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N° 3530

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 6 novembre 2020

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE ( 3492)
relative à la relance dans le secteur de la Défense.

PAR Mme Françoise DUMAS et Mme sabine THILLAYE

Députées

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 Voir le numéro :  3492.


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SOMMAIRE

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Pages

introduction

I. La crise a durement frappé le secteur de la défense

A. Un secteur stratégique pour l’Union européenne

B. Un secteur durement frappé par la crise

II. L’Union européenne ignore largement les enjeux de la relance du secteur de la défense

A. Le plan de relance européen ne fait pas du secteur de la défense une priorité

B. Les budgets européens de défense et de l’espace ont été significativement réduits par rapport à l’ambition initiale

III. Un plan de relance du secteur de la défense est nécessaire et pleinement justifié, tant sur le plan économique que sur le plan stratégique

A. La relance aurait, dans le secteur de la défense, un effet multiplicateur important

B. La relance dans le secteur de la défense et du spatial conforterait une industrie stratégique pour l’europe

IV. La proposition de résolution européenne

Travaux en commission

Proposition de résolution européenne adoptée par la commission de la défense nationale et des forces armées


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   introduction

 

Mesdames, Messieurs,

Drame humain avant tout, la pandémie de Covid-19 est également à l’origine d’une crise économique inédite par sa nature et son ampleur. Les confinements de population mis en œuvre dans la plupart des pays européens ont en effet profondément déstabilisé les entreprises de tous les secteurs, avec des conséquences qui, malgré l’intervention forte des États, de l’Union européenne et de la Banque centrale européenne, risquent de se faire sentir pendant encore plusieurs années.

Parmi tous ces secteurs, le secteur de la Défense apparaît lui aussi fortement impacté. Non seulement les entreprises de la base industrielle et technologique de Défense (BITD) européennes sont fragilisées, en particulier celles des filières aéronautique et espace, mais leurs principaux clients, les États, font face à des déficits et une dette publics tels qu’il est à craindre une réduction drastique des budgets consacrés à la Défense mais aussi à l’Espace dans l’Union européenne.

Les conséquences économiques de cette double crise de l’offre et de la demande sont potentiellement catastrophiques : faillites, licenciements, rachats d’entreprises stratégiques par des concurrents étrangers, perte de savoir-faire, baisse de compétitivité, réduction des capacités d’innovation…

Or, dans le même temps, la pandémie de Covid-19 a aggravé les déséquilibres et les tensions sur la scène internationale, rendant l’environnement de sécurité de l’Union européenne encore plus instable, en particulier dans son voisinage.

Par conséquent, la crise a non seulement un impact économique fort mais également, compte tenu de la nature même des entreprises de Défense, des conséquences stratégiques majeures : en affaiblissant la BITD, elle affaiblit la capacité de l’Union européenne à se défendre et à maîtriser les technologies de pointe, alors même que celle-ci a fait de l’autonomie stratégique l’objectif premier de la Politique de sécurité et de Défense commune (PSDC).

Pour ces deux raisons, économique et stratégique, un soutien fort de l’Union européenne et des États membres au secteur de la Défense et de l’Espace, apparaît nécessaire. Tel est l’objet de ce rapport et de la proposition de résolution européenne qui l’accompagne.

 

 

I.   La crise a durement frappé le secteur de la défense

A.   Un secteur stratégique pour l’Union européenne

L’industrie européenne de Défense réalise un chiffre d’affaires d’environ 100 milliards d’euros par an et représente environ 1,4 million d’emplois directs et indirects. En effet, si une petite dizaine de très grandes entreprises européennes – Airbus, Thales, MBDA, RheinMetall, Leonardo ou encore BAe Systems – concentrent l’attention politique et médiatique, notamment par les énormes contrats qu’elles remportent en Europe et dans le monde, celles-ci ne sont que la partie visible d’un écosystème constitué de plusieurs dizaines de milliers de sous-traitants, souvent des PME très spécialisées, réparties sur l’ensemble du territoire européen, Ces sous-traitants constituent, avec leurs donneurs d’ordre, un élément essentiel de la base industrielle et technologique de Défense (BITD) européenne.

Quant à l’industrie spatiale européenne, qui recoupe en partie l’industrie de Défense à travers des entreprises emblématiques comme Airbus ou Thales Alenia Space, elle est de bien plus petite taille puisqu’elle représente un chiffre d’affaires d’environ 8,5 milliards d’euros par an, pour environ 50 000 emplois directs.

Le secteur de la Défense est donc stratégique par son poids économique et les emplois qu’il représente, sans oublier une contribution très positive au commerce extérieur de l’Union européenne.

Il présente également une autre caractéristique majeure, qu’il partage avec le secteur spatial : la BITD est une composante essentielle de l’autonomie stratégique européenne, laquelle peut se définir comme la capacité à défendre, sans dépendre de quiconque, ses intérêts stratégiques, où et quels qu’ils soient. C’est parce que l’Union européenne dispose, par l’intermédiaire de ses États membres et, en particulier, de la France, de cette BITD qu’elle peut poursuivre cet objectif d’autonomie stratégique dans l’environnement de sécurité toujours plus dégradé qui est le sien.

B.   Un secteur durement frappé par la crise

La pandémie de Covid-19 a obligé de nombreux États membres à arrêter les activités économiques « non-essentielles », dont celle des entreprises de Défense, incluant celles du spatial, qui font face à une double crise.

En premier lieu, une crise de l’offre. L’activité des entreprises ayant subi un coup de frein brutal, faute de productions à livrer, nombre d’entre elles ont vu leur trésorerie se dégrader, parfois très fortement. Tel est notamment le cas des très petites entreprises, en 4e ou 5e rang dans les chaînes d’approvisionnement, qui non seulement sont plus fragiles mais ont également davantage de difficulté que les plus grandes PME à recourir aux dispositifs nationaux d’aide.

Comme l’a souligné pour la France le rapport de MM. Benjamin Griveaux et Jean-Louis Thiériot sur la place de l’industrie de Défense dans la politique de relance (2020), les trois groupements industriels de la défense, en lien avec la direction générale de l’armement, ont entrepris une cartographie des PME de leurs secteurs respectifs afin de repérer les plus vulnérables, lesquelles se comptent déjà par dizaines dans chacun des secteurs – 70 pour le seul secteur aéronautique. Un tel constat vaut, très probablement, pour l’ensemble des États membres.

De plus, même si l’activité a repris un rythme quasi normal, c’est au prix d’une baisse de l’efficacité et de la productivité, notamment liées aux divers protocoles sanitaires qui se traduisent par des surcoûts. Dans le rapport précité, le PDG de Naval Group les évalue entre 10 % à 20 %, précisant que, pour l’heure, ils ne sont pas pris en charge par les clients, y compris en France. Or, non seulement ces surcoûts réduisent les marges des entreprises concernées mais ils sont susceptibles d’affecter la compétitivité des entreprises et leur capacité à remporter des marchés à l’étranger.

En deuxième lieu, le secteur de la Défense fait simultanément face à une crise de la demande. C’est particulièrement le cas pour les entreprises de la filière aéronautique comme Airbus et l’ensemble de ses sous-traitants. Elles sont en effet confrontées à la fragilisation de leurs principaux clients civils que sont les compagnies aériennes. Nombre d’entre elles ne pourront probablement pas éviter la faillite et les autres survivront en réduisant leurs coûts, notamment par l’annulation de commandes d’avions rendues par ailleurs inutiles compte tenu de l’effondrement du trafic aérien international et d’une reprise lente et incertaine.

S’agissant d’une filière duale – à la fois civil et militaire – le salut pourrait venir des commandes militaires mais celles-ci pourraient elles aussi subir les conséquences de la pandémie. En effet, toutes les entreprises du secteur de la Défense présentent la particularité d’avoir pour seuls clients les États – États membres de l’Union européenne mais également États tiers, lesquels se retrouvent tous sous très forte contrainte budgétaire en raison des effets de la pandémie sur leurs ressources et leurs dépenses. Le risque est donc réel que le rétablissement des finances publiques se fasse, comme après la crise financière de 2008, au détriment de l’investissement public dans la Défense.

Il est vrai que pour le moment, aucune commande n’a été remise en cause, notamment en France, où elles s’inscrivent dans le temps long de la loi de programmation militaire. Toutefois, des annulations restent possibles et, surtout, ce temps long qui est celui du secteur de la Défense peut entretenir l’illusion que celui-ci est protégé des conséquences de la crise. Or, comme l’indique le rapport précité, « même ponctuel, un trou dans les prises de commandes à l’export en 2020 aura des effets à retardement dans les cycles longs de l’armement. C’est ce qu’a fait valoir le PDG de MBDA, qui anticipe en 2020 un tel trou, avec des hypothèses basses allant jusqu’à une baisse de 50 % des commandes. Il se traduira par une perte de chiffre d’affaires dans trois ou quatre ans plutôt qu’en 2020, compte tenu des délais entre les commandes et les livraisons ».

II.   L’Union européenne ignore largement les enjeux de la relance du secteur de la défense

A.   Le plan de relance européen ne fait pas du secteur de la défense une priorité

Le 21 juillet 2020, le Conseil européen s’est accordé sur un plan de relance de 750 milliards d’euros destiné à aider l’économie européenne à faire face aux conséquences de la pandémie de Covid-19 mais également à préparer l’avenir. C’est ainsi que cette somme se répartit en :

– 737,5 milliards d’euros, qui abonderont les plans de relance nationaux ;

– 6,9 milliards d’euros, ciblés sur le renforcement des systèmes de santé, de protection civile, d’aide humanitaire, et la recherche ;

– 5,6 milliards d’euros, en soutien aux entreprises et à l’investissement.

Pour bénéficier de ce plan, les États préparent des plans de relance décrivant les investissements envisagés pour la période 2021-2023. La Commission les approuvera en se fondant sur des critères valorisant la croissance, la création d'emplois et la résilience sociale des États membres. Les priorités affichées de ce plan sont la transition énergétique, la lutte contre le changement climatique et le numérique. Ainsi, 30 % des dépenses devront cibler le changement climatique afin d'atteindre l'objectif d'une neutralité carbone en 2050.

En revanche, rien n’est spécifiquement prévu pour les entreprises du secteur de la Défense, pas plus d’ailleurs que pour celles du secteur spatial. Interrogé le 9 juillet 2020 par la commission des Affaires européennes et la commission de la Défense nationale de l’Assemblée nationale, M. Thierry Breton, commissaire chargé du marché intérieur et, à ce titre, de l’industrie de Défense et spatiale, n’a cependant pas exclu que celles-ci en bénéficient, notamment au titre du soutien à l’investissement, mais sans plus de précision. Ce sera aux États membres, dans leur plan national de relance, de le proposer.

B.   Les budgets européens de défense et de l’espace ont été significativement réduits par rapport à l’ambition initiale

Depuis 2016, la Défense figure parmi les priorités de l’Union européenne qui a multiplié les initiatives dont les plus ambitieuses sont :

– la Coopération structurée permanente, rassemblant 25 États membres autour de 47 projets de développement des capacités militaires européennes ;

– le Programme européen de développement de l’industrie de Défense (PEDID), doté de 500 millions d'euros pour les années 2019 et 2020, visant à soutenir financièrement la compétitivité et la capacité d'innovation de l'industrie de Défense européenne ;

– le Fonds européen de Défense (FEDef), qui prendra la suite du PEDID pour les années 2021-2027.

