, les LMR n’ont jamais été augmentées. J’ai vu cette information circuler dans les médias ; mais ce n’est pas vrai. Les LMR ont été fixées par la réglementation communautaire en 2005. Depuis lors, elles n’ont jamais bougé. Elles n’ont pas baissé non plus. Ce que nous avons changé récemment, c’est la valeur de gestion. Une directive de 2002 précise que les analyses doivent être faites dans la graisse. Le seuil a été fixé à 100 microgrammes par kilogramme, afin de ne pas dépasser le seuil de 20 microgrammes dans la viande. Même après l’avis de l’ANSES en décembre 2017, qui a beaucoup fait parler, le seuil de 100 microgrammes a continué d’être utilisé par les services de l’État à l’abattoir. S’il y a eu une confusion en 2013 autour d’un point technique – fallaitil rapporter au poids vif ou à la graisse ? –, les LMR n’ont pas augmenté.

Mais il est vrai qu’en 2019, par deux fois, on a changé la valeur de gestion pour tenir compte des dernières études de l’ANSES. En effet, on a d’abord pensé que le seuil de 20 microgrammes dans la viande correspondait à 100 microgrammes dans la graisse, soit qu’il y avait cinq fois moins de chlordécone dans la viande que dans la graisse. Or l’étude « Triplet » de l’ANSES a montré qu’il y avait, en moyenne, plutôt deux fois moins de chlordécone dans la viande que dans la graisse, si bien que, pour avoir 20 microgrammes dans la viande, il ne fallait pas tabler sur 100 mais sur 40 dans la graisse. C’est pourquoi nous avons demandé à l’ANSES quel devait être le seuil à fixer pour la graisse, de sorte à être à 20 dans la viande. L’ANSES a défini un seuil à 27 microgrammes pour la viande bovine, à 21 microgrammes pour le porc et 20 microgrammes pour les petits ruminants et la volaille. La LMR dans la viande est restée à 20 microgrammes. À aucun moment, les LMR n’ont été augmentées.

M. le président Serge Letchimy. Le nouvel arrêté qui est sorti a répondu globalement à la question, d’autant plus que le froid n’était pas ciblé auparavant, alors que la concentration dans le froid est beaucoup plus importante. Des mesures ont été prises pour que cette dimension soit prise en considération dans les LMR.

Pourriezvous répondre à la deuxième partie de la question de Mme VainqueurChristophe ?

M. Emmanuel Berthier. Madame la députée, vous avez posé une question fondamentale sur les aspects budgétaires du plan chlordécone. Nous vous ferons passer des documents détaillés que nous allons construire avec l’ensemble des ministères. Depuis 2014, le plan chlordécone est traité, pour partie, grâce à un programme d’intervention territoriale de l’État. Les crédits publics mobilisables pour financer des plans de ce type sont des crédits de l’État, des crédits communautaires ou des collectivités territoriales. Les crédits communautaires peuvent intervenir pour accompagner un certain nombre de mesures mises en œuvre dans le cadre du plan, en particulier en matière d’analyses des sols ou d’accompagnement des professionnels. S’agissant du troisième plan, qui avait été annoncé par le Premier ministre de l’époque en juin 2013, pour la période 2014-2020, la maquette financière s’élevait, sur la période 2014-2017, à 30 millions d’euros, avec une participation prévisionnelle de l’État à hauteur de 17 millions d’euros. Ces participations peuvent intervenir dans le cadre ou en dehors du PITE, ce qui complique les choses, je l’admets.

Nous utilisons le PITE, parce que cela permet au préfet de la Martinique, en liaison avec son collègue de la Guadeloupe, de déterminer sur la base des priorités constatées dans les territoires des affectations de crédits, constitués d’une masse globale par les apports de chacun des ministères et confiés en gestion aux préfets. Les interventions des ministères peuvent aussi se faire hors PITE, par exemple en matière de recherche. Nous vous transmettrons des documents, afin de retracer les interventions dans le PITE et hors PITE, sachant que le Président de la République a demandé clairement que le PITE de 2020 soit de 40 % supérieur à celui de 2018.

M. le président Serge Letchimy. Quel est le montant du PITE pour 2020 ?

M. Arnaud Martrenchar. Nous sommes à 2,1 millions d’euros en 2018. La hausse de 40 % permettra au PITE d’atteindre 3 millions en 2020.

M. le président Serge Letchimy. Mais il s’agit de 40 % de 2 millions, et non de 30 ou 40 millions. C’est donc un peu moins d’un million d’euros ?

M. Emmanuel Berthier. C’est l’effort de l’État, dans le cadre de la mobilisation globale.

M. le président Serge Letchimy. Mais vous n’avez pas répondu à la question de Mme Hélène Vainqueur-Christophe : d’où vient la sous-consommation ? Vous avez indiqué que 31 millions ont été affectés au plan chlordécone entre 2014 et 2017, mais quelle est la périodicité du dernier plan chlordécone ? J’ai cru entendre six ans.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Il s’étend de 2014 à 2020, alors que les précédents plans duraient deux ans. Or, sur 2014-2020, les montants sont les mêmes que ceux des premiers plans, moins longs.

M. le président Serge Letchimy. Comment expliquer que ces derniers montants soient les mêmes si les périodes ne le sont pas ?

M. Arnaud Martrenchar. Les premiers plans étaient sur trois ans : 2008-2010 pour le premier plan, 2011-2013 pour le deuxième plan. Chaque plan était doté d’environ 30 millions d’euros, dont une moitié financée par l’État et l’autre par les fonds communautaires – fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) et fonds européen de développement régional (FEDER). Le FEADER finance l’accompagnement technique des agriculteurs et le FEDER la recherche.

Le troisième plan s’étend de 2014 à 2020 – soit sept ans – car cela correspond à la période de programmation communautaire. 30 millions avaient été prévus pour le début du plan (entre 2014 et 2017), dont 17 millions d’euros de l’État. La sous-consommation des premiers plans que vous évoquez est-elle liée uniquement aux crédits de l’État ou inclut-elle les crédits communautaires ?

En effet, il faut procéder différemment pour pister les crédits de l’État et ceux de l’Union européenne : si les crédits de l’État sont consommés à hauteur de 20 millions, ce n’est pas une sous-consommation. De même, 30 millions sur quatre ans, ce n’est pas deux fois plus faible que 30 millions sur trois ans. Enfin, depuis 2014, l’autorité de gestion des fonds communautaires n’est plus l’État. Il ne pilote donc plus la mise en œuvre de ces fonds.

M. le président Serge Letchimy. Mais vous en avez quand même la responsabilité ? Je suis bien placé pour le savoir puisque c’est moi qui aie demandé que la collectivité territoriale puisse gérer les fonds européens. Vous êtes en train de dire qu’une collectivité peut décider unilatéralement de ne pas affecter des fonds européens au plan chlordécone, sans que l’État ne puisse intervenir ?

Si une collectivité fait cela, plus qu’une faute politique, c’est un drame ! Je connais bien la situation : cela signifie qu’une collectivité, martiniquaise par exemple, décide de ne pas affecter de moyens européens aux côtés de ceux de l’État pour traiter ce drame ? Quelles sont les collectivités concernées ? Est-ce la Guadeloupe qui n’a pas mis de moyens dans le dernier plan chlordécone ? Est-ce la Martinique où s’agit-il des deux collectivités ? Je vous rappelle que vous témoignez devant une commission d’enquête. Je vous demande de me répondre.

M. Arnaud Martrenchar. Je vais vous dire ce que je sais – et vous le savez aussi : en 2014 et 2015, les fonds communautaires ont été longs à mobiliser. Au cours de ces deux premières années, dans les deux collectivités antillaises, les fonds communautaires n’ont pas abondé le plan chlordécone III à même hauteur que lors des deux premiers plans.

M. le président Serge Letchimy. Cela signifie-t-il que les fonds ont été abondés tardivement par la collectivité, ou qu’ils ne l’ont pas été ?

M. Arnaud Martrenchar. Aucune collectivité n’a pas abondé. Mais les fonds communautaires ont été mis en place tardivement. En conséquence, le bilan en 2017 de l’utilisation de ces fonds est faible. En outre, mais il est sans doute possible de le corriger – le plan ne s’achève qu’en 2020 –, nous avons entendu dire que les deux collectivités ne souhaitaient pas utiliser les fonds communautaires sur le dossier, considérant que la responsabilité de la pollution à la chlordécone relevait de l’État.

M. le président Serge Letchimy. C’est exactement ce que j’ai entendu. On considère que c’est l’affaire de l’État et que ni le budget de la collectivité, ni les fonds européens qu’elle gère, ne doivent abonder le plan.

À quel moment ces fonds ont-ils été votés par rapport au début du troisième plan ? Quelle masse financière cela représente-t-il ?

Quels moyens budgétaires la collectivité elle-même a-t-elle mis en place ?

On peut toujours protester, dire que l’État n’a pas fait. Je ne vais pas faire de cadeau à l’État – je n’en ai jamais fait – mais je le respecte. Certes, 17 à 20 millions d’euros, ce n’est absolument rien en comparaison des 2 milliards que les Américains ont mobilisés pour traiter le problème en Virginie. Mais c’est un geste ; si les collectivités ne mettent rien et refusent d’utiliser les fonds qu’elles gèrent au nom de l’État et de l’Europe pour traiter un problème martiniquais et guadeloupéen, il faut que les Martiniquais et les Guadeloupéens le sachent. Il n’y a là ni rancune ni haine contre qui que ce soit, mais vous devez nous répondre très précisément sur la date de déblocage de ces fonds. À la demande de qui ont-ils été mis en œuvre ? Sous la pression de qui ?

M. Emmanuel Berthier. Nous allons préparer ces documents, monsieur le président, en liaison avec les autorités de gestion.

M. le président Serge Letchimy. Qui sont ces autorités de gestion ?

M. Emmanuel Berthier. Depuis 2014, ce sont le conseil régional de Guadeloupe et la collectivité territoriale de Martinique.

M. le président Serge Letchimy. Pourquoi « en liaison » ? L’État n’a pas disparu.

M. Emmanuel Berthier. Non, mais nous avons besoin du concours de ces autorités pour disposer des chiffres précis que vous attendez.

M. le président Serge Letchimy. Vous n’avez donc aucune trace et aucune connaissance des fonds utilisés ?

M. Emmanuel Berthier. Si, mais pour répondre de façon précise à votre question, nous avons besoin de vérifier avec les autorités.

M. le président Serge Letchimy. Pour votre information, c’est moi qui ai signé le transfert de la gestion des fonds européens à la collectivité territoriale de la Martinique, à la demande du Premier ministre de l’époque, M. Jean-Marc Ayrault. La Martinique a été la première à candidater pour gérer directement ces fonds. La Guadeloupe a suivi, ainsi que La Réunion. Ne soyez donc pas dépendants de l’avis de qui que ce soit pour nous donner ces informations.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Monsieur le président, je vous remercie d’insister. S’il faut éclaircir cette question des fonds européens sur 2014-2020, ce n’est pas le cas pour les deux premiers plans. Les chiffres ont été fournis par votre ministère dans le cadre du rapport pour avis sur la mission Santé du projet de loi de finances (PLF) de cette année : vous m’avez indiqué que 20 millions – sur les 30 – ont été consommés lors du plan I, et seulement 8 millions sur 31 lors du plan II, alors que l’État était alors autorité de gestion des fonds européens. Comment l’expliquez-vous ?

M. Arnaud Martrenchar. Nous allons vous apporter des éléments précis sur les plans I et II. Mais les 8 millions dont vous parlez concernent-ils les crédits de l’État et les fonds communautaires, ou uniquement les crédits de l’État ?

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Ces chiffres m’ont été transmis par vos services. Il s’agit probablement du budget global. Je vous laisse le vérifier.

M. le président Serge Letchimy. Entre 2014 et 2020, 30 millions d’euros sont-ils bien affectés au plan ?

M. Arnaud Martrenchar. C’est ce qui a été prévu au début du plan : 30 millions, dont 17 millions d’euros de l’État. La consommation fin 2017 des crédits de l’État était de 14,5 millions.

M. le président Serge Letchimy. Je suis d’accord, mais il s’agit de 30 millions sur six ans…

M. Arnaud Martrenchar. Non, sur quatre ans – 2014-2017. Au début du plan, on n’avait pas estimé les montants pour 2018-2020.

M. le président Serge Letchimy. Combien mettez-vous entre 2017 et 2020 ?

M. Arnaud Martrenchar. En 2018, on est à 2,1 millions d’euros de PITE – auquel s’ajoute le hors PITE. En 2019, nous allons passer à 2,4 ou 2,5 millions pour atteindre 3 millions en 2020.

M. le président Serge Letchimy. Donc cela fera 34 millions d’euros sur six ans, PITE et hors PITE compris ?

M. Arnaud Martrenchar. Non, car il faut ajouter les fonds communautaires.

M. le président Serge Letchimy. Sont-ils garantis ?

M. Arnaud Martrenchar. Ils ne sont pas garantis ; ils ne sont pas sous notre responsabilité.

M. le président Serge Letchimy. Nous prenons acte qu’entre 2014 et 2020, environ 30 millions d’euros sont garantis, dont 17 millions de l’État, auxquels s’ajoutent environ 3 millions de PITE. Il y a une grande incertitude sur les masses financières… En outre, ces 33 ou 34 millions d’euros divisés par six ne représentent pas le même montant que 30 millions divisés par quatre… Nous devons prendre conscience de ces dynamiques financières, et de la sous-consommation dont on n’a pas d’explications.

Mme Justine Benin, rapporteure. Il est toujours dramatique de parler chiffres lorsqu’il y a des victimes et une pollution présente pour quatre à sept siècles. Mais c’est le nerf de la guerre et beaucoup de chercheurs nous disent avoir besoin de cette manne financière pour aller plus loin dans leurs recherches.

Vous l’avez rappelé, la prise de conscience de la pollution massive des terres de Guadeloupe et de Martinique au chlordécone date de 1993-1998. Quelles mesures ont été mises en place de 1990 à 2008 ? Quelles étaient les insuffisances des plans chlordécone I et II ?

M. Emmanuel Berthier. Un rapport d’inspection, sans fard, a été rendu en octobre 2011. Il souligne ces insuffisances. Les mêmes inspections générales vont évaluer le plan III, et nous aider à construire le plan IV.

Vous avez raison, les fonds doivent être sécurisés sur le moyen terme : dans le prochain plan, il sera fondamental de mobiliser massivement les fonds européens, les fonds de l’État et ceux des collectivités territoriales. Cela constituera un point de vigilance particulier pour les inspections générales, qui ont commencé leurs travaux.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous n’avez pas répondu à ma question sur les insuffisances des précédents plans, d’autant qu’un avenant au plan III a été signé. Les objectifs ont-ils été atteints ? Quels objectifs ne l’ont pas été ? Expliquent-ils les 5 millions de l’avenant ?

Pourriez-vous nous transmettre une note récapitulant les différents crédits, leur origine et leur consommation par année ? Cela nous permettrait peut-être de comprendre les sous-consommations des plans chlordécone I et II.

M. Emmanuel Berthier. En 2011, les inspections générales ont constaté une implication insuffisante de la population locale. Elles ont considéré que le volet concernant l’accompagnement des socioprofessionnels était insuffisant. Cela nous a conduits à renforcer ces deux types d’actions dans le plan III. Les inspections générales vont désormais vérifier si ces engagements ont été tenus. Nous attendons beaucoup de leur expertise indépendante, qui nous permettra d’apporter les rectifications nécessaires dans le quatrième plan.

M. Raphaël Gérard. En tant que député hexagonal, je suis un peu moins au fait de la situation. SI j’ai bien cerné le cadre et les moyens – avec leurs limites –, je m’interroge sur l’évaluation des objectifs. Si le cadre est clair, la gouvernance n’est pas très lisible…

Vous nous parlez d’un rapport d’inspection qui a évalué le plan II : comment communique-t-on ? Que met-on dans les plans ? Comment s’assure-t-on que tout le monde va dans le même sens pour atteindre les objectifs ? Cela me semble un peu flou.

M. Emmanuel Berthier. Je comprends. Dans le cadre de la préparation du colloque que nous avons collectivement organisé en octobre 2018 aux Antilles, un document a été produit. Il fait le point sur les analyses scientifiques qui ont été conduites. Avec la direction générale de la santé, nous y faisons également un bilan du plan III (2014-2017). Nous pouvons vous le communiquer. Il n’aura pas la même valeur qu’un rapport d’inspection, plus exhaustif, qui soulignera les progrès à réaliser – car nous avons encore des progrès à faire.

Mme Justine Benin, rapporteure. Nous allons auditionner les auteurs du rapport d’inspection jeudi prochain, le 11 juillet.

Les actions d’information mises en place dans le cadre des plans chlordécone ont-elles atteint leurs objectifs ? Les canaux d’information et de sensibilisation de ces plans sont-ils suffisamment adaptés au contexte local ?

Les plans ont-ils été élaborés en concertation avec les maires et les différentes associations ?

Le programme des jardins familiaux (JAFA) est-il adapté et efficace ?

M. Emmanuel Berthier. S’agissant de la concertation avec les élus locaux ou les associations, les rapports d’inspection soulignent que l’élaboration du plan I a peu associé les acteurs locaux. Mais ces derniers ont été mobilisés lors de sa mise en œuvre par le biais de comités de pilotage locaux, le groupe régional d’étude des pollutions par les produits phytosanitaires (GREPP) en Guadeloupe et le groupe régional phytosanitaire (GREPHY) en Martinique. Les acteurs locaux ont pu y formuler leurs observations.

Lors de l’élaboration du deuxième plan, des réunions de concertation locale ont permis de recueillir les avis et les propositions des acteurs locaux. Les inspections générales en ont fait état dans leur rapport d’octobre 2011 puisqu’ils ont rencontré ces acteurs, tout en considérant que cet axe pouvait être grandement amélioré dans le cadre de la préparation du plan III. Nous en avons tenu compte puisque nous avons mis en place des comités de pilotage territoriaux, présidés par les préfets de Martinique et de Guadeloupe, qui se réunissent très régulièrement.

La mobilisation a été beaucoup plus forte en 2018 qu’en 2016 ou 2017. Nous sommes engagés dans la dynamique de préparation du quatrième plan : en parallèle du cadre global que vont nous proposer les inspections générales, les préfets vont organiser une consultation locale au dernier semestre 2019. Le plan sera ensuite arrêté en juin 2020, puis fera l’objet d’une consultation publique formelle à l’automne 2020. Vous le constatez, les plans sont désormais construits de manière beaucoup plus structurée et s’appuient sur la méthodologie utilisée par le ministère de la santé dans d’autres domaines.

Vous avez raison, l’information est centrale pour que les plans soient efficaces. Protéger la santé des populations est notre principal objectif. Nous leur demandons de prendre certaines précautions, sans les affoler. Mais c’est un objectif très complexe à atteindre. Nous l’avons développé dans le plan III ; cela inclut un axe de travail sur les modalités du vivre‑ensemble. Nous avons prévu la création de groupes locaux de discussion – cela avait été proposé par les inspections générales en 2011, va faire l’objet d’une évaluation de son efficacité et, vraisemblablement, de propositions d’adaptation.

Les jardins familiaux, également appelés JAFA, sont une mesure adaptée car ils ciblent les circuits informels, secteur que l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a identifié comme vecteur majeur de la contamination de la population. JAFA a été mis en place dès l’origine des plans chlordécone ; le dispositif a été évalué positivement en 2011 et se poursuit dans le plan III. Il permet aux populations qui le souhaitent de prendre contact avec l’Agence régionale de santé (ARS) et de demander son expertise sur les modalités de culture familiale. Lorsque les agents de l’ARS détectent une contamination du sol – l’analyse est réalisée gratuitement par les services –, ils préconisent un suivi particulier et des mesures adaptées aux propriétaires de jardins familiaux – par exemple, une évolution de leurs pratiques culturales.

M. le président Serge Letchimy. Mais les agriculteurs qui demandent cette assistance « gratuite » doivent faire réaliser des prélèvements de sol. Cela a un coût…

M. Emmanuel Berthier. J’évoquais uniquement le programme des jardins familiaux, qui ne concerne pas les agriculteurs.

M. Arnaud Martrenchar. Dans le dispositif des jardins familiaux, les analyses de sols sont payées par l’État. Elles ne sont pas obligatoires : si des particuliers ou des agriculteurs non professionnels cultivant un jardin familial souhaitent une analyse de sol pour connaître l’état de la pollution, ils peuvent aller voir l’ARS, qui finance alors l’analyse. Ces personnes ne font qu’échanger des denrées entre elles ou avec leur famille.

De la même façon, pour les agriculteurs professionnels, les analyses ne sont pas obligatoires. On ne peut les leur imposer. L’État fait les analyses si l’agriculteur est d’accord – il est propriétaire de son terrain et ne peut donc y être contraint. Si l’État diligence l’analyse, il la paie. Si l’agriculteur veut analyser son sol, alors il doit payer mais peut solliciter une intervention du FEADER si la mesure est ouverte.

Dans le cadre de la feuille de route 2019-2020, nous avons saisi l’ANSES pour savoir s’il serait adapté de prendre des mesures réglementaires d’interdiction de certaines cultures agricoles sur les sols pollués et évaluer si cela peut inclure des mesures réglementaires d’analyses de sol obligatoires. Le coût doit également être calculé, afin de savoir comment le prendre en charge.

Aujourd’hui, il n’y a aucune obligation, c’est toute la difficulté : beaucoup d’agriculteurs refusent de faire ces analyses car ils ont peur de la perte de valeur de leur terrain qui pourrait en résulter. C’est pourquoi nous avons saisi l’ANSES sur ce point, très sensible.

M. le président Serge Letchimy. Vous dites que le programme JAFA fonctionne bien, mais tous les acteurs locaux ne sont pas du même avis. Le secteur des jardins familiaux est un secteur informel, très mal connu et très mal régulé. D’après l’ANSES, c’est là que le risque de pollution est le plus grand, du fait de l’absence de contrôles structurés et organisés. L’État et les autorités ne contrôlent pas ce secteur informel. Il fait pourtant partie de notre culture sociale et familiale : la production des jardins familiaux représente 400 ans d’histoire et elle est aussi importante que celle que l’on tire de l’agriculture classique.

J’ai bien noté que tous les tests qui sont faits sur les jardins familiaux sont pris en charge par l’État. En revanche, l’État ne prend pas en charge le contrôle des parcelles agricoles. Il existe certes un mécanisme de financement par l’intermédiaire des structures chargées d'accompagner les agriculteurs, mais son fonctionnement est totalement incertain. Aujourd’hui, cette structure n’a pas les moyens de financer ces investissements et d’en répercuter le coût au bénéfice des agriculteurs. L’incertitude financière est extrêmement forte. Nous sommes bien d’accord là-dessus ?

Selon vous, faut-il rendre les prélèvements et les contrôles obligatoires ? À titre personnel, je le pense. Il faut seulement veiller à ce que l’information et la communication se passent bien. La question qui me semble essentielle, c’est de savoir comment on peut traiter globalement une question aussi grave sur un territoire de 1 400 km2

Mme Justine Benin, rapporteure. 1 782 km2 !

M. le président Serge Letchimy. Pour connaître l’origine du mal, il faut procéder à des prélèvements systématiques. C’est de cette manière que nous pourrons établir une cartographie précise et mener des politiques différenciées en fonction du degré de pollution des différents territoires. C’est ainsi que nous pourrons affiner nos choix en matière d’alimentation et réduire les importations massives qui visent à remplacer les produits qui sont aujourd’hui discrédités. Ces prélèvements obligatoires doivent être faits par l’État, et non par les particuliers. Pour moi, c’est à l’État de prendre en charge ce prélèvement obligatoire et généralisé. Il faut accélérer l’analyse du sol et déterminer son niveau d’imprégnation par le chlordécone.

Quelle est votre position à ce sujet ? Pensez-vous que la campagne qui permettra d’établir le niveau de pollution des sols doit être de la responsabilité directe de l’État, pour les jardins familiaux comme pour les petits et les gros agriculteurs ? Pour l’instant, les gros peuvent payer, mais pas les victimes, pas ceux qui se retrouvent dans cette situation alors qu’ils n’ont rien fait. La DGOM serait-elle favorable à un tel projet ?

M. Emmanuel Berthier. Cette question va faire l’objet de débats dans le cadre de la construction du quatrième plan, car c’est un point essentiel. Je pense que les JAFA vont continuer de faire l’objet d’analyses gratuites. Vous avez distingué deux catégories d’agriculteurs, les gros et les petits, et vous demandez s’il faut leur appliquer des stratégies différentes.

M. le président Serge Letchimy. Je pense qu’il faut généraliser les contrôles, pour les petits comme pour les gros. Mais je crois qu’il faut avoir une considération particulière pour les petits. En tout cas, c’est l’État qui doit assumer et payer ces prélèvements généralisés.

M. Emmanuel Berthier. Un débat est un cours, et il n’est pas tranché, sur l’intérêt d’analyser des sols que l’on sait contaminés, mais sur lesquels il est possible de pratiquer des cultures qui, elles, ne sont pas contaminées. C’est toute la problématique du traitement de la sole bananière.

M. le président Serge Letchimy. Vous pensez qu’on produira éternellement de la banane ? On pourrait très bien, à côté de la banane, développer une culture vivrière. Il me semble important que les grandes exploitations encouragent la production vivrière, avec les petits paysans, pour assurer la diversité de la production.

Je conçois que cela fasse débat mais, à titre personnel, j’identifie deux questions essentielles. Premièrement, qui prélève ? Deuxièmement, faut-il généraliser ces prélèvements ? Sur le cancer de la prostate, qui est un autre sujet essentiel, la Haute Autorité de santé a donné son point de vue. Sur la question de la pollution des sols, je crois qu’il faut généraliser les contrôles si l’on veut avoir une vraie connaissance du sujet. Quand le chlordécone entre dans le sol à Macouba, on le retrouve dans la nappe phréatique, puis dans la mer. Et cela pose des problèmes de gouvernance de la mer. C’est la raison pour laquelle j’ai dit qu’il n’y avait pas de pilote dans l’avion. Il y a une segmentation incroyable des responsabilités, alors que c’est le même chlordécone qui se trouve dans le sol et qui arrive dans la mer, en passant par la nappe phréatique. Dans l’intervalle, on change de ministère ! Et comme le ministère de l’Outre-mer n’a pas grande autorité…

M. Emmanuel Berthier. Il est vrai que la DGOM n’a pas de responsabilités particulières en la matière... Ces questions relèvent de certaines directions de l’administration centrale qui ont des capacités techniques et des moyens de financement.

M. le président Serge Letchimy. Je vous remercie de vos propos. Je me sens parfois un peu seul quand je dis qu’il faudrait donner de vrais pouvoirs régaliens au ministère de l’Outre-mer, dans la mesure où il doit traiter des sujets extrêmement graves. Le ministère de l’Outre-mer est parfois considéré comme un sous-fifre, comme un ministère de seconde zone.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’aimerais poursuivre sur ce thème. Vous avez annoncé que, dans le cadre du plan chlordécone IV, l’État était prêt à prendre en charge le diagnostic des sols. J’aimerais savoir sous quelle forme il pourrait le faire. J’aimerais également connaître le prix d’une analyse de sol et d’une analyse de l’eau. Enfin, pouvez-vous nous dire pourquoi, après l’étude Karuprostate, l’étude Madiprostate n’a pas été finalisée ?

M. Emmanuel Berthier. La question relative à l’étude Madiprostate relève du directeur général de la santé, que vous auditionnerez la semaine prochaine. Ce que j’ai compris, en assistant aux comités de pilotage nationaux, c’est que cette étude avait été suspendue parce que les experts avaient considéré qu’elle présentait un certain nombre de biais, qui ne permettaient pas d’aboutir à des conclusions fiables. M. Jérôme Salomon vous apportera toutes les précisions scientifiques.

S’agissant de la prise en charge du diagnostic des sols par l’État, nous devrons déterminer, en élaborant le plan chlordécone IV, si ce diagnostic est réellement indispensable. Nous devrons poser la question de la généralisation de ces analyses et de leur prise en charge financière. Ce débat est en cours. S’agissant du coût des analyses, je passe la parole à mon voisin.

M. Arnaud Martrenchar. Je parlerai d’abord du coût de l’analyse des sols. En Martinique, un laboratoire local propose un tarif de 87 euros, alors que le laboratoire métropolitain CARSO, qui travaille avec le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), propose un tarif de 42 euros, à quoi s’ajoutent les frais d’envoi, qui sont compris entre 35 et 40 euros. Si les services amènent directement le prélèvement au laboratoire de Martinique, celui-ci peut donc être compétitif. Mais, dans tous les cas, il faut répondre à un appel d’offres, pour suivre le code des marchés publics.

En Guadeloupe, historiquement, la direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAFF) travaillait avec le laboratoire GIRPA, qui facturait l’analyse 134 à 142 euros. Depuis l’année dernière, la DAFF a demandé plusieurs devis à différents laboratoires et c’est le laboratoire départemental de la Drôme qui a été retenu, avec un tarif à 96 euros. Vous le voyez, le prix facturé en Guadeloupe depuis la métropole est presque deux fois plus élevé que celui qui est pratiqué en Martinique. La Guadeloupe a passé un nouvel appel d’offres, auxquels ont répondu le laboratoire départemental d’analyse de la Drôme et le laboratoire CARSO. La Guadeloupe a demandé, dans son cahier des charges, que les laboratoires soient accrédités par le Comité français d’accréditation (COFRAC). Le dépouillement de ce nouvel appel d’offres est en cours.

Les analyses de l’eau relèvent de la compétence des ARS. Je les ai interrogées pour savoir quel était, au jour d’aujourd’hui, le coût d’une analyse de l’eau et je n’ai pas encore reçu leur réponse.

Mme Justine Benin, rapporteure. Pourriez-vous nous faire parvenir une petite note sur ces questions ? Les tarifs que vous venez de nous donner sont tout à fait incroyables. Il y a une disparité considérable entre la Martinique et la Guadeloupe, entre les prix pratiqués par le laboratoire de la Drôme et par celui de la Guadeloupe. Vous rendez-vous compte que, sans cette commission d’enquête, les populations n’auraient jamais su qu’il y avait de telles disparités ?

M. Emmanuel Berthier. Madame la rapporteure, c’est parce que les DAFF, sur la question de l’analyse des sols, travaillent ensemble, en Martinique et en Guadeloupe, qu’on s’est aperçu, il y a quelque temps, de cette discordance. Elle est en voie de résolution et on espère bien que l’appel d’offres qui est en cours de dépouillement permettra d’aboutir à des coûts similaires en Martinique et en Guadeloupe.

M. le président Serge Letchimy. Je souhaiterais avoir une précision. Vous avez dit qu’une analyse réalisée en Martinique coûtait 87 euros. Pouvez-vous nous dire s’il s’agit d’un laboratoire départemental, ou d’une unité privée ?

M. Arnaud Martrenchar. Je n’ai pas cette information : nous allons vérifier.

M. le président Serge Letchimy. Vous dites également qu’une analyse réalisée par le laboratoire CARSO coûte 42 euros. Vous avez précisé que les frais d’envoi s’élèvent à 35 euros.

M. Arnaud Martrenchar. En effet, les frais d’envoi s’ajoutent au prix de l’analyse, ce qui fait un total de 80 euros environ – car les frais d’envoi peuvent atteindre 40 euros.

M. le président Serge Letchimy. Ne pensez-vous pas qu’il serait intéressant, compte tenu du nombre important de prélèvements à venir, de structurer une domiciliation locale, en Guadeloupe et en Martinique, pour que l’on n’ait pas 8 000 kilomètres à faire avec de la terre dans son sac à dos ? Il serait sans doute préférable de faire les analyses localement, puis de faire profiter les pays voisins de notre expertise. Je sais que le laboratoire départemental de la Martinique a fait beaucoup d’efforts, pas seulement dans ce domaine, mais dans celui des prélèvements en général. Ne serait-il pas utile d’accompagner ces initiatives locales, plutôt que d’envoyer des échantillons dans la Drôme ?

M. Arnaud Martrenchar. Tout le monde conviendra que ce serait une très bonne chose de faire ces analyses localement. Il n’en reste pas moins que nous sommes tenus de respecter le code des marchés publics. On ne peut pas, sur un volume d’analyses aussi important, décider de tout confier au laboratoire local. On est obligé de passer un appel d’offres et de tenir compte de ses résultats.

Quand j’étais en poste en Guyane et que nous devions faire des analyses sur la vache folle, je me rappelle que l’Institut Pasteur faisait les analyses localement et qu’elles étaient plus chères que celles du laboratoire métropolitain, même en ajoutant les frais d’envoi. Nous avions besoin des résultats dans les quarante-huit heures et nous ne réalisions les analyses en Hexagone que parce que c’était moins cher.

M. le président Serge Letchimy. Avec ce genre de raisonnement, on ne fait plus rien en Hexagone et on fait tout ici !

M. Arnaud Martrenchar. Non. Si nous arrivons à des coûts équivalents, nous pourrons donner la préférence aux laboratoires locaux.

M. le président Serge Letchimy. Il faut tout faire pour arriver à des prix équivalents. Avec ce type de raisonnement, on dépouille nos territoires, qui sont très éloignés de l’hexagone, de tout savoir scientifique. À ce raisonnement très libéral, nous pourrions opposer l’idée d’une régulation. À situation exceptionnelle, moyens exceptionnels : en témoigne la loi que nous venons de voter au sujet de la cathédrale Notre-Dame. Nous pourrions très bien imaginer une loi sur le chlordécone qui fixerait quelques exceptions, afin de sécuriser tout le monde. Ce débat, en tout cas, me paraît important.

Mme Justine Benin, rapporteure. Les laboratoires de l’Institut Pasteur de Guadeloupe et de la Martinique ont-ils les mêmes compétences que le laboratoire départemental de la Drôme ? Ne me répondez pas en me parlant des marchés publics. Répondez d’abord à cette question et je vous en poserai une autre.

M. Emmanuel Berthier. Vous avez parfaitement raison, madame la rapporteure. Les laboratoires sont agréés pour faire un certain nombre d’analyses, avec des qualifications particulières. Lorsqu’on a besoin de procéder à un type d’analyses particulier, on ne peut s’adresser qu’à une liste limitée de laboratoires. Mais, pour rebondir sur les propos du président, nous aurions effectivement intérêt à structurer les laboratoires d’analyse dans les Antilles pour optimiser les conditions de prise en charge collectives.

M. le président Serge Letchimy. Y compris par une obligation de service public (OSP), car il s’agit bien d’un service public, et non d’un marché ! Nous parlons de la gestion d’un drame sanitaire : il y a là une vraie dimension de service public. Il me semble important d’aider les laboratoires départementaux à se structurer dans le cadre d’une obligation de service public, de façon à avoir des prix régulés. Voilà une réponse qui semblerait adaptée à la gravité de la situation.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je suis d’accord avec le président. Monsieur Berthier, vous qui avez été préfet de la Guadeloupe, vous êtes bien informé de ce qui se passe sur nos territoires. Vous savez ce qu’il en est de la disparité des prix et de la vie chère. Je vous ai demandé si les différents plans avaient été faits en concertation avec les maires et les associations et en tenant compte des réalités locales. Il est important pour nous de pouvoir domicilier les analyses sur les territoires. C’est d’ailleurs une préconisation qui pourrait figurer dans le prochain plan chlordécone.

M. Emmanuel Berthier. Je le pense aussi, madame la rapporteure.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. J’aimerais revenir sur la question de l’indemnisation, parce que le chlordécone a également eu des conséquences catastrophiques sur le plan économique. L’action 20 du plan chlordécone III recommande à l’État d’accompagner économiquement les agriculteurs et les éleveurs concernés par la contamination. Peut-on avoir un bilan de l’effectivité de ces mesures, connaître le nombre d’agriculteurs et d’éleveurs qui en sont bénéficiaires, le montant des aides accordées et le nombre de projets financés, en particulier dans l’aide à l’investissement ? J’aimerais également savoir pourquoi il y a une disparité des aides entre la Guadeloupe et la Martinique. J’imagine que cela relève de l’initiative des préfets, mais j’aimerais comprendre. Pour les éleveurs, quelles sont les modalités d’indemnisation ou de prise en charge par l’État des mesures de mise en quarantaine et d’abattage du bétail qui est diagnostiqué contaminé ? Sur le terrain, les éleveurs nous disent clairement qu’ils subissent un préjudice économique qui n’est pas compensé.

Je me pose les mêmes questions au sujet des pêcheurs. On n’a pas de chiffres exacts sur le nombre de pêcheurs ayant bénéficié d’un accompagnement. Combien de pêcheurs ont dû arrêter leur activité depuis la définition des zones d’exclusion, qui ont mis à mal la pêche traditionnelle ? Je sais que des mesures ont été prises concernant leur départ à la retraite : pouvez-vous nous faire un bilan détaillé des aides versées aux agriculteurs, aux éleveurs et aux pêcheurs ou l’adresser par écrit à la commission d’enquête, si vous ne pouvez pas nous répondre précisément aujourd’hui ?

M. Arnaud Martrenchar. Je ne peux pas répondre précisément à toutes vos questions, mais je vais vous donner quelques éléments, que je compléterai par écrit.

S’agissant de la pêche, vous savez que, suivant des avis de l’ANSES, des mesures d’interdiction de pêche ont été prises sur des zones côtières très importantes, qui représentent près de 30 % des zones côtières en Martinique et en Guadeloupe. Des mesures d’aides ont été décidées et mises en œuvre en 2010 et en 2011 par la direction des pêches maritimes et de l’aquaculture (DPMA) : 2,2 millions d’euros ont été accordés à 299 entreprises en Martinique et 460 000 euros à 58 dossiers en Guadeloupe : tout cela est précisé dans une circulaire du 2 décembre 2010, qui est publique.

Après que de nouvelles zones ont été interdites à la pêche à la fin de l’année 2012, les circulaires du 29 mai 2013, pour la Martinique, et du 18 juillet 2013, pour la Guadeloupe, ont décidé la mise en œuvre d’une nouvelle aide d’urgence. Les enveloppes financières globales de l’État dédiées à ces aides se sont élevées à 2 millions d’euros en Martinique et 1,1 million d’euros en Guadeloupe. Elles ont été complétées par un soutien des collectivités locales, à hauteur de 1,5 million d’euros en Martinique et de 0,5 million d’euros en Guadeloupe. Ces aides se sont à nouveau inscrites dans les plafonds de minimis et ces éléments ont été communiqués à la Commission européenne. Dans le cadre du plan chlordécone III, l’État a accordé 3 millions d’euros supplémentaires aux pêcheurs. L’objectif était de leur apporter une aide structurelle pour les aider à s’adapter durablement à la situation de la pollution existante.

Le montant total des aides accordées s’élève à 10,8 millions d’euros, dont 7,2 millions en Martinique et 3,6 millions en Guadeloupe, dont 8,7 millions d’euros viennent de l’État. Dans le cadre de la feuille de route 2019-2020, il est prévu d’étendre le programme JAFA aux pêcheurs autoconsommateurs de produits de la mer, mais aussi aux pêcheurs de loisir, au travers d’un programme appelé JAFA-mer.

J’en viens aux éleveurs. Ceux qui sont pénalisés par cette pollution sont ceux qui mettent leurs animaux au sol, puisque les élevages hors-sol ne sont pas touchés par cette contamination. Il s’agit pour l’essentiel d’élevages familiaux, où les volailles et les porcs sont souvent au sol. Pour les éleveurs professionnels, il s’agit essentiellement de ruminants, qui se contaminent au pâturage. Les agriculteurs ont reçu 15 millions d’euros d’accompagnement technique depuis le plan chlordécone I. Cet accompagnement se fait au travers du Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), avec des contreparties nationales.

En 2019, on a abaissé la valeur de gestion des LMR, si bien que des animaux qui, auparavant, n’étaient pas saisis à l’abattoir, le sont désormais. La valeur de gestion dans la graisse est passée de 100 à 27 microgrammes pour les bovins. Autrefois, une vache qui était à 40 microgrammes passait, mais ce n’est plus le cas. Il existe des moyens de décontaminer les bovins, mais ces mesures ont évidemment un coût. Il est prévu qu’une partie de l’enveloppe d’augmentation du PITE, qui a été annoncée par le Président de la République, serve de contrepartie nationale sur les crédits européens pour avoir un effet levier maximal. Elle permettra d’aider techniquement les éleveurs à mettre en œuvre ces mesures, qui sont éligibles au programme de développement rural. Nous pourrons vous donner des informations plus détaillées si vous le souhaitez.

M. le président Serge Letchimy. Selon vous, est-il justifié de maintenir des LMR différentes pour les produits importés et pour les productions locales ?

M. Arnaud Martrenchar. Sur les LMR, je ne peux que m’en remettre à l’avis de l’ANSES. L’ANSES est un outil qui a été créé pour évaluer le risque : son rôle est précisément d’évaluer les risques et de proposer des mesures de gestion.

M. le président Serge Letchimy. Cela a des conséquences !

M. Arnaud Martrenchar. Que dit l’ANSES ? L’ANSES dit qu’il est inutile de modifier les LMR, parce que l’imprégnation maximale concerne la population qui consomme des produits issus de circuits informels, où les LMR ne s’appliquent pas.

M. le président Serge Letchimy. Elle a tort ! Vous dites que les LMR ne s’appliquent pas dans les zones de consommation informelle, mais on parle d’êtres humains ! Qu’ils soient dans des zones formelles ou informelles, ils restent des Martiniquais, des Guadeloupéens. Ils n’ont pas changé d’acabit entre-temps !

M. Arnaud Martrenchar. Ce n’est pas ce que dit l’ANSES.

M. le président Serge Letchimy. C’est bien ce qu’elle dit, puisqu’aucun contrôle clair et structuré n’est fait dans les zones informelles ! La frontière entre le formel et l’informel ne me convainc pas. Si quelqu’un apporte chez moi des ignames qui viennent du Gros-Morne, je ne vais pas refuser de les manger sous prétexte qu’ils seraient informels.

M. Arnaud Martrenchar. Je ne dis pas que la santé des populations qui utilisent ces circuits n’est pas un sujet important. Il faut évidemment tout faire pour maintenir ces circuits et il est hors de question, selon moi, de vivre uniquement de produits importés. Il faut absolument maintenir une production locale et tout faire pour maintenir ces circuits informels.

M. le président Serge Letchimy. C’est l’objet de JAFA.

M. Arnaud Martrenchar. Absolument. Mais ce que dit l’ANSES, c’est que lorsqu’on fait des analyses sur ces circuits informels…

M. le président Serge Letchimy. Sur les œufs, la pollution est 1 000 fois plus élevée.

M. Arnaud Martrenchar. C’est pour cette raison que l’ANSES estime qu’il ne sert à rien de passer la LMR de 100 à 40 ou à 20 ! Puisque sur les œufs, on est à 1 000 ! L’ANSES dit que les LMR actuelles sont suffisamment protectrices.

M. le président Serge Letchimy. Nous sommes d’accord : à la limite, on devrait se passer de LMR et aller vers le zéro chlordécone dès demain. Pour quelle raison fixe-t-on des limites maximales résiduelles ? On ne devrait rien avoir dans le sang ! Et c’est vrai de toutes les victimes de produits sanitaires dans l’hexagone. Personne ne devrait subir cela !

On dit vouloir aller vers le zéro chlordécone et le zéro pesticide. Le problème, c’est que nous devons gérer un mal qui est chronique et qui va durer un certain temps. Hélas, il faut vivre avec ! Nous ne voudrions pas de LMR, mais il y en a. Or, il me semble que les LMR sont aujourd’hui fixées à 10 microgrammes sur les produits importés, alors que nous avons des productions locales à 20 microgrammes. Cet écart donne le sentiment qu’on baisse les bras d’avance : le fait que les produits informels ne soient pas contrôlés correctement crée une suspicion assez grave. On verra avec l’ANSES comment ajuster cela. Mais j’aimerais aussi savoir comme le ministère des Outre-mer envisage de mieux structurer la surveillance. Si l’État lui-même dit qu’il est impossible de contrôler le secteur informel, à quoi sert l’État ?

L’informel représente 50 % de notre consommation ! Vous ne voyez pas qu’il y a un problème ? Vous voulez nous obliger à ne manger que les produits des supermarchés et à abandonner notre culture ? Mais un peuple qui perd sa culture est un peuple égaré. Or notre culture est liée à nos pratiques culinaires, à nos légumes, à la manière dont nous les cultivons et dont nous les cuisinons. Nous prenons acte qu’il n’y a pas aujourd’hui de surveillance efficace du circuit dit informel, et que cela a des conséquences relativement graves. Dans les œufs produits dans le secteur informel, la pollution est 1 000 fois supérieure à la pollution dans des œufs dits formels. Vous vous rendez compte, on est en train de nous balader en Martinique entre les œufs formels et les œufs informels !

Excusez-moi de vous embarrasser, mais je ne peux pas faire autrement.

M. Emmanuel Berthier. Monsieur le président, nous ne savons rien de ces niveaux de LMR qui seraient différents selon que les produits sont importés ou locaux.

M. le président Serge Letchimy. C’est ce que je croyais, mais il se peut que je me trompe…

M. Emmanuel Berthier. Nous ne sommes pas les techniciens chargés de mettre en œuvre ces mesures…

M. le président Serge Letchimy. Peut-être pouvez-vous vous informer sur ce point ?

Mme Josette Manin. Je ne sais pas si je suis autorisée à poser une question, dans la mesure où je ne suis pas membre de cette commission d’enquête.

M. le président Serge Letchimy. Vous êtes invitée au sein de cette commission. Vous ne pourrez pas voter, mais vous êtes libre de poser toutes les questions que vous souhaitez.

Mme Josette Manin. Étant donné la gravité de la situation, il semble important d’inclure dans le plan chlordécone IV un volet relatif à l’information des populations. Il ne faut pas être alarmiste, c’est certain, et il ne s’agit pas de cesser de consommer nos produits locaux, mais il faut que la population dispose d’informations précises. J’entends aujourd’hui, et cela m’inquiète, que les analyses de sol sont faites gratuitement sur les JAFA, qui ne concernent qu’un petit cercle familial, et qu’elles ne sont pas obligatoires sur les terres agricoles qui produisent des fruits et des légumes pour l’ensemble de la population. Cela signifie qu’un agriculteur peut nourrir toute la population sans être contrôlé !

Il y a quelque temps, certains avaient annoncé un sol zéro chlordécone. Comment peut-on envisager d’atteindre un tel objectif si on ne rend pas les contrôles obligatoires ? Mon sentiment, c’est que nous sommes encore très loin de cet objectif, parce que nous n’avons pas procédé comme il fallait et que nous n’avons pas suffisamment informé la population. Il me semble que le plan chlordécone IV envisage de lancer une campagne d’information en lien avec l’éducation nationale, en direction des enfants. Cela fait plusieurs années que nous réclamons le lancement de cette campagne. Qui, mieux que les enfants, peuvent relayer ce genre d’information à travers la population ? Je répète qu’il ne s’agit pas de diffuser des informations alarmistes, mais réalistes. Nous n’avons pas suffisamment été informés, depuis des années, sur les conséquences de la chlordécone.

Je voudrais ajouter que le laboratoire, autrefois départemental et désormais territorial, effectue depuis des années des analyses de sol. Peut-être son activité n’était-elle pas considérable, mais je crois qu’il faisait, à l’époque, à la fois l’analyse des sols et de l’eau. Il a été reconstruit et inauguré il y a quelques mois.

M. Emmanuel Berthier. Je donnerai trois éléments de réponse.

Comme le rappelait le président Letchimy, il faudra beaucoup de temps pour arriver au zéro chlordécone dans les sols. Le Président de la République nous a demandé de structurer le plan chlordécone IV autour d’un objectif zéro chlordécone dans l’alimentation.

Vous avez dit que les agriculteurs n'étaient pas contrôlés. Ils le sont, dans le cadre de plans de contrôle annuels fixés par la Direction générale de l’alimentation, qui publie ses instructions et qui fixe le nombre de prélèvements à réaliser. Quand on compare la circulaire de 2017 et de 2019, on mesure concrètement l’effort de contrôle qui est fait.

S’agissant de l’information véhiculée grâce aux enfants, cette demande a été entendue et le programme va se déployer à partir de la rentrée prochaine.

M. le président Serge Letchimy. Je vous remercie pour ce débat riche et pour cet échange clair et sincère.


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2.   Audition de Mme Pascale Barroso, responsable du département santé, de M. Gérard Bernadac, médecin du travail, de Mme Élisabeth Marcotullio, médecin du travail et conseillère technique nationale, de la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA)

M. le président Serge Letchimy. Notre réunion est consacrée à l’audition des représentants de la Caisse centrale sociale agricole (CCMSA) : Mme Pascale Barroso, responsable du département santé, M. Gérard Bernadac, médecin du travail et Mme Élisabeth Marcotullio, médecin du travail et conseillère technique nationale.

Enregistrée, cette audition est retransmise en direct sur le portail vidéo du site de l’Assemblée nationale et peut être consultée en différé sur ce site. Vous êtes écoutés et entendus !

S’agissant d’une commission d’enquête, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et de dire « je le jure ».

(Mme Pascale Barroso, M. Gérard Bernadac et Mme Élisabeth Marcotullio prêtent serment.)

M. le président Serge Letchimy. Je vous laisse la parole pour une courte présentation, Mme la rapporteure posera ensuite ses questions, suivie par nos collègues parlementaires.

Mme Pascale Barroso, responsable du département santé de la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA). La Mutualité sociale agricole gère l’ensemble de la protection sociale de base des salariés et non-salariés agricoles pour les risques de maladie, maternité, invalidité, retraite, accidents du travail, maladies professionnelles, prestations familiales et minimas sociaux. Elle gère également la retraite complémentaire des exploitants agricoles.

Cinq millions six cent mille personnes sont affiliées à la MSA, dont un peu plus de 3,2 millions de personnes au titre de la protection maladie.

La branche relative aux accidents du travail et maladies professionnelles des salariés a été créée en 1973 ; celle des non-salariés agricoles a vu le jour plus récemment, en 2002.

Dans les départements d’Outre-mer (DOM), les caisses générales de sécurité sociale (CGSS) assurent l’ensemble des prestations maladie et accidents du travail des salariés relevant du régime général et des salariés relevant normalement du régime agricole, ces derniers étant intégrés au même régime.

Le législateur a confié la branche « couverture des accidents du travail et des maladies professionnelles » des non-salariés agricoles des Outre-mer aux caisses générales de sécurité sociale, les missions étant localement dévolues aux caisses départementales.

Le législateur a, en outre, confié des missions à la caisse centrale qui lui sont propres. Liées à la consolidation des comptes, elles portent sur l’encaissement des cotisations et la gestion des prestations.

La caisse centrale a également une fonction de gestion d’un fonds de réserve des rentes et d’un fonds de prévention des risques professionnels. À ce titre, elle coordonne les actions de prévention des risques professionnels dans les départements d’Outre-mer.

M. Gérard Bernadac, médecin du travail, de la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole. Dans le cadre de ces missions réglementaires, je reviens sur la prévention des risques professionnels. En raison de l’éloignement des départements d’Outre-mer, il a fallu trouver une formule qui assure la présence des missions du service de santé au travail (SST) dans les mêmes proportions que sur le territoire hexagonal et avec les mêmes unités de travail. Cela s’est fait par délégations techniques et financières avec les CGSS. Dans les départements de la Réunion, de la Guyane, de la Martinique et de la Guadeloupe, trois équivalents temps plein de techniciens en prévention de la CGSS sont rémunérés par la caisse centrale.

Par ailleurs, pour quelques actions du médecin du travail auprès des exploitants agricoles, on compte 0,5 médecin du travail équivalent temps plein, les CGSS ayant en charge l’organisation du recrutement. Il est toujours difficile de trouver un 0,1 médecin dans un département. Aussi a-t-on laissé libres les CGSS de juger la manière de passer convention avec les services inter-entreprises. Ces conventions représentent à ce jour une charge de 450 000 euros versés par la caisse centrale aux CGSS. Elles représentent également un fonds de fonctionnement de 100 000 euros, auxquels s’ajoutent, de même qu’en métropole, des actions financières de prévention dans les exploitations à hauteur de 60 000 euros.

Au prorata des populations, les mêmes critères sont appliqués en Hexagone. Ce dernier compte un conseiller en prévention pour 4 000 à 5 000 salariés et l’exploitant ; dans les DOM, l’équivalent d’un conseiller pour les seuls exploitants.

En l’absence, de suivi médico-professionnel régulier des salariés, au sens de la loi relative au travail dite Loi El Khomri, on compte environ un médecin du travail pour 20 000 personnes dans les DOM, soit 0,5 équivalent temps plein.

Peut-être évoquerons-nous la continuité du territoire en termes d’action au fil des questions car des thèmes majeurs se profilent, notamment au titre du plan Santé au travail que nous réalisons tous les quatre ans et dont les informations et objectifs sont transmis aux CGSS. Une coordination s’opère afin que les départements d’Outre-mer fonctionnent de la même manière qu’en Hexagone, même si l’éloignement rend les choses plus difficiles.

Mme Élisabeth Marcotullio, médecin du travail et conseillère technique nationale de la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole. L’Institut national de médecine agricole, l’organisme de formation professionnelle des professionnels de santé de la MSA, est chargé, depuis 2008, de la formation des formateurs Certiphyto (certificat individuel pour les produits phytopharmaceutiques). Nous organisons tous les quatre ans, en alternance entre le Pacifique et les Antilles, des formations pour les formateurs Certiphyto.

Le docteur Gérard Bernadac et un conseiller en prévention se sont rendus dans les départements d’Outre-mer il y a deux ans et ont visité des exploitations pour tenter une adaptation aux cultures locales et aux conditions de travail des salariés agricoles.

Par ailleurs, l’Institut national de médecine agricole a été mandaté par le ministère des solidarités et de la santé et le ministère de l’agriculture et de l’alimentation pour élaborer des recommandations du suivi médical des professionnels des bananeraies exposées aux produits phytopharmaceutiques, en particulier au chlordécone, répondant ainsi à l’action 11 du plan chlordécone III. Cette action a été lancée après le colloque qui s’est déroulé aux Antilles au mois d’octobre. Un groupe de travail s’est réuni et nous pensons pouvoir faire des recommandations types, sur le modèle de la Haute Autorité de santé (HAS) en 2020.

Mme Justine Benin, rapporteure. Participez-vous à l’étude Matphyto DOM réalisée par Santé publique France et financée en partie par le plan Ecophyto portant sur l’exposition des travailleurs agricoles à la chlordécone et aux pesticides ?

En Guadeloupe et en Martinique, effectuez-vous un suivi spécifique des travailleurs agricoles, des travailleurs de la banane et des anciens travailleurs ? Faut-il organiser des tests du taux d’imprégnation de l’ensemble de la population ? Cette donnée présente-t-elle un intérêt médical pour l’individu et/ou un intérêt épidémiologique ?

Mme Élisabeth Marcotullio. Pour l’heure, nous n’utilisons pas les données de Matphyto dans la mesure où nous sommes en train d’obtenir les autorisations pour y accéder. Nous les utiliserons, bien entendu, pour établir nos recommandations de suivi, mais de manière plus générale car nous ne pouvons opérer un suivi molécule par molécule puisque chaque spécialité de produits phytopharmaceutiques présente une spécificité propre et nécessiterait un suivi particulier.

Dans le cadre de nos futures recommandations, nous présenterons des propositions de suivi des travailleurs en général qui ont été exposés au chlordécone dans le passé. En raison de terres contaminées, nous allons évaluer si les travailleurs sont soumis à une exposition supérieure à la pollution environnementale et s’il convient de faire des recommandations spécifiques du suivi des travailleurs. Ces travaux sont en cours d’élaboration ; je ne puis donc vous en dire davantage tant que le groupe de travail n’aura pas rendu ses conclusions.

Selon les données de la littérature, les taux de chlordécone retrouvés chez les travailleurs agricoles en 1993 ou les dix années qui ont suivi rejoignent les taux présents dans la population générale. Il existe bien d’autres biais de contamination, tels que l’alimentation tirée des produits du jardin ou de la pêche. Par ailleurs, des terres ayant été reconverties à d’autres cultures que la banane, il est possible que les salariés soient exposés au chlordécone. C’est ce que nous allons tenter d’identifier par la voie de questionnaires.

M. Gérard Bernadac. Nous avons connu deux périodes. Dans un premier temps, critique, les travailleurs agricoles ont été exposés. La Mutualité sociale agricole n’avait en charge ni les exploitants agricoles, qui n’étaient pas couverts par l’assurance accidents du travail des exploitants agricoles (ATEXA), ni les salariés agricoles aux Antilles. L’étude sur ce premier temps d’exposition est en cours. À l’époque, nous n’avons pu faire quoi que ce soit. Aussi nous nous repositionnons à une étape ultérieure, l’étape actuelle, en reconstituant à la fois les expositions et les méthodes d’application. Nous ne disposons ni de photos, ni de vidéos, ni de documents de travail pour déterminer l’utilisation du chlordécone par un travailleur en Guadeloupe ou en Martinique. Si des études ont été faites sur le sujet, que nous avons consultées, nous ne disposons pas d’éléments majeurs pour traduire en termes scientifiques le niveau d’exposition ou les situations qui prêtaient les travailleurs à une forte exposition. Ainsi que vous le savez, l’exposition à un pesticide est très difficile à évaluer, y compris de nos jours. Sans éléments probants des situations passées, nous sommes confrontés à des difficultés.

Mme Justine Benin, rapporteure. Disposez-vous de statistiques sur le nombre de cas de maladies professionnelles reconnues, liées à l’exposition des pesticides en Guadeloupe et en Martinique ? Quelles substances sont impliquées ?

Mme Pascale Barroso. Nous disposons uniquement de remontées de la Guadeloupe. Nous pourrons entreprendre des démarches pour obtenir des données chiffrées auprès des autres CGSS.

En Guadeloupe, nous avons connaissance de trois cas de maladies professionnelles, dont un récent qui a été instruit en 2018. Malheureusement, les trois cas de maladies reconnus ne répondant pas aux remontées codifiées, nous ne sommes pas en capacité d’affirmer si ils ont un lien avec les pesticides.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. J’ai eu l’occasion de vous auditionner dans le cadre de la proposition de loi que j’ai portée relative à la création d’un fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone. Suite à cette discussion, Mme la ministre Agnès Buzyn a décidé de créer un fonds d’indemnisation spécifique pour les professionnels concernés par les pesticides en général et d’y inclure l’utilisation du chlordécone. Je pense qu’il faudrait ouvrir la liste des maladies professionnelles. Êtes-vous associés à cette démarche ? J’entends bien la difficulté actuelle puisque le chlordécone n’est plus utilisé et que le modèle d’utilisation des produits pesticides a changé.

Quelles seront les difficultés de faire d’inscrire le cancer de la prostate dont les causes sont multiples ? Les études ont prouvé un lien de cause à effet. Pour autant comment sera-t-il possible de faire valoir que le chlordécone qui a été utilisé et qui a pollué les terres sur lesquelles travaillent aujourd’hui des ouvriers est en cause dans le cancer de la prostate ?

Mme Élisabeth Marcotullio. Mme Hélène Vainqueur-Christophe et moi-même siégeons à la Commission des maladies professionnelles dans l’agriculture qui est actuellement en pleine révision des tableaux relatifs aux pesticides pour déterminer si ces produits modifient les délais de prise en charge, les activités de travail ou les pathologies. Il est prévu de travailler sur un tableau du cancer de la prostate causée par la chlordécone. Nous ne savons pas encore s’ils verront le jour. Nous en sommes plutôt au stade des études épidémiologiques et essayons de déterminer les arguments positifs pour établir une relation avérée entre chlordécone et cancer de la prostate.

M. Gérard Bernadac. La création de ce tableau pourrait éventuellement permettre de revenir sur des situations assez anciennes. Nécessairement, il faudra un délai de prise en charge très long puisque nous sommes à vingt-sept ans de la fin des expositions professionnelles.

Un autre aspect permettrait de mettre à jour des situations. Il conviendrait de démontrer que l’exercice professionnel dans des zones antérieurement contaminées par l’utilisation du chlordécone est susceptible d’engendrer des maladies par contact indirect. Dans leurs spécifications, les tableaux 58 et 59 font référence à l’application et à des contacts indirects, c’est-à-dire en dehors de toute période d’application du produit. Sous réserve de la création de ce nouveau tableau, intégrer les travailleurs supposerait un délai de prise en charge de trente ans. Ce délai existe déjà s’agissant des contaminations à l’arsénite de soude ou au benzène – au tableau 19. Par ailleurs, il faudrait intégrer les contaminations potentielles de type contacts indirects en démontrant que, dans certaines situations, les sols ou tout autre élément en lien avec l’activité professionnelle peuvent être pris en compte.

Sur un plan de santé publique, le fonds d’indemnisation n’intégrerait pas uniquement les populations de travailleurs. Il conviendrait de définir la notion de riverains au sens professionnel. Nous savons que le chlordécone n’était pas appliqué de façon mécanisée, il était appliqué manuellement sous forme de poudre, dans la proportion de trente gammes par pied, et ne « débordait » pas dans le sens actuel de maîtrise des nuages de pulvérisation. À cette époque, l’application de poudre ne débordait pas la zone de culture.

La notion de riverain stricto sensu au sens professionnel sera, me semble-t-il, ardue à définir. Il conviendra d’imaginer un cadre qui relèverait de la santé publique. Il appartiendra au législateur de définir la méthode pour y parvenir, afin d’établir les conséquences ultérieures et tardives d’une application du produit, certes limitées au départ, mais qui, au fil des années, se disséminent dans la terre et de l’eau. Des difficultés s’attachent à la création du tableau, même une fois que la relation de cause à effet aura été démontrée.

Mme Élisabeth Marcotullio. Si jamais un tableau était créé, il concernera uniquement les exploitants agricoles dans les DOM.

M. le président Serge Letchimy. En fait, vous répondez à une commande.

Mme Élisabeth Marcotullio. La Commission supérieure des maladies professionnelles agricoles (COSMAP) s’attache aux ressortissants du régime agricole.

M. le président Serge Letchimy. Les travailleurs agricoles, les ouvriers.

Mme Élisabeth Marcotullio. Non.

M. le président Serge Letchimy. Qu’entendez-vous par « travailleurs agricoles » ?

Mme Pascale Barroso. Dans les DOM, les salariés agricoles sont intégrés au régime général. La MSA n’a pas la gestion des salariés agricoles dans les départements d’Outre-mer.

M. le président Serge Letchimy. Les salariés sont employés par un patron. Ne sont‑ce pas ces personnes qui sont concernées ?

M. Gérard Bernadac. Nous sommes au cœur de la législation. Dans les départements d’Outre-mer, les exploitants agricoles relèvent des tableaux des maladies professionnelles agricoles. Pour l’heure, les salariés agricoles dans les DOM ne relèvent que des tableaux des maladies professionnelles du régime général qui ne comportent pas les tableaux 58 et 59 ni a priori le tableau 60. En revanche, selon le propos de Mme Vainqueur-Christophe sur les fonds d’indemnisation, vous avez mené à terme les réflexions pour transposer les tableaux qui seraient créés – 58, 59 et peut-être 60 – aux CGSS et donc au régime général afin que les salariés agricoles des DOM puissent en bénéficier. Considérer qu’un travailleur agricole ayant utilisé des pesticides mais dépendant d’un régime ne bénéficie pas des mêmes « avantages » qu’en Hexagone, si tant est que l’on peut considérer qu’il s’agisse d’avantages, est une anomalie. Nous nous situons entre deux situations : pour l’heure, un salarié agricole à la Martinique ne peut déclarer une pathologie liée aux tableaux 58 ou 59. Le fonds d’indemnisation, sous les modalités que vous allez certainement définir, pourra intervenir par édiction d’une loi.

M. le président Serge Letchimy. Le Président de la République s’est engagé sur la prise en charge de l’indemnisation des travailleurs agricoles. Vous êtes en train de me dire que, sur le plan juridique, il faudra faire une analyse précise car si les exploitants agricoles relèvent directement de la procédure des tableaux 58 et 59, ce n’est pas le cas des salariés agricoles des DOM qui relèvent du régime général et que l’encadrement de la prise en charge n’est pas attaché aux tableaux 58 et 59. Il convient donc, d’une part, de budgéter les crédits ; d’autre part, de créer une réglementation nouvelle pour la fin de l’année.

De nombreux ouvriers agricoles travaillaient à la tâche sans contrat de travail, et donc sans assurance. Quelle appréciation pourrait-on porter sur ceux qui n’ont aucun élément à présenter au cours de la période allant de 1972 à 1993, voire au-delà ? Des solutions permettraient-elles de les prendre en compte ?

M. Gérard Bernadac. Selon la définition du travail à la tâche en Hexagone, on peut travailler à la tâche et être cotisant à la sécurité sociale. Il suffit de transformer la valeur réalisée en heures de travail.

M. le président Serge Letchimy. Malheureusement, le travail à la tâche est issu de notre histoire colonisatrice, une vieille, mauvaise et sale histoire qu’est l’esclavage. Le travail à la tâche est aussi une manière d’accrocher « le nègre » libéré à la plantation et à l’habitation, une méthode qui a perduré des dizaines, voire des centaines d’années.

M. Gérard Bernadac. J’ai bien compris votre réflexion, mais j’ai voulu d’abord rappeler la définition du travail à la tâche. Il s’agit d’une personne qui n’a pas de statut, qui ne peut produire aucun document, aucun bulletin de salaire et qui passe inaperçu aux yeux de la loi.

M. le président Serge Letchimy. Ne convient-il pas de prévoir dans la réglementation un dispositif spécifique ciblant les ouvriers agricoles afin de prendre en compte tous ceux qui bénéficient de témoignages attestant que ces personnes ont travaillé dans la culture de la banane ?

M. Gérard Bernadac. Nous ne pouvons qu’acquiescer à votre propos sur le plan humain. Il est anormal de discriminer des personnes. Mais comment procéder ?

M. le président Serge Letchimy. Nous sommes là pour dire clairement que nous suivons les propositions présentées au Président de la République et au Premier ministre. La réforme ne touche que 50 % des personnes concernées, encore vivantes aujourd’hui.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’ai bien retenu qu’il n’y avait pas de remontées de la CGSS de la Martinique.

Mme Pascale Barroso. Nous n’avons pas de données pour la Martinique, la Guyane et la Réunion qui utilisent le système d’information du régime général, contrairement à la Guadeloupe qui utilise celui de la MSA. À ce jour, nous disposons uniquement des remontées comptables des non-salariés agricoles de quatre départements, des montants de cotisations appelés, recouvrés et du versement des prestations. Nous sommes également informés du nombre de non-salariés affiliés à la branche des exploitants agricoles dans ces quatre départements.

Mme Justine Benin, rapporteure. Nous pointons du doigt tant d’incohérences alors que nous sommes dans la même République !

En matière de pesticides, le régime agricole se distingue par la création de deux tableaux spécifiques : créé en 2012, le tableau 58 pour la maladie de Parkinson provoquée par les pesticides ; le tableau 59 pour le lymphome malin non hodgkinien, intitulé « hémopathies malignes provoquées par les pesticides », créé en 2015.

Dans ces deux tableaux, les pesticides y sont définis de manière très large. Ils se rapportent aux produits à usage agricole et aux produits destinés à l’entretien des espaces verts, produits phytosanitaires, produits phytopharmaceutiques ainsi qu’aux biocides et aux antiparasitaires vétérinaires, qu’ils soient autorisés ou non au moment de la demande. C’est ainsi qu’aucune substance n’est précisément mise en cause. Toutefois, le tableau 59 fait référence à des substances suspectées dans la liste des travaux. Selon les études scientifiques, ces travaux exposent habituellement aux composés organochlorés, aux composés organophosphorés, au carbaryl, au toxaphène ou à l’atrazine.

S’agissant du délai de prise en charge et de la durée d’exposition, ils sont d’un an, sous réserve d’une durée d’exposition de dix ans pour la maladie de Parkinson et de dix ans pour le lymphome malin non hodgkinien. Combien de travailleurs ont-ils vu leurs pathologies prises en charge en application de ces tableaux en Guadeloupe et en Martinique ? Comment sont calculées les indemnisations ? Quel est leur niveau moyen ? Comment prendre en compte les personnes qui ne sont pas couvertes par ce régime de retraite : retraités, riverains, enfants ?

Mme Élisabeth Marcotullio. Je répondrai en premier lieu à votre question portant sur les tableaux.

Le tableau 59 portant sur les hémopathies malignes a été récemment modifié. Il est paru au Journal officiel au mois d’avril 2019. Outre le lymphome malin non hodgkinien, le myélome et la leucémie lymphoïde chronique complètent le tableau.

Une restriction touchait plusieurs pesticides en voie de disparition du marché. Le tableau a été modifié en avril 2019 pour prendre en charge « tout pesticide ». Actuellement, une égalité s’instaure entre les expositions du tableau 58 et du tableau 59.

Le tableau 58 est en cours de révision. Cinq ans après sa création, il est prévu de dresser un bilan du nombre des personnes indemnisées. Nous réfléchissons actuellement à une modification éventuelle du délai de prise en charge.

Quant aux maladies professionnelles liées aux pesticides aux Antilles, faute de tableaux applicables, nous n’avons pas de remontées. Peut-être la solution consisterait-elle à passer par les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Si l’assuré ne remplit pas positivement les critères du tableau des maladies professionnelles et s’il souffre d’une incapacité permanente de travail de plus de 25 %, il est en droit de passer devant cette commission pour faire reconnaître le caractère professionnel de sa pathologie. Ce serait une manière pour la CGSS de reconnaître des maladies professionnelles des salariés agricoles exposés aux pesticides et être une voie de recours.

Je vais procéder à un ratio théorique entre les déclarations qui sont reconnues dans l’Hexagone au prorata de la population et ce qui pourrait être attendu dans les DOM. Pour l’heure, les tableaux 58 et 59 produisent assez peu de reconnaissances de maladies professionnelles dans l’Hexagone. Les résultats du tableau 58, comprenant les salariés et les non-salariés agricoles, font apparaître 90 cas de reconnaissances de maladies professionnelles. Le nombre est lié à la création du tableau qui a suscité une accroche. En 2013, on a comptabilisé 59 reconnaissances de maladies professionnelles ; en 2014, 40 ; en 2015, 49 ; en 2016, 55 ; en 2017, 40. Compte tenu des délais de prise en charge très courts pour la maladie de Parkinson qui n’est que d’un an, ces tableaux ne suscitent pas énormément de dossiers. On pourrait dire que les exploitants agricoles des DOM représentent 1 % des exploitants agricoles français.

Mme Pascale Barroso. On enregistre un peu plus de 21 000 affiliés à la MSA dans les DOM en tant qu’exploitants ou membres de la famille participant aux travaux agricoles.

M. le président Serge Letchimy. Quel est le pourcentage de personnes ayant bénéficié du tableau ?

M. Gérard Bernadac. Pour le tableau 58, on en compte 40 % et 30 % pour les non-salariés agricoles en France. Dans la mesure où 1 % des exploitants agricoles français travaillent dans les DOM, le ratio n’atteint pas 1 % en retenant les mêmes qualificatifs et les mêmes règles du tableau. Il ne s’agit pas là d’un calcul scientifique, mais ce ratio théorique donne un aperçu de la faiblesse de la rédaction des tableaux qui ne permet pas aux personnes concernées de bénéficier de la reconnaissance de maladie professionnelle. À cinq dossiers près, les chiffres du tableau 59 sont les mêmes.

M. le président Serge Letchimy. Le rapport de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur fonds d’indemnisation fait apparaître que, sur 100 000 personnes, 10 000 dossiers sont instruits et qu’environ 3 000 ou 4 000 dossiers bénéficient d’une inscription ou d’une prise en charge.

M. Gérard Bernadac. Nous avons lu ce rapport qui faisait état de 10 000 personnes sur dix ans, soit 1 000 personnes annuellement.

L’appréciation des dossiers est difficile, tout simplement parce qu’un tableau de maladie professionnelle fait appel à la reconnaissance médico-légale. On se fonde sur les données médicales pour acter une différence significative de cause à effet et, dans un second temps, pour éviter de passer à côté de cas de personnes intoxiquées – le tableau permet d’en indemniser quatre ou cinq.

Le tableau des maladies professionnelles retient davantage de dossiers de victimes que les statistiques officielles pourraient nous le démontrer. Le rapport de l’IGAS s’est appuyé sur l’idée de revoir les tableaux pour relever les niveaux d’indemnisation. Si l’on revoit le tableau 58 avec un recul de dix ans de prise en charge, ce qui peut-être se produira – on ne peut préjuger ce que dira le ministre –, le nombre des personnes indemnisées progressera. Le tableau du lymphome malin concerne l’ensemble des pesticides. Au départ, on n’a détecté que quelques cas de maladie mais ces pesticides étaient déjà interdits depuis des années. Avec le cancer de la prostate, on pourrait approcher le chiffre que vous évoquez.

M. le président Serge Letchimy. Vous nous expliquez que pour répondre aux enjeux liés aux maladies professionnelles qui seraient plus ou moins liées à l’usage du chlordécone, le fait de prendre en compte le chlordécone pour les exploitants agricoles, voire pour les salariés agricoles, si nous trouvons la solution juridique pour ce faire, ne permettrait pas de toucher beaucoup de personnes.

M. Gérard Bernadac. Les chiffres sont têtus. Les tableaux ne permettent pas d’aller très loin dans le nombre de reconnaissances.

M. le président Serge Letchimy. Je souhaite que cet élément essentiel soit indiqué dans notre rapport. Nous ne sommes pas dans un débat politique pour un débat politique. Nous avons appelé l’attention du Gouvernement sur la solution « maladies professionnelles » que l’on évalue à environ 12 000 exploitants ou travailleurs agricoles : 6 000 en Guadeloupe, 6 000 en Martinique. Selon vos explications, très peu de personnes bénéficieraient d’une prise en charge liée aux maladies professionnelles par ces tableaux, y compris modifiés.

M. Gérard Bernadac. Oui, sachant que l’on ne peut se projeter dans l’avenir ni fournir des chiffres précis.

M. le président Serge Letchimy. Je le comprends bien.

S’agissant des personnes qui ne sont ni exploitants ni ouvriers agricoles et qui sont victimes du chlordécone par l’alimentation, ce problème d’une autre envergure toucherait environ 750 000 personnes.

Mme Élisabeth Marcotullio. Je reviens aux tableaux de maladies professionnelles. Lorsqu’un individu répond positivement aux trois colonnes renseignant la maladie, le délai de prise de charge et les travaux, il est automatiquement reconnu. Lorsqu’un individu répond aux trois critères, il n’a pas besoin de faire la preuve de la cause de sa maladie, le dossier est automatiquement acté. C’est dire qu’il est prouvé que travailler avec tel produit dans telles circonstances multiplie les probabilités d’être malade.

M. le président Serge Letchimy. Faut-il prouver par une analyse médicale que l’on a été exposé à des pesticides ou que l’on est malade ?

Mme Élisabeth Marcotullio. Lorsqu’une personne répond aux critères d’un tableau de maladie professionnelle, aucune preuve n’est à produire ; la présomption d’imputabilité implique que la maladie résulte du travail.

Si le patient ne remplit pas l’un de ces trois critères, il est obligé de faire la preuve qu’il a été exposé, de présenter les résultats de ses dosages, des certifications, divers éléments prouvant que sa maladie est en lien direct et essentiel avec le travail.

M. le président Serge Letchimy. Les trois critères évoqués sont-ils de nature bloquante ?

Mme Élisabeth Marcotullio. Oui. Imaginons qu’une maladie ne figure pas dans un tableau mais que la personne ait été exposée à des pesticides. Par exemple, une personne a été exposée à des pesticides et souffre d’un cancer du bras gauche – une maladie que j’invente. Le tableau n’existe pas et elle ne peut bénéficier d’un tableau de reconnaissance de maladie professionnelle. Si une personne réalise un travail qui n’expose pas aux pesticides et est atteinte d’un lymphome malin non hodgkinien, elle ne pourra pas être reconnue au titre d’une maladie professionnelle, d’autant que tous les lymphomes malins non hodgkiniens ne sont pas reconnus en tant que tels. En revanche, si elle a été exposée aux pesticides, ne serait-ce qu’un temps très court, elle sera reconnue au titre d’une maladie professionnelle si elle est ressortissante du régime agricole et si elle a déclaré la maladie dans les dix ans qui suivent la fin de son activité.

M. le président Serge Letchimy. La déclaration doit être faite dans le délai de dix ans.

Mme Élisabeth Marcotullio. Oui, ce que l’on appelle le délai de prise en charge, le temps qui s’écoule entre la fin de l’exposition au produit et le temps de survenue de la maladie. Par exemple, si une personne prend sa retraite à soixante ans et déclare un lymphome malin non hodgkinien après avoir été exposée aux pesticides, son cancer sera reconnu maladie professionnelle entre soixante et soixante-dix ans.

M. le président Serge Letchimy. Et si elle le déclare à soixante et onze ans ?

Mme Élisabeth Marcotullio. À soixante et onze ans, cette personne passera devant le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles et devra argumenter en arguant d’une forte exposition aux produits, en soumettant ses cahiers de traitement et en prouvant qu’elle ne fume ni ne boit.

M. le président Serge Letchimy. Et si nous sommes à onze ans ?

Mme Élisabeth Marcotullio. Des bornes sont posées.

M. le président Serge Letchimy. Imaginons qu’une personne ait travaillé dans une bananeraie en 1972 ; elle ne se situe pas dans les limites bornées fixées par une autorisation provisoire qui aurait été accordée en 1974, en 1975 et en 1990.

M. Gérard Bernadac. Il existe une voie de recours. Les tableaux sont bloquants, mais si une des limites est dépassée, toute personne a un droit de recours auprès du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. Son dossier sera étudié sous un angle différent de celui du tableau, sur la base d’éléments de preuves à fournir.

Pourquoi le législateur a-t-il créé des tableaux pour un certain nombre de pathologies ? Nous ne disposons d’aucun moyen biologique, radiographique, technique ni d’aucune application médicale pour établir la relation de cause à effet. Le médecin du travail ne peut, par des examens, valider le lien entre un cancer du poumon et l’utilisation des pesticides. Par exemple, pour éviter la multiplication des procédures juridiques et pour ne pas mettre en porte-à-faux les personnes qui déposent la demande, nous avons défini des critères minimums qui permettent au moins à une bonne partie des gens d’entrer dans le créneau sans faire appel à la justice. Tel est le fondement d’un tableau de maladie professionnelle.

Bien évidemment, des bornes ont été posées. À 80 ans, la prévalence du cancer de la prostate est de 10 % chez les hommes ; la maladie n’est pas toujours liée à des pesticides.

C’est une côte mal taillée, entre le législateur qui a défini des normes et une procédure d’appel par le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, qui existe dans chaque DOM.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Nous nous acheminons sur une voie longue et difficile. L’intérêt des tableaux de maladies professionnelles permettra de créer le lien entre le cancer de la prostate et l’utilisation de chlordécone. Mais nous savons d’ores et déjà que très peu de personnes seront concernées par cette indemnisation.

S’ajoute le contexte sociologique des populations masculines des Antilles, de Guadeloupe et de la Martinique. Autant on peut déclarer aisément que l’on a un cancer, une maladie de Parkinson, mais le cancer de la prostate touchant à la virilité, très peu d’hommes déclarent être atteints d’un cancer de la prostate. Pour avoir auditionné les ouvriers agricoles en particulier, on constate la difficulté qu’ils ont à le formuler, diminuant encore le nombre de personnes susceptibles de se déclarer victimes d’un cancer de la prostate.

M. le président Serge Letchimy. Je précise à nos invités que c’est une scientifique qui s’exprime !

M. Gérard Bernadac. Nous comprenons le facteur sociologique qui existe en toute chose. Sur le plan réglementaire, on ne peut forcer un exploitant ou un salarié à déclarer sa pathologie en maladie professionnelle. S’il veut la déclarer en maladie simple et bénéficier de l’invalidité au lieu d’une rente « accident du travail », c’est son droit.

M. le président Serge Letchimy. L’importance de votre propos est telle que nous souhaiterions que vous le formalisiez sous la forme d’une note synthétique. Vous avez été si directs et sincères publiquement qu’il n’y a aucune raison que vous ne posiez pas sur le papier les éléments susceptibles de nous aider à expliquer au Gouvernement ce qu’il faudrait faire, ne serait-ce que pour améliorer le tableau, éventuellement pour aller plus loin et passer du stade de la prise en charge « santé » par le biais de la maladie professionnelle à une procédure d’indemnisation qui dépasse le seul cadre de la maladie professionnelle.

Mme Justine Benin, rapporteure. La CGSS de Guadeloupe utilise le même logiciel que celui de la Mutualité sociale agricole alors qu’il n’est pas utilisé en Martinique et que vous ne disposez pas de remontées de données. Il est important de le notifier clairement.

Par ailleurs, je relève que nous sommes contraints par la durée de dix ans. Or, les faits se sont déroulés il y a plus de dix ans.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. La durée pourrait être de trente ans !

Mme Justine Benin, rapporteure. Nous sommes d’accord.

Nombre d’ouvriers agricoles de Guadeloupe et de Martinique devraient peut-être saisir le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. Des hommes et des femmes sont malades, leurs terres sont polluées et ils doivent eux-mêmes formuler la demande auprès du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. Au-delà d’être victimes, c’est une douleur supplémentaire pour ces familles.

Où en est-on de la procédure de mise en place des tableaux des maladies professionnelles, notamment s’agissant du cancer de la prostate ? Quelle pathologie pourrait être reconnue et sur quelle durée ? Quelle exposition pourrait être prise en compte, autre que celle des travailleurs de la banane ?

Je terminerai par la création d’un fonds d’indemnisation, même si vous avez fourni quelques éléments de réponse à la question de Mme Vainqueur-Christophe. Pensez-vous nécessaire de créer un fonds pour indemniser les victimes du chlordécone et du paraquat ? En effet, la proposition de loi portant création d’un fonds d’indemnisation des victimes de produits phytopharmaceutiques adoptée par le Sénat prévoit, sous certaines conditions, la réparation intégrale des préjudices résultant de l’exposition à des pesticides, en allant au-delà de la simple réparation forfaitaire que la législation sociale limite aujourd’hui aux victimes professionnelles. À cette fin, elle crée un fonds d’indemnisation dont la gestion est confiée à la caisse centrale de la Mutualité sociale agricole. Que pensez-vous du dispositif adopté et qui devrait assumer le financement de ce fonds ?

Mme Pascale Barroso. Sur les remontées des données de maladies professionnelles, la caisse centrale a lancé une démarche auprès des CGSS concernées pour obtenir des données fiables.

Mme Élisabeth Marcotullio. La commission supérieure des maladies professionnelles en agriculture (COSMAP) a lancé une réflexion sur la création ou non d’un tableau. Nous sommes au début du recensement des données épidémiologiques. Nous nous sommes référés aux études de Luc Multigner sur les taux de chlordécone à risque de cancer de la prostate. Nous dressons actuellement la bibliographie et le recueil des données, y compris économiques, pour créer un tableau, pour déterminer si nous le créons et de quelle manière. Le tableau portera-t-il sur le cancer de la prostate ou sur la chlordécone et ses effets sur la santé ? Pour l’heure, nous ne pouvons vous répondre. Nous sommes là en tant que représentants de la Mutualité sociale agricole et de l’Institut national de médecine agricole à la COSMAP. Les partenaires sociaux présenteront des propositions et le Gouvernement décidera. Nous n’en sommes qu’au préambule.

M. Gérard Bernadac. Le président de la Commission supérieure des maladies professionnelles en agriculture nous a expliqué que deux options se présentent lorsque l’on veut créer un tableau. Soit l’on décide de le créer parce que le risque relatif de telle population est supérieur à la population de référence. Soit le ministre décide de fixer des directives plus strictes aux comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles afin que ces pathologies soient étudiées avec une plus grande attention. Ce sont les attendus de notre première réflexion qui comprend deux niveaux et qui reviennent à peu près à la même chose, le premier étant plus systématique que le second.

Santé publique ou risque professionnel ? Soit on parle en termes d’affect et nous n’allons pas vous dire non. Malheureusement, notre mission a un objectif d’intérêt public et de service public et il nous est difficile de nous positionner puisque ce sont les élus qui décident du principe et nous qui assurerons sa mise en œuvre de la même façon que l’on nous a demandé de gérer le fonds d’indemnisation.

S’agissant du financement, le fonds d’indemnisation pesticides et le fonds chlordécone seront sans doute fusionnés – ce n’est pas encore certain. Nous ne pouvons nous positionner sur le financement mais nous pouvons ouvrir des voies de réflexion.

Les pesticides doivent être homologués selon toutes les règles inhérentes aux homologations, en vue de protéger les populations qui les utilisent. Une homologation intègre à la fois le danger et la méthode d’application au travers du modèle d’exposition. Le risque est réputé très largement acceptable, selon le terme employé par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES). Si le financement du fonds repose sur le régime des accidents du travail-maladies professionnelles (AT–MP) – les cotisations assises sur le salaire, payées par l’employeur, voire sur la taxe sur les pollutions –, on peut présupposer que c’est une faute pratique de la victime, la victime ayant mal utilisé la procédure et on lui demandera de financer son propre risque. Au-delà des modèles d’exposition, les modalités pratiques appliquées par les opérateurs n’ont pas l’efficience que l’on pourrait supposer. Par exemple, dans les DOM, l’atomiseur à dos devrait disparaître en raison de sa dangerosité. L’opérateur a des difficultés à maîtriser la totalité des risques, surtout s’il utilise uniquement des équipements de protection individuelle.

Si l’on considère que la société – encore que je ne sais pas définir qui est la société – a fait prendre des risques inutiles à un opérateur, peut-être faut-il qu’une partie de la solidarité nationale abonde le fonds afin que les victimes ne s’auto-rémunèrent pas, ne s’auto-payent ni ne s’auto-indemnisent. Faire assumer par l’intermédiaire de la cotisation « accidents du travail » le fonds d’indemnisation revient à faire supporter l’indemnisation aux victimes. Sur ce point encore, nous ne prenons pas position.

M. le président Serge Letchimy. Votre propos est essentiel. Je résume pour que l’on soit bien d’accord : si la procédure d’homologation est sans faille juridique, la responsabilité du risque peut être assumée par l’individu qui se prête à l’usage ou qui utilise le produit. Ce risque peut être intégré dans une responsabilité ainsi que le prévoient les tableaux de maladies professionnelles et la législation – cela dans le cadre d’homologations régulières, respectant les règles, je le répète. Si, par contre, les homologations sont suspicieuses, ne sont pas légales ou ont été données dans des conditions qui mettent en danger la vie des autres, le régime classique de droits appliqués devrait jouer par un fonds d’indemnisation permettant d’apporter les moyens d’assistance aux personnes victimes d’une décision préalablement prise qui n’a absolument aucune cohérence.

M. Gérard Bernadac. Je n’ai pas usé des termes « suspicieux » ou « illégal ». Ce sont des faits.

M. le président Serge Letchimy. Mon expression est plus libre que la vôtre. Je suis libre d’esprit et libre de dire ce que je pense. Notre démocratie heureusement autorise la liberté d’expression. C’est exactement l’esprit de la proposition de loi et ce que nous ressentons au vu des conditions de délivrance des autorisations en 1972 et en 1976 du chlordécone, du retrait des autorisations en 1990, puis de la double autorisation après les deux années d’ordre légal d’usage de ces produits, que je conteste, car on ne peut affirmer qu’un produit est dangereux en 1990 et continuer d’autoriser son utilisation. Il n’y a aucun sens à poser une interdiction et à autoriser pendant deux ans à empoisonner les gens ! C’est totalement incohérent ! On devrait modifier la législation sur ce sujet. Si le produit est dangereux, on l’interdit définitivement. On parle même de cas d’enfouissement du produit.

En 1992, deux prolongations ont été autorisées et on retrouve le chlordécone au cours des années 2000. C’est donc plutôt le second cas de responsabilité qui pourrait s’appliquer – mais les élus concluront. Je souhaite que ce soit par la voie d’un vote. Mme la rapporteure aura une responsabilité extrêmement lourde et importante. J’ai confiance en elle. Je sais qu’elle s’exprimera avec courage et détermination face à ce drame.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je voudrais dire à Mme Pascale Barroso, à Mme Élisabeth Marcotullio et à M. Gérard Bernadac que je les remercie infiniment de leur franchise et de leur grande subtilité.

Monsieur Bernadac, je partage avec vous votre propos sur le dernier sujet. Je retiens que la solidarité nationale doit jouer sa partition tant il est vrai que les agriculteurs ne peuvent pas payer pour l’ensemble de la pollution liée au chlordécone, à la Guadeloupe et à la Martinique. C’est ce que vous avez formulé de manière très subtile en présentant les deux options. Nous sommes d’accord.

En qualité de rapporteure, je vais peser de tout mon poids pour signifier au Gouvernement qu’il s’agit, ainsi que le Président de la République l’a dit, d’un fléau sanitaire et environnemental, conséquence d’un aveuglément collectif. On ne peut faire en sorte que les victimes s’auto-indemnisent. C’est ce que j’ai compris de votre propos. Aussi convient-il que la solidarité joue sa part et s’inscrive dans le prolongement du propos du Président de la République et de l’ensemble des actions mises en place, notamment de cette commission d’enquête parlementaire.

À nouveau, merci pour votre franchise !

M. le président Serge Letchimy. De tout cœur, merci !

 


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   Lundi 8 juillet 2019

1.   Audition de M. Norbert Ifrah, président de lInstitut national du cancer (INCa) et de M. Thierry Breton, directeur général

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, notre commission d’enquête auditionne aujourd’hui M. Norbert Ifrah, président de l’Institut national du cancer (INCa) et M. Thierry Breton, directeur général.

Messieurs, je vous souhaite la bienvenue. Je vous rappelle que ces auditions sont publiques, qu’elles sont retransmises en direct sur une antenne de l’Assemblée nationale et consultables sur le site internet de celle-ci. Sachez donc que tout ce qui est dit ici peut être entendu à l’extérieur, par le monde entier.

Avant de vous donner la parole pour une intervention de cinq à dix minutes, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(MM. Norbert Ifrah et Thierry Breton prêtent successivement serment.)

M. Norbert Ifrah, président de lInstitut national du cancer (INCa). Si vous en êtes d’accord, monsieur le président, je propose que M. Thierry Breton commence par présenter l’Institut national du cancer (INCa). Je ferai ensuite un court exposé, qui portera notamment sur le cancer de la prostate.

M. Thierry Breton, directeur général. L’Institut national du cancer, qui a été créé en 2005, est une agence sanitaire rattachée au ministère des solidarités et de la santé et au ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. C’est un groupement d’intérêt public, dont le conseil d’administration regroupe la Ligue nationale contre le cancer, la Fondation ARC, les principaux organismes de recherche, les fédérations hospitalières et les caisses de sécurité sociale. Nos missions sont définies par la loi et elles sont très larges : elles recouvrent l’expertise, les recommandations en direction des professionnels de santé, les actions de communication, ainsi que le financement et la structuration de la recherche. Notre responsabilité, depuis la création de l’agence en 2005, est de coordonner l’ensemble des actions de lutte contre le cancer et d’être les experts en matière de cancérologie dans toutes les dimensions. Nous menons aussi un travail important d’accompagnement social et économique des patients qui sont malheureusement touchés par la maladie.

Cette mission, nous l’exerçons avec une équipe composée d’environ 150 personnes, ce qui fait de l’INCa une agence de taille modeste. Son budget est de l’ordre de 90 millions d’euros par an, qui proviennent pour l’essentiel de subventions du ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation et du ministère des solidarités et de la santé. Nous travaillons étroitement avec nos partenaires pour soutenir des projets conjoints. Notre métier, c’est l’expertise, la science, la recherche, la prévention et tout type d’action qui permet de dépister la maladie ou d’éviter d’y être atteint.

M. Norbert Ifrah, président de lInstitut national du cancer (INCa). Pour nous, le paraquat n’apparaît pas comme étant cancérogène, ni chez le rat, ni chez la souris. Il n’y a pas de données chez l’homme : c’est un produit qui est plutôt connu pour sa toxicité aiguë, notamment respiratoire, mais pas seulement. D’après la fiche toxicologique réalisée par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), il ne s’agit pas d’une substance cancérogène. Je propose donc de concentrer mon propos sur le chlordécone.

Il s’agit, vous le savez, d’un insecticide organochloré, perturbateur endocrinien, qui a été classé comme possiblement cancérogène pour l’homme – ce qui correspond au groupe 2B – par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Il a été largement utilisé dans les Antilles françaises entre 1973 et 1993 pour combattre le charançon du bananier. Sa demi-vie chimique est très longue – des dizaines, voire des centaines d’années – et, après ingestion, sa rémanence dans le corps humain est détectable environ six mois. Il est responsable, chez le rat et chez la souris de laboratoire, de tumeurs hépatiques, mais il faut rappeler que le métabolisme du produit n’est pas le même chez ces animaux et chez l’homme : il n’est pas éliminé après hydroxylation en chlordécol. Le rat et la souris ne sont donc pas d’excellents modèles animaux pour le chlordécone.

Permettez-moi de rappeler les principes de classification du CIRC. Il classe en 1 les cancérogènes avérés : il s’agit du tabac, de l’alcool, de l’amiante, du benzène, mais aussi de la viande transformée. Il classe en 2A les cancérogènes probables, parmi lesquels on trouve à la fois la viande rouge et le glyphosate. Il classe en 2B les cancérogènes possibles est c’est là qu’il situe la chlordécone. La catégorie 3 regroupe les produits inclassables pour la cancérogénèse et la catégorie 4, les produits probablement non cancérogènes, au vu des informations bibliographiques disponibles. Cependant, la notice sur le chlordécone date de 1979 et l’INCa a demandé son actualisation. Pour rappel, le chlordécone a été progressivement interdit aux États-Unis en 1977 et 1978 et il l’a été en France en 1990. Son utilisation aux Antilles entre 1990 et 1993 a correspondu à une tolérance spécifique.

J’en viens au risque de cancer de la prostate en général, et au dosage de l’antigène spécifique prostatique (PSA). Le cancer de la prostate est le plus fréquent chez l’homme. Son incidence croît clairement avec l’âge et 85 % des diagnostics sont portés après 65 ans. Des données d’autopsie ont d’ailleurs montré que près de 70 % des hommes, après 80 ans, en sont porteurs. Mais il existe, au-delà de l’âge, d’autres facteurs de surrisque parfaitement établis, sur lesquels il n’y a pas de débat et au premier rang desquels on place les antécédents familiaux. Le deuxième, c’est l’origine ethnique. On sait que les gens issus de l’Afrique, notamment de l’Afrique subsaharienne, ont un risque beaucoup plus élevé que les Caucasiens, lesquels ont un risque plus élevé que les gens issus des pays asiatiques. D’ailleurs, au sein même des Caucasiens, il y a un gradient très bien défini, qui montre que le risque est infiniment plus bas dans les pays de la Méditerranée que dans les pays du Nord de l’Europe.

Outre les antécédents familiaux et l’origine ethnique, il faut encore mentionner les gènes de susceptibilité, qui sont parfaitement établis : le gène BRCA2, qui est impliqué dans le surrisque de cancer du sein et de cancer de l’ovaire, est aussi impliqué dans le cancer de la prostate. Il existe également un gène de susceptibilité sur le bras long en position 24 du chromosome 1. Parmi les autres facteurs de risque, mentionnons encore les habitudes hygiéno-diététiques, notamment les excès de graisse, et le niveau socio-économique.

Je l’ai dit, les populations d’ascendance africaine subsaharienne ont davantage à risque de développer un cancer de la prostate. Des antécédents familiaux au premier degré de cancer de la prostate ont été rapportés chez 24 % des cas aux Antilles. Par ailleurs, un lien avec certains variants a été démontré sur les bras longs en position 24 du chromosome 8 chez les malades dans les populations d’ascendance africaine vivant aux Antilles et à la Barbade. Toutes ces données sont tirées de publications scientifiques référencées.

On a suspecté, par analogie avec les Afro-américains, où ce fait est avéré, que le cancer de la prostate chez les Antillais était plus agressif que chez les Caucasiens. À ce jour, cela n’a pas fait l’objet d’une étude comparative ou homogène. La seule étude qui, à ma connaissance, a analysé l’agressivité du cancer de la prostate au moment du diagnostic, a montré que 16,8 % des nouveaux cas en France hexagonale et 13,6 % en Guadeloupe étaient diagnostiqués avec une tumeur initiale très agressive, selon les critères anatomopathologiques, c’est-à-dire un score de Gleason supérieur ou égal à 8. D’ailleurs, le dépistage très large par le PSA a conduit partout, à partir des années 1980 et jusqu’en 2005 environ, à une croissance majeure de son incidence par surdiagnostic, c’est-à-dire diagnostic de maladie non ou peu invasive. Parfois – on a pu le lire ici ou là – des projections théoriques d’accroissement important n’ont pas été confirmées. Au contraire, il y a eu une réduction régulière de l’incidence, de l’ordre de 1,5 % par an, notamment – mais pas seulement – à cause de la diminution de la prescription systématique du dosage du PSA, après les avis de la Haute Autorité de santé.

J’en viens à la performance du dosage du PSA. Les chiffres varient dans la littérature, mais ils sont très homogènes et permettent de conclure à l’insuffisance de performance en dépistage systématique. Pour faire simple – et je me fonde sur les publications de Santé publique France, de l’ANSES et de la Haute Autorité de santé –, la sensibilité du dosage du PSA sérique total pour le diagnostic précoce du cancer de la prostate, est de l’ordre de 75 %. Ce taux varie si l’on s’intéresse aux cancers les plus agressifs. En population générale et en dépistage individuel, la valeur prédictive positive d’un PSA supérieur à 4 nanogrammes par millilitre est de l’ordre de 30 %, ce qui signifie qu’elle est moins performante qu’une pièce de monnaie. Parmi les personnes qui ont un PSA total supérieur à 4 nanogrammes par millilitre, 3 sur 10 ont un cancer de la prostate et 7 n’en ont pas.

Il n’y a pas et il n’y a jamais eu de démonstration robuste du bénéfice d’un dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA, ni en population générale, ni chez les populations dites à haut risque. La Haute Autorité de santé l’a écrit en 2010 et l’a confirmé en 2012. Ce dépistage n’est donc pas recommandé de façon systématique. Les données de l’assurance maladie montrent que, malgré ces recommandations, il y a toujours eu plus de dosage du PSA aux Antilles qu’en Hexagone – on comprend bien pourquoi – et que dans les autres départements d’outre-mer, quel que soit l’âge. De même, il y a toujours eu davantage de biopsies dans les Antilles, en particulier en Martinique.

Je souhaite, à présent, dire un mot de la création du registre des cancers de la Guadeloupe et du financement de ce registre. La création de ce registre est l’une des mesures décidées dans le cadre du premier plan chlordécone. Créé en 2008, ce registre a fait l’objet d’une demande d’évaluation par le Comité national des registres dès 2011. Ce délai est un peu court, car on considère généralement qu’il faut attendre cinq ans après la création d’un registre pour obtenir des données d’incidence fiables.

Jusqu’à la création de ce registre, les données étaient extrapolées à partir du registre de la Martinique qui, lui, a été créé en 1983. Il était cohérent, avant le lancement du plan chlordécone I, de considérer qu’un unique registre aux Antilles donnait une couverture suffisante du territoire national. En effet, d’après la politique générale des registres, lorsqu’on a couvert environ 20 % du territoire et que l’on a vérifié, notamment par des liens avec les données de l’assurance maladie, que ce qu’on a couvert est représentatif de la population, on dispose de données suffisamment fiables. Néanmoins, le plan chlordécone I a entraîné la création d’un nouveau registre.

La Direction générale de la santé (DGS) a saisi l’Institut national du cancer le 12 novembre 2010 pour pérenniser les registres des cancers de Martinique et de Guadeloupe, afin de renforcer ces actions. L’Institut a évidemment répondu favorablement à cette saisine et a accompagné les deux registres dans leur qualification par le Comité national des registres. L’Institut finance les deux registres à hauteur de 78 %, les 22 % restants étant apportés par Santé publique France. Cela représente un effort d’environ 300 000 euros par an.

Pour finir, je dirai un mot sur l’incidence des cancers en général, et du cancer de la prostate en particulier, en Guadeloupe et en Martinique. Sur la période 2007-2014, avec toutes les nuances que j’ai apportées au sujet du dépistage, l’incidence des cancers de la prostate était de 173 pour 100 000 personnes-années en Guadeloupe et de 164 pour 100 000 personnes par an en Martinique. Sur la même période, le taux en France hexagonale était un peu inférieur à 89 pour 100 000 personnes par an. Ce taux varie beaucoup d’un département à l’autre : vous ne serez pas étonné, puisque je vous ai parlé d’un gradient Nord-Sud, si je vous dis qu’il est de 132 dans le Doubs et de 63 dans l’Aude. Ce serait donc une erreur de considérer le territoire de la métropole comme une donnée unique et stable.

L’incidence est plus forte en Guadeloupe et en Martinique qu’en France hexagonale, mais elle n’est pas différente de celle qui est observée dans les populations issues d’Afrique de l’Ouest dites afro-américaines aux États-Unis, afro-caribéennes et africaines résidant aux États-Unis. Les données sont très claires et proviennent de GLOBOCAN, l’outil développé par le CIRC. D’après ces comparaisons, les zones du monde où l’incidence est la plus forte sont le Michigan, la Géorgie, l’État de New York et le Delaware. Ensuite seulement vient la Martinique, avec un taux toujours très élevé. Ces données n’intègrent pas la Guadeloupe, mais on peut considérer qu’à très peu de choses près, la Guadeloupe et la Martinique se comportent de la même manière. Les chiffres baissent à mesure que l’on se dirige vers l’Ouest des États-Unis, mais ils restent très élevés, puisque l’incidence est de 143 à San Francisco.

Voilà ce que je voulais vous exposer dans mon propos liminaire. Nous sommes, l’un et l’autre, à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je vous remercie, messieurs, d’avoir répondu à notre convocation et de venir vous exprimer sur un sujet d’importance.

Pouvez-vous nous dire quels sont les travaux que l’INCa a menés et qu’il mène aujourd’hui sur les pathologies pouvant avoir un lien avec l’exposition aux produits phytopharmaceutiques et, plus précisément, sur les pathologies liées à l’exposition à la chlordécone ? Pouvez-vous nous dire, également, si ce sujet fait partie de vos priorités ?

M. Thierry Breton. Madame la rapporteure, je crois utile de vous exposer la manière dont nous procédons habituellement, car c’est un point extrêmement important. Nous soutenons des projets de recherche qui sont sélectionnés par un comité d’évaluation composé des meilleurs experts nationaux, voire internationaux, selon les sujets. Cela garantit la qualité des projets que nous finançons.

Entre 2007 et 2018, quatre projets relatifs au chlordécone ont été présentés par des équipes de recherche, dont trois portaient sur le cancer de la prostate parmi la population des Antilles. Malheureusement, ces projets n’ont pas été retenus par les comités de sélection et ils n’ont donc pas fait l’objet d’un financement. Le projet Madiprostate, sur lequel je pense que nous reviendrons, a fait l’objet d’un financement spécifique.

Nous finançons également depuis 2017, hors appel à projets et avec un effort de structuration, une base clinico-biologique actualisée sur la progression métastatique des cancers de la prostate en fonction des facteurs ethno-géographiques, qui doit nous permettre d’examiner la part des risques environnementaux et génétiques, l’influence du métabolisme et les comorbidités associées au vieillissement de la population.

Nous travaillons aussi avec nos homologues des autres agences, notamment avec Santé publique France, qui a constitué une cohorte rétrospective sur les exploitants et les salariés agricoles et leur exposition entre 1973 et 1993. Nous travaillons avec Santé publique France et l’ANSES sur la valeur du dosage du PSA dans le contexte clinique. Comme le professeur Ifrah l’a déjà indiqué, l’Institut finance aussi, depuis sa création en 2005, le registre de la Martinique, créé en 1983, et celui de la Guadeloupe, à hauteur de 300 000 euros.

Nous avons de multiples appels à projets qui concernent la biologie, la recherche clinique, la recherche interventionnelle, les sciences humaines et sociales et nous avons de quoi financer tous les types de recherche. Nous fonctionnons habituellement sur une logique d’appel à projets libres : cela signifie que les équipes de recherche sont libres de nous proposer leurs thèmes de recherche. Or la question du chlordécone n’a pas fait l’objet de propositions nombreuses : quatre seulement entre 2007 et 2018. Ce fonctionnement par appels à projets libres nous permet de laisser place aux questions que se posent les chercheurs, dès lors qu’ils les ont identifiées : nous laissons ainsi l’initiative entière aux scientifiques. C’est eux qui déterminent les questions qui doivent faire l’objet de travaux de recherche.

Nous finançons aussi de manière plus spécifique, lorsque le cas présente une difficulté particulière, des recherches hors appel à projets, sur les priorités qui sont les nôtres et que partagent nos autorités de tutelle. Ce fut le cas de Madiprostate.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez indiqué que, dans les appels à projets libres, vous laissez le choix des thèmes de recherche aux chercheurs. Pouvez-vous nous dire quelle est la proportion des appels à projets libres et des appels à projets que je qualifierai de dirigés ? Vous dites que vous avez des priorités : vous pouvez donc engager vous-mêmes des recherches, et vous ne semblez pas avoir de difficultés de financement.

M. Thierry Breton. Nous avons parfois des critères de sélection un peu restrictifs, mais nous pouvons financer tous les projets que le comité d’évaluation considère comme étant de qualité. Je n’ai pas en tête le pourcentage des appels à projets libres, mais ils constituent la très grande majorité des projets que nous finançons. Nous participons aussi à la structuration de la recherche, mais c’est une autre question, et nous soutenons des projets spécifiques dans un cadre très dérogatoire, qui fait l’objet d’une évaluation un peu moins exigeante – ça a été le cas de Madiprostate – pour répondre à des questions qui se posent, mais sur lesquelles nous ne recevons pas de propositions dans le cadre des appels à projets libres.

M. le président Serge Letchimy. M. le président Serge Letchimy. Le problème que nous avons avec la chlordécone, c’est qu’il faut identifier rapidement le mal, pour répondre dans des délais raisonnables à l’opinion publique et orienter les politiques. Cette affaire dure depuis des années. Or on a le sentiment que les études scientifiques ne sont pas réalisées dans des délais compatibles avec une prise de décision efficace. Le temps est trop long entre l’apparition du mal et ses conséquences, à savoir l’éventualité d’un cancer ou d’une autre pathologie. C’est pourquoi je souhaite connaître le nombre de projets « dirigés » que vous avez lancés en plus de Madiprostate qui, d’ailleurs, n’a pas abouti.

M. Norbert Ifrah. Lorsque nous lançons un appel à projets libres, nous signifions que nous avons un intérêt particulier pour certains sujets. Par exemple, lors de l’appel à projets en sciences humaines et sociales de 2017, nous avons précisé que nous avions un intérêt particulier pour la question de la chlordécone aux Antilles. Mais je répète qu’il ne s’agit pas de sujets imposés : nous signalons seulement que les projets de recherche portant sur ces questions seront examinés avec beaucoup d’intérêt.

Notre procédure est celle d’appels à projets libres et compétitifs, avec un jury international indépendant. Il arrive, lorsque la situation est très particulière, que nous organisions ce que nous appelons une mission. Il s’agit d’une procédure d’exception, à laquelle nous recourrons le moins souvent possible. La plus caricaturale est celle des registres qu’on appelle hors appels à projets, mais qui relèvent bien d’une mission. À titre exceptionnel, et sur décision du directoire de l’INCa, des décisions comme le lancement de Madiprostate ont pu être prises. Je répète que l’INCa ne travaille qu’avec des appels à projets compétitifs à jury international et, autant que possible, libres. En tout cas, c’est ainsi que les choses se sont passées jusqu’à présent. Peut-être cela changera-t-il avec les priorités que nous sommes en train de lancer pour l’après plan cancer III, dont nous discutons actuellement et sur lesquelles les ministres nous ont donné des recommandations. Mais, jusqu’à présent, tel a été le mode de fonctionnement demandé à l’Institut.

M. le président Serge Letchimy. Vous nous dites que la majorité des projets que vous financez sont issus d’appels à projets libres et que vous lancez peu de projets dirigés. C’est très important pour nous de le savoir. Vous dites aussi que la question du lien entre le chlordécone et le cancer de la prostate est une question qui vous intéresse. Mais il y a d’autres sujets importants liés à la chlordécone, comme les grossesses difficiles ou les accouchements prématurés. Or vous décidez très rarement de lancer des études ciblées sur de tels sujets.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez dit que vos appels à projets sont libres et évalués par un jury international. Cela signifie que vous ne ciblez pas spécifiquement les études relatives aux produits phytopharmaceutiques et, en l’occurrence, au chlordécone ?

M. Norbert Ifrah. Je répète que, lorsque nous lançons un appel à projet, nous indiquons que l’Institut portera un intérêt tout particulier à certains sujets qui importent au ministère des solidarités et de la santé et à Santé publique France, par exemple la cancérologie pédiatrique ou, comme nous l’avons fait en 2017 lors de l’appel à projets en sciences humaines et sociales, la chlordécone. Nos appels à projets sont libres par essence.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’aimerais revenir sur les études Karuprostate et Madiprostate. Que pensez-vous de l’étude Karuprostate et de ses résultats ? Fallait-il la dupliquer à la Martinique, et avec quel objectif ? Selon les informations recueillies par la commission d’enquête, l’INCa aurait financé l’étude préalable de Madiprostate en 2012, mais cette étude aurait été retardée en 2014. Le passage à la phase de déploiement aurait ensuite été rejeté par la présidente de l’INCa de l’époque, sans évaluation préalable par des experts. Cette évaluation aurait finalement eu lieu à la demande de la DGS, mais seule une synthèse en aurait été communiquée. Qu’avez-vous à répondre sur les raisons qui ont conduit à l’abandon de Madiprostate ?

M. Norbert Ifrah. On ne peut pas parler de Madiprostate sans parler d’abord de Karuprostate. Les deux sujets sont très liés et ont été travaillés de façon extrêmement coordonnée avec la DGS et les autres agences.

Une étude de type cas-témoins, Karuprostate, menée en Guadeloupe de 2004 à 2007, a suggéré que l’incidence du cancer de la prostate était plus élevée chez les hommes dont la concentration en chlordécone dans le sang est la plus forte, supérieure à 1 microgramme par litre, par rapport à ceux pour qui cette concentration est faible. Comme vous le savez, le cancer est une maladie d’une extrême complexité, plurifactorielle, et qui s’annonce sur la durée. En épidémiologie, une seule étude, même d’excellente qualité, ne constitue pas une preuve suffisante. Il faut un faisceau d’arguments d’études pluridisciplinaires concordantes pour lever les doutes. Il se trouve que cette étude, qui a été publiée dans un excellent journal, le Journal of clinical oncology, en juillet 2010, a apporté des éléments de suggestion, mais qu’elle avait aussi des limites. Je vais essayer de vous expliquer les choses simplement.

Pour rappel, l’incidence du cancer de la prostate croît avec l’âge et 85 % des diagnostics sont portés après 65 ans : c’est très important pour ce qui va suivre. Les causes de survenue du cancer de la prostate sont en grande partie inconnues mais, je le répète, certains facteurs sont bien identifiés.

M. le président Serge Letchimy. Pardonnez-moi : êtes-vous en train de nous donner les résultats de Karuprostate ou de reprendre votre analyse préalable ?

M. Norbert Ifrah. On ne peut pas interpréter les résultats de Karuprostate sans ce rappel.

M. le président Serge Letchimy. Mais vous nous avez déjà dit tout cela.

M. Norbert Ifrah. Je veux bien passer. Je vous dis simplement que l’étude Karuprostate est fondée sur une méthodologie de type cas-témoins réalisée en Guadeloupe. Elle compare un groupe de personnes atteintes de la maladie, les cas, à un groupe de sujets qui en sont indemnes, les témoins.

Ce type d’étude est très sensible à plusieurs biais, notamment au biais de sélection. Pour qu’une étude soit performante, les deux groupes doivent être comparables. L’équipe a inclus plus de 600 patients et autant de témoins et elle a fait le mieux possible, mais les groupes ne sont comparables ni sur le critère d’âge ni sur celui des facteurs de risques classiques de survenue d’un cancer de la prostate.

L’âge moyen des malades est de soixante-six ans alors que celui des témoins est de soixante ans – ce qui est très inférieur à l’âge médian de survenue de ce cancer. En outre, il y a davantage d’antécédents familiaux de cancer de la prostate chez les patients – 24 % – que chez les témoins. Il y a plus de personnes obèses chez les malades que chez les témoins : 45 % contre 30 %. Il y a aussi davantage de cas que de témoins à avoir adhéré à une proposition de dépistage par le PSA : 50 % contre 13 %. Je ne fais là que citer l’article.

L’association entre l’exposition à la chlordécone et le cancer de la prostate a été trouvée plus forte chez les hommes qui avaient des antécédents familiaux de cancer de la prostate et aussi – ce qui reste inexpliqué à ce jour – chez les gens qui avaient quitté les Antilles pour un pays occidental pendant au moins un an : le odds ratio, c’est-à-dire le risque, est 2,7 fois plus élevé pour les personnes qui ont quitté cette zone à risque. Certains faits observés demeurent sans explication, ce qui est d’ailleurs signalé par les auteurs eux-mêmes, très honnêtement, dans cet excellent travail. Pourquoi ce risque est-il près de trois fois plus élevé chez les personnes qui avaient quitté la Guadeloupe pendant une durée significative que chez celles qui étaient restées exposées sans discontinuer à la chlordécone ?

Les auteurs suggèrent un lien de causalité entre la survenue du cancer de la prostate et l’exposition à la chlordécone. Bien entendu, monsieur le président, l’article est à votre disposition et je peux vous l’envoyer si vous le souhaitez. De toute façon, je pense qu’il est désormais en accès libre sur internet. Les auteurs écrivent : « En tenant compte de la plausibilité biologique, les résultats suggèrent lexistence dune relation causale entre lexposition à la chlordécone et le risque de survenue dun cancer de la prostate. Cette association pourrait être influencée par le patrimoine génétique individuel ainsi que par des facteurs environnementaux tels que lalimentation et le mode de vie. »

Il convient aussi de noter que l’hypothèse initiale de ce travail, selon laquelle les effets cancérogènes du chlordécone seraient plus importants chez des individus porteurs de variants fonctionnels du gène de la chlordécone réductase, n’a pas été confirmée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la présidente de l’INCa avait accepté de faire une deuxième étude, cette fois à la Martinique, afin de capitaliser sur l’excellent travail effectué mais en essayant d’avoir des populations de malades et de témoins comparables. Quand les deux populations ne sont pas comparables, il est extrêmement difficile d’interpréter les sujets d’intérêt.

Comme nous vous l’avons dit, l’INCa ne finance normalement que des études sélectionnées par des appels à projets compétitifs, avec un comité d’évaluation. La procédure hors appel à projets est exceptionnelle. C’est donc eu égard à l’enjeu et aussi à la sollicitation de la DGS, dès novembre 2010, que l’INCa a décidé de donner suite à cette demande dérogatoire, sous réserve d’une confirmation de la validité méthodologique de cette étude par un collège d’experts évidemment indépendants de l’INCa. Pour avancer sur les questions, il fallait que les biais construits dans la première étude disparaissent dans la deuxième.

Entre 2002 et 2014, l’INCa a donc financé l’étude de faisabilité Madiprostate de Luc Multigner afin d’étayer de manière statistiquement robuste ce qui devait ensuite être conforté par des données biologiques explicatives car les études épidémiologiques montrent un lien statistique et non pas un lien de causalité. Sur un plan statistique, on peut établir un lien entre les doigts jaunes et le cancer du poumon. Or on sait bien que ce ne sont pas les doigts jaunes qui donnent le cancer du poumon mais une autre cause qui est commune à ces deux constats. D’où l’importance de dépasser un mécanisme statistique pour rechercher un mécanisme explicatif.

Le collège d’experts a demandé la réalisation d’une étude de faisabilité préalable afin de s’assurer que les modalités de recrutement des cas et des témoins, ainsi que le questionnaire de l’étude, permettraient d’avancer sur le sujet en complétant les résultats de l’étude Karuprostate.

L’INCa a accepté de soutenir financièrement cette étude de faisabilité pour un montant de 215 000 euros, conforme à la demande de l’équipe afin de financer le déploiement de cette étude Madiprostate si les experts rendaient un avis positif. En mars 2012, 195 000 euros ont été versés, la remise du rapport final étant prévue en mars 2013. Pour rappel, le budget total de l’étude demandé par l’équipe de chercheurs, en incluant cette phase de faisabilité, était d’un peu plus de 1,2 million d’euros.

Il se trouve que Luc Multigner n’a pas pu réaliser cette étude de faisabilité au cours de l’année 2012, comme prévu aux termes de la convention, pour des raisons qu’il vous a expliquées, je le sais, et dont nous avons eu l’occasion, lui et moi, de parler. Il a demandé une prolongation d’une année et l’INCa qui lui a répondu positivement, lui laissant ce délai supplémentaire pour effectuer le travail.

En avril 2014, le docteur Multigner a remis son rapport sur l’étude de faisabilité, en demandant le déploiement de cette étude. Toutefois, le rapport n’a pas convaincu le collège d’experts. À cela s’ajoute un engagement des dépenses très inférieur à ce qui avait été fourni : sur les 215 000 euros accordés, seulement 81 000 euros avaient été engagés. Nous pourrons revenir en détail sur ces éléments car nous en avons une chronologie extrêmement fine et complète et nous disposons d’une copie des courriers.

Sur la base de ces éléments, l’INCa a proposé à la DGS de ne pas soutenir financièrement le déploiement de l’étude Madiprostate telle qu’inscrite. Pourquoi ? Parce que les experts sollicités pour évaluer le projet et l’enquête de faisabilité se sont accordés à dire que le coordonnateur n’avait pas suffisamment pris en compte leurs recommandations méthodologiques, que l’enquête ainsi construite reproduirait strictement les résultats de Karuprostate et ne permettrait pas d’avancer.

M. le président Serge Letchimy. Veuillez m’excuser mais il me semble que vous ne répondez pas à la question très précise de Mme la rapporteure. Vous parlez des conclusions de l’enquête préalable, qui ont été soumises aux experts. Pour notre part, nous parlons de l’étude Madiprostate qui, elle, n’a pas été soumise aux experts, comme en témoigne une lettre de Mme Buzyn, datée du 27 janvier 2014 : « Après lecture de votre rapport, j’ai le regret de vous informer que je ne le soumettrai pas au collège d’experts. » Ce sont les conclusions postérieures de l’analyse préalable qui ont été soumises au collège d’experts et non pas le contenu de l’étude.

Pour quelle raison Mme Buzyn s’est-elle dispensée de l’avis des experts pour pouvoir arrêter cette étude ? Ensuite, lorsque M. Multigner rend ses conclusions, dans des conditions très difficiles, Mme Buzyn lui répond : « Je vous confirme, par la présente, la décision que vous ne disposez pas de fonds supplémentaires. »

Il y a donc deux décisions distinctes. Par la suite, des experts ont d’ailleurs été très étonnés de ne pas avoir le contenu des analyses effectuées au préalable, au moment du dépôt de la demande de Madiprostate.

M. Thierry Breton. Monsieur le président, je crains que vos informations ne soient partielles.

M. le président Serge Letchimy. Ah bon. Expliquez-moi. Je suis très ouvert et très attentif.

M. Thierry Breton. En janvier 2014, le courrier signé par présidente de l’époque, Agnès Buzyn, notifie que les éléments fournis sont insuffisants pour évaluer la pertinence scientifique du déploiement de l’étude – c’est ce que vous avez repris. Ce courrier invite aussi le docteur Multigner à apporter les éléments nécessaires à la prise de décision avant le début du mois d’avril.

En janvier 2014, nous avons informé la DGS de l’avancée des travaux, indiquant qu’en cas d’évaluation négative par les experts, l’INCa ne pourrait pas soutenir financièrement le déploiement. Le 20 mars 2014, le docteur Multigner a apporté des éléments complémentaires sur l’inclusion des témoins, réalisée au premier trimestre 2014. Le 1er avril 2014, le rapport final a été transmis par le docteur Multigner avec le rapport financier. En avril 2014, l’ensemble des documents, dont le rapport final du docteur Multigner demandant le déploiement de l’étude, a été transmis pour avis aux experts.

C’est ce que nous avons dans nos dossiers. Pour nous, aucune décision n’a été prise autrement que sur la base d’avis des experts.

M. le président Serge Letchimy. Mon propos n’est pas polémique mais, en tant que président de cette commission, je vous ferais remarquer que l’étude Karuprostate a été commandée en 2010, c’est-à-dire il y a neuf ans. Franchement, pour une question aussi importante… Vous avez certes lancé l’étude KP Caraïbes, qui se déroulera en Martinique, pour compléter Karuprostate, mais neuf ans se sont écoulés avant cette décision.

Vous dites que les antécédents familiaux jouent un rôle énorme. Ces antécédents familiaux comprennent l’origine ethnique, et vous nous avez donné l’exemple de certaines villes américaines où il faudra tenir compte de la proportion respective des Noirs, des Blancs et des Chinois pour comprendre ce qui se passe. En Martinique et en Guadeloupe, les gens ont des antécédents familiaux précis – ils sont d’origine africaine – tout en vivant dans un environnement qui n’a pas changé depuis des années et où sont employés des pesticides de toute nature, notamment depuis le développement de la culture de la banane dans les années 1950-1960. Si vous accordez une grande importance à l’origine familiale sans donner une importance méritée à l’environnement, ne prenez-vous pas des orientations scientifiquement non justifiées ? Ne pensez-vous pas que vous allez un petit peu loin ?

M. Norbert Ifrah. Je ne pense pas aller un petit peu loin, monsieur le président, puisque ce sont des données internationales qui ne sont pas spécifiques à la Martinique. Le principal facteur statistique de risque de cancer de la prostate pour un individu est que cette maladie ait touché son père ou un membre de sa fratrie. Ce n’est pas spécifique à la Martinique, c’est le cas général. Les éléments initiaux, que je vous ai donnés sur le cancer de la prostate, sont les éléments généraux, ceux qui sont enseignés à tous les étudiants en médecine.

M. le président Serge Letchimy. Quelle que soit l’origine ?

M. Norbert Ifrah. Mais oui !

M. le président Serge Letchimy. Mais vous avez ajouté l’origine ethnique. On peut avoir un antécédent familial tout en étant Blanc. L’origine ethnique s’ajoute à l’antécédent familial.

M. Norbert Ifrah. Sur le plan mathématique, les tests multivariés permettent de savoir si des facteurs sont liés ou indépendants. Ce problème mathématique archiconnu a été publié au début des années 1970 et il est utilisé partout. Dans le cas qui nous occupe, les deux facteurs sont partiellement indépendants. Ils sont suffisamment indépendants pour être annoncés séparément.

Prenons un exemple dans ma spécialité, la leucémie aiguë : le risque est plus élevé pour les malades âgés et ceux qui ont plus de 30 000 globules blancs au moment du diagnostic. Les malades âgés étant aussi ceux qui ont plus de 30 000 globules blancs, on pourrait en conclure qu’il s’agit d’un seul et unique facteur. En fait, ils sont quand même séparés. Ils sont partiellement redondants mais les résultats d’un test multivarié montrent qu’ils sont, l’un et l’autre, signifiants.

M. le président Serge Letchimy. Le professeur Multigner indique que les récidives sont trois fois supérieures quand la personne est en contact avec des terrains pollués, dans une zone où les sols sont contaminés par le chlordécone. Qu’en pensez-vous ? Au passage, j’indique que deux chiffres circulent : Luc Multigner et Santé publique France parlent de 500 cas pour 100 000 habitants là où vous citez le nombre de 173 cas.

M. Norbert Ifrah. Nous sommes totalement d’accord sur les chiffres. Il y a environ 550 cancers de la prostate par an en Guadeloupe et 540 en Martinique, ou l’inverse, peu importe. Quand on parle de 173 cas pour 100 000 habitants, c’est le chiffre standardisé au niveau mondial. Les deux données ne sont pas comparables. Les chiffres standardisés au niveau mondial ont un intérêt : ils permettent de comparer les résultats, quels que soient les pays, en faisant abstraction de l’âge, des conditions socio-économiques et autres. Ce sont des données épidémiologiques générales.

M. le président Serge Letchimy. Début 2019, Luc Multigner a dit que le risque de récidive était trois fois plus élevé pour une personne vivant dans une zone polluée au chlordécone. Partant de là, dans 10 à 40 cas sur 173, le cancer de la prostate pourrait être lié à l’environnement pollué au chlordécone. Le professeur Multigner l’a dit et écrit. Vous avez certainement validé ces écrits, notamment dans la partie de ses travaux sur la récidive du cancer de la prostate.

M. Norbert Ifrah. Je crois qu’il y a une méprise sur les chiffres. De toute façon, il dit qu’il a effectué ce calcul sur un coin de table.

M. le président Serge Letchimy. C’est vrai.

M. Norbert Ifrah. J’y reviendrai parce que ce travail est extrêmement difficile à faire. Avec son calcul, il estime que 30 ou 40 cas sur les 550 – et non pas sur les 173 – pourraient être liés à une surexposition à la chlordécone.

À partir de la même étude, il a publié un autre papier portant sur l’évaluation du risque de récidive après prostatectomie totale. Sans entrer trop finement dans le détail de ce papier publié très récemment dans The International Journal of Cancer, on peut en retenir la donnée suivante : le taux de récidive chimique, mesuré par l’élévation du PSA, est de 28,5 % dans sa population alors que l’on s’attend à un taux de 20 % à 40 % dans la littérature mondiale.

Après trois lectures de cet article, je n’ai pas réussi à savoir s’il avait ou non exclu les malades qui n’avaient pas pu bénéficier d’une chirurgie complète. Or si l’on vous laisse du tissu tumoral, la réapparition du PSA est obligatoire. Le PSA est un mauvais critère de dépistage en population générale. En revanche, c’est un bon critère de suivi d’une maladie déjà connue.

Autre élément : il a enlevé entre 18 % et 20 % des malades qu’il avait criblés. Il l’a sûrement fait pour d’excellentes raisons mais j’aurais bien aimé savoir comment se comportent les 20 % de malades qu’il n’a pas pu analyser, par rapport aux facteurs de risque.

Enfin, le chlordécone persiste dans le corps pendant six mois. Or Luc Multigner n’a effectué qu’un seul dosage du chlordécone, avant le geste chirurgical. Comment peut-on dire que cet unique dosage reflète l’exposition du malade durant sa vie entière ou même pendant sept ou huit ans ? Je ne sais pas.

Luc Multigner a effectué un excellent travail pour chercher à creuser des pistes. Résout-il tous les problèmes ? Non. Est-ce de sa faute ? Non. Je le répète, il a deux populations qui ne sont pas strictement comparables. Il a fait extrêmement bien, le mieux possible, ce qu’il pouvait faire avec les outils dont il disposait.

Vous nous avez demandé ce que nous faisions. Nous avons réuni, à la demande de la DGS et en accord avec elle, un collège d’experts international du plus haut niveau pour essayer de définir les essais et les travaux qui permettraient de répondre à cette question existentielle qui est la même depuis dix ans : quel est le risque attribuable ? Je suis aussi impatient que vous d’avoir la réponse à cette question, croyez-le. Nous savons, par exemple, que 8 000 des 52 000 de cancers du sein détectés en France sont liés à l’alcool.

Avons-nous les moyens de repérer le lien potentiel entre le cancer de la prostate d’un individu et le chlordécone ? Actuellement, nous n’avons pas trouvé. D’ailleurs, dans l’étude Karuprostate, les taux de chlordécone ne sont pas très différents entre le groupe des malades et celui des témoins. Cela étant, je vous rappelle que ces taux n’ont été mesurés qu’une seule fois et qu’ils ont été considérés comme représentatifs de l’exposition durant la vie entière – je vous incite à revoir l’article. Ces taux ne sont pas très différents parce que, malheureusement, tout le monde – près de 95 % de la population – est exposé. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’études de cohorte sur ce sujet.

Je ne sais pas si je vous ai répondu, monsieur le président.

M. le président Serge Letchimy. Pas de manière satisfaisante, mais ce n’est que mon point de vue. Je vais laisser la parole à notre collègue Hélène Vainqueur-Christophe.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Revenons sur l’arrêt de l’étude Madiprostate. Le professeur Multigner, que nous avons reçu, semble dire que son rapport préalable n’a pas été soumis au collège d’experts. Comme nous avons des éléments discordants sur ce point, monsieur le président, il faudrait que vous puissiez vraiment faire la lumière : ce rapport a-t-il été ou non soumis à un collège d’experts ? Nous avons un courrier de la présidente de l’époque, dans lequel elle dit très bien qu’elle ne soumettra pas le rapport au collège d’experts. Il faudra faire le point très précisément.

S’agissant de la classification du chlordécone par le CIRC, vous dites qu’elle a été redemandée – j’imagine que c’est par vos services. Depuis quand ? À titre personnel, pensez-vous que le chlordécone devrait être classé dans le groupe 2B ou dans le groupe 1 ?

Nous sommes face à un problème de santé publique majeur aux Antilles. Or nous nous rendons compte que s’il n’y avait pas eu une équipe de chercheurs intéressée par la problématique – l’INSERM Guadeloupe –, nous n’aurions eu aucune étude sur ce sujet puisque ce sont des appels à projet libres. Vous indiquez d’ailleurs qu’il n’y a pas eu forcément de réponse au dernier appel à projets libre.

Je ne comprends pas l’attitude de la DGS. Nous voyons les limites de Karuprostate, l’absence de nouvelles études pour corroborer ces premiers résultats, la difficulté à former des cohortes particulières sur un petit territoire où tous les habitants sont imprégnés de chlordécone. Pourquoi l’État n’a-t-il pas lancé de vraies études pour aller plus loin dans la connaissance du phénomène et pour déterminer quelle est la part de ces cancers de la prostate ou autres qui est imputable au chlordécone ?

Mme Cécile Rilhac. Dans l’étude, le groupe de témoins et le groupe de malades appartiennent bien tous les deux à la population guadeloupéenne, n’est-ce pas ? Le taux de chlordécone risque donc d’être le même. Pourquoi n’a-t-on pas envisagé d’avoir des groupes de témoins hexagonaux ?

M. le président Serge Letchimy. Qui choisit le groupe de témoins ? Vous avez indiqué que les âges des deux groupes n’étaient pas comparables. Qui choisit les groupes ?

M. Norbert Ifrah. Le coordinateur de l’étude.

M. le président Serge Letchimy. Le coordonnateur a donc choisi pour le groupe de témoins des gens qui ne correspondent pas à la structure du groupe de malades.

M. Norbert Ifrah. J’imagine qu’il a eu beaucoup de mal à le constituer, d’autant plus qu’il n’y avait pas encore de registre en 2004-2007.

M. le président Serge Letchimy. La question de Cécile Rilhac est pertinente. Pourquoi n’avoir pas choisi un groupe de témoins différent pour avoir une bonne comparaison ?

M. Norbert Ifrah. Avant de passer la parole à Thierry Breton sur la chronologie de Madiprostate, puisque vous le réinterrogez sur ce point, je vais vous redonner quelques éléments concernant l’aspect médical du refus de la prolongation de cette étude en l’état.

L’étude Karuprostate a été financée par le programme hospitalier de recherche clinique – PHRC – en 2004, c’est-à-dire sur fonds de l’État, à la suite d’un appel à projet compétitif. Ces sujets-là étaient regardés de près, ne l’oublions pas. C’était évidemment une préoccupation de l’État.

Karuprostate comparait deux populations – des malades et des témoins – qui étaient toutes les deux exposées puisque tout le monde l’est en Guadeloupe. Par malchance, les deux populations n’étaient pas comparables en ce qui concerne certains facteurs de risque majeurs de cancer de la prostate, le plus important étant l’âge. Alors que l’âge médian d’apparition du cancer de la prostate se situe vers soixante-sept ou soixante-huit ans, en tout cas après soixante-cinq ans, la population des témoins avait soixante ans. En ce qui concerne les antécédents familiaux, il y avait aussi un déséquilibre entre les malades et les témoins.

L’analyse n’en a été que plus difficile et, en outre, elle a fait apparaître des éléments que nous ne savons pas expliquer et dont M. Multigner a fait très loyalement état. Ce qui ressort peut-être le mieux dans son étude, c’est que les malades qui ont quitté la zone d’exposition pour aller dans un pays occidental, probablement les États-Unis, s’extrayant ainsi de la zone à risque, sont ceux qui ont été les plus touchés par le cancer de la prostate.

Nous n’avons donc pas tout expliqué avec Karuprostate. Avec une étude cas-témoins, on essaie de voir s’il y a un lien statistique à explorer, à confirmer et à développer ensuite au moyen d’une étude biologique.

M. Thierry Breton. Il ne faudrait pas que nos discussions soient mal interprétées et qu’elles conduisent à penser que nous avons un manque d’intérêt pour ces questions. Nous nous sentons très concernés et, si vous le permettez, je vais donner la chronologie du dossier Madiprostate pour éclairer ce qui a été fait.

D’une manière générale, notre mission est de travailler pour la santé de tous et partout, en France hexagonale ou dans les Antilles. C’était l’une des actions et un point important du troisième plan cancer qui a été arbitré en 2013 et en 2014. Nous sommes allés au-delà puisqu’en 2014, à la demande de la présidente de l’institut, nous avons mis en place une feuille de route pour compléter les actions menées aux Antilles, à la Réunion et dans tous les départements.

Je tenais à dire que nous nous sentons très concernés car nos réponses pourraient donner le sentiment que peu a été fait. En réalité, des choses ont été faites et je vais essayer de vous les donner à voir même si, comme l’a dit le président Ifrah, nous devons trouver la façon de répondre scientifiquement à la question. C’est ce que nous cherchons à faire car c’est le rôle de l’INCa.

Monsieur le président, puis-je faire la chronologie du dossier Madiprostate ?

M. le président Serge Letchimy. Nous avons cette chronologie, mais je vous propose d’en donner une version synthétique car il est bon que l’opinion publique vous entende.

M. Thierry Breton. Il importe d’avoir à l’esprit le fait que le dossier commence en novembre 2010. À l’époque, il n’est déjà pas certain que le projet va passer le cap de l’évaluation du PHRC, pour des raisons de méthodologie. La DGS et l’INCa considèrent que ce sujet est prioritaire mais, en fait, nous sommes sûrs que le protocole ne passera pas l’évaluation. Nous le faisons donc évaluer par quatre experts indépendants.

En janvier 2011, les experts s’accordent à considérer qu’il est important de chercher à savoir s’il existe un lien entre le cancer de la prostate et l’exposition au chlordécone et qu’il est nécessaire de mettre en place des études épidémiologiques. Des précisions sont néanmoins demandées au porteur du projet, le docteur Multigner. Le 16 mars 2011, ce dernier précise que le protocole initial, transmis à la DGS à l’INCa, n’était qu’un résumé.

Le 31 mars 2011, le collège d’experts effectue une nouvelle évaluation sur la base des réponses apportées par le docteur Multigner. Ces réponses conviennent dans l’ensemble mais des éléments restent encore à préciser, notamment en ce qui concerne les modalités de sélection des cas et des témoins. Nous voyons bien que c’était l’une des difficultés initiales – méthodologique et sans doute technique – du coordonnateur. Les experts préconisent le financement d’une phase pilote afin de s’assurer des modalités de recrutement des cas et des témoins et de tester le questionnaire.

Le 8 juin 2011, l’INCa envoie un courrier au docteur Multigner pour lui notifier l’accord de financement – en dehors des modalités habituelles de sélection – d’une phase pilote de son projet sur douze mois et, si cette étape est concluante, du déploiement du projet Madiprostate. En 2011, nous nous engageons donc sur la totalité du processus mais en prévoyant une étape qui constitue, en quelque sorte, une clause de revoyure destinée à nous assurer que la méthodologie est probante. Quoi qu’il en soit, l’engagement englobe le déploiement.

