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N° 3600

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 25 novembre 2020

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES,
DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE SUR LA PROPOSITION DE LOI, adoptée par le Sénat,
 

 

visant à garantir la prééminence des lois de la République ( 3439)

 

PAR Mme Annie GENEVARD

Députée

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Voir les numéros :

Sénat : 293 (2019-2020), 45, 46 et T.A. 4 (2020‑2021).

 

Assemblée nationale : 3439

 


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SOMMAIRE

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Pages

Avant-Propos........................................................ 5

I. l’essor des communautarismes au détriment des valeurs républicaines

A. Une république indivisible, fondée sur l’égalité devant la loi et l’unicité du peuple français

B. Une république laïque, ouverte et tolérante

II. Une remise en cause préoccupante des valeurs républicaines

A. Un affaiblissement de l’adhésion aux valeurs de la république

B. Un même constat affectant la sphère publique et la sphère privée

1. Dans les services publics

2. Dans les entreprises

3. Dans le sport

4. Dans l’espace public

III. Les dispositions proposées par le sénat

Examen des articles

Article 1er (art. 1er de la Constitution) Réaffirmer la prééminence des lois de la République

Article 2 (art. 4 de la Constitution) Agir contre les partis communautaristes

Compte rendu des débats

Personnes entendues


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Mesdames, Messieurs,

Notre République est fondée sur une conception tolérante et ouverte de la liberté d’expression, de la liberté de conscience et du libre exercice des cultes. Elle permet à chacun de défendre ses croyances, ses idées, dans le respect d’autrui et de la loi. En cela, elle garantit l’application concrète de notre devise : « Liberté, égalité, fraternité ».

Cet édifice, patiemment construit depuis la Révolution de 1789, s’appuie sur des principes qui s’imposent à tous. Le respect de la laïcité, non pas comme motif d’interdiction du fait religieux, mais bien comme règle de tolérance de toutes les fois, en est un. Cette reconnaissance de l’égale dignité de tous, de la prééminence de certaines valeurs – qualifiées d’universelles tant elles semblent être le propre de l’Homme – sur les croyances particulières, sur les opinions et les préférences individuelles, constituent la condition d’un destin commun auquel la majorité des Français adhèrent.

Or, ce modèle politique et social français, si singulier parmi les grandes démocraties du fait de notre histoire, des courants intellectuels et des combats militants qui l’ont nourri, fait l’objet d’attaques croissantes depuis quelques décennies. Sur fond d’essor des revendications religieuses et identitaires, c’est un véritable contre-modèle que certains souhaitent désormais imposer. Dans les lieux de culte, les associations, les clubs sportifs, les entreprises mais également dans la vie de nombre de municipalités, le communautarisme est de plus en plus visible et actif. Les « entrepreneurs religieux » ([1]) prospèrent grâce aux failles de notre droit, au manque de moyens des acteurs publics et privés pour leur faire face et, parfois, à une volonté défaillante du politique.

Le constat est sans appel : entrisme systématique dans tous les aspects de la vie quotidienne dans certains territoires, repli identitaire, recul du droit des femmes et des enfants, pressions psychologiques, sociales et parfois économiques, l’urgence à réagir est manifeste. De récents sondages ([2]) illustrent cette dégradation rapide de l’adhésion aux valeurs républicaines. 74 % des jeunes personnes de confession musulmane déclarent faire passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République et 57 % d’entre elles considèrent que la Charia est plus importante que la loi de la République. Si le communautarisme ne touche pas cette seule confession, ces chiffres n’en demeurent pas moins préoccupants.

Dans les établissements scolaires, dans les services publics, dans les entreprises, nombreux sont ceux qui se sentent démunis face à des revendications contraires à nos valeurs et à la difficulté d’établir un dialogue. Mais nombreux sont également ceux qui souhaitent que cela change, que les principes républicains s’appliquent, que la règle commune soit effectivement la même pour tous. Cette attente n’empêche nullement la prise en compte d’exceptions justifiées par les conditions d’exercice de certains cultes ou de certaines fonctions (mandat électif ou syndical par exemple). Mais elle s’oppose à des revendications qui ne vont pas dans le sens du « vivre ensemble », fruit de nécessaires compromis, mais poursuivent la satisfaction d’intérêts individuels ou communautaires.

C’est à ceux qui souhaitent mettre un terme à ces pressions intolérables que cette proposition de loi constitutionnelle de nos collègues sénateurs Philippe Bas, Bruno Retailleau et Hervé Marseille s’adresse. Elle vise à réaffirmer, à son article 1er, l’évidence : nul ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer de la règle commune. Ce faisant, elle complète les dispositions de l’article 1er de la Constitution et en éclaire le sens. La République est indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle reconnaît l’égalité entre les citoyens. Par conséquent, ceux-ci ne peuvent exciper de leurs différences pour ne pas respecter les règles en vigueur, sauf si ces dernières le prévoient expressément.

L’affirmation de ce principe constitue également une sécurité juridique supplémentaire pour tous ceux qui, aujourd’hui, sont confrontés à la montée du communautarisme. En effet, en visant sans distinction la sphère publique comme la sphère privée, elle dépasse la seule question de la laïcité. Les valeurs républicaines ne s’arrêtent pas au seuil d’une entreprise, d’un cabinet médical ou d’un club de sport. Elles s’imposent partout car elles sont la garantie de l’exercice de nos droits les plus précieux.

L’article 2 prévoit, quant à lui, d’inscrire à l’article 4 de la Constitution l’obligation pour les partis et les groupements politiques de respecter le principe de laïcité au même titre que la souveraineté nationale et la démocratie. En effet, si les listes communautaires demeurent encore peu nombreuses, dans certains territoires, elles influent de plus en plus sur le système politique local. Selon la direction générale de la sécurité intérieure, 150 quartiers seraient sous l’emprise de l’islam radical sur les 1 500 quartiers de la politique de la ville. Aux dernières élections européennes et municipales, les listes communautaires ont pu réaliser des résultats dans ces territoires ouvrant droit à des financements publics. Or, ces partis sont souvent le paravent d’un islam politique défendant des positions contraires à nos valeurs républicaines.

Ces dispositions, adoptées à l’unanimité des votants au Sénat, proposent donc de poser les jalons d’une réaction ferme face à de tels phénomènes :

– elles modifient notre Constitution à cette fin, comme nous l’avons déjà fait à de nombreuses reprises pour répondre à des évolutions sociales nécessaires. Pour M. Jean-Éric Schoettl, « il n’est jamais indifférent d’inscrire dans le marbre constitutionnel une jurisprudence. Un juge peut changer de position au cours des années, notamment en épousant un " esprit des temps ʺ plus en phase avec l’idéologie des élites qu’avec le sentiment du peuple. Ce qui est inscrit dans la Constitution y reste en revanche, du moins tant qu’une nouvelle majorité qualifiée ne l’abroge pas » ;

– comme le souligne le professeur Anne Levade, cette proposition de loi « offre ainsi l’occasion d’une révision astucieuse et clarificatrice à droit constitutionnel constant ». Elle permet de réaffirmer la primauté de la règle commune sur les convictions religieuses ou identitaires qui ne peuvent justifier des exceptions que dans le cadre de ce qu’admet le droit en vigueur ;

– cette proposition complète utilement le projet de loi confortant les principes républicains qui sera présenté en conseil des ministres le 9 décembre prochain. En effet, le Président de la République constatait, dans son discours dit « des Mureaux » du 2 octobre 2020, que « ce à quoi nous devons nous attaquer, c’est le séparatisme islamiste. C’est un projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République, qui se traduit souvent par la constitution d’une contre-société ». Il appelait chacun, selon ses fonctions, à prendre ses responsabilités et soulignait notamment que « les élus seront au rendez-vous ». Les membres du groupe Les Républicains, qui n’ont cessé d’alerter le Gouvernement sur cette problématique, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat ou sur le terrain, répondent pleinement à cet appel avec cette proposition ;

– la mobilisation de chacun est d’autant plus nécessaire que la situation n’a cessé de s’aggraver et que le droit en vigueur apparait insuffisant pour contenir la montée du communautarisme. En ce sens, la proposition de loi permet de couvrir des champs qui ne le sont pas par le projet de loi à venir du Gouvernement, comme les entreprises et les autres acteurs privés ;

– surtout, cette proposition de loi, désormais inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale à l’initiative du groupe Les Républicains, conduira, si elle est adoptée, conformément à l’article 89 de la Constitution, à interroger les Français, dans le cadre d’un référendum, sur une question qui concerne notre communauté nationale. Ils sont ainsi 83 % à souhaiter un référendum visant à consacrer le principe de laïcité au même niveau que l’égalité, la liberté et la fraternité. Comme l’affirmait le Général de Gaulle, en France, « la Cour suprême, c’est le peuple. » Il est donc plus que jamais nécessaire de donner la possibilité aux Français de se prononcer sur un sujet d’une telle importance.


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I.   l’essor des communautarismes au détriment des valeurs républicaines

A.   Une république indivisible, fondée sur l’égalité devant la loi et l’unicité du peuple français

Au frontispice de la Constitution, l’article 1er affirme que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » ([3])

L’indivisibilité de la République renvoie à l’unicité du peuple et à la souveraineté nationale, elle aussi une et indivisible, comme le rappelle l’article 3 de la Constitution selon lequel « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. »

À ce titre, la reconnaissance de groupes, de communautés ou de minorités sur la base de critères ethniques, linguistiques ou religieux auxquels seraient reconnus des droits spécifiques ne peut qu’altérer le concept juridique de « peuple français », composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion, auquel le Conseil constitutionnel a reconnu une valeur constitutionnelle ([4]).

Le Conseil a ainsi fermement rappelé que « les principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français […] s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelques groupes que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance. » ([5])

Ces principes n’empêchent pas la reconnaissance de situations particulières dans le respect de la loi et de l’intérêt général. ([6])

B.   Une république laïque, ouverte et tolérante

Notre République s’est affermie grâce à l’affirmation du principe de laïcité. Objet de fortes oppositions politiques pendant tout le XIXe siècle, ce principe caractérise désormais le modèle républicain français. La liberté de conscience et le libre exercice des cultes sont protégés, et la neutralité de l’État vis-à-vis de ces derniers garantie. L’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État dispose ainsi que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ([7]) ». Son article 2 prend acte de la séparation entre les Églises et l’État en affirmant que « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. » ([8])

La mise en œuvre de ces dispositions, source de vives tensions entre les personnes publiques et les représentants des cultes ([9]), a progressivement permis qu’« une jurisprudence pacificatrice se développe, qui applique la loi, conformément à son esprit, avec le souci de respecter les traditions, d’accepter la diversité des comportements et de promouvoir la compréhension mutuelle. » ([10]) La laïcité ne correspond donc pas à un régime d’interdiction, mais bien à l’assurance d’une grande tolérance au regard des différentes pratiques religieuses. Elle est ainsi fidèle à l’esprit de l’article X de la Déclaration de 1789 selon lequel « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».

En pratique, le principe de laïcité s’applique à la sphère publique, tandis que la liberté religieuse constitue la règle dans la sphère privée. Toutefois, face aux difficultés rencontrées dans certains milieux professionnels ou dans l’espace public, le législateur a été amené à préciser les règles applicables.

La laïcité constitue l’un des principes fondamentaux de l’organisation du service public : les agents publics – ainsi que toutes les personnes en charge d’une mission de service public – sont tenus à un devoir de neutralité quel que soit le service public ou la mission qui leur est confié ([11]). Cette neutralité constitue le corollaire du principe d’égalité de traitement de tous les usagers, sans discrimination, par les administrations avec lesquelles ils interagissent.