Le FEDef était doté de 11,3 milliards d’euros (constants) dans la proposition de CFP 2021-2027 présentée par la Commission européenne en 2018. Toutefois, les difficiles négociations du Plan de relance européen, imbriquées avec celles du CFP, ont abouti le 21 juillet à un compromis à hauteur de 7 milliards d’euros. Les ambitions ont donc été sérieusement réduites car ce montant représente à peine un milliard d’euros par an sur la durée du CFP.

Maintenant que la question du montant du FEDef a été – a priori – réglée, reste à établir les règles de fonctionnement de celui-ci, lesquelles seront fixées par un règlement toujours en discussion au Conseil et au Parlement européen. Les discussions sont particulièrement tendues sur la question de l’éligibilité des entreprises des pays tiers, notamment celles du Royaume-Uni et des États-Unis, au FEDef. Les États membres sont divisés sur la question et, pour certains qui hébergent des filiales d’entreprises américaines, soumis à une forte pression des États-Unis pour une plus grande souplesse dans les critères d’éligibilité. Il va de soi que si le FEDef devait être largement ouvert aux entreprises des pays tiers, c’est autant de financement en moins pour atteindre l’objectif de l’autonomie stratégique.

Quant à l’Espace, les ambitions ont elles aussi été rabotées, même si elles concernent, pour l’essentiel des activités civiles. Les crédits s’élèveront au plus à 13,2 milliards d’euros dans le CFP 2021-2027, loin des 16 milliards d’euros proposés par la Commission européenne dans sa proposition initiale, et à peine supérieurs, en euros constants, aux 11,1 milliards d’euros du CFP 2014-2020.

En conclusion, ni le Plan de relance européen, ni le futur Fonds européen de Défense, ne semble, à ce stade, pouvoir être des instruments forts pour soutenir le secteur de la Défense.

III.   Un plan de relance du secteur de la défense est nécessaire et pleinement justifié, tant sur le plan économique que sur le plan stratégique

A.   La relance aurait, dans le secteur de la défense, un effet multiplicateur important

Tous les secteurs de l’économie ou presque ont été atteints par les conséquences de la pandémie de Covid-19 et vos rapporteures conçoivent que tous ou presque sont fondés à demander un soutien de la part de l’Union européenne et des États membres. Toutefois peu d’entre eux présentent autant d’avantages du point de vue de l’efficacité de la relance que le secteur de la Défense (incluant le spatial) et ce, pour quatre raisons rappelées par MM. Benjamin Griveaux et Jean-Louis Thiériot dans leur rapport précité :

– les entreprises du secteur de la Défense sont immédiatement disponibles. En effet, même si le soutien aux filières industrielles d’avenir est pertinent à long terme, l’industrie de Défense a l’avantage sur elles d’exister aujourd’hui. Si des commandes lui sont passées, elle pourra les honorer immédiatement, créant des emplois, de l’activité et de la valeur ajoutée dans des délais compatibles avec les nécessités de la politique contracyclique ;

– le « multiplicateur keynésien » est plus élevé dans l’industrie de Défense que dans d’autres secteurs. À long terme, c’est-à-dire au-delà de cinq ans, les dépenses d’armement ont un effet multiplicateur plus favorable que la plupart des autres dépenses. En effet, non seulement ce sont des dépenses d’investissement et non de fonctionnement mais elles bénéficient à des entreprises dont la production comme les chaînes d’approvisionnement sont presque exclusivement européennes, tout en étant fortement exportatrices. En outre, le nombre d’emplois créés s’établit entre 7 et 7,5 emplois directs par million d'euros investi dans la Défense ;

– l’industrie de Défense, notamment en France, irrigue et innerve l’ensemble des territoires, y compris des zones que les autres industries ont délaissées à la faveur des mouvements de délocalisation des dernières décennies ;

– l’industrie de Défense est à la fois une industrie de main-d’œuvre et de haute technologie, nourrissant tant l’emploi que la croissance potentielle. À ce titre, elle constitue aussi une industrie d’avenir car les avancées qu’elle permet par son effort de recherche ont, très souvent, des retombées significatives dans le domaine civil.

B.   La relance dans le secteur de la défense et du spatial conforterait une industrie stratégique pour l’europe

L’industrie de Défense, incluant le spatial, n’est pas une industrie comme les autres. Ainsi qu’il a été dit supra, elle est une composante essentielle de l’autonomie stratégique d’un pays et, en l’espèce, s’agissant de la BITDE, de l’Union européenne. Cette dernière ne pourra pas assurer la protection des citoyens européens sur son territoire ni défendre ses intérêts sur la scène internationale sans une industrie de Défense pérenne, compétitive et innovante.

Or, la crise déclenchée par la pandémie de Covid-19 a durement frappé les entreprises de ces secteurs, en particulier les PME et ETI. Certes, les mesures d’urgence adoptées par un certain nombre d’États membres, notamment la France, leur ont permis de « passer l’été » mais elles n’offrent en elles-mêmes qu’un bref sursis, surtout maintenant que la « deuxième vague » est en train de monter. Un « effet de falaise » est donc à craindre lorsque ces mesures prendront fin, surtout si l’épidémie se poursuit encore de nombreux mois et qu’une deuxième, voire une troisième vague de contamination surviennent.

Le risque, c’est que le ralentissement persistant de la production, conséquence de l’absence de nouvelles commandes, elles-mêmes gelées en raison de la recrudescence de l’épidémie et des incertitudes qui l’entoure, n’entraîne ces entreprises dans une crise aiguë de trésorerie débouchant, pour les plus fragiles d’entre elles, sur la faillite pure et simple. Celle-ci désorganiserait les filières de production avec des conséquences catastrophiques pour la BITD européenne. En effet, les compétences requises sont rares, les acquérir nécessite une formation longue et les entretenir suppose une pratique continue. Le maintien de la production apparaît donc comme un enjeu crucial.

La fragilisation des entreprises européennes de Défense, si elle ne débouche pas sur la faillite, les expose à un autre risque. Elle les rend plus vulnérables que jamais à des prises de participation étrangères inamicales. MM. Benjamin Griveaux et Jean-Louis Thiériot ont, lors de leurs auditions pour le rapport précité, reçu de nombreux témoignages de l’appétit des investisseurs étrangers pour les entreprises de Défense françaises, prime contractors comme sous-traitants. La politique européenne de la concurrence, arc-boutée sur un marché pertinent réduit au seul marché européen alors qu’il est désormais mondial, facilite par ailleurs de telles prises de contrôle en empêchant la création de géants européens. Il va de soi que ces prises de contrôle ne pourraient qu’affaiblir l’autonomie stratégique européenne en transférant hors de l’Union européenne tant les technologies critiques que le pouvoir de décision.

Enfin, un troisième risque pèse sur les entreprises européennes de Défense compte tenu de la crise déclenchée par le Covid-19. La baisse des commandes résultant des nouvelles contraintes budgétaires nationales pèsera à n’en pas douter sur la capacité d’innovation de celles-ci et sur l’investissement dans les technologies de rupture. L’effort de recherche ne pourra pas être maintenu au niveau actuel et, avec sa diminution, c’est la pérennité de la BITDE qui serait menacée autant que sa capacité à fournir aux États membres les armements nécessaires pour faire face aux futures menaces.

Ces risques et leurs conséquences dans un environnement de sécurité toujours plus dégradé justifient qu’un effort particulier soit fait, dans le cadre des différents plans de relance nationaux mais également au niveau de l’Union européenne, en faveur de l’industrie de Défense.

IV.   La proposition de résolution européenne

La proposition de résolution européenne présentée par vos rapporteures est fondée sur les constats développés supra et la nécessité d’un soutien fort et rapide à l’industrie européenne de Défense, incluant sa dimension spatiale, dans le cadre de la relance post-Covid-19 mais également à plus long terme.

Ce soutien prendrait trois formes :

– un soutien aux entreprises de Défense, en particulier les PME et les ETI, dans le cadre des plans de relance nationaux, par exemple par des commandes supplémentaires d’équipements militaires ou spatiaux, ou des aides à la recherche et à l’investissement, préservant les capacités productives des entreprises concernées ;

– une application stricte des mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers, tant au niveau des États membres (lorsqu’ils existent, comme en France), qu’au niveau de l’Union européenne, afin de préserver les entreprises stratégiques européennes d’un rachat hostile par leurs concurrents étrangers ;

– une réforme du contrôle des concentrations au niveau européen, dans un sens plus favorable aux regroupements d’entreprises de Défense, leur permettant de lutter à armes égales sur un marché mondial où opèrent des concurrents étrangers eux-mêmes fortement concentrés.

Enfin, au-delà de l’impératif de relance, il semble nécessaire à vos rapporteures que les financements réduits du FEDef soient concentrés sur quelques projets structurants afin d’éviter un effet de saupoudrage qui nuirait à leur portée.

 

 


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   Travaux en commission

Lors de sa réunion du mardi 3 novembre 2020, la Commission a examiné l’article unique de la proposition de résolution européenne relative à la relance dans le secteur de la Défense (n° 3492) (Mme Françoise Dumas et Mme Sabine Thillaye, rapporteures).

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Cette proposition de résolution a été adoptée par la commission des affaires européennes au cours de sa réunion du mercredi 28 octobre, sur la base d’un rapport d’information que j’ai présenté avec Sabine Thillaye, présidente de la commission des affaires européennes et membre éminent de notre commission.

Une proposition de résolution adoptée par la commission des affaires européennes est renvoyée à une commission permanente, saisie au fond, qui a un mois pour l’examiner, faute de quoi elle est tacitement considérée comme adoptée. En général, les commissions permanentes se saisissent rarement d’une proposition de résolution européenne, préférant l’adoption tacite. Mais il m’a semblé important d’aborder, sous son angle européen, le sujet de l’industrie de défense, auquel nous avons consacré de nombreux travaux, et de vous permettre ainsi d’enrichir cette proposition par vos amendements. Je me réjouis de constater que sept amendements ont été déposés.

Je rappelle que cette proposition de résolution s’inscrit dans un cycle de travaux sur la défense européenne, que nous menons en commun avec la commission des affaires européennes. Nous avons choisi de nous intéresser, d’ici à 2022, à la coopération structurée permanente, qui fait l’objet d’une mission flash confiée à Mmes Natalia Pouzyreff et Michèle Tabarot, aux opérations extérieures des États membres de l’Union européenne et aux marchés publics de défense européens.

J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec Sabine Thillaye. S’ouvrir à d’autres commissions et réfléchir avec elles est à chaque fois l’occasion de progresser, par la mise en commun de nos richesses respectives, dans l’appréhension des sujets de défense, qui, à bien y regarder, concernent chaque membre de cette assemblée.