Le 15 décembre 2011, le dossier complet est déposé et la subvention est octroyée : 215 000 euros sont accordés et 194 000 euros sont versés au docteur Multigner. À sa demande, en janvier 2013, la signature d’un avenant à la convention de subvention lui permet de prolonger l’étude de faisabilité d’une année supplémentaire puisqu’il n’avait pas eu le temps de l’effectuer dans les délais initialement prévus. Le rapport est attendu pour le 1er juillet 2014.

Le 31 décembre 2013, il nous adresse un rapport intermédiaire indiquant que trente-huit cas ont été inclus et qu’il n’y a eu aucune difficulté dans la passation des questionnaires. L’inclusion des témoins ne débute qu’en janvier 2014.

Le 27 janvier 2014, l’INCa envoie au docteur Multigner un courrier lui notifiant que les éléments sont insuffisants pour évaluer la pertinence scientifique du déploiement de l’étude. En fait, le docteur Multigner n’a pas rendu un rapport complet sur cette étude de faisabilité. Dans ce même courrier, l’INCa l’invite à apporter les éléments nécessaires à la prise de décision pour le début du mois d’avril 2014. Ce même 27 janvier 2014, l’INCa envoie à la DGS un courrier pour l’informer de l’avancée des travaux et pour confirmer qu’en cas d’évaluation négative, le déploiement ne serait pas engagé.

Le 20 mars 2014, le docteur Multigner apporte des éléments complémentaires sur l’inclusion des témoins. Le 1er avril, il remet son rapport final qui fait état d’une dépense de 80 000 euros au total, ce qui n’a pas d’incidences particulières mais qui est inférieur à ce qui était prévu. Ce rapport final est transmis aux experts.

En mai 2014, les experts rendent leur évaluation de l’étude de faisabilité. Ils concluent à l’impossibilité de répondre à la question posée avec le protocole proposé par le docteur Multigner dans son rapport final.

M. le président Serge Letchimy. Le rapport final que vous évoquez, ce n’est pas le rapport de l’étude Madiprostate. Pour vous, ce rapport préalable est le rapport final.

M. Thierry Breton. Non.

M. le président Serge Letchimy. Vous laissez entendre que Madiprostate a fait l’objet d’un rapport final.

M. Thierry Breton. Ce rapport final est celui de l’étude de faisabilité.

M. le président Serge Letchimy. Oui, nous ne parlons pas de la même chose !

M. Thierry Breton. En 2011, nous nous sommes engagés dans un processus qui prévoyait une étape intermédiaire destinée à nous assurer que le protocole proposé par le docteur Multigner répondrait à la question posée car, comme le professeur Ifrah l’a indiqué, nous avions des interrogations et des difficultés concernant l’étude Karuprostate. Nous sommes allés jusqu’au bout de cette étude de faisabilité. Quand je parle du rapport final, je fais référence à celui qui porte sur cette étude de faisabilité.

M. le président Serge Letchimy. Très bien ! Il vaut mieux le dire clairement parce que vous donniez le sentiment que l’étude Madiprostate avait été réalisée.

M. Thierry Breton. C’est bien le rapport final énonçant les conditions de faisabilité de l’étude qui a été transmis aux experts. Il a fait l’objet d’une évaluation par quatre experts indépendants, qui ont tous conclu à l’impossibilité, pour le protocole proposé, de répondre à la question scientifique posée.

M. le président Serge Letchimy. Ce n’étaient pas les mêmes experts que ceux qui avaient étudié le premier dossier ?

M. Thierry Breton. Si, ce sont les mêmes.

M. le président Serge Letchimy. Je reviens à la question posée par Hélène Vainqueur-Christophe sur la demande de classement de la molécule par le CIRC.

M. Norbert Ifrah. Le classement en 2B date de 1979. J’ai écrit à la directrice générale du Centre international de rechercher sur le cancer en revenant du colloque à la Martinique pour lui demander de remettre à jour cette monographie. Elle m’a répondu il y a quelques semaines que cela entrait dans la liste des missions acceptées mais avec une low priority, c’est-à-dire qu’il ne faut pas s’attendre à ce que cela soit fait dans les deux ans. Je ne peux que la solliciter : c’est le Centre international de recherche sur le cancer, émanation de l’Organisation mondiale de la santé, qui décide.

Par ailleurs, et à la demande de la direction générale de la santé, nous avons réuni un collège d’experts internationaux du plus haut niveau pour répondre à la question centrale du risque attribuable ; il s’est réuni à deux ou trois reprises. S’agissant d’un collège international, j’ai organisé avec ses membres un comité d’appui pour transposer ces questions d’intérêt à la situation en Martinique et Guadeloupe. J’ai transmis l’ensemble très détaillé et chiffré des projets retenus par le collège international à la direction générale de la santé pour qu’ils soient pris en compte dans le prochain plan chlordécone. Toutes les études proposées sont en effet centralisées et analysées par la direction générale de la santé, en coordination avec la direction générale des outre-mer, pour éviter que deux études extrêmement proches soient demandées par deux personnes différentes. Les commentaires que j’ai pu faire sur les études sont évidemment partagés par ces plus grands experts mondiaux.

M. le président Serge Letchimy. Nous n’avons toujours pas de date pour la demande de classement.

M. Norbert Ifrah. Au vu de l’étude Multigner, et en dépit de l’absence de preuves biologiques, il serait raisonnable que le Centre international de recherche sur le cancer classe le chlordécone en 2A.

M. le président Serge Letchimy. Très bien !

M. Norbert Ifrah. C’est probable mais ce n’est pas moi qui le déciderai.

M. le président Serge Letchimy. En 1968, il était classé en A, puis a été classé en B en 1979 pour permettre l’obtention d’une autorisation en 1981. Si vous le reclassez en A, ce serait une bonne nouvelle pour la suite.

M. Norbert Ifrah. Ce n’est pas moi qui le ferai mais le CIRC.

M. le président Serge Letchimy. Mais vous êtes dans la boucle : tant mieux si vous le reclassez en 2A !

Mme la rapporteure. Monsieur le professeur Ifrah, vous me voyez ravie de vous entendre dire qu’il faudrait classer en 2A le chlordécone. En Guadeloupe et en Martinique, nous pensions que l’étude Madiprostate avait été arrêtée du fait de problèmes financiers. Or vous venez de faire état d’un document affirmant que l’étude Karuprostate souffrait d’un problème de méthodologie, raison pour laquelle l’étude Madiprostate n’avait pas été réalisée. Est-ce bien cela ?

M. Norbert Ifrah. Oui : l’étude Madisprostate était en train de reproduire les mêmes difficultés méthodologiques de recrutement, quels que soient les efforts déployés par Luc Multigner et ses équipes. Les experts, suivis par mon prédécesseur, ont donc indiqué que cette étude n’apporterait rien de plus et ont recommandé de l’arrêter. Les quatre rapports sont là pour le prouver, et ils sont unanimes.

Mme la rapporteure. Vous affirmez qu’il eût fallu classer le chlordécone en 2A et que Santé publique France a publié un document affirmant que 95 % de la population était imprégnée ; jusque-là, nous sommes d’accord. Vous avez précisé que l’INCa répondait habituellement à des appels à projets compétitifs mais que, eu égard à l’enjeu, vous avez donné suite à cette demande dérogatoire, même si elle n’a pas été finalisée : est-ce bien cela ?

M. Norbert Ifrah. Exactement ! Nous avons donné suite par une procédure exceptionnelle, hors appel à projets, à la demande Madiprostate car nous étions sûrs qu’elle ne passerait pas le seuil très exigeant du jury d’un programme hospitalier de recherche clinique ; or nous souhaitions que cette étude soit menée. Il y a eu une mésentente parce que les experts ayant accompagné la définition de l’étude ont remis un premier rapport recommandant des modifications afin que l’étude ait plus de chances de passer. Puis, une fois l’étude initiale rendue, quatre experts de très haut niveau – je crois que ce sont les mêmes mais je peux me tromper – ont évalué le projet initial et ont dit non : non seulement l’étude était en train de reproduire les mêmes erreurs méthodologiques, mais elle ne tenait pas compte des zones d’exposition et de surexposition, notamment professionnelles. Il serait vraiment dommage de mener une deuxième étude reproduisant les mêmes erreurs.

Mme la rapporteure. Selon vous, pour qu’un classement lie la pollution au chlordécone au cancer de la prostate en Guadeloupe et en Martinique, il eût fallu une étude statistique et ensuite une étude biologique. C’est bien cela ?

M. Norbert Ifrah. Plusieurs études statistiques, une seule étude statistique ne suffisant pas habituellement, et plusieurs études biologiques explicatives. Par exemple, la chlordécone fonctionne un peu comme un œstrogène ; c’est ce que l’on appelle un « œstrogène like ». Il se trouve que les œstrogènes, en tout cas les anti-androgènes, constituent un traitement du cancer de la prostate. Sur le plan biologique, cela reste un peu mystérieux pour moi : comment ce qui est habituellement un traitement pourrait-il être le déclencheur ? Je fais surveiller de très près l’incidence des cancers du sein à la Martinique et à la Guadeloupe, parce que je comprends le lien avec les œstrogènes ; mais je ne comprends pas, biologiquement, le lien avec le cancer de la prostate. Tous les travaux biologiques présentés au colloque de la Martinique donnaient des résultats complètement différents d’un essai à l’autre. À ce jour, je n’ai pas trouvé d’explication biologique et personne au sein du colloque n’est parvenu à établir un modèle biologique cohérent.

En revanche, même si le nombre de cancers du sein en Martinique et en Guadeloupe est inférieur de 40 % à celui de l’Hexagone, je le fais surveiller de très près, sur la durée, en finançant des registres. Sur le plan intellectuel, il y a un doute, mais nous n’avons pas de réponse.

Qu’on ne se trompe pas : l’étude Multigner est la meilleure étude possible. Évoquer ses limites d’interprétation ne remet pas en cause la qualité de cette étude, qui est la plus grande étude cas-témoins existant à ma connaissance. À mon avis, il serait cohérent que le Centre international de recherche sur le cancer classe le chlordécone en 2A mais, étant celui qui demande, je ne serai évidemment pas au tour de table de la décision : c’est un jury extérieur qui décidera.

Mme la rapporteure. Vous avez pointé les limites de l’étude du professeur Multigner : quelles études faudrait-il lancer ? Les populations dans ces territoires sont restées dans le non-dit, dans le silence pendant très longtemps : est-il envisageable de donner une suite aux études du professeur Multigner afin d’obtenir le classement en 2A et d’indemniser les victimes de la pollution au chlordécone ?

M. Norbert Ifrah. Ces études sont faisables : la liste des essais très détaillés que j’ai transmise à la direction générale de la santé explique comment on peut, notamment en s’appuyant encore mieux sur les institutions, sur les registres,…

M. le président Serge Letchimy. Que manque-t-il pour que ces études soient réalisées ? De l’argent ? Des décisions ?

M. Norbert Ifrah. Je pense vraiment qu’elles seront dans le plan chlordécone IV.

M. le président Serge Letchimy. Quel est le processus ? Ces études seront-elles des appels à projet libres ou des décisions de lancement d’études dites exceptionnelles ou dérogatoires ? Que faudrait-il pour que ces études soient réalisées dans des délais compatibles avec la gravité de la situation ?

M. Norbert Ifrah. Il faut qu’elles soient inscrites dans le plan chlordécone à venir : c’est comme cela que nous le présentons. Ce sont la direction générale de la santé et la direction générale de l’outre-mer qui prendront la décision. Pour notre part, nous avons proposé un schéma validé par les plus grands experts internationaux, avec une étude détaillée expliquant comment répondre à cette question, mais je ne suis pas le porteur du plan chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Nous avons déjà décelé le caractère extrêmement éclaté du processus de décision : un mal existe mais 50 000 personnes décident en même temps !

La question de ma collègue Hélène Vainqueur-Christophe est essentielle : avez-vous déposé un dossier pour un nouveau classement ?

M. Norbert Ifrah. Non seulement je l’ai déposé, mais j’ai obtenu une réponse positive : oui, il sera évalué. Toutefois, ils ne l’ont pas classé en haute priorité : il ne faut donc pas s’imaginer que cela sera fait avant deux ans.

M. le président Serge Letchimy. Nous voulons ce dossier et la réponse !

M. Norbert Ifrah. Aucun problème !

M. le président Serge Letchimy. Cette demande de classement en 2A est fondamentale puisque cela fait passer le chlordécone de cancérogène probable à cancérogène tout court. Est-ce bien cela ?

M. Norbert Ifrah. Je n’en sais rien ! J’ai demandé une réévaluation et une mise à jour de la notice sur la chlordécone par le Centre international de recherche sur le cancer. Eux, et eux seuls, de façon indépendante, réviseront l’ensemble de la littérature et décideront comment ils le classent : je ne peux pas leur dire « Je veux un classement en 2A », cela n’aurait aucun sens !

M. le président Serge Letchimy. Quand vous faites une demande de reclassement, c’est bien parce que vous constatez que le classement actuel n’est pas satisfaisant, n’est-ce pas ?

M. Norbert Ifrah. Le classement actuel ne tient pas compte de l’étude de 2010, qui mérite une réévaluation scientifique.

M. le président Serge Letchimy. Qu’est-ce que signifie le classement actuel en 2B ?

M. Norbert Ifrah. 2B signifie cancérogène possible. Je pense et j’espère qu’il sera classé en 2A, c’est-à-dire cancérogène probable.

M. le président Serge Letchimy. Il va falloir sortir le Larousse pour comprendre la différence ! Pourriez-vous nous dire ce que signifient « possible » et « probable » ? « Probable » est plus sûr que « possible » ?

M. Norbert Ifrah. Et moins que « certain » ; jusque-là, nous sommes d’accord.

M. le président Serge Letchimy. Nous souhaitons disposer des arguments contenus dans votre dossier, de telle sorte que les administrateurs puissent analyser vos arguments. Cette audition est publique, tout comme votre travail sur cette question essentielle ; je vous remercie d’ailleurs d’avoir fait cette demande. Rappelez-vous que c’était classé en A en 1968.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Non ! La classification n’était pas la même en 1968.

M. le président Serge Letchimy. Il était classé en A, c’est-à-dire qu’il était cancérogène !

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Pas tout à fait.

M. le président Serge Letchimy. Relisez les documents, vous verrez ! C’est d’ailleurs ce qui a motivé le refus de 1968. Ensuite, il a été déclassé en 1981, avant de revenir en cancérogène probable en 1989.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. J’aimerais savoir ce que peut faire la France pour accélérer ce processus, qui relève d’instances mondiales.

M. Norbert Ifrah. Solliciter à nouveau ! Comme vous le savez, le Centre international de recherche sur le cancer est localisé à Lyon. Par chance, nous avons beaucoup travaillé ces dernières années avec le professeur Weiderpass, qui en a été élue directrice générale. Elle a beaucoup travaillé avec l’Institut national du cancer, présidant certains de nos jurys ; nous avons donc de très bonnes relations avec elle.

Je lui rappellerai l’importance que nous accordons à ce sujet, de même que l’État, et l’importance pour la population d’obtenir des éléments de réponse. Je ne peux que revenir à la charge et la solliciter à nouveau. Même s’il y a une high priority et une low priority, pour reprendre ses termes, elle peut le mettre dans le haut du panier de la low priority, ce qui revient à peu près au même. Mais nous sommes là dans de la négociation interpersonnelle.

Mme Weiderpass est particulièrement sensibilisée à ce sujet car il se trouve qu’elle faisait partie, avant de prendre ses fonctions au Centre international de recherche sur le cancer, du collège international d’experts que j’avais réuni pour réfléchir au meilleur schéma possible. Elle connaît donc très bien le dossier, ses limites actuelles et la façon dont on pourrait le faire avancer. J’ai prévu de la rencontrer en tête-à-tête à la rentrée ; je compte bien la remotiver.

Mme la rapporteure. Vous avez proposé un schéma en prévision du plan chlordécone IV : j’aimerais que vous nous en disiez quelques mots.

M. Norbert Ifrah. Voulez-vous me laisser une minute pour reprendre mes documents ? Ce sujet est extrêmement compliqué et nous entrons dans du détail fin : comme je parle sous serment, je vous remercie de m’accorder quelques instants.

Mme la rapporteure. Vous avez raison. Pendant ce temps, M. Breton me dira ce qu’il pense des différents plans chlordécone : avons-nous atteint nos objectifs dans le cadre des plans chlordécone I, II et III ?

M. Thierry Breton. Je porterai une appréciation non pas sur l’intégralité des plans chlordécone, mais uniquement sur ceux qui concernent notre champ d’expertise. Pour partie, ils ont atteint leurs objectifs : il faut bien avoir à l’esprit que le plan chlordécone I a été à l’origine du financement des registres à la Guadeloupe, lesquels ont ensuite permis, avec tout de même un temps de maturation de cinq ans, de déployer les études. Nous avons considérablement renforcé le dispositif d’observation et de surveillance épidémiologique dans les Antilles. L’étude Karuprostate, qui présentait l’étude Madiprostate, n’a pas permis d’établir un protocole suffisant pour répondre scientifiquement à la question posée ; nous devons encore avancer dans ce travail.

Cette question, scientifiquement compliquée, n’est pas simple à traiter. De plus, ce n’est pas faire injure au docteur Multigner – c’est même rendre grâce à son travail – que de dire que l’enquête est difficile à monter méthodologiquement. En dépit de ses efforts et de l’accompagnement des experts ayant évalué Madiprostate, il n’a pas pu trouver l’organisation permettant de répondre à cette question.

Avec la direction générale de la santé, nous avons réuni un comité d’experts internationaux qui connaissent très bien le sujet afin de définir les conditions de réalisation de cette étude ; nous espérons que celle-ci sera inscrite dans le prochain plan chlordécone. L’attente des populations antillaises est très forte, et c’est bien normal, mais nous devons parvenir à y répondre scientifiquement. Telle est la mission confiée à l’Institut national du cancer ; il faut encore y travailler avec le docteur Multigner.

Mme la rapporteure. Avant d’en venir au professeur Ifrah, pouvez-vous me confirmer que votre budget est de 90 millions d’euros par an et que vous octroyez 300 000 euros au registre des cancers en Martinique et en Guadeloupe ?

M. Thierry Breton. Aux 300 000 euros de l’Institut national du cancer s’ajoutent 100 000 euros de Santé publique France : 400 000 euros par an pour financer les deux registres, cela représente 10 % du budget que nous consacrons aux registres France entière, qui s’élève à près de 5 millions d’euros.

Mme la rapporteure. Pourquoi le registre des cancers a-t-il été mis en place en Martinique dès 1983 et seulement en 2008 à la Guadeloupe ?

M. Thierry Breton. C’est la politique générale des registres. Ils ne sont pas exhaustifs : nous estimons qu’ils couvrent aujourd’hui 20 % de la population. Nous avons considéré, en 1983, que cela permettrait de faire les études, sachant que les populations sont très proches les unes des autres, et que, d’un point de vue épidémiologique, nous aurions suffisamment de renseignements pour avoir une vision précise de ce qu’il se passe en Guadeloupe. C’est ensuite le plan chlordécone I qui, compte tenu du sujet, a mis en place un registre supplémentaire spécifique pour traiter cette question.

Mme la rapporteure. Ce sont 300 000 euros par territoire ou pour les deux ?

M. Norbert Ifrah. Pour les deux. Les financements des registres en France sont strictement normés : tous respectent la même règle et suivent les mêmes modalités de financement, avec un contrat d’objectifs et de performances. Il n’y a pas d’exception : ceux qui sont financés le sont au niveau qui correspond au besoin qu’ils ont exprimé.

Pour en venir à la proposition de cahier des charges, l’objectif est de répondre à la question d’intérêt suivante : « Quelle est la part du risque d’occurrence du cancer de la prostate, et particulièrement des cancers évolutifs, liée à la chlordécone parmi l’ensemble des facteurs de risque connus et/ou potentiels ? »

Les axes de réponse sont multiples. Il y a d’abord des travaux de recherche adossés aux études préexistantes, terminées ou en cours. Les experts pensent notamment qu’il est nécessaire de réaliser des études complémentaires à l’étude Karuprostate. Il y a également besoin d’une étude des facteurs de risques génétiques et de leur interaction avec l’environnement à partir d’échantillons biologiques existants et/ou de nouveaux échantillons biologiques.

Par ailleurs, des études à visée descriptive doivent être menées, prenant en compte l’historique des tests et des taux de PSA – l’antigène spécifique de la prostate –, les tendances temporelles de l’incidence de la mortalité et de la survie du cancer ainsi que de leur distribution géographique, en tenant compte des inégalités sociales, des données de consommation de soins et des délais de diagnostic.

Il y a besoin d’une étude cas-témoins multicentrique en population générale mais, cette fois, avec une description très détaillée du protocole d’étude et du monitorage du projet, protocole d’étude dont la méthodologie statistique détaillée doit être publiée avant le lancement des travaux pour éviter les études de sous-groupes, qui n’ont pas du tout la même puissance. Normalement, dans un travail statistique, on annonce ce que l’on va faire, on calcule la puissance des échantillons et des effectifs nécessaires sur ce que l’on va faire. L’analyse de sous-groupes ensuite n’a plus du tout la même puissance et la validité des travaux n’est plus la même. Le protocole doit être publié avant le lancement pour que les analyses soient conformes à ce qui avait été annoncé.

Une étude de faisabilité et une phase de déploiement de l’étude – nous retombons sur des choses que vous connaissez – sont nécessaires et doivent être faites en deux phases.

Des travaux en sciences humaines et sociales doivent également être menés car la pollution à la chlordécone suscite des attentes, des débats publics sur les recherches et les résultats attendus, des représentations sociales. La perception des risques et la crédibilité des expertises pourront accompagner l’engagement d’une démarche en démocratie sanitaire.

Il est également proposé des travaux de développement de nouveaux outils de détection et de dosage biologique de la chlordécone ainsi que d’autres pesticides ; des travaux de développement du modèle toxicocinétique – je passe sur les éléments fins car des modèles existent sur ce point – pour évaluer les associations entre l’exposition durant certaines périodes critiques et le risque de cancer de la prostate, et pour estimer la dose externe d’exposition ; des travaux d’association que l’on appelle panexposome : cela consiste à quantifier toutes les substances toxiques auxquelles on a été exposé au cours de la vie – le Centre international de recherche sur le cancer connaît très bien ces travaux puisque c’est son précédent directeur qui a créé le concept.

Sont proposés également des travaux exploratoires évaluant l’exposition par voie aérienne à la chlordécone, avec une modélisation rétrospective ; des travaux ciblant de nouvelles méthodes de collecte de données massives, de stockage et d’analyse de données complexes ; des travaux sur des méthodes d’intelligence épidémiologique avec des algorithmes, des aptitudes d’apprentissage machine.

Le processus de soumission se fera par lettre d’intention, pour une équipe seule ou un réseau de plusieurs équipes – cela est bien adapté à la situation – mais décrira le projet de façon extrêmement précise. Après sélection et éventuellement amélioration, nous pourrions imaginer un séminaire de coconstruction pour constituer des réseaux optimisés – quand je vous dis que nous voulons accompagner ! Voilà l’essentiel de ce que nous proposons.

M. le président Serge Letchimy. À partir de ce que vous venez de lister, est-ce que vous pensez que le pilotage actuel d’une politique globale de recherche, avec des thématiques et donc des responsables très différents, est satisfaisant ? Êtes-vous satisfait de la gouvernance actuelle ou faudrait-il la modifier pour obtenir des décisions cohérentes, des garanties de financements, de telle sorte que l’on ne soit pas en attente d’initiatives émanant des chercheurs ou des autorités politiques ?

M. Norbert Ifrah. Je trouve que la gouvernance actuelle est très bonne.

M. le président Serge Letchimy. Vraiment ?

M. Norbert Ifrah. Depuis que je suis président de l’INCa, nous avons été invités à chaque réunion ; nous avons fait valoir nos opinions. La codirection est assurée par la direction générale de la santé et la direction générale de l’outre-mer. La prise en compte des éléments que nous avons donnés avant et surtout après le colloque aux Antilles me semble avoir été faite avec beaucoup d’attention. Voilà ce que je peux vous dire.

M. le président Serge Letchimy. Êtes-vous satisfait ? Toutes les études que vous avez citées sont-elles pratiquement lancées, garanties et financées ?

M. Norbert Ifrah. Je vous indique ce que nous et notre réseau international avons pensé être utile. Je compte bien que la direction générale de la santé, qui m’a mandaté pour ce faire et qui sait que nous avons appelé les plus grands experts mondiaux, suivra, tout comme j’espère que vous nous aiderez à faire en sorte que tout le monde suive.

M. le président Serge Letchimy. Nous allons vous aider mais nous ne pouvons pas le faire dans un bateau qui avance à deux à l’heure alors que nous devons aller à cent à l’heure ! Neuf ans pour traiter la question de Karuprostate et de Madiprostate ! Vous avez très bien exprimé vos besoins mais vous savez bien que vous n’êtes pas seuls : le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) et l’ensemble des instances en matière de recherche sont également en attente de financements, de décisions politiques ou de décisions des chercheurs. Aujourd’hui, compte tenu de la gravité de la situation, ce schéma vous paraît-il satisfaisant ?

M. Norbert Ifrah. Je ne peux vous parler que du schéma que j’ai apporté. Le principal intérêt d’une étude cas-témoins, c’est qu’elle peut être faite relativement vite. Ce n’est pas une étude de cohorte : si nous avons besoin de beaucoup de personnes, nous n’avons pas besoin de beaucoup de temps pour l’analyser ; cela peut donc aller relativement vite. Je ne réponds qu’à cette partie de la question.

J’ai bien entendu le chemin dans lequel vous vouliez m’emmener mais nous avons eu l’impression, les uns et les autres, que toutes nos propositions étaient bien entendues. Il est normal que la direction générale de l’outre-mer et la direction générale de la santé vérifient qu’il n’y a pas deux ou trois sujets en doublon : c’est une partie de leur rôle. À aucun moment on ne m’a dit que l’on ne donnerait pas suite à cette démarche, d’autant que les budgets sont réels mais raisonnables. Toutefois, il est évident que l’Institut national du cancer ne pourra pas mener cela sans budget spécifique.

M. le président Serge Letchimy. Une question scientifique et technique : puisque les liens entre cancer de la prostate et chlordécone seraient relativement mesurés, pensez-vous utile de maintenir les limites maximales de résidus (LMR) ? Pour quelle raison aurait-on instauré des LMR dans un cadre où il n’y aurait pas de grands risques ?

M. Norbert Ifrah. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de grands risques, mais je dis qu’il y a un risque que nous devons explorer et quantifier : 92 % à 95 % de la population étant clairement imprégnée par le chlordécone, il est logique de surveiller de façon extrêmement attentive. C’est bien pour cela que nous donnons des consignes et que nous suivons ensemble ce qui est fait aux Antilles. Il n’est pas innocent que la personne nommée à la direction de l’Agence régionale de santé à la Martinique soit l’ancien responsable du pôle santé publique et soins de l’Institut national du cancer, Jérôme Viguier. Il y a une attention particulière.

M. le président Serge Letchimy. Le risque est donc établi ?

M. Norbert Ifrah. Il est établi qu’il faut surveiller de très près un surrisque qui, aujourd’hui, est suspecté mais non démontré. C’est d’ailleurs la conclusion de l’article de M. Multigner ; je vous ferai passer cet article.

M. le président Serge Letchimy. Je le veux bien mais je n’ai pas le sentiment que ses conclusions soient reconnues.

Mme la rapporteure. Tout d’abord, j’aurais souhaité dire au professeur Ifrah que nous souhaitons bien évidemment disposer de tous les documents auxquels il a fait allusion.

Ensuite, j’ai bien entendu toutes vos propositions dans le cadre du colloque scientifique. De quand date le document dont vous nous avez fait lecture ? L’avez-vous envoyé à la suite du colloque ?

M. Norbert Ifrah. Je l’ai envoyé fin décembre ou début janvier.

Mme la rapporteure. Vous avez dit que nous devions vous aider : nous avons besoin de votre aide, tout comme nos populations. Vous avez mentionné différentes études : ce ne sont pas des études dans le cadre des appels à projets libres et compétitifs, mais des études dans le cadre du plan chlordécone.

M. Norbert Ifrah. Oui : nous parlons bien d’études dédiées.

M. le président Serge Letchimy. Je viens de consulter mes notes : en 1968, le Kepone, comme il s’appelait à l’époque, avait été classé en A, ce qui avait motivé le refus d’homologation cette même année. Par la suite, il a été classé en C en 1971 et a bénéficié d’une première autorisation provisoire de vente en 1972 ; cette première expérience du chlordécone devait durer un an.

M. Norbert Ifrah. En A sur le cancer ?

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Non !

M. le président Serge Letchimy. Je ne sais pas. C’est un classement.

M. Norbert Ifrah. En fait, les États-Unis ont interdit ce produit après l’incident survenu dans une usine à Hopewell, en Virginie, qui avait provoqué des complications neurologiques très aiguës, très spectaculaires mais heureusement réversibles. Cela avait été l’une des plus grandes catastrophes sanitaires des États-Unis, qui avait entraîné l’arrêt immédiat de la production. Mais il s’agissait de neurotoxicité. C’est après ces études que l’on s’est rendu compte que la durée de vie du produit chimique se mesurait en centaines d’années, raison pour laquelle il a été classé comme extrêmement toxique.

M. le président Serge Letchimy. Aux États-Unis, il est déclaré extrêmement toxique et lorsqu’il arrive en Martinique, il n’est pas toxique du tout ?

M. Norbert Ifrah. Il était très toxique sur le plan neurologique. Aux États-Unis, les expositions constatées étaient de l’ordre du milligramme par litre ; aux Antilles, les plus hautes expositions constatées sont de l’ordre du microgramme par litre. Aux États-Unis, il s’agissait d’une toxicité aiguë pour les personnels exposés à la suite d’un incident dans une usine.

M. le président Serge Letchimy. Un personnel exposé à ce produit puisqu’il travaillait dans l’usine qui le fabriquait : il était donc encore plus exposé qu’un travailleur agricole.

M. Norbert Ifrah. À des concentrations majeures !

M. le président Serge Letchimy. Bien entendu ! Mais c’est le même produit qui arrive en Martinique sous le nom de Kepone : les travailleurs agricoles sont donc exposés. De plus, les travailleurs de l’usine à Hopewell ont été touchés mais les riverains également. On m’a dit que l’usine avait explosé ?

M. Norbert Ifrah. Non, il y a eu un incident important dans l’usine.

M. le président Serge Letchimy. Mais ces gens ont été exposés pendant toute la durée de fabrication. Il s’agit du même produit que le chlordécone. La conclusion de la commission de toxicité, en 1968, a été de classer le Kepone, en A, ce qui a justifié le refus de 1968. Puis, à la suite d’un déclassement de A en C en 1971, une autorisation provisoire a été accordée en 1972 ; le nom de la personne qui a demandé le déclassement est dans tous les documents. L’autorisation dite provisoire sera en fait renouvelée en 1976. Nous tentons d’y voir clair et de comprendre ce qu’il s’est passé pour expliciter les responsabilités des uns et des autres.

M. Norbert Ifrah. C’est ce que nous essayons de faire ensemble. À ma connaissance, les produits ont été interdits dans le monde en 1990 et aux Antilles en 1993 : entre 1990 et 1993, ces produits ont donc continué à être utilisés.

M. le président Serge Letchimy. Et même au-delà : il a été utilisé jusqu’en 2002, avec des autorisations un petit peu particulières. Mais arrêtons-nous là. Nous vous remercions pour vos contributions et vos réponses.


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2.   Audition de M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l’expertise de l’ANSES,de M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l’évaluation des risques, méthodologie et observatoires de l’ANSES et de M. Cyril Feidt, professeur à l’Université de Lorraine, président du comité d’experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments au sein de l’ANSES

M. le président Serge Letchimy. Nous poursuivons nos auditions avec M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l’expertise, M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l’évaluation des risques, méthodologie et observatoires, et M. Cyril Feidt, professeur à l’Université de Lorraine, président du comité d’experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments au sein de l’ANSES.

Je vous rappelle que ces auditions sont publiques, retransmises en direct sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale et, en différé, sur son site internet.

Je vais vous donner la parole, monsieur Genet, pour un propos introductif de cinq à dix minutes, puis, nous vous poserons des questions.

Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête sont dans l’obligation de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Roger Genet, Gérard Lasfargues, Jean-Luc Volatier et Cyril Feidt prêtent serment.)

M. Roger Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Nous vous remercions de nous avoir invités à venir nous exprimer devant la commission d’enquête sur une question qui mobilise l’Agence, comme elle a mobilisé les agences qui l’ont précédée. Nous nous faisons un devoir de vous exposer l’ensemble des travaux qui ont été menés dans ce cadre-là.

Créée en 2010, l’ANSES est issue de la fusion de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, l’AFSSA, et de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail, l’AFSSET. C’est avant tout une agence d’expertise scientifique où travaillent 900 experts, la plupart indépendants et issus de la recherche publique française, le professeur Feidt ici présent, qui préside l’un de nos comités d’experts spécialisés sur les risques chimiques liés à l'alimentation, étant d’ailleurs enseignant à l’Université de Lorraine.

La principale mission de l’ANSES est d’évaluer tous les facteurs d’exposition aux risques chimiques, biologiques, physiques – par exemple, les champs magnétiques – qui nous environnent et auxquels nous sommes soumis dans notre vie quotidienne. Pour cela, nous menons trois types de missions.

Tout d’abord, des missions de recherches et de références auxquelles se consacre la moitié des 1 400 collaborateurs de l’Agence, lesquels travaillent dans des laboratoires de recherche en santé animale, en sécurité des aliments et en santé des végétaux. Ils référencent également l’ensemble des pathologies ou des facteurs de risques transmissibles à l’homme.

Ensuite, sa mission principale : l’expertise scientifique. À partir de l’ensemble des données disponibles sur le plan international, l’Agence doit répondre à toutes les questions qui lui sont posées. Nous avons ainsi répondu cette année à 130 saisines, à travers plus de 230 rapports et avons émis des recommandations s’adressant principalement aux décideurs publics, donc, aux pouvoirs publics, sur un champ très vaste qui va de la sécurité alimentaire – laquelle englobe la santé animale et celle des végétaux – à la santé environnementale et au travail.

Pour ce faire, nous coordonnons des dispositifs de vigilance. Nous répertorions et recensons un ensemble de signalements qui seront pris en compte dans le cadre de nos missions d’expertise. Nous cordonnons notamment les centres antipoison et de toxicovigilance sur le plan national mais, aussi, le réseau national hospitalier de vigilance sur les pathologies professionnelles et tout ce qui relève de la nutri-vigilance, dont la pharmacovigilance – pour le médicament vétérinaire – et, suite à la loi d’orientation agricole de 2013, de la phytopharmacovigilance, le dispositif étant financé par les entreprises sur la base d’une taxe sur leur chiffre d’affaires. 4 millions, sur un plafond d’un peu plus de 6 millions, sont ainsi affectés à des travaux de phytopharmacovigilance. Nous finançons des acteurs de terrain qui nous envoient des signalements quant à d’éventuels effets liés notamment à l’utilisation de produits phytosanitaires ou vétérinaires sur l’environnement et les organismes-cibles.

Ce sont ces éléments que nous prenons en compte dans notre troisième mission : la délivrance d’autorisations de mise sur le marché (AMM). L’évaluation des produits réglementés, l’autorisation ou le retrait d’autorisation de mise sur le marché concernent tout ce qui ne relève pas des médicaments pour l’homme et, plus précisément, trois classes de produits : les médicaments vétérinaires, les produits phytosanitaires – matières fertilisantes, supports de cultures – et les produits biocides, chacun relevant d’une réglementation européenne différente. Depuis 2015, l’Agence délivre les AMM pour les produits phytosanitaires et, depuis 2016, pour les produits biocides, qui relevaient précédemment du ministère de l’agriculture et de l’environnement.

Pour l’ensemble de ces missions, l’Agence a fondé son action sur deux mots-clés.

Tout d’abord, la transparence : tous les avis de nos experts indépendants sont directement communiqués en ligne.

Ensuite, le dialogue. Notre gouvernance est ouverte à l’ensemble des parties prenantes de la société : cinq collèges du Grenelle de l’environnement, organisations non gouvernementales (ONG) de protection de l’environnement ou des associations de consommateurs, interprofessions, élus de l’Association des maires de France et de l’Assemblée des départements de France, organisations syndicales nationales. Ces plateformes nous permettent de dialoguer, d’écouter toutes les attentes qui s’expriment et de répondre en menant nos expertises. Nous avons mis en place des comités de dialogue, notamment sur des questions sensibles comme les radiofréquences mais, également, depuis deux ans, sur les produits phytosanitaires, réunissant 52 parties prenantes différentes, ces comités étant présidés par des personnalités extérieures à l’Agence.

Bien avant le premier plan chlordécone, les travaux de l’ANSES ont permis de répondre à un ensemble de questions concernant l’évaluation des risques. Dans un certain nombre de rapports, nous avons établi les premières valeurs toxicologiques de référence – VTR - suite à l’exposition des consommateurs. Ainsi de la fameuse étude Kannari, menée conjointement avec Santé publique France.

L’ANSES a été chargée du volet « exposition alimentaire », notamment de toutes les enquêtes sur les habitudes alimentaires des consommateurs aux Antilles, en Martinique et en Guadeloupe, ce qui a permis de recueillir des données locales sur les modes de consommation, les lieux d’approvisionnement, et de formuler des recommandations avec un seul objectif : réduire les expositions aux risques à un niveau aussi bas que possible.

Le principe de base qui guide notre action est l’« ALARA » anglais : « As low as reasonabily achievable », « aussi bas que raisonnablement atteignable ». Cette réduction de l’exposition concerne en particulier la voie alimentaire puisque l’alimentation représente à peu près 70 % de nos expositions quotidiennes. À cette fin, nous avons besoin de nous appuyer sur des travaux de recherche permettant de mieux évaluer les risques, la dangerosité d’un produit ne constituant pas un risque lié à son exposition.

Nous disposons de quatre leviers d’action.

Le premier consiste à documenter les expositions afin de les réduire au plus bas niveau possible en hiérarchisant leurs sources.

Le deuxième consiste à mieux évaluer les risques. Nous avons donc besoin que la recherche progresse. Nous sommes chargés de deux expertises, l’une pour éventuellement réviser les valeurs toxicologiques de référence en vigueur depuis 2003, l’autre, pour essayer d’établir une valeur critique d’imprégnation, c’est-à-dire une valeur limite plasmatique, sans effet, permettant d’interpréter les chlordéconémies – nous n’en disposons pas aujourd’hui.

Nous devons également répondre à la demande qui nous a été faite de délivrer une expertise scientifique préalablement au dialogue entre partenaires sociaux qui conduira éventuellement à l’élaboration d’un tableau des maladies professionnelles. Nous répondrons à vos questions sur ce point afin de vous éclairer complètement sur la façon dont nous procéderons. Sachez que c’est une mission nouvelle pour l’Agence qui lui est dévolue depuis la fin de l’année dernière, que cette mission sur le tableau professionnel « pesticide » s’appuie sur l’expertise collective de 2013 de l’INSERM – saisi en même temps que nous –, et qu’il s’agit de la première saisine sur les pesticides. On nous demande en particulier de cibler l’impact potentiel du chlordécone sur le cancer de la prostate. Nous avons lancé un appel à candidature en octobre dernier pour constituer notre panel d’experts, lequel s’est réuni pour la première fois en mars. Nous allons bâtir la méthodologie la plus robuste possible de manière à ce que les partenaires sociaux puissent s’appuyer sur un rapport sans ambiguïté afin de prendre la décision qui convient.

Troisième levier d’action : renforcer la connaissance des expositions alimentaires. Nous disposons d’une étude intéressante sur les habitudes alimentaires aux Antilles, en Martinique et en Guadeloupe. Lors de la visite que nous avons faite la semaine dernière dans ces deux territoires, nous avons pu ainsi proposer le lancement d’une étude spécifique sur l’exposition par voie alimentaire, toutes substances chimiques confondues. Je reviendrai sur ce point si vous le souhaitez.

Aujourd’hui, nous disposons de telles données sur le plan national à partir d’un échantillon d’environ 5 000 foyers, mais elles ne nous permettent pas statistiquement de nous situer sur le plan régional. L’objectif de la feuille de route provisoire 2019-2020, avant le prochain plan chlordécone, est d’avoir ainsi une photographie complète de l’exposition par voie alimentaire, tous types de produits chimiques confondus.

Cette méthodologie, standardisée sur le plan international, nous a permis en 2016, au moment de la publication de l’enquête nationale sur les enfants de moins de trois ans, de mesurer plus de 800 produits différents contenus dans l’alimentation. C’est donc une photographie extrêmement intéressante, qui pourrait d’ailleurs constituer la base d’une future étude Kannari 2 envisagée par Santé publique France afin de réviser les résultats de l’étude actuelle.

Quatrième levier d’action, enfin : diffuser l’information scientifique et accompagner les messages des pouvoirs publics auprès de la population. Nous avons ainsi participé la semaine dernière, aux Antilles, aux comités locaux du plan chlordécone de façon à interagir directement avec l’ensemble des parties prenantes, dont les collectivités, et à pouvoir éclairer les acteurs locaux sur les actions entreprises sur le plan national par l’Agence.

Voilà un panorama de ce qui guide notre action.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je vais poser différentes questions avant que nous n’entrions dans le cœur du débat sur les limites maximales de résidus, les LMR.

L’ANSES est donc issue de la fusion, en 2010, de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments et de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail. Quelle a été l’action de ces deux agences pour prendre en compte les risques liés au chlordécone entre leur date de création et 2010 ?

Par ailleurs, l’Agence doit assurer la sécurité sanitaire humaine dans les domaines de l’environnement, du travail et de l’alimentation. L’exposition au chlordécone est-elle une priorité pour elle ?

Enfin, pouvez-vous nous présenter les études Timoun – expositions prénatales et périnatales aux polluants organochlorés, dont le chlordécone – Karuprostate, Kannari – quid du taux d’imprégnation au chlordécone ? – et, bien évidemment, Sapotille, concernant l’exposition de la population antillaise aux résidus des autres pesticides ?

M. Roger Genet. Avant de passer la parole à mes collègues, qui vous répondront très précisément puisqu’ils travaillent sur ces questions depuis longtemps, je souhaite vous donner une réponse plus générale.

Je n’ai pas participé aux travaux qui ont été menés bien avant le lancement, en 2008, du premier plan chlordédone. Les premières études datent de 2002, lorsqu’il a été possible d’établir les premières valeurs toxicologiques de référence et donc, de mesurer les expositions.

Des méthodes d’analyse permettant de mesurer le taux de chlordécone in situ ont donc été nécessaires. Même si nous nous posons encore des questions quant à leur reproductivité s’agissant notamment de l’utilisation de la spectrométrie de masse – dont les étalons internes permettent de disposer de mesures quantitatives – celles-ci se sont développées depuis la fin des années quatre-vingt dix jusqu’à nos jours. Chaque fois, la sensibilité des mesures et des analyses a été améliorée.

Au tournant des années quatre-vingt, on ne mesurait pas spécifiquement le chlordécone mais les produits organochlorés dont ce dernier fait partie mais, petit à petit, des méthodes plus spécifiques ont permis de le mesurer et de prendre conscience de l’existence de pollutions directes dans un certain nombre de produits. Mon collègue Jean-Luc Volatier ayant mené des travaux dans ce domaine, je le laisserai en parler. Il pourra évoquer les volets des études Timoun, Karuprostate et Sapotille qui concernent l’ANSES et, avant, l’AFSSET ou l’AFSSA.

Il suffit de regarder l’ensemble des avis que nous avons rendus, d’observer notre participation au comité de pilotage depuis le premier plan chlordécone, le nombre de saisines – que nous n’avons pas recensées - voire le nombre d’actions du plan chlordécone qui ont été menées par l’ANSES pour se rendre compte qu’il s’agit là d’une priorité. Je l’ai dit : l’ensemble des expositions environnementales et par voie alimentaire est un sujet majeur de préoccupation pour l’Agence.

Nous souhaitons que les études de l’alimentation totale permettent d’avoir la vision la plus précise possible de l’exposition des populations antillaises compte tenu d’un certain nombre de spécificités : l’insularité, la production locale, les habitudes alimentaires – consommation, préparation. Des différences existent-elles par rapport à l’ensemble de l’exposition ? C’est l’objet même de l’enquête Alimentation totale dont le budget, important, s’élève approximativement à 2 millions d’euros pour chacun des deux territoires. J’ajoute que ces études nécessitent environ quatre ans de travail, ce qui représente un gros investissement justifié par les interrogations qui se posent à nous.

Il s’agit donc, dès le départ, d’une priorité pour l’Agence.

Gérard Lasfargues ayant été à l’AFSSET dès 2007, il vous expliquera ce qu’ont été les préoccupations de cette agence, puis, Jean-Luc Volatier pourra répondre plus précisément à vos questions.

M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l’expertise de l’ANSES. Dans le cadre du plan chlordécone I, l’AFSSET avait en effet été saisie pour contribuer à l’action 39 en produisant une expertise à visée sociologique afin de reconstruire la chronologie de la saga du chlordécone aux Antilles françaises.

Cette action avait fait l’objet d’une convention avec l’unité « sciences et société » de l’Institut de la recherche agronomique (INRA). Un rapport public, disponible, la retrace très clairement.

À partir de ce rapport, l’AFSSET a par ailleurs publié un article de synthèse sur les éléments historiques relatifs à l’arrivée du chlordécone aux Antilles entre 1968 et 1981. Nous tenons ces éléments, qui vous seront utiles, à votre disposition.

M. le président Serge Letchimy. Pourquoi avoir parlé de « saga » ? C’est un terme un peu surprenant dans le domaine scientifique.

M. Gérard Lasfargues. Il figure dans l’intitulé du rapport sociologique de l’unité de l’INRA.

M. le président Serge Letchimy. C’est un peu surprenant dans le domaine sociologique aussi ! Mais quel état d’esprit a présidé à ce choix ? Vous-même en êtes surpris, non ?

M. Roger Genet. Nous ne faisons que reprendre le titre qu’a donné Pierre-Benoît Joly à son rapport. Celui-ci est d’ailleurs intéressant en ce qu’il fait le point sur toutes les autorisations délivrées depuis 1968, ce qui est très éloquent.

M. le président Serge Letchimy. Certes, mais ce terme de « saga » nous ramène à un contexte bien précis, puisque saga il y a bien depuis 1952 !

Ce rapport est en effet remarquable et met parfaitement en évidences les réalités, les contradictions, les incompréhensions, les suggestions sur ce qui a pu se passer. Le terme de « saga », dans un rapport officiel, est à mon sens essentiel pour essayer d’identifier les problèmes.

M. Jean-Luc Volatier, directeur adjoint à la direction de l’évaluation des risques, méthodologie et observatoires de l’ANSES. Avant 2010, l’AFSSA a été très impliquée. Dès 2003, elle a rendu un premier avis sur les valeurs toxicologiques de référence, lesquelles ne permettaient pas de procéder à une évaluation du risque puisque cela aurait supposé d’avoir des données d’exposition, en particulier par voie alimentaire.

Nous avons travaillé à l’époque de manière très étroite avec l’InVS, l’Institut de veille sanitaire – l’actuelle Santé publique France –, qui était maître d’œuvre des études de consommation Comportements alimentaires et perceptions de l’alimentation (CALPAS)- et Enquête sur la santé et les comportements alimentaires (ESCAL) respectivement en Guadeloupe et en Martinique, en 2004 et 2005. Parallèlement, nous avons rassemblé toutes les données de concentration de chlordécone dans les aliments et mis en place l’étude Reso afin de disposer de données représentatives sur ce plan-là.

Nous avons calculé des expositions par voie alimentaire à partir de l’ensemble de ces données, selon la méthode classique qui consiste à multiplier les consommations par les concentrations dans les aliments pour chacun d’entre eux, puis, de faire le total global pour l’ensemble des aliments.

Nous avons pu ainsi réaliser des évaluations de risque en 2005 et 2007 qui nous ont amenés à formuler des recommandations – toujours actuelles – pour limiter l’exposition, en particulier en limitant la consommation de légumes racines issus de l’autoproduction en zones contaminées à deux fois par semaine et celle des produits de la mer issus de la pêche amateur, qui peut elle aussi provenir de telles zones, à quatre fois par semaine. De même, nous avons recommandé de ne pas consommer des produits d’eau douce, notamment les ouassoux ou les poissons d’eau douce en raison des hauts niveaux de contamination déjà constatés dans l’environnement.

Telles étaient les premières opérations menées visant, d’une manière très opérationnelle, à identifier les produits dont il fallait réduire la contamination et l’exposition pour réduire celle des populations.

Nous avons également soutenu le développement de la cohorte Timoun, même si l’INSERM en est toujours pilote. Nous avons communiqué à ce dernier les données de concentration de chlordécone dans les denrées alimentaires que nous avions étudiées afin de calculer des expositions par voie alimentaire à partir des données de consommation alimentaire recueillies dans Timoun, ce qui a fait l’objet de publications dans des revues scientifiques à comité de lecture.

Nous n’avons pas été plus avant dans la réalisation d’études épidémiologiques, lesquelles relèvent plutôt de la recherche, donc, de l’INSERM – en particulier, nous n’avons pas participé à Karuprostate.

En revanche, nous avons réalisé une étude d’exposition à 60 substances pesticides prioritaires, l’étude Sapotille, que vous avez mentionnée. Il s’est agi, à partir des données de consommation des études ESCAL et CALPAS, des données de concentration et des indices de risques calculés préalablement pour identifier ces 60 substances, de calculer des expositions pour les populations guadeloupéenne et martiniquaise. Plus de 8 000 analyses de résidus dans les aliments ont été menées. Nous nous sommes aperçus que les niveaux d’exposition étaient proches de ceux constatés en Hexagone et que l’on y retrouvait les mêmes substances prioritaires, en particulier, parmi celles qui étaient encore autorisées, le diméthoate – il a depuis été interdit car les niveaux d’exposition, trop élevés, pouvaient placer la population dans une zone au-delà de ce qui est admissible quotidiennement. Globalement, les résultats étaient donc proches de ceux de l’Hexagone.

Cela dit, le nombre de substances analysées dans cette étude étant limité, nous proposons aujourd’hui dans le projet d’étude Alimentation totale Antilles une extension à l’ensemble des substances pesticides afin d’approfondir cette question de l’exposition des populations antillaises aux substances chimiques.

Mme Justine Benin, rapporteure. Quelles autres études seraient-elles utiles pour juger de l’impact sanitaire du chlordécone ? Pourraient-elles déboucher sur des préconisations concrètes ?

Enfin, vous avez dit qu’il faudrait peut-être réviser les valeurs toxicologiques de référence permettant d’interpréter, depuis 2003, le taux de chlordéconomie, mais comment faire ?

M. Roger Genet. Là encore, mes collègues vous répondront mais je considère quant à moi que, dans le cadre de la mission qui nous est confiée, notamment en matière d’évaluation scientifique préalable à la création d’un tableau sur les maladies professionnelles – la saisine qui nous a été adressée concerne le cancer de la prostate –, nous observerons d’autres types de liens pouvant exister entre le chlordécone et d’autres effets. Des soupçons existent en matière de perturbateurs endocriniens, d’impact sur la fertilité ou sur la reproduction. Il est clair que, dans le cadre des travaux que nous menons, nous regardons toute la littérature scientifique, quel que soit le type d’effets.

Néanmoins, nous sommes donc saisis sur la création d’un tableau de maladies professionnelles liées au cancer de la prostate. Comme je l’ai dit, notre comité d’experts de 25 personnes, à forte composante médicale, a été installé et va réviser l’ensemble de la littérature scientifique disponible dont, en premier lieu, l’expertise collective de l’INSERM de mars 2019, qui fait état d’un niveau de preuve assez limité en termes épidémiologiques. Nous ne disposons en effet que d’une seule étude, laquelle fait état d’un certain nombre de travaux, notamment concernant la toxicologie.

D’autres études ont également été publiées, en particulier celle du professeur Multigner, dont il a parlé ici même, concernant le risque lié à des cancers déjà déclarés. Elle a été publiée après la conclusion de l’expertise collective de l’INSERM.

Nous allons donc reprendre l’ensemble de la littérature disponible, analyser à nouveau les niveaux de preuve figurant dans les différents avis pour conclure par notre expertise scientifique - nous ne nous prononcerons pas sur sa direction dès lors qu’elle est en cours : nos comités d’experts sont absolument indépendants et nous ne voulons pas les influencer mais il est évident que tout ceci mérite d’être approfondi.

Aujourd’hui, le niveau de preuve est extrêmement limité et il serait donc intéressant de disposer d’autres études, notamment épidémiologiques. Sur le plan éthique, la France ne peut pas en mener à partir d’échantillons de population permettant de comparer la population antillaise avec celle qui ne l’est pas – la loi et nos valeurs s’opposent aux statistiques ethniques – mais une diversification des approches permettra de compléter ces études épidémiologiques afin d’élever le niveau de preuve dont nous pourrons disposer.

Même si nous reviendrons probablement sur la question du tableau des maladies professionnelles, sur ce que l’on attend, sur la manière de l’établir, je répète que les valeurs toxicologiques de référence prennent en compte l’ensemble de ces études. Leur révision suppose de prendre en compte ces nouvelles études et c’est ce que nous allons faire, ce qui nous permettra de voir si ces nouveaux éléments impliquent de faire varier cette valeur à la hausse ou à la baisse.

Avant de parvenir à cette valeur toxicologique de référence qui donnera une idée de la présence maximale de chlordécone dans l’alimentation sans effet, il faut que nous ayons une idée de la valeur plasmatique protectrice : quel est le seuil de concentration sanguine sous lequel nous pouvons assurer qu’il n’y a pas d’effet – ce qui ne signifie pas qu’il y a un effet au-dessus mais c’est probable, sans que l’on en soit certain ? Sous cette valeur critique d’imprégnation exprimée en concentration de chlordécone par litre de plasma ou de sang, nous pourrons certifier qu’il n’y a pas d’effet.

À la question de savoir s’il faut contrôler la chlordéconémie, donc, mesurer le taux de chlordécone de tous les Antillais dans le sang, je réponds que tant que nous ne savons pas comment interpréter ces valeurs grâce à une valeur-seuil permettant de définir le niveau à partir duquel il existe ou non un effet, les contrôles systématiques sont inutiles. Nous les réalisons sur les cohortes des personnes incluses dans les études épidémiologiques pour essayer de corréler ces taux sanguins et un effet mais cela n’a de valeur qu’en termes de recherche et non en termes prédictifs, d’orientation du diagnostic pour les consommateurs. À ce titre, il ne nous paraît pas aujourd’hui opportun de généraliser ces analyses.

Cela est d’autant plus vrai qu’une concentration plasmatique au temps T donne une information très limitée puisque le consommateur peut avoir mangé un produit - par exemple un œuf très contaminé - dans le cadre d’une autoconsommation dans un circuit non contrôlé. Son taux sera alors très élevé mais il diminuera rapidement, les concentrations plasmatiques baissant de manière non pas linéaire mais exponentielle. Si la consommation est récente, le taux diminuera donc très vite ; si l’imprégnation et la contamination sont anciennes, il diminuera très lentement.

Selon la contamination, chronique et de long terme ou récente et aiguë, la cinétique plasmatique diffère complètement et, au final, ce n’est pas un dosage plasmatique qu’il faudrait effectuer mais une cinétique, afin de savoir quand et à quel niveau la contamination s’est produite.

Autrement dit, les conditions ne sont pas réunies pour définir sérieusement la concentration plasmatique et donner des conseils aux consommateurs tant que nous n’avons pas défini la valeur-seuil sans effet. C’est à cet enjeu que nous nous attachons prioritairement.

M. Cyril Feidt, professeur à l’Université de Lorraine, président du comité d’experts spécialisés en évaluation du risque chimique dans les aliments de l’ANSES. Je précise qu’en 2003, les sources disponibles étaient quasiment toutes américaines et dataient de la crise d’Hopewell. Nous disposions de deux types de données : des données expérimentales, respectivement issues de l’expérimentation sur les animaux et des données épidémiologiques élaborées à partir des analyses effectuées sur les travailleurs surexposés de l’usine d’Hopewell. Ces derniers l’ayant été à un niveau extrême, une extrapolation sur la population générale n’était pas possible. C’est donc sur les premières que s’est fondé l’établissement des transthyrétines (TTR). Les animaux ont reçu une dose externe à travers l’alimentation qui leur a été distribuée et c’est à partir d’elle que la valeur toxicologique de référence (VTR) a été établie – d’où un mode d’expression, par exemple, en microgrammes par kilo de poids corporel et par jour.

En 2014, nous avons essayé de définir une valeur critique d’imprégnation, des travaux français ayant permis d’ajouter quelques données épidémiologiques. Néanmoins, j’ai travaillé sur une autre famille de polluants faisant partie des organochlorés, les polychlorobiphényles (PCB) et il est extrêmement rare de pouvoir en obtenir une. Le plomb a été très étudié mais c’est relativement rare de pouvoir le faire pour les éléments organiques. S’agissant des PCB, la littérature mondiale est très abondante et nous disposions de souspopulations très exposées – les Inuits et les Tchèques, étudiés respectivement par les Canadiens et les Américains – ce qui a permis de conclure à une valeur d’imprégnation critique.

Le problème, c’est que la crise du chlordécone, en un sens, est franco-française. Les importants travaux des chercheurs et des agences ne parviennent à obtenir que des données restreintes par rapport à ce qui serait nécessaire pour établir une telle valeur. C’est toute la difficulté pour que nous puissions interpréter la chlordéconémie.

Un groupe de travail est à pied d’œuvre, la modélisation a progressé et il importe maintenant d’être capable de faire un aller-retour entre une dose externe et une dose interne – la dose sanguine – et, à l’inverse, de partir de cette dernière, à la base de l’imprégnation critique, pour en déduire une VTR sur le même modèle que celui établi en 2003.

Le manque de données toxicologiques et épidémiologiques chez l’homme a marqué une limite pour notre travail mais elle sera levée en fonction des données disponibles.

M. le président Serge Letchimy. Les LMR s’ajoutent aux VTR établies sur le plan européen. Quel est le lien entre les deux ? Comment l’analysez-vous ? Qu’en est-il des progrès réalisés ?

M. Roger Genet. Pour éviter toute confusion : les valeurs toxicologiques de référence et les valeurs critiques d’imprégnation sont des valeurs sanitaires. Les limites maximales de résidus sont quant à elles des valeurs réglementaires, qui n’ont rien à voir : il s’agit de limites réglementaires de contrôle des aliments que le gestionnaire s’impose.

M. le président Serge Letchimy. Les LMR sont liées à l’imprégnation des aliments – légumes, viandes, etc. – en chlordécone mais, aussi, aux valeurs toxicologiques de référence puisqu’elles relèvent de ce qui est ingéré par l’organisme. Or, les VTR établies sur le plan européen diffèrent des LMR. Expliquez-nous !

M. Roger Genet. Bien sûr. L’objectif même de la fixation des LMR est de permettre aux services de contrôle de l’État de disposer d’un taux maximal de présence d’un produit dans les aliments afin de garantir que les valeurs toxicologiques de référence ne seront pas dépassées et que l’alimentation consommée respecte les valeurs sanitaires.

Un mot sur le rapport LMR de l’Agence, qui a fait couler beaucoup d’encre. Nous avons eu l’occasion de nous expliquer à deux reprises, lors d’une audition de M. Serva en février 2018, puisdans le cadre des auditions des rapporteurs de la proposition de loi sur le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides en janvier 2019. Saisis par le ministère de l’agriculture sur l’adéquation entre les limites maximales de résidus dans la réglementation et la protection de la population, nous avons dit que le principal levier dont disposent aujourd’hui les pouvoirs publics pour protéger la population, donc, baisser l’imprégnation très en dessous des valeurs toxicologiques de référence dont nous disposons, sont les conseils de consommation, ceux-là mêmes que nous avons repris dans l’étude Kannari : ne pas consommer plus de quatre fois par semaine des produits de la mer hors des circuits contrôlés, ne pas consommer plus de deux fois par semaine des racines et tubercules produites en zones contaminées, ne pas consommer des poissons et crustacés d’eau douce hors des circuits contrôlés, élaborer des recommandations pour la production ou la consommation d’œufs ou de volailles provenant d’élevages familiaux en zones contaminées et, dans l’immédiat, suivre les programmes Jardins familiaux (JAFA).

Nous avons pu établir un lien entre les imprégnations de la population et les habitudes de consommation en montrant que les plus forts taux de contamination proviennent de consommations hors des circuits contrôlés. Notre réponse ne visait pas à dire qu’il ne faut pas abaisser les normes réglementaires – il est aujourd’hui possible de les abaisser sans que, pour autant, la population soit mieux protégée si elle continue à se fournir dans les circuits contrôlés puisque, par définition, les LMR ne sont applicables que dans ces derniers.

Parce que nous sommes une agence sanitaire et que nous avons voulu faire des recommandations utiles, nous avons répondu à cette saisine en affirmant qu’une protection efficace de la population suppose de se pencher d’abord sur les circuits non contrôlés plutôt que sur les LMR, qui concernent les seuls circuits contrôlés. Ceux qui consomment dans ces circuits-là se situent largement sous les valeurs toxicologiques de référence.

Tel était l’objet de la saisine, que certains ont interprété comme une opposition de l’ANSES à des normes plus protectrices. Ce n’est pas la question ! La question est de savoir comment mieux protéger la population, notamment en l’amenant à respecter des consignes permettant de baisser au maximum son exposition.

Aujourd’hui, en Martinique et en Guadeloupe, le principal facteur d’exposition résulte des produits qui ne sont pas soumis aux LMR et qui sont hors des circuits contrôlés.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez parfaitement raison, monsieur Genet : d’après les résultats des tests réalisés, les circuits contrôlés ne poseraient a priori pas de problèmes par rapport à la LMR ou à la VTR.

Mais une interprétation de la réglementation européenne a conduit à une augmentation théorique de 20 à 100 pour la viande, pour être corrigée après les protestations des parlementaires. Vous avez reconnu par ailleurs que le circuit informel n’est pas contrôlé, et que la pratique de l’informel fait que, chez nous, nous consommons beaucoup de produits provenant des circuits courts de proximité. Cela est dû à la situation sociale et économique : on produit, on consomme et on échange.

Ce sont les aliments vendus dans les centres commerciaux ou les marchés qui sont contrôlés et contrôlables par l’État. Le drame est que l’État n’a pas mis à disposition les moyens de contrôle du circuit informel suffisants pour éviter la catastrophe que vous évoquez. Je rappelle que le taux de pollution des œufs s’élève à 1 000 microgrammes par kilo, soit près de 100 à 200 fois la norme !

L’enjeu du secteur informel est donc considérable. C’est pourquoi je vous demande ce que vous suggérez à l’État pour que le secteur informel soit aussi bien contrôlé, et la contamination évitée. Vous avez évoqué le programme JAFA, mais vous en connaissez les limites.

M. Roger Genet. JAFA a fait la preuve de son utilité, ainsi les tubercules cultivés dans le cadre de ce programme ne sont pas plus contaminés que les produits d’importation. Sans vouloir vous reprendre, monsieur le président, je laisserai la directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) indiquer quels sont les programmes de contrôle existants. Des contrôles sont pratiqués sur les circuits de « bord de route » ; ils sont probablement moins nombreux que les contrôles réglementaires et réguliers portant sur les circuits contrôlés ; mais je ne suis pas compétent pour vous répondre.

M. le président Serge Letchimy. Je suis bien placé pour vous dire qu’il n’y a pas de contrôle.

M. Roger Genet. En tant qu’agence scientifique l’ANSES n’est pas susceptible d’adresser au Gouvernement des recommandations sur les contrôles, leur mise en œuvre et leur fréquence. Nous établissons des valeurs seuil ainsi que des repères sur des contaminations de produits consommés. Et il est vrai que des œufs contenaient jusqu’à 1  000 microgrammes par kilo, ce qui représente une valeur extrême, qui peut être encore plus élevée dans certains poissons.

C’était bien l’objet de nos recommandations de consommation, qui s’adressaient aux pouvoirs publics en premier lieu, à qui il appartient de les reprendre en tout ou partie pour donner des conseils à la population sur les évolutions des pratiques.

M. Cyril Feidt. Ce qui est délicat au regard de la pratique culturelle que vous évoquez est que l’autoconsommation et le don sont des éléments importants dans la vie sociale et familiale de la population. C’est pourquoi il ne faut pas placer les gens devant un mur ; lorsqu’on leur dit que ce qu’ils font n’est plus possible, on n’est plus écouté.

Il faut donc amener les intéressés à prendre conscience du risque auquel ils s’exposent tout en étant capable de leur proposer des solutions. Pour ce faire, il faut disposer des connaissances permettant un accompagnement. Or, s’agissant des denrées animales que vous avez mentionnées, dont les œufs, une bascule concernant les autres denrées est intervenue beaucoup plus tardivement puisque c’est un texte de 2008 qui a mis en place les LMR européennes pour le chlordécone, faisant ainsi apparaître des contaminations de produits animaux qui n’avaient pas été identifiées au départ comme des contributrices majeures, alors qu’au départ les tubercules et le poisson étaient déjà visés.

Cela signifie que la connaissance a été construite petit à petit, et je partage le jugement porté sur le programme JAFA, car tous les gens impliqués dans ce programme étaient convaincus du bien-fondé de leurs actions et souhaitaient apporter une vraie information aux particuliers. La question est de savoir comment construire une production d’autoconsommation permettant d’être à l’abri de cette pollution.

Pour ce faire il faut connaître les liens entre la contamination du sol sur lequel la production va avoir lieu, le mode de production et la teneur de produit dans les tissus, et être capable d’adapter les réponses. Cela exige des recherches, de l’acquisition de connaissances, puis la transmission sur le terrain.

M. le président Serge Letchimy. Estimez-vous que les conditions sont réunies et les moyens donnés pour parfaitement connaître la teneur en contamination des sols ? C’est un travail de fourmi, il faut aller voir chaque individu, chaque famille, expliquer, changer la culture ; c’est un gros boulot.

Répondez-moi honnêtement, pensez-vous que les moyens sont réunis pour faire ce travail sur 40 % à 60 % du territoire de la Martinique et de la Guadeloupe ?

M. Cyril Feidt. Pendant un temps, le programme JAFA proposait l’analyse gratuite des sols des particuliers, qui, s’ils le souhaitaient, pouvaient obtenir cette information. Mais vient ensuite la difficulté de l’adaptation des pratiques, or, malheureusement, beaucoup de situations différentes sont rencontrées. Ainsi, a-t-il été proposé d’isoler les volailles du sol en les plaçant sur un plancher en béton, mais dans la mesure où de telles pratiques cassent le modèle en place, il n’est pas évident que les gens les acceptent.

C’est pourquoi je considère que des connaissances supplémentaires et du temps sont nécessaires pour atteindre ce résultat. Je ne peux toutefois pas répondre à la question de l’adéquation du dispositif au terrain, car je ne suis pas sur place pour établir des constatations.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. M. le président a souligné la difficulté de réaliser des contrôles du circuit informel, mais cela concerne aussi les produits provenant de la Caraïbe. Des produits arrivent par barges sur nos côtes depuis la Dominique sans qu’aucun contrôle ne soit pratiqué, quel que soit le produit dangereux concerné ; mais il est vrai qu’il ne vous appartient pas de répondre sur les contrôles.

En revanche, la délivrance de l’autorisation de mise sur le marché de ces produits phytosanitaires ressortit de votre compétence. Si on a pu évoquer la saga du chlordécone, c’est que ce produit a été autorisé alors qu’il était classé comme dangereux au moment même où il a reçu l’AMM. Et, lorsque cette autorisation de mise sur le marché a été retirée, personne ne s’est préoccupé des stocks déjà présents sur les territoires concernés, ni de leur utilisation.

J’ai lu que la commission chargée des toxiques de l’époque s’était prononcée à main levée alors que les experts présents étaient moins nombreux que les représentants des lobbies. Pouvons-nous être assurés qu’aujourd’hui dans vos instances la composition de l’organe appelé à se prononcer sur l’AMM est transparente et garantit la prépondérance des experts ?

Par ailleurs, après le retrait de cette autorisation, êtes-vous chargés de contrôler la suppression du produit concerné et de tous ses stocks dans les territoires ?

M. Roger Genet. J’aimerais pouvoir vous convaincre, et c’est avec plaisir que nous vous inviterions à l’ANSES pour vous montrer comment les AMM sont délivrées aujourd’hui. En effet, depuis la création en 2002 de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et la standardisation de l’ensemble du processus d’autorisation de mise sur le marché, beaucoup de progrès ont été réalisés.

L’indépendance constitue le premier pilier de cette expertise. Nous disposons d’une grille des liens d’intérêts de tous nos experts et de tous les personnels de l’Agence impliqués dans des interfaces avec des porteurs d’enjeux. Leur déclaration publique d’intérêts est analysée ; elle est consultable sur le site internet du ministère de la santé. Il m’est même arrivé de procéder à un changement de poste interne lié à un changement d’affectation d’un conjoint amené à travailler avec une personne concernée par l’AMM. Nous allons donc très loin dans la conformité déontologique ainsi que dans l’indépendance de nos experts ou de nos personnels impliqués. Cela n’empêche pas qu’ils puissent commettre des erreurs, mais nous sommes extrêmement vigilants.

Notre expertise est collégiale, lorsqu’une autorisation de mise sur le marché est évaluée par notre direction de l’évaluation des produits réglementés, sept experts de l’ANSES différents vont statuer sur les différentes parties du dossier portant respectivement sur la toxicologie, l’écotoxicologie, l’agronomie, l’impact sur l’eau, sur l’homme, etc. Les dossiers sont ensuite présentés à un comité d’experts spécialisés externes à l’Agence pour chacun d’entre eux.

En Europe, l’évaluation d’un produit réglementé commence par une demande de la part d’un industriel d’une AMM pour différents usages d’un produit ; ce qui implique une posologie donnée pour chaque usage particulier d’un ravageur donné.

Au départ tout est interdit, et nous attribuons les autorisations usage par usage au regard des données que l’industriel fournit pour prouver l’innocuité de son produit dans les conditions d’utilisation prévues. Nous vérifions donc l’efficacité et l’innocuité du produit afin de lever tout risque inacceptable. Bien entendu, il reste un produit biologiquement actif, et bien entendu, nous vérifions aussi l’impact environnemental sur l’homme et les organismes cibles.

Nous prenons donc le maximum de protections pour autoriser l’usage d’un produit dans des utilisations données.

En revanche, le contrôle ne relève pas de notre responsabilité, car, lors de l’adoption de la loi d’orientation agricole en 2014, les parlementaires n’ont pas souhaité transférer à l’ANSES les structures de contrôle, qui sont demeurées à différents niveaux. Mais six services de contrôle sont aujourd’hui compétents pour l’usage d’un produit phytosanitaire ; les uns par exemple vérifient que le cahier d’usage du produit concerné est bien rempli par les agriculteurs qui l’utilisent, et que sur telle surface tel produit autorisé a été épandu. Par ailleurs des services déconcentrés de l’État contrôlent et expertisent les stocks ; ainsi avons-nous interdit l’usage des nicotinoïdes ou retirons-nous régulièrement des autorisations d’utilisation de produits phytosanitaires. Dès lors les professionnels utilisateurs de ces produits comme les centrales de distribution ont l’obligation de les retirer, leur responsabilité pénale est engagée, et es actions pourraient être entreprises pour faire appliquer la loi.

De même, depuis le 1er janvier 2019, et l’ANSES le rappelle, mais ne peut faire que le rappeler ; tous les usages amateurs de produits phytosanitaires ont été interdits par la loi du 6 février 2014 visant à mieux encadrer l'utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national dite «  loi Labbé  ». Il ne s’agit d’ailleurs pas de la seule interdiction de l’utilisation, mais aussi de la détention par tout particulier de tout produit phytosanitaire. Et chacun d’entre nous a l’obligation de ramener dans les décharges les produits qu’il détient à domicile. C’est pourquoi il est difficile de pratiquer des contrôles systématiques, et qu’il faut rappeler l’obligation légale créée par la loi ainsi que la responsabilité de chacun en la matière.

Il existe donc effectivement des services de contrôle, et le directeur général de l’alimentation ou d’autres services de l’État pourraient répondre plus précisément que moi, mais ce n’est pas une responsabilité de l’ANSES.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez dit, je ne parle pas du cancer de la prostate, qu’il n’y avait pas lieu de s’orienter vers un contrôle systématique du taux de chlordécone dans le sang afin de permettre à tout un chacun de savoir ce qui se passe dans son corps. Vous avez rappelé les conclusions de l’étude de 2018, qui établissaient que 95 % des Guadeloupéens et 92 % des Martiniquais étaient imprégnés.

Pouvez-vous préciser à quel degré ? Car cela va du peu grave au très grave puisque 10 % de la population guadeloupéenne serait très imprégnée. Vous expliquez ces incertitudes par l’impossibilité, faute de valeurs disponibles et d’études suffisantes, d’évaluer ce qu’il faut prescrire. Ne pensez-vous pas que cette analyse est un peu courte et étroite ?

Ainsi, faudrait-il attendre des années pour trouver des solutions ; les médecins sont aujourd’hui paumés, ils ne savent pas comment traiter le problème, et le lien n’est établi qu’au moment du décès ou lorsque naît un enfant malformé ou prématuré. Ne pensez-vous pas que cela représente un traumatisme psychologique extrêmement grave pour 750 000 personnes ?

Il serait intéressant que l’État assume ses responsabilités, et que chacun puisse savoir. Moi, Serge Letchimy, j’ai besoin de savoir ce qu’il y a dans mon sang, je l’ignore pour l’instant, mais j’ai les moyens de payer pour savoir. Or, beaucoup ne le peuvent pas.

Ne pensez-vous pas que l’ANSES ne devrait pas attendre ou devrait accélérer l’obtention des résultats afin de savoir ce qu’il faudrait faire pour pouvoir établir des diagnostics, ce qui apaiserait certainement beaucoup de monde ? Car le traumatisme est de santé, il est physique, psychologique et social.

M. Roger Genet. Monsieur le président, nous sommes tout à fait conscients des questions que vous posez, même si nous n’avons aucune compétence particulière pour y répondre.

Il y a en effet d’un côté les politiques publiques, et les responsables sont le ministère de la santé et le directeur général de la santé, et de l’autre, la Haute Autorité de santé, dont la mission est de conseiller aux médecins les gestes utiles. On a beaucoup débattu de l’utilité des mesures systématiques des marqueurs du cancer de la prostate, dont on a constaté qu’elles pouvaient conduire à une prescription excessive et des actes injustifiés…

M. le président Serge Letchimy. Je ne parle pas du cancer de la prostate…

M. Roger Genet. Certes, mais c’est bien à la Haute Autorité de santé qu’il convient d’établir des recommandations portant sur l’établissement de diagnostics par les personnels médicaux…

M. le président Serge Letchimy. Vous avez vous-même indiqué, qu’à un moment le chlordécone disparaît dès lors que l’on cesse de consommer des produits pollués. On a pris l’exemple de vaches placées sur des herbes saines, après l’avoir été sur des herbes contaminées : au bout de six mois, elles ne présentent plus de chlordécone.

Si on veut changer l’alimentation et faire entrer les gens dans un processus de réappropriation collective de leur propre alimentation afin d’éviter que la pollution ne se poursuive, il est tout de même important de dire : « Monsieur, vous êtes contaminé. » C’est une prescription médicale !

On évacue ce problème en jugeant que l’on ne sait pas quoi dire aux gens parce que les études scientifiques ne sont pas terminées : permettez-moi d’exprimer mon désaccord. J’ai bien compris, que vous, l’ANSES, avez une responsabilité en matière d’orientation des politiques publiques auprès de la ministre de la santé.

Par ailleurs, expliquez-moi comment, alors qu’en 1990 l’usage du chlordécone a été interdit, celui-ci a été prolongé de droit pendant deux ans. Or, cela est scientifiquement et humainement contestable, car, pendant deux années vous constatez qu’un produit est dangereux, mais en autorisez tout de même l’utilisation. Il s’agit donc plus de la préoccupation économique de celui qui détient le produit que d’une préoccupation de santé.

On interdit le chlordécone parce qu’il est dangereux, mais on autorise son écoulement ! Je ne vous mets pas en cause, je parle de nous, de l’État en 1990 : la pollution continue a été autorisée pendant deux ans. Appelons un chat un chat : si le produit n’est pas bon, il faut l’arrêter !

Mais pire : entre 1992 et 1993 deux dérogations exceptionnelles ont été délivrées, soit quatre ans en tout. Et on découvre que la société détentrice de l’autorisation se donne même la possibilité de produire ; et personne ne peut répondre à cette question. Quel est votre point de vue sur cette période 1990-1993 au cours de laquelle, de façon extraordinaire on autorise la production de chlordécone après l’avoir arrêtée ?

M. Roger Genet. Au sujet de ce qui s’est produit à cette époque…

M. le président Serge Letchimy. C’est l’homme que j’interroge…

M. Roger Genet. Je ne peux m’exprimer ici qu’au titre de l’Agence que je représente…

M. le président Serge Letchimy. Vous avez juré sur l’honneur…

M. Roger Genet. Je ne peux que vous dire ce que nous faisons aujourd’hui. Cependant, à la lumière des rapports de l’époque que vous évoquez, je peux vous apporter quelques éléments de contexte.

Nous utilisons comme médicaments, comme médicaments vétérinaires et produits phytosanitaires des produits toxiques. Nous avons à domicile des produits toxiques. Dans quelques jours l’ANSES va publier une étude dénommée « Pesti’home », qui présentera les résultats d’une enquête menée dans 1 500 foyers consistant à demander aux gens quels étaient les produits chimiques autorisés ou non qu’ils détenaient dans leur garage, sous leur évier, etc. Les renseignements recueillis sont riches d’enseignement : nous détenons et nous nous exposons tous involontairement à de très nombreux produits chimiques de façon d’ailleurs injustifiée. Tous ces produits sont actifs, s’ils le sont, c’est qu’ils sont biologiquement actifs ; ce sont des toxiques. La question est donc celle du rapport bénéfice-risque.

Je laisse les décideurs de l’époque juger du rapport bénéfice-risque qu’ils ont pris en considération dès lors des autorisations d’extensions d’usage. Ce que je peux vous dire aujourd’hui, et nous connaissons le cas pour de nombreux produits que nous avons retirés du marché depuis 2016 : c’est dès que nous sommes en présence d’un élément relatif à un risque pour la santé, nous retirons le produit sans donner aucun délai d’écoulement ou d’utilisation.

Lorsque nous ne disposons que de données limitées, et que les motifs de retrait pèsent sur des facteurs de risque n’affectant pas directement la santé, comme des facteurs écotoxicologiques pour des produits ayant parfois été utilisés pendant trente ou quarante ans, la réglementation autorise de prévoir des délais permettant simplement aux professionnels de se retourner. Ces délais sont en règle générale de dix-huit mois pour la réglementation européenne, souvent répartis en neuf mois pour la vente et neuf mois pour l’utilisation.

Lorsqu’elle effectue des retraits, l’ANSES est en général plus restrictive. La décision de retrait ayant été prise, elle essaie de suivre cette logique que vous avez évoquée, qui consiste à retirer le produit le plus tôt possible. Habituellement, nous laissons donc la campagne en cours se terminer afin que les gens ne se trouvent pas pris au beau milieu d’une période de production.

Encore une fois, si nous avons la moindre crainte pour les riverains ou les utilisateurs, l’ANSES ne laisse aucun délai. Nous nous orientons donc vers une stratégie de plus en plus restrictive. Mais il est toujours difficile de faire la balance entre l’évaluation scientifique de risque et les autres éléments de nature économique.

La balance bénéfice-risque est en effet aisément perceptible lorsqu’il s’agit d’un médicament destiné à l’humain : risque-t-il d’avoir un effet secondaire, mais quelle espérance de vie fait-il gagner au patient traité ? En revanche, dans le cas des produits phytosanitaires où le bénéficiaire ou la victime n’est pas la même personne, car il peut s’agir de l’agriculteur, des abeilles ou de l’environnement, la balance bénéfice-risque est beaucoup plus difficile à établir pour le décideur public.

Et depuis que l’ANSES a cette responsabilité, croyez bien qu’elle est particulièrement sensible à cette balance entre les différents bénéficiaires, que ce soit dans le cadre du retrait ou de l’autorisation résultant de nos décisions.

Votre question précédente portait sur la chlordéconémie. Ce que disent nos résultats, c’est que 10 % des échantillons environ se situent entre 10 et 100 fois au-dessus de la valeur la plus basse. Mais nous ne savons pas bien interpréter ces 10 %, dans la mesure où nous ignorons quelle est la valeur critique d’imprégnation – même si nous voyons bien qu’il y a des dépassements de la valeur toxicologique de référence.

Il est évident qu’une partie de la population est surexposée et qu’il convient de limiter l’exposition par toutes les recommandations possibles. Le directeur général de la santé ne dira pas autre chose, et beaucoup de propositions allant dans ce sens ont été faites dans le cadre du plan chlordécone – que Jean-Luc Volatier ici présent suit pour le compte de l’agence.

Il n’est ni dans les compétences ni dans la mission de l’ANSES de faire des propositions au ministère concernant la mise en œuvre d’un test. Mais il est vrai que nous sommes confrontés dans nos études à un problème de qualité : peu de laboratoires sont agréés et capables de réaliser les tests avec précision. Lors de ma visite d’un jardin JAFA en Guadeloupe la semaine passée, l’association m’a expliqué que deux carottages pratiqués à 50 centimètres de distance pouvaient donner des valeurs très différentes, et qu’un carottage testé deux fois pouvait donner des valeurs différentes à 50 % !

Nous faisons donc face à de gros problèmes analytiques. La chlordécone pouvant être liée de façon plus ou moins forte à la matrice, on obtient des résultats différents selon que le test porte sur les aliments, le plasma ou la terre. De la technique d’extraction dépend la sensibilité du test, une difficulté à laquelle il faut ajouter celle de la mauvaise reproductibilité. L’Institut Pasteur de Guadeloupe est en train de travailler à l’élaboration d’un test à la fois sensible et reproductible.

Les associations de médecins libéraux que nous avons rencontrées en Martinique et en Guadeloupe ont soulevé cette question. C’est une question complexe, qui interroge aussi la façon dont on peut aider le consommateur potentiellement contaminé. Si l’on dit aujourd’hui à des personnes qu’elles peuvent dormir tranquilles car leur taux de contamination est de 0,000001 microgramme par litre, certaines ne nous croiront pas. Car le taux est réputé bas, mais par rapport à quoi ? Si les conclusions sont évidentes pour les personnes qui se trouvent en haut de la courbe de distribution et présentent des taux élevés, les personnes fragiles présentant un taux bas peuvent s’inquiéter de leur situation. Dans ces conditions, que doit proposer leur médecin ? Tant que nous serons incapables de donner des valeurs repères permettant d’assurer l’absence de risque, les risques psychosociaux existeront.

Ces fameux tests font l’objet de discussions dans le cadre du plan chlordécone IV. En fonction du type d’utilisation, a-t-on forcément besoin de mesures sensibles et précises ? La question n’est pas toujours celle des moyens financiers ; il faut s’interroger sur les moyens d’action que peut offrir la recherche, notamment. Nous venons de lancer avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) un appel à candidatures pour des tests rapides, beaucoup moins précis et sensibles, mais bien plus informatifs. Est-il utile d’informer les personnes qu’elles ont 10-4 microgramme par litre ? Si nous disposions de seuils, nous pourrions leur dire, grâce à des tests meilleur marché, qu’elles se trouvent en-dessous de la valeur limite et qu’il n’y a donc pas de problème sanitaire.

M. le président Serge Letchimy. On le fait bien pour la glycémie.

M. Roger Genet. Pour le moment, nous ne disposons pas de tests simples, rapides et bon marché. La même question se pose pour les mesures effectuées dans l’environnement. Au rythme actuel, et compte tenu du faible nombre de laboratoire agréés, la cartographie des sols selon des méthodes aussi précises devrait prendre des années ! Là encore, la question est moins celle des moyens que des méthodes disponibles : des méthodes moins précises, donnant des valeurs plus approchées ne seraient-elles pas suffisantes pour réaliser rapidement une cartographie des aliments ou des terres ? Ce sont des questions qui font l’objet de débats parmi les partenaires du plan chlordécone. Il est difficile de doser cette molécule, très difficilement dégradable et peu soluble. C’est dans le domaine de la recherche que nous devons avancer et il nous faut pour cela mobiliser les laboratoires.

M. Gérard Lasfargues. Nous avons beaucoup discuté avec les acteurs locaux, en particulier les médecins libéraux et hospitaliers, le président de l’Université des Antilles, médecin également, et les représentants des agences régionales de santé (ARS) de la chlordéconémie, du dépistage, de la nécessité de le généraliser ou de le pratiquer sur les populations sensibles comme les femmes enceintes.

Nous sommes gênés par le fait que nous n’avons pas encore réussi à définir une valeur d’imprégnation biologique critique – nous nous efforçons d’y parvenir, et le plus vite possible.

L’ANSES n’est pas chargée de faire des recommandations de dépistage ou de surveillance médicale des populations. Pour autant, nous écoutons les acteurs locaux. Les médecins, notamment, expliquent qu’ils n’hésiteront pas à prescrire une chlordéconémie si le patient le leur demande, mais qu’ils lui préciseront qu’ils ne seront pas toujours capables d’interpréter le résultat et se limiteront à lui donner les conseils de prévention et de protection nécessaires.

Aussi bien pour l’établissement de normes toxicologiques de référence d’imprégnation critique que pour l’expertise des maladies professionnelles, nous auditionnons ces acteurs locaux dont l’expérience de terrain nous apporte beaucoup. De surcroît, ils sont des relais très importants des messages de prévention, sans lesquels toute campagne nationale perdrait de son efficacité. Les directeurs des ARS de Guadeloupe et de Martinique l’ont dit, ces acteurs doivent être impliqués.

La recherche dans les champs des sciences humaines et sociales est aussi nécessaire pour élaborer les messages, les faire circuler dans l’opinion. C’est le sens de la science participative, mise en œuvre dans les jardins JAFA. Cela fonctionne, nous devons l’étendre à d’autres situations et à d’autres types de recherches.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Puisque l’ANSES a désormais la compétence des autorisations de mises sur le marché, avez-vous pu récupérer les archives liées au retrait des AMM ? S’agissant de l’évolution des tableaux de maladies professionnelles, la Mutualité sociale agricole nous a indiqué la semaine dernière qu’il existait deux possibilités : soit ajouter le cancer de la prostate, soit intégrer le chlordécone comme agent pouvant entraîner la survenue de maladies professionnelles : pouvez-vous nous en dire plus sur la procédure ?

M. Roger Genet. Nous avons récupéré les dossiers concernant les AMM en cours mais nous n’avons pas en notre possession les archives antérieures à août 2015. Nous ne disposons pas davantage des archives concernant les autorisations d’essais antérieures à celles que nous avons délivrées.

M. Gérard Lasfargues. L’expertise scientifique préalable à la constitution de tableaux de maladies professionnelles ou à des recommandations pour les comités régionaux de reconnaissance de maladie professionnelle a été confiée à l’ANSES. Notre mission est de fournir les éléments scientifiques qui permettront aux partenaires sociaux siégeant dans les commissions des maladies professionnelles du régime général et du régime agricole de discuter de l’opportunité de créer un tableau. La décision finale appartiendra à la direction générale du travail (DGT) pour le régime général et, pour ce qui concerne le régime agricole, au ministère de l’agriculture.

Pour saisir l’enjeu de la création d’un tableau de maladie professionnelle, il faut comprendre le mécanisme de la présomption d’origine. Si un tableau existe, désignant la pathologie et les travaux y exposant, et s’il est montré que la personne a été exposée de façon habituelle dans son travail à la chlordécone, alors la présomption d’origine fait qu’elle sera reconnue en maladie professionnelle. S’il n’existe pas de tableau et que le dossier doit passer par les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles, il n’y a plus de présomption d’origine : il revient à la personne de prouver qu’il existe un lien direct et essentiel entre son exposition et sa pathologie, ce qui est beaucoup plus difficile et réduit fortement les chances de reconnaissance de maladie professionnelle.

Prenons l’exemple classique de l’amiante : il existe un tableau pour le cancer du poumon. Si la personne a été exposée à l’amiante durant sa vie professionnelle, de façon habituelle et régulière et qu’elle est atteinte d’un cancer du poumon, elle sera reconnue en maladie professionnelle, même si elle fumait trois paquets de cigarettes par jour.

Le groupe de travail s’attachera donc à indiquer quelle pathologie peut être reconnue, si le cancer de la prostate, notamment, peut figurer dans la première colonne du tableau. Il lui faudra aussi indiquer un niveau de risque – possible, probable, avéré – en lien avec l’exposition à la chlordécone. Il le fera sur la base d’une analyse rigoureuse de l’ensemble des publications scientifiques – nous prendrons bien évidemment en compte les données de l’expertise INSERM et nous auditionnerons Luc Multigner. La qualité des études étant variable, l’ANSES a mis au point une méthodologie d’évaluation du niveau de preuve qui sera rendue publique.

Ce groupe de travail, qui auditionnera aussi les acteurs locaux, s’attachera à déterminer quels sont les travaux exposants, ainsi que le temps de latence des pathologies. Un cancer peut se déclarer dix, vingt, trente ans après l’exposition. Ces éléments permettent de définir le délai de prise en charge, qui indique le temps entre la fin de l’exposition et le moment où le diagnostic officiel est posé, un facteur très important dans la mesure où l’on sait que la moitié des cancers professionnels se déclarent chez les personnes âgées de plus de 60 ans, donc à la retraite.

M. le président Serge Letchimy. On estime que plus de 92 % des habitants de Guadeloupe et de Martinique sont imprégnés. Or les maladies professionnelles ne concernent que les travailleurs agricoles, soit entre 10 000 et 12 000 personnes.

M. Gérard Lasfargues. Ainsi que leurs ayant-droits.

M. le président Serge Letchimy. La différence est énorme en termes de prise en charge : que faites-vous des 738 000 personnes qui ne seront pas concernées par ce dispositif, comment comptez-vous les prendre en charge, avec les limites que l’on sait concernant la détection de la chlordécone et le traitement des pathologies ?

Lors de son audition, la Mutualité sociale agricole a été très claire, elle couvre seulement les exploitants agricoles aux Antilles. Les tableaux 58 et 59 ne sont pas applicables aux salariés agricoles antillais, qui dépendent du régime général de sécurité sociale. Et que fera-t-on des travailleurs du secteur informel, si nombreux en Martinique et en Guadeloupe, qui cumulent les petits métiers – cultivateur, pêcheur, chauffeur de taxi ? Ce que nous a montré cette audition, c’est qu’au bout du compte, très peu de personnes seront indemnisées. C’est d’ailleurs le cas pour d’autres maladies professionnelles – 4 000 personnes sont reconnues sur 100 000 déclarations. La voie de la reconnaissance des maladies professionnelles n’est-elle pas une impasse pour les Guadeloupéens et les Martiniquais ?

M. Gérard Lasfargues. Si l’expertise préalable scientifique sur les maladies professionnelles a été confiée à l’ANSES, c’était justement pour éviter les disparités et les inégalités de traitement entre les régimes, dans le cas où un tableau de maladie professionnelle serait validé par une commission d’un régime et pas par l’autre. Très clairement, il existe une inégalité de traitement pour les personnes souffrant de syndrome de Parkinson ou de lymphomes, liés à l’exposition aux pesticides, selon qu’elles appartiennent au régime général ou au régime agricole.

De façon plus générale, il est important que nous puissions avoir les données issues des cohortes en cours à la Martinique et en Guadeloupe afin de voir dans quelle mesure les travailleurs du secteur informel y sont inclus. Ce problème ne touche pas seulement les Antilles mais concerne tous les travailleurs précaires, détachés, qui ne sont pas déclarés et échappent à la surveillance des risques professionnels. Bien qu’ils soient les plus exposés aux risques chimiques, physiques ou biologiques selon les secteurs, les messages de prévention et de protection les atteignent difficilement. La DGT réfléchit à la façon de mieux prendre en charge ces populations. À cet égard, les acteurs locaux jouent un rôle important puisqu’ils peuvent relayer les messages de prévention, mieux que ne le font les pouvoirs publics, dans les limites de la législation officielle.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je retiens de vos interventions deux remarques importantes : la surexposition des populations ; la nécessité d’associer les acteurs locaux – l’université des Antilles et son président, les médecins libéraux – pour agir auprès d’une population très angoissée.

Vous avez rencontré à Basse-Terre les responsables du programme JAFA. Vous connaissez l’efficacité, mais aussi les limites de ce programme, qu’un reportage de Guadeloupe La Première pointait en montrant que ce qui se fait hors sol reste malgré tout en contact avec le sol. Ces jardins familiaux sont-ils vraiment adaptés pour lutter contre la pollution au chlordécone ?

Comment les contrôles des produits alimentaires sont-ils effectués, qui les finance ? Certes, les laboratoires doivent être agréés, mais pourquoi les analyses sont-elles réalisées uniquement dans l’Hexagone ? Enfin, que pensez-vous de la demande de « zéro chlordécone » ?

M. Roger Genet. Quand il est bien conduit, le dispositif JAFA est efficace. Mais appliquer les politiques publiques sur le terrain, mobiliser les particuliers, qui sont nombreux à cultiver un jardin, n’est pas seulement l’affaire des professionnels, cela concerne tout le monde. Alors qu’une partie de la population est très sensibilisée à la chlordécone, beaucoup vivent avec et n’envisagent pas de changer leurs pratiques. La mobilisation doit être générale.

Les solutions existent : basculement vers les terrains non contaminés, modification des pratiques quotidiennes, élevage de poules sur des planchers surélevés – une technique expérimentée avec les chercheurs car elle pose des problèmes zootechniques. Il faut une prise de conscience chez chacun pour que les politiques publiques soient relayées et mises en œuvre.

J’ai rencontré une association dont les membres sont très motivés. Ils s’inscrivent, avec les agronomes de l’INRA qui participent à cette expérimentation, dans une démarche de recherche participative. C’est important pour entraîner la population. Nous espérons que les résultats démontreront l’efficacité des solutions proposées et qu’elles seront diffusées par les associations de terrain et grâce à une campagne de communication des collectivités ou des pouvoirs publics locaux.

Ma conviction est que l’on peut atteindre un taux de zéro chlordécone dans l’alimentation, mais qu’il est illusoire de penser que l’on pourra détoxifier l’ensemble des sols et des sédiments. Les transferts sédimentaires dans les estuaires et dans les rivières sont nombreux et contaminent crustacés et poissons. On sait que la pollution de la baie de Chesapeake, en Virginie, a pu être circonscrite parce que des sédiments non contaminés ont recouvert les sédiments contaminés. Mais aux Antilles, du fait de l’érosion entraînée par le système tropical de pluie, on observe un transfert sédimentaire dans les bassins versants. La situation est inédite, compte tenu de l’ampleur des terrains contaminés et de la nature de la contamination.

Des essais ont été menés, notamment par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Nous avons rencontré le Campus agro-environnemental Caraïbe (CAEC), qui a fait le point sur les travaux en cours. La phytoremédiation, la bioremédiation, l’excavation avec traitement des sols, entreprises ces quinze dernières années, ne semblent pas pouvoir être mises en œuvre à grande échelle et laisser envisager une dépollution.

Autrement dit, nous avons affaire à une pollution environnementale durable. En tant qu’agence sanitaire, notre objectif est de faire la part des contaminations qui touchent l’homme par les poussières, l’alimentation, l’eau, le sol. L’ANSES a lancé l’année dernière, en lien avec l’Institut national de l'environnement industriel et des risques (INERIS) et le réseau des associations agréées pour la surveillance de la qualité de l’air (AASQA) une campagne exploratoire nationale de mesure des résidus de pesticides dans l'air. Nous avons identifié 80 substances actives, dont le chlordécone, qui ont été mesurées sur 50 sites de prélèvement, dont un en Martinique et un en Guadeloupe. Cette campagne s’est achevée le 30 juin et les résultats sont en cours d’analyse. Si cette méthodologie de mesure se révèle efficace, elle a vocation à être incluse dans tous les systèmes de surveillance des associations, de façon à contrôler systématiquement l’exposition aux pesticides dans l’air.

Nous verrons quelle est la part de l’exposition par l’air à la chlordécone. Il est probable qu’elle soit très faible par rapport à l’exposition par voie alimentaire, eau incluse. C’est donc là qu’il faut agir, en incitant aux changements de pratiques, en responsabilisant chacun et en apportant aux non-professionnels qui vivent sur des terres contaminées des solutions – protéger la production de la terre contaminée ; changer de terrain et passer sur des terres non contaminés.

Hormis les contrôles qui permettent de s’assurer que les zones d’interdiction, notamment de pêche, sont respectées, nous avons très peu de solutions pour les espèces benthiques, notamment les crustacés. Ils se trouvent en bout de chaîne, donc accumulent la chlordécone, et vivent dans les zones estuariennes où se déversent les rus, les petites rivières. L’ensemble des côtes de Martinique et de Guadeloupe, compte tenu du régime tropical, sont concernées.

Le « zéro chlordécone » dans l’alimentation est possible. Par « zéro », j’entends une dose infime. Il n’y aura jamais zéro résidu de chlordécone, mais une diminution de la concentration qui tendra vers zéro. Les méthodes d’analyse aujourd’hui sont tellement sensibles que même en descendant très bas, on trouvera toujours une contamination résiduelle. Cela nous motive d’autant pour définir une valeur critique d’imprégnation sur laquelle bâtir une valeur sans effets biologiques pour les consommateurs. Cela permettrait une approche raisonnable du risque. Malheureusement, sans cette valeur, nous ne pouvons pas avancer.

La méthode d’analyse est compliquée, c’est la raison pour laquelle seuls quelques laboratoires sont autorisés. Dès le départ, dans les années 1990, le laboratoire départemental de la Drôme a mis en place une méthode d’expérimentation basée sur des méthodes d’extraction des batteries. Il s’agit d’une méthode de quantification par spectrométrie de masse qui nécessite des étalons internes marqués aux isotopes stables. Ces derniers étant très coûteux à produire, les analyses demeureront chères.

Le moyen d’augmenter le nombre d’analyses est donc de baisser notre exigence en matière de sensibilité. Tout dépend de l’objectif : s’il s’agit de s’assurer qu’il y a zéro résidu, alors la sensibilité devra être tellement forte que chaque analyse coûtera une fortune ; si grâce à une valeur critique d’imprégnation, nous parvenons à définir un seuil de sécurité au- dessous duquel il n’y a pas de risque sanitaire, les méthodes pourront être moins sensibles, donc moins chères et plus faciles à mettre en œuvre.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous l’avez dit, nous avons affaire à une pollution environnementale durable. Certains vivent avec et ont du mal à changer de pratiques. M. Feidt a expliqué que lorsque l’on met les gens dos au mur, il faut pouvoir les accompagner. L’accompagnement des professionnels et des non-professionnels, dans le cas des jardins créoles, est-il suffisant ? Les pouvoirs publics mettent-ils en œuvre tous les moyens pour les inciter à aller vers une autre culture, à changer de terrain ?

Faut-il prévoir une réparation des préjudices subis par les populations et les acteurs économiques ? Quelle forme devrait-elle prendre ? L’ANSES est-elle en mesure d’évaluer le préjudice sanitaire, le préjudice économique et le préjudice d’anxiété ?

M. Roger Genet. Cette évaluation ne relève pas de l’Agence et nous ne sommes pas compétents, en tant qu’experts, pour répondre à ces questions. Il appartient aux décideurs politiques de faire ce choix ; notre agence ne dispose pas des éléments scientifiques qui pourraient contribuer au débat ou faciliter leur prise de décision.

Lors du colloque scientifique d’octobre et du débat avec le grand public, nous avons discuté avec beaucoup d’acteurs locaux et de responsables des collectivités territoriales. Je suis convaincu que la mobilisation doit être collective : même si une partie importante de la population vit avec, la contamination par la chlordécone inquiète beaucoup d’Antillais. Les changements de comportement doivent toucher tout le monde, chacun doit adhérer au projet et s’impliquer.

Le programme JAFA fonctionne bien là où existe cette mobilisation collective. Nous pouvons jouer ce rôle d’animateur, participer à des collectifs en amenant les experts scientifiques au contact de la population. Une instance de dialogue sur les sujets de sécurité sanitaire qui sont dans le champ de l’agence pourrait être mise en place. Les Outre-mer sont très peu représentés dans les comités de dialogue qui siègent en dans l’Hexagone, alors qu’une agence comme la nôtre doit pouvoir dialoguer avec la société civile sur les expertises qui la concernent. Il s’agit à la fois de mieux comprendre les attentes et d’être mieux compris, et de créer ainsi un climat de confiance à l’égard des scientifiques qui, chez nous, se mobilisent.

M. Cyril Feidt. Je répondrai en tant que chercheur à votre question, monsieur le président. En 1992, il paraissait impossible de se passer de la chlordécone pour lutter contre le charançon du bananier Cosmopolites sordidus. Mais aujourd’hui, le ravageur a disparu. Ce qui s’est passé, c’est que les acteurs se sont trouvés au pied du mur et que grâce à la recherche, à l’innovation, nous avons pu trouver des solutions de piégeage biologique.

La question est celle du temps qu’il faut pour octroyer les moyens permettant à la recherche de générer de la connaissance et pour mettre en œuvre la synergie nécessaire entre les ministères et les instances publiques. Quelles leçons l’État tire-t-il de cette crise ? Comment s’organiser pour anticiper et coordonner une réponse la plus rapide possible lors de la prochaine crise ?

Prenons l’exemple des limites analytiques demandées aux laboratoires : on sait qu’elles sont ajustées par rapport aux exigences réglementaires. Si on dit que pour la pomme de terre, il ne faut pas dépasser 0,1 microgramme par kilo, le laboratoire s’adaptera et prendra une limite, deux, trois ou peut-être dix fois inférieure à cette valeur. Mais pour obtenir une exposition réelle de la population, il faut de vraies valeurs. Or aucun laboratoire n’a été capable de répondre à cette question, d’autant que les analyses portaient aussi bien sur le sol, les sédiments, les poissons, les végétaux et les denrées animales.

Il a été très difficile de coordonner les acteurs pour répondre de manière rapide et efficace à la contamination des milieux environnementaux, car les végétaux sont de la compétence de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), les denrées animales de la direction générale de l'alimentation (DGAL), l’eau et le sol d’autres directions encore. Tout le monde s’est battu pour que les choses avancent, il faut le dire. Mais de cette crise qui est le parangon de la crise de contamination environnementale généralisée, il faut tirer les leçons en matière de coordination.

M. le président Serge Letchimy. Enfin ! Merci ! Ce besoin que vous venez d’exprimer, nous le ressentons à tout moment. C’est un élément essentiel du dossier qui fait que les institutions sont discréditées. Alors qu’elles travaillent beaucoup, avec sincérité et détermination – nous le constatons en vous écoutant –, on sent une dispersion incroyable et des moyens qui ne sont pas au bon niveau. Il faut structurer ces actions et chercher une solution collective pour répondre à une situation aigüe.

Je le dis comme je le pense, j’apprécie beaucoup votre intervention. Des constats comme celui-là, nous devrions les exprimer calmement, sans chercher à stigmatiser qui que soit. Si l’on examine séparément chacun des phases de ce drame qui dure depuis près de cinquante ans, on peut se poser beaucoup de questions.

Je vous remercie pour cette audition très riche. Je vous serais reconnaissant de nous transmettre les documents que vous jugerez utiles, et votre analyse, monsieur Feidt. La commission d’enquête, c’est là la force de la démocratie, a le pouvoir de vous libérer du poids des institutions qui pourrait peser sur votre pensée. Vous pouvez donc faire preuve d’une totale indépendance d’esprit.


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   Mardi 9 juillet 2019

Audition de M. Thierry Woignier, directeur de recherche à l’Institut de recherche et de développement (IRD) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du laboratoire « Physique des sols et milieux poreux » de l’Institut méditerranéen de la biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE CAEC-Le Lamentin Martinique), et de M. Hervé Macarie, microbiologiste à l’IRD Marseille (IMBE), spécialiste de la bioremédiation

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, je souhaite la bienvenue à Monsieur Thierry Woignier, directeur de recherche à l’Institut de recherche et de développement (IRD) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable du laboratoire « Physique des sols et milieux poreux » de l’Institut méditerranéen de la biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), et à M. Hervé Macarie, microbiologiste à l’IRD Marseille, spécialiste de la bioremédiation.

Je vous rappelle que ces auditions sont publiques et diffusées en direct sur le canal de l’Assemblée nationale. Elles seront disponibles sur le portail vidéo et la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie des comptes rendus qui en seront établis.

Je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Thierry Woignier et Hervé Macarie prêtent successivement serment.)

Monsieur Woignier, vous avez la parole pour un exposé liminaire. Vous devrez ensuite répondre aux questions des membres de la commission d’enquête.

M. Thierry Woignier, directeur de recherche à l’Institut de recherche et de développement. Je remets à chacun d’entre vous le support que j’avais préparé sur notre approche de la remédiation afin de faciliter la compréhension et la discussion. Nos recherches visent à acquérir des connaissances sur la contamination à différentes échelles, du sol jusqu’à la parcelle. Nous avons développé au Lamantin, en Martinique, où je travaille depuis quinze ans, quatre sujets d’étude : outre la contamination des sols, nous avons étudié le procédé de réduction chimique in situ ou in situ chemical reduction (ISCR) en collaboration avec le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et la biodégradation, sur lesquels mon confrère Monsieur Hervé Macarie reviendra plus en détail, ainsi que la technique de la séquestration, dont j’expliquerai en quoi elle constitue une solution alternative à la dépollution.

La molécule de chlordécone a pour principales caractéristiques une très faible biodégradabilité – on ne se débarrassera donc pas de cette molécule en attendant qu’elle soit dégradée par l’érosion ou par des micro-bactéries –, une très faible solubilité – elle ne peut être facilement éliminée par l’eau – et une grande affinité pour la matière organique, ce qui explique sa persistance dans les sols vingt-cinq ans après l’arrêt d’utilisation du pesticide. Les travaux menés par Yves-Marie  Cabidoche de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ont mis en évidence qu’il faudrait des décennies pour que cette molécule soit éliminée naturellement par lixiviation. Parce que la contamination des sols a pour effet une contamination secondaire des aliments et des ressources en eau, il est nécessaire de diminuer la concentration en chlordécone dans les sols.

Il faut savoir toutefois que la contamination diffère selon la nature des sols, selon leurs propriétés. Trois types de sols ont été contaminés en Martinique : les andosols situés dans le nord, près de la montagne Pelée, les ferralsols et nitisols, plus au sud et plus anciens. Les taux de concentration des andosols sont deux à cinq fois plus élevés que ceux des autres types de sols, mais les taux de transfert y sont paradoxalement moins importants. On observe, en d’autres termes, que les sols les plus pollués sont les moins polluants. Étant physicien de formation, j’ai pensé que ce paradoxe pouvait s’expliquer par la nature de l’argile. L’argile des andosols du nord a précisément une microstructure très différente de l’argile classique ou kaolin qui est la caractéristique des sols du sud : elle est hiérarchique et poreuse au lieu d’être homogène, les plus petites particules s’agrégeant pour en former des moyennes puis des grosses. Dans les andosols, 70 % du chlordécone est fixé dans les plus petites particules, alors que cette répartition est assez homogène dans les sols du sud. À cette très petite échelle, qui est de l’ordre de la dizaine ou de la centaine de nanomètres, soit le millième de l’épaisseur d’un cheveu, il est très difficile d’aller chercher la molécule.

Deux paramètres physiques sont à prendre en compte quand on veut transporter une molécule d’un point à un autre ou, en l’occurrence, l’extraire ou la détruire : la perméabilité et la diffusion. La perméabilité se conçoit facilement avec l’image du tuyau d’arrosage : si le tuyau a un petit diamètre ou qu’il est obstrué, la perméabilité diminue. Ainsi, plus une structure est tortueuse, plus elle est complexe, moins la perméabilité est élevée. Quant à la propriété de diffusion, vous l’observez dans votre tasse de café le matin si vous y ajoutez une goutte de lait sans remuer le liquide. Nul besoin d’un transport mécanique, d’un écoulement d’eau pour transporter des éléments chimiques ou biologiques. À cette petite échelle, on ne peut mesurer ces paramètres mais on peut les calculer à l’aide de modèles qui ont permis de démontrer que la perméabilité et la diffusion des structures des andosols sont mille fois plus faibles que dans les argiles à la porosité classique. Nous sommes par conséquent confrontés à une difficulté réelle pour extraire les molécules de chlordécone des sols du nord, et il convient de tenir compte de ces paramètres physiques pour envisager des solutions.

Je laisse la parole à mon confrère sur les méthodes de décontamination que sont la bioremédiation et le procédé ISCR. Je conclurai ensuite avec la question de la séquestration.

M. Hervé Macarie, microbiologiste à lIRD Marseille, spécialiste de la bioremédiation. Je suis pour ma part microbiologiste à l’Institut de recherche et de développement, affecté à l’IMBE, et je travaille sur le chlordécone depuis une dizaine d’années. Quand je suis arrivé en Martinique en 2009, puis pour quatre années en 2011, il était communément admis que la molécule de chlordécone ne pouvait être biodégradée, même si on trouvait dans la littérature la démonstration que des transformations étaient possibles. Tant la structure de la molécule – molécule en cage comportant dix atomes de chlore – que ses propriétés – faible solubilité, forte hydrophobicité et affinité pour la matière organique – indiquaient que celle-ci serait difficile à dégrader biologiquement.

Le rôle du microbiologiste est de lancer sa canne à pêche pour trouver des microorganismes capables de dégrader la molécule étudiée. Si la structure n’est pas attaquable, une telle stratégie est toutefois vouée à l’échec. Nous avons donc dans un premier temps étudié sur le plan théorique, en thermodynamique, si les réactions envisagées – destruction complète de la chlordécone en composés minéraux ou dégradation légère de la structure par arrachage d’atomes de chlore ou réduction de la fonction cétone – étaient ou non réalisables chimiquement. Les résultats de ces travaux, publiés en 2012, ont permis de conclure que ces réactions pouvaient avoir lieu et qu’elles libéreraient des quantités d’énergie suffisantes pour permettre une croissance bactérienne. Il apparaissait donc possible, en d’autres termes, d’attaquer la molécule de chlordécone au moyen de microorganismes. Comme je l’ai indiqué, des travaux avaient été réalisés aux États-Unis à l’époque de l’incident de Hopewell en Virginie. Partant de ces premières études, j’ai pour ma part montré que des bactéries méthanogènes étaient capables de dégrader la chlordécone. Les chercheurs impliqués avaient utilisé une méthanogène particulière, mais les enzymes, la machinerie cellulaire qui avaient attaqué la chlordécone étaient communes à toutes les méthanogènes. Or, on trouve des méthanogènes dans les digesteurs qui traitent les vinasses de distillerie en Guadeloupe et en Martinique. L’idée était donc d’utiliser les méthanogènes disponibles pour faire de la bioaugmentation, c’est-à-dire apporter des microorganismes aux sols pour augmenter leur capacité de dégradation. L’expérience en laboratoire fut malheureusement un échec : nous avons obtenu des taux de transformation de la chlordécone extrêmement faibles.

Nous avons mené parallèlement une autre étude : nous avons observé dans l’environnement l’évolution du ratio entre le chlordécone et un dérivé qui aurait perdu un atome de chlore. On pensait alors que ce composé intermédiaire était formé au cours du processus de fabrication du chlordécone, et qu’il était par conséquent normal d’en retrouver dans les sols où avait été épandu le pesticide. Après l’interdiction du chlordécone, l’État a saisi tous les stocks de pesticide, sans que personne n’ait pensé à conserver des échantillons pour effectuer des analyses. Nous en avons toutefois retrouvé trois, en petites quantités, ainsi que du Képone technique, le pesticide utilisé avant le Curlone. Nous les avons analysés, et montré qu’on retrouvait dans ces formulations commerciales le composé ayant perdu un atome de chlore. Nous avons également pu mesurer les rapports massiques entre ce composé et la molécule de chlordécone, que nous avons comparé à ceux mesurés aujourd’hui dans les sols, et nous nous sommes aperçus que ces derniers étaient vingt-cinq fois plus élevés. La seule explication cohérente à cette évolution était que ce composé était issu de la déchloration de la chlordécone. Contrairement à ce qui avait été présupposé, une transformation naturelle de la molécule avait donc eu lieu. Ces deux séries d’études ont ainsi mis à mal les deux paradigmes selon lesquels la molécule ne serait ni dégradable biologiquement en raison de sa structure ni dégradable dans l’environnement.

Pourquoi, dans ce cas, n’avons-nous pas observé, depuis l’interdiction du pesticide il y a près de trente ans, d’atténuation naturelle du chlordécone ? Pour que la molécule soit dégradée, il faut qu’elle soit en contact avec des microorganismes autochtones, présents dans les sols. Il faut en outre que les conditions environnementales des sols soient favorables à l’expression de leurs capacités métaboliques. Mes propres travaux n’ont pas permis de mettre en évidence la présence de microorganismes autochtones, mais un groupe de chercheurs autour du professeur Sarah Gaspard de l’université des Antilles et des collègues du Génoscope ont montré qu’il y avait déjà aujourd’hui dans les sols antillais des microorganismes capables d’attaquer la chlordécone. Toutefois, selon ces mêmes chercheurs, les travaux sur les autres organochlorés vont dans le même sens, c’est en l’absence d’oxygène que la molécule peut être attaquée. Or, comme c’est le cas généralement, les sols aux Antilles sont très aérés. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la culture de la banane y est autant développée : le fruit a besoin d’eau, mais l’eau doit circuler, et si l’eau circule bien, l’air et donc l’oxygène aussi. Des collègues de l’INRA et de l’IRD avaient déjà montré que dans un andosol incubé avec de l’oxygène, la minéralisation de la chlordécone était extrêmement faible. Pour attaquer la chlordécone, il faut bien des conditions anoxiques. Tout l’enjeu est donc de savoir si on est en mesure de créer de telles conditions, et à quelle vitesse la dégradation pourrait alors avoir lieu. Nos collègues ont réussi à dégrader de grandes quantités de chlordécone en soixante jours, mais ils n’ont pas travaillé sur la molécule présente historiquement dans les sols : ils ont ajouté du chlordécone à un échantillon de sol qu’ils ont incubé dans des conditions anoxiques. Ce ne sont pas du tout des conditions réalistes.

M. Thierry Woignier. Mon collègue vient donc de vous présenter le principe de la remédiation à partir de bactéries, mais il existe aussi le procédé ISCR, par ajout de fer, sur lequel les chercheurs du BRGM ont travaillé. Il a ainsi été démontré qu’en Martinique, on pouvait décontaminer jusqu’à 70 % du chlordécone présente dans les sols du sud, mais seulement 20 % dans les sols du nord. Pour les deux techniques se pose la question de l’accessibilité, et l’une comme l’autre sont inefficaces dans les andosols. La taille des particules d’argile allophane qui caractérisent ces sols est en effet de l’ordre de la dizaine ou de la centaine de nanomètres, tandis que celle des bactéries ou des éléments ferreux est supérieure au micron : il est impossible que ceux-ci pénètrent à l’intérieur des particules d’argile. Or les sols du nord représentent 50 % des sols contaminés. Ces techniques sont donc très intéressantes, et je publie d’ailleurs conjointement avec les chercheurs du BRGM, mais elles ne pourront pas être réellement utiles dans 50 % des sols pollués de Martinique.

J’ai donc tenté une autre approche : si on ne peut pas décontaminer, pourquoi ne pas séquestrer ? Ce qui compte, en effet, c’est que la contamination ne soit pas transférée dans l’eau et dans les cultures de consommation. Je précise que, vivant en Martinique depuis seize ans avec ma famille, je me sens totalement concerné par le sujet, imprégné au sens propre comme au sens figuré. Je ne suis pas un chercheur hexagonal qui regarderait le problème de loin. Le principe de la séquestration est de fixer davantage le chlordécone dans le sol pour éviter qu’il ne parte dans l’eau ou dans les plantes que l’on cultive. Assez naturellement, nous nous sommes tournés vers la matière organique, pour laquelle le chlordécone a une grande affinité. Nous avons ainsi mélangé dans des conteneurs de sol entre 3 et 5 % de compost, et nous avons pu montrer que les taux de transfert dans les radis que nous y avions plantés étaient cinq à dix fois plus faibles. La contamination du sol est inchangée, mais l’eau qui percole ou le légume que l’on fait pousser sont moins chargés en chlordécone. Les résultats sont différents selon les cultures, mais les taux de transfert sont systématiquement de deux à cinq fois plus faibles. Cette solution, en attendant d’en trouver d’autres, permettrait aux agriculteurs d’avoir des taux de transfert plus faibles dans les sols contaminés du nord.

Pour conclure, il n’y a pas de solution unique pour résoudre le problème du chlordécone, pas de poudre de perlimpinpin, pour reprendre ce terme cher à quelqu’un que nous connaissons bien. Les techniques ISCR, par exemple, fonctionnent mais uniquement sur des sols plats, car il faut pouvoir créer des conditions anoxiques. Pour réaliser nos études avec le BRGM, nous avions en effet gorgé les parcelles d’eau et les avions recouvertes d’une bâche pour travailler dans des conditions sans oxygène, ce qui n’est possible que sur des sols plats. Pour avancer, il faudra donc ajuster les techniques à la géographie, à la topographie et à la nature des argiles présentes dans les sols.

M. le président Serge Letchimy. Je salue la présence de nos collègues Mesdames Ramlati Ali, Annie Chapelier et Hélène Vainqueur-Christophe, Madame Véronique Louwagie étant excusée.

Mme Justine Benin, rapporteure. Pouvez-vous détailler les caractéristiques chimiques de la chlordécone ? À quelle profondeur est-elle détectable ? Quel est le délai envisageable pour que la chlordécone se dégrade naturellement dans l’environnement des Antilles, de manière significative, voire totalement ? Un objectif de zéro chlordécone dans les fruits et légumes vous semble-t-il envisageable ? Dispose-t-on d’études sur l’évolution de la chlordécone depuis 1993, date à laquelle son utilisation, débutée en 1972, a pris fin ?

M. Thierry Woignier. Je laisserai mon collègue Monsieur Hervé Macarie répondre à la question sur la structure chimique, qu’il a commencé à évoquer dans son exposé liminaire. Il présentera plus en détail les propriétés de cette molécule.

On a pu mesurer des taux de concentration de chlordécone non négligeables, détectables jusqu’à 90 centimètres. On s’intéresse généralement à la zone comprise entre 30 et 40 centimètres, où poussent les légumes-racines et les tubercules – tels que dachines, ignames, patates douces, radis – qui sont les plantes les plus contaminées. En revanche, les fruits – je pense évidemment aux bananes – et les solanacées ne sont a priori pas contaminés.

M. le président Serge Letchimy. Une profondeur de 90 centimètres, c’est considérable.

M. Thierry Woignier. La chlordécone a été répandue au pied des cultures, mais on a pu constater, par des creusements profonds, la présence de taux mesurables, jusqu’à 90 centimètres. Sa concentration est en revanche beaucoup plus faible à cette profondeur que dans les 40 premiers centimètres.

M. le président Serge Letchimy. Comment s’explique la présence de la molécule à cette profondeur ? Est-ce seulement l’effet de sa diffusion, ou cela est-il dû au fait que les sols ont été remaniés ?

M. Thierry Woignier. Elle s’explique par la diffusion du produit. Des labours importants ont certes pu être réalisés, mais il est rare qu’ils atteignent cette profondeur ; ils ne dépassent généralement pas 30 ou 40 centimètres. En dessous, la présence de chlordécone est due à la diffusion du produit par l’eau. Même si elle est très faiblement soluble, une partie de la molécule finit, au fil des ans, par se répandre et peut s’écouler jusqu’à 90 centimètres.

M. Hervé Macarie. Pourquoi a-t-on appelé cette molécule « chlordécone » ? Le préfixe vient du fait qu’elle contient du chlore. Le terme « décone » est issu de « décane », en raison de la présence de dicarbone, le suffixe « one » correspondant à la fonction cétone. Comme je l’ai indiqué, le chlordécone a une structure en cage. Elle appartient au groupe des « bis-homocubane ». À l’origine, les chimistes sont tombés un peu par hasard sur ce type de structure. Elle se caractérise par des angles de près de 90 degrés, ce qui semblait chimiquement impossible. La structure du chlordécone se caractérise par une double liaison entre un atome de carbone et un atome d’oxygène : c’est ce que l’on appelle une « fonction cétone ». Au contact de traces d’eau, une réaction spontanée se déclenche, qui conduit à la transformation de la cétone en un dialcool. Dans l’environnement, dans notre corps, la chlordécone est essentiellement présente sous la forme de dialcool.

La solubilité de la chlordécone est avérée en présence d’un pH – potentiel hydrogène – 7, c’est-à-dire neutre, et à température ambiante ; elle est de l’ordre de 2 à 3 milligrammes par litre. On dit généralement qu’elle est peu soluble. En réalité, par rapport aux autres polluants organiques persistants, elle présente un haut degré de solubilité. Peut-être avez-vous entendu parler du MIREX, qui a la même structure – en cage – que le chlordécone mais une solubilité limitée à 0,085 milligramme par litre. D’un côté, on a 3 milligrammes par litre, dans des conditions classiques, et, de l’autre, 0,085 milligramme. Le chlordécone est donc, en réalité, l’un des polluants organiques persistants les plus solubles. La solubilité dépend du pH et s’accroît à mesure que celui-ci augmente. On a mesuré la solubilité de la chlordécone jusqu’à un pH de 10,9, niveau auquel elle atteint 176 milligrammes par litre. Les sols antillais sont, dans l’ensemble, acides, ce qui engendre une solubilité de l’ordre de 2 à 3 milligrammes. Le chlordécone présente un coefficient de partage octanol-eau compris entre 4 et 5. Autrement dit, bien qu’il soit un peu soluble dans l’eau, il va plutôt se fixer sur la matière organique, dès que celle-ci apparaît. Des collègues ont réalisé une expérience consistant à ajouter, à une solution de chlordécone à 1 milligramme par litre, de la matière organique à 0,5 gramme par litre : en cinq minutes – temps à partir duquel commençait l’expérience –, 85 % de la chlordécone avait quitté le stade aqueux et avait été absorbée.

Si l’on prend en compte le Koc – coefficient de partage eau-sol –, le chlordécone atteint des valeurs comprises entre 1 000 et 2 000 millilitres par gramme. Ces résultats indiquent que cette molécule est très fortement absorbée par le sol, ce qui explique pourquoi, en l’absence de dégradation, dans les conditions environnementales normales des sols antillais, elle se caractérise par une telle persistance. Elle va en effet rester fixée au sol ; seule, sous l’action des pluies, une petite part sera entraînée par l’eau.

Par ailleurs, le chlordécone est extrêmement peu volatile ; de faibles quantités de cette molécule peuvent être désorbées du sol pour gagner l’atmosphère. En revanche, des particules de sol, des poussières sont susceptibles d’être emportées.

M. le président Serge Letchimy. Ces particules de sol sont-elles dangereuses ?

M. Hervé Macarie. Je n’ai pas de compétence particulière sur ce sujet mais il est certain que, si le chlordécone était emporté par des particules, on pourrait les inhaler et être contaminé par la voie respiratoire. Je ne crois pas, toutefois, que ce soit un problème très important. Il me semble que l’ANSES développe un programme visant à mesurer les résidus de pesticides – pas uniquement le chlordécone – dans l’air. Si je ne m’abuse, des tests sont actuellement pratiqués en Martinique et en Guadeloupe, qui incorporent le chlordécone. En tout état de cause, la voie aérienne est, me semble-t-il, une source très secondaire de contamination.

M. le président Serge Letchimy. Madame la rapporteure a posé une question très précise : quel est le délai envisageable pour que le chlordécone se dégrade naturellement – sans processus – dans l’environnement des Antilles, de manière significative, voire totalement ?

M. Thierry Woignier. Les travaux de Yves-Marie Cabidoche, réalisés il y a une dizaine d’années, montrent que, pour les sols du sud de la Martinique, cela prendra des décades – moins d’un siècle – tandis que, pour le nord, le délai serait de six siècles. Le modèle proposé ne fournit toutefois que des grandes lignes. Ce qui est certain, c’est qu’il faudra énormément de temps pour que la dégradation se produise naturellement. Le modèle prévoit qu’au bout de 100 ans, 90 % du chlordécone présente dans les andosols devrait être éliminé. Or, ce n’est pas la tendance que l’on observe depuis vingt-cinq ans. Toutefois, je le répète, ce n’est qu’un modèle, qui propose seulement des grandes lignes. Je ne pense pas qu’il faille le prendre à la lettre. Nous ne disposons pas de données garantissant le délai de six siècles – cela pourrait prendre 200 ou 300 ans.

M. le président Serge Letchimy. Les études de Yves-Marie Cabidoche n’ont jamais été contestées et sont reprises par la plupart des scientifiques.

M. Thierry Woignier. Absolument.

M. le président Serge Letchimy. Dans les sols du sud de la Martinique, le délai annoncé est de 100 ans, ce qui est extrêmement long, au regard de l’espérance de vie d’un individu.

Mme Justine Benin, rapporteure. L’objectif consistant à parvenir au zéro chlordécone dans les fruits et les légumes vous semble-t-il envisageable ?

M. Thierry Woignier. S’agissant des fruits, si j’en crois les travaux du CIRAD, il est atteint : il n’y a pas, à ma connaissance, de chlordécone dans la banane, pas plus que dans les arbres fruitiers – je vous invite à interroger le CIRAD. En revanche, les cultures très sensibles – tubercules et racines – sont fortement affectées. Les cultures dites « intermédiaires » – telles les concombres, salades et tomates –, pour leur part, peuvent toucher le sol. Autrement dit, ce qui est vraiment dans le sol est contaminé, ce qui est très au-dessus ne l’est pas, et ce qui peut être au contact du sol est susceptible d’être partiellement touché. S’agissant des racines et des tubercules, l’objectif zéro chlordécone ne peut être poursuivi, à mon sens, que si on travaille sur des sols – c’est une lapalissade – qui ne sont pas du tout chlordéconés. Envisager un tel résultat sur des sols même faiblement contaminés relève de la gageure. Même avec les techniques ISCR, on ne peut retirer, au mieux, que 70 % de la molécule, et ce, dans les sols du sud – dans les sols du nord, cette part ne saurait excéder 20 %. Les techniques de séquestration, quant à elles, ne peuvent pas tout résoudre, puisque les taux de transfert ne sont divisés que par deux ou trois. S’agissant de l’utilisation des bactéries, pour le moment, nous ne disposons pas véritablement de technique applicable, même si des pistes pourraient se dégager à l’avenir.

La difficulté tient au fait qu’on ne trouve pas de sols préservés dans le nord. Il y a quelque temps, je me trouvais au Morne-Rouge. J’y ai vu des agriculteurs travailler très proprement et sachant ce qu’ils peuvent cultiver, compte tenu de la contamination de leurs parcelles. Il me paraîtrait regrettable qu’ils ne puissent pas obtenir le label « zéro chlordécone ». Mais pourra-t-on le leur attribuer, puisque leur sol est contaminé ? Ils risquent d’être ostracisés par rapport à d’autres, qui en bénéficieront. Cette question n’est évidemment pas de mon ressort, mais j’exprime mon sentiment de citoyen vivant en Martinique.

Mme Annie Chapelier. Évoquant l’utilisation de bactéries par bioremédiation, vous avez pris l’exemple des rizières sur des sols anoxiques. Serait-il envisageable de créer un sol anoxique et, ainsi, de déchlordéconer des terres qui le sont fortement, en les inondant, par l’installation de rizières ou la culture de liserons d’eau ?

M. Hervé Macarie. Nos collègues du BRGM ont travaillé sur la technique de l’ISCR, qui consiste à ajouter du fer zéro valent au sol. Ils ont arrosé des sols pour les inonder, sachant que l’oxygène est moins soluble dans l’eau s’il ne peut circuler librement dans le sol. Parallèlement, ils ont arrosé des sols témoins, exactement dans les mêmes conditions, mais sans ajouter le fer zéro valent ni les autres produits utilisés dans l’expérience. Les résultats se sont révélés insuffisants. Pour obtenir de meilleures performances, il faudrait inonder complètement les sols, qui sont très drainants. C’est beaucoup plus difficile à réaliser sur des sols pentus. En revanche, on pourrait envisager d’inonder pendant un certain temps les sols dans la plaine du Lamentin. Les sols des rizières produisent du méthane, ce qui n’a lieu que sur des sols complètement anoxiques. Au Japon, des rizières sont cultivées sur des andosols – mot d’origine japonaise –, qui peuvent produire du méthane. Si on inonde complètement un andosol, on pourra obtenir un environnement sans oxygène.

Cela étant, l’inondation n’est pas nécessairement le moyen à privilégier ; inonder complètement les sols exigerait beaucoup d’eau. On pourrait employer plusieurs techniques alternatives : ajouter de la matière organique très labile, afin d’activer la respiration des micro-organismes et faire en sorte que la vitesse de consommation de l’oxygène soit plus élevée que la vitesse de diffusion de l’air vers les sols ; parallèlement – le BRGM a employé les deux méthodes – rendre les sols plus compacts, ce qui diminue leur porosité macroscopique et rend plus difficile la diffusion de l’oxygène en leur sein. Plusieurs techniques pourraient sans doute être mises en œuvre mais restent à étudier.

Mme Annie Chapelier. Ce sont des techniques très difficiles à mettre en œuvre, qui impliquent des changements radicaux de cultures, mais qui pourraient potentiellement porter leurs fruits. On pourrait envisager de développer des cultures inhabituelles sur ces sols, qui n’y sont pas prédisposés. Cela permettrait éventuellement de retirer le chlordécone du sol sur la durée d’une vie humaine et non sur plusieurs siècles. Serait-ce une solution envisageable malgré les difficultés qu’elle présente ?

M. Thierry Woignier. Je ne suis pas certain qu’il faille changer complètement le type de cultures. Comme l’expliquait Monsieur Hervé Macarie, le BRGM a mené des travaux en la matière, auxquels j’ai participé avec mes collègues de l’IRD. Ces expériences ont été concluantes, mais il s’agissait de sols plats, alluvionnaires, deux types de sols pour lesquels on savait que ça allait fonctionner – ce n’étaient pas, en tout état de cause, des andosols. Il fallait les inonder, mais aussi les compacter fortement – l’inondation, à elle seule, n’avait pas permis d’atteindre les taux de décontamination attendus. Ces travaux ont été présentés dans un rapport du BRGM, il y a plusieurs années. Une publication va bientôt avoir lieu dans Environmental Science and Pollution Research. Cela produit des résultats, mais ne portera ses fruits que sur un certain type de sols, et dans des conditions un peu particulières. On n’est pas obligés de concevoir des rizières ; on peut planter à nouveau des patates douces, par exemple. Mais on n’arrivera pas au zéro chlordécone : on aura diminué sa concentration de 70 %. Il en restera toujours un peu. Je ne sais pas s’il est possible d’aller au-delà ; il faudra poser la question au BRGM. D’après ce que j’ai compris, une fois que le processus a été lancé, le reste n’est pas accessible, ou l’est difficilement. Même en appliquant à deux ou trois reprises les techniques que j’ai décrites, je doute qu’on parvienne à éliminer le chlordécone. Je pense qu’on ne connaîtra pas le zéro chlordécone, mais qu’on travaillera avec les limites maximales de résidus, parce qu’on se trouvera à un niveau inférieur à la norme qui sera fixée.

Je participais la semaine dernière au comité de pilotage local, en Martinique, en présence, notamment, de Monsieur le préfet, Monsieur Louis Boutrin et Monsieur le sénateur Maurice Antiste. J’ai senti, d’après les questions posées par l’assemblée, que les gens ne veulent plus entendre parler de la limite maximale de résidus, ils veulent le zéro chlordécone. Là réside la difficulté. On nous a demandé si on était sûrs que, même pour les bananes, le chlordécone était à un niveau nul. Il peut être difficile de concevoir que lorsqu’on fait pousser une banane sur un sol chlordéconé, le fruit n’est pas contaminé. Cela soulève des questions, même si c’est vrai – c’est certainement la réalité, c’est ce que montre le CIRAD. Les gens demandent si c’est certain, s’il n’y en a pas un peu, et, le cas échéant, à quel taux.

M. le président Serge Letchimy. La solution de l’ISCR que vous avez évoquée – le lavage, pour le dire sommairement – implique-t-elle l’utilisation de fer, et n’est-ce pas là une pollution supplémentaire ?

M. Thierry Woignier. On utilise en effet du fer, mais ce n’est pas une source de pollution.

M. le président Serge Letchimy. Certains le contestent.

M. Thierry Woignier. Le fer n’est pas considéré, à ma connaissance, comme un polluant, même si je me peux me tromper – à forte dose, tout peut le devenir. Son utilisation présente toutefois, dans un premier temps, l’inconvénient de détruire une bonne partie de la biologie du sol. Je pense qu’après un certain délai, on peut retrouver un sol naturel en ajoutant des éléments tels que des composts, des vers de terre. On peut recréer la biologie du sol, mais les expériences auxquelles j’ai participé m’ont montré qu’après avoir retiré 70 % du chlordécone, on a obtenu des radis et des concombres de très petite taille ; ils avaient beaucoup de mal à pousser. On a pu faire des mesures de transfert dans ces légumes, mais au prix de certaines difficultés. Sans être un agronome – il vaudrait sans doute mieux poser la question à l’un d’eux –, je pense qu’au bout de quelques années, on doit pouvoir retrouver un sol réutilisable sur un plan agronomique.

M. Hervé Macarie. J’ajoute un mot sur les travaux auxquels Monsieur Thierry Woignier s’est référé. Les essais agricoles ont été réalisés trois mois après la fin des épandages, délai insuffisant pour que le sol retrouve des conditions naturelles. Le fer a été ajouté sous forme de limaille – ce que l’on appelle le fer « zéro valent ». Au contact du sol, de l’eau, il va s’oxyder, former de la rouille, déjà présente dans les sols. Les sols antillais sont en effet extrêmement riches en fer : 7 à 11 % de leur poids sec en est constitué. Il ne se présente toutefois pas sous la forme de fer zéro valent ; c’est un fer très oxydé, que l’on peut qualifier de « rouille ». Dans la plaine du Lamentin, en cas d’inondations, le fer va être réduit sous l’action de micro-organismes. Lorsque l’eau aura été retirée, il va être réoxydé. C’est le cycle naturel du fer. Si les tests agronomiques n’avaient pas été faits trois mois, mais six, ou même dix mois après la fin des essais relatifs à l’ISCR, les résultats auraient été, me semble-t-il, différents, mais c’est là un avis personnel ; je pense que cela aurait laissé le temps au sol de récupérer ses fonctions naturelles.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. J’ai deux questions à vous poser. La première a trait aux recherches sur la dépollution. À l’origine de la pollution au chlordécone, on ne pensait pas qu’il était possible de fracturer la molécule. Les recherches récentes ont démontré le contraire, du moins en laboratoire. Pensez-vous qu’à grande échelle, sur des sols, ce serait envisageable ? J’ai cru comprendre, d’après vos précédentes réponses, que cela engendrerait des difficultés. Si on y parvenait, pensez-vous que le coût de la dépollution serait acceptable ? Ma seconde question concerne les ouvriers agricoles, qui sont préoccupés par les poussières qu’ils rapportent chez eux, après le travail sur un sol chlordéconé. Estimez-vous qu’ils sont confrontés à une surexposition du fait du dépôt de poussières, en particulier sur leurs vêtements ? Compte tenu de la solubilité, même partielle, de la molécule, que se passe-t-il lorsqu’on lave des vêtements enduits de ces poussières avec d’autres vêtements ?