La logique est inversée pour les usagers : comme le souligne la charte de la laïcité dans les services publics de 2007, « les usagers des services publics ont le droit d’exprimer leurs convictions religieuses » sous réserve de trois tempéraments : respecter le bon fonctionnement des services concernés et les impératifs d’ordre public, de santé et d’hygiène, ne pas se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les collectivités publiques et les particuliers ([12]), respecter certaines limitations expressément prévues par la loi, à l’instar de l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public ([13]). À ce titre, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a considéré que cette interdiction ne prescrivait pas des mesures disproportionnées au regard de l’objectif de préserver les conditions du « vivre ensemble ». Elle a ainsi rappelé « qu’il n’était en effet pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et que le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse n’étaient pas les mêmes suivant les époques et les contextes ». ([14])

S’inspirant du modèle de la charte mise en place dans les services publics, la loi du 8 août 2016 a permis au règlement des entreprises de « contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés. » ([15]) Ces restrictions doivent être justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et être proportionnées au but recherché. Cette disposition apparaît toutefois insuffisamment protectrice comme le montrent la montée du fait religieux en entreprise et les difficultés auxquelles elle confronte les employeurs ([16]).

Dans la pratique, la conciliation entre les convictions religieuses des salariés et leurs conditions de travail peut, par conséquent, être complexe. Le juge apprécie alors les circonstances de l’affaire. À titre d’exemple, le licenciement peut être justifié pour un boucher qui refuse de manipuler de la viande de porc ([17]) ou un sacristain refusant de travailler le dimanche ([18]). Dans d’autres cas, les employeurs sont amenés à proposer au salarié concerné un autre poste « tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise, et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire ». ([19])

Ce modèle juridique s’apprécie, par ailleurs, dans le cadre de règles européennes parfois contraignantes en la matière. La CEDH considère, par exemple, que l’interdiction faite, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, à une infirmière de porter une croix était justifiée, mais qu’elle ne l’était pas pour une hôtesse de l’air. ([20])

La directive du 27 novembre 2000 ([21]) sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail a également suscité des interrogations sur l’interprétation qui en serait faite par le juge. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) considère ainsi que l’interdiction de signes religieux au travail n’est pas une discrimination directe, mais qu’elle peut constituer une discrimination indirecte. Toute limitation à la liberté de conscience ou à la liberté religieuse doit donc être justifiée par des préoccupations objectives tenant, par exemple, au fonctionnement de la société, à la relation avec sa clientèle ou aux missions qui lui sont confiées. En outre, les mesures prises doivent être adaptées et proportionnées au but recherché. Dans tous les cas, les circonstances sont appréciées par le juge.

Cette jurisprudence, assez proche de la législation française, emporte toutefois un risque non négligeable pour l’employeur de se voir reprocher les mesures qu’il aura prises pour limiter les manifestations religieuses au sein de sa société alors même qu’elles peuvent être source de tensions, voire de conflits. Les recours contentieux peuvent alors être longs, incertains et éprouvants ([22]).

Le maintien des régimes propres à l’Alsace-Moselle et à la Guyane

L’application du principe de la laïcité sur le territoire national s’accommode de deux exceptions : le régime du concordat en vigueur dans les trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, et le régime issu de l’ordonnance royale du 29 août 1828 relative au régime des cultes appliqué en Guyane. Ces deux régimes présentent des caractéristiques semblables et sont tous deux antérieurs à la loi de 1905.

L’existence d’une législation spécifique en matière de culte en Alsace et en Moselle existe depuis l’Ancien régime. Elle se fondait alors sur la reconnaissance de droits spécifiques aux cultes protestant et israélite. Lorsque le régime concordataire – fondé sur la reconnaissance du pluralisme confessionnel, la religion catholique n’étant considérée que comme « la religion de la grande majorité des Français », et l’instauration d’un contrôle par l’État de l’organisation des différents cultes – est abrogé en 1905, l’Alsace-Moselle, intégrée à l’Allemagne depuis 1870, n’est pas concernée. À la suite de la réintégration de ce territoire à la France, plusieurs lois se succèderont pour prolonger l’application du régime concordataire de manière provisoire. Ce régime ne sera toutefois jamais remis en cause, notamment du fait de l’attachement de la population à son maintien.

Le Conseil d’État a confirmé, à plusieurs reprises, le maintien de ces régimes d’exception ([23]). Le Conseil constitutionnel a, quant à lui, reconnu, à l’occasion de sa décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013, que « le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte ; […] toutefois, qu’il ressort tant des travaux préparatoires du projet de la Constitution du 27 octobre 1946 relatifs à son article 1er que de ceux du projet de la Constitution du 4 octobre 1958 qui a repris la même disposition, qu’en proclamant que la France est une « République laïque », la Constitution n’a pas pour autant entendu remettre en cause les dispositions législatives ou règlementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République […] relatives à l’organisation de certains cultes et, notamment, à la rémunération de ministres du culte ».

Cet état du droit ne permet toutefois plus de répondre à des situations qui mettent en tension nos valeurs républicaines face à des revendications identitaires ou religieuses de plus en plus fortes. Nombre d’acteurs de la sphère publique comme de la sphère privée, qu’ils soient maires, chefs d’entreprises, directeurs d’école ou d’association, se considèrent ainsi démunis face à ces comportements, à l’accroissement des recours contentieux et à l’incertitude qu’ils éprouvent au regard des règles de droit applicables.

II.   Une remise en cause préoccupante des valeurs républicaines

A.   Un affaiblissement de l’adhésion aux valeurs de la république

Le prosélytisme actif de certains groupes en faveur de valeurs en contradiction avec la tradition républicaine ainsi que le contexte international marqué par l’essor des revendications religieuses et identitaires ne sont pas sans conséquence sur l’adhésion aux valeurs de la République. La revendication d’un statut et de droits particuliers progresse fortement, par exemple, chez les Français de confession musulmane, notamment parmi les plus jeunes, qui plébiscitent un modèle communautariste.

Plusieurs études récentes font état de ce constat qui n’a cessé de s’aggraver au cours des dix dernières années :

– 57 % des jeunes musulmans de 15 à 24 ans considèrent ainsi que la Charia est plus importante que la loi de la République (soit une augmentation de 10 points depuis 2016). 38 % des personnes de confession musulmane partagent cet avis, toutes tranches d’âge confondues. Ces résultats, particulièrement préoccupants au regard du droit des femmes, de la place de la justice séculière et de la tolérance vis-à-vis d’autres conceptions religieuses ou philosophiques, constituent une alerte sérieuse ([24]) ;

– 74 % des jeunes musulmans déclarent faire passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République, avis partagé par 40 % des personnes de confession musulmane, alors que cette opinion n’est affirmée que par 17 % de l’ensemble des Français ([25]) ;

– 66 % des Français musulmans s’opposent à la possibilité pour des enseignants d’utiliser les caricatures de personnages religieux pour illustrer les débats actuels autour de la liberté d’expression et de la notion de blasphème, alors que cette possibilité est soutenue par une majorité des Français (75%), y compris parmi les catholiques (80%) ;

– 44 % des Français musulmans sont favorables à l’interdiction du port de signes religieux dans les écoles, collèges et lycées publics, cette proportion atteignant toutefois 59 % pour les femmes musulmanes ne se voilant jamais les cheveux ;

– 58 % des Français musulmans sont favorables à l’obligation de signer un contrat de respect des valeurs de la République pour les associations recevant des subventions publiques alors que 91 % de l’ensemble des Français y sont favorables.

Cette tendance est contestée par une part importante des personnes musulmanes elles-mêmes qui ne se reconnaissent pas dans la montée du communautarisme et de certaines revendications. Dans leur détail, ces études montrent des différences notables selon l’âge des personnes interrogées et leur rapport à la religion par exemple. Par ailleurs, le souhait exprimé d’assouplir certaines règles relatives à la place de la religion dans l’espace public ne relève pas systématiquement d’une forme de séparatisme. Nombreux sont les Français musulmans qui aspirent à la réaffirmation de la place de la République et de ses valeurs universelles. Toutefois, ces résultats montrent l’importance prise par le modèle communautariste en cours dans d’autres grandes démocraties, notamment dans le monde anglo-saxon, et dans la plupart des autres pays.

Face à ce modèle, « nos institutions, l’école de la République, peinent à faire valoir les qualités de la laïcité en matière de paix civile, de liberté collective et d’émancipation individuelle. » ([26]) Les violentes manifestations anti-françaises qui ont suivi la défense par le Président de la République de la liberté d’expression et de la laïcité, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre dernier, et les incompréhensions exprimées par certains de nos plus proches alliés en témoignent.

La montée de l’antisémitisme en France

Plusieurs phénomènes inquiétants accompagnent cet affaiblissement de l’adhésion aux valeurs de la République d’une partie de la population. L’augmentation des faits d’antisémitisme en est l’une des manifestations. Un tiers des Français de confession ou de culture juive se sentent menacés en raison de leur appartenance religieuse

Les établissements scolaires (54 % des agressions verbales et 26 % des agressions physiques) et les espaces publics (respectivement, 55 % et 59 %) sont les principaux lieux d’exercice de ces violences. ([27]) Il en résulte que plus d’un Français de confession ou de culture juive sur deux a déjà envisagé de quitter la France.

Par ailleurs, les préjugés contre ces personnes ou leur culture sont considérés par le grand public comme la principale cause de l’antisémitisme en France (58 %), devant l’islamisme (36 %), qui est revanche cité en premier par les Français de confession ou de culture juive (45 %).

LA CAUSE PERÇUE DE L’ANTISÉMITISME EN FRANCE

Source : radiographie de l’antisémitisme en France, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2020.

B.   Un même constat affectant la sphère publique et la sphère privée

L’affaiblissement de l’adhésion aux valeurs républicaines dans de nombreuses sphères de la vie publique est déjà ancien ([28]). Il tend désormais à se diffuser dans l’espace public et le secteur privé.

1.   Dans les services publics

La situation dans le milieu scolaire est, à ce titre, emblématique. Le port de signes religieux à l’école a ainsi concentré en premier les débats sur les revendications identitaires et la défense de la laïcité.

Dès 1989, soulignant que « dans notre société, l’école est la seule institution qui soit dévolue à l’universel », plusieurs observateurs de renom ([29]) soulignaient à propos du port du foulard islamique par des collégiennes et des tergiversations du Gouvernement de l’époque sur la réponse à apporter ([30]) que « les partisans de la nouvelle " laïcité ʺ […] prônent une tolérance indistincte. Ils veulent une école ouverte aux pressions communautaires, religieuses, économiques, une école où chaque professeur est tenu de se plier à l’environnement social, une école où chaque élève est constamment rendu à ses parents, rappelé à sa condition, rivé à ses « racines » : c’est une école de la prédestination sociale. » Cette analyse n’a rien perdu de sa pertinence, bien au contraire, elle a été douloureusement confirmée par les conditions ayant mené à l’assassinat de Samuel Paty.