Mme Sabine Thillaye, co-rapporteure. Madame la présidente, chère Françoise, chers collègues, je vous remercie d’avoir accepté d’entamer ce travail commun pour l’année à venir. Il est important de bien prendre la mesure du champ de compétences de l’Union européenne, de déterminer là où l’on peut faire plus, et en informant mieux. La commission des affaires européennes a parfois un peu de mal à se positionner au sein de notre assemblée ; je suis d’autant plus heureuse, et ses membres avec moi, de me livrer à cet exercice avec vous. J’espère que nous pourrons faire de même sur d’autres sujets, avec d’autres commissions permanentes, et je me réjouis que nous présentions cette proposition de résolution à deux voix. Les récents événements démontrent que l’on ne peut plus ignorer l’échelon européen ; il faut impérativement tenir compte de ce qui se passe à ce niveau.

Quelques chiffres pour commencer : l’industrie européenne de défense réalise un chiffre d’affaires annuel d’environ 100 milliards d’euros et représente environ 1,4 million d’emplois directs et indirects. Si une petite dizaine de très grandes entreprises, notamment Airbus, Thales, MBDA, Rheinmetall, Leonardo et Naval Group, concentrent l’attention, elles ne sont que la partie visible d’un écosystème constitué de plusieurs dizaines de milliers de sous-traitants, souvent des PME très spécialisées, réparties sur l’ensemble du territoire européen. Ces grandes entreprises – prime contractors – et leurs sous-traitants constituent un segment essentiel de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITD). Quant à l’industrie spatiale européenne, qui recoupe en partie l’industrie de défense, par exemple au sein d’entreprises emblématiques comme Airbus, elle est de plus petite taille : elle représente un chiffre d’affaires d’environ 8,5 milliards d’euros par an, pour environ 50 000 emplois directs.

Par-delà les chiffres d’affaires et le nombre d’emplois, si élevés soient-ils, il faut rappeler le caractère stratégique de l’industrie de défense et de l’industrie spatiale, qui ne sont pas des industries comme les autres. C’est parce qu’elle en dispose, par l’intermédiaire de ses États membres, et en particulier la France, que l’Union européenne peut poursuivre l’objectif d’autonomie stratégique qu’elle s’est fixé.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Industrie stratégique, le secteur de la défense a été durement frappé par la crise économique déclenchée par la pandémie de coronavirus. Le constat dressé dans un rapport d’information récemment publié par nos collègues Benjamin Griveaux et Jean-Louis Thiériot, membres de notre commission, est sans équivoque. La crise touche aussi bien les pure players que les entreprises duales, qui sont très nombreuses, notamment dans les domaines de l’aéronautique, de l’espace et des technologies de l’information.

En réalité, la crise est double. En premier lieu, il s’agit d’une crise de l’offre. L’arrêt brutal de la production au mois de mars a considérablement dégradé la trésorerie des entreprises de ces secteurs, notamment celle des plus petites qui ont plus de difficulté que les grandes à recourir aux dispositifs nationaux d’aide. D’après l’évaluation réalisée par les trois groupements industriels de défense français, en liaison avec la direction générale de l’armement (DGA), plusieurs centaines d’entreprises sont exposées à des vulnérabilités. Le ministère des armées en a aidé 120 sur les 1 200 que la DGA a été amenée à suivre de très près. Le même constat vaut très probablement pour les autres États membres. En outre, même si l’activité a repris à un rythme quasi normal, c’est au prix d’une baisse de la productivité, en raison notamment de l’application du protocole sanitaire, dont résultent des surcoûts allant globalement de 10 % à 20 %, qui réduisent les marges et sont susceptibles d’affecter la compétitivité des entreprises, donc leur capacité à remporter des marchés à l’export.

En second lieu, le secteur de la défense est confronté à une crise de la demande. C’est particulièrement le cas des entreprises de la filière aéronautique et spatiale, notamment Airbus et Dassault Aviation, et de leurs sous-traitants, qui subissent les conséquences de la fragilisation de leurs principaux clients civils : les compagnies aériennes. Plus profondément, la crise de la demande est aussi alimentée par les incertitudes qui pèsent sur l’export, et par la difficulté de certaines entreprises à poursuivre leur prospection, en raison de l’annulation en série des salons internationaux et de la difficulté à se déplacer. Si les effets de ces commandes manquées se feront sentir à retardement, ils n’en seront pas moins réels. Enfin, il ne faut pas négliger les effets que pourrait avoir la crise sur les budgets des États européens, notamment le risque que le rétablissement des finances publiques pourrait faire courir à l’investissement public de défense, comme on l’avait vu après la crise de 2008.

Mme Sabine Thillaye, co-rapporteure. Le risque d’un sous-investissement dans la défense est d’autant plus majeur que ce secteur, comme le secteur spatial, ne figure pas parmi les priorités du plan de relance adopté par le Conseil européen le 21 juillet dernier : 737,5 milliards d’euros abonderont les plans de relance nationaux ; 6,9 milliards d’euros seront ciblés sur le renforcement des systèmes de santé et de protection civile, ainsi que sur l’aide humanitaire et la recherche ; 5,6 milliards d’euros seront investis en soutien des entreprises et de l’investissement. Pour bénéficier de ces crédits, les États préparent des plans de relance décrivant les investissements envisagés pour la période 2021-2023. La Commission les approuvera en se fondant sur des critères valorisant la croissance, la création d’emplois et la résilience sociale. Les priorités affichées sont la transition énergétique, la lutte contre le changement climatique et le développement du secteur numérique. En revanche, rien n’est spécifiquement prévu pour les entreprises du secteur de la défense, ni d’ailleurs pour celles du secteur spatial. Auditionné le 9 juillet 2020 par la commission des affaires européennes et par la commission de la défense nationale et des forces armées, Thierry Breton n’a pas exclu qu’elles bénéficient d’une aide, notamment au titre du soutien à l’investissement, mais sans fournir plus de précisions ; en tout état de cause, c’est aux États membres qu’il incombera de le proposer dans leurs plans de relance respectifs. Il n’y a donc pas grand-chose à attendre du plan de relance européen, et moins que prévu malheureusement du prochain cadre financier pluriannuel (CFP).

À l’heure actuelle, l’Union européenne consacre 500 millions d’euros à la défense, inscrits dans le programme européen de développement de l’industrie de défense (PEDID) pour les années 2019-2020. Ce montant passera à 7 milliards d’euros constants avec la mise en œuvre pour sept ans, à compter du 1er janvier 2021, du fonds européen de la défense (FEDEF), soit 1 milliard d’euros par an. L’accroissement est significatif, mais il est bien moindre que celui annoncé en 2018 par la Commission européenne, qui prévoyait alors un FEDEF de 11,3 milliards d’euros. Malgré tout, pour le dire avec les mots de Florence Parly, nous passons de zéro à 7 milliards d’euros : c’est tout de même une avancée.

En matière spatiale, les ambitions ont également été rabotées, s’agissant notamment des activités civiles. Au sein du CFP 2021-2027, les crédits s’élèveront au plus à 13,2 milliards d’euros, loin des 16 milliards d’euros initialement proposés par la Commission européenne, et à peine au-dessus, en euros constants, des 11,1 milliards d’euros du CFP 2014-2020.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. La modestie de la place accordée à la défense dans le plan de relance européen trouve sa justification dans l’annonce préalable d’un plan de soutien à la filière aéronautique et dans le projet de loi de finances pour 2021, qui reste conforme aux ambitions de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025.

Si ces arguments sont recevables, il n’est pas inutile de faire observer que peu de secteurs économiques présentent autant d’avantages que celui de la défense du point de vue de l’efficacité de la relance. D’abord, les entreprises du secteur de la défense sont immédiatement disponibles ; certes, le soutien aux filières industrielles d’avenir est pertinent à long terme, mais l’industrie de défense a sur elles l’avantage d’exister. Si on lui passe des commandes, elle pourra les honorer immédiatement, et créera ce faisant des emplois et de l’activité, donc de la valeur ajoutée, dans des délais compatibles avec les nécessités de la politique contracyclique. Ensuite, l’effet multiplicateur keynésien est bien plus élevé dans l’industrie de défense que dans les autres secteurs, car elle repose sur des investissements bénéficiant à des entreprises dont la production et les chaînes d’approvisionnement sont presque exclusivement européennes et fortement exportatrices. Enfin, l’industrie de défense, notamment en France, irrigue et innerve les territoires, jusque dans des zones délaissées par les autres industries à la faveur des délocalisations des dernières décennies. L’industrie de défense est une industrie tant de main-d’œuvre que de haute technologie, qui alimente l’emploi et la croissance potentielle. À ce titre, elle constitue aussi une industrie d’avenir, car les avancées qu’elle permet grâce à son effort de recherche ont des retombées significatives dans le domaine civil.

La justification d’une relance du secteur de la défense n’est pas uniquement économique : elle découle aussi de son caractère stratégique, de sa contribution à la nécessaire souveraineté européenne et des risques que fait peser l’affirmation désinhibée de logiques de puissance sur les pourtours mêmes de l’Europe, devenus beaucoup moins amis.

La crise déclenchée par la pandémie de covid-19 a durement frappé les entreprises de ce secteur, en particulier les PME et les ETI ; en dépit des mesures d’urgence adoptées par certains États membres, notamment la France, elles demeurent très fragiles, d’autant que l’épidémie, loin de disparaître, connaît une seconde vague. Le plan de relance européen doit donc être une opportunité pour conforter ces entreprises essentielles à l’autonomie stratégique de l’Europe, à l’heure où les menaces se renforcent.

Il s’agit de conjurer trois risques principaux. Le premier est celui d’une crise aiguë de trésorerie de certaines entreprises, susceptible de provoquer leur faillite pure et simple, ce qui désorganiserait durablement les filières de production de la BITD européenne, dans un contexte où les compétences nécessaires sont souvent rares et doivent être entretenues dans la durée, sous peine de les perdre définitivement. Il convient aussi d’éviter que la fragilisation de certaines entreprises de défense ne les rende plus vulnérables encore à des prises de participation étrangères inamicales. Au demeurant, la politique européenne de la concurrence, arc-boutée sur un marché pertinent réduit au seul marché européen alors qu’il est désormais mondial, facilite de telles prises de contrôle en empêchant la création de géants européens de la défense. Il va de soi qu’une telle évolution ne pourrait qu’affaiblir l’autonomie stratégique de l’Europe, en transférant hors de l’Union européenne les technologies critiques et le pouvoir de décision. Enfin, il s’agit de faire en sorte que les difficultés engendrées par la crise sanitaire ne pèsent pas sur la capacité d’innovation des entreprises de défense européennes, ni sur l’investissement dans les technologies de rupture, qui sont toutes deux les garanties de l’adaptation de la BITD européenne aux enjeux de souveraineté de l’Europe, ainsi qu’aux enjeux des menaces futures, de plus en plus nombreuses et aux portes de nos frontières.