M. Thierry Woignier. Je n’ai pas de réponse au sujet des poussières. Comme l’a dit Monsieur Hervé Macarie, des organismes, tels l’ANSES, cherchent à déterminer si les poussières de sols chlordéconés présentent une forme de volatilité ; ils pourraient vous apporter des réponses. Il me paraît toutefois très peu probable que l’on ait un peu de poussière de chlordécone sur soi. Je vis en Martinique mais je ne me pose pas vraiment ce genre de questions. Je vis avec.

S’agissant de votre première question, l’ISCR présenterait, d’après les calculs qui ont été faits, un coût de l’ordre de 170 kiloeuros à l’hectare. Pour ma part, j’ai chiffré le coût de la séquestration, qui est évidemment beaucoup moins élevé, à un montant compris entre 3 et 7 kiloeuros à l’hectare. Ce procédé consiste, je le rappelle, à ajouter de la matière organique pour fixer le chlordécone, ce qui empêche son transfert ou, du moins, le limite – elle ne le nettoie pas mais le retient. Pendant une durée de six mois à un an, le procédé fonctionne bien. Au-delà de cette période, faute d’avoir pu mener les expériences nécessaires, on ne sait pas si la matière organique se stabilise ou, au contraire, se minéralise – cette seconde issue paraissant la plus logique. On peut penser qu’à un moment donné, elle va se transformer et ne plus jouer son rôle. Il est donc vraisemblable qu’on doive renouveler l’opération régulièrement.

Un autre procédé est proposé, à base de biochar, à savoir de matières organiques stabilisées, qui se détruiront moins facilement. Nous menons actuellement un projet de recherche avec la société martiniquaise VALECOM, même si des difficultés de financement nous empêchent de lancer réellement les expériences. Il s’agirait de travailler non pas avec du compost, mais avec du biochar, qui fixerait la matière organique. C’est un amendement agricole beaucoup plus stable, qui se transforme beaucoup moins rapidement en une matière qui ne remplirait plus son office.

Tous les procédés dont on a parlé – les bactéries, l’ISCR et la séquestration – présentent des avantages et des inconvénients. Aucun d’eux ne constitue une solution immédiatement disponible. Une méthode fonctionnera dans certains cas, mais moins, voire pas du tout, dans d’autres. L’ISCR apportera de très bons résultats dans des zones plates, où on pourra ajouter de l’eau, compacter les sols, travailler en condition anoxique. En revanche, elle ne pourra être appliquée dans des zones très montagneuses – ou, du moins, sur ce que l’on nomme les « mornes », bien connus aux Antilles – ni sur les sols du nord de la Martinique. Dans ces derniers cas, en effet, le manque d’accessibilité ne permettra de nettoyer que 20 % de la chlordécone s’y trouvant. Si on se satisfait de cela, pourquoi pas, mais cela représente un coût important pour un résultat très limité.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Faut-il ensuite éliminer le compost ?

M. Thierry Woignier. Le compost se trouve à l’intérieur du sol. Il n’est pas nécessaire de l’éliminer car il participe au sol. Tout à l’heure, j’ai indiqué que l’ISCR faisait pousser de tout petits radis et concombres. En revanche – nous avons fait des essais sur de vraies parcelles –, sur des sols où on a ajouté de la matière organique, l’agriculteur était ravi d’obtenir des concombres deux à trois plus gros. On ajoute en effet 3 à 5 % du poids en compost, lequel joue son rôle à l’intérieur du sol, tant pour fixer le chlordécone que, sur un plan agronomique, pour faire pousser les plantes.

M. Hervé Macarie. Je viens de passer deux mois en Martinique. Sur le campus agro-environnemental Caraïbe, j’ai vu une affiche relative à l’application des produits phytosanitaires et aux mesures à respecter. Des recommandations minimales peuvent être faites aux ouvriers agricoles. Lorsqu’ils travaillent sur des sols chlordéconés, il faut leur conseiller, pour éviter d’ingérer des poussières – malgré les conditions atmosphériques parfois difficiles aux Antilles – de porter un masque – simple, qui ne les gêne pas dans le travail – pour se prémunir des particules grossières. Ils devraient aussi porter une combinaison. Comme l’affiche en question le montrait bien, une fois qu’on a appliqué les produits phytosanitaires – ce qui n’est pas le cas en l’occurrence, puisqu’on parle de sols chlordéchonés – il faut laver la tenue avant de la rapporter à la maison. Des recommandations de ce type pourraient être faites. Les ouvriers de l’usine Life Sciences, à Hopewell, rapportaient à la maison leur bleu de travail, lequel était devenu blanc, parce qu’ils travaillaient dans de la poussière de chlordécone. On avait observé, dans les maisons, une contamination au chlordécone. Il y a, selon moi, des recommandations minimales, de bon sens, à apporter aux ouvriers.

M. le président Serge Letchimy. Êtes-vous en train de dire que ces recommandations minimales ne sont pas faites aujourd’hui ?

M. Hervé Macarie. Je ne sais pas, je réponds simplement à la question de Madame Vainqueur-Christophe.

M. le président Serge Letchimy. C’est très intéressant, car vous êtes au cœur de la recherche. Je ne dis pas que vous êtes en train de porter des accusations, mais nous serions surpris d’apprendre que cette protection minimale n’est pas appliquée. Cela pourrait illustrer la distance extrêmement importante entre le drame et les mesures qui devraient être appliquées pour protéger le salarié agricole. On est en train de parler d’une modification du tableau des maladies professionnelles. Cela va très loin. Je souhaite qu’on se penche sur le sujet et qu’on interroge les administrations sur les recommandations à faire pour protéger les ouvriers agricoles. Cela me semble être le minimum qu’on puisse faire.

M. Thierry Woignier. Je ne sais pas si ces recommandations ont été faites, mais je crois me rappeler que, dans le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques de Madame Catherine Procaccia et de Monsieur Jean-Yves Le Déaut, publié en 2009, ce problème était clairement posé. On savait, à l’époque, que les travailleurs agricoles n’utilisaient pas systématiquement des masques et des protections, en raison, notamment, de la chaleur.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Pour avoir auditionné les ouvriers agricoles dans le cadre de l’élaboration de la proposition de loi que j’ai portée, je peux vous dire que ces recommandations ne sont pas faites. Par ailleurs, les vêtements de protection qui leur sont proposés ne sont pas adaptés à nos pays tropicaux. J’ai soulevé ce problème dans les courriers que j’ai adressés aux bananiers, aux producteurs agricoles, et leur ai demandé de chercher des protections et des vêtements adaptés aux conditions tropicales.

Mme Annie Chapelier. Vous avez beaucoup parlé des transferts vers les tubercules et les racines. Y a-t-il des plantes qui absorberaient plus rapidement que d’autres le chlordécone et qui permettraient, ce faisant, d’assainir les sols dans un délai plus court ? En effet, une fois extirpé du sol, le chlordécone n’y retourne pas – c’est l’avantage du minéral par rapport à l’organique.

M. Hervé Macarie. Sans être des spécialistes de la phytoremédiation, nous savons, d’après les travaux de nos collègues du CIRAD, que les plantes alimentaires sont contaminées, à partir de certains niveaux de pollution, au-delà des limites maximales de résidus. Plusieurs méthodes peuvent être employées.

Dans le cadre de la phytoextraction, une plante accumule un polluant dans ses parties aériennes et, ce faisant, la retire du sol. En l’occurrence, ce phénomène n’a pas été observé dans les plantes alimentaires. Un chercheur de l’INRA a publié récemment une étude à ce sujet. Il a utilisé une plante d’un usage courant en phytoremédiation, du type des viscontus. Sur des sols contaminés à hauteur de 1 milligramme de chlordécone par kilo de matière sèche – ce qui constitue un niveau élevé – le viscontus était capable d’éliminer à peu près 1 gramme de chlordécone à l’hectare dans ses parties aériennes par an. Or, sur les 30 premiers centimètres, ces sols abritent un stock de 3 000 grammes de chlordécone à l’hectare. Vous mesurez aisément la disproportion.

Vous voyez que par rapport au lessivage des sols, la phyto-extraction n’entraîne pas d’élimination, mais seulement un transfert du chlordécone. Car on n’a jamais de lessivage du chlordécone. On est seulement dans des ordres de grandeur négligeables, si on veut l’extraire avec ces plantes.

Cependant, je ne suis surtout pas en train de dire qu’il n’y a pas de plante qui serait peut-être capable d’hyper-accumuler la chlordécone. Les éléments que l’on possède aujourd’hui ne semblent pas dire que c’est une voie prometteuse. Mais je sais qu’un collègue de l’INRA, Monsieur François Laurent, pense à des plantes absorbant beaucoup plus d’eau, et donc entraînant avec elles beaucoup plus de chlordécone. Il y a donc peut-être des recherches à faire. En tout cas, selon les éléments d’aujourd’hui, la phyto-extraction ne semble pas une voie prometteuse.

Cela étant dit, il y a d’autres mécanismes, tels que la phytoremédiation ou la phytoévaporation. Toutefois, on a vu que le chlordécone est peu volatil. Donc cela ne semble pas non plus quelque chose qui soit vraiment prometteur. Il peut aussi y avoir de la dégradation par les enzymes propres de la plante ; pour l’instant, il n’y a cependant pas d’indicateurs qui semblent le montrer.

Il peut y avoir de la rhizo-stimulation : la plante, à travers ses racines, apporte de la matière et des aliments aux micro-organismes qui sont présents dans sa rhizosphère ; cela va stimuler leur activité. Toutefois, en général, elle injecte en même temps de l’air, or c’est plutôt en absence d’oxygène que des micro-organismes seront capables d’attaquer la chlordécone. Je ne vous livre qu’un avis personnel : cela ne me semble pas être quelque chose qui soit envisageable.

Enfin, il y a aussi la phyto-stabilisation, un peu semblable à la séquestration, c’est-à-dire qu’au niveau de leurs racines, les plantes vont piéger la chlordécone et la rendre moins mobile, pour les nappes phréatiques par exemple.

Voilà quelques éléments qui semblent montrer qu’en tout cas, la phytoextraction ne semble pas être une voie prometteuse.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous nous avez présenté des travaux sur la séquestration de la chlordécone. J’aurais aimé savoir quels en ont été les résultats en laboratoire. Est-ce que vous avez procédé à des expérimentations sur le terrain et, par ailleurs, combien coûterait votre solution pour traiter un hectare ? Le BRGM a présenté les coûts de ces différentes techniques. Au regard du rapport coût/efficacité, quelles solutions préconiseriez-vous ?

M. Thierry Woignier. En laboratoire, on a pu montrer que, par exemple, sur des radis, on avait des taux de concentration de l’ordre de cinq fois plus faibles – en fait, entre 5 et 10 fois plus faibles – lorsqu’on avait ajouté cette matière organique, en travaillant sous serre, dans des conditions parfaitement contrôlées. De manière systématique, on relève des taux de concentration qui sont de deux à dix fois plus faibles.

Ensuite, on travaille sur des parcelles qui sont les mêmes que celles sur lesquelles a été expérimenté le procédé ISCR du BRGM, puisque nous menons nos travaux ensemble. On a pu montrer que, sur les patates douces, les taux observables étaient de l’ordre de deux fois plus faibles, de quatre fois plus pour les radis et de trois fois plus faibles pour les concombres. Cela fonctionne aussi sur de vraies parcelles.

Vous posez la question du coût ? Comme je l’expliquais tout à l’heure, on se situe entre 35 000 euros et 60 000 euros à l’hectare pour ces techniques-là. On est obligé de faire normalement plusieurs épandages. Mais je ne voudrais pas qu’on ait le sentiment que je voudrais essayer de mettre une technique en concurrence avec une autre. Car toutes ont des avantages et toutes ont des inconvénients. On ne pourra pas en adopter uniquement une. Je trouve que la technique ISCR est une excellente technique, mais elle ne pourra pas fonctionner partout. Sur les sols du Nord, elle ne pourra pas être appliquée, car le problème de l’accessibilité physique se pose. Des contraintes physiques feront que les particules de fer utilisées, qui font une cinquantaine de microns, ne pourront pas agir à l’intérieur d’une boîte qui fait moins d’un micron. C’est physiquement impossible.

En revanche, sur les autres types de sols, cela pourra fonctionner. Mais cela a un coût. Cela modifie la nature du sol et sa structure. Comme l’a expliqué mon collègue Monsieur Hervé Macarie, il faudra attendre un certain temps pour que le sol retrouve ses caractéristiques agronomiques. Cependant, c’est certainement un procédé qui est intéressant. Je ne voudrais donc pas mettre en compétition ce que je propose et le reste. Ma solution n’est qu’une alternative là où le reste ne marche pas. Elle permettra, en tout cas, de diminuer les taux de transfert et, si nos travaux sur les biochars aboutissent et nous permettent de dire qu’on a une structure de matière beaucoup plus stable, sans avoir à recommencer tous les ans ou tous les deux ans. Elle se révélera alors une solution intéressante. En revanche, elle ne décontamine pas. Il faudra que l’on accepte que ces sols restent contaminés ; simplement, ils seront utilisables.

M. le président Serge Letchimy. Ne pensez-vous pas qu’en matière de recherche, au vu de la variété des procédés mis en œuvre dans ce domaine du traitement de sol, il y aurait besoin d’une coordination beaucoup plus efficace et de moyens beaucoup plus importants ? Cela est vrai pour ce thème de la recherche sur le sol, mais on pourrait faire la même analyse sur la question du cancer et de la santé. Quel est votre point de vue sur la gouvernance de la recherche, s’agissant d’un drame aussi important ?

M. Thierry Woignier. Effectivement, on a un peu le sentiment que, notamment dans le domaine des micro-bactéries où Monsieur Hervé Macarie travaille, il y a une équipe en Guadeloupe, il y a l’équipe du Genoscope du CNRS, il y a l’IMBE à Marseille… Les gens se connaissent et travaillent parfois ensemble, mais cela manque un peu de synergies. Des phénomènes de chapelle s’observent aussi. Il y a toujours un petit peu de compétition dans les domaines de la recherche, surtout quand on est éloigné des autres de milliers de kilomètres.

Sur la question des moyens, on a bien sûr toujours besoin de plus d’argent, mais je pense plutôt qu’on a besoin, en l’occurrence, de plus de bras et d’équipes qui seraient motivées pour travailler sur ce sujet-là. Ceux qui pensent que ce serait parce qu’on manque un peu de moyens que les laboratoires ou que les instituts ne font pas…

M. le président Serge Letchimy. … mais les bras ne sont pas gratuits !

M. Thierry Woignier. Oui, bien sûr, mais il faut aussi que les gens s’intéressent au sujet. Or c’est un sujet difficile. On sait qu’il est difficile et qu’il ne sera pas évident de publier, parce qu’on n’aura pas automatiquement des résultats hyper-intéressants. Il y a donc peut-être des chercheurs qui n’ont pas envie de s’investir sur ces sujets-là.

Telle est du moins mon impression. J’ai un peu le sentiment qu’on manque de personnel pour travailler sur ces sujets et que les instituts installés en Martinique ou en Guadeloupe continuent à travailler sur ce sujet-là pour une bonne part. Je ne peux pas dire qu’ailleurs, personne ne fait rien, mais c’est là que les choses continuent à être motivantes.

M. le président Serge Letchimy. Madame Sarah Gaspard sera auditionnée en Guadeloupe. Il est tout de même étonnant de savoir qu’on ne lui a pas suffisamment donné de moyens pour poursuivre ses recherches…

M. Thierry Woignier. Je ne sais pas si vous connaissez les dossiers de demandes de financements formulées auprès de l’Agence nationale de la recherche (ANR). Il est extrêmement difficile d’obtenir des réponses positives. D’abord, quand on vient de laboratoires qui ne sont pas hexagonaux, les moyens ne sont pas les mêmes. Nous n’avons pas les mêmes moyens d’investigation en Martinique ou en Guadeloupe, donc on ne se bat pas avec les mêmes armes quand on présente un projet.

Il faudrait des actions spécifiques, orientées sur le chlordécone, c’est-à-dire des financements ANR qui soient estampillés « chlordécone ». Cela ferait d’ailleurs peut-être venir des laboratoires extérieurs, alors que nous essayons aujourd’hui de nous battre contre des laboratoires d’excellence qui signent d’excellents projets…

M. Hervé Macarie. Je voudrais ajouter quelques éléments.

On ne peut pas dire aujourd’hui que l’effort de recherche soit nul. Si on regarde seulement les salaires des agents qui travaillent aujourd’hui sur le sujet et qu’on les cumule sur de nombreuses années, on arrive à des chiffres non négligeables. Pour mon seul cas, par exemple, on est à 1,3 million d’euros… Par contre, il est vrai qu’à une certaine époque, la direction de l’IRD souhaitait expressément que l’on se positionne sur la thématique de la chlordécone.

Il y a peut-être un manque d’incitation. Comme vous le savez, les chercheurs sont libres dans le choix de leurs thèmes de recherche. Aujourd’hui, si on considère les collègues du Genoscope, l’équipe de Madame Sarah Gaspard à l’université des Antilles (UA), ce qu’on a pu faire à l’IMBE, on s’aperçoit qu’on parle effectivement de millions d’euros. Mais il n’y a pas eu, à mon avis, d’incitation suffisante. Il n’y a pas eu de budget incitatif tel que des équipes se disent que cela vaut vraiment la peine de se positionner sur le sujet.

Le chlordécone est un sujet qui a intéressé les chercheurs et qui les a motivés intellectuellement. Ils ont décidé de travailler sur ce sujet et se battent pour essayer d’obtenir des financements. Mais ce n’est pas facile. Le mode actuel de sélection des projets de l’ANR met les projets ciblés chlordécone en compétition avec six mille autres projets. Comment vont-ils pouvoir réussir à émerger ? C’est assez difficile pour eux.

En fait, il est impossible de savoir, à notre échelle, combien de projets sur le chlordécone ont été déposés et combien ont été financés. À une époque, l’ANR finançait à peu près un projet par an. Mais est-ce qu’il y a 50 projets déposés pour cinq projets financés ? Je crois qu’il serait intéressant de connaître ces chiffres, qui ne sont absolument pas disponibles.

M. le président Serge Letchimy. Je demanderai une audition de l’ANR.

M. Hervé Macarie. Au niveau de la coordination, il est vrai qu’il y a une certaine compétition entre les équipes de recherche qui, parfois, ne souhaitent pas vraiment discuter et dialoguer. C’est un peu dommage, parce qu’on peut être amené à faire des recherches menées de façon exactement identique par d’autres. On travaille à l’aveugle et ce sont des ressources qui ne sont finalement pas utilisées de façon complètement efficace, puisqu’on fait le même travail, en parallèle. Il serait peut-être préférable de pouvoir être mieux coordonnés, pour éviter de partir exactement sur la même piste.

M. le président Serge Letchimy. On a fait exactement le même constat que vous, mais vous êtes encore mieux placés pour nous expliquer cela. C’est, pour moi, peut-être un des graves problèmes révélés par l’affaire du chlordécone.

Mme Justine Benin, rapporteure. Dans le plan chlordécone III, il y avait un volet scientifique, mais il était consacré aux études sur le cancer. Comment imaginez-vous qu’on puisse, dans le cadre d’un futur plan chlordécone, mettre en perspective des travaux de recherche sur la dépollution des sols ? Quelles seraient les études et les expérimentations à mener ? Ne pensez-vous pas qu’il serait opportun, dans le cadre de ce futur plan chlordécone IV, de constituer un pôle de recherche sur la dépollution et la décontamination des sols ?

M. Thierry Woignier. Oui, ce serait une bonne idée d’essayer de mutualiser les moyens et d’instituer des synergies, pour éviter que les gens cessent de travailler dans leur coin. Mais on travaille déjà beaucoup avec le BRGM, le CIRAD et l’INRA. On arrive à travailler ensemble, même si parfois les 8 000 kilomètres qui nous séparent sont un problème.

Quant à la recherche sur la décontamination, je vous ai livré mon sentiment sur les limites auxquelles on est arrivé. A priori, la phytoextraction ne fonctionne pas, en tout cas pas pour le moment. On n’a pas de piste. En ce qui concerne la bio-remédiation par l’utilisation de bactéries, on sait maintenant, d’après les travaux de Monsieur Hervé Macarie ici présent comme d’après ceux du Genoscope et de Madame Gaspard, qu’un début de décontamination naturelle se fait. Mais ce n’est pas beaucoup. C’est-à-dire que les mécanismes existent et que des bactéries sont capables d’opérer cette décontamination, mais cela va très lentement. Est-ce qu’on sera capable de l’accélérer ? Comme l’a expliqué Monsieur Hervé Macarie, il faut qu’on travaille dans des conditions anoxiques, ce qui n’est pas simple à mettre en œuvre… Les problèmes qui se posent ensuite sont peut-être moins des problèmes de recherche que des problèmes technologiques. Il faudrait peut-être que des industriels s’intéressent au sujet et arrivent à proposer une solution sur la manière de décontaminer dans des conditions anoxiques.

S’agissant du procédé ISCR, je crois qu’il a fait la preuve de son efficacité, même s’il y a sans doute encore des travaux à faire pour aller tout à fait au bout. Il a fait preuve de son efficacité pour un certain type de sol, mais il ne pourra pas marcher pour tout. Il y a là sans doute encore de l’argent à mettre pour qu’ils puissent boucler leur procédé et cadrer le système.

Pour la séquestration, on a aussi montré l’efficacité du procédé. Pour en assurer la continuité, il faut utiliser des biochars, permettant d’aller au bout de l’idée.

Il y a des pistes qui émergent. Certaines commencent à fonctionner, mais de manière partielle. Pour d’autres, comme la bioremédiation, on attend des résultats un petit peu plus effectifs. Aujourd’hui, on a encore besoin de savoir, dans l’hypothèse où on emploie telles bactéries, quel pourcentage de terrain on va pouvoir décontaminer et dans quelle quantité. Il faut donc aller plus loin. C’est peut-être là qu’il faut mettre l’accent, dans le domaine de la recherche.

Le reste relève plutôt, à mon avis, de la technologie. Il faut des entreprises capables de développer l’ISCR comme pourrait le faire un industriel.

Mme Justine Benin, rapporteure. Est-ce que vous êtes informé des différentes recherches technologiques menées dans d’autres pays, ou même aux États-Unis ?

M. Hervé Macarie. Aux États-Unis, d’après les informations dont on dispose, ils ont décidé qu’il fallait laisser faire la nature. Une fois cette décision prise, dans les années 1970, la recherche spécifique au chlordécone a disparu. À ma connaissance, il n’y plus d’activité dans ce domaine.

Aux États-Unis, pour mémoire, des eaux usées d’usine avaient contaminé la James River sur une longueur de 150 kilomètres, pour une surface d’à peu près 500 kilomètres carrés, soit tout de même la moitié de la surface de la Martinique. Les Américains ont conclu à la vanité de tout ce qu’ils avaient envisagé : draguer les sédiments contaminés, ajouter des absorbants qu’ils auraient récupérés… Après des calculs, ils en étaient arrivés à la conclusion que cela coûterait plus de un milliard de dollars, sans compter le coût environnemental d’un dragage qui aurait eu des conséquences pour l’écosystème. Ainsi, les Américains sont arrivés à la conclusion qu’une remédiation était économiquement inenvisageable et écologiquement peu satisfaisante.

En outre, comme, dans la zone concernée, une fois l’usine arrêtée, il n’y avait plus de relargage de chlordécone dans l’environnement, et comme il y avait eu une sédimentation très importante, ils se sont dit que, petit à petit, les sédiments contaminés seraient recouverts par des sédiments propres. Par suite, le transfert de la chlordécone vers la chaîne trophique serait cassé, des sédiments vers les organismes qui y vivent, puis vers les poissons qui mangent ces organismes, vers les oiseaux, et vers les gens qui mangent du poisson… En fait, ils ont laissé faire la nature.

Ils avaient calculé qu’il leur faudrait entre une et trois décennies pour arriver à casser ce transfert. Mais, au bout de treize ans, ils se sont rendus compte que les concentrations relevées dans les poissons étaient déjà arrivées à un niveau inférieur à la limite maximale de résidus en vigueur à l’époque pour protéger les populations. Cette limite s’établit par contre à 300 microgrammes par kilo de poisson frais, c’est-à-dire qu’elle est plus de dix fois supérieure à celle que nous utilisons. Ainsi, ils ont seulement laissé faire la nature.

La seule chose qu’ils ont continué à suivre, au cours du temps, est tout de même la décontamination, pour voir comment elle évolue. Au bout de treize ans, ils ont pu lever toutes les interdictions de pêche sur la James River. Aujourd’hui, en 2016, une dernière estimation de la contamination des poissons a révélé que, en 2020-2025, ils ne seraient plus capables de détecter de la chlordécone dans les poissons. On passerait ainsi en dessous de la limite de détection.

Cela étant dit, il y a peut-être d’autres méthodes de remédiation qui ont été développées, mais pour traiter d’autres composés. D’ailleurs, le processus ISCR qui a été testé aux Antilles était basé au départ sur un brevet détenu par une société américaine. Mais il n’avait pas été développé spécifiquement pour le chlordécone.

Les études qui ont été réalisées dans d’autres pays l’ont été après 2009, une fois la chlordécone inscrite sur la liste des polluants organiques persistants annexée à la convention de Stockholm. Des inventaires de la présence de chlordécone dans l’environnement ont été dressés, au titre du suivi des polluants organiques persistants (pop) dans l’environnement. Pour ce faire, des gens ont engagé des développements analytiques. Voilà, à notre connaissance, les recherches qui sont faites.

Il n’y a pas, ailleurs qu’en France, de gens qui travaillent spécifiquement sur le chlordécone. Par contre, il y a, ailleurs dans le monde, des spécialistes susceptibles de s’y intéresser. On a fait appel à eux lorsqu’un atelier chlordécone a été organisé en 2010 ; des experts étrangers sont venus y participer. Mais il est vrai qu’on n’a pas mobilisé la communauté internationale sur cette thématique. Les Américains ont résolu eux-mêmes leur problème. En fait, pour eux, il n’y a plus de problème de chlordécone, donc ils n’incitent pas leurs chercheurs à travailler sur ce sujet.

M. le président Serge Letchimy. Les Américains sont extraordinaires. Ils produisent 1 600 tonnes de chlordécone, mais n’en utilisent que 1 %, plus spécifiquement pour le tabac, mais non pour les produits alimentaires. Puis, en à peine deux ans, ils ont réglé le problème, en fermant l’usine et en en indemnisant les salariés – à ce sujet, on a cité des chiffres relativement importants. Ensuite, ils ont trouvé une solution naturelle de recouvrement des fonds de rivière, de façon à éviter un maintien de la pollution. Et c’est reparti !

Entre-temps, il n’y a eu aucune coopération entre la France et la Virginie pour savoir exactement ce qui s’est passé. Ni aucune coopération avec le Cameroun, qui a tout de même utilisé la chlordécone pendant très longtemps. Est-ce que vous ne pensez pas que c’est anormal ?

M. Hervé Macarie. Effectivement, cela semble surprenant. En France, en tout cas, le rapport de Monsieur le député Yves Le Déaut et de Madame la sénatrice Catherine Procaccia a mis le doigt sur le problème. Je crois qu’ils ont utilisé l’expression de « politique du lampadaire », ou une expression approchante…

Aux Antilles, on a quand même utilisé, d’après les estimations, 300 tonnes de chlordécone. Un sixième de tout ce qu’on a fabriqué dans le monde a ainsi été épandu aux Antilles. C’est tout de même un chiffre important. Ces chiffres sont beaucoup moins importants, je pense, dans les autres pays. On peut être surpris, mais personne ne veut savoir que 90 % du chlordécone produit aux États-Unis a été exporté vers l’Europe, essentiellement en Allemagne, pour y être transformée en un dérivé de la chlordécone qu’on appelle le kelevan. Or on sait que, quand on épand du kelevan sur le sol, la liaison entre la chlordécone et l’acide éthyl-lévulinique se casse très rapidement. Le kelevan devient de la chlordécone, l’acide éthyl-lévulinique étant lui biodégradable sans problème. Reste le chlordécone…

Cela veut dire qu’elle est présente en Europe aussi. Un article allemand oublié montre qu’on en avait retrouvé dans les cendres de l’incinérateur de la ville d’Amsterdam… Cela veut dire qu’il y en a dans les ordures ménagères. Cela signifie bien qu’en Europe, il y en a eu, mais que personne ne veut le savoir.

M. le président Serge Letchimy. Ne faut-il pas aller un petit peu plus loin sur ce que les Américains ont fait sur la James River, pour traiter la question du chlordécone. Est‑ce qu’on a simplement laissé faire la nature ou est-ce qu’il y a véritablement un dispositif qui a été mis en place et s’est structuré pour éliminer dans la rivière la chlordécone ? A-t-on seulement laissé faire les alluvions ?

M. Hervé Macarie. À ma connaissance, ils ont décidé de laisser faire la nature. Mais, dans leur cas, le problème est complètement différent, la source de la pollution du chlordécone étant une usine. Dès lors qu’ils l’eurent fermée, il n’y avait plus de source de pollution.

Aux Antilles, malheureusement, la source de la pollution au chlordécone, c’est le sol. On en a un stock qui est aujourd’hui présent dans les sols. On ne peut pas faire comme si on avait une usine qu’on va fermer, de sorte que les rejets, soit par voie atmosphérique, soit par voie liquide, vont cesser. Le problème américain était tout de même un problème beaucoup plus simple à résoudre que le problème antillais. Le rôle joué par l’usine de Virginie, ce sont les sols de Guadeloupe et de Martinique qui le jouent… Malheureusement, il faudrait extraire le chlordécone de ces sols ou le détruire pour que les autres compartiments environnementaux ne soient plus contaminés.

M. Thierry Woignier. Il y a là effectivement une grosse différence. Quand on a une usine, on est capable de récupérer le sol qui est autour, en pratiquant de l’excavation : on prend cet ensemble de terre contaminée et on la traite à part. Évidemment, on ne peut pas faire cela en Martinique ou en Guadeloupe. C’est impossible. Telle est la différence qui sépare ce que nous vivons maintenant en Guadeloupe et en Martinique et le problème de la James River, parfaitement localisé et circonscrit. La mesure du problème n’est pas du tout la même.

Mme Justine Benin, rapporteure. Est-ce que vous êtes informés des cartographies établies ? Pour la Martinique, pensez-vous que ces cartographies sont fiables ou complètes ? Faudrait-il faire une cartographie de l’ensemble de la surface agricole des parcelles où des bananes ont été cultivées ou choisir spécifiquement des terrains tests ? Pour terminer, constate-t-on des évolutions dans le taux de pollution des sols testés ?

M. Thierry Woignier. Les techniques de mesure sont a priori fiables. Elles fonctionnent bien. Je crois même qu’une étude croisée du laboratoire du BRGM, du laboratoire d’analyses de la Martinique et du laboratoire d’analyses de la Drôme, le « LDA 26 », a pu montrer que les résultats étaient cohérents. Car il fallait tout de même vérifier que les mesures étaient cohérentes.

Cela étant dit, en ce qui concerne la valeur d’une parcelle mesurée, c’est toujours compliqué à établir. Pour une raison simple : le chlordécone diffuse mal. Quand il était mis au pied du bananier, vous n’en avez pratiquement pas à un ou deux mètres. D’où une hétérogénéité importante, diminuée seulement par les labours successifs qui ont homogénéisé la terre. Mais des études du CIRAD ont pu montrer qu’il peut y avoir un facteur de un à quatre entre une mesure donnée et une autre mesure réalisée ailleurs dans la même parcelle. C’est pourquoi les chercheurs du CIRAD préconisent de réaliser à peu près une vingtaine de prélèvements par hectare, pour agréger ensuite les données et produire une mesure composite. Est-ce que les organismes qui sont en charge des mesures suivent cette méthode ? En Martinique, je crois qu’il s’agit de la chambre d’agriculture, mais ce peut être aussi une direction départementale. Je pense qu’il faut leur poser la question.

Quant à la carte, qui repose sur une analyse de données faite ultérieurement par le BRGM, je pense qu’elle est fiable. Peut-être n’est-elle pas fiable au mètre carré, mais cela n’aurait pas de sens. On ne peut pas affirmer qu’une valeur mesurée à un point donné doit être la même à deux ou trois mètres. Car, dans les cas où il n’y a pas eu de labour, les travaux ont pu montrer que le facteur de variation était parfois de l’ordre de dix ! On peut relever une variabilité spatiale – horizontale, non en profondeur – qui peut, dans certains cas, aller jusqu’à dix. Mais c’est exceptionnel. Car, la plupart du temps, les champs ont été labourés, de sorte que la variabilité y est de deux à quatre.

M. Hervé Macarie. Est-ce qu’il y a eu des évolutions au cours du temps ? À notre connaissance, excepté peut-être dans quelques cas très particuliers, on n’est pas revenu chaque année, ou tous les deux ou trois ans, ou tous les cinq ans, sur une même parcelle, pour y refaire des mesures. On ne peut donc pas vraiment vous répondre sur la question de savoir s’il y a eu une évolution. Cela étant dit, une période de trois à cinq ans reste un temps relativement court, relativement à petite échelle.

En tout cas, nos collègues du BRGM, qui ont fait leurs tests ISCR à l’échelle d’une centaine de jours, en suivant la concentration de chlordécone dans le sol sur trois mois à trois mois et demi, n’ont observé aucune variation du témoin. Mais c’est une période très courte.

M. le président Serge Letchimy. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il faille lancer sur deux territoires précis, l’un au Nord et l’autre au Sud, une expérimentation globale, portant à la fois sur la recherche, sur les pratiques culturales, sur la commercialisation et sur les habitudes sociales, afin de modéliser le problème ? Il me semble que cela pourrait permettre de s’attaquer à la pollution du sol, avec des méthodes choisies au vu des dernières avancées de la recherche, tout en agissant jusqu’à la consommation et jusqu’à la production. Ne serait-il pas intéressant d’avoir une modélisation territoriale ? En s’appuyant sur des moyens destinés à pousser la recherche sur une durée de cinq ans ou dix ans, ne pourrait-on aboutir à un modèle qu’on puisse reproduire sur l’ensemble du pays ?

M. Thierry Woignier. Je pense que vous avez tout à fait raison. Car il est vrai qu’on a toujours un peu de peine, quand on veut travailler, à trouver des agriculteurs qui acceptent qu’on puisse travailler chez eux. On doit parfois se rabattre sur des parcelles ou des endroits qui n’étaient pas forcément extrêmement chlordéconés, de sorte que le résultat que l’on obtient est toujours plus difficile à mettre en avant.

Ce que je souhaiterais, du moins ce que j’aurais aimé, c’est donc qu’il y eût un endroit, notamment dans le Nord, par exemple du côté du Morne Rouge, et un endroit dans le Sud, mais pas plus au sud que le Lamentin, qui soient achetés par quelque organisme pour que nous puissions y mener des expérimentations systématiques. Plutôt que de changer et de travailler un jour au Lamentin et un autre du côté du Morne Rouge.

Car des agriculteurs qui ont parfois accepté qu’on travaille avec eux nous indiquent ensuite un jour qu’ils ont autre chose à faire. C’est pourquoi des zones d’expérimentation manquent, c’est-à-dire des zones préservées où nous pourrions, nous ou d’autres chercheurs, faire nos propres expériences – une sorte de laboratoire ouvert.

M. le président Serge Letchimy. Pour moi, l’expérimentation doit aller de la physique du sol, en incluant toutes les solutions de médiation possible, jusqu’aux recherches sur les pratiques culturales et sur les productions, en passant par la prise en considération des comportements alimentaires et des questions de traitement, de concert avec les pêcheurs.

Aujourd’hui, on a l’impression que chacun travaille dans son coin. Le plan chlordécone a l’avantage de vouloir fédérer tout le monde, mais ce qui ressort de ce débat, c’est qu’il y a beaucoup d’initiatives, mais peu de moyens et peu de coordination scientifique et technique permettant d’aboutir à quelque chose de lisible. Or il faut qu’on puisse éliminer très clairement les solutions qui ne sont pas viables.

Il faut que la population concernée bénéficie de la même dynamique scientifique sur les plans psychologique, social et humain, qu’il s’agisse de questions de santé ou de foncier, ou de la production elle-même. On ne peut pas décréter qu’on va planter de la patate douce, car ce sont des propriétés privées qui sont concernées. Si on n’a pas d’approche globale, je ne vois pas comment on peut s’en sortir.

Ce n’est qu’une idée que je lâche comme ça. Mais je pense que ce peut être une bonne solution pour qu’on sorte du flou artistique dans lequel j’ai l’impression que nous sommes.

M. Hervé Macarie. Au niveau des coûts, c’est certainement une bonne idée d’avoir des zones atelier. Il y a déjà des bassins versants instrumentés, l’un en Guadeloupe et l’autre en Martinique. Nos collègues du CIRAD n’y travaillent pas que sur la question de l’eau. Sur le bassin versant du Galion, ils s’intéressent bien sûr à la qualité de l’eau, mais aussi à toutes les pratiques culturales, pour comprendre comment les phytosanitaires, et non seulement la chlordécone, impacte effectivement la qualité de l’eau. Ils s’intéressent aux transferts de ces phytosanitaires, depuis les endroits où ils sont appliqués jusqu’à la rivière.

Au niveau de la remédiation, je pense qu’il y a aussi des questions de coût. Il ne faut pas se lancer de manière précipitée dans des expérimentations sur le terrain. Je pense qu’il faut d’abord mettre le budget suffisant pour faire des expérimentations de laboratoire et démontrer la faisabilité de la technique.

M. le président Serge Letchimy. Le drame, c’est qu’il n’y a pas que cette recherche à mener. Vous avez aussi, in fine, la recherche concernant les pratiques culturales, concernant la santé, concernant l’organisation même des familles…

Je vous poserai une dernière question. Je crois que le BRGM nous disait que, pour la cartographie, seulement 7 % des surfaces sont couvertes. Seulement 7 %, ça fait quand même frémir ! Ainsi, nous avons entendu qu’il serait sans doute bon d’être moins exigeants sur le détail de la connaissance des terres polluées notamment physique, mais d’accélérer les relevés pour arriver à une vision globale à moindre coût. Quelle est votre position ?

M. Thierry Woignier. Je vous avouerai que je n’ai pas vraiment de position sur ce sujet. Est-ce qu’il faudrait avoir une cartographie complète de toute la Martinique, alors qu’on sait déjà qu’il y a des zones où, a priori, il n’y a pas de chlordécone ? Ne serait-ce pas dépenser de l’argent pour rien ?

Voilà des choix politiques à trancher par d’autres que moi. Pour ma part, je n’ai pas besoin d’une cartographie complète. Hors les zones agricoles, je ne vois pas vraiment l’intérêt de faire des relevés partout. Cela me surprend un peu que le BRGM veuille vraiment une cartographie complète.

M. le président Serge Letchimy. Il me semble que c’est bien lui, mais je n’en suis pas très sûr. À mon avis, ce n’est pas aussi incohérent que cela. Je pense que si on veut dire aux dizaines de milliers de propriétaires qui plantent des dachines, des patates douces ou des ignames quelles pratiques culturales il vaut mieux qu’ils suivent, au vu des concentrations dans le sol, cette connaissance est indispensable. Seulement 7 % de terrains qui sont identifiés, cela me semble peu, 48 ans après la contamination…

M. Thierry Woignier. Je comprends, mais j’avais cru que le BRGM suggérait d’établir une cartographie complète pour toute la Martinique

M. le président Serge Letchimy. Oubliez le BRGM, parce que je crains de me tromper.

M. Thierry Woignier. Dans les zones dites sensibles, une cartographie me semble bien entendu indispensable. J’ai l’impression que les choses sont en train d’avancer. En effet, chaque année, plusieurs centaines de mesures sont faites chaque année dans les sols.

M. Hervé Macarie. Il y a une question de coût pour toutes ces analyses. Je ne sais pas si cela faisait partie des éléments que l’on vous avait donnés. Mais, en fonction du volume d’analyses qu’on va demander à un laboratoire, les prix peuvent baisser. Il me semble que le tarif peut aller de 68 euros jusqu’à 130 euros. Si on veut avoir beaucoup d’autres éléments, notamment sur les produits dérivés de la chlordécone, on peut monter jusqu’à 500 euros.

Il serait probablement nécessaire de stimuler aussi la recherche sur des méthodes d’analyse plus rapides et moins coûteuses.

M. le président Serge Letchimy. Renseignements pris, c’est l’ANSES qui avait plaidé en faveur d’une cartographie complète.

M. Hervé Macarie. Des méthodes moins coûteuses permettraient probablement d’obtenir, avec le même budget, une cartographie beaucoup plus importante. Des budgets publics incitatifs pourraient amener des laboratoires à s’y intéresser.

M. le président Serge Letchimy. Vous partagez donc notre point de vue qu’il faut des budgets incitatifs importants ciblés chlordécone. Nous avons entendu pratiquement tous les chercheurs qui se sont présentés ici dire la même chose.

M. Thierry Woignier. Permettez-moi d’ajouter que des budgets incitatifs permettraient de s’adresser à des chercheurs qui, actuellement, ne travaillent pas du tout sur la chlordécone. On pourrait ainsi toucher un autre domaine de recherche ou, en tout cas, d’autres chercheurs qui développent des techniques de spectrographie ou d’infrarouge. Techniques qui vont, peut-être, un jour, montrer leur efficacité.


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   Jeudi 11 juillet 2019

1.   Audition de Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), Mme Annick Biolley-Coornaert, sous-directrice « Produits alimentaires et marchés agricoles et alimentaires », M. Loïc Tanguy, directeur de cabinet de la DGCCRF, M. Benoît Ginestet, rédacteur au bureau « Marchés des produits d’origine végétale et des boissons », et M. Emmanuel Large, chef du bureau « Marchés des produits d’origine végétales et des boissons »

M. le président Serge Letchimy. Je remercie les parlementaires pour leur présence : Madame Ramlati Ali ainsi que Madame Justine Benin, toujours présente en raison de l'obligation qui est la sienne en tant que rapporteure, mais bienvenue également à Madame Annie Chapelier, à Madame Hélène Vainqueur-Christophe qui est toujours présente, et à Madame  Josette Manin. 

Nous recevons aujourd'hui Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Elle est accompagnée de Mme Annick Biolley-Coornaert, sous-directrice « Produits alimentaires et marchés agricoles et alimentaires », de M. Loïc Tanguy, directeur de cabinet de la DGCCRF, de M. Benoît Ginestet, rédacteur au bureau « Marchés des produits d’origine végétale et des boissons » et de M. Emmanuel Large, chef du bureau « Marchés des produits d’origine végétales et des boissons ».

Mesdames et messieurs, je vous souhaite la bienvenue. Pour votre information, mais cela a son importance, ces auditions sont publiques, retransmises sur le canal de l'Assemblée nationale, et consultables sur son site vidéo. C’est d'ailleurs très bien : premièrement, c’est en direct si la commission décide que ses auditions seront retransmises – ce qui est généralement le cas ; deuxièmement, cela permet également à la population de suivre les débats.

Je vais vous donner la parole. Je suppose que Mme Virginie Beaumeunier dira quelques mots au nom de la DGCCRF durant cinq à dix minutes. Mais permettez-moi auparavant de vous rappeler que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à prêter serment.

(Mme Virginie Beaumeunier, M. Loïc Tanguy, M. Benoît Ginestet, M. Emmanuel Large et Mme Annick Biolley-Coo prêtent successivement serment.)

Mme Virginie Beaumeunier, directrice générale de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. En introduction, je rappellerai simplement que DGCCRF est une direction du ministère de l'Économie et des finances, chargée notamment de la régulation et du bon fonctionnement des marchés. À ce titre, elle veille au respect de la loyauté de la concurrence, à la protection économique des consommateurs ainsi qu'à la sécurité des consommateurs et à la conformité des produits de consommation.

Pour vous donner quelques exemples de notre activité apparus dans l'actualité récente, nous sommes intervenus sur la malheureuse affaire des steaks hachés destinés aux associations caritatives, sur un dossier d'assurance en matière d'appareil de communication, sur un dossier de « francisation » de kiwis italien ou encore en matière de démarchage à domicile dans le secteur de l'énergie. Cela vous donne un aperçu du panel de nos activités.

Notre direction générale est représentée dans les territoires, au niveau des régions, dans les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) et, dans les départements et régions ultramarines dans les directions des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIECCTE) et, au niveau départemental en Hexagone, dans les directions départementales de protection de la population ou dans les directions départementales de cohésion sociale et de protection des populations.

Notre direction générale comprend, en outre, plusieurs services à compétence nationale, dont le service commun des laboratoires qui est un réseau de onze laboratoires d'État – dont un situé en Guadeloupe ; service commun à la DGCCRF et à la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI).

Nous avons un certain nombre de missions dans le contrôle des résidus de pesticides. Je vais toutefois vous préciser d'emblée le périmètre de notre mission : en effet, même si la DGCCRF se préoccupe depuis très longtemps du sujet du chlordécone, nous n'intervenons pas dans l'évaluation, l'autorisation ou le retrait d'autorisation des produits phytopharmaceutiques. Ces procédures relèvent d'autres services administratifs, qui ont eu ou auront, je pense, l'occasion de vous les présenter plus en détail. En revanche, la DGCCRF intervient en matière de contrôle des résidus de pesticides sur les denrées alimentaires d'origine végétale qui sont mises sur le marché. Le contrôle des résidus de pesticides dans les denrées d'origine animale et dans les productions agricoles avant la récolte relève de la direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture.

Nos contrôles ont, dans ce cadre, vocation à s'assurer que les produits d'origine végétale qu’achètent les consommateurs, quelle que soit leur origine, ne contiennent pas plus de résidus de pesticides que la limite maximale réglementaire, ou LMR. Ces LMR sont généralement définies au niveau européen.

Nos contrôles en matière de résidus de pesticides s'effectuent, chaque année, conformément à un plan de surveillance. Un plan de surveillance est un ensemble de contrôles non ciblés, un peu à vocation statistique, de couverture, afin de donner une photographie du marché des produits alimentaires en circulation. Nous mettons aussi en place des plans de contrôle. C’est légèrement différent dans la mesure où ces plans de contrôle sont plus ciblés, c'est-à-dire que nous définissons ce que nous allons contrôler à partir d'une analyse de risque. C’est le cas, par exemple, en fonction des constats effectués sur telle ou telle denrée végétale, l’année précédente.

Sur l'ensemble du territoire français, quelque 5000 prélèvements sont effectués chaque année, et plus de 470 substances sont recherchées par nos laboratoires du service commun des laboratoires.

Pour ce qui concerne les résidus des deux matières actives qui intéresse plus particulièrement votre commission d'enquête, s'agissant du paraquat, dans la mesure où l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA), aujourd'hui l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), avait conclu, dans un avis du 2 juillet 2008, qu'il n'y avait pas de risque de migration vers les végétaux cultivés sur des sols éventuellement contaminés par ce produit, il n'a pas été estimé nécessaire de mettre en place un plan de contrôle dédié au paraquat.

En revanche, s'agissant du chlordécone, l'action de la DGCCRF s'inscrit de longue date dans le plan interministériel de contrôle du chlordécone, compte tenu de la rémanence de ce produit dans le sol et de la contamination des denrées que cette rémanence peut occasionner. Depuis plus de quinze ans, nous réalisons des contrôles de résidus de chlordécone dans les denrées végétales, en ciblant les produits les plus sensibles, à savoir principalement les légumes racines, les tubercules et certains légumes en contact direct avec le sol. Ces contrôles sur les résidus de chlordécone ont pu représenter jusqu'à 10 % de l'ensemble des contrôles de résidus de pesticides sur toute la France. Depuis 2017, nous renforçons nos contrôles sur les circuits informels, dans la mesure où c'est sur des circuits de ce type de commercialisation que les risques de non-conformité sont les plus élevés. Ces contrôles sont plus complexes à réaliser. Ils sont un peu moins nombreux. Mais nous avons prévu une montée en puissance dans l’actuel plan de contrôle du chlordécone.

À la suite de la publication de l'avis de l’ANSES de décembre 2017, qui identifie un risque de surexposition des consommateurs qui s'approvisionnent en circuit informel et, dans le cadre de la feuille de route 2019-2020 du troisième plan interministériel chlordécone, nous nous sommes engagés à renforcer la surveillance des circuits informels, avec un objectif de réalisation de cent contrôles dans ce type de circuit pour l'année 2019. Cela représente un tiers des contrôles totaux sur le chlordécone.

Ces contrôles sur le circuit informel couvriront non seulement les ventes en bord de route, mais également les marchés ou les supérettes, où l'absence de traçabilité – en particulier, l'absence de factures – peut laisser soupçonner la non-conformité des denrées.  Les contrôles effectués auprès du circuit formel ou informel s'accompagnent, le plus souvent, de prélèvements qui donnent lieu à une analyse qui est effectué par notre laboratoire de Jarry, situé en Guadeloupe. À ce jour, 243 prélèvements ont déjà été réalisés en 2019, sur lesquels neufs se sont révélés non conformes.

Nous conduisons donc ces contrôles de nature répressive, du moins contraignante. Mais nous sommes également engagés à mener des actions de sensibilisation auprès des collectivités territoriales afin de les informer sur la réglementation applicable, par exemple en matière de ventes au déballage, puisque c'est le maire qui détient une compétence pour autoriser ces ventes.

Voilà donc, monsieur le Président, dans une première présentation, ce que je souhaitais déjà vous apporter comme informations. Naturellement, nous sommes à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

Mme la rapporteure Justine Benin. Mesdames et messieurs, s'agissant de la fin de l'utilisation du chlordécone, disposez-vous de données d'utilisation du chlordécone avant et après son interdiction ? Comment se sont opérés les contrôles ? Quels services étaient alors compétents ? Comment ont été gérés les stocks de produits ?

Par ailleurs, à votre connaissance, certains agriculteurs ont-ils encore des stocks de chlordécone ? Et quels sont les pays utilisateurs de chlordécone dans le monde ?

Mme Virginie Beaumeunier. Avant l'interdiction, par définition, il n'y avait pas de contrôles puisque c'était autorisé. Nous n'étions donc pas compétents sur ce sujet.

En revanche, disons – même c'est déjà un peu ancien, j’ai essayé d'interroger la mémoire de la DGCCRF – que, dès la fin des années quatre-vingt, la DGCCRF plaidait pour une interdiction du chlordécone. Mais, comme je vous l'ai dit dans mon propos introductif, cela n'était pas de notre compétence.

En revanche, au moment de l'interdiction, la DGCCRF a effectué des contrôles pour vérifier que cette interdiction était bien respectée. Ces contrôles ont eu lieu dans les années 1994 et 1995. Au début, il y a eu quelques constats de poursuite de présence sur le marché de chlordécone. Nous avons, à l’époque, transmis un certain nombre de procès-verbaux contre un vendeur importateur et les principaux acheteurs du produit – qui avaient donc importé et acheté du chlordécone après le 30 septembre 1993, date de son interdiction définitive. Initialement, le parquet n'a poursuivi que l'importateur mais, en 2002, le juge a rendu une ordonnance de non-lieu puisque nombre de faits étaient prescrits.

M. le président Serge Letchimy. Pouvons-nous avoir accès à ces documents ? Nous souhaitons les avoir.

Mme Virginie Beaumeunier. Vous souhaitez avoir les procès-verbaux.

M. le président Serge Letchimy. Pas maintenant, mais il conviendrait de nous les communiquer.

M. le président Serge Letchimy. Nous vous les ferons parvenir, dans une version propre, car j’ai ici ces informations sur un document.

Donc, à partir de 2002, nous avons engagé des contrôles sur les résidus de pesticide. Depuis maintenant quinze ans, nous procédons donc à des contrôles. Comme je vous l’indiquais, sur les circuits formels, les taux de conformité sont très élevés. Ils atteignent 99 % à 98 %. Nous avons plus d'inquiétudes sur les circuits informels, mais nous pourrons vous donner des chiffres détaillés sur les contrôles depuis toutes ces années.

À notre connaissance, puisque nous ne faisons pas de contrôles dans les exploitations, il n'y a plus de chlordécone stocké dans les Antilles.

Quant aux pays qui en utiliseraient encore, je pense que l’usine située aux États‑Unis qui en fabriquait est fermée depuis très longtemps. Je ne sais pas si nous avons connaissance de pays qui l'utiliseraient encore. Nous allons rechercher.

M. le président Serge Letchimy. Pourriez–vous notamment nous donner le nom de l’entreprise, contrôlée en 1994 et 1995, qui aurait fait des importations après 1993 ? Vous avez parlé d’un constat et d’une procédure lancée concernant une entreprise. De quelle entreprise s’agit‑il ?

Mme Virginie Beaumeunier. L’entreprise Cottrell SA de Lagarrigue. En fait, il y a deux noms, mais je pense qu’il s’agit d’une seule entreprise, installée en Martinique.

Mme Ramlati Ali. Merci de ces éclaircissements. Peut-être l’avez-vous dit, mais je n’ai pas bien saisi si, lors de vos contrôles dans les circuits formels, si vous avez détecté des traces de chordécone sur les légumes que vous avez contrôlés ?

S’agissant des circuits informels, vous avez parlé de neuf prélèvements non conformes sur 243 prélèvements. Lorsque vous parlez de prélèvements « non conformes », cela signifie‑t‑il que vous avez retrouvé du chordécone dedans ? Ou les prélèvements n'étaient-ils pas bons ? Je n’ai pas très bien compris.

Mme Virginie Beaumeunier. Les 243 prélèvements analysés cette année concernent l'ensemble des circuits.

« Non conformes » signifie effectivement que le taux de résidus du produit est supérieur à la LMR. En conséquence, ces produits ne devraient pas se trouver sur le marché.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. D’après le site internet de la DGCCRF, en cas d'infraction, cette dernière a le pouvoir de dresser des procès-verbaux et de les transmettre à la justice pour d'éventuelles sanctions. Elle est aussi dotée de pouvoirs de police administrative et délivre des injonctions pour prévenir du risque et mettre fin à des situations à risque.

Tout d’abord, afin de préciser tout cela, pouvez-vous m’indiquer la qualité des instances habilitées à relever ces infractions commises ? La DGCCRF est, bien évidemment, concernée au premier chef, mais d'autres instances sont-elles également habilitées à procéder à des contrôles en la matière ?

Ensuite, combien d'infractions ont été relevées depuis l'interdiction du chlordécone ? Il me semble que vous y avez répondu, mais je n’en suis pas certaine.

Enfin, présumant que des infractions ont été relevées – ce que vous indiquiez en disant que certains relevés n'étaient pas conformes –, quelles sanctions ont été retenues par les tribunaux ?

Dans votre propos liminaire, vous disiez que les contrôles de résidus sur les produits les plus sensibles, tels que les légumes racines, représentaient 10 % des contrôles réalisés sur toute la France. Disposez-vous du pourcentage du nombre de contrôles spécifiques à la Guadeloupe et à la Martinique ? Je suppose qu’il est identique, mais je souhaiterais que vous précisiez ces chiffres.

Mme Virginie Beaumeunier. S’agissant des services habilités autres que le nôtre, il y a la direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture, mais elle effectue des contrôles à la production, c'est-à-dire chez les exploitants agricoles. Pour notre part, nous intervenons lorsque les produits sont mis sur le marché. Le ministère de l'Agriculture intervenant avant la mise sur le marché. Puis, comme je disais, le ministère de l'Agriculture intervient aussi sur les denrées animales : viande, poissons, produits laitiers, etc. Il y a donc un partage de compétences de manière à ce que les moyens de l'État soient employés au mieux.

Quant aux suites qui peuvent être données, il peut y avoir des procès-verbaux, de nature pénale, ou des injonctions de remise en conformité. Dans ce domaine, il n’est pas possible de remettre en conformité ; dans la mesure où l’on ne peut pas faire changer le comportement de l'entreprise, nous dressons plutôt des propos verbaux, car les produits ne devraient pas être mis sur le marché. En général, on utilise des mesures de police administrative lorsque le professionnel peut changer son comportement et remédier aux dysfonctionnements constatés. Mais en l’occurrence, le sol est contaminé, les produits sont au-dessus des LMR ; le produit ne peut donc pas être présenté sur le marché.

Les 10 % de contrôle signifie en fait que 10 % des contrôles de pesticides sont consacrés au chlordécone, à la fois à la Guadeloupe et en Martinique. La répartition entre les deux territoires, en nombre d'échantillons, est quasi identique. Pour vous donner quelques exemples, en 2018, 156 échantillons étaient analysés en Guadeloupe et 267 en Martinique. Cette année-là, l’écart est important. Mais en 2017, les chiffres étaient de 161 à la Guadeloupe et 150 à la Martinique.

Sur les cinq dernières années, les taux de conformité étaient de 99,2 % en 2014, 99 % en 2015, 98,1 % en 2016, 97,8 % en 2017 et 93,2 % en 2018. Il ne faut pas en conclure que la situation se dégrade. La baisse du taux tient aussi au fait que nous ciblons mieux nos contrôles. Dans la mesure notamment où nous augmentons leur nombre sur le circuit informel, il est probable que ce taux de non-conformité augmente.

C’est aussi la raison pour laquelle le nombre d'échantillons diminue sur la période puisque, comme je le disais, nous réduisons légèrement nos contrôles sur le circuit formel puisque, globalement, nous savons bien le maîtriser. Il n’y a plus trop de problèmes. En revanche, nous renforçons nos contrôles sur le circuit informel, mais nous réalisons moins de contrôles en volume, car ce sont des contrôles plus compliqués, qui requièrent plus de temps.

Il faut savoir que nous devons faire des prélèvements et des analyses pour vérifier si ces résidus sont présents. L'analyse demande trente‑huit jours. Même si elle se fait en Guadeloupe et si nous n’avons plus le problème du transfert vers l’Hexagone, ce sont des analyses qui prennent un peu de temps. La difficulté avec le circuit informel, c'est que, normalement, nous consignons les produits chez le professionnel le temps de faire les analyses. Les produits doivent donc rester chez lui et il n'a pas le droit de les mettre en vente le temps de l’analyse. Mais lorsqu’il s’agit d’un vendeur en bord de route, la consignation n'était pas possible.

Donc, lors de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi EGALIM, promulguée le 30 octobre 2018, a été votée une disposition qui nous permet de consigner les produits dans un local que nous définissons. Cela peut être le local de l'administration. Ainsi, nous prenons les produits du vendeur informel et nous les entreposons dans un local de l'administration en attendant de savoir s’ils sont conformes. Si tel est le cas, ils seront rendus. La difficulté est que, sur certains produits, comme les fruits et légumes, un délai de trentehuit jours peut être trop long qu’ils restent commercialisables et consommables.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Députée de la Guadeloupe, j'aimerais revenir sur la période post-interdiction parce que je pense que vous n'avez répondu que très partiellement aux questions de la rapporteure. À propos des mesures prises pour la cessation de la commercialisation, vous avez parlé d’un PV concernant un certain importateur, mais qu'en est-il la cessation d'utilisation ? Des contrôles ont-ils été faits dans ce sens puisque, à la date du 30 septembre 1993, nous savons que des planteurs avaient des reliquats de stocks chez eux. L'État, vos services, ont-ils pris des mesures pour que ces stocks soient véritablement détruits ? Quelles étaient les procédures ? Y a-t-il eu des contrôles de la destruction de stocks ? Si vous avez connaissance de l’existence de tels contrôles, pouvez-vous transmettre à la commission les documents administratifs qui s’y réfèrent ?

Il a également été question de stocks enfouis après l’interdiction. Avez-vous eu connaissance de l’enfouissement de stocks ? Des mesures ont‑elles été prises dans ce cadre ?

Nous cherchons à établir véritablement et exactement ce qui s'est passé sur les stocks et reliquats de stock chez les agriculteurs, chez ces utilisateurs après l'interdiction. Quels contrôles véritables sur la destruction de ces stocks l’État a‑t‑il effectués ?

Mme Virginie Beaumeunier. Je ne peux pas répondre à votre question, parce qu’il s’agit là du contrôle à la production, donc chez les exploitants agricoles. Il faudra poser la question au ministère de l'Agriculture. Pour notre part, nous n’intervenons que sur les produits mis sur le marché. Le contrôle des stocks chez l'agriculteur ne relève pas de la DGCCRF.

M. le président Serge Letchimy. Madame la directrice générale, je pense que Mme la rapporteure va revenir sur votre réponse et sur cette période de la gestion des stocks post‑1993.

Mme la rapporteure Justine Benin. J’y reviens effectivement parce que, quand vous nous avez dit que vous alliez rechercher la réponse, j'ai cru que vous alliez nous l’apporter, et il est vrai que votre réponse a été très partielle.

Par ailleurs, vous avez affirmé que la DGCCRF plaidait depuis un certain temps pour arrêter la production. J'aurais aimé savoir comment elle plaidait. Avez-vous des documents à ce sujet, des courriers ? Pouvez-vous nous expliquer comment vous aviez plaidé – je reprends vos termes – pour arrêter l'utilisation du chlordécone ?

Mme Virginie Beaumeunier. Si vous permettez, puisque vous m'avez posé la question, je voulais dire que c'est très ancien maintenant. Je n'étais pas là à l'époque et beaucoup de personnes en poste aujourd’hui à la DGCCRF n'ont pas connu cette période. J’ai donc essayé de retrouver des personnes, et c’est tout ce qui m’a été dit. À l’époque, mais c’est traditionnel à la DGCCRF puisque la protection du consommateur est notre cœur de métier. Donc, je suppose que cela a été la position à l’époque, car on sait que les pesticides peuvent avoir des effets. Mais je ne peux vous en dire plus. J'imagine que cela a fait l’objet de discussions interministérielles.

C’est tout ce que je peux vous dire, parce que c'est trop ancien. Nous n’avons pas d'archives sur ce sujet et, je le redis, ce n'était pas de notre compétence. L'évaluation des pesticides et leur autorisation n'étaient pas de la compétence de la DGCCRF.

Ce sur quoi nous recherchions une réponse était de savoir si d'autres pays l’utilisaient, puisque vous nous aviez interrogés à ce sujet. Mais nous n'avons pas la réponse ici, nous pourrons vous l’apporter par écrit.

M. le président Serge Letchimy. Madame la directrice, en 2002, 1,5 tonne de patates douces ont été trouvées. À mon avis, la DGCCRF a dû intervenir. Ce ne sont pas les services en Martinique, mais ceux de Dunkerque, dans votre même institution, constatant que ces patates douces étaient imbibées de chlordécone. Ce chlordécone dans les patates douces ne datait pas de 1990, mais de l'année, car les patates ont une durée de vie courte. Quel est votre sentiment ? Une expertise a‑t‑elle été réalisée par la DGCCRF ? Une procédure a‑t‑elle été lancée ?

Mme Virginie Beaumeunier. En 2002, notre service de Martinique a signalé qu'une cargaison de patates douces susceptible d'être contaminée arrivait à Dunkerque. La direction de Martinique a prévenu les collègues du Nord, et les services du Nord sont intervenus au moment de l'importation. Nous avons refait des analyses qui confirmaient qu'effectivement, les seuils étaient dépassés. Il n’y a pas eu de procédure puisque le responsable de l'entreprise concernée a pris l'initiative de détruire le lot. Les patates douces dont le niveau de contamination était supérieur à la LMR ont été détruites.

M. le président Serge Letchimy. Lorsque les produits dont la LMR en chlordécone arrivent, qui intervient pour les contrôler ? Vous dites que cela n'est pas de votre compétence.

Mme Virginie Beaumeunier. Si.

M. le président Serge Letchimy. De qui est‑ce la compétence : les douanes ? Lorsque les produits arrivent par avion ou par bateau, ils sont dédouanés. Des documents de dédouanement sont présentés. Vous dites clairement qu’en 1994 et en 1995, soit un à deux ans après l'interdiction, un importateur a été poursuivi. Vous jouez un rôle dans cette affaire, car vous déterminez si ces produits peuvent ou pas entrer.

Mme Virginie Beaumeunier. La DGCCRF n'intervient pas à l'entrée, mais sur le marché. Nous pouvons nous rendre dans les entreprises leur demander des justifications. Nous avons donc constaté qu'il y avait du chlordécone – à l’époque, le nom commercial était le Curlone – chez cet importateur. C’est pour ça que nous avons poursuivi.

M. le président Serge Letchimy. Vous n'avez pas constaté d'utilisation de chlordécone chez d'autres importateurs ou d'autres utilisateurs ?

Mme Virginie Beaumeunier. Comme je disais, c’est ancien. Nous avons seulement retrouvé dans nos archives des documents dont l'information avait, de plus, été donnée lors d'une commission parlementaire de 2005.

C’est donc cette information que nous avons retrouvée. À l’époque, cela avait donné lieu à neuf procédures contentieuses contre le vendeur importateur – l’entreprise que je vous ai citée – et les principaux acheteurs de ce produit.

M. le président Serge Letchimy. Excusez-moi, j'ai un problème.

Vous dites que l’affaire est ancienne. Je comprends que vous et les personnes autour de vous n’étiez pas là. Mais ôtez-moi d’un doute : vous avez tout de même des archives ?

Mme Virginie Beaumeunier. C’est ce que nous avons retrouvé.

M. le président Serge Letchimy. C’est ce que vous avez trouvé dans le rapport Beaugendre et Edmond-Mariette, mais vous avez des archives. La DGCCRF possède bien des archives. Même si vous n’étiez pas là, vous avez des archives. Donc, est-ce que vous pouvez consulter vos archives – ne pas me citer le rapport Beaugendre, auquel nous avons accès – et répondre à la question de Madame la rapporteure ? Je ne vous demande pas le faire maintenant, mais nous faire une note d'une ou deux pages pour nous dire exactement ce qui s’est passé et ce que vous avez constaté à partir d'une analyse de vos archives.

Dans cette affaire, nous sommes confrontés à des archives qui disparaissent. Avez-vous des archives, ou ont-elles disparu comme celles du ministère de l’agriculture entre 1972 et 1989 ?

Mme Virginie Beaumeunier. C’est ce que nous avons retrouvé. Nous allons vous transmettre les documents que vous nous avez demandés.

M. le président Serge Letchimy. Mais pas seulement ces documents. Pourriezvous regarder dans vos archives et nous dire exactement ce qu’il en est durant cette période ? Car notre souci porte sur cette période post-1993. Notre souci est que cela devait s’arrêter en 1993 et que du chlordécone dans les patates douces a été retrouvé en 2002. Entre 1993 et 2002, quelques années se sont écoulées. Nous soupçonnons donc l'usage de stocks – mais il est tout de même assez bizarre que l'État accorde des autorisations d'écoulement de stock d’un produit jugé dangereux. Mais le soupçon que nous partageons est qu’outre l’écoulement de stocks, il y aurait aussi eu production de chlordécone. C’est ce qui nous importe.

Mme Virginie Beaumeunier. En réalité, si les sols sont contaminés, le chlordécone que nous avons retrouvé dans les patates douces est probablement dû à une contamination par les sols. Ce n’est pas forcément parce que du chlordécone aurait été utilisé. Le problème est qu’aujourd'hui, une partie des sols en Martinique et en Guadeloupe est contaminée au chlordécone, et ce pour des dizaines, voire des centaines d'années. Les résidus de chlordécone retrouvés aujourd’hui dans les fruits ou les légumes peuvent être liés à cette contamination des sols. A priori, ce n’est pas forcément en raison de l'utilisation du chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Revenons aux archives. Pourriez-vous nous faire une synthèse des archives nous permettant d'avoir des réponses précises sur les constats établis par la DGCCRF à partir de 1993 ? Car, malheureusement, les autorisations de prolongation en 1991 et 1992 seraient deux autorisations dites « légales ». Cela est constable moralement, mais elles sont dites légales. Donc, pourriez-vous nous transmettre une analyse de la période post‑1993 et de tout ce que vous pouvez retrouver dans vos archives ?

Mme Virginie Beaumeunier. Oui, il n’y a pas de souci. Comme je vous l’ai indiqué, nous vous transmettrons les documents que nous avons sur cette période.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez affiché des taux de conformité des contrôles de 97 %, 98 % et 99 % sur le circuit formel. Chez nous, en Martinique, mais je pense que Mme la rapporteure pourrait en dire autant de la Guadeloupe, la répartition entre réseau formel et informel est de l’ordre de 50 %. La consommation se fait, bien sûr, dans ce que vous appelez le circuit formel, c'est-à-dire dans les centres commerciaux dans la mesure où nous importons massivement. Nous consommons donc massivement par ce biais – ce qui est un drame pour nous aussi. Mais, en matière alimentaire – donc, pour le contrôle qui vous concerne –, 80 % de ce que nous consommons provient pour beaucoup du circuit informel : à la fois celui des marchés et des supérettes, mais aussi un peu en dehors des marchés. Je n’en sais rien combien cela représente précisément, mais beaucoup des denrées alimentaires proviennent du circuit informel. Il faut donc vraiment relativiser ces 90 % dont vous faisiez état. Si l’on intègre le circuit informel, ce n'est pas 90 %, mais bien moins puisque vous dites vous-même que vous ne contrôlez pas suffisamment le circuit informel.

Mme Virginie Beaumeunier. Monsieur le président, ce n'est pas ce que j'ai dit. J’ai effectivement dit que nous avions globalement de bons taux de conformité sur le circuit formel. C’est ainsi que je vous ai donné ces chiffres qui montraient que le taux de conformité baissait au fil des années parce que, justement, nous réorientions nos contrôles en tenant compte du mode de consommation que vous évoquez en Martinique et en Guadeloupe, qui accorde une certaine importance aux circuits informels.

M. le président Serge Letchimy. Notamment dans le nord de la Martinique, comme dans certaines régions en Guadeloupe, la consommation de légumes à partir de circuits informels est très importante.

Mme Virginie Beaumeunier. C’est pour cela que nous réorientons nos contrôles vers le circuit informel, donc sur les bords des routes ou dans de petites supérettes pour lesquelles nous n’avons pas la traçabilité des produits. En revanche, nous ne pouvons pas effectuer de contrôles, par exemple, au domicile des personnes. Si certains utilisent un potager personnel situé dans une zone contaminée, nous ne pouvons pas le contrôler, car nous n’avons pas le droit d'aller au domicile des personnes.

C’est la raison pour laquelle tout un travail est engagé parallèlement, par le biais d’une campagne de sensibilisation, afin de prévenir localement les personnes qu'elles doivent faire attention à leur consommation si leur terrain est contaminé. Cette action relève plutôt du ministère de la santé.

Parallèlement aussi, un travail de cartographie, qui ne dépend pas non plus de nous, est engagé afin de déterminer quelles terres sont contaminées.

M. le président Serge Letchimy. Pour bien contrôler le circuit informel – car il existe un circuit informel, communautaire, d’individu à individu, fondé sur les relations de voisinage – vous manque‑t‑il des moyens ? J’ai cru comprendre que vous n'avez pas suffisamment de moyens pour travailler sur le circuit informel.

Lorsque vous traversez les routes en Martinique, les gens qui vendent le long des routes sont visibles et connus. Les interroger, vérifier leurs produits et asseoir un contrôle de ce circuit informel est essentiel. Disposez-vous des moyens nécessaires et suffisants ?

Mme Virginie Beaumeunier. Comme je vous l’ai expliqué, il nous manquait un moyen juridique pour répondre au problème de la consignation des produits. Il vient d'être réglé par la loi EGALIM qui va nous permettre de consigner des produits dans des locaux de l'administration. Mais le contrôle demeure difficile parce qu'une partie des personnes, qui sont dans ce circuit informel, sont en situation irrégulière. Or nous ne pouvons donc pas engager de procédure pénale sur des personnes en situation irrégulière.

Nous effectuons des contrôles avec les comités opérationnels départementaux anti-fraude (CODAF), qui permettent de disposer de l’aide de services de police ou de gendarmerie, car ces contrôles sont bien plus difficiles à mener. Souvent, quand ils vous voient arriver, les vendeurs sur le bord des routes se sauvent. Ils rangent leurs affaires. C’est donc plus compliqué. Pour autant, nous avons fortement augmenté la part des contrôles sur ce circuit informel.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Permettez-moi de revenir à nouveau sur cette histoire de reliquat de stocks. Nous avons auditionné les services du ministère de l’agriculture, la DGAL. Nous avons également auditionné l’ANSES. Je leur ai posé la même question concernant le reliquat des stocks existants chez les utilisateurs en 1993, au moment de l’interdiction. J’ai l'impression qu'aucun service de l'État n’était responsable du contrôle et du devenir de ces stocks puisqu’ils nous ont renvoyés vers votre direction, affirmant que c’est la DGCCRF qui s’occupait des contrôles. Or je vous entends nous dire aujourd'hui – et je ne doute pas de ce que vous dites – que vous n'êtes pas en charge du contrôle des stocks et que vous ne faites pas de contrôles sur place, sur les sites de stockage.

Je voudrais donc savoir qui était chargé de ces contrôles et si, véritablement, l'État n'a pas été défaillant. Car lorsque vous interdisez un produit aussi dangereux que celui-là, que vous connaissez le nombre de tonnes de chlordécone qui ont été importées en Guadeloupe et en Martinique, il importe de savoir ce qu’il advient des stocks afin de parer à toute utilisation. Lorsque, en 2003, des tonnes de patates douces chlordéconées sont trouvées lors d’un contrôle, c'est peut‑être encore lié à une utilisation de chlordécone et pas seulement à une production qui se poursuivrait sur des terres chlordéconées.

J'aimerais vraiment comprendre quel service de l'État était responsable du contrôle du reliquat des stocks existants chez les importateurs. Pour aller plus loin, si le glyphosate est frappé d’interdiction, quel service de l'État sera chargé de contrôler la destruction des stocks de glyphosate restants chez les agriculteurs ? Un service de l’État est-il en capacité de contrôler ces stocks ?

Mme Virginie Beaumeunier. Que les choses soient bien claires : la DGCCRF est compétente lorsque les produits sont mis sur le marché. Nous l’avons fait chez les importateurs ; c’est la raison pour laquelle nous avons engagé la procédure contre l’entreprise dont je vous parlais. En revanche, et cela vaut en Martinique, en Guadeloupe comme en métropole, nous n’effectuons jamais de contrôles chez les exploitants agricoles. Tant que le produit n'est pas sur le marché, ce n’est pas de la compétence de la DGCCRF. Ainsi, nous pouvons intervenir chez un négociant en vin ou sur la production de vin, mais nous n'intervenons pas dans les vignes.

En l’occurrence, le chlordécone était utilisé par les producteurs de bananes. Donc, si des stocks subsistaient chez les producteurs de bananes, il revenait au ministère de l'agriculture de contrôler. Je ne dénie pas notre responsabilité et notre pouvoir d'enquête sur les importateurs, et nous avons d’ailleurs contrôlé les importateurs. Visiblement, il n’y avait pas cinquante importateurs. Donc, celui qui en détenaitt, à savoir l'entreprise que j'ai citée précédemment, a été verbalisé par nos services. Mais, a priori, des stocks n’ont pas été retrouvés chez des importateurs. Si du chlordécone a été stocké dans les exploitations, il faut vraiment se tourner vers le ministère de l'agriculture.

Mme la rapporteure Justine Benin. En préambule, vous avez spécifié que vous aviez un réseau commun de onze laboratoires. Comment se répartissent ces laboratoires entre la Guadeloupe et la Martinique ?

Vous disiez que les analyses ne s'effectuaient plus en Hexagone. Depuis quand ? À quelle date avez‑vous commencé à les faire sur nos territoires ?

Vous avez également souligné que la loi EGALIM vous permettait de stocker des produits durant trente-huit jours. Je m'interroge sur ces trente‑huit jours à propos de denrées périssables car cela ne me semble pas évident pour effectuer les différents contrôles.

Par ailleurs, vous parliez d’un taux de conformité de 99,98 % s’agissant du circuit formel. Nous aurions besoin de connaître le taux de conformité pour le circuit informel. Même si vous avez donné une ébauche de réponse en parlant de 243 contrôles, dont neuf non conformes, j'aurais aimé entrer dans le détail parce que, comme l’ont dit le président et d'autres collègues, le circuit informel représente la majorité des cas en Guadeloupe, tout comme en Martinique.

Dernière question de cette série, quel est le nombre de contrôleurs en Guadeloupe et à la Martinique ?

Mme Virginie Beaumeunier. S’agissant des laboratoires, il en existe un en Guadeloupe qui intervient pour les deux départements et régions. Il y en a également un à la Réunion, les autres sont en Hexagone.

Mme la rapporteure Justine Benin. Vous me dites bien que, sur le réseau des onze laboratoires, il n’en existe qu’un seul pour la Guadeloupe et la Martinique et que les dix autres sont situés en Hexagone ?

Mme Virginie Beaumeunier. Il y en a un à La Réunion. Il y en a donc neuf en Hexagone, un à la Guadeloupe et un à La Réunion.

Mme la rapporteure Justine Benin. Ma question est la suivante, excusez-moi mais cela fait écho : cela signifie‑t‑il que le laboratoire de la Guadeloupe traite tous les contrôles à effectuer sur les produits et denrées de la Guadeloupe et de la Martinique ?

Mme Virginie Beaumeunier. Pas forcément, puisque le laboratoire de la Guadeloupe est maintenant spécialisé sur les contrôles concernant le chlordécone. C’est logique puisque ce n’est que dans les Antilles que le chlordécone a été utilisé. Auparavant, avant 2008, les prélèvements étaient envoyés au laboratoire de Massy, en région parisienne. Depuis 2008, le laboratoire de la Guadeloupe a compétence à la fois technique et juridique pour analyser les prélèvements sur le chlordécone.

Mme la rapporteure Justine Benin. Ce laboratoire effectue‑t‑il tous les contrôles pour toutes les denrées de la Guadeloupe et de la Martinique ? Envoyez-vous des produits prélevés en Guadeloupe et en Martinique vers le réseau des dix autres laboratoires de l'hexagone et ou celui de La Réunion ?

Puis, sans faire de publicité, j'aurais aimé connaître le nom du laboratoire.

Mme Virginie Beaumeunier. Tous les contrôles chlordécone se font au laboratoire de Jarry. En fait, ces onze laboratoires ont tendance se spécialiser de plus en plus, pour des raisons d'efficacité. Je n’ai pas la réponse immédiate, mais il est possible objectivement que, sur d'autres sujets que le chlordécone, des échantillons soient envoyés en Hexagone. Car cela dépend des spécialités de chacun. Y compris en Hexagone, certains laboratoires sont, par exemple, spécialisés sur les jouets, d'autres sur le vin et, même si l’échantillon est prélevé en Bretagne, par exemple, en fonction de la spécialisation des laboratoires, il peut être envoyé à Marseille ou à Lille.

M. le président Serge Letchimy. Quel est le statut de ces laboratoires ?

Mme Virginie Beaumeunier. Ils font partie d’un service commun, de compétence nationale, partagé entre la douane et la DGCCRF. Une unité de direction gère les onze laboratoires.

M. le président Serge Letchimy. Il s’agit donc d’une structure créée par l'État entre les deux grandes institutions que vous avez indiquées. Cela fonctionne bien ?

Mme Virginie Beaumeunier. Nous en sommes très satisfaits et, je crois, nos collègues des douanes également. Cela permet d'avoir une compétence propre à l'administration, notamment dans les cas de crise. L’avantage d'avoir des laboratoires intégrés aux deux administrations est qu’ils travaillent en permanence avec les enquêteurs pour améliorer les techniques d'enquête et d'analyse. Cela n’est possible que parce qu'il existe une proximité avec nos enquêteurs.

M. le président Serge Letchimy. Ces laboratoires ne pourraient pas obtenir une compétence pour l'analyse des sols ?

Mme Virginie Beaumeunier. Je pense que c'est un métier particulier. C’est autre chose. Nous ne faisons pas de géologie.

M. le président Serge Letchimy. On pourrait imaginer des laboratoires similaires pour l’analyse des sols, compte tenu de la gravité de la situation, non ?

Mme Virginie Beaumeunier. Je pense que des analyses sont faites par ailleurs, mais cela doit dépendre probablement du ministère de l'écologie.

Pour répondre aux questions de Madame la rapporteure sur les trente‑huit jours. Cette durée est la durée d’analyse dans le laboratoire. Ce sont des techniques d'analyses particulières, qui supposent un certain temps parce que, souvent, il faut faire macérer les prélèvements. Je n’y connais pas grand-chose personnellement, mais il s’agit d’une durée incontournable.

S’agissant de nos effectifs, en Martinique comme en Guadeloupe, nous avons vingt‑huit agents. Globalement, par rapport à la taille de la population, c'est un taux plutôt favorable puisque ces territoires rencontrent effectivement des difficultés spécifiques. Nous essayons donc de préserver les emplois localement.

Pour ce qui concerne spécialement le secteur des fruits et légumes, il y a trois agences spécialisées en Guadeloupe et deux en Martinique, auxquelles il convient d’ajouter un inspecteur technique inter‑régional, qui couvre les Antilles et la Guyane.

Ces agents exécutent les contrôles en lien avec le laboratoire sur le chlordécone, mais aussi sur d'autres sujets concernant les fruits et légumes, que ce soient des sujets de sécurité ou de loyauté – le fait, par exemple, que les produits soient bien étiquetés et correspondent aux normes de commercialisation.

M. le président Serge Letchimy. Ils sont donc vingt‑huit en Martinique, et vingt‑huit en Guadeloupe, soit deux fois vingt‑huit ?

Mme Virginie Beaumeunier. C’est cela : deux fois vingt‑huit pour les Antilles, Guadeloupe et Martinique.

Je n’ai pas répondu à votre question sur les chiffres détaillés entre circuit formel et informel. À ce stade, je n'ai pas encore les chiffres pour 2019, nous les aurons en fin d’année.

Mme la rapporteure Justine Benin. Il nous importe d'avoir ces chiffres sur le circuit formel par rapport à l’informel, car vous connaissez la caractéristique de nos territoires quant aux vendeurs sur les routes.

Par ailleurs, si j’ai bien compris, ce réseau commun de onze laboratoires travaille sur le contrôle des résidus de pesticides. Nous l'avons bien noté les 470 substances recherchées. Donc, dans ce réseau, vous avez pu spécialiser un laboratoire à la Guadeloupe sur le chlordécone, un à la Réunion sur je ne sais quel autre pesticide et, un dans l'hexagone, les différents laboratoires travaillent sur différents pesticides. Est-ce bien cela ?

M. Loïc Tanguy, directeur de cabinet de la DGCCRF. Nos laboratoires assurent tous nos contrôles. Les laboratoires de Marseille et Lille, par exemple, sont spécialisés sur les jouets. Quant aux pesticides, tous sont traités par les laboratoires soit de Massy soit de Jarry ; les deux s’occupent de tous les pesticides, dont le chlordécone. Il n’existe pas de spécification par pesticide, c'est du multi-résidus. Tous les pesticides sont traités comme une même spécialité. Puis, il y a des laboratoires qui ne contrôlent pas du tout de pesticide.

Mme la rapporteure Justine Benin. C'est un aspect très important pour notre commission d'enquête dans la mesure où nous nous sommes heurtés à la difficulté de devoir envoyer les analyses hors des territoires de la Guadeloupe et de la Martinique. Nous nous sommes également parfois heurtés au coût des analyses. Il est donc important aujourd'hui pour nos populations de savoir que les analyses et la recherche de chlordécone sur les différents produits mis sur le marché, aussi bien sur les légumes que sur les fruits, peuvent se faire sur le territoire.

M. le président Serge Letchimy. L’orientation semble bonne, puisque ces analyses peuvent désormais se faire directement sur le territoire, dans un laboratoire spécialisé. Donc, si vous avez des analyses de pesticides à faire, il faut s’adresser soit à Massy soit Jarry. Pour les analyses sur le sang et sur les sols, ce n’est pas le cas. Nous n’en sommes pas à ce niveau d’organisation. Il est important de le préciser.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe.  Qu’en est-il des produits de la pêche ?

Mme Virginie Beaumeunier. Ce sont des denrées animales. Il revient au ministère de l’agriculture d’assurer les contrôles.

M. le président Serge Letchimy. Ces contrôles ne sont certainement pas effectués chez nous.

Mme la rapporteure Justine Benin. Tout d’abord, que pensez-vous de la demande de « zéro résidu » ?

Puis, comment est contrôlée la présence chlordécone dans les denrées alimentaires ? Vous avez commencé à donner les réponses, en nous indiquant où se situaient les laboratoires agréés.

Enfin, qui en supporte les frais ?

Mme Virginie Beaumeunier. La demande de « zéro résidu de chlordécone » peut être considérée comme tout à fait légitime et la politique actuelle est d’ailleurs de tendre vers ce « zéro résidu de chlordécone ». Mais cela se fait progressivement. Dans un premier temps, l’objectif est de réduire le risque d’exposition de la population au chlordécone via l’alimentation. Pour ce faire, des contrôles sont effectués sur différentes denrées alimentaires produits. En outre, comme nous l’avons dit, une politique de sensibilisation a été engagée afin d’éviter que soient consommés des produits qui auraient poussé sur des terres contaminées. Il reste naturellement tout un ensemble de démarches et d’actions de l’État à développer.

Nous resterons également attentifs, puisque le contrôle de loyauté fait partie de notre métier, à ce que la mention « zéro chlordécone » ne soit pas affichée sur des produits si tel n’est pas le cas, car cela peut parfois arriver pour favoriser la vente de certains produits.

Quant au coût, il est de 290 euros par analyse. Mais il s’agit du budget du service commun des laboratoires, de la DGCCRF et du service commun des laboratoires (SCL). C’est donc l’État qui finance les contrôles.

Mme Annie Chapelier. Et vous avez 243 prélèvements pour l’année ?

Mme Virginie Beaumeunier. Pour l’instant, pour cette année.

Mme Annie Chapelier. Ma question va sans doute vous paraître candide, mais avez‑vous une impression de déficience dans le fonctionnement de ce contrôle ? D’année en année, constatez‑vous une diminution des limites de résidus dans vos prélèvements ? Ce mode de fonctionnement est‑il efficace, correspond‑il aux besoins ?

Votre mission est concentrée sur les produits végétaux. Il n’est pas de votre ressort de contrôler les produits d’origine animale. Parfois, sur les marchés le long des routes, du poisson est vendu en même temps que les produits agricoles. Vous ne contrôlez donc qu’une partie ? Cette pratique de contrôle en silo ne diminue-t-elle pas votre efficacité ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que vous disposiez de vingt-huit agents en Guadeloupe et en Martinique. Ce nombre me semble élevé par rapport aux départements hexagonaux. Cela signifie que vous mettez en place un contrôle plutôt fort. C’est aussi la raison pour laquelle je vous demande si vous pensez que la méthode est réellement efficace, car il me semble que, malgré des moyens humains importants, les résultats demeurent, finalement, relativement opaques – et surtout, nous ne constatons pas de réelle amélioration dans les prélèvements réalisés d’année en année.

Ma question est sans doute candide, peut-être incisive. J’aimerais malgré tout avoir votre opinion à ce sujet.

Mme Virginie Beaumeunier. Il faut appréhender les contrôles liés au chlordécone dans leur globalité. Le plan d’État visant à lutter contre ce fléau implique plusieurs services : ceux du ministère de l’agriculture, la DGCCRF, mais aussi ceux des ministères de l’écologie et de la santé. Vous dites que ce contrôle en silo peut être inefficace. Je pense, au contraire, qu’il ne s’agit pas d’un contrôle en silo, mais d’un contrôle en bonne coopération, puisque c’est le service le plus pertinent qui intervient dans tel ou tel domaine en fonction de ses compétences. À mon sens, c’est là un bon usage des deniers publics : les services vétérinaires, dont c’est le cœur de métier, traitent de ce qui relève de l’animal ; nous, qui sommes plus spécialisés dans le végétal et la loyauté, sommes chargés des contrôles en ces matières, sur lesquelles nous sommes les plus efficaces.

Il faut bien constater que des progrès ont tout de même été réalisés puisque les taux non-conformité sur le circuit formel sont aujourd’hui extrêmement bas. Cela témoigne d’une nette amélioration. Nous devons désormais, comme je l’expliquais, nous orienter vers le circuit informel. Mais outre les contrôles, il convient d’intégrer la dimension de sensibilisation de la population. Le programme JAFA, jardins familiaux, doit être associé à la cartographie des sols qui est en cours, pour que chacun sache si son terrain ou son potager est contaminé. S’il ne l’est pas, il n’y a aucune raison pour que ces personnes ne puissent pas continuer à produire leurs fruits ou leurs légumes.

De plus, la sensibilisation doit aussi porter sur des produits précis, car la migration du chlordécone n’affecte pas tous les types de produits. Certains sont plus sensibles. C’est la raison pour laquelle nos contrôles sont ciblés sur les légumes parce que c’est essentiellement ce qui pousse dans le sol ou ce qui touche le sol qui est contaminé.

Mme Annie Chapelier. Vous constatez une amélioration ?

Mme Virginie Beaumeunier. Comme je vous l’ai dit, sur le circuit formel, oui. Il faut maintenant axer notre action sur le circuit informel, mais cela signifie d’engager un ensemble d’actions de contrôle, de sensibilisation et d’information sur la contamination des sols.

M. le président Serge Letchimy. Pour atteindre cet objectif d’aller vers l’informel, qui me semble extrêmement important, de quels moyens la DGCCRF a‑t‑elle besoin  et quelles coordinations sont nécessaires ? Puisqu’il s’agit aussi de faire de la sensibilisation, de l’organisation, JAFA n’est qu’une étape. Que vous faudrait‑il pour avancer sur ce terrain de l’informel, qui est le plus fragile ?

Mme Virginie Beaumeunier. Comme je vous l’ai expliqué, ces contrôles sont plus compliqués parce qu’ils peuvent parfois susciter une certaine violence. La coopération entre les services est donc nécessaire, notamment au sein des CODAF qui permettent d’intervenir à plusieurs services : nous, les services du ministère de l’agriculture, et les gendarmes ou la police selon les endroits.

Cela nous permet une coordination : si nous arrivons sur un bord de route où se vendent à la fois des légumes et du poisson, nous sommes à plusieurs et nous ferons les prélèvements et les contrôles en même temps, chacun dans son domaine de compétence. Les CODAF sont donc importants : soyons clairs, nous avons besoin d’être accompagnés de forces de police pour que le contrôle se déroule dans de bonnes conditions.

Mme  la rapporteure Justine Benin. Les zones interdites de culture sont-elles, à votre avis, respectées ? Comment les contrôles sont-ils effectués ?

Quelle est la problématique qui entoure l’usage du paraquat ?

Mme Virginie Beaumeunier. Pour ce qui est des sols, il m’est impossible de vous répondre puisque ce sujet concerne l’exploitation agricole. Cette question concerne le ministère de l’agriculture.

Pour l’usage du paraquat, en fait l’AFSSA à l’époque, qui est l’ANSES aujourd’hui, avait considéré que ce produit ne migrait pas dans les légumes. La problématique liée à ce produit concernait les travailleurs, mais pas le consommateur puisqu’il ne migre pas vers les produits. Dès lors que son usage est interdit, le risque n’existe plus. Ce risque a pu exister dans le passé pour les travailleurs. Mais cela relève de la compétence du ministère de l’agriculture ou du ministère du travail.

Mme la rapporteure Justine Benin. Bien que je pense avoir la réponse, je pose malgré tout la question : comment sont effectués les contrôles pour le poisson que les Antillais, Guadeloupéens et Martiniquais, consomment ?

Mme Virginie Beaumeunier. Je suis désolée, ce n’est pas nous qui nous en occupons. Comme je vous le disais, il arrive parfois que nous opérions ensemble, avec les services vétérinaires. Je suppose qu’ils font aussi des prélèvements, mais c’est à eux qu’il faut poser la question.

M. le président Serge Letchimy. C’est bien ce que nous disons depuis le début, et je reprends l’expression de silo utilisée par Madame Annie Chapelier. Comme elle le disait, même si je simplifie, ce sont des entonnoirs : l’un contrôle le poisson, même si le poisson est contaminé parce que la nappe phréatique qui s’écoule dans la mer l’est ; l’autre contrôle les denrées végétales. Une autre structure s’occupe du foncier et une autre encore conduit le programme JAFA et porte la sensibilisation de la population. Le patchwork est assez impressionnant.

C’est la raison pour laquelle je vous incitais à répondre à la question de savoir ce qu’il vous manquait. Vous avez répondu que les CODAF permettaient une coordination avec la partie policière, incitative. Mais cela vous satisfaitil ? Dans la mesure où 97 % des contrôles réalisés sur le secteur formel sont très satisfaisants et que 50 % de la consommation provient de ce secteur formel, vous avez le même effort à fournir sur le secteur informel, car nous partons de très bas sur le secteur informel. C’est capital et nous constatons, de fait, un manque d’efficacité dans cette superposition d’initiatives ou de réglementations.

Mais mon propos ne s’adresse pas particulièrement à vous, qui n’êtes qu’un maillon de la chaîne. Comment le programme JAFA serait‑il efficace sans généralisation des prélèvements permettant de savoir quels sols sont pollués et quelle est la teneur de cette pollution ? C’est en le sachant qu’il sera possible de définir des politiques d’exploitation en lien avec l’imprégnation, ou pas, des terres. Aujourd’hui, seuls 7 % des terres ont été évalués en termes de pollution au chlordécone. Cette question ne concerne toujours pas la DGCCRF, mais cela montre bien qu’il existe un très grave problème de coordination globale et d’efficacité.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cela dure depuis quarante-sept ans. On peut s’en étonner, et cela engendre un malaise des populations qui considèrent qu’elles sont abandonnées et que rien n’est fait. Cela peut sembler vrai si l’on est dans cette non-coordination, et peut être considéré comme faux au regard des efforts fournis intrinsèquement par chaque structure. Car nous ne pouvons pas vous accuser de laxisme, pas plus que le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) d’ailleurs. Mais quand nous additionnons le BRGM et vous, en effet, nous n’y comprenons pas grand‑chose.

Mme Virginie Beaumeunier. Si je peux me permettre, Monsieur le président, les plans chlordécone visent justement à coordonner l’action de l’État. Les préfets sont là, localement, pour coordonner les services de l’État, et ils le font. Mais vous comprenez bien que nous ne pouvons pas être compétents sur tout.

M. le président Serge Letchimy. Vous êtes à 8 000 km, à Paris, et le préfet est là-bas, complètement paumé.

Mme Virginie Beaumeunier. Nous avons des services localement, qui sont placés sous l’autorité du préfet.

M. le président Serge Letchimy. Chaque service demande l’autorisation à Paris, à 8 000 km.

Mme Virginie Beaumeunier. Non, Monsieur le président. Nos services sont sous l’autorité du préfet.

M. le président Serge Letchimy. Le préfet n’est pas patron de la DGCCRF ?

Mme Virginie Beaumeunier. Localement, il est patron de la DIECCTE.

M. le président Serge Letchimy. Vous parlez de la DIECCTE, qui fait partie de DGCCRF. Mais ajoutée au BRGM et aux autres instances, permettez-moi de vous dire que cela crée une cacophonie. La coordination nationale par rapport à la commission locale. Vous ne pouvez pas contredire le fait que les premières sensibilisations datent de 2008, pour le premier plan chlordécone, alors que, si nous considérons la date de l’arrêt d’usage du chlordécone, le phénomène est connu depuis 1993. Le délai a été très long.

Donc, pensez-vous qu’il faille prévoir une nouvelle organisation ou l’organisation actuelle vous paraît‑elle suffisante pour vous attaquer au secteur informel ?

Mme Virginie Beaumeunier. Comme je vous l’ai dit, il faut que nous soyons accompagnés par les services de police pour procéder à ces contrôles du circuit informel. Mais cela est suffisant ; le nombre de nos contrôles dans ce secteur augmente assez significativement, et nous nous organisons.

M. le président Serge Letchimy. Pourquoi n’envisagez-vous pas, par exemple, d’ajouter un plan de médiation pour vous accompagner ? Venir avec un policier ou un gendarme pour contraindre à des contrôles, vous avez raison, cela peut mal finir. JAFA, qui est une structure de médiation, ne pourrait-elle pas amplifier son action à vos côtés ? Ainsi, nous pourrions dans le même temps avoir une police de la nature et de l’alimentation et une incitation. Cela pourrait fonctionner, y compris en Hexagone. Les Martiniquais et les Guadeloupéens ne sont pas aussi fermés qu’on l’imagine ! Il est possible d’amplifier le programme JAFA sous l’angle de la médiation et de la discussion, parce qu’il est effectivement dangereux de produire sur des terres chlordéconées et parce que, parallèlement, nous accompagnons la population, y compris financièrement, pour la mutation agricole. Une telle proposition vous semble‑t‑elle intéressante ?

Mme Virginie Beaumeunier. Lors des contrôles sur le circuit informel, l’une des difficultés auxquelles nous nous heurtons est que nous sommes parfois face à des personnes en situation irrégulière. Or il n’est pas possible de poursuivre au pénal quelqu’un en situation irrégulière, qui n’est pas censé être sur le territoire.

Mais pour ce qui est de votre suggestion, si la médiation se révèle meilleure que l’intervention des services de police, pourquoi pas ? Tout ce qui peut nous faciliter les contrôles dans le circuit informel est intéressant. Personnellement, n’étant pas sur place, je ne saurais pas en juger ; il revient au préfet d’en décider. Mais pourquoi pas ? L’essentiel est que nous puissions exercer concrètement les contrôles, pour que cela se déroule du mieux possible et, comme vous le dites très justement, que la population soit sensibilisée au fait qu’il faut acheter ou consommer des produits cultivés sur des zones sûres, des sols sûrs. Une cartographie des sols est vraiment nécessaire pour que les personnes sachent si elles peuvent ou non cultiver tel ou tel produit sur leurs terres. L’action doit vraiment être globale.

Vous avez peut-être le sentiment que l’organisation de l’État est compliquée. Cette complexité tient au fait que nous ne pouvons pas être compétents dans tous les domaines. Chacun a son métier et ses spécialités. Contrôler est un métier. Les services vétérinaires sont compétents pour les animaux – c’est leur métier. Nous, nous sommes plus compétents pour les végétaux, et nous avons également des compétences en matière de lutte contre les fraudes. Il faut donc que les services de l’État travaillent ensemble, en une approche complète, multidimensionnelle, de contrôle et de répression mais aussi de sensibilisation et de pédagogie. C’est grâce à tout cela que nous parviendrons à un résultat.

Mais il est certain que cela demande un peu de temps. J’ai cependant le sentiment qu’il y a une réelle mobilisation. Le Président de la République a mis l’accent sur cette feuille de route, et les services de l’État sont bien mobilisés sur ce sujet. Mais cela prend du temps.

Mme Annie Chapelier. En fait, nous essayons de vous dire, mais je ne veux pas parler au nom de mes collègues… disons que, pour ma part, je suis étonnée, lors des auditions, de constater que tout le monde paraît satisfait du fonctionnement actuel. Pourtant, face à un scandale comme celui du chlordécone, nous nous rendons compte que, s’il y a eu déficience des services de l’État, ce n’est pas dû à la mauvaise volonté de ces services, mais à un fonctionnement des services de l’État inadapté, qui n’a pas évolué face aux nouveaux scandales. Cela devrait alerter et aboutir à une remise en question de ces fonctionnements.

Ma question était donc la suivante : ne vous interrogez‑vous pas sur votre propre fonctionnement ? Face à des problèmes comme celui du chlordécone, qui contamine une terre toute entière, et donc l’ensemble de la population, ne réalisez‑vous pas que vos services de contrôle sont inadaptés face à l’ampleur du phénomène et qu’il faudrait sans doute évoluer vers un dispositif différent et ne pas se borner aux antiennes que nous entendons en permanence : il faut que nous nous cordonnions, que nous travaillions tous ensemble, tous dans la même direction. Peut‑être faut‑il remodeler certains éléments et travailler différemment ? S’agissant du secteur informel, il semble que la façon dont vous êtes actuellement structurés ne vous fournit pas les outils nécessaires pour pouvoir agir.

C’est donc une simple interrogation. Nous n’instruisons pas à charge contre vous, ni contre quiconque d’ailleurs. Nous sommes face à un scandale et cherchons des solutions qui, à mon avis, impliquent une profonde réforme, un profond changement d’appréhension des problèmes. Il ne s’agit pas de continuer à se reposer sur des services de l’État, dont nous entendons répéter à l’envi qu’ils sont formidables et que tout fonctionne bien. Certes, ils sont composés de personnes qui travaillent très bien, nous le savons, mais peut-être aussi sont-ils parfois inadaptés et faudrait‑il les faire évoluer, changer.

Ma question est la suivante : que faudrait-il faire au sein de votre service proprement dit, sans attendre la sensibilisation de la population et tout le reste, mais que faudrait-il de manière interne, si je puis dire ?

Mme Virginie Beaumeunier. Tout d’abord, les services de l’État agissent dans le cadre des objectifs politiques qui sont fixés et des décisions politiques qui sont prises. En l’occurrence, il nous a été demandé d’axer nos contrôles sur le circuit informel. Nous le faisons.

Nous nous sommes toutefois rendu compte, comme je vous l’ai expliqué, que nous rencontrions des difficultés à propos des consignations. Nous avons donc demandé une modification des textes afin de pouvoir consigner les produits ailleurs que chez le professionnel, ce qui n’avait pas de sens pour un vendeur de bord de route. Nous commençons aujourd’hui à utiliser ce nouvel outil.

En termes d’organisation, quelle est la question : augmenter les effectifs de l’État sur place ?

S’agissant de personnes en situation irrégulière, il existe aussi une politique conduite par l’État de contrôle des étrangers en situation irrégulière, qui n’est de la compétence de la DGCCRF. Personnellement, je ne sais pas ce qu’il faut faire. Je dis seulement que, si l’objectif qui nous est fixé est de procéder à des contrôles sur les circuits informels, nous devons avoir les moyens de consigner les produits, afin de les sortir du circuit tant que nous ne sommes pas sûrs qu’ils ne dépassent pas les LMR et qu’en la matière, nous disposons désormais des moyens juridiques nous permettant de le faire. Il faut également que nos agents soient en mesure de pratiquer les contrôles en toute sécurité. Pour cela, ils doivent être accompagnés des services de police et, pourquoi pas, Monsieur le président, par des services de médiation, si cela peut aider.

Quoi qu’il en soit, les règles s’imposent : nous ne pouvons pas faire de contrôles au domicile des personnes. Ce serait une atteinte à la vie privée et nos services d’enquête n’ont pas cette prérogative en raison de la protection des droits individuels des personnes.

En termes d’organisation, je ne sais pas si des changements sont à apporter. Ce n’est pas parce que nous ferons du mécano administratif que nous contrôlerons mieux le circuit informel. Pour travailler sur le circuit informel, nous avons besoin de moyens d’action, de protéger nos agents, donc de moyens de police, etc. Franchement, je ne pense pas qu’il faille inventer une nouvelle organisation des services de l’État pour contrôler les circuits informels. Que les services méritent d’être améliorés, pourquoi pas, mais cette crise du chlordécone n’est pas qu’un simple sujet de contrôle. Le sujet est bien plus global incluant, outre les contrôles, la cartographie des terres et la sensibilisation de la population. Malheureusement – et nous ne pouvons que le regretter –, les sols sont contaminés pour des années, voire des centaines d’années.

Il faut traiter le problème. À mon avis, ce n’est pas en inventant une nouvelle organisation administrative que nous le traiterons. Il faut agir : dresser cette cartographie, procéder aux contrôles nécessaires et s’assurer que la population ne consomme pas de produits contaminés. Voilà ce qui importe. Je n’ai pas d’idée particulière en matière d’organisation. Lorsqu’un problème nous empêche d’effectuer nos contrôles, croyez bien que nous sollicitons le ministre en demandant un instrument juridique supplémentaire. C’est ce qui a été fait sans trop de difficulté dans la loi EGALIM. À ce stade, je ne sais pas quoi inventer d’autre. L’État doit certes engager les moyens nécessaires, mais il me semble que le Président de la République a été très clair à ce sujet.

M. le président Serge Letchimy. Si je peux me permettre, Madame la directrice, vous avez, à plusieurs reprises, parlé de personnes en situation irrégulière. D’où tenez-vous cela ? Qui vous a donné cette information ? Comment pouvez‑vous le quantifier ?

Il y a certainement des personnes en situation irrégulière en Martinique ou en Guadeloupe, mais pas dans des proportions telles que vous puissiez réduire à cela la vie locale de tous les agriculteurs locaux. Je sais que vous n’avez pas dit cela, mais cela pourrait être interprété de la sorte. Ce n’est pas exact, il faut donc lever cette inexactitude.

Nous accueillons en Martinique des étrangers d’origine haïtienne, sainte‑lucienne ou dominicaine. Nombre d’entre eux sont, il est vrai, des exploitants agricoles, mais en situation régulière. Puis, certains aussi sont en situation irrégulière. Nous avons aussi l’arrivée de produits non contrôlés des îles voisines qui, parfois, sont vendus sur les routes. Donc, il ne faut pas donner le sentiment que, comme il existe des situations irrégulières, vous ne pouvez pas contrôler et que c’est ce qui motive l’organisation.

Mais j’ai bien compris votre propos et, personnellement, je trouve votre message très positif. Vous dites clairement, premièrement, que vous orientez vos contrôles vers le secteur informel. Puis, à la question de nos collègues concernant les moyens que vous vous donnez pour le faire – même si, de notre point de vue, vous conservez les principes de fonctionnement classiques de contrôle, cela n’ira pas très loin – vous avez répondu, deuxième bonne nouvelle, qu’il fallait relier l’action de contrôle aux actions de sensibilisation et de médiation. C’est très bien.

Le Président de la République a donné une très bonne orientation, celle d’aller sur le circuit informel. Mais le problème est qu’il l’a fait dans le vide, puisque vous ne cohabitez pas, tous les éléments ne s’imbriquent pas dans une stratégie territoriale. Vous faites votre travail, la police fait le sien, les médiations n’existent pas. La teneur en pollution des sols n’est pas détectée dans sa totalité, les pratiques culturales ne sont pas connues, les parcelles à morne, plates ou de fond de ravine ne sont pas identifiées. La nature du sol n’a pas fait l’objet de mesures, nous ne savons toujours pas quels types de sol connaissent la pollution la plus rémanente.

Nous découvrons que cette question suscite de très bonnes intentions, y compris présidentielles, inapplicables et inefficaces tout simplement parce que le travail se fait en silo, pour reprendre la figure employée par Madame Annie Chapelier. Ne le prenez pas mal, cette remarque ne s’adresse pas particulièrement à vous.

Voilà ce que nous ressentons, et cela peut encore durer quarante ans, et nous aurons perdu 87 ans. Donc, franchement, que représentent 7 % des sols ? En Martinique, nous comptons 24 000 hectares de surface agricole utile (SAU) : 12 000 hectares sont pollués, soit la moitié de la surface agricole du pays. Nous sommes condamnés à l’importation. Si nous n’entrons pas dans un véritable processus, c’est la fin !

Mes paroles s’adressent aussi aux acteurs locaux, notamment aux institutions locales qui auraient pu vous accompagner dans un processus d’appropriation du mal pour en faire un bien. Nous pourrions peu à peu aller vers une mutation agricole puissante qui nous permette de traiter enfin la question de la production endogène. Nous sommes extrêmement légers sur cette question, car c’est bien la production endogène qui est condamnée par le chlordécone. Ce n’est pas la banane, qui continue à prospérer ; ce n’est pas la canne à sucre, ce n’est pas le rhum, qui continue aussi. Le chlordécone ne monte pas au cocotier… dans les bananiers ! (sourires.) C’est un drame parce que ceux qui l’ont utilisé ne sont pas ceux qui en subissent les dommages. C’est une injustice impressionnante. Cette question du chlordécone est, pour moi, une injustice. Ce qui s’est passé s’est passé, mais c’est une injustice pour ceux qui en subissent le préjudice sans en être à l’origine.

Mme  la rapporteure Justine Benin. Monsieur le président, j’ai bien entendu Madame la directrice dire qu’elle savait et qu’elle avait conscience que cette contamination atteignait les terres pour des siècles, quatre à sept siècles, aussi bien en Guadeloupe qu’en Martinique. Elle a bien dit également que le problème est global, Monsieur le président. Elle insiste sur l’intérêt d’assurer une meilleure cartographie et d’agir – et d’agir vite – où que nous soyons, pour mutualiser et pouvoir converger vers des produits – et je vous cite, Madame – « sûrs ».

La difficulté, et c’est bien toute la difficulté, est comment savoir qu’un produit est sûr. Cela m’amène à deux interrogations. Tout d’abord, comment nos commerçants peuvent‑ils vérifier la teneur en chlordécone ? Le petit commerçant peut‑il appeler les contrôleurs de la DGCCRF pour vérifier les fruits et légumes qu’il a achetés en quantité ?

Ensuite, s’agissant des différents plans chlordécone que vous avez mentionnés en indiquant qu’il fallait agir ensemble, dans l’intérêt de tous et mutualiser, quelle est votre contribution ? Je pense notamment à l’avenant du plan chlordécone III, mais aussi à la contribution que vous pensez apporter pour améliorer le plan chlordécone IV à venir.

Mme Virginie Beaumeunier. S’agissant de la commercialisation des produits, pour s’assurer qu’ils soient sûrs, il faut une bonne traçabilité des produits. Il faut donc savoir à qui le produit a été acheté et sur quelle terre il a été cultivé. C’est cette traçabilité qui permet d’évaluer s’il y a un risque de contamination. Cela fonctionne plutôt bien dans le circuit formel.

Les contrôles et les analyses nous incombent mais, lorsque nous ciblons, nous étudions la traçabilité du produit, c’est-à-dire son parcours depuis l’origine. Nous ciblons nos contrôles sur le circuit informel mais, au-delà des ventes en bord de route, parfois, dans des petits magasins, des produits sont aussi achetés sans facture. Cela pose problème ,car il n’est pas possible dans ces conditions de retrouver qui les a vendus et de connaître leur provenance. Ce sont pourtant des éléments essentiels.

Nous sommes impliqués à plusieurs titres dans les plans chlordécone. J’ai essayé de vous le présenter aujourd’hui, mais, pour résumer, nous renforçons les contrôles, en particulier sur le circuit informel et, donc, sur la production locale. Nous intervenons également sur certaines productions industrielles, notamment sur l’utilisation des eaux de captage par les industries agroalimentaires. Nous vérifions, par exemple, que l’eau utilisée pour la fabrication du rhum n’est pas contaminée. Nous aidons au développement de la traçabilité des produits agricoles dans tous les circuits de distribution, c’est-à-dire que nous vérifions.

Nous évaluons également si les LMR doivent être modifiées. À l’heure actuelle, les différents ministères de tutelle de l’ANSES l’ont saisie afin qu’elle réexamine les valeurs toxicologiques de référence. Ce sont les analyses de risque liées à un produit dans une matière qui permettent de définir les LMR puisque ces limites réglementaires sont fixées en fonction des risques pouvant apparaître selon les produits alimentaires consommés. Si, à la fin de son étude, l’ANSES considère qu’il faut revoir les valeurs toxicologiques de référence, nous porterons la révision des LMR auprès de l’Union européenne puisque, comme je vous l’indiquais dans mon propos liminaire, ces LMR sont définies au niveau européen.

Enfin, notre laboratoire à Jarry est, bien évidemment, impliqué dans le développement des analyses de chlordécone dans les produits végétaux.

Mme  la rapporteure Justine Benin. Pourriez-vous nous faire parvenir les différentes zones de contrôle de vos agents, tant pour la Martinique que pour la Guadeloupe ?

Mme Virginie Beaumeunier. Ils ont une compétence départementale. Leurs contrôles concernent la totalité du territoire, sans zones particulières. Ils interviennent partout, notamment là où il y a des circuits informels.

Mme  la rapporteure Justine Benin. J’aurais toutefois souhaité disposer d’une cartographie des lieux des 243 prélèvements.

Mme Virginie Beaumeunier. Vous voulez savoir où ont été faits les prélèvements, nous pouvons tout à fait vous le communiquer. Je pensais que vous vouliez savoir où ils se rendaient physiquement. S’agissant des prélèvements, nous vous adresserons un relevé.

Mme  la rapporteure Justine Benin. Je me permettrai de vous adresser un courrier pour vous demander des éléments statistiques sur le formel et l’informel.

M. le président Serge Letchimy. Nous pourrions donner le sentiment au travers de ce débat que toutes les productions locales sont de très mauvaise qualité et polluées. Je tiens à préciser qu’aujourd’hui, un effort conséquent est fourni par des producteurs, mais aussi, d’une manière générale, par les agriculteurs. Je pense bien sûr à la banane durable, puisque le chlordécone n’est plus utilisé. Mais je tiens surtout à ne pas faire peser de suspicion sur les petits agriculteurs, ceux qui sont en train de résister pour nous fournir en aliments de production locale.

Des efforts sont réalisés en ce sens. Même si le programme JAFA est critiqué par certains, ce processus est intéressant puisque les prélèvements des sols y sont financés par l’État. Il faut inciter à un meilleur accompagnement. Pour prendre l’exemple de Sainte‑Marie, une organisation professionnelle de petits producteurs de cette commune du nord a fait en sorte que la production et que les produits vendus sur le front de mer soient traçables et de bonne qualité. Nous sommes en train de fournir un effort collectif. C’est le lot commun d’une stratégie à mettre en œuvre. Mais, derrière la volonté du Président, je ne sens pas de stratégie commune. Je sens des raideurs institutionnelles, voire des institutions sur la défensive. Je sens de très bonnes volontés, mais des insuffisances de moyens.

Je tenais à le préciser, car je ne voudrais pas donner le sentiment que nous fustigeons la production qui continue à être produite sur des terres chlordéconées. Sur les terrains qui ne sont pas en JAFA, la prise en charge du prélèvement foncier est directement supportée par les producteurs. Cela fait encore l’objet de débats pour ce qui est des plus gros producteurs, car on peut imaginer qu’ils peuvent payer les prélèvements et les tests. En revanche, les petits producteurs installés sur des sols très pentus, disposant de faibles moyens, doivent pouvoir bénéficier de l’effort commun.

S’il n’y a pas d’autre question, je vous remercie, Madame la directrice générale, pour votre venue et vos réponses. Ce fut un débat franc et clair.


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2.   Audition de Mme Laurence Eslous, inspectrice générale des affaires sociales, et de M. Jean‑Bernard Castet, inspecteur des finances, co-auteurs du rapport « La création d’un fonds d’aide aux victimes de produits phytopharmaceutiques » remis en janvier 2018 par une mission de l’inspection générale des finances (IGF), de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER)

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, avant de passer à l’audition suivante, je salue la présence parmi nous de Mme la ministre George Pau-Langevin.

Nous allons maintenant entendre Mme Laurence Eslous, inspectrice générale des affaires sociales, et M. Jean-Bernard Castet, inspecteur des finances, co-auteurs d’un rapport intitulé « La création dun fonds daide aux victimes de produits phytosanitaires », qui est assez épais.

Madame, monsieur, je vous souhaite la bienvenue. Je vous rappelle, pour votre information – et pour plus de transparence –, que l’audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale, avec la possibilité de consulter la vidéo en différé.

Les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposent aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(Mme Laurence Eslous et M. Jean-Bernard Castet prêtent successivement serment.)

M. le président Serge Letchimy. Je vous donne la parole pour un propos liminaire de cinq à dix minutes chacun.

M. Jean-Bernard Castet. Nous avons été missionnés le 25 avril 2017 par le directeur de cabinet de la ministre des affaires sociales et de la santé, par la directrice de cabinet du ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt et par le directeur de cabinet du secrétaire d’État chargé du budget et des comptes publics pour effectuer une mission relative à la préfiguration d’un dispositif d’indemnisation des victimes des produits phytopharmaceutiques. Cette mission a été confiée à trois corps d’inspection : le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, l’inspection générale des affaires sociales et l’inspection générale des finances. Quatre personnes membres de ces corps d’inspection ont été missionnées : Pierre Deprost, inspecteur général des finances, aujourd’hui empêché pour des raisons de santé, Mme Laurence Eslous, inspectrice générale des affaires sociales, M. Xavier Toussaint, du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, désormais à la retraite, et moi-même, au titre de l’inspection générale des finances.

Je tiens à préciser que la mission s’est déroulée entre les mois de juin et décembre 2017 et que j’ai été amené à quitter mes fonctions d’inspecteur des finances en août 2017. J’ai donc travaillé sur le cadrage initial de la mission, mais pas sur ses conclusions.

La mission s’inscrivait dans un contexte particulier : elle faisait suite au dépôt au Sénat, en juillet 2016, d’une proposition de loi portant création d’un fonds d’indemnisation des victimes de produits phytopharmaceutiques. Cette proposition de loi faisait elle-même suite à une mission d’information sénatoriale sur les pesticides et leur impact sur la santé et l’environnement, menée en 2012 et présidée par Nicole Bonnefoy.

Nous avons, pour effectuer la mission, utilisé plusieurs techniques d’investigation. Tout d’abord, la mission a réalisé de nombreux entretiens avec les services concernés des ministères signataires de la lettre de mission – que j’ai précédemment cités – et du ministère de la transition écologique et solidaire. La mission a également bénéficié de l’éclairage de nombreux juristes des ministères en charge de l’agriculture et de la santé. Par ailleurs, la mission s’est déplacée à Caen pour échanger avec les scientifiques en charge de l’étude de cohorte sur l’agriculture et le cancer (AGRICAN), qui est citée dans le rapport, afin de collecter des éléments concernant la prévalence des pathologies citées dans une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) portant sur les agriculteurs, qui a fait autorité. Le champ de notre mission était en effet centré sur les utilisateurs des pesticides et sur les expositions professionnelles à ces produits, comme le précisait la lettre de mission.

Par ailleurs, la mission a rencontré des associations de victimes des produits phytopharmaceutiques, des acteurs de l’Union des industries de la protection des plantes, ainsi que les représentants de syndicats agricoles. Elle s’est également déplacée à Bordeaux, où elle a rencontré les représentants de la direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt et de l’agence régionale de santé. Elle a contacté la caisse régionale de la Mutualité sociale agricole (MSA) et examiné des dossiers administratifs de demandes de prise en charge de victimes dans le cadre du régime agricole d’accidents du travail – maladies professionnelles (AT-MP) et dans le ressort territorial des caisses de MSA de Bourgogne, Lorraine et Nord-Pas-de-Calais. La mission a également auditionné les principaux gestionnaires de fonds comparables, à savoir le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA), le fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI), l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM) et le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN). Par ailleurs, la mission a contacté les correspondants agriculture et santé de plusieurs pays européens, afin de réaliser un parangonnage sur le sujet à partir d’un questionnaire. Voilà quelques éléments concernant le cadrage de la mission.

Mme Laurence Eslous. Je vais prendre la suite en ce qui concerne les conclusions auxquelles la mission est arrivée : comme vient de vous l’indiquer Jean-Bernard Castet, il n’a participé qu’aux premières investigations, qui ont lieu jusqu’en juillet. Les trois autres membres de la mission ont poursuivi leurs recherches en septembre et en octobre, puis ont rédigé le rapport en novembre. En décembre, les différents processus de relecture qualité, interne aux inspections, ont eu lieu. Enfin, en janvier, le produit a été diffusé aux ministres commanditaires.

Après avoir investigué les dispositifs actuels d’indemnisation – soit, pour l’essentiel, les dispositifs de sécurité sociale de couverture des maladies professionnelles –, après avoir sollicité des scientifiques et avoir fait, comme l’a dit Jean-Bernard Castet, le tour des fonds d’indemnisation existants et en avoir tiré des principes susceptibles de servir de guides en cas de création d’un fonds d’indemnisation spécifique, la mission a proposé, dans la cinquième partie du rapport, différents scénarios possibles, comme l’y invitait la lettre de mission.

Le premier scénario envisagé, vu comme un scénario socle, porte sur l’amélioration de l’indemnisation dans le cadre des régimes accidents du travail – maladies professionnelles (AT-MP), en réponse aux constats effectués par la mission dans la deuxième partie du rapport. Ce scénario vise plusieurs objectifs. Le premier est d’améliorer l’évolutivité des tableaux des maladies professionnelles, pour qu’ils soient plus à jour au regard des expertises scientifiques. Pour porter son appréciation sur ce point, la mission s’est référée à l’expertise collective de l’INSERM de 2013, déjà citée par Jean-Bernard Castet. Comme vous l’aurez constaté, la mission ne comptait aucun expert scientifique, car notre rôle n’était pas de cet ordre. Nous nous sommes en revanche entretenus avec des experts scientifiques pour savoir quelle était la bonne source sur laquelle nous appuyer, en l’état des connaissances au moment de la mission. En l’occurrence, c’est l’expertise de l’INSERM qui a guidé les recommandations de la mission.

Le premier scénario vise également à améliorer l’égalité de traitement entre les victimes professionnelles. Il s’agit, d’abord, de garantir l’égalité entre les exploitants agricoles et les salariés agricoles. En effet, s’il existe des tableaux de maladies professionnelles en lien avec les pesticides pour ces deux catégories de population, les niveaux de réparation sont différents. L’égalité de traitement passe, ensuite, par une meilleure articulation entre les différents régimes de sécurité sociale. Ainsi, il a semblé à la mission que le fait de relever de différents régimes ne devait pas faire obstacle à l’existence d’une couverture des risques à ce titre. En particulier, un exemple a été souvent donné : celui du salarié d’une usine de production d’herbicides, qui relève du régime général et, de ce fait, n’a pas accès à l’indemnisation, puisque celle-ci découle des tableaux de maladies professionnelles du régime agricole.

Enfin, dans ce scénario, nous proposons de mener des campagnes d’information, qui sont nécessaires pour faire baisser le non-recours aux droits. En effet, les droits sont mal connus – non seulement par les victimes, mais également par les médecins amenés à intervenir dans le processus de reconnaissance de maladie professionnelle.

Les autres scénarios, numérotés de deux à sept, sont quant à eux présentés dans l’hypothèse où les pouvoirs publics souhaiteraient créer un fonds d’indemnisation. Ils se distinguent les uns des autres par trois variables. La première concerne les pathologies couvertes : il s’agirait d’étendre le champ des pathologies couvertes actuellement par les tableaux de maladies professionnelles des régimes agricoles, et ce en cohérence avec l’expertise délivrée par l’INSERM en 2013.

La deuxième variable est le champ des populations couvertes. L’idée est d’étendre la population cible à indemniser au-delà du périmètre du régime accidents du travail – maladies professionnelles. Cette extension vise notamment les proches et les enfants victimes du fait de l’exposition professionnelle de leurs parents, pour lesquels l’expertise collective de l’INSERM fait état d’une présomption forte de causalité en ce qui concerne certains cancers ou malformations. Les retraités, qui ne bénéficient plus du régime accidents du travail – maladies professionnelles, alors même que les pathologies peuvent mettre un certain temps à apparaître, seraient eux aussi visés par cette extension du champ.

La troisième variable qui guide les différents scénarios est le niveau de la réparation. Deux options ont été présentées par la mission, avec des chiffrages différents, dépendant de l’ampleur de la réparation, celle-ci étant soit forfaitaire, soit intégrale.

Pour finir, la mission a tenté, comme le lui demandait la lettre de mission, d’estimer les dépenses en fonction des différents scénarios. À cet égard, il est essentiel de noter, comme la mission l’a indiqué, que les chiffrages avancés sont des ordres de grandeur destinés à guider les pouvoirs publics, que des difficultés méthodologiques importantes ont été rencontrées et que le nombre de sources était réduit.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous venez de nous présenter sommairement les conclusions de votre rapport ; je souhaiterais que vous alliez plus avant. Dans l’introduction du rapport, vous indiquez : « Le cas particulier du projet de loi relatif aux conséquences de lusage du chlordécone dans les Antilles françaises na pu être examiné. » En quoi le cas du chlordécone représente-t-il un problème fondamentalement différent de celui qui existe pour les autres produits phytopharmaceutiques ayant fait des victimes ? Les conclusions de votre rapport sont-elles transposables au chlordécone ? Peut-on séparer la prise en charge des victimes agricoles de celle des victimes environnementales ? Faut-il prévoir un dispositif d’indemnisation spécifique pour le chlordécone, ou peut-on imaginer un fonds chargé d’indemniser les victimes de tous les produits phytopharmaceutiques ?

Mme Laurence Eslous. S’agissant de ce que nous avons indiqué dans l’introduction du rapport au sujet du chlordécone, à savoir que le « projet de loi » n’avait pas pu être examiné par la mission, je commencerai par vous présenter nos excuses, car il s’agissait évidemment d’une coquille : nous faisions référence à la proposition de loi de Victorin Lurel et Olivier Faure déposée en 2017. Il se trouve que la lettre de mission était datée du 25 avril 2017, comme l’a rappelé Jean-Bernard Castet. Or la proposition de loi relative aux conséquences de l’usage du chlordécone et aux modalités d’indemnisation, qui entrait dans le champ de la mission, était postérieure à cette date, puisqu’elle avait été déposée le 10 mai. Elle n’avait donc pas été spécifiquement évoquée dans la lettre de mission. En revanche, bien évidemment, au fur à mesure de ses investigations, la mission a eu connaissance de la proposition de loi et, en dépit du décalage de calendrier initial, nous avons essayé d’examiner la proposition de loi. Malheureusement, étant donné le calendrier de nos travaux, cela n’a pas été possible, même si notre intention, au début, était bien de le faire.

Cela dit, nous n’avons en aucun cas exclu le chlordécone de nos travaux. Dans la mesure où ces derniers portent sur l’ensemble des produits phytopharmaceutiques pouvant être à l’origine de pathologies, le chlordécone en fait naturellement partie. Cela m’amène à répondre à votre question concernant la possibilité de transposer nos travaux au chlordécone. C’est tout à fait possible puisque, je le répète, celui-ci n’en a pas été exclu. Nous n’avons eu à aucun moment des indications nous poussant à exclure le chlordécone du sujet. Toutefois, nous étions limités par le champ de notre mission, lequel était centré sur les utilisateurs professionnels des produits phytopharmaceutiques. Nous n’avons donc pas traité de la question spécifique des victimes environnementales. D’une part, le point de départ de la mission était antérieur à la proposition de loi. D’autre part, comme vous le verrez, les considérations étaient plutôt d’ordre financier et se plaçaient dans la perspective des expositions professionnelles – c’est d’ailleurs, je pense, la raison pour laquelle le Conseil général de l’environnement et du développement durable n’était pas partie à la mission : la dimension environnementale n’était pas présente dans la lettre de mission qui nous avait été adressée, à l’exception de la question des familles et des riverains, à laquelle la mission s’est efforcée de répondre, dans la limite de ses moyens.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Je suis moi-même l’auteure d’une proposition de loi concernant l’indemnisation des victimes du chlordécone, déposée en janvier de cette année et soutenue par le groupe Socialistes et apparentés. J’ai étudié votre rapport, et vous félicite d’ailleurs pour sa qualité. Nous nous sommes penchés sur votre travail pour formuler nos propositions concernant un fonds d’indemnisation. Votre rapport préconise, pour les professionnels, de ne pas faire dépendre la prise en charge par le fonds d’une reconnaissance antérieure par le régime AT-MP. En effet, dans le cas contraire, les retraités ne seraient pas couverts. Il propose également, pour les autres personnes, de se limiter aux proches – les enfants, y compris ceux qui ont été exposés in utero, et les conjoints, notamment ceux qui ont participé au travail agricole –, mais de ne pas inclure les victimes environnementales. En outre, le rapport de la mission évoque les riverains, et non les victimes environnementales – les deux notions n’étant pas identiques, notamment s’agissant de la pollution au chlordécone –, estime que les études ne sont pas concluantes et prévoit plutôt un renforcement des mesures réglementaires de protection des riverains, au titre du principe de précaution.

Nous proposons pour notre part, dans notre texte, d’indemniser les personnes ayant fait l’objet d’une reconnaissance de maladie professionnelle, celles qui souffrent d’une pathologie résultant directement de l’exposition au chlordécone et les descendants des victimes qui ont eux-mêmes été victimes de la transmission transgénérationnelle des effets de l’exposition au chlordécone. Même si vous n’avez pas travaillé sur ce dispositif dans le cadre de la lettre de mission qui vous avait été adressée, je souhaiterais savoir ce que vous en pensez, car il sous-tend le fonds d’indemnisation que nous proposons de créer dans la proposition de loi.

Mme Laurence Eslous. Je considère que je suis incompétente au sujet du chlordécone, et le reconnais bien volontiers. Je me rattacherai donc à ce que nous avons fait dans le cadre de la mission. Nous avons élaboré des scénarios en proposant, au titre du principe d’égalité de traitement des victimes, et en nous référant à l’expertise de l’INSERM de 2013, d’inclure les proches – familles, enfants – et les retraités. Nous ne sommes pas allés au-delà. Étant obligée de m’en tenir à ce périmètre, je ne me sens pas en mesure de répondre à votre interrogation. En revanche, dans la quatrième partie du rapport, nous avons proposé des principes susceptibles de servir de guides pour la construction d’un éventuel fonds d’indemnisation. Il me semble que cette grille pourrait être utile à vos travaux, notamment pour l’analyse de la proposition de loi. Vous avez devant vous deux des quatre membres de la mission. En outre, je ne saurais m’engager au sujet de travaux qui n’ont pas été faits et qui mériteraient une expertise spécifique.

M. le président Serge Letchimy. Madame, vous avez écrit dans votre rapport – je cite de mémoire, car je ne lai pas sous les yeux – que 100 000 personnes environ seraient potentiellement concernées par un processus de reconnaissance de ce type, que seules 10 000 pourraient prétendre à une indemnisation dans le cadre du dispositif accidents du travail-maladies professionnelles et que, lorsque lon considère les décisions rendues au cours des dernières années, à peine 4 000 personnes auraient bénéficié dune reconnaissance de maladie professionnelle et dune prise en charge. Pourriez-vous me donner des précisions sur ce point ?

L’État choisirait d’améliorer le tableau des maladies professionnelles en ajoutant les maladies liées au chlordécone et en visant aussi bien les travailleurs agricoles que les exploitants agricoles. Pensez-vous que ce choix est adapté à la question du chlordécone ? Actuellement, les tableaux des maladies professionnelles prises en charge au titre du régime agricole valent pour les exploitants agricoles antillais, mais pas pour les salariés agricoles, et encore moins pour les travailleurs informels dans l’agriculture antillaise. Quelle est votre position sur cette question ? Est-ce qu’il faut, comme on nous l’a dit, pour obtenir un véritable résultat, compléter la mise en place d’un tableau par des dispositions législatives ? Enfin, a priori, selon les calculs et les hypothèses présentés, seul un très petit nombre de personnes, en Guadeloupe et en Martinique, seraient concernées par une modification du tableau des maladies professionnelles et bénéficieraient d’une indemnisation à travers le mécanisme d’accidents du travail – maladies professionnelles.

Mme Laurence Eslous. S’agissant des chiffres qui ont été avancés au terme de la mission, il est important de comprendre qu’il existe plusieurs paramètres. Le premier est le nombre de personnes exposées ; dans le cadre du travail de collecte des chiffres effectué par la mission, il a été difficile de l’étayer. Parmi toutes ces personnes exposées, il y a celles qui développent une pathologie en lien avec l’exposition : c’est un deuxième paramètre.

Nous sommes arrivés, effectivement, au chiffre de 100 000 personnes environ ayant été exposées – avec toutes les réserves qui s’imposent, dans la mesure où il s’agit de travaux administratifs, non validés par les scientifiques, mais que la mission a pris sur elle d’afficher. À partir de ce chiffre, nous avons fait une estimation en nous fondant sur les pathologies pour lesquelles l’INSERM indique qu’il existe une forte présomption de causalité. Le résultat en est cet autre chiffre : 10 000 personnes – là encore, il faut le prendre avec toutes les précautions qui s’imposent. En regard de cela, il y a le nombre de personnes ayant d’ores et déjà été indemnisées. Nous avons, une fois encore, collecté des données, et sommes parvenus à la conclusion que 1 000 personnes environ étaient prises en charge dans le cadre du régime accidents du travail-maladies professionnelles. Traditionnellement, le nombre réel de victimes est sous-reconnu par ce dispositif. Le nombre réel se situe donc quelque part entre 1 000 et 100 000. L’objet de la mission était d’essayer de préciser l’ordre de grandeur : était-ce deux fois 1 000, ou bien dix fois, ou bien encore cent fois ? C’est ce que nous avons fait, avec beaucoup de prudence.

M. le président Serge Letchimy. Je me permets d’insister sur ce point. Je ne m’étais donc pas trompé sur les deux premiers chiffres – 100 000 et 10 000. Je m’étais trompé, en revanche, sur le dernier, qui est encore plus important : 1 000 personnes ont été indemnisées, soit 1 % du nombre de personnes potentiellement touchées. Est-ce bien cela ?

Mme Laurence Eslous. Oui.

M. le président Serge Letchimy. Bien. Cela veut dire, je le répète devant les élus que nous sommes, que 1 % de ceux qui sont potentiellement exposés bénéficient à terme d’une reconnaissance au titre des accidents du travail – maladies professionnelles. Ce chiffre est pour moi extrêmement important, dans la mesure où l’orientation qui a été prise par le Président de la République est précisément d’inscrire les maladies liées au chlordécone au nombre des maladies professionnelles. Or, au constat statistique que nous venons de faire, s’ajoute le problème – signalé par la Mutualité sociale agricole – de la complication d’éloaboration du tableau et de la difficulté de l’interpréter. Ainsi, la plupart des personnes qui devraient relever du régime se trouveraient rejetées vers une négociation dans le cadre d’un comité régional de recours préalable auprès duquel elles devront faire la preuve, non pas qu’elles ont travaillé dans une bananeraie, mais que la maladie qu’elles ont développée a un lien avec le chlordécone.

C’est un point très important, car un débat très politique a eu lieu ces derniers temps sur la question. J’ai dit, pour ma part, que je considérais qu’il ne fallait pas se concentrer uniquement sur les maladies professionnelles des travailleurs agricoles – même s’il faut le faire aussi, bien sûr –, en améliorant le système actuel pour que les salariés agricoles antillais soient concernés, ainsi que les travailleurs informels. En effet, cela ne représente que 12 000 personnes sur les 750 000 personnes, en Martinique et en Guadeloupe, qui se trouvent exposées à l’environnement de la pollution. Autrement dit, 738 000 personnes ne seraient pas prises en compte. Excusez-moi de vous avoir interrompue, madame, mais je tenais vraiment à souligner ce point. J’ai lu avec attention votre rapport et je trouve que ses conclusions sont tout à fait claires. Poursuivez, je vous prie.

Mme Laurence Eslous. Je ne souhaitais pas souligner une erreur de chiffre de votre part, monsieur le président : il s’agissait seulement, pour moi, de rappeler la démarche que nous avions suivie pour identifier les victimes, à savoir distinguer, d’une part, l’exposition aux risques, d’autre part, le fait que certaines personnes développent une pathologie en lien avec cette exposition et, pour finir, le niveau actuel d’indemnisation. C’était l’objet de la deuxième partie du rapport, dont le titre était le suivant : « Le nombre actuel de victimes indemnisées, très limité, n’est pas représentatif du nombre réel de victimes ». Les explications de ce phénomène, données par la mission, sont tout à fait classiques dans le cadre des tableaux de maladies professionnelles. C’est pour cela que le premier scénario proposé par la mission consiste à améliorer le mode de fonctionnement du régime accidents du travail – maladies professionnelles, de manière à remédier aux carences constatées.