Ces mêmes auteurs soulignent que « négocier, comme vous le faites, en annonçant que l’on va céder, cela porte un nom : capituler. Une telle " diplomatie ʺ ne fait qu’enhardir ceux-là même qu’elle propose d’amadouer ». Les auteurs rappellent avec force qu’au contraire, « la laïcité est et demeure par principe une bataille, comme le sont l’école publique, la République, la liberté elle-même. Leur survie nous impose à tous une discipline, des sacrifices et un peu de courage. Personne, nulle part, ne défend la citoyenneté en baissant les bras avec bienveillance. »

Interrogé par le Gouvernement, le Conseil d’État a indiqué, par un avis du 27 novembre 1989, que les élèves ont la liberté d’exprimer et de manifester leurs croyances dans les établissements scolaires « dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ». Il précise toutefois que cette liberté ne doit pas conduire à des comportements ostentatoires ou revendicatifs. Il revient donc au juge d’apprécier, au cas par cas, le respect de cet équilibre.

Cette position a été réaffirmée par le législateur quinze ans plus tard avec le vote de la loi du 15 mars 2004 ([31]) qui a introduit, dans le code de l’éducation, l’article L. 14151 selon lequel « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » ([32])

Toutefois, les tensions n’ont pas diminué avec les années, bien au contraire.

M. Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur général de l’éducation nationale, soulignait, lors de son audition le 14 octobre à l’Assemblée nationale par le groupe Les Républicains, dans le cadre de travaux de préparation du projet de loi du Gouvernement confortant les principes républicains, qu’il faut « donner les moyens aux enseignants en première ligne. Il faut arrêter de [les] livrer désarmés à des organisations déterminées et outillées pour attaquer la République. »

Une enquête récente portant sur « Les enseignants et la laïcité » ([33]) illustre, à ce titre, que, si la laïcité est une valeur partagée par le plus grand nombre au sein des établissements scolaires (89 % des sondés considèrent ainsi que les élèves, les enseignants et l’ensemble du personnel s’accordent sur la définition de la laïcité), des difficultés demeurent. 38% des enseignants ont connu des contestations lors de certains enseignements auxquels des élèves ont tenté de se soustraire (en particulier à l’occasion de cours d’histoire-géographie ou d’éducation physique et sportive) ([34]). 37 % des enseignants se sont déjà autocensurés pour éviter de possibles incidents avec des élèves, dont 53 % enseignant en réseau d’éducation prioritaire (REP).

Les paroles et actes à tendance discriminatoire sont également très fréquents au sein des établissements scolaires.

Occurrence des paroles ou des actes à tendance discriminatoire

au sein des établissements

Source : Enquête Ifop, « Les enseignants et la laïcité », mars 2018.

Au total, 27 % des enseignants sont inquiets quant à l’adhésion des élèves et des familles aux valeurs de la République, dont 57 % en établissement REP. 59 % d’entre eux considèrent que la laïcité est aujourd’hui en danger.

raisons principales jursitifant le sentiment que la laïcité serait en danger en france

Source : Enquête Ifop, « Les enseignants et la laïcité », mars 2018.

Ce constat préoccupant touche également d’autres services publics, comme les services de transports collectifs ou l’hôpital.

Nos collègues MM. Éric Diard et Éric Poulliat, auteurs d’un rapport d’information sur les services publics face à la radicalisation en 2019 ([35]), soulignent, notamment à propos de la RATP, que « même les syndicats sont impliqués dans la revendication communautaire ! Un communautariste demande toujours deux choses, des libertés et des droits – pour lui évidemment, pas pour les autres. Le management en est considérablement compliqué. Il faut faire face, par exemple, au refus que des sandwichs au jambon soient proposés dans les distributeurs automatiques, sous prétexte qu’ils contamineraient les autres produits. Et 80 % des chauffeurs demandent des congés pour le ramadan […]. Il arrive que la laïcité soit invitée dans le dialogue social à mauvais escient. […] Nous avons suggéré dans notre rapport de s’intéresser à la question des salariés protégés, car le militantisme syndical peut permettre de faire du prosélytisme en toute impunité. »

À propos des hôpitaux, nos collègues mettaient en évidence que les personnels soignants, « en raison de leur cœur de métier, cultivent le secret – le secret médical y est culturel. Les personnels sont peu enclins à faire remonter des renseignements sur les gens. Par ailleurs, les personnels sont habitués à travailler horizontalement. Ils règlent les problèmes en interne, au sein de leur établissement ou de leur équipe. En cas d’atteinte à la laïcité, ils s’arrangent parce que ce qui compte pour eux, c’est avant tout de soigner des gens et de sauver des vies. » ([36])

2.   Dans les entreprises

Le fait religieux en entreprise n’est pas un phénomène nouveau et fonde une jurisprudence déjà ancienne et constante. Toutefois, les enquêtes réalisées sur ce sujet illustrent également un accroissement de leurs manifestations. Alors qu’en 2014, 44 % des encadrants déclaraient faire face à des faits religieux, ce sont désormais 70 % d’entre eux qui observent, occasionnellement ou régulièrement, ce type de faits. Par ailleurs, plus de la moitié de ces faits nécessitent une intervention managériale contre seulement un quart en 2014 et 19 % d’entre eux génèrent des tensions ou des conflits au sein de l’entreprise. ([37])

Évolution de la part des cas bloquants et conflictuels parmi ceux nécessitant une intervention managériale

Source : Baromètre annuel du fait religieux en entreprise, 2019.

La place du fait religieux au travail

Source : Baromètre annuel du fait religieux en entreprise, 2019.

La religion occupe une place particulière au sein du monde de l’entreprise. Elle représente un autre système de normes et de prescriptions des comportements qui peut, le cas échéant, entrer en confrontation avec l’organisation de l’entreprise et le travail du salarié lui-même. Les dirigeants considèrent souvent ne pas être formés pour prévenir ou répondre aux tensions qui peuvent en résulter. Ils sont ainsi 64 % à souhaiter que le principe de laïcité puisse s’appliquer aux entreprises privées.

Si cette dernière proposition apparait comme trop restrictive au regard de la protection de la liberté religieuse, elle illustre l’attente des employeurs et des managers de disposer de règles claires. À ce titre, seules 32 % des entreprises ont modifié leur règlement intérieur comme le permet l’article L. 1321-2-1 du code du travail ([38]) de manière à encadrer les faits religieux autorisés en leur sein. Cela s’explique notamment par les difficultés à prouver les effets de telles pratiques sur l’organisation du travail ou des équipes. Comme l’a souligné M. Jean-Eric Schoettl, lors de son audition par votre rapporteure, « les responsables n’ont pas toujours les idées claires sur leurs prérogatives en matière de neutralité religieuse. Peuvent-ils (ou doivent-ils) faire obstacle au prosélytisme de leur personnel ? De leurs usagers ? Dans le doute, ils glissent la poussière sous le tapis pour éviter des conflits ou par crainte d’une censure hiérarchique, médiatique ou juridictionnelle. […] Cette frilosité s’explique en bonne partie par le fait que la légalité des dispositifs retenus par les arrêtés municipaux ou les règlements intérieurs des entreprises et des associations, comme la constitutionnalité des lois susceptibles d’être votées sur la question, est contestée par des groupes de pression puissants qui obtiennent souvent gain de cause auprès des juges au nom de la liberté religieuse et de la lutte contre les discriminations. »

3.   Dans le sport

Dans une réponse à une question écrite posée par notre ancien collègue sénateur, M. Jean-Paul Fournier, sur la montée du communautarisme dans le milieu sportif, le ministère de l’Intérieur indiquait déjà en 2016 que « des comportements de repli communautaire apparaissent effectivement ici ou là dans le quotidien de certains clubs ou de certaines équipes, notamment dans les quartiers sensibles. Depuis un certain temps, sont ainsi apparus dans des espaces dédiés au sport des phénomènes étrangers à son éthique et à ses valeurs : recrutements exclusivement menés au sein d’une communauté particulière, prosélytisme au profit de l’islam, actions de solidarité en faveur de la Palestine, refus de la mixité, soudaine apparition de tenues traditionnelles et de prières sur le terrain ou dans les vestiaires… Par ailleurs, l’apparition dans les clubs sportifs (salles de musculation, rings de boxe…) de salafistes et autres islamistes radicaux, dont les canons de la pratique religieuse leur interdisent pourtant le sport, est source de préoccupation et donc de vigilance. » ([39])

Ce constat est également repris par nos collègues MM. Éric Diard et Éric Poulliat dans leur rapport précité. Or, cette évolution est d’autant plus inquiétante que l’entrisme dans le milieu sportif vise principalement les plus jeunes et qu’elle peut affecter leur adhésion aux valeurs de la République.

4.   Dans l’espace public

La place des manifestations religieuses et identitaires dans l’espace public continue de faire débat. Au-delà de la loi de 2010 sur l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, deux affaires récentes permettent de l’illustrer.

Des arrêtés municipaux avaient été pris contre le port du burkini. Or, une ordonnance du 26 août 2016 du Conseil d’État a considéré que cette pratique ne portait pas atteinte à l’ordre public et par conséquent ne pouvait justifier une mesure restrictive de la liberté personnelle ([40]) .

Par ailleurs, le Conseil d’État s’est prononcé sur la question des crèches de Noël dans les édifices publics en considérant, dans sa décision du 9 novembre 2016, que ces dernières sont susceptibles « de revêtir une pluralité de significations. Il s’agit en effet d’une scène qui fait partie de l’iconographie chrétienne et qui, par-là, présente un caractère religieux. Mais il s’agit aussi d’un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année. » Il en a déduit que le principe de neutralité qui s’impose aux bâtiments publics interdit leur installation, sauf lorsqu’elle présentent un caractère culturel, artistique ou festif ([41]). « À l’inverse, dans les autres emplacements publics, eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique, l’installation à cette occasion et durant cette période d’une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse. »

La portée d’actes touchant à la religion dans l’espace public s’apprécie ainsi au regard des circonstances. Ce qui suscite certaines craintes de la part des représentants des différentes confessions auditionnés par votre rapporteure. Ces derniers soulignent une forme de laïcisation de la société qui comprendrait ou accepterait de moins en moins les manifestations à caractère religieux.

Votre rapporteure souligne, à ce titre, toute l’actualité de l’analyse du Conseil d’État présentée dans son rapport « Un siècle de laïcité » de 2004 : « La nécessité est aujourd’hui ressentie d’une réaffirmation du respect des principes qui ne sauraient être transgressés. Si des évolutions s’avèrent souhaitables, afin de répondre aux transformations les plus récentes du paysage religieux français, celles-ci devraient s’appuyer sur le socle juridique sur lequel s’est construite la laïcité française et qui en fonde la singularité et la vertu. Encore convient-il de distinguer, d’un côté, entre communautarisme et religion, de l’autre, entre intégration et condamnation sans discernement des pratiques religieuses. » Le Conseil d’État appelait également, au-delà de l’adaptation du cadre juridique, à renforcer le dialogue et la pédagogie pour lutter contre « les tensions et incompréhensions actuelles. » ([42])

III.   Les dispositions proposées par le sénat

La présente proposition de loi constitutionnelle poursuit deux objectifs complémentaires.

Elle vise, tout d’abord, à répondre à la demande de nombre d’acteurs relevant de la sphère publique et de la sphère privée de voir rappeler avec force la prééminence des lois de la République sur les revendications communautaristes ou identitaires. À ce titre, l’article 1er de la proposition de loi constitutionnelle complète l’article 1er de la Constitution pour affirmer le principe selon lequel « nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune », cette dernière couvrant à la fois les lois et les règlements, mais également les règlements intérieurs des entreprises et des services publics.