Mme Sabine Thillaye, co-rapporteure. Ces risques et leurs conséquences, dans un environnement de sécurité toujours plus dégradé, ce dont nous avons malheureusement eu plusieurs exemples récemment, justifient qu’un effort particulier soit consenti dans le cadre des plans de relance nationaux, mais également à l’échelon de l’Union européenne, pour soutenir l’industrie de défense et l’industrie spatiale. De telles mesures pourraient prendre trois formes : un soutien aux entreprises, notamment les PME et les ETI, dans le cadre des plans de relance nationaux, par exemple par le biais de commandes supplémentaires d’équipements militaires ou spatiaux, ou d’aides à la recherche et à l’investissement en vue de préserver leurs capacités productives ; une application stricte des mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers, à l’échelon des États membres qui en ont, comme la France, et à l’échelon de l’Union européenne, afin de préserver les entreprises stratégiques européennes d’un rachat hostile par leurs concurrents étrangers ; une réforme du contrôle européen des concentrations dans un sens plus favorable aux regroupements d’entreprises de défense, ce qui leur permettrait de lutter à armes égales sur un marché mondial où opèrent leurs concurrents étrangers, eux-mêmes fortement concentrés.

Enfin, au-delà l’impératif de relance, il nous semble nécessaire de faire en sorte que les financements du fonds européen de la défense, qui sont modestes, soient concentrés sur quelques projets structurants afin d’éviter un effet de saupoudrage qui nuirait à son efficacité. Dans le contexte international que nous connaissons, notre proposition de résolution, même si elle est plus spécifiquement consacrée à l’industrie de défense, prend tout son sens. Ceux d’entre vous qui ont écouté le discours sur l’état de l’Union de la présidente von der Leyen ont observé que le mot « défense » et l’expression « politique de sécurité » n’y figurent malheureusement pas. Nous devons veiller avec vigilance au message que nous émettons en la matière, tant à l’échelon national qu’à l’attention de nos partenaires européens et de la Commission européenne.

M. Jacques Marilossian. Cela ne vous surprendra pas : le groupe La République en marche soutiendra sans ambiguïté la proposition de résolution, car elle définit sans langue de bois ce que nous attendons de notre pays et de l’Union européenne pour soutenir le secteur de l’industrie de défense.

Nous faisons face au retour de puissances étatiques agressives aux frontières de l’Ukraine, en mer de Chine, dans l’Océan indien, dans l’Arctique, en Syrie ou encore, tout récemment, dans le sud du Caucase, avec le conflit armé au Haut-Karabakh. La lutte contre le terrorisme s’intensifie aussi dans la région sahélo-saharienne, comme le montre l’intervention de l’armée française le week-end dernier, qui a permis de neutraliser une katiba dans la région des trois frontières. Mais le terrorisme continue également de frapper notre territoire national.

À cela s’ajoute la pandémie de covid-19 : le virus perturbe fortement le fonctionnement de notre propre base industrielle et technologique de défense alors même que celle-ci doit relever le défi du renouvellement capacitaire de nos armées.

Le plan de relance de la Commission européenne, dotée de 750 milliards d’euros, annoncé à la suite du premier confinement a un peu raté la marche de l’histoire faute d’intégrer les secteurs de la défense et de l’espace, et l’on peut regretter que l’enveloppe du fonds européen de défense ait été revue à la baisse, tout en restant conscients que l’existence même de ce fonds représente en soi une avancée, comme l’a dit Mme Thillaye.

Mais notre industrie de défense fait aussi face à un nouvel obstacle : il s’agit, étonnamment, du secteur bancaire. De nombreux acteurs du monde de la défense, start-up comme groupements d’entreprises, nous ont ainsi fait part des difficultés qu’ils ont rencontrées pour financer l’innovation de défense et le soutien à l’export – car notre industrie de défense ne vit pas seulement de commandes publiques, mais aussi de ses ventes à l’étranger. Les banques craignent de plus en plus de financer des projets industriels dans le secteur de la défense, par peur des sanctions américaines ou d’être pointées du doigt par des organisations non gouvernementales. Ce faisant, elles oublient qu’elles ont toujours été soutenues par les gouvernements en cas de crise financière majeure. Comment peuvent-elles refuser de financer les entreprises de défense, force innovante pour notre économie, garantes du fait que nos armées disposent des moyens d’assurer leurs missions de souveraineté et tenues par une réglementation très stricte ?

Ne nous laissons pas leurrer par la croyance que les États-Unis pourraient, par l’intermédiaire de l’OTAN, garantir notre sécurité en permanence et qu’il ne nous servirait donc à rien de bâtir une autonomie stratégique nationale et européenne. Nous devons relever les défis géopolitiques, sanitaires, économiques et financiers que j’ai cités pour que notre industrie de défense survive et fasse naître une industrie européenne forte, innovante et efficiente. C’est ce que permet cette proposition de résolution.

M. Philippe Meyer. Merci, mesdames les rapporteures, de votre analyse très fouillée du plan de relance européen. Son adoption a marqué une étape notable, mais s’est faite au détriment de plusieurs programmes communautaires, dont celui consacré à la défense, ainsi qu’en témoignent les conclusions du Conseil européen : c’est à juste titre, madame la présidente, que vous avez qualifié ce volet de modeste.

Le fonds européen de défense, qui doit permettre de faire cofinancer par l’Union européenne des projets industriels communs, ne sera ainsi doté que de 7 milliards d’euros, au lieu des 13 initialement annoncés. Or, toujours selon les conclusions du Conseil, le FEDEF vise à « renforcer la compétitivité, l’efficacité et la capacité d’innovation de la base industrielle et technologique de défense européenne en soutenant des actions collaboratives et la coopération transfrontière dans toute l’Union, à chaque étape du cycle industriel de produits et de technologies de défense ».

Si nous reconnaissons un compromis historique, l’idée d’une autonomie stratégique européenne est mort-née ; nous le déplorons, ainsi que, plus généralement, le quasi-abandon des ambitions de l’Europe en matière de sécurité et de défense. Ainsi, la ligne « mobilité militaire » dégringole de 6 milliards d’euros à 1,5 milliard : au point 116, les conclusions évoquent « une contribution financière de 1 500 millions d’euros […] apportée au mécanisme pour l’interconnexion en Europe en vue d’adapter les réseaux RTE-T aux besoins en matière de mobilité militaire ». Quant au plafond financier de la facilité européenne pour la paix, il passe de 11 à 5 milliards d’euros. Comment nourrir des ambitions en matière de défense et de sécurité dans la situation actuelle, qui, malheureusement, perdure, si le plan de relance européen est conçu au détriment de ce secteur essentiel ?

Pour ces raisons, le groupe Les Républicains s’abstiendra lors du vote de la proposition de résolution.

M. Stéphane Baudu. Le groupe MODEM et Démocrates apparentés vous remercie de votre initiative, mesdames les rapporteures : votre proposition de résolution montre la pertinence de travaux communs à différentes commissions s’agissant d’un sujet transversal. Nous voterons naturellement votre texte, qui vise à une meilleure prise en considération du secteur de la défense dans le plan de relance européen et, à plus long terme, dans le budget de l’Union européenne.

La résilience des BITD de chaque État membre exige une coopération européenne et un effort collectif, seuls capables de rassurer les acteurs du secteur et de les encourager à résister aux tentatives de prise de participation étrangère que vous avez évoquées. En outre, les États devront gérer au cours des prochains mois des comptes publics gravement affectés par la crise sanitaire et seule l’Europe peut les inviter à redynamiser, malgré leurs difficultés nationales, leurs investissements dans le domaine de la défense, qui en aura bien besoin.

Notre groupe s’interroge toutefois sur l’intégration du Royaume-Uni aux efforts européens. Car si le Royaume-Uni a décidé de quitter l’Union européenne, il n’en demeure pas moins notre allié, associé à des projets d’équipement communs qui n’ont de sens que si des quantités suffisantes sont commandées. La résistance de l’industrie britannique de défense nous importe donc tout autant que celle de la nôtre. En d’autres termes, comment envisager le sauvetage de l’industrie européenne sans celui des entreprises de notre allié britannique ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Il est difficile de ne pas souscrire à la proposition de résolution tant elle est consensuelle – peut-être trop !

Comme vous, je regrette que le fonds européen de défense soit réduit de 40 % ; mais surtout, je m’inquiète des modalités permettant d’y prétendre. Les conditions d’éligibilité initiales, censées favoriser les entreprises situées sur le sol européen ou dans un État associé, réservaient l’accès au fonds à au moins trois entités juridiques établies dans au moins trois États membres et/ou pays associés et ne devant pas être contrôlées par une entité située hors de l’Union. Mais ce point fait encore l’objet d’intenses tractations, dans lesquelles l’Allemagne joue une nouvelle fois un rôle pour le moins équivoque. Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre allemande de la défense, a ainsi laissé entendre qu’elle essaierait de mettre en œuvre la proposition permettant de faire participer des pays tiers aux projets relevant de la coopération structurée permanente (CSP). Mes inquiétudes sont d’autant plus grandes que la même ministre écrivait hier – à la veille de l’élection américaine, donc – sur le site Politico que « les illusions d’une autonomie stratégique européenne doivent prendre fin ».

Pour être clair, je ne m’oppose pas à la participation des entreprises étrangères lorsqu’elle est dans l’intérêt de l’Union ; mais il s’agissait à l’origine de celles d’États associés, c’est-à-dire membres de l’Association européenne de libre-échange et de l’Espace économique européen – en d’autres termes, du franco-britannique MBDA, du norvégien Kongsberg, etc.

En éludant cette question, la proposition de résolution passe à côté d’une partie du problème. Étant donné que nous en avons eu connaissance assez tardivement, le groupe Agir ensemble devrait toutefois la voter, en attendant de déposer des amendements en vue de la séance.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Le teste ne sera pas obligatoirement discuté en séance. Il est possible de demander à la conférence des présidents d’en inscrire l’examen à l’ordre du jour de la séance publique, mais celui-ci est si chargé que ce ne sera probablement pas possible.

M. Grégory Labille. Le texte va dans le bon sens et est porteur de messages forts, mais le groupe UDI et indépendants aurait préféré des actes concrets dans le cadre du plan de relance français. De nombreux parlementaires, siégeant sur tous les bancs, ont ainsi alerté l’exécutif sur la nécessité d’intégrer à ce dernier un volet spécifique à l’industrie de la défense – Je pense à l’excellent travail de nos collègues Benjamin Griveaux et Jean-Louis Thiériot, aux déclarations des différents groupes politiques à la tribune vendredi dernier ou encore aux travaux de nos collègues sénateurs.

Face au sort réservé à l’amendement de mon groupe visant à allouer 1,7 milliard d’euros à la relance de l’industrie de défense, nous ne pouvons que nous interroger. Pourtant, la présence au sein du plan de relance d’un volet spécifique à cette filière d’excellence aurait permis de sécuriser notre BITD, garante de notre autonomie stratégique et fragilisée par la crise, d’accélérer la modernisation et le renforcement des armées françaises dans un contexte géopolitique qui ne cesse de se dégrader et de créer un effet levier grâce à l’extraordinaire multiplicateur keynésien que constitue ce secteur. Si cette proposition risque de ne pas trouver d’écho à l’échelle française, elle représenterait un message fort aux institutions européennes.