Je souhaite souligner également, à l’inverse, que les tableaux de maladies professionnelles sont la seule voie de réparation identifiée par la mission dans ses travaux : il n’y a pas eu d’indemnisation de pathologies en lien avec des expositions professionnelles aux pesticides en dehors de ce mécanisme. Aucun préjudice n’a été reconnu et n’a obtenu réparation d’une autre manière. La mission a en effet constaté que, devant les juges, il est trop difficile d’établir le lien de causalité pour espérer obtenir réparation. Les tableaux de maladies professionnelles, en revanche, ne nécessitent pas l’établissement d’un tel lien de causalité. Ils ont ainsi permis une réparation pour les victimes de ces produits. C’est là un intérêt des tableaux de maladies professionnelles – même si, par ailleurs, les limitations qu’ils comportent, en termes de durée d’exposition aux produits comme de durée de prise en charge, de même que la connaissance insuffisante du dispositif par les victimes, peuvent minorer le nombre de personnes qui sont in fine indemnisées à ce titre.

M. le président Serge Letchimy. Certes, mais votre conclusion découle d’un choix technique, en l’occurrence du périmètre de votre intervention, car il existe actuellement d’autres formes d’indemnisation. C’est le cas, notamment, pour l’amiante, parce que le lien avec le risque de cancer a été rapidement établi. Il y a aussi la Polynésie : j’ai participé au débat et – George Pau-Langevin, ici présente, peut en témoigner – nous avons bataillé pendant plusieurs années pour faire reconnaître le drame des essais nucléaires et leurs conséquences ; un fonds a été créé.

Nous demandons – ne soyez pas gênée, Madame Eslous : je ne dis pas cela pour vous – à la fois que l’on améliore la reconnaissance des accidents du travail-maladies professionnelles pour tous les travailleurs agricoles, y compris leurs descendants, et que l’on travaille sur un fonds d’indemnisation, car ce mécanisme se traduit par tout un ensemble de choses sur le plan de la santé, de l’accompagnement – y compris des pêcheurs –, des prélèvements, des mutations agricoles. Or, comme nous l’avons expliqué, cela est refusé par l’État.

Mme Justine Benin, rapporteure. Selon vous, quels préjudices serait-il justifié de prendre en charge ? Faudrait-il se limiter aux seuls travailleurs agricoles ?

Vous avez dit que vous aviez travaillé sur les deux options de la réparation forfaitaire d’une part et de la réparation intégrale, d’autre part. Mais chacun peut-il prouver l’étendue des préjudices subis ?

Faudrait-il indemniser le fait d’être exposé à la chlordécone en l’absence de toute pathologie ? On pourrait parler ici d’un préjudice d’anxiété.

Sur qui devrait reposer la charge d’apporter la preuve du lien entre exposition et préjudice ?

Mme Laurence Eslous. La mission n’a pas décliné les différents chefs de préjudice. Elle n’a fait que présenter deux options financières d’évaluation, afin d’estimer les dépenses qui pourraient être mises à la charge d’un fonds, s’il était créé. Dans ce cadre, elle a formulé deux hypothèses, celle d’une réparation dite forfaitaire et celle d’une réparation dite intégrale, qui correspondent à deux montants financiers. Dans la seconde hypothèse, elle n’a cependant pas prévu de montant détaillé chef de préjudice par chef de préjudice.

La mission a étudié les fonds existants, pour en connaître les pratiques. Sans aller au-delà de ces constats, elle a noté que ces fonds étaient fondés sur le principe de la réparation intégrale, et qu’ils disposaient d’un barème pour les mettre en œuvre.

Quant au préjudice d’anxiété, si je sais par ma culture administrative qu’il existe dans le cadre du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, j’avoue que je suis encore moins qualifiée pour ce chef de préjudice.

Nous n’avons pas cherché à décliner le bon niveau d’indemnisation des victimes. Nous avons seulement émis des hypothèses financières pour guider les pouvoirs publics quant aux coûts associés à la création d’un fonds.

M. le président Serge Letchimy. Pouvez-vous nous détailler ces montants, à la fois pour la réparation forfaitaire et pour la réparation intégrale ? Je précise que vos estimations concernent les victimes non pas du chlordécone mais de l’ensemble des produits phytopharmaceutiques. Combien de personnes sont concernées ?

Mme Laurence Eslous. Ces éléments figurent à la fin du rapport, en page 76. Comme l’indique le titre de la partie concernée, il s’agit d’une « tentative destimation » du coût moyen. Nous avons tenté d’estimer un nombre de victimes potentielles et un coût moyen, de façon à éclairer les pouvoirs publics sur les montants. La lettre de mission nous demandait en effet d’estimer ces coûts potentiels.

Pour le forfait, sachant que de nombreux paramètres l’influent, nous avons abouti à un montant moyen de 70 000 euros. Quant à la réparation intégrale, nous avons estimé un montant additionnel de 30 000 euros. Il s’agit de paramètres financiers, qui dépendront à chaque fois du barème qui sera adopté et de la nature de la victime – les montants diffèrent en effet selon que la victime est un enfant ou une personne âgée. Ce sont donc des coûts moyens, qui permettent d’étayer un chiffrage potentiel.

M. le président Serge Letchimy. Quel est le nombre des victimes potentielles ?

Mme Laurence Eslous. Nous nous sommes fondés sur 10 000 victimes, au plus. Nous avons présenté une palette d’hypothèses, à la fois sur le forfait – 70 000 euros ou 100 000 euros –, et sur le nombre de personnes prises en charge, selon les différentes hypothèses que choisiront les pouvoirs publics. Il pourra s’agir de 1 000 personnes présentant des pathologies étendues, ou 10 000. C’est ce qui explique la gamme des coûts que présente la mission dans son rapport.

M. le président Serge Letchimy. Je voulais que les élus entendent ces chiffres. Votre estimation se fonde sur 10 000 victimes, tirées d’un potentiel global de 100 000 personnes exposées.

Il me semble essentiel de rappeler que, selon l’ANSES, 90 % des Martiniquais sont « imprégnés », ce qui est davantage qu’« exposés ». De plus, 20 à 25 % de cette population, soit 150 000 personnes, qui dépassent les valeurs toxicologiques de référence (VTR), sont « durement imprégnées ». Ce sont les chiffres de l’État.

La population martiniquaise qui devrait potentiellement être indemnisée s’élève donc à 750 000 personnes : elle serait sept fois supérieure aux personnes qui pourraient bénéficier du type d’indemnisation que votre mission a évoqué, pour un territoire de 1 100 kilomètres carrés, contre 650 000 kilomètres carrés et 67 millions d’habitants pour la métropole.

Je cite ces chiffres essentiels, pour donner une idée de la dureté de la pollution et de ses conséquences en matière de santé. Je comprends pour quelles raisons le raisonnement est devenu très comptable. Il faut que les élus l’entendent. Pour la nation, 10 000 personnes pourraient être concernées par l’indemnisation ; pour les seules Martinique et Guadeloupe, ce sont 150 000 personnes.

Pour moi, le débat est clair, et clos.

Mme Annie Chapelier. La commission créée par l’article 113 de la loi du 28 février 2017sur les mesures destinées à réserver l’indemnisation aux personnes dont la maladie est causée par les essais nucléaires, à laquelle j’ai participé, a réalisé un travail comparatif sur les mesures prises pour les victimes dans d’autres pays. Pour les victimes britanniques, australiennes, et surtout américaines, l’indemnisation forfaitaire avait été choisie, ce qui a simplifié l’attribution des indemnisations. En Polynésie française, l’indemnisation intégrale a été préférée, car tout le monde n’était pas touché au même niveau.

Cette comparaison avec d’autres pays a été menée à partir d’un tableau des maladies induites propres aux essais nucléaires, qu’il faudrait peut-être mettre en place pour le chlordécone.

Bien que vous n’ayez pas travaillé sur ce sujet pour les autres produits phytopharmaceutiques, avez-vous réalisé des comparaisons avec les décisions prises par les États-Unis, notamment la Floride, où des produits similaires à ceux répandus dans les Antilles françaises ont été utilisés ? Il s’agit d’étudier comment les mécanismes d’indemnisation des victimes ont été mis en place dans les pays qui ont utilisé du chlordécone.

Mme Laurence Eslous. Je souhaiterais ajouter que les chiffres cités sont ceux qui entrent dans le cadre de la mission qui nous avait été confiée. Ils ne concernent, je le répète, que l’exposition professionnelle. La dimension liée à l’environnement n’est pas présente, ce qui peut expliquer les écarts signalés.

M. le président Serge Letchimy. Madame, je comprends les précautions que vous prenez et ne mets pas en doute la qualité de votre rapport, qui est excellent. Je ne me suis pas exprimé en votre nom, en interprétant vos paroles, mais en mon nom propre, en tant que président de la commission d’enquête. Ce sont donc mes conclusions que j’ai développées.

J’attendais cette discussion car je voulais que vous confirmiez le chiffre des 1 000 victimes, soit 1 % des personnes exposées. Vous l’avez confirmé.

Je cherchais à « voir clair », comme on dit en créole. Nous avons à présent vu les proportions qui pourraient nous concerner, en Martinique et en Guadeloupe. Il est nécessaire que nous prenions conscience des réalités.

Mme Laurence Eslous. Nous avons essayé d’obtenir des comparaisons internationales, en interrogeant les conseillers à l’agriculture ou aux affaires sociales de différentes ambassades. Ne trouvant pas de dispositif spécifique, nous nous sommes tournés vers les données européennes. Nous avons ainsi relevé que des pesticides pouvaient être évoqués dans certains tableaux de maladies professionnelles similaires.

Nos travaux ne citent pas de substances particulières car ils se fondent sur des pathologies à indemniser. Dans la première partie du rapport et dans l’annexe I, qui porte sur les substances, nous avons évoqué l’ensemble des substances, sans en cibler de spécifiques.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Nous l’avons bien compris, votre rapport propose de ne pas inclure les victimes environnementales car, pour l’instant, les études scientifiques ne concluent pas à la nécessité de les indemniser.

S’agissant du chlordécone, vous ne pouvez pas répondre car vous n’avez pas travaillé sur ce sujet. Il est vrai que la notion de victime environnementale n’est pas la même, puisque nous sommes victimes à plus de 90 % de la population, et contaminés par voie orale du fait de l’ingestion de produits pollués. Il ne s’agit donc pas du même processus. Je comprends que nous ne puissions pas utiliser les conclusions de votre rapport pour les adapter au cas du chlordécone.

Le Gouvernement et la ministre des solidarités et de la santé ont annoncé leur volonté de créer, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2020, un fonds d’indemnisation, restreint aux seules victimes professionnelles, qui inclura les victimes du chlordécone.

Êtes-vous associée à l’élaboration de ce nouveau dispositif ? Dans ce cadre, comment prendre en compte les personnes qui, n’étant pas des professionnels, ne sont pas couvertes par le régime AT-MP, notamment les retraités, les riverains, et les enfants ?

Mme Laurence Eslous. Je suis désolée de ne pas pouvoir répondre sur la question large des victimes environnementales. Comme vous l’avez signalé, ce sujet ne figurait pas dans le périmètre de la mission qui nous a été confiée. Nous avons été limités par l’objet de celle-ci. Les inspections générales ont le devoir de répondre à la commande qui leur est passée. Nous n’avons donc pas répondu aux interrogations qui sont les vôtres aujourd’hui.

Vous souhaitez par ailleurs savoir si nous sommes associés à la création du fonds d’indemnisation annoncé dans le cadre de la préparation du PLFSS pour 2020. Il est important de souligner que le point de vue des inspections générales et des conseils généraux est extérieur à l’administration. Ceux-ci se caractérisent par une indépendance dans la production de leurs rapports, qui leur garantit un certain recul. La contrepartie de cette indépendance est que l’inspection ne se mêle pas des décisions que prend ensuite l’administration.

Les membres de l’inspection ne peuvent être indépendants dans le cadre de leurs missions que parce qu’ils ne participent pas aux décisions de l’administration. Ils y sont en effet extérieurs : ils travaillent sur un sujet, rendent un rapport et changent de mission. Il revient au ministre de décider, en toute liberté, de l’usage qu’il souhaite faire des conclusions du rapport. Les inspections n’ont pas à se mêler de ses décisions, sans quoi elles ne seraient pas en mesure de disposer de l’indépendance qu’elles ont, en étant extérieures.

Mme Justine Benin, rapporteure. Qui est responsable des pathologies liées aux produits phytopharmaceutiques, et au chlordécone en particulier ? Comment juger des responsabilités de la puissance publique, des industriels, des exploitants agricoles ? Qui devrait indemniser ?

Mme Laurence Eslous. S’agissant des responsabilités, la mission ne s’est pas substituée au juge. Bien qu’elle en ait cherché, elle n’a pas trouvé de jugements sur ce point.

Dans la partie 3. 2. du rapport, elle a présenté les différents régimes de responsabilités existant sur un tel sujet pour les fabricants, pour l’État, pour l’employeur et pour les utilisateurs.

Si nous n’avons pas à juger des responsabilités dans le cadre de ce rapport, nous avons indiqué quelles étaient les possibles responsabilités. Nous avons écrit non pas que la réparation dans le cadre de la création d’un fonds était liée aux responsabilités, puisque nous n’étions pas en mesure d’identifier celles-ci, mais que les responsabilités étaient « diffuses ». De ce fait, à notre sens, les sources de financement devaient être multiples. Nous avons alors fait une hypothèse de financement de la mécanique administrative, sans la lier à un quelconque partage des responsabilités entre les différents financeurs.

La mission a donc écrit dans son rapport que ces responsabilités diffuses conduisaient à mobiliser différentes sources de financement : le budget de l’État ; la population professionnelle agricole via le régime AT-MP ; et les industriels par le biais de la taxe sur les produits phytopharmaceutiques.

M. le président Serge Letchimy. Pour couvrir vos propositions d’indemnisation d’environ 70 000 euros, et de 100 000 euros dans le cas d’une réparation intégrale, vous avez donc identifié des sources de financement : le budget de l’État, pour une part, selon ses responsabilités ; et, pour une autre part, des prélèvements sur les recettes des produits phytopharmaceutiques, notamment ceux produits par les grands trusts.

Le financement peut donc être trouvé : il ne repose pas uniquement sur l’État. Il peut être partagé et pérenne. Est-ce bien cela ?

Mme Laurence Eslous. Oui, nous avons fait une hypothèse, pour tester la faisabilité des financements. Elle comprenait une prise en charge de l’indemnisation pour moitié par le monde agricole, via la taxe sur les fabricants de produits et les agriculteurs via le régime AT-MP et, pour l’autre moitié, par le budget de l’État.

Mme Justine Benin, rapporteure. Dans le rapport, vous invitiez le financement du fonds envisagé à refléter les responsabilités des acteurs de la manière suivante : pour un quart par « un accroissement de la taxe annuelle perçue sur le chiffre d’affaires (hors TVA) des ventes de produits phytopharmaceutiques » ; pour un second quart, par « une contribution plus élevée des régimes accidents du travail  maladies professionnelles du secteur agricole » ; pour moitié, par « une contribution de l’État, à travers deux mécanismes :

Considérez-vous que la situation spécifique de la pollution par le chlordécone et le paraquat justifie une autre répartition de l’indemnisation ? Faut-il un fonds public pouvant mener des actions subrogatoires ? Le cas échéant, envers qui mener ces actions ?

Mme Laurence Eslous. Nous avons écrit dans un titre, qui est toujours plus court, que « le financement doit refléter les responsabilités des acteurs », mais la phrase complète est : « Enfin, même si les responsabilités sont diffuses, le financement du fonds doit refléter les probables responsabilités des acteurs de la filière ».

Nous avons donc identifié les différentes sources de financement, puis nous avons fait ce qui n’est qu’une hypothèse de financement, sans lien avec des responsabilités éventuelles, que nous n’avions de toute façon pas identifiées.

S’agissant des recours subrogatoires, le constat de la mission a été que cette possibilité existe pour l’ensemble des fonds et qu’il était sain de la prévoir également pour ce fonds, s’il était créé.

Mme Justine Benin, rapporteure. La proposition de loi de Mme Bonnefoy portant création d’un fonds d’indemnisation des victimes des produits phytopharmaceutiques, adoptée par le Sénat, prévoit que le fonds d’indemnisation soit confié à la gestion de la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole. Que pensez-vous de ce dispositif ?

Mme Laurence Eslous. La mission ayant pour origine cette proposition de loi sénatoriale de juillet 2016, nous avons émis un avis explicite à l’intention des ministres, dans la partie 5. 2. 5. du rapport. Nous y avons indiqué que ce texte déjà déposé pourrait servir de support législatif au scénario maximaliste (scénario 7) qu’a proposé la mission, avec quelques ajustements.

S’agissant de la gestion du fonds,  le rapport conclut que « le choix de la CCMSA n’est pas celui retenu par la mission, car le périmètre du fonds va au-delà des seuls affiliés. De plus, en raison de la nature de l’activité, la préférence de la mission va à un organisme d’ores et déjà gestionnaire d’indemnisations de dommages corporels tel que le FIVA. Un conseil d’administration spécifique pour cette mission du FIVA devrait être créé. En parallèle, une articulation sera à développer avec la MSA (recours aux services santé-sécurité au travail, analyse conjointe des décisions des CRRMP et de la commission médicale du fonds,...) ».

M. le président Serge Letchimy. Il n’y a apparemment pas d’autres questions. Je vous remercie donc d’être venue, madame Eslous. Veuillez nous excuser de vous avoir bombardée de questions, mais vous comprenez que nous souhaitons réaliser au mieux la mission qui nous a été confiée. J’ai apprécié votre rapport, que j’ai lu avec attention.


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3.   Audition de M. Pierre-Loïc Saaidi, maître de conférences à lUniversité dÉvry-Val-Essonne, et de M. Denis Le Paslier, chercheur en biologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (chercheurs Genoscope)

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, nous commençons aujourd’hui nos auditions en recevant Monsieur Denis Le Paslier, chercheur en biologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et Monsieur Pierre-Loïc Saaidi, maître de conférences à l’Université d’Évry-Val-Essonne.

Je vous rappelle que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions. Par conséquent, celles-ci sont ouvertes à la presse et rediffusées en direct sur un canal de télévision interne. Les vidéos seront ensuite consultables sur le site internet de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, messieurs, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Denis Le Paslier et M. Loïc Saaidi prêtent successivement serment.)

Je vous donne maintenant la parole pour un bref exposé liminaire, avant que nous ne poursuivions par un échange sous la forme de questions et de réponses.

M. Denis Le Paslier, chercheur en biologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous avoir invités à participer à cette audition.

Je suis Denis Le Paslier, directeur de recherches au CNRS. Généticien de formation, je travaille actuellement plutôt dans le domaine de la microbiologie et je suis responsable du laboratoire « Métagénomique des procaryotes » – on appelle « procaryotes » l’ensemble constitué des bactéries et des archées, et le terme « métagénomique » fait référence au fait que ces micro-organismes vivent en communauté plutôt qu’individuellement.

Je précise que l’ensemble des propos que je tiendrai devant vous n’engage que moi, et en aucun cas mes autorités de tutelle que sont le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le CNRS et l’Université d’Évry.

L’histoire du chlordécone a commencé pour nous en 2009 – nous ne nous étions alors jamais intéressés à cette mollécule dans le cadre des recherches effectuées dans nos laboratoires – avec la parution du rapport de Monsieur le député Jean-Yves Le Déaut et de Madame la sénatrice Catherine Procaccia. Ces parlementaires ont contacté l’Agence nationale de la recherche (ANR) afin de financer une recherche sur la biodégradation du chlordécone. Nous avons donc déposé une demande de financement à l’ANR, mais elle a été rejetée. Notre directeur de l’époque, Monsieur Jean Weissenbach, directeur de recherches et médaille d’or du CNRS, a cependant décidé de nous faire poursuivre ce projet qui représentait un défi important et intéressant, tant du point de vue de la recherche fondamentale que d’un point de vue sociétal. Au final, nous avons sollicité l’ANR quatre fois lors de divers appels à projets, mais ont tous été refusés.

En mai 2010, j’ai été invité par mon ami Yves-Marie Cabidoche à participer à un atelier sur « la remédiation à la pollution par le chlordécone aux Antilles », qui s’est tenu à la Martinique et à la Guadeloupe. Notre participation à cet atelier international nous a confortés dans l’idée qu’il fallait poursuivre les travaux pour étudier la dégradation de la chlordécone.

Finalement, en dix ans, nous n’avons reçu que 30 000 euros de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) lors d’un appel à projets portant sur le chlordécone et, récemment, 19 000 euros par le préfet de la Martinique, Monsieur Franck Robine, via la délégation régionale à la recherche et à la technologie (DRRT) de Martinique pour étudier les sédiments de la James River, dont vous a parlé Monsieur Luc Multigner il y a quelques jours et dont nous vous reparlerons peut-être plus tard.

Ce manque de financement de la recherche sur la dégradation du chlordécone n’a fait que retarder l’obtention des résultats que nous allons vous présenter maintenant.

Après avoir publié un premier article en 2016, montrant que le chlordécone pouvait être dégradée par des consortia bactériens, c’est-à-dire des mélanges de bactéries obtenus sous contrôle en laboratoire, nous avons isolé des bactéries capables de dégrader le chlordécone de la même façon. L’utilisation de méthodes de chimie analytique a permis à Monsieur Pierre-Loïc Saaidi et son équipe d’établir la structure chimique de nombreux produits de dégradation du chlordécone et de les classer en au moins cinq principales familles.

Nous vous avons apporté un document résumant nos résultats les plus récents, publiés sous la forme d’un article dans la revue Environmental Science and Technology, ainsi que des diapositives que nous allons vous commenter, et un ensemble de suggestions portant sur des projets de recherches relatifs au chlordécone.

Publiés en juin 2019, les résultats de notre étude ont été présentés en octobre 2018 à Schœlcher, à la Martinique, lors du colloque « Chlordécone, Santé, Environnement ». Dans cet article, nous avions montré, pour la première fois, que de nombreux produits de dégradation du chlordécone existent dans des échantillons de sols, d’eaux de rivière, de mangrove et de sédiments de mangrove de Martinique.

Si vous le permettez, je vais maintenant laisser la parole à Monsieur Pierre-Loïc Saaidi pour se présenter et commenter les diapositives.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez la parole, Monsieur Saaidi.

M. Pierre-Loïc Saaidi, maître de conférences à lUniversité dÉvry-Val-Essonne. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je suis Pierre-Loïc Saaidi, enseignant-chercheur à l’Université d’Évry. Chimiste de formation, j’ai d’abord été chimiste organicien, puis me suis orienté, au fil des années, vers la chimie analytique. Dans le cadre du projet d’étude de la dégradation du chlordécone, je suis responsable de tout ce qui a trait à l’analyse chimique et à la compréhension de la structure des produits issus de la dégradation du chlordécone, ainsi qu’à la production de ces produits par des voies chimiques alternatives, visant à en disposer en plus grande quantité et à être ainsi en mesure d’étudier leurs propriétés.

La première dispositive représente une carte de la Martinique, sur laquelle ont été représentés les différents prélèvements réalisés afin de rechercher les produits de dégradation que nous avions observés en laboratoire et dont nous possédions donc les références analytiques.

Sur la partie droite de la diapositive, des histogrammes montrent, pour chaque échantillon analysé, les concentrations du chlordécone et de ses principaux produits de transformation. La barre verte située à gauche indique la concentration en chlordécone – on en trouve systématiquement – et sert en quelque sorte d’étalon. Les autres barres de couleur – bleue, jaune, rose, violette et mauve – indiquent la concentration estimée des produits de dégradation présents aux Antilles.

Nous avons réalisé une douzaine de prélèvements dans divers sols, mais aussi dans des eaux de rivière, dans la mangrove et dans des sédiments de mangrove. Il est frappant de constater que des produits de dégradations étaient présents dans chaque échantillon. Nous avons été très étonnés car, en contradiction avec tout ce qui avait été publié jusqu’alors et qui tendait à la conclusion que le chlordécone ne se dégradait pas, ou quasiment pas, dans l’environnement, nous avons systématiquement trouvé des produits de dégradation, à des niveaux de concentration du même ordre que ceux du chlordécone lui-même.

Cette constatation pose une question essentielle, celle de la pollution de l’environnement aux produits de dégradation du chlordécone. Elle a constitué un résultat tout à fait inattendu lors de cette campagne préliminaire, et nécessitera la réalisation de travaux complémentaires.

Pour confirmer la capacité de l’environnement à dégrader spontanément le chlordécone – c’est-à-dire sans stimulation –, l’équipe de Denis Le Paslier a utilisé des sols de même nature que ceux sur lesquels des prélèvements avaient été effectués initialement, afin de réaliser des expériences en laboratoire.

M. Denis Le Paslier, chercheur en biologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). La deuxième diapositive montre le résultat des expériences menées en laboratoire et visant à vérifier si les sols martiniquais avaient bien la capacité de dégrader le chlordécone.

Nous avons mis en culture trois échantillons de sols représentatifs de la Martinique – andosol, ferralsol et nitisol – pour observer leur aptitude à dégrader le chlordécone. Pour ce faire, cinq grammes de chaque sol ont été mis en culture, en conditions de laboratoire, en présence d’une forte concentration de chlordécone – 40 microgrammes par millilitre – et nous avons laissé le tout incuber pendant deux mois.

Les graphes font apparaître les résultats des analyses effectuées par chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse (en anglais Gas chromatography-mass spectrometry ou GC-MS). Le premier jour, à l’issue d’un temps de rétention de vingt à vingt-deux minutes, on observe un pic de chlordécone pour chacun des trois sols.

Au bout de dix-huit jours, le pic de chlordécone a soit disparu, soit fortement diminué, tandis qu’un nouveau pic fait son apparition à l’issue d’un temps de rétention de seize minutes : il correspond au produit de dégradation B1, en général le plus abondant et celui que l’on détecte le mieux dans les échantillons environnementaux.

Enfin, au bout de soixante jours, on ne voit plus aucun pic de chlordécone – celui-ci est complètement dégradé –, mais on observe toujours le pic de produit de dégradation B1.

Cette expérience montre que les trois types de sols testés possèdent la capacité de dégrader le chlordécone, c’est-à-dire qu’ils contiennent les micro-organismes qui y sont nécessaires. Contrairement à toutes les études précédemment publiées et nonobstant le scepticisme de certains, les analyses chimiques montrent que la dégradation est bien opérante aujourd’hui dans les sols martiniquais – nous pensons pouvoir dire que c’est le cas pour l’ensemble des Antilles.

Ces résultats apportent des preuves irréfutables que le chlordécone se dégrade déjà bel et bien aux Antilles, dans des proportions importantes et de manière très répandue. Notre travail met en évidence pour la première fois l’existence d’une seconde pollution des sols antillais, qui n’est pas due au chlordécone lui-même, mais à ses produits de dégradation, qui sont également des produits chlorés mais présentent des structures tout à fait différentes. Cette pollution est également présente dans les eaux de rivière – en l’occurrence, nous avons analysé la rivière Galion et sa mangrove. C’est un changement de paradigme profond dans la gestion de cette crise sanitaire.

La troisième diapositive résume quelques-unes des questions soulevées par nos travaux et évoque des axes de recherche possibles.

M. Pierre-Loïc Saaidi, maître de conférences à lUniversité dÉvry-Val-Essonne. Les éléments figurant sur la troisième diapositive sont mentionnés à titre d’information, mais ils dépassent largement le cadre de nos compétences et de nos moyens. Les projets de recherches évoqués ne pourraient s’effectuer que dans le cadre de collaborations avec d’autres équipes scientifiques. Très récemment, nous avons adressé de nouvelles demandes de financement, qui ont encore été repoussées

Pour ce qui est de la pollution par le chlordécone lui-même, il nous semble important de prendre conscience de la capacité naturelle de dégradation, ce qui implique de mettre à jour les modèles d’Yves-Marie Cabidoche qui, en son temps, n’avait pas tenu compte de ce flux de dégradation. Ainsi, il est permis de se demander si, plutôt que d’envisager une contamination sur 500 ans, il ne faut pas l’envisager sur un seul siècle, voire sur quelques décennies.

Il faut également se demander dans quel milieu le chlordécone se dégrade le mieux et pour quelles raisons, pour ensuite éventuellement mettre au point des procédés rendant la dégradation naturelle la plus efficace possible.

En ce qui concerne la pollution émergente aux produits de dégradation du chlordécone, que nous avons mise en évidence au moyen de nos travaux, nous savons qu’il existe d’autres produits de dégradation que ceux que nous avons identifiés jusqu’à présent sur le terrain, puisque les expériences en laboratoire ont montré que cela pouvait être le cas – nous n’excluons même pas l’existence de produits de dégradation qui n’auraient pas encore été obtenus en laboratoire, c’est pourquoi les recherches doivent se poursuivre.

La question du devenir des produits de dégradation constitue également un vaste champ d’étude, portant à la fois sur la contamination de l’environnement, le transfert vers l’alimentation – étant précisé que, certains produits de dégradation ayant des propriétés très différentes de celles du chlordécone, nous ne disposons à ce jour d’aucune donnée analytique à leur sujet – et, enfin, la persistance de ces produits de dégradation et leur dégradation en d’autres molécules.

Cela nous conduit naturellement à nous pencher sur l’exposition et l’imprégnation des populations locales par les produits de dégradation, ainsi que sur la toxicité de ces produits pour l’homme, seuls ou en mélange.

Comme l’a fait Monsieur Denis Le Paslier, je vous précise à mon tour que l’ensemble des propos que je tiens devant vous n’engage que moi.

M. Denis Le Paslier, chercheur en biologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). En conclusion, nous sommes en mesure d’affirmer que le chlordécone se dégrade dans les sols martiniquais, à une vitesse que nous ignorons et avec des conséquences que nous ne sommes pas en mesure d’évaluer à ce jour.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur Le Paslier, Monsieur Saaidi, j’avais déjà eu l’occasion de vous rencontrer…

M. Denis Le Paslier, chercheur en biologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Tout à fait, Madame la rapporteure, et nous vous remercions de nous donner aujourd’hui l’occasion de nous exprimer devant votre commission d’enquête.

Mme Justine Benin, rapporteure. C’est nous qui vous remercions d’avoir répondu favorablement à la convocation qui vous a été adressée.

Votre exposé initial était très complet, mais il est de notre devoir de vous poser quelques questions complémentaires – étant précisé que nous avons bien noté que vous vous exprimiez à titre personnel et non pas au nom du CEA, CNRS ou de l’Université d’Évry.

Pour ce qui est de la dégradation du chlordécone, pouvez-vous nous détailler les caractéristiques chimiques de cette substance ? En quoi est-elle biopersistante et bio-accumulable ? Quel est le délai envisageable pour qu’il se dégrade naturellement dans l’environnement des Antilles de manière significative, voire totalement ?

L’objectif « zéro chlordécone » dans les fruits et légumes vous semble-t-il envisageable ?

Enfin, dispose-t-on d’études sur l’évolution du chlordécone depuis son utilisation durant la période 1972-1993 ?

M. Denis Le Paslier, chercheur en biologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Pour ce qui est des caractéristiques chimiques du chlordécone, il vaut mieux laisser la parole au chimiste, en l’occurrence à Monsieur Pierre-Loïc Saaidi.

M. Pierre-Loïc Saaidi. Le chlordécone est un peu comme une gouttelette sur une poêle antiadhésive : avec l’ensemble des chlores présents à sa surface, elle va passer à travers beaucoup de milieux sans être forcément attaquée ou reconnue par les organismes vivants. Elle a donc une forte persistance du fait de ce « scaphandre ». Cela le rend hermétique aux attaques ou aux modalités classiques de dégradation. Parallèlement, du fait de son hydrophobie, elle aura tendance à se fixer sur des matières aux propriétés similaires et à se concentrer au niveau de la chaîne alimentaire. Elle est peu biodisponible – les eaux de ruissellement et la percolation vont l’entraîner, mais moins que d’autres pesticides.

Sur la première diapositive que je vous ai présentée, à gauche de la carte de la Martinique, on retrouve des structures chimiques, dont celle de la chlordécone (CLD) en vert. Aujourd’hui encore, certains chercheurs la dessinent sous une certaine forme et d’autres, comme nous, la visualisent sous sa forme réelle, hydratée, telle qu’elle est présente dans l’environnement. Cela montre à quel point, malgré toutes les recherches réalisées par de nombreuses équipes dans des domaines très variés, la molécule questionne encore. Certaines personnes utilisent la mauvaise structure pour tenter de comprendre son comportement dans l’environnement et en tirer des conclusions. Or il faut utiliser la structure hydratée, celle qui comporte deux hydroxydes (OH).

Vous m’avez interrogé sur sa dégradation naturelle : nous avons simplement mis en évidence que le chlordécone se dégrade et génère des produits de dégradation en même quantité. Bien sûr, il faudrait que des laboratoires d’analyses réalisent des investigations complémentaires – ils ont les capacités analytiques que nous n’avons pas : nos études portent sur une douzaine d’échantillons. Même si plusieurs analyses ont été réalisées sur chaque échantillon pour conforter nos conclusions, il s’agissait d’une simple étude prospective. Habituellement, une campagne d’analyses correspond à plusieurs centaines d’échantillons, qui sont analysés et réanalysés.

S’agissant de sa dégradation naturelle, il faut se poser la question de la vitesse. Sachant que le chlordécone a été utilisé il y a vingt à trente ans et que les produits de dégradation correspondent en quantité au chlordécone, on pourrait se dire que, dans vingt ou trente ans, tout aura disparu. Mais on ne peut raisonner de cette façon car on ignore quand la dégradation a commencé dans les sols – peut-être il y a quelques années, peut-être il y a quarante ans. Nous ne savons donc pas si c’est une dégradation sporadique, liée aux épisodes cycloniques ou de pluie – il est possible que les conditions climatiques aient des conséquences. En outre, il faut prendre en compte un autre paramètre : a priori, les produits de transformation n’ont pas le même comportement dans l’environnement que le chlordécone – certains sont plus accrochés dans les sols. Pour le moment, nous avons une image statique, alors qu’il faudrait envisager le problème de manière dynamique.

Un grand consortium d’équipes – disposant de toute la palette des compétences d’analyses – devrait donc poursuivre les recherches pour répondre à votre question.

M. le président Serge Letchimy. En utilisant un vocabulaire simple, pourriez-vous nous présenter en détail votre proposition ? D’autres études, d’autres recherches sont en cours sur la remédiation et la phytoremédiation. Selon vous, le sol antillais contient des produits de dégradation du chlordécone : ce sol pourrait donc être à l’origine de remèdes permettant de se débarrasser de manière naturelle du chlordécone. Quelles sont ces matières ? Comment cela fonctionne-t-il ? Comment les activer ?

M. Pierre-Loïc Saaidi. Toute dégradation génère des produits de dégradation, sauf à trouver un moyen de dégrader totalement le chlordécone – ce que nous appelons la minéralisation. Dans ce dernier cas, soit tous les carbones de la molécule sont transformés en composés inorganiques, soit ils sont intégralement mangés et recyclés dans l’environnement. Malheureusement, la dégradation du chlordécone que nous avons observée, comme celle réalisée chimiquement en laboratoire avec du fer zéro valent, génèrent des produits de dégradation. Ce ne serait pas une bonne idée de dégrader le chlordécone en un produit plus dangereux. Nous nous interrogeons donc sur la toxicité relative des produits ainsi créés par rapport au chlordécone. Avant de décider si on veut le dégrader plus vite, il faut se poser cette question.

En outre, ce sont des processus différents qui vont le dégrader en certains produits plutôt que d’autres. Actuellement, nous ne sommes pas capables de vous expliquer comment le chlordécone se dégrade dans l’environnement. Nous pensons que c’est grâce aux bactéries du sol, mais nous ne connaissons pas les conditions favorables. Nous savons seulement qu’il existe plusieurs types de composés et nous avons constaté que les produits ne sont pas les mêmes suivant l’environnement et les sols.

M. le président Serge Letchimy. Quels sont ces produits ?

M. Pierre-Loïc Saaidi. On les retrouve à gauche sur la première diapositive que nous vous avons présentée : celui que nous avons nommé A1 a la même structure globale que la chlordécone, mais un chlore est remplacé par un hydrogène. Les composés sont donc de structure proche, mais A1 a moins de chlore. On peut supposer qu’il se dégradera plus facilement, mais cela reste une supposition car nous n’avons pas de preuve tangible pour l’instant.

Les produits B1, C1, C2, C3 et C4 ont connu quant à eux un changement fondamental de structure – ils ne ressemblent plus à une cage comme la chlordécone : il s’agit de structures de type aromatique, qui se rapprochent un peu des polychlorobiphényles (PCB), avec des décorations diverses à base de chlore ou d’acide carboxylique. Nous ne connaissons pas leur toxicité.

M. le président Serge Letchimy. Comment ces produits, qui sont dans le sol, sont-ils libérés ?

M. Pierre-Loïc Saaidi. Tout comme le chlordécone, faiblement disponible, certains de ces produits le sont probablement aussi. Nous démarrons tout juste des études en laboratoire pour essayer de les dégrader grâce à des bactéries. Les produits C1, C2, C3 et C4 aiment beaucoup l’eau. Ils vont donc être beaucoup plus biodisponibles que le produit B1. Cela ne signifie pas que nous avons trouvé des moyens pour les dégrader, mais les produits de type C se fixent plus facilement sur la matière organique. Nous avons donc bon espoir qu’ils soient évacués plus rapidement par le biais de la percolation – l’entraînement par l’eau dans les sols ou en surface – ou qu’ils soient eux-mêmes déjà dégradés.

M. Denis Le Paslier. Au laboratoire, nous tentons également d’atteindre le Graal : minéraliser totalement le chlordécone, c’est-à-dire le transformer en carbone, en hydrogène, etc. Nos chimistes ont été capables de synthétiser et de purifier la plupart des produits indiqués sur cette diapositive. Cela leur a permis d’établir de manière certaine leur structure chimique, en utilisant des méthodes de chimie analytique et de résonance magnétique nucléaire (RMN) afin d’en extraire des produits purs. Ces derniers servent de standards – quand on recherche un produit dans l’environnement, on le trouve car on a sa structure et ses caractéristiques chimiques. On essaie aussi de les dégrader par des consortia bactériens. C’est ce que nous faisons depuis plusieurs mois pour le produit B1, produit de transformation du chlordécone que l’on retrouve le plus dans l’environnement.

Un dernier point, déjà évoqué par Monsieur Hervé Macarie, microbiologiste à l’IRD Marseille (IMBE), et le Professeur Luc Multigner, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) lors de précédentes auditions, concerne notre collaboration avec les Américains, plus précisément le Virginia Institute of marine science (VIMS).

La réunion est suspendue cinq minutes.

M. le président Serge Letchimy. Quelles sont les différences et les points communs entre votre solution et la phytoremédiation ?

M. Denis Le Paslier. Je ne suis pas un spécialiste de la phytoremédiation, mais Madame Magalie Lesueur Jannoyer, chercheuse au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) – qui a longtemps travaillé à la Martinique – estime que ce système fonctionne mais n’est pas suffisamment efficace : la phytoremédiation arrive à prélever plusieurs microgrammes de chlordécone par hectare, alors qu’il faudrait arriver à en prélever plusieurs grammes. En outre, il faut trouver des plantes dont les racines atteignent le chlordécone, quelle que soit la profondeur à laquelle il est située – de la surface jusqu’à 90 centimètres de profondeur, dans les cas où le sol a été labouré.

Il n’est pas évident de trouver des plantes efficaces à différentes profondeurs. Peut-être faudrait-il trouver des mélanges de plantes. Le chlordécone se fixant facilement sur la matière organique, il faudrait ensuite trouver des bactéries en symbiose avec ces plantes qui libéreraient suffisamment de chlordécone pour qu’il arrive au niveau de leurs racines. Ce n’est pas évident...

La réduction chimique in situ (ou in situ chemical reduction-ISCR) zéro valent a fait ses preuves sur une parcelle. Mais combien de fois faut-il l’appliquer pour qu’elle soit réellement efficace ? Quel est son coût ? Je connais mal – mais un peu quand même – la topographie des Antilles, mais les bananeraies sont rarement sur des surfaces planes. Or, à mon avis, cette solution n’est utilisable que sur ce type de surface.

M. le président Serge Letchimy. Il en existe, mais peu.

M. Denis Le Paslier. Seule, cette solution ne fonctionnera pas. Il faudrait trouver des combinaisons afin que les choses avancent.

Concernant la minéralisation du chlordécone, nous collaborons avec le Virginia Institute of marine science (VIMS). Nous y avons envoyé une de nos étudiantes en thèse, Madame Oriane Della-Negra. Elle est allée y faire des prélèvements de carottes de sédiments dans la James River en juin dernier. Nous avons récupéré six carottes et avons commencé à mettre en culture 200 ou 250 échantillons pour en extraire lacide désoxyribonucléique (ADN).

M. le président Serge Letchimy. Quel est l’objectif ?

M. Denis Le Paslier. Les vitesses de sédimentation des carottes prélevées ont des caractéristiques physiques différentes. Elles vont être analysées par les scientifiques du VIMS, qui vont réaliser la datation isotopique au césium 135 et au plomb 210. Ils essaieront ainsi de retrouver la période, à partir de 1976, à laquelle le chlordécone a commencé à descendre dans les sédiments. L’objectif est de retrouver le chlordécone grâce à la datation – si elle existe toujours. Peut-être n’en trouvera-t-on plus car il aura été détruit ou peut-être retrouvera-t-on des produits de dégradation. Nous n’en savons rien. Mais faisons le pari que, quelque part dans ces carottes, des bactéries sont capables de dégrader totalement le chlordécone – en tout cas beaucoup plus que ce qu’on est actuellement capable de faire en laboratoire !

M. le président Serge Letchimy. Les Américains n’ont-ils pas fait le travail ?

M. Denis Le Paslier. Les Américains ne l’ont jamais fait auparavant. Ils ont réalisé le carottage avec leur bateau et sont également chargés de la datation isotopique. Ce travail de recherche a été partiellement financé par la délégation régionale à la recherche et à la technologie (DRRT) de Martinique, par l’intermédiaire de Monsieur Franck Robine, préfet, et Monsieur zcPhilippe Hunel, délégué territorial.

M. le président Serge Letchimy. C’est une initiative très récente. Travaillez-vous pour le secteur privé ?

M. Denis Le Paslier. Non, notre laboratoire est sous la tutelle conjointe du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), établissement public industriel et commercial (EPIC), du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’université d’Évry.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez répété que vous étiez dépendants des subventions. Ainsi, vous avez présenté des dossiers à l’Agence nationale de la recherche (ANR) et, à quatre reprises, n’avez pas obtenu de subventions, alors que le sujet est très important. Vous le confirmez ?

M. Denis Le Paslier. Oui, c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de travailler sur fonds propres. Ce n’est pas facile – je dirai même que cela s’apparente à un sacerdoce ! : il faut prouver à vos collègues que vous faites un travail intéressant, mais qui ne donnera pas lieu à beaucoup de publications.

M. le président Serge Letchimy. Votre laboratoire est sous la tutelle du CNRS. Or vous êtes livré à vous-même pour financer des recherches aussi essentielles que celles concernant la pollution au chlordécone. Vous le confirmez ?

M. Denis Le Paslier. Tout à fait.

M. le président Serge Letchimy. Vous recherchez donc des financements un peu partout, y compris en Martinique. C’est dans ce contexte que le préfet de Martinique vous a octroyé 19 000 euros. Vous avez ensuite obtenu 30 000 euros il y a peu de temps. Ce sont donc ces financements, aléatoires, qui font avancer vos recherches, et non le besoin d’identification des problèmes. J’ai bien compris ?

M. Denis Le Paslier. Vous avez très bien compris. Ces propos n’engagent que moi, mais j’estime que tout le monde s’en fout.

M. le président Serge Letchimy. « Tout le monde sen fout ». Je le note et vais même le traduire en créole !

M. Denis Le Paslier. D’ailleurs, la personne qui va être auditionnée après nous, auprès de laquelle j’avais sollicité un financement, m’avait répondu que les plans chlordécone ne visaient pas à financer la recherche sur la dégradation de la chlordécone. Elle m’avait conseillé de m’adresser à l’ANR.

M. le président Serge Letchimy. Je comprends, mais j’en suis attristé. Il n’y a donc ni ciblage, ni garantie, ni financement prospectif pour la recherche multisectorielle et multifacteurs – eau, terre, etc. Certes, vous n’êtes qu’une solution de remédiation parmi d’autres, mais le besoin de recherche n’est absolument pas pris en compte. Or l’important est de savoir comment on sort de ce problème, alors que le produit va rester six cents ans dans le sol !

J’espère que le Président de la République en tiendra compte et qu’il retiendra des propositions dans ce champ de recherche. Il est dramatique de voir des chercheurs aussi impliqués dans une si grande précarité financière !

M. Pierre-Loïc Saaidi. Nous sommes ici avec un message d’espoir : nos résultats récents laissent à penser que le chlordécone se dégrade naturellement. En conséquence, notre image de la pollution est incomplète. Nous ne cherchons pas tant à marteler qu’il faut de l’argent pour essayer de dégrader le chlordécone aux Antilles qu’à en demander pour faire un état des lieux complet de la pollution et pour comprendre comment le chlordécone s’est dégradé – même partiellement – au cours des trente à quarante dernières années.

Plutôt que d’être invasif, en utilisant certains végétaux ou des produits chimiques – le procédé ISCR utilise du fer zéro valent à un niveau qui n’est pas naturel dans le sol –, essayons déjà de mieux comprendre ce que la nature a fait. L’essentiel est qu’elle a déjà partiellement fait le travail, et non de savoir si elle l’a fait d’un point de vue microbiologique – comme nous en laboratoire – ou d’une autre façon – grâce à la lumière, aux plantes ou par un autre moyen.

Contrairement au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) ou au laboratoire départemental d’analyse de la Drôme (LDA26), nous ne sommes pas des spécialistes ou des laboratoires d’analyses attitrés. En outre, nous ne sommes pas sur place. Nous avons simplement mis en évidence des faits et sommes prêts à collaborer avec d’autres chercheurs.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’apprécie votre intervention. Depuis notre rencontre, je savais que votre message était plein d’espoir. Depuis toujours, nous entendons que la chlordécone est hydrophobe, peu soluble et non dégradable. Vous vous êtes également exprimé lors du colloque en Martinique.

Mais je connais aussi vos difficultés de financement. C’est navrant quand nous savons que les sols sont pollués pour quatre à sept siècles. Il aurait fallu un véritable comité de recherche scientifique pour analyser toutes les solutions. Vous avez clairement expliqué les difficultés de la phytoextraction, de la séquestration, du procédé ISCR. Les laboratoires agréés, tels que celui de la Drôme, mesurent-ils les produits de dégradation ?

M. Pierre-Loïc Saaidi. C’est plus compliqué… Nous avons des contacts avec le BRGM et le LDA26 – désormais appelé La Drôme laboratoire – et ils se heurtent à des difficultés liées aux coûts d’analyse. L’analyse d’échantillons fait désormais l’objet d’appels d’offres. La réponse financière des laboratoires ne s’intéresse donc généralement pas aux produits de dégradation. Les analyses sont organisées et les cartographies réalisées dans l’optique du moindre coût. Pour ce faire, on mesure uniquement le chlordécone.

En outre, le BRGM peut proposer de rechercher certains produits de dégradation, mais ils ne les possèdent pas tous, puisque nous sommes les seuls à disposer de tous les standards analytiques et donc à savoir détecter et analyser leur concentration.

M. Denis Le Paslier. Ce n’est que récemment que Monsieur Pierre-Loïc Saaidi et nos étudiants en thèse ont réussi à produire et à purifier les produits de dégradation pour les utiliser comme standards. Ils l’ont fait à une petite échelle – quelques milligrammes – pour les fournir à d’autres laboratoires afin qu’ils puissent faire la cartographie des études de toxicité, etc. En fait, il faudrait des dizaines, voire des centaines de milligrammes de ces produits, ce qui nécessite surtout des bras et un peu de matière grise.

Mme Justine Benin, rapporteure. Faudrait-il refaire toute la cartographie et les tests pour prendre en compte les produits de dégradation ?

M. Denis Le Paslier. La réponse est sans ambiguïté : oui.

Mme Justine Benin, rapporteure. Autrement dit, vous pensez que le travail de cartographie effectué jusqu’à aujourd’hui mériterait d’être revu et corrigé.

M. Denis Le Paslier. Je crois que oui.

Mme Justine Benin, rapporteure. Si je comprends bien, vous pensez qu’on pourrait entreprendre la dépollution des sols dans le cadre de vos recherches sur la dégradation et en vue de la préparation du plan chlordécone IV.

M. Denis Le Paslier. Je ne peux pas vous répondre. Nous ne sommes pas des spécialistes de la dépollution. Je pense que cela concerne les industriels plutôt que les laboratoires de recherche académique. J’avoue ne pas avoir beaucoup de contacts dans ce milieu. Le BRGM est acteur dans ce domaine, et il existe des industriels comme Biogénie, Enoveo, et des sociétés canadiennes dont c’est le métier. C’est un milieu qu’on connaît assez mal. J’ajoute qu’un certain nombre d’industriels avait assisté à l’atelier sur la remédiation à la pollution par le chlordécone qui s’était tenu aux Antilles en 2010 : il y avait des Américains, des Canadiens, des Français et des Allemands.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez mené des recherches sur les produits de dégradation. Dans le cadre de la préparation du prochain plan chlordécone, quelles actions souhaiteriez-vous mettre en place ou voir mises en place en matière de recherche scientifique ?

M. Denis Le Paslier. Le document que nous vous avons remis dresse la liste de pistes qui pourraient être étudiées pour préparer le futur plan, ou pour financer la recherche sur le chlordécone. Cela concerne à la fois le chlordécone, ses produits de dégradation, leur présence dans l’environnement et la chaîne alimentaire chez l’homme. Nous proposons aussi un volet sur les sciences humaines et sociales et l’action à mener aux Antilles.

Il nous semble quelque un peu ridicule que des milliers d’échantillons des Antilles soient envoyés en Hexagone pour y être analysés. Il serait bon d’envisager des moyens analytiques et la formation de personnes aux Antilles, afin de parvenir à une indépendance.

M. Pierre-Loïc Saaidi. S’agissant de la bioremédiation, on a imaginé, avec Monsieur Le Paslier, la mise en place de parcelles de tests sur lesquelles plusieurs techniques pourraient être utilisées. Il serait intéressant d’avoir un organisme ou des équipes de chimie analytique sur place qui puissent analyser en parallèle l’évolution sur chaque parcelle, mais de manière objective. Quand le BRGM ou d’autres réalisent leurs propres tests, ils utilisent généralement aussi leurs capacités analytiques. Cela entraîne nécessairement un biais. Ce n’est pas que je veuille mettre en doute leurs résultats puisque s’agissant par exemple du dosage du chlordécone ils sont bien meilleurs que nous, mais cela limite pour eux la recherche d’autres produits de transformation et de dégradation.

Pour avoir des éléments de comparaison objectifs, il faudrait que les mêmes analyses soient réalisées sur toutes les parcelles où ont lieu tous les tests, qu’il y ait une cohérence en ce qui concerne l’outil analytique et la façon dont les analyses sont réalisées, et que toutes nos connaissances soient mises sur la table pour que les analyses soient réalisées de la manière la plus complète possible.

M. Denis Le Paslier. On connaît assez bien ces produits de transformation du chlordécone et on n’a aucune idée de la façon dont ces échantillons sont envoyés dans la Drôme pour analyse, etc. Certains de ces produits seront probablement plus volatiles que d’autres, ils ont des caractéristiques physico-chimiques qui ne sont pas toutes identiques. La simple façon de traiter des échantillons peut faire que vous trouviez ou que vous ne trouviez pas ces produits de façon correcte.

Lors du colloque qui a eu lieu à Schœlcher en octobre 2018, Monsieur le préfet Franck Robine avait dit être favorable à l’établissement de zones atelier. Il pensait que l’État était prêt à allouer une ou plusieurs parcelles pour ce genre d’atelier.

M. le président Serge Letchimy. Vous démontrez des problèmes de cohérence en matière de stratégie de recherche. Comment voyez-vous la résolution de ce problème ? Quel type d’organisation pourrait-on avoir ? Le plan chlordécone suffit-il ? Ne faudrait-il pas quelque chose de plus puissant pour traiter à la fois la question des recherches au sens pluriel du terme ?

M. Denis Le Paslier. Je ne pense pas que les plans chlordécone aient apporté jusqu’à présent des solutions sur la recherche. Au contraire, il faudrait revoir la façon dont sont pilotés ces plans et par qui.

M. le président Serge Letchimy. Faudrait-il aussi revoir les financements ?

M. Denis Le Paslier. Oui.

Mme Justine Benin, rapporteure. Messieurs, je vous remercie pour le document complet que vous nous avez fait parvenir qui comporte des propositions en matière de sciences humaines et sociales.

Faut-il refaire une cartographie de l’ensemble de la surface agricole, des parcelles où des bananes ont été cultivées et sur des terrains tests choisis et/ou sur des terrains tests choisis spécifiquement ?

M. Denis Le Paslier. Il est difficile de refaire toute la cartographie alors qu’elle n’a jamais été faite en entier. Seulement 7 à 10 % des parcelles ont été cartographiées.

Il faudrait peut-être définir des priorités. Il conviendrait d’abord de vérifier les jardins familiaux (JAFA), les sources, les captages d’eau, bref toute l’eau qui est utilisée aux Antilles, et pas uniquement l’eau mise en bouteille. Comme on connaît l’historique d’un certain nombre de parcelles, on peut classer les bananeraies selon qu’elles sont à grand risque, à risque moyen élevé, à risque moyen faible et à risque faible, voire nul. Les parcelles sur lesquelles des bananes ont été cultivées de 1972 jusqu’à maintenant peuvent être considérées comme étant à risque élevé, celles où des bananes ont été cultivées depuis 1993 à risque moyen faible, etc. On ne peut pas commencer à un endroit et terminer à un autre, mais peut-être plutôt définir des priorités dans ces analyses.

M. Pierre-Loïc Saaidi. À mes yeux, ce qui manque aujourd’hui et ce qui a manqué, c’est qu’aucune parcelle n’a été suivie dans le temps, ce qui aurait pu montrer cette dégradation naturelle du chlordécone que nous avons pu mettre en évidence via les produits de dégradation. Au final, on est parti d’un constat énoncé par les personnes qui avaient mis en évidence cette pollution au début des années 2000, avec l’article d’Yves-Marie Cabidoche sur les projections à l’échelle de plusieurs siècles. Toutefois, à cette époque, il n’avait pas de données sur le suivi d’une parcelle sur dix, cinq ou trois ans. Je pense que c’est ce qui lui a manqué pour manquer la dégradation naturelle qui s’opérait peut-être alors déjà. Peut-être faudrait-il choisir quelques parcelles et les analyser tous les deux ans selon la même méthodologie analytique pour voir si on constate une augmentation de certains produits de dégradation, si le chlordécone diminue bien. Bref, cela permettrait d’avoir une idée en ce qui concerne l’aspect temporel et pas uniquement spatial du chlordécone. Mais j’imagine que ce doit être très compliqué, sinon cela aurait déjà été fait.

M. le président Serge Letchimy. Aujourd’hui, on peut dire que l’on a constaté – et ce constat est irréfutable – une capacité des sols et des produits du sol à dégrader naturellement le chlordécone. Il est possible, selon vous, de stimuler cette dégradation par les produits que vous avez cités tout à l’heure qui sont intrinsèques au sol martiniquais. On a toujours entendu, au contraire, que le chlordécone n’était pas dégradable, mais peut-être biodégradable, c’est-à-dire qu’il fallait apporter une végétation particulière pour entraîner la dégradation. Pour votre part, vous dites qu’il existe une mécanique de dégradation interne. Est-ce bien cela ?

M. Denis Le Paslier. Oui, il y a des bactéries aux Antilles qui dégradent le chlordécone.

M. Pierre-Loïc Saaidi. Les produits que l’on a obtenus, ce sont les produits de la dégradation, mais aujourd’hui nous n’avons pas de protocole pour stimuler la dégradation naturelle. Nous ne sommes pas certains que les bactéries que nous avons isolées en laboratoire, même celles en provenance de Martinique, survivent si on les remet en Martinique ni qu’elles dominent parmi toutes les bactéries présentes dans les sols.

M. le président Serge Letchimy. Quelles bactéries allez-vous mettre dans l’environnement ?

M. Pierre-Loïc Saaidi. Nous avons trouvé plusieurs bactéries en Martinique capables de stimuler une dégradation du chlordécone. Au vu de la cartographie, nous pensons qu’elles sont déjà présentes de manière très répandue. C’est plus probablement le fait que soit les conditions ne sont pas réunies pour que la dégradation soit très efficace, soit qu’elles sont très minoritaires. Si par exemple on remet dans un environnement des bactéries que l’on aura produites en laboratoire en grande quantité, mais que très rapidement cet environnement ne leur convient pas, elles ne prédomineront pas. Peut-être faudra-il apporter d’autres éléments pour soutenir leur prédominance. Ce sont des équilibres biologiques qui sont compliqués à comprendre et encore plus à stimuler.

M. le président Serge Letchimy. Si j’ai bien compris, c’est pour cela que vous proposez la mise en place de terrains pour tester afin de passer à une autre échelle et que des moyens financiers soient dégagés pour accompagner cette recherche.

M. Pierre-Loïc Saaidi. Comme cela dépasse largement nos compétences, nous proposons d’échanger d’avec d’autres.

M. le président Serge Letchimy. Bien sûr !

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous dites que vous n’avez pas encore établi de protocole pour les produits de dégradation, et que vous ne pouvez donc pas les produire à grande échelle. Est-ce bien cela ?

M. Denis Le Paslier. On peut les produire, mais pour passer d’une petite à une grande échelle il faut du temps et des bras, autrement dit du temps de travail de chercheurs confirmés.

M. le président Serge Letchimy. Et de l’argent !

M. Pierre-Loïc Saaidi. Pour nous, la toxicité des produits de dégradation est également très importante. Là aussi, nous sommes acteurs pour les produire. Comme vient de le dire Denis Le Paslier, il nous manque des bras. Au-delà, il faut bénéficier de suffisamment de financements pour essayer d’étudier la toxicité. Dégrader pour dégrader n’est pas une bonne idée : il faut dégrader en quelque chose qui soit moins nocif, dont on soit sûr.

Mme Justine Benin, rapporteure. Avez-vous pu déjà discuter de vos recherches, en tout cas de vos trouvailles sur les produits de dégradation, avec ceux qui sont en lien avec le territoire et qui essaient de chercher des solutions ? Je pense au BRGM, à la Direction générale de l’alimentation et aux scientifiques qui ont participé avec vous au colloque scientifique.

M. Denis Le Paslier. Par exemple Pierre-Loïc Saaidi a déposé une demande de financement à l’Agence nationale de la recherche (ANR), en collaboration avec le BRGM et l’École nationale de santé animale de Nancy, projet qui a été refusé.

M. le président Serge Letchimy. Messieurs, nous vous remercions.

M. Denis Le Paslier. Nous vous remercions de nous avoir écoutés.


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4.   Audition de M. le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la direction générale de la santé (DGS), Mme Joëlle Carmes, sous-directrice de la sousdirection Prévention des risques liés à lenvironnement et à lalimentation, Mme Barbara Lefèvre, chargée de dossier au bureau Alimentation et nutrition en charge du plan chlordécone et des produits phytosanitaires, et M. François Klein, chef de la mission outremer

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, nous accueillons, pour notre deuxième audition de l’après‑midi, M. le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la santé, qui est accompagné de Mme Joëlle Carmes, sous‑directrice de la prévention des risques liés à l’environnement et à l’alimentation, de Mme Barbara Lefèvre, chargée de dossier au bureau de l’alimentation et de la nutrition, en charge du plan chlordécone et des produits phytosanitaires, et de M. François Klein, chef de la mission outre-mer de la DGS.

Nos auditions sont ouvertes à la presse et diffusées en direct sur un canal interne. Les vidéos seront consultables sur le site de l’Assemblée nationale, ainsi que le compte rendu des différentes réunions.

Avant de vous passer la parole, monsieur Salomon, je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment.)

M. Jérôme Salomon. Je suis avant tout un médecin attentif à la souffrance de chacune et de chacun, à l’écoute des populations en tant que spécialiste de santé publique. Professeur de médecine, je suis aussi un scientifique, ardent défenseur de la rigueur intellectuelle, de l’indépendance de l’expertise et de la transparence, ainsi qu’un enseignant qui aime partager et expliquer.

Concernant le chlordécone je suis personnellement très engagé, depuis ma nomination en janvier 2018 comme directeur général de la santé. Je me suis rendu à deux reprises aux Antilles. J’ai eu l’honneur d’y accompagner M. le Président de la République et ai aussi activement participé au premier grand colloque international organisé durant quatre jours sur place en octobre 2018. J’avais alors demandé au directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), Roger Genet, au directeur général de Santé publique France, François Bourdillon, et au président de l’Institut national du cancer (INCa), Norbert Ifrah, d’être présents, ainsi qu’aux équipes de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Ce colloque a été très riche, avec des discussions passionnantes entre les scientifiques impliqués, la population venue en très grand nombre – jusqu’à 600 personnes –, les associations, les professionnels de santé, les hospitalo‑universitaires, la presse et, bien sûr, les élus.

En tant que directeur général de la santé, je pilote avec le directeur général de l’Outre-mer le comité de pilotage national chlordécone et communique régulièrement avec les responsables des comités de pilotage locaux, les préfets et les deux directions générales des agences régionales de santé.

Je souhaite rappeler d’emblée l’implication forte et ancienne et les actions du ministère chargé de la santé, en particulier de la direction générale de la santé. Elle est mobilisée depuis 1999, par l’intermédiaire de ses services locaux – les services déconcentrés appelés directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) à l’époque. C’est grâce aux analyses réalisées par la DDASS, dans le cadre du contrôle sanitaire des eaux, que la présence de chlordécone dans l’eau a été constatée. La DDASS de Martinique, puis la cellule d’intervention en région (CIRE) Antilles-Guyane, le service local de Santé publique France, qui à l’époque s’appelait Institut de veille sanitaire (InVS), ont lancé en octobre 1999 une alerte, en pointant les autres sources de contamination alimentaire par le chlordécone.

C’est encore la DDASS qui, en 2001, a lancé une étude pour mettre en évidence le transfert de la contamination au chlordécone des sols vers les végétaux cultivés. Le rapport présenté en juillet 2002 en Martinique confirmera la contamination des légumes racines au chlordécone et servira de fondement à la démarche d’évaluation des risques mise en œuvre par les agences sanitaires – à l’époque, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) et l’InVS –, saisies par les ministères de tutelle à partir de juillet 2002. Dès le début des années 2000, des actions ont été mises en œuvre au niveau local, sous l’égide des préfets. Les administrations centrales sont intervenues pour solliciter des expertises auprès des agences sanitaires nationales, mais également pour prendre des mesures réglementaires. La DGS a contribué à la réalisation des études et des expertises auprès des agences sanitaires nationales. Bien entendu, les organismes de recherche ont été associés, avec des enjeux de définition et de prises de mesures réglementaires, notamment la fixation de limites maximales de résidus (LMR), en lien avec les autres administrations centrales concernées. Les plans nationaux sont venus compléter et renforcer les actions mises en place au niveau local, sous l’égide des préfets. Les actions de l’État se sont enchaînées sur la base des avancées des connaissances, le plus souvent à l’initiative du ministère chargé de la santé.

Ce ministère assure, depuis 2008, la lourde et délicate mission de coordonner au niveau national le dossier du chlordécone aux Antilles. La direction générale de la santé a piloté les deux premiers plans nationaux chlordécone et copilote avec la direction générale des Outremer (DGOM) le troisième plan, qui est en cours depuis 2014. Aujourd’hui, la direction générale de la santé est fortement engagée et mobilisée pour coordonner les actions de lutte contre cette pollution et mène une politique de santé publique renforcée pour protéger les populations antillaises des impacts sanitaires du chlordécone. Elle s’est avant tout attachée à préserver la santé de la population antillaise et à défendre la santé publique, en portant une attention particulière, dans les études menées, au respect des principes d’indépendance de l’expertise, de rigueur scientifique et de transparence à l’égard du public. C’est grâce au résultat des études et des travaux menés depuis vingt ans par les agences sanitaires et les organismes nationaux de recherche, enrichis au fur et à mesure de l’amélioration des connaissances scientifiques et des innovations techniques, que nous disposons aujourd’hui d’une vision de plus en plus précise des effets sanitaires de cette molécule.

Nous avons pu définir des mesures de santé publique et de protection de la population, qui reposent sur des données scientifiques fiables. Les populations les plus à risque ont pu être identifiées : femmes enceintes et jeunes enfants, en particulier. Les aliments les plus contaminés sont aujourd’hui connus, ce qui a permis d’émettre des recommandations de consommation visant à réduire l’exposition alimentaire des populations au chlordécone, en veillant – et j’y tiens personnellement – à lutter contre les inégalités sociales, territoriales et d’accès à l’information, dans une politique volontariste de réduction des risques et d’éducation de tous à la santé. Des dispositifs spécifiques de surveillance des populations ont été mis en place : un registre des cancers en Guadeloupe et en Martinique ; un registre des malformations congénitales des Antilles (Remalan), un dispositif de toxico-vigilance des Antilles, ainsi que des mesures ciblées sur le suivi médical des travailleurs agricoles.

La prévention, la protection des populations, la promotion de la santé et l’éducation de tous à la santé sont les principes fondamentaux de la politique de santé publique menée contre les effets du chlordécone. Je suis très attaché à la transparence sur ce sujet et veille à ce que la population soit informée au mieux sur la base d’éléments scientifiques solides. Le colloque scientifique et d’information sur le chlordécone qui s’est tenu en Martinique et en Guadeloupe, en octobre dernier, en a été une belle illustration. Il a connu un vif succès populaire.

Malgré toutes les mesures qui ont été mises en œuvre aujourd’hui, il n’en demeure pas moins que cette pollution est un scandale environnemental, comme l’a reconnu M. le Président de la République lors de son déplacement aux Antilles en septembre, et que l’État doit prendre sa part de responsabilité.

La lutte contre la pollution par le chlordécone est un sujet profondément interministériel qui doit associer au même niveau d’implication et d’engagement toutes les administrations de l’État, chargées en particulier de l’environnement, de l’agriculture, de la santé, de l’économie, de la recherche et des Outre-mer. Il reste beaucoup à faire pour améliorer encore nos connaissances scientifiques et préserver au mieux les populations antillaises des effets de cette pollution. L’un des enseignements des différents plans qui se sont succédé est que rien ne se fera de façon efficace sans associer à nos travaux tant les professionnels concernés – professionnels de santé, de l’agriculture, de la pêche – que la population antillaise elle-même, pour qu’elle y adhère, puisse faire des propositions, participer et s’approprier les recommandations. Nous allons nous y atteler dans les mois et les années à venir. Nous avons besoin de construire avec vous, parlementaires, avec les élus locaux, les collectivités territoriales et la population des Antilles. Vous pouvez compter sur mon engagement fort.

Mme Justine Benin, rapporteure. S’agissant des politiques de santé publique, quelles sont les raisons du délai entre l’interdiction du produit en 1990, l’interdiction de son utilisation aux Antilles en 1993 et la mise en place des plans chlordécone à partir de 2008 ? Quelles ont été les mesures prises à partir de 1990 ?

M. Jérôme Salomon. La politique de santé publique concernant le chlordécone repose sur trois volets : l’amélioration des connaissances, la réduction des expositions et la surveillance. Comme vous le savez, ces travaux sont en place depuis vingt ans. La connaissance des impacts sanitaires du chlordécone s’affine depuis ce temps, grâce aux études mises en place par le ministère de la santé. Par exemple, l’exposition au chlordécone est associée à des effets sur le déroulement de la grossesse, avec un surrisque d’accouchement prématuré, et sur le développement de l’enfant, avec un moins bon score du neurodéveloppement du nourrisson. Ces connaissances ont été admises grâce à l’étude de cohorte mère-enfant Timoun, lancée par l’Inserm en 2004, qui a confirmé les effets de perturbateur endocrinien du chlordécone.

Nous savons que le chlordécone a des propriétés hormonales et que cette molécule est classée actuellement comme cancérogène possible, du groupe 2B, par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC). C’est pourquoi les recherches de l’Inserm se sont focalisées d’emblée sur ce que l’on appelle les cancers hormonodépendants, en particulier sur le cancer de la prostate, qui était, comme vous le savez, une préoccupation majeure aux Antilles. L’Inserm conduit l’étude Karuprostate en population générale, en Guadeloupe, depuis 2004, qui a montré que le risque de survenue du cancer de la prostate était plus important chez les hommes dont la concentration en chlordécone dans le sang est la plus élevée. Il est cependant nécessaire de quantifier le surrisque, c’est-à-dire d’estimer le nombre de cas de cancers de la prostate attribués au chlordécone sachant qu’il existe d’autres facteurs de risques, l’âge, par exemple, les facteurs génétiques ou l’alimentation – le professeur Multigner vous a aussi présenté aussi ses travaux.

L’Inserm poursuit ses recherches sur ce cancer, avec l’étude de cohorte KP‑Caraïbes, constituée de cas incidents et suivie prospectivement en Guadeloupe et en Martinique. Nous sommes actuellement à 300 cas incidents inclus annuellement, pendant les six années consécutives de l’étude, avec un effectif final attendu de 1 500 à 1 800 cas. Cette étude s’intéresse à l’influence du chlordécone, mais aussi à tous les autres facteurs génétiques, cliniques et environnementaux et à l’évolution de la maladie – survie sans récidive et survie sans progression de la maladie.

Nous savons également que la mortalité des travailleurs de la banane est globalement proche de la mortalité observée dans la population générale antillaise. Ces résultats ont été admis grâce à l’analyse des données de mortalité de la cohorte de travailleurs qui comprend 13 417 exploitants agricoles et salariés agricoles en activité dans une exploitation bananière entre 1973 et 1993 en Guadeloupe et Martinique : 5 692 décès ont été dénombrés sur la période 1973‑2013. Il s’agit des premiers résultats de l’étude de mortalité qui porte sur la période 2000‑2015. Ces données préliminaires sont susceptibles d’être affinées, notamment avec des données antérieures à 2000. L’analyse de la cohorte se poursuit, dans le cadre du programme Matphyto, que vous connaissez, pour étudier l’exposition, en croisant les données de mortalité avec les données d’exposition du chlordécone, afin de définir des scores d’exposition à la mortalité en fonction du degré d’exposition. Ce travail est en cours et devrait être terminé l’année prochaine.

Une étude de morbidité doit débuter dès l’année prochaine, grâce à l’utilisation des informations des registres des cancers et à leur croisement avec les bases de données médico‑administratives, pour identifier les excès de risques de certaines pathologies chroniques – les pathologies neurodégénératives et les cancers.

Le deuxième axe, monsieur le président, la réduction des expositions…

M. le président Serge Letchimy. Monsieur le directeur général, excusez-moi de vous interrompre. J’ai bien vu que vous avez préparé vos réponses, mais la rapporteure vous a posé une question très précise. Quelles sont les raisons du délai entre l’interdiction du produit en 1990, l’interdiction de son utilisation en 1993 et la mise en place de plans chlordécone à partir de 2008 ?

M. Jérôme Salomon. Je vous entends, monsieur le président. Dans la mesure où nous parlions de politique de santé publique, je tenais à vous la rappeler. Sur le délai, il y a une évolution temporelle très importante à mentionner. Vous l’avez dit : 1990-1993 correspond à la période de fin d’utilisation du chlordécone et 2008 au premier plan national chlordécone. Au cours de cette période, c’est l’alerte sanitaire qui a prévalu. La présence de chlordécone a été constatée aux Antilles dans des prélèvements d’eau effectués par la DDASS dès 1998. Auparavant, je n’ai pas trace d’une alerte causée par un autre signal. Comme vous le savez, les services de la DDASS étaient en charge du contrôle de la qualité des eaux. Ces prélèvements nécessitaient des techniques particulières. Avant 1990, il n’existait pas d’analyse technique de ce niveau. C’est donc grâce à ces progrès et en particulier à la capacité qu’avaient les laboratoires des DDASS des Antilles à rechercher les composés organochlorés que les experts du service du ministère de la santé ont, de façon très adaptée, voulu comprendre la cause de ce bruit de fond. Grâce à leur alerte, très rapidement, la présence de chlordécone a été démontrée. Immédiatement, des actions ont été engagées, notamment en Guadeloupe, pour distribuer de l’eau dépourvue de risque. C’est bien en 1998 qu’a eu lieu l’alerte eau.

Dès 1998, les inspections générales se sont rendues sur place et le rapport Balland‑Mestre‑Fagot, sur l’évaluation des risques liés à l’utilisation des produits phytosanitaires en Guadeloupe et Martinique, a été publié au mois de septembre 1998, mettant en avant les risques liés à l’utilisation des pesticides dans les deux départements et formulant des recommandations visant à en améliorer la connaissance et à structurer l’action. À la suite de ce rapport, les ministres chargés de l’agriculture et de l’environnement ont demandé en novembre 1998 aux préfets de la Guadeloupe et de la Martinique d’élaborer un plan d’action pour chaque département. En 2001 a été réalisé un rapport d’évaluation de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’inspection générale de l’environnement (IGE) sur les risques liés à l’utilisation des produits phytosanitaires. Il soulignait que les services de l’État avaient réagi rapidement, de manière coordonnée, sous l’impulsion du préfet, dès que la pollution au chlordécone avait été confirmée.

Dès le début des années 2000, des actions locales ont donc été mises en place sous l’égide des préfets. Les administrations centrales sont intervenues pour solliciter des expertises nationales, mais aussi pour prendre des mesures réglementaires : étude sur la contamination des aliments en 2002 et saisine de l’AFSSA, saisine de l’InVS dès 2002, arrêtés de limite maximale de résidus en 2005. Comme vous le savez, la direction générale de la santé a ensuite piloté les deux premiers plans, dès 2008 et copilote le troisième.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur le directeur général, vous n’avez pas répondu à ma question. Je vous ai interrogé sur les mesures mises en place à partir de 1990 ; or vous avez seulement parlé de celles qui ont été prises à partir de 1998.

M. Jérôme Salomon. Pour la simple raison que la première alerte sur la présence de chlordécone dans l’eau, qui faisait courir un risque potentiel pour la santé humaine, est venue de la DDASS de Guadeloupe et de Martinique en 1998.

M. le président Serge Letchimy. Entre 1990 et 2008, dix‑huit ans se sont écoulés. Ce que nous essayons de comprendre, c’est ce qui s’est passé pendant cette longue période. Les prélèvements en 1998 ont été le déclencheur d’un processus, qui a vu la publication du rapport d’Éric Godard, lequel a donné le signal d’alarme. Il a également fallu la mobilisation de scientifiques – je pense au professeur Belpomme –, qui ont été des lanceurs d’alerte. Ce délai ne vous semble‑t‑il pas trop important, d’autant que deux rapports avaient été faits – les rapports Snegaroff en 1977 et Kermarrec en 1980 –, qui déjà relevaient la persistance du chlordécone dans le sol ? Est-ce que ces délais ne vous semblent pas trop importants face à un tel drame ?

M. Jérôme Salomon. En 1975 s’est produit un accident industriel gravissime, une exposition massive aiguë à la molécule du chlordécone, qui a eu des conséquences très graves aux États‑Unis.

M. le président Serge Letchimy. Je parlais, pour ma part, du rapport Snegaroff, un ingénieur de l’INRA. En Virginie, ce n’était pas un accident. Il n’y a jamais eu d’explosion d’usine.

M. Jérôme Salomon. C’était une exposition massive à des doses très fortes.

M. le président Serge Letchimy. En effet, mais de manière très ponctuelle. L’alerte était lancée depuis bien longtemps, malgré les autorisations, dont vous n’avez bien sûr pas la responsabilité.

M. Jérôme Salomon. Si la fin de l’utilisation aux Antilles remonte à 1993, force est de constater qu’il n’y a eu aucune alerte sanitaire avant celle de la DDASS. Depuis lors, nous avons beaucoup progressé, pour plein de raisons, sur tous les sujets de sécurité sanitaire et de santé publique. Mais, pour qu’il y ait une réaction de santé publique, il faut qu’il y ait un signal populationnel. Parce que les services de la DDASS sur place ont poussé l’investigation pour rechercher l’origine du toxique dans l’eau – ils ignoraient alors qu’on pouvait trouver du chlordécone dans l’eau –, ce signal inédit a conduit à des prises de mesures réglementaires et de protection des populations, puisque des mesures de réduction de l’exposition de la population à l’eau ont été prises. Par la suite, ils ont décidé d’élargir leurs investigations sur la présence de chlordécone dans d’autres sources, notamment dans la source alimentaire. Les choses se sont enchaînées localement, et beaucoup de mesures ont été prises par les préfets à la demande de l’État. Puis il y a eu des demandes d’investigations complémentaires et de saisine des expertises nationales, qui ont débuté dès les années 2000. La seule période où il n’y a pas eu de signal, c’est entre la fin de l’utilisation en 1993 et la première alerte lancée par les services du ministère de la santé en 1998.

Après 1998, on voit s’enchaîner les demandes d’expertise, d’investigation, les mesures réglementaires, la saisine des agences nationales, la saisine de Santé publique France, la mise en place de tous les outils de surveillance que je vous ai énumérés tout à l’heure. Sur l’aspect santé, la réaction a été rapide dès l’alerte. Elle a été rapide aussi bien pour l’eau que pour les aliments. Les Antillais ont été informés qu’il fallait faire attention à certains aliments. La saisine des agences sanitaires a également été rapide. Les agences nationales ne connaissant pas ce produit, elles ont progressé avec l’évolution des connaissances scientifiques. Toutes les études mises en œuvre sur place – études de cohorte, d’imprégnation et de toxicovigilance – ont permis d’affiner grandement l’expertise et de proposer des mesures de plus en plus adaptées à la population.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Monsieur le directeur général, vous avez bien présenté la chronologie. Je me souviens bien de la découverte de la pollution de l’eau en 1998, puisque c’était chez moi, à Trois-Rivières, que la première contamination a été décelée. Trente ans après l’interdiction de vente, nous savons que le chlordécone a contaminé toute la chaîne alimentaire et que le principal mode de contamination est alimentaire, ce qui a imposé une surveillance accrue de nos aliments. Comment expliquer que, trente ans plus tard, nous n’ayons pas sur place des moyens suffisants de contrôle, soit des laboratoires appropriés permettant de déceler la présence de chlordécone et de le mesurer, dans les légumes racines, le sang, l’eau ou encore les animaux ? Le plus souvent, les échantillons sont envoyés dans l’Hexagone. Par exemple, pour l’eau, il y a un décalage de pratiquement deux mois entre le moment du prélèvement et celui des résultats. Pour assurer la protection sanitaire et un véritable contrôle des produits, il est important que nous puissions réagir très vite. Or nous n’avons pas les moyens suffisants pour déceler et doser le chlordécone sur place.

M. Jérôme Salomon. Madame la députée, vous avez raison de rappeler le caractère rémanent de ce toxique. Vous le savez mieux que moi, il y a une imprégnation importante sur l’ensemble du territoire. Malheureusement, elle a également été repérée parmi la population, puisque les études d’imprégnation que nous avons menées démontrent que l’on retrouve du chlordécone chez une part très importante de la population, à des niveaux très faibles heureusement, mais néanmoins préoccupants, dans la mesure où l’on ne devrait pas en retrouver du tout.

La sécurité de l’eau est assurée par les services de l’agence régionale de santé (ARS). Il est de la responsabilité du ministère de la santé de déterminer sa qualité, sa turbidité, son état chimique ou micro-biologique. Pour ce qui est des aliments, nous savons aujourd’hui, après les études d’exposition alimentaire qui portaient sur les différentes sources de contamination alimentaire, datant de 1999, qu’il faut renforcer notre pédagogie. Depuis très longtemps, nous savons quels sont les aliments les plus contaminés – et des études récentes l’ont confirmé : les légumes racines et les produits issus des circuits informels de zones fortement contaminées. C’est pourquoi les services de la santé ont beaucoup investi dans le programme Jardins familiaux (JAFA), qui permet de faire des dosages pris en charge par l’ARS, pour vous assurer que votre jardin est sûr ou vous aider, le cas échéant, à l’aménager, en apportant de la terre saine, par exemple, ou en donnant des conseils sur le type de culture à privilégier. C’est une initiative fortement soutenue et encouragée par l’ARS. D’après les retours que j’ai eus, les populations en sont très satisfaites. Nous avons effectué des mesures et leur avons démontré qu’elles pouvaient continuer à consommer et à partager les produits de leur jardin familial.

Pour ce qui est du dosage dans le sang, cette question a été abordée lorsque j’étais sur place aux Antilles. Je n’ai aucun problème à discuter de ce sujet majeur. Néanmoins, c’est très compliqué. Le prélèvement permet de savoir si vous avez ou non du chlordécone dans le sang et, partant, de faire une analyse de population, sur cent ou mille personnes, afin de voir quelle part a du chlordécone dans le sang. C’est tout à fait possible. Les résultats de ces prélèvements ont d’ailleurs été présentés par Santé publique France.

M. le président Serge Letchimy. Cela a été fait !

M. Jérôme Salomon. Absolument ! C’était un résultat important.

M. le président Serge Letchimy. Vous dites que c’est possible, alors que cela a été fait. La question est celle du dépistage !

M. Jérôme Salomon. La question est celle de la pertinence. J’avance doucement… La technique existe, mais la question est celle de l’interprétation et de la pertinence du test. Nous avons démontré, grâce au dosage collectif, que la population était fortement concernée et que le niveau était en train de baisser – nous avons eu plusieurs points d’analyse. Parce que la demande locale est très forte en ce sens, j’ai demandé à l’ARS, qui a travaillé avec les médecins et les universitaires sur place, la pertinence du dosage de la chlordéconémie. Plusieurs réflexions sont en cours. Nous n’avons pas, à l’heure actuelle, de valeur critique d’imprégnation, c’est‑à‑dire que nous ne savons pas quelle est la valeur de référence du taux qui fait que vous êtes ou non en danger. Nous avons saisi l’ANSES à ce sujet au mois de juillet dernier. Nous avons également saisi la Haute Autorité de santé (HAS), pour savoir si elle jugeait utile de mettre en place une évaluation scientifique afin d’étudier la meilleure forme du dépistage, ponctuel ou systématique, et les enjeux de remboursement pour les populations. Au niveau local, vous le savez puisque beaucoup de professionnels ont été associés à cette démarche, l’ARS a mis en place des groupes de travail avec les médecins, les sages‑femmes et les universitaires pour connaître l’intérêt du test et voir comment le faire.

M. le président Serge Letchimy. Vous parlez du test concernant le cancer de la prostate ?

M. Jérôme Salomon. Non, pas du tout. Je parle du dépistage du chlordécone dans le sang.

M. le président Serge Letchimy. La Haute Autorité de santé a donc également été interrogée sur ce sujet ?

M. Jérôme Salomon. Absolument !

M. le président Serge Letchimy. Nous savions qu’elle l’avait été sur les tests relatifs au cancer de la prostate.

M. Jérôme Salomon. C’est exact aussi, monsieur le président.

M. le président Serge Letchimy. Sur les deux sujets donc ?

M. Jérôme Salomon. Sur les deux, monsieur le président.

Aujourd’hui, ce que nous disent les experts des Antilles que j’ai sollicités avec l’ARS de Guadeloupe, c’est qu’au stade des connaissances actuelles, le dosage individuel de chlordéconémie ne se justifie pas au plan médical. En effet, il est difficile à interpréter, ce qui est quand même un problème pour un test, en raison de la variabilité de l’exposition et de l’impossibilité à la caractériser. J’avais donné un exemple un peu caricatural, lorsque nous nous étions rencontrés, il y a quelques semaines, sous la présidence de la ministre : un travailleur de la banane, qui a passé vingt ans à travailler dans les bananeraies, peut avoir aujourd’hui un dosage proche de zéro, parce qu’il a fait attention, parce qu’il a un jardin familial ou pour d’autres raisons encore, ce qui ne veut pas dire que cela efface toute son exposition pendant vingt ans ; inversement, un touriste qui passe quelques jours aux Antilles et qui utilise des circuits informels peut avoir un dosage positif, ce qui n’a pas du tout la même signification – cela n’a aucun intérêt de suivre cette personne.

Nous avons du mal à faire le lien, ce qui est problématique en médecine, entre un test et une décision. Le test doit-il déboucher sur une attitude thérapeutique ? Faut-il suivre les personnes ? Faut‑il leur signifier qu’ils courent un risque particulier de pathologie, alors que la valeur sanitaire de référence, soit la valeur critique d’imprégnation, n’est toujours pas définie ? Cela étant, l’accessibilité locale au dosage est recommandée. Pour moi, elle est très importante, parce qu’il faut pouvoir suivre l’évolution d’imprégnation. Il faut surveiller l’impact des actions de prévention, dont beaucoup sont lancées par la population. Le dosage doit être le plus simple, officiel et local possible. L’institut Pasteur de la Guadeloupe, qui a l’expérience du dosage et qui est doté de l’équipement nécessaire, pourrait le faire très rapidement. Il a demandé une accréditation, qu’il pourrait obtenir d’ici à la fin de l’année.

Par ailleurs, parce que la question est fondamentale et que les Antillaises et les Antillais n’arrêtent pas de me la poser, je pense qu’il faut lancer une étude de recherche clinique le plus vite possible, comme je vais le suggérer aux directeurs généraux des ARS et aux universitaires que j’ai rencontrés. Le but serait de proposer sur place aux personnes qui le souhaitent d’être incluses dans un protocole permettant de doser le chlordécone et de voir si le test est pertinent, s’il a un impact thérapeutique, s’il rassure ou inquiète – il pourrait rassurer certaines femmes enceintes, par exemple, mais en inquiéter d’autres. Il faut pouvoir suivre l’impact du dosage sanguin et en vérifier la pertinence sur plusieurs mois dans un cadre universitaire antillais.

Mme Annie Chapelier. Les dosages sont-ils labiles en fonction de la consommation quotidienne, ou l’imprégnation est-elle pérenne ?

M. Jérôme Salomon. Selon nos connaissances actuelles, la demi-vie du chlordécone dans le sang est assez longue. En cas d’exposition unique, on peut imaginer que l’évolution est assez linéaire, et que le même dosage se retrouvera d’un jour sur l’autre. Vous avez néanmoins raison, nous devons nous assurer de la reproductibilité de ce dosage.

En revanche, une exposition supplémentaire va totalement modifier ce taux, ce qui complique les choses. Il est possible de mesurer un dosage rassurant un jour, puis d’être recontaminé le lendemain suite à l’ingestion d’un aliment. Tandis qu’une personne exposée une seule fois à un aliment fortement contaminé éliminera lentement le chlordécone, et les conséquences ne seront pas du tout les mêmes.

C’est pourquoi nous devons recueillir davantage d’éléments sur place, avec les médecins et les universitaires antillais, pour savoir si le dosage est facile, pertinent, utile, et quel sera son impact sur les populations. Imaginons le cas d’une femme enceinte : si son dosage est faible, elle sera rassurée et poursuivra sa grossesse. Mais que devons-nous faire en cas de dosage élevé, si cette femme demandait à interrompre sa grossesse ? Il n’y a pas de thérapeutique ou d’antidote, donc l’impact anxiogène peut être très significatif. Nous avons donc besoin d’un cadre sérieux, clinique, au sein duquel les personnes entreraient volontairement pour être régulièrement prélevées. C’est ainsi que nous pourrons déterminer si les dosages itératifs ont un intérêt pour la santé.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous parlez de lancer une étude clinique, pouvez-vous détailler cette proposition ?

Faut-il imaginer un dispositif de suivi sanitaire spécifique pour les populations de ces territoires, et selon quelles modalités ?

L’Institut Pasteur attend toujours la réponse à sa demande d’agrément, maintenant ancienne. Cet agrément permettrait de ne pas effectuer les analyses en Hexagone.

Suite à l’étude de Santé publique France, pensez-vous nécessaire de réaliser des tests du taux d’imprégnation sur l’ensemble de la population ?

M. Jérôme Salomon. S’agissant de l’Institut Pasteur et du traitement des prélèvements, avant de pouvoir rassurer ou inquiéter la population, nous avons besoin de connaître la valeur critique d’imprégnation, c’est un élément très important, et nous l’ignorons pour l’instant.

Mme Justine Benin, rapporteure. La population est déjà inquiète !

M. Jérôme Salomon. D’un point de vue médical, la connaissance de cette donnée est essentielle. Nous savons que si une personne présente un taux d’hémoglobine de trois grammes, c’est très inquiétant, car nous connaissons la norme. Mais que ferions-nous d’un résultat si nous ne connaissons pas le niveau à partir duquel une substance est toxique, très toxique, ou entraîne des conséquences majeures ?

M. le président Serge Letchimy. Comment expliquer qu’on ne connaisse pas cette valeur critique, alors que le plan chlordécone date de 2008 ?

M. Jérôme Salomon. Il est très compliqué de déterminer cette valeur, car nous ne disposons d’aucune donnée.

En pratique, pour élaborer une valeur critique d’imprégnation, il faut des données humaines. Nous savons que sur 10 000 femmes qui ont une dose de neuf ou dix grammes d’hémoglobine, les risques de malaises vagaux sont augmentés.

Pour établir cette valeur critique, il faut corréler les taux de chlordéconémie avec des événements cliniques. C’est ce que nous avons demandé à l’ANSES.

Pour déterminer la stratégie de dépistage, nous avons saisi la Haute Autorité de santé. Elle doit trouver des éléments afin de décider si le dépistage doit concerner tout le monde, ou se concentrer sur certaines populations telles que les femmes enceintes ou les enfants.

Vous m’avez demandé quelles recherches cliniques pouvaient être réalisées. Je trouve choquant que des associations fassent des tests, localement, sans prise en charge et sans accompagnement. Les populations ont droit à une prise en charge de qualité, dans le cadre d’une recherche clinique, avec un protocole, un suivi psychologique et médical, et les prélèvements devront être pris en charge.

Il ne faut pas continuer à réaliser des prélèvements sans aucune recommandation, payés par les Antillais, alors que dans deux ans, nous pourrions être amenés à conclure que ce test n’est pas utile. Nous pouvons rapidement acquérir des connaissances, et si elles venaient à démontrer l’utilité de ce test, sur tout ou partie de la population, il faudra évidemment le prendre en charge. Nous devons rapidement obtenir des données fiables, et je ne comprends pas que l’on persiste avec des circuits parallèles dans lesquels les gens paient pour un test qui n’est pas fiable, et qui n’est pas pris en charge par la sécurité sociale.

Il est donc urgent d’avoir ces éléments, et c’est uniquement sur place que nous pouvons les recueillir. Il faut que les Antillais participent à un suivi hospitalier, avec les centres hospitaliers universitaires (CHU) des Antilles, et que l’on choisisse les populations les plus vulnérables et les plus exposées. Nous pourrions expliquer à une femme en début de grossesse que nous nous interrogeons sur l’intérêt de mesurer la chlordéconémie, et lui proposer de suivre l’évolution de son taux. Et après la naissance, selon le déroulement de la grossesse et la santé du nouveau-né, nous pourrons corréler les événements survenus aux taux de chlordécone relevés. Cette étude peut être mise en place assez vite, j’ai proposé aux hôpitaux universitaires et à l’ARS de travailler très rapidement à un protocole. Nous pouvons vraiment les aider, nous pouvons financer des protocoles hospitaliers de recherche clinique, car le chlordécone est une priorité. Nous pourrions ainsi obtenir des données très fiables et structurées, dans l’intérêt des populations antillaises.

M. le président Serge Letchimy. Vous préconisez un test clinique, il me semble que les différentes cohortes qui ont fait l’objet d’études participaient à de tels tests cliniques. Vous souhaitez aussi que ceux font le test de manière spontanée soient remboursés, il me semble que ces personnes font cette démarche sans être malade, simplement pour savoir ce qu’elles ont dans le sang.

N’est-il pas contradictoire de préconiser le remboursement de ces tests tout en étant défavorable à un dépistage général dans le cadre d’un protocole ? Vous ignorez les valeurs critiques, mais il n’en demeure pas moins que pour mettre en place un suivi spécifique des personnes les plus touchées, un dépistage généralisé et pris en charge serait plus pertinent que des tests cliniques ponctuels et ciblés.

M. Jérôme Salomon. Les questions que vous soulevez sont très techniques…

M. le président Serge Letchimy. Je ne peux peut pas faire autrement !

M. Jérôme Salomon. La situation est très particulière, elle ne tient pas au chlordécone, mais à notre attitude à l’égard d’un test dont nous ne savons rien. Nous recherchons le chlordécone dans un prélèvement sanguin sans savoir les conséquences pour l’organisme de la présence de chlordécone dans le sang. Ce chlordécone va-t-il s’accumuler, où, et est-ce variable selon les individus ? Un taux de chlordécone dans le sang élevé peut s’accompagner d’un taux dans les organes faible, ou l’inverse. Nous avons besoin d’acquérir cette information.

Vous établissez une différence entre imprégnation générale et imprégnation individuelle. Nous soutenons et nous finançons les études d’imprégnation générale, elles ont permis de démontrer qu’une part très importante de la population était imprégnée, en large majorité à des taux faibles, seule une petite minorité présente des taux très élevés, et nous avons pu caractériser les personnes très fortement exposées et les comportements potentiellement à risque. Cet instantané de la population a été réalisé à plusieurs moments, et nous constatons que l’imprégnation de la population diminue.

Nous pourrions effectuer ce test sur tout le monde, je n’y suis pas défavorable, mais nous ne savons pas quelles conséquences en tirer. Allons-nous susciter de la panique chez ceux dont le taux est élevé, alors que nous ne savons pas si ce taux a un effet ? Ou à l’inverse, courrons-nous le risque de rassurer ceux dont le taux, bien que bas, pourrait avoir des conséquences ? Des personnes ayant été très exposées risquent d’être rassurées à tort par un taux très bas, tandis que d’autres peuvent avoir un taux très élevé sans que cela n’ait la moindre conséquence pour leur santé.

M. le président Serge Letchimy. Cela permettrait toutefois d’introduire une politique nutritionnelle adaptée à la réalité de la personne.

M. Jérôme Salomon. J’y suis favorable, il faut étudier cela sur place, avec les Antillais, dans le cadre d’un protocole. Nous devons mettre en place un protocole de recherche clinique impliquant au maximum la population antillaise, pris en charge par l’État.

La recherche sera plus fiable si elle est menée par des universitaires antillais, sur des populations choisies, informées, qui seront surveillées et accompagnées. C’est le sens d’un protocole de recherche clinique : effectuer des prélèvements et chercher d’éventuelles conséquences sur le déroulement des grossesses ou la santé des enfants.

M. le président Serge Letchimy. Des tests d’imprégnation généralisés permettraient d’appliquer le protocole clinique aux populations les plus concernées.

M. Jérôme Salomon. Non, car cela aurait pour effet d’en exclure certains. On peut imaginer faire le test à toute la population, mais ensuite il serait compliqué de décider de n’appliquer le protocole clinique qu’à certaines personnes, car certains demanderont pourquoi ils ne sont pas pris en compte.

Il faut avancer très vite avec les Antillais et les universitaires. Je suis très favorable à ce protocole, et s’il démontre que le dépistage est pertinent, il faudra le mettre en place et indiquer à quelle fréquence le test doit être répété, et quelles conséquences il faut en tirer sur l’alimentation et les comportements. Il nous manque des connaissances acquises dans un cadre rigoureux. Je ne veux pas que les Antillais s’inquiètent et décident de payer de leur poche un test tous les mois, ce n’est pas sérieux. Si ces tests sont nécessaires, ils doivent être faits dans un cadre scientifique, à l’hôpital.

Mme Justine Benin, rapporteure. M. Norbert Ifrah, président de l’INCa, a rappelé que la classification du chlordécone dans le groupe 2B – cancérogène possible – a été décidée en 1979. Il s’est dit favorable à la réévaluation du chlordécone dans le groupe 2A – cancérogène probable. Quel est votre sentiment sur cette question ? Faudrait-il instaurer en conséquence un dépistage systématique du cancer de la prostate ?

M. Jérôme Salomon. Vous m’avez demandé précédemment s’il fallait surveiller spécifiquement la prévalence des cancers de la prostate au sein de la population antillaise, c’est bien sûr le cas. La population antillaise est déjà l’une des mieux surveillée de France puisque c’est la seule à bénéficier de registres des cancers couvrant l’ensemble de la population, d’un registre des malformations et d’un dispositif de toxicovigilance.

M. le président Serge Letchimy. C’est normal au vu du drame que la population a vécu ! Ce n’est pas un cadeau.

M. Jérôme Salomon. Bien sûr, mais le dispositif en place est sérieux, et c’est heureux.

M. le président Serge Letchimy. Absolument, même s’il est malheureux que la Guadeloupe n’en ait bénéficié que plus tard. Ces registres des cancers sont une bonne chose, mais c’est une évidence vu le drame que nous connaissons.

M. Jérôme Salomon. Ce sont des dispositifs anciens, très utiles pour connaître la population des Antilles, et nous les soutenons sans réserve.

S’agissant de la classification du chlordécone, ces classifications internationales sont établies par des scientifiques qui évaluent les risques. Effectivement, la classification du chlordécone est ancienne, et les molécules sont régulièrement réévaluées au regard des connaissances accumulées. Beaucoup de publications documentent l’impact de la chlordécone aux Antilles, ce qui peut conduire à une réévaluation du risque.

Mais si les scientifiques français sont très mobilisés, ceux des autres pays le sont beaucoup moins, et nous devons nous battre en nous appuyant sur les publications de nos scientifiques. Celles portant sur le lien entre taux élevé de chlordécone et risque de cancer ainsi que les recherches du professeur Multigner sur la part attribuable au chlordécone des cancers de la prostate peuvent faire pencher la balance pour modifier la classification.

Je ne sais pas quelle décision prendront les cancérologues et les toxicologues du CIRC, il va falloir leur donner le maximum d’informations et leur apporter toutes les publications scientifiques pour qu’ils décident de changer la classification de la chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Nous saluons cette procédure qui permettrait de classer le chlordécone comme cancérogène probable et non seulement possible. Mais ne pensez-vous pas que cette demande est un peu tardive ? Ne pourrait-on y voir une forme de reconnaissance par l’État de sa responsabilité pour avoir accepté une classification 2B qui justifiait les autorisations données en 1988 ? N’est-il pas surprenant que l’État ait prolongé à trois reprises les autorisations d’utiliser la chlordécone, de 1990 à 1993 ?

M. Jérôme Salomon. Les autorisations n’étaient pas dans le champ du ministère de la santé.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez hérité de cette situation, je ne vous tiens pas responsable. Mais la continuité de l’État permet de le tenir responsable.

M. Jérôme Salomon. Fort heureusement, dans mon domaine, les connaissances évoluent, et il faut faire évoluer les classifications en fonction. C’est malheureusement ce qui se passe encore aujourd’hui, avec toutes les molécules. Une molécule mise sur le marché en 2019 sera classée sur la base des données disponibles.

M. le président Serge Letchimy. Je peux donc saluer positivement la demande de reclassification du chlordécone que vous soutenez, et vous reconnaissez par cette demande que le cancérogène probable est certainement plus nocif qu’on ne l’imaginait, et que l’État n’a pas eu la vigilance requise vis-à-vis d’un tel drame. Nous reconnaissons en 2019 ce qui aurait pu être fait beaucoup plus tôt.

M. Jérôme Salomon. C’est une très belle démarche, je la soutiens totalement. Mais ce n’est pas l’État, et nous encore moins, qui décidons de cette classification. C’est un groupe de scientifiques internationaux et les critères sont très durs, nous devons fournir des preuves. Nous les avons accumulées au fil du temps, et je ne suis pas certain que nous aurions pu en présenter autant en 1995, 2000 ou 2005. C’est terrible, mais il faut que nous accumulions des éléments humains pour prouver scientifiquement que quelque chose se passe.

M. le président Serge Letchimy. L’État reconnaît par ce biais sa propre responsabilité, c’est ce que je ressens.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Le président de l’INCa nous a dit que la demande de reclassement a été faite, que la démarche de réexamen a reçu un avis favorable du CIRC, mais qu’elle a été classée en priorité basse. Il souhaite surtout être accompagné par le ministère de la santé pour accélérer la procédure. C’est une question de délai, et si la demande reste en priorité basse, son traitement peut prendre plus de deux ans.

Ce reclassement serait un facteur important à l’appui de la demande de reconnaissance de maladie professionnelle.

M. Jérôme Salomon. Vous avez raison, c’est un symbole très fort, et je pousserai cette demande si je peux le faire, mais l’INCa est le plus légitime pour le faire : c’est l’opérateur national, placé sous la tutelle des deux ministères, et il est considéré comme le référent par le CIRC.

M. le président Serge Letchimy. Mais il attend votre soutien !

M. Jérôme Salomon. Il lui est acquis. Nous soutenons toutes les démarches scientifiques rigoureuses, mais je n’ai pas de pouvoir sur le CIRC, qui est sous la responsabilité de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. C’est une question de délai.

M. Jérôme Salomon. Nous verrons ce qu’il est possible de faire pour que la procédure soit rapide, car c’est une question symbolique très forte pour la population des Antilles.

Mais je ne garantis pas le résultat, il s’agit de scientifiques indépendants, et il y a toujours un risque d’être déçu par les scientifiques, malheureusement.

Vous m’avez également interrogé sur l’incidence élevée du cancer de la prostate aux Antilles. M. Ifrah vous a exposé tous les éléments dont il disposait, notamment grâce aux registres des cancers. L’incidence est élevée, supérieure à la moyenne nationale, pour des facteurs multiples.

Dans une publication récente, le professeur Multigner a démontré un lien épidémiologique entre le taux de chlordécone dans le sang et la survenue de cancers de la prostate. Il se penche actuellement sur la question de la part attribuable, qui est définie comme le poids du facteur sur la survenue de la maladie. Par exemple, pour le cancer du poumon, la part attribuable du tabac est énorme : 95 % des cancers du poumon sont liés au tabac. Mais des personnes n’ayant jamais fumé développent des cancers du poumon.

Pour les cancers de la prostate, l’âge est un facteur. Nous savons également que la génétique joue un rôle majeur, c’est pourquoi il vous a rappelé que les taux observés aux Antilles sont proches de ceux en vigueur dans les Caraïbes et au sein de certaines populations d’origine africaine en Amérique et en Grande-Bretagne. Comme pour tous les cancers, des différences majeures existent entre les populations en fonction de leurs caractéristiques génétiques.

Par ailleurs, s’agissant des autres cancers, en particulier des cancers féminins, les Antilles ont la chance de connaître beaucoup moins de cas que la moyenne nationale. Je pense que le mode de vie et l’alimentation aux Antilles y participent beaucoup, et nous essayons de nous inspirer de cette alimentation pour formuler des recommandations à la population hexagonale.

S’agissant spécifiquement du cancer de la prostate, nous ne connaissons pas la part attribuable au chlordécone.

De plus, nous n’avons pas aujourd’hui les moyens de savoir si un cancer de la prostate est lié au chlordécone, ce qui serait très utile.

Enfin, des dépistages organisés et systématiques existent pour le cancer du sein, pour les cancers colorectaux, et la ministre de la Santé Agnès Buzyn vient de décider du dépistage systématique du cancer du col de l’utérus. Mais aujourd’hui, les experts de la Haute Autorité de santé estiment qu’il n’est pas pertinent de réaliser un dépistage systématique du cancer de la prostate. Il pourrait être proposé à toute la population française, mais le seul moyen de dépister le cancer de la prostate – hormis un geste très invasif impliquant des biopsies dont les conséquences peuvent être délétères – est par la mesure du taux d’antigène prostatique spécifique, en abrégé PSA, dans le sang. Or nous pensions que ce test était extraordinaire, mais nous nous sommes rendu compte que des personnes souffraient de cancers très avancés avec des taux de PSA très bas, tandis que d’autres ont été opérés d’un cancer alors qu’ils n’en avaient pas car leur taux de PSA était très élevé.

Nous avons été trompés par un test massivement répandu dans la population qui montre aujourd’hui toutes ses limites. Un avis récent de la Haute Autorité de santé établit qu’il n’est pas raisonnable, aujourd’hui, de faire un dépistage généralisé.

Mais, pour la population des Antilles, l’étude de cohorte KP-Caraïbes établit en permanence l’incidence des cancers de la prostate. Elle est de 163 cas pour 100 000 en Guadeloupe, 161 pour 100 000 en Martinique. C’est plus qu’en Hexagone, mais moins que lors de la période précédente. L’incidence du cancer de la prostate diminue donc aux Antilles.

M. le président Serge Letchimy. Quelle est cette incidence en Hexagone ?

M. Jérôme Salomon. Elle est très variable, entre le Doubs et Pyrénées-Orientales, les chiffres varient beaucoup. La moyenne métropolitaine est de 98 pour 100 000.

M. le président Serge Letchimy. La différence est donc importante.

M. Jérôme Salomon. Oui, l’incidence est 60 % plus élevée. Nous le savons, c’est une constante, mais cette incidence est en baisse puisqu’elle est passée de 182 pour 100 000 durant la période 2005-2009 à 161 pour 100 000.

Vous avez cependant raison, monsieur le président, il y a plus de cancers de la prostate aux Antilles, et je l’ai toujours reconnu quand j’étais sur place. Toutefois, il est important de noter que les cancers de la prostate sont plus répandus parmi les personnes originaires des Antilles qui vivent dans d’autres régions du monde. C’est probablement du fait de facteurs génétiques, c’est pourquoi il est difficile de déterminer la part du chlordécone, et si la cause d’un cancer est le chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Le professeur Multigner cherche la part attribuable du chlordécone, et dans une étude de 2019, il constate que la récidive est trois fois supérieure dans les zones polluées. C’est un indicateur très important. Et l’étude Karuprostate donnait déjà des indications sérieuses.

Il existe donc une part attribuable, pourquoi prétendre aujourd’hui qu’il n’y a aucun lien entre cancer de la prostate et chlordécone ?

M. Jérôme Salomon. Je n’ai jamais prononcé cette phrase, monsieur le président.

M. le président Serge Letchimy. Vous, vous ne l’avez pas dite, mais je l’ai entendue.

M. Jérôme Salomon. Il est important d’être clair, car les Antillais sont inquiets. Personne ne prétend qu’il n’y a aucun problème, et c’est pourquoi nous finançons des études.

M. le président Serge Letchimy. Donc le directeur général de la santé ne dit pas qu’il n’y a aucun lien ?

M. Jérôme Salomon. Il faut étudier la relation épidémiologique. Mais la relation causale est très compliquée, pour les raisons que je vous ai citées. Nous ne savons pas attribuer un cancer à une molécule, car il n’y a pas de marqueur.

M. le président Serge Letchimy. C’est important pour nous, car nous voulons sortir par le haut de cette controverse. Le président Macron a été le premier à parler de réparations et de responsabilité. Mais c’est au plus haut niveau de l’État que l’on a affirmé que le lien n’était pas avéré. Je respecte la République, mais je vous suggère, monsieur le directeur général de la santé, de donner de bonnes informations au président Macron.

M. Jérôme Salomon. J’essaierai ! C’est le lien causal qui est difficile à établir.

Des personnes fortement exposées au chlordécone développent des cancers de la prostate, mais c’est aussi le cas de personnes qui n’y sont pas exposées, et d’Antillais ne vivant pas aux Antilles.

Les propos que je vais vous tenir peuvent choquer, ce sont ceux d’un épidémiologiste et je les prononce naturellement en toute bienveillance. La seule façon que nous aurions de démontrer définitivement le lien causal serait de comparer des populations exposées au chlordécone à des populations exactement identiques qui n’y sont pas exposées. Cela imposerait de suivre une cohorte pendant vingt ans, dont une partie ne serait pas du tout en contact avec le chlordécone, tandis que l’autre partie devrait en consommer. Ce serait très choquant et éthiquement inacceptable, mais pour un épidémiologiste, c’est la manière d’apporter la preuve du lien causal.

C’est ce qui a été fait il y a des dizaines d’années pour lutter contre un lobby extrêmement puissant, celui du tabac, qui affirmait que le tabac ne provoquait pas le cancer du poumon. La cohorte de Framingham, au sein de laquelle certains fumaient et d’autres non, a été suivie pendant des années, et il est apparu que le nombre de cancers du poumon était bien plus élevé parmi les fumeurs. Le lien était démontré, et ce fut le début des campagnes de santé publique contre le tabac. C’est dur, c’est violent, certains se battaient pour dire que le tabagisme n’avait pas de conséquences.

M. le président Serge Letchimy. Il y a plusieurs indices inquiétants : cancers de la prostate, naissances prématurées. L’ANSES a précisé les liens entre tous ces facteurs. Pensez-vous que les politiques de recherche autour du drame du chlordécone, qui concerne 750 000 personnes, sont à la hauteur des besoins ? N’y a-t-il pas un problème de cohérence entre les recherches sur le sol, le sang, la mer, les activités, les enfants ? Tous les chercheurs que nous avons rencontrés ont déclaré qu’il n’y avait pas de moyens, pas de fonds dédiés, pas de cohérence. Lors de l’audition précédente, il nous a été dit que tout le monde s’en fichait.

Il règne le sentiment d’un manque de cohérence, ne pensez-vous pas, en tant que directeur de la santé, que des améliorations sont nécessaires ?

M. Jérôme Salomon. Je suis très engagé à titre personnel, la critique selon laquelle tout le monde s’en fiche ne me concerne pas, ni la direction générale de la santé, qui est mobilisée depuis très longtemps.

Vous avez raison de rappeler que nous avons besoin de l’engagement de tous, notamment du ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Mais nous devons faire face à une difficulté gigantesque : il s’agit d’un drame aux Antilles, et dans le monde de la recherche, on privilégie les sujets très médiatiques, qui ont un impact scientifique considérable et permettent de belles publications.

De plus, la recherche sur le chlordécone est très compliquée car elle a des implications dans de nombreux domaines. Ce drame concerne l’ensemble de la communauté scientifique, pas uniquement le domaine sanitaire. La santé se trouve en bout de chaîne, elle constate les conséquences, mais nous ne pouvons pas aller prélever dans des milieux, trouver des solutions pour capter des toxiques rémanents, identifier le circuit alimentaire chez l’animal ou étudier la faune marine.

Nous disposons en France d’organismes de recherche de très haut niveau, notamment aux Antilles, et des universitaires souhaitent s’engager. Mais il faut mobiliser l’expertise dans tous les domaines.

Dans le domaine de la santé, l’expertise est regroupée au sein de l’alliance Aviesan, l’INSERM s’est rendue sur place et nous soutenons toutes les recherches cliniques.

Un autre aspect fondamental ne dépend pas de nous, c’est l’approche environnementale. Le chlordécone est un scandale environnemental, et il faut utiliser notre expertise en la matière, qui est réunie dans l’alliance AllEnvi.

Un troisième enjeu, c’est l’accompagnement et l’éducation des populations. Pour nous assurer d’être compris par toutes les générations, il faut faire du porte-à-porte, intervenir à la radio, faire des réunions dans les communes, car certaines personnes découvrent encore la chlordécone et n’ont pas du tout intégré les comportements nécessaires. Il faut pour cela une approche comportementale, adaptée aux populations et s’appuyant sur l’expertise d’autres chercheurs sachant tenir compte des spécificités et des attentes de la population, ils sont regroupés au sein de l’alliance Athéna.

Pour répondre à toutes les questions de recherche, il faut une mobilisation de tous les acteurs. J’encourage mes directeurs, les directeurs d’agences sanitaires et l’ANSES à se rendre sur place car c’est ainsi que l’on prend la mesure de toutes ces questions, et du potentiel existant sur place avec les universitaires et les facultés de médecine. Il permet de faire énormément de choses. Il faut mobiliser les chercheurs pour qu’ils se rendent sur place, et le colloque était une occasion extraordinaire de le faire, il faut le renouveler.

Les chercheurs sont souvent réducteurs, ils éprouvent une forme de retenue à l’égard d’un sujet sur lequel ils n’ont jamais travaillé, il faut les mobiliser pour répondre à une attente fondamentale de la population.

S’agissant des aspects financiers, les crédits sont interministériels, et sur les grands programmes de recherche, il existe des financements par appels à projets. La première étape consiste à mobiliser la communauté des chercheurs sur des questions clés. Ensuite, quand la question scientifique est pertinente et que les scientifiques sont bons, on trouve des financements. Le blocage n’est pas financier.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Je ne doute pas qu’il y ait moins de cancers aux Antilles qu’en Hexagone. J’entends aussi que le cancer de la prostate est plus fréquent au sein des populations antillaises.

Mais sachant le nombre de Guadeloupéens et de Martiniquais qui viennent se faire soigner en Hexagone dès qu’ils ont la moindre suspicion de cancer, j’aimerais savoir comment ils sont comptabilisés : apparaissent-ils sur les registres antillais ? Sur quel registre sera consigné un Antillais dont le cancer est détecté en métropole et qui s’y fait soigner ?

M. Jérôme Salomon. Oui, puisque c’est tout l’objectif de ces registres populationnels et géographiques. Pour une population contrôlée, c’est le lieu de résidence de la personne qui compte.

Entre nous, je vais être un peu taquin : les équipes hospitalo-universitaires antillaises sont d’une très grande qualité. Il faut le leur reconnaître et dire qu’elles font du bon travail sur place. Je n’arrête pas de le dire mais chacun fait ce qu’il veut.

M. le président Serge Letchimy. Il faut effectivement saluer le courage des médecins qui travaillent en Guadeloupe et en Martinique mais il faudrait renforcer puissamment les plateaux techniques. Nombre de personnes sont obligées de venir se faire soigner ici, y compris en prenant un appartement pour que la maman puisse accompagner son enfant ou que le mari puisse accompagner sa femme.

M. Jérôme Salomon. C’est vrai, mais il va y avoir un magnifique centre hospitalier universitaire (CHU) en Guadeloupe et il sera doté d’un très beau plateau technique. C’est un investissement majeur – ce qui est très bien.

M. le président Serge Letchimy. Pour votre information, nous aimerions que les choses avancent beaucoup plus vite en Guadeloupe.

M. Jérôme Salomon. Je ne suis pas responsable des hôpitaux.

M. le président Serge Letchimy. Et en Martinique, l’hôpital est à rénover totalement, ce qui nécessite des moyens exceptionnels.

La question de notre collègue Vainqueur-Christophe est très subtile. Si vous ne comptabilisez pas les gens qui partent de là-bas pour se faire soigner, cela vous donne raison sans que vous ayez raison.

M. Jérôme Salomon. Comme je l’ai indiqué, c’est le lieu de résidence qui compte. Il en va de même pour les grossesses pour lesquelles nous avons un registre des malformations : nous tenons compte du lieu de résidence de la mère qui peut être suivie dans un CHU situé à 200 ou 300 kilomètres de chez elle. Ce qui compte c’est l’exposition, donc le lieu de vie.

À l’inverse, mesdames et messieurs les députés, j’appelle votre attention sur le fait qu’il n’existe pas de statistiques ethniques en France, conformément à la volonté de la représentation nationale. Nous n’allons pas discuter de la nécessité d’avoir ou non des statistiques ethniques en France, mais leur absence pose une difficulté dans ce domaine où elles seraient très utiles.

Mme Justine Benin, rapporteure. M. Norbert Ifrah en avait fait état.

J’ouvre une parenthèse sur ce gros sujet qu’est le CHU. Nous aurons peut-être bientôt un magnifique ensemble hospitalier, mais nous nous demandons surtout comment vivre au quotidien. Ce n’est pas évident, professeur Salomon ! Ce n’est évident pour personne, pas plus pour les soignants que pour la population.

Vous avez évoqué la complexité des difficultés liées au chlordécone, disant que c’était l’affaire de tous, que tout le monde devait se mobiliser, en particulier les chercheurs. Lorsque nous avons interrogé le président de l’INCa, il nous a indiqué que l’INCa avait accepté de financer l’étude Madiprostate, en donnant suite à une « demande dérogatoire », eu égard à l’importance de l’enjeu. Pour quelle raison a-t-on arrêté cette étude ? Vous avez dit que le problème n’était pas financier. Or le président de l’INCa nous a précisé qu’il s’agissait d’appels à projets compétitifs. Dans le cadre des plans chlordécone, y a-t-il des fonds dédiés concernant le volet de la recherche scientifique ?

M. Jérôme Salomon. À la demande du professeur Multigner, de l’INSERM, nous avons financé l’étude Karuprostate conduite en Guadeloupe et dont les premiers résultats ont été publiés en 2010.

Le professeur Multigner a formulé une autre demande pour le financement d’une nouvelle étude en Martinique, Madiprostate, en 2010. Comme toujours, le protocole de cette étude a été soumis à un collège d’experts. Après un échange classique sur la méthode, notamment avec la DGS et l’INCa, une étude de faisabilité a été financée et lancée dès mars 2012.

En mars 2014, des difficultés techniques et logistiques sont apparues. L’INSERM a transmis à l’INCa un rapport scientifique sur cette première partie. Un collège d’experts s’est réuni et a conclu que le protocole de recherche, fondé sur une sélection de cas et de témoins, ne permettrait pas de répondre à la question posée. Au vu de la participation des personnes composant le panel et de la sélection effectuée entre les cas et les témoins, les experts ont estimé qu’il ne serait pas possible de répondre à la question clé du président sur le lien causal entre l’exposition au chlordécone et le risque de survenance du cancer de la prostate en Martinique. La DGS n’était pas du tout impliquée dans ce collège d’experts qui a recommandé d’arrêter le déploiement de l’étude. Quand un collègue d’experts recommande d’arrêter une étude, celui qui la finance l’arrête. En l’occurrence, l’INCa a pris cette décision.

Pour le financement des études, il faut distinguer deux aspects : les études en santé et la recherche fondamentale. Côté santé, toutes les études sont financées. Nous finançons les cohortes, les études de Santé publique France, les études en cours sur l’imprégnation des populations, les études de l’ANSES, les études sur le croisement entre une exposition et la survenue d’un cancer. En revanche, la recherche fondamentale n’est pas du tout dans le champ de la santé ; elle est du ressort du ministère de lʼenseignement supérieur, de la recherche et de lʼinnovation (MESRI).

Du fait de la spécificité du chlordécone, toutes les études actuelles – en cancérologie, neurologie ou en cardiologie – passent par des appels à projets. Or, dans un domaine aussi particulier, les appels à projets sont plus compliqués. Cet aspect du dossier m’interpelle. Depuis mon arrivée, j’en ai beaucoup discuté avec les équipes, le MESRI et le président-directeur général (PDG) de l’INSERM – je ne sais pas si vous avez prévu de l’auditionner.

M. le président Serge Letchimy. C’est fait !

M. Jérôme Salomon. Comment procéder dans un domaine qui n’est pas classique ? Les études sont financées par l’Agence nationale de la recherche (ANR). En général, les grands organismes de recherche n’ont pas de budget spécifique pour les études. L’Europe finance massivement par le biais de grands programmes : Horizon 2020, Horizon Europe. La difficulté est ensuite d’entrer dans le cadre de ce type d’appels d’offres qui portent très largement sur les produits phytosanitaires, les enjeux concernant l’environnement. Nous devons obtenir que les études scientifiques majeures entrent dans ce cadre.

Mme Justine Benin, rapporteure. D’après ce qui nous a été dit, vu que le chlordécone était utilisé pour lutter contre le charançon du bananier, que cette pollution se trouve être dans deux territoires – Guadeloupe et Martinique – et que, finalement, les recherches ne s’effectuaient pas hors de la France, il était très difficile pour les chercheurs de faire des appels aux dons, aux fonds.

Nous venons d’auditionner deux chercheurs sur les produits de dégradation pour décontaminer les sols. Ils ont déjà envoyé des dossiers ici ou là pour demander des financements. Le résultat a été nul. C’est un vrai sujet, monsieur le directeur général. Si nous voulons réellement en finir avec cela, même si nous savons que les sols seront pollués durant quatre ou sept siècles, il faut que nos actions puissent converger et que nous aboutissions à des fonds dédiés, peut-être dans le cadre du Programme des interventions territoriales de l’État (PITE). Ce serait encore dérogatoire pour les Antilles. C’est un peu difficile pour nous parce que je me rends compte qu’il n’y a que l’action 8 du PITE qui soit consacrée au plan chlordécone. C’est bien cela ?

M. Jérôme Salomon. Dans l’immensité du PITE, cette action 8 est en effet consacrée au plan chlordécone.

Mme Justine Benin, rapporteure. L’objectif de cette commission d’enquête est de faire une étude de l’impact, sanitaire, environnemental et économique de l’utilisation du chlordécone. Je pense que nous en viendrons à constater qu’il faut des fonds dédiés pour la recherche. Si nous n’arrivons pas à sanctuariser ces fonds, nous donnerons des coups d’épée dans l’eau. On organise un premier colloque, puis un deuxième. Et après, où allons-nous ?

M. Jérôme Salomon. Le premier colloque a eu la vertu de sensibiliser les chercheurs. Pour être franc, je trouve qu’une grande partie de la communauté des chercheurs ne connaît pas du tout le sujet. Je vais défendre ma paroisse mais je pense que c’est au ministère de la santé que nous avons la vision la plus globale de l’effet du chlordécone.

Le chercheur se voit comme spécialiste d’un sujet très pointu, dans son laboratoire situé à tel endroit et, face au chlordécone, il se dit : c’est loin, je ne connais pas. Comment faire en sorte que les chercheurs prennent conscience de l’enjeu ? C’est toute la difficulté. Dans son laboratoire de Grenoble, par exemple, le chercheur ne voit pas de quoi il retourne quand on lui parle de chlordécone. Au ministère de la santé, nous sommes mobilisés depuis longtemps sur des études comme la cohorte Timoun ou celle qui concerne les travailleurs de la banane. Nous voyons très bien de quoi il s’agit. Il y a de la recherche clinique : interventionnelle, épidémiologique, sur lien causal. Ce que vous décrivez très bien, c’est le problème de l’amont.

Vous avez raison de dire que les Antilles sont contaminées pour des siècles, sauf si des chercheurs trouvent des solutions en amont. C’est là que se trouve la clé. Pour notre part, nous essayons de réduire le risque, c’est-à-dire l’exposition des populations, en recommandant aux personnes – et particulièrement aux femmes enceintes – de faire attention à ce qu’ils boivent et à ce qu’ils mangent. Mais s’il était possible d’agir sur la source, ce serait extraordinaire. Il faut donc intéresser des chercheurs spécialisés dans l’environnement, les cycles complexes, les produits lourds ou la chélation car, jusqu’à présent, ce sujet est hors de leur champ. La difficulté est de mobiliser les chercheurs fondamentaux spécialistes des milieux.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous me faites peur !

M. Jérôme Salomon. J’essaie d’être rationnel. Vous allez peut-être penser que je fais de la communication mais je pense qu’il faut faire connaître les enjeux du chlordécone à ces équipes qui sont très loin du sujet. Un drame pareil ne doit pas se renouveler et, grâce à l’innovation, il est peut-être possible de trouver des solutions. Imaginez que, dans cinq ou dix ans, des équipes trouvent la solution et sachent capter la molécule. Cela changerait tout pour les Antillais.

L’énorme défi est d’intéresser les chercheurs, peut-être même ceux qui ne connaissent pas le sujet. Au colloque de 2018, il n’y avait que de grands spécialistes du sujet. Pour ma part, je parle de chlordécone quand je rencontre des chercheurs et, très souvent, ils ne savent même pas de quoi il s’agit. Il va donc falloir que nous arrivions à les mobiliser. L’État se mobilise aussi. Nous mobilisons tous les départements ministériels – l’innovation, la recherche, l’environnement.

Pour l’Union européenne, c’est aussi un sujet majeur : il s’agit d’une catastrophe environnementale que l’on n’a pas intérêt à reproduire. J’ai rencontré la directrice générale de la santé et de la sécurité alimentaire de la Commission européenne. Quand je lui ai parlé du chlordécone, elle découvrait le sujet. Nous devons tous être capables de porter ce sujet au sein des institutions de l’Union européenne, en insistant sur le fait qu’il ne concerne pas uniquement les Antilles et qu’il est révélateur de ce qui se passe face à un scandale environnemental. C’est utile à tout le monde.

M. le président Serge Letchimy. Pourquoi alors ne pas sortir des appels à projets libres en France et en Europe ? Pourquoi ne pas passer par des appels à projets ciblés, avec des budgets garantis ?

M. Jérôme Salomon. Bonne question !

M. le président Serge Letchimy. Une fois les masses financières sécurisées, vous pourrez vous attaquer en amont aux sujets que vous avez parfaitement listés. Pourquoi ne pas envisager une initiative française en ce sens ? Il serait peut-être possible de trouver des solutions dans cinq ou dix ans parce que l’échéance de 500 ans a de quoi effrayer.

M. Jérôme Salomon. Nous oscillons toujours entre deux positions : les chercheurs sont des gens indépendants qui n’aiment pas qu’on leur dicte leur sujet ; les prescripteurs ont des priorités nationales et la volonté d’orienter les travaux sur tel ou tel sujet. La représentation nationale, par exemple, peut peser de tout son poids pour décider des priorités des grands programmes français. À l’inverse, les chercheurs demandent des appels à projets très larges auxquels ils pourront répondre en fonction des thématiques. C’est exactement ce qui se passe en France et surtout en Europe.

M. le président Serge Letchimy. Avez-vous le pouvoir d’imposer des appels à projets ciblés ou est-ce que cela dépend de l’Europe ?

M. Jérôme Salomon. Nous avons tous le pouvoir d’influencer les futurs appels à projets. Les Français l’ignorent souvent mais ces appels d’offres sont rédigés par des gens qui sont soumis à des sortes de lobbyistes suggérant qu’il faut travailler sur tel ou tel sujet : les transports du futur, les villes de l’avenir, etc. La France a ce pouvoir d’influence – ce n’est pas péjoratif dans ma bouche. Nous devons utiliser toutes nos armes.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Salomon, vous êtes le directeur général de la santé et Mme la rapporteure a raison de marteler sa demande.

M. Jérôme Salomon. Les parlementaires et les représentants français à l’Union Européenne ont un rôle majeur à jouer. Quand je rencontre la directrice générale de la santé et de la sécurité alimentaire de l’Union européenne, je lui en parle.

M. le président Serge Letchimy. On ne peut pas laisser le destin de deux peuples entre les mains de lobbyistes. Ce n’est pas possible. Pouvez-vous orienter vers le chlordécone une masse d’appels à projets ciblés avec un budget dédié ? Avez-vous le pouvoir de le faire ? Si c’est le cas, il nous faudra alors convaincre le Président de la République et le Premier ministre d’aller dans ce sens, ne serait-ce que pour la réalisation d’études essentielles visant à s’attaquer à l’origine du mal. Nous avons parlé de remédiation et de séquestration. C’est vital. Sinon, nous en parlerons encore pendant cinquante ans. Oui ou non, avez-vous le pouvoir de le faire ?

M. Jérôme Salomon. Nous pouvons faire passer le message mais la décision n’est pas de notre ressort.

M. le président Serge Letchimy. Nous nous chargeons de faire passer le message mais je vous demande votre avis.

M. Jérôme Salomon. Je suis persuadé qu’il faut pousser, au niveau européen, tout ce qui présente des effets majeurs pour la santé.

M. le président Serge Letchimy. Pourquoi me parlez-vous de l’Europe ? Moi, je vous parle de la France. En tant que directeur général de la santé en France, pouvez-vous le faire ? Si vous me dites que vous le pouvez, qu’il n’y a pas de contrainte juridique, vous avez face à vous deux élus, l’une de la majorité et l’autre de l’opposition, qui iront main dans la main voir le Gouvernement avec une proposition en ce sens. Nous pourrons dire que nous avons balisé le sujet avec vous et que vous n’êtes pas contre l’idée. À toute situation exceptionnellement grave, il faut des solutions exceptionnelles.

M. Jérôme Salomon. Je partage votre analyse, monsieur le président, mais le directeur général de la santé ne décide pas des appels à projets et du budget du ministère de la recherche. En revanche, je peux aller batailler auprès de mes collègues du ministère de la recherche et leur dire qu’il faut orienter des crédits vers ce type de sujets.

M. le président Serge Letchimy. Nous allons recevoir la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.

M. Jérôme Salomon. C’est parfait. Elle oscille entre les deux difficultés que je vous ai décrites. Chaque chercheur veut son propre budget et lui demande un fléchage spécifique. Elle est obligée de refuser de donner de l’argent à toutes les équipes en faisant valoir que ce n’est pas la tendance. D’autres lui demandent de mettre x millions sur la table, en expliquant qu’ils vont se débrouiller avec les projets.

Pour des sujets comme celui-là, que je qualifierais d’orphelins, il faut être capable de dire qu’il est nécessaire d’avoir un budget dédié. S’il le faut, je peux vous assurer que je pousserai en ce sens au niveau national. Le niveau européen est aussi très important pour trouver des chercheurs qui ont d’autres compétences. Il faut influencer les rédacteurs du futur appel à projets européen qui est très fortement doté, en faisant valoir qu’il est très important de travailler sur les incidences de l’environnement sur la santé. Le chlordécone entre complètement dans ce cadre, comme les produits phytosanitaires ou la pollution.

Mme Justine Benin, rapporteure. En effet, nous sommes dans ce cadre.

M. Jérôme Salomon. Les Français doivent user tous ensemble de leur influence – les ministres, les députés européens, les personnes qui nous représentent auprès des instances européennes. C’est une occasion très importante de créer un mouvement de recherche internationale parce que certaines expertises ne sont peut-être pas en France, afin de répondre à toutes ces questions scientifiques.

M. le président Serge Letchimy. Il faut peut-être activer aussi ceux qui ont utilisé le chlordécone en Europe de l’Est ou ailleurs, de telle sorte que cette dimension internationale ait un sens. Si la France enclenche immédiatement ce processus vis-à-vis du chlordécone, je pense que nous n’aurons pas de mal à convaincre l’Europe.

M. Jérôme Salomon. Vous avez raison : nous devons montrer que nous sommes mobilisés avant de demander l’aide des Européens.

Mme Justine Benin, rapporteure. Le sujet entre parfaitement dans la problématique du développement durable et nous pouvons donc aller souffler à l’oreille de ceux qui font le programme, d’autant plus que les collectivités de Guadeloupe et de Martinique participent au plan chlordécone dans le cadre des actions du fonds européen de développement régional (FEDER) si mes souvenirs sont exacts.

Monsieur le directeur général, j’aurais une dernière question : quels montants ont effectivement été consacrés aux plans chlordécone successifs et pourquoi certains crédits n’ont-ils pas été consommés ?

M. Jérôme Salomon. Le financement est interministériel.

Le premier plan national d’action couvrait la période 2008-2010 ; son budget était de 33 millions d’euros et 20 millions d’euros ont été consommés.

Pour le deuxième plan, couvrant la période 2011-2013, le budget de 31 millions d’euros n’a été consommé qu’à hauteur de 8 millions d’euros. À l’époque, je n’étais pas là et je ne sais pas comment les gens ont tiré sur les lignes budgétaires. D’après ce que j’ai compris, la sous-consommation des crédits tient à la difficulté de mobiliser les fonds européens : FEDER, fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) et fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP).

Pour le troisième plan, qui couvre la période 2014-2020, le budget s’élève à 30 millions d’euros. Pour la première étape, allant de 2014 à 2017, le montant des crédits consommés atteignait 14,8 millions d’euros sur les 18 millions d’euros de participation de l’État, soit un taux de consommation de plus de 81 %, beaucoup plus satisfaisant. Sur la période 2014-2017, le différentiel assez faible est lié au fait que le plan a démarré un peu tardivement – en fait, il a été lancé au début de 2015 – et qu’il a subi des modifications locales. On note toujours une difficulté à mobiliser les fonds et parfois une inadéquation entre les projets scientifiques et ce qui a été déposé à l’ANR.

La partie santé, pilotée par la DGS, est dotée d’un budget propre, le programme 204 « Prévention, sécurité sanitaire et offre de soins » de la mission Santé. Nous accordons des financements nationaux, en particulier pour de grandes études comme Timoun, une cohorte d’enfants qui sont suivis de la naissance jusqu’à l’âge de la puberté. Nous finançons l’analyse très attendue des données de la cohorte des travailleurs des bananeraies, effectuée par l’INSERM et Santé publique France. Nous finançons le registre des malformations congénitales aux Antilles (REMALAN), l’étude KP-Caraïbes de l’INSERM. Nous sommes aussi en lien avec le secrétariat général du ministère de l’agriculture pour les recommandations et le suivi médical des travailleurs des bananeraies, effectué par l’Institut national de médecine agricole (INMA). En 2019, nous finançons à hauteur de 400 000 euros l’étude Timoun, la cohorte des travailleurs, REMALAN et l’INMA.

Pour 2020, en espérant que les arbitrages soient favorables et que le projet de loi de finances se déroule dans les bonnes conditions, nous prévoyons un budget de 600 000 euros pour divers financements : les registres, l’étude de morbidité de la cohorte des travailleurs qui doit permettre de voir s’ils sont malades et de les suivre au long cours, l’étude KP-Caraïbes sur le cancer de la prostate qui est fondamentale, l’étude de l’alimentation totale (EAT) qui est importante pour les Antillais et qui permet de faire le lien entre l’alimentation, la contamination et le suivi de bio-surveillance. Le coût total de cette dernière étude est estimé à 4 millions d’euros.

Sur la période des plans, les financements strictement nationaux du ministère de la santé s’élèvent à 8,5 millions d’euros.

Outre ces crédits du ministère, il y a les mesures du PITE, pilotées au niveau local par les préfets. Le préfet de Martinique suit, depuis décembre 2007, ce PITE qui est alimenté par des prélèvements à la source. Il s’agit d’un financement dédié, fléché et efficace pour les actions locales. Les ministères de l’agriculture, de l’économie, de la recherche, de l’écologie, de l’Outre-mer et de la santé contribuent au programme. Le ministère de la santé finance 11,2 % du PITE, en particulier parce qu’il supporte l’ensemble du programme JAFA qui rencontre un grand succès, selon les ARS de Guadeloupe et de Martinique.

M. le président Serge Letchimy. Quel est le montant du PITE pour 2020 ?

M. Jérôme Salomon. Le Président de la République a annoncé un montant de 3 millions d’euros, il me semble.

M. le président Serge Letchimy. Il a annoncé 3,3 millions d’euros.

M. Jérôme Salomon. On peut difficilement donner le montant du PITE…

M. le président Serge Letchimy. Avec la bonification, le total sera de 3,4 millions d’euros.

M. Jérôme Salomon. En tout cas, le Président de la République avait annoncé que l’action de l’État serait portée à 3 millions d’euros par an. Je m’aligne évidemment sur la décision du Président de la République. Cela représente une augmentation importante puisque la moyenne était d’environ 2,1 millions d’euros sur la période d’analyse, sachant qu’une progression a déjà été enregistrée en 2019 – le montant du PITE a atteint 2,5 millions d’euros cette année. J’avais en tête un montant de 3 millions d’euros pour 2020. Sur toute la période des plans, le financement global du ministère de la santé s’élève à 3,3 millions d’euros.

Je vous ai parlé du programme 204 « Prévention, sécurité sanitaire et offre de soins », des mesures du PITE, de notre contribution. D’autres financements participent à la lutte contre la chlordécone : le budget, que nous finançons aussi, des agences sanitaires nationales que sont Santé publique France, l’ANSES et l’INCa ; le Fonds d’intervention régional (FIR) des ARS est fortement sollicité pour les populations antillaises ; des crédits des collectivités territoriales ; des fonds européens. Je précise qu’il s’agit de fonds dédiés et qu’il n’est pas question de les confondre avec les fonds pour la coopération, l’agriculture ou la recherche. Pour la recherche, par exemple, il faut chercher le FEDER.

M. le président Serge Letchimy. Pour l’État, cela fait donc autour de 15 millions d’euros.

M. Jérôme Salomon. Pour le ministère de la santé.

M. le président Serge Letchimy. Le ministère de la santé et le PITE représentent quelque 15 millions d’euros sur un total d’environ 30 millions d’euros pour les trois plans. La part de l’État représente entre 15 et 18 millions d’euros, le reste étant fourni par les collectivités, à travers les fonds européens. Pour le dernier plan, les fonds européens ont-ils été mobilisés par les collectivités ?