Cette disposition offre « une réponse claire aux revendications particulières de traitement différencié, pour des motifs par exemple religieux, dans un cadre public ou professionnel. [Elle] donnera aux autorités publiques comme aux employeurs une base indiscutable pour refuser de telles pratiques. » ([43])

L’article 2 permet, quant à lui, de répondre au défi que pose dans certains territoires la montée de partis communautaristes. Il complète en ce sens l’article 4 de la Constitution de manière à imposer aux partis et groupements politiques le respect du principe de laïcité au même titre que celui de la souveraineté nationale et de la démocratie. Cette disposition permettrait d’interdire à ces partis de bénéficier de financements publics, mais aussi, le cas échéant, de faciliter leur dissolution.

 


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Examen des articles

Article 1er
(art. 1er de la Constitution)
Réaffirmer la prééminence des lois de la République

Rejeté par la Commission

       Résumé du dispositif et effets principaux

Le présent article tend à inscrire à l’article 1er de la Constitution le principe selon lequel « nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune. »

       Dernières modifications constitutionnelles intervenues

L’article 1er de la Constitution a été complété par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de manière à prévoir que « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. » Pour mémoire, précédemment à cette révision, une telle disposition était prévue à l’article 3 de la Constitution pour les seules fonctions électives.

       Modifications apportées par la Commission

La Commission a rejeté cet article.

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La disposition que cet article se propose d’introduire à l’article 1er de la Constitution s’inspire de la décision du Conseil constitutionnel du 19 novembre 2004 ([44]) selon laquelle les « dispositions de l’article 1er de la Constitution aux termes desquelles "la France est une République laïque" (…) interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

La formulation retenue par le Sénat va toutefois au-delà de celle du Conseil constitutionnel à la fois au regard des motivations des personnes concernées et de la norme de référence retenue :

– elle permet de se prémunir des revendications religieuses, mais également identitaires ;

– elle interdit de « s’exonérer de la règle commune », entendue comme la loi et les règlements mais aussi les règlements intérieurs des entreprises, des associations ou des services publics. Cette règle doit elle-même être conforme au droit en vigueur et peut admettre des exceptions fondées sur des différences objectives.

Le professeur Anne Levade considère, à ce titre, que cette formulation large est conforme à l’esprit de la Constitution et qu’il reviendra aux juges de la préciser s’il y a lieu. Par ailleurs cet article explicite plus qu’il ne modifie le droit constitutionnel en vigueur. Par conséquent, il ne devrait emporter « aucune difficulté au regard des engagements internationaux de la France puisque ni la Convention européenne des droits de l’homme ni le droit de l’Union européenne ne font, en l’état du droit positif, obstacle à l’application de la conception française du principe d’égalité et du principe de laïcité qui en découle. »

Cette précision devrait empêcher, selon l’exposé des motifs de la proposition de loi, d’exciper de ses origines ou de ses croyances pour :

– se soustraire à un contrôle administratif (par exemple, de police) ou au respect de règles de sécurité ;

– demander à bénéficier d’un traitement particulier dans l’accès ou l’accomplissement du service public, par exemple à l’école ou en prison (mixité des cours de sport, menus, contenu des enseignements, etc.) ;

– refuser l’autorité d’une femme – ou d’un homme – en particulier dans un cadre professionnel, administratif, juridictionnel ou scolaire (officiers dans l’armée, policiers, magistrats, enseignants, examinateurs, contrôleurs, médecins, etc.) ;

– ou encore, obtenir des adaptations particulières en matière d’application du droit du travail (règles d’hygiène et de sécurité, aménagement des horaires et des jours de travail, professions en contact avec l’alimentation, dérogations au règlement intérieur de l’entreprise, etc.).

Le Garde des sceaux a opposé plusieurs arguments à cette proposition.

En premier lieu, le projet de loi confortant les principes républicains, qui doit être présenté en conseil des ministres le 9 décembre prochain, apporterait « une réponse plus appropriée, plus concrète et plus efficace au mal qui ronge notre société depuis de trop nombreuses années. » ([45])

Or, comme le souligne M. Olivier Dutheillet de Lamothe dans une note transmise à votre rapporteure, ce projet de loi et la présente proposition de loi constitutionnelle se situent sur des terrains très différents. Le projet de loi a pour objet d’apporter des propositions concrètes visant à combattre des comportements communautaristes dans un certain nombre de domaines. Il prévoit en particulier de :

– placer les associations cultuelles sous le régime de la loi de 1905 et non de la loi de 1901 ([46]) ;

– renforcer le contrôle des associations, notamment par la suppression des subventions de celles d’entre elles qui adoptent des comportements communautaristes ;

– renforcer la neutralité des agents de droit privé participant au fonctionnement des services publics ;

– mettre fin à la scolarisation à domicile à partir de trois ans ;

– interdire la polygamie et les tests de virginité.

La présente proposition de loi constitutionnelle apparaît ainsi complémentaire.

Le Garde des sceaux a ensuite considéré que la notion de règle commune était « trop imprécise ». Pourtant, il s’agit simplement d’assurer le respect des règles qui s’appliquent à tous dans un contexte donné : la loi et les règlements, les règlements des entreprises, des associations et autres structures. Ces règles doivent évidemment être conformes aux principes énoncés à l’article 1er de la Constitution et, plus largement, aux normes de droit dont elles relèvent.

Le ministre a enfin considéré que cette disposition pourrait remettre en question l’application des régimes, antérieurs à la loi de 1905, qui s’appliquent en Alsace-Moselle et en Guyane. Or, le Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé sur la conciliation que le constituant a souhaité opérer entre l’affirmation du principe de laïcité et la prise en compte de traditions héritées de l’histoire singulière de ces territoires. ([47]) Comme le souligne M. Jean-Éric Schoettl, « la règle commune peut comporter des exceptions, ce qui est le cas en l’espèce, car il existe des législations dérogatoires. La formule ne condamne pas une règle prévoyant des exceptions, mais seulement le droit (subjectif) de s’exonérer de la règle en raison de son origine ou de sa croyance. »

Ces différents arguments semblent ainsi peu convaincants au regard de l’intérêt d’inscrire cette clarification, si utile dans le contexte actuel, du sens des principes qui fondent notre République. Comme l’a rappelé M. Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, lors de son audition par votre rapporteure, cette disposition ne concerne pas exclusivement ce qu’il est convenu d’appeler le séparatisme islamique, mais également toutes les prétentions identitaires non liées à l’islam, ni même à la religion. Et ce dernier de citer, en ce sens, le recteur de la Grande mosquée de Paris selon lequel « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans, ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité. » ([48]) C’est à cette nécessité que répond le présent article.

Ce dernier a toutefois été rejeté à la suite de son examen par la Commission.

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Article 2
(art. 4 de la Constitution)
Agir contre les partis communautaristes

Rejeté par la Commission

       Résumé du dispositif et effets principaux

Le présent article tend à compléter l’article 4 de la Constitution relatif aux partis politiques. Outre le respect des principes de la souveraineté nationale et de la démocratie, ces derniers seraient tenus de respecter le principe de laïcité.

       Dernières modifications constitutionnelles intervenues

L’article 4 de la Constitution a été complété par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de manière à prévoir que « la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation. »

       Modifications apportées par la Commission

La Commission a rejeté cet article.

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L’article 4 de la Constitution prévoit que « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. »

Par conséquent, les principes de libre exercice de l’activité des partis et des groupements politiques, d’égalité entre ces formations et de pluralisme des courants d’idées et d’opinions doivent être conciliés avec le respect, par ces dernières, de ce qui fonde de la République – la souveraineté nationale – et de son modèle politique – la démocratie.

L’article 2 de la proposition de loi constitutionnelle complète cet article en imposant également aux partis et groupements politiques le respect du principe de laïcité. Selon l’exposé des motifs, l’objectif poursuivi est de faire « obstacle à ce qu’une formation politique remette en cause le principe constitutionnel de séparation des Églises et de l’État » en permettant notamment :

– d’interdire le financement des partis communautaristes ainsi que de leurs campagnes électorales ([49]) ;

– de dissoudre de tels partis, dans le prolongement de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ([50]).

Pour mémoire, cette disposition s’inspirerait d’autres dispositions semblables en vigueur chez certains de nos voisins. À titre d’exemple, l’article 21 de la loi fondamentale allemande permet de déclarer inconstitutionnels « les partis, qui, d’après leurs buts ou d’après le comportement de leurs adhérents, tendent à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale. »

Il y a en effet urgence à agir pour freiner le développement de ce type de partis, comme le Parti égalité et justice, branche de l’AKP turc, ou l’Union des démocrates musulmans français (UDMF).

Comme l’a rappelé le rapporteur du Sénat en séance publique, ce dernier parti a obtenu, lors des dernières élections européennes, 0,13 % des voix, mais avec des pics dans certaines communes, atteignant par exemple 4,04 % des voix à Trappes, 7,43 % à Garges-lès-Gonesse et 6,77 % à Mantes-la-Jolie (16,7 % des voix dans le seul quartier du Val Fourré). Aux dernières élections municipales, l’UDMF a rassemblé 2,5 % des voix à Nanterre et 3,15 % à Clichy-la-Garenne. Or, il alimente des thèses antirépublicaines et communautaristes inacceptables qui ne devraient pas pouvoir donner lieu à des financements publics.

Le Garde des sceaux en séance publique a souligné que cette disposition pourrait conduire à interdire des partis qui se revendiqueraient d’un héritage chrétien par exemple. Toutefois, le professeur Anne Levade a clairement rappelé, lors de son audition, que cela ne serait pas le cas « dans la mesure où il s’agirait de référence à un ancrage idéologique et à des racines mais en aucun cas à un parti pris anti-laïc ou communautariste dans le programme et les campagnes de formations concernées. »

Par ailleurs, comme le rappelle M. Jean-Éric Schoettl, les deux articles de la proposition de loi se complètent utilement :

– en vertu du nouvel alinéa de l’article 1er, les partis politiques ne pourront, dans le cadre de leurs programmes et de leurs campagnes, prôner le droit de s’exonérer du respect de la règle commune à raison de l’origine ou de la religion ;

– en vertu de l’article 2, et de façon plus générale, ils ne pourront pas militer contre le caractère laïque de la République.

Selon ce dernier, cette proposition de loi constitutionnelle arrive ainsi à point nommé en permettant « une clarification bienvenue au sommet de la hiérarchie des normes […] dans le droit fil de la tradition républicaine. »

Cet article a toutefois été rejeté à la suite de son examen par la Commission.

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   Compte rendu des débats

Lors de sa réunion du mercredi 25 novembre 2020, la Commission examine la proposition de loi constitutionnelle, adoptée par le Sénat, visant à garantir la prééminence des lois de la République (n° 3439) (Mme Annie Genevard, rapporteure).

Lien vidéo :
http://videos.assemblee-nationale.fr/video.9954509_5fbe21cbcddb2.commission-des-lois--examen-de-la-proposition-de-loi-constitutionnelle-visant-a-garantir-la-preemin-25-novembre-2020

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Mes chers collègues, nos travaux de ce matin sont consacrés à l’examen de la proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République, inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale par le groupe Les Républicains et dont Mme Annie Genevard est la rapporteure.

Mme Annie Genevard, rapporteure. Notre République est fondée sur une conception tolérante et ouverte de la liberté d’expression, de la liberté de conscience et du libre exercice des cultes. Elle permet à chacun de défendre ses croyances et ses idées, dans le respect d’autrui et de la loi. En cela, elle garantit l’application concrète de notre devise : « liberté, égalité, fraternité ».