Après l’échec, dans les années cinquante, de la Communauté européenne de défense, la question de la défense est longtemps restée à l’écart du débat européen, les dirigeants préférant se reposer sur l’OTAN. Et quand on voit l’intérêt que suscite partout en Europe l’élection qui aura lieu cette nuit outre-Atlantique, on comprend que nombre d’Européens, notamment à l’Est, se sentent encore dépendants des Américains pour leur défense. Il est pourtant vital que les Européens se réveillent et se rendent compte que l’autonomie stratégique n’est pas un gros mot.

La politique étrangère et de sécurité commune fut évidemment une première étape nécessaire, mais, comme bien souvent avec l’Union européenne, c’est toujours dans le cadre du marché qu’il faut agir. De ce point de vue, le fonds européen de défense constitue une avancée notable, bien que l’on puisse regretter qu’il ait été significativement réduit lors des négociations de juillet dernier. La France possède une industrie de défense déjà bien ancrée, mais c’est sur tout le territoire européen qu’il faut en développer une, pour impliquer chaque État et créer ainsi une solidarité tant stratégique qu’économique.

Notre groupe défendra des amendements destinés à clarifier et à compléter certains points. Il se tiendra à vos côtés, mesdames les rapporteures, pour envoyer aux institutions européennes le message fort que comporte votre proposition de résolution.

M. Bastien Lachaud. « Il faut en finir avec les illusions de l’autonomie stratégique européenne. […] Nous devons reconnaître que nous continuerons à dépendre des États-Unis. » Ce sont les mots de la ministre allemande de la défense Annegret Kramp-Karrenbauer dans une tribune publiée aujourd’hui même sur le site Politico. Dans ces conditions, je ne sais même pas comment nous pouvons examiner sérieusement la proposition de résolution européenne qui nous est soumise ! On nous a assez répété que le « couple franco-allemand » – une expression que personne n’emploie d’ailleurs outre-Rhin – est le cœur du projet européen. À partir de cette bluette, on a considéré que des programmes d’armement franco-allemands constitueraient le couronnement de la coopération de défense et permettraient de concrétiser ce fumeux concept d’autonomie stratégique européenne. Apparemment, il y a eu tromperie ou malentendu…

Depuis longtemps, nous autres du groupe La France insoumise alertons sur la naïveté coupable qui fait primer, en France, un chimérique intérêt européen quand nos partenaires ne se soucient que de leurs intérêts nationaux. J’alerte aujourd’hui sur la duplicité du gouvernement allemand, qui cherche à compléter sa suprématie économique d’une hégémonie politico-militaire. Nous sommes embarqués ensemble dans trois programmes dotés de plusieurs milliards : l’avion du futur, le char du futur et un programme d’avions patrouilleurs maritimes. Or ils ne sont pas menés entre égaux : ils siphonnent des capacités industrielles françaises. En matière de diplomatie de défense, mais aussi d’économie, l’Allemagne ne suit que son propre agenda et ne recherche – c’est son droit – que son propre intérêt.

J’évoque régulièrement l’exemple de la déloyauté des accords de Schwerin. Rappelez-vous comment l’Allemagne et la France s’étaient entendues pour se répartir la charge du développement de satellites optiques et magnétiques. Après avoir paralysé l’effort de recherche français, l’Allemagne avait finalement choisi de développer ses compétences dans les deux domaines, nous laissant le bec dans l’eau…

Du point de vue financier, la proposition de résolution salue une relance européenne à 750 milliards d’euros. Il suffit de rappeler que le commissaire européen Thierry Breton réclamait, lui, un plan de 2 000 milliards pour voir combien ce satisfecit est enfantin. Le gouvernement allemand a donné un os à ronger, et il faudrait applaudir !

Pourtant, lorsqu’il s’agit de faire sauter le tabou de l’équilibre budgétaire, le gouvernement allemand ne rechigne pas et investit plus de 11 points de PIB dans la relance. Le décalage avec les 2,3 points consentis par le gouvernement français nous promet des catastrophes.

Du point de vue des relations internationales, l’écart ne cesse de se creuser entre France et Allemagne. La complaisance que la chancelière montre envers la Turquie est aux antipodes des gestes de fermeté que la France attend d’un allié privilégié au moment même où M. Erdoğan provoque des tensions en Méditerranée, viole l’embargo en Libye, envoie des mercenaires au Haut-Karabakh, après avoir fait tirer sur des Français en Syrie en 2019, et injurie le Président de la République.

Il faut dire que ces atermoiements s’inscrivent bien dans la stratégie, décrite par Mme Kramp-Karrenbauer, de soumission aux États-Unis. Les programmes capacitaires franco-allemands ne sont nullement des moyens d’échapper à la vassalisation, comme on nous le fait miroiter ici ; ils ne sont qu’un aspect de la mutualisation des moyens militaires promue par l’OTAN elle-même et une habile méthode pour circonvenir les ambitions de la BITD française.

La proposition de résolution qui nous est soumise est le dernier en date des vœux pieux que la France forme au sujet de la défense européenne. Elle nous rapproche encore un peu plus d’une déconvenue dangereuse. Il est encore temps de mettre un terme à cette mascarade et de placer avant toute autre considération la défense de l’indépendance de la France ; c’est d’abord une affaire de volonté.

M. Stéphane Trompille. À la lumière des travaux que j’ai conduits avec Olivier Becht sur le domaine spatial, je regrette moi aussi que le plan de relance européen soit aussi léger dans ce dernier secteur – qu’il s’agisse du civil ou du militaire, de la recherche ou de la production – que concernant la défense.

Il y a quelques jours, on a beaucoup parlé de l’astéroïde Psyché 16 qui orbite entre Mars et Jupiter. Les ressources qu’il contient sont estimées à quelques trillions de dollars – dont nous aurions bien besoin en ce moment. On nous a beaucoup dit lors de nos auditions que rien ne s’y ferait avant des centaines d’années ; or la NASA est déjà prête à envoyer des sondes et à voir comment miner. La France seule ne peut se permettre d’investir suffisamment dans la recherche pour pratiquer du minage spatial, mais l’Europe devrait le faire. Sinon, nous allons encore rater la marche, au contraire de nos alliés américains. Tout comme vous, je déplore de voir l’espace ainsi sous-doté dans le plan de relance européen ; j’espère que vous pourrez faire entendre notre voix à ce sujet auprès de nos partenaires.

M. Christophe Lejeune. J’ai trouvé beaucoup de similitudes avec notre pays, ne serait-ce qu’au niveau du plan de relance, que nous avons initié dès 2017 et confirmé dans la loi de programmation militaire de 2018. Nos généraux, nos chefs d’état-major nous l’ont dit clairement : il fallait reconstruire nos armées. C’est ce que nous avons collectivement décidé de faire et nous le faisons massivement – le projet de budget pour 2021 en témoigne. Une fois de plus, nous montrons que la France est un acteur majeur en Europe dans la trajectoire que nous voulons impulser. Les axes et les pistes sont bien définis, le soutien à notre BITD a été rappelé. En tant que rapporteur pour avis du programme 146, j’ai auditionné de nombreuses entreprises de ce secteur, en particulier des sous-traitants : elles ont à l’évidence besoin d’être soutenues financièrement et accompagnées. Le volet européen ne fera que confirmer ce que nous avons déjà engagé.

Rappelons que la France compte 4 000 entreprises dans la BITD, ce qui représente plus de 200 000 emplois. Ces entreprises ont atteint un niveau d’excellence tellement spécifique pour certaines qu’elles pourraient être qualifiées d’orphelines. C’est maintenant qu’on doit les accompagner et que l’Europe doit être au rendez-vous. Les décisions prises le prouvent. Au-delà de l’accompagnement financier par l’Europe, M. Jacques Marilossian a insisté à juste titre sur la capacité de ces entreprises à se financer auprès des banques : l’approche industrielle européenne et l’approche financière européenne sont deux clés à faire jouer.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Monsieur Jean-Charles Larsonneur, vous avez évoqué l’interview donnée hier par la ministre allemande de la défense dans Politico. Or, de mémoire, vous n’avez relevé qu’une petite partie de cet entretien ; en réalité, elle contextualise les choses et considère comme une priorité l’approfondissement de la coopération européenne dans le domaine de la défense et le renforcement des capacités européennes. On peut avoir une lecture très restrictive ou pessimiste de ses propos, mais tout aussi bien y voir une volonté politique, et au plus haut niveau, d’aller dans le bon sens. Évidemment, cela posé, tout reste à faire mais notre diplomatie parlementaire, les efforts que nous sommes prêts à consentir, mais aussi l’évolution de la situation internationale nous aideront sans doute à retrouver un nouveau souffle pour continuer dans la voie de la coordination et de la collaboration. Pour ma part en tout cas, je considère que nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer vers une construction européenne de la défense.

Mme Sabine Thillaye, co-rapporteure. M. Jean-Charles Larsonneur s’inquiète des modalités d’accès au fonds européen de la défense, en particulier au niveau de la CSP, la coopération structurée permanente. La commission des affaires européennes vient tout juste de recevoir un document qui sera présenté au comité des représentants permanents de l’Union européenne (COREPER) en fin de semaine pour décider sous quelles conditions des entreprises pourront être retenues par la CSP, en particulier des entreprises appartenant à des pays extérieurs à la CSP. Nous devons quand même faire attention à nos amis du Royaume-Uni – M. Stéphane Baudu s’est également posé la question. Certes, les accords de Lancaster House restent en vigueur, mais nous devons tout de même savoir dans quelle mesure leurs entreprises peuvent continuer à bénéficier des fonds européens. Le conseil des affaires étrangères de l’Union européenne se saisira de cette question le 20 novembre. La commission des affaires européennes discutera de la position à adopter en la matière. On nous demande de lever la réserve, mais nous entendons bien regarder tout cela d’un peu plus près…

Monsieur Lachaud, c’est vrai, l’autonomie stratégique de l’Europe reste un objectif compliqué à atteindre mais c’est une notion toute nouvelle : quand nous sommes arrivés en 2017, personne n’en parlait… On a fait du chemin depuis. Vous avez raison, l’Allemagne défend ardemment son industrie de la défense. D’ailleurs, on le dit souvent, lorsqu’on parle d’industrie de la défense, l’Allemagne entend surtout le mot industrie et nous d’abord celui de défense – y compris de nos intérêts. Mais ce n’est pas incompatible : si l’on veut mener des opérations extérieures pour défendre nos valeurs, on a aussi besoin de capacitaire et l’Allemagne vient de loin ! Bien sûr, nous devons tout de même rester vigilants car les Allemands ont débloqué 10 milliards d’euros pour leur industrie de la défense. Du reste, c’est tout l’objectif de notre proposition de résolution européenne : rappeler qu’il ne faut surtout pas oublier le volet défense dans les priorités du plan de relance, tant au niveau européen que national : on en a besoin, que cela plaise ou non. Rien ne nous empêche de rester attentifs car c’est toujours la même grande question philosophique qui se pose au niveau européen : avons-nous un destin commun ou sommes-nous des concurrents ? Je crois que nous nous engageons dans un chemin qui s’éloigne un peu de celui que nous avons suivi pendant des dizaines d’années.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Avant de nous demander quels sont nos intérêts et notre capacité à travailler ensemble ou à mener en commun des projets industriels, je crois que nous devons avancer la construction de la défense européenne en nous posant quelques questions : que voulons-nous défendre ensemble ? De quoi devons-nous nous protéger ? Comment rendre ces engagements compatibles avec d’autres participations parallèles, notamment dans le cadre de l’OTAN ? Quels intérêts avons-nous à construire ensemble ? Quelles pourraient être nos stratégies ? Des réponses à ces interrogations découleront les moyens, qu’ils soient matériels, humains ou militaires, que nous déciderons d’investir. L’effort que nous devons consentir est avant tout politique. Une fois cette volonté politique construite, il nous appartiendra de la décliner au fil du temps en termes opérationnels et capacitaires.