M. Jérôme Salomon. C’est une bonne question à laquelle je ne suis pas sûr de pouvoir répondre. Nous n’avons pas encore le retour concernant la deuxième partie du plan mais je vous ferai transmettre la réponse dès que je serai en mesure de le faire. Sur la partie plus récente, que je suis depuis mon arrivée, je peux vous dire que le niveau d’utilisation des fonds est beaucoup plus satisfaisant.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. S’agissant du financement des deux premiers plans chlordécone, vous avez vous-même mis en avant l’insuffisance de consommation de ces fonds. Y a-t-il eu un report de ces fonds non consommés ?

À partir de 2008, j’ai été maire de Trois-Rivières, une commune située dans le sud de zone contaminée. Avec mes services, j’ai été actrice des programmes JAFA qui sont très performants, qui atteignent la population, et dont le résultat est visible et quantifiable. Leur limite était financière, les acteurs de terrain se plaignant de n’avoir pas de fonds suffisants. La sous-consommation des crédits m’étonne alors que de 2008 à 2014, au cours du premier plan chlordécone en Guadeloupe, nous avons manqué de fonds pour le programme JAFA.

M. Jérôme Salomon. Avec le président Letchimy, j’avais eu l’occasion de parler de JAFA. En fait, j’ai déploré les faiblesses de la communication, de la capacité à montrer la mobilisation de l’État. En tout cas, c’est ce qui a été ressenti. Depuis mon arrivée, j’ai vraiment demandé à ce que l’on intensifie les actions de communication. Peut-être avez-vous noté que le site internet chlordécone info permet désormais d’avoir accès à l’ensemble des informations officielles. C’est très important car des personnes se plaignaient de ne pas savoir si les informations glanées ici ou là étaient fiables. Toutes les ARS, qui ont aussi leur site, ont relayé le plan chlordécone. Et puis, il y a le programme JAFA.

Quand je me suis rendu aux Antilles, beaucoup de gens m’ont dit qu’ils ne savaient pas qu’ils pouvaient demander de l’aide pour ce programme, ce qui témoigne d’un véritable déficit d’information. Lorsque j’ai rencontré les deux directeurs généraux d’ARS, je leur ai demandé de faire de la publicité pour le programme JAFA. C’est ce qui est en train de se passer.

Toutes les familles, qui ont eu recours à ce programme et que nous avons sollicitées, sont très contentes. Elles expliquent qu’elles ont été bien informées, qu’elles ont fait effectuer des prélèvements, qu’elles ont modifié leur façon de travailler, en élevant leurs poules hors sol, par exemple. Certaines situations ont complètement changé. Les gens ont posé plein de questions sur le chlordécone et ils sont très satisfaits. Le retour est très valorisant. Nous avons massivement soutenu les deux directeurs des ARS des Antilles et l’utilisation du programme explose. Je ne connais pas le taux de croissance exact mais les directeurs ont parlé de plus de 50 %. C’est satisfaisant. Les gens comprennent l’intérêt des programmes JAFA.

Nous avons mis en place deux autres programmes pour réduire l’exposition alimentaire et protéger les femmes enceintes. Vous avez la chance d’avoir énormément d’étudiants, de futurs professionnels de santé, aux Antilles. Pour le service sanitaire qui se met en place, nous avons demandé aux recteurs et aux directeurs généraux d’ARS de faire en sorte que ces étudiants en santé parlent de chlordécone aux élèves du primaire et du second degré. L’initiative prend forme et elle a l’air de plaire : les gens trouvent que c’est une bonne idée. Des étudiants vont aller à l’école primaire, au collège et au lycée pour parler du chlordécone aux plus jeunes. L’idée est que ces jeunes discutent ensuite avec leurs parents du chlordécone, des programmes JAFA, de la réduction de l’exposition alimentaire, de la protection des femmes enceintes.

Nous allons mobiliser la population antillaise. C’est un peu ce que je voulais vous dire en conclusion. Mon objectif, en tant que défenseur de la santé publique, est que la population antillaise soit la moins exposée possible, que l’on atteigne le niveau zéro d’exposition par voie alimentaire. C’est la demande du Président de la République et elle me paraît totalement légitime.

En copilotage national avec le directeur général des Outre-mer, mon rôle va aussi consister à mobiliser tous les acteurs de l’État. À cet égard, je voudrais vous signaler un changement complet de gouvernance ou d’ambiance : actuellement, nous travaillons extraordinairement bien avec les comités de pilotage locaux. Nous sommes en lien permanent avec eux, nous discutons avec les préfets et avec les directeurs généraux d’ARS. Il me semble qu’il y a désormais des réunions au niveau municipal pour mobiliser la population. C’est la clé pour l’avenir.

Si nous voulons construire un grand plan chlordécone IV à la fin de cette feuille de route, cela ne peut se faire qu’en co-construction. Nous avons aussi besoin des élus nationaux et locaux et peut-être même de la population qui a envie de s’impliquer pour déterminer la marche à suivre. Il est très important de définir les bonnes actions, celles qui manquent dans les champs de l’information, de l’éducation, du suivi. Nous restons évidemment dans le domaine de la santé parce que je ne peux pas imaginer tout ce qui peut se faire en environnement ou en agriculture. Il est très important que nous ayons ce retour de votre part sur le ressenti des populations, sur leurs difficultés d’accès à l’information ou sur leurs inquiétudes vis-à-vis de l’impact sanitaire du chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. La mobilisation des communes et des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) est absolument essentielle et elle existe notamment dans le cadre du programme JAFA. Mais il ne s’agit pas seulement d’informer les responsables politiques, maires ou présidents d’EPCI. C’est une implication en soutien logistique. Si l’on doit être en contact avec l’agriculteur de tel ou tel secteur ou quartier, c’est du face à face, pas de la théorie. La clé du succès d’un changement des pratiques agricoles passe par cette proximité et par des moyens. D’où ma question : pensez-vous qu’un budget de 30 millions d’euros soit suffisant si nous voulons mettre tout cela en œuvre ? Ne faut-il pas beaucoup plus ?

M. Jérôme Salomon. Je ne tiens pas les cordons de la bourse mais il faudra évidemment adapter les montants alloués – dans le projet de loi de finances et le PITE – aux enjeux construits.

M. le président Serge Letchimy. Très bien.

M. Jérôme Salomon. Cela paraît logique. En tant que directeur général de la santé, je ne peux que déplorer la sous-consommation des crédits. Nous mobilisons des crédits de l’État pour des enjeux de solidarité nationale. Autant utiliser ces crédits pour répondre de la manière la plus rapide et efficace possible à ces enjeux.

M. le président Serge Letchimy. Cette sous-consommation face à un drame constitue un paradoxe assez extraordinaire.

M. Jérôme Salomon. Je partage votre avis.

M. le président Serge Letchimy. C’est révélateur d’un blocage. À mon avis, le montant de 30 millions d’euros n’est déjà pas grand-chose compte tenu de l’ampleur de ce qu’il faut faire. A-t-on expertisé les raisons de la sous-consommation ? Les collectivités n’auraient pas apporté leur contribution. Si c’est le cas, il faut le dire.

M. Jérôme Salomon. On peut regarder très précisément, même si je ne suis pas un expert du budget et que le financement est interministériel. Sur la partie santé, j’ai vraiment l’impression que nous avons très peu de sous-consommation, c’est-à-dire que tout ce qui a été décidé et lancé est consommé. De mon côté, je ne me sens pas inquiet. Des crédits venant d’autres ministères n’ont visiblement pas été utilisés. Ce n’est vraiment pas normal en termes de rigueur budgétaire et c’est regrettable par rapport aux enjeux.

Nous avons tous intérêt à poser toutes les bonnes questions, à co-construire le plan chlordécone et à mettre en face les crédits nécessaires.

M. le président Serge Letchimy. Je me permets d’y insister. S’agissant d’un cofinancement, une part provient de l’État par le biais de tel ou tel ministère et une autre – qui peut représenter 40 % ou 50 % du total – est fournie par les fonds européens et les collectivités. Un mauvais couplage des deux financements provoque un ralentissement de l’opération prévue. Il faut donc sécuriser aussi bien les fonds locaux que les fonds d’État. En application du principe de libre administration des collectivités locales, nous ne pouvons pas dire à un président de collectivité qu’il est obligé de consacrer une somme précise à l’opération. Cependant, la part des fonds européens doit être garantie.

Si on laisse à une collectivité l’initiative d’accorder ou non un financement, cela peut être désastreux. C’est ce qui se passe en Martinique – je ne connais pas la situation en Guadeloupe. Quand la participation de l’Europe à un projet est de 50 % et qu’elle n’arrive pas, nous ne pouvons que le constater en bout de course. Dans ces conditions, il est normal d’en arriver à une sous-consommation des crédits. Il y a un blocage qui ralentit le projet mais on n’a pas le courage de le dire.

Il faudrait peut-être prévoir une sorte de système de préemption obligatoire des fonds européens dans la loi de finances, compte tenu de la gravité du sujet. Il faudrait prendre une mesure de séquestration d’une partie de la somme destinée au financement du plan chlordécone quand des gens refusent de participer en arguant que c’est l’affaire de l’État. Ce n’est pas seulement l’affaire de l’État, c’est notre affaire.

M. Jérôme Salomon. Vous avez tout à fait raison, monsieur le président. Les relations entre l’État et les collectivités territoriales, c’est un sujet. La partie européenne, c’est un autre sujet. Cela étant, je signale que les doubles ou triples financements n’empêchent pas l’action. Nous n’avons jamais arrêté une action sous prétexte que le partenaire manquait sinon ce serait catastrophique. C’est important de le dire. Tout ce qui peut permettre que tous les acteurs soient mobilisés est absolument indispensable.

M. le président Serge Letchimy. Je vais prendre un exemple précis. Pour les terrains du programme JAFA, l’État finance les prélèvements et les tests. Pour les terrains hors programme JAFA, la charge est supportée par le propriétaire et les fonds européens. La structure qui organise ces prélèvements et accompagne les agriculteurs n’a pas reçu les aides liées aux fonds européens. Ces prélèvements sont bloqués. En même temps, les cartographies des sols pollués dépendent de ces prélèvements et de ceux qui sont réalisés dans le cadre du programme JAFA ou autres. C’est le chien qui se mord la queue : le blocage des fonds empêche la réalisation de prélèvement dont dépend la cartographie ; or la cartographie est nécessaire pour mener les politiques publiques. Voyez l’incohérence de ce système.

M. Jérôme Salomon. Je suis partisan d’une grande rigueur budgétaire. Le programme JAFA étant totalement entre les mains des ARS, j’ai demandé à ces dernières d’augmenter la dotation. Le nombre d’interventions a beaucoup progressé et les gens sont très contents.

Cela étant, nous devons tous être très attentifs au suivi régulier des plans. Pour ma part je préside tous les plans. Je le fais en lien avec le préfet de Martinique qui préside le comité de pilotage local. Selon lui, les élus doivent demander régulièrement des comptes sur l’état d’avancement du plan. Les acteurs de l’État doivent aller dans les communes discuter avec les élus et la population. Ce qui fonctionne le mieux, ce sont ces réunions locales.

M. le président Serge Letchimy. Merci beaucoup. C’était une discussion vraiment très intense.


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5.   Audition de M. Armand Renucci, inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, coauteur du rapport d’évaluation des plans d’action Chlordécone aux Antilles (Martinique, Guadeloupe), de Mme Catherine Mir, inspectrice générale de santé publique vétérinaire Section Milieux ressources risques, membre du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), et de M. Henri-Luc Thibault, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER)

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour entendre MM. Armand Renucci, inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, coauteur du rapport d’évaluation des plans d’action Chlordécone aux Antilles (Martinique, Guadeloupe), M. Henri-Luc Thibault, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et Mme Catherine Mir, inspectrice générale de santé publique vétérinaire Section Milieux ressources risques, membre du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD).

Je vous informe que nous avons décidé de rendre publiques nos auditions et que, par conséquent, celles-ci sont ouvertes à la presse, diffusées – en direct d’ailleurs – sur un canal de télévision interne, et qu’elles seront consultables en vidéo sur le site internet de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une Commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, à lever la main droite et à dire « je le jure  ».

(MM. Armand Renucci, Henri-Luc Thibault et Mme Catherine Mir prêtent successivement serment.)

M. Armand Renucci, inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, coauteur du rapport d’évaluation des plans d’action Chlordécone aux Antilles (Martinique, Guadeloupe). Avec mes collègues ici présents, j’ai reçu pour mission de procéder à l’évaluation du plan chlordécone III, qui doit prendre fin en 2020. Cette évaluation doit être suivie d’un quatrième plan, pour la définition duquel il nous est demandé de formuler des recommandations.

Je rappelle que cette mission vient de commencer ses travaux, nous sommes dans les phases préliminaires de collecte de l’information et de rencontre des administrations centrales, notre lettre de mission provient d’ailleurs des ministères dont celles-ci dépendent. Nous ne sommes donc pas, à ce stade, en mesure de vous fournir des informations ou des analyses d’évaluation de ce plan chlordécone III.

C’est pourquoi je vous propose une remise en perspective historique et de vous rappeler quelques conclusions et analyses provenant du rapport fait en 2011 sur le plan chlordécone I, alors que le deuxième plan était en cours. Ce qui sera pour moi l’occasion de répondre aux questions que vous nous avez adressées sur un certain nombre de sujets précis.

Nous pourrons ensuite évoquer les demandes d’évaluation de réalisation des objectifs du plan chlordécone III qui nous ont été adressées par la lettre de mission en précisant qu’elle sera notre démarche et notre méthodologie.

Parmi les thèmes traités dans le rapport de 2011 figure celui de l’impact environnemental. À l’époque, une série d’actions a montré que l’ampleur de la contamination était extrêmement large et touchait l’ensemble des milieux naturels de l’île, avec comme différence que la Martinique était globalement touchée par la pollution alors qu’en Guadeloupe seuls le sud de l’île et la région de Basse-Terre l’étaient.

L’analyse des sols en milieu terrestre a montré que cette pollution excédait largement les anciennes soles bananières et que les eaux souterraines superficielles étaient, elles aussi concernées ainsi que les eaux littorales. Les analyses ont ainsi mis en évidence l’impact de la pollution sur les écosystèmes d’eau douce, les espèces aquatiques ayant accumulé la chlordécone ; les espèces terrigènes vivant dans le sédiment vaseux étant touchées au premier plan ainsi, que leurs prédateurs par voie de conséquence. Cet état de fait n’a évidemment pas été sans conséquence sur la contamination par l’homme de cette chaîne alimentaire.

Par ailleurs, la surveillance des eaux superficielles et souterraines des Antilles a mis en évidence la présence de beaucoup d’autres polluants organiques, notamment organochlorés, et de pesticides autres que la chlordécone dans ces milieux. Ainsi la population antillaise est-elle non seulement exposée à la chlordécone, mais aussi à de nombreux autres pesticides. Du point de vue de la mission de l’époque, cette dimension n’était pas assez prise en compte ; c’est pourquoi les recommandations insistaient sur le comblement de cette lacune.

De son côté, l’impact sanitaire a pu être mesuré par des études épidémiologiques, dont la plus connue est Karuprostate, lancée en 2004 et dont les premières conclusions ont été publiées en 2010. Cette analyse épidémiologique avait mis en évidence une augmentation du risque d’occurrences d’un cancer de la prostate chez les hommes dont le taux de chlordécone dans le sang est élevé. C’est la première fois qu’un lien a été établi entre la chlordécone et un type de cancer au sein de la population antillaise exposée à ce pesticide.

Une seconde cohorte, mère-enfant cette fois, appelée Timoun, a été retenue pour une étude portant sur un temps long ; les premiers résultats avaient permis d’identifier des problèmes de développement psychomoteur chez le nourrisson.

Ainsi, dès ces premières études, on disposait d’éléments de veille sanitaire propres à cibler des populations sensibles afin d’en assurer le suivi dans le temps et de procéder à la prise en charge médicale nécessaire.

Le troisième point digne d’intérêt porte sur la mise en place d’actions spécifiques de recherche, dont les enquêtes épidémiologiques constituent un des éléments. À l’époque, les communautés scientifiques concernées étaient déjà fortement mobilisées, et avaient constaté que l’ajout de matières organiques dans certains sols stabilisait la chlordécone qui ainsi ne passait pas dans les cultures. Des analyses de transfert entre le sol et les plantes ont montré comment la chlordécone s’accumulait de façon différentielle dans les différentes parties de l’appareil végétatif des cultures ; des valeurs absolues plus ou moins importantes en fonction des végétaux ont pu être mesurées. Ces résultats, dans le cadre du programme JAFA (Jardins familiaux) notamment, ont permis d’orienter la pratique de cette agriculture.

Il a encore été montré qu’en faisant paître des ruminants sur des terrains propres, on observait une décontamination de ces animaux au fil du temps.

Des actions de recherche dans le domaine de la dépollution avaient par ailleurs été menées, qui montraient que la dégradation de la chlordécone était possible. Ces travaux menés très en amont ont conduit à rechercher des méthodologies de dépollution et de remédiation en utilisant des bactéries capables de dégrader la chlordécone ou en recourant à des actions chimiques.

Par ailleurs, vous nous avez interrogés au sujet des politiques publiques de recherche. Il est vrai que la recherche s’inscrit dans un temps long au regard de la durée de ces plans et, bien entendu, des attentes des populations qui veulent des résultats. En outre, la mobilisation des fonds nécessaires est complexe, car la recherche fonctionne par appel à projets. Enfin, les actions conduites, dans le domaine de la dépollution par exemple, l’ont été dans un ordre relativement dispersé, quels que soient leur pertinence et leur intérêt ; et d’autres sujets auraient mérité une meilleure coordination.

S’agissant des interdictions d’usage de la chlordécone susceptibles de toucher les agriculteurs, les éleveurs et particulièrement les pêcheurs en eau douce, il est clairement apparu que rien n’avait été anticipé, à part dans une moindre mesure, pour les agriculteurs, mais certainement pas pour les pêcheurs. Les aides à la reconversion proposées à l’époque obéissaient à la réglementation européenne et étaient singulièrement insuffisantes. C’est pourquoi une de nos recommandations de l’époque était que la solidarité nationale s’exprime clairement afin de permettre une reconversion correcte des personnes touchées ; ce qui passait par des mises en préretraite ou des reconversions personnalisées en fonction des profils particuliers des intéressés.

Je viens donc, monsieur le président, de rappeler quelques éléments importants relatifs aux conclusions du rapport de 2011 qui concernait la mise en œuvre du plan chlordécone I ainsi que le début du deuxième plan. C’est après cette remise en perspective que je me suis proposé de présenter les demandes qui nous ont été adressées dans le cadre de l’évaluation du plan chlordécone III, et quelle sera la démarche que nous adopterons. Ces questions de méthodologie sont encore débattues au sein de la mission puisqu’elle vient à peine de commencer ses travaux.

M. Henri-Luc Thibault, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). Je rappelle que cette évaluation du plan chlordécone III nous est demandée alors que ce plan n’est pas arrivé à son terme. Il ne s’agit donc pas d’une évaluation ex ante ni d’une évaluation ex post, mais d’une évaluation in itinere, qui répond à un certain nombre de canons méthodologiques que nous allons nous attacher à suivre scrupuleusement.

Par ailleurs, ce plan chlordécone III a fait l’objet d’un certain nombre d’inflexions et de compléments par le truchement d’une feuille de route qui court sur la dernière période du plan soit 2019-2020. Nous devrons donc regarder de près ce qui a motivé ces inflexions et ces compléments. Enfin, avant même que nos travaux aient commencé, un plan chlordécone IV est déjà annoncé, pour lequel il nous est demandé de présenter des propositions ad hoc. L’exercice est donc quelque peu séculier, mais d’autant plus intéressant compte tenu de ses caractéristiques.

S’agissant de la méthode de notre travail, nous procéderons à une évaluation classique néanmoins fondée sur des critères auxquels nous sommes attachés. Le premier consistera à bien cerner les objectifs implicites et explicites du plan initial, et à chercher à savoir en quoi ils se rapportent aux enjeux environnementaux, économiques et sociaux affichés par un certain nombre d’acteurs.

La première tâche consistera donc à bien comprendre quels sont ces objectifs et s’ils sont pertinents au regard des enjeux, ce qui constitue un des critères classiques de l’évaluation. Le plan chlordécone III comporte 21 actions réparties sur quatre axes ; nous examinerons donc en quoi ces actions sont cohérentes par rapport aux objectifs affichés.

À cet effet, nous fonderons notre appréciation sur des éléments comme le calendrier ou l’expression de ces actions. Nous vérifierons ensuite, action par action, en quoi elles ont été efficientes et efficaces, si elles sont mesurables, si nous disposons d’indicateurs et si des cibles leur ont été associées ainsi que des jalons. Nous examinerons si des financements sécurisés et inscrits dans la durée sont attachés à ces actions et pour quelles périodes. Nous nous attacherons ensuite aux résultats, à ce qui en est observable sur le terrain et comment le plan documente les indicateurs, si tant est que ceux-ci existent.

En revanche, contrairement à ce qu’il se pratique habituellement dans les études d’évaluation, nous ne pourrons pas mesurer des impacts puisque ces éléments s’observent à plus long terme.

En fonction de ces éléments, pour ce qui regarde le plan initial, nous allons surtout nous pencher sur ce qu’il s’est passé pour ces actions au cours des années 2015 à 2018. Pour la période 2019-2020, sur laquelle porte la nouvelle feuille de route, nous examinerons ces nouvelles actions : s’attachent-elles à des objectifs différents ? Y a-t-il une continuité dans les objectifs poursuivis ? Nous tâcherons d’apporter des éclairages sur ces divers éléments que nous sommes déjà en train d’explorer.

Comme vous pouvez le constater, monsieur le président, ces méthodes très classiques n’ont rien d’original ; ce sont celles agréées par les institutions d’évaluation.

Par-delà ces questions de méthode, des demandes spécifiques nous ont été adressées. Elles touchent à la gouvernance retenue pour le plan chlordécone III : est-elle perfectible, le cas échéant sous quelle forme ?

Il nous a encore été demandé d’examiner un certain nombre des actions de ce plan avec une acuité particulière : les actions 1 et 2 sur les stratégies de moyen long terme ; comment ce plan chlordécone III – et en creux ceux qui l’ont précédé – s’inscrivent dans une vision de ce que serait le développement de territoires concernés par la pollution et la chlordécone principalement ? Une vision est-elle exprimée, est-elle implicite ou explicite ? Ce travail constituera une partie importante de notre démarche.

Il nous est aussi demandé d’évaluer l’action 4 qui concerne surtout la cartographie des sols, l’action 6 qui porte sur le programme JAFA, l’action 7 qui regarde les aliments, les actions 15, 16 et 18 relatives aux programmes de recherche, et les actions 19 à 21 consacrées à l’accompagnement des populations les plus exposées que sont les agriculteurs, les pêcheurs et les membres des organisations professionnelles.

À ce stade, nous sommes en à la période de l’analyse documentaire, nous avons rencontré un certain nombre d’interlocuteurs dans les administrations centrales, nous avons eu la chance de participer au récent comité de pilotage du plan chlordécone III organisé à Paris. Nous nous proposons de nous rendre sur place, et de rendre notre rapport dès que nous le pourrons, si possible avant la fin de l’année.

Mme Catherine Mir, inspectrice générale de santé publique vétérinaire Section milieux ressources risques, membre du Conseil général de l’environnement et du développement durable. M. Armand Renucci, pour son propre rapport, et M. Henri-Luc Thibault, pour la mission qu’il vient de commencer, ont été très complets, notamment sur la méthodologie que nous allons mettre en œuvre.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur Renucci, dans quelles conditions votre rapport a-t-il été rédigé en 2011 ? Estimez-vous avoir eu tous les moyens de réaliser un bilan approfondi des plans d’action chlordécone ? Selon moi, ce bilan est globalement mitigé : si d’importants moyens ont été mobilisés, à hauteur de 33 millions d’euros, qui ont permis de réelles avancées, leur portée a toutefois été limitée par l’absence de stratégie et un pilotage inefficient. Estimez-vous que, huit ans plus tard, le pilotage et la stratégie ont été réellement améliorés ?

M. Armand Renucci. La mission s’est déroulée dans les conditions tout à fait habituelles d’une mission interministérielle commanditée par les cabinets des ministères concernés, avec le soutien de tous les services de l'État, qui sont, dans ces circonstances, toujours acquis. Il faut également souligner qu’à l’époque, nous sommes allés aux Antilles, restant quinze jours sur chaque île. Nous avons eu une vision exhaustive de toutes les parties prenantes des îles – les collectivités territoriales étaient très présentes –, avec lesquelles nous avons vraiment pu échanger. Nous considérons que, au cours de cette mission, nous avons réellement pu juger de la portée des actions du plan telles qu’elles avaient été mises en œuvre.

Concernant les moyens, nous avons pu collecter toutes les informations disponibles à l’époque. Dans le cadre de nos analyses, nous étions en demande de documents complémentaires mais ceux-ci n’étaient pas disponibles. Quoi qu’il en soit, nous avons pu réaliser cette mission dans de bonnes conditions.

Quant au bilan, le terme « mitigé » n’est peut-être pas approprié. S’il est mitigé, cela est lié à des problèmes de gouvernance et de coordination plutôt qu’aux actions elles-mêmes. Les actions engagées étaient très bonnes : quelques-unes sont emblématiques, telles le programme Jardins familiaux, dit JAFA, qui est un très bon programme. Concernant la recherche, j’ai mentionné les avancées qui avaient pu être faites à l’époque : ce n’était qu’une première étape mais elle fut notable.

Le bilan mitigé est donc lié, d’une part, à ces problèmes de coordination et, d’autre part, à des problèmes de communication. Le volet communication du plan s’est révélé totalement insuffisant, sa mise en œuvre ayant été retardée alors que c’était un élément important au regard des attentes des populations locales.

M. le président Serge Letchimy. Dans votre rapport, vous avez très souvent évoqué les problèmes de gouvernance, qui se sont manifestés dès le début des plans. Quels étaient ces problèmes ? Étaient-ils purement locaux ou bien également nationaux ?

M. Armand Renucci. Il y a plusieurs aspects. La gouvernance est liée à la conception du plan. Comme nous l’avions indiqué à l’époque, ce plan était très parisien : il aurait été nécessaire d’associer les collectivités territoriales à son élaboration. Ce plan venait d’en haut.

Concernant la gouvernance proprement dite, le comité de pilotage (COPIL) national n’impliquait que les directions centrales des ministères. Ainsi, les préfets de Martinique et de Guadeloupe n’y étaient pas associés. Au niveau local, la coordination entre tous les acteurs, tant nationaux que locaux, était assurée dans les faits par un agent très compétent, Éric Godard. Sa compétence n’est pas en cause, pas plus que son positionnement au sein de l’Agence régionale de santé, mais il n’avait ni l’autorité ni la légitimité nécessaires pour agir face aux parties prenantes. En ce sens, la gouvernance était insuffisante.

M. le président Serge Letchimy. Cela a-t-il également été le cas pour le plan chlordécone II ?

M. Armand Renucci. Nous avons demandé dans notre rapport que cela évolue, que les préfets soient en charge de la coordination locale et que les collectivités y soient associées, même si la question est complexe à différents titres. Il était, par principe, important que l'État implique les collectivités dans le cadre d’une concertation permettant de déterminer la place du conseil régional et des conseils généraux.

La gouvernance pose la question du financement. Les collectivités territoriales et l'État apportent leur contribution : comment se fait le partage des décisions en ce qui concerne la mobilisation des financements ? Il était absolument indispensable, du point de vue de la mission, que les collectivités territoriales soient impliquées.

Mme la rapporteure. M. Thibault a indiqué que, dans le cadre de l’évaluation du plan chlordécone III, qui n’est pas encore terminée, vous aurez à étudier différents indicateurs liés à la gouvernance. Celle-ci est-elle encore perfectible par rapport à vos préconisations sur les plans chlordécone I et II ? À quelle date est attendu votre prochain rapport et quel est votre programme de travail sur le plan chlordécone III ?

M. Armand Renucci. Mon collègue a donné quelques indications sur ce point : nous sommes actuellement dans une phase de collecte de l’information. Nous rencontrons toutes sortes d’interlocuteurs : services de l'État, opérateurs en Hexagone ; ensuite, nous nous déplacerons aux Antilles, sur les deux îles, comme nous l’avions fait lors de la première mission. Les conclusions du rapport seront rendues dès que possible mais, d’un point de vue très pratique, nous ne pensons pas pouvoir délivrer ce rapport avant la fin de l’année. Notre objectif est de le faire vers la fin de l’année mais nous ne nous y sentons pas tenus : s’il y a besoin de poursuivre un mois, nous le ferons. À ce stade, comme nous venons de commencer la mission, nous ne sommes pas en mesure de vous donner davantage de précisions sur cette question.

Mme la rapporteure. Je ne vous ai pas posé la question pour vous titiller : j’avais bien entendu M. Thibault mais je voulais votre confirmation. Depuis que nous avons commencé les auditions, dans le cadre de cette commission d’enquête, la question de la coordination et de la gouvernance se pose. Nous voyons bien que ce sujet ô combien complexe, qui touche les populations de Guadeloupe et de Martinique, est difficile à appréhender. La commission d’enquête dure six mois et rendra son rapport au mois de décembre : c’est la raison pour laquelle je vous demandais à quelle date nous pourrions prendre connaissance de votre évaluation.

J’en reviens à mes questions : pensez-vous que les actions de constat et de cartographie de la pollution sont suffisantes ?

M. Armand Renucci. Je me replace dans une perspective historique : à l’époque, la cartographie des sols avait commencé et devait s’appuyer sur un système géoréférencé. L’objectif était d’obtenir une représentation exhaustive du territoire mais il était clair qu’au regard des capacités d’analyse des sols, la tâche serait de très longue haleine et s’étalerait sur une quinzaine d’années.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez beaucoup insisté sur l’ampleur du problème, qualifiant même ce drame de catastrophe. Vous n’êtes d’ailleurs pas les seuls : nous le constatons tous.

Pensez-vous que le rythme d’action – plans chlordécone, coordination nationale, etc. – est satisfaisant ? Ayant analysé le premier plan chlordécone, pensez-vous que la situation risque de s’éterniser, compte tenu des incohérences constatées dans les différents niveaux de recherche et dans le financement, non garanti ? Ce point est important.

M. Armand Renucci. Votre question touche au fond du problème : quelles réponses ont apporté les plans I et II, et apporteront les plans suivants ? Les plans I et II ont été conçus pour apporter une réponse rapide, dans les circonstances que vous connaissez. Les avancées qui ont pu être faites grâce aux actions de recherche ont montré que cette pollution était pérenne. C’est un point acquis : elle est là pour de très longues années.

Dès lors, quelles sont les priorités ? Faut-il, à court terme, réduire l’exposition ? Faut-il au contraire envisager des actions sur du plus long terme, en investissant dans la dépollution ? Le problème des plans est le suivant : que peut-on raisonnablement attendre à court terme ? Sur quoi faut-il miser ? Les plans I et II visaient à diminuer l’exposition : JAFA, qui est une action exemplaire dans ce domaine, répondait à cette demande.

Par ailleurs, ces objectifs soulèvent la question des moyens de la recherche. Nous sommes sur du long terme : ainsi, la dépollution, qui est l’une de vos préoccupations, est une action d’extrêmement long terme. Elle nécessite en effet beaucoup de travaux de recherche en amont, avant même sa mise en œuvre. Tout cela aura un coût.

M. le président Serge Letchimy. En d’autres termes, peut-on dire que l'État n’a pas pris conscience de l’ampleur du problème quand l’alerte a été donnée en 2008 concernant la pollution des eaux ? Vous dites que ces plans ont été réalisés pour répondre à une urgence : est-ce que l'État, à ce moment-là, a pris conscience de l’ampleur des dégâts et de leur gravité ?

M. Armand Renucci. Oui. Toutes les actions de surveillance et de cartographie ont permis de montrer l’ampleur de la contamination.

M. le président Serge Letchimy. Cela a été fait dix ans après la détection de 1998-1999. Le plan chlordécone I a été mis en place en 2008, dix ans après – pas six mois ou un an après, mais dix ans après !

Aujourd'hui, onze après, nous en sommes toujours au stade de la cartographie : 7 % seulement de cette cartographie a été réalisée ! Est-ce qu’il n’y a pas un décalage dans le temps ? Ne pensez-vous pas qu’il faut changer de braquet ? Votre évaluation se satisfait-elle du rythme, des moyens ?

M. Armand Renucci. Une fois de plus, je me place dans une perspective historique, en 2011. Vous faites référence aux données actuelles, aux résultats actuels, à ce qui peut être observé à l’issue de la mise en œuvre, partielle mais déjà bien avancée, du plan chlordécone III. Il m’est un peu difficile de vous répondre car je ne maîtrise pas cette information.

M. le président Serge Letchimy. Certes mais, dans quatre mois, vous rendrez un rapport sur la plan chlordécone III : quatre mois, c’est bientôt !

M. Armand Renucci. Nous tiendrons nos délais.

M. Henri-Luc Thibault. Une évaluation telle que nous l’envisageons peut être un outil très puissant pour faire remonter des questions, même dérangeantes. Les missionnaires qui sont à cette table signent leur rapport sous leur propre nom. J’ai insisté au début de mon intervention sur les critères que nous retiendrions pour conduire cette évaluation, en particulier sur les premières années du plan chlordécone III : nous regarderons si les objectifs de ce plan existent, s’ils sont explicites ou implicites, à quels enjeux de moyen et long termes ils se rattachent.

Armand Renucci l’a dit, nous n’en sommes qu’au début ; mais nous avons quand même quelques intuitions. Ainsi, la vision à moyen et à long termes de ce que pourrait être le développement de ces territoires touchés par une pollution grave n’est pas complètement claire. Nous interrogerons un certain nombre de nos interlocuteurs sur le point d’arrivée de ces plans chlordécone successifs : combien de plans chlordécone faudra-t-il encore ? Avons‑nous un objectif à moyen ou à long terme ? Existe-t-il plusieurs visions de ce que pourrait être le développement des territoires concernés ? Quelles sont les trajectoires à dessiner ? L’intuition que nous avons, c’est qu’il y a certainement des progrès à faire pour clarifier ces points.

Deuxième élément, cette vision à moyen et long terme – qui, d’une certaine façon, avait été demandée dans l’évaluation de 2011, puisque le rapport auquel faisait allusion Armand Renucci préconisait d’inscrire les actions dans une telle perspective – était explicitement souhaitée dans les actions 1 et 2 du plan chlordécone 3. Les chartes patrimoniales pourraient ainsi être comprises comme un travail de réflexion collective sur ce que pourrait être le développement de ces territoires. Notre intuition, c’est que, à ce stade, ils ne correspondent peut-être pas tout à fait à la vision dont on a besoin – encore une fois, c’est une intuition. Je le répète, l’évaluation telle qu’on la conçoit, dans le respect rigoureux des critères d’évaluation, devrait nous permettre de faire remonter des sujets de cette nature.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez été très clair, monsieur Thibault. De fait, vous ne pouvez pas livrer de conclusions tant que le plan chlordécone 3 n’est pas terminé.

Ma question porte donc sur les propositions formulées en 2011. A-t-on progressé dans la mise en œuvre de la gouvernance sincère et efficace, ouverte aux collectivités locales et aux parties prenantes qui était préconisée ?

Il avait été également proposé de créer un conseil scientifique qui veille à la qualité et à la pertinence des actions menées et assure une meilleure articulation entre bases de données et réseaux de surveillance, en s’appuyant sur un système d’observation et d’expérimentation de long terme pour la recherche en environnement. Où en est-on, dans ce domaine ?

Enfin, il avait été recommandé de replacer l’action publique dans les politiques et les programmes nationaux. Est-il pertinent de replacer les plans chlordécone dans des plans Écophyto, dont la problématique n’est pas identique ?

Sur ces trois questions percevez-vous une évolution entre le plan I, le plan II et, en nous en tenant à votre intuition, le plan III ?

M. Henri-Luc Thibault. Nous avons examiné attentivement les conclusions de l’évaluation de 2011. Y figuraient, outre les propositions que vous venez de rappeler, celle d’inscrire le plan chlordécone dans un contexte plus large. Je crois avoir été missionné sur ce dossier parce que j’ai participé, il y a trois ou quatre ans, à l’audit budgétaire et financier du plan « Banane durable ». Nous avons remis à nos commanditaires un rapport, qui s’inscrit dans le contexte du plan Écophyto, destiné à préfigurer dans les Outre-mer un dispositif de certificat d’économie de produits phytosanitaires. Aujourd’hui, je travaille sur le plan chlordécone III : trois plans, déjà, sur des espaces qui se recouvrent et des thématiques qui se croisent.

Mon intuition est qu’il y a beaucoup de plans, lesquels non seulement se succèdent, mais sont, pour certains d’entre eux, concomitants : ils se rapportent à des sujets proches mais avec des moyens qui ne sont pas de même nature. L’évaluation, en tout cas, mettra l’accent sur ce point. D’ores et déjà, beaucoup de choses existent et sont, d’une certaine façon, l’expression du besoin d’une gouvernance améliorée.

M. le président Serge Letchimy. Nous allons essayer d’interpréter vos institutions, car la commission d’enquête devra rédiger son rapport. En tout cas, je peux vous dire clairement – et ce n’est pas une intuition – que la question de la gouvernance me semble extrêmement grave. Vous avez proposé, à ce sujet, de créer un organisme en charge de la chlordécone, est-ce bien cela ?

M. Armand Renucci. La formulation « organisme dédié au chlordécone » ne me dit rien. Peut-être est-ce une interprétation.

M. Serge Letchimy. D’accord. Oublions cette question. Comment voyez-vous la nouvelle gouvernance ?

M. Armand Renucci. Si l’on repart de 2011, le point qui nous paraissait essentiel, c’est que la gouvernance associe, outre les services de l’État concernés, les préfets, les collectivités territoriales et, dans une certaine mesure, les parties prenantes, c’est-à-dire les organisations professionnelles et toute association représentant les populations locales.

M. le président Serge Letchimy. C’est le cas aujourd’hui.

M. Armand Renucci. Une fois de plus, je ne maîtrise pas la situation actuelle dans ces domaines.

M. le président Serge Letchimy. En réalité – je le sais pour l’avoir vécu directement –, s’il existe une implication de tous les acteurs, il n’y a pas d’ingénierie de l’organisation territoriale. Autrement dit, je l’ai indiqué tout à l’heure, on peut impliquer un président d’EPCI, un maire, un parlementaire, le département et la région de Guadeloupe, mais cela ne suffit pas. Ces « messes » de pilotage réunissent des gens qui discutent, mais le pilotage réel est assuré sous l’autorité du préfet. Aucune coprésidence associant la collectivité territoriale n’est concrètement structurée, non plus qu’une déclinaison décentralisée des pratiques organisationnelles, des actions opérationnelles ou des contacts avec la population.

En matière d’aménagement du territoire, on a un Schéma d’aménagement régional (SAR), l’EPCI, qui a une compétence en matière intercommunale, puis un Plan local d’urbanisme (PLU), qui assure une déclinaison au niveau communal, et des schémas de quartier. Cette organisation en cascade ne se traduit pas par une organisation de terrain, bénéficiant de moyens financiers dédiés, qui touche directement l’habitant.

M. Armand Renucci. Je ne sais pas si elle était suffisamment explicite dans le rapport de 2011, mais l’idée était que la gouvernance, le copilotage devaient être réels. Les parties prenantes antillaises devaient se saisir réellement de l’affaire et la gouvernance intégrer une expression du terrain qui demandait à être formalisée. Le problème est là : il faut que les parties prenantes s’organisent sous la forme d’associations, de groupes, qui puissent structurer le dialogue et participer à la gouvernance. J’ai une certaine distance avec la question dans la mesure où j’ai été missionné au titre de la recherche, mais il n’était pas tout à fait clair que ce fût le cas à l’époque.

Mme la rapporteure Justine Benin. En 2011, vous constatiez qu’il fallait « rendre explicite une stratégie à moyen et long terme de réduction de l’exposition au risque de contamination pour répondre à ce besoin ». A-t-on, là encore, réellement progressé entre le plan I, le plan II et, selon votre intuition, le plan III ?

Ensuite, « le champ, avez-vous écrit, a été restreint à une seule molécule alors que les acteurs et les partenaires raisonnent déjà sur l’ensemble des pesticides et leur interaction ». Dès lors, faut-il prévoir un plan « chlordécone-paraquat » ?

Par ailleurs, je vous cite toujours, « la sous-estimation des conséquences économiques et sociales des mesures administratives à prendre est criante, surtout qu’elles sont définies en termes d’objectifs, de moyens, et non de résultats ». Quels devraient être les objectifs en matière de résultats ?

Enfin, vous estimiez que « la communication tardive, mal clarifiée et souvent différée [était] finalement peu crédible ». Comment l’améliorer ?

M. Armand Renucci. Votre première question rejoint celle du président : quelle stratégie pour quel objectif ? Tout le problème est de savoir quel est l’objectif final. Or, cette question, on peut le dire, n’a pas été vraiment abordée, peut-être parce qu’il s’agissait des premiers plans, I et II. Dans une certaine mesure, on s’en est tenu, de notre point de vue, à des réponses de court terme. Or, la population antillaise attend, à juste titre, non seulement un éclairage sur la réalité de la pollution et sur ses conséquences, mais aussi des solutions à court et moyen terme. De ce point de vue, le plan, en raison de sa complexité et de sa variété, avec des sous-objectifs à court et moyen terme, ne répondait pas à cette demande. Dans le rapport, cela est clair.

Pour établir un lien de confiance, il est nécessaire d’avoir, et c’est ce qui était proposé pour le plan II, une stratégie claire en indiquant où l’on veut aller et les moyens qu’on consacre à cette action. C’est un peu théorique, mais c’était notre idée : quels sont les méta-objectifs du plan ? S’agit-il de réduire l’exposition des populations antillaises, en les laissant vivre avec une pollution chronique mais réduite au maximum, ou faut-il aller vers une dépollution complète des îles ? A l’heure actuelle, je n’ai pas beaucoup d’informations et j’ai peu d’intuitions sur le sujet, mais, à l’époque, il était clair, en ce qui concerne l’impact du chlordécone sur la santé, qu’il existait une corrélation avait été établie mais qu’aucune relation de cause à effet extrêmement claire n’avait été établie. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’une pollution diffuse et à un niveau relativement faible. Néanmoins, un faisceau d’éléments toxicologiques montre que cette molécule est dangereuse. Il était donc absolument nécessaire de traiter le problème.

Encore une fois, il faut fixer un objectif défini auquel la population puisse adhérer et allouer les moyens nécessaires pour atteindre cet objectif. En l’occurrence, le plan était construit de telle manière qu’il était extrêmement difficile de savoir où l’on allait. Mais, je l’ai dit, c’était le premier plan. Nous verrons, dans le cadre du plan suivant, si les choses ont évolué dans ce domaine.

M. le président Serge Letchimy. J’ai le sentiment, pour ma part, que nous sommes un peu dans la même situation – c’est mon intuition.

Mme Annie Chapelier. Ce que je comprends, messieurs, c’est que vous n’êtes pas en mesure d’apporter des éléments, des explications, sur les résultats des plans chlordécone II et III. J’entends vos intuitions, mais vos propos, monsieur Thibault, ne sont absolument pas clairs. En somme, vous dites que l’on ne peut rien dire mais qu’il y a des choses à dire… Je ne fais là qu’exprimer mon sentiment. Je ne vois pas très bien où nous allons. Je suis perdue.

M. le président Serge Letchimy. Mon propos n’est pas de venir à la rescousse des spécialistes, mais la situation est complexe. Le plan chlordécone I, qui couvrait la période 2008-2010, a fait l’objet d’un rapport, qui a été publié, notamment par M. Renucci. Par ailleurs, une évaluation du plan chlordécone III est en cours. Pour quelles raisons n’a-t-on pas évalué le plan chlordécone II ? C’est un problème. J’ai la réponse à cette question : pendant trois ans, entre la fin de ce plan et le début du suivant, tout le monde s’est endormi : aucune réunion du COPIL, aucune discussion, ni en Martinique ni en Guadeloupe.

Toujours est-il que nous arrivons au terme du plan chlordécone III, qui va être évalué. Cependant, le devoir de réserve impose aux auteurs de cette évaluation de ne pas anticiper sur ses conclusions. Je comprends donc bien leur embarras face à cet exercice : ils n’ont pas encore rendu leur rapport et le précédent date tout de même de huit ans. Le flou que vous déplorez, madame Chapelier, est dû à l’absence de continuité dans l’action. Cet élément souligne, du reste, la gravité de la question de la gouvernance. Logiquement, chacun des plans devrait faire l’objet d’une évaluation. Il y a, de fait, un véritable problème de stratégie : nous ne savons pas où nous allons.

Les Américains – mais la situation est différente puisqu’aux États-Unis, le problème était dû à une usine de production de chlordécone, de sorte que la source de pollution était bien identifiée, contrairement aux Antilles, où le sol lui-même est pollué – ont défini une stratégie lisible et claire : l’élimination. N’ayant consommé que 1 % des 1 600 tonnes de Kepone produites, il s’agissait, dans le cadre de l’économie productiviste impérialiste, d’exporter le reste dans le monde entier pour gagner un maximum d’argent au détriment de l’environnement. L’objectif était clair, et la solution était radicale : puisqu’ils n’en avaient pas besoin pour survivre, ils ont décidé de fermer l’usine, d’indemniser les victimes et de déverser les déchets dans la rivière. C’est en tout cas ce que j’ai compris.

En l’espèce, la situation est beaucoup plus compliquée. Vous avez raison, la question qui se pose est celle de savoir quelle est la stratégie. Si l’on avait décidé de s’attaquer à la source, on aurait mis le paquet pendant vingt ans sur la dépollution du sol et géré ensuite les conséquences sur la santé. Mais, aujourd’hui, ni l’identification des enjeux liés au foncier et à la pollution, ni la question de la dépollution, ni celle des conséquences en matière de santé ne sont clairement inscrites dans une stratégie lisible : on n’a pas d’objectif clair.

Mme Annie Chapelier. Ce que je comprends, c’est que nous avons perdu huit années.

M. le président Serge Letchimy. Je ne vous le fais pas dire ! Mais nos auditions nous seront très utiles, car elles ne font que conforter les suspicions, les intuitions, les enjeux que nous percevons avec beaucoup de difficulté.

Madame, messieurs, je vous remercie et je vous souhaite bonne chance. Nous resterons en contact car, si nous avons besoin d’informations plus précises, nous vous adresserons un courrier. Si, avant la fin du mois de novembre, vous avez connaissance d’éléments susceptibles de nous être utiles, il serait intéressant que vous nous les communiquiez.


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   Mercredi 25 septembre 2019

1.   Audition de MM. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général, et Alain Milius, directeur des affaires réglementaires extérieures de la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC)

M. Serge Letchimy, président de la commission d’enquête. Je vous présente tout d’abord toutes mes excuses pour mon retard et souhaite la bienvenue à nos collègues Charlotte Lecocq et Nicole Sanquer qui nous font le plaisir d’être présentes afin d’échanger avec nous dans le cadre de cette commission d’enquête.

Nous revenons d’une longue mission en Martinique et en Guadeloupe au cours de laquelle nous avons conduit six jours d’auditions extrêmement denses et enrichissantes dans chacune de ces deux îles où la participation et la mobilisation ont été très fortes. Nous ferons d’ailleurs un point sur ce déplacement lors d’une réunion du bureau de la commission élargi à ceux qui voudront y participer afin de savoir où nous en sommes.

Nous engageons aujourd’hui une troisième phase d’auditions qui sera conclue par l’audition des ministres concernés par cette question.

Nous auditionnons aujourd’hui MM. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général, et Alain Milius, directeur des affaires réglementaires extérieures de la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC), auxquels je souhaite la bienvenue.

Les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposent aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(MM. Jean-Baptiste Dellon et Alain Milius prêtent successivement serment.)

M. Serge Letchimy, président de la commission d’enquête. Messieurs, je vous laisse vous exprimer pendant une dizaine de minutes environ, après quoi nous passerons aux questions et aux réponses relatives à la SEPPIC et au chlordécone.

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de nous donner l’opportunité de nous exprimer et de contribuer ainsi aux travaux de la commission d’enquête.

Je voudrais en premier lieu vous indiquer, au nom des équipes de la SEPPIC, que nous sommes sensibles à la problématique du chlordécone et que nous déplorons les difficultés auxquelles font aujourd’hui face les Antillais et les Antillaises, ce qui explique notre engagement à vous aider à comprendre les circonstances dans lesquelles la SEPPIC a pu intervenir dans la commercialisation du Képone entre 1972 et 1977.

Qui sommes-nous ? La SEPPIC conçoit et fabrique aujourd’hui des ingrédients de spécialité principalement utilisés par les industries cosmétiques et pharmaceutiques ainsi que par celle du secteur de la santé animale. Nous ne fabriquons pas de produits finis mais des ingrédients utilisés par nos clients pour fabriquer leurs produits.

Quelques exemples : nous fabriquons des émulsionnants utilisés afin d’homogénéiser des crèmes cosmétiques ou des produits pharmaceutiques entre la phase aqueuse et la phase huileuse ainsi que des solubilisants permettant à des principes actifs pharmaceutiques d’être mis en solution en vue d’une administration à des patients par voie intraveineuse.

Nous fabriquons également des ingrédients actifs qui confèrent aux produits cosmétiques leurs propriétés hydratantes ou apaisantes. Au travers de leurs produits finis, nos ingrédients sont donc en définitive utilisés par des consommateurs ainsi que par des professionnels de santé dans le monde entier.

Le SEPPIC emploie au total 750 personnes. Notre activité d’innovation est très forte puisque plus de 110 personnes — soit un peu plus de 15 % des effectifs — travaillent en recherche-développement. Notre ancrage sur le territoire national est très fort puisque nous employons à peu près 600 personnes en France.

Notre activité est cependant très internationale puisque nous réalisons les trois quarts de nos ventes hors de France.

Quelle est l’histoire de la société ? Si sa création remonte à 1943, son véritable développement n’a commencé qu’à partir des années cinquante. Elle a commencé par distribuer les produits d’acteurs du secteur de la chimie sur le territoire national, puisqu’elle y a notamment distribué pendant de très longues années ceux du groupe DuPont de Nemours.

La société a poursuivi son développement en mettant sur pied sa propre infrastructure et ses propres outils industriels de production, notamment en rachetant des entreprises et des fonds de commerce.

La SEPPIC a ainsi développé, au sein de sa division agricole qui ne fait aujourd’hui plus partie de son périmètre, une activité de protection des cultures. Cette division s’est effectivement, à la fin des années soixante, intéressée au Képone, produit qui comme vous le savez a été développé dans les années cinquante par la société américaine Allied Chemical qui l’a breveté et fabriqué.

La commercialisation du Képone a commencé — a priori, selon les éléments que nous avons pu retrouver, uniquement aux Antilles, au travers de deux revendeurs, les établissements De Laguarrigue pour la Martinique et Autour, qui était notre revendeur pour notre activité phytosanitaire en général, pour la Guadeloupe — en 1972, une fois que sa vente a été autorisée provisoirement.

En 1977, constatant qu’Allied Chemical avait mis fin à sa production, et ayant évalué certaines des alternatives permettant de poursuivre la commercialisation du Képone, la SEPPIC a, comme en atteste le compte rendu du conseil d’administration du 15 avril, décidé de mettre un terme à cette commercialisation. Cet arrêt a été définitif, puisque celle-ci n’a jamais repris depuis.

En 1981, la SEPPIC s’est totalement désengagée de cette activité puisqu’elle a cédé l’ensemble de sa division agricole à la société DuPont de Nemours France. J’ajoute qu’à cette époque le Képone n’était donc plus commercialisé par cette même division.

À la suite de cette cession, la SEPPIC s’est au cours des années quatre-vingt renforcée dans les secteurs cosmétiques et pharmaceutiques, qui constituent aujourd’hui notre corps de métier. La société s’est par ailleurs à la fin de cette même décennie fortement internationalisée.

Je conclus en évoquant le travail de recherche que nous avons mené pour établir les éléments que je viens de vous livrer : vous n’êtes pas sans savoir que la période concernée remonte à plus de quarante ans. Nous avons néanmoins consulté nos archives et trouvé un certain nombre d’éléments, notamment des documents préparatoires et des comptes rendus de conseils d’administration de l’époque.

Nous avons à cette occasion mis la main sur un dossier relatif à la cession de notre division agricole à DuPont de Nemours en 1981 qui montre que nous ne sommes plus en possession des documents propres à cette activité, c’est-à-dire des contrats, des dossiers d’homologation et des dossiers techniques de produits, puisqu’ils lui ont été transférés à ce moment-là.

Nous sommes maintenant bien entendu à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme Justine Benin, rapporteure de la commission d’enquête. La commission des toxiques assortissait ses autorisations provisoires de vente de recommandations d’utilisation qui étaient obligatoires.

Par exemple, si elle avait, lors de sa réunion du 9 avril 1970, autorisé l’un de vos produits, le Mirex 450, utilisé dans le cadre de la lutte contre la fourmi manioc — Acromyrmex octospinosu — en Guyane ainsi qu’en Guadeloupe, elle recommandait, de manière obligatoire donc, le port de gants lors de l’épandage, l’interdiction d’utilisation dans les cultures ainsi que l’épandage exclusif dans les fourmilières.

Ses recommandations avaient-elles été, à l’époque, respectées ? Aviez-vous mis en place des formations destinées aux producteurs utilisant ce produit ? Des contrôles conduits soit par vos soins soit par les services du ministère de l’agriculture ont-ils été menés tant en Guyane qu’aux Antilles ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Nous n’avons pas retrouvé de chiffres de vente relatifs au Mirex, ce qui me conduit à indiquer que ses ventes sont, contrairement à celles du Képone, restées très faibles, voire nulles.

Nous ne disposons par ailleurs d’aucun élément relatif la mise en œuvre et de l’accompagnement des recommandations d’utilisation relatives au Mirex.

Mme Justine Benin, rapporteure. Les tableaux d’homologation de la commission des toxiques de mai 1980 font apparaître une demande d’homologation de votre part portant sur le Képone 5 %, qui était déjà commercialisé depuis 1972. Cette demande fut toutefois annulée. Pour quelle raison n’êtes-vous pas allés au bout de cette démarche ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Nous n’avons malheureusement pas trace d’éléments concernant toutes ces demandes d’homologation, tous les dossiers ayant été transférés à DuPont de Nemours.

Nous n’avons retrouvé nulle part de trace, dans nos documents, d’une deuxième demande datant de 1980 : je pense que vous faites référence au Musalone.

Nous sommes assez surpris par celle-ci dans la mesure où à cette époque, la SEPPIC avait décidé depuis plusieurs années, c’est-à-dire depuis 1977, de mettre fin à la commercialisation du Képone et de se désengager de cette activité agricole, ce qui la conduira à revendre sa division agricole à DuPont de Nemours : une telle démarche ne me paraît donc pas très cohérente.

En tout état de cause, même si cette demande d’homologation a été satisfaite en décembre 1981, il est clair que la SEPPIC ne l’a jamais utilisée, c’est-à-dire qu’elle n’a jamais vendu ni de Képone ni de Musalone après 1977. En outre, un mois après cette date, la division agricole de la SEPPIC sortait de notre périmètre pour être reprise par DuPont de Nemours.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Monsieur Dellon, vous avez indiqué dans votre propos liminaire que vous regrettiez la situation actuelle tant en Martinique qu’en Guadeloupe.

Vous êtes donc parfaitement conscients de la gravité de cette situation : est-ce bien le cas ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Oui, bien sûr.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Vous savez que les Américains ont, en 1975, après l’accident de Hopewell en Virginie, fermé l’usine en question et arrêté la production du Képone : en réalité, il ne s’agissait pas d’un accident, mais d’une pollution ayant rendu les ouvriers concernés très malades et ayant causé la mort de poissons. Vous saviez donc que le produit incriminé était extrêmement dangereux et redoutable.

Si votre société, la SEPPIC, a bénéficié le 1er décembre 1981 d’une autorisation de mise sur le marché n° 8100058 au titre du Musalone, qui est le petit frère du Képone et qui deviendra le Curlone, c’est donc qu’elle l’a déposée.

Vous me dîtes que vous ne disposez pas d’archives la concernant : nous irons donc consulter les archives de DuPont de Nemours à son sujet. La SEPPIC a cependant déposé une demande, et obtenu une autorisation, non pas de commercialisation, mais de mise sur le marché : votre responsabilité est donc majeure. Votre société a en effet déposé une telle demande tout en connaissant la dangerosité du produit.

Vous savez également qu’en 1968 et en 1969, deux demandes portant sur le Képone ont été rejetées : cet historique montre que sa toxicité était révélée, reconnue, manifestée et exprimée par les scientifiques.

Ne me dîtes pas que cette deuxième demande n’a pas été suivie d’une commercialisation : cette demande traduisait bien, en 1981, une intention de la part de la SEPPIC. Il s’agit bien de cela : la SEPPIC a obtenu une AMM paradoxalement au même moment où les établissements De Laguarrigue en obtenaient — sous le n° 8100271 — une autre pour le Curlone.

Cette société, qui était votre partenaire, a déposé cette demande de mise sur le marché après que la SEPPIC ait bénéficié en 1972 d’une autorisation de vente provisoire. La SEPPIC a donc, près d’une décennie plus tard, déposé une autorisation de mise sur le marché en même temps que les  établissements De Laguarrigue faisaient de même pour bénéficier non pas d’une APV mais d’une AMM. Mes propos sont-ils fidèles à la réalité ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Si je ne conteste pas vos propos, monsieur le président, nous ne disposons pas d’éléments permettant de les confirmer.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Je viens de vous communiquer certains éléments, et notamment des numéros d’autorisation : or c’est bien l’État, et non moi, qui les attribue.

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Nous n’avons pas retrouvé de trace de ladite demande.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Nous vous communiquerons ces éléments. Je vous engage de la même manière à nous communiquer tous les documents en votre possession, même ceux qui en apparence paraîtraient insignifiants.

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Oui, c’est entendu.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Quelles étaient selon vous les liens entretenus par la SEPPIC et les établissements De Laguarrigue entre 1972 et 1981 ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Les établissements De Laguarrigue étaient à la Martinique depuis 1972, et probablement antérieurement, un revendeur de produits agricoles et phytosanitaires de la SEPPIC.

En 1977, celle-ci a mis fin à la commercialisation du Képone. Des contacts ont-ils eu lieu entre 1977 et 1981 entre la SEPPIC et  ces mêmes établissements en vue de demander une nouvelle autorisation d’un produit qui serait une copie du Képone ? Je n’en sais rien, car je ne dispose pas d’éléments à ce sujet.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Sur ce point précis, êtes-vous conscients que les établissements De Laguarrigue et la SEPPIC sont passés du stade de la commercialisation au stade de la production, dans la mesure où la première a entre-temps racheté la licence détenue par Allied Chemical ?

Certes, vous n’avez pas commercialisé le produit après 1981, mais avez-vous conscience du fait que la demande en question vous a fait passer du stade de la commercialisation, qui correspond à un certain niveau de responsabilité, à celui de la production, puisque les établissements De Laguarrigue ont produit du Curlone en France, notamment à Béziers ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Notre société n’a jamais produit de chlordécone, puisque Allied Chemical le lui fournissait. La SEPPIC n’a jamais souhaité devenir productrice de chlordécone : en 1977 précisément, elle a renoncé à ce produit.

En 1976, devant la pénurie de produit consécutive à l’arrêt de la production par Allied Chemical, la SEPPIC a certes envisagé des alternatives, et notamment des investissements qui lui auraient permis d’en fabriquer.

Le 15 avril 1977 cependant, le conseil d’administration de la SEPPIC renonçait à de tels investissements et entérinait l’arrêt de la vente de Képone.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Elle déposait cependant au même moment une demande d’AMM.

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. J’en suis surpris mais je ne dispose pas d’éléments la concernant.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Ce point est très important.

M. François Pupponi. Il s’agit effectivement d’un point factuel très important : j’ai en effet du mal à croire qu’une société comme la vôtre ne connaisse pas la liste précise des AMM dont elle dispose.

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. La division agricole de la SEPPIC n’en fait plus partie depuis 1981 : je vous garantis que nous avons mené des recherches approfondies sans pourtant retrouver d’éléments concernant le Musalone.

Nous avons cependant retrouvé nombre d’éléments concernant le Képone. Or, si je comprends bien, nous parlons à cet instant du premier.

M. François Pupponi. Il faut à mon sens que votre service juridique se rapproche au plus vite des services de l’État qui ont accordé lesdites autorisations afin de retrouver le dossier, si vous n’en disposez plus en interne : il ne s’agit en effet pas d’un sujet mineur puisqu’il touche à la santé publique ainsi qu’à des situations extrêmement compliquées.

Je suis un peu étonné qu’une société comme la vôtre n’ait pas effectué la moindre recherche auprès des autorités compétentes compte tenu de l’absence — dont vous avez fait état — d’éléments dans ses archives.

Si une autorisation a été accordée, c’est bien qu’une demande a été déposée : l’État ne décide pas de son propre chef d’accorder telle autorisation à telle société si celle-ci ne la lui demande pas. Les autorités publiques compétentes ont conservé un tel dossier : je vous encourage par conséquent à aller en prendre connaissance au plus vite afin de savoir ce que votre société avait fait à l’époque.

Si je ne mets pas en doute vos propos, puisque vous avez prêté serment, quand une société dépose une demande d’AMM en 1981 alors que l’on sait qu’il existe un problème sous-jacent, il ne s’agit pas d’une décision mineure, mais bien majeure, compte tenu de ses conséquences ultérieures.

Mme Charlotte Lecocq. Vous nous avez expliqué que jusqu’en 1977 vous aviez une activité de commercialisation du Képone et que par la suite il avait été décidé d’y mettre fin. Pouvez-vous nous expliquer assez précisément ce qui a, à la lumière des comptes rendus du conseil d’administration, motivé cette décision ?

L’activité en question était-elle auparavant rentable et bénéficiaire ? A-t-elle pris fin en raison de la pénurie de produit ? La décision de ne pas donner suite aux investissements envisagés par la SEPPIC était-elle le fruit d’un calcul de rentabilité ou a-t-elle été prise au regard d’études portant sur les risques sanitaires induits par la commercialisation de ce produit ? Pouvez-vous nous indiquer ce qui ressort de ces comptes rendus de conseil d’administration ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Effectivement, la période entre 1976 et 1977 a été marquée par une pénurie de produit, puisque Allied Chemical a mis fin à la production au milieu de l’année 1975 au cours de laquelle a également eu lieu l’accident que vous avez mentionné et dont la SEPPIC a alors été informée.

La SEPPIC a alors mené une étude pour envisager un investissement qui aurait permis de produire du chlordécone sur son site de Cernay en Alsace : elle a conclu que compte tenu des difficultés liées à l’industrialisation de la production de Képone, et notamment à la gestion des déchets ce projet ne devait pas être poursuivi.

Il a donc été décidé de ne pas donner suite et d’arrêter ou d’entériner l’arrêt de la commercialisation du produit : voilà ce qui ressort des comptes rendus du conseil d’administration.

D’autres raisons ou d’autres considérations touchant à la toxicité ont-elles également contribué à cette même décision ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, l’arrêt de la commercialisation a été entériné le 15 avril 1977.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Un premier dossier a été déposé en 1968 : êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Les informations dont je dispose, et qui sont publiques – je fais notamment référence au rapport de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail, l’AFSSET, de 2009
– montrent qu’effectivement la SEPPIC a, à la fin de l’année 1968, repris une demande.

M. Serge Letchimy, président de la commission. La commission des toxiques a radicalement refusé cette demande d’autorisation de mise sur le marché, comme en atteste le procès-verbal correspondant.

La SEPPIC a déposé une autre demande en 1971 ou en 1972 : quels étaient alors vos liens avec les producteurs de bananes ainsi qu’avec M. Veil, qui a présenté le dossier en 1972 et qui a permis l’obtention de l’AMM ? Avez-vous connaissance de ce monsieur, qui était membre de la commission des toxiques et qui aurait présenté le dossier ? Quels étaient les liens entre les autorités régionales du secteur de la banane, ce M. Veil et la SEPPIC ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Je ne peux répondre à cette question car je ne sais pas quels étaient les liens entre le SEPPIC et les autorités de la filière de la banane, pas plus que ceux qui existaient notre société et ce M. Veil. Je sais seulement que la SEPPIC était à l’époque un acteur du marché phytosanitaire déjà présent aux Antilles : elle était donc probablement connue dans ce milieu.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Je vous pose à présent une question vraiment importante : quel est selon vous l’élément qui a plaidé en faveur de décision positive prise en septembre 1972 par M. Jacques Chirac d’accorder une autorisation de mise sur le marché valable pour une année, alors qu’en réalité la commercialisation du Képone a duré jusqu’en 1981 ?

Si en effet la SEPPIC a suspendu en 1977 la commercialisation de la Képone, le stock a été commercialisé jusqu’en 1981, et ce alors même que M. Jacques Chirac avait, au travers de l’arrêté du 2 octobre 1972, c’est-à-dire moins de deux mois après cette même décision positive, interdit les pesticides agricoles organochlorés en France.

Je précise que ces derniers sont des pesticides extrêmement violents et dangereux qui n’ont rien à voir avec les pesticides organophosphorés. Alors qu’il les a interdits en France, M. Jacques Chirac n’a autorisé la mise sur le marché du Képone qu’en Martinique et en Guadeloupe.

Quels étaient vos liens avec ce dossier ? En avez-vous conservé des traces ? Êtes-vous en mesure de nous communiquer des documents à ce sujet ? Comme je l’ai indiqué, nous irons pour notre part consulter les archives de DuPont de Nemours s’agissant de l’ensemble des documents que la SEPPIC lui a transmis en 1977. Pouvez-vous nous transmettre le relevé des documents qu’elle lui transférés ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Je ne connais pas dans le détail les liens qui pouvaient unir ces différents acteurs à l’époque, car nous n’avons pas trouvé, comme je l’ai déjà indiqué, d’éléments au sein de nos archives.

L’ensemble de ces documents – c’est-à-dire l’ensemble des dossiers techniques, des dossiers d’homologation et des contrats – ont, nous en sommes à peu près sûrs, été transmis à DuPont de Nemours car ils faisaient partie du contrat de cession entre la SEPPIC et ce groupe.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Je tiens à informer l’assemblée, au travers de cette commission d’enquête, que c’est selon moi la première fois – j’ignore s’il existe des précédents — que la mise sur le marché d’un produit est autorisée sans que ledit produit lui-même ne soit homologué. Cela signifie qu’il n’existe pas, d’après ce que j’ai lu – mais nous nourrissons un tel soupçon — d’homologation lisible dudit produit.

Monsieur Dellon, je vous engage, même si j’ai bien noté que vous ne pas disposiez pas de documents à ce sujet, à nous envoyer tous les pièces en votre possession.

Mme Justine Benin, rapporteure. Lors des auditions que nous avons tenues en Guadeloupe, certaines personnalités nous ont informés du fait que les industriels du secteur des pesticides avaient financé l'Institut de recherches sur les fruits et agrumes, l’IRFA, c’est‑à-dire l’un des instituts de recherche agricole tropicale ancêtres du CIRAD, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement. Confirmez‑vous cette information ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Je ne dispose pas d’éléments qui me permettraient de la confirmer.

M. Serge Letchimy, président de la commission. La SEPPIC a obtenu une autorisation valable un an à compter de 1972. Or vous ne mettez fin à la commercialisation du Képone qu’en 1977 : avez-vous entre-temps obtenu un ou plusieurs renouvellements de ladite autorisation ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Je ne dispose pas d’informations à ce sujet, car nous ne disposons plus des dossiers d’homologation. Si j’en juge à partir du rapport de l’AFSSET de 2009, qui est public, une autorisation provisoire a été accordée en 1972. Elle a été prolongée en 1976 : j’imagine qu’à ce moment-là le produit était toujours autorisé : je ne dispose malheureusement pas d’autres éléments de réponse.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Je dispose de la même information, ce qui signifie qu’entre 1973 et 1976, des tonnes de Képone ont été déversées sans aucune autorisation, puisque l’autorisation provisoire de vente n’avait été accordée pour une durée d’un an : est-ce bien cela ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre analyse puisqu’en 1976, on parle de prolongation. Or si l’on en parle, cela signifie que l’autorisation était encore valide à ce moment-là, c’est-à-dire avant cette prolongation.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Avez-vous déjà vu un vide remplacer un plein ? Or en l’occurrence le vide représente trois années : si je vous donne le nombre de tonnes de Képone qui ont été déversées par hectare, vous allez mesurer l’importance des dégâts commis au cours de celles-ci pendant lesquelles vous avez continué à vendre ce produit.

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Je ne dispose pas d’éléments permettant d’affirmer que la SEPPIC ait pu le vendre sans autorisation.

M. Serge Letchimy, président de la commission. Elle n’en disposait pas puisque l’autorisation provisoire de vente lui avait été donnée pour un an : par conséquent soit la SEPPIC est en faute, soit le ministre de l’agriculture l’est pour ne pas avoir fait son travail. J’essaie d’identifier la responsabilité de l’État : mon but n’est pas ici de mener une chasse aux sorcières, mais de dire la vérité.

Je vous demande de nous aider à l’établir : la SEPPIC a-t-elle obtenu le prolongement de l’autorisation provisoire de vente accordée en 1972 ? En d’autres termes a-t-elle poursuivi la commercialisation du produit entre 1973 et 1977 ? En outre, si vous avez  à ce moment-là  suspendu la commercialisation du produit, ce n’est qu’en raison de la pénurie : qui sait jusqu’à quand vous auriez continué à le vendre si celle-ci n’était pas survenue !

La SEPPIC a en outre déposé en 1981 une demande d’AMM en 1981 pour le Musalone : comprenez l’inquiétude qui est la nôtre en l’espèce quant à la capacité de l’État à protéger la population martiniquaise et guadeloupéenne et quant à l’inconscience collective qui a conduit à continuer d’utiliser un produit dit dangereux sans autorisation.

Or c’est 1977 que s’ouvre, avec la fermeture de l’usine de Hopewell, le débat — qui est ensuite devenu mondial – sur le chlordécone aux États-Unis. Partagez-vous mon avis selon lequel l’autorisation provisoire de vente portait sur une année – pas sur deux, trois ou quatre – et qu’à son issue vous ne disposiez plus d’autorisation ?

M. Jean-Baptiste Dellon, président-directeur général de la SEPPIC. Je ne dispose pas des compétences qui me permettraient de juger de ce point. Établir une responsabilité en la matière me semble du ressort de la commission d’enquête et, probablement, de la justice : je ne me permettrais donc pas de porter un jugement le concernant.

M. Serge Letchimy, président de la commission. J’invite la commission à bien noter cette faille qui constitue de mon point de vue l’un des éléments qui expliquent la haute responsabilité des commercialisateurs, des producteurs et, bien sûr, de l’État : en la matière, ce flou est très inquiétant.

M. François Pupponi. Dans votre métier, vous arrive-t-il régulièrement d’obtenir des autorisations pour un ou deux ans, de continuer à commercialiser les produits au-delà de cette période, puis d’obtenir a posteriori une régularisation de l’État ?

En l’espèce, l’autorisation avait été donnée pour un an ; le produit a continué à être commercialisé et, quand on s’est aperçu du problème, en 1976, l’autorisation a été prolongée a posteriori.

M. Alain Milius. À l’heure actuelle, comme l’a expliqué M. Dellon, nous ne commercialisons aucun produit nécessitant une autorisation de mise sur le marché, mais uniquement des excipients, substances inertes, qui sont de simples liants.

M. François Pupponi. Mais vous êtes de la partie, et pourriez donc nous indiquer si de telles procédures sont habituelles.

M. Alain Milius. Chez nos confrères ? Chez nous, clairement, non.

M. François Pupponi. Quel était le chiffre d’affaires lié à la vente de ce produit à l’époque, et quelle proportion cela représentait-il par rapport au chiffre d’affaires global ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Je n’ai que des éléments de volume, pas de chiffre d’affaires, mais je pourrais revenir vers vous.

M. le président Serge Letchimy. Quel volume cela représentait-il ? Nous attendrons vos précisions sur le chiffre d’affaires.

M. Jean-Baptiste Dellon. Sur la période 1972-1977, sur la base des volumes prévisionnels communiqués au conseil d’administration, ainsi que de relevés de production – qui ne couvrent pas toute la période –, on estime que 100 à 150 tonnes de chlordécone ont été vendus.

M. le président Serge Letchimy. À qui les avez-vous vendues ?

M. Jean-Baptiste Dellon. D’après les éléments que nous avons pu retrouver, nous avons exclusivement vendu aux Antilles, par le biais des deux revendeurs précédemment cités, les établissements de Laguarigue et la société Autour.

M. le président Serge Letchimy. Comment s’alimentait l’Afrique ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Je ne sais pas.

M. le président Serge Letchimy. Vous n’avez donc jamais vendu en Afrique, ou ailleurs ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Non, les éléments dont nous disposons nous laissent penser que nous n’y avons jamais vendu de Képone.

M. le président Serge Letchimy. Avez-vous des informations permettant d’affirmer que les établissements de Laguarigue ont commercialisé le produit directement au Cameroun et au Sénégal ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Non.

M. le président Serge Letchimy. En Ukraine ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Non.

M. le président Serge Letchimy. Dans le sud-est de la France ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Non.

M. le président Serge Letchimy. Mis à part en Martinique et en Guadeloupe, vous n’avez jamais vendu en France ?

M. Jean-Baptiste Dellon. À notre connaissance, non.

Mme Justine Benin, rapporteure. Étant donné que vous avez vendu le brevet, avez-vous encore des archives ou des informations concernant les autorisations ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Je suis étonné par votre question car nous n’avons pas retrouvé de traces de brevet. SEPPIC n’a jamais eu de brevet sur le Képone – ce dernier, ainsi que la technologie, appartenaient à Allied Chemical. Je ne vois pas comment nous aurions pu revendre un brevet dont nous ne disposions pas.

M. le président Serge Letchimy. Mais de Laguarigue n’a-t-il pas racheté le brevet des Américains ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Je n’ai aucune information. SEPPIC n’a jamais été propriétaire d’un brevet sur le Képone ou sur un produit contenant du chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Mais vous êtes tout de même informé que votre client a racheté le brevet à l’entreprise qui vous vendait le produit ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Je n’avais pas cette information.

M. le président Serge Letchimy. Vous non, mais votre société ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Je ne sais pas.

M. le président Serge Letchimy. Vous vendez le produit aux établissements de Laguarigue et à la société Autour après vous être approvisionné chez Allied Chemical en Virginie. De Laguarigue vous double, réussit à racheter le brevet et à demander une autorisation de mise sur le marché (AMM) en même temps que vous. Le même jour, en décembre 1981, avec deux dossiers « différents » – ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau –, vous obtenez une autorisation. Vous comprendrez que cela peut intéresser la justice. La commission d’enquête doit permettre la prise de conscience du flou incroyable qui a conduit au drame du chlordécone. Elle doit conduire tous les acteurs à assumer leurs responsabilités. Ce n’est certainement pas la faute du Président Macron ! Il a employé le bon terme : il s’agit bien d’un aveuglement collectif !

Mais il ne suffit pas de le dire, il faut le démontrer : un enchaînement grave d’éléments a conduit à la catastrophe que l’on connaît. C’est pourquoi je souhaite que l’on épluche tous les documents. Nous avons déjà suffisamment d’éléments pour démontrer la responsabilité de l’État, des fournisseurs et, certainement, des organisations interprofessionnelles.

Pourriez-vous me répondre ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Je n’ai pas d’éléments pour vous répondre concernant les liens entre SEPPIC et de Laguarigue entre 1977 et 1981 – après l’arrêt de la commercialisation du Képone par SEPPIC – et les contacts entre les deux entreprises au sujet des demandes concomitantes d’autorisation pour le Musalone et le Curlone.

SEPPIC a définitivement arrêté de commercialiser le Képone en 1977. En outre, à ma connaissance, entre 1972 et 1977, SEPPIC n’a vendu du Képone qu’avec une autorisation.

M. le président Serge Letchimy. Non, il n’a pas toujours eu d’autorisation – vous n’en avez bénéficié que pendant une année.

M. Jean-Baptiste Dellon. Ce n’est pas forcément mon point de vue. Mais je ne suis pas en mesure de trancher. Même si SEPPIC a eu une autorisation pour le Musalone le 1er décembre 1981, elle n’a jamais été exploitée : l’entreprise n’a jamais vendu de Képone, de copies de ce dernier ou de Musalone, et le 31 décembre – un mois plus tard –, SEPPIC s’est totalement désengagé de cette activité.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous indiquez que vous n’avez jamais eu le brevet, mais qu’en est-il de la licence d’utilisation ? En aviez-vous une ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Malheureusement, je ne dispose pas des contrats entre SEPPIC et Allied Chemical. Nous avions probablement un contrat de fourniture. Je ne sais pas dans quelle mesure le brevet de 1952 était encore exploitable – après vingt ans, on bascule dans le domaine public. Je ne saurai donc pas répondre à votre question.

Mme Justine Benin, rapporteure. Si je résume : vous n’aviez pas de brevet, vous n’aviez pas de licence d’utilisation et vous ne pouvez pas nous en dire davantage.

M. Jean-Baptiste Dellon. Pour être précis, nous n’avions pas de brevet, je ne sais pas si nous avions une licence d’utilisation et quelle était la forme du contrat, puisque nous ne disposons pas de ces documents. Effectivement, je ne peux pas vous en dire beaucoup plus car je n’ai pas accès aux éléments.

M. le président Serge Letchimy. L’administration de l’Assemblée nationale va écrire à DuPont de Nemours afin de disposer de toutes les archives. Vous confirmez que vous n’avez plus aucune archive ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Je déclare officiellement que notre division agricole a été cédée à DuPont de Nemours fin 1981. Cette cession couvrait un site de production, des bureaux, des succursales commerciales et tous les dossiers et contrats relatifs à cette activité, ainsi que le personnel. En conséquence, les contrats, les dossiers d’homologation, les dossiers techniques relatifs au Képone ont été transférés à DuPont de Nemours. Nous n’en disposons plus.

Mme Justine Benin, rapporteure. Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur la pollution au chlordécone en Guadeloupe et en Martinique et sur son impact sanitaire, écologique et économique ? Pensez-vous qu’une telle pollution pourrait à nouveau se produire ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Pour être honnête, je suis surpris qu’une telle pollution ait pu se produire aussi récemment. J’espère que cela ne serait plus possible aujourd’hui.

M. François Pupponi. Vous êtes surpris mais, selon vous, comment cela a-t-il pu se produire ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Ce n’est pas à moi de faire cette analyse. La commission y travaille, et une information judiciaire est en cours. C’est à la commission d’enquête et à la justice d’établir les responsabilités et les éventuelles fautes. Je ne souhaite pas me substituer à vous, ni à la justice.

M. le président Serge Letchimy. De quoi êtes-vous surpris ? Du fonctionnement des autorisations ? Des modalités de mise sur le marché du produit ? C’est honnête de le reconnaître.

M. Jean-Baptiste Dellon. Je suis surpris de ce qui s’est passé et que cela ait pu se passer, mais je ne dispose pas de tous les éléments du dossier et ne suis donc pas en mesure d’aller au-delà.

M. François Pupponi. Je comprends que vous soyez prudent dans vos propos, compte tenu des instructions judiciaires en cours. Mais je n’imagine pas qu’une entreprise comme la vôtre – ce n’est pas vous personnellement qui êtes visé – confrontée à une pollution et un accident industriel majeurs, n’ait pas effectué une analyse de la situation pour éviter que cela ne se renouvelle. N’avez-vous pas mis en place de nouveaux process ? N’avez-vous effectué aucun retour d’expérience ?

M. Jean-Baptiste Dellon. Toute entreprise ou agent économique est responsable des produits ou des services qu’il commercialise. SEPPIC, comme toute entreprise, exerce sa responsabilité dans un périmètre légal et réglementaire. Pendant la période de commercialisation du Képone, SEPPIC a respecté cet environnement légal et réglementaire. En conséquence, de ce point de vue, SEPPIC a agi de manière responsable.

M. François Pupponi. Juridiquement, peut-être…

M. le président Serge Letchimy. En 1981, avez-vous fourni des éléments aux établissements de Laguarigue ? Apparemment, ces derniers ont obtenu leur autorisation à partir du dossier de SEPPIC.

M. Jean-Baptiste Dellon. Nous n’avons pas d’élément allant dans ce sens. Je ne peux donc pas le confirmer s’il y a eu des contacts entre SEPPIC et de Laguarigue avant 1981 et quelle était la nature de ces derniers.

M. le président Serge Letchimy. Évidemment, il y a eu des contacts.

M. Jean-Baptiste Dellon. Mais concernant le montage et la présentation du dossier, je ne sais pas. Nous n’avons pas trouvé d’éléments dans nos archives.

M. le président Serge Letchimy. Pour résumer, je vous remercie de nous envoyer tous les éléments dont vous disposez – masses financières, chiffre d’affaires, traces d’archives de la période allant de 1972 à 1981. Nous allons écrire à DuPont de Nemours pour obtenir leurs archives. Les faits sont déjà préétablis ; reste à les fixer afin de faire la démonstration des responsabilités de chacun.

Je vous remercie.


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2.   Audition de M. Frédéric Monot, responsable du département scientifique « Environnements, écosystèmes, ressources biologiques » (EERB) au sein de l’Agence nationale de recherche (ANR)

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, nous allons poursuivre nos auditions d’aujourd’hui. Nous recevons maintenant monsieur Frédéric Monot, responsable du département scientifique de l’Agence nationale de la recherche (ANR).

On a beaucoup parlé de l’ANR, en Guadeloupe et en Martinique. La question de son rôle est un sujet central. Je vous informe que vous êtes filmé et que votre audition est retransmise en direct sur le canal de l’Assemblée nationale.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes qui sont auditionnées par la commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(M. Frédéric Monot prête serment.)

M. Frédéric Monot, responsable du département scientifique EERB (Environnements, écosystèmes, ressources biologiques) au sein de l’Agence nationale de recherche (ANR). Je vous présenterai d’abord le fonctionnement de l’ANR. Créée en 2005, l’ANR est une agence chargée de mettre en place le financement de la recherche sur projets suivant la programmation arrêtée par son ministère de tutelle, le ministère de l’enseignement supérieur de la recherche et de l’innovation (MESRI). C’est un établissement public à caractère administratif depuis 2006.

C’est la seule agence publique de financement de la recherche sur projets qui soit multidisciplinaire : elle couvre l’ensemble du spectre scientifique, à l’exception du secteur spatial, des recherches sur le cancer, qui reviennent à l’Institut national du cancer (INCA), et des recherches sur le VIH/Sida, qui reviennent à l’ANRS.

Le décret du 24 mars 2014, révisant celui du 1er août 2006, a renforcé les missions de l’ANR, qui sont au nombre de cinq.

La première de nos missions est de financer et promouvoir le développement des recherches fondamentales et appliquées, l’innovation technique et le transfert de technologie ainsi que le partenariat entre le secteur public et le secteur privé.

La seconde mission est de mettre en œuvre la programmation arrêtée par le ministère chargé de la recherche. À l’heure actuelle, la programmation est issue de la réflexion menée dans les comités de pilotage de la programmation, organisés par le MESRI et l’ANR. Ces comités ont pour but d’associer les communautés scientifiques à la programmation.

Dans ces instances siègent des représentants du MESRI et de l’ANR, des alliances thématiques de recherche – Aviesan, Allenvi, Ancre, Allistene et Athéna –, du CNRS, de la conférence des présidents d’université (CPU), de la recherche privée, via les pôles de compétitivité, et des ministères concernés. Par exemple, le ministère de la transition écologique et solidaire, le ministère de l’agriculture et de l’alimentation ou le ministère de l’économie et des finances participent au pilotage du comité de programmation sur les sciences de l’environnement.

L’ANR met ensuite en œuvre la programmation arrêtée par le MESRI, notamment au travers de l’appel à projets générique de l’ANR, qui représente actuellement 85 % des financements sur projets de l’ANR. Je détaillerai également comment sont mis en place l’offre de financement ainsi que le processus de sélection.

La troisième mission de l’ANR est de gérer les grands programmes d’investissement de l’État dans le champ de l’enseignement supérieur et de la recherche, lesquels dépendent du secrétariat général pour l’investissement, service du Premier ministre.

La quatrième mission est de renforcer les coopérations scientifiques au plan européen et international.

Enfin, la cinquième mission est d’analyser l’évolution de l’offre de la recherche et de mesurer l’impact des financements alloués par l’agence.

J’en reviens à la mise en œuvre de la programmation. Des comités de pilotage de la programmation se tiennent actuellement deux fois par an, la première fois sur l’aspect international, la deuxième fois sur l’aspect national. À l’issue de ces comités, un plan d’action, révisé annuellement, est élaboré en cohérence avec les priorités nationales et les initiatives européennes de financement de la recherche.

Le plan d’action de l’ANR constitue la feuille de route qui intègre les orientations prioritaires de recherche de notre pays. Il permet de mettre en œuvre les orientations et priorités du MESRI qui coordonne l’action interministérielle entre les différents ministères concernés.

Il se structure en quatre composantes transversales qui font chacune l’objet d’un budget spécifique. Chaque composante dispose d’instruments de financement, d’appels à projets et de programmes particuliers. La composante principale « Recherche et innovation » correspond à l’appel à projets générique (AAPG). Elle est actuellement structurée en 49 axes de recherche, 36 d’entre eux correspondant à des domaines disciplinaires, les 13 autres correspondant à des enjeux transversaux pluri- ou transdisciplinaires. Ces 49 axes de recherche couvrent l’ensemble des disciplines scientifiques.

Au sein de l’ANR, nous avons cinq départements. Je représente le département scientifique « Environnements, écosystèmes, ressources biologiques » (EERB), mais il y en a quatre autres. Nous sommes chargés de la mise en œuvre de ce plan d’action.

À chaque axe correspond un comité d’évaluation scientifique et ce sont les chercheurs, qui, au moment de soumettre un projet, choisissent l’axe de recherche qui correspond aux objectifs et au contenu scientifique du projet qu’ils proposent.

La composante « recherche et innovation » est la plus importante de l’ANR. Les autres composantes du plan d’action sont d’abord la composante « Construction de l’espace européen de la recherche (EER) et attractivité internationale de la France » ainsi que la composante « Impact économique de la recherche et compétitivité (IERC) », qui a pour objet de stimuler le partenariat avec les entreprises et le transfert des résultats de la recherche publique vers le monde économique, à travers des appels spécifiques comme les laboratoires communs (LabCom) ou comme les « chaires industrielles », chaires co-construites et cofinancées entre laboratoires publics et entreprises. Il faut citer également le financement des instituts Carnot, qui vise à développer la recherche contractuelle entre les structures publiques de recherche et les partenariats privés.

La dernière composante s’intitule « Actions spécifiques hors appels à projets génériques ». Elle inclut plusieurs instruments.

Le premier est l’appel Flash. Il vise à soutenir un besoin urgent de recherches dont la pertinence scientifique est en lien avec un événement ou une catastrophe d’une ampleur exceptionnelle. C’est un instrument d’urgence. Un des derniers appels Flash est « ouragans 2017 : catastrophe, risque et résilience », lancé fin 2017 suite aux épisodes météorologiques extrêmes d’août et septembre 2017 ayant sévi aux Antilles.

D’autres sujets nécessitent la mise en compétition d’équipes développant des approches concurrentes pour lever des verrous scientifiques ou technologiques. L’ANR a donc imaginé un dispositif particulier : les appels Challenge. Un exemple est le Challenge ROSE : Robotique et capteurs au service d’Ecophyto. Il concerne l’agriculture numérique, qui permet d’éviter l’emploi des pesticides.

D’autres appels spécifiques peuvent être mis en place en dehors du calendrier normal de l’appel générique. Ces appels correspondent à des priorités nouvelles décidées par l’État ou à des problématiques scientifiques proposées par un financeur externe. C’est le cas de l’appel à projets de recherche conjoint « recherche, développement et innovation - sargasses », cofinancé par les collectivités territoriales de Guadeloupe, Martinique et Guyane, par l’ADEME et par des agences de financement brésiliennes.

De ces quatre composantes, l’appel à projets générique est de loin la plus importante, tant en budget qu’en nombre de projets. Non moins de 1 133 projets ont été financés par ce canal en 2018, sur les 1 471 projets financés par l’ANR. Pour information, l’ANR a financé un total de 18 500 projets de recherche depuis sa création.

L’appel à projets générique est un appel ouvert : il n’y a pas de thème imposé et ce sont les chercheurs qui conçoivent et proposent leurs projets. Si vous le voulez, je reviendrai plus tard sur le processus d’évaluation et de sélection. Par le passé, il y avait coexistence d’appels « blancs » et d’appels programmatiques, plus ciblés. Il n’y maintenant plus d’appels programmatiques, mis à part les appels spécifiques que j’ai mentionnés, tels les appels Flash ou Challenge, mais un appel générique décomposé en axes de recherche cherchant à couvrir l’ensemble des disciplines scientifiques.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je vous remercie pour cette présentation de l’ANR. J’aurais bien aimé que vous puissiez continuer sur le processus de sélection et sur le processus d’évaluation, s’agissant notamment des projets relatifs à la dépollution et à la décontamination des sols.

M. Frédéric Monot. La procédure de sélection est basée sur trois points. D’abord, il convient de rappeler que c’est un processus qui répond à de grands principes. Il respecte les principes internationaux que sont l’excellence, l’impartialité, la transparence, la confidentialité et la déontologie. Ensuite, c’est une sélection compétitive ; on fait très attention à l’équité de traitement. Enfin, c’est une évaluation qui est conduite par les pairs, à savoir des scientifiques français et étrangers extérieurs à l’agence.

J’en viens à la procédure d’évaluation et de sélection elle-même, qui est certifiée ISO 9001. Je peux la décrire en trois points : la procédure, les acteurs, les critères d’évaluation.

Premièrement, la procédure. L’appel à projets générique est une sélection basée sur un processus en deux étapes. Il est organisé selon un rythme annuel. Au cours de la première étape, une sélection est réalisée sur la base d’une pré-proposition de quatre pages. Ces pré-propositions sont sélectionnées après évaluation par le comité d’évaluation scientifique, sur la composition duquel je reviendrai. L’an dernier, il y a eu à peu près 7 000 propositions déposées, dont 2 500 à 3 000 ont été sélectionnées. Au cours de la deuxième étape, les auteurs des projets présélectionnés vont soumettre un projet complet de vingt pages, c’est-à-dire une proposition détaillée. L’évaluation sera faite cette fois par les experts et par les comités d’évaluation scientifique ; ce sont eux les acteurs de la seconde étape de l’évaluation.

Les comités d’évaluation scientifique sont au nombre de quarante. Ils correspondent aux 49 axes de recherche de l’appel à projets générique. Ces comités sont présidés par un président référent, recruté par appel à candidature et formé ensuite par l’ANR sur les questions de procédure. Ainsi, le président référent est un scientifique extérieur qui garde son indépendance scientifique. Quant aux membres du comité, ce sont des personnalités qualifiées, françaises ou étrangères, qui appartiennent au comité de recherche. Ils sont nommés par l’ANR, sur proposition du président, pour chacun des comités.

Pour l’évaluation des projets complets soumis à la deuxième étape, ces membres font appel à des experts extérieurs supplémentaires, qui sont donc des spécialistes français ou étrangers du domaine concerné par le projet. Ils évaluent en toute indépendance les propositions détaillées. Pour le résumer ainsi : dans une première phase, la sélection est effectuée uniquement par le comité d’évaluation scientifique ; dans une deuxième phase, le comité d’évaluation scientifique s’appuie également sur des expertises externes.

En 2018, ont été ainsi mobilisés plus de 1 000 membres, dont 30 % sont des étrangers. Ils ont conduit 14 000 évaluations au total. Sur ces 14 000 évaluations, il y a eu 8 000 expertises externes, c’est-à-dire que plus de 60 % des évaluations ont été réalisées par des scientifiques étrangers.

Aux différentes étapes, qu’il s’agisse du choix des membres ou des experts, l’ANR prête une attention forte au respect des règles de déontologie, notamment à tout ce qui concerne les liens d’intérêts.

Après vous avoir parlé de la procédure et des acteurs, j’en viens aux critères d’évaluation. Nous avons trois critères principaux. Le premier, c’est la qualité et l’ambition scientifique du projet, critère discriminant. Il est nécessaire d’obtenir la note « 1 » sur ce critère pour qu’un projet puisse être retenu. Ensuite, le deuxième critère a trait à l’organisation et à la réalisation du projet. Le troisième critère concerne l’impact et les retombées du projet.

Voilà sur quelle base les projets sont évalués par le comité, les critères étant connus des déposants lorsqu’ils soumettent leur projet. Un débat scientifique s’engage au sein de chacun des comités, sur chacun des projets, pour arriver à un consensus sur la décision finale des comités quant au classement des projets. En fonction du budget disponible, les projets seront financés ou rejetés. L’aspect budgétaire intervient ainsi, évidemment, lorsqu’on en vient au financement des projets.

Les évaluations font la synthèse des débats. Elles font état des efforts et des faiblesses de chaque projet retenu par le comité. Elles sont ensuite envoyées au coordinateur de chacun des projets soumis. Ainsi, chacun des projets non financés a été jugé par les comités, et non par l’ANR. Ce sont bien les comités qui évaluent le projet, ce n’est pas l’agence. Il y a des projets non retenus qui sont jugés meilleurs que ceux qui sont finalement financés car, évidemment, la contrainte budgétaire intervient.

À l’heure actuelle, notre taux de sélection s’établissant à 15 %, nous sommes conscients de ce qu’il y a des projets excellents qui ne sont malheureusement pas financés.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous terminez bien ! Je vous avais volontairement demandé de détailler le processus de sélection et d’évaluation. S’il y a d’excellents projets qui ne sont pas financés, puis-je vous demander si le sujet du chlordécone, le sujet de sa dépollution et de sa décontamination, sont une priorité pour l’ANR ?

M. Frédéric Monot. Je vais déjà vous dire combien de projets nous été soumis sur le sujet du chlordécone et combien ont été acceptés.

À l’heure actuelle, nous lançons un appel à projets générique, où le chlordécone ne figure pas explicitement. Pour l’instant, il n’a pas figuré non plus au nombre des appels Flash dont je vous parlais tout à l’heure, l’avant-dernier de ces appels portant sur les ouragans. Mais il serait tout à fait possible d’ouvrir un appel Flash sur le chlordécone. La décision appartient au MESRI, lequel peut nous envoyer l’instruction d’ouvrir un appel Flash sur le sujet chlordécone.

Cela étant dit, des projets ont aussi été soumis au fur et à mesure des différents appels à projets de l’ANR, dont certaines des composantes ou certains des axes de recherches pouvaient très bien traiter ce sujet-là. Ainsi, après quelques recherches, je puis vous dire que, depuis sa création en 2005, l’ANR a financé 13 projets sur le chlordécone et le paraquat. Sur ces treize projets, dix ont portés sur la chlordécone.

Soit dit en passant, j’ai tendance à mettre le mot chlordécone au féminin : « la chlordécone ». Veuillez m’en excuser. Je sais qu’on utilise ici plutôt le masculin. Mais les deux sont acceptés.

Mais je reprends : sur ces treize projets, dix ont portés sur la chlordécone ; trois projets ont porté sur le paraquat. En fait, les trois projets qui traitaient du paraquat portaient également sur d’autres molécules, pour en mesurer les différents effets xénobiotiques. Cette observation vaut également pour trois des projets ayant une composante chlordécone. Sur ces treize projets, sept sont par contre exclusivement concentrés sur le chlordécone.

Sur ces treize projets, le budget total financé par l’ANR s’est élevé à 5,7 millions d’euros, dont 4,6 millions d’euros sur la chlordécone et 1,1 million d’euros sur le paraquat. Au niveau du timing, trois projets ont été financés avant le premier plan chlordécone, deux pendant ce premier plan, deux pendant le second plan et trois au cours du troisième plan. Ainsi, ils se sont échelonnés au cours du temps de manière à peu près régulière.

Les thématiques qui ont été étudiées dans ces projets sont, d’une part, tous les aspects liés à l’environnement : évaluation de l’exposition, la contamination, les effets sur les plantes et les animaux, la recherche d’outils d’évaluation de la qualité sanitaire environnementale, l’environnement impacté. Cela concerne cinq projets. D’autre part, huit autres projets ont porté sur les effets sur la santé humaine : effet de l’exposition, recherche sur les mécanismes d’action au niveau moléculaire ou cellulaire, aspects liés à la toxicité, notamment les effets sur les cancers du foie, de la prostate, ainsi que le chlordécone envisagé en tant que perturbateur endocrinien. Conformément aux missions de l’ANR, ces projets de recherche étaient général des projets de recherche fondamentale.

Treize projets sur la chlordécone, cela peut paraître faible, mais cela représente treize projets retenus sur un total de 46 projets déposés depuis 2005. Le taux de sélection s’établit ainsi à 28 %, ce qui est supérieur au taux de sélection moyen de l’ANR. Ce taux de sélection moyen était de 26 % en 2005. Il a ensuite décru régulièrement, du fait de la baisse de la dotation budgétaire, jusqu’à atteindre 11 % en 2014 et 2015, pour remonter actuellement à 16 %.

Il faut faire attention au chiffre moyen calculé pour le chlordécone, car le faible nombre des projets retenus rend cette moyenne statistiquement peu significative. Cela étant dit, le taux de sélection de ces projets demeure tout de même à un taux élevé par rapport à l’ensemble des projets déposé à l’ANR. Mais je ne crois pas qu’il faille raisonner en ces termes.

Mme Justine Benin, rapporteure. Quels sont les différents porteurs de projet, par exemple pour le cancer de la prostate ?

M. Frédéric Monot. Ce ne sont pas des projets qui ont été financés directement par l’ANR. Les projets qui ont été financés par l’ANR sont d’abord le projet « Ti-Moun », qui s’appuyait sur l’accord Ti-Moun. Il portait sur l’impact de l’alimentation maternelle sur le déroulement de la grossesse et le développement de l’enfant en Guadeloupe, et comportait notamment l’étude de l’interaction entre les effets nocifs et les aspects protecteurs de l’alimentation.

Ensuite, il y a eu un projet, en 2008, qui s’appelait Chlordexo, sur la pollution des sols et des eaux par le chlordécone aux Antilles, ainsi que sur ses conséquences sur les cultures et les organismes aquacoles. En 2010, il y eut un projet Machloma sur les mécanismes d’accumulation, d’élimination et de perturbation du système nerveux et endocrinien induit par l’exposition au chlordécone dans les Antilles françaises, ainsi qu’un autre projet sur l’impact du chlordécone sur l’hépatite chronique active. Un autre projet a ensuite porté sur la contamination par le chlordécone du biofilm épilithique en rivière, en s’appuyant sur la recherche de bio-indicateurs. Rappelons au passage que le biofilm épilithique est celui qui se développe sur les rochers ; il peut justement servir de bioindicateur.

En 2013, un autre projet a porté sur la distribution du chlordécone dans la prostate et sur les perturbations moléculaires induites en lien avec la promotion tumorale ; il s’agissait d’un projet de recherche fondamentale. En 2016, un projet, qui n’est pas encore terminé, a été retenu. Il porte sur des stratégies innovantes pour sécuriser les systèmes d’élevage dans les zones contaminées par la chlordécone. Une approche modèle a été développée dans les Antilles, qui pourrait être applicable dans les zones contaminées à l’échelle mondiale.

Sur les aspects liés à la toxicité, on retrouve des équipes de l’Inserm et du CNRS. Ce sont des équipes qui sont bien déjà impliquées sur tous les aspects de perturbateurs endocriniens et qui sont reconnues en France. Sur les aspects d’évolution, je ne saurais être aussi précis. Beaucoup d’études ont porté sur les aspects écotoxicologiques, permettant de juger de l’impact environnemental de la chlordécone sur les plantes et sur les animaux. Un nouveau projet a été retenu cette année, qui porte sur la caractérisation de la chlordécone et des molécules dérivées de la dégradation de la chlordécone. Ces recherches portent sur des aspects analytiques complexes.

Quant aux résultats des projets de recherche, ils appartiennent aux chercheurs, qui seront mieux à même que moi d’en faire état. Je ne suis pas le scientifique le mieux placé pour parler des résultats de ces projets.

M. le président Serge Letchimy. Au cours des auditions que nous avons réalisées en Martinique, deux ou trois constantes se sont dégagées, que je veux partager avec vous.

Premièrement, nous avons été frappés par l’éclatement des initiatives, qui passe à côté de la transversalité du problème. La recherche manque de cohérence sur un drame pourtant précis et clair, géographiquement parlant, humainement parlant, économiquement parlant et sanitairement parlant.

Deuxièmement, il n’y a pas de fonds dédiés à ce drame. A contrario, je prends l’exemple du glyphosate, dont le fonds cible des hommes. La chlordécone concerne quant à elle une géographie précise et une population précise. Il y a donc toutes les raisons de développer une approche globale, systématisante et transversale. Plutôt que d’attendre le dépôt de projets, l’ANR pourrait décliner un cahier des charges permettant, sur quatre ou cinq sujets clés que je vais citer, de prendre des initiatives de recherche.

Je prends un exemple précis : le sol. Il est pollué pour une durée de plusieurs centaines d’années – certains parlent de 700 ans. Par le sol, le drame de la chlordécone arrive dans le corps de l’humain, dans le poisson, dans la vache, le bœuf, dans les fruits et dans les légumes… Il y a unanimité en Martinique et en Guadeloupe pour développer l’innovation relative à la dégradation de la molécule de manière naturelle, de manière chimique ou de « manière bio », si on peut le dire ainsi. Est-ce qu’on ne pourrait pas organiser un appel à projets dédié, doté de moyens conséquents et comprenant un cahier des charges ciblé ?

J’en viens à la question de la prise en charge de l’individu en tant que tel, en matière de santé en matière de consommation. Ces sujets recouvrent un problème tel que celui du développement du cancer de la prostate. Est-ce qu’un suivi extrêmement précis, dans la continuité, ne serait pas préférable à la situation actuelle ?

M. Frédéric Monot. Les appels à projets génériques de l’ANR mentionnent des priorités qui sont toutes reliées à des plans nationaux, par exemple sur les sciences humaines et sociales, l’intelligence artificielle ou l’antibiorésistance. C’est le ministère de la recherche qui indique, à chaque fois, quelles sont les priorités stratégiques – elles sont actuellement au nombre de six. Il peut s’agir d’un abondement financier sur certains projets qui sont déposés dans le cadre de l’appel à projets générique, ce qui permet d’augmenter dans certains cas le taux de sélection sur certains axes de recherche. Par exemple, un projet qui fait de la recherche sur l’intelligence artificielle alors qu’il est lié à un autre projet pourra bénéficier de cet abondement. Par contre, à l’heure actuelle il n’y a rien sur la chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Serait-il intéressant, selon vous, de cibler cette solution-là, basée sur une priorité stratégique ?

M. Frédéric Monot. Je ne sais pas si c’est la bonne solution. Par exemple, le problème des sargasses qui fait l’objet d’un appel spécifique est cofinancé par les régions de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane, par l’ANR, par l’ADEME et par des agences de financement brésiliennes. On a là une thématique bien précise sur laquelle les porteurs de projets ont déposé des projets. Les comités de sélection ont eu lieu hier et demain.

M. le président Serge Letchimy. Cela n’a rien à voir avec la chlordécone.

M. Frédéric Monot. Effectivement. Je voulais juste vous donner un exemple.

M. le président Serge Letchimy. Le problème des sargasses est un autre mal, celui de la chlordécone étant systémique.

M. Frédéric Monot. Le plan national de prévention et de lutte contre les sargasses, qui avait été élaboré dans un cadre interministériel, réunissait les ministères des outre-mer, de la transition écologique et solidaire, des solidarités et de la santé, etc. Des pistes de recherche sur les sargasses avaient été identifiées qui avaient conduit à bâtir un appel à projet spécifique sur cette thématique-là. Cet exemple est différent d’une priorité stratégique qui est davantage un abondement.

Il est clair que l’ADEME est impliquée dans la dépollution des eaux et des sols que vous évoquez, puisque des appels à projets annuels sur la gestion des sites pollués sont financés par cette agence dans le cadre du programme GESIPOL. L’ANR peut instruire le dossier, mais ce n’est pas à elle de décider puisque ce sont les ministères qui lui donnent les ordres. On pourrait très bien concevoir des appels cofinancés par d’autres agences, comme l’ADEME, sur des problèmes spécifiques comme la dépollution des eaux et des sols, sachant que l’ANR finance plutôt des aspects fondamentaux. Par exemple, les aspects mécanistiques et de mise en œuvre pourraient être traités par un financement de l’ADEME.

Je veux revenir un instant sur l’appel à projets sur les sargasses qui comprend quatre thématiques, dont une relative à la collecte et la valorisation des algues. Cette thématique-là n’est financée que par certains financeurs – la région Martinique et l’ADEME. Cet exemple montre qu’il peut y avoir des complémentarités et des agences qui ne financent qu’une partie de ces appels à projets. Il peut s’agir aussi d’un appel Flash, comme on l’a vu pour l’appel à projets Ouragans.

Tels sont les instruments qui peuvent être mis en place par l’ANR, sur décision de notre ministère.

M. François Pupponi. C’est donc le ministère qui doit déclencher l’opération.

Le chlordécone est tout de même un cas exceptionnel puisqu’il a entraîné une pollution des sols et de graves problèmes en matière de santé publique. Du reste, il serait intéressant de disposer du rapport sur le cancer de la prostate ou sur d’autres problèmes. Ces rapports sont-ils rendus publics ?

M. Frédéric Monot. Il y a un résumé public. On peut éventuellement demander aux chercheurs si leurs rapports peuvent être rendus publics. Normalement, le rapport appartient à l’ANR et on ne le rend pas public, sauf en cas de demande particulière et si tous les partenaires sont d’accord. Sur ces aspects-là, qui sont très fondamentaux, les chercheurs vont au contraire faire des publications.

M. François Pupponi. Y a-t-il eu des publications sur le chlordécone ?

M. Frédéric Monot. Je crois que oui, mais je vérifierai.

Comme un projet est en cours, je ne sais pas s’il a déjà fait l’objet d’une publication. Par exemple, un colloque a eu lieu sur les perturbateurs endocriniens avec l’ANSES, au mois de juillet dernier.

M. François Pupponi. Vous nous confirmez donc qu’à ce jour vous n’êtes saisi par aucune autorité de tutelle d’un programme de recherche sur la décontamination des sols pollués au chlordécone.

Si l’État est défaillant, s’il ne fait pas la démarche, pouvez-vous être saisi par quelqu’un d’autre, ou faut-il systématiquement l’autorisation du ministère de tutelle concerné ?

M. Frédéric Monot. Notre ministère de tutelle est le MESRI. On n’agira pas sans son autorisation. Par contre, il est possible de saisir directement le ministère de la recherche pour lui demander que l’ANR finance des projets sur ces aspects-là.

Certains aspects peuvent remonter via les comités de pilotage de la programmation où sont présents principalement des représentants du domaine de la recherche publique, ainsi que des représentants des différents ministères techniques, comme celui de la transition écologique et solidaire. S’agissant de la chlordécone, on envoie chaque année au MESRI un bilan des projets qui ont été financés sur la chlordécone, et qui sert à alimenter le bilan qui est fait sur le plan Chlordécone. On le fait également sur le plan national santé environnement de la même manière.

M. François Pupponi. Parmi tous les projets dont vous avez été saisi sur le chlordécone, combien venaient directement du ministère ?

M. Frédéric Monot. Les projets ont été soumis par des porteurs de projets.

M. François Pupponi. Ma question est très précise : parmi ces projets, y en a-t-il un qui avait été demandé directement par le ministère de la recherche ou un autre ministère ?

M. Frédéric Monot. Aucun, puisque cela ne répond pas du tout à la procédure de sélection. Les projets sont d’abord évalués scientifiquement. Les projets qui ont été financés sont donc issus du processus d’évaluation-sélection de l’ANR. On ne subit aucune pression, on laisse les scientifiques juger de la qualité des projets, et c’est la qualité des projets qui prime.

M. François Pupponi. Si j’ai bien compris, il y a des personnes qui vous sollicitent sur des projets.

M. Frédéric Monot. Des chercheurs soumettent des projets.

M. François Pupponi. L’État peut-il demander directement qu’une recherche soit lancée sur un sujet ? L’État vous a-t-il déjà saisi pour vous demander de faire de la recherche sur une problématique particulière ?

M. Frédéric Monot. Comme l’appel à projets générique est un processus bottom-up, ce sont les chercheurs qui soumettent des projets. Les axes de recherche couvrent en fait l’ensemble des disciplines scientifiques. Par contre, l’État peut nous dire que tel aspect est prioritaire – c’est ce que j’ai dit pour l’intelligence artificielle. À ce moment-là, il nous donne un abondement pour que davantage de projets soient financés sur cette thématique.

M. François Pupponi. L’État a-t-il considéré que le chlordécone était prioritaire ?

M. Frédéric Monot. Jusqu’à présent, on n’a eu aucune revendication sur le chlordécone spécifiquement.

M. le président Serge Letchimy. Il nous faut obtenir que l’État déclare la chlordécone comme une priorité stratégique.

M. François Pupponi. Absolument !

M. Frédéric Monot. Effectivement. Si c’est une priorité stratégique, il faudra alors mobiliser la communauté des chercheurs pour qu’elle dépose des projets. L’autre processus est celui d’un appel à projets spécifique.

M. le président Serge Letchimy. Supposons que Mme la rapporteure conclue que la chlordécone est une priorité stratégique, comment faut-il procéder ensuite ?

M. Frédéric Monot. Il faut intervenir au niveau gouvernemental.

M. le président Serge Letchimy. Mais encore ?

M. Frédéric Monot. Des appels à projets ont déjà été également émis via différents ministères.

M. François Pupponi. Celui de la santé, par exemple.

M. le président Serge Letchimy. Ou de l’agriculture.

M. Frédéric Monot. Tout à fait.

M. le président Serge Letchimy. Si on parvient à convaincre ces quatre ministères d’intervenir auprès du Premier ministre pour demander que le chlordécone soit une priorité stratégique, le processus s’enclenche-t-il ?

M. Frédéric Monot. La priorité stratégique sera affichée au niveau de l’appel à projets générique. Si le chlordécone est déclaré comme priorité stratégique, les chercheurs se mobiliseront peut-être davantage pour soumettre des projets. À chaque fois, cela vient en fait des chercheurs.

M. le président Serge Letchimy. On est face à une douloureuse situation pour 800 000 personnes, notamment les agriculteurs et les pêcheurs, et l’économie est freinée. Comme vous l’avez dit en toute honnêteté, on est soumis à l’initiative des chercheurs. Autrement dit, si ceux-ci ne déposent pas de dossier ou déposent des dossiers suivant leurs centres d’intérêt, on aboutit exactement à ce qui se passe aujourd’hui, à savoir que le patchwork de ce qui est proposé peut être assez incohérent par rapport au temps de la souffrance, au temps de la recherche nécessaire et au temps de la remise en ordre d’une situation plus normale sur le plan écologique et sanitaire. C’est exactement ce que nous avons constaté un peu partout. C’est pourquoi nous vous demandons des conseils.

Vous considérez donc qu’il conviendrait que le chlordécone soit déclaré comme une priorité stratégique, de telle sorte qu’on puise déclencher un processus de recherche mieux financé et plus lisible dans une programmation pluriannuelle qui pourrait être en lien avec les volontés de développement de ces deux pays sans chlordécone.

M. Frédéric Monot. C’est une possibilité.

Une priorité stratégique court souvent sur plusieurs années et doit se rattacher à un plan national. C’est le cas ici puisque le plan Chlordécone existe. Il y a donc un cadre approprié. Mais ce n’est pas l’ANR en tant qu’agence de financement qui va le faire.

M. François Pupponi. Vous arrive-t-il de recommander à votre ministère de tutelle d’inscrire en priorité une thématique que vous considérez fondamentale ?

M. Frédéric Monot. En général, cette initiative ne vient pas trop de nous, mais des alliances de recherche. Bien sûr, nous participons à la discussion lors des comités de pilotage de la programmation, mais nous ne devons pas nous afficher en tant que chercheur mais en tant que coopérateur. L’initiative peut aussi être prise par les pôles de compétitivité ou les différents ministères techniques, et elle peut être appuyée par les régions. Par exemple, la présidente du conseil départemental de la Guadeloupe avait recommandé de financer des projets de recherche sur les sargasses auprès du ministère de la recherche. Ce n’est pas l’ANR qui agit sur la programmation, elle n’est plus impliquée dans le processus de programmation.

M. François Pupponi. Connaissez-vous un autre sujet que celui du chlordécone qui expose depuis de si nombreuses années autant de Français à une pollution ?

M. Frédéric Monot. Je ne suis pas un spécialiste de la pollution, mais les aspects liés aux produits phytosanitaires, quels qu’ils soient, sont également prégnants.

M. le président Serge Letchimy. On parle de la chlordécone pour laquelle 750 000 personnes subissent une pollution qui va durer 700 ans. Avez-vous connu un cas similaire ?

M. Frédéric Monot. Personnellement, non.

M. le président Serge Letchimy. On est d’accord que c’est un cas exceptionnel.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur Monot, nous attendions vraiment votre audition.

Dans le cadre du plan Chlordécone IV, il est annoncé par les différents ministères un volet recherche de grande ampleur. En êtes-vous informé ? Vous nous dites que c’est votre ministre de tutelle qui doit vous donner les priorités. Au-delà, elle doit aussi actionner les différents appels à projets, soit Flash, soit génériques.

Serait-il opportun de lancer différents appels à projets Flash sur la dépollution et la décontamination ?

M. Frédéric Monot. S’agissant de votre première question, comme je vous l’ai dit nous ne sommes pas directement impliqués dans la programmation.

M. le président Serge Letchimy. C’est grave !

M. Frédéric Monot. La programmation est du ressort des ministères ou des chercheurs.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous n’êtes pas impliqué dans la programmation, mais vous avez bien dit que vous êtes toujours rattaché à un grand plan national.

M. Frédéric Monot. Sur les priorités.

Mme Justine Benin, rapporteure. Cela veut dire qu’il y aura un plan, mais qu’on n’a pas encore fixé les priorités.

M. le président Serge Letchimy. C’est pire que cela ! Cela veut dire qu’il y a un plan chlordécone qui affiche une priorité recherche mais que l’ANR n’est pas saisie.

M. Frédéric Monot. On n’est pas saisi, mais on fournit chaque année au ministère le bilan des projets qui sont financés par l’ANR. Cela concerne le plan Chlordécone et le plan national santé environnement. Il existe des plans nationaux sur de nombreuses thématiques. Dans le domaine de l’environnement par exemple, les recherches portent sur le climat, les régions côtières, etc. Il existe des plans pour lesquels l’ANR n’a pas de priorités stratégiques énoncées. Nous sommes une agence de financements ; nous ne faisons pas de recherche nous-mêmes et nous ne sommes pas impliqués dans la programmation. Celle-ci est arrêtée par le MESRI, notre ministère de tutelle. Ensuite, nous sommes chargés de la mettre en œuvre.

M. François Pupponi. On pourrait imaginer que le Gouvernement décrète, comme il l’annonce, que le chlordécone est une priorité pour les années à venir, et qu’il demande à son agence de mettre en œuvre un appel à projets spécifique et des moyens spécifiques.

M. le président Serge Letchimy. Parler d’appel à projets Flash serait le signal le plus catastrophique que l’on pourrait donner en Martinique et en Guadeloupe. Si on fait cela, on est mort… Le mot « Flash » risque d’agacer tout le monde.

Actuellement, le chlordécone n’est pas considéré comme une priorité stratégique. Aussi va-t-il s’inscrire dans des processus liés aux aléas des initiatives de la recherche. Mme Benin évoquera certainement tout à l’heure les recherches en cours sur la remédiation des sols, dont le caractère sporadique et éclaté ne permet pas de visibilité et ne crée pas les conditions de sortie de crise dans un délai précis. Voilà pourquoi nous vous remercions pour cette information selon laquelle un ministre peut demander – celui de l’agriculture, de la santé, de la recherche, ou des outre-mer – d’en faire une grande priorité nationale. Je suppose que si deux ministres au moins que je connais bien expriment leur désir d’en faire une grande priorité nationale, cela permettra d’engager le processus pour que le ministère de la recherche l’inscrive en tant que plan stratégique. Cette procédure est davantage politique qu’autre chose, mais il faut bien prendre des initiatives politiques.

M. Frédéric Monot. Les initiatives proviendront bien du Gouvernement. Elles passeront pour nous via le ministère de la recherche.

Mme Justine Benin, rapporteure. De toute façon, nous avons prévu d’auditionner Mme la ministre de la recherche.

Il y a aujourd’hui beaucoup de chercheurs sur le territoire de la Guadeloupe et de la Martinique qui œuvrent sans financement de l’ANR, sans financement des institutions mais grâce au financement des différentes collectivités majeures. Cela montre combien ces chercheurs ont pris le problème de la pollution au chlordécone à bras-le-corps dans ces deux territoires. Alors qu’ils veulent faire un travail de fond sur la remédiation des sols, la dépollution et la décontamination, ils nous ont indiqué clairement qu’ils ne pouvaient pas le faire en situation réelle en Guadeloupe et en Martinique par manque de financement. C’est donc à nous qu’il revient de saisir les différents ministres pour leur demander d’en faire une priorité afin de déclencher des appels à projets génériques.

M. Frédéric Monot. Effectivement, les appels à projets flash ne sont sans doute pas l’instrument idéal, au moins d’un point de vue psychologique. En revanche, si le plan Chlordécone IV prévoit des actions de recherche bien identifiées et si leur réalisation nécessite, via le ministère, l’affichage d’une priorité stratégique sur l’appel à projets générique de l’ANR, il est évident que nous nous tiendrons à l’écoute des communautés, des chercheurs et des instances politiques.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’avais jusqu’à présent l’impression que les chercheurs n’étaient pas très concernés par la question du chlordécone mais, en vous entendant, je comprends qu’en fait cette question n’était pas présentée comme une priorité – peut-être votre conseil scientifique n’en parlait-il même pas. Cela me conduit à avoir la conviction que, s’il y a des fonds pour faire de la recherche scientifique sur la pollution au chlordécone, nous aurons des chercheurs.

M. Frédéric Monot. À titre personnel, je dirai que lorsque se pose une problématique telle que celle de la pollution à la chlordécone, nécessitant d’aborder des fronts de science – par exemple, quels sont les effets de la molécule sur la santé, et comment elle se dégrade –, on trouve forcément des chercheurs pour s’y atteler, à condition qu’il y ait des financements pour cela, évidemment.

Pour ce qui est de notre processus de sélection, il est basé sur la qualité scientifique des projets. Quand on regarde bien, il n’y a eu que quarante-huit projets déposés en quatorze ans, ce qui est finalement assez peu, et je rappelle que nous avons financé treize de ces projets – en comptant ceux portant sur le paraquat. Cela montre que la communauté scientifique ne s’est pas encore vraiment saisie de ce sujet, à l’exception de certaines équipes, notamment celles ayant pu trouver un financement auprès d’autres instances que la nôtre – je pense par exemple à des études épidémiologiques réalisées sur des cohortes – ou de certains organismes de recherche tels que le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Pour ce qui est du rôle de perturbateur endocrinien que peuvent avoir le chlordécone et le paraquat, nous travaillons en concertation avec l’ANSES, ce qui permet une certaine complémentarité. Comme vous le voyez, des recherches sont d’ores et déjà menées, mais on peut penser que des financements spécifiques permettraient à l’ANR de faire en sorte qu’elles soient mieux coordonnées qu’aujourd’hui.

M. le président Serge Letchimy. Il y aurait des recherches à mener dans une multitude de domaines, qu’il s’agisse de la dégradation de la molécule, voire de sa disparition progressive, de son impact sur la santé, de l’étendue de la contamination des sols, mais aussi de l’eau et des poissons – donc des conséquences sur la pêche –, des modes de pénétration et de transfert, ainsi que des types de cultures à privilégier… Comment expliquer que, cinquante ans après le déclenchement de ce drame – tout a commencé au début des années 1970 –, une question aussi grave ne soit toujours pas reconnue comme une priorité stratégique ?

J’insiste sur le fait que nous faisons face à un problème d’une complexité diabolique. La molécule de chlordécone a la forme d’une cage entourée d’une dizaine d’atomes de chlore, ce qui la rend particulièrement difficile à dégrader. En Martinique, nous n’avons actuellement le choix qu’entre trois solutions : soit décaper 12 000 hectares de terres en profondeur, soit répandre des produits chimiques afin de tenter de dégrader la chlordécone, ce qui comporte le risque de polluer encore davantage, soit vivre avec… Il faut absolument que la science nous offre d’autres perspectives ! Comment expliquez-vous qu’en 2019, la recherche sur le chlordécone ne soit toujours pas considérée comme une priorité stratégique ? Vous dites vous-même que la communauté scientifique ne s’est pas emparée du sujet, ce qui fait que le sort des îles concernées dépend des initiatives que peuvent prendre les chercheurs, avec tout le côté aléatoire que cela comporte. Nous avons d’ailleurs l’intention d’interroger les ministres sur ce point, afin d’obtenir des réponses à une question essentielle pour les communautés guadeloupéenne et martiniquaise.

Mme Justine Benin, rapporteure. Si l’Assemblée décidait que l’étude de la pollution, de ses conséquences et de ses modes de traitement devait constituer une priorité, comment cette priorité pourrait-elle être mise en œuvre par l’ANR ? Cela ne se traduirait-il que par le lancement d’un appel à projets ?

M. Frédéric Monot. Il peut s’agir d’une priorité affichée au niveau de l’appel à projets générique, qui viendrait s’ajouter aux priorités portant déjà sur les six thématiques que sont l’autisme, les maladies rares, l’antibiorésistance, les recherches en sciences humaines et sociales (SHS), les technologies quantiques et l’intelligence artificielle. L’intérêt de considérer que tous les aspects relatifs aux impacts environnementaux, sanitaires et économiques de la chlordécone font l’objet d’une priorité stratégique serait de pouvoir mener des projets portant aussi bien sur les impacts économiques que sur l’agriculture, la dépollution ou les aspects sanitaires…

M. le président Serge Letchimy. Exactement.

Mme Justine Benin, rapporteure. Pouvez-vous nous rappeler quel est le budget de l’ANR ?

M. Frédéric Monot. Pour 2019, le budget voté en loi de finances s’élève à 738,6 millions d’euros. Le budget qui a été voté en conseil d’administration pour 2018 s’élevait, une fois les mises en réserve obligatoires effectuées, à 672 millions d’euros. Une partie de ce budget est utilisée en dehors des appels à projet. Ainsi, 30 millions d’euros sont allés au financement de l’Institut national du cancer (INCa), 50 millions d’euros ont été versés au titre de préciput des aides versées aux établissements hébergeant des projets ANR pour la couverture de leurs frais généraux, et 62 millions d’euros sont venus financer les laboratoires Carnot. Tout le reste est soumis à des appels à projets, éventuellement dans le cadre de cofinancements – nous en avons par exemple avec l’agence de l’innovation de défense (AID), ainsi qu’avec l’agence française pour la biodiversité (AFB). Au total, le budget de l’ANR consacré aux appels à projets en 2018 s’est donc élevé à 518 millions d’euros.

M. le président Serge Letchimy. J’ai obtenu hier, lors du conseil d’administration de l’AFB, que son président Philippe Martin demande par courrier au ministère de la recherche d’accorder une priorité à question du chlordécone.

Pouvez-vous nous indiquer quel montant global représentent les treize projets que vous avez accompagnés ?

M. Frédéric Monot. Le montant du financement de l’ANR pour ces treize projets est de 5,7 millions d’euros – 4,6 millions d’euros pour la chlordécone et 1,1 million d’euros pour le paraquat. Il s’y ajoute des fonds propres, notamment pour ce qui est des coûts de fonctionnement des établissements publics.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous avez dit que, si le ministre décidait d’accorder la priorité à la recherche sur le chlordécone, il faudrait abonder un nouveau fonds afin de sanctuariser les crédits destinés à financer cette recherche. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

M. Frédéric Monot. L’une des solutions consiste à prélever ces fonds sur le budget de l’ANR…

Mme Justine Benin, rapporteure. Mais ce n’est pas prévu…

M. Frédéric Monot. Dans certains cas, un autre ministère ou une autre agence peuvent être mis à contribution : c’est le cas, par exemple, de l’AFB, qui contribue au financement du plan Écophyto.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Monot, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation. Votre audition a donné lieu à une discussion très intéressante et très enrichissante et j’espère qu’avec le Gouvernement, nous allons enfin changer de méthode pour aborder cette question extrêmement préoccupante.


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3.   Audition de M. Éric Godard, chargé de mission interministériel et interrégional sur le chlordécone

M. le président Serge Letchimy. Nous recevons M. Éric Godard, ancien délégué interministériel chlordécone en Martinique. Monsieur Godard, je vous souhaite la bienvenue.

Notre audition est filmée et retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur Godard, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Éric Godard prête serment.)

Je tenais à signaler la présence, appréciée, de Mme Josette Manin, députée de la Martinique, ainsi que celle d’une journaliste.

M. Éric Godard, ancien délégué interministériel chlordécone en Martinique. Mon histoire avec le chlordécone est une longue histoire qui a commencé en juillet 1998, quand je suis arrivé à ce qui s’appelait encore la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) de Martinique, avant de s’appeler direction de la santé et du développement social (DSDS) en 2001, puis d’évoluer vers l’agence régionale de santé (ARS) en 2010. J’avais été nommé chef du service santé environnement, dont l’une des missions principales est le contrôle de l’eau d’alimentation. Avant mon arrivée, j’avais été prévenu qu’il y avait quelques soucis avec les pesticides. Une polémique très dure opposait depuis un certain temps l’État et des associations qui l’accusaient de ne pas dire la vérité sur la qualité des eaux, quand lui affirmait ne rien trouver d’alarmant dans ses analyses. Le bilan de 1996 faisait ainsi état d’une bonne qualité de l’eau sur le plan physico-chimique, attestée par les représentants de la DDASS dans les médias. On peut d’ailleurs retrouver dans les archives les réponses faites alors aux associations.

La polémique et la tension étaient telles que le directeur régional de l’environnement de l’époque avait demandé une mission de l’inspection générale de l’agriculture et de l’environnement – la mission Balland‑Mestres‑Fagot –, qui s’est déplacée en Martinique et en Guadeloupe aux mois d’avril et mai 1998, avant de rendre son rapport en novembre 1998. Celui­-ci faisait état d’un usage immodéré des pesticides, d’une application laxiste de la réglementation et d’une absence d’état des lieux ainsi que d’estimation des conséquences sur la santé de la population. À la suite de ce rapport, le préfet a saisi le comité de bassin de Martinique, présidé par Madeleine de Grandmaison, en vue de faire des propositions pour améliorer les connaissances et gérer la situation, à un moment où nous avions très peu d’informations.

La DDASS a pris sa part du travail à l’époque. Elle a essayé d’améliorer le contrôle sanitaire des zones d’alimentation, changé de laboratoire et de pratiques pour assurer un transfert plus rapide et dans de meilleures conditions des échantillons, augmenté la liste des molécules recherchées. C’est ainsi qu’à l’issue d’une campagne intensive de prélèvements financés par les distributeurs d’eau, nous avons mis en évidence le HCH–bêta et le chlordécone dans trois captages : la source Gradis à Basse-Pointe, la rivière Monsieur et la rivière Capot. La source Gradis a été fermée, compte tenu des quantités de pesticides retrouvés. Il ne s’agissait que de HCH, dans la mesure où les résultats relatifs au chlordécone ne sont arrivés qu’au mois de septembre 1999, quand le laboratoire a pu les quantifier, après avoir identifié la molécule dans son spectographe.

Ces résultats ont suscité un vif émoi, tout en satisfaisant les associations, qui voyaient enfin, selon elles, l’administration dire la vérité et attester de la présence de molécules qu’elles dénonçaient sans forcément les nommer – je n’ai pas retrouvé de désignation du chlordécone dans leurs écrits de l’époque, ni dans les courriers adressés à l’administration. À partir de là, il a fallu savoir si les molécules étaient encore utilisées ou si le résultat correspondait au reliquat des usages du passé. Après enquête, il s’est avéré qu’il s’agissait a priori de reliquats. J’ai alors mis en place toute une démarche pour aller plus loin dans la connaissance des relations entre la concentration de la molécule dans les eaux et les précipitations ou les crues. L’étude a été réalisée en 2000, toujours avec l’aide de stagiaires de l’École des hautes études en santé publique et d’autres universités.

Pour finir, après avoir demandé, à plusieurs reprises, par des rapports au conseil départemental d’hygiène qu’on s’intéresse autres compartiments de l’alimentation et autres sources d’apport de pesticides pour la population, j’ai fini par entreprendre, au niveau de la DDASS, quand bien même cela ne faisait pas partie de sa mission première, une expérimentation pour démontrer que des résidus de chlordécone ou de HCH pouvaient se retrouver dans les produits cultivés, notamment les racines. C’est ainsi qu’en 2001 une manipulation a été présentée dans le cadre du groupe phytosanitaire ainsi qu’aux instances agricoles : sur trois parcelles de dachines, de patates douces et de choux caraïbes, nous avons fait des analyses couplées de sol et de légumes, lesquelles nous ont permis de démontrer le passage du chlordécone dans ces productions.

Le stagiaire avec lequel je réalisais cette étude a quitté la Martinique pour rentrer dans son école, avant même d’avoir les résultats. J’ai continué de travailler avec lui pour bétonner le rapport, sachant qu’il risquait de créer un émoi bien plus important que dans le cas de l’eau, où le résultat avait suscité certes un traumatisme, mais aussi une certaine forme de soulagement, en ce sens que cela apaisait les tensions entre l’État et les associations, et qu’il serait difficile de faire passer le message. Le rapport a été remis en mars 2002 à la directrice de la santé et du développement social de la Martinique. À partir de là, cela a été un parcours du combattant pour faire reconnaître la qualité du travail réalisé, mais aussi l’importance de la pollution mise en évidence et ses conséquences potentielles sur l’environnement et la santé publique.

À l’époque, j’ai eu tout un travail à faire pour convaincre les autorités, notamment le préfet, Michel Cadot, ainsi que les autorités nationales, que ce problème méritait un traitement d’urgence et à la mesure des découvertes. Il a fini par rendre public le fait que l’on avait un souci avec les légumes cultivés dans les sols chlordéconés, lors de la réunion du groupe régional phytosanitaire du 1er juillet 2002. Contrairement à la légende, ce ne sont donc pas les patates douces de Dunkerque, en octobre 2002, qui ont révélé le problème – elles l’ont révélé au niveau hexagonal, mais pas localement. Heureusement, le préfet avait eu la clairvoyance d’en parler dès le mois de juillet. Il s’est d’ailleurs bien servi de cet argument lors de sa conférence de presse, qui a suivi l’article de Libération, le 18 octobre 2002.

Dans ce rapport, plusieurs propositions étaient faites pour mieux connaître les composantes de l’alimentation – en l’absence de ces informations, impossible de mettre en avant des contaminations et d’en évaluer les risques ; pour réaliser des mesures dans les aliments afin de vérifier la présence de résidus ; pour faire le plus rapidement possible des essais sur toutes les cultures en place afin de connaître celles qui étaient sensibles au chlordécone et celles qui ne l’étaient pas ; pour mettre en place un suivi sanitaire des populations exposées ; pour envisager la mesure biologique des résidus de chlordécone dans l’organisme, de sorte à disposer d’un indicateur des contaminations et à permettre d’appréhender rapidement l’étendue du problème et l’exposition de la population. Ces propositions ont été appliquées petit à petit, certaines après un temps particulièrement long.

Entre 1999 et 2001, je n’ai eu aucun souci pour parler des travaux de recherche et de leurs résultats, quels que soient les médias, puisque j’ai fait une soixantaine d’interventions publiques sur le sujet. En revanche, après la publication du rapport, j’ai été, en quelque sorte, interdit de parole. Si je participais encore à certaines réunions, je ne participais pas à toutes, notamment aux réunions décisionnelles avec le préfet et les directeurs des services de l’État. Je n’ai d’ailleurs pas pu présenter moi‑même mon rapport, qui l’a été par ma directrice. Je ne savais ce qui se passait que grâce aux collègues avec lesquels j’avais gardé de bons contacts. Je vous passe les qualificatifs dont on m’affublait à l’époque. On pensait, en gros, que je voulais faire croire que tout était pollué, que j’étais un ayatollah des pesticides et que je voulais mettre la Martinique à feu et à sang, alors que je ne faisais que parler de la réalité et anticiper sur ce que tout le monde a reconnu depuis : il existait une pollution à grande échelle de l’environnement et des terres agricoles, aussi bien en Martinique qu’en Guadeloupe.

La Guadeloupe a embrayé quelques mois plus tard. Au début, en effet, il y avait toujours six mois de décalage entre la Martinique et la Guadeloupe. La Guadeloupe a mis en évidence la pollution des sources de la Basse‑Terre en 2000, en travaillant avec le même laboratoire de la Drôme, puis la pollution des légumes grâce à des contrôles. J’ai été en butte aux affirmations du service de la répression des fraudes, qui affirmait haut et fort qu’il ne trouvait pas de chlordécone dans les légumes. Et pour cause ! Il ne cherchait pas le chlordécone, mais des organochlorés. C’est quand le préfet a demandé, le 23 avril 2002, à ce service de rechercher la molécule, en privilégiant les légumes racines, que les contrôles ont commencé. Les premiers résultats sont arrivés à la fin du mois de juillet et la répression des fraudes a confirmé qu’environ un tiers des légumes racines étaient contaminés, ce qui a donné lieu à un signalement à Dunkerque d’un lot contrôlé à Macouba et envoyé par le groupe Gipam sous différentes formes. Il a pu être intercepté, en partie seulement, à Dunkerque. Aussi la légende selon laquelle on protège mieux les populations de l’hexagone que celles des Antilles ne peut-elle se fonder sur cet événement, puisque c’est seulement parce que nous avons eu le temps de rattraper les patates que l’on a pu les saisir. Au contraire, les résultats des contrôles faits en Martinique sur des patates ou des dachines arrivaient, alors que les produits avaient déjà été consommés, comme c’est souvent le cas lorsque l’on fait des contrôles sur les lieux de distribution.

Face à cette situation, j’ai souhaité me retirer du jeu et ai fait d’autres propositions de gestion de risques en 2003, considérant qu’il y avait désormais un problème de confiance dans la qualité des produits locaux et que l’on aurait pu s’inspirer de la gestion de sols pollués pour trouver un autre mode de gestion et carrément interdire la culture de certains produits sensibles dans les sols contaminés, de manière à garantir aux agriculteurs que ce n’était pas une analyse qui décidait du résultat économique de leurs spéculations et aux consommateurs qu’il n’y avait plus, même si cela devait se faire progressivement, de légumes sensibles cultivés dans des sols contaminés. J’ai le plaisir de voir qu’on semble se diriger vers cette solution pour les cultures sensibles, bien des années après s’être rendu compte que la confiance avait été en partie écornée – et bien écornée – parmi une frange importante de la population, compte tenu des incertitudes planant sur la qualité des contrôles réalisés, qui peuvent laisser passer des produits contaminés selon les marchés.

Je suis ensuite parti presque quatre ans en Guyane, où se posait un autre problème de santé publique : celui de la pollution au méthylmercure des populations amérindiennes. Pour des raisons familiales, j’ai souhaité revenir en Martinique. J’avais continué de suivre, grâce à mes collègues, notamment Béatrice Corbion, en Guadeloupe, tout ce qui se passait. Une conjonction d’intérêts s’est présentée à la fin de l’année 2006, quand je souhaitais rentrer en Martinique et que la direction générale de la santé manquait d’informations sur ce qui se passait sur le terrain. Le rapport de la mission parlementaire venait d’être publié, ainsi que celui de la mission de l’inspection générale, qui donnaient satisfecit à la gestion mise en place par l’État, mais un certain flou persistait et les informations peinaient à remonter.