Cet édifice, patiemment construit depuis la Révolution de 1789, s’appuie sur des principes qui s’imposent à tous. La reconnaissance de l’égale dignité des citoyens et de la prééminence de certaines valeurs – qualifiées d’universelles tant elles semblent être le propre de l’homme – sur les croyances particulières, sur les opinions et les préférences individuelles, constitue la condition d’un destin commun auquel la majorité des Français adhère.

Or ce modèle politique et social français, si singulier parmi les grandes démocraties, fait l’objet d’attaques croissantes depuis quelques décennies. Sur fond d’essor des revendications religieuses et identitaires, c’est un véritable contre-modèle que certains souhaitent désormais imposer sur notre territoire. Dans les lieux de culte, les associations, les clubs sportifs, les entreprises, mais également dans la vie de nombre de municipalités, le communautarisme est de plus en plus visible et actif.

Le constat est sans appel : entrisme systématique dans tous les aspects de la vie quotidienne dans certains territoires, repli identitaire, recul du droit des femmes et des enfants, pressions psychologiques, sociales et parfois économiques. Ce constat s’aggrave depuis des années, malgré les alertes lancées par les acteurs de terrain. Il y a désormais urgence à agir ; nous sommes nombreux à en être convaincus, toutes sensibilités confondues. Notre expérience d’élus, les échanges que nous avons dans nos circonscriptions et les inquiétudes exprimées par nos concitoyens, quel que soit leur rapport à la religion, en attestent, dans un contexte marqué par l’accroissement des tensions, voire des violences, dans notre société.

De récents sondages illustrent cette dégradation de l’adhésion aux valeurs républicaines. À titre d’exemple, 74 % des jeunes personnes de confession musulmane déclarent faire passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République ; 57 % d’entre elles considèrent que la charia est plus importante que la loi de la République. Si le communautarisme ne touche pas cette seule confession, ces chiffres n’en demeurent pas moins préoccupants. Ils sont à rapprocher de la montée d’un islam politique plus radical, en grande partie importé sur notre territoire et lié à l’évolution de la situation politique au Levant et au Moyen-Orient.

Dans les établissements scolaires, dans les services publics, dans les entreprises, nombreux sont ceux qui se sentent démunis face à des revendications contraires à nos valeurs et à la difficulté d’établir un dialogue. Je pense aux médecins qui ne peuvent examiner leurs patients dans de bonnes conditions, aux enseignants qui préfèrent désormais s’autocensurer pour éviter l’incompréhension ou les conflits avec les élèves et leurs parents – l’assassinat de Samuel Paty en est un intolérable et douloureux témoignage –, aux employeurs menacés de recours contentieux au moindre rappel des règles, aux associations qui voient leur fonctionnement entravé, leur accès interdit aux femmes ou à des membres pratiquant d’autres religions, ayant d’autres origines. Tout cela est désormais bien documenté, et la situation ne cesse de se dégrader. Un dixième des quartiers prioritaires de la politique de la ville serait sous l’emprise de l’islam radical et cette influence est diffuse dans nombre d’autres territoires.

Face à cette situation, il est plus que jamais nécessaire de rappeler la valeur de nos principes républicains et la primauté de la règle commune sur les revendications individuelles. C’est tout l’objet de la proposition de loi constitutionnelle de nos collègues sénateurs Philippe Bas, Bruno Retailleau et Hervé Marseille. Celle-ci réaffirme, en son article 1er, l’évidence : nul ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer de la règle commune. Ce faisant, elle complète les dispositions de l’article 1er de la Constitution et en éclaire le sens. La République est indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle reconnaît l’égalité entre les citoyens. Par conséquent, ceux-ci ne peuvent exciper de leurs différences pour ne pas respecter les règles en vigueur, sauf si ces dernières le prévoient expressément.

L’article 2 prévoit d’inscrire à l’article 4 de la Constitution l’obligation pour les partis politiques de respecter le principe de laïcité, au même titre que la souveraineté nationale et la démocratie. En effet, si les listes communautaires demeurent encore peu nombreuses, elles influent de plus en plus, dans certains territoires, sur le système politique local. Aux dernières élections européennes et municipales, elles ont parfois réalisé des résultats ouvrant droit à des financements publics. Or ces partis sont souvent le paravent d’un islam politique défendant des positions contraires à nos valeurs républicaines.

Au Sénat, ces deux dispositions ont été adoptées à l’unanimité des votants, malgré les réticences exprimées par le garde des sceaux. Je voudrais, à cet égard, insister sur la portée de cette proposition de loi constitutionnelle, car beaucoup d’arguments avancés en sa défaveur dans les débats me semblent peu convaincants.

Que permet-elle de faire ? En modifiant la Constitution, elle pose les jalons d’une réaction ferme de la République face à la montée du communautarisme. Loin d’être inutile au motif que la jurisprudence du Conseil constitutionnel serait suffisante, il me semble que, comme le rappelle M. Jean-Éric Schoettl, qui fut secrétaire général de cette institution, il n’est jamais indifférent d’inscrire dans le marbre constitutionnel une jurisprudence : un juge peut changer de position au cours des années, notamment en épousant un esprit des temps plus en phase avec l’idéologie des élites qu’avec le sentiment du peuple ; ce qui est inscrit dans la Constitution y reste en revanche. Comme l’a rappelé le professeur Anne Levade, l’affirmation de ce principe constitue également une sécurité juridique supplémentaire pour tous ceux qui sont confrontés à des revendications communautaristes. Elle considère ainsi qu’il s’agit d’une « révision astucieuse et clarificatrice, à droit constitutionnel constant », en réaffirmant la primauté de la règle commune sur les convictions religieuses, mais aussi identitaires, ce que n’a pas précisé expressément la jurisprudence du Conseil à ce jour.

Par ailleurs, cette proposition complète utilement le projet de loi confortant les principes républicains qui sera présenté en conseil des ministres le 9 décembre. Elle permet en effet de couvrir des champs qui ne le sont pas par ce projet, notamment les acteurs de la sphère privée, managers et employeurs, confrontés à la hausse des faits religieux ou identitaires. Les valeurs républicaines ne s’arrêtent pas au seuil d’une entreprise, d’un cabinet médical ou d’un club de sport. Elles s’imposent partout, car elles sont la garantie de l’exercice de nos droits les plus précieux.

Je rappelle également que, dans son discours des Mureaux du 2 octobre, le Président de la République lui-même appelait chacun, selon ses fonctions, à prendre ses responsabilités face aux séparatismes. Il soulignait notamment que les élus seraient au rendez‑vous. Les Républicains, qui n’ont cessé d’alerter le Gouvernement sur cette question, tant à l’Assemblée nationale et au Sénat que sur le terrain, répondent pleinement à cet appel avec la présente proposition de loi.

Je souhaiterais conclure en rappelant clairement ce que ne fait pas cette proposition de loi. Elle ne remet pas en cause les exceptions prévues par le droit en vigueur, qu’il s’agisse de la prise en compte de certaines prescriptions religieuses ou de règles issues de lois antérieures à la loi de 1905 – je pense notamment au statut concordataire de l’Alsace‑Moselle ou au régime particulier de la Guyane. Elle ne remet pas en question non plus la possibilité pour des partis de se revendiquer d’un héritage religieux ou philosophique, tant qu’ils ne militent pas contre le caractère laïque de notre République. Elle permet simplement de rappeler avec force et solennité que la seule communauté d’appartenance des Français est la communauté nationale, diverse, unie et fraternelle.

M. Bruno Questel. Nous sommes appelés par nos collègues Les Républicains à débattre d’une proposition de loi constitutionnelle, adoptée par le Sénat, qui vise à garantir la prééminence des lois de la République. Ce texte a été adopté le 19 octobre au Sénat par 221 voix – 119 sénateurs n’ont pas souhaité participer au scrutin ou se sont abstenus, ne manquant pas, pour certains, de dénoncer dans leurs interventions le caractère inadapté du débat. La séance s’est tenue trois jours après la mort de Samuel Paty, lâchement assassiné par un islamiste radical animé d’intentions multiples et variées, toutes reliées par un sentiment assumé : la haine de la France, de notre histoire, de notre culture.

À la lecture des débats, on mesure l’émotion partagée par tous nos collègues sénateurs, alors même que l’hommage national à ce professeur victime de la barbarie islamiste n’avait pas encore été rendu par le Président de la République et, à travers lui, par la nation tout entière.

À nos collègues Les Républicains, je dois avouer que j’ai eu quelques surprises, aussi bien en prenant connaissance de l’exposé des motifs de la proposition de loi qu’ils défendent qu’en lisant attentivement les débats au Sénat.

En effet, l’image qui était la mienne des institutions de la République, celle de l’étudiant en droit que j’ai été, du citoyen engagé très tôt dans l’action publique, était celle d’une République sacralisée, à laquelle on ne touchait pas par inadvertance ou par ennui. Mais tout se perd, et l’on ne peut que déplorer que même les héritiers, ou supposés tels, du gaullisme n’aient pas trouvé d’autre voie que cette proposition de loi de propagande pour densifier leur discours et, surtout, leurs propositions.

M. Raphaël Schellenberger. Vous ne pouvez pas dire cela !

M. Bruno Questel. En effet, soumettre comme vous le faites le texte constitutionnel aux aléas de l’histoire contemporaine, aussi dramatiques et réels soient-ils, revient d’une certaine manière à renoncer par avance à réformer le pays avec nous, comme nous l’entreprendrons dans quelques semaines avec le projet de loi confortant les principes républicains.

À La République en Marche, nous regrettons votre démarche. En effet, madame la présidente Genevard, j’ai lu votre interview dans Le Figaro d’aujourd’hui, où vous déclarez : « La Constitution peut être révisée sous l’effet des évolutions de la société. » Le général de Gaulle, dans son discours prononcé à Bayeux le 16 juin 1946, estimait tout au contraire : « il est nécessaire que nos institutions démocratiques nouvelles compensent, par elles-mêmes, les effets de notre perpétuelle effervescence ».

Mes chers collègues, vous l’aurez compris, le groupe La République en Marche ne votera pas cette proposition de loi constitutionnelle que, pour ma part, je qualifierai de cosmétique et qui, comme le déclarait pendant les débats au Sénat Patrick Kanner, président du groupe Socialiste, a pour but premier non pas l’efficacité, mais l’affichage. Comme lui, nous considérons que votre proposition de loi constitutionnelle, ne vous en déplaise, correspond à votre agenda interne.

Contrairement à vous, nous ne pensons pas qu’il suffise de compléter l’article 1er de la Constitution par les mots : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune » pour combattre l’islamisme radical. La notion de « règle commune » mériterait sans aucun doute d’être développée, voire précisée. Par ailleurs, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a posé clairement, dès 1991, le principe selon lequel la République « ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion » – il s’agissait alors de rejeter la notion de peuple corse. Le Conseil constitutionnel considère également qu’en vertu des dispositions de l’article 1er de la Constitution, la France est une République laïque, et a rappelé, dans sa décision du 19 novembre 2004 relative à la ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe, que cet article interdit « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». La jurisprudence constitutionnelle répond donc parfaitement aux articles de votre proposition de loi, qui sont en quelque sorte satisfaits.

Pour toutes ces raisons, nous rejetons dans son ensemble votre proposition de loi constitutionnelle. Si nous considérions qu’elle pouvait suffire à résoudre tous les maux de la société et, au-delà, de l’humanité, cela ne ferait que souligner que nous n’avons pas conscience de l’immensité du travail à accomplir pour les résorber.