Mme Sabine Thillaye, co-rapporteure. M. Stéphane Trompille nous appelle à rester extrêmement vigilants quant au secteur spatial, mais remarquons tout de même que les vingt-deux pays de l’Agence spatiale européenne ont voté un budget de 14,4 milliards d’euros, en dehors de tout plan de relance ; et cette décision a été particulièrement soutenue par la France et l’Allemagne. Nous ne sommes pas non plus sans support financier.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Même si les ambitions européennes ont été revues à la baisse dans le domaine spatial, nous avons encore des programmes de premier ordre, comme Copernicus ou Galileo. Rappelez-vous d’ailleurs que Thierry Breton, lorsque nous l’avons rencontré cet été, nous a fait part de son souhait de voir l’Europe se doter de sa mégaconstellation de satellites. Nous devons poursuivre sur notre lancée et engager toutes les démarches, au niveau national comme de celui de la commission des affaires européennes, pour faire avancer cette volonté politique au plus haut niveau.

Mme Sabine Thillaye, co-rapporteure. D’ailleurs, je vous invite à ne plus parler bientôt de GPS mais de Galileo : ce serait une bonne campagne de communication.

Il est parfois difficile de s’y retrouver, dans le secteur de la défense, car les volets intergouvernementaux jouxtent des volets intégrés européens.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. M. Stéphane Baudu nous a posé la question de l’avenir des relations avec la BITD britannique avec laquelle nous entretenons des liens historiques, structurels, politiques. Nous avons l’habitude de travailler avec eux depuis très longtemps et nous partageons une même culture stratégique ou d’intervention.

Nous fêtons aujourd’hui même les dix ans de l’accord de Lancaster House mais nous devrons l’actualiser, le renforcer, l’adapter. En tout cas, il a toujours vocation à poursuivre cette nécessaire collaboration. Nous trouverons le chemin de la troisième voie pour progresser. Cela étant, il ne vous aura pas échappé que le Royaume-Uni se place parfois, de lui-même, en dehors des programmes européens, comme en témoigne le programme Tempest. De notre côté, nous avons choisi de travailler dans le cadre d’un nouveau partenariat, plutôt bilatéral ; mais nous ne pouvons pas ne pas poursuivre dans cette voie. D’ailleurs, nous avons mené il y a deux jours, avec le président de la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, M. Christian Cambon, une audition conjointe par visioconférence avec nos homologues britanniques. La volonté de poursuivre cette collaboration est réelle, en tenant compte en toute objectivité de la réalité de la situation, de la nécessité d’être capables de répondre à des modes de combats hybrides, tout en poursuivant notre réflexion autour de ce que devrait être notre armée : plus résiliente, plus robuste, plus rustique mais aussi dotée de capacités beaucoup plus sophistiquées. Nous devons également conforter des programmes structurants – les futurs missiles de croisière, les futurs missiles antinavires ou le système de lutte antimines, autant de domaines majeurs dans lesquels nous devons poursuivre notre coopération. Nous le ferons différemment, mais nous ne pouvons pas y renoncer.

M. Jean-Michel Jacques. Bravo, Mesdames les rapporteures, pour ce travail très riche qui honore l’Assemblée nationale. Cette proposition de résolution me tient à cœur, mais je voudrais profiter de ce que nos homologues allemands nous écoutent peut-être – ou se feront rapporter nos échanges – pour regretter que l’Allemagne ne soit pas au rendez-vous. Elle devrait être plus présente à nos côtés, et surtout différemment. C’est vrai, l’industrie allemande est utile à la défense européenne, mais l’Allemagne en tire aussi les bénéfices alors que la France paie le prix du sang. Il faut aussi qu’elle nous aide un peu plus dans ses mots : j’entends la ministre de la défense allemande, je la lis aussi.

Les parlementaires français ne devraient-ils pas tisser un lien plus étroit avec les parlementaires allemands pour faire changer cette posture allemande, liée à son histoire ? Je suis Mosellan : mon arrière-grand-père était un soldat prussien et mon grand-père français fut arrêté par les Allemands, c’est vous dire si je connais bien ce pays et son histoire. Il est temps de provoquer un électrochoc pour que l’Allemagne soit plus proche de nous.

Mme Sabine Thillaye, co-rapporteure. C’est un peu la raison d’être de l’assemblée parlementaire franco-allemande : faire connaître nos histoires, nos cultures, développer l’interculturalité en travaillant ensemble. Je reconnais que nous avons eu beaucoup de mal à constituer un groupe de travail « Politique étrangère et de défense » mais nous y sommes finalement parvenus. Je crains cependant que le chantier des sujets à aborder ne soit très vaste et que nous n’arrivions pas à cerner le plus prioritaire ; peut-être appartient-il à chacun de ses membres d’y veiller.

Je voudrais vous proposer à ce sujet, madame la présidente, chère Françoise, que la commission de la défense et la commission des affaires européennes auditionnent conjointement le nouvel ambassadeur de la République fédérale d’Allemagne en France, Hans-Dieter Lucas, qui est un spécialiste des sujets de la défense. Il a notamment travaillé auprès de l’OTAN et nous pourrions lui poser directement toutes ces questions.

J’ai tout de même l’impression que l’Allemagne est en train d’évoluer. J’y suis intervenue à plusieurs reprises depuis 2017 devant différents mouvements politiques. Il était alors pratiquement impossible de parler de défense, sous peine de provoquer un brouhaha presque hostile de la part des adhérents des Verts. Cela a changé : c’est désormais possible, d’autant que les Verts s’apprêteraient à rejoindre une coalition. Nous allons donc pouvoir avancer ensemble. C’est à nous aussi de ne pas lâcher et de défendre nos intérêts : la France ressent comme une injustice de devoir payer le prix du sang alors que de l’autre côté, on se contente d’arriver avec des moyens financiers. Mais je crois que l’idée fait son chemin.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Je suis naturellement d’accord pour auditionner ensemble l’ambassadeur d’Allemagne. J’envisage même d’inviter le chef d’état-major de l’armée allemande car il serait très utile de l’entendre sur toutes ces questions. Nous devons poursuivre le dialogue, confronter nos points de vue et préciser les contours de ce que nous voulons faire ensemble en matière de défense.

M. Jean-Christophe Lagarde. Je remercie nos deux co-rapporteures d’avoir accepté que l’on débatte de ce sujet. On peut toujours espérer faire bouger les lignes, au niveau européen comme au niveau français. La difficulté tient à ce que ni le plan de relance français ni le plan de relance européen ne prennent en compte notre base industrielle de défense. En 2009, le plan de relance consacrait 1,6 milliard à l’industrie de défense ; ce n’est pas le cas cette fois-ci, et c’est regrettable.

Mais il y a des raisons à cela, qui tiennent à notre ambiguïté permanente. Face aux stratégies de puissance chinoise, américaine et, plus marginalement, russe, l’Europe se fait déborder ; nous sommes dépendants. L’indépendance et l’autonomie stratégique sont un concept qu’il faut marteler, et c’est ce que fait le Président de la République, mais pour l’heure, il n’existe pas. Nous le constatons au sein de l’assemblée parlementaire de l’OTAN : la partie orientale de l’Europe, traumatisée par l’occupation soviétique, ne conçoit sa sécurité qu’à travers les États-Unis, tandis qu’une autre partie de l’Europe, finalement peu nombreuse et dont la France est le fer de lance, voit également notre sécurité au Sud. Il n’y aura pas d’autonomie stratégique à l’Est avant longtemps car nous aurons toujours besoin des Américains ; sinon le parapluie nucléaire français devrait s’étendre jusqu’aux frontières de la Roumanie et de la Pologne.

Nous devons en revanche progresser en direction du Sud. Les récents événements en Autriche – même si le terroriste abattu était, semble-t-il, d’origine albanaise – et dans d’autres pays montrent que nous avons des intérêts sécuritaires communs au Sud. Encore faut-il être capable de se projeter à l’extérieur : or c’est impossible aujourd’hui sans les Américains, sans leurs moyens d’observation, de transport et de franchissement. C’est de cela dont nous devons convaincre les Européens.

Les États-Unis se servent de leur base industrielle militaire pour développer des capacités civiles qui nous submergent et dont nous devenons dépendants. Nous avons raté beaucoup de virages technologiques parce que nous n’avons pas cette stratégie au niveau européen. Votre proposition de résolution vise donc juste, mais gagnerait à réaffirmer que nous devons développer une stratégie de puissance pour espérer en tirer des bénéfices civils. J’espère que les Européens progresseront dans ce chemin car la France est un peu trop seule à tenir ce discours. On ne peut pas prétendre défendre les mêmes valeurs tout en refusant de développer une stratégie de puissance.

Certes, il y a des barbares islamistes, mais il y a aussi des gens qui veulent nous asservir avec leurs technologies, qu’elles soient chinoises ou américaines, et qui nous considèrent davantage comme une colonie que comme une puissance européenne indépendante, avec sa culture et ses différentes nations. C’est cela, la question principale de nos temps modernes : nos enfants connaîtront-ils la même indépendance et la même liberté que celles qui nous ont été données lorsque nous sommes nés ? Je n’en suis pas sûr. C’est à cela que l’Europe devrait principalement servir.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. La situation actuelle nous obligera sans doute à repenser ces concepts et à nous demander ce que nous voulons défendre. La crise sanitaire, qui dépasse les frontières, nous contraint à réfléchir aux risques auxquels nous faisons face et à la manière dont nous devons y répondre en Europe. Les nouvelles formes de conflictualité et les nouveaux risques sanitaires exigent une réorganisation des réponses ; et cela passe par la réduction de cette dépendance que nous avons laissée prospérer depuis des années.

L’élection qui aura lieu cette nuit aux États-Unis risque de modifier considérablement la perception qu’ont les Allemands de nos relations outre-Atlantique. Si Joe Biden est élu, l’Allemagne aura tendance à considérer que le contexte est beaucoup plus rassurant et sera moins encline encore à travailler à une défense européenne. À nous de nous plonger dans cette transformation politique et à nous poser les bonnes questions face aux nouveaux enjeux, aux nouveaux risques et à l’évolution de la conflictualité, que ce soit en interne, au niveau européen ou au niveau mondial. C’est le moment de nous poser les bonnes questions : le projet de résolution européenne a justement pour objet de rappeler que nous devons continuer à avancer sur ce chemin, même s’il est étroit.