Du fait de mon expérience et de la reconnaissance obtenue à la suite du travail réalisé par la direction générale de santé (DGS), j’ai été désigné par une lettre interministérielle, signée par cinq directions d’administration centrale, le 22 décembre 2006, pour assister les préfets et être une interface entre le niveau national et le niveau local, afin de coordonner les services locaux de l’État et de faire circuler l’information, avant le plan Premier chlordécone. J’ai été placé administrativement au sein de la DSDS, entièrement financé par le ministère de la santé. Par la suite, mon fonctionnement aura été assuré par le programme des interventions territoriales de l’État (PITE).

En 2007, une crise éclate, à la suite de la publication du livre de Boutrin et Confiant, puis de la venue du Professeur Belpomme et de l’annonce d’un rapport pour la rentrée 2007. Dans un premier temps, l’État souhaitait répondre par un plan de communication. J’ai, pour ma part, surtout invoqué la nécessité d’élaborer une stratégie d’intervention et de répondre par des actions. De fait, le sujet était loin d’être complètement traité, même si nous nous étions peut-être endormis un certain temps, après avoir fixé des limites maximales de résidus provisoires, en 2005, à la suite des premiers rapports de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA). L’agriculture s’était, en quelque sorte, acheté une certaine tranquillité, grâce à des valeurs limites fixées à 50 microgrammes pour les produits contributeurs de l’exposition et à 200 microgrammes pour les produits non-contributeurs de l’exposition, ce qui offrait une grande marge aux pêcheurs et aux éleveurs.

La réponse stratégique a été le plan chlordécone I, sur lequel j’ai beaucoup travaillé avec mes collègues de la DGS, ce plan ayant été essentiellement préparé au niveau national avec ma collaboration et relativement peu d’appui des services locaux de l’État. Didier Houssin a été nommé délégué national interministériel. Il était accompagné par Benoît Lesaffre, un ingénieur général des eaux et forêts, qui assurait le travail de coordination au niveau ministériel. Je travaillais, quant à moi, localement avec les préfets, la DGS et les services locaux de l’État. J’ai occupé cette fonction jusqu’en mars 2013, date à laquelle j’ai demandé à en être déchargé, compte tenu de l’évolution de ma mission et des difficultés que j’avais à l’assumer. Mes difficultés sont explicitement exposées dans le rapport de la mission d’évaluation du plan de 2011, aux pages 39 et suivantes, qui décrivent la manière dont cela se passait, aussi bien en matière de communication, de demandes d’appui restant sans réponse et de surcharge de travail, ce qui ne me permettait pas d’assurer correctement l’information de la population, ni de disposer de toutes les informations nécessaires.

Il faut savoir que, depuis 2009, j’étais également chargé de mission du PITE par une lettre de mission du ministère de l’intérieur et que j’ai géré le PITE de 2009 à 2013 pour le préfet de Martinique qui était responsable du budget opérationnel de programme, en ayant une grande marge de manœuvre. Le PITE est un outil extrêmement intéressant, mais très difficile à défendre, quand des ministères veulent le saborder. Nous avons rencontré beaucoup de difficultés, à certains moments, certains ministères contributeurs n’admettant pas qu’une partie de leurs crédits soient mutualisés de cette manière pour des actions dans lesquelles ils n’avaient pas particulièrement d’intérêts.

En 2013, je suis retourné au sein de l’ARS, où je me suis essentiellement occupé de l’enquête Kannari, dont j’avais préparé le financement, qui n’était pas assuré par le deuxième plan, alors même que l’étude y était prévue. Nous avons réuni le financement grâce au PITE et à la contribution de la région Martinique. En revanche, nous n’avons pas pu obtenir de financements de la région Guadeloupe. Je me suis également occupé du programme des jardins familiaux de Martinique.

À partir de 2015, j’ai beaucoup travaillé sur la question des limites maximales de résidus (LMR), sur laquelle j’écrivais des notes depuis 2012, et de la répartition du chlordécone dans les organismes animaux, pour aboutir à ce que je demandais depuis le début : un retour à la norme fixée initialement en 2007, y compris par la Commission européenne, de 20 microgrammes dans les parties consommées. Cela a représenté un certain succès. Mais il a fallu beaucoup d’énergie et de temps pour y parvenir.

En 2016, j’ai voulu sortir un point complet sur ce sujet technique et traduire en termes accessibles, pour ceux qui savent à peu près lire, le minimum à savoir sur le chlordécone en Martinique. La préfecture de Guadeloupe a repris certaines de mes fiches sur son site. La majeure partie du document demeure d’actualité.

Mme Justine Benin, rapporteure. Votre intervention, monsieur Godard, est très enrichissante et sans tabou, même si vous nous avez renvoyés aux pages 39 et suivantes, pour ce qui est des difficultés que vous avez rencontrées dans le cadre de vos missions. Vous nous avez dit que, dès 1999, à votre arrivée en Martinique, vos services et vous-même étiez déjà informés de la dangerosité du produit et de la pollution au chlordécone des sols.

M. Éric Godard. Dès que nous avons mis en évidence le problème du chlordécone, nous sommes allés chercher sa teneur dans les sols dans le bassin d’alimentation de la source Gradis, où nous en avons trouvé dans les premiers centimètres de sol en quantité importante. Dès lors que la molécule était dans les sols, il était évident qu’elle pouvait se transmettre aux végétaux qui y étaient cultivés, aux animaux et aux organismes aquatiques. J’ai tout de suite appréhendé la globalité du problème, ce qui a été beaucoup plus difficile pour d’autres, même si je pense que certains, notamment les chercheurs, étaient sans doute très au fait de tous ces risques, qui n’avaient pas été largement claironnés, si ce n’est dans les rapports Snegaroff et Kermarrec.

Mme Justine Benin, rapporteure. Pourriez‑vous me dresser un bilan de vos actions en tant que délégué interministériel ?

M. Éric Godard. J’ai tout d’abord réussi à mettre en évidence un vrai problème, à grande échelle, qui va préoccuper des générations d’Antillais et, je l’espère, de fonctionnaires de l’État et de responsables de collectivités. Mais, dans un premier temps, je pense que j’ai réussi à apaiser les relations entre l’État et les associations, entre 1999 et 2002. Au cours des derniers temps, je vous avoue avoir dû prendre certaines libertés avec les règles hiérarchiques. Lorsque vous vous apercevez que vous rencontrez des freins, que vous êtes bloqué de partout, que vous agissez pour la santé publique, alors que d’autres intérêts prévalent peut-être à court terme, que vous n’avez pas le soutien que vous attendez de votre administration centrale, parce qu’elle est ellemême prise dans un système qui arbitre entre différents intérêts, vous prenez des moyens pour faire avancer la cause que vous défendez, notamment celle de la santé. Pour cette raison, en octobre 2017, j’ai pris la liberté d’annoncer publiquement qu’il y avait un problème avec la répartition du chlordécone dans les organismes animaux, mais qu’il y avait également un problème avec les LMR qui avaient été modifiées de fait, sans que personne n’en soit informé, en 2013, en retouchant l’annexe du règlement européen qui fixe les parties auxquelles s’appliquent les LMR. C’est un courrier de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) qui nous l’a appris, faisant état des nonconformités rencontrées dans le cadre de l’enquête Kannari en 2015. Je pense que l’ANSES en était parfaitement informée, puisque dans son courrier elle mentionne une LMR sur la viande en poids frais à 100 microgrammes par kilogramme. Par hasard, ce jour-là, une journaliste était présente. Elle s’est emparée du sujet et en a fait un reportage en janvier 2018, qui a eu beaucoup d’impact et a donné lieu à la crise des LMR, qui a provoqué une mobilisation des élus et des associations.

J’ai mené une action dans ce cadre pour essayer de convaincre les autorités nationales, le préfet, de ce qu’étaient réellement la situation, les risques, les contradictions entre la réalité ainsi que le discours qui était tenu localement par certaines autorités nationales. Je pense avoir réussi à débloquer la situation et à faire revenir la norme à un plafond beaucoup plus raisonnable que celui vers lequel on avait dérivé.

Parmi mon bilan, on peut également citer l’enquête Kannari, dont le financement a été trouvé grâce à un travail mené sur le PITE et la fongibilité de ses enveloppes.

J’ai également lancé en 2013 le travail qui commence à se mettre en œuvre sur la protection des personnes vulnérables au chlordécone – les femmes en âge de procréer, les femmes enceintes. Cette action a mis du temps à s’installer.

J’ai aussi mené une enquête, en 2015, sur les productions informelles qui sont tant décriées, avec la Fédération régionale de défense contre les organismes nuisibles (FREDON). Dans le secteur végétal, les résultats n’étaient pas si mauvais que cela. On arrivait quasiment à la même qualité que dans le circuit formel. Il est peut-être excessif de crier haro sur l’informel. En revanche, il y a des problèmes avec les denrées animales. Mais ce n’est pas parce qu’il existe des potentiels de contamination importants avec les œufs ou d’autres produits animaux de jardins familiaux qu’il faut considérer que tout ce qui est informel est mauvais.

Je pense aussi avoir facilité la mise en œuvre de l’action 36 du deuxième plan chlordécone, qui est devenue l’action 1 du troisième plan – la charte de développement durable dans les territoires contaminés par le chlordécone – qui a été menée par le bureau d’études Mutadis et a donné lieu à des années de travail et à des heures et des heures de réunions de groupes de travail avec toutes les parties concernées – associations, professionnels de la pêche, de l’agriculture, administrations. Dans un premier temps, le préfet de Martinique n’a pas adhéré à cette action, avant de se convaincre lui-même qu’une démarche où l’État n’était plus le seul maître du jeu, mais une partie parmi d’autres, était intéressante pour faire face à une situation qu’il fallait assumer collectivement.

La région Martinique, en la personne de deux conseillers régionaux, avait également bien pris part à l’affaire. Tout était prêt, jusqu’à l’installation de l’instance de facilitation, mais cela a échoué au moment du passage à la collectivité unique, laquelle n’a pas adhéré à la démarche. En Guadeloupe, malgré quelques actions préliminaires, je crois savoir que c’est la préfecture qui n’y était pas très favorable.

Tous les écrits de l’époque ont été conservés. Vous pourriez interroger avec intérêt les bureaux d’études, comme Mutadis qui a été le maître d’œuvre de cette opération. Ce nouvel outil, qui visait à rechercher les intérêts communs entre les parties, devait permettre d’aller vers une gestion à long terme du problème, dans laquelle les collectivités n’étaient plus en retrait à attendre de l’État qu’il assume seul les conséquences des erreurs faites.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez dit que l’on vous a interdit de parole et traité de tous les qualificatifs possibles, vous accusant de vouloir mettre le feu à la Martinique. Si cela vous dérange trop d’évoquer ces moments difficiles, je n’insisterai pas. Mais qui vous a isolé ? Des acteurs économiques ? Votre administration ? La préfecture ?

M. Éric Godard. Ma hiérarchie, donc la direction de la santé et du développement social de l’époque. Les collègues qui étaient au même niveau que moi au sein d’autres directions me rapportaient les propos désobligeants tenus à mon propos lors des réunions auxquelles ils assistaient, et des journalistes entendaient certains responsables préfectoraux parler de moi.

M. le président Serge Letchimy. Et pourquoi ?

M. Éric Godard. On peut échafauder toutes sortes d’hypothèses. L’une des raisons qui m’a été donnée était que je tenais un discours trop anxiogène, que j’allais faire peur. Il m’a aussi été dit que j’étais trop exposé.

M. le président Serge Letchimy. Compte tenu de la réalité des choses aujourd’hui, cela vous apparaît-il comme une volonté de camoufler les choses, de ne pas dire la vérité, pour gagner du temps ?

M. Éric Godard. Je ne pense pas qu’il s’agissait d’une volonté de ne pas dire les choses, mais plutôt de les dire d’une autre manière. J’avais ainsi préparé une note pour le groupe régional phytosanitaire du mois de juillet, au cours duquel nous devions traiter d’un gros dossier sur les pesticides, ainsi qu’un discours introductif pour le préfet. Il ne l’a évidemment pas lu et a présenté les choses autrement. J’expliquais dans ce discours tout ce que j’ai toujours pensé, et que j’ai martelé sans cesse depuis toutes ces années.

M. le président Serge Letchimy. Le chlordécone a été interdit en 1990. En 1998 et 1999, on en a découvert les premières traces dans l’eau. Est-ce que l’État a joué son rôle ? Peut-on lui reprocher une forme d’inertie sur cette période ? Aurait-il été possible de lancer l’alerte plus vite ? Presque dix années se sont écoulées…

M. Éric Godard. Mon appréciation à cet égard a évolué. Dans un premier temps, après l’interdiction du chlordécone, comme pendant sa période d’autorisation, j’ai trouvé étonnant que personne ne se soit préoccupé des conséquences, alors que des signes étaient apparus bien après le rapport Kermarrec, qui anticipait sur la catastrophe. Une enquête menée dans le cadre de l’Unesco sur la rivière du Grand Carbet, en Guadeloupe, a mis en évidence des dosages en milligrammes de chlordécone dans les eaux de l’estuaire, avec un gradient décroissant important entre l’amont et l’aval. C’était suffisant pour donner l’alerte.

Il y eut ensuite la pollution de la source de Neufchâteau, dans le site du Cirad, citée dans le rapport Balland et dans celui d’une stagiaire à la DDASS de Guadeloupe en 1996, qui s’appelait Sulla Jesop.

J’ai toujours défendu les autorités sanitaires et la DDASS, car le chlordécone ne lui avait pas été signalé comme un problème, et les laboratoires ne le cherchaient pas.

Monsieur Alain Blateau, qui a longtemps été mon prédécesseur à la DDASS, vous a indiqué que je vous parlerais peut-être de la découverte de certains éléments, et je suis en effet en mesure de le faire. J’ai retrouvé des écrits dont il vous a dit avoir perdu la mémoire. C’est aussi ce qu’il m’avait dit lorsque je les lui avais montrés, en lui demandant pourquoi nous n’avions pas poussé plus loin la recherche du chlordécone. En 1991, dans une enquête menée auprès des services de la protection des végétaux, des distributeurs de produits phytosanitaires et des groupements bananiers, le chlordécone apparaissait plusieurs fois parmi d’autres molécules, marqué d’un signe appelant à y faire attention et accompagnée d’un commentaire manuscrit indiquant : « Très persistant ».

Une autre pièce de cette même année 1991 – un courrier au laboratoire départemental de Martinique signé de l’un des cadres de la DDAS – demandait de rechercher le chlordécone parmi d’autres molécules. Mais l’institut Pasteur de Lille, à qui le contrôle des pesticides dans les eaux a été confié en sous-traitance du laboratoire départemental, ne le recherchait pas. La situation n’a pas évolué jusqu’au changement de laboratoire, en 1999. Un rapport au conseil départemental d’hygiène de 1997, actualisant la liste des molécules que l’institut Pasteur devait rechercher, mentionne à nouveau le chlordécone.

Le chlordécone a donc été cité à trois occasions, et il était alors possible de la retrouver, puisque cela avait déjà été déjà fait à plusieurs reprises. Depuis un certain temps déjà, des laboratoires l’avaient détectée dans différentes matrices, notamment dans l’eau, où il est le plus facile de la trouver. Il a été détecté dans la rivière du Grand Carbet, et M. Snegaroff l’avait trouvé dans le cadre de ses travaux. Je ne sais pas pour quelle raison nous n’avons pas suffisamment insisté pour mettre en place un contrôle qui permette d’identifier la molécule.

D’autres aspects m’étonnent. Ainsi, les niveaux de HCH sont dix fois inférieurs à ceux de chlordécone, mais dans toutes les rivières que nous avons contrôlées avec un pas de temps assez court – rivière Monsieur, rivière Capot – les courbes d’évolution des deux molécules sont parfaitement parallèles. L’institut Pasteur a analysé les eaux de la source Gradis sans y trouver de HCH, alors que quelque temps après, des quantités très importantes de HCH y ont été décelées. Faut-il mettre en cause le conditionnement des échantillons, ou le temps passé avant d’arriver au laboratoire ? Il est peu probable que le temps soit en cause, s’agissant d’une molécule persistante. En revanche, peut-être que le flacon employé n’était pas adapté à la recherche de telles molécules ?

J’ai également été très perturbé par un témoignage de René Seux, ex directeur du laboratoire de l’École Nationale de la Santé Publique, qui m’a été rapporté par Luc Multigner.

Lors de l’inauguration du laboratoire d’études et de recherche en environnement et en santé (LERES) conjointement à celle des nouveaux locaux de l’IRSET, en 2016, son directeur, René Seux, a déclaré  à Luc Multigner qu’il avait détecté le chlordécone en 1991 lors d’analyses réalisées pour la DDASS par son laboratoire. Il l’a signalé, et l’autorité sanitaire lui aurait répondu qu’il fallait rechercher les molécules demandées dans la liste. J’ai évidemment interrogé René Seux sur ce point, par messagerie – il ne m’a pas répondu – et oralement, lorsque je suis allé à un regroupement de l’académie d’agriculture en septembre 2016 à Rennes. René Seux m’a alors confirmé qu’il avait découvert du chlordécone et l’avait signalé. Mais il n’en avait ni traces ni archives, car cela avait été fait de manière informelle et qu’à l’époque, ce genre de prestations informelles ne donnait pas lieu à archivage.

M. le président Serge Letchimy. On peut distinguer deux périodes : de 1990 à 1998, jusqu’au rapport Balland et aux initiatives qui permettent de détecter le chlordécone dans l’eau et les légumes en 1999 et 2000 ; puis jusqu’au début des plans chlordécone, en 2008. Il s’est donc déroulé exactement dix-huit ans au cours desquels on suspecte que la vente de chlordécone se soit poursuivie malgré l’interdiction formulée en 1990.

Savez-vous si le chlordécone commercialisé a été distribué après 1993 ? Et selon vous, en a-t-on encore importé, en plus des stocks existants ?

M. Éric Godard. Ce ne sont pas ces usages illicites de chlordécone qui ont créé le problème, il est apparu au cours des vingt années pendant lesquelles nous avons utilisé le chlordécone de manière autorisée, entre 1972 et 1993.

Il y a eu à ce propos des indications, des rumeurs, et beaucoup de gens faisaient courir le bruit qu’il existait des trafics. Je ne sais pas si ces personnes sont allées jusqu’à donner des noms, des lieux ou des dates, s’ils ont été interrogés par la gendarmerie dans le cadre des enquêtes en cours. Pour ma part, je n’ai aucune information autre que des témoignages qui n’étaient pas toujours très clairs. Beaucoup de gens se sont exprimés sur le sujet, de nombreux articles de journaux ont fait état de trafics. En 2002, 9,5 tonnes ont été découvertes en Martinique, dans des conteneurs, sur les sites du GIPAM et de la SICABAM. Une découverte à l’habitation Parnasse s’est révélée fausse, puisque celui qui a fait courir ce bruit a reconnu qu’il s’agissait d’une confusion avec les stocks retrouvés à la SICABAM ou au GIPAM. Les sacs qui ont été trouvés lors de cette découverte, en 2002, étaient en très bon état, presque à l’état neuf.

J’ai eu connaissance d’échanges de messages entre la direction régionale de l’environnement et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DCCRF) faisant état de fraudes et de trafics organisés depuis l’Afrique, par des planteurs ayant des intérêts sur ce continent. Il vous a été dit, lors des auditions menées en Martinique, que des ventes se poursuivaient après 1993 dans un magasin de bricolage qui n’a pas été cité. Selon des informations qui me sont parvenues, ce sont les établissements Joseph Cottrell qui distribuaient le chlordécone à la fin, après que Lagarrigue se soit dessaisi de ce négoce. À l’époque, les établissements Joseph Cottrell étaient dirigés par M. Henri Ernoult.

M. le président Serge Letchimy. Henri Ernoult dirigeait parallèlement Joseph Cottrell et Lagarrigue ?

M. Éric Godard. Peut-être pas en même temps, mais M. Ernoult dirigeait Joseph Cottrell à l’époque. D’après M. Yves Hayot, avec qui nous avons discuté en 2009 en compagnie des parlementaires Catherine Procaccia et Jean-Yves Le Déaut, Joseph Cottrell bénéficiait d’une certaine indépendance.

On m’a également rapporté qu’un ordinateur qui avait servi aux établissements Joseph Cottrell est tombé entre les mains d’une personne, qui y a retrouvé des fichiers clients en rapport avec le curlone.

En 2000, un chercheur du Cirad a vu de lui-même un épandage de curlone, dans une plantation dont il ne m’a pas donné le nom. Lors de la collecte de curlone, un échange de messages entre la répression des fraudes et la DAAF rapportait que la Compagnie des bananes de la Martinique était parfaitement au courant de pratiques d’épandages de curlone en 2000.

Ces témoignages convergents semblent indiquer que les épandages se sont poursuivis après 1993, sans que l’on sache à quelle échelle.

J’ai longtemps interprété une des annexes du rapport parlementaire, en l’occurrence la demande de renseignements du parquet à la DGCCRF sur le statut du curlone, qui date de 1997, comme le signe qu’un stock de curlone avait été saisi après l’interdiction de sa commercialisation. J’ai su dès 2007 ou 2008 que cette affaire avait été classée sans suite par le chef de la protection des végétaux de Guadeloupe. C’est peut-être l’affaire dont vous a parlé la responsable de la DGCCRF, classée par le procureur pour cause de prescription.

M. le président Serge Letchimy. M. Ernoult a d’abord été employé comme cadre, puis directeur de Lagarrigue, les dates nous ont été données. Il aurait fait partie de l’entreprise de bricolage qui aurait commercialisé le chlordécone après son interdiction, c’est bien cela ?

M. Éric Godard. J’ai les notes d’un entretien avec Yves Hayot le 2 avril 2009 au cours duquel il a déclaré que Joseph Cottrell était une filiale très autonome des établissements Lagarrigue, dirigée par Henri Ernoult.

M. le président Serge Letchimy. La commission note ces informations qui permettront de retracer la continuité des activités de M. Ernoult, depuis Lagarrigue jusqu’à Joseph Cottrell.

Mme Josette Manin. Monsieur Godard, vous avez beaucoup parlé de la source Gradis, pouvez la situer précisément ?

Vingt ou trente ans après, avez-vous une idée de l’étendue de la contamination du territoire de la Guadeloupe et de la Martinique, tant des sols, des sources, des rivières que de la mer ?

Pensez-vous que les populations de ces deux territoires aient été suffisamment et correctement informées des risques encourus ?

M. Éric Godard. La source Gradis se situe dans l’habitation Gradis, à Basse‑Pointe. On la trouve assez facilement sur une carte.

L’étendue de la contamination est de mieux en mieux connue, je ne peux pas la détailler ici, mais l’un des succès des plans chlordécone est de nous avoir donné une meilleure connaissance des sols contaminés. Nous sommes loin de l’exhaustivité, mais les analyses ont été réalisées en priorité sur les sols à vocation alimentaire, ce qui est logique. Il faut continuer à mener les analyses sur ce type de sols, particulièrement ceux qui produisent des cultures sensibles au chlordécone.

Une autre approche a été suivie avec succès en Guadeloupe : l’intégration que permettent les cours d’eaux et les bassins-versants donne une vision globale de la contamination. J’ai lutté contre une idée du ministère de l’environnement, qu’il a fini par appliquer, consistant à ponctionner une somme importante dans les crédits du PITE pour réaliser des analyses dans les zones périurbaines vouées à une urbanisation future. Cela n’avait aucune justification en termes de production alimentaire, et nous savions que les agriculteurs n’avaient pas d’analyses financées. Ainsi, 2 millions d’euros ont été dépensés sur les fonds du PITE pour réaliser sept cent cinquante analyses en Guadeloupe et autant en Martinique, alors que nous faisons maintenant appel au PITE pour financer les analyses des agriculteurs, car les programmes de développement ruraux ne le permettent plus.

S’agissant de la contamination du milieu marin, un énorme travail a été réalisé depuis 2008. Nous connaissons beaucoup mieux les espèces et les zones contaminées. Nous avons peu d’informations concernant la diffusion du chlordécone par les airs. Les risques sont considérés comme faibles car le produit est peu volatil, et des recherches à ce sujet doivent être bientôt menées. Notre connaissance de la contamination a donc largement progressé.

L’information de la population est un très vaste sujet, et j’ai toujours essayé d’œuvrer le plus honnêtement possible. Elle se heurte à plusieurs difficultés. La culture de partage des connaissances n’est pas très développée dans certains services de l’État, marqués par une frilosité générale et la peur d’affoler. La population n’est pas considérée comme adulte, alors que c’est son souhait, et cela s’est clairement ressenti lors des forums de préparation du deuxième plan chlordécone, en 2010. J’ai voulu préparer le deuxième plan en concertation, à la différence du premier qui avait été préparé entre techniciens, au sein des ministères. Ce deuxième plan chlordécone a bien été préparé en concertation avec la population, aussi bien en Guadeloupe qu’en Martinique. Ce fut difficile en Guadeloupe, car le mouvement du Liyannaj Kont Pwofitasyon était encore récent, et le préfet était assez prudent. Mais ce fut un grand succès : les associations sont venues, les professionnels, tout le monde a pu donner son avis sur le plan précédent et sur ce qu’il convenait de faire, et ces avis ont pu être partiellement intégrés dans le deuxième plan.

La communication soulève le problème de la compréhension de l’information technique, car c’est un sujet extrêmement complexe, qu’il ne faut pas simplifier abusivement, comme l’administration a souvent tendance à faire. Pour le chlordécone, on ne peut pas traduire la réalité de manière trop simple, il faut trouver les bons moyens et se donner pour ligne directrice une communication honnête. J’ai souvent dû me battre pour faire passer ces messages, pas toujours avec succès.

Mme Justine Bénin, rapporteure. Vous parlez des différents plans chlordécone. Lors des auditions menées en Guadeloupe comme en Martinique, des critiques quant au montant de ces différents plans ont été émises, considérant qu’ils n’étaient pas à la hauteur des enjeux dans les domaines de la santé publique, de la cartographie, de l’analyse des sols et de la recherche. Vous avez participé activement au premier plan chlordécone, pouvez-vous nous en dire quelques mots, et pensez-vous aujourd’hui que ces plans sont à la hauteur des enjeux ?

M. Éric Godard. Le premier plan chlordécone et tous ceux qui lui ont succédé affichaient un montant d’environ 30 millions d’euros. En fait, ce premier plan est loin d’avoir consommé la totalité de ces sommes, le bilan que nous avons réalisé à son terme atteint à peine 23 millions.

Mais je ne suis pas sûr que le volume financier consacré soit la bonne mesure de l’importance que l’État et ses partenaires accordent à l’enjeu. Certes, on peut augmenter les crédits pour effectuer plus de contrôles, mais ces contrôles seront-ils efficaces ? Vont-ils inspirer confiance, et permettre aux producteurs locaux de continuer à vivre honnêtement de leur travail ? La recherche aura-t-elle les moyens ? On peut lui attribuer des crédits, mais ces derniers sont-ils sanctuarisés pour le chlordécone. C’était le cas au départ, mais depuis la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR), les chercheurs ont eu des difficultés pour travailler sur un sujet très local, qui ne touche pas à la recherche fondamentale et n’intéresse donc pas forcément l’ANR.

En matière de remédiation, un important travail a été réalisé en 2010 pour trouver des pistes d’amélioration. C’est un enjeu très fort, et il faut y consacrer beaucoup de moyens.

Pour l’accompagnement des producteurs, nous sommes limités par les règles de droit commun et le carcan des aides européennes à la pêche et à l’agriculture. L’État n’a pas considéré dès le départ le chlordécone comme un problème de sol pollué, et il est vrai qu’il ne s’agit pas de sites industriels, de décharges ou de sites orphelins, mais de sols à vocation agricole, pollués de façon diffuse et à grande échelle. Ce choix de l’État impose de passer sous les fourches caudines du contrôle des aides accordées aux producteurs. Les aides à la pêche ont donc été limitées de minimis. Quant aux aides à l’agriculture, elles ont été presque nulles, à l’exception des aides versées par le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) pour accompagner la réduction des LMR de 50 à 20 microgrammes.

Cette manière d’accompagner les producteurs n’est pas la meilleure pour leur permettre de supporter les conséquences de cette pollution, ni pour garantir la qualité de l’alimentation, car les producteurs qui ne sont pas suffisamment aidés risquent de continuer à cultiver des sols dans des conditions n’assurant pas la qualité des productions et la santé des populations. J’ai développé ce point dans plusieurs notes argumentées, et la mission d’évaluation du plan de 2011 a partagé ce constat, ainsi que le préfet Prévost, dans un courrier préparé par mes soins qu’il a signé en 2012 à l’issue du travail réalisé sur les fiches action du plan.

L’évolution des plans chlordécone ne doit donc pas être considérée au regard des seuls crédits alloués, c’est aussi une approche de long terme qui sécurise à la fois les producteurs et les consommateurs. On a réussi à saper la confiance dans les productions locales de différentes manières : en ayant un discours pas toujours très honnête, à savoir la dernière phase sur les LMR, en voulant cacher l’information sur la contamination des sols pendant des années – car il a fallu des années avant de publier la carte de contamination des sols à la parcelle…

M. le président Serge Letchimy. Qui a caché ces informations ?

M. Éric Godard. Je ne dirais pas que l’on a véritablement caché ces informations : on les a rendues floues. En ne permettant pas l’accès aux connaissances précises, on a engendré une crise de confiance, comme l’a reconnu la mission d’évaluation de 2011.

Les directives européennes imposent pourtant que ces informations soient publiques, de même que les données de contrôle des denrées alimentaires, et pas seulement les synthèses. Je vous mets pourtant au défi d’obtenir ces données, moi-même qui étais chargé de mission interministérielle, je n’arrivais pas à avoir les données de certains services. Il n’est pas nécessaire de jeter l’anathème sur tel ou tel producteur, leur anonymat peut être préservé, mais fournissons au moins des données permettant de vérifier que les affirmations correspondent à la réalité.

Par exemple, donner des résultats statistiques en confondant conformité et non‑contamination, ce n’est pas tout à fait honnête. On donne des informations sur la conformité des denrées sans préciser leur niveau de contamination. La population a besoin de savoir, et certains relais d’informations, certains leaders, doivent accéder aux détails qui permettront de contrôler que l’on dit la vérité. C’est ainsi que l’on gagne la confiance.

Tandis que la préfecture de Guadeloupe était d’accord pour diffuser les résultats d’analyses de sols à la parcelle, la Martinique a tout fait pour retarder cette diffusion. Nous avons fini par saisir la Commission d’accès aux documents administratifs, qui a confirmé qu’il fallait rendre cette information publique.

M. le président Serge Letchimy. Quel était l’intérêt de flouter ces informations, de ne pas les rendre accessibles dans le détail, voire de les cacher ? Était-ce la volonté d’une institution ou d’une personne ?

M. Éric Godard. La chambre d’agriculture avait pour mission de faire les analyses préventives avant la plantation de plantes sensibles, et afin de ne pas stigmatiser les producteurs, elle avait demandé à la direction de l’agriculture des engagements de confidentialité. Ainsi un producteur qui cultive une terre contaminée, mais dans des seuils compatibles avec les LMR, ne serait pas gêné car le public n’aurait pas connaissance de la contamination de son sol.

La valeur du foncier a également été évoquée, mais j’ai toujours dit que cacher ces informations pour des questions de valeur foncière revenait à se rendre complice d’une tromperie, parce qu’inévitablement, un sol contaminé au chlordécone n’a pas le même potentiel de production agricole ou d’élevage.

Mme Justine Bénin, rapporteure. Vous étiez bien délégué interministériel chlordécone en Martinique ?

M. Éric Godard. J’étais chargé de mission sur le chlordécone auprès des préfets de Guadeloupe et de Martinique, donc interministériel et interrégional, entre la fin de l’année 2006 et 2013. Je n’ai d’ailleurs jamais été déchargé officiellement de cette mission.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’allais vous demander pour quelles raisons vous en aviez été déchargé.

M. Éric Godard. J’en ai été déchargé parce que je l’ai demandé, en raison de mon épuisement, et parce que j’avais constaté que j’étais devenu inefficace.

Mme Justine Bénin, rapporteure. Pourquoi dites-vous que vous l’étiez devenu ?

M. Éric Godard. Je n’avais plus accès à certaines informations et, en matière de communication, je me trouvais en opposition totale avec certains services de l’État. Je ne disposais par ailleurs pas non plus du soutien nécessaire.

J’étais en outre quasiment interdit de séjour en Guadeloupe, même si ce processus a connu différentes étapes. Les difficultés sont apparues à partir du moment où le Liyannaj Kont Pwofitasyon est arrivé sur le terrain : il ne fallait plus parler de chlordécone car cela revenait, m’a-t-on dit alors, à faire grandir cette formation au détriment de l’État et à lui donner des moyens de le maltraiter. Or à mon sens, précisément, moins l’on parlait de chlordécone, plus on risquait d’attiser le feu.

J’ai au cours de la période suivante essayé de faire un peu plus bouger les choses en Guadeloupe, afin que celle-ci atteigne le même niveau de vigilance que la Martinique. Le préfet concerné m’a alors apostrophé en ces termes : « Enfin, monsieur Godard, je n’entends jamais parler de chlordécone sur le terrain, que ce soit de la part du public, des associations, des professionnels ou de quiconque : ce n’est donc pas sur ce sujet que je vais mobiliser mes services. » Or mon action visait à demander des efforts supplémentaires à ses services, notamment à la DAAF, afin qu’elle lance de nouveaux contrôles en matière de pêches.

En 2012, j’ai eu beaucoup de mal à faire accepter en Guadeloupe le colloque que nous avons organisé avec tous les chercheurs spécialistes d’agro-environnement afin de faire le point sur les recherches menées. Le colloque de 2018 n’a pas été le premier organisé sur le sujet, même s’il a, certes, abordé la question de la santé qui ne l’avait pas été sous la même forme par son devancier.

En 2012, un colloque de deux jours avait, tant en Martinique qu’en Guadeloupe, présenté tous les résultats acquis par la recherche agro-environnementale. Le préfet de Guadeloupe avait fini par organiser la manifestation, mais, comme il me l’a dit, le pistolet sur la tempe – dans la mesure où elle avait eu lieu en Martinique, il était en effet impensable qu’elle n’ait pas lieu en Guadeloupe, même s’il y était initialement totalement opposé.

Lors du débat qui a suivi les exposés des chercheurs, les associations ont pourtant fait montre d’un grand intérêt pour la question, ce qui a occasionné un revirement. La préfecture de Guadeloupe s’est ensuite en quelque sorte plainte de mon action auprès du ministère de l’intérieur, car celle-ci constituait désormais selon elle presque un frein ! Elle a, à cette occasion, demandé de gérer le PITE de façon indépendante, afin de pouvoir l’utiliser comme elle l’entendait. Je m’opposais en effet à certaines de ses initiatives en la matière – je pense à la prise en charge de carcasses à l’abattoir, question sur laquelle j’ai dû consulter le niveau national – pour des raisons tenant à la cohérence de l’action publique entre les deux îles.

Un directeur de la mer en poste en Guadeloupe s’est en outre plaint de mon action, arguant que le préfet de Martinique avait auprès de lui un chargé de mission interrégional qui travaillait essentiellement pour la Martinique et non pour la Guadeloupe. Cette anecdote vous donne une idée de l’ambiance sur place.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Godard, tout ce que vous avez écrit et que j’ai, comme beaucoup de personnes, lu a permis, avec plusieurs années de recul, de décrire une situation et d’établir une vérité. Certaines actions sont par ailleurs mises en œuvre en vue de s’attaquer aux problèmes que vous aviez dénoncés par le passé. Je sens chez vous monter une certaine angoisse due au fait vous avez subi, pendant une longue période, des pressions visant à vous faire taire et à éviter de vous voir prendre la parole afin de dénoncer ce qui s’est passé, et, surtout, d’informer sur ce que vous avez découvert.

Cette période entre 2006 et 2013, tout comme la première d’ailleurs, a-t-elle selon vous été marquée par une volonté de vous faire taire, et, dans l’affirmative, de qui cette volonté émanait-elle ? De certains de vos collègues mus par un sentiment de jalousie à votre égard ou des plus hauts représentants de l’État, tant en Guadeloupe qu’en Martinique ?

M. Éric Godard. Entre 2006 et 2013, je ne pense pas qu’il y ait eu de volonté de me faire taire. Comme je l’ai dit, la situation s’est dégradée progressivement à partir de 2010 ou de 2011. À titre d’exemple, malgré mes demandes, je n’ai jamais pu participer à certaines réunions organisées par les directions de l’alimentation, de l’agriculture et de la pêche avec des agriculteurs. Je n’ai pas vraiment subi de pressions : on a plutôt essayé de me dissuader de jouer mon rôle. Or j’avais de très bons contacts avec le préfet Laurent Prévost, qui a tout à fait reconnu que je n’étais plus du tout en mesure d’assumer ma fonction en Guadeloupe – la porte s’y était fermée.

M. le président Serge Letchimy. Le fait de ne pas inviter un cadre de l’État responsable du dispositif chlordécone auprès des deux préfets concernés à certaines réunions n’était-il pas une façon de l’exclure ?

M. Éric Godard. Il n’existait aucune obligation de me convier à ces réunions : j’en faisais la demande en vue de prendre la température, de voir comment les agriculteurs réagissaient afin de pouvoir, le cas échéant, anticiper les problèmes en alertant le niveau national, car j’étais réellement en mesure de le faire. Je pouvais en effet agir aux deux niveaux : local et national.

Quand le niveau national adoptait une attitude trop dure, je parvenais à permettre aux préfets d’adapter les mesures concernées. J’ai par exemple obtenu en 2009-2010, au terme d’un travail important, qui m’a conduit à m’opposer notamment à la direction générale de la santé, que les propositions de l’ANSES visant à faire interdire la pêche dans des zones très étendues puissent être adaptées localement au terrain, ce que nous avons en définitive réussi à obtenir.

M. le président Serge Letchimy. Nous dressons cependant le constat suivant, qui est important : entre 1990, c’est-à-dire à compter de la décision d’arrêter la vente de curlone, et 2008, dix-huit ans se sont écoulés. Après 2013, aucune disposition – tout le monde cite cet exemple – n’a été prise en vue de rapatrier l’ensemble des stocks de chlordécone encore présents sur le terrain.

Nous cherchons à identifier pour quelles raisons une telle inertie a pu se développer entre 1990 et 2008. Si elles s’avèrent objectives et tenaient au fait que l’État était, comme tout le monde, – puisque l’on avait découvert en 1999 la présence de chlordécone dans l’eau, puis en 2002 dans les aliments – dépassé, nul besoin d’en reparler. On ne peut en effet pas rendre coupables des gens qui, découvrant un tel phénomène, ont eu du mal à l’appréhender. Nous avons parallèlement le sentiment – nourri de preuves – que le commerce, voire la distribution du produit ont perduré après 2013. Nous avons besoin d’étayer ces suspicions afin de déterminer les responsabilités : faut-il mettre en cause la responsabilité pénale des importateurs auteurs de trafics entre magasins ? L’État s’est-il montré à la hauteur du drame que vous avez constaté ? On est en droit d’en douter quand le principal acteur est écarté et n’est pas convié à certaines réunions.

M. Éric Godard. Je crois qu’il ne faut pas, monsieur le président, mélanger les deux époques. Celle allant de 1993 à 1999 a pris fin par une prise de conscience provoquée par le rapport de MM. Balland, Mestres et Fagot en 1998, puis par la mise en évidence du problème dans les eaux en 1999.

La deuxième a été marquée en 2002 par la mise en évidence d’un problème plus général dans les sols comme dans les milieux aquatiques, puisqu’en novembre de cette même année, j’ai présenté au GREPHY, le Groupe régional phytosanitaire, l’état des organismes vivant au sein de ces milieux. Peu après a été pris le premier arrêté de fermeture d’un établissement piscicole, la station Mangatal au Lorrain.

On a ensuite attendu 2008 pour intervenir à nouveau dans le domaine piscicole, ce qui était lié au changement de norme, de 200 microgrammes à 20 microgrammes. Entre‑temps, la région avait poussé au développement de la pisciculture, sans forcément tenir compte du problème du chlordécone, contrairement à ce que j’avais préconisé.

Certains ont par conséquent qualifié cette période 1993-1998 de période d’omertà et de négligence en raison de la non-prise en compte des alertes, notamment de celles lancées en 1993 et ultérieurement. Certes on a ensuite, c’est-à-dire à partir de 1999 et jusqu’en 2002, perdu un peu de temps, notamment parce que le fait d’avoir dit qu’il fallait s’intéresser à l’alimentation a conduit la direction des affaires sanitaires et sociales à être à la manœuvre. Celle-ci a alors dû solliciter des crédits auprès de la direction générale de la santé, alors que d’autres services auraient dû s’en occuper, dans la mesure où cela entrait davantage dans le cadre de leurs compétences.

À partir du moment où cela a été fait, tout un processus a été enclenché, et ce bien avant 2008, c’est-à-dire avant les travaux de Dominique Belpomme, Louis Boutrin et Raphaël Confiant, en vue de réduire l’exposition par les racines, puisque les mesures idoines ont été prises dès mars 2003 en Martinique et dès octobre 2003 en Guadeloupe, avec certes un petit délai de mise en place. Celle-ci a été progressive : je pense aux arrêtés préfectoraux ne rendant possible la mise en culture des onze plantes les plus sensibles au chlordécone qu’après analyse des sols concernés.

Ce travail a donc bien été mené, comme les évaluations de risque par les agences sanitaires qui ont conduit à la fixation des valeurs toxicologiques de référence, sur la base des études ESCAL (Étude sur la santé et les comportements alimentaires en Martinique) et CALBAS (Consommations alimentaires en Basse-Terre), ainsi que de valeurs limites provisoires avant les travaux que je viens de citer.

Il y a donc bien eu prise en compte du problème et mobilisation importante. La période suivante a peut-être été marquée par le sentiment qu’on l’avait traité, notamment en raison de l’existence de normes acceptables et du système de contrôle préalable des sols à planter. On s’est peut-être, alors, un peu endormi. Or dans ce genre de crise de santé publique, on n’agit que sous la pression, qu’elle soit exercée par l’opinion, par la presse ou par un lanceur d’alerte.

Un pas a été franchi lorsque le premier plan chlordécone a été mis en place, puisque les moyens qui lui ont été consacrés ont été revus à la hausse, que l’on est allé plus loin en matière de contrôles, que l’on a abaissé la limite maximale de résidus, que l’on a pris pour principe – ce qui a ensuite été un peu perdu de vue avec la LMR sur les viandes, et là il faudrait effectivement en trouver les raisons – de réduire le plus possible l’exposition au produit. On a donc connu des périodes de grande activité, d’efficacité et de cohésion de l’administration, comme lors de l’exécution du premier plan au cours duquel un travail de mutualisation des ressources a été accompli et une dynamique s’est mise en place.

Cette dernière s’est ensuite un peu ralentie, peut-être du fait de la lassitude ou de l’attitude consistant, lorsque l’on a réglé un problème, à vouloir tourner la page et à passer à autre chose, sans forcément prendre en compte que ce problème perdurera en fait pendant des générations et qu’il faudra continuer à le traiter.

Je ne suis donc pas d’accord pour dire que l’on n’a rien fait entre 1999 et le premier plan chlordécone : c’est une légende. Ce n’est pas exact. J’ai d’ailleurs sur ce point toujours défendu tout ce qui avait été fait à l’époque.

M. le président Serge Letchimy. Que dire selon vous de la période s’étalant entre 1990 et 1999 ?

M. Éric Godard. On a effectivement laissé passer des années au cours desquelles le problème n’avait pas été identifié s’agissant des eaux. On a notamment, de ce fait, laissé consommer des eaux très contaminées ainsi que, de façon à peu près certaine, des racines très contaminées issues des terrains cultivés en alternance avec la banane. Le dachine était en effet une très bonne culture alternative en vue de lutter contre les nématodes, notamment dans le cadre d’une rotation avec la banane.

M. le président Serge Letchimy. Aurait-on pu mieux faire entre 1990 et 1999 pour protéger les populations, dans la mesure où vous avez indiqué qu’à partir de 1999 et jusqu’en 2008, avec le lancement du premier plan chlordécone, les choses s’étaient bien passées ?

M. Éric Godard. Certainement. On a perdu énormément de temps à ce moment-là, de même que l’on aurait pu faire mieux avant 1990, du temps où le chlordécone était encore utilisée, à la fois pour éviter d’utiliser cet organochloré, qui s’est avéré particulièrement persistant, et pour mener des essais qui auraient montré qu’il passait dans les eaux et dans les cultures.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez affirmé que les autorisations d’utilisation du chlordécone avaient été accordées sans essais préalables, ce qui constitue une première dans l’histoire de la République.

M. Éric Godard. Il semble que des essais de culture n’aient pas non plus été menés après que l’autorisation provisoire de vente a été accordée, alors qu’une telle autorisation est censée être associée à des essais de culture visant à vérifier que la molécule est efficace contre le parasite contre lequel elle est censée lutter et qu’elle ne génère pas de résidus inacceptables.

M. le président Serge Letchimy. Cette autorisation provisoire de vente (APV) date bien de 1972 ?

M. Éric Godard. C’est exact, monsieur le président. Les seuls éléments en ma possession, qui ont d’ailleurs été diffusés dans la presse en 2007, à savoir les rapports de la commission des toxiques, permettent de constater que les derniers comptes rendus, c’est-à-dire ceux produits au moment de l’interdiction, font état d’une APV datant de 1972. Ils ne font même pas état d’une APV de 1981. Je ne sais d’ailleurs pas si vous avez en définitive pu l’obtenir du ministère de l’agriculture.

M. le président Serge Letchimy. Nous avons obtenu communication de l’APV datant de 1972 ainsi que l’autorisation de mise sur le marché datant de 1981. La première, qui porte sur le Kepone a été accordée à la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC), et la seconde, qui porte sur le curlone, a été accordée aux établissements Lagarrigue. Selon vous, des essais auraient donc dû être menés avant cette APV, mais les produits concernés auraient dû être homologués avant que l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de 1981 ne soit délivrée : est-ce bien cela ?

M. Éric Godard. Normalement, à ma connaissance, des essais auraient dû être menés après l’APV afin de confirmer l’intérêt de la molécule et son innocuité, en tout cas pour l’environnement et les cultures concernées, avant de délivrer l’autorisation définitive. De tels essais auraient été conformes aux habitudes de travail de l’époque.

M. le président Serge Letchimy. Venons-en aux stocks : 9,3 tonnes ont été retrouvées en Martinique assez tardivement, c’est-à-dire en 2002, et 4 tonnes en Martinique. Outre le fait que ces quantités sont énormes, la découverte de ces stocks n’est intervenue qu’une dizaine d’années après l’interdiction du chlordécone. Qu’en pensez-vous ?

M. Éric Godard. Ces quantités n’étaient pas du tout énormes si on les rapporte aux besoins des cultures.

M. le président Serge Letchimy. Je portais ce jugement par rapport à la masse des entrées annuelles de produit.

M. Éric Godard. Le chlordécone était utilisé à raison de 30 grammes par pied. Si l’on évalue le nombre de pieds par hectare à deux mille, 60 kilogrammes de produit par hectare étaient nécessaires. Par conséquent, il ne serait pas possible de traiter une très grande surface avec ces 9,3 tonnes.

M. le président Serge Letchimy. Considérez-vous donc que le volume de stocks trouvés n’était pas important et qu’il n’y a pas eu de trafic après 2013 ?

M. Éric Godard. Non, ce n’est pas ce que j’ai dit : j’ai indiqué que ce stock de 9,3 tonnes en Martinique et de 4 tonnes en Guadeloupe était de faible importance.

M. le président Serge Letchimy. Certes, cependant si on le découvre en 2002, alors que l’interdiction remonte à 1993, cela signifie que l’usage du produit a certainement été massif entre ces deux dates, ce qui expliquerait qu’il n’en reste que 9,3 tonnes d’une part et 4 tonnes d’autre part.

M. Éric Godard. Je ne suis pas en mesure de confirmer ou d’infirmer cette affirmation.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur Godard, pouvez-vous nous indiquer si vous êtes aujourd’hui à la retraite ou si vous êtes toujours en fonction ? Nous avons bien noté que vous aviez exercé vos responsabilités de chargé de mission interministériel chlordécone auprès des préfets de Guadeloupe et de Martinique avec beaucoup de ténacité et de courage, même si leur exercice a été entravé. Vous avez évoqué le fait qu’il vous avait fallu, au nom d’une certaine paix sociale, ne pas parler de chlordécone à l’un des préfets de la Guadeloupe : est-ce exact ?

M. Éric Godard. Je suis à la retraite depuis le 31 octobre 2018, après avoir exercé mes responsabilités auprès de six préfets de Guadeloupe et de sept préfets de La Martinique. Le préfet de Guadeloupe dont je viens de parler craignait qu’en parlant de chlordécone l’on angoisse la population, ce qui aurait selon lui créé plus de problèmes que contribué à en résoudre : c’est pour cette raison qu’il ne souhaitait effectivement pas que l’on en parle trop. Il considérait que la question ne se posait pas.

Après mon départ, on a complètement arrêté de réunir le groupe régional d’études des pollutions pour les produits phytosanitaires en Guadeloupe, le GREPP, ainsi que le GREPHY. J’ai en outre appris qu’en Guadeloupe la préfète Marcelle Pierrot avait décidé à partir de 2014 de ne plus réunir le GREPP. Même si je n’étais plus, à l’époque, chargé de mission, j’ai dénoncé la situation car je continuais d’essayer de faire avancer les choses. Mon directeur de l’ARS de l’époque a d’ailleurs adressé un courrier à ce sujet accompagné d’une de mes notes – j’en ai produit en 2012, en 2013 et en 2016 – de situation.

En 2016, nous avons également adressé une note très complète au cabinet de la ministre de la santé en décrivant toutes les difficultés – dont celle liée au fait que la communication était totalement éteinte sur le sujet – que nous rencontrions tout comme les succès que nous avions remportés dans la lutte contre le chlordécone. On ne savait en effet plus à l’époque ce que faisait l’État en dehors du programme JAFA : il s’agissait en effet de la seule communication issue du plan chlordécone audible par le public.

Mme Justine Benin, rapporteure. A priori, au moment de votre nomination aux responsabilités de chargé de mission interministériel chlordécone auprès des préfets de Guadeloupe et de Martinique, les services de l’État étaient tout à fait informés du fait qu’une pollution de grande ampleur affectait les territoires en question : cette nomination a donc été de bon augure. Cependant, votre mission a en définitive été entravée par nombre d’obstacles que vous venez d’évoquer. Si vous étiez nommé à l’heure où nous parlons, disposeriez-vous de plus de moyens et auriez-vous pu mieux faire qu’il y a quelques années, lorsque vous l’avez effectivement été ?

M. Éric Godard. Il est très difficile, madame la rapporteure, de répondre à votre question, même s’il est vrai que les signes traduisant une prise de conscience au plus haut niveau de l’État se sont multipliés : je pense notamment à la visite du Président de la République à Morne-Rouge en 2017.

Je pousse d’ailleurs depuis très longtemps à la reconnaissance de la responsabilité de l’État : j’ai notamment pris la liberté à un certain moment d’affirmer, puisque certains préfets me laissaient m’exprimer sans problème et qu’ils me faisaient confiance, qu’une faute avait été commise. Je l’ai notamment écrit dans la presse, en tant que chargé de mission interministériel.

Disposerais-je dans cette hypothèse d’une plus grande latitude ? Je n’en suis pas sûr, notamment parce que les préfets sont désormais totalement responsables de la gestion étatique du sujet au niveau local. Auparavant, et même si cela ne recouvre peut-être pas un fonctionnement administratif très orthodoxe, je pouvais parfois m’appuyer sur les préfets pour orienter le niveau national, et parfois sur le niveau national pour orienter l’action des préfets dans le sens que j’estimais le plus juste et le plus efficace, globalement, dans l’intérêt des populations. Un tel fonctionnement ne serait plus forcément possible dans le système actuel dans lequel la communication est à mon sens beaucoup plus verrouillée.

J’ai en revanche constaté une évolution très positive dans l’attitude des derniers responsables locaux de l’administration, aussi bien de la part du préfet Franck Robine que de celle de la secrétaire générale de la préfecture de Guadeloupe qui ont adopté une approche du dossier qui, si elle a certes pu être facilitée par la crise liée aux limites maximales de résidus, ou LMR, qu’ils ont subie de plein fouet, n’a rien à voir avec celles de leurs prédécesseurs.

M. le président Serge Letchimy. Je pose une question directe et claire : la responsabilité de l’État est-elle engagée pendant toute la période que nous avons évoquée, c’est-à-dire depuis 1972, compte tenu à la fois de la délivrance des différentes autorisations et de la gestion du dossier relatif au chlordécone ?

M. Éric Godard. L’État a à mon sens commis si ce n’est des imprudences, sinon des fautes, en délivrant cette autorisation qu’il aurait pu, compte tenu de la conjoncture, délivrer pour une durée plus courte, sachant que plusieurs produits de substitution du chlordécone existaient avant même 1993, même si leur efficacité était moindre et que leur utilisation aurait été beaucoup plus contraignante pour les producteurs.

Il a également certainement commis l’erreur de ne pas mesurer les conséquences de l’emploi de cette molécule dont on connaissait le caractère persistant et dont on savait qu’elle pourrait poser des problèmes, tant sur le plan environnemental qu’alimentaire.

En effet, les éléments étaient en la matière déjà connus et celle-ci avait, pour ces mêmes raisons, fait l’objet d’une interdiction aux États-Unis, notamment s’agissant des usages alimentaires, en raison de risques de résidus dans les produits cultivés.

Il a également commis l’erreur de ne pas mettre en place les moyens visant à connaître les conséquences de son utilisation sur l’environnement et sur l’alimentation et d’avoir tardé à prendre en compte ce phénomène de pollution général qui a eu un impact sur l’alimentation de nos concitoyens, tant en Guadeloupe qu’en Martinique, et potentiellement sur leur santé.

M. le président Serge Letchimy. Voyez-vous d’autres points à aborder, monsieur Godard ?

M. Éric Godard. Nous avons tout à l’heure évoqué les enjeux et la manière de gérer les sols ainsi que la qualité de l’alimentation : j’avais déjà formulé en 2003, comme je l’ai indiqué, une proposition à ce sujet au préfet Michel Cadot. En 2008, je l’ai réitérée en tant que chargé de mission interministériel, peu de temps après la mise en place des nouvelles LMR ainsi que du paquet hygiène. On sortit alors l’arrêté préfectoral imposant des analyses préalables avant plantation.

J’avais décortiqué les inconvénients que présentait le mode de gestion mis en place et proposé que l’on passe à une gestion de type sols pollués en responsabilisant les propriétaires des terrains ainsi que les premiers preneurs à bail, sachant que l’on observe en Martinique – peut-être est-ce également le cas en Guadeloupe – la pratique du colonat. Le terrain y est concédé pour une culture et une durée données, la rémunération du propriétaire pouvant avoir lieu en numéraire ou en nature. Dans ce cas, le propriétaire n’est pas forcément responsable de ce que qui se passe sur son terrain, et il n’est d’ailleurs pas forcément désireux de le savoir.

J’en veux pour preuve que certaines analyses ont été refaites sur certaines parcelles qui avaient déjà fait l’objet d’analyses de sols que le propriétaire ne voulait pas communiquer à leurs occupants au titre du colonat. Certains sols ont ainsi été analysés deux ou trois fois de suite aux frais de l’État, c’est-à-dire du programme de développement rural. Il me paraît tout à fait anormal que l’on décharge complètement le propriétaire d’un sol pollué par le chlordécone de toute responsabilité.

M. le président Serge Letchimy. Souvent d’ailleurs, ce n’est pas lui qui est à l’origine de ladite pollution.

M. Éric Godard. C’est en effet possible. J’avais donc proposé un système selon lequel les sols, en commençant bien sûr par ceux soit qui sont destinés à recevoir des cultures sensibles au chlordécone, soit qui abritent de telles cultures – car on ne peut pas tout faire du jour au lendemain –, auraient fait l’objet d’un classement.

Il impliquait que soient définies, sur ces sols, des contraintes allant jusqu’à l’interdiction de production de certaines cultures et que les contrôles soient concentrés sur les parcelles concernées. La majeure partie des contrôles aurait été menée sur le terrain, c’est-à-dire sur les parcelles concernées, et non plus sur les lieux de mise en marché. Quel est l’intérêt d’un tel système ? Il donne le temps nécessaire pour intervenir. Par ailleurs, on connaît parfaitement la provenance de la culture qui fait l’objet d’un contrôle, dans la mesure où elle est au sol. Il permet, le cas échéant, de consigner les cultures et d’interdire la vente de cultures n’ayant pas fait l’objet d’analyses préalables alors qu’elles présentent un caractère sensible.

Le système d’information géographique rend dans ce cadre possible de vérifier immédiatement si un sol a fait ou non l’objet d’une analyse. Le fait de responsabiliser le propriétaire, de la même façon qu’en matière de sécurité routière on responsabilise le propriétaire d’un véhicule lorsqu’il a été impossible d’identifier le conducteur ayant commis une infraction, permet d’agir dans tous les cas en ayant identifié un responsable. Ce système serait donc parfaitement maîtrisé.

Les moyens modernes, notamment les drones, permettent de repérer les cultures sensibles sur le terrain, et ce quelle que soit leur localisation. Il est également possible d’intervenir à la suite de signalements opérés par des associations, qui pourraient éventuellement vérifier sur le système d’information géographique que telle parcelle recevant des cultures sensibles n’a pas fait l’objet d’analyses puisque les données la concernant sont disponibles en ligne.

Un tel système inspirerait bien plus confiance aux consommateurs qu’un système de contrôle sur le terrain, car si l’on commence à parler désormais de consignation, consigner des cultures sensibles reste très difficile puisqu’il faut disposer de moyens de stockage et de conservation de ces cultures dans de bonnes conditions.

En tout cas on ne contrôlera jamais tous les dachines, tous les ignames ni tous les produits sur le marché : il ne sera possible d’en contrôler qu’une petite partie. Il faudrait cependant maintenir des contrôles sur les lieux de commercialisation, afin que le système dont j’ai proposé la mise en place demeure dissuasif.

Il faudrait selon moi aboutir à un système permettant de déplacer les contrôles vers les parcelles de production où les cultures restent plusieurs mois en place et où l’on dispose du temps nécessaire pour intervenir : un contrôleur peut en effet se déplacer à tout moment, ce qui serait à mon avis beaucoup plus dissuasif vis-à-vis des producteurs ne souhaitant pas respecter les règles du jeu.

Un tel système requiert à l’évidence des dispositions particulières puisqu’actuellement n’importe qui peut en droit cultiver comme il l’entend, même sur un sol très contaminé par le chlordécone, une parcelle agricole. La seule interdiction porte sur la mise sur le marché au cas où les produits qu’il envisage de commercialiser dépassent la LMR.

M. le président Serge Letchimy. Vous avez répondu s’agissant de la responsabilité de l’État : considérez-vous que les acteurs ayant pris en main la commercialisation du produit, voire ceux qui l’ont fabriqué, devraient voir leur responsabilité mise en cause compte tenu de la contamination totale tant de la Guadeloupe que de la Martinique ? Par ailleurs, quid des planteurs ?

M. Éric Godard. À partir du moment où l’État a autorisé la mise sur le marché du chlordécone, une telle autorisation a déchargé les distributeurs comme les utilisateurs de leur responsabilité sauf s’ils ont continué de l’utiliser, de la commercialiser ou d’organiser des approvisionnements après son interdiction.

M. le président Serge Letchimy. On constate deux vides. Le premier, qui a perduré entre 1973 et 1980, a trait à l’APV, qui n’était accordée que pour une durée d’un an et dont on ne trouve pas de trace claire de renouvellement : toute opération d’importation aurait donc dû être interdite dès 1973. Le second intervient en 1993, puisque la commercialisation a été poursuivie à compter de cette même année. Certaines pièces importantes permettent de les vérifier tous deux. Selon vous, ces commercialisateurs seraient-ils également responsables ?

M. Éric Godard. Il m’est impossible de répondre car j’ignore si certaines autorisations n’ont pas fait l’objet de renouvellements tacites.

M. le président Serge Letchimy. Nous allons vérifier ce point.

M. Éric Godard. Certaines APV ont duré des années, et je ne pense pas ici seulement au chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Un flou persiste entre 1973 et 1980 : s’il est avéré, c’est, selon moi, que des fautes ont été commises. Si la vente de chlordécone a perduré après 1993, y compris dans les magasins de bricolage, comme vous l’avez indiqué tout à l’heure, la responsabilité des vendeurs comme celle des producteurs est engagée, puisqu’à partir de 1981 les établissements Lagarrigue produisaient du chlordécone made in France, et plus précisément du curlone.

M. Éric Godard. Il est clair qu’après 1993, et même après 1990, la fabrication n’aurait pas dû avoir lieu, sauf dérogation spécifique accordée par le ministère de l’agriculture : il faudrait déterminer s’il en a en l’espèce accordé.

L’importation comme la commercialisation auraient dû prendre fin après 1993 : l’écoulement des stocks aurait dû être concomitant. Il n’aurait donc pas dû être nécessaire d’intervenir sur ce point ultérieurement.

M. le président Serge Letchimy. La profession bananière a-t-elle pesé de son poids pour influencer les décisions qui ont été prises par les différentes instances de l’État ?

M. Éric Godard. Certainement, mais un tel comportement n’est pas anormal : il est habituel et conforme aux règles du jeu. Chacun défend ses intérêts : si les planteurs ont défendu l’usage du chlordécone à l’époque, ils l’ont peut-être fait sans être forcément informés des conséquences de son utilisation. Quand bien même l’auraient-ils été, ils ont en l’espèce défendu leurs intérêts. Il me semble difficile de le leur reprocher et d’être intervenus, soit directement, soit par le biais de leurs députés, auprès du ministère pour obtenir des dérogations ou des autorisations.

M. le président Serge Letchimy. Et quelle que soit la manière qu’ils ont employée ?

M. Éric Godard. Non, car certaines ne sont pas tout à fait autorisées. Le lobbying n’est cependant à mon sens pas interdit.

M. le président Serge Letchimy. Je rappelle que certains organophosphorés ont été interdits en 1972, soit deux mois après qu’une APV a permis d’utiliser le chlordécone en Guadeloupe et en Martinique.

Avant de mettre un terme à cette audition, je voudrais vraiment te remercier, Éric, pour ce témoignage extrêmement émouvant et difficile – j’emploie à dessein le tutoiement, car cela fait vingt ans que nous travaillons en Martinique sur de nombreux sujets sanitaires.


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4.   Audition de M. Pierre Monteux, directeur général de l’Union des groupements de producteurs de banane de Guadeloupe et Martinique (UGPBAN), de M. Sébastien Zanoletti, directeur de la recherche et de l’innovation, et de M. David Dural, directeur de l’Institut technique tropical (IT2)

M. le président Serge Letchimy. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Pierre Monteux, directeur général de l’Union des groupements de producteurs de banane de Guadeloupe et Martinique (UGPBAN), de M. Sébastien Zanoletti, directeur de la recherche et de l’innovation, et de M. David Dural, directeur de l’Institut technique tropical (IT2).

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Pierre Monteux, Sébastien Zanoletti et David Dural prêtent successivement serment.)

M. Pierre Monteux, directeur général de lUnion des groupements de producteurs de banane de Guadeloupe et Martinique (UGPBAN). Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, l’UGPBAN, créée en 2003, est issue de la restructuration de la filière banane. Elle regroupe aujourd’hui les deux coopératives qui œuvrent aux Antilles : Banamart pour la Martinique, dont je suis également le directeur général, et Les Producteurs de Guadeloupe (LPG). En année normale, la production totale se situe entre 220 000 et 240 000 tonnes, dont une grande partie est destinée au marché hexagonal. La culture de la banane couvre 7 000 à 8 000 hectares – 5 500 sur la Martinique et 1 500 sur la Guadeloupe – et représente 5 000 emplois directs et 5 000 emplois indirects. En termes de surface, c’est la troisième filière de production agricole des Antilles derrière l’élevage et la canne à sucre ; en termes de volume, elle vient en deuxième position derrière la canne.

Depuis 2003, un travail important d’intégration a été mené. Aujourd’hui, nous maîtrisons la filière de l’amont à aval puisque nous sommes également mûrisseurs en France hexagonale.

L’UGPBAN a plusieurs vocations. Tout d’abord, elle contrôle la qualité de la marchandise à l’arrivée, sur le port de Dunkerque principalement. Ensuite, elle assure la commercialisation, en grande majorité sur le marché hexagonal, sur la base d’une valorisation la plus forte possible sachant que chaque producteur touche la même rémunération.

Depuis une dizaine d’années, la filière est engagée dans une démarche environnementale de préservation de la faune et de la flore locales qui, nous le savons, reposent des équilibres fragiles. Nous avons beaucoup œuvré en ce sens au travers de deux plans « Banane durable » : le premier à partir de 2008 et le deuxième à partir de 2014.

M. Sébastien Zanoletti, directeur de la recherche et de l’innovation de l’UGPBAN. Le plan « Banane durable », lancé en 2008, rassemble de manière opérationnelle les groupements bananiers, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), et l’Institut technique tropical (IT2) qui a été créé à cette occasion. Il est soutenu par les collectivités territoriales, l’État et l’Union européenne, en tant que co-financeurs.

L’objectif était de modifier les modes de production et nous avons obtenu plusieurs types de résultats. Signalons tout d’abord une baisse de 54 % de l’usage des pesticides entre 2006 et 2018 – une baisse de 75 % par rapport à 1996 – ainsi qu’une diminution de 96 % du recours aux insecticides. Par ailleurs, nous avons développé un système de jachère et de replantation de plants sains et nous avons encouragé la couverture végétale des sols des bananeraies – la moitié des exploitations en bénéficient désormais. La progression de la biodiversité a pu être mesurée par une étude spécifique menée en 2015 en Guadeloupe et en Martinique. Ajoutons l’enrichissement des sols en matières organiques par la promotion de méthodes de culture adaptées – travail du sol limité, culture d’engrais verts pendant les jachères, utilisation de compost. Enfin, dernier résultat et non des moindres : la création par croisement de variétés anciennes en Guadeloupe d’une nouvelle variété de banane, la « Pointe d’or », tolérante aux principales maladies du bananier – elle vient d’être produite en bio pour la première fois cette année mais sur des surfaces encore modestes avec soixante hectares plantés.

On peut penser que la couverture végétale, qui a fortement limité l’érosion, et l’enrichissement en matières organiques participent à la séquestration du chlordécone dans les bananeraies. Il a été démontré par une étude conjointe du CIRAD, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) que la matière organique avait tendance à piéger le chlordécone selon un facteur allant de 2 à 5 pour les eaux et de 2 à 10 dans les cultures.

On peut également supposer que la stimulation de la vie microbienne dans les sols participe à la dégradation du chlordécone mais cela reste à démontrer. Nous nous appuyons sur les derniers travaux menés par le Genoscope et l’Institut technique tropical a l’intention de lancer des tests sur ce processus, notamment en utilisant comme catalyseur certaines plantes connues pour leurs qualités de phytoremédiation. Nous nous rapprochons des chercheurs du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) pour bénéficier de leur expertise en ce domaine.

M. David Dural, directeur de lInstitut technique tropical (IT2). L’institut technique tropical a été créé à la fin de l’année 2008, dans le cadre du plan « Banane durable », à l’initiative des producteurs de banane de Guadeloupe et de Martinique et du CIRAD. L’objectif était de mettre en place une recherche participative en vue d’une transition agro-écologique.

L’institut regroupe une dizaine de structures adhérentes, organisations de producteurs relevant de la filière de la banane mais également des cultures de diversification. Composé d’une équipe d’une quinzaine de personnes réparties entre la Martinique et la Guadeloupe, il a la particularité d’être sans murs : en Martinique, nous sommes hébergés par Banamart ; en Guadeloupe, par le CIRAD.

À la jonction entre la production et la recherche, nos activités sont exclusivement tournées vers l’expérimentation chez les producteurs. Nous ne disposons pas de stations d’essai.

Depuis l’année dernière, nous sommes reconnus en tant qu’institut technique au niveau national. À ce titre, nous sommes membres de l’Acta, le réseau national des instituts techniques agricoles.

Nos travaux portent sur deux axes majeurs : d’une part, les systèmes de culture – plantes de couverture, utilisation de la matière organique, petite mécanisation ; d’autre part, l’amélioration variétale – adaptation des plantes aux conditions tropicales, résistance aux parasites.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’ai bien conscience du fait que l’UGPBAN a été créée assez récemment. Toutefois, je sais que vous disposez d’un fonds d’archives important retraçant l’histoire de la production bananière de Guadeloupe et de Martinique. J’aimerais savoir si vous avez connaissance de liens directs entre les planteurs et les industriels phytopharmaceutiques qui commercialisaient le chlordécone dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Lors de nos auditions sur le terrain, certaines personnes ont affirmé que l’industrie des pesticides finançait l’Institut de recherches sur les fruits et agrumes (IRFA) – intégré depuis au sein du CIRAD. Avez-vous connaissance de liens d’intérêt, de rapports de proximité, voire de potentielles tensions ?

M. Pierre Monteux. N’étant entré dans le secteur de la production de banane qu’au milieu des années 2000, je ne suis pas en mesure de répondre à vos questions, madame la rapporteure. L’UGPBAN est issue de groupements précédents : il y en a eu jusqu’à quatre en Martinique et jusqu’à deux en Guadeloupe contre un dans chaque île aujourd’hui. Nous avons déjà ouvert nos archives, notamment aux chercheurs de Santé publique France qui voulaient reconstituer la cohorte des salariés agricoles. Ils ont d’ailleurs présenté leur étude dans le cadre du colloque scientifique consacré au chlordécone qui a eu lieu en octobre 2018 à Fort‑de‑France et Pointe-à-Pitre. Je ne peux vous en dire plus.

Mme Justine Benin, rapporteure. Pouvez-vous détailler les moyens que vous avez mis en œuvre pour développer une banane durable, répondre aux impératifs sanitaires et écologiques actuels ? Comment luttez-vous contre le charançon du bananier.

M. Sébastien Zanoletti. Nous luttons contre le charançon du bananier par un système de piégeage à base de phéromone d’agrégation : plutôt sociable, l’insecte est attiré dans la boîte, tombe puis se noie. Nous avons développé ce dispositif au début des années 2000. La pratique de la jachère et des vitroplants permet également de faire diminuer leur population : sans bananier pour se nourrir, elle périclite et la replantation peut se faire sur un sol exempt de charançons et d’autres parasites.

Mme Justine Benin, rapporteure. Pensez-vous que les planteurs étaient conscients de la dangerosité du chlordécone ?

M. Sébastien Zanoletti. Il faut savoir que les études menées dans le cadre de la procédure d’homologation ne sont pas publiques. Seuls l’État et le fabricant ont accès au dossier et c’est toujours le cas aujourd’hui. Les utilisateurs ne connaissent que la fiche de données de sécurité (FDS) mais je ne suis pas certain que ce document existait à la période qui vous intéresse. En tout cas, l’étiquette apposée sur le produit lui-même indique le niveau de dangerosité et les précautions à prendre pour l’utiliser. Toutefois, je n’ai pas trouvé d’exemplaire d’étiquette de Curlone et j’ignore quels éléments y figuraient.

Mme Justine Benin, rapporteure. Qu’est-ce qui a motivé votre volonté de développer la filière de la banane durable ? La décision de créer un plan « Banane durable » était-elle liée au scandale du chlordécone qui était en train de prendre de l’ampleur en Guadeloupe et en Martinique ?

M. Pierre Monteux. La filière de la production de banane s’est engagée dans cette démarche depuis une quinzaine d’années. En 2008, au moment du Grenelle de l’environnement, nous avons décidé avec les collectivités territoriales de Guadeloupe et de Martinique, l’État et le ministère de l’agriculture de fixer un cadre précis dans un plan dédié à la banane durable aux objectifs extrêmement ambitieux. La prise de conscience n’est pas liée à un facteur en particulier mais à plusieurs : l’environnement politique, le dossier du chlordécone, le renouvellement générationnel des producteurs, désormais plus sensibles à la problématique de la biodiversité. L’IT2, créé en 2008, est devenu le bras armé de ce plan.

À l’issue du premier plan, nous avons pu constater que les résultats étaient satisfaisants alors même que nous avons été confrontés à un phénomène nouveau : l’apparition de la cercosporiose noire en 2010 et 2011. Le deuxième plan a été davantage axé sur la lutte contre cette maladie. Autre défi que nous avons relevé : la prise en compte de l’interdiction européenne de l’épandage aérien, dans une démarche de progrès et d’innovation.

Aujourd’hui, les résultats des deux plans montrent que nous sommes la seule filière agricole française à avoir véritablement respecté ses engagements en matière de diminution du recours aux produits phytosanitaires.

Mme Justine Benin, rapporteure. Le premier plan « Banane durable » a été mis en place au même moment que le plan chlordécone. Y avez-vous participé ? Si oui, dans quelle mesure ? Comment avez-vous accompagné les travailleurs agricoles de la banane ?

M. David Dural. La profession a participé de manière régulière au groupe régional phytosanitaire (GREPHY) et désormais prend part au comité de pilotage chlordécone en Martinique. Nous sommes donc informés des actions lancées dans le cadre du plan.

M. Sébastien Zanoletti. Nous avons fortement limité l’érosion par la couverture végétale et nous avons favorisé le retour de la vie dans les sols grâce à l’apport de matières organiques. Nous observons une amélioration depuis 2008 mais nous manquons à ce jour de données scientifiques. Nous avons pour projet de mesurer le degré exact de séquestration de la pollution.

M. le président Serge Letchimy. Le plan « Banane durable » semblait aller dans le sens de l’histoire et nous avons accepté de participer à ce dispositif.

Mais revenons à notre problématique. La chlordécone – Kepone et Curlone – a été utilisée massivement par les planteurs après que deux autorisations de mise sur le marché ont été données, l’une en 1972, l’autre en 1981 – il nous faudra obtenir des clarifications sur les circonstances dans lesquelles elles ont été délivrées. Cela a eu pour conséquence une pollution des sols non seulement des bananeraies mais aussi des cultures maraîchères. Vous n’avez jamais évoqué d’opérations de dépollution des sols lancées par l’IT2. N’entendez-vous pas endiguer les catastrophes en chaîne systémiques que cette pollution entraîne ? La filière banane ne compte-t-elle pas contribuer au financement de la dépollution totale des terres de Guadeloupe et de Martinique ?

M. Sébastien Zanoletti. L’objectif principal est bien la dépollution et la décontamination. Toutefois, nous n’avons pas les compétences nécessaires en chimie.

M. le président Serge Letchimy. Mais vous pouvez répondre à des appels à projets et travailler avec le ministère à des recherches spécifiques.

Je connais vos travaux sur les variétés les plus résistantes de banane, la couverture des sols ou les pièges à charançons mais on pourrait imaginer que vous consentiez un effort important pour financer les recherches consacrées à la dépollution. Ce serait peut-être la chose la plus pertinente à faire d’un point de vue de justice foncière et agraire.

M. Sébastien Zanoletti. Les recherches du Genoscope du CEA ont permis d’identifier des microorganismes capables de dégrader la chlordécone dans des conditions précises : maintien de la fertilité des sols sans apport d’éléments extérieurs.

M. le président Serge Letchimy. La contribution que j’évoquais va beaucoup plus loin que la couverture des sols.

Je formulerai ma question de manière simple : êtes-vous prêts à financer la dépollution ?

M. Pierre Monteux. Je ne peux pas vous répondre aujourd’hui. D’abord, nous n’avons pas les compétences …

M. le président Serge Letchimy. Entendons-nous bien. Il ne s’agirait pas de vous faire contribuer vous seul. L’État, les fabricants et les distributeurs de produits phytosanitaires – dont la Seppic qui existe toujours – ont leur part de responsabilités.

M. Pierre Monteux. L’État a mis en place les plans chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. L’État a d’abord autorisé l’utilisation d’un pesticide dangereux pendant trente ans.

M. Pierre Monteux. Pendant vingt et un ans, de 1972 à 1993.

M. le président Serge Letchimy. Mais on soupçonne fortement que ce poison a été utilisé dix ans après l’interdiction officielle.

M. Pierre Monteux. C’est en effet l’État qui a autorisé les producteurs à utiliser ce produit. Sans doute ceux-ci n’avaient pas connaissance de sa rémanence dans les sols. Ils ne disposaient que des informations fournies par la fiche de données de sécurité, si elle existait, ou par l’étiquette apposée sur les bidons. Or je suis persuadé que n’y figuraient pas d’informations sur la rémanence.

M. le président Serge Letchimy. Des photos de sacs de chlordécone montrent qu’ils portent l’inscription « Dangereux ».

M. Pierre Monteux. Tout comme certains produits que l’on utilise dans notre univers domestique portent la mention « Dangereux ». Pensons à un bidon d’eau de Javel.

Je ne sais pas si l’État avait connaissance des effets sur les sols. Toujours est-il qu’il a autorisé l’utilisation du chlordécone : c’est lui qui est en première ligne en matière de réparation.

Les plans chlordécone ont porté sur la santé des populations, enjeu premier, et sur la dépollution des sols. Je ne suis ni un technicien ni un agronome mais les recherches engagées aujourd’hui me semblent fondamentales. Ce sont de grands instituts de recherche publique comme le CEA, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ou l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) qui s’y consacrent et ils sont dotés de compétences que nous n’avons pas.

À chaque fois que nous avons été sollicités, nous avons accepté les demandes – je citais l’ouverture de nos archives à Santé publique France – et nous continuerons à les accepter.

Si demain une solution se fait jour, nous serons prêts à accompagner le processus de dépollution, que nous appelons tous de nos vœux.

Mme Justine Benin, rapporteure. L’UGPBAN prendra-t-elle toute sa part aux projets de recherche qui seront développés dans le cadre du plan chlordécone IV, actuellement en préparation ?

M. Pierre Monteux. C’est à l’État de nous solliciter : nous nous positionnerons sur la base de ces sollicitations.

M. le président Serge Letchimy. Ce que vous nous dites, c’est que vous ne pouvez pas prendre part à ces projets, parce que vous n’y êtes pas associés ?

M. Pierre Monteux. Oui, d’une certaine façon. Nous ne faisons pas partie du comité de pilotage des plans chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Vous confirmez donc que l’un des acteurs les plus impliqués dans la pollution ne prend pas part aux réflexions sur les moyens de sortir de la pollution ! Pour l’instant, la réponse technique que vous proposez consiste à améliorer la qualité de la banane pour la rendre plus résistante aux bêtes. Vous avancez progressivement vers une banane bio, ce qui est une très bonne nouvelle, pour le consommateur et pour nous. Mais tous les petits maraîchers dont les terres ont été polluées, eux, sont complètement laissés de côté. Vous avez dit, si je ne me trompe pas, que la surface bananière était de 8 000 hectares au total.

M. Pierre Monteux. En effet : 5 500 hectares à la Martinique et 1 500 hectares en Guadeloupe.

M. le président Serge Letchimy. Sur une surface agricole utile (SAU) de 24 000 hectares, 16 000 hectares sont dans une situation difficile et, sur ces 16 000 hectares, 8 000 sont pollués. En dehors des terres bananières, ce sont donc 8 000 hectares qui sont laissés sans solution. Jusqu’à présent, on n’a pas prouvé que le chlordécone monte dans les bananes : vous êtes bénis des dieux, puisque même si vos sols sont pollués, vos bananes ne le sont pas. Les légumes, en revanche, le sont, et il importe donc de faire un effort important dans ce domaine.

Au-delà même des tests, qui sont de la responsabilité de l’État, je pense qu’un effort collectif s’impose pour dépolluer les sols et, de mon point de vue, ceux qui sont à l’origine de la pollution doivent absolument contribuer à la dépollution, au côté de l’État et de l’Europe. La science nous donne des perspectives et il importe de développer la recherche. En dix ans, on n’a mis que 50 000 euros dans la recherche sur la dépollution. Compte tenu du chiffre d’affaires des producteurs de bananes, ce ne serait pas un grand effort pour eux que d’investir 200 000 ou 300 000 euros dans un pôle de recherche.

Mme Josette Manin. J’aimerais, pour ma part, évoquer la recherche sur la contamination des sols. Je rappelle que les membres de la commission d’enquête se sont rendus la semaine dernière dans nos territoires de Martinique et de Guadeloupe. Nous avons visité une plantation, recherché des charançons et posé des pièges à charançons. Lorsque nous avons demandé au planteur s’il connaissait l’état de son sol, il nous a dit qu’il n’en savait rien et que les producteurs n’avaient pas l’obligation de faire analyser leur sol. Or nous avons constaté que sa bananeraie était située à proximité d’une rivière : si les sols de ce planteur sont contaminés, alors l’eau de la rivière l’est aussi. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait inciter les planteurs, même si cela a un coût, à faire analyser leur sol ? Le président Letchimy a rappelé que la culture de la banane ne présente pas de risque, mais il faudrait que chacun ait conscience qu’il peut polluer les terres de ses voisins et mettre en danger d’autres cultures.

M. Pierre Monteux. On ne peut pas contraindre un exploitant ou un propriétaire foncier à faire analyser ses sols. Un certain nombre d’analyses ont été faites, qui ont permis d’identifier des sols contaminés et d’autres qui ne le sont pas. Récemment, nous avons aidé le préfet à améliorer la cartographie. Toutes les surfaces sur lesquelles des bananes ont été produites entre 1972 et 1993 sont présumées contaminées, jusqu’à preuve du contraire : c’est l’analyse qui doit confirmer ou infirmer cette contamination. Disposer d’une cartographie est déjà, en soi, un progrès important : cela va peut-être encourager les gens dont les terres sont présumées contaminées à faire des analyses, afin de lever ce soupçon. Nous verrons, dans les semaines et les mois qui viennent, si cette démarche pousse effectivement les gens à faire des analyses.

Mme Josette Manin. Est-ce à dire que la cartographie se fonde uniquement sur des présomptions ?

M. Pierre Monteux. Pas seulement, madame la députée, mais il est vrai que les 24 000 hectares de soles bananières n’ont pas été analysés. En Martinique, la sole bananière représentait 9 000 à 10 000 hectares dans les années 1990, et 5 500 à 6 000 hectares aujourd’hui. Il faudrait effectivement savoir ce que sont devenus les milliers d’hectares sur lesquels on cultivait autrefois de la banane. Une partie de ces terres est hélas en déshérence et une autre a été absorbée par l’urbanisation, qui a connu une importante croissance dans les années 1990 et 2000. Certaines terres, enfin, ont évolué vers d’autres productions agricoles, comme le maraîchage, par exemple sur la commune de Morne-Rouge.

Mme Ramlati Ali. Vous dites qu’on ne peut pas contraindre les gens à faire analyser leur sol. Mais vous venez aussi de dire que certains des sols sur lesquels on cultivait autrefois de la banane sont désormais consacrés au maraîchage. Or, si le risque de contamination de la banane semble nul, le risque est grand d’une contamination des cultures au sol. Seriez-vous d’accord pour rendre obligatoire l’analyse de l’ensemble des sols ?

M. Pierre Monteux. S’agissant des productions dites de diversification végétale, un agriculteur qui souhaite commercialiser ses produits est obligé de réaliser une analyse de son sol. Il doit pouvoir garantir, devant son organisation de producteurs, que le terrain sur lequel il fait pousser ses dachines ou ses patates douces n’est pas contaminé par la chlordécone. Ce qui est plus problématique, c’est la production vivrière : les gens qui produisent pour leur propre consommation n’ont pas l’obligation de faire une expertise. L’analyse n’est obligatoire que pour les producteurs qui souhaitent aller vers la commercialisation.

Mme Ramlati Ali. Chacun sait qu’il y a un écart entre ce que l’on doit faire et ce qui est réellement fait. Par ailleurs, est-on certain que ceux qui disent ne produire que pour eux-mêmes ne commercialisent pas une partie de leur production ? Et, quand bien même ils ne produiraient que pour eux-mêmes, ils sont en train de s’empoisonner, et ce sont des êtres humains ! On a bien vu la semaine dernière, en Martinique et en Guadeloupe – et c’est la même chose à Mayotte – que les vendeurs à la sauvette ne garantissent pas la provenance de leurs produits. Je pose donc, à nouveau, la question de l’obligation de l’analyse des sols sur tout le territoire.

M. Pierre Monteux. Il me semble que c’est à l’État et à ses services déconcentrés d’intervenir, notamment la Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAAF), qui a des pouvoirs de police. La DAFF serait en mesure de contrôler si les produits qui sont vendus à la sauvette sur les bords des routes ont été cultivés sur des terrains contaminés. Pour ma part, je n’ai pas de pouvoir de police, ni celui d’imposer une analyse générale des sols. C’est à l’État de le faire.

M. le président Serge Letchimy. Ma collègue ne vous demande pas une autorisation : elle vous demande votre avis. Vous êtes un professionnel et il paraît logique que nous vous demandions votre avis sur cette question. Faut-il, oui ou non, rendre ces tests obligatoires ? J’ai entendu en Guadeloupe des propositions très intelligentes et très variées : certains pensent qu’il faut faire des tests sur l’ensemble de l’île, et d’autres, qu’il faut analyser uniquement les terres que l’on soupçonne d’être chlordéconées. Mais, du fait des déplacements de terres et des transferts d’eau, certaines terres dites non polluées, comme la Grande-Terre en Guadeloupe, se retrouvent avec des zones totalement polluées. Faut-il, d’après vous, rendre la détection obligatoire ? Doit-on aider les exploitants qui n’en ont pas les moyens à financer ces analyses ? Et, si oui, avec quels moyens ?

M. Pierre Monteux. Parce que je suis assez cartésien, je pense qu’il vaut mieux savoir que rester dans le doute. La présomption est une première étape, mais il est préférable que les agriculteurs sachent exactement à quoi s’en tenir : ils sauront mieux vers quelles productions s’orienter. Le financement pourrait être assuré par l’État ou par des fonds européens, à travers le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER).

M. le président Serge Letchimy. Sur les périodes 1972-1981 et 1981-1993, avez-vous dans vos archives des lettres adressées aux pouvoirs publics par la Société d’intérêt collectif agricole de la banane martiniquaise (SICABAM) ? Après le passage des cyclones David et Allen, qui ont touché la Martinique en 1979 et en 1980, les groupements de producteurs ont dit qu’ils avaient absolument besoin d’obtenir l’autorisation provisoire de vente (APV) et l’autorisation de mise sur le marché (AMM) du chlordécone. Nous savons que des demandes de ce genre ont été formulées. Vous représentez ces anciennes instances : avez-vous, dans vos archives, des lettres dans lesquelles la SICABAM formule de telles demandes ?

Par ailleurs, savez-vous si, à l’époque, on a évalué le risque économique et écologique d’une telle demande ? Le charançon posait certes un problème de rendement et d’équilibre économique pour les exploitations, mais a-t-on évalué les conséquences écologiques et la toxicité de ce produit ? Avez-vous, dans vos archives, des demandes d’autorisation adressées aux ministres ?

M. Pierre Monteux. Je vous avoue que je n’ai pas connaissance de ces courriers et que je ne les ai pas encore trouvés parmi nos archives, qui sont volumineuses. Ces papiers ont peut-être existé, ils ont certainement existé, mais je ne les ai pas trouvés. Vous me demandez si les producteurs mesuraient la dimension écologique de leur démarche, mais ils étaient dans une logique productiviste.

M. le président Serge Letchimy. Je ne parle pas seulement de la dimension écologique, mais du danger sanitaire et environnemental que cela représentait.

M. Pierre Monteux. On en revient à la question de la perception, par les producteurs, de la dangerosité du produit. Comme M. Sébastien Zanoletti l’a dit, la profession n’avait pas accès aux dossiers d’homologation. Les producteurs avaient seulement connaissance des risques éventuels qui pouvaient figurer sur la fiche de données de sécurité ou sur l’étiquette du produit. Or nous n’avons retrouvé ni ces fiches, ni ces étiquettes : je ne peux donc pas vous dire ce que les producteurs savaient. Aujourd’hui, les produits font l’objet d’un classement très strict, mais je ne peux pas vous dire ce qu’il en était à l’époque. Je pense que les producteurs de l’époque n’avaient pas conscience de la dangerosité du produit, ni de sa rémanence dans les sols.

M. le président Serge Letchimy. J’aimerais vous croire, monsieur Monteux, mais il me semble difficile de dire que les producteurs de bananes n’étaient pas au courant. L’autorisation de mise sur le marché a été accordée en 1981. Or en 1976 déjà, à Hopewell, en Virginie, une usine qui produisait du Képone avait dû fermer, parce que tous les ouvriers qui y travaillaient étaient tombés malades et que les poissons de la rivière voisine étaient morts. Et six ans après, en 1981, la société De Lagarrigue et la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC) ont demandé une autorisation de mise sur le marché. Peut-on imaginer qu’elles n’étaient absolument pas au courant de ce qui s’était passé en Virginie ? C’est difficile à croire… Par ailleurs, lorsque l’État a accordé ces autorisations, les rapports Snegaroff et Kermarrec de l’INRA avaient déjà souligné la dangerosité du produit.

M. Sébastien Zanoletti. Il me semble qu’il faut distinguer deux choses : la dangerosité du produit, d’une part, et sa persistance dans l’environnement, d’autre part. Si le produit avait disparu très rapidement dans le sol, on n’en parlerait plus aujourd’hui. Ce qu’il faudrait savoir, c’est à quel moment on a su que le produit avait une telle rémanence.

M. le président Serge Letchimy. On l’a su très tôt, avant 1981. Des instances internationales, comme l’Organisation mondiale de la santé, avaient déjà parfaitement décrit le caractère dangereux, voire cancérogène, du produit et sa rémanence dans le sol pendant plusieurs centaines d’années.

Ce que je veux savoir, c’est si les sociétés qui ont formulé des demandes d’autorisation de mise sur le marché étaient conscientes de ces risques. La SEPPIC a été dirigée, à un moment donné, par un planteur de bananes, M. Yves Hayot. Il y avait un besoin économique, d’un côté, et la dangerosité du produit, de l’autre. C’est pourquoi nous vous demandons si vous avez trouvé, dans vos archives, des lettres adressées par la SICABAM au Gouvernement.

Enfin, avez-vous eu connaissance de la circulation de ce produit entre 1993 et 2002, c’est-à-dire après son interdiction définitive ? De nombreuses personnes disent avoir assisté à l’épandage de ce produit sept à dix ans après son interdiction.

M. Pierre Monteux. Honnêtement, je n’ai aucun élément factuel qui confirme ce que vous dites. Les gens qu’on interroge disent tous que le produit a cessé d’être utilisé le 30 septembre 1993, lorsque la dernière dérogation a pris fin.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur Monteux, vous n’avez pas répondu à la question que je vous ai posée au sujet de votre contribution à la dépollution.

M. Pierre Monteux. J’ai répondu indirectement, puisque je vous ai dit que c’était à l’État de nous solliciter.

M. le président Serge Letchimy. Je ne parle pas d’une contribution ponctuelle, mais d’une contribution pérenne, jusqu’à la dépollution totale. Je répète qu’on n’a eu que 50 000 euros en dix ans pour financer la dépollution. Il faut chercher des moyens : ceux des collectivités, de l’État, les fonds européens, mais aussi les moyens de la profession. Je ne dis pas qu’il faut vous dépouiller, mais je pense qu’il faudrait lancer un grand programme de recherche en faveur de la sortie du chlordécone, auquel tout le monde contribuerait. Il n’est pas sain que ceux qui sont à l’origine du problème ne contribuent pas à le résoudre. Je ne vous demande pas votre autorisation : si nous devons légiférer, nous le ferons, et je sais que Mme la rapporteure est une personne déterminée.

M. Sébastien Zanoletti. Nous pouvons contribuer à la mise au point de ces solutions.

M. le président Serge Letchimy. Bien sûr ! Mais, en même temps, il ne faut pas que la recherche devienne dépendante de la filière de la banane : c’est pourquoi je parle d’une contribution collective. La commission d’enquête n’a pas le pouvoir de poser la question de votre responsabilité pénale, mais nous voulons appeler votre attention sur le fait que certaines personnes subissent une double peine. Des producteurs qui n’ont jamais utilisé de chlordécone ont aujourd’hui du chlordécone dans leurs sols : c’est tout de même un problème ! Et ces producteurs, qui sont des victimes, ne bénéficient pas du même niveau de soutien que la filière de la banane. Ces victimes n’ont pas votre puissance de frappe, et ce sont eux qui ont aujourd’hui des terres polluées. Vous, vous pouvez continuer à produire des bananes sur vos terres polluées sans risque sanitaire – jusqu’à preuve du contraire. Vos bananes sont propres et commercialisables, et je m’en réjouis.

Il n’est pas normal que vous ne fassiez rien, dans la mesure où c’est vous qui êtes à l’origine du mal – un mal que, de surcroît, vous ne subissez pas. Il faut créer une dynamique d’espérance : il faut que les gens sentent qu’ils peuvent sortir du chlordécone.

M. Pierre Monteux. Je tiens à vous rassurer, monsieur le président : notre banane est vraiment saine et nous faisons des analyses très fréquemment – nous en avons fait 1 500 depuis 2008.

M. le président Serge Letchimy. C’est l’opinion que vous cherchez à rassurer.

M. Pierre Monteux. Je veux rassurer nos agriculteurs et les consommateurs.

M. le président Serge Letchimy. Je connais de nombreux petits planteurs qui font d’énormes efforts pour maintenir leur terrain dans de bonnes conditions.

M. Pierre Monteux. En effet, et nous devons continuer ainsi, afin de rassurer à la fois nos producteurs et les consommateurs. Mais il faut une association pleine et entière. Or, comme je l’ai dit tout à l’heure, nous ne sommes pas associés au plan chlordécone. Mais la porte est ouverte.

M. le président Serge Letchimy. Je vous remercie beaucoup pour votre contribution.

 


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5.   Audition de M. Malcom Ferdinand, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

M. le président Serge Letchimy. Nous avons le plaisir de recevoir M. Malcom Ferdinand, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation. Nous avons pris l’initiative de vous auditionner après vous avoir entendu lors d’une émission très intéressante concernant le chlordécone et l’évolution des sociétés martiniquaise et guadeloupéenne.

Au-delà des faits historiques, de la dimension économique de la banane ou de la pollution des sols, nous devons aussi nous poser la question de l’évolution de la société, de sa perception de ce drame et des voies pour en sortir.

Cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposent aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Malcom Ferdinand prête serment.)

M. Malcom Ferdinand, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres de la commission d’enquête, je suis ingénieur en environnement, docteur en philosophie politique et chercheur au CNRS. Cela fait environ huit ans que je travaille sur le chlordécone à partir la philosophie et de la sociologie. Une partie de mes recherches concerne le déroulement de cette affaire dans une perspective sociale, politique et philosophique, en France – et particulièrement aux Antilles. Je réalise également une comparaison internationale des lieux où le chlordécone a été utilisé. Dans le temps qui m’est imparti, je souhaite vous présenter une brève comparaison du déroulement de l’affaire aux États-Unis et aux Antilles, puis une analyse succincte de la dimension pluridisciplinaire et pluridimensionnelle du chlordécone.

On prend souvent les États-Unis pour exemple afin de souligner la rapidité avec laquelle la contamination au chlordécone a été traitée là-bas, comparativement à l’absence de traitement en France et aux Antilles françaises. Afin d’aider la commission à définir au plus près cette « absence », je présenterai rapidement le cas des États-Unis suite à la recherche que j’ai conduite cet été, durant laquelle j’ai pu consulter des milliers de pages d’archives juridiques et fédérales.

Un rappel des faits : l’entreprise Allied Chemical, détentrice du brevet du chlordécone via sa filiale Life Science Products (LSP), décide de poursuivre la production de cette molécule à Hopewell en Virginie, dès 1974. De 1974 à 1975, l’agence de pollution de l’air, l’agence du contrôle des eaux et la mairie de Hopewell alertent déjà l’usine du fait d’une pollution de l’air et des eaux. Mais c’est après le contrôle et la découverte d’un taux très élevé de chlordécone dans le sang d’un ouvrier de l’usine que son activité est interrompue sous la pression du département de la santé le 24 juillet 1975. Il est important de bien comprendre ce qui s’est passé aux États-Unis après la fermeture de l’usine, c’est-à-dire après le 24 juillet 1975, tant au niveau des services de l’État, du gouvernement que de la justice.

S’agissant des services de l’État, l’agence américaine de l’environnement (environmental protection agency – EPA) a été informée le 13 août 1975. Trois jours après avoir été alertée de la fermeture de l’usine et de la potentielle présence de chlordécone dans les écosystèmes, elle commence des tests systématiques des sols, des eaux et de l’air autour de Hopewell. En France, il faudra attendre 1999, vingt-deux ans après la première alerte de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), suite au rapport Snégaroff de 1977, pour que des tests systématiques soient réalisés. Le 20 août 1975, une semaine après avoir été informé, l’EPA émet une directive, appelée stop sale, use or removal order : elle interdit la vente, l’utilisation et l’élimination des quelque dix tonnes de Képone – nom commercial du chlordécone – encore présentes dans l’usine.

Ainsi, une semaine seulement après l’alerte, l’agence de l’environnement protège les habitants de Hopewell, mais aussi des Antilles. En effet, une partie de ce Képone aurait pu se retrouver à Basse-Terre en Guadeloupe ou à Sainte-Marie en Martinique. L’EPA dit : « Stop ! On ne touche plus à rien » et arrête toute activité liée au chlordécone. En France, il faudra attendre 1993 – après deux prolongations douteuses –, soit seize ans après 1977.

Un mois après la fermeture, le département de la santé mène une campagne de tests sanguins sur les habitants de Hopewell – trois cents prélèvements sont effectués. Le Centre national de cancer américain commence une étude au long cours dès 1975, qui donne des résultats préliminaires dès 1976. Aux Antilles, il faudra attendre 1999, soit vingt-quatre ans.

Le 22 août 1975, le département de l’agriculture de la Virginie entame des recherches sur un ensemble de produits de consommation dans la région – maïs, graines de soja, blé, lait cru, avoine et poissons de la rivière Saint-James – pour savoir si on y retrouve du chlordécone. Ces actions nous rappellent que la fonction première des chambres d’agriculture et du ministère de l’agriculture n’est pas de permettre le profit des producteurs, mais de nourrir sainement la population. Aux Antilles, il faudra attendre les études sur les résidus d’organochlorés, dites RESO, de 2006-2007, soit près de trente ans ! Un mois aux États-Unis, trente ans aux Antilles…

De même, le 9 septembre 1975, un mois et demi après la fermeture de l’usine, un comité interagences commence à étudier les possibilités de dépollution du site de l’usine. Aux Antilles, il faudra atteindre les années 2000 pour que l’on commence à réfléchir aux possibilités de décontamination.

Le gouverneur de Virginie, M. Mills E. Godwin Jr., reçoit le 16 décembre 1975 les résultats préliminaires de la contamination environnementale. Le 18 décembre 1975, soit deux jours après et sans avoir encore les résultats de l’enquête épidémiologique, il interdit la pêche dans la rivière James. Aux Antilles, il s’est écoulé trente et un ans entre le premier signalement de la présence de chlordécone dans les sols et rivières de Basse-Terre en Guadeloupe en 1977 et la première interdiction par la préfecture de pêche en 2008-2009 : deux jours aux États-Unis, trente et un ans en France…

En janvier 1976, le Sénat ouvre une enquête parlementaire au sujet de la contamination de Hopewell, visant à examiner les actions prises par les services de l’État, l’EPA, la mairie et le gouverneur. Il produit un rapport de 430 pages. La Chambre des représentants fait une deuxième enquête le même mois. Suite à leurs conclusions, les deux chambres adoptent une nouvelle loi sur la régulation des produits toxiques, tirant les leçons du passé. En France, c’est en 2004 que des chefs d’entreprise et des agences de l’État auront pour la première fois à répondre de leurs actes devant les représentants élus par les citoyens, lors de la mission d’information parlementaire présidée par M. Beaugendre : six mois aux États-Unis, vingt-sept ans en France…

S’agissant de la justice, en deux ans, trois types d’actions ont été menés et conduites à terme. L’État attaque en justice les entreprises Allied Chemical et LSP, ainsi que la ville de Hopewell. Les pêcheurs touchés par l’interdiction de pêcher dans la rivière font de même. Enfin, les ouvriers intentent également une action en justice. Allied Chemical est condamné à verser près 30 millions de dollars en tout entre 1976 et 1977, incluant les frais de dépollution. En prenant en compte l’inflation, cela correspond à 123 millions d’euros actuels. La mairie de Hopewell est aussi condamnée, ainsi que les responsables de l’usine. Deux ans après la fermeture de l’usine et le signalement de la pollution, les procès sont terminés, la justice a fait son travail et les responsables sont condamnés. Les habitants et la ville de Hopewell peuvent alors entamer un processus de réparation et de dépollution et préserver leur lieu de vie.

En France, depuis quarante-deux ans, la justice reste muette, malgré les alertes des États-Unis en 1975, la classification du chlordécone par le Centre International des cancers comme cancérogène probable dès 1979, l’alerte liée à l’étude de Kermarrec en 1980, l’étude de l’Unesco de 1993, la charte de l’environnement de 2004, les démarches juridiques entamées en 2006 ou l’ajout du chlordécone à la convention de Stockholm en 2009.

Une autre action de la justice américaine est extrêmement remarquable : la création avec une partie de l’amende imposée à Allied Chemical d’une fondation pour l’environnement de Virginie (Le Virginia Environmental Endowment – VEE). Depuis plus de quarante ans, la fondation finance des projets de conservation et d’amélioration de l’environnement en Virginie. La justice américaine a fait de la peine infligée à Allied Chemical le levier d’une action écologiste qui finance chaque année des projets environnementaux, des associations écologistes, des projets d’éducation à l’environnement ou de recherches académiques et des bourses d’études visant à préserver les écosystèmes et à améliorer la qualité de vie des habitants de Virginie.

En somme, le chlordécone aux États-Unis, c’est une société qui collectivement confronte le problème, assigne les responsabilités, considère la santé de ses citoyens, se soucie de ses écosystèmes et des générations futures. Aux Antilles, la grande différence n’est pas que la contamination ait eu lieu, mais plutôt les multiples refus de l’État et des gouvernements à la prendre en charge. Ces refus, ces productions d’ignorance et d’inaction de la part des pollueurs, des corrompus, des irresponsables représentants politiques et des insouciantes autorités étatiques ont été extrêmement puissantes et, il faut le dire, victorieuses.

Combien d’années de vie affligées et de souffrances inutiles ont été infligées aux Antillais à cause de ces refus ? Combien d’années de retard a-t-on pris dans la recherche des moyens de décontamination des sols et des eaux, dans la recherche sanitaire pour protéger nos concitoyens ? Combien d’années les Antillais devront-ils attendre afin d’obtenir justice ?

À la lumière de ces éléments, le chlordécone révèle en France une crise multidimensionnelle extrêmement grave, attestant d’une production délibérée d’ignorance et d’inaction, autour de cinq axes. Il s’agit d’abord d’une crise environnementale et sanitaire dont l’ampleur a été décrite par les collègues microbiologistes, chimistes, médecins et épidémiologistes. La pollution est durable, généralisée et délétère.

Il s’agit aussi d’une crise étatique : des failles répétées des services de l’État dans la préservation de l’environnement et la santé des citoyens vivant aux Antilles et l’inaction face aux alertes. Il est souvent affirmé – même dans cette commission – que les premières alertes vinrent des États-Unis. C’est faux. Elles furent émises par les ouvriers agricoles martiniquais en février 1974. Deux ans après l’autorisation officielle du chlordécone, les ouvriers agricoles de la banane entament l’une des plus importantes grèves de l’histoire sociale de la Martinique et demandent explicitement l’arrêt de l’utilisation de cette molécule parce qu’ils ont fait l’expérience de sa toxicité dans leur chair. Les ouvriers agricoles de la banane aux Antilles ont été les premiers cobayes du chlordécone. Ni les autorités locales et membres du gouvernement qui ont pris part aux négociations, ni les services de santé de l’État n’ont tenu compte de cette alerte. Le chlordécone, c’est d’abord le mépris des ouvriers antillais par leurs propres représentants politiques. Peut-être conviendrait-il que la commission les interroge ?

C’est également une crise de la démocratie française aux Antilles : un petit groupe a réussi à imposer une vie en pays contaminé à l’ensemble la population depuis près de quarante-sept ans, et possiblement pour encore plusieurs dizaines d’années. Ce n’est pas simplement le résultat de l’action répréhensible de certains individus et responsables du ministère de l’agriculture, c’est une faille du système démocratique tel qu’il fut et est expérimenté aux Antilles. Cela veut dire que les élections – qui instaurent des conseils municipaux, des maires, des sénateurs, des députés, des présidents, des conseillers régionaux et départementaux, des responsables de chambres d’agriculture et des gouvernements, qui en retour nomment des préfets et des responsables des services étatiques – ont failli. On ne répond pas à une telle crise uniquement en mettant de meilleurs préfets, de meilleurs conseillers municipaux ou régionaux, ou de meilleurs députés ou sénateurs. Il faut agir au niveau de la participation de la cité aux décisions relatives à l’utilisation des terres et aux écosystèmes.

Le chlordécone dévoile aussi une crise de la justice française en matière d’environnement. Le fait même que, quarante-sept ans après les premières autorisations officielles données au chlordécone, après deux rapports parlementaires, une nouvelle commission d’enquête soit mise en place, confirme une crise de la justice. Elle aurait déjà dû faire le travail de votre commission : travail de vérité, d’assignation des responsabilités et de considération des citoyens ultramarins. L’absence de justice laisse place à une situation de déréalisation collective, de perte des rapports normaux aux autres et à nos terres. On ne donne pas aux habitants les moyens d’assumer la réalité historique et écologique de leurs îles ; on leur laisse penser qu’il est normal que l’on pollue des terres pour des siècles avec une molécule cancérogène sans avoir de compte à rendre, ni à la société, ni aux autorités, ni à la Terre-mère, qu’il est normal que des pêcheurs, des éleveurs, des pisciculteurs et des agriculteurs qui n’ont rien à voir avec la pollution doivent changer de métier ou partir en retraite anticipée car leur écosystème est pollué, qu’il est normal de changer de pratique culturale dans les jardins créoles, qu’il est normal de stigmatiser les traditionnelles pratiques informelles de pêche, de culture et de vente, qu’il est normal que nos pères et grands-pères contractent autant de cancers de la prostate, qu’il est normal que l’on retrouve du chlordécone dans les cordons ombilicaux de nos mères. Il serait donc normal que l’on traite les habitants de la Martinique et de la Guadeloupe de cette façon. Pourtant, ce n’est ni normal, ni juste.

Enfin, le chlordécone met aussi et surtout en lumière une crise sociétale. La contamination au chlordécone est liée à une fonction économique et politique, à une manière d’habiter la Terre que je nomme dans mes travaux un « habiter colonial » – une occupation des terres sous la forme de monocultures d’exportation qui n’ont pas vocation à nourrir les habitants des îles qui, pourtant, en subissent les violences. En vingt ans, un petit nombre a contaminé des terres pour plusieurs siècles. Les mesures de protection de la population prises depuis les années 2000 sont importantes, mais ne peuvent à elles seules répondre à la question sociétale que nous pose la contamination au chlordécone. Quel projet de société voulons-nous ? Souhaitons-nous continuer à violenter nos habitants, à bafouer la Terre-mère qui nous accueille et à hypothéquer le futur de nos enfants ? Dans trente ou quarante ans, la plupart des personnes que vous avez auditionnées ne seront plus là. La contamination au chlordécone est-elle la trace que votre génération – pas vous personnellement, mais collectivement – va nous laisser ? Au contraire, va-t-elle nous montrer des chemins de justice, de courage, des horizons écologiques d’espoir et de dignité ?

M. le président Serge Letchimy. Je vous remercie pour ces paroles extrêmement fortes. Vous posez des questions démocratiques profondes, mais exprimez aussi un autre regard sur la question du chlordécone. Je suis personnellement très touché par ces propos.

J’espère que cette déclaration fera aussi son effet par l’écoute qu’accorderont les peuples martiniquais et guadeloupéen à ces propos, quelle que soit la couleur de sa peau, son origine, sa race ou son rang social. Il est important que le diagnostic commence par là, et pas seulement pas des éléments techniques, afin de sortir par le haut, et collectivement, de ce drame.

Mme Justine Benin, rapporteure. Dans vos travaux, vous évoquez le fait que l’utilisation du chlordécone est liée à l’agriculture intensive aux Antilles et à une forme de « colonialisme ». Vous estimez qu’elle a renforcé la dépendance alimentaire du fait de la baisse de la production d’ignames, de patates douces, etc. Est-ce vraiment lié à la prégnance d’une forme d’économie coloniale ? Ne peut-on plutôt considérer qu’il s’agit d’une des conséquences d’un système productiviste poussé à outrance, dans un contexte de mondialisation développé à son paroxysme lors les Trente Glorieuses ?

La pollution au chlordécone a rendu les populations de Guadeloupe et de Martinique anxieuses. Nous l’avons constaté lors des auditions dans les territoires : les citoyens ont peur, ils ont exprimé leur colère, leur inquiétude, leur exaspération. Ils ont peur de ce qu’ils mangent, de ce qu’ils boivent, de ce qu’ils ont dans le sang. ils trouvent que l’État ne fait pas assez pour lutter contre cette pollution. Pour autant, leur confiance en l’État est brisée car beaucoup estiment qu’il est responsable de cette contamination généralisée. Comment faire pour restaurer le lien de confiance ? Sous quelle forme doit s’exprimer la justice environnementale dont vous parlez dans vos travaux ?

M. Malcom Ferdinand. Pourquoi la Guadeloupe et la Martinique sont-elles dépendantes de ce type d’économie, et donc alimentairement dépendantes ? Les deux aspects que vous évoquez sont liés : le capitalisme global exacerbe ce type de pratiques – que l’on ne trouve pas uniquement en Martinique ou en Guadeloupe – mais il faut aussi garder en tête que les Antilles connaissent une constitution coloniale de leur manière d’habiter la terre. Depuis 1635, ces îles ont été pensées comme d’énormes jardins, dans le but d’alimenter certains marchés très éloignés.

Le cas du chlordécone aux Antilles est extrêmement grave car il illustre une situation de dépendance alimentaire : nous n’arrivons pas à nourrir tous nos habitants avec nos productions. Il faut le garder en tête avant de trouver des solutions pour remédier au problème.

Votre deuxième question est extrêmement importante : vous estimez que la conscience collective est anxiogène, que les citoyens ont peur, que l’État ne fait pas assez et n’est pas assez inclusif. Comment faire ? Votre interrogation porte en elle des réponses : c’est une question de justice. Nous sommes dans une situation de déréalisation : les personnes que j’ai interrogées dans le cadre de mes recherches n’arrivent pas à comprendre qu’une contamination d’une telle ampleur n’ait pas encore abouti à la désignation publique de personnes ou d’entités responsables et que la justice n’ait pas fait son travail. Comme les habitants n’arrivent pas à déterminer clairement les responsabilités, n’importe qui peut devenir empoisonneur – ce sont parfois les pêcheurs, parfois les agriculteurs.

Au-delà de la fonction qui est la sienne, la justice permettrait donc surtout à tous les acteurs – agents de l’État, producteurs et habitants – d’aller de l’avant et de pouvoir tourner la page, tout simplement.

Mme Justine Benin, rapporteure. Selon vous, par le passé, l’utilisation du chlordécone dans les plantations était-elle acceptée de tous ? Profitait-elle aux populations de Guadeloupe et de Martinique ? Ou bien cette utilisation répondait-elle à des impératifs économiques de l’Hexagone ? Je souhaiterais que vous développiez votre analyse socioculturelle.

M. Malcom Ferdinand. À qui profitait le chlordécone ? Les producteurs de bananes et, plus largement, les utilisateurs du chlordécone ont dit à plusieurs reprises qu’il n’y avait pas d’autres solutions avant 1968. C’est faux. Le charançon est présent dans les bananeraies depuis 1900 et des moyens agroécologiques de lutte ont été développés en Jamaïque en 1912, au Cameroun ou à Madagascar. C’est donc bien l’appât du gain et la volonté d’aller plus vite qui ont favorisé l’utilisation de cette molécule. D’ailleurs, aujourd’hui, on procède bien comme par le passé, en mettant un piège entre les rangées… L’utilisation du chlordécone n’était absolument pas une nécessité.

De la même façon, quand on indique qu’au début des années quatre-vingt, à cause des cyclones, la population de charançons s’est développée et que l’on a été obligé d’utiliser le chlordécone, c’est faux ! C’est un choix technique, qui favorisait très clairement des intérêts financiers, mais qui bafoue la santé des Antillais.

À qui profite le chlordécone ? La commission d’enquête a déjà établi une chaîne de responsabilité. Une chose est sûre, les États-Unis et la France n’habitent pas dans deux mondes ou sur deux terres différentes. Les distributeurs, producteurs et utilisateurs du chlordécone savaient très bien comment communiquer avec les États-Unis pour l’acheter ; ils pouvaient donc aussi être informés des raisons pour lesquelles ces derniers ont interdit la fabrication et la vente de ce produit. Dans les archives que j’ai retrouvées, dès septembre 1975, on constate que des réunions se sont tenues aux États-Unis entre l’usine américaine et l’un de ses clients, allemand.

Dès mars 1976, l’Agence de l’environnement, par la voix de l’un de ses responsables, exprimait l’intention d’informer tous les pays des Nations unies de la dangerosité de cette molécule.

Il aurait donc été possible d’agir autrement, mais un choix chimique a été fait, qui favorisait les intérêts de quelques personnes, au mépris à la fois de la santé publique, et de l’environnement.

Mme Justine Bénin, rapporteure. Vous écrivez que le cas du chlordécone illustre les dommages du « plantationocène, en lieu et place de l’anthropocène, c'est-à-dire les violences humaines et non humaines d’une terre globalisée comme un puzzle de plantations ». Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?

M. Malcom Ferdinand. Le chlordécone n’est que l’un des enjeux écologiques d’aujourd'hui. L’anthropocène est le terme employé par plusieurs géologues pour définir l’ère dans laquelle nous nous trouvons, celle où les humains, par leur activité, deviennent des forces qui affectent durablement les équilibres écosystémiques de la Terre.

Si les termes à employer font l’objet de discussions très techniques, je parle de « plantationocène » pour montrer que les plantations, systèmes violents et misogynes, sont des unités maîtresses dans la conduite de ces changements, unités qui entraînent des contaminations durables, aux Antilles ou ailleurs.

Le 3 octobre, je publierai sur cette question Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, un ouvrage, tiré de ma thèse, qui pourra vous permettre d’approfondir ces notions.

M. le président Serge Letchimy. Nous avions commencé à comparer les réactions américaine et française sur les plans administratif, étatique et judiciaire. Il serait intéressant que vous nous fournissiez une note sur ce sujet.

Les Américains ont produit le chlordécone pour leurs marchés extérieurs : seul 1 % de la production a été utilisée aux États-Unis – pour le tabac car l’usage en était interdit pour les cultures alimentaires. Cela montre l’entrée dans un cycle typiquement américain, alliant transferts de technologies et domination mondiale conduisant à un transfert de pesticides en dehors de leur territoire.

Par ailleurs, la nature de la pollution n'est pas identique aux Antilles et aux États-Unis. Dans un cas, toute une industrie est concernée ; dans l’autre, ce n’est qu’un fleuve, le long d’un site.

Ce délai de cinquante ans dans la réaction de l’État doit-il être vu comme une période de balbutiements, d’erreurs, d’incohérences ou d’incapacité administrative, aggravée du fait que l’outre-mer ait été concerné ?

M. Malcom Ferdinand. En effet, seul 1 % de la production américaine du pesticide a été utilisé localement sur des cafards ou des fourmis, parfois également dans les habitations. Il faut souligner que le site de Hopewell n’a pas été le seul pollué puisqu’un autre site de fabrication de Kepone, à Baltimore, au nord de Washington, a donné lieu à la fermeture d’un parc. L’essentiel de la production américaine était toutefois destiné à l’international.

Allied Chemicals a commencé à produire un pesticide à la chlordécone non pas en 1974, mais dans les années 60, en petite quantité, après avoir breveté la molécule en 1951. C'est pour répondre à une demande plus forte qu’elle a voulu augmenter sa capacité de production et qu’elle a créé l’usine de Hopewell.

La comparaison avec les États-Unis ne vise pas à célébrer ce pays, qui pourra réagir de manière différente en d’autres occasions, mais on peut souligner que dans ce cas, sa réaction a été exemplaire.

L’historien américain Gregory Wilson publiera prochainement un ouvrage sur le chlordécone aux États-Unis, qui est attendu avec impatience. Cet épisode a donné lieu à la plus grande condamnation environnementale de l’histoire des États-Unis, au nom du « jamais plus ». Il faut noter que la ville pluriethnique de Hopewell a mené des tests sur tous ses habitants, y compris noirs, afin de vérifier leur taux de chlordécone dans le sang.

Quant à la nature de la pollution, elle diffère en effet aux Antilles et aux États-Unis, où celle-ci pouvait être contenue beaucoup plus facilement du fait de la présence d’une une source-point, la rivière. Les sédiments ayant recouvert la pollution, on retrouve encore du chlordécone aujourd'hui dans les poissons.

Quant à votre seconde question sur le délai de cinquante ans, elle est délicate. Il existe des cas de contamination en France hexagonale où les services de l’État ont été défaillants.

En revanche, on constate indéniablement une spécificité antillaise ou ultramarine dans la manière dont la pollution a pu apparaître. Ainsi, les pesticides utilisés dans les bananeraies n’étaient pas testés par les laboratoires. Sur ce point précis, on ne peut pas nier une incapacité structurelle à prendre en charge la santé des Antillais.

De plus, les tensions s’exacerbent car ces contaminations mettent en jeu des groupes aux appartenances culturelles et identitaires très différentes qui, depuis très longtemps, ont des liens privilégiés avec l’État français.

En 1946, dans son rapport sur la départementalisation, Aimé Césaire invitait déjà à prêter attention au danger des monopoles économiques de certaines entreprises. D’une certaine façon, le chlordécone en est le pendant écologique.

M. le président Serge Letchimy. Vos analyses semblent indiquer que l’État aurait fait preuve d’un néocolonialisme de comportement, du fait de la distance, de la lenteur de ses positions, du silence de la justice, saisie depuis longtemps et qui ne se prononce pas, ainsi que de la soumission à la monoculture, qui dicte une organisation dont 750 000 personnes sont aujourd'hui prisonnières.

Quels sont les effets les plus négatifs de ce système dans l’organisation de la société, y compris dans son identité propre ? Je pense surtout à la production endogène.

Un tel drame ne nous rend-il pas plus dépendants des importations car il conduit à recourir aux produits des grandes plantations aujourd'hui exemptes de chlordécone, même si elles sont à l’origine de la pollution ?

Ne risque-t-on pas un bouleversement systémique de la société, une déperdition de confiance, une angoisse renforcée, une attitude délétère envers le foncier, qui pousse les habitants à abandonner leur ancrage ? Aujourd'hui, les Antillais semblent davantage gérer le problème que se projeter dans l’avenir car, pour cela, il faut de l’initiative, du ballant, du jus… incompatibles avec la posture d’attente à laquelle on ramène 750 000 personnes. Les peuples risquent-ils de se déliter ?

M. Malcom Ferdinand. Tout en partageant une bonne partie de vos propos, je veux rappeler la différence que j’établis entre une attitude coloniale et une constitution coloniale. Une économie qui, dans ses principes, n’est pas capable de nourrir les habitants des Antilles participe d’une constitution coloniale. Quand certains ministres ou responsables étatiques prennent sciemment des décisions qui nuisent à la santé des Antillais, ils adoptent une attitude coloniale.

Vous l’avez noté, la manière actuelle de penser le chlordécone accorde une très faible place aux sciences humaines et sociales. On court alors le risque de s’enfermer dans le technicisme et une réflexion uniquement environnementaliste, pour résoudre le problème d’une molécule prisonnière d’une terre très chargée en carbone, comme l’indique noir sur blanc un rapport parlementaire. Si l’on réfléchit ainsi, on va droit au naufrage.

La crise du chlordécone est véritablement sociétale. S’il est certain qu’un bouleversement se produira, la question est davantage de déterminer dans quel sens il se fera. Une commission mixte avec pouvoir décisionnaire, associant des sociologues, des philosophes, des dirigeants d’associations, des responsables politiques serait nécessaire afin de formuler un projet pour l’après-chlordécone. Avec nos fonctionnements, nos économies ou nos rapports à la terre, nous ne devons pas donner le sentiment qu’il ne s’est rien passé : un avant et un après-chlordécone doivent se dessiner.

Ce projet est à formuler, si l’on veut, comme aux États-Unis, faire de cette condamnation un levier pour un avenir meilleur, une autre manière de se rapporter à la terre, une perspective écologiste plus affirmée. Pourquoi ne pas faire des Antilles des exemples de territoires qui se relèvent après de telles contaminations ?

M. le président Serge Letchimy. Vous voulez dire qu’à côté des recherches en matière de dépollution ou de santé, notamment sur le cancer de la prostate, il faut mener des travaux sur le plan social et anthropologique, pour cerner les problèmes, qui sont à la racine des comportements, y compris de production, et trouver des solutions.

Dans le dispositif du chlordécone, je le rappelle, les sociologues et les anthropologues sont aux abonnés absents car ils n’ont jamais été identifiés comme des partenaires. Souhaiteriez-vous qu’un collège mène à bien une réflexion sur ce thème sous l’angle des sciences humaines ?

M. Malcom Ferdinand. Oui. En ce sens, je viens d’intégrer le Groupe d’orientation et de suivi scientifique (GOSS) du plan national d’action chlordécone, auquel la préfecture de la Martinique a attribué des fonds. On constate donc déjà des avancées en ce sens.

Un colloque, organisé l’année dernière, a montré combien les sociologues réfléchissant à ce problème étaient rares. Mais on ne peut pas raisonner sur le chlordécone en se contentant d’analyser des microgrammes par litre de sang. Le chlordécone est aussi une crise étatique car l’administration est en cause car, d’une part, certains responsables administratifs n’ont pas agi comme ils auraient dû ; et, d’autre part, on a administré aux Antillais une certaine toxicité quotidienne.

Une réponse strictement administrative n’est donc pas possible : c'est le rapport entre administration et habitants qui est en cause. Il faudra réfléchir pour inventer de nouveaux espaces démocratiques et de nouvelles manières de décider collectivement, pour éviter que la décision d’un petit nombre n’affecte un grand nombre de personnes pendant plusieurs dizaines d’années.

Mme Josette Manin. Vous avez dit que des ouvriers en grève avaient mentionné le chlordécone dès 1974, alors que nous ne parlons des problèmes liés à ce pesticide qu’à partir de 1999.

J’ai le souvenir d’une très grande grève, en 1961 – j’avais onze ans alors et je vivais avec mes parents, ouvriers agricoles. Ma commune du Lamentin en commémore chaque année les trois victimes.

En revanche, je ne me souviens pas de la grève de 1974 dans les Antilles, alors que j’avais vingt-quatre ans. Pourriez-vous nous en fournir les références ? Avez-vous recueilli des témoignages d’ouvriers agricoles, qui dénonçaient l'utilisation du chlordécone, de la même manière que nous avons interrogé les acteurs de la grève de 1961 ?

Si la commission d’enquête ne se charge pas d’interroger des ouvriers agricoles, je souhaiterais du moins le faire à titre personnel car je connais de nombreuses personnes qui, ayant travaillé dans le secteur de la banane, pourraient confirmer cette mention du chlordécone dès 1974.

M. le président Serge Letchimy. La grève de 1974, qui a fait plusieurs victimes dans le Nord de la Martinique, a été un grand moment de l’histoire de l’île.

M. Malcom Ferdinand. Beaucoup a déjà été écrit sur les événements de février 1974. Camille Mauduech leur a également consacré un très beau documentaire.

Je rappelle que la quatrième des onze revendications présentées par les ouvriers agricoles grévistes concernait la « suppression totale des produits toxiques (Mocap, Nemacur, Kepone, Hexafor et autre organochlorés) ».

Des logiques sociales se jouent. Les ouvriers agricoles, les premiers et les plus exposés au chlordécone, ont pu constater très tôt la toxicité du produit – certaines histoires sont terribles. Aux Antilles, le problème n’est devenu public qu’à partir du moment où l’on a constaté que le chlordécone affectait d’autres populations et touchait l’écosystème, mais les premiers concernés étaient les moins exposés sur la scène publique.

Comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, le chlordécone est aussi le mépris des ouvriers agricoles.

Mme Josette Manin. Nous avons en effet parlé de la source Gradis, à Basse-Pointe. Nous pouvons remonter de 1999 à la grève de février 1974.

M. le président Serge Letchimy. Le mouvement de 1961 constitue un grand marqueur de l’histoire sociale du Lamentin, comme l’est la grève de 1974 pour la Martinique. Nous essayons aujourd'hui de trouver des pistes de solutions pour une analyse globale.

Revenons aux autorisations délivrées et à la réalité factuelle des décisions administratives prises en 1972 et 1981. Vous avez mis en lien la présence et la structuration d’une économie, où la démocratie pouvait être remise en cause et bafouée par la lenteur de la justice. On a l’impression que personne n’identifie le responsable, ce qui peut rendre suspecte la volonté de transparence de l’État

Dans votre analyse du contexte sociétal, pensez-vous qu’il ait suffi d’un poids économique fort, d’une voix, pour pousser la République française dans une voie très étrangère à ses valeurs ? Jacques Chirac, alors qu’il était davantage favorable aux organophosphorés, moins toxiques, quoique non exempts de danger, a pris la décision d’autoriser le chlordécone très peu de temps avant ou après l’annulation d’une décision d’usage sur les organochlorés en France.

Au moment de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de 1981, on connaissait divers rapports informant de la pollution sur le site de Hopewell, ainsi que des protestations de 1974, dont j’apprends, qu’elles évoquaient aussi le chlordécone.

La structure des relations institutionnelles entre les différents territoires d’outre-mer et la France hexagonale a-t-elle pu, dans le processus démocratique, effacer la réalité de la toxicité au bénéfice de profits économiques ?

M. Malcom Ferdinand. C'est moins la volonté d’effacer la réalité de la toxicité que de privilégier certains intérêts.

M. le président Serge Letchimy. Si on privilégie, on efface bien une réalité.

M. Malcom Ferdinand. Certes. On ne comprend pas les décisions que pendant quarante ans, plusieurs ministres et responsables de l’État ont prises si l’on ne considère pas qu’il s’agit d’un paquebot, lequel comporte différentes branches et avance dans cette dynamique depuis très longtemps.

Aux Antilles, en Guinée, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, des instituts se sont mis en place pour privilégier les plantations. On a l’impression que la seule façon d’habiter ces terres est d’en faire ce « puzzle de plantations » que j’évoquais. Il semble que l’on ne puisse pas faire autrement, pour maintenir une forme de paix sociale. On arrive alors à ne pas voir la toxicité.

M. le président Serge Letchimy. En 1990, on est revenu sur l’autorisation de la chlordécone mais l’écoulement du stock a été autorisé. Je ne sais pas si cette autorisation valait pour l’ensemble de la nation ou pour les seuls départements d’outre-mer.

L’AMM donnée concernait non pas uniquement l’outre-mer, mais un usage au niveau national. Elle a été demandée par une structure martiniquaise, la société De Laguarigue, qui a racheté les droits d’exploitation et monté une combinaison de production entre le Brésil et Béziers.

En 1990, d’après ce que j’ai lu, l’autorisation est arrêtée, mais avec une dérogation spécifique pour le secteur de la banane, en raison de ses problèmes spécifiques. Il me semble cependant, qu’après l’autorisation d’écouler les stocks de deux ans, qui était de droit, la dernière autorisation, celle de 1993, visait uniquement l’outre-mer.

N’y a-t-il pas là un effet de discrimination ?

M. Malcom Ferdinand. Les personnes que j’ai interviewées le pensent.

De 1990 à 1992, l’écoulement est en effet légal.

M. le président Serge Letchimy. Stupidement…

M. Malcom Ferdinand. Oui, cet écoulement n’apparaît pas légitime au regard de l’histoire que l’on connaît déjà. Encore une fois, en un mois, les États-Unis, alors qu’ils ne disposaient d’aucune étude épidémiologique, ni d’indication que le produit était cancérogène ou qu’il se trouvait dans tous les écosystèmes, ont arrêté toute utilisation, toute vente, tout stock.

Quinze ans après 1977, date de la première alerte, la France continue à écouler ses stocks. Pour les personnes que j’ai rencontrées, la décision pour légale qu’elle soit, est ressentie comme illégitime, et démontrant déjà une forme de discrimination.

Mais j’en viens à la dérogation accordée pour l’utilisation de la chlordécone dans les Antilles. En l’occurrence, même s’il est vrai que je ne suis pas juriste, elle m’apparaît illégale. Elle octroie en effet la possibilité d’utiliser le chlordécone aux Antilles au-delà des deux ans autorisés ailleurs. Cette mesure paraît être de l’ordre de la discrimination.

En outre, il faut comprendre que la production de chlordécone n’est plus la production de quelques entreprises, mais devient, entre 1975 et 1980, une production réalisée sur le sol français. Il s’agit donc d’une production nationale.

M. le président Serge Letchimy. En effet, ce ne sont plus les Américains qui la produisent, mais les Français.

M. Malcolm Ferdinand. Nous examinons bien le cas d’une production de masse nationale qui n’a pas été interdite.

M. le président Serge Letchimy. On a créé un fonds d’indemnisation pour l’amiante, de même qu’on a créé un fonds d’indemnisation pour la Polynésie, après les essais nucléaires menés sur place – car la France est devenue une puissance nucléaire grâce à la Polynésie, mais en polluant l’environnement des Polynésiens. Alors que ce dernier fonds est ouvert dans des conditions assez larges et que nous voulons quant à nous seulement faciliter l’accès à une prise en charge sanitaire pour les travailleurs agricoles, que pensez-vous de la création d’un fonds d’indemnisation pour les Antilles ?

M. Malcolm Ferdinand. Personnellement, je trouve que c’est une bonne idée. Il paraît cependant difficilement compréhensible, alors qu’on sait que plus de 90 % de la population est imprégnée au chlordécone, que ce fonds d’indemnisation soit prévu uniquement pour les ouvriers agricoles. En outre, on ne sait pas ce que sont devenus les ouvriers agricoles qui ont travaillé à épandre de la chlordécone entre 1974 et 1980. On peut retrouver ceux qui occupaient les fonctions supérieures d’encadrement agricole, mais c’est beaucoup plus difficile pour les travailleurs à la journée ou à la semaine.

Ensuite, je crois qu’il ne faut pas confondre l’exigence de justice et le fait d’avoir un fonds d’indemnisation. Ainsi, en Polynésie, même si un fonds d’indemnisation a effectivement été prévu, une demande de justice est aussi en cours. Ce sont deux démarches importantes, mais distinctes.

Par ailleurs, la contamination au chlordécone n’est pas seulement l’intoxication ou l’empoisonnement de l’ensemble de la population de Martinique ; c’est aussi une atteinte faite à la terre des Antilles, ce qu’on appelle aujourd’hui un écocide. Il reste à savoir comment, en Guadeloupe, en Martinique, en France, on va pouvoir rendre compte collectivement de cet écocide sur un plan juridique. Car, aujourd’hui, du fait de cet écocide, sur plusieurs hectares, on ne peut pas sainement cultiver de patates douces, d’ignames ou d’autres aliments qu’on mange traditionnellement.

Mme Justine Benin, rapporteure. Est-ce que vous avez étudié l’utilisation du chlordécone en Allemagne, dans l’ex-RFA et dans les pays de l’Est ? Est-ce qu’il faudrait une action de groupe, ou class action, pour que la justice gère ce dossier ?

M. Malcolm Ferdinand. Pour la première question, je ne fais que commencer mes recherches au niveau de l’Allemagne. On retrouve du chlordécone dans les rivières de Basse-Saxe, comme c’est écrit dans les rapports parlementaires ; on en retrouve aussi dans certains poissons tels que la perche. J’ai été en contact avec certains ministères régionaux de l’environnement en Allemagne qui, pour l’instant, n’ont pas décidé d’un traitement sanitaire du sujet. Mais c’est une question que je vais creuser dans mes recherches, afin de voir quelle en est la raison. Le chlordécone a d’ailleurs été utilisé dans les pays de l’Est et dans près de vingt pays.

En ce qui concerne la question juridique, je ne suis pas juriste et je ne voudrais pas m’aventurer à proclamer qu’une action de groupe est nécessaire pour déboucher sur un résultat. Une chose est sûre cependant : en Guadeloupe et en Martinique, les tribunaux ont été saisis par des associations dès 2006. Du point de vue de ces associations, la justice apparaît très lente. Mais il faut savoir aussi prendre en compte le contexte, où la lenteur ressentie découle déjà du sentiment de suspicion et de discrimination. Il y a donc urgence à rendre justice, si on peut dire.

M. le président Serge Letchimy. Je vous remercie pour cette très riche contribution.


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   Lundi 14 octobre 2019

1.   Audition de Mme Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation

M. le président Serge Letchimy. Nous allons commencer nos auditions de ce jour. Je voudrais saluer la présence des élues Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon et Mathilde Panot, ainsi que de Mme la rapporteure.

Nous allons entendre aujourd’hui Mme Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation.

Avant de vous passer la parole pour un mot d’introduction sur la question du chlordécone pendant cinq à dix minutes, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées pour une commission d’enquête impose de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite, Madame, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mme Frédérique Vidal prête serment.)

Je suis aussi contraint de demander aux deux représentants de prêter serment si toutefois ils envisagent de prendre la parole.

(MLloyd Cerqueira, conseiller parlementaire, et M. Didier Hoffschir Haut fonctionnaire au développement durable, prêtent serment.)

Mme Frédérique Vidal, ministre de lenseignement supérieur, de la recherche et de linnovation. Mon audition et celle de mes collègues ministres interviennent après de nombreuses interventions des différentes parties prenantes, parmi lesquelles des acteurs de la recherche, qu’ils soient chercheurs ou responsables d’établissement.

Votre initiative, que je salue, va être en mesure de mieux éclairer la situation complexe, ce « scandale environnemental », pour reprendre les termes du Président de la République, auquel les populations des Antilles sont confrontées, populations pour lesquelles, au sein et auprès desquelles mon ministère ainsi que les établissements d’enseignement supérieur et de recherche sont pleinement investis.

Avant d’aborder les questions détaillées que vous m’avez adressées et qui serviront de fil rouge à mon intervention, je voulais assurer nos compatriotes des Antilles de mon complet engagement à leurs côtés et remercier mes collègues chercheurs pour la qualité de leurs travaux, parfois très précoces, qui permettent d’éclairer les causes et les conséquences de cette crise.

Je vais m’efforcer de répondre aux trois séries de questions que vous avez bien voulu m’adresser au travers de cette intervention.

Tout d’abord, pour l’effort en matière de recherche et les financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR), s’agissant des programmes financés spécifiquement par cette agence, je vous confirme que ce sont bien dix projets spécifiquement consacrés à l’étude de la sphère du chlordécone qui ont été financés par l’ANR depuis 2005. Néanmoins, sans autre précision, ces chiffres ne permettent pas de dresser un bilan de ce qu’ont été les financements des projets de recherche sur cette question.