M. Raphaël Schellenberger. Pitoyable !

M. Éric Ciotti. Cette proposition de loi constitutionnelle me paraît opportune et pertinente. Défendue par nos collègues sénateurs et adoptée à l’unanimité par le Sénat de la République, elle soulève deux questions essentielles : la pérennité du combat pour la laïcité républicaine, qui a fait la France, et la lutte contre une évolution multiculturaliste de notre pays et de notre société, que certains souhaitent, y compris, visiblement, dans le groupe majoritaire.

Il est plus important que jamais d’avoir le courage d’adapter notre Constitution aux menaces nouvelles – car il ne s’agit pas ici de tenir compte de certaines évolutions de la société – qui font planer une très lourde hypothèque sur l’avenir même de notre nation. Nous sommes aux prises avec des germes de désagrégation qui portent les noms de communautarisme et d’islamisme. Ces menaces gagnent clairement du terrain, conquièrent des quartiers, des esprits et des armes sur le territoire de la République. Il faut donc réagir.

Or cette réaction me paraît ne pouvoir revêtir qu’un caractère constitutionnel, notamment au vu de certaines interprétations de notre droit par le juge constitutionnel. Nous en parlions hier encore, madame la présidente, avec le président du tribunal judiciaire de Paris, à propos d’une affaire connexe, à savoir la censure par le Conseil constitutionnel des dispositions relatives au suivi des détenus condamnés pour terrorisme islamiste ou radicalisés en prison. Il a évoqué la gravité de cette question, comme l’avait fait avant lui le procureur national antiterroriste. À un moment, force est de constater que l’interprétation du juge constitutionnel ne nous permet plus de protéger notre nation comme nous le souhaiterions. Il y a donc une question de forme, et le vecteur de la révision constitutionnelle s’impose fortement. C’est chez moi une conviction ancienne, confortée par les récentes décisions du Conseil constitutionnel, qui ont suscité un émoi légitime, pas seulement ici, pas seulement chez la présidente de la commission des Lois, mais aussi chez les magistrats spécialisés dans la lutte contre le terrorisme. Ces derniers nous invitent à mener une réflexion sur la nécessité de passer par une réforme constitutionnelle, ce que les sénateurs ont choisi de faire. Cette proposition de loi nous permettra de lutter plus efficacement contre le communautarisme, contre ce qui constitue désormais pour notre nation une menace terrifiante.

Je rappellerai, chers collègues de la majorité, les propos, hélas ! prémonitoires, d’un des vôtres, qui fut le premier ministre de l’intérieur de ce quinquennat et l’un des fondateurs du macronisme : M. Gérard Collomb. Au moment de quitter la place Beauvau, il prononça ce qui fut sans doute le meilleur discours qu’il ait tenu dans ces fonctions : « On vit côte à côte, je crains que demain on ne vive face à face ». Or le face-à-face, malheureusement, il est là, dans les quartiers, dans nos territoires, dans les écoles, dans les églises, et il est tragique – nous l’avons vu à Nice et à Conflans-Sainte-Honorine. Nous l’avons vu même au moment de l’hommage à Samuel Paty dans les écoles de la République, au cours duquel 400 incidents au moins se sont produits.

M. Erwan Balanant. Pour 7 millions d’élèves !

M. Éric Ciotti. Je suis en train de saisir le Gouvernement de l’un d’entre eux, particulièrement grave, survenu dans un des collèges de ma circonscription, à Nice : une enseignante a fait, là aussi, l’objet de menaces. J’attends qu’elle soit non seulement protégée, mais aussi soutenue par sa hiérarchie, beaucoup plus que ce n’est le cas aujourd’hui. J’ai saisi les autorités compétentes.

Ce texte est donc important. Il est utile de rappeler que nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de sa religion. Peut-être est-il déjà fait référence à la laïcité dans la Constitution, mon cher collègue Questel, mais le fait de ne pouvoir se prévaloir de son origine, en revanche, est nouveau. Or on voit bien un certain nombre de revendications qui traduisent une vision multiculturaliste de la société que nous, Les Républicains, nous récusons profondément. Il y a aussi le danger que représentent les partis communautaristes : ils progressent et peuvent troubler le jeu démocratique, alors même qu’ils n’ont rien à faire sur le territoire de la République. Cette proposition de loi permet de répondre avec efficacité à ces défis. J’osais espérer qu’elle recueillerait l’unanimité de la représentation nationale,…

M. Bruno Questel. Vous ferez l’unanimité contre vous !

M. Éric Ciotti… comme cela a été le cas au Sénat. C’est pour nous, mes chers collègues de la majorité, une énorme déception, qui jette le doute sur la sincérité de votre adhésion aux principes que, par ailleurs, vous prétendez défendre.

Mme Laurence Vichnievsky. Merci, madame la rapporteure, pour votre exposé très clair.

Comme l’a rappelé le garde des sceaux devant la Haute Assemblée, cette proposition de loi constitutionnelle qui nous est transmise par le Sénat s’inscrit dans un contexte politique particulier, celui de la montée de l’islamisme et de la série d’attentats meurtriers que nous connaissons depuis 2015. Elle contient, pour l’essentiel, deux dispositions.

La première pose l’interdiction pour tout groupe ou tout individu de se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune. On ne peut qu’être d’accord avec un tel principe, mais son insertion dans la Constitution pose au moins deux questions.

Premièrement, qu’est-ce que la « règle commune », si ce n’est pas la loi ? On peut imaginer qu’il s’agit de l’ensemble des règles de droit en vigueur, c’est-à-dire du droit positif, censé s’appliquer dans l’État de droit : les lois, les règlements, mais aussi la jurisprudence et la coutume, l’une et l’autre évolutives, sans doute aussi certaines conventions de droit privé comme les conventions collectives, et peut-être, enfin, ce que l’on appelle le « droit mou », ce droit d’intention non contraignant que l’on retrouve de plus en plus souvent dans nos textes. Des explications ont été données par les sénateurs dans l’exposé des motifs et chacun, dans cette commission, comprend bien leur intention générale ; mais nous avons à débattre d’un texte dont la portée n’est pas précise, dans un contexte marqué par une extrême sensibilité aux problèmes qu’il est censé traiter.

Seconde question : quelle serait l’utilité de ces dispositions si elles venaient à être adoptées ? Qu’est-ce que le séparatisme islamiste serait empêché de faire par ce texte qu’il a la liberté de faire en l’état actuel de notre Constitution ? Rien, me semble-t-il. Je ne suis pas convaincue, en particulier, par les exemples donnés dans l’exposé des motifs, qu’il s’agisse de la sécurité routière, de l’enseignement et de la vie scolaire, des hôpitaux et des personnels soignants, de la détention dans les établissements pénitentiaires ou des relations de travail au sein des entreprises. Ce n’est pas la nouvelle rédaction de la Constitution qui empêcherait un maire « pro-islamistes » d’organiser des horaires aménagés dans les piscines municipales comme on en connaît quelques malheureux exemples. À l’inverse, ce n’est pas la rédaction actuelle de la Constitution qui a empêché la Cour de cassation, en 2014, d’imposer à une salariée le respect du principe de laïcité à la crèche Baby Loup de Chanteloup-les-Vignes.

La seconde disposition ajoute le principe de laïcité à ceux de souveraineté nationale et de démocratie, que les partis politiques sont tenus de respecter. Là encore, on ne peut que souscrire à l’intention des auteurs : l’État ne doit pas se mêler des religions et les religions n’ont pas à intervenir dans la conduite de l’État, et plus largement dans la vie politique. Mais là n’est pas le problème.

Notre démocratie est fondée sur la liberté des opinions la plus large possible, sans quoi l’on n’est plus en démocratie. Les limites que pose la Constitution à cette liberté sont donc réduites à l’essentiel : la souveraineté nationale, qui empêche notre nation de sombrer dans la servitude, et la démocratie, qui est le principe même de notre société, le fondement de nos institutions. Plus on ajoutera de nouveaux critères, fussent-ils porteurs de valeurs auxquelles nous sommes tous attachés, plus on limitera la démocratie.

Soyons plus concrets : ce n’est pas avec un tel ajout à l’article 4 de notre Constitution que nous empêcherons l’apparition de listes communautaires aux élections municipales, ni peut-être l’émergence d’un candidat à l’élection présidentielle se réclamant de l’islam.

La réponse est, à mon sens, d’un autre ordre. Près de six ans après l’attentat visant Charlie Hebdo, et alors que perdure l’entreprise terroriste, le moment est venu de poser la question du séparatisme islamiste et de se donner les moyens législatifs, économiques, peut-être démographiques, en tout cas sécuritaires, d’y répondre. Et d’abord de donner un nom aux choses. Je suis convaincue que le Gouvernement y est décidé.

Pour toutes ces raisons, le groupe Modem et démocrates apparentés ne votera pas cette proposition de loi.

Mme Cécile Untermaier. Je vous remercie, madame la vice-présidente de l’Assemblée nationale, de vos propos extrêmement clairs et constructifs.

Les membres du groupe Socialistes et apparentés partagent bien sûr le même objectif, à savoir vivre dans une République laïque. La laïcité est la règle commune, et une religion, quelle qu’elle soit, ne saurait préempter nos valeurs républicaines. Nous sommes nombreux ici, me semble-t-il, à défendre ce point de vue.

Par ailleurs, j’ai bien entendu le constat que vous avez, à juste raison, dressé : la situation s’aggrave. Nous devons évidemment analyser à la fois les causes et les effets de ces phénomènes et nous prémunir des dangers qu’ils pourraient représenter.

Je voudrais revenir sur le titre du texte : « proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République ». Ce qui revient à laisser entendre que la République est en danger. Je ne partage pas ce sentiment et je veux encore moins l’alimenter. Qui plus est, l’enjeu n’est pas tant, me semble-t-il, de garantir la prééminence des lois de la République que de les faire vivre. La vigilance doit d’abord se traduire dans notre courage politique au quotidien : faire vivre les lois de la République, c’est la mission exigeante qui nous incombe d’abord à nous, parlementaires investis par le suffrage universel ; la garantie de leur pérennité, quant à elle, est déjà assurée par la Constitution.

La proposition de loi contient deux articles. Si les dispositions qu’ils prévoient ne figuraient pas déjà dans la Constitution, elles ne poseraient pas de difficulté majeure. « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune », est-il écrit à l’article 1er. Je pense que nous approuvons tous cette affirmation sur le fond, comme c’est également le cas pour l’article 2.

Toutefois, je m’interroge sur l’article 1er : ne pouvoir s’exonérer du respect de la règle commune, c’est la même chose que de se soumettre à la loi. Or ce principe est déjà inscrit dans la Constitution : la loi s’impose à tous.

En ce qui concerne l’article 2, je trouve dommageable de limiter l’exigence de neutralité aux partis politiques : elle ne doit pas s’imposer qu’à eux. L’article 2 limite donc, en réalité, la portée de l’objectif poursuivi.

Le texte contredit même un autre objectif qui me semble visé, à savoir celui de remédier aux fractures que nous constatons – et déplorons – dans la société. La proposition de loi me paraît donc, en réalité, avoir surtout pour raison d’être de préempter les dispositions législatives annoncées depuis des mois par le Président de la République sous les termes « lutte contre les séparatismes ».