M. Jean-Christophe Lagarde. Les Allemands, comme les autres, auraient totalement tort – à moins que cela ne soit un prétexte – de penser que l’élection d’un démocrate aux États-Unis changerait quelque chose. Démocrates et républicains sont parfaitement d’accord sur le fait qu’ils en ont marre de supporter la défense de l’Europe. C’est une réalité : celle-ci coûte quatre dollars par Américain mais seulement un dollar par Européen. Si la situation devait être inverse, ce serait compliqué à expliquer aux Français, aux Allemands et aux Italiens ! Vous avez parfaitement raison : les démocrates seront peut-être plus polis, mais ils mèneront la même politique que Donald Trump.

Mme Sabine Thillaye, co-rapporteure. Le mot de « puissance » que vous venez d’utiliser, monsieur Lagarde, ne figurait pas jusqu’à présent dans le vocabulaire de l’Union européenne : il était plutôt question de soft power, fondé sur l’économie. Toutefois, un changement de logiciel est en cours : on commence à parler de level playing field, ou règles du jeu équitables. Même si tout cela prend du temps.

Donald Trump nous a d’une certaine façon rendue service car plusieurs pays de l’Est ont accepté de faire partie de la coopération structurée permanente (CSP), ce qu’ils n’auraient pas fait s’ils avaient eu une totale confiance dans les États-Unis et dans la présidence Trump. Cela aussi contribue à nous faire avancer. Maintenant, que la future présidence soit dirigée par Trump ou par Biden, il ne faut pas se faire d’illusions. Et il faut aussi faire attention : quand les États-Unis nous demandent d’augmenter nos budgets de défense, cela signifie acheter américain…

 

La commission en vient à l’examen des amendements.

 

Article unique

 

La commission examine, en discussion commune, les amendements DN1 et DN2 de M. Jean-Christophe Lagarde.

M. Jean-Christophe Lagarde. Un des États membres de l’OTAN, censé être notre allié, est en réalité notre adversaire : je veux parler de la Turquie. Le comportement du dirigeant turc – que je ne confonds pas avec la Turquie – représente une menace inédite : pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, en Méditerranée, un pays essaie de s’octroyer le territoire maritime d’un autre pays : ce n’est pas rien ! Et chacun a relevé l’exportation de djihadistes dans le Haut-Karabakh, après le massacre des Kurdes qui, eux, sont nos véritables alliés, sans oublier ce qui se passe en Libye. L’amendement DN1 vise à faire explicitement mention des agissements du régime turc.

L’amendement DN2 est un amendement de repli – il est même insipide car il se contente d’évoquer une montée des menaces au Sahel, en Libye et en Méditerranée orientale, sans en désigner le responsable. Pour ma part, je pense que nous devons être beaucoup plus clairs : nous sommes le Parlement, nous n’avons pas les mêmes obligations diplomatiques que le Gouvernement. Les menaces qui montent sont véritablement le fait du dirigeant turc M. Erdoğan. Nous le voyons fort parce qu’il parle fort, mais son économie est par terre et il a perdu les dernières élections municipales. Il fait donc diversion, et les gens qui font diversion finissent parfois par faire la guerre pour tenter de conforter leur pouvoir. Il l’a déjà fait en interne, contre les Kurdes. Nous devons prendre cette menace de considération. Mettez-vous à la place de la Grèce ou de Malte : certains pays se sentent menacés par ce qui est en train de se passer. Il n’y a pas que la Russie et les barbares de Daech : la Turquie est aussi un adversaire.

Mme Sabine Thillaye, co-rapporteure. Je ne suis pas favorable à cet amendement, même si je vous donne raison quand vous pointez la responsabilité de la Turquie. J’ai moi-même dénoncé dans une récente question au Gouvernement les propos outranciers de M. Erdoğan. Mais ouvrir un débat sur la Turquie risque de nous faire dévier de l’objectif de la proposition de résolution : soutenir l’industrie européenne de la défense. Je pourrais à la rigueur soutenir l’amendement DN2, et encore, mais je trouverais dommage de mentionner la Turquie dans le cadre de cette résolution. Peut-être devrons-nous le faire dans le cadre d’une autre résolution sur les menaces pesant sur les pays européens, mais pas dans celle-là.

Mme Natalia Pouzyreff. Je souscris à la proposition de Mme Thillaye de séparer les problématiques et de ne pas réagir à chaud à la situation actuelle. La proposition de résolution porte sur un projet global, à savoir l’avenir de la défense européenne, qui prend en compte l’ensemble des menaces pesant sur l’espace européen et doit par le fait s’affranchir du contexte actuel pour envisager le long terme.

M. Jean-Christophe Lagarde. Indépendamment de leur exposé sommaire, que je vous ai détaillé, le texte de ces amendements se borne à proposer une rédaction de l’alinéa 2 qui fait part, de façon très générale, des menaces croissant dans le monde. J’essaye simplement de les spécifier davantage, sans chercher à stigmatiser uniquement la Turquie – elle n’est pas responsable de ce qu’il se passe en Ukraine. Ce n’est pas une réaction à l’actualité, mais un rappel de la lente dégradation de notre environnement de sécurité depuis plusieurs années. En faire mention dans la proposition de résolution serait utile et ne présenterait pas de risque de dérive, puisque nous ne l’examinerons sans doute pas dans l’hémicycle.

J’ai écrit au Premier ministre, il y a un mois et demi, pour demander l’organisation d’un débat dans l’hémicycle sur le problème de la Turquie. L’état de tension navale militaire que nous avons connu récemment entre la France, l’Italie, la Grèce et la Turquie mériterait d’être évoqué. Je ne vous accuse pas de mettre le sujet sous le tapis, mais si ce n’est pas ici,  il serait bon d’insister sur la nécessité d’un débat à l’Assemblée nationale, ne serait-ce que pour soutenir le Président de la République – ce n’est pas mon boulot de le faire, mais tout de même : il s’agit du chef de l’État… Et voyez comme la situation s’est dégradée depuis ! On renforcerait la dissuasion française dans les conflits fomentés par M. Erdoğan en exprimant clairement qu’il ne s’agit pas d’un conflit entre deux dirigeants : c’est un dirigeant contre une nation.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Je prends note de votre demande, mais je pense qu’elle est hors contexte. La proposition de résolution a vocation à faire avancer la construction d’une Europe de la défense dans le domaine de l’armement afin de répondre aux nouvelles formes de conflictualité. Cibler un pays d’une manière ou d’une autre, même si je peux à certains égards partager votre analyse, dénaturerait complètement notre texte. Je rendrai donc un avis défavorable au moins sur votre premier amendement. Le second est certes plus light, plus général sur les risques géographiques, dans la mesure où il évite de cibler un pays ou une personnalité : il n’irait donc pas à l’encontre du travail du Président de la République pour avancer dans un certain nombre de conflits actuels, notamment au Haut-Karabakh.

M. Olivier Becht. Je partage évidemment sur le fond les préoccupations du président Lagarde : l’attitude non pas de la Turquie mais de son dirigeant actuel, est effectivement très préoccupante. La Turquie reste évidemment une grande nation avec un grand peuple, une grande histoire qui mérite d’être respectée, mais cela oblige en retour les Turcs à respecter le droit international, ce que le gouvernement turc ne fait pas.

Comme vous, madame la présidente, je crois qu’il ne faut pas viser nominativement tel ou tel régime. L’amendement DN2 serait un compromis acceptable. Dès lors que l’alinéa 2 cite de manière explicite tout à la fois le Sahel, la Syrie et l’Ukraine comme étant aujourd’hui des lieux non seulement de crise, mais de dangers potentiels pour la stabilité de l’Europe, il me paraît raisonnable d’y ajouter également la Libye et la Méditerranée orientale, dans la mesure où les tensions qui s’y font jour, notamment du fait de l’attitude du régime turc, pourraient, compte tenu notamment des enjeux énergétiques de la zone, nous amener rapidement à une situation de conflit ouvert.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Je rappelle que les deux co-rapporteures sont défavorables à l’amendement DN1 et favorables à l’amendement DN2.

La commission rejette l’amendement DN1.

Puis elle adopte l’amendement DN2.

 

La commission en vient à l’amendement DN3 de M. Jean-Christophe Lagarde.

M. Grégory Labille. Il s’agit de rendre hommage aux travaux et à la lucidité des parlementaires de tous les bancs – je pense à la mission flash qu’ont réalisé nos collègues Griveaux et Thiériot, à l’amendement que le groupe UDI a déposé il y a un peu plus d’une semaine et aux prises de parole des différents orateurs vendredi dernier. Si le Gouvernement a décidé que le secteur de la défense ne figurait pas parmi les priorités de la relance, les parlementaires se sont, à l’inverse, battus pour qu’il le soit. Cet amendement vise à ne pas l’oublier.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Je vous remercie pour cet amendement qui met en valeur les travaux de nos collègues parlementaires.

Pour ma part, j’émettrai un avis favorable. Toutefois, l’utilisation de la tournure « malgré les travaux et les appels des parlementaires » a une connotation négative qui peut être source de malentendu : on pourrait presque comprendre l’inverse de ce que vous voulez dire, comme si les travaux et les appels des parlementaires n’avaient eu aucun effet. Il faudrait au contraire les rappeler de manière plus offensive et plus positive. C’est pourquoi je vous suggère d’utiliser l’expression : « telles qu’elles ont été identifiées par les travaux parlementaires ».

M. Jean-Michel Jacques. Vous pouvez m’ajouter comme cosignataire pour lui donner davantage de force.

La commission adopte l’amendement DN3 tel qu’il vient d’être rectifié.

 

Puis elle examine l’amendement DN4 de M. Jean-Christophe Lagarde.

M. Grégory Labille. L’industrie de la défense constitue un des meilleurs investissements pour l’État, tant d’un point de vue économique, social que budgétaire. Comme l’expliquent nos collègues Griveaux et Thiériot, le secteur est un multiplicateur keynésien extraordinaire. Cet amendement rédactionnel vise donc à mettre l’accent sur la pertinence de ce vecteur.

Mme la présidente Françoise Dumas, co-rapporteure. Force est de considérer que votre amendement vient renforcer la proposition de résolution, et met encore plus en valeur l’avantage d’une relance de l’économie par l’intermédiaire du secteur de la défense, secteur effectivement majeur et dynamique.

La commission adopte l’amendement DN4.

 

Puis elle est saisie, en discussion commune, des amendements DN5 de M. Jean-Christophe Lagarde et DN6 de M. Christophe Naegelen.

M. Grégory Labille. L’amendement DN5 vise à ajouter un 9°, à savoir la préférence communautaire dans la politique d’achat des équipements de défense des États membres de l’Union européenne. Nombre de membres de l’Union européenne espèrent en se fournissant en matériel de défense auprès des États-Unis se placer sous le parapluie américain. Or nous sommes convaincus que les Américains ne souhaitent plus et ne peuvent plus assurer la sécurité des Européens. Dans ces conditions, les Européens doivent prendre leur destin en main et assurer leur sécurité de manière autonome. En juin 2019, Bruno Le Maire a appelé les pays membres de l’Union européenne à privilégier les entreprises européennes pour leurs contrats de défense plutôt que des pays tiers. Nous partageons totalement ce vœu qui permettrait de ne plus être dépendants des États-Unis, de renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne et d’accroître l’interopérabilité entre nos armées.