Le chiffrage financier de 4,6 millions d’euros consacrés à ces dix projets ne constitue qu’un financement supplémentaire pour les équipes de recherche ; le coût complet des recherches englobant les frais des personnels et des infrastructures nécessite de multiplier ce premier chiffre de 4,6 millions d’euros par un facteur 4.

Surtout, il est important de s’attacher au contenu de ces projets retenus par l’ANR, qui s’efforcent d’éclairer la contamination par le chlordécone sur des aspects très complémentaires, depuis l’étude de cohorte jusqu’à celle de bio-indicateurs de la pollution des rivières. Ces projets ne peuvent être isolés mais doivent être examinés au regard de l’ensemble des autres travaux consacrés à la santé environnementale et aux perturbateurs endocriniens en général, dont le chlordécone fait partie.

Depuis 2005, les appels à projet de l’Agence nationale de la recherche, ont permis de soutenir 78 projets financés pour un coût de fonctionnement de 32,1 millions d’euros. Je songe notamment aux programmes Santé-Environnement, Contaminants, Écosystèmes Santé ou encore Contaminants et environnement, sans compter les appels à projets génériques lancés depuis 2014.

Naturellement l’ANR n’est pas le seul financeur de la recherche sur projets ; le ministère de la Santé a aussi participé à une meilleure connaissance de la prévalence des pathologies, notamment via les Programmes hospitaliers de recherche clinique. Je ne reviendrai pas sur ces travaux, notamment ceux du Pr Luc Multigner sur la prévalence des cancers de la prostate chez les travailleurs agricoles et sur l’ensemble de recherches cliniques qui ont suivi et qui seront probablement développées par ma collègue ministre des Solidarités et de la Santé.

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) sont également sources de financement pour des actions plus appliquées, lesquelles pourront être listées par mes autres collègues chargés de l’écologie et de la santé.

Au cœur des plans chlordécone, on trouve également des projets financés sur le programme des interventions territoriales de l’État (PITE), qui est un financement interministériel à la main des préfets pour répondre de façon agile à la situation sur le terrain. Il faut aussi mentionner le rôle des collectivités et des régions directement et indirectement via le fonds européen de développement régional (FEDER) et le fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) et, puisque nous évoquons l’Europe, il faut prendre en compte aussi les grandes questions de recherche comme les recherches sur les perturbateurs endocriniens ou plus généralement la santé environnementale.

À tous ces financements sur projets viennent s’ajouter les investissements propres des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, dont :

– les universités ;

– le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) ;

– le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ;

– l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) ;

– l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ;

– l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).

Tous les projets financés par l’ANR ou d’autres organismes sont nouveaux, originaux, directement proposés par les chercheurs et les laboratoires et sont choisis par des jurys scientifiques en toute indépendance. Ils permettent de faire progresser de façon significative et disruptive le front de connaissance sur le sujet complexe des pesticides et de leurs effets sur l’homme et sur l’environnement.

Sur le plan quantitatif, la conférence de synthèse organisée l’an dernier en Martinique et en Guadeloupe a fait état de 120 publications scientifiques spécifiquement dédiées au chlordécone, ce qui est tout à fait significatif et témoigne de l’effort réalisé en matière de recherche sur ce sujet.

Au-delà de la production de connaissances nouvelles, un socle de compétences très complet est disponible et mobilisé pour traiter de la problématique du chlordécone sous ses aspects de recherche. Ces compétences de nos chercheurs sont largement sollicitées par les pouvoirs publics, comme en témoignent les nombreuses demandes d’expertise scientifique produites sur la question depuis les années 1970.

S’agissant des difficultés que certains chercheurs ont pu porter à votre connaissance, il faut apporter quelques précisions. Si l’on considère la production de nouvelles connaissances et ce qui se passe lors des appels à projets de recherche, les chiffres montrent que dans le cas spécifique de l’appel à projets chlordécone, un taux de sélection de 28 % a été opéré par l’ANR, bien supérieur au taux actuel de sélection, d’environ 15 %, et de celui de 10 % observé en 2014, année où l’ANR était en capacité de financer le moins grand nombre de projets.

Ces chiffres signifient que nous avons privilégié une recherche d’excellence selon les meilleurs standards internationaux et permis à un nombre de projets largement plus significatif que la moyenne des projets normalement retenus, d’être financés. C’est une exigence de qualité que nous devons à nos concitoyens et qui n’a en rien limité la multiplicité des approches ou des programmes de recherche relatifs au chlordécone.

L’ensemble des guichets a permis aux meilleurs programmes et chercheurs de trouver le bon niveau de financement pour mener à bien leurs travaux. Pour prendre l’exemple du CIRAD, celui-ci a fait appel, pour ces sujets, à l’ANR, au FEDER, au Plan National d’Action Chlordécone, à l’Observatoire de l’eau en Martinique, au ministère des Outre-mer et à l’Appel pesticides, cette liste n’étant pas exhaustive.

Un travail collectif simplifierait les démarches et les procédures pour gagner en efficience. Des solutions pratiques commencent à émerger ; c’est ce que nous avons mis en place dans le cadre de l’appel d’offres sur les sargasses, porté par l’ANR. Celle-ci a proposé de s’associer aux collectivités territoriales pour un appel à projets commun mobilisant l’ensemble de la communauté scientifique nationale mais aussi toutes les structures de transfert de la connaissance vers l’application sur le terrain, les industriels et des laboratoires de valorisation. En outre, des contacts ont été pris avec l’ADEME pour regrouper l’effort de recherche et couvrir toute l’échelle de maturité des développements technologiques. Étant donné que l’origine de ces proliférations de sargasses pourrait être liée à l’intensification des pratiques agricoles au Brésil, le Fonds de Recherche de l’État de São Paulo a également été contacté par l’ANR et a déclaré son intérêt à participer à cet appel à projets. Sur ce modèle, nous devons lancer des appels d’offres cohérents et coordonnés qui permettront une organisation la plus efficace et efficiente possible sur des sujets de préoccupation et notamment sur le sujet du chlordécone dans le futur plan IV.

Vous avez également souhaité m’interroger sur la coordination, avec un aspect particulier sur la dimension interdisciplinaire de la recherche sur le chlordécone et la façon d’organiser au mieux les coopérations scientifiques sur la question.

L’approche interdisciplinaire comme la coopération sont des éléments-clés dès lors qu’une question complexe est posée. C’est le cas de la crise du chlordécone. Par conséquent, nous devons faire en sorte que chaque facette de cette question puisse être interrogée par une ou plusieurs disciplines de recherche. Ainsi, plusieurs programmes existent autour du développement d’outils permettant l’analyse de matrices croisées variées présentes dans les sols, l’air, les tissus, les fluides biologiques, chez les animaux et les plantes et dans les aliments :

– des études du suivi de la dégradation et des métabolites produits par le chlordécone ;

– des questions qui intéressent la distribution et le transfert entre les différents milieux ;

– la biosurveillance ;

– des études épidémiologiques et comportementales pour mieux cerner les risques ;

– des études sur des modèles animaux pour mieux comprendre les situations qui vont mener à des vulnérabilités dans un contexte plurifactoriel ;

– des études rétrospectives historiques sur la chronologie de la contamination par le chlordécone.

Chaque discipline apporte le meilleur autour de ce sujet, et notre rôle consiste à faire en sorte que le dialogue soit établi entre ces différentes approches pour orienter les futurs projets et définir précisément les questions sur lesquelles la recherche va s’avérer la plus pertinente ou les questions nécessaires pour des politiques publiques efficaces. C’est le rôle du Groupe d’orientation et de suivi scientifique (GOSS) et de la concertation Inter-alliances, qui a été fortement portée par mon ministère.

Les éditions successives du plan chlordécone témoignent de la construction pas-à-pas de la place de cette société de la connaissance s’appuyant sur la recherche et la démarche scientifique dans les différents plans.

Le troisième plan prévoyait ce groupe d’orientation et de suivi scientifique mis en place en 2016, chargé d’animer un réseau de recherche sur le chlordécone pour permettre notamment de concrétiser ses actions de recherche mais aussi en assurer le suivi, et de faciliter les interactions entre les équipes, la structuration des projets communs et l’opportunité de réorienter les actions en cours.

Le Groupe Inter-alliances (GIA), qui comporte l’alliance nationale de recherche pour l’environnement (AllEnvi), l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) et l’alliance thématique nationale des sciences humaines et sociales (Athéna), est en mesure de porter un regard sur les nouvelles actions de recherche et de les prioriser en cohérence avec la Stratégie nationale de recherche et l’Initiative Française pour la Recherche en Environnement-Santé (IFRES).

En lien avec le GOSS, le Groupe Inter-alliances va émettre des recommandations pour la priorisation des actions de recherche au regard des données existantes et pour identifier les domaines pour lesquels la recherche doit être poursuivie et les connaissances approfondies, et enfin proposer des actions concrètes et applicables dans la gestion de la pollution et de ses impacts sur la santé et l’environnement. Faire travailler ensemble ces groupes est un signe de maturité de la façon dont on peut organiser la communauté scientifique au service d’un défi de cette taille.

Le Groupe d’orientation et de suivi scientifique a vu ses compétences élargies au-delà des aspects de santé. Il est impliqué dans les préconisations pour les différents plans. En début d’année, un bilan de l’action du travail du GOSS et du Groupe Inter-alliances sur trois ans d’activité a été mené et a proposé que ces deux groupes travaillent dorénavant ensemble. Cette proposition fait suite à l’organisation par le GOSS et le GIA du colloque scientifique qui s’est tenu au mois d’octobre 2018 sur les trois volets environnement, alimentation et santé.

C’est chose faite : le GOSS et le GIA ont fusionné en juin 2017 pour créer un comité scientifique chlordécone afin de simplifier la gouvernance de la recherche. Ce comité inclut désormais le volet des sciences humaines et sociales, avec la présence de l’alliance Athéna mais aussi un représentant d’un chercheur en sciences humaines et sociales. Ce nouveau comité issu de la fusion du GOSS et du GIA a pour mission de travailler sur les appels à projets ciblés qui seront nécessaires.

Ce comité donnera en toute transparence des avis sur les appels à projets émis dans le cadre du programme d’intervention territoriale de l’État par les préfectures. Cette année par exemple, un appel à projets a été lancé sur le sujet de la remédiation et la façon de dépolluer les sols. Je fais toute confiance à ce conseil scientifique dans cette nouvelle version pour produire d’ici à fin 2019 un document priorisant les sujets et les perspectives de recherche suite au colloque de 2018, qui nous servira à la construction du quatrième plan. Ce travail sera diffusé et discuté, complété par le travail des inspections générales, auxquelles nous avons demandé d’évaluer la gouvernance du dernier Plan (ce qui correspond aux actions 15 et 18 du plan chlordécone III).

Concernant plus spécifiquement le troisième sujet que vous avez souhaité aborder lors de cette audition, soit la recherche sur le chlordécone et ses conséquences aux Antilles, je voudrais d’abord vous réaffirmer que la contamination au chlordécone est incontestablement une priorité du Gouvernement, et les paroles du Président de la République à ce sujet ont été claires.

Le bilan de la recherche en la matière est tout à fait positif. Le rôle des chercheurs est à la fois un rôle d’alerte, de signalement des problèmes identifiés, mais aussi de propositions, de solutions. Néanmoins, la particularité de la recherche est qu’elle travaille sur du temps long et en effet, il faut du temps pour être capable de mesurer scientifiquement tous les effets de la contamination et toutes ses incidences, qu’elles soient agricoles ou sanitaires.

J’ai eu l’occasion de m’exprimer à plusieurs reprises à ce sujet même si ce n’était pas spécifiquement devant cette commission. Je ne crois pas que la consolidation de la recherche passe nécessairement par un fléchage dédié de moyens. L’important est de pouvoir développer une approche interdisciplinaire, soutenir le déploiement d’une recherche d’excellence et être capable de coordonner les différents guichets de financement. C’est cet effort que nous avons engagé et qui sera poursuivi. Tous les chercheurs veulent plus de visibilité et surtout plus de simplicité dans les démarches de recherche et de financement, notamment pour pouvoir se consacrer pleinement à leurs travaux.

Si un fléchage ne me paraît pas une solution, cela ne signifie pas que nous n’ayons pas à renforcer les moyens de la recherche, et notamment les moyens de coordonner cette recherche. Il est beaucoup plus efficace de traiter tout en la distinguant la contamination au chlordécone au sein d’une action plus large qui englobe l’ensemble des contaminants par les produits phytosanitaires.

Concrètement, la préparation du quatrième Plan national Santé-Environnement (PNSE) va nous donner l’occasion de conforter l’engagement de la recherche française sur ces questions de santé environnementale et sur l’étude de ce concept très transdisciplinaire et multifactoriel que l’on nomme exposome, c’est-à-dire la façon dont l’organisme répond à une exposition simple ou multiple à différents perturbateurs que l’on trouve dans l’environnement, ce qui nous permet d’appréhender à la fois les expositions cumulées, chroniques, régulières ou irrégulières dans le temps. Au sein de ce Plan national Santé-Environnement, une attention particulière sera portée au chlordécone de façon à mieux apprécier les conséquences sanitaires et environnementales associées au chlordécone dans un environnement plus global.

La recherche n’est pas un phénomène linéaire et prévisible et la progression des connaissances est par définition irrégulière ; elle s’alimente d’avancées théoriques et conceptuelles produites par la recherche fondamentale parfois très éloignées du sujet initialement traité ou des percées technologiques. C’est donc toujours sur un front large privilégiant l’échange qu’il faut faire avancer la recherche. C’est pourquoi les plans nationaux devront s’inscrire dans une perspective européenne. Notre communauté scientifique, j’y veille, est déjà bien engagée de ce point de vue. Je songe au programme conjoint européen d’études de l’exposome sur le biomonitoring humain pour l’Union européenne (HBM4EU), mais aussi aux appels à projets dédiés aux exposomes lancés dans le cadre du grand défi sociétal Changements démographiques et sanitaires de la programmation actuelle à l’horizon 2020, qui fera partie du nouveau programme Horizon Europe.

S’il est de la responsabilité de la recherche d’accompagner les populations, les collectivités et les pouvoirs publics pour mieux comprendre les conséquences de la contamination par le chlordécone, les moyens d’y remédier et d’en analyser les causes, il est également important que la recherche puisse proposer des voies alternatives de façon à sortir du recours sans cesse croissant aux produits phytosanitaires. C’est aussi l’objectif du programme prioritaire de recherche que j’ai lancé cette année avec le Secrétaire général pour l’investissement, pour dessiner avec l’ensemble des parties prenantes une nouvelle agriculture pour demain.

Ce programme dispose d’un volet spécifique pour les questions ultramarines et pour l’agriculture tropicale. Là encore, j’ai souhaité la constitution de consortia autour de ces problématiques spécifiques.

Soyez convaincus que je veille et que mon ministère veille toujours à bien prendre en compte l’Outre-mer, aussi bien pour l’accompagner dans les crises qu’il peut connaître (chlordécone, sargasses, risques telluriques et climatiques…) que pour favoriser son développement et le bien-être de ses populations. C’est tout l’objet des plates-formes de recherche du plan Innovation Outre-mer que nous avons mis en place avec ma collègue Annick Girardin.

Mme Justine Benin, rapporteure. Vous l’avez dit, Madame la ministre, suite à ce « scandale environnemental » et même « le fruit d’un aveuglement collectif » pour reprendre les termes du Président de la République, les Outre-mer, ces territoires, les populations doivent être assurées du complet engagement de votre part mais aussi de votre ministère.

Il n’y a pas si longtemps, nous avons reçu ici l’Agence nationale de la recherche, laquelle nous a indiqué avoir financé depuis 2016 dix projets de recherche sur le chlordécone à hauteur de 4,6 millions d’euros.

Ma première question est la suivante : ce bilan vous semble-t-il à la hauteur des enjeux ? Pour poursuivre cette question, certains chercheurs ont fait part des difficultés à financer leurs projets de recherche ; pour quelle raison ? L’ANR a précisé que c’était au niveau de votre ministère, qu’il vous revenait de donner l’ordre de priorisation du volet recherche s’agissant de la dépollution des contaminations.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Sur la question précise d’appels à projets ne ciblant que le chlordécone, le président de l’ANR vous a donné les chiffres mais comme j’ai tenté de vous l’expliquer, ces projets constituent une partie additionnelle de fonctionnement dans notre système de recherche. Globalement, pour un budget de recherche de l’ordre de 100, 20 % sont mobilisés pour le fonctionnement, contre 80 % d’implication en termes de salaire ou en infrastructures. Il faut donc multiplier par 4 ou 4,5 ce montant en millions d’euros qui correspond uniquement à la fraction d’argent supplémentaire qui vient s’ajouter à tous les travaux menés dans les laboratoires et financés par ailleurs.

L’une des questions majeures est celle de la visibilité, de la multiplication des guichets et des actions en matière de recherche. C’est notre objectif, d’où notre souhait d’un travail conjoint entre le GOSS et le GIA et notre demande d’une inspection générale sur la gouvernance de ces plans de recherche sur des grands défis très complexes. À cette somme d’un peu plus de 4 millions d’euros de l’ANR, il faut ajouter l’ensemble des programmes de l’ANR qui traitaient de la question plus générale des pesticides ou des perturbateurs endocriniens, car toute meilleure compréhension du fonctionnement des perturbateurs endocriniens va apporter des éléments de réponse sur le fonctionnement potentiel du chlordécone, ce qui nous permet également d’avancer. Au total, environ 47 millions d’euros ont été dédiés à ces questions de perturbateurs endocriniens ou d’impact des pesticides sur l’environnement et sur la santé humaine, qu’il faut multiplier par 4 pour avoir une idée du coût complet.

Le problème de visibilité auquel nous faisons face fait que très souvent, il est difficile de répondre lorsqu’on nous demande quelle somme est investie sur cette priorité. Nous sommes capables de dire ce que nous avons mis en plus pour créer un effet de levier mais nous sommes difficilement capables de recenser l’ensemble de la recherche de base qui y contribue. Le colloque qui s’est tenu l’an dernier nous y a aidés, faisant état d’environ 120 publications, ce qui correspond à un niveau de recherche élevé qui montre que d’importants travaux ont été réalisés de ce point de vue.

Je comprends que les projets de certains chercheurs parmi ceux que vous avez auditionnés n’aient pas été retenus. Or, c’est la règle de base d’une recherche de qualité : on ne retient que les meilleurs projets, les plus pertinents. Certains projets posent parfois le même type de questions mais la même question peut être mieux posée par un autre projet. Il n’est pas simplement question de la qualité de la question posée mais de la méthodologie présentée, qui peut être estimée meilleure.

Dans cette question spécifique, c’est au taux de succès que le ministère a veillé. Le nombre de projets sélectionnés par rapport au nombre de projets retenus est très important. En moyenne, le taux de succès est inférieur à 20 %, il est actuellement aux alentours de 18 %. Il a malheureusement été très longtemps entre 10 et 15 %, ce qui signifie probablement que de bons projets ne sont pas financés. La moyenne internationale stipule que le taux de succès doit être de l’ordre de 25 % pour être sûr de financer l’ensemble des bons projets. Sur la question du chlordécone, nous avons financé à hauteur de 28 % des projets. Nous nous sommes placés dans une configuration dans laquelle nous avons essayé de ne laisser de côté aucun projet validé comme parmi les meilleurs en termes de qualité et de méthodologie par un jury international.

M. le président Serge Letchimy. En début de séance, lorsque vous avez commencé vos propos, vous avez employé un terme très significatif. Je vous le dis comme je le pense. On ne peut pas vous reprocher quoi que ce soit étant donné que vous n’étiez pas présente en 1972. Vous avez employé le terme « drame » et avez rajouté, il me semble « scandale environnemental ». Venant de la bouche d’une ministre, il est important d’entendre cela. En plus d’environnemental, on aurait pu rajouter « humain » car les conséquences sont humaines. Moi, martiniquais, et tous les Guadeloupéens et Martiniquais vivent cela comme un vrai drame. Nous nous sentons démoralisés, manipulés, nous avons le sentiment d’avoir été trompés. Je suis conscient que c’est la reprise des paroles du Président de la République. Vous savez que je suis dans l’opposition mais je suis très respectueux de la République et j’ai soutenu des présidents avant M. Macron. C’est la première fois qu’un Président de la République dit clairement la question de la responsabilité et de la réparation et emploie le terme « aveuglement collectif », qui concerne tout le monde, y compris l’État, y compris les importateurs de chlordécone, de Képone et de Curlone et les utilisateurs.

Mon problème et mon souci sont que nous allons rentrer dans une bataille de chiffres. Pourquoi pas ? Mais comment aborder un drame avec des mécanismes classiques ? Comment aborder un drame qui dure depuis 48 ans (1972-2020) et qui est systémique sur le plan social, humain, économique, culturel, etc. avec des solutions classiques ? Depuis très longtemps, nous ressentons que ce qui est fait n’est pas suffisant, qu’il faut coordonner plus et investir beaucoup plus de moyens, vous l’avez dit vous-même.

Madame la ministre, êtes-vous d’accord sur le fait de mettre en priorité stratégique la question du chlordécone ? La question est très simple et très claire et appelle un oui ou un non. Si la réponse est non, nous restons dans un cycle classique en fonction des initiatives des universités, des centres de recherche, des moyens financiers et de tout ce que l’on veut. Entre temps, des personnes meurent, entre temps, la terre est toujours polluée. Acceptez-vous, oui ou non, de faire du chlordécone une priorité stratégique ? Vous avez parlé du travail conjoint du GOSS et du GIA. Nous avons vraiment le sentiment que des efforts sont faits mais il n’y a pas de cohérence, pas de priorité, le travail n’est pas dédié à cette question. On ne peut pas prendre quelque chose de pluridisciplinaire dans des temps décalés qui sont de l’initiative du chercheur. Pourriez-vous répondre avec satisfaction à cette question ? Proposerez-vous au Président de la République de considérer le chlordécone comme une priorité stratégique ? Je formule officiellement cette demande ici mais notre commission risque de reprendre cette formule.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Oui, je suis vraiment convaincue que c’est un drame, d’autant plus que pendant longtemps, la mesure de l’ampleur de ce drame n’a peut-être pas été prise en compte. Vous l’avez rappelé, historiquement, alors que d’autres pays ont fait des choix différents en termes d’interdiction, la France a continué pendant longtemps à autoriser ce type de traitement mais je tiens à dire que la position de la recherche et le fait que l’on écoute la recherche dans la définition des politiques publiques a l’air évidents, mais en regardant la réalité, on voit que ce n’est pas si évident. Je peux prendre l’exemple du climat : depuis de très nombreuses années, des publications scientifiques alertent sur des difficultés comme cela a été le cas pour le chlordécone et aucune décision de politiques publiques n’est prise par la suite.

Ce que nous souhaitons changer profondément – c’est le mécanisme qui est à l’œuvre depuis maintenant plus de deux ans et demi –, c’est de faire en sorte que les politiques publiques s’appuient aussi sur les résultats de la recherche et sur les connaissances, qui sont essentiels car ils peuvent protéger de la question de l’aveuglement collectif. C’est aussi une autre façon d’aborder les sujets complexes. Dire que les sujets complexes doivent être abordés par le meilleur de chaque discipline semble une évidence mais ce n’est pas la réalité du fonctionnement de la recherche ces dernières années, où tout se faisait en tuyaux d’orgue et où on consacrait telle somme d’argent à la recherche dans telle discipline. Depuis deux ans et demi, nous ne procédons plus de cette façon mais nous élaborons des programmes prioritaires de recherche qui s’appliquent à des défis, qu’ils soient technologiques, environnementaux ou sociétaux. C’est une autre façon d’appréhender les choses puisque cela signifie que toutes les disciplines sont bien appelées non seulement pour continuer à alerter de manière rationnelle, méthodologique et argumentée de façon scientifique lorsque c’est nécessaire, mais aussi pour que les réponses apportées le soient dans tous les champs.

Pour prendre l’exemple des épidémies d’Ebola, en l’absence de sciences humaines et sociales, nous étions incapables de proposer une vraie stratégie d’éradication de cette épidémie car nous ne prenions pas en compte l’importance des rites funéraires. Le problème ne relevait pas simplement du champ médical mais aussi du champ des sciences humaines et sociales.

Enfin, pour vous répondre plus spécifiquement, la raison pour laquelle je souhaite qu’au-delà du plan chlordécone IV, il existe au sein du PNSE 4, qui va définir les priorités, un volet spécifiquement dédié au chlordécone de façon à l’inscrire comme faisant partie d’une priorité dans ce plan national. Nous sommes en train de travailler à cette question, et en plus de l’extension d’un quatrième plan chlordécone, je proposerai au Premier ministre et au Président de la République qu’un tel volet soit intégré à ce plan, ce qui me paraît la meilleure façon de l’inscrire dans les priorités stratégiques nationales.

M. le président Serge Letchimy. Vous répondez donc, Madame la ministre, que le chlordécone sera considéré comme priorité stratégique nationale dans le cadre du Plan national chlordécone IV.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Dans le Plan national Santé-Environnement, je le propose effectivement.

M. le président Serge Letchimy. Disposez-vous de cas dans lesquels des priorités stratégiques sont spécifiques et non pas dans un Plan national comme faisant partie de ses éléments ? Par exemple, le numérique et le travail font-ils partie d’un Plan national où sont-ils considérés comme des priorités stratégiques à part ?

Mme Frédérique Vidal, ministre. Concernant le chlordécone, ce sera les deux : un plan chlordécone ainsi que, dans le Plan national Santé-Environnement, un volet spécifique sur le chlordécone.

M. le président Serge Letchimy. Il y aura donc un plan chlordécone et de la recherche spécifique et ce sera considéré comme une priorité stratégique nationale, c’est bien votre réponse.

Mme Frédérique Vidal, ministre. C’est ce que je demande : qu’il y ait dans ce Plan national Santé-Environnement un volet spécifiquement dédié au chlordécone de manière à ce que ce soit affiché dans les priorités.

M. le président Serge Letchimy. Je reprends ma question : existe-t-il des priorités stratégiques hors Plan national, dans le cadre de votre ministère ?

Mme Frédérique Vidal, ministre. Sur les sujets de santé et environnement ?

M. le président Serge Letchimy. Non, je parle d’autres sujets : les sujets du numérique et du travail. Vous les avez déclarés comme priorités stratégiques.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Oui.

M. le président Serge Letchimy. Sans qu’il soit besoin de les intégrer au Plan national, c’était quelque chose de spécifique car le numérique et le travail sont des enjeux exceptionnels pour l’avenir.

Nous demandons à ce que le chlordécone soit détaché comme priorité stratégique, point. Si vous le mettez sans le Plan Santé-Environnement, c’est encore mieux, mais c’est parce que c’est votre nomenclature d’organisation de la recherche, justement pour nous permettre de bénéficier de la transversalité très intelligente que vous avez indiquée et que tout le monde nous indique : comment dissocier dans un tel problème le social et le culturel, c’est-à-dire l’aspect technique, scientifique, etc. ?

Nous vous demandons donc si vous acceptez que le chlordécone soit considéré comme une priorité stratégique nationale.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Je pense que ce à quoi vous faites référence lorsque vous parlez de priorité stratégique nationale et que vous donnez comme exemple le numérique et l’emploi est différent. Dans la priorité nationale Numérique et emploi, la part de la recherche est importante sur la question du numérique, de même que la part de la formation, mais ce n’est pas ainsi qu’on définit ce qui est prioritaire dans la « nomenclature » du monde de la recherche. Nous avons des programmes prioritaires de recherche et nous sommes en train de construire cette stratégie nationale santé-environnement qui va impliquer les questions de recherche, de santé et d’environnement comme son nom l’indique. Dans ce plan, la proposition de mon ministère est que le chlordécone bénéficie d’un affichage comme étant une priorité de ce Plan Santé-Environnement.

M. le président Serge Letchimy. J’ai bien compris que vous ne répondez pas à notre demande. Vous mettez le chlordécone dans le Plan Santé-Environnement mais vous ne l’isolez pas comme une priorité stratégique nationale en soi.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Cela me paraît très difficile dans le monde de la recherche car vous allez refaire un silo, ce qui signifie que les chercheurs qui travaillent de façon générale sur la question des perturbateurs endocriniens ne seront pas en contact avec les chercheurs qui vont travailler sur le chlordécone. L’intérêt d’avoir un plan national est que les personnes impliquées vont être capables de se parler sur des sujets qui sont liés les uns aux autres.

M. le président Serge Letchimy. Pardonnez-moi mais c’est ce que vous faites depuis 48 ans. Pas vous, mais la République.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Non, je vous assure que c’est très différent et que je suis très attachée à ce que ce soit différent car auparavant, on aurait financé des cohortes mais pas de recherches fondamentales.

M. le président Serge Letchimy. C’est ce qui est fait.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Non, justement. Ces plans sont très interministériels et permettent de prendre le sujet dans sa globalité, que ce soit sur des questions sociales, des questions culturelles, des questions de santé ou des questions scientifiques de fond. Je ne souhaite pas priver la recherche sur le chlordécone de l’interaction, de façon générale, avec la recherche sur les pesticides et sur les perturbateurs endocriniens car les solutions et une meilleure compréhension de ce qu’implique et de ce qu’induit le chlordécone seront peut-être issues d’études menées sur un autre perturbateur endocrinien. C’est une volonté de faire en sorte que les chercheurs de plusieurs disciplines travaillent ensemble sur ce que j’appelle des défis.

M. le président Serge Letchimy. Parce que vous considérez que le fait de déclarer le chlordécone priorité stratégique va empêcher ce que vous venez de dire ? Je ne le pense pas, et ce n’est pas non plus l’avis de l’ANR. L’ANR nous donne un processus de classement des priorités stratégiques, des appels à projets spécifiques ou encore des appels « flash » que vous organisez. Le reste dépend de l’initiative des individus. La raison pour laquelle nous souhaitons une priorité stratégique nationale pour le chlordécone, c’est parce qu’en Guadeloupe et en Martinique, 95 % de la population sont imbibés de chlordécone. Ce n’est pas le même drame que le risque que vous évoquez ici.

Je suis moi-même urbaniste et technicien, je sais qu’il faut assurer la corrélation entre le béton, l’urbanisme, le bâtiment et l’architecture, vous avez parfaitement raison. L’une des grandes négligences a été le social, l’analyse culturelle qui pourrait nous permettre de reprendre la main par nous-mêmes par une forme de résilience que nous pouvons construire. Mais nous demandons la reconnaissance par l’État. Nous allons certainement finir par démontrer la responsabilité de l’État, qui a donné ces autorisations de 1972 à 1990. C’est pourquoi nous voulons déclarer le chlordécone comme une priorité nationale, pour apaiser l’aigreur qui monte actuellement dans ces pays.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Une fois de plus, je pense que nous ne parlons pas de la même chose. Cela n’a rien à voir avec le fait que l’ANR ouvre des lignes de financement spécifiques sur le sujet le chlordécone ; c’est déjà le cas. Ce que je souhaite, c’est que ce soit affiché comme un des axes du Plan national Santé-Environnement de manière à ce que tous les sujets environnementaux qui vont avoir un impact sur la santé puissent être regardés de manière beaucoup plus transversale. Il est important qu’il y ait un plan spécifiquement dédié au chlordécone abordant les questions de pollution des sols, des différents types de plantes, etc. et qu’en parallèle, le chlordécone soit un des axes du Plan national.

M. le président Serge Letchimy. Cela ne fonctionne pas. De toute façon, nous y reviendrons jusqu’à la fin de l’audition et je ne cesserai de vous répéter la même chose.

Mme Mathilde Panot. Aujourd’hui, une tribune regroupant différentes associations qui se battent pour la vérité sur le scandale d’État qu’est le chlordécone demande à ce qu’une commission justice et vérité soit créée et que soit mis à la disposition de tous (à la fois des citoyens et des chercheurs) l’intégralité des documents récupérés comme cela avait été fait aux États-Unis dans les années 2000 lorsque 80 millions de pages de documents internes des fabricants de cigarettes avaient été dévoilés. Cette question de transparence est importante, notamment suite à une révélation faite par un ancien député selon laquelle des stocks de chlordécone seraient enfouis sous un lycée. Je sais qu’une enquête est ouverte sur ce sujet.

J’aurais aimé vous entendre sur cette question de la transparence des documents et de la cartographie.

Le chlordécone est un scandale d’État qui malheureusement fait écho à de nombreux autres tels que celui de l’amiante (un grand nombre de personnes savaient pour l’amiante) et du glyphosate. Vous avez dit tout à l’heure qu’il fallait que la recherche soit écoutée pour que les décisions de politiques publiques soient prises. Quels enseignements tirez-vous de ce scandale d’État ? Comment faire pour que le principe de précaution soit réellement mis en place et que plus jamais des sols et des eaux soient pollués pendant des centaines d’années et que des personnes meurent et soient malades comme elles le sont aujourd’hui, de manière absolument dramatique et massive ?

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Madame la ministre, comme nous avons eu l’occasion de le rappeler lors des dernières auditions, c’est toute la chaîne alimentaire qui a été contaminée au fil de nombreuses années.

Plusieurs études et contrôles ont été réalisés mais les délais pour obtenir les résultats sont trop longs et il n’est plus possible de justifier une telle attente par l’envoi des prélèvements et la distance qui sépare l’Hexagone de la Guadeloupe ou la Martinique.

De nouvelles techniques permettent de déceler et doser le chlordécone ou tout autre produit présentant un tel danger de pollution. Ainsi, comme je vous en ai fait part par courrier, la microfluidique est une technique nouvelle qui permet d’accélérer drastiquement les délais de contrôle par la miniaturisation des éléments analysés.

Il semble que nos instances de protection sanitaire au niveau national pourraient s’intéresser à ces techniques nouvelles (celle-ci ou une autre). Cette pollution ne sera malheureusement pas la dernière mais les travaux réalisés par cette commission doivent aussi permettre de tirer des enseignements pour l’avenir.

Madame la ministre, dans quelle mesure pensez-vous pouvoir faire évoluer les processus de nos instances nationales pour qu’elles prennent en compte ces innovations, ces techniques nouvelles dont les avantages sont indéniables, éprouvés et qui proposent des solutions éminemment plus rapides en cas d’événement de ce type ?

Mme Frédérique Vidal, ministre. La question de la transparence et de l’information est extrêmement importante. C’est pour cela qu’un site spécifique sur lequel figure l’ensemble des rapports a été ouvert, et qu’une communication particulière et des interactions particulières avec les populations ont eu lieu au moment du colloque scientifique de 2018, avec des ateliers, des tables rondes et de la vulgarisation de l’ensemble des connaissances acquises. Il est essentiel de mettre à disposition de tous l’ensemble des rapports qui ont été réalisés, en particulier par l’ensemble des organismes de recherche.

En outre, il est important d’attirer l’attention sur la compréhension de ces rapports. C’est pour cela que je préfère de loin qu’une animation soit réalisée par les scientifiques afin d’expliquer les conclusions et les résultats de ces rapports. C’est trop facile d’extraire une phrase et cela a d’ailleurs très souvent fait beaucoup de mal. Pour reprendre l’exemple du climat, extraire une phrase du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et faire la démonstration que cette phrase, sortie de son contexte, est discutable, a permis de remettre en cause tout le rapport du GIEC. Nous avons connu cela à plusieurs reprises au cours des dernières décennies.

C’est un vrai sujet : il faut bien comprendre que la connaissance produite est valable à un temps T et ne sera peut-être plus valable demain. Par conséquent, il faut éviter de sortir de son contexte une notion ou une connaissance, car la sortir de son contexte, de l’explication, du moment et de la méthodologie qui a permis d’obtenir ce résultat engendre souvent des extrapolations ou des amalgames qui n’ont strictement plus rien à voir.

Tous les rapports publics rendus par l’INRA, par l’INSERM, etc., sont déjà disponibles ou en train d’être rendus disponibles sur ces sites. L’accompagnement est très important et les colloques tels qu’ils ont lieu l’an dernier permettent de mieux accompagner les populations de ce point de vue.

Éviter de manière définitive que ces drames se reproduisent, bien sûr, on ne peut que souhaiter cela, mais je voudrais attirer votre attention par une forme d’anecdote : une des sources majeures de perturbateurs endocriniens dans l’environnement est la contraception féminine, ce qui est assez surprenant. Il n’en demeure pas moins que c’est une réalité. Il est très difficile d’être capable de prédire tout ce qui peut arriver un jour par anticipation. Ce qui pose problème, c’est lorsqu’on a accumulé des évidences, que d’autres pays se mettent à interdire des produits et que nous ne le faisons pas, c’est ce qui s’est produit dans le cas du chlordécone. C’est un sujet différent sur lequel le Président de la République s’est clairement exprimé par rapport à cette volonté de reconnaître qu’il y avait eu une réaction inappropriée, un « aveuglement collectif » sur ce sujet, pour reprendre ses termes.

Sur les questions de mise en place des meilleures technologies possibles pour faire les dosages les plus fins possibles, je ne voudrais pas m’avancer mais je crois que c’est ce qui est en train de se passer dans les laboratoires de l’Institut Pasteur, qui sont en train d’acquérir tout le matériel nécessaire pour faire des dosages de manière plus fiable et plus rapide, puisqu’il est toujours question de délais dans le dosage et de la fiabilité des dosages. Le travail à mener a été entamé, notamment pour définir les seuils à partir desquels ces dosages doivent impliquer systématiquement des prises en charge des personnes et des traitements ou des surveillances particulières. C’est l’analyse de la littérature scientifique qui va permettre d’établir cela. Sauf erreur de ma part, le sujet est attendu pour 2020 ; l’ANSES est en train de produire de nouvelles normes de dosage du chlordécone, notamment dans le plasma.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’aurais aimé que Mme la ministre nous apporte des précisions car elle a fait allusion au volet recherche dans le cadre du futur plan chlordécone, de même qu’un volet spécifique dans le cadre du Plan national Santé-Environnement dédié au chlordécone. De plus, vous disiez en préambule qu’il fallait simplifier les démarches et les procédures et vous aviez pris l’exemple des sargasses, dans le cas desquelles l’ANR s’est associée aux collectivités pour effectuer des appels d’offres cohérents et coordonnés. J’aurais aimé que vous puissiez nous préciser quel sera le lien, l’interactivité. Je n’ai pas encore très bien compris. Nous attendions beaucoup de votre audition, en sachant très bien que dans les territoires, aussi bien en Guadeloupe qu’en Martinique, il nous a été dit que le volet recherche avait été insuffisant et n’était pas la hauteur des enjeux par rapport à cette pollution depuis bien des années.

M. le président Serge Letchimy. C’est une vérité. Nous n’avons fait qu’entendre cela.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Probablement. De toute façon, tout ce qui est ressenti correspond à une forme de réalité. Simplifier les choses signifie arrêter d’avoir cinquante guichets avec chacun un petit financement qui ne sait pas ce que fait le guichet d’à côté et qui fait que finalement, on n’arrive pas à avoir une visibilité complète sur l’impact des actions de l’État. J’inclus d’ailleurs dans les guichets ce que font les régions et les collectivités territoriales, qui est extrêmement important mais très peu souvent partagé. On distingue l’État (y compris de par sa représentation territoriale), le ministère, les organismes de recherche nationaux, les universités au niveau local, les Régions et les collectivités. Toutes ces personnes abordent le même défi mais en ignorant ce que fait leur voisin et comment leur voisin l’aborde. Définir une stratégie nationale, mettre en place des outils de coordination ne veut pas dire compliquer, cela veut dire que pour les chercheurs, il faut que le point d’entrée soit simple.

Si je prends l’exemple de l’ANR, pour le moment l’ANR n’est pas la seule agence de financement de la recherche mais les points auxquels nous sommes en train de réfléchir, notamment dans le cadre de la future loi de programmation de la recherche, consistent à faire en sorte que, quelles que soient les sources de financement, l’ANR puisse être l’agence de financement nationale de la recherche, d’où que viennent les fonds, afin de parvenir à une vision et un pilotage centralisés. Une expérimentation est d’ailleurs en cours avec la région Normandie, qui a confié à l’ANR le portage de tous ses projets de financement de recherche. C’est une simplification énorme : les chercheurs et les laboratoires extérieurs n’ont pas à faire une veille permanente sur les dates d’ouverture et de fermeture de toutes les demandes de financement de toutes les structures potentiellement à même de financer la recherche.

Au niveau de l’État, cela nous permet de lancer ce que l’on appelle des ANR flash. Si on sent qu’il y a un verrou sur un projet qu’il faut vite faire avancer, on investit une somme d’argent sur une période très courte pour inciter les personnes impliquées à aller au bout de cette expérimentation. Vous parliez de microfluidique tout à l’heure : une ANR flash a eu lieu sur la microfluidique de façon à faire sauter les derniers verrous technologiques et à faire en sorte que la microfluidique puisse constituer un nouvel outil d’analyse rapide et fiable (pas uniquement du chlordécone mais de façon générale). Lorsqu’une agence et un opérateur s’associent, il est beaucoup plus facile d’agir directement. C’est ainsi que nous entendons simplifier les choses. Si des modifications législatives sont requises, la loi de programmation de la recherche, que j’aurais le plaisir de vous proposer probablement en début d’année 2020, sera elle aussi un bon véhicule.

M. le président Serge Letchimy. Je ne doute pas du tout de vos bonnes intentions mais, excusez-moi de vous le dire, je pense que vous noyez le poisson. Je ne vois pas en quoi ce que vous proposez va améliorer considérablement ce qui existe déjà. Vous allez, avec le GIA et le GOSS trouver des solutions de mise en cohérence. C’est un peu la question de la coordination interministérielle. Un comité interministériel de votre Gouvernement se réunit une ou deux fois par an pour traiter de la coordination globale du plan chlordécone. Comment voulez-vous piloter quelque chose de systématique d’une telle ampleur économique, sociale et humaine avec deux réunions ? Le préfet lui-même est en charge de la coordination locale. La mission d’un préfet implique énormément de travail. La coordination, la gouvernance locale sont en panne. D’ailleurs, pour votre information, nous sommes restés trois à quatre ans sans plan chlordécone, sans une seule réunion.

Je le dis clairement : nous considérons qu’inscrire le chlordécone dans une stratégie nationale est une bonne chose mais ma préoccupation porte sur l’établissement du chlordécone comme une question prioritaire stratégique à l’intérieur du Plan national.

Pour vous donner un chiffre, 1 583 nouveaux cas de cancers sont enregistrés chaque année en Martinique, dont 53 % sont des cancers de la prostate. Au départ, le Pr Multigner a déclaré qu’il y avait un lien très important entre le cancer de la prostate et le chlordécone, qui se situerait autour d’un pourcentage que je ne donnerai pas ici. Il ajoute que la récidive en termes de cancer est avérée.

Accouchements prématurés, malformations cognitives pour les enfants, endométriose… sachez, Madame la ministre, que nos terres agricoles sont actuellement touchées ou très touchées et que seulement 50 000 euros ont été consacrés à la recherche en matière de remédiation des sols au cours des cinquante dernières années alors que la recherche est au cœur de la dépollution. Priorité nationale est le terme que je souhaite. L’intégrer à la stratégie nationale est un minimum dont on ne peut se contenter. Je le regrette mais les paroles du Président Macron risquent de rester inappliquées si on ne va pas vers une vraie priorité nationale.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Je vais vous répondre sur l’idée que je noierais le poisson. Je vous crois tout à fait sincère dans l’objectif de cette commission et je pense qu’elle est extrêmement importante car elle nous permet de nous focaliser et de mieux travailler. Je vais vous dire ce que je crois très sincèrement.

On a, en permanence, deux façons de faire les choses. On a du déclaratif, on peut dire que c’est une grande stratégie nationale, etc. La stratégie nationale de la recherche, le livre blanc ont regroupé des centaines voire des milliers de pages, et une fois que cela a été fait, cela a été posé. Dans le deuxième cas, on peut chercher à faire les choses et à faire en sorte que les choses avancent. Certes, il n’y a peut-être que deux réunions par an ou peut-être même aucune réunion pendant quatre ou cinq ans sur le plan chlordécone, je l’ignore. Ce que je souhaite, et c’est ce que j’accompagne en permanence, c’est qu’il y ait des propositions de feuilles de route concrètes afin que des connaissances continuent à être produites de manière à associer tous les acteurs pour qu’à partir de ces connaissances, on extraie des solutions. C’est bien joli d’avoir des connaissances sur les étagères mais si on ne prévoit pas la coordination qui permet de proposer des solutions à partir de ces connaissances, on est dans le droit formel et non dans le droit réel.

La façon dont j’anime ce ministère et les différents acteurs de la recherche est toujours dans un souci d’efficacité. Ma conviction profonde est que cette efficacité viendra du fait que le pilotage soit simplifié, que des indicateurs nous permettent de continuer ce pilotage et qu’il soit partagé entre les différentes agences de financement, et que l’État et les Régions soient capables de travailler de manière coordonnée au service et au bien-être des populations avant à leur propre service et bien-être.

Certains sujets requièrent une véritable cohésion, tout le monde doit travailler dans le même sens. Je ne doute pas que c’est dans ce sens que cette commission a travaillé et apporté ses travaux mais je voulais vraiment conclure en vous disant que c’est un engagement véritable d’organiser au mieux ce qui relève de mon ministère et de ma compétence, c’est-à-dire non seulement une connaissance affinée de ce qui a été produit par la recherche, une capacité de financer les lieux où on a encore besoin de financer cette recherche parce qu’on a des trous dans les connaissances, et surtout une façon d’organiser cela avec l’ensemble des acteurs pour produire des solutions concrètes.

Il ne sert à rien de continuer à vouloir planter la canne à sucre pour extraire le chlordécone des sols alors que les premières études montrent que la canne à sucre ne sera pas le bon vecteur. Il faut faire des choses aussi simples que cela : on teste, on regarde. La canne à sucre dépollue-t-elle ? Si elle ne dépollue pas, on arrête, on ne continue pas à financer pour voir si elle dépolluera dans quinze ans, on va trouver des solutions. Je prends cet exemple mais je pourrais en prendre beaucoup d’autres. C’est très important et je suis sûre que nous le ferons ensemble.

M. le président Serge Letchimy. Très bien.

J’y reviendrai jusqu’à la fin et je répéterai les mêmes choses. Si on met tout bout à bout, je trouve que vous avez de bonnes intentions. Je suis mieux placé que vous. Vous êtes présente, vous gérez le problème avec conscience, avec honnêteté, je le sens, mais je vis dans le chlordécone depuis quelques décennies.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Et moi, je vis dans la recherche depuis quelques décennies.

M. le président Serge Letchimy. D’accord, mais la recherche que vous vivez et que je respecte est très différente du chlordécone que j’ai dans le sang, qui est extrêmement plus angoissant, chère Madame.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Absolument, vous avez raison. C’est aussi pour cela que nous devons trouver des solutions.

M. le président Serge Letchimy. C’est de ce fait que je pense que les ministres passent et les problèmes restent.

Mme Frédérique Vidal, ministre. C’est dommage.

M. le président Serge Letchimy. Voulez-vous l’inverse ? Voulez-vous rester éternellement ?

Mme Frédérique Vidal, ministre. Non, c’est dommage que les problèmes restent.

M. le président Serge Letchimy. Oui, c’est dommage. Depuis le premier plan chlordécone en 2008, on a abordé cette question avec beaucoup de conviction. Vous allez passer, je passerai, les autres passeront. 700 ans se seront écoulés pour qu’on règle ce problème de manière naturelle. Vous imaginez que nous aimerions bien accélérer la remédiation. Il y a une réelle déperdition d’énergie en matière de recherche, c’est pour cela que je parle de la responsabilité de l’État. Je souhaite vraiment le démontrer en toute honnêteté, pas pour tricher ou pour convaincre que c’est la responsabilité de la République, que la continuité de la responsabilité d’État va conduire à des solutions exceptionnelles, notamment en matière de remédiation des sols.

L’objectif est de dépolluer et ce qui peut nous permettre de dépolluer, c’est la science et la recherche. Cette recherche est en panne aujourd’hui, mal coordonnée, sans moyens conséquents, sans moyens dédiés, sans stratégie transversale du social, de l’humain au technique, du scientifique au sol, à la pêche, à l’organisation de la société et, vous l’avez dit, aux sciences humaines accolées à la recherche. C’est pour cela que le fait que l’État, la République déclare l’enjeu chlordécone comme un enjeu national, une priorité nationale me semble le minimum à faire pour respecter ces populations. Je ne demande pas plus, faites ce que vous voulez ensuite, mais cela vous appartient. Vous êtes mieux placée.

Mme Justine Benin, rapporteure. Madame la ministre, vous avez dit que la pollution au chlordécone dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique était « incontestablement une priorité pour le Gouvernement ». Je vous ai posé la question sur la simplification des démarches et des procédures. Vous m’avez répondu en disant qu’il faut le faire, il faut aller de l’avant pour, pas à pas, trouver des voies et moyens pour travailler non seulement dans le cadre des perturbateurs endocriniens mais aussi pour lutter contre les pesticides et voir si on peut aller vers une décontamination, une dépollution, mais qu’il faut aussi travailler ensemble et que l’État et les collectivités puissent s’engager main dans la main.

Lors des auditions sur le territoire et même au mois de juin et juillet, la question abordée est celle de la confiance. C’est la raison pour laquelle cette audition est très importante. Aujourd’hui, au travers des investigations et des auditions que nous avons menées sur le territoire, un problème de confiance se pose vis-à-vis des politiques publiques de recherche menées depuis quelque temps.

Ma question est donc la suivante : dans le cadre du volet recherche du futur plan chlordécone IV, que prévoyez-vous réellement ?

Mme Frédérique Vidal, ministre. Je vais essayer de décomposer votre question.

Concernant la confiance dans les territoires, je ne comprends pas quelle est la question potentiellement puisque nous avons des équipes de recherches qui travaillent sur le chlordécone en Martinique et en Guadeloupe bien sûr, mais aussi, et fort heureusement, partout en France. Considérer qu’on ne fait de la recherche sur un sujet que dans les lieux où la question se pose n’a pas de sens. Heureusement que nous sommes en capacité de coopérer de façon internationale et déjà entre les équipes de recherche nationales. Dans le monde de la recherche, la question de confiance ne se pose pas.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je parlais de la confiance des populations.

Mme Frédérique Vidal, ministre. La confiance des populations dans le monde de la recherche est malheureusement mon cheval de bataille depuis maintenant deux ans et demi. Il suffit que quelqu’un déclame quelque chose pour que cela devienne la vérité (c’est le drame des réseaux sociaux) alors que pendant ce temps, depuis des dizaines, parfois des centaines d’années, des scientifiques produisent de la connaissance, et parce que cette connaissance doit être expliquée et accompagnée et qu’elle est un peu plus difficile à comprendre, qu’elle ne se résume pas en des slogans qui claquent, elle est beaucoup moins écoutée que le sentiment de quelqu’un, le témoignage de quelqu’un qui vaut généralité. Cela n’a rien de spécifique à la Martinique ou à la Guadeloupe, c’est un problème mondial, lié à mon sens au fait que des informations erronées sont capables de se diffuser via les réseaux sociaux 16 fois plus vite (cela a fait l’objet d’études scientifiques) que des informations vérifiées par des scientifiques. Cela vous donne une idée de l’ampleur de la difficulté en ce qui concerne la confiance.

Ce que nous avons proposé, et qui a été validé avec Annick Girardin sur la question de la recherche dans les territoires ultramarins, est de faire ce que ces territoires, parce qu’ils vont porter des plates-formes d’innovation et de recherche, puissent être des territoires sur lesquels vont converger les meilleurs chercheurs, quelle que soit leur nationalité, pour venir sur le terrain afin de comprendre la complexité des questions posées. Pour reprendre un exemple qui m’est plus personnel, travailler sur un gène isolé dans son laboratoire est une chose, échanger avec les familles d’enfants atteints de pathologies liées à ce gène. L’objectif est non seulement d’être capable de disposer de ces plates-formes de recherche qui accueillent des scientifiques du monde entier mais aussi de faire en sorte que les solutions en termes d’innovation et les solutions technologiques soient produites et développées sur place ; en effet, autant on peut faire de la recherche dans n’importe quel laboratoire du monde sur n’importe quel sujet, autant pour ce qui concerne le transfert de cette recherche, la levée des verrous technologiques, l’innovation et l’implantation des innovations, il est important d’être sur les territoires.

Nous avons proposé la mise en place de plates-formes dédiées de recherche et d’innovation sur tous les territoires ultramarins en fonction des questions spécifiques à ces territoires. Seront pris en compte le sujet du chlordécone comme celui des sargasses, comme les questions de vulcanologie à Mayotte, comme les questions d’énergie tellurique à la Réunion… Nous sommes en train de définir les signatures et la manière de développer ces plates-formes de recherche et d’innovation qui seront elles aussi financées. C’est mieux de faire des choses concrètes.

Les discussions étant en cours, il est difficile de vous annoncer ce qui sera prévu dans les différents plans. Or vous l’avez évoqué, M. le Président, et c’est exactement ce que je dis depuis le début de cette audition : il est prévu que nous arrêtions d’aborder ce défi complexe discipline par discipline pour l’aborder de manière transdisciplinaire, ce qui est absolument essentiel. Partout où il manque des financements, nous devons veiller à ce qu’ils puissent être mobilisés et efficaces par rapport aux questions posées. En outre, nous devons travailler une question qui a assez peu été abordée, soit la question du transfert : une fois que l’on imagine, si on reste sur la question de la remédiation, que telle ou telle plante est éventuellement en capacité soit de fixer soit d’extraire des sols, il faut tester expérimentalement, vérifier.

Comment met-on en place ce transfert depuis une connaissance qui reste théorique et conceptuelle sur la preuve par l’effet afin que cela fonctionne ? Je suis en train de porter tout cela, notamment au travers de ces plates-formes de recherche et d’innovation ultramarines, avec la collaboration des acteurs locaux ou l’ensemble des laboratoires de la Guadeloupe et de Martinique. C’est ainsi que nous devons procéder, en proposant des choses extrêmement concrètes et les moyens qui vont avec. Cette méthodologie fonctionne et nous le savons. Si nous voulons trouver des solutions, il faut être capable de passer du concept de la théorie à l’application. Dans le domaine de la recherche, cela signifie qu’il faut expérimenter des choses sur le terrain, regarder les questions de dépollution, etc. Ma collègue de la Santé vous parlera probablement de l’importance de continuer les observations, les cohortes, etc.

Mme Mathilde Panot. Madame la ministre, pour être tout à fait honnête, je trouve assez choquant qu’à deux reprises dans vos réponses, vous parliez des fake news. Je pense que vous serez d’accord avec nous : nous parlons du chlordécone, qui a été reconnu comme cancérogène probable dès 1979 par le Centre international de recherche sur le cancer, de populations qui ont été empoisonnées pendant trente ans en ignorant tout ce qui allait leur arriver, avec comme résultat, les Antilles qui détiennent le triste record du plus fort taux de cancer de la prostate au monde. Je pense qu’il est assez malvenu de parler de fake news alors que justement le Président de la République a reconnu qu’il y avait une responsabilité de l’État et qu’on était dans un modèle où on avait privilégié l’économie au détriment de la santé, des populations et de l’avenir des générations futures. Cela m’interpelle, notamment parce que justement, les scientifiques disent parfois des choses qui ne sont pas simplement mal interprétées. C’est vraiment malvenu de parler des fake news de manière aussi forte alors que nous sommes en train de parler de populations qui exigent de savoir. Vous aurez probablement vu les mouvements d’associations et de citoyens qui refusent de payer leurs factures d’eau tant qu’ils ne savent pas ce qui va se passer sur la dépollution des cours d’eau, on parle de poissons contaminés, de tous les aliments contaminés ou presque. On ne peut pas se limiter à dire cela. Hormis l’interdiction par les États-Unis en 1976, des paroles fortes de scientifiques ont fait que, déjà à l’époque, les responsables savaient.

La demande ne porte pas que sur la vérité sur ce qui s’est passé afin que cela ne recommence plus jamais. M. le Président a énormément insisté là-dessus : ce n’est pas qu’une question de confiance de la population, la population estime avoir été trahie, et à raison. La question désormais est celle-ci : quel acte l’État pose-t-il pour rétablir cette confiance ?

Mme Frédérique Vidal, ministre. Madame la députée, je suis vraiment désolée mais nous sommes dans l’exemple parfait de la simplification à outrance. Je n’ai en aucun cas dit qu’on parlait de fake news lorsqu’on parlait du drame du chlordécone, je n’ai jamais dit cela. J’ai répondu à une question très simple : la population a-t-elle confiance aujourd’hui dans la recherche ? C’est uniquement à cette question que j’ai répondu.

Le problème est cette simplification massive. Vous dites que les gens sont extrêmement inquiets sur les questions de l’alimentation ; reprenons la littérature scientifique. On sait que certains types de végétaux cumulent le chlordécone et notamment tous les légumes racines, tandis que d’autres ne les accumulent pas, comme par exemple la banane. Je vous dis cela de mémoire mais c’est scientifique : on a évalué le taux d’accumulation ou son absence dans certains végétaux.

Plutôt que de dire que c’est terrible, que toute l’alimentation est polluée – c’est exactement ce que je disais tout à l’heure –, à force de crier au loup, on décrédibilise tout le reste. Si en tant que parlementaire, vous affirmez aujourd’hui que toute la nourriture est polluée aux Antilles et que je prends une banane, j’en fais l’analyse, et que la banane n’a pas accumulé le chlordécone, je pourrais, dans un réflexe de simplification, dire que rien n’est pollué aux Antilles. Or la réalité est que ni que tout est pollué, ni que rien est pollué. Nous devons être capables de donner des vraies informations aux gens de manière à ce qu’ils ne s’empoisonnent plus, voilà la réalité.

C’est une démarche scientifique et, de ce point de vue, il faut rester extrêmement précis. Je ne qualifie en aucun cas ce qui s’est passé avec le chlordécone de fake news.

M. le président Serge Letchimy. Je tiens à dire que c’est grâce à des militants écologistes en 1974 qui, dans leur plate-forme de revendication à Chalvet au nord de la Martinique, ont indiqué comme quatorzième ou quinzième point l’arrêt de l’usage du chlordécone. Ce sont des prédécesseurs de l’Assaupamar, une association très connue qui a tiré la sonnette d’alarme sur le risque de dangerosité. La place et le rôle des militants, syndicalistes ou autres, doivent être respectés car ce sont des lanceurs d’alerte qui nous permettent de modifier les choses.

Madame la ministre, je reviens sur une question. Vous semblez nous laisser croire que nous pourrions mettre en doute le caractère pluridisciplinaire de la problématique, la profondeur de l’apport de la recherche et la cohérence scientifique accumulée dans un domaine tel que celui-là. Ce n’est pas le cas, il n’y a pas de problème entre nous. La seule différence, c’est que ce sujet me préoccupe depuis 48 ans, tandis qu’il vous préoccupe depuis peut-être deux ans. Entre 48 ans et deux ans, il y a un monde de différence. Je vous répète que ce que vous avez dit est un cautère sur une jambe de bois. Vous allez restaurer la mise en cohérence de la recherche par une solution de rapprochement par exemple du GOSS et du GIA. Vous recherchez la cohérence en matière de financement, de nature de la recherche, etc. Tant mieux mais honnêtement, cela ne va pas régler le problème. Il faut aller dans ce sens mais nous considérons que si nous voulons régler un problème aussi grave, aussi complexe, aussi difficile, allant de l’humain au foncier, du foncier au sous-sol, du sous-sol aux eaux souterraines, des eaux souterraines à la vie de chacun, etc. nous devons connaître la vérité. Par exemple, pour quelle raison les Martiniquais n’auraient-ils pas le droit de savoir exactement quelles sont les terres polluées et à quel niveau ? Cela demande de la recherche, cela demande de l’analyse. Quels laboratoires font les analyses ? Il n’existe aucun laboratoire équipé, structuré et organisé à l’exception du laboratoire départemental de la Martinique, qui a pu obtenir quelques moyens pour être à même d’analyser sur place. Une jeune femme, Sarra Gaspard, qui travaille à l’Université des Antilles, cherche des financements depuis quinze ans pour faire évoluer la remédiation naturelle du sol. Elle attend année après année. Pensez-vous que le pêcheur attend, que l’agriculteur attend ?

Je ne suis pas venu vous faire la guerre mais vous sensibiliser. Nous avons auditionné l’Agence nationale de la recherche et nous avons bien compris que si le Président de la République, comme pour le glyphosate, a décidé d’avoir un délégué interministériel qui coordonne l’ensemble matin, midi et soir, la coordination nationale sur le chlordécone représentera deux réunions de 10 minutes par an. Je suis bien informé. Nous devons changer de braquet. Je ne plaisante pas, c’est une souffrance. Notre demande est claire : pourriez-vous accepter que la question de la priorité stratégique du chlordécone pour 800 000 personnes devienne une réalité ? Si vous ne l’acceptez pas, c’est votre problème mais au moins le monde le saura. Le chlordécone devrait être déclaré enjeu d’intérêt national. Si nous n’obtenons pas ce minimum, cela n’a plus de sens.

Ce débat est l’affaire de tous. Nous devons rendre un rapport. Pour l’instant, la ministre ne répond pas à ma demande : priorité stratégique nationale, oui ou non ?

M. Raphaël Gérard. Si je ne partage pas complètement le ton de notre président, je partage certaines de ses inquiétudes, notamment car nous savons très bien que dans notre pays, nous avons souvent un problème avec la transversalité et la transdisciplinarité. On sent bien, au fil des auditions que des moyens existent, pas nécessairement très compliqués, qui permettraient aux dispositifs de gagner en efficacité et à l’ensemble des services de l’État impliqués de travailler ensemble pour dégager des solutions. Depuis deux ans, on constate un progrès extrêmement sensible dans la prise en compte de la problématique (le Président de la République s’est déjà exprimé à plusieurs reprises sur ce sujet). On essaie de dégager rapidement des solutions et de tout mettre en œuvre pour que ce soit fait. Comment organise‑t‑on aujourd’hui cette interministérialité, qui est souvent le talon d’Achille de nos dispositifs de politiques publiques et qui permettrait à la fois de rassurer et d’apporter une meilleure visibilité sur ce qui est fait pour nos concitoyens des Antilles ?

M. le président Serge Letchimy. Mon cher collègue, mon ton est le ton d’un homme blessé. 800 000 blessés pourraient s’exprimer ainsi en Martinique et en Guadeloupe. C’est le ton d’un homme qui a fait confiance à la République et qui considère que ce n’est pas en traitant la question du chlordécone de manière identique, en l’intégrant dans une stratégie nationale où nous ne retrouverons pas du tout qu’on va régler le problème. Il faut absolument dédier des formes d’action spécifique sur les territoires en souffrance.

Aujourd’hui, nous sommes en train de devenir les plus gros importateurs d’aliments au monde. Comme cela a été dit, on considère que toute notre production est polluée ; il pourrait même y avoir des conséquences sur le tourisme. Je considère qu’après 48 ans, il n’est pas normal d’en être au stade de traitement de la question de la recherche, qui est au cœur du problème, par des coordinations de circonstance. Le Martiniquais ou le Guadeloupéen qui l’accepte, ce n’est pas normal. Je fais partie de ceux qui refusent cela.

Mme Frédérique Vidal, ministre. Je comprends tout à fait que vous viviez ce sujet dans votre chair. Je n’ai aucun problème, je le prends au contraire comme une implication personnelle supplémentaire.

Pour répondre à votre question simplement, d’abord, déclarer une priorité nationale ou non se décline très souvent par l’existence d’un plan. Nous en sommes au quatrième Plan Chlordécone et ma conclusion de ce que j’ai pu observer des plans précédents et des différents rapports que nous allons avoir est que ces plans, qui ont pourtant été affichés comme plans de priorité, ont peut-être failli dans la façon dont on associait l’ensemble des disciplines et des sciences (je parle de mon domaine) à la problématique du chlordécone.

D’une part, un pilotage va être renforcé pour permettre à l’ensemble des sciences, y compris les sciences humaines et sociales, de travailler ensemble, parler et discuter de façon à ce que la connaissance continue à être produite, discipline par discipline, mais aussi que l’interdisciplinarité permette de faire émerger des solutions. C’est souvent ce qui manque : comment aller plus loin que l’identification du problème, de la théorie ? En général, le monde de la recherche s’arrête une fois la connaissance produite, pour que le meilleur usage possible en soit fait.

C’est très important que le monde de la recherche accompagne. L’interministérialité se traduit de différentes façons, d’abord par le fait que, outre le ministère des Outre-mer, chacun de nos ministères dans chacune des politiques publiques doit intégrer le volet Outre‑mer (les territoires ultramarins ont leurs spécificités). Avec Annick Girardin, nous avons travaillé aussi ces questions.

En outre, une de mes propositions était que le Plan national Santé-Environnement totalement interministériel qui va être proposé, parallèlement au plan chlordécone spécifique, intègre un volet spécifiquement dédié au chlordécone, ce qui est ma façon de porter la priorité de ce sujet dans le domaine de la recherche et de l’innovation.

 


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2.   Audition de Mme Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé

M. le président Serge Letchimy. Nous allons entendre Mme la ministre.

S’agissant d’une commission d’enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment.

(Mme la ministre Agnès Buzyn prête serment.)

Mme Agnès Buzyn. Avant toute chose, je voulais vous remercier d’avoir attiré l’attention sur ce sujet extrêmement sensible et complexe, et je connais – pour les avoir entendues sur place – toutes les inquiétudes et les craintes profondes, les souffrances réelles que la contamination au chlordécone a pu occasionner ces dernières décennies, en Guadeloupe comme en Martinique. J’ai également entendu les interrogations légitimes que cela suscite pour l’avenir.

Ce sujet est très douloureux et difficile. Il est vraiment important pour moi d’être juste et d’être attentive aux blessures ressenties. Vous le savez, je suis avant tout une professionnelle de santé. Je suis médecin. Je suis donc très à l’écoute de la souffrance et des inquiétudes de la population, des douleurs parfois les plus intimes. Je suis également scientifique. À ce titre, je m’engage au quotidien à ce que l’expertise scientifique et la rigueur guident chaque décision politique que je prends. Vous connaissez aussi mon engagement dans la lutte contre le cancer. Je suis cancérologue de profession, j’ai dirigé l’Institut national du cancer (INCa). J’ai été vice-présidente du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). C’est notamment dans le cadre de ces différentes fonctions que j’ai été amenée à être alertée sur la question du chlordécone, que je n’avais pas abordée dans mes études médicales. C’est en effet une substance qui non seulement agit comme un perturbateur endocrinien, mais qui est également classée comme cancérigène de niveau 2B par l’OMS.

Le ministère de la santé dont j’ai la charge est depuis désormais deux décennies fortement impliqué dans la lutte contre les conséquences sanitaires du chlordécone. Dès la fin des années quatre-vingt-dix, le ministère de la santé s’est mobilisé via ses services locaux. Il s’agissait à l’époque des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), qui sont devenues depuis les agences régionales de santé (ARS). Ce sont ces services des DDASS qui ont lancé l’alerte en 1999 dans le cadre du contrôle sanitaire des eaux, et qui ont pointé les autres sources potentielles de contamination alimentaire par le chlordécone. L’action de l’État s’est donc déployée à partir de ces alertes.

Aussi, permettez-moi de saluer la mobilisation au quotidien des agents de la Direction générale de la santé (DGS) et des ARS de Guadeloupe et de Martinique, qui sont en première ligne sur ces sujets.

Sur le sujet du chlordécone, j’avais déjà eu l’occasion d’échanger avec une partie d’entre vous, lorsque j’avais été auditionnée par la délégation aux outre-mer, le 21 février 2018. Depuis cette date et conformément aux engagements que j’avais pris devant vous, nous avons d’abord organisé un colloque scientifique et d’information à la population de portée internationale sur le sujet du chlordécone, qui s’est tenu fin 2018. Étaient notamment présents pour répondre à la population : le directeur général de la santé qui est à mes côtés, le Professeur Salomon, le préfet, les responsables des différentes agences d’expertise sanitaire de l’État, comme Santé publique France, l’INCa, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et également l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).

Loin de débats souvent passionnels, je crois que ce colloque a été très riche et passionnant, et que les professionnels de santé, les scientifiques, les associations, les élus qui étaient présents ont vraiment pu aller au fond de l’expertise sur ce domaine. La population est venue également nombreuse pour entendre et être mieux informée. Cela a été l’occasion de tout mettre sur la table, de redonner un souffle nouveau à une mobilisation collective contre cette pollution, qui contraint à des changements d’habitudes et de mode de vie.

La pollution au chlordécone est un scandale environnemental et l’État doit prendre sa part de responsabilité dans cette pollution. Ces mots forts et sans équivoque sont ceux du Président de la République lors de son déplacement aux Antilles en septembre 2018. Pour la première fois, un chef d’État pose les mots sur une vérité ressentie par la population depuis longtemps aux Antilles. Cette vérité a été évidemment relayée par les associations et par les élus. L’État doit prendre sa part de responsabilité. Je le dis devant vous aujourd’hui, devant les Guadeloupéens et les Martiniquais qui nous écoutent. Vous n’êtes pas seuls. Vous ne vous battez pas seuls. C’est un fléau et c’est bien l’ensemble de l’État qui est mobilisé à vos côtés, et je pense pouvoir le dire sincèrement, mobilisé comme jamais.

Cette reconnaissance d’une responsabilité collective, qui est le fruit d’un aveuglement collectif, date d’une époque où la conscience environnementale n’était évidemment pas celle que nous avons aujourd’hui. C’était une époque où la santé publique pesait moins dans les décisions, où les enjeux d’évaluation et de ce qu’on appelle l’analyse du bénéfice et du risque de la balance bénéfice-risque étaient peu connus. Cette responsabilité partagée nous oblige à l’action : une action collective coordonnée entre l’État et les collectivités locales, notamment. Prendre sa part de responsabilité, c’est également accepter de rendre compte, et nous devons rendre compte à l’ensemble de la population de la Guadeloupe et de la Martinique de tout ce que nous faisons au quotidien pour lutter contre le chlordécone.

Les annonces du Président de la République et les conclusions du colloque scientifique et d’information qui s’est tenu fin 2018, nous ont amenés à renforcer les mesures du plan chlordécone III, qui se poursuit jusqu’à fin 2020, avec notamment la mise en œuvre d’une feuille de route 2019-2020, que nous vous avons présentée le 13 juin dernier au ministère des outre-mer. Cette feuille de route met l’accent sur trois enjeux prioritaires. Le premier est l’enjeu environnemental. Ces enjeux environnementaux doivent être au cœur de la lutte contre le chlordécone, avec une meilleure compréhension et connaissance de la contamination des sols et de l’eau. Le deuxième objectif – pour moi, en tant que professionnelle de santé – est de tendre vers le zéro chlordécone dans l’alimentation. Pour réduire la principale source d’exposition de la population, c’est mon collègue Didier Guillaume qui entrera certainement plus dans le détail de cette ambition, puisqu’il est en charge de l’alimentation. Le troisième enjeu est celui de l’accompagnement des populations, avec des actions de prévention qui doivent être adaptées aux situations locales et renforcées. Elles doivent être mieux connues de la population. Je dois également m’engager à la poursuite des études sur les effets sanitaires du chlordécone.

Les travaux de cette commission permettront, j’en suis sûre, de mettre en lumière l’action que nous avons tous à conduire pour lutter contre le chlordécone. Il est fort probable que la très grande majorité de nos concitoyens des Antilles ne sachent pas dire aujourd’hui ce que fait l’État pour lutter contre cette pollution. Au fil des différents plans chlordécone, il n’y a certainement pas eu suffisamment de communication des actions mises en place. Je pense également que les populations locales n’ont pas été suffisamment associées aux actions mises en place. À l’instar de la dynamique collective que nous avons mise en place dès 2018, il faudra que la construction du prochain plan chlordécone au cours de l’année 2020, associe pleinement les Martiniquais et les Guadeloupéens, les associations, les élus et l’ensemble des parties prenantes. Cet engagement collectif est pour moi le seul gage de réussite du futur plan chlordécone.

Il reste beaucoup à faire pour améliorer encore nos connaissances et pour préserver encore mieux les populations antillaises des effets sanitaires de cette pollution. Ensemble, nous allons nous y atteler. Vous pouvez compter sur mon engagement le plus sincère et ma détermination la plus totale.

Mme Justine Benin, rapporteure. J’ai entendu de votre part des paroles très fortes. Avant de rentrer dans les questions, je dirai que je ne m’attendais pas à autre chose de votre part. Vous l’avez dit, l’État doit prendre toutes ses responsabilités et les territoires d’outre-mer ne doivent pas se sentir seuls, mais bien accompagnés par vous-même. Vous venez de dire quelque chose de très important concernant les territoires de Guadeloupe et de Martinique : les populations ne savent sûrement pas ce que fait l’État dans le cadre du plan chlordécone, car elles n’ont pas été associées. Ce point est d’une importance capitale. Certes, les populations sont inquiètes. Elles ont exprimé leur exaspération et leur colère dans le cadre des auditions, mais le fait de le dire montre que vous avez pris toute la mesure de l’ampleur de ce scandale environnemental et sanitaire dans notre territoire. Je vous remercie de votre sincérité. Cela me laisse bouche bée, parce que j’allais vous demander si les différents plans chlordécone étaient à la hauteur des enjeux, mais vous avez déjà répondu à la question. Vous pouvez donc passer tout de suite à la question sanitaire, par rapport au lien de causalité sur les cancers de la prostate, avec les différentes études et cohortes. J’aurais aimé vous entendre làdessus.

Mme Agnès Buzyn. Comme vous le savez, pour connaître les effets sanitaires d’un tel produit, il faut des études menées sur le long terme, et des études de suivi de la population qui tiennent compte de son degré d’imprégnation au cours de sa vie. On sait qu’aujourd’hui, c’est essentiellement lié à l’alimentation. Un certain nombre d’études ont été menées depuis des années. Je commencerai par les effets sanitaires sur les enfants. L’étude de la cohorte mère-enfant – cohorte Ti-Moun – qui a été menée en Guadeloupe depuis 2004 a eu pour objectif d’évaluer l’impact de l’exposition prénatale et périnatale au chlordécone sur le développement des enfants jusqu’à l’âge de sept ans. Cette étude avait été financée par le premier plan chlordécone, par la DGS. Nous avons décidé de la poursuivre pour réaliser un suivi des enfants jusqu’à l’âge de la puberté. Cette étude devait s’arrêter à l’âge de sept ans, mais nous prolongeons jusqu’à l’âge 15 ans. L’étude Ti-Moun a permis de suivre 150 enfants jusqu’à l’âge de sept ans, afin d’évaluer l’impact de l’exposition au chlordécone sur leur développement. Avant 18 mois, un effet a été observé sur les niveaux d’hormones thyroïdiennes dans le sang, sur un indicateur de la mémoire visuelle à court terme et sur la motricité fine, c’est-à-dire la capacité à manipuler de petits objets. Après 18 mois, seul le développement psychomoteur fin des garçons était impacté. Deux objectifs sont poursuivis : l’exploitation des données acquises au sein de la cohorte Ti-Moun, notamment avec une analyse biologique des prélèvements réalisés chez les enfants nés et suivis jusqu’à l’âge de sept ans, et une analyse statistique des données acquises chez ces mêmes enfants. Ces données ont pour l’instant démontré qu’aucune association n’a été observée entre les concentrations plasmatiques maternelles en chlordécone et le risque de survenue de malformations congénitales ou de testicules non descendus.

D’autres analyses ont débuté et se poursuivent actuellement, notamment celles portant sur les relations entre les expositions pré et post-natales et les fonctions sensorielles, le développement cognitif, le développement sexuel, l’adiposité et le statut hormonal des enfants à l’âge de sept ans. Nous mettons ensuite en place le suivi des enfants de la cohorte jusqu’à l’âge péripubertaire – c’est-à-dire 15 ans – sur le développement sexuel, endocrinien, anthropométrique, métabolique et neurocognitif. Malheureusement, il y a un petit bémol, l’incendie du CHU de Pointe-à-Pitre à fin 2017 a impacté le service de gynécologie obstétrique qui assure la coordination de la cohorte Ti-Moun. Cela induit un retard dans la mise en place de cette deuxième partie de l’étude pour les enfants de 7 à 15 ans. Le début effectif du suivi des enfants recommencera à partir de janvier 2020.

Ensuite, sur les issues de grossesse, l’étude Ti-Moun a montré un lien entre l’exposition des femmes enceintes au chlordécone et la durée de la grossesse. Plus la teneur en chlordécone dans le sang est élevée, plus la durée de la grossesse diminue, avec un risque d’accouchement prématuré inférieur à 37 semaines.

Sur la fertilité masculine, aux doses d’exposition rencontrées en Guadeloupe et en Martinique, aucun effet du chlordécone n’a été observé, y compris dans les populations les plus exposées, c’est-à-dire les travailleurs de la banane.

Concernant le cancer de la prostate, les études Karuprostate en Guadeloupe et Madiprostate en Martinique ont été menées avec comme objectif principal d’identifier et de caractériser les facteurs de risques environnementaux ou génétiques de survenue de cancers de la prostate, et d’étudier le lien éventuel entre l’exposition au chlordécone et le risque de survenue d’un cancer de la prostate. L’étude Karuprostate a été menée en Guadeloupe au cours de la période 2004–2007. Elle a comparé 709 cas de cancers de la prostate à 723 témoins. Elle était destinée à identifier des facteurs de risques environnementaux et génétiques de survenue de cancers de la prostate, et elle visait également à étudier le lien entre l’exposition au chlordécone et le risque éventuel de survenue de ce cancer. Elle a montré que chez les hommes dont la concentration de chlordécone dans le sang est la plus forte, un risque plus élevé de survenue du cancer de la prostate a été observé. Le cancer de la prostate est lié à l’âge, au patrimoine génétique, aux habitudes alimentaires et aux habitudes de vie des hommes exposés.

L’étude Madiprostate devait être la même étude réalisée en Martinique, mais elle n’a pas pu se faire pour des raisons méthodologiques. Pour être plus claire, l’étude Karuprostate avait montré ses limites en termes de méthode. Il avait donc été souhaité que l’étude Madiprostate pose les mêmes questions, mais en travaillant sur les biais éventuels de l’étude Karuprostate, c’est-à-dire avec une rigueur méthodologique légèrement supérieure. Elle n’a pas pu avoir lieu parce qu’elle n’a pas pu se mettre en place en Martinique.

Les travaux de l’INSERM sur le cancer de la prostate se poursuivent avec la mise en place de l’étude KP-Caraïbes, qui signifie cancer de la prostate caribéen. Il s’agit d’une étude de cohorte constituée de cas incidents, et suivie prospectivement en Guadeloupe puis en Martinique. 250 à 300 cas seront inclus annuellement pendant six ans consécutifs, avec un effectif final prévu de 1 500 à 1 800 cas. En effet, plus on augmente le nombre de cas étudiés, plus on a de chances que la valeur statistique de ce qui est découvert soit importante. Cela permet justement de limiter les biais d’interprétation des études quand elles comprennent trop peu de cas. L’idée est vraiment d’augmenter le nombre de cas, pour avoir une meilleure validation de ce qui est découvert. Cette étude va s’intéresser à l’influence du chlordécone et d’autres facteurs génétiques cliniques environnementaux sur l’évolution de la maladie, sur la survie sans récidive biologique, sans progression de la maladie, la survie globale. Les premiers résultats montrent que l’exposition au chlordécone serait associée à un risque augmenté de récidive biochimique, c’est-à-dire de marqueurs.

Le projet PK ChlorAntilles permettra de développer un modèle prédictif afin d’associer les doses d’exposition externes aux doses internes et les relier à certaines pathologies. Ce modèle devrait aussi nous permettre d’estimer la valeur toxicologique de référence que nous n’avons pas aujourd’hui. Nous ne savons pas à partir de quel seuil nous pouvons vraiment considérer que dans le sang, il y a une toxicité avérée du chlordécone. Cette valeur toxicologique de référence humaine qui n’existe pas pourrait être dérivée de cette étude et définie grâce à elle, à partir de données dans la population générale. C’est une étude de pharmacocinétiques et de pharmacodynamiques.

Des travaux de l’ANSES en lien avec Santé publique France sont par ailleurs en cours afin de réviser les valeurs toxicologiques de référence, et définir une valeur critique d’imprégnation. Les résultats sont attendus en mars-avril 2020 pour la valeur critique d’imprégnation, et en décembre 2020 pour les valeurs toxicologiques de référence.

Concernant le cancer de la prostate plus spécifiquement, pourquoi est-ce compliqué ? Santé publique France a conduit une analyse sur l’incidence du cancer de la prostate aux Antilles, qui a été présentée lors du colloque scientifique d’octobre 2018. Sur la période 2010‑2014, le taux d’incidence – c’est-à-dire le taux de nouveaux cas de cancers découverts par an, standardisés sur la population mondiale (c’est la façon dont on calcule les cas de cancers, parce que c’est en fonction de l’âge) – observé à partir des données de registres des cancers, était de 163,6 cas pour 100 000 hommes en Guadeloupe et 161,1 cas pour 100 000 hommes en Martinique, soit environ 500 cas par territoire et par an, versus 98 cas pour 100 000 hommes en métropole en 2012. Toutefois, et cela nous a étonnés, ces taux sont en train de diminuer. Ils sont moindres dans la période d’étude 2010-2014 que ceux observés sur la période 2005-2009, où l’on dénombrait 182,5 cas pour 500 000 hommes en Martinique. Ce chiffre n’existait pas en Guadeloupe parce qu’il n’y avait pas de registre actif à ce moment-là. Les taux d’incidence observés en Guadeloupe et en Martinique se situent parmi les plus élevés au monde, mais ils sont en diminution par rapport aux périodes antérieures. Ces taux élevés sont également observés dans certains territoires qui avoisinent des territoires de Caraïbes. Ce sont également les taux retrouvés dans les populations afro-américaines ou britanniques d’origine africaine.

Santé publique France a réalisé une analyse spatiale de la distribution des cas de cancers de la prostate en Martinique, qui ne montre pas d’excès de cas dans les zones contaminées par le chlordécone. Nous avons ces données qu’il faut interpréter.

Ensuite, nous avons travaillé spécifiquement sur les personnes les plus exposées, c’est-à-dire les travailleurs de la banane. Quand nous essayons de trouver un lien entre l’exposition à un toxique et une maladie, nous commençons par regarder les personnes qui sont les plus exposées aux toxiques, parce que c’est là que cela va apparaître le plus vite.

Nous savons aujourd’hui que la mortalité des travailleurs des bananeraies est globalement proche de la mortalité de la population générale antillaise. Ceci a été admis grâce à l’analyse des données de mortalité de la cohorte des travailleurs, qui comprend 13 417 exploitants et salariés agricoles en activité dans une exploitation bananière, dans la période 1973-1993 en Guadeloupe et en Martinique, où il y a eu le plus d’utilisation du chlordécone. Cette cohorte de travailleurs nous sert de base pour essayer de déterminer si le chlordécone a un effet de toxicité particulier. Nous avons dénombré dans cette cohorte 5 692 décès entre 1973 et 2013. Ces données préliminaires vont être affinées avec des données ultérieures qui portent sur la période 2000-2015, où on n’utilisait plus de chlordécone. L’analyse de la cohorte des travailleurs exposés se poursuit pour étudier l’exposition exacte des travailleurs, par croisement des données de mortalité avec les données d’exposition issues de Matphyto DOM, afin de définir des scores d’exposition, c’est-à-dire une mortalité en fonction du degré d’exposition. Ce travail est actuellement réalisé par l’INSERM et devrait être terminé en juin 2020.

Une étude de morbidité – il s’agit de la survenue de maladies – doit débuter en 2020 grâce à l’utilisation des informations des registres des cancers et le croisement avec les données des bases de données médico-administratives, pour identifier des excès de risque de certaines pathologies chroniques. Je pense notamment aux pathologies neurodégénératives et aux cancers.

Mme Laurence Vanceunebrock-Mialon. Lors de son audition par cette commission, le professeur Jérôme Salomon, directeur général de la DGS, nous a fait part de son appréhension des décisions prises pour mettre fin à ce scandale environnemental, en disant que rien ne se fera de façon efficace sans associer à nos travaux, tant les professionnels concernés que la population antillaise elle-même, pour qu’elle y adhère et puisse faire des propositions, participer et s’approprier les recommandations.

Je suis particulièrement sensible à ce dernier point car la population touchée par une pollution environnementale doit être parfaitement intégrée en amont des politiques, afin de pouvoir d’abord donner son avis, puis valider les décisions, et enfin pouvoir appliquer les recommandations. En effet, c’est dans le quotidien des personnes concernées que nous devons nous positionner, et elles seules sont capables d’exprimer leurs réels besoins. Je cite aussi Malcom Ferdinand, chercheur au CNRS qui, en parlant d’une crise de la démocratie antillaise, s’exprimait ainsi devant notre commission : « il faut agir au niveau de la participation de la cité aux décisions relatives à lutilisation des terres et aux écosystèmes. » Actuellement, la convention citoyenne pour le climat est le symbole d’une nouvelle méthode souhaitée par le gouvernement, placée sous le signe de la concertation pour entendre les citoyens.

Je me permets de faire le lien avec ce processus, car la population touchée par le chlordécone est l’illustration même de ce que dénoncent nos jeunes aujourd’hui lorsqu’ils vont dans la rue, pour que nous agissions pour le climat pour leur avenir. L’objectif est de savoir concrètement ce que les citoyens veulent voir changer dans leur quotidien et ainsi quelles mesures ils envisagent pour eux-mêmes. C’est par ce type de concertation que les politiques publiques peuvent être appliquées de façon efficace. Aussi, Madame la Ministre, comment pouvez-vous envisager que les instances nationales de protection sanitaire auront à l’avenir à cœur de consulter les populations concernées par une pollution environnementale, dans l’élaboration de leurs recommandations ?

Mme Agnès Buzyn. Je pense qu’il n’y a rien de pire quand on est un citoyen que de savoir qu’on est potentiellement exposé à quelque chose qui a peut-être des conséquences sur sa santé et de ne pas savoir à quelle dose on est exposé, si ce qu’on mange est sain et si on a les moyens de se protéger et de protéger ses enfants. Je pense que ce que vit aujourd’hui la population antillaise est insupportable. Je me mets à leur place. Je pense que je serais terriblement angoissée et inquiète. Qu’est-ce que je donne à mes enfants ? C’est une question horrible.

Ma bataille aujourd’hui est de pouvoir rassurer la population sur le fait qu’il y a des précautions à prendre, et que nous pouvons aujourd’hui nous protéger du chlordécone. Cela passe par une alimentation dépourvue de chlordécone. C’est indispensable, nous y reviendrons. Cela passe par un suivi de recommandations que les agences régionales de santé essayent de faire connaître à la population. Il est aujourd’hui indispensable que chacun de nos concitoyens aux Antilles connaisse les bonnes mesures et les précautions à prendre pour soi-même et pour sa famille. Nous devons construire un plan encore plus ambitieux pour l’avenir. Ce plan chlordécone III, nous voulons le coconstruire avec les habitants. Il n’y a rien de pire qu’un plan venu de Paris. Ce n’est pas à Paris que nous allons trouver les bonnes mesures, parce que nous ne savons pas comment les gens vivent. Il faut s’adapter à la réalité. Nous pouvons toujours recommander de ne pas manger tel produit, mais si c’est le produit majoritaire dans les jardins, ce sera une mauvaise recommandation. Nous devons impérativement faire en sorte que les recommandations que l’on écrit parlent aux gens dans leur vécu et dans leur quotidien. Cette co-construction du plan chlordécone III est pour moi un impératif pour que les gens s’emparent du sujet et puissent enfin vivre en tranquillité. Nous allons l’organiser par des réunions en mairie. Évidemment, nous viendrons avec des propositions, mais c’est aux citoyens de nous dire si cela colle avec leur quotidien, s’ils peuvent les utiliser sur place. Il y aura des réunions de concertation en mairie. Il y aura des réunions organisées par les agences régionales de santé. Il y aura évidemment la mobilisation de toutes les associations des élus locaux, parce qu’ils savent parler aux gens, ils les représentent. Ils sont élus pour cela. Notre idée est vraiment que le prochain plan chlordécone parle au quotidien des gens, pour qu’une bonne fois pour toutes, la population antillaise sache que si elle applique telle ou telle recommandation, si on l’accompagne sur son jardin familial, elle peut manger ce qu’elle a envie de manger, elle peut être rassurée, elle peut nourrir ses enfants sans cette inquiétude permanente avec laquelle elle vit depuis des décennies. Il est impératif que tout le monde comprenne ce qu’il faut faire pour se protéger, et que ces recommandations soient issues du vécu et du terrain de chaque Antillais.

M. Raphaël Gérard. Tout d’abord, je voudrais me joindre à Justine Benin, parce que j’avais déjà été frappé par la sincérité de votre engagement quand vous étiez venue dans la réunion de la délégation d’outre-mer. Je retrouve cette même sincérité de votre engagement, cette volonté de lever tous les tabous et d’aller au bout de cette discussion. Vous avez rappelé les propos du Président de la République lors de son déplacement de l’an dernier. Il parlait de « scandale environnemental ». Aujourd’hui, nos concitoyens antillais continuent d’en subir les conséquences, et surtout les travailleurs agricoles qui ont été massivement exposés à l’utilisation nocive du chlordécone de 1972 à 1993. Dans ce contexte, je ne peux que me réjouir que la représentation nationale et le Gouvernement se soient saisis collectivement de ce sujet pour répondre aux inquiétudes légitimes des populations antillaises, qui ont été durablement exposées – et le seront encore – à la pollution au chlordécone.

Depuis les annonces du Président de la République, une nouvelle feuille de route et en cours d’élaboration, signe que l’État prend sa part de responsabilité et qu’il doit continuer à avancer dans le chemin de la réparation. À ce sujet, je voudrais revenir sur l’article 46 du projet de loi de finances de la sécurité sociale (PLFSS) pour l’année 2020, présenté par le Gouvernement, qui prévoit la création d’un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides. Je voudrais savoir si vous pouvez me confirmer que ce fonds a vocation à couvrir aussi les personnes dont la maladie est liée à une exposition professionnelle au chlordécone, et en préciser le champ. Sous quelles conditions les victimes pourront-elles obtenir une reconnaissance de leur statut, le cas échéant ?

Mme Agnès Buzyn. Effectivement, l’article 46 du PLFSS 2020 acte la création d’un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, qui permettra d’améliorer la procédure de reconnaissance, en la simplifiant pour les maladies professionnelles liées à ces produits et pour mieux prendre en charge les victimes aujourd’hui non couvertes. Cet article reprend ce travail commun, c’est une demande expresse du Parlement. C’est d’une part un texte qui trouve son origine dans une proposition de loi, auparavant présentée au Sénat par le groupe socialiste et Mme Nicole Bonnefoy, et que nous avons ensuite travaillé en lien étroit avec les députés dans le cadre de la discussion d’une autre proposition de loi qui devrait être discutée fin janvier pour trouver une solution de compromis. C’est le fruit de ce travail qui est proposé dans le cadre du PLFSS.

Concernant le chlordécone, le Président de la République s’est engagé lors de son déplacement aux Antilles à avancer dans le chemin de la réparation. Il s’agit d’aller vers une meilleure reconnaissance et réparation individuelle des maladies professionnelles liées à l’exposition au chlordécone. Cela rentre aujourd’hui parfaitement dans le périmètre du fonds d’indemnisation des victimes de pesticides. Le fonds couvrira tous les pesticides tels que définis par le droit européen, c’est-à-dire à la fois les produits phytopharmaceutiques utilisés dans l’agriculture et les produits biocides à usage non agricole. Seront concernés tous les pesticides qui font ou ont fait l’objet d’une autorisation de mise sur le marché. Le chlordécone, qui était autorisé dans les exploitations agricoles antillaises jusqu’en 1993, fait partie des pesticides et donc de l’indemnisation de ce fonds pouvant donner lieu à une indemnisation.

Aujourd’hui, ce sont les professionnels de la banane qui sont a priori les personnes qui ont été les plus exposées directement au chlordécone. L’indemnisation nécessite l’identification des personnes exposées. Ce travail a été réalisé grâce aux travaux de la reconstitution de la cohorte des travailleurs, menés par l’Institut national de veille sanitaire, qui est depuis devenu Santé publique France, en lien avec l’INSERM et avec la contribution des caisses de sécurité sociale. Chez ces personnes, il convient maintenant d’identifier les pathologies, les maladies qui sont en lien avec l’exposition au chlordécone. Des travaux sont en cours, effectués par l’ANSES, qui est désormais chargée de l’expertise scientifique préalable à l’élaboration ou à la modification des tableaux de maladies professionnelles.

Cette nouvelle procédure qui fait intervenir une agence d’expertise sanitaire
– l’ANSES – vise à mieux garantir l’indépendance scientifique de l’expertise. En effet, cette expertise de l’agence est indispensable pour établir un tableau de maladies professionnelles. C’est aussi cette expertise qui nous donnera des éléments sur les durées d’exposition, ou encore sur le délai de prise en charge des maladies identifiées comme étant en lien avec les pesticides.

En amont de tout cela, les ministères ont saisi l’INSERM le 24 avril 2018 pour une actualisation de leur expertise collective de 2013. Cette expertise collective sur les pesticides a été priorisée sur la question du chlordécone, à ma demande, en date du 28 septembre 2018. Nous devrions avoir les résultats assez rapidement. L’INSERM est donc chargé de se prononcer sur la qualification de l’association entre exposition professionnelle et pathologie, au vu des études épidémiologiques, complétées par des éléments issus d’une analyse sur l’état des connaissances en matière de toxicologie et de mécanismes d’action. L’ANSES a également été saisie le 26 novembre 2018 sur l’exposition aux pesticides, en priorisant le rendu de ses travaux sur la question spécifique du chlordécone. L’agence doit rendre un avis sur la création de tableaux et sur l’adoption éventuelle de recommandations pour des comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles. Le rendu prévisible de cette expertise sur le chlordécone est annoncé pour juin ou juillet 2020. Notre idée est que sur les bases de ces deux analyses INSERM et ANSES, nous puissions aboutir à une révision des tableaux de maladies professionnelles, sur des arguments scientifiques robustes qui font un lien entre pathologie et chlordécone.

Aujourd’hui, il faut savoir que cette reconnaissance est possible, mais comme il n’y a pas un tableau qui reconnaît le lien, cela nécessite des actions très longues, au cas par cas, et complique donc la vie des travailleurs exposés. Si nous arrivons à inscrire dans le tableau des maladies professionnelles des maladies reconnues comme étant en lien avec des pesticides – en l’occurrence le chlordécone – cela facilitera énormément la vie des travailleurs exposés.

Nous voulons aussi améliorer l’information des professionnels de santé et de la population sur les modalités de demande de reconnaissance de maladie professionnelle. La direction de la sécurité sociale prévoit prochainement une communication spécifique avec des courriers vis-à-vis des médecins traitants aux Antilles, pour les sensibiliser au repérage des patients potentiellement éligibles, avec une campagne d’information par les caisses de sécurité sociale sur les procédures à suivre.

Enfin, il y a en préambule de la révision des tableaux de maladies professionnelles, un travail avec les partenaires sociaux, puisqu’aujourd’hui ce sont eux qui doivent acter d’une maladie professionnelle dans un tableau. Ils se sont réunis au sein de la commission spécialisée n° 4 du Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT) pour acter de cette évolution des tableaux. Pour les régimes agricoles, c’est la Commission supérieure des maladies professionnelles en agriculture (COSMAP) qui est en charge de la révision des tableaux de maladies professionnelles.

Je crois que nous sommes très proactifs sur le champ pour apporter de vraies réponses opérationnelles aux travailleurs exposés dès 2020.

Mme Ramlati Ali. Je m’associe à mes collègues pour vous remercier de la clarté de vos propos. Sur le plan scientifique, je peux dire que je suis un peu rassurée d’entendre qu’il y a des études qui se font, et d’apprendre la modification du tableau de maladies professionnelles. Je suis partie aux Antilles avec mes collègues, et j’ai senti la peur de toutes ces personnes qui sont exposées, sans savoir à quoi elles sont exposées et à quoi elles peuvent s’attendre.

Ma question va être très simple. Je connais le travail de la DDASS de l’époque et de l’ARS actuellement, concernant les études dans les eaux en général. Ici, nous sommes en train de parler de la terre. Nous connaissons des endroits qui ont été fortement imprégnés, et même là où nous n’imaginerions pas trouver du chlordécone. C’est ce que nous avons entendu aux Antilles. Seriez-vous favorable à ce que nous fassions une étude de l’ensemble des territoires, que ce soit en Guadeloupe comme en Guyane ? Nous connaissons les jardins familiaux, comme dans l’expérimentation qui a été faite, mais nous savons aussi que dans la façon de vivre des Antillais, chacun a son lopin de jardin dans sa maison. Il le nourrit donc, ainsi que sa famille. Nous pouvons aussi retrouver ces mêmes cultures qui seront vendues sur le bord de la route. C’est un aspect que nous ne maîtrisons pas.

Mme Agnès Buzyn. C’est une question très importante. Il faut savoir prendre les bonnes décisions. Il faut savoir quelles sont les terres impactées. Vous avez raison, j’ai cru comprendre de tout ce que j’ai vu et entendu que les ruissellements des eaux de pluie font que là où nous ne nous attendions pas à avoir du chlordécone, nous en avons parfois. Pour moi, il y a trois façons d’agir. D’abord, il faut une vraie cartographie des sols contaminés. Ce n’est pas mon ministère qui en est chargé, mais le ministère de l’agriculture. Je vous laisserai donc peut-être lui poser la question pour savoir où en est cette cartographie sur laquelle nous nous étions engagés. J’ai par contre la responsabilité des eaux. Cela fait partie du suivi des agences d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES). J’ai envoyé en mission un chef de bureau de mon ministère et de l’ANSES en responsable des eaux. Il s’est rendu en Guadeloupe fin septembre pour vérifier qu’il n’y a pas d’anomalie, mais les eaux sont très surveillées. Les eaux font l’objet d’une surveillance très attentive.

Ensuite, quand les parcelles de terrains agricoles sont contaminées, il y a maintenant de plus en plus d’études qui montrent que certaines plantes n’aspirent pas le chlordécone. Il faut changer le type de semences pour utiliser des plantes qui vont pousser sans aspirer le chlordécone. Je l’ai vu quand j’étais en Guadeloupe et en Martinique, c’est très impressionnant. Nous sommes quand même capables de pouvoir utiliser ces sols contaminés grâce au changement de plantes cultivées. C’est une première piste, mais le ministre de l’agriculture en parlera évidemment mieux que moi.

Ensuite, je veux garantir à la population qu’elle peut cultiver son propre jardin en toute confiance. J’ai demandé à toutes les ARS, à la demande de chaque citoyen antillais, que leurs jardins puissent être testés pour la contamination au chlordécone, de façon à pouvoir être rassurés. Quand le jardin est négatif pour le chlordécone, on peut cultiver les tomates, les fruits, il n’y a aucun danger. Il me semble que nous avons lancé cette initiative des jardins familiaux il y a un peu plus d’un an. Nous l’avons renforcée. L’argent est là. C’est un bon à tirer – si je puis dire – pour la population. Il ne faut pas hésiter, je le dis encore, si nos concitoyens nous écoutent. Il faut se tourner vers l’agence régionale de santé et demander que les jardins soient testés. Cette initiative jardins familiaux a été multipliée par deux l’année dernière, ce qui prouve que plus on informe, plus les gens se font tester et peuvent recourir à des cultures pour leur propre consommation.

C’est un programme de diagnostic sur l’état de contamination des sols, un programme d’accompagnement qui délivre des conseils agronomiques et alimentaires pour réduire les expositions, et réalise des actions d’information et de communication vis-à-vis de la population pour qu’elle s’empare d’une meilleure connaissance de ces sujets.

Enfin, vous m’avez dit être rassurée de voir qu’il y a des études. Oui, il y a des études, qui ont d’ailleurs été commencées par d’autres gouvernements. Je ne suis pas la seule en charge de cela. Les plans chlordécone antérieurs ont déjà permis la réalisation des études.

Je veux accompagner les chercheurs des universités dans ces démarches pour mieux identifier les pathologies, le risque sanitaire. J’ai demandé à l’INCa de financer un programme de recherche dédié spécifique de haut niveau, dès 2020, avec un fonds qui va être sanctuarisé pour les chercheurs qui décideront de s’engager dans cette recherche, car malheureusement, nous disposons de peu d’études internationales. Comme c’est un produit qui a été peu ou moins utilisé dans d’autres pays, nous disposons d’assez peu de littérature scientifique. C’est bien la difficulté. Un des enjeux est notamment de bien connaître la part attribuable au chlordécone dans les cancers de la prostate aux Antilles, puisque nous savons qu’il y a un facteur génétique, mais potentiellement aussi un facteur environnemental. C’est l’objectif de ces études.

Je veux quand même dire à la population guadeloupéenne et antillaise – c’est très important, nous sommes toujours très anxieux quand il s’agit de cancer – que globalement, l’incidence des cancers en Guadeloupe et aux Antilles est bien inférieure à celle de l’Hexagone. Souvent, les Antillais que je rencontre me disent qu’ils ont l’impression qu’il y a plein de cancers, mais c’est vrai aussi en métropole, parce que les gens en parlent plus facilement. C’est une thématique qui n’est plus honteuse. Nous entendons parler des cancers, mais quand nous regardons les registres des cancers – il y a un très bon registre aux Antilles – l’incidence, c’est-à-dire le nombre de cas de cancers pour 100 000 habitants en Guadeloupe et en Martinique, est quand même plus faible que pour la population métropolitaine. Est-ce le mode de vie ? Est-ce l’alimentation ? Est-ce la pollution ? Je n’en sais rien, mais je veux quand même rassurer un peu les Guadeloupéens qui ont cette inquiétude. Je l’entends.

Enfin, j’ai un message très important vis-à-vis des femmes enceintes et des enfants. Il faut éviter à tout prix les légumes racines. Ce sont ceux qui absorbent le plus de chlordécone. Il faut donc faire vérifier son jardin familial pour pouvoir en profiter. Il faut viser le zéro chlordécone dans l’alimentation en achetant de l’alimentation contrôlée, pas celle qui est sur le côté de la route. Il faut vraiment faire attention aux circuits informels, en particulier pour les femmes enceintes et les enfants qui sont les plus vulnérables. Nous avons un programme dédié aux femmes enceintes, notamment sur l’information, pour éviter toute contamination via l’alimentaire.

M. le président Serge Letchimy. Comme les autres collègues, j’apprécie votre détermination et votre sincérité pour ce dossier très complexe. Si vous aviez à comparer les conséquences du nucléaire par rapport au drame du chlordécone, quel serait le pire, selon vous ?

Mme Agnès Buzyn. C’est toujours difficile de comparer des risques. J’ai présidé l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et je suis donc capable d’identifier ces risques. Je me suis notamment beaucoup occupée de la contamination en Polynésie.

D’abord, tout le monde sait depuis toujours qu’il y a un danger avec le nucléaire. Il y a une sensibilité au risque qui est bien antérieure à celle du chlordécone. Aussi, les pathologies liées au nucléaire sont bien connues. Nous savons exactement ce que donne tel type de rayonnement : cancer de la thyroïde, leucémie. En réalité, les maladies liées aux risques nucléaires, radioélément par radioélément qui sont dégagés lors d’une explosion, sont connues depuis Nagasaki. Il n’y a pas cette forme de méconnaissance du risque. Nous sommes en train de défricher sur une population qui est largement contaminée. Lorsque l’on fait des dosages, 95 % de la population antillaise a du chlordécone, plus ou moins selon son alimentation. Sur un territoire largement contaminé par le chlordécone, nous sommes en train d’essayer de définir les maladies qui sont associées à ce produit. C’est compliqué, parce que d’abord, nous ne les connaissons pas. Il n’y a pas énormément de publications dans d’autres pays. Nous avançons grâce aux études. Autre complexité : comme c’est assez uniforme sur les deux îles, nous ne pouvons pas comparer à un groupe équivalent non contaminé. C’est très compliqué. Or, comme dans beaucoup de maladies, il y a aussi des incidences qui sont différentes selon l’endroit où l’on vit, selon les caractéristiques génétiques d’une population, etc. En fait, la complexité scientifique est que nous n’avons pas l’équivalent de la population antillaise vivant dans des îles ressemblant aux Antilles, sans contamination.

M. le président Serge Letchimy. Le drame du chlordécone serait donc pire que celui du nucléaire.

Mme Agnès Buzyn. Je ne sais pas. Je le trouve plus complexe parce que nous ne connaissons pas les conséquences médicales et sanitaires. Nous essayons par le biais des études d’approcher vraiment les conséquences. Nous avançons doucement avec volontarisme. Franchement, nous mettons des moyens. Le problème est que ce n’est pas une question de moyens, mais plutôt de trouver les bonnes méthodes d’évaluation.

Ensuite, c’est un produit de longue durée dans le sol, dont la contamination va persister. C’est la ministre de la santé qui parle : nous pouvons totalement protéger la population antillaise du chlordécone si nous le voulons. Il faut prendre les bonnes décisions sur l’alimentation et sur les cultures, nous avons les moyens. Si toute la population tient compte des recommandations, nous avons les moyens d’aller vers le zéro chlordécone dans l’alimentation. Les gens n’auront donc pas d’imprégnation. Nous avons quand même un moyen d’agir qui est très fort.

M. le président Serge Letchimy. D’accord, mais pensez-vous que les moyens mis en œuvre sont suffisants ? Nous savons que simplement 15 % des terrains chlordéconés sont connus, analysés et identifiés. Il faut accélérer.

Mme Agnès Buzyn. C’est pour cela que je pense qu’il faut que nous allions plus loin.

M. le président Serge Letchimy. Nous avons les moyens, mais nous ne les avons pas mis en œuvre, c’est cela ? Honnêtement.

Mme Agnès Buzyn. Je ne peux pas parler pour les années deux mille. Je ne peux pas m’engager. Ce que je peux dire, c’est que nous essayons vraiment d’avoir la cartographie précise des sols – le ministre en parlera – et de protéger la population de l’alimentation. Il y a des progrès qui sont faits en termes d’agriculture. J’ai été extrêmement surprise de voir que nous sommes capables, en changeant simplement de production agricole, d’avoir des plantes qui sont sans chlordécone. Il y a peut-être aussi des changements d’habitudes alimentaires à avoir. Je pense que le travail est encore devant nous. Le chemin est encore long. C’est le problème. C’est pour cela que je veux que le plan chlordécone IV s’appuie vraiment sur les besoins de la population, pour qu’il soit le plus pertinent possible.

M. le président Serge Letchimy. Tout à l’heure, vous avez employé des mots très forts et vous avez clairement indiqué que l’État doit prendre sa part de responsabilité. Ce sont des paroles d’Emmanuel Macron. Vous n’êtes pas seuls et vous ne vous battez pas seuls. Vous êtes consciente que nous luttons en Martinique et en Guadeloupe. Selon ce que vous dites, nous aurions pu lutter plus collectivement. Vous dites qu’il y a une reconnaissance d’une responsabilité collective. En quoi les Martiniquais et les Guadeloupéens qui n’ont pas utilisé de chlordécone – cela fera environ 98 % de la population – seraient-ils dans une responsabilité collective ? Pour quelle raison ne pas simplement parler d’une responsabilité d’État, une responsabilité de ceux qui l’ont apporté, et une responsabilité de ceux qui l’ont utilisé massivement ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas assumer la responsabilité de la mutation, notamment en matière alimentaire, mais la responsabilité primaire revient quand même à l’État. C’est lui qui a donné des autorisations. Nous avons l’impression qu’il y a une tentative de fuite, en parlant de collectif.

Mme Agnès Buzyn. C’est toujours difficile quand on reprend l’historique d’un événement. Ce sont des décisions qui datent des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. C’est compliqué. Ce n’est certainement pas la responsabilité collective à l’échelon de la population antillaise, qui n’a rien demandé. Elle subit. Ce n’est pas la population entière, mais je pense qu’il y a eu sur place, à un moment donné, des responsabilités partagées. C’est ce que j’ai compris du dossier. Quand l’État a voulu prendre la décision d’interdire le chlordécone ou supprimer l’autorisation, il y a eu des demandes sur place de poursuivre des dérogations pour l’utilisation. Après, je suis ministre de la santé, je ne vais pas refaire l’histoire à la place des historiens, mais c’est en cela que nous voyons qu’il y a eu des responsabilités locales qui ont fait pression sur l’État pour essayer de poursuivre l’utilisation du chlordécone pour améliorer le résultat des cultures de banane. Ne nous méprenons pas, ce ne sont pas nos concitoyens antillais qui sont responsables. Par contre, je veux insister sur le fait qu’il faut vraiment que nous mettions tout en œuvre aujourd’hui pour protéger les Antillais de la consommation de chlordécone. Nous en avons les moyens. Je pense que c’est là que nous avons un rôle collectif à jouer. Je ne vais pas parler de responsabilité, mais nous avons collectivement le rôle d’informer et de rendre ces recommandations bien connues de la population.

M. le président Serge Letchimy. Je vous ai posé des questions pour que vous puissiez expliquer un peu mieux, pour que l’opinion publique ne pense pas que vous attribuez une responsabilité à ceux qui ne sont que des victimes, en quelque sorte. Je vous ai permis de le faire pour que ce soit transparent. L’étude Madiprostate est terminée et est remplacée par KP-Caraïbes, est-ce bien cela ?

Mme Agnès Buzyn. Oui. Malheureusement, Madiprostate n’a pas réussi à apporter des réponses scientifiques aux experts qui avaient évalué cette étude. C’est la raison pour laquelle elle n’a pas été financée. J’étais aux responsabilités à l’INCa au moment où il y a eu le refus de financement de cette étude. J’ai été très embêtée, parce qu’en tant que présidente de l’INCa, il faut savoir que je ne fais que signer les financements en responsabilité, mais que toutes les études financées par l’INCa sont choisies et évaluées par des experts scientifiques, qui jugent du caractère robuste ou pas de la méthode employée. Les experts ont évalué Madiprostate en me disant qu’il ne fallait pas le financer. J’étais tellement ennuyée. J’avais déjà senti que c’était un sujet très grave. À la suite d’une demande de M. Multigner – qui à l’époque était porteur du projet – j’ai accepté de financer un an de plus cette étude, contre l’avis de mes experts, en faisant aider les porteurs de projets d’un comité d’experts scientifiques, pour leur permettre de mieux construire leurs études. À l’issue d’un an, les experts m’ont de nouveau dit que cette étude n’était pas bonne et qu’il ne fallait pas la financer. On me demandera pourquoi je n’ai pas insisté, pourquoi je n’ai pas pris la décision de financer cette étude malgré tout. Il faut savoir que quand on préside l’INCa – ce n’est pas le cas de toutes les agences sanitaires, mais c’est celui de l’INCa –, quand on finance une étude contre l’avis d’un comité d’experts scientifiques, si la Cour des comptes analyse les comptes de l’INCa et qu’elle dit qu’il ne fallait pas financer cette étude parce que nos experts étaient contre, nous risquons la Cour de justice budgétaire de l’État et nous payons sur nos propres fonds personnels. Déjà, j’ai pris sur moi de financer une étude pendant un an, alors qu’on m’avait recommandé de ne pas le faire, et je risquais de perdre environ un million d’euros sur mes deniers personnels. Je n’aurais pas pu les payer, mais j’ai pris un risque personnel sur cette étude, parce que je pensais que c’était important. Je suis heureuse de pouvoir annoncer ce fonds spécifique à l’INCa pour financer des études scientifiques complémentaires, et le fait que nous ayons pu, grâce à un comité d’experts qui a beaucoup travaillé, construire une étude robuste qui est KP-Caraïbes.

M. le président Serge Letchimy. Si je peux conclure ainsi, en tant que ministre de la santé, vous reconnaissez la part importante de la responsabilité de l’État, n’est-ce pas ?

Mme Agnès Buzyn. Je ne sais pas quoi vous répondre, monsieur Letchimy. La responsabilité sur l’autorisation initiale, même le Président de la République l’a reconnue. Bien sûr, il y a une responsabilité de l’État, c’est la raison pour laquelle nous devons avancer sur ce dossier.

M. le président Serge Letchimy. Le Président de la République a parlé de responsabilité collective. L’État doit prendre sa part de responsabilité. Je pense que dans une part, il y a d’autres parts. Nous verrons.

Mme Agnès Buzyn. Je pense que le Président de la République voulait pointer qu’à un moment donné, l’État a voulu interdire le chlordécone et il y a eu des pressions très fortes localement pour ne pas le faire.

M. le président Serge Letchimy. Nous pouvons discuter de beaucoup de choses, notamment de l’avis de la commission de toxicité en 1969 qui disait très clairement que le produit était dangereux, toxique et durable dans le sol, qu’il allait polluer l’environnement et les individus. Je salue le Président de la République qui est le premier à avoir déclaré la responsabilité, mais je veux asseoir cette responsabilité. Nous sommes d’accord sur le fait qu’il y a une responsabilité de l’État, reconnue par l’État. Vous êtes le ministre depuis deux ou trois ans, mais je parle de la République. Oui ou non ?

Mme Agnès Buzyn. Il y a évidemment une part de responsabilité de l’État. Aujourd’hui, nous devons dire aux Antillais que l’État est au rendez-vous pour les protéger. J’entends ce que vous voulez dire par rapport à la responsabilité antérieure. Sincèrement, c’est moins la ministre de la santé que le ministre de l’agriculture ou de l’environnement qui doit vous répondre sur cette question de la part de la responsabilité. La part de responsabilité de l’État est évidente, mais quand je me pose en ministre de la santé, ma responsabilité aujourd’hui est de tout mettre en œuvre pour connaître les risques sanitaires liés aux produits, faire des études et les financer, et protéger la population de la voie alimentaire, qui est aujourd’hui la seule voie de contamination. C’est un engagement plein et entier.

M. le président Serge Letchimy. Je salue cet engagement. Je note avec satisfaction que vous reconnaissez la responsabilité de l’État.

Mme Justine Benin, rapporteure. Madame la ministre, comme vous l’avez dit, le prochain plan chlordécone doit parler au quotidien des gens. Ma question est la suivante : faudrait-il, à votre avis, un référent disposant de l’autorité nécessaire pour piloter le plan chlordécone à l’échelle locale ?

Mme Agnès Buzyn. C’est une très bonne question. Les précédents plans chlordécone étaient pilotés par le directeur général de la santé. En réalité, nous avons besoin d’un plan interministériel. C’est clair. Nous avons besoin du ministère de l’agriculture pour faire la cartographie des sols, pour changer les semences, éviter qu’il y ait des plantes contaminées. Nous avons besoin du ministère de la santé pour l’évaluation de l’eau, pour les jardins familiaux. Nous avons évidemment besoin de tous les services de l’État. La personne qui me paraît la mieux positionnée pour de l’interministériel est le préfet, avec un lien très fort avec l’ARS. Le pilotage national doit être interministériel. D’ailleurs, nous l’avons parfaitement assumé avec Mme Annick Girardin pour les outre-mer, M. Didier Guillaume pour l’agriculture et Mme Frédérique Vidal pour la recherche. Nous nous sentons tous concernés. Personne ne repasse le bébé à son voisin – si je puis dire. En tant qu’élus des Antilles, dès le début, nous avons pris le sujet à bras-le-corps, et nous ne fuyons aucune responsabilité. Il faut un pilotage interministériel et nous l’assumons. Ce n’est pas faire injure au préfet que de considérer avec bienveillance la possibilité qu’il désigne localement un coordonnateur local à plein temps dans chacune des deux îles. Aujourd’hui, la responsabilité d’une politique interministérielle incombe aux préfets. S’ils estiment qu’ils n’ont pas les moyens ou le temps de l’assumer pleinement et qu’il faut un coordonnateur local, je pense qu’ils peuvent le faire avec les ARS qui sont très au fait du sujet.

M. le président Serge Letchimy. Madame la Ministre, vous avez anticipé une préoccupation. Nous l’avons entendu en Martinique et au cours des auditions en Guadeloupe, il y a insuffisance des pilotages, pas seulement du préfet. Le préfet de la Guadeloupe a délégué à une femme remarquable – Mme Virginie Klees – qui a innové, mais honnêtement, en confiant cela à une personne qui a 50 millions de choses à faire en plus de piloter le chlordécone, personne ne peut comprendre que vous cherchiez de l’efficacité. Nous cherchons plutôt la confusion. Quant à la Martinique, il y a un préfet qui s’occupe de tout, de la République, et il coordonne le plan chlordécone. Je comprends pourquoi son prédécesseur est resté quatre ans sans réunion de plan chlordécone.

Il y a quand même un pilotage local sous l’autorité du préfet, et pas par le préfet lui-même. De plus, il n’y a pas de quoi mettre en place un délégué interministériel, comme vous l’avez fait pour le glyphosate pour coordonner l’ensemble des actions des ministères. Vous savez pertinemment qu’une réunion interministérielle peut durer de dix minutes à deux heures. Pour le plan chlordécone, cela a duré dix minutes.

Mme Agnès Buzyn. Je vais vous rassurer, monsieur Letchimy, parce que je suis très attentive au sujet. En Martinique, j’ai choisi le nouveau directeur général de l’ARS que je viens de nommer, en particulier parce qu’il avait suivi avec moi les questions du chlordécone à l’INCa. Il connaît parfaitement le sujet. C’est un médecin de santé publique.

M. le président Serge Letchimy. Seriez-vous favorable aux tests gratuits pour toute la population, ou pour les personnes sensibles ? Ce sont deux hypothèses dont nous avons discuté avec le directeur général.

Mme Agnès Buzyn. Je comprends le besoin d’une coordination locale au niveau national. Il faut une coordination interministérielle, mais la nomination d’un délégué interministériel dépend d’un premier ministre. Prendre l’engagement et dire qu’il faut un délégué interministériel revient à me substituer au rôle du Premier ministre.

M. le président Serge Letchimy. C’est votre avis que nous cherchons.

Mme Agnès Buzyn. Cela peut être quelqu’un du ministère, tout à fait. Je pense que cela peut être utile. Après, vous m’interrogez sur les tests. Je sais que c’est une forte demande de la population. En réalité, je pense que c’est potentiellement anxiogène et qu’il faut le faire dans le cadre d’études de recherche. Je vais vous expliquer pourquoi. Vous le savez, le chlordécone disparaît dans le sang au bout de six mois. Le dosage de chlordécone est dépendant de ce que vous avez mangé dans les six mois précédents. Selon que vous avez mangé des choses contrôlées ou non contrôlées, vous pouvez avoir beaucoup de chlordécone ou pas du tout. Pour connaître l’imprégnation individuelle, il faudrait donc quasiment faire des dosages tous les trois mois, cela n’a pas de sens. Il vaut mieux se protéger en mangeant proprement des choses contrôlées, et là, nous sommes sûrs d’avoir un taux de chlordécone à zéro.

Par contre, dans le cadre d’études pour vérifier si la quantité de chlordécone présente dans le sang est en lien avec des pathologies, je pense que c’est important, et nous pouvons tout à fait imaginer faire des dosages sanguins, notamment dans les cohortes que nous mettons en place chez les femmes enceintes, par exemple, ou chez des travailleurs exposés. C’est ce que nous avons fait. Il est clair que les mesures de chlordéconemie n’ont pas d’intérêt à l’échelon individuel, parce qu’elles vont changer tous les mois. Nous n’allons pas demander aux gens de se faire une prise de sang tous les mois. Il vaut mieux qu’ils se protègent en mangeant proprement. Cela a un intérêt à l’échelon collectif pour voir l’imprégnation d’une population et s’il y a une relation entre le niveau de chlordécone dans le sang et des pathologies. Santé publique France dit aujourd’hui sur les différentes études qui ont eu lieu dans la population générale, que les taux moyens de chlordécone dans le sang sont en diminution depuis dix ans. Nous voyons bien que la population a changé ses habitudes alimentaires, elle est en train de se protéger. Les gens sont moins imprégnés de chlordécone qu’ils ne l’étaient auparavant. Nos mesures fonctionnent. Si nous arrivons à cette alimentation zéro chlordécone, en réalité, les gens n’auront pas besoin de se poser la question.

Les taux les plus élevés sont retrouvés chez les gens qui mangent énormément de produits de la pêche. Là, cela ne diminue pas, parce qu’il semblerait qu’avec l’eau de pluie qui amène le chlordécone sur le littoral, poissons, coquillages et crustacés sont très contaminés. Cela concerne aussi tous ceux qui mangent beaucoup de tubercules et de racines, et ceux qui mangent beaucoup dans les circuits informels du bord des routes. Il faut éviter. C’est vraiment cela notre objectif principal, aujourd’hui.

Comme c’était une demande récurrente, la DGS a saisi la Haute Autorité de santé (HAS), pour savoir si le test avait un intérêt. Je vous donne mon avis, mais nous avons évidemment saisi une autorité indépendante scientifique pour savoir s’il y aurait un intérêt à doser le chlordécone dans le sang dans le cadre d’un dépistage. À partir du moment où les taux sont variables d’un jour à l’autre en fonction de ce qu’on mange, tous les six mois, cela me paraît peu probable. Cependant, nous les laissons faire leur travail. Ils ne rendront leurs conclusions qu’en 2020, pour savoir si ce dosage a un intérêt en population générale.

Pour ceux qui le souhaitent, il y a un dosage possible à l’Institut Pasteur de Guadeloupe, à partir de la fin 2019. La HAS donnera son avis sur l’intérêt, et c’est seulement la HAS dit qu’un test a un intérêt qu’il est remboursé par la sécurité sociale. Le remboursement de ce test par la sécurité sociale dépendra donc de l’avis de la HAS, comme tout test de diagnostic ou de dépistage dans notre pays.

Je soutiendrai toutes les études, notamment celles de recherche clinique sur les femmes enceintes. S’il y a des chercheurs qui souhaitent monter des cohortes, nous les soutiendrons.

Mme Justine Benin, rapporteure. Je souhaite vous poser deux questions s’agissant du fonds d’indemnisation des victimes. Ce fonds prend-il en compte les anciens et actuels travailleurs de bananes affiliés à la Caisse générale de sécurité sociale, les ouvriers et anciens ouvriers payés à la tâche ? Ensuite, faut-il prévoir une indemnisation de toutes les victimes potentielles, et sous quelle forme ?

Mme Agnès Buzyn. Comme toujours dans une démarche pour identifier les conséquences d’un toxique sur le plan de la santé, nous commençons par regarder chez les personnes qui ont été les plus exposées, à savoir les travailleurs de la banane. Ce sont eux qui vont nous dire quelles pathologies sont développées quand on est extrêmement imprégné de chlordécone.

Ce fonds d’indemnisation des victimes des phytosanitaires s’adresse aujourd’hui aux personnes qui ont été en contact direct par leur travail, ou par exemple les conjoints ou les enfants nés de personnes enceintes, qui auraient été exposés dans le cadre du travail. Le champ de ce fonds est un peu plus large que celui les travailleurs, il touche aussi les conjoints ou les enfants des couples qui travaillent dans l’exploitation. C’est une couverture qui identifie des personnes « à haut risque », c’est-à-dire celles qui auront été les plus touchées.

Si nous mettons en évidence des pathologies liées au chlordécone, ce fonds pourra éventuellement être amené à évoluer, mais la première étape est celle-ci. Cela va être voté dans le PLFSS 2020. J’en suis très fière parce que c’était une demande de longue date. C’est vraiment affirmer que devant un risque sanitaire avéré, nous nous donnons les moyens de compenser pour les personnes qui ont subi les conséquences.

M. le président Serge Letchimy. Avez-vous mesuré l’impact ? Vous savez pertinemment que selon le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), sur les 100 000 personnes potentiellement touchées par les accidents de travail, maladies professionnelles, il n’y en a que 10 000 dont les dossiers ont réussi à avancer, et vous n’en avez indemnisé qu’environ 3 000. Le taux est extrêmement faible, parce que c’est le malade qui doit prouver qu’il y a un lien entre sa maladie et le chlordécone. Vous rentrez dans un processus où la plupart des experts martiniquais et guadeloupéens qui ont travaillé sur le dossier, disent que vous n’allez pas indemniser plus de 1 % de la population agricole réelle. Ne serait-ce pas une manière de contourner une difficulté qui consiste à dire que 92 % et 95 %, cela fait environ 750 000 à 800 000 personnes, et pas 12 000 ?

Mme Agnès Buzyn. C’est tout le contraire, Monsieur Letchimy. Ce fonds d’indemnisation vise justement à arrêter ce processus au cas par cas, dont nous savons qu’il ne touche pas la majorité des victimes potentielles de cette imprégnation. C’est justement pour changer la méthode. Le premier changement est de créer un fonds systématique pour toute personne qui aura été exposée dans le cadre de sa vie professionnelle, ou enfant dans le ventre de sa maman exposée, ce n’est pas rien. C’est la première fois que nous créons un fonds comme cela. Cela n’existe pas, aujourd’hui. Nous simplifions le processus d’indemnisation en inscrivant certaines maladies dans le tableau des maladies professionnelles. Pourquoi est-ce si long ? Aujourd’hui, quand vous regardez les tableaux des maladies professionnelles, il n’y a rien en face du chlordécone. Ce n’est pas reconnu.

Une intervenante. Et le lymphome ?

Mme Agnès Buzyn. Les lymphomes, ce sont tous les pesticides. En dehors des lymphomes, il n’y a rien. Que faisons-nous ? Nous disons aux agences, à l’ANSES et à l’INSERM, de nous dire quelles maladies sont liées au chlordécone pour les inscrire dans le tableau des maladies professionnelles. C’est justement pour arrêter cette forme de course à l’indemnisation, qui est un parcours du combattant pour les personnes, que nous créons ce fonds et que nous travaillons sur le tableau des maladies professionnelles. C’est justement pour inverser la donne et ne pas rester dans ce schéma.

M. le président Serge Letchimy. D’accord, mais que faites-vous des 730 000 qui restent ?

Mme Agnès Buzyn. Les 730 000 ?

M. le président Serge Letchimy. 750 000 personnes moins 13 à 15 000, cela fait 735 000 personnes. Pour ceux dont le sang est imprégné du chlordécone, y a-t-il un fonds d’indemnisation global pour répondre clairement aux besoins des pêcheurs ? Ils doivent aller pêcher plus loin, sans moyens supplémentaires de soutien. Il leur faut des bateaux plus longs, plus grands, et des matelots plus nombreux, avec une aide de l’ordre de 5 000-6 000 euros. Il y a les agriculteurs qui doivent assumer les mutations. C’est bien de dire qu’il faut consommer propre, mais ce n’est possible que si la production est propre. Pour faire cet effort de mutation agricole, il faut investir et dépenser. Pour pouvoir faire le test agricole dans JAFA, cela marche, mais hors JAFA, il n’y a pas d’aide. La dépollution du terrain va coûter de l’argent. Le fonds d’indemnisation global pourrait être affecté à des secteurs économiques. Qu’en faites-vous ? Cela fait 730 000 personnes.

Mme Agnès Buzyn. Je comprends. Le fonds d’indemnisation est vraiment pour les gens qui ont développé une maladie. Ce n’est pas un fonds d’indemnisation d’aide à la reconversion. Cela n’est pas dans mon champ d’expertise. C’est pour cela que je ne sais pas quoi vous répondre. Il faudra demander à M. Didier Guillaume. J’apprends par exemple qu’il faudrait des bateaux plus longs, ce n’est pas mon champ.

M. le président Serge Letchimy. Vous voyez bien que face à un problème, je suis baladé entre M. Didier Guillaume, vous-même, Mme Annick Girardin.

Mme Agnès Buzyn. Non, vous n’êtes pas baladé. Nous prenons chacun notre responsabilité.

M. le président Serge Letchimy. D’accord, mais sur le terrain, ce n’est pas segmentable. Pour vous, vu d’ici, c’est segmentable, mais pour nous, là-bas, cela ne l’est pas. Nous sommes à la fois hommes, pêcheurs, agriculteurs, enfants, femmes enceintes. Nous sommes tout en même temps, nous ne disséquons pas. Nous ne savons pas qu’une partie vient de Mme Agnès Buzyn, une autre de M. Didier Guillaume. C’est pour cela que nous parlons de fonds. Je ne suis pas favorable à une indemnisation individuelle de tout le monde, du fait que l’État soit favorable. Je suis favorable à un fonds d’indemnisation pour réparer – ce n’est pas moi qui ai employé ces termes-là, c’est le Président de la République – globalement et collectivement. C’est pour cela que la question de Mme Benin était importante.

Mme Agnès Buzyn. Pour le fonds d’indemnisation, nous parlons de deux objets qui sont dans le champ du ministère de la santé et de la loi de financement de la sécurité sociale, un fonds d’indemnisation sanitaire sur les maladies. Vous me parlez d’un fonds d’indemnisation qui serait plutôt sur le budget de l’État, de l’agriculture ou de l’environnement, pour dépolluer les sols, changer les cultures, acheter des bateaux, etc. Évidemment, je n’ai pas travaillé ce sujet.

M. le président Serge Letchimy. Quel est votre avis personnel ?

Mme Agnès Buzyn. Je pense évidemment qu’il faut aider les gens à se reconvertir, mais je ne sais pas si c’est sous la forme d’un fonds. Le plan chlordécone doit être multisectoriel. Il doit être une forme de réparation collective des dommages, mais je ne sais pas le faire dans mon champ ministériel.

M. le président Serge Letchimy. Vous, Agnès Buzyn, y seriez-vous favorable ?

Mme Agnès Buzyn. Je suis toujours favorable pour aider les populations à se protéger, notamment sur le plan alimentaire. C’est évident. Je crois que l’enjeu pour l’avenir est vraiment de protéger l’alimentation.

Mme Justine Benin, rapporteure. Mme la Ministre a bien fait, elle a répondu à son engagement dans le cadre du PLFSS, c’est ce qu’elle avait promis. Je suis satisfaite.

Pensez-vous que le suivi de l’état de santé des populations de Guadeloupe et de Martinique soit suffisant ? Par ailleurs, les infrastructures sanitaires de la Guadeloupe et de la Martinique sont-elles suffisantes pour faire face à l’accompagnement des populations face à cette pollution ?

Mme Agnès Buzyn. Je vais peut-être parler de l’offre sanitaire. Aujourd’hui, nous savons à quel point nous avons des investissements à faire en Guadeloupe et en Martinique. Ne doutez pas de mon engagement pour remettre à niveau l’offre de soins de la Martinique et de la Guadeloupe. Je l’ai déjà montré dans les investissements que nous faisons dans mes déplacements sur place. J’ai toujours été choquée par les inégalités de santé. C’est insupportable pour moi en tant que médecin. Dans mes postes antérieurs, j’avais déjà voulu mieux aider la Guadeloupe et la Martinique sur le dépistage des cancers. Je suis vraiment formellement engagée et à l’écoute des besoins. Or on ne répare pas un sous-investissement ou un sous-engagement en deux ans. J’ai mis des moyens. Le CHU de la Guadeloupe est en train de se construire, j’aide le CHU de la Martinique. J’essaie de favoriser les professionnels libéraux qui s’installent, y compris des spécialistes, pas que des médecins généralistes. Je lève les barrières pour vraiment renforcer l’offre de soins locale. C’est un engagement que j’ai pris de longue date et sur lequel je serai à côté de vous dans la durée.

Ensuite, la population est très suivie. Il y a un registre des cancers qui couvre toute la population. Cela n’est pas vrai partout en métropole, où simplement 20 % de la population est couverte par les registres des maladies. Il y a des études spécifiques qui sont financées. Je viens de vous annoncer un fonds au sein du budget de l’Institut national du cancer, dédié à toutes les études que voudront faire les professionnels ou les chercheurs dans ce champ-là. Après, pour dire que la population ne serait pas suffisamment suivie, il faudrait savoir ce que nous cherchons. Or, la première étape est vraiment de définir ce que l’on doit rechercher et ce que l’on doit prévenir. Je le répète, je pense que l’urgence est vraiment le zéro chlordécone dans l’alimentation. Si nous arrivons à faire cela, il n’y aura plus d’inquiétude pour la population pour l’avenir.

Un registre des cancers a été mis en place grâce à l’ancien plan chlordécone, mais nous avons aussi un registre des malformations congénitales aux Antilles (REMALAN) créé aussi grâce au plan chlordécone en 2014. Nous avons un dispositif de toxicovigilance spécifique aux Antilles, créé en 2014, pour vérifier la dépollution des sols et les conséquences sanitaires. En fait, nous sommes en train d’équiper la Guadeloupe et la Martinique progressivement, pour justement prendre en compte ce besoin spécifique de suivi des populations.

Mme Mathilde Panot. Vous avez détaillé un certain nombre de mesures pour être à la hauteur des enjeux de ce drame humain et environnemental, dont nous parlons maintenant depuis longtemps. Je vous remercie pour les mesures que vous avez détaillées. Toutefois, je suis assez catastrophée de voir que malheureusement, le scandale d’État du chlordécone risque de ne pas être le seul, et de voir à quel point les effets sur les humains, sur les générations à venir, sur l’environnement, risquent d’être reproduits si nous ne tirons pas les leçons de cette prime de l’économie sur la santé des citoyens et citoyennes. Malheureusement, nous ne savons pas si le glyphosate n’est pas un nouveau chlordécone. Tout à l’heure, il était intéressant que M. le Président parle du nucléaire, puisqu’effectivement, un chercheur avait comparé ce qui se passait aux Antilles à une catastrophe nucléaire. C’est vrai que sur le nucléaire, les risques sont peut-être plus connus, quoique moins dits. Nous pouvons aussi parler de l’amiante, et malheureusement, il y aura encore d’autres produits si un principe de précaution n’est pas réellement appliqué et si nous ne trouvons pas une solution pour que l’intérêt des populations soit enfin pris en compte, et que cela ne soit pas toujours un modèle économique qui prime. Quelles sont vos recommandations pour que nous ne soyons plus jamais dans un modèle qui fasse primer l’économie sur la santé des populations ?

Mme Agnès Buzyn. Je ne suis pas ministre de l’économie ou de l’agriculture. Je suis ministre de la santé. Je suis évidemment extrêmement attentive à tous les enjeux de santé publique. Je veux quand même rappeler que les produits que nous utilisons aujourd’hui dans l’alimentation sont des produits qui vont chercher le rendement, et ont un impact économique sur les rendements des agriculteurs, mais ce sont aussi des produits qui, pour certains, ont permis d’éviter un certain nombre de maladies liées à l’alimentation, dont on mourrait. Il faut que nous fassions attention dans les changements de modèles agricoles, à ne pas voir réapparaître des maladies anciennes, comme le botulisme. C’est très important que nous soyons attentifs à l’impact de toutes les reconversions agricoles sur la santé.

Comme tout le monde, je suis convaincue que nous devons changer notre modèle agricole. Le Gouvernement est pleinement engagé. Il a un objectif de réduction de 50 % des pesticides à l’horizon 2025. C’est le plan Ecophyto sur lequel nous sommes engagés. Nous sommes le seul pays à avoir pris l’engagement de sortir du glyphosate en trois ans. Nous avons bien évidemment des engagements puissants de la France. Faisons attention aussi à ne pas exposer nos populations à des aliments venant d’ailleurs, c’est-à-dire en mettant une pression extrêmement forte sur nos agriculteurs, et se retrouver avec des produits agricoles importés qui seraient de moins bonne qualité. Je regarde tous ces enjeux de façon très attentive.