Ce qui manque, à notre avis, ce ne sont pas les dispositions que vous proposez d’insérer dans la Constitution, c’est le courage politique, c’est la volonté de faire appliquer les textes qui définissent déjà ces règles. Il faut des lois claires, intelligibles, faisant fi des surenchères des uns et des autres – car les partis politiques, dont nous sommes des représentants, doivent s’interroger sur cette tendance –, des lois qui n’excluent ni le bon sens ni l’humanité, des lois à propos desquelles les responsables politiques doivent faire de la pédagogie, sans démagogie et sans alimenter les peurs. Nous sommes là pour rassurer et protéger, pas pour attiser les inquiétudes dans un monde déjà extrêmement précaire et inquiet.

En conclusion, cette proposition de loi n’ajoute rien à ce que les constituants ont déjà inscrit dans la loi fondamentale. Tout y est : l’article 1er de la Constitution et l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sont là pour nous aider à faire respecter les règles communes.

En revanche, et pour en revenir à notre discussion d’hier soir, s’il est une révision constitutionnelle que l’on devrait envisager, me semble-t-il, car elle est attendue et nécessaire, c’est celle de l’indépendance du parquet. Nous pourrions joindre nos énergies pour remporter cette bataille constitutionnelle que nous avons tant de mal à faire émerger.

M. Dimitri Houbron. Nous examinons une proposition de loi constitutionnelle visant à réaffirmer que les lois de la République prévalent sur les normes découlant de convictions religieuses ou les règles reposant sur des appartenances ethniques.

Le premier article complète l’article 1er de la Constitution pour affirmer le principe selon lequel « nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune. » Pour les auteurs du texte, le principe de règle commune, qui couvrirait la loi et les règlements, mais aussi les règlements intérieurs des entreprises et des services publics, permettrait d’offrir une réponse claire aux revendications de traitements différenciés, par exemple pour des motifs religieux, dans un cadre public ou professionnel. Une telle disposition donnerait ainsi aux autorités publiques comme aux employeurs une base indiscutable pour refuser de telles pratiques.

Le second article précise, à l’article 4 de la Constitution, que les partis et groupements politiques doivent respecter non seulement les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie, mais également la laïcité, afin de faire obstacle aux partis communautaristes. Concrètement, selon les auteurs du texte, ces dispositions feraient obstacle à ce qu’une formation politique remette en cause le principe constitutionnel de séparation des Églises et de l’État.

S’agissant du premier article, le groupe Agir ensemble estime que la rédaction actuelle des articles 1er et 4 de notre Constitution est satisfaisante, dans la mesure où elle est largement protectrice de nos valeurs républicaines. En effet, l’article 1er dispose : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Ainsi, la formule qu’il est proposé d’ajouter n’apporte aucune protection complémentaire aux valeurs de la République. Il ne s’agit pas de faire l’exégèse du texte constitutionnel à l’intérieur de celui-ci. Rappelons également que le Conseil constitutionnel, dans une décision du 19 novembre 2004, a déjà affirmé que les dispositions de l’article 1er « interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

S’agissant de l’article 2 de la proposition de loi, notre groupe soutient qu’il est préférable de débattre et d’enrichir le projet de loi confortant les principes républicains. En effet, c’est un véhicule législatif bien plus adapté pour aborder ces questions liées au communautarisme et renforcer le respect du principe de laïcité, avec des débats plus longs, une étude d’impact et un avis du Conseil d’État.

Toutefois, notre groupe tient à souligner qu’il n’est pas fermé à l’idée de modifier la Constitution si cela est indispensable pour obtenir des résultats et donner davantage de moyens à celles et ceux qui se battent pour le respect de la loi et de nos valeurs.

Fort de ces constats, le groupe Agir ensemble ne votera pas la présente proposition de loi.

M. Pierre Morel-À-L’Huissier. J’ai bien entendu les explications de Mme Annie Genevard sur ce texte qui nous vient du Sénat, où il a été voté dans des circonstances très particulières, à l’unanimité, manifestant une forte volonté de la Haute Assemblée de faire avancer les choses.

Les sénateurs ont choisi de modifier la Constitution, ce qui est une chose difficile, mais la rapporteure a rappelé l’augmentation des tensions et des violences : la situation s’aggrave. Le décès de M. Paty devait, selon moi, constituer un électrochoc. C’est principalement pour cette raison que je considère – peut-être à titre personnel, mais je pense que le groupe UDI et indépendants me suivra – qu’il est nécessaire d’ouvrir le débat : cette révision constitutionnelle pourrait apporter une sécurité juridique supplémentaire et permettre au Conseil constitutionnel d’approfondir sa jurisprudence sur toutes les questions qui sont posées à travers le texte. Notre bien vivre ensemble, notre République sont en difficulté. Il me semble donc que notre loi fondamentale mérite une révision : le débat ouvert aujourd’hui me paraît donc utile.

M. Ugo Bernalicis. Pour mettre d’emblée les choses au clair, je trouve plutôt cocasse que nos collègues du groupe Les Républicains parlent d’un vote à l’unanimité au Sénat alors que plusieurs groupes politiques ont refusé de participer au débat, précisément en raison d’un calendrier pour le moins politicien, puisqu’il s’agissait de réagir à un événement qui a traumatisé beaucoup de Françaises et de Français, pour ne pas dire la totalité d’entre eux, à savoir l’assassinat d’un de nos enseignants. Cela étant, vous n’êtes pas les premiers et ne serez probablement pas les derniers à réagir à l’actualité par un texte – la liste des précédents est trop longue pour que je la dresse, et je ne voudrais pas me faire trop d’adversaires ce matin…

Vous proposez d’inscrire dans la Constitution que le respect de la règle commune l’emporte sur les règles que les uns et les autres pourraient se fixer en fonction de leur religion. Mais après tout, c’est le propre d’une religion que de fixer des règles, celles-ci n’ayant parfois rien à voir avec celles de la République. La question est de savoir si, lorsqu’elles entrent en contradiction, chacun joue bien le jeu démocratique et républicain, et donne la primauté à la loi sur ses convictions religieuses. Il ne s’agit nullement de contraindre la liberté de conscience des uns ou des autres.

J’ai apprécié, madame la rapporteure, que vous preniez soin, dans la première partie de votre présentation, de parler des religions en général – même si, au bout d’un moment, il a bien fallu dire les choses, à savoir que le véritable sujet, c’est l’islamisme, et que c’est lui qui pose le principal problème de communautarisme dans notre pays.

Si je crois qu’il y a en effet un problème de communautarisme dans notre pays, il ne faut pas le réduire à cela ; mais il est vrai qu’il aurait pu paraître bizarre que vous preniez comme exemple de non-respect de la règle commune pour des raisons religieuses le fait, par exemple, que des gens se regroupent devant un établissement religieux pour célébrer une messe, alors qu’en raison du contexte sanitaire, la règle commune ne le permet pas… Je comprends d’ailleurs que vous n’ayez pas retenu cet exemple : nous estimons nous aussi que la liberté de conscience et la liberté de culte sont des droits extrêmement importants et que la République doit faire en sorte qu’ils soient effectifs.

En définitive, quel est le meilleur moyen de lutter contre les communautarismes – et non contre les communautés, car il ne sert à rien de lutter contre elles, d’autant qu’on parle même de communauté nationale –, si ce n’est d’assurer l’effectivité des droits ? Il ne suffit pas de dire que certains mettent leur religion au-dessus des services publics ; dans certains endroits, il n’y a plus de services publics, et c’est peut-être cela, le principal problème ! Le fait d’appartenir d’abord à la communauté nationale et de respecter les lois doit se matérialiser par des droits concrets et des services rendus au public. Je pense que c’est là la principale tâche qui nous attend, et non celle de modifier la Constitution : dans le meilleur des cas, cela ne change rien – vous avez parlé, madame la rapporteure, d’une modification habile de la Constitution à droit constant : la formule est jolie, et je la retiendrai – pour dire que cela ne changera rien ; au pire, l’introduction de notions comme celle de règle commune risque d’entraîner une confusion avec celle de loi, davantage identifiée.

En définitive, vous présentez un texte qui cible les musulmans et s’inscrit dans une longue série de textes et discours publics qui participent de l’accroissement des tensions que vous dites vouloir combattre. L’exigence de considérer de la même manière toutes les religions, commençons par l’appliquer à nous-mêmes ! D’ailleurs, la loi de 1905 dit que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte, et non qu’elle les reconnait tous.

Nous aurons probablement à débattre beaucoup de ces questions dans les semaines à venir, et je pense que la majorité d’entre nous se prononcera contre ce texte opportuniste, politicien et qui fait, au passage, quelques amalgames. Il y a tant de beaux sujets dont nous pourrions aussi discuter – par exemple, l’abrogation du régime concordataire d’Alsace-Moselle !

M. Raphaël Schellenberger. Assassin ! (sourires)

Mme Annie Genevard, rapporteure. Je dois dire, monsieur Questel, que, venant d’un membre d’une majorité qui a proposé deux révisions de la Constitution, notamment de son article 1er, vos propos m’étonnent. Et, quitte à citer le général de Gaulle, peut-être faudrait-il rappeler ce qu’il pensait de la voix à donner au peuple : « La Cour suprême, c’est le peuple ». Une révision constitutionnelle émanant d’une proposition de loi implique, comme vous le savez, l’organisation d’un référendum, démarche avec laquelle le général de Gaulle était parfaitement en phase et qui n’a rien de choquant ou d’étonnant. Ce qui serait étonnant, en revanche, c’est de priver les Français de la possibilité de se prononcer sur un tel sujet. Or votre réponse correspond à un refus du débat. Il est dommage de balayer d’un revers de la main un texte adopté par le Sénat à la majorité des suffrages exprimés…

M. Ugo Bernalicis. C’est mieux de présenter ainsi ce vote !

Mme Annie Genevard, rapporteure… et qui intéresse fortement nos concitoyens. Ce sujet mériterait à mon sens un véritable échange.

M. Bruno Questel. Il y aura la séance pour cela, madame la rapporteure !

Mme Annie Genevard, rapporteure. Certes, mais le débat en commission n’est pas inutile, monsieur Questel !

Monsieur Ciotti, vous avez souligné l’opportunité et la pertinence d’un texte qui a le courage d’adapter la Constitution aux menaces. Vous avez rappelé les dispositions adoptées par notre assemblée qui ont été censurées par le Conseil constitutionnel alors même qu’elles auraient permis de renforcer la sécurité de notre pays et de notre nation : la rétention de sûreté, le délit de consultation habituelle de sites djihadistes. C’est pourquoi l’inscription d’un « état de nécessité antiterroriste » constituera peut-être, dans les mois qui viennent, un autre motif possible de révision de la Constitution.

Vous avez également évoqué le principal apport de la proposition de loi constitutionnelle, puisqu’il y est question non seulement de la religion, mais aussi de l’origine : c’est un point très important, qui n’est pas couvert par la jurisprudence constitutionnelle et qui est clairement une façon de s’opposer à un multiculturalisme qui compromet le caractère indivisible du peuple français.

Madame Vichnievsky, vous avez, comme d’ailleurs la plupart des orateurs, indiqué votre accord avec le principe affirmé par le texte, ce qui est en soi positif. Il existe plusieurs niveaux de réponse face aux attaques contre la République – la loi certes, mais aussi la Constitution. Contrairement à ce qui a pu être dit par M. Questel notamment, notre démarche ne s’inscrit pas en faux contre le projet de loi à venir du Gouvernement, qui pourra avoir son utilité ; elle est complémentaire. La Constitution réaffirme nos règles communes et le socle qui fonde notre société. Ses articles 1er et 4 sur lesquels reposent les principes qui fondent la République ; il est normal que nous proposions de conforter ces derniers. La portée de ce texte est loin d’être nulle, puisqu’il permettra d’en clarifier le sens. C’est en tout cas la position exprimée par Mme Anne Levade et par M. Jean-Éric Schoettl, et je crois qu’une telle clarification s’impose compte tenu des dangers qui menacent aujourd’hui notre pays.