L’amendement DN6 de Christophe Naegelen appelle à la création d’un Buy European Act appliqué notamment au secteur de la défense. Un Buy European Act permettrait aux États membres d’accorder un accès préférentiel aux industriels européens en matière de défense et de sécurité. Si nous souhaitons créer une véritable politique européenne de la défense, celle-ci passera par l’adoption d’un cadre juridique équivalent à la législation nord-américaine afin de susciter une préférence européenne. Un tel dispositif permettrait de favoriser une interopérabilité des armées au sein de l’Union – à ce jour, aucune préférence européenne n’existant en matière de défense, nous nous retrouvons à devoir gérer 178 systèmes d’armes… Il s’agit de promouvoir une vision stratégique et d’envoyer un signal fort en corrélation avec ce contexte de forte concurrence internationale.

Mme Sabine Thillaye, rapporteure. Je suis défavorable à l’amendement DN6, dont je préconise le retrait au bénéfice de l’amendement DN5.

L’amendement DN6 va beaucoup trop loin : l’idée d’un Buy European Act est très controversée au niveau européen, elle n’a pas de soutien des États membres ni de la Commission européenne, notamment en raison du risque de représailles commerciales. Reste que c’est un sujet essentiel, et le programme de travail dont nous sommes convenus entre la commission de la défense et la commission des affaires européennes prévoit un rapport sur les marchés publics européens. Cette question doit être approfondie, il est prématuré de nous prononcer dans le cadre de cette résolution sans connaître le contexte global.

En revanche, je suis favorable à l’amendement DN5, sous réserve d’une légère modification rédactionnelle : le terme de « marché européen » est impropre, puisque les entreprises américaines y sont également présentes. Il vaut mieux viser les entreprises européennes.

M. Olivier Becht. Je suggère d’ajouter à cet alinéa : « dans le cadre notamment de la coopération structurée permanente ». Ce rappel est utile car cette expression est totalement absente de la résolution.

Mme Sabine Thillaye, rapporteure. Il est ici question des politiques d’achat, non des projets de développement.

Mme Natalia Pouzyreff. Je préfère la rédaction préconisée par la rapporteure. Il n’est pas utile de mentionner la CSP, régie par des règles de coopération qui imposent un nombre réglementaire de pays et des clauses préétablies. L’idée est plus générale : nous souhaitons qu’une préférence soit donnée aux acteurs européens. Cela peut inclure des entreprises dont le siège est hors d’Europe, mais qui y ont leurs activités et qui emploient des citoyens européens.

L’amendement DN6 est retiré.

La commission adopte l’amendement DN5, tel qu’il vient d’être rectifié par la Rapporteure.

 

La commission examine l’amendement DN7 de M. Jacques Marilossian.

M. Jacques Marilossian. Je propose d’insérer un nouvel alinéa par lequel l’Assemblée nationale invite le Gouvernement à créer un cadre de confiance et d’incitation au financement par le secteur bancaire des entreprises des secteurs de la défense et de l’espace et, le cas échéant, de saisir la Commission européenne dans cette démarche.

Le secteur bancaire est de plus en plus réticent pour financer les jeunes entreprises, souvent par crainte des menaces de sanctions ou des réactions d’organisations non gouvernementales. Cet amendement appelle le Gouvernement français à concevoir un cadre qui permette de rassurer et d’inciter les banques à financer des entreprises à l’export dans le secteur de défense et de l’espace.

Mme la présidente Françoise Dumas, rapporteure. Je vous remercie d’avoir déposé cet amendement, même si je suis amenée à lui donner un avis défavorable. La question est d’une telle importance que le Bureau de notre commission a décidé, la semaine dernière, de confier une mission flash à Françoise Ballet-Blu et Jean-Louis Thiériot pour travailler au financement des bases industrielles et technologiques de défense (BITD) au regard des nouvelles considérations d’ordre politique et idéologique qui perturbent les modes de financement et mettent en difficulté toute la chaîne logistique. Nous attendons beaucoup de ces travaux qui nous offriront des éléments de réponse précis et objectivables. La proposition de résolution, de portée plus générale, ne permet pas d’aborder le sujet avec un niveau de précision comparable. Ne nous trompons pas d’objectif : nous avons souhaité que cette proposition de résolution soit suffisamment large pour continuer à la soutenir longtemps.

Mme Sabine Thillaye, rapporteure. Même avis : il s’agit d’une question très précise qui dépasse le cadre de cette résolution, qui a essentiellement vocation à envoyer un message politique. D’autant que la commission de la défense s’est déjà saisie du sujet.

M. Loïc Kervran. L’amendement lance un appel au Gouvernement, mais la question est plus européenne que franco-française : les entreprises qui recourent aux financements bancaires sont multibancarisées et font appel à des établissements implantés dans d’autres pays de l’Union européenne. Face au risque de sanctions américaines, la réponse ne peut pas être nationale.

Je me suis abstenu lors du vote sur l’amendement DN2, portant sur la Libye, car ce sujet ne fait pas l’unanimité dans le cadre de la politique extérieure et de défense de l’Union européenne, notamment à cause des divergences de vues entre l’Italie et la France. Je crains que cette mention n’affaiblisse cette résolution. Et bien que le texte de l’amendement ne mentionne pas le régime turc, il est toujours explicitement désigné dans l’exposé des motifs, ce qui est regrettable d’un point de vue diplomatique.

M. Stéphane Trompille. L’amendement DN7 est très intéressant, mais nous devons gérer le problème de l’extraterritorialité du droit américain, qui vient, au-delà de notre droit, perturber la problématique des financements bancaires en faisant planer un risque de sanctions. C’est peut-être au niveau européen que nous devrions y travailler.

M. Jean-Michel Jacques, vice-président. Mesdames les présidentes, je souscris entièrement à votre position, tout en comprenant le propos de Jacques Marilossian.

Nous devons rappeler à certaines ONG que l’industrie de la défense n’est pas là que pour « faire le mal » : si nous voulons nous défendre face à des proto-États comme Daech, ou à d’autres menaces, il est important que notre démocratie soit armée convenablement et qu’elle dispose d’une industrie de défense capable de réaliser ses programmes d’armement et de fabriquer ses munitions, afin de pouvoir se protéger et surtout défendre les valeurs européennes, qui sont des valeurs fortes. Ces ONG et ces lobbyistes qui font pression auprès des banques devraient élargir leur champ de pensée. J’en appelle également aux banques, pour qu’elles adoptent une position plus ouverte sur ce sujet : n’oublions pas que pour qu’une économie tienne, il faut de la sécurité.

L’amendement DN7 est retiré.

Puis la commission adopte l’article unique de la proposition de résolution ainsi modifiée.

*

*    *

En conséquence, la commission de la Défense nationale et des forces armées vous demande d’adopter la proposition de résolution européenne relative à la relance dans le secteur de la Défense dont le texte figure ci-après et dans le document annexé au présent rapport.

 

 


—  1  —

   Proposition de résolution européenne adoptée par la commission de la défense nationale et des forces armées

 

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Considérant que l’Union européenne fait face, depuis plusieurs années, à une dégradation sans précédent de son environnement de sécurité, laquelle se manifeste par l’accumulation de crises déstabilisant son voisinage proche, en particulier au Sahel, en Libye, en Méditerranée orientale, en Syrie et en Ukraine, dont les conséquences se font sentir à l’intérieur de ses frontières, notamment par l’afflux de réfugiés et par des attaques terroristes sur son sol,

Considérant que la pandémie de Covid-19, qui affecte l’Union européenne et le monde depuis la fin de l’année 2019, constitue dans l’immédiat la plus grave des menaces globales auxquelles celle-ci est confrontée, aggrave les déséquilibres économiques et sociaux en son sein et exacerbe les tensions internationales,

Considérant que l’industrie de défense, outre le poids qu’elle représente dans l’économie de l’Union européenne, est une composante essentielle de son autonomie stratégique sans laquelle elle ne pourra pas assurer la sécurité sur son territoire ni défendre ses intérêts en dehors,

Considérant que cette pandémie, si elle impacte la quasi-totalité des secteurs économiques, affecte particulièrement les entreprises du secteur de la Défense, contraignant leurs investissements et les exposant à un risque de faillites qui désorganiseraient les chaînes d’approvisionnement de manière durable ou à des rachats par des concurrents étrangers,

Considérant que le secteur de la Défense ne figure pas parmi les priorités de la relance telles qu’elles ont été identifiées dans les travaux parlementaires, tant au niveau de l’Union européenne que des États membres, bien qu’il pourra bénéficier des mesures de relance mises en œuvre ou envisagées,

Considérant que le secteur de la Défense, industrie de main-d’œuvre hautement qualifiée et à forte valeur ajoutée dont les chaînes de production sont implantées en Europe, constitue l’un des vecteurs les plus pertinents pour une relance économique efficace,

1° se félicite du compromis auquel est parvenu le Conseil européen le 21 juillet 2020 s’agissant du cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 ainsi que de la mise en œuvre d’un plan de relance de 750 milliards d’euros ;

2° salue l’avancée majeure que constitue la création du Fonds européen de Défense (FEDef), malgré la réduction de son montant par rapport aux propositions initiales de la Commission européenne ;

3° regrette que les secteurs de la Défense et de l’Espace ne figurent pas parmi les priorités du plan de relance ni celles présentées par la présidente de la Commission européenne dans son discours sur l’état de l’Union du 16 septembre 2020 ;

4° estime qu’une relance ciblant, notamment, les secteurs de la Défense et de l’Espace est pertinente sur le plan économique et nécessaire sur le plan stratégique compte tenu de l’ambition de l’Union européenne en matière d’autonomie, de la dégradation de son environnement de sécurité, et des conséquences géopolitiques de la pandémie de Covid-19 ;

5° demande au Gouvernement de cibler les entreprises des secteurs de la Défense et de l’Espace, en particulier les PME et les ETI, dans la mise en œuvre de son plan de relance et à la Commission européenne d’accueillir favorablement ce ciblage dans le plan français ainsi que, le cas échéant, dans les autres plans nationaux de relance ;

6° appelle le Gouvernement à appliquer de manière rigoureuse le filtrage des investissements directs étrangers tel que prévu par l’article L. 151-3 du code monétaire et financier, en coopération avec les autres États membres et la Commission européenne dans le cadre du règlement n° 2019-452 du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l'Union,

7° juge urgent que la Commission européenne, dans le contrôle qu’elle exerce des concentrations, prenne acte de l’existence d’une compétition mondiale dans les secteurs de la Défense et de l’Espace et élargisse le marché pertinent pris en compte dans l’analyse concurrentielle au-delà du seul marché intérieur, afin de faciliter les regroupements d’entreprises européennes nécessaires pour faire face à la concurrence internationale ;

8° estime nécessaire de concentrer les financements du FEDef sur quelques programmes de développement capacitaire et technologies critiques ayant un effet d’entraînement pour l’ensemble de la base industrielle et technologique de Défense européenne ;

9° juge nécessaire que les États membres de l’Union européenne privilégient les entreprises européennes dans leur politique d’achat relative aux équipements de Défense.