Je regarde aussi les enjeux de recherche et de connaissance, parce qu’en réalité, nous mettons dans le même panier tout un tas de produits dont nous ne connaissons pas la toxicité individuelle, et encore moins la toxicité cumulée. Je pense que nous avons un énorme travail à faire, de recherche sur les toxicités environnementales. Nous disposons d’une base extraordinaire. Pour la première fois, Santé publique France a publié une étude T0, c’est-à-dire qui va nous permettre de regarder ce qui se passe à l’avenir, un T0 de toute l’imprégnation de la population française en termes de pesticides et de produits phytopharmaceutiques. Cette étude a été rendue publique il y a un mois, et cela va nous permettre de voir si à l’avenir, toutes les politiques que nous menons permettent réellement une réduction de l’imprégnation de la population. C’est très important. Mon travail est de réduire au maximum les imprégnations, vérifier que les politiques que nous menons ne font pas émerger de nouveaux risques, pour que nous ne nous mettions pas à utiliser de nouveaux produits qui seraient a priori moins toxiques, et qui risqueraient en fait d’avoir d’autres toxicités de long terme que nous ne connaissons pas. À chaque fois que nous touchons à ces politiques, je regarde l’impact immédiat et l’impact à long terme. Mon travail est de vérifier que la population française est le moins imprégnée possible en produits chimiques, quels qu’ils soient. Je pense que si nous pouvons éviter les produits chimiques, il faut le faire. Mon devoir est aussi de vérifier que les décisions que nous prenons n’exposent pas à des risques à long terme différents de ceux que nous envisageons aujourd’hui. En réalité, de quoi souffrons-nous dans les scandales que vous évoquez ? Il s’agit de décisions prises il y a 30 ans ou 40 ans, dont nous n’avons pas perçu l’impact sanitaire 40 ans après. Je ne voudrais pas être une ministre qui participe à prendre des décisions qui vont avoir un impact sanitaire de 30 à 40 ans que nous n’aurons pas vu. Soyons très attentifs à ce que nous faisons.

Enfin, nous mettons en place un quatrième plan national santé environnement, qui va être révélé très prochainement, pour les années 2020. Cela va s’appeler « Ma santé, mon environnement », et va veiller à renforcer tous les travaux de recherche sur la santé environnementale – notre niveau de connaissance étant insuffisant – et favoriser la réduction des risques, l’information des populations vulnérables, femmes enceintes, enfants en bas âge, etc. Ce plan est un engagement très fort, notamment pour la santé des enfants, avec un site internet que nous venons d’ouvrir, qui s’appelle « J’agis pour bébé ». C’est un site pour toutes les femmes enceintes et tous les parents d’enfants en bas âge, qui permet de mieux connaître les produits chimiques auxquels ils sont exposés, et pas seulement alimentaires ; c’est aussi dans la maison. Le principe de précaution doit prévaloir. Dès que nous pouvons réduire un risque, nous le réduisons. Nous avons aussi dans les agences sanitaires, mais maintenant au niveau européen, une voie française apportée sur la réduction des conflits d’intérêts et les liens d’intérêt des experts. En France, les choses ont été assez bien réglées depuis la loi relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, mais je pense qu’au niveau européen, il y a encore beaucoup d’actions à mener.

M. le président Serge Letchimy. Quel est votre sentiment sur le fait de faire du chlordécone une priorité stratégique en matière de recherche ?

Mme Agnès Buzyn. Je l’ai fait pour plusieurs raisons. D’abord, parce que cette histoire dure depuis trop longtemps. Je trouve que mettre autant de décennies pour être capable de proposer une alimentation zéro chlordécone… Je pense qu’il faut en faire une priorité stratégique. C’est ce que j’ai demandé à l’ANSES et à l’INSERM : prioriser sur le chlordécone par rapport aux autres pesticides dans leur évaluation collective.

M. le président Serge Letchimy. Je tiens vraiment à vous remercier. Je pense que l’ensemble des collègues notent votre détermination. Ce n’est pas dans nos habitudes de donner des félicitations à la fin, mais nous ne pouvons pas nous en empêcher. Nous comptons sur vous pour peser plus lourdement auprès du Président de la République et auprès du Premier ministre pour que nous allions vers les enjeux de responsabilité et de priorité, pour un sujet qui n’aurait pas dû durer 50 ans, comme vous l’avez indiqué.

Merci beaucoup.


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   Mardi 15 octobre 2019

Audition de Mme Annick Girardin, ministre des Outre-mer

M. le président Serge Letchimy. Bienvenue aux élus qui participent très activement aux travaux de cette commission. Nous allons entendre Mme Annick Girardin, ministre des outre-mer. Chère Annick Girardin, je vous souhaite la bienvenue.

Je voudrais rappeler que les membres de la commission ont décidé de rendre publiques les auditions. Ces auditions sont donc enregistrées, filmées, et retransmises en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. Je dois dire que c’est très suivi, d’après les retours.

Je rappelle que l’article six de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité. Je vous invite donc, madame la ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Annick Girardin prête serment.)

Je suis amené aussi à faire jurer les membres présents qui peuvent, s’ils le souhaitent, prendre la parole. Madame Gaëlle Nerbard, monsieur Emmanuel Berthier, monsieur Arnaud Martrenchar et madame Sandra-Elise Reviriego, veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(Mme Gaëlle Nerbard, M. Emmanuel Berthier, M. Arnaud Martrenchar et Mme Sandra-Elise Reviriego prêtent successivement serment.)

Mme Annick Girardin, ministre des outre-mer. Vous avez auditionné hier mes collègues Frédérique Vidal et Agnès Buzyn, qui sont des scientifiques de formation et de renom. Elles ont pu, à cette occasion, répondre à vos questions de façon précise et détaillée dans leurs champs respectifs. Pour ma part, vous le savez, je suis une femme de terrain, une politique qui est députée depuis 2007 et, je l’avoue, j’ignorais presque la question du chlordécone jusqu’à mon arrivée à l’Assemblée nationale. Mais très vite, j’ai pris la mesure du sujet au contact des parlementaires ultramarins, et notamment ceux qui venaient de Martinique et de Guadeloupe. J’ai saisi qu’il y avait là une incompréhension, une défiance à l’égard de l’État et de l’ensemble des gouvernements successifs. Je crois même que l’on peut parler de suspicion – le mot est important – de dissimulation d’information. Ce qui est clair, c’est qu’il y avait une perte de confiance totale. C’est à mon arrivée au ministère des outre-mer et au gré de vos interpellations, courriers d’associations, de particuliers également, en allant sur place en Martinique, en Guadeloupe, au contact des populations antillaises, que j’ai compris la gravité de l’impact du chlordécone au niveau sociétal dans les Antilles françaises. J’ai dit « sociétal », car au-delà des données scientifiques qui sont exposées, c’est bien le ressenti et certainement le manque d’information de nos concitoyens qui est au cœur du sujet. Comment ne pas réagir quand on entend des mots comme « empoisonnement collectif » ? Comment répondre à ce besoin plus que légitime de comprendre et d’être rassuré ? Ce qu’ont exprimé les Martiniquaises, les Martiniquais, les Guadeloupéennes et les Guadeloupéens.

Je veux bien sûr ici saluer la création de cette commission qui doit permettre de faire la lumière sur ce passé et de proposer, c’est ce qui m’intéresse, des solutions pour l’avenir à la hauteur du drame vécu par les Antilles. Plus largement, le deuxième, le troisième, et le quatrième plan chlordécone que nous allons travailler ensemble doit répondre au souci de transparence et à l’obligation que nous avons tous aujourd’hui, État et Gouvernement, devant les populations, d’être à ce rendez-vous.

Je crois qu’il faut que nous changions nos méthodes, que nous renforcions la communication. Les plans déployés par l’État ont été insuffisamment expliqués et je l’ai dit dès mon arrivée au ministère, il y a des actions, des mesures, des plans, mais force est de constater que nous, État, avons encore des efforts à faire sur l’information, sur la communication des populations. Au-delà aussi, nous avons des efforts à faire dans nos actions, dans la sécurité alimentaire, qui pose d’ailleurs la question de la mutation du système de production agricole et de pêche, et je sais que demain, mon collègue ministre de l’agriculture et de la pêche sera devant vous. C’est dans ces circonstances que j’ai souhaité réunir au ministère des outre-mer la ministre de la Santé, puisque nos directions respectives copilotaient le plan chlordécone avec le ministère de l’Agriculture en mars 2018, en présence de l’ensemble des parlementaires – certains sont ici – et présidents d’exécutif de Guadeloupe et de Martinique. Je tiens encore à remercier l’ensemble des participants à cette réunion parce qu’elle était inédite. C’est la première fois, au vu des données que nous avions en arrivant, qu’avec la ministre de la Santé, nous avons décidé d’animer nous-mêmes ce type de rencontres avec les élus, d’animer nous-mêmes les rendez-vous bilan du plan chlordécone III, mais aussi la future préparation du plan chlordécone IV. Je veux ici dire que ce n’était pas une habitude, que les ministres prennent directement en main ces dossiers, mais cela a été pour nous une évidence. Très vite d’ailleurs, Frédérique Vidal, son cabinet, et celui de Nicolas Hulot nous ont rejoints pour préparer la feuille de route 2019-2020 que le Président de la République avait annoncée. Bien sûr, nous l’avons fait avec Jérôme Salomon, le directeur général de la santé (DGS), et avec Emmanuel Berthier, le directeur général des outre-mer (DGOM), qui copilotent ce dispositif. Les rendez-vous à ce moment-là ont été largement médiatisés parce que des ministres étaient à la barre, parce que des parlementaires étaient en face pour faire en sorte que nous arrivions à trouver des solutions ensemble aux inquiétudes qui étaient posées. Je reste persuadée que cette transformation, cette manière de travailler différemment, cette volonté de travailler tous ensemble, ont fait que ce sujet a largement été remis sur le haut des priorités du gouvernement. Cela a été confirmé aussi par, en parallèle, les propos du Président de la République qui ont été clairs au sujet du chlordécone. Il était aux Antilles. Il a déclaré : « la pollution au chlordécone est un scandale environnemental. La responsabilité en est collective. L’État doit prendre sa part de responsabilité dans cette pollution. » C’est la première fois qu’un président s’exprime sur le chlordécone de cette manière sur les territoires concernés et reconnaît sa part de responsabilité. Cette responsabilité partagée nous oblige à l’action, à une action collective et coordonnée entre l’État, les collectivités territoriales notamment, mais ce sont aussi des actions que nous devons mener avec les populations.

Vous savez, ma manière de faire, c’est la co-construction. Cette co-construction, nous devons la faire avec celles et ceux qui sont directement concernés. C’est certainement à l’échelon local que nous avons péché en n’intégrant pas assez dans nos réflexions les maires, par exemple, qui sont au plus proche des populations, et les populations elles-mêmes. Je crois que c’est tout le sens du travail de transparence que nous avons voulu mettre en place depuis maintenant de nombreux mois. C’est le sens aussi du travail au plus proche du terrain avec les COPIL (comités de pilotage locaux). Il faudra que nous arrivions à redynamiser le travail dans ces réunions de terrain parce que nous pouvons constater aujourd’hui qu’il n’y a pas assez de participation locale, sans doute parce que c’est nouveau, sans doute parce que personne n’en a encore pris l’habitude.

Avec mes collègues ministres, nous sommes engagés collectivement au nom du Gouvernement aux côtés des Antillais et des Antillaises sur la question de la pollution au chlordécone.

Mme Justine Benin, rapporteure. Ma première question porte sur cette pollution ô combien désastreuse pour nos populations de Guadeloupe et de Martinique. Vous avez certes commencé à répondre, mais vous allez quand même préciser certains points. Votre ministère est chargé de coordonner la politique de l’État en outre-mer. Pourquoi n’êtes-vous pas aujourd’hui le ministre coordinateur du plan chlordécone ?

Mme Annick Girardin. Peut-être un peu d’histoire avant de répondre à votre première question. Tout d’abord, on peut le reconnaître, la prise de conscience des pouvoirs publics sur la pollution au chlordécone a été tardive. À la suite des études faisant état d’une possibilité de contamination de l’environnement, une mission interministérielle était envoyée en 1998. Cette mission concluait à la nécessité d’identifier les analyses pour mesurer la réalité de la contamination sur le terrain. S’en est suivi un plan de surveillance global des résidus des pesticides. Un plan global interministériel d’évaluation et de gestion des risques liés au chlordécone a été décidé et élaboré en 2003 seulement par le ministre de l’Agriculture, à l’époque, Hervé Gaymard. Il s’est poursuivi jusqu’en 2008, date de la mise en place des premiers plans chlordécone.

Les deux premiers plans nationaux chlordécone, 2008-2010 et 2011-2013, étaient pilotés par le DGS. Les aspects prioritaires de protection de la santé des populations justifiaient sans doute ce choix. En octobre 2007, le Premier ministre a en effet confié au professeur Didier Houssin, DGS à l’époque, la coordination nationale du plan. À l’issue du plan II, 20112013, compte tenu des aspects cette fois-ci interministériels, puisque c’est là que le plan s’étend, allant au-delà du champ de la santé puisque cela touche l’environnement, la recherche, l’accompagnement des professionnels, le Premier ministre a décidé – nous étions en janvier 2014 – de confier le copilotage du plan II, 2014-2020, au DGS, qui poursuit sa mission, mais également de le faire avec le DGOM. C’est sous leurs présidences respectives que sont aujourd’hui organisés les copilotages nationaux. Le copilotage DGOM-DGS se justifie par les aspects interministériels, tout en mettant en avant l’aspect prioritaire – je crois qu’il faut le garder – de la protection des populations. Au plan local, nous avons remis en place les COPIL depuis 2018. Cela faisait quatre ans qu’ils ne s’étaient pas réunis dans les territoires.

Les efforts fournis par le préfet de la Martinique d’un côté, et par la Secrétaire générale de la Guadeloupe de l’autre, sont conséquents. Je tiens ici à les saluer et à les remercier pour leur travail, comme je le fais d’ailleurs pour les deux directions qui copilotent cet exercice. En même temps, je me demande s’il est pertinent de garder ce modèle sur la durée. Pourquoi ? Parce qu’un préfet, parce qu’un Secrétaire général en préfecture a d’autres priorités également. Je peux sans doute en témoigner en tant que ministre des outre-mer, puisque je suis responsable en grande partie des missions toujours plus importantes qui leur sont confiées. Je suis obligée aussi de reconnaître que nous ne pouvons pas tout faire, surtout si nous voulons bien le faire. Je suis encore en même temps partagée pour être très honnête. Monsieur le président, vous avez émis l’idée hier à Mme Agnès Buzyn de mettre en place un référent unique – pourquoi pas un délégué interministériel – avec notamment des coordinateurs locaux. Je crois que le travail qui nous attend le nécessitera. Si j’ai estimé en mars 2018 que je devais prendre l’initiative, avec ma collègue Agnès Buzyn, d’une réunion interministérielle pour répondre aux fortes inquiétudes produites par le rapport de l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), rappelez-vous, en décembre 2017 sur les seuils de LMR, de limites maximales de résidus, je pense aujourd’hui que le plan IV que nous allons tous mettre en place nécessitera un investissement intense et dédié sur le sujet. Les attentes sont tellement grandes chez nos populations. Le travail va tellement devoir être fourni qu’il faudra être à la hauteur de la tâche et sans doute fonctionner autrement.

M. le président Serge Letchimy. Madame la Ministre, vous avez employé des mots qui ont de l’importance. Vous parlez de responsabilité d’État, mais vous avez pris la précaution de rajouter « partagée », et le Président de la République avait parlé de responsabilité collective. Lorsqu’on parle de responsabilité collective, cela voudrait dire que l’on implique tout le monde, y compris l’État, les importateurs, car c’est un produit qui a été importé, ceux qui ont donné l’autorisation, ceux qui ont importé, ceux qui ont pollué, parce qu’il a été découvert tout à l’heure que des importateurs se sont transformés en producteurs en Martinique, sur le sol français, produisant en France, et les autorisations successives qui ont été données, y compris d’utilisation pour les planteurs. Quand nous disons collective, je souhaite que nous soyons clairs. Le peuple qui a subi la pollution ne peut pas être intégré comme responsable de la pollution. Je pense que nous sommes d’accord. Merci, parce qu’il pouvait y avoir une mauvaise interprétation.

Mme Annick Girardin. Vous avez raison, monsieur le président, il faut à chaque fois que nous précisions que « responsabilité collective » veut dire ceux qui étaient ou qui avaient un minimum d’information, et certainement pas une population insuffisamment informée à l’époque.

M. le président Serge Letchimy. La responsabilité collective ne veut pas dire grand-chose. Cela veut dire tout le monde, donc personne. C’est pour cela que je préfère que l’on cible.

La deuxième observation, c’est que quand nous avons mis sur pied la commission d’enquête, il y avait des suspicions sur ce que nous allions chercher, mais les ministres – dont vous – ont été totalement d’accord sur le fait que cette commission d’enquête était là pour chercher des preuves. Ce n’est pas pour faire une littérature, c’est une enquête que nous faisons. Qu’avons-nous trouvé ? Nous avons suffisamment d’éléments pour dire que la responsabilité de l’État ne doit pas être seulement reconnue, mais est engagée. Pour quelle raison j’emploie cette expression ? C’est parce que l’État savait en 1969 que le chlordécone est extrêmement dangereux. Nous vous en apporterons la preuve. Je pense qu’il y a une démonstration extrêmement claire. En 1969, la commission d’étude de la toxicité déclare la chose suivante en refusant l’autorisation d’homologation demandée par, à ce moment-là, la SOPHA en 1968, et la société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC) en 1969 : « On pose ici le problème de l’introduction d’un nouvel organochloré toxique et persistant ». À partir de cela, on peut se poser la question : comment un système dérogatoire a-t-il pu être utilisé au moins à cinq reprises entre 1972 et 1981 pour pouvoir autoriser ce produit ? Je ne prends que cet exemple, j’aurais pu en prendre d’autres.

J’en prends un second. Comment, après l’incident d’Hopewell en 1975, avec la fermeture de toute production américaine entre 1975 et 1977, avons-nous pu donner une autorisation de vente encore provisoire en 1981, avec une homologation en 1986 ? Comment sommes‑nous arrivés en 1972 à donner cette première autorisation ? Simplement parce qu’en 1971, nous avons déclassifié le chlordécone en passant de catégorie A à catégorie C. Cette manipulation a eu lieu exactement quelques mois avant l’autorisation. Nous vous avons donné quelques billes, quelques éléments. Nous en avons davantage. Je voudrais remercier M. Didier Guillaume, qui a tout fait pour que nous ayons tous les éléments. Nous avons toutes les pièces. C’est pour cela que je souhaite que l’on précise. La responsabilité de l’État, madame la ministre, est engagée. Je souhaite que vous répondiez par oui ou par non. La responsabilité de l’État est-elle engagée sur tout le volet autorisation ? Je ne viens même pas sur la question de la prolongation. Nous pourrons en parler.

Mme Annick Girardin. Monsieur le président, madame la rapporteure, vous avez fait référence à un certain nombre de dates, de décisions, de choix, qui ont été faits, et je crois que vous avez un certain nombre de données. Je l’ai dit dans mon propos introductif, une part de la responsabilité de l’État a déjà été reconnue par le Président de la République en septembre 2018 en Martinique. L’objectif de votre commission d’enquête est d’éclairer les responsabilités de chacun. La responsabilité de l’État est certaine. Je crois que nous pouvons tous ici en convenir, au-delà des éléments que vous avez que je ne connais pas aujourd’hui. Quand on parle de responsabilité collective, c’est la responsabilité de l’État « aux côtés de » ; aux côtés de fabricants de pesticides, aux côtés de ceux qui les ont importés, aux côtés des exploitants agricoles, aux côtés des socioprofessionnels de l’époque, comme d’ailleurs des élus des territoires qui ont été touchés. Ma conviction est que vos travaux, vos investigations, et les auditions nombreuses que vous avez conduites, à Paris comme en Martinique et en Guadeloupe, vous amèneront à identifier les responsabilités et, par là même, à faire qu’il y aura une manifestation de la vérité peut-être enfin, parce que les populations en ont besoin pour être apaisées, pour sans doute aussi être moins en colère, et c’est légitime que nos concitoyens le soient. Ils se sont sentis oubliés. Ils se sont sentis trahis par un État dont la première fonction est de protéger ses populations.

M. le président Serge Letchimy. La responsabilité de l’État est donc reconnue et engagée.

Mme Annick Girardin. La responsabilité de l’État est aujourd’hui reconnue et engagée.

M. François Pupponi. Merci, madame, de votre franchise et de la clarté de vos propos, mais ce n’est vraiment pas vous qui êtes en cause puisque le dossier dure depuis de très nombreuses années. En tant que parlementaire et membre de cette commission d’enquête, nous allons de découverte en découverte et nous nous apercevons qu’il y a eu – c’est le sentiment que j’en ai – une omerta sur ce dossier. Des décisions ont été prises. Personne ne les assume. On a empoisonné ou mis en danger la santé des gens. Il va falloir qu’il y ait cette commission pour que nous découvrions la vérité. C’est cela qui me gêne le plus, c’est que nous ne sommes pas capables dans ce pays, quand une faute a été commise – je répète que l’on met la vie des gens en danger, la santé des gens en danger – d’arrêter, d’essayer d’assumer, de reconnaître les responsabilités et de réparer si on peut, y compris de sauver la vie des gens en dépolluant, etc. Je découvre de plus en plus ce dossier que je pensais connaître un peu, mais c’est très révélateur des dysfonctionnements majeurs de notre pays à tous les niveaux. Il faudra que nous connaissions la vérité, mais peut-être après aussi, que nous tirions les conséquences de tels dysfonctionnements pour que plus jamais cela n’arrive. C’est une chaîne de dysfonctionnements terribles que nous constatons à chaque audition.

Mme Annick Girardin. Je ne parlerai pas du passé, je n’étais pas là. La ministre des outre-mer ou le ministère des outre-mer a bien sûr copiloté les plans, mais sur les périodes antérieures, n’était pas en première ligne. Ce que je sais, c’est que depuis que je suis là, ce dossier a été pris en main par les ministres eux-mêmes, que la transparence est une règle pour moi, que sur ce sujet comme sur les autres, ce n’est pas toujours évident de lever le couvercle de la casserole qui bout parce que nous savons bien ce que cela veut dire, sauf qu’il faut savoir l’assumer. C’est ma manière de fonctionner.

Ensuite, dans les solutions, il faut coproduire, parce que sinon, comme nous l’avons trop souvent fait sur le premier, et le deuxième, et le troisième plan, cela se prépare en chambre, en dehors des territoires, en dehors des personnes concernées, en dehors des acteurs. Je ne suis pas sûre que nous avons toujours été extrêmement pertinents dans les réponses, mais il y avait la volonté de répondre ; le plan chlordécone I, le plan II, le plan III, que nous sommes en train d’évaluer, le plan IV aujourd’hui, que j’espère, nous allons préparer tous ensemble. Je crois honnêtement que cette commission d’enquête prendra aussi sa part dans les solutions proposées qui viendront éclairer le politique et qui permettront de faire un plan IV plus complet et à la hauteur de ce drame qui a touché les Antilles.

Je crois honnêtement aussi qu’il ne faut pas s’arrêter là et, vous avez raison, changeons de méthode. Quand je propose aux territoires d’outre-mer de faire une trajectoire 5.0 et de mettre dedans le zéro intrant polluant, c’est que plus jamais cela. C’est ma manière de faire. Je suis ministre des outre-mer. Je le propose aux outre-mer, et je suis heureuse de constater aujourd’hui que ce zéro intrant polluant, cette trajectoire 5.0, a été signée par toutes les collectivités d’outre-mer ou presque. Cela veut dire que chacun est conscient, aujourd’hui, que nous ne pouvons pas renouveler les erreurs, parce que nous, territoires d’outre-mer même si, effectivement, cela a touché la Martinique et la Guadeloupe, même si nous en étions loin, nous avons malgré tout eu ces informations et ensuite, nous avons pu découvrir les choses. Honnêtement, je crois aussi que si nous sommes réunis ici en commission d’enquête, c’est sans doute parce que ce couvercle a été largement soulevé par des ministres. C’est sans doute parce que les médias se sont intéressés au sujet. C’est aussi parce que bien sûr, les élus – parce que cela part des élus – ont réagi, et c’est pour cela que Président de la République parle de responsabilité collective, parce qu’avant nous, ici, il y a beaucoup de gens qui sont passés.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Depuis votre arrivée concernant ce dossier en particulier, nous avons véritablement, il faut le reconnaître, vu cette synergie des différents ministères et cette façon de travailler qui pour moi est la bonne. Si la responsabilité d’État peut être effectivement engagée – au cours de cette commission d’enquête, nous avons des éléments véritables qui le prouvent – il faudra aussi réparer, il faudra aussi indemniser.

Mme la ministre Agnès Buzyn, dans le cadre de la discussion de l’année dernière sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), s’était engagée à créer un fonds d’indemnisation des victimes du pesticide, en disant cela allait aussi englober le chlordécone, puisque nous avions deux textes, un pour les pesticides en général, et un pour le chlordécone.

Concernant l’article 46 de ce PLFSS qui traite de cet engagement, avez-vous été associée aux travaux concernant cet article-là et à la rédaction du dispositif de fonds d’indemnisation ? Comme on pouvait déjà l’imaginer, le fonds d’indemnisation ne couvrira ni les indemnisations intégrales ni la prise en compte des victimes environnementales et économiques. Or, nous savons que dans le cadre de la pollution au chlordécone, c’est véritablement cette indemnisation qui est importante. Pour nous, l’heure est venue pour le chlordécone, puisque nous n’aurons pas tant de reconnaissances de maladies professionnelles, le chlordécone n’étant plus utilisé depuis près de 30 ans. Il n’y a pratiquement plus d’ouvriers agricoles utilisant le chlordécone et ayant utilisé le chlordécone. Pensez-vous que le fonds tel qu’il a été prévu est suffisant ?

Mme Annick Girardin. Agnès Buzyn, ministre de la Santé, a rappelé hier que, comme elle s’y était engagée, au PLFSS 2020, il y a bien la création d’un fonds d’indemnisation pour les victimes de maladies professionnelles liées aux pesticides, dont le chlordécone, qui pourra indemniser à la fois les victimes de maladies professionnelles agricoles, les exploitants agricoles retraités avant 2002, et les enfants dont la pathologie est directement liée à l’exposition professionnelle de l’un de leurs parents pendant la période prénatale. Pour financer les dépenses du fonds qui pourraient atteindre aujourd’hui – c’est le chiffre que nous avons – 53 millions d’euros par an, la taxe sur les ventes de produits phytosanitaires va progressivement être augmentée. La ministre de la Santé a pu vous apporter des réponses techniques. Mon collègue Didier Guillaume, que vous interrogerez demain, complétera vos interrogations.

Il est vrai que ce n’est pas un fonds généralisé au-delà des victimes de maladies professionnelles agricoles, des exploitants agricoles ou de leurs enfants. Le DGOM a-t-il été associé à ces travaux ? Je souhaite demander au directeur de la DGOM qui est là. Je sais que oui, mais comment exactement, ce n’est pas moi qui suis allée aux réunions.

M. Emmanuel Berthier. Je confirme que le pilotage est un pilotage du ministère de la Santé, que le responsable premier est le DGS, mais qu’il le fait dans le cadre d’une démarche interministérielle que vous avez précisée tout à l’heure. Nous avons été associés dans le cadre de réunions interministérielles à la préparation de la position de la ministre de la Santé.

Mme Annick Girardin. Ce fonds est-il suffisant, et pourquoi ce fonds ne concerne-t-il pas tous les Martiniquais et Guadeloupéens, martiniquaises et guadeloupéennes, qui vivaient à cette époque ou encore aujourd’hui ayant eu un risque d’être contaminé ? En premier lieu, contrairement aux expositions professionnelles pour lesquelles l’expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) de 2013 a relevé de fortes présomptions de liens de causalité concernant certaines pathologies rencontrées par les populations agricoles les plus exposées, nous n’avons pas encore aujourd’hui pu établir cette même association s’agissant des expositions environnementales. C’est le vrai débat. Comment traite-t-on aujourd’hui ces expositions environnementales ? La réponse à cette question ne figure pas dans le dispositif qui a été mis en place aujourd’hui et qui ne concerne que les professionnels qui ont pu être touchés.

M. Didier Martin. Madame la Ministre, vous avez déclaré que la responsabilité de l’État était reconnue et engagée. À travers les différents plans chlordécone depuis 2008, nous pouvons dire modestement que la responsabilité de l’État a également été en partie tenue et que l’engagement, certes tardif, beaucoup trop tardif, commence quand même à trouver sa traduction, y compris financièrement ; 31, 32 millions d’euros. Nous allons bientôt évaluer le troisième plan et préparer avec les autorités compétentes, avec vous-même, le quatrième plan chlordécone dont Mme la Ministre Agnès Buzyn a déclaré qu’il devait être beaucoup plus ambitieux. À un moment où l’on met en place le fonds d’indemnisation des victimes des pesticides en général, on trouve là un mode opératoire concret, avec bien sûr la taxation sur la vente des produits phytosanitaires, mais également un effort de l’État qui devra trouver là encore le moyen de tenir sa responsabilité.

Sur quels éléments jugez-vous le premier bilan du troisième plan chlordécone et quels sont, à votre avis, les axes principaux, les pistes les plus pratiquement efficaces pour le quatrième plan chlordécone ?

Mme Annick Girardin. Vous avez raison. C’est aussi mon rôle de rappeler l’implication de l’État dans le premier plan, le plan II et le plan III. Je crois qu’il faut rappeler quelques chiffres. Le plan I a annoncé pour 2008 à 2010 un budget de 33 millions d’euros. Les dépenses ont pu être tracées – c’est important aussi – à hauteur de 19,9 millions d’euros, dont 12,9 millions pour la part relevant de l’État.

Pour le plan II, le budget annoncé, 2011-2013, 30 millions d’euros, dépense ayant pu être retracée, 24,6 millions d’euros, dont 21,3 millions d’euros de la part de l’État.

Lors du plan trois, le budget annoncé est en deux tranches : budget annoncé pour 2014-2017 et ensuite, nous passons en 2018, 2019 et 2020, 2014–2017, c’est 15,1 millions d’euros prévus, dont 14,8 millions pour l’État. En 2018, ce sont 2,8 millions, dont 2,6 pour l’État.

Je crois que c’est important de faire une petite pause avant de parler des années qui ont suivies. Nous avons connu là une certaine difficulté dans les investissements prévus au départ. Il faut savoir qu’aux côtés de l’État, il y avait les fonds européens, et qu’entre le moment où on prépare le plan III et le moment où on le met en œuvre, les fonds européens sont gérés par les collectivités territoriales, et non plus par l’État, et qu’à partir de là, mobiliser les fonds européens a été beaucoup plus difficile, certaines collectivités estimant que ce n’était pas leur rôle, d’autres ne participant pas obligatoirement à la hauteur de ce qui avait été prévu par l’État. Ce n’est pas un engagement refusé, c’est l’État qui, en chambre, avait préparé ce plan, à la manière dont il avait déjà fait précédemment, c’est-à-dire crédit État, crédit européen, et soutien des collectivités.

Sur l’année 2019, ce sont presque 2,8 millions d’euros, dont 2,6 millions d’euros de l’État. Pour l’année 2019, le Président l’a souhaité, l’a annoncé, ce sera 3 millions pour l’année.

Je veux vous redire comment cela s’organise. D’abord, le plan chlordécone est financé à la fois par le PITE, le programme des interventions territoriales de l’État, et par des actions complémentaires de chaque ministère. Le plan III est financé en majeure partie via le PITE par des prélèvements à la source sur le budget des six ministères contributeurs. Je le dis parce que cette notion de prélèvement à la source, pour moi, est quelque chose qui doit pouvoir se poursuivre. Pour le ministère de l’Agriculture, c’est 28,3 % de la somme totale. Pour l’économie et les finances, c’est 26,8 %. Pour la santé et le social, c’est 11,2 %. Pour la transition énergétique, c’est 11,2 %. Pour le ministère des outre-mer, c’est 11,2 %. Pour l’enseignement supérieur et la Recherche, c’est une participation de 11,2 %, c’est aussi en complément, s’il est nécessaire, des transferts en gestion. Je crois que c’est comme cela qu’il faut construire les futurs dispositifs, en mettant peut-être davantage de lisibilité et de visibilité dans ce PITE parce que les actions complémentaires sont souvent moins visibles. Il faut aussi que nous arrivions à valoriser toutes les actions menées sur le terrain que nous n’arrivons pas à identifier.

Un autre chiffre : entre 2005 et 2019, le financement des actions de santé publique a été mis en action pour un montant total de 11,8 millions d’euros – c’est important, cela cible les domaines dans lesquels nous avons travaillé – les actions en faveur des agriculteurs, à hauteur de 15 millions d’euros, et l’accompagnement des pêcheurs pour 11 millions d’euros, je crois qu’il faut aussi pouvoir le rappeler.

Sur le bilan du plan chlordécone III, nous avons lancé une mission d’évaluation qui est en cours, et qui devra rendre son travail pour la fin de l’année, bilan qui arrivera à peu près en même temps que les conclusions de votre commission d’enquête. Des travaux, bien sûr, ont déjà été portés et continuent à être portés par l’ensemble des ministères sur la question de la gouvernance, sur la question de la co-construction ; comment davantage travailler sur le terrain ? Le Président de la République l’a annoncé, nous irons même vers une consultation de la population sur le sujet. Je crois que c’est important que nous puissions le faire.

M. François Pupponi. Nous avons reçu un chercheur au CNR dont j’ai oublié le nom, en particulier sur des sujets comme le chlordécone. Il faut continuer à regarder les conséquences que cela a eues, comment nous pouvons dépolluer, il y a encore des recherches à faire. Nous sommes loin du compte en termes de recherche. Ce qu’il nous a dit, qui nous a interpellés, c’est qu’aujourd’hui, il n’a pas été mandaté par son ministère de tutelle – cela relève de la compétence gouvernementale, pas de votre ministère – qui doit le mandater pour engager de nouvelles études et débloquer des fonds pour effectuer ces nouvelles études. Il disait : « si on me le demande, je le ferai, mais je ne peux pas m’autosaisir ». Or, il considère, pour avoir travaillé sur le sujet, que nous sommes loin d’avoir terminé les études et qu’il faut en faire d’autres. La question est de savoir pourquoi le gouvernement ne demande pas à cet organisme qui dépend de lui d’intensifier, de multiplier, de compléter les études dont nous avons besoin en termes épidémiologiques, en termes de pollution, en termes de santé publique, qui permettraient d’en savoir un peu plus. Il faut juste que le Gouvernement accepte de débloquer les fonds pour lancer cette étude. Il a même des chercheurs antillais qui étaient prêts à faire des études. Aujourd’hui, cela a l’air d’être bloqué au niveau gouvernemental.

Mme Annick Girardin. Je ne sais pas de quoi vous me parlez là, donc je ne vais pas me permettre de répondre. Par contre, je crois qu’il est important de rappeler que lors de sa visite aux Antilles en septembre 2018, le Président de la République a souhaité qu’il y ait une feuille de route interministérielle 2019-2020, parce que nous voyions bien que nous n’étions pas à la hauteur de la réponse, que la dynamique devait être relancée, et qu’il avait des exigences et une ambition supplémentaire. Cette feuille de route chlordécone 2019-2020 a été recentrée sur quatre enjeux – et l’enjeu recherche est bien là, c’est pour cela que je veux les citer – les enjeux environnementaux de la lutte contre le chlordécone, tendre vers le zéro chlordécone dans l’alimentation. Je voudrais signaler ici qu’au départ, c’est une idée qui vient de la Martinique sur la volonté de mettre un label zéro chlordécone et que, soutenue par le préfet de la Martinique, cette action, petit à petit, a été portée par les ministères pour que l’on soit sûr que ce zéro chlordécone touche toutes les populations. On a entré ce processus, ou du moins cet enjeu, dans la feuille de route, pour accompagner les populations avec les actions de prévention adaptées et mieux communiquer et impliquer davantage les populations.

Sur la question de la recherche, les actions en la matière restent au cœur de la lutte contre ce pesticide, en particulier concernant les impacts sur la santé, mais aussi sur le mode de dépollution des sols. La ministre de l’Enseignement, de la Recherche et de l’Innovation a eu l’occasion, hier en répondant à vos questions, de vous dire comment elle voyait la recherche sur ce sujet spécifique chlordécone, comment elle comptait l’inclure aujourd’hui dans la loi de programmation de la recherche qu’elle prépare, avec un volet spécifique chlordécone. Ce sera peut-être plus facile d’activer un certain nombre de recherches à ce moment-là.

M. le président Serge Letchimy. Madame Agnès Buzyn – cela va dans le sens de mon collègue Pupponi – parce qu’elle a bien compris que la question de la recherche était centrale pour sortir de cette situation-là, tant sur le plan physicochimique que sur le plan humain, à la suite de ma question : « Êtes-vous favorable à ce que le chlordécone soit considéré comme une priorité stratégique nationale de la recherche ? » a répondu « oui », ce qui n’est pas la même chose que d’inscrire comme une priorité ou un élément de priorité dans le plan national. Ce sont deux dispositifs très différents. Êtes-vous favorables à cela pour nous permettre d’assurer la transversalité de la recherche, du social, du sociétal, du culturel, au physicochimique, au problème de sol, aux problèmes de plans, de transmission, etc., dont l’instantanéité de la recherche et le résultat sont nécessairement liés ? Ces deux choses sont transversalement liées. Seriez-vous favorable, comme votre collègue, Mme Buzyn, à ce que le chlordécone soit considéré comme une priorité stratégique ?

Mme Annick Girardin. D’abord, je crois qu’il faut rappeler à ceux qui nous regardent, qui nous écoutent, que le chlordécone est une priorité nationale. Elle l’est à travers les différents plans dont nous avons pu parler, les financements dédiés, le comité de pilotage national, les comités locaux. Nous voyons bien que cette organisation montre la priorité nationale. Je rappelle que les priorités nationales se caractérisent par un effort gouvernemental particulier sur un domaine ciblé. Là, c’est bien le cas. Il en est ainsi des différents plans nationaux, c’est important aussi de les rappeler. Nous voyons bien ce qui est fait, plan Ecophyto, Plan national Santé Environnement (PNSE), plan national pour l’innovation, et plan de lutte contre les stupéfiants. À ce titre, nous pouvons donc parler de priorité nationale. La lutte contre la pollution au chlordécone fait partie des domaines dont la gravité de la catastrophe a justifié la création d’un plan national depuis maintenant onze ans. Ont-ils été à la hauteur du drame ? C’est une autre question, mais ils ont été des réponses quand les gouvernements successifs ont estimé qu’il fallait agir, et agir vite.

Un autre élément qui montre que ce sujet est une priorité nationale, c’est la modalité de financement de la part de l’État. Je le disais tout à l’heure en citant les montants, c’est la création ou la mise en place d’un PITE. Il y en a cinq aujourd’hui dans le budget 2019. Ils sont peu nombreux et cela montre la priorité que souhaite donner ce gouvernement au sujet du chlordécone. Le PITE a l’intérêt d’être interministériel et de permettre de mettre les engagements de tous au service d’une priorité. La difficulté, je le disais tout à l’heure, c’est que tout ne rentre pas dans ce PITE. C’est peut-être là que nous avons une dispersion et l’impression que l’effort n’est pas suffisant quand on a une lecture extérieure.

Au regard des critiques formulées et malgré cette priorisation nationale que j’ai citée, je suis obligée de poser la question : sommes-nous à la hauteur des enjeux ? Faut-il être au rendez-vous de ce que vous appelez une priorité stratégique ? Mais là, c’est pour la recherche essentiellement.

M. le président Serge Letchimy. Je ne parle que de la recherche.

Mme Annick Girardin. C’est un complément qui, hier, a été largement explicité par ma collègue. « Priorité stratégique » signifie que nous allons promouvoir certaines études avec les financements qui vont avec. Agnès Buzyn hier a annoncé que le financement dédié pour une étude menée par l’INCa est en cours et garanti, et elle le mettra en place. La ministre de la Recherche a pour sa part expliqué que sa vision était sur une programmation de la recherche plus globale avec un volet spécifique chlordécone. J’aurais tendance à dire, si j’ai des avis arrêtés sur autre chose – vous les avez entendus de ma part – je crois honnêtement qu’il faut des financements dédiés à la question du chlordécone en termes de recherche, mais je respecte aussi la vision de ma collègue qui a une meilleure connaissance du monde de la recherche que moi.

M. le président Serge Letchimy. Elle est d’accord. Excusez-moi de vous contredire, mais ma question était très simple. Si quelqu’un aujourd’hui est satisfait de l’organisation de la recherche sur le chlordécone, levez le doigt. Moi, pas. Tout le monde est d’accord là-dessus. Ce sont des moyens qui sont liés à des initiatives de chercheurs ou de laboratoire en université et des moyens qui sont octroyés après une bataille qui peut durer cinq ans pour obtenir 50 000 euros. Vous-même, vous dites, madame la ministre, que les collectivités ne participent pas au financement. Quand vous dites 30 millions, il y a une partie qui n’est pas dedans. Sommes-nous d’accord ? Parce que pour telle ou telle raison politique, nous ne faisons pas cela.

Êtes-vous d’accord pour flécher et rendre obligatoires les financements ? Parce que les fonds européens n’appartiennent à personne d’autre qu’au peuple, mais c’est une autre bataille. Nous sommes d’accord qu’aujourd’hui, il n’y a pas de cohérence, ni en timing, ni en moyens financiers globaux, ni en transversalité. C’est le constat que les chercheurs ont fait à plusieurs reprises pour dire qu’il faut absolument avoir une priorité stratégique nationale et que le chlordécone, comme pour le numérique et le travail, soit déclaré d’intérêt stratégique. Je pense qu’il faut le faire. Mme Agnès Buzyn est d’accord. Mme Frédérique Vidal est plus réservée. Nous aurons – ce n’est pas moi qui rapporte – des propositions à faire. Parmi les propositions, je suppose que cette demande sera formulée. Vous, ministre, allez-vous donner un avis favorable pour que ce soit considéré comme priorité nationale ?

Êtes-vous d’accord aussi pour flécher les financements pour ceux qui sont irresponsables ? Parce que si vous dites 30 millions, vous savez bien que cela ne suffit pas, puisque si on parle d’indemnisation et de réparations, je ne pense pas que l’on répare grand‑chose avec 3 millions par an. Vous avez vous-même dit que vous étiez très contente que les trois ministres se soient retrouvés ensemble pour la première fois pour pouvoir coordonner les actions au Ministère de l’outre-mer. Cela faisait quatre années que le comité ne s’était pas réuni, pour une priorité dite « nationale », quatre ans. En quatre ans, nous n’avons pas une réunion, ni en Guadeloupe ni en Martinique. Comment cela peut-il être une priorité nationale avec ce genre de situation ? Ce n’est pas possible. Puisque nous avons besoin de moyens et de la recherche, de moyens d’indemnisation, de réparation, comment prend-on l’argent ? Il faut les flécher et ne pas laisser la liberté à des gens de dire : « les fonds européens, je ne les mets pas. » De quel droit ? Entre temps, il y a des gens qui meurent. Ce n’est pas la peine de crier là-bas et en même temps de dire que c’est la responsabilité de l’État.

Êtes-vous d’accord pour avoir une cartographie accélérée ? 15 % des sols de la Guadeloupe sont cartographiés et analysés, 15 % au bout de 47 ans. Les Américains l’ont fait en deux ans. Êtes-vous d’accord pour que les tests des sols soient gratuits pour tout le monde ? Êtes-vous d’accord pour que les agriculteurs victimes du chlordécone bénéficient des mêmes niveaux d’aides que ceux qui ont profité du chlordécone et qui aujourd’hui bénéficient de tous les financements majoritaires pour financer l’agriculture ? Je pense aux planteurs de bananes. Comment ceux qui sont victimes peuvent-ils ne pas obtenir autant que ceux qui sont fautifs ? Ne voyez-vous pas qu’il y a une injustice incroyable ?

Mme Annick Girardin. Sur la question de la priorité stratégique pour la recherche, dans ce que j’ai entendu hier de la ministre Frédérique Vidal, c’est sa volonté. Ce n’est pas pour rien qu’elle prépare une loi de programmation de la recherche. Sur la question du PITE, honnêtement, dans la gestion, on n’a peut-être pas été suffisamment bons sur le volet recherche dans la justification de l’utilisation des crédits recherche que mettait ce ministère.

M. le président Serge Letchimy. Le PITE, 3 millions. Le PITE Guyane, 20 millions.

Mme Annick Girardin. Tout à fait. Cette notion de loi de programmation sur la recherche, c’est la volonté de dire « il y a la recherche sur la santé environnementale que je veux mettre comme une priorité, et dans ces priorités, je veux mettre le volet chlordécone. » Je me dis que la ministre est largement bien placée pour nous dire ce qu’il y a de mieux à faire. Ce que je ferai en tant que ministre des outre-mer, et le rôle qui est le mien, est de veiller à ce que la recherche outre-mer, et notamment sur ce grave sujet, ce drame, parce que c’est un drame, il y ait les moyens de pouvoir faire les recherches nécessaires aujourd’hui. Nous avons insuffisamment d’informations, de données sur la dépollution des terres et sur la question de la contamination.

M. le président Serge Letchimy. Mme Agnès Buzyn n’a pas dit cela. Vous reprenez les mots de Mme Frédérique Vidal.

Mme Annick Girardin. Tout à fait, de la ministre de la Recherche.

M. le président Serge Letchimy. Mme Vidal dit ce qu’elle veut, elle a le droit, et Mme Buzyn dit aussi ce qu’elle pense. Elle pense qu’elle pense juste. Nous allons devoir demander un arbitrage sur cette décision entre deux avis différents du gouvernement. Je comptais sur vous pour en faire un, mais pour l’instant, les événements ne vont pas en ma faveur.

Mme Annick Girardin. Je le ferai en leur présence, monsieur le président, c’est ce que nous avons l’habitude de faire, la co-construction. Vous avez dit quelques éléments importants et je veux parler de la cartographie parce que je suis autant choqué que vous. Quand j’apprends que la DGOM, la DGS ont contacté la CADA, pour avoir leur avis sur la publication de ces cartes, l’avis qui a été dit, c’est « non seulement on vous le donne, mais on vous dit qu’il faut publier ». Donc, on publie.

Il y a un grand débat à ce moment-là parce que rendre les choses transparentes, c’est montrer où nous en sommes. J’arbitre et je dis : « nous allons y aller parce que c’est un minimum…

M. le président Serge Letchimy. … mais pour cartographier, il faut analyser.

Mme Annick Girardin. … de montrer ce que nous avons fait ». C’est là que je réalise les pourcentages de réalisation, et que nous ne sommes pas au rendez-vous de la cartographie. Quand on me dit qu’on a bien avancé, je dis « on y va, on publie ». C’est immédiatement « on publie » puisqu’on a des éléments, il n’y a pas de raison de ne pas les partager avec les populations.

M. le président Serge Letchimy. La cartographie n’est pas obligatoire, madame la ministre. Êtes-vous prête à la rendre obligatoire ?

Mme Annick Girardin. Nous allons pouvoir avancer largement sur toutes les zones qui nécessitent d’être faites parce que j’en ai pris l’engagement, et je le reprends ici. Nous travaillons sur ce volet parce que c’est le minimum pour le faire.

Sur la question des sols et de la gratuité de toutes les analyses, aujourd’hui l’analyse n’est pas obligatoire. Il faut que nous y travaillions. Je ne donne pas la réponse là puisque nous allons travailler dans le cadre du plan chlordécone IV et que nous allons pouvoir tous en discuter ensemble. Il faut savoir aussi que beaucoup de gens ne veulent pas faire d’analyse de leurs sols, parce qu’après, quand on veut vendre ses terres, il y a une petite question. Il va falloir que nous sachions jusqu’où nous allons et comment nous le faisons.

Sur les nouveaux modèles agricoles, vous savez que nous pensons la même chose. Vous savez que l’agriculture – le ministre en parlera mieux que moi demain – en Martinique et en Guadeloupe doit connaître une véritable mutation, que celle-ci doit être largement accompagnée, et je n’oublie pas les pêcheurs, mais ce n’est pas exactement le même travail. Je crois honnêtement que le ministre demain vous dira qu’il y a cette volonté d’accompagner la mutation. En même temps, c’est tout l’écosystème qu’il sera nécessaire de remettre en cause à cette occasion, pas que le volet agriculture, mais l’écosystème complet qui tourne autour de l’économie de production locale dans ces territoires.

Mme Justine Benin, rapporteure. Madame la ministre, en préambule, vous avez eu des mots très forts en disant : « comment ne pas réagir quand on entend empoisonnement collectif ? » et que vous souhaitez faire la lumière sur ce passé dans un souci de transparence et en vue de changer de méthode. Là, vous ajoutez même que différents plans chlordécone ont eu lieu, mais que ces plans étaient insuffisamment expliqués. Vous avez répondu certes sur les plans chlordécone, mais deux questions à ce stade. Pensez-vous réellement que les différents plans chlordécone depuis le premier plan étaient à la hauteur des enjeux, de la pollution au chlordécone de nos terres en Guadeloupe et en Martinique ? Comment améliorer la co-construction et le copilotage du plan chlordécone entre l’État et les collectivités et entre les ministères concernés ?

Mme Annick Girardin. Sur le bilan des différents plans, il faut savoir que le premier plan chlordécone a été évalué, mais pas le deuxième. Nous avons construit un troisième plan sans évaluer le deuxième. Tout cela s’est fait en chambre. Je n’ai pas dit que des actions n’avaient pas été menées, je n’ai pas dit que les résultats étaient négatifs, j’ai dit que nous n’avions pas fait de rapport d’évaluation interministériel sur le plan II, ce qui me paraît être une erreur.

Sur le plan III, avant de construire le IV, il était important pour moi qu’il y ait une mission interministérielle impartiale d’évaluation, une mission qui fera des propositions, je l’espère, fortes, qui montreront les forces et les faiblesses du plan III – j’en connais déjà une partie pour l’avoir regardée et pour avoir vu vivre les dernières années – et en tirer un bilan qui nous aidera tous à faire mieux et à être plus ambitieux. Comme Agnès Buzyn l’a dit hier, c’est une volonté du Président de la République et du Premier ministre.

Pour stopper la contamination, il faut que nous communiquions mieux. Il faut que nous informions mieux. Il faut que nous éduquions mieux. Il faut que nous arrivions collectivement à inciter à d’autres pratiques d’agriculture sur le territoire, mais aussi de vente des produits et de consommation des produits. C’est extrêmement important. La notion d’information a été insuffisante et nous le voyons aujourd’hui puisqu’il y a en Martinique, en Guadeloupe, des petites mamies qui vont faire pousser des ignames dans leur jardin et qui ne savent pas que cultiver des racines sans savoir si le terrain contient ou pas des pesticides, c’est un problème. Nous avons encore de jeunes femmes enceintes qui ne savent pas qu’il faut être suivies en Martinique et en Guadeloupe, puisqu’il y a des risques. C’est quelque chose qui est inacceptable pour la ministre que je suis. C’est pour cela que depuis deux ans je souhaite qu’il y ait davantage de formations. C’est pour cela qu’aujourd’hui, on retrouve sur les derniers plans des tas de communication, les sites ont été ouverts dans les préfectures. Certes, cela relance sur un site chlordécone qui nécessiterait d’être amélioré, mais en même temps, c’est véritablement cela ma préoccupation. Il faut aussi bien sûr lutter contre les circuits informels, vous le savez aussi.

Comment fait-on autrement tous ensemble ? Un, en ayant un bon bilan du chlordécone III très transparent, ouvert à tous, peu importe ce qu’on y trouvera. Deux, en faisant participer les collectivités sur le terrain à la construction et à la co-construction du plan ; peut-être seront-ils plus volontaires pour participer au financement. Effectivement, les fonds européens n’appartiennent à personne et quand ils sont fléchés sur des opérations aussi graves que celle-ci, cela doit être au rendez-vous, parce que là-dessus, il n’y a pas de discussion possible ; le soutien doit être là. Dans le futur, collectivités, État, partenaires économiques, associations devront construire ensemble le plan quatre qui doit répondre à l’ensemble des ambitions que nous avons tous ici. Il va falloir que nous soyons à la hauteur.

L’implication de la population est importante et le Président de la République l’a annoncée aux Antilles, c’est construire avec la population. C’est sans doute le plus dur, mais nous le ferons avec des consultations auprès de la population, mais bien sûr aussi à travers le corps médical qui touche la population, le secteur associatif qui touche la population, les professionnels du secteur alimentaire, les élus ; je suis sûre que chacun jouera son rôle. Pour ma part, je veillerai à ce juste équilibre parce que c’est ma fonction première, l’interministériel, ou l’interpartenariat.

J’ai aussi dit tout à l’heure que nous avions insuffisamment impliqué les maires. J’ai parlé des collectivités, département, région, je veux aussi rajouter que désormais les maires devront être associés.

Mme Justine Benin, rapporteure. Madame la ministre, que pensez-vous des moyens mis en place dans le cadre des contrôles opérés par la direction des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi et des contrôles (DIECCTE), et opérés par la douane sur les produits d’importation ? Par rapport à cette pollution au chlordécone, les jardins traditionnels, les jardins créoles sont mis à mal surtout lorsqu’il avait été fait état des circuits formels et du circuit informel. Aujourd’hui, il y a l’accompagnement dans le cadre des jardins familiaux. La question est la suivante : comment mieux accompagner nos agriculteurs ou nos populations dans le cadre des jardins familiaux ? Quels sont les moyens supplémentaires que vous allez mettre en place dans le cadre du futur plan chlordécone pour les contrôles au niveau de la DIECCTE et des douaniers ?

Mme Annick Girardin. Nous pouvons sans doute toujours faire mieux. Ce que je sais, c’est que sur ces deux dernières années, nous avons mis des efforts beaucoup plus importants en matière de contrôle.

M. Arnaud Martrenchar. Les contrôles sont faits par la DIECCTE sur les produits végétaux au niveau de la mise sur le marché. Vous avez entendu en commission d’enquête les responsables de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) qui sont venus vous expliquer comment ils procédaient à ces contrôles, à la fois sur les produits végétaux locaux, mais aussi sur les produits importés. La liste des nombres de contrôles est publiée chaque année. Le Président de la République a annoncé qu’on allait augmenter le PITE de 40 % sur deux ans. Une partie de l’augmentation de ces fonds sur le PITE a servi à intensifier les contrôles. Il y a des contrôles faits par les douaniers et par la DIECCTE sur les produits importés, il faut sans doute en faire plus et c’est ce qui est prévu. Il y a aussi des contrôles qui sont faits par la DIECCTE au niveau des produits végétaux qui sont mis sur le marché, et par la direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAAF) au niveau des produits végétaux sur les champs, et des produits animaux, quel que soit le lieu de production et de commercialisation.

M. le président Serge Letchimy. Quel est le montant du PITE ?

M. Arnaud Martrenchar. Le PITE, en loi de finances, est à 2,1 millions.

M. le président Serge Letchimy. Pour combien de pays ?

M. Arnaud Martrenchar. Martinique et Guadeloupe. En loi de finances. Ensuite, il est abondé en cours de gestion par des versements de différents ministères. Actuellement, il est passé à 2,5 millions. En 2020, il passera à 3 millions.

M. le président Serge Letchimy. Considérez-vous que le PITE soit un fonds capable de répondre à l’ampleur des dégâts ? Parce qu’avec le PITE, vous faites tout. Vous augmentez le nombre de prélèvements, vous augmentez le nombre de contrôles, vous financez des actions de recherche. Honnêtement, pour 800 000 personnes, ce n’est pas grand-chose. Tout le monde parle du PITE comme si c’était un monument. C’est une souris, une fourmi, par rapport au drame. C’est tout petit. Je me permets de vous le dire. Très honnêtement, permettez-moi de vous dire que je suis choqué que l’on croie que le PITE va régler le problème.

Pour faire les analyses de sol, à supposer que nous soyons d’accord sur le fait que ce soit obligatoire, prenons l’exemple : 15 000 hectares obligatoirement à analyser. Pour orienter une politique, il faut savoir ce qu’il y a dans le sol. On ne connaît pas la quantité de chlordécone. Comment voulez-vous orienter une politique d’usage ? En plus, vous êtes dans l’usage culturel. C’est l’informel. L’informel, c’est 70 % des échanges. Ce n’est pas rien. C’est ce qui nous nourrit et nous fait garder une culture culinaire de la production qui nous est propre. C’est qui nous sommes, notre identité. Si on ne met pas les moyens pour l’endogène, la pollution locale, nous sommes les rois des importations. Nous sommes les rois de la bouffe importée. Le PITE, c’est 3 millions d’euros pour deux pays, donc 1,5 million par pays. Ce n’est rien du tout. Comment la République peut-elle se permettre de dire à un peuple : « avec trois millions d’euros, vous êtes servis » ? Les 15 millions d’euros qu’il y a pour les fonds européens, lorsque quelqu’un qui « je ne mets rien parce que cela ne me regarde pas », c’est le cas de la Martinique, nous n’avons pas ces 15 millions. Il faut avoir le courage de le dire, personne ne le dit. Les agriculteurs qui veulent analyser leur sol doivent payer en Martinique. On ne sait pas si cela va être obligatoire. Comment voulez-vous piloter un plan de reconquête du sol et de l’agriculture sans savoir ce qu’il y a dans le sol ? C’est comme si vous faisiez voler un avion sans vérifier s’il y a de l’essence dedans. Il a décollé, mais il va tomber à un moment donné.

Nous sommes d’accord sur tout, vous le savez bien, mais pas sur cela. Je considère qu’il n’y a pas de manifestation d’intérêt national quand on reste quatre ans sans pilotage du chlordécone, quand il n’y a pas de réunion interministérielle, dont les réunions interministérielles deux fois par an pour organiser une interministérielle. J’ai bien senti qu’entre Mme Agnès Buzyn et Mme Frédérique Vidal, il n’y a pas de coordination. Les deux ont répondu deux choses radicalement différentes sous l’autorité du même ministre, du Premier Ministre. Comment voulez-vous parler d’interministériel ? C’est un pilotage à vue.

Oui, vous avez raison. Les plans chlordécone de 2008, c’était une excellente idée. Dire que rien n’a été fait serait un mensonge, mais ce n’est pas à la hauteur. Nous sommes vraiment dans un rythme de type molokoï selon l’expression créole, de tortue.

M. François Pupponi. Ne croyez-vous pas quand même qu’il y a, dans ce qui est mis en place par le Gouvernement, juste un petit hiatus ? On demande à de hauts fonctionnaires de mettre en place des plans, des recherches, pour éventuellement mettre en cause d’autres hauts fonctionnaires. On demande aux administrations déconcentrées de l’État sur le terrain d’aller faire éventuellement les prélèvements, de faire la cartographie, de faire des recherches. On ne leur donne pas les moyens, mais ils savent très bien qu’en allant faire tout cela, ils vont découvrir que leurs prédécesseurs, voire eux-mêmes, ont une part de responsabilité dans tout cela. Donc nous demandons à ceux qui sont éventuellement responsables de se juger eux-mêmes. Croyez-vous que dans un sujet comme cela, on peut être juge et partie ? Peut-on demander à un préfet de faire des recherches pour voir si les préfets prédécesseurs ont donné des autorisations illégales qui ont empoisonné des gens ? Nous savons comment cela fonctionne. Dans la haute administration, ils vont se protéger. Cela peut être humain. Ils sont tout à fait respectables et responsables.

Sur la recherche, nous savons que des chercheurs martiniquais et guadeloupéens ont fait des demandes de financement. Ils attendent des réponses de financement depuis un an, deux ans, trois ans, et on ne déclenche pas les études.

Quand la ministre nous dit : « je vais faire une grande loi qui va nous permettre de », peut-être qu’il faut la faire. Mais en attendant, on peut déclencher tout de suite les financements. Lorsque des chercheurs locaux ou du centre national de la recherche scientifique (CNRS) disent qu’ils sont prêts à faire des études et qu’ils n’ont pas de réponse, cela pose un problème. On ne peut pas leur dire : « attendez, on va faire une loi ». Ne peut-on pas gérer le court terme, déclencher les études tout de suite qui sont demandées en attendant la grande loi ?

Mme Annie Chapelier. C’est une très bonne chose que cette commission d’enquête sur le chlordécone soit mise en route et des mots forts ont été donnés ; vous avez parlé d’ « empoisonnement collectif » et de « responsabilité engagée de l’État ». Je veux vous interroger sur toutes les pratiques agricoles qui existent de par les outre-mer et qui sont souvent bien en deçà de ce qui se pratique en hexagone. Je pense par exemple à l’utilisation des pesticides classés cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction (CMR) pour la canne à sucre à la Réunion. Cette commission d’enquête sur le chlordécone ne peut-elle pas être pour nous un signal de devoir de vigilance pour les futurs scandales phytosanitaires qui risquent d’apparaître dans d’autres outre-mer, où les pratiques sont « borderline » par rapport à ce qui se fait en métropole ? Cela est dû entre autres à des cultures qui n’existent pas en Hexagone, du fait des climats propices, comme justement pour la canne à sucre ou la banane, mais également pour d’autres fruits exotiques dans les outre-mer et que nous ne faisons pas en Hexagone. Il faut bien le reconnaître, les surveillances agronomiques sont souvent moindres et moins pointilleuses. Je pense également au maraîchage, que ce soit en Polynésie ou à Mayotte, où l’utilisation du glyphosate, et même à la Réunion et larga manu par rapport à ce qui se pratique en métropole. Je pense que cette commission d’enquête sur le chlordécone doit être également un signal et un marqueur pour tous les futurs scandales phytosanitaires que nous pourrons être amenés à rencontrer à l’avenir.

Mme Annick Girardin. Du plan chlordécone I au plan chlordécone III, je crois qu’heureusement que nous avions de hauts fonctionnaires qui ont mené leur mission, parce qu’honnêtement, ce sujet est plus délicat pour les politiques que pour les hauts fonctionnaires et je ne dirai que cela. Vous savez que j’étais ministre de la Fonction publique. Vous avez lu mes écrits sur la haute fonction publique, vous savez ce que je pouvais leur reprocher, mais je sais aussi combien c’est grâce à eux que nous avons affronté directement ce sujet. Je ne veux absolument pas qu’il y ait de critique. Par contre, la critique est que c’est pensé en chambre. La critique est que ce n’est pas connecté avec le terrain. La critique est qu’il n’y a pas de co‑construction dans le I, dans le II, il n’y avait même pas d’évaluation dans le II. Cette fois-ci, nous allons faire autrement. On ne peut pas dire que les hauts fonctionnaires ou les fonctionnaires ne font pas ou n’ont pas fait. Ils ont des chefs. Cela s’appelle des ministres. Chacun sa responsabilité. Quand un gouvernement décide de mettre en place un programme, celui-ci est mis en place par des fonctionnaires qui sont chargés de le faire. Je crois que nous ne serons pas d’accord là-dessus même si nous sommes souvent d’accord sur plein de choses. Le travail qui est le leur n’est jamais facile, et nous n’avons pas toujours par le passé tous facilité les choses. Ce sujet du chlordécone n’est facile pour personne, et surtout pas, d’ailleurs, pour tous ceux qui vivent sur ces territoires.

M. François Pupponi. Sur la cartographie, comment peut-on imaginer qu’un pays comme la France n’ait pas été capable, au bout de tant d’années, d’avoir une cartographie précise de la pollution ? C’est impensable. Le gouvernement dit « c’est une priorité, il faut le faire » et ce n’est pas fait. Il y a bien un responsable qui n’a pas été capable de dire : « voilà les terres polluées ». Aujourd’hui encore, des gens cultivent des terres polluées parce que nous ne sommes pas capables de leur dire « votre terre est polluée ». Il y a bien un dysfonctionnement majeur.

Je suis originaire de Corse, et actuellement en Corse, il y a une bactérie qui tue les végétaux, la xylella fastidiosa. Quand on trouve encore un arbre qui serait infecté, la préfète intervient et fait déraciner tous les arbres sur un rayon de plusieurs centaines de mètres sur des privés. On rentre sur le terrain des privés, on démaquise tout. Actuellement, on peut rentrer sur le terrain des gens si c’est dangereux parce qu’on parle de santé publique. La question qui m’inquiète, c’est pourquoi n’avons-nous fait que 15 % ? Comment explique-t-on que la cartographie ne concerne que 15 % ?

Mme Annick Girardin. La réponse est : quand nous en avons les moyens, les hommes font. Pour répondre au volet agricole, d’abord rappeler que l’agriculture tropicale est quand même difficilement comparable avec l’agriculture de l’Hexagone. C’est sans doute d’ailleurs pour cela que par le passé, davantage de pesticides ont été utilisés. S’il faut une réponse technique, je pense qu’on peut vous la faire tout à l’heure.

Ensuite, dire que ces territoires sont aussi des territoires de solutions et que l’on a beaucoup progressé avec le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), avec l’agence française de développement (AFD), avec d’autres organismes qui sont venus trouver des solutions sur les différents territoires.

Quand vous dites que quelquefois nous sommes « borderline », je vous invite vraiment à poser cette question au ministre de l’Agriculture parce que je ne suis pas une technicienne de l’agriculture et je pourrais dire des erreurs. Si vous souhaitez qu’à cette question, des réponses plus pointues soient apportées, ce sera la DGOM qui répondra, mais dans le cas contraire, je parlerai des sujets qui sont les miens.

M. le président Serge Letchimy. Nous allons continuer les auditions, notamment sur la question de la réparation puisque le Président de la République a parlé de réparation. Que cela signifie-t-il ? Pouvons-nous rentrer dans un processus d’indemnisation individuel ? Je ne suis pas sur cette ligne-là. C’est ma position. Par contre, je pense qu’il faut maintenir les deux termes : réparation et indemnisation. Bien sûr, indemnisation sur le plan économique. Sur le plan sanitaire, ce sont des prises en charge ou des accompagnements extrêmement importants et adaptés pour permettre de sortir de la situation de la pollution du sol par des grilles de médiation possibles et identifiables. Je n’ouvre pas ce débat-là parce que je pense que nous allons devoir entrer dans une négociation, une discussion. Je me permets d’avancer des idées. Quand Mme la rapporteure aura terminé son rapport, il y aura certainement des discussions par rapport à toutes les propositions qui seront formulées. Je tiens à vous remercier sur une chose. Nous avons entendu deux ministres, Mme Buzyn, qui a reconnu la part des responsabilités de l’État en allant très loin, en disant que sur les questions d’indemnisation, elle était favorable et que cela donnait un sens au mot réparation. Je vous remercie parce que vous êtes allée un peu plus loin. Vous avez indiqué que la responsabilité de l’État est reconnue et surtout, engagée. Les deux termes sont importants. Si c’est la responsabilité engagée de l’État, cela veut dire qu’il faut que l’on expertise. Je pense que pour vous, pour nous, le Président de la République, pour les Martiniquais, les Guadeloupéens, et la France et le monde tout entier, nous avons tout intérêt à la transparence, à la connaissance, et à la vérité. Si c’est reconnu et engagé, cela veut dire qu’il va falloir que nous changions le système en soi et globalement, pour être beaucoup plus efficaces et beaucoup plus pertinents, que nous puissions dire à la population, « nous tentons, dans une durée donnée, de muter la chose ». Pour l’instant, c’est l’incertitude la plus totale. Je tenais à vous remercier pour ces propos qui, dits au niveau d’une ministre, ont une importance capitale.

Mme Annick Girardin. Si cette mutation globale des territoires est indispensable, elle ne sera possible que si nous sommes tous au rendez-vous, l’État d’abord, bien sûr, mais l’État ne fera pas seul et ne pourra pas faire seul.


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   Jeudi 17 octobre 2019

Audition de M. Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation

M. le président Serge Letchimy. Nous entendons aujourd’hui M. Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation.

Je vais, Monsieur le ministre, vous passer la parole pour une intervention liminaire de cinq à dix minutes qui précèdera nos échanges. Mme la rapporteure Mme Justine Benin posera les premières questions.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires nous impose et impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Par conséquent, je vous invite à prêter serment successivement car je suppose que vous allez passer la parole aux personnes qui sont avec vous.

Monsieur le ministre, veuillez lever la main droite et dire « je le jure ».

(M. Didier Guillaume prête serment.)

(Mme Anne Bronner, Mme Bénédicte Bergeaud, M. Thomas Roche, M. Olivier Prunaux, Mme Hanane Boutayeb, M. Mohamed Idardon, M. Jean Bernicot, Mme Gwladys Jean-Joseph et Mme Cécile Daussun prêtent serment.)

M. Didier Guillaume, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation. Je suis très heureux d’être présent et de pouvoir répondre aux questions de cette commission d’enquête, qui est très importante. En effet, tout le monde sait combien le chlordécone a eu des conséquences chez vous ; ainsi, en ma qualité de ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, j’ai l’intention de répondre très tranquillement mais très franchement, en toute transparence, à l’ensemble de vos questions.

« La pollution au chlordécone est un scandale environnemental. L’État doit prendre sa part de responsabilité dans cette pollution et doit avancer dans le chemin de la réparation et des projets. » Ainsi parlait Emmanuel Macron, Président de la République. Pour la première fois, un chef de l’État a reconnu clairement une responsabilité de l’utilisation du chlordécone. Le Président de la République a par ailleurs, par ces mots en septembre 2018, fixé les grandes lignes d’une politique ambitieuse pour faire face à la pollution environnementale par le chlordécone.

Dans ce contexte, je tiens à réaffirmer et à saluer les travaux de votre commission d’enquête, qui doit permettre de mieux comprendre comment ce produit a pu être autorisé pendant des années aux Antilles alors même que sa toxicité et son pouvoir persistant dans l’environnement étaient connus.

Vous le savez, ces autorisations, autorisations provisoires de vente ou homologations ont été délivrées entre 1972 et 1993 par le ministère chargé de l’Agriculture pour lutter contre le charançon du bananier.

À ce titre, je vous assure, Monsieur le Président et Madame la rapporteure, de mon plein engagement et du plein engagement du ministère dont j’ai la responsabilité pour apporter toute la transparence possible sur le sujet.

Un travail important de recherche a ainsi été engagé cet été par la Direction générale de l’alimentation, par notre service juridique, pour retrouver l’ensemble des pièces disponibles sur la période de 1972 à 1989 et intervenant dans le processus de délivrance des autorisations relatives au chlordécone. La majorité de ces documents, dont la disparition avait déjà été soulignée par la commission parlementaire en 2005, a pu être retrouvée et a été transmise dès que possible à votre commission les 23 août et 7 octobre 2019. J’y ai veillé personnellement. Le fait que ces archives n’étaient pas disponibles pour diverses raisons était absolument inacceptable. J’ai demandé au directeur de recruter des personnels contractuels pour effectuer ce travail, qui a été fait et bien fait.

Par ailleurs, force est de constater que les procédures de délivrance des autorisations provisoires de vente et des homologations étaient bien moins encadrées à l’époque qu’actuellement. Notamment, le principe de précaution des cultures guidait bien plus les décisions que celui de protection de la santé publique et de l’environnement. Les choses ont bougé aujourd’hui. Les paramètres prioritaires étaient l’efficacité du produit et éventuellement la phytotoxicité, c’est-à-dire l’effet toxique sur la plante traitée. Les effets chroniques sur les populations étaient encore bien moins pris en compte.

Deuxièmement, les fabricants de produits phytosanitaires ont siégé dans la commission d’étude de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole jusqu’en 2001.

Enfin, un produit pour lequel le dossier de demande d’homologation était jugé insuffisant pouvait faire l’objet d’autorisations provisoires, et ce pendant plusieurs années. Les temps ont changé.

Depuis, et fort heureusement, la réglementation a fortement évolué, avec un cadre réglementaire européen, une stricte séparation entre évaluation et autorisation des produits phytosanitaires, une approche scientifique et rigoureuse conduite au niveau national par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Désormais, face à cette pollution environnementale, le Gouvernement se doit d’assurer une protection maximale des Guadeloupéens et des Martiniquais.

Pour le ministère de l’Agriculture, cela passe par un plan ambitieux visant le zéro chlordécone dans l’alimentation aux Antilles. Il s’agit de l’un des objectifs prioritaires de la feuille de route interministérielle sur le chlordécone 2019-2020, présentée fin août dernier aux parlementaires ultramarins et aux exécutifs locaux et traduisant les engagements du Président de la République.

Cet objectif complète les deux autres enjeux prioritaires de cette feuille de route portés en lien avec les trois autres ministres concernés : Annick Girardin aux Outre-mer, Agnès Buzyn à la Santé et Frédérique Vidal à l’Enseignement supérieur et la Recherche. Ils sont de deux ordres :

– les enjeux environnementaux, avec une meilleure compréhension de la contamination des sols et de l’eau ;

– l’accompagnement des populations, avec des actions de prévention adaptées et renforcées ainsi que la poursuite des études sur les effets sanitaires du chlordécone.

Viser le zéro chlordécone dans l’alimentation passe par la prévention de tout risque de contamination des productions agricoles ; l’établissement d’une cartographie des sols est à ce titre indispensable. Il est également question de renforcer la réglementation et les contrôles sur les denrées alimentaires mises sur le marché.

Le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation est ainsi le premier contributeur de l’enveloppe budgétaire gérée par la préfecture de Martinique et dédiée au plan d’action contre la pollution par le chlordécone. L’ambition du Président de la République est de porter cette enveloppe globale à hauteur de 3 millions d’euros pour le prochain plan chlordécone, qui verra ainsi son ambition renforcée.

En outre, le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a mis en place des financements complémentaires et spécifiques pour accompagner les agriculteurs dans le renouvellement de leurs pratiques culturales ou encore les pêcheurs à travers des mesures d’aide sociale.

Au-delà du chlordécone, le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation se mobilise pleinement pour une alimentation saine, sûre, durable, tracée et équitable au service de l’autonomie alimentaire des départements d’Outre-mer. Je le répète : les solutions peuvent venir de Paris mais sont également et surtout sur les territoires. Le ministère accompagne ainsi plus globalement la montée en gamme des produits de l’agriculture ultramarine, l’élaboration des projets alimentaires territoriaux, le développement de la pêche par le renouvellement de la flotte et la formation pour transformer les filières. Voilà ce que je voulais vous dire en introduction. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions, Mesdames et Messieurs les députés.

M. le président Serge Letchimy. Merci Monsieur le ministre. Je voudrais saluer la présence des parlementaires Didier Martin, François Pupponi et Hélène Vainqueur-Christophe.

Mme Justine Benin, rapporteure. En préambule, je souhaite saluer le travail mis en œuvre par vous, Monsieur le ministre, et l’ensemble de vos services afin de retrouver l’intégralité des pièces disponibles, en tout cas les archives que la commission d’enquête avait réclamées et qui paraissaient introuvables en 2005 lors de la mission d’information parlementaire portée par Philippe Edmond-Mariette et Joël Beaugendre.

Vous le dites bien : le fait que ces archives étaient introuvables était pour vous inacceptable. Un grand merci pour les populations de Guadeloupe et de Martinique.

Pouvez-vous nous indiquer quelle était entre 1968 et 1993 la procédure d’homologation des substances et d’autorisation de vente des produits phytopharmaceutiques d’une part, et d’autre part, les autorisations provisoires de vente accordées pour un an étaient-elles renouvelables par tacite reconduction ?

M. Didier Guillaume, ministre. Je l’ai dit dans mon introduction : les temps ont changé, les choses ont changé et on ne voit plus les choses aujourd’hui comme on les voyait dans les années en question.

Pour répondre clairement à votre question, je peux distinguer deux périodes : 1968 à 1972 et 1972 à 1993, qui sont légèrement différentes. Entre 1968 et 1972, il existait trois dispositions réglementaires que je pourrai vous donner : les arrêtés de 1934, de 1943 et de septembre 1954. Quand on se réfère à un arrêté de 1934, même en 1972 il s’est passé un peu de temps.

La procédure d’homologation était la suivante.

– Une demande devait être adressée au service de la protection des végétaux du ministère, dont le contenu du dossier était précisé réglementairement.

– Suivait l’instruction par le directeur du laboratoire Phytopharmacie, la présentation au comité d’étude des produits antiparasitaires à usage agricole rendant son rapport et proposant une décision, soit une décision d’homologation, soit un refus d’homologation, soit, comme cela a été beaucoup utilisé, une mise en étude assortie, le cas échéant, d’une proposition d’autorisation provisoire de vente (APV).

– Pour terminer, la décision finale d’homologation revenait au ministère chargé de l’Agriculture, pour une durée maximale de dix ans renouvelables.

C’est totalement différent aujourd’hui. Les autorisations provisoires de vente pouvaient durer deux ans mais elles étaient renouvelables.

Pour la période entre 1972 et 1993, quatre arrêtés s’appliquaient aussi : un de 1943, deux de 1974 et un de 1987 ; des arrêtés ont été adoptés pendant cette période pour faire évoluer la jurisprudence. Le comité d’étude des produits antiparasitaires à usage agricole a été remplacé à cette époque par une « commission d’étude de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole et des produits assimilés », chargée d’examiner les risques de toxicité directe ou indirecte pour l’homme, les animaux et l’environnement. La décision finale prise par le ministère chargé de l’Agriculture prenait effet pour une durée maximale de dix ans renouvelables. L’APV était annulée d’office si l’homologation n’intervenait pas dans un délai maximal de quatre ans. Cette autorisation provisoire pouvait être exceptionnellement reconduite pour un délai maximum de deux ans et pouvait durer au maximum six ans.

Je vous donne ces précisions car cela montre bien ce qui a dû se passer, ce qui a pu se passer à l’époque où ces autorisations ont été données. Aujourd’hui, tout cela serait obsolète puisque la prise en compte de la prévention, du principe de précaution, de la santé des végétaux et de la population n’est plus du tout la même. Le processus d’homologation a changé mais il faut se référer à ce qu’il était à l’époque.

M. le président Serge Letchimy. Justine Benin a raison d’insister sur le fait que grâce à vous, nous avons, les Martiniquais, les Guadeloupéens, la France tout entière a pu avoir accès à travers la commission d’enquête aux archives. Je tiens vraiment à vous remercier car en plus, vous précisez que vous avez dû renforcer les équipes pour retrouver les archives, premièrement car M. Thierry Beaugendre et M. Philippe Edmond-Mariette n’ont pas pu avoir accès à ces archives, voir et refaire la chronologie des décisions, on pourrait même dire la chronologie d’un drame environnemental économique et humain. Je voulais rajouter ces deux termes après « environnemental » car les conséquences sont sociales, humaines et économiques.

Après vous avoir remercié pour cette détermination à donner ces documents, j’ai une question à vous poser, mais à titre personnel : comment, face à un tel drame pendant des années, ces archives dites nationales ont pu disparaître ? Comment expliquer une telle situation dans une République de droit, où la transparence doit prévaloir au-delà même de toute posture et opinion politique ?

M. Didier Guillaume, ministre. Je partage ce que vous dites, Monsieur le Président. Ce n’est pas une histoire d’opinion, cela s’appelle l’État, l’État républicain et le prolongement de l’État républicain quelles que soient les périodes. Ce Gouvernement est très attaché à la transparence (comme d’autres, vraisemblablement).

Je ne peux pas répondre précisément à votre question, j’ignore ce qui s’est produit par le passé. Des déménagements et des réorganisations ont eu lieu, l’organisation des archives n’était peut-être pas aussi optimisée qu’elle aurait dû l’être… je n’excuse pas ce qui s’est passé, je fais un constat factuel. Ce que je dis, c’est que lorsque nous avons pris à bras-le-corps ce sujet après votre interpellation et notamment après l’audition de M. Ferreira, directeur général de l’alimentation (DGAL) au ministère, nous avons investi de grands moyens. Nous avons consulté les archives nationales et l’ensemble des archives du ministère de l’Environnement car lorsqu’une commission d’enquête demande des archives, c’est dans toute l’acception du terme. Nous avons aussi consulté les archives de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), nous avons interpellé l’ANSES, nous avons engagé un vrai travail pour répondre à ce que vous souhaitiez et c’est la raison pour laquelle nous avons réussi à vous remettre quasiment la totalité de ce que nous pouvions.

À mon sens, il n’y a eu aucune volonté de cacher tout cela, je ne peux même pas l’imaginer. Il y a sûrement eu un problème d’organisation d’archives, auquel nous avons essayé de mettre fin.

M. le président Serge Letchimy. Je tiens à poser cette question car grâce à vous, Justine Benin et moi ainsi que tous les membres de la commission avons établi des vérités avec des pièces. Il ne s’agissait pas pour nous de déclamer mais d’établir avec des preuves des vérités. Je tenais à vous le dire car nous allons entrer dans le fond du débat sur la question de la responsabilité. Je souhaite vraiment que nous tranchions clairement là-dessus, plus particulièrement avec vous. Le Président de la République Emmanuel Macron et vous-même l’avez répété, nous étions très heureux d’entendre la ministre des Outre-mer hier dire que la responsabilité est reconnue – et elle a ajouté « engagée ». Nous ne vous donnons pas toutes les billes dont nous disposons, vous imaginez bien que nous ne vous donnons que quelques éléments, mais les preuves que nous avons nous montrent clairement le niveau d’engagement de l’État, qui n’est pas seul : je considère que d’autres responsabilités sont toutes aussi importantes.

Je tenais vraiment à vous remercier car grâce à vous, nous avons pu établir les preuves de la chronologie précise non pas entre 1972 et 1993 mais entre 1968 et 1993 et entre 1943 et 1993, une chronologie assez particulière de l’époque, que vous avez décrite, qui montre aussi que le privilège accordé aux dérogations peut expliquer des dynamiques d’autorisation incroyables conduisant à une catastrophe.

M. François Pupponi. Monsieur le ministre, je vous remercie pour vos propos et votre engagement, sur lequel nous n’avions aucun doute.

Vous avez dit qu’il fallait que nous ayons une cartographie. Le temps viendra de savoir ce qui s’est passé, et ce que fait la commission d’enquête est important pour reconnaître les faits et les responsabilités éventuelles des uns et des autres. Or il faut aussi aujourd’hui éviter que les populations soient encore exposées au risque. Pour cela, il faut que nous sachions quelles terres sont polluées, ont été touchées par le chlordécone.

Nous avions déjà eu l’information mais M. le Président l’a dit et la ministre de l’Outre-mer territoires l’a confirmé hier : la cartographie ne concerne que 15 % des territoires. Comment est-il possible, alors que tout le monde sait que le chlordécone est dangereux et que la population est exposée à un risque, que l’administration ne soit pas en capacité, dans un pays comme le nôtre, sur une région comme celle-là, depuis tant d’années, de faire une cartographie précise et exhaustive du risque pour empêcher que d’autres populations continuent à être exposées ? Je souhaitais connaître votre sentiment à ce sujet et vous demander comment le Gouvernement compte faire pour que cette cartographie soit établie dans les meilleurs délais.

M. Didier Guillaume, ministre. Je vais vous répondre très précisément, mais c’est très compliqué pour des raisons juridiques, pour des raisons du droit de la propriété et par rapport à l’évolution de l’agriculture.

L’objectif de mon ministère est de procéder à une cartographie des sols à même de sécuriser au maximum les productions agricoles ; j’y suis favorable. Nous aurons à faire face à des difficultés juridiques : il faudra se rendre chez chaque propriétaire et chaque agriculteur, partout. Nous allons y travailler.

Le ministère a déjà initié des analyses de sol en 2004 après votre demande en 2003. En 2006 et 2007, les analyses des sols agricoles ont été intégrées à un système d’information géographique, et une cartographie est accessible sur les sites Internet des préfectures de Martinique et de Guadeloupe depuis avril 2018. Cependant, j’ai conscience que cela ne suffit pas par rapport à la question que vous posez et que se posent M. le Président et Mme la rapporteure. Ces surfaces cartographiées en zones agricoles reposent sur des résultats clairs. Je vais vous donner deux chiffres car je me doutais que cette question serait posée et je les ai fait ressortir.

Je vous rappelle qu’étant responsable politique et non pas technicien, je suis obligé de m’appuyer sur des services et des demandes car je n’ai pas la connaissance de tout cela, mais en Martinique aujourd’hui la cartographie représente 6 144 hectares sur 36 500 au total, auxquels il convient d’ajouter les sols ayant un historique de culture de bananeraies considérées comme à risque de contamination de 9 100 hectares, soit un total de 15 844 hectares cartographiés sur les 36 500.

En Guadeloupe, on m’a indiqué 3 470 hectares cartographiés sur 52 000. L’objectif que je fixe au sein du ministère est de cartographier les sols pour lesquels des cultures sensibles, des cultures intermédiaires ou encore des élevages de plein air sont présents.

Cartographier la totalité des sols risque d’être compliqué mais si on s’arrête en disant qu’on ne va pas le faire parce que c’est compliqué, on ne le fera jamais. La volonté du ministère et la mienne (nous travaillons avec les services) sont de commencer sur la cartographie. Je pense que vous souhaitez une cartographie totale, ce que je comprends tout à fait. Par conséquent, nous allons essayer d’avancer pour voir si nous sommes capables de l’obtenir.

Cette cartographie sur laquelle nous avons déjà travaillé sur les 15 000 hectares en Martinique et sur les 3 400-3 500 en Guadeloupe continuera à être complétée cette année et l’année prochaine par les analyses de sol qui vont être réalisées (200 en Guadeloupe et 170 en Martinique). 550 analyses de sols supplémentaires seront programmées en Guadeloupe, et 100 prélèvements réalisés par la profession sur les parcelles plantées en bananes. C’est important de voir que les choses bougent sur place.

M. François Pupponi. Il y a un problème lié à l’agriculture ; il y a aussi et surtout un problème de santé publique. La cartographie relève certainement du ministère de l’Agriculture, mais ne croyez-vous pas qu’elle relève également du ministre de la Santé, voire du Premier Ministre ? Interviennent-ils pour savoir si des personnes en Martinique ou en Guadeloupe sont encore exposées à un risque ? Certes, il faut sauver l’agriculture, mais aussi et d’abord des êtres humains, ainsi que l’environnement. Ne faudrait-il pas décréter la prise en charge de ce dossier par une structure intergouvernementale ? Cela concerne la santé, la recherche, l’agriculture, cela concerne tout le monde. Mon sentiment depuis que nous auditionnons est que chaque ministère prend sa responsabilité mais sans vision globale.

M. le président Serge Letchimy. C’est l’aspect gouvernance mais je voulais qu’on revienne sur le point de départ de Mme Benin sur la question de la cartographie. Monsieur le ministre, il faut que nous soyons très prudents : cartographie ne veut pas dire analyse. La cartographie comporte une partie présomption, parce que si c’est planté en bananes, on s’attend à la présence de chlordécone. La cartographie est réalisée en fonction de la décision individuelle de chacun de faire analyser son sol car l’analyse n’est pas obligatoire. J’ai entendu des chiffres concernant la Martinique. Nous devons rester prudents mais en gros, cela tourne autour de 15 % de cartographie réelle. Quand on rajoute les grandes plantations par supposition de pollution, ce chiffre peut légèrement augmenter.

Seriez-vous favorable à ce que la carte et les analyses de sol soient gratuites, notamment pour les professionnels de la diversification agricole ?

Êtes-vous favorable à ce que la cartographie soit obligatoire ? Je ne vois pas comment on peut piloter une politique de reconquête des sols et de l’agriculture sans connaître la vraie teneur de chlordécone dans le sol. Certaines zones sont très polluées, d’autres moyennement polluées et d’autres encore très peu polluées mais polluées quand même.

Pour finir, seriez-vous d’accord pour que la cartographie s’effectue sur la totalité des terres agricoles, y compris des terres périurbaines entre le milieu agricole et le milieu urbain ? C’est une très forte demande ; par infiltration, on trouve des terres « chlordéconées » sur des terres non agricoles.

M. Didier Guillaume, ministre. Vos questions s’inscrivent tout à fait dans le prolongement de celles qu’évoquait le député Pupponi à deux niveaux.

Je peux donner mon avis et dire que je suis favorable mais tout ne dépend pas de moi ; cela doit se faire au niveau du Premier Ministre et de l’interministérialité. À mon poste, je suis chargé de l’Agriculture mais c’est la ministre de la Transition écologique et solidaire qui est en charge de la partie environnement et de la partie urbaine. Vous m’interrogez, je vous réponds « oui » mais dans la partie qui me concerne ; je ne peux pas répondre « oui » sur la partie globale. Je n’ai pas le mandat ni l’arbitrage pour répondre au nom du Gouvernement, même si bien sûr, je crois qu’il faut aller dans cette direction.

D’après ce qui m’a été dit, il n’est pas possible à l’heure actuelle de réaliser cette cartographie, ce pourquoi nous étudions la possibilité de l’imposer par arrêté préfectoral, notamment sur les productions sensibles (système racinaire, maraîchage…) Aujourd’hui, à ma connaissance, nous ne pouvons pas aller plus loin, en tout cas ma responsabilité ne peut pas aller plus loin.

M. le président Serge Letchimy. Pour compléter, vous avez parlé de cartographie mais il s’agit aussi d’analyse de sol.

Par conséquent, vous seriez partisan de rendre cela obligatoire afin qu’il existe une couverture juridique et que ce ne soit pas dépendant de la volonté de chaque agriculteur de le faire ou de ne pas le faire.

M. Didier Guillaume, ministre. Oui. Je pense qu’il faudrait conditionner la mise sur le marché des productions sensibles à l’analyse de sol.

M. le président Serge Letchimy. Vous êtes favorable au fait que les victimes qui sont les petits producteurs agricoles, qui ne sont pas responsables de la pollution, puissent bénéficier de la gratuité des analyses.

M. Didier Guillaume, ministre. Vous avez raison, Monsieur le Président, le problème concerne les petits producteurs. C’est le problème de l’histoire de ces territoires et de la façon dont on fait l’agriculture vivrière, la vente directe au bord de la route… Le petit producteur ne peut pas être en plus celui qui va être obligé de payer des choses alors qu’il n’a pas les moyens de le faire ou en partie. C’est pour cela qu’il faudrait regarder la possibilité, peut-être à travers le fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), de le financer. Or vous pensez bien que ce matin, dans l’état actuel des choses, je ne peux pas répondre en évoquant la gratuité.

M. le président Serge Letchimy. D’accord, mais lorsqu’une collectivité comme la collectivité de Martinique refuse de mettre le FEADER en marche pour financer les petits agriculteurs, n’y a-t-il pas une obligation de flécher, exactement comme le préfet a l’obligation de faire payer une dette ?

M. Didier Guillaume, ministre. Cela fait partie des sujets que nous avons aujourd’hui, dans le cadre de la nouvelle politique agricole commune, avec les régions et les territoires pour voir comment réorienter le FEADER. Au début de la négociation, certaines régions voulaient avoir la totalité du second pilier de la politique agricole commune (PAC) et donc du FEADER ; l’État, le Premier Ministre n’a pas arbitré dans cette direction, car par rapport à ce que vous venez de dire, il est indispensable qu’une politique soit nationale et qu’il n’y ait pas uniquement des politiques territoriales. Il faut de la flexibilité, il faut la possibilité de faire des choses, mais dans un cadre national. Si nous laissions uniquement aux régions ou aux territoires la gestion totale du FEADER, il n’y aurait plus de coordination nationale et l’État ne pourrait plus intervenir. J’ai bien l’intention d’intervenir, même s’il faudra attendre les arbitrages du Premier Ministre et peut-être du Président dans cette direction. À titre personnel, je suis favorable à ce que cette cartographie et ces analyses soient réalisées pour les productions sensibles. Bien sûr que le petit producteur, qui représente la majorité des personnes concernées, ne doit pas être contraint de payer, faute de quoi cela ne pourra pas fonctionner et on fera l’impasse sur certains aspects, on mettra la poussière sous le tapis et on continuera comme on l’a fait depuis des années.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Monsieur le ministre, je voudrais avant tout également vous remercier pour votre effort de transparence dans le cadre de cette commission d’enquête en nous transmettant ces archives perdues.

Combinés aux auditions locales que nous avions menées, ces documents nous interrogent véritablement sur la responsabilité de l’État ; responsabilité sur les autorisations et prorogations mais aussi sur la gestion postérieure à 1993.

Les Chambres d’agriculture ont-elles donné un avis sur ces dérogations ? Le rapport Snégaroff en 1977 puis le rapport de l’INRA en 1980 ne parlaient pas encore de contamination mais au moins d’une exposition, donnaient des éléments sur la pollution et suggéraient des investigations plus poussées. Est-ce que votre ministère, les Chambres d’agriculture et les services locaux de la direction de l’agriculture et de la forêt (DAF) et de la préfecture par exemple ont été informés de ces rapports ?

À l’heure actuelle, quelle est la méthodologie utilisée par vos services en cas de retrait de l’homologation d’un produit ? Je pense par exemple au glyphosate. Dans l’hypothèse d’un arrêt de commercialisation, comment se passera le retrait ? Quel protocole mettrez-vous en place pour vous assurer que tous les stocks ont véritablement été éliminés ou rendus et ne sont plus utilisés ?

M. Didier Guillaume, ministre. Concernant votre dernière question, comme je le disais en introduction, aujourd’hui, la situation est différente et le contrôle est différent. Je ne vais pas vous répondre directement sur le glyphosate car ce n’est pas le thème de la commission mais évidemment, le jour où le glyphosate sera interdit à l’échelle européenne, des vérifications seront effectuées de manière à ce qu’il ne soit plus utilisé. Nous n’allons pas recommencer ce que nous avons vécu là car sinon nous ne nous en sortirions plus.

Je suis confus de ne pas pouvoir répondre directement à votre question sur les Chambres d’agriculture car je n’ai pas assez regardé dans les archives. C’est dans les archives mais je ne peux pas vous dire si les Chambres d’agriculture ont donné un avis. M. le Président le sait peut-être mais je l’ignore.

M. Didier Martin. Monsieur le ministre, je souhaiterais m’associer aux propos du président de la commission d’enquête pour saluer l’effort de transparence totale qui a été le vôtre pour apporter à notre commission d’enquête tous les documents pour établir au plus près possible la vérité et la chronologie de ce qui s’est passé tout au long de ces décennies.

Ma question revient sur l’exposition résiduelle actuelle de la population à travers son alimentation, puisque nous ne pouvons pas revenir sur ce qui s’est passé autrefois. Aujourd’hui, il s’agit de protéger la population contre ces risques établis sur le cancer, sur la santé des enfants et sur les perturbateurs endocriniens.

Un arrêté interministériel du début de l’année 2019 a abaissé les limites maximales de résidus de 0,1 mg/kg à 0,02 mg/kg dans la viande de bœuf. C’est important mais l’objectif, comme vous l’avez souligné, est zéro chlordécone dans l’alimentation de la population. Vous avez déjà tracé quelques pistes avec la cartographie et des analyses des sols, qui doivent effectivement permettre d’apporter des préconisations pour les producteurs actuels, mais pouvez-vous, dans le cadre futur du plan chlordécone IV, nous indiquer quelles mesures vous souhaiteriez renforcer afin que la population, si possible, soit totalement protégée d’une contamination alimentaire étant donné que l’alimentation relève de votre ministère ?

M. Didier Guillaume, ministre. L’alimentation, en France comme en Outre-mer, est la priorité du ministère et du Gouvernement car c’est la priorité de la population. Aujourd’hui, nos concitoyens réclament une alimentation la plus sûre, la plus saine, la plus durable, la plus tracée possible et ce que nous pouvons répondre, y compris dans ce contexte de commission d’enquête, c’est que l’alimentation française issue de l’agriculture française, qu’elle vienne de l’Hexagone ou des Outre-mer, est sûre, saine et durable telle qu’elle est faite. Or vous parlez de sujets qui se sont passés auparavant. Lorsque nous baissons les limites maximales de résidus (LMR) pour la viande bovine, c’est tout simplement car nous savons contrôler cela et nous savons qu’il n’y a pas de problème.

Je veux à la fois être dans la totale transparence et dire clairement qu’aujourd’hui, lorsqu’un citoyen français mange, il n’a pas de risque sanitaire, que ce soit un produit qui vient du circuit court, d’une entreprise ou de l’industrie agroalimentaire, car cette alimentation est bonne. Je tiens à le rappeler car trop de personnes passent leur temps à dire qu’on mange mal…, ce n’est pas vrai. Certains produits sont peut-être moins bons que d’autres mais globalement, les contrôles sanitaires que nous faisons, que font la Direction générale de l’alimentation (DGAL) et la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF) montrent qu’aujourd’hui, la chaîne alimentaire française est une chaîne alimentaire solide dont nous pouvons être fiers. Je tiens à le dire car c’est très important. C’est pour cela que lorsque nous décidons de baisser les LMR, c’est parce que nous pensons que les contrôles sont suffisants pour pouvoir les réduire.

J’en viens à ce qui nous préoccupe ici, c’est-à-dire la situation en Guadeloupe et Martinique sur les résidus, les traces de chlordécone dans l’alimentation et le plan chlordécone tel que nous pouvons l’élaborer. Le ministère est impliqué depuis une dizaine d’années dans le plan avec le ministère des Outre-mer (MOM), le ministère de la Santé et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Les inspections générales des ministères ont été saisies et sont censées, dans le cadre du futur plan chlordécone, faire des propositions début 2020. J’étudierai avec beaucoup d’attention les recommandations des inspections générales.

Au risque de dire des choses qui ne plaisent pas toujours, je m’appuie sur la science et les scientifiques et sur les instituts indépendants. Nous avons un problème d’actualité aujourd’hui avec les zones de non-traitement, etc. Je peux comprendre que certains veuillent pousser le principe de précaution fort loin, que certains, pour des raisons de posture politique, veuillent dire des choses. Ce n’est pas votre cas mais je le dis globalement. En ce qui me concerne, je m’appuie sur les études menées par notre conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux et nos inspections générales, et sur l’ANSES. C’est la réalité aujourd’hui. À moins que l’on remette en cause les inspections générales et l’autorité indépendante sanitaire, je ne vois pas d’autre possibilité pour le faire.

Un certain nombre de choses ont déjà été lissées grâce au renforcement du principe de précaution, la prévention d’une éventuelle contamination des productions agricoles, la cartographie dont nous avons parlé tout à l’heure… nous avançons bien dans cette direction. Mais vous avez raison, nous allons de toute façon maintenir l’accompagnement des agriculteurs, qui est indispensable. Si nous voulons aller jusqu’au bout, il faut que les mesures du futur plan chlordécone soient encore plus fortes et contraignantes afin d’arriver à avancer et à assurer les habitants de Guadeloupe et de Martinique que l’alimentation qu’ils mangent, produite par l’agriculture de ces territoires, ne met pas leur santé en danger. C’est aussi simple que cela mais nous allons réaliser le même travail, la même force pour les Outre-mer que pour l’Hexagone, sachant que l’agriculture est quand même différente (l’agriculture vivrière, l’agriculture de circuits courts, de vente au bord des champs et des routes, de vente directe). Il va falloir prendre cela en compte.

Ce que je demande aux services du ministère de l’Agriculture, à celles et ceux qui établissent les règles et les circulaires, c’est de tenir compte de la diversité de la France. La France est une et indivisible, c’est la République, ce sont les fondements de notre République. Elle est une et indivisible mais elle est diverse. Tant que l’on ne comprend pas complètement cela, on ne peut pas bien comprendre ce qu’est la République française dans sa diversité. Les règles sont les mêmes pour tous. Un citoyen français, qu’il soit à Pointe-à-Pitre, à Fort-de-France, à Paris ou à Dijon, a les mêmes droits et les mêmes devoirs, sauf que si je suis à Basse-Terre, au Diamant ou ailleurs, je ne vis pas de la façon et je n’aborde pas l’alimentation de la même façon que si je suis dans le 7e arrondissement et que je vais au Franprix de la rue de Bourgogne. C’est totalement différent et nous avons besoin que l’administration française le comprenne : on met des règles fortes pour tout le monde mais il faut tenir compte des spécificités. Par conséquent, par rapport aux perspectives sur lesquelles vous m’interrogiez, il faut absolument renforcer la lutte contre les difficultés que vous rencontrez. Le renforcement de cette lutte passera par un nouveau plan chlordécone IV fort qui s’appuiera sur ce que vous publierez. Je ne sais pas quand sortira votre rapport mais le Gouvernement (et dans mon ministère, nous travaillerons avec mes collègues) s’appuiera évidemment sur le rapport que rédigera Mme Benin sur la commission d’enquête chlordécone. L’indépendance est claire, la séparation de l’exécutif et du législatif est absolument indispensable, c’est la constitution. Mais l’exécutif a besoin de l’appui du législatif. Vous avez les moyens d’investiguer, de rédiger un rapport et de soumettre des propositions. Ensuite, il faudra vraisemblablement discuter pour voir comment prendre vos propositions pour les faire entrer dans un plan ou non, en tout ou en partie, ce qui sera suivi d’arbitrage.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur le ministre, vous venez de faire une déclaration très importante en tant que ministre de l’Agriculture, car cette affaire ne concerne pas seulement le ministère de l’Agriculture, mais principalement. Vous venez d’indiquer que ce rapport, qui sera rendu, qui essaie de faire les choses de la manière la plus ouverte et transparente possible, vous n’allez pas le mettre dans un tiroir et ne plus en parler, vous allez en tenir compte. Bien sûr, il ne s’agit pas de donner un blanc-seing mais de dire clairement que vous allez en tenir compte pour décliner les propositions futures concernant la chlordécone, c’est bien cela ?

M. Didier Guillaume, ministre. J’ai été parlementaire avant d’être membre du Gouvernement. J’ai beaucoup de respect pour le Parlement et pour le travail parlementaire. Comme je l’évoquais à l’instant, dans la séparation stricte des pouvoirs, il faut que le Gouvernement s’appuie sur les rapports qui sont faits au Parlement, à l’Assemblée et au Sénat, qui sont des mines de réflexion, de recherche et de travail. Si les gouvernements s’appuyaient plus sur les rapports parlementaires, les commissions d’enquête, les missions d’information, etc., on arriverait à avancer. Cela pourra aussi contribuer à éviter quelque peu la méconnaissance des uns et des autres. Au ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, l’administration est très compétente, les directions font très bien leur travail et vont sur le terrain. Je n’attaque jamais l’administration française car on a trop tendance à la montrer du doigt mais quand il y a un problème dans ce pays, ce sont les fonctionnaires, c’est l’administration française qui est au charbon, personne d’autre. En même temps, il faut tenir compte de l’expérience de terrain. Je dis souvent à mes collaborateurs au cabinet ou aux directeurs d’administration centrale de sortir, d’aller sur le terrain, d’aller dans les départements. C’est plus facile d’aller en Lozère en Aveyron et au Pays basque qu’en Guadeloupe et en Martinique, encore que cela se fait très bien. Vous-même le faites lorsque vous venez ici au Parlement. Mais il faut aller sur le terrain pour se rendre compte de ce qui se passe. On ne s’appuie bien que sur ce qui résiste, on ne s’appuie bien que sur ce qui se passe sur le terrain. C’est en fonction du terrain qu’on peut tirer des enseignements généraux. Pardonnez-moi d’être long mais notre rencontre est passionnante.

Le Gouvernement ne va pas prendre votre rapport et en faire un texte de loi, cela n’aurait aucun sens. Comme vous le dites, cela n’aurait aucun sens non plus de le prendre, de le mettre dans un tiroir et de se dire qu’on a passé cette étape et qu’on va passer à une autre étape. Le futur plan chlordécone ne pourra pas faire fi de ce que vous publierez, du rapport que rédigera Mme Justine Benin et la commission sous votre autorité. Je m’engage pour mon ministère. Je pense que mes trois autres collègues en feront de même. C’est la raison pour laquelle l’interministérialité et le choix d’arbitrage que fera le Premier Ministre seront absolument essentiels.

M. le président Serge Letchimy. Très bien. Nous prenons déjà rendez-vous pour la déclinaison par acte, par cadre, par moyens financiers, par moyens législatifs pour nous accompagner. Je parle de nous, pas de moi, je parle du peuple martiniquais et du peuple guadeloupéen pour la sortie par le haut, au sein de la République, de ce drame du chlordécone.

Mme Justine Benin, rapporteure. Monsieur le ministre, vous le savez, nous sommes allés dans les territoires pour auditionner les professionnels aussi bien de l’agriculture que de la pêche. À ce sujet, beaucoup de difficultés nous ont été remontées. Il semblerait notamment que les éleveurs dont les bêtes sont saisies à l’abattoir en raison de leur non-conformité ne soient pas indemnisés. Qu’en est-il ?

M. Didier Guillaume, ministre. Comme je l’indiquais tout à l’heure, il faut tenir compte des spécificités mais certaines règles s’appliquent. Le principe de précaution doit être mis en œuvre partout, quelle que soit la situation. Je viens de connaître cela avec Lubrizol ; je ne veux pas qu’on me dise parfois qu’il faut mettre en place le principe de précaution le plus fort possible et parfois le contraire car cela pose un problème avec les éleveurs. J’ai conscience de cela mais je suis obligé de faire en sorte que des règles existent. Une soixantaine d’éleveurs environ a déjà été accompagnée cette année mais nous ne souhaitons pas indemniser les carcasses saisies à l’abattoir, pas uniquement pour des raisons financières mais car cela peut être contraire à l’objectif recherché. Si on considère qu’il y a des problèmes, il y a des problèmes. En revanche, j’entends mener avec les territoires ultramarins un travail avec les Chambres d’agriculture, dont je souhaite qu’elles redeviennent un interlocuteur prioritaire et qu’elles organisent, avec les élus, les parlementaires et les collectivités territoriales, sous la tutelle de l’État, la politique agricole de ces territoires. La réorganisation des filières agricoles consiste à faire en sorte que les territoires ultramarins ne continuent pas à être aussi dépendants de leurs voisins, ce qui n’a aucun sens. Aujourd’hui, ces territoires ont tout pour réussir, pour réorganiser des filières d’élevage alors que ces filières sont faibles, pour réunir de nouvelles filières pour l’alimentation, notamment sur la volaille et d’autres, non pas pour parvenir à l’autonomie alimentaire, objectif que nous n’atteindrons pas demain, mais pour tendre vers celle-ci. C’est la raison pour laquelle le ministère met en place un conseil adapté à tous les éleveurs via nos structures ; c’est absolument indispensable. Mais nous ne pouvons pas, me semble-t-il, Madame la rapporteure, aller dans votre dans votre sens. Accompagner, oui ; faire de la prévention, oui ; aider, oui ; mais le financement des carcasses n’est pas possible.

M. le président Serge Letchimy. Monsieur le ministre, je pense que nous touchons à un enjeu fondamental, et de mon point de vue, Justine Benin pose sur la table un enjeu extrêmement important et juste : la question de la réparation.

Lorsque le Président de la République – je le répète devant l’opinion publique, c’est le premier et seul Président de la République qui a eu le courage de parler de responsabilité et de réparation – a employé le terme « responsabilité collective », je ne suis pas totalement d’accord car je considère que les victimes ne peuvent pas être responsables d’une chose avec laquelle elles n’ont rien à voir. Ce ne sont pas les petits éleveurs qui ont mis le chlordécone. Ils le reçoivent dans la vache qu’ils élèvent. Sa carcasse qui est transportée dans l’abattoir est une carcasse victime du chlordécone. Qui indemnise-t-on ? Celui qui vient découper sa vache pour la vendre n’a plus de vache parce qu’elle est chlordéconée, tandis que celui qui a introduit le chlordécone est au contraire parfaitement accompagné pour ce qu’on souhaite tous, la banane durable, dans le cadre du programme d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (POSEI). Le petit agriculteur qui a une vache qu’il a élevée avec des petits moyens n’a absolument rien. Par conséquent, la question de la réparation ne se conçoit-elle pas aussi dans le cadre d’un processus d’indemnisation ?

Je le dis publiquement : je ne suis pas du tout favorable à une indemnisation individuelle. Décider de donner à chaque Martiniquais et Guadeloupéen 1 000, 2 000 ou 3 000 euros et s’arrêter là serait à mon avis grave et aurait même des conséquences irréparables. Je pense plutôt à un processus d’indemnisation. Mme Benin prend un excellent exemple en demandant ce que l’on fait pour celui qui amène sa vache sans savoir qu’elle est chlordéconée et qui est victime de cela.

Deuxièmement, il faut l’accompagner, vous avez raison, pour que sa vache ou ses bœufs soient transportés sur des terres non chlordéconées ou que les herbes données à la vache ne soient pas chlordéconées, ce qui signifie qu’il faut les mettre en hauteur. C’est un accompagnement, mais la question de l’indemnisation se pose. De la même manière, on demande au petit pêcheur qui pêche le long de la côte d’acheter un bateau dix fois plus grand pour faire de la pêche pélagique. Avec quels moyens ? Quels matelots ? Quelle assurance ? Quel accompagnement ? Il y a à la fois l’accompagnement financier à faire pour changer la flotte, mais aussi des processus d’indemnisation. Je pourrais prendre plusieurs exemples.

On peut trouver un accord en matière de santé publique sur des personnes fragilisées et qui peuvent être atteintes par les conséquences du chlordécone, comme celles qui ont un certain âge et qui peuvent avoir un cancer de la prostate devraient être sous surveillance sanitaire. Le test devrait logiquement être gratuit pour ceux qui souhaitent en faire un. On a de très fortes suspicions sur les accouchements prématurés : là aussi, cette surveillance sanitaire doit être gratuite. Voilà le genre de chose qu’on pourrait imaginer comme processus d’indemnisation lié à la réparation mais qui soit extrêmement actif. Les personnes dont les terres sont polluées ne peuvent pas du tout les cultiver car le ruissellement part d’une terre vers une autre. C’est la plus grande injustice que j’ai constatée dans ce dossier : les victimes paient deux fois ; nous sommes victimes du chlordécone et victimes d’une absence totale de réparation. Je suis d’accord et très content que le Président Macron ait employé ce terme. Cependant, en l’absence d’action derrière un terme, celui-ci a peu de sens.

M. Didier Guillaume, ministre. Cette discussion est passionnante et nous partageons les mêmes objectifs. Ce ne sont pas les victimes du chlordécone qui doivent être aujourd’hui montrées du doigt, ce serait le monde à l’envers, c’est absurde et ce n’est pas du tout la volonté du Gouvernement. En même temps, quand on parle de réparation – le Président de la République en a parlé –, on ne va pas régler le problème de la réparation aujourd’hui, vous le savez très bien. Nous attendons votre rapport. Il sera étudié par les quatre ministères, par le Président de la République, n’en doutons pas, et par le Premier Ministre. Des arbitrages auront lieu. En l’état actuel des choses, je ne peux pas répondre positivement à la question que vous posez mais je travaille sur la durée : la question de la réparation, des conclusions du bilan du plan chlordécone III et de ce que pourra évoquer le Président de la République lors d’un prochain déplacement du Premier Ministre chez vous.

Nous voulons changer totalement le système. M. le Président le disait : en Guadeloupe, des idées et des expérimentations sont déjà en place pour déplacer les troupeaux dans des lieux où les terres ne sont pas chlordéconées. C’est très bien, mais nous ne voulons pas aller dans un système qui pourrait apparaître pervers (pardonnez-moi l’expression), dans lequel on dirait : « On amène la carcasse, on vous paie et on n’en parle plus ». Ce n’est pas ce que vous souhaitez ni ce que souhaite le ministère. Ainsi, la position du ministère aujourd’hui est claire : nous ne participerons pas au financement des carcasses qui partent à l’abattoir mais nous voulons changer totalement les pratiques en partant de l’amont et en faisant en sorte que l’éleveur arrive à avoir un élevage le plus sain possible et totalement déchlordéconé. C’est dans cette direction que nous pourrons avancer. Aujourd’hui, nous apportons un accompagnement aux agriculteurs et pêcheurs de l’ordre de 630 000 euros par an, et en 2019, nous avons mis 590 000 euros en plus. Ce n’est pas la réparation que vous appelez de vos vœux mais c’est de l’argent investi par le ministère pour aider aux changements de pratiques, pour aider aux changements de nos éleveurs. Lorsque le plan complet et les suites de votre mission seront publiés, nous verrons ce qu’il en sera et nous nous rencontrerons peut-être dans d’autres circonstances, mais à l’heure qu’il est, je ne peux pas vous répondre autre chose que ce que je vous réponds ici.

M. le président Serge Letchimy. Nous venons d’inventer le verbe « déchlordéconer ». L’affaire est tellement grave que la sémantique a complètement évolué et changé et que nous allons faire rentrer dans le dictionnaire les termes « déchlordéconer » et « chlordéconer ». D’ailleurs, sociologiquement, nous sommes nous-mêmes en train de muter sémantiquement et intellectuellement en intégrant cela comme une réalité morbide, certes, mais une réalité. C’est très important.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Je voulais aller dans le même sens que M. le Président. Nous avons entendu des ministres et le Président de la République parler de la responsabilité de l’État en disant que nous devons nous engager dans le chemin de la réparation. Nous vous avons entendu dire tout à l’heure qu’il était hors de question d’indemniser les carcasses et je peux vous suivre dans ce sens. Or ce n’est pas seulement dans la prévention qu’il faudrait nous accompagner.

Lors de la discussion sur la proposition de loi que j’ai portée pour la création d’un fonds d’indemnisation en janvier dernier, la ministre de la Santé s’était engagée à créer un fonds d’indemnisation des victimes de produits phytosanitaires. C’est fait : un article 46 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) 2020 est discuté. Avez-vous été associé à l’élaboration de ce dispositif ? J’ai beau le relire dans tous les sens et regarder son application, pour moi il ne s’appliquera pas aux victimes du chlordécone car cela fait près de trente ans que le chlordécone n’est plus utilisé et les ouvriers qui l’ont utilisé ne sont plus en activité, beaucoup sont décédés et très peu de personnes pourraient être indemnisées dans le cadre de cet article 46 et de la création de ce fonds, dans la mesure où pour l’instant, il n’y a pas d’ouverture du tableau des maladies professionnelles pour le cancer de la prostate. D’après ce que j’ai pu comprendre, le rapport que nous avons eu sur la création du fonds d’indemnisation laisse penser qu’il serait très difficile d’ouvrir ce tableau. Pensez-vous qu’en l’absence de preuve du lien de causalité entre pathologie et exposition, la création d’un fonds d’indemnisation des victimes économiques et environnementales pourrait, en attente des expertises de santé, être une étape concernant l’indemnisation ?

M. Didier Guillaume, ministre. J’ai en effet été associé au fonds d’indemnisation, d’autant plus que c’est mon ministère et moi-même qui l’avons fortement porté concernant les produits phytopharmaceutiques et les maladies professionnelles liées à ces produits. Le Gouvernement s’est engagé à l’inscrire dans la loi, il est inscrit cette année dans le PLFSS à l’article 46. Pour vous parler franchement, je ne suis pas sûr qu’il va s’appliquer au chlordécone, en tout cas aujourd’hui. Il n’a pas été créé par rapport à la réflexion spécifique au chlordécone. Nous sommes en commission d’enquête donc je dis la vérité, toute la vérité. Il a été créé pour les maladies professionnelles pour les agriculteurs liées notamment au fameux processus de M. Paul François, qui a gagné son procès contre Monsanto.

Évidemment, on ne pourra pas faire fi, dans ce fonds d’indemnisation, de ce qui se passe pour le chlordécone mais je pense qu’il faudra changer quelque chose dans la loi ou dans le PLFSS pour que le chlordécone puisse y être associé. En ce qui nous concerne, nous attendons par rapport à ce fonds un avis commun entre l’ANSES et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) pour la fin de l’année. Si nous n’avions été que tous les quatre, il aurait été plus facile de répondre car votre question dépend spécifiquement du ministère de la Santé et de la Solidarité et je ne veux pas marcher sur les plates-bandes de ma collègue, même si nous sommes très en phase et qu’il n’y a pas de problème.

Oui, le fonds phytosanitaire est créé. Je ne suis pas sûr que le chlordécone soit concerné étant donné que ce fonds n’a pas été créé globalement pour cela, mais en fonction de votre rapport, nous verrons comment les choses se passeront. Outre votre rapport, Madame la garde des Sceaux avait envoyé un courrier au Président. Compte tenu qu’une enquête judiciaire est ouverte, nous ne pouvons pas intervenir et employer des termes liés à ce qui est en cours dans l’enquête.

Cependant, la volonté est là. Ce ne sont pas des paroles en l’air que le Président de la République a prononcées. Comme M. le Président l’indiquait, c’est la première fois qu’un Président de la République dit cela, c’est la première fois qu’un Gouvernement met le paquet pour avancer dans cette direction. Quelle déception si cela n’allait pas jusqu’au bout ! Jamais vous ne le supporteriez. Le Président de la République a utilisé dans sa phrase le terme de « scandale environnemental » et a dit que l’État avait une part de responsabilité. Vous dites que l’État a toute la responsabilité. Nous allons voir comment les choses avanceront.

Il parle aussi de réparation. Nous verrons comment cela se passera au niveau de la réparation mais je ne peux malheureusement pas, Mesdames et Messieurs les députés, vous répondre ce matin sur ce que sera la réparation. C’est comme la question que posait Mme la rapporteure sur l’élevage. Mais une chose est sûre : dans le cadre du fonds d’indemnisation voté au sein du PLFSS, il n’y a aucune raison que les maladies avérées qui dépendraient du chlordécone n’en fassent pas partie.

M. le président Serge Letchimy. Si je comprends bien, cela va être très bientôt discuté lors du PLFSS 2020. Nous pouvons compter sur l’appui du ministère conformément à ce qu’a dit notre collègue Mme Hélène Vainqueur-Christophe, pour améliorer ou faire apparaître très clairement la question du chlordécone, qui est un sujet central dès lors qu’il est question de pesticides, mais il faut cibler le chlordécone par rapport à la durabilité qu’elle a évoquée. Ce sera une proposition mais comme notre rapport doit sortir d’ici le 4 décembre, nous risquons d’être en décalage. Il serait donc intéressant d’avoir une réunion technique avec vous pour s’assurer que cela s’appliquera, étant donné que c’était aussi un engagement du Président de la République. Il ne faudrait pas être en décalage vis-à-vis de lui.

Deuxièmement, comme l’a dit Mme Hélène Vainqueur-Christophe, techniquement, la problématique des maladies professionnelles et des accidents de travail se pose. Nous savons que pourcentage des personnes indemnisées est assez faible compte tenu que cette affaire est déjà ancienne et qu’aujourd’hui, à peine 10 % des dossiers déposés (5 % d’après les dernières informations) reçoivent une indemnisation reconnue, car le lien entre la maladie et le chlordécone doit être prouvé, ce qui est assez compliqué.

Je me permets de vous dire, Monsieur le ministre, que nous sommes d’accord : la question de l’indemnisation, de la réparation telle que je la constate dépasse les 13 000 personnes potentiellement touchées dans les milieux agricoles (environ 750 000 personnes sont imprégnées de chlordécone en Guadeloupe et en Martinique). À partir du moment où on reconnaît la nécessité d’une réparation, il faut nous laisser la possibilité, à travers cette commission d’enquête sur le chlordécone, de vous faire des propositions très concrètes dans ce domaine.

M. Didier Guillaume, ministre. Si je peux me permettre, pour être très précis, le fonds phytosanitaire de l’article 46 du PLFSS concerne tout le monde, y compris les maladies reconnues professionnelles ou issues du chlordécone. C’est ce à quoi il est fait référence. Pour le reste, la réparation globale est autre. La réparation pour les 700 000 personnes évoquée par le Président n’est pas comprise dans ce fonds. En revanche, les maladies professionnelles reconnues par rapport au chlordécone le seront. Je préfère le préciser.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Pour l’instant, la seule maladie pour laquelle un lien de causalité pourrait être établi est le cancer de la prostate. Les deux autres maladies 58 et 59 du tableau ne s’appliqueront pas ou pourraient ne pas s’appliquer au chlordécone.

Pour l’instant, dans le rapport sur la création du fonds, il est indiqué très clairement qu’il sera compliqué d’ouvrir le cancer de la prostate au niveau du tableau des maladies professionnelles. Par conséquent, il me semble très compliqué de faire officiellement reconnaître une pathologie liée au chlordécone dans le cadre des maladies professionnelles. Tant que ce tableau ne sera pas ouvert, ce sera compliqué.

M. Didier Guillaume, ministre. C’est à Agnès Buzyn de répondre et non à moi mais je veux bien repréciser les choses. Vous avez raison, Madame la députée, mais le fonds phytosanitaire sur lequel le Gouvernement a travaillé et qu’il propose de voter en relation avec le Parlement consiste bien à reconnaître les maladies liées aux produits phytosanitaires ayant entraîné une maladie professionnelle. Voilà le texte de loi, net et précis. La suite ne se passe pas au détour d’un article d’un PLFSS. Je parle sous l’autorité de M. le Président et de Mme la rapporteure dans le rapport que vous allez produire ; ce n’est pas au détour d’un article ou d’un amendement du PLFSS 2020 que la question de la réparation liée au chlordécone va être réglée.

Les victimes du chlordécone ne sont pas concernées par le fonds phytosanitaire, sauf celles qui sont reconnues comme victimes professionnelles.

M. le président Serge Letchimy. Hélène insiste pour que le tableau soit modifié afin d’y intégrer le chlordécone.

M. Didier Martin. Cette discussion est importante car le ministère de la Santé doit effectivement établir les taux de prévalence du cancer de la prostate dans la population et s’intéresser aux travailleurs qui ont été exposés (les exploitants, leurs salariés…) dans leur activité professionnelle. À partir de là, même si ma collègue en doute, on peut absolument concevoir que le fonds d’indemnisation des victimes permette aussi d’indemniser les travailleurs qui ont été exposés et qui ont une prévalence et une survenue excessive de cancer de la prostate. C’est ma vision des choses et je pense que ce serait justice de reconnaître que cette population a été frappée par un cancer de façon excessive par rapport au reste de la population.

Après avoir parlé de santé, je voudrais vous parler, Monsieur le ministre, du financement de ce fonds puisqu’il est aujourd’hui prévu dans le PLFSS qu’à la fois une cotisation des employeurs et une taxation des produits phytosanitaires alimentent ce fonds. Là encore, les utilisateurs, les exploitants qui ne peuvent pas se passer des produits phytosanitaires vont être mis à contribution, ce qui sera assez lourd pour eux. Nous savons que cette taxe sur les produits phytosanitaires alimente l’ANSES mais elle doit également alimenter dans son augmentation (elle va passer de 0,3 à 0,9 %) le fonds phytosanitaire.

Ne trouvez-vous pas quelque peu injuste de taxer uniquement les utilisateurs et non les industries qui produisent ces produits phytosanitaires ? Par analogie avec ce qui était prévu pour le programme Jardins familiaux (JAFA), pourquoi ne pas prévoir un calcul portant sur l’ensemble du chiffre d’affaires des industries, avec un ratio sur la quantité de produits phytosanitaires produits, ce qui éviterait d’alourdir la contribution financière des exploitants et des consommateurs de produits phytosanitaires ?

Nous sommes en commission d’enquête sur le chlordécone mais je vais quand même vous répondre, sauf sur la première question, qui n’est pas de mon ressort mais de celui de Mme Agnès Buzyn, que vous avez auditionnée. Je n’ai pas à faire de commentaire ni à répondre à la première partie de la question.

Sur la deuxième, dire que seuls les agriculteurs sont taxés n’est pas totalement exact, si je peux me permettre. Les entreprises sont taxées cette année à 0,9 % et l’objectif est qu’elles le soient à 3 % en 2022 (50 millions d’euros pour alimenter le fonds), ce qui n’est pas rien. Les entreprises sont également taxées dans ce que nous voulons faire. Il s’agit de taxes sur les autorisations de mise sur le marché (AMM).

Une autre taxe a fait du bruit lors de la préparation du budget : la redevance pour pollutions diffuses (RPD), qui a elle aussi légèrement augmenté dans le précédent budget et qui rapporte un peu plus que ce qui était prévu. Cette redevance va servir à travailler sur la transition agroécologique et sur les bonnes pratiques. Ce Gouvernement ne reste pas inactif : la transition agroécologique est l’alpha et l’oméga de la politique de ce ministère dans l’Hexagone comme dans les Outre-mer. Oui, la taxation des AMM s’applique, mais elle ne concerne pas que les agriculteurs mais aussi les entreprises.

Parallèlement, dans le cadre de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire (EGalim), vous avez séparé vente et conseil. On constate la volonté d’utiliser de moins en moins de produits phytopharmaceutiques, et c’est là où nous pouvons peut-être avoir une légère divergence ou pas : si on veut utiliser un peu moins de produits phytopharmaceutiques pour donner les moyens aux paysans de moins en utiliser, il faut peut-être aussi les taxer pour les y inciter.

M. le président Serge Letchimy. Je voudrais revenir sur un point. J’ai énormément apprécié le fait que vous distinguiez les besoins de prise en charge dans le cadre de la réparation. Vous avez parlé des prises en charge ponctuelles (carcasses, etc.) mais vous avez également clairement indiqué que la question de la réparation doit aussi être à l’ordre du jour comme le Président de la République l’a annoncé, et qu’il fallait désormais décliner les modalités de réparation. Est-ce bien cela ?

M. Didier Guillaume, ministre. C’est bien cela, Monsieur le Président, même s’il ne m’appartient pas de donner le début d’une piste. Il faut faire la différence entre le ponctuel, le conjoncturel, le fonds phytosanitaire qui est mis en place et les déclinaisons pour la réparation, qui ne manqueront pas, je pense, d’être présentes dans votre rapport, et que le Président de la République devra arbitrer avec le Premier Ministre.

M. le président Serge Letchimy. Et en tant que ministre, entendez-vous cette revendication, ce souhait, ce besoin de réparation comme une vérité, comme une reconnaissance ? Pensez-vous que cette demande est légitime ?

M. Didier Guillaume, ministre. J’entends ce besoin de réparation, je le pense légitime mais je ne peux pas en dire plus car il ne m’appartient pas d’en dire plus. Sans encore parler de montant, le contour de cette réparation devra être fixé dans des allers-retours entre vous-même et l’exécutif.

M. le président Serge Letchimy. En ce qui me concerne, ceci est une déclaration très importante. Merci beaucoup.

Mme Justine Benin, rapporteure. Si nous sommes aujourd’hui dans le cadre de cette commission d’enquête parlementaire, c’est parce que nous connaissons la rémanence et la persistance de cette molécule et le taux d’imprégnation du chlordécone au niveau des populations de Guadeloupe et de Martinique.

Pensez-vous réellement à l’objectif zéro chlordécone ? Vous avez dit en introduction que c’est un enjeu de votre ministère, mais j’aurais souhaité que vous puissiez nous en dire davantage.

Deuxièmement, que pensez-vous réellement de la mise en place déjà faite de l’accompagnement de vos services au niveau du territoire ?

Troisième point : vous avez parlé de l’évaluation des différents plans chlordécone, en tout cas de l’avenant au plan chlordécone III et de la préparation au plan chlordécone IV. Dans ce cadre, comment voyez-vous le financement de la dépollution ?

Dernière question : pouvez-vous nous détailler le financement complémentaire destiné à la pêche et à la diversification de l’agriculture ?

M. Didier Guillaume, ministre. Zéro chlordécone est l’objectif, la volonté du Gouvernement, de mon ministère et de vous toutes et tous. Va-t-on atteindre le zéro chlordécone demain ? Non. Je ne vais pas vous raconter d’histoires, je ne vais pas enjoliver la situation, mais nous devons tout faire pour aller dans cette direction.

M. le président Serge Letchimy. Nous parlons du zéro chlordécone dans l’alimentation.

M. Didier Guillaume, ministre. Oui, dans l’alimentation.

M. le président Serge Letchimy. Je préfère que vous le précisiez car je ne voulais pas que votre déclaration soit mal interprétée. Le zéro chlordécone dans le sol, c’est pour dans 700 ans, pas pour demain.

M. Didier Guillaume, ministre. Je ne parle pas de zéro chlordécone dans les sols mais dans l’alimentation. C’est un objectif clair. C’est le même que lorsque nous parlons de l’objectif de sortie du glyphosate en 2021 ou de 50 % de moins de produits phytopharmaceutiques en 2025. Ce sont des objectifs qu’il faut fixer. Il ne s’agit pas uniquement d’un objectif pour faire joli mais sur lequel nous mettons tous les moyens pour l’atteindre, faute de quoi cela ne sert à rien et s’appelle de la communication. Or je ne suis pas là pour faire de la communication mais pour avoir des résultats. Je ne suis pas un commentateur de la vie, je suis un acteur de la vie politique. Un acteur ne fait pas de commentaire, un acteur acte, prend des décisions.

Notre volonté est de parvenir au zéro chlordécone. Ce sera difficile et prendra du temps dans l’alimentation mais nous devons tous nous y mettre. Si nous avons la volonté, nous trouverons le chemin pour y arriver.

Concernant l’extension du programme JAFA aux produits de la mer, je suis au regret de vous dire que je ne vais pas répondre à cette question, dont la responsabilité revient au ministère de la Santé. Avec le ministère de l’Économie, nous sommes en charge des contrôles des produits commercialisés.

Sur l’évaluation, il m’est très compliqué de répondre car je ne suis pas technicien et je ne vais pas demander aux techniciens de répondre. La volonté du ministère que je dirige est d’être en évaluation permanente. Ce n’est pas parce que nous avons pris une décision, parce qu’une loi est votée, parce qu’un décret a été pris que nous considérons que c’est pour solde de tout compte, bien au contraire. Dans la politique moderne, dans la relation que nous devons avoir avec la population et la société civile, nous devons sans cesse nous rendre compte de ce que cela donne. D’ailleurs, constitutionnellement, les pouvoirs des députés et des sénateurs comprennent le contrôle du Gouvernement, et donc des lois, et c’est un peu ce que nous faisons ici. Il ne faut jamais arrêter d’évaluer et de voir comment les choses peuvent évoluer. C’est pourquoi j’ai regardé les plans chlordécone mis en place jusqu’à maintenant. Ils ont été ce qu’ils ont été. Les prochains plans chlordécone devront être encore plus forts, encore plus précis et dans la direction d’arriver au zéro chlordécone avec les moyens afférents.

Concernant les pêcheurs, j’ai bien entendu ce que disait tout à l’heure M. le Président sur le pêcheur obligé d’aller pêcher plus loin avec un plus grand navire, plus de matelots… c’est très compliqué et nous avons besoin d’évaluer cela.

La prise en compte du premier plan chlordécone a amené des choses. Je comprends votre réflexion selon laquelle cela ne va pas assez loin. Vous avez raison de dire cela mais, là encore, je ne peux pas répondre plus précisément à cette question. Sachez cependant que j’ai beaucoup essayé de travailler et de faire travailler notre direction de la pêche et mon collaborateur en charge du sujet ; nous avons vraiment la volonté d’avancer dans cette direction.

Sur la période 2014 à 2019, le ministère a mis en place une aide d’urgence de l’ordre de 4 millions. Je suis conscient qu’il se peut que ce que je vous dise ne vous satisfasse pas, mais c’est ma réponse ; nous avons la volonté de maintenir en activité, de mettre un peu d’argent dans le cadre de ce que nous faisons, mais la reconversion des pêcheurs liée à la problématique du chlordécone m’importe beaucoup.

M. le président Serge Letchimy. Ce qui est important pour nous, en commission d’enquête, est d’établir la vérité et la transparence. Nous sommes en train d’aboutir. Il nous manque quelques documents, quelques pièces que nous continuerons à chercher. Je vous donne un exemple de pièces qui nous manquent dans le puzzle de la vérité : une société commercialisait le chlordécone pendant longtemps, entre 1972 et 1980, l’important depuis la Virginie, aux États-Unis. Après l’accident d’Hopewell en Virginie en 1975, les Américains ont immédiatement arrêté la production. Cette société est passée du stade de société qui commercialise à société qui produit, à Béziers en France en collaboration avec les Brésiliens. C’est très simple. Un élément très important, dont vous avez parlé tout à l’heure, est que le contexte réglementaire et scientifique était très différent à l’époque. Mais au-delà même de cette appréciation, qui ne peut pas disculper qui que ce soit par rapport aux autorisations accordées, à quel moment bascule-t-on ? À quel moment le drame devient-il vraiment un grand drame ? Il nous est indiqué que c’est parce qu’on a laissé racheter la licence de production par une entreprise martiniquaise. En revanche, nous n’avons jusqu’à présent pas retrouvé les documents de rachat de la licence d’Allied Chemical par Lagarrigue. Ma requête très précise serait de demander au ministère de l’Agriculture s’il est possible de retrouver ces documents afin de savoir exactement ce qui a été acheté comme licence : est-ce directement Lagarrigue, est-ce Calliope, est-ce Béziers, est-ce que sont les Brésiliens ? Cela va nous permettre d’asseoir véritablement les choses, étant donné que l’homologation qui a été accordée l’a été en 1986, alors que les APV pleuvaient depuis 1972 (on peut compter 4 ou 5 APV). D’après nous, on a volontairement choisi des procédures APV dérogatoires pour ne pas tomber sous le coup de l’homologation préalable, et l’homologation est arrivée en 1986. C’est parce que la Commission européenne, les règlementations européennes s’appliquaient dès 1991, qu’on a fini par avoir cette fameuse réunion de la Commission des toxiques en 1989 interdisant le produit.

Je ne demande pas de réponse immédiate, mais si vous pouvez, en tant que ministre, nous retrouver ce document, ce serait un élément extrêmement précieux.

M. Didier Guillaume, ministre. Par rapport à cela, je pense que nous vous avons donné cet été tout ce que nous avons pu retrouver sur les archives. Je ne crois pas qu’il reste le moindre document. Peut-être qu’il n’est pas chez nous mais dans d’autres secteurs. Il m’est soufflé à l’instant qu’il est également possible qu’il s’agisse d’archives privées, auquel cas nous n’avons pas la possibilité, l’autorisation juridique de mettre la main sur ces archives.

M. le président Serge Letchimy. Nous allons le demander au privé mais il fallait absolument vous le demander, ainsi qu’aux autres ministres que nous avons rencontrés.

Mme Hélène Vainqueur-Christophe. Monsieur le ministre, vous parliez du zéro chlordécone dans l’alimentation. Savez-vous que sur le contrôle des produits de la pêche dans le cadre des prélèvements effectués par les DAAF, le délai entre le prélèvement et le retour d’analyse est pratiquement de deux mois ? En effet, les laboratoires sur place ne sont pas en mesure de doser le chlordécone. Par conséquent, Le zéro chlordécone dans l’alimentation dans le cadre de la consommation des produits de la pêche, notamment de la pêche traditionnelle, est pratiquement impossible à mettre en place.

M. Didier Guillaume, ministre. C’est votre affirmation, Madame la députée. Il faut du temps pour les analyses. Je pense que lorsque les analyses sont enclenchées, lorsqu’on est dans le flux, il n’y a pas de raison qu’il y ait un décalage, on peut y arriver. N’étant pas technicien, j’ignore s’il est impossible d’arriver au zéro chlordécone mais l’engagement politique que je prends et les orientations politiques que je donne visent au zéro chlordécone, ce qui est absolument indispensable.

En outre, nous travaillons sur la possibilité que les études puissent être faites sur place. Envoyer des études et attendre qu’elles reviennent prend du temps. Si nous voulons accélérer le processus, il faudrait pouvoir mettre un système en place afin que les analyses puissent être réalisées sur place. Vous avez toutes les qualités, toutes les possibilités de le faire.

Mme Justine Benin, rapporteure. La commission avait demandé à la DGAL le compte rendu du colloque scientifique d’octobre 2018 à la Martinique. Pouvez-vous, s’il est en votre possession, nous le transmettre ?

M. Didier Guillaume remet le compte rendu à Mme la rapporteure.

M. le président Serge Letchimy. Grande efficacité.

M. Didier Guillaume, ministre. Ce n’est pas le rapport.

M. le président Serge Letchimy. Je voudrais vraiment remercier M. le ministre pour sa franchise, sa clarté et surtout son accompagnement futur. Nous avons pratiquement établi une grande part, à mon avis la plus grande part de vérité et des déclarations. Mme Annick Girardin a annoncé que la responsabilité de l’État était engagée, une expression très importante pour moi. Vous avez, Monsieur le ministre, employé un terme qui va résonner en Martinique et en Guadeloupe et qui suit la pensée du Président de la République, le « besoin de réparation », un besoin qui s’exprime sous la forme du respect des deux peuples martiniquais et guadeloupéen. Dans le détail opérationnel, nous verrons ce qui sera retenu (car vous êtes au Gouvernement), par le Président de la République, le Premier ministre et vous-même. Nous avons fait notre travail, nous allons continuer et bien sûr la balle sera dans le camp de notre chère rapporteure, qui va devoir assumer la lourde responsabilité de rapporter au plus haut niveau, et je lui fais confiance. Merci beaucoup.