Vous condamnez le caractère trop général de la notion de « règle commune », mais on pourrait en dire autant de l’intérêt général, de la proportionnalité des moyens ou d’autres notions utilisées régulièrement par le juge ou le législateur sans que cela ne soulève la même critique.

Quelle est l’utilité de cette loi ? Aujourd’hui, le juge peut hésiter sur les mesures à prendre. Vous avez cité l’exemple de la crèche Baby Loup : il a fallu cinq décisions de justice pour résoudre cette affaire compliquée alors qu’il s’agissait de trancher une question pourtant relativement simple sur la limitation proportionnée de la liberté religieuse. Nous devons aiguiller davantage le juge : c’est le rôle du législateur et du constituant.

Madame Untermaier, vous estimez que la République n’est pas en danger ; selon vous, la proposition de loi constitutionnelle serait même de nature à alimenter ce danger. Je suis en désaccord avec cette opinion. Je vous rappelle que, selon la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), 150 quartiers sont aujourd’hui sous le contrôle de l’islam radicalisé. Dans certains territoires, la République est bien menacée, et il importe de le reconnaître – d’abord pour ceux qui y vivent. C’est donc un message d’union nationale que nous portons. M. Questel a eu l’amabilité de faire allusion à l’entretien que j’ai accordé à un quotidien du jour : ce à quoi nous appelons, c’est à coordonner nos efforts pour affronter un danger qui nous menace et que nous avons peine à enrayer et à contrôler.

Je voudrais lever une incompréhension : nous souhaitons, non pas que les partis soient neutres, mais qu’ils respectent le principe de laïcité, c’est-à-dire l’ensemble des croyances dans un cadre républicain.

Monsieur Houbron, vous considérez que cette proposition de loi constitutionnelle donnerait une base indiscutable pour refuser certaines pratiques. C’est en effet l’objet du texte. Vous estimez qu’il vaudrait mieux enrichir le projet de loi à venir du Gouvernement. Il faut savoir qu’aujourd’hui, 70 % des employeurs sont confrontés à des questions liées à la place de la religion dans l’entreprise ; dans 20 % des cas, cela donne lieu à des situations conflictuelles. La loi « El Khomri » n’a ainsi pas permis de répondre aux difficultés constatées. En raison de l’insécurité juridique dans laquelle les chefs d’entreprise se trouvaient en cas de contentieux, nombre d’entre eux baissent les bras et renoncent à faire prévaloir un cadre laïque au sein de leur entreprise. Lorsque le ministre de l’intérieur a consulté les partis politiques sur le projet de loi – dans le cadre d’une réunion à laquelle j’ai participé au nom de mon groupe –, j’ai évoqué cette question : il m’a répondu que ce n’était pas l’objet du texte. Si cette proposition de loi constitutionnelle était adoptée, elle couvrirait, précisément parce que son champ est très large et qu’elle pose un cadre général, non seulement l’ensemble du secteur public, mais aussi l’ensemble du secteur privé : c’est là tout son intérêt.

Monsieur Bernalicis, vous avez affirmé qu’il y avait de la part des Républicains une démarche politicienne, rejoignant d’ailleurs en cela M. Questel ; vous y voyez même une opportunité au lendemain de la mort de Samuel Paty. Je trouve cette analyse absolument indigne ; qui plus est, elle est démentie par le calendrier, puisque la proposition de loi constitutionnelle a été déposée en février. Il est clair que l’actualité a percuté dramatiquement la démarche législative de nos collègues sénateurs.

Je vous rejoins sur un point : tous les citoyens doivent avoir les mêmes droits, notamment dans l’accès aux services publics – mais je ne vois pas bien le rapport avec notre proposition de loi. L’accès aux services publics, notre groupe l’a suffisamment défendu : je n’y reviendrai pas. Nous sommes en revanche en total désaccord sur le fait que l’inégalité face à ces droits justifierait de déroger à la règle commune.

En outre, les personnes qui soutiennent le communautarisme ne le font pas parce qu’ils n’ont pas accès aux services publics ou à d’autres droits, mais pour promouvoir un autre modèle de société, et c’est bien là le problème : ils défendent en réalité un programme politique, qui n’a qu’un objectif, affaiblir la République. Comment pourrions-nous l’accepter ?

Monsieur Morel-À-L’Huissier, vous avez raison de dire que la mort de Samuel Paty devrait susciter un électrochoc. Je vous remercie de signaler que ce texte offre une sécurité juridique supplémentaire – c’est aussi l’avis d’éminents constitutionnalistes. Je constate toutefois qu’entre le vote du Sénat et les prises de position d’aujourd’hui, l’électrochoc suscité par cet assassinat s’est un peu émoussé et que la politique revient au galop. Je le regrette profondément, car cette proposition de loi constitutionnelle nous invitait précisément à apporter une réponse qui soit à la mesure de l’enjeu.

M. Raphaël Schellenberger. Il est absolument scandaleux que la majorité – entre autres – instrumentalise à des fins politiciennes la question du calendrier. Cela révèle en outre une méconnaissance invraisemblable du fonctionnement de nos institutions : on ne programme pas du jour au lendemain à l’ordre du jour du Sénat l’examen d’un texte constitutionnel. Soyons sérieux !

Cette proposition de loi constitutionnelle a été présentée par d’éminents parlementaires, notamment M. Philippe Bas, dont la connaissance de la Constitution n’est pas à démontrer et qui est une personne posée, qu’on ne peut pas accuser de politique politicienne ; son objectif est de faire évoluer notre droit pour nous armer et lutter contre ce qui est aujourd’hui une menace contre la République. Et voilà que la majorité nous envoie un Bruno Questel en grande forme, qui nous glisse des peaux de banane politiciennes et tient un discours comme on n’en avait plus entendu ici depuis longtemps. Quel dommage ! L’examen de ce texte aurait dû mobiliser l’ensemble de notre commission à travers un travail calme et approfondi.

Finalement, le seul qui fut à peu près honnête dans son intervention, c’est Ugo Bernalicis, qui n’a de toute évidence aucun souci à afficher l’idéologie qui justifie son opposition à ce texte : une idéologie gauchiste…

M. Ugo Bernalicis. Tiens ? Elle n’est pas islamo-gauchiste ?

M. Raphaël Schellenberger… qui va jusqu’à remettre en cause le droit local d’Alsace-Moselle.

Voilà donc ce qui conduirait à rejeter cette proposition de loi constitutionnelle qui a fait pourtant l’objet d’un travail de fond de la part du groupe Les Républicains !

M. Guillaume Larrivé. Première remarque : je trouve plutôt sain d’avoir un dialogue avec le Conseil constitutionnel, qui est une autorité constituée à laquelle nous, pouvoir constituant, avons délégué la tâche d’interpréter la Constitution – mais le Conseil ne dispose que d’une autorité relative à l’égard du pouvoir constituant. Il est bon que, de temps en temps, nous reprenions la main pour interpréter le texte constitutionnel, le compléter et, le cas échéant, l’améliorer. Je trouve que c’est une démarche raisonnable dès lors qu’elle se fait de manière posée – et c’est le cas en l’espèce.

Deuxième remarque, concernant l’article 1er de la proposition de loi : j’ai lu, tout comme la rapporteure et – j’imagine – chacun d’entre vous, la décision du Conseil constitutionnel du 19 novembre 2004, qui, au paragraphe 18, juge que l’article 1er de la Constitution interdit « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les collectivités publiques et les particuliers » ; j’en tire deux conclusions pour écarter les arguments que le garde des sceaux a avancés au Sénat. D’abord, on ne peut pas prétendre, à moins de soutenir que le Conseil constitutionnel ne sait pas ce qu’il dit, qu’on ne sait pas ce qu’est la règle commune. Ensuite, il n’est pas vrai que la jurisprudence de 2004 suffise à expliciter la portée du principe de laïcité tel qu’il figure à l’article 1er de la Constitution, dès lors que le Conseil ne l’a retenu qu’en tant qu’il s’applique aux relations entre les personnes publiques et les particuliers. Ce que nous voulons, à travers cette proposition de loi constitutionnelle, c’est étendre son application aux relations entre les personnes privées et les particuliers. Cet article 1er a donc bien une portée positive.

Troisième et dernière remarque, concernant l’article 2 : la Constitution dispose bien que les partis politiques « doivent respecter les principes de la souveraineté et de la démocratie » ; en ajoutant à ces deux principes celui de la laïcité, nous ne voulons pas interdire, contrairement à ce qu’a affirmé le garde des sceaux devant le Sénat, à un parti politique de puiser ses références dans telle ou telle tradition philosophique ou religieuse. En revanche, nous voulons nous donner les moyens d’interdire un parti dont l’objet serait de s’opposer à la laïcité – pour, en l’espèce, défendre un projet de soumission à l’islam politique. Il s’agit donc là aussi d’un article d’une grande portée.

Pour conclure, il me semblerait nécessaire qu’en ces matières, l’unité nationale prévale.

M. Olivier Marleix. J’abonderai dans le sens de M. Guillaume Larrivé. On ne peut pas laisser la majorité répéter à l’envi que ce texte n’apportera ou ne changera rien : c’est totalement faux. Peut-être le garde des sceaux l’a-t-il affirmé dans un moment d’égarement ou par méconnaissance de ce qu’est le rôle du pouvoir constituant, mais on ne peut reprendre cet argument, si ce n’est au prix d’une certaine malhonnêteté intellectuelle.

L’enjeu est la définition de la règle commune. M. Guillaume Larrivé vient de le rappeler : le Conseil constitutionnel considère que le principe de laïcité tel qu’il est défini dans notre Constitution ne peut s’appliquer qu’aux relations entre les collectivités publiques et les particuliers. Pour le reste, les choses sont peu claires, au point que – j’en profite pour répondre à notre éminente collègue Laurence Vichnievsky, que j’écoute toujours avec la plus grande attention et le plus grand respect –, dans l’affaire Baby Loup, il a fallu six ans et de multiples décisions de justice avant d’aboutir. La Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) avait commencé par condamner, en mars 2010, l’employeur parce qu’il avait licencié la jeune femme qui ne respectait pas le règlement intérieur de la crèche ; la chambre sociale de la Cour de cassation a elle-même considéré que le licenciement était discriminatoire ; il a fallu que la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, se livre à des chinoiseries invraisemblables, en évitant d’aborder le fond, pour débouter la plaignante. C’est grâce à l’énergie de Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, que l’ouvrage a été remis sur le métier jusqu’à ce qu’en 2016, la précédente majorité fasse preuve de courage – et je regrette d’autant plus d’entendre une inflexion du discours du groupe Socialiste sur le sujet – et modifie le code du travail pour que le règlement intérieur d’une entreprise puisse inclure le respect du principe de la laïcité. Mais bien des champs échappent toujours à son champ d’application, notamment celui du secteur associatif, où – notre collègue Éric Diard peut en témoigner – l’enjeu est particulièrement important.

Nous sommes le pouvoir constituant : en prévoyant que les règles communes s’appliquent aussi aux relations entre les associations et les particuliers, nous donnons à cette précision une valeur juridique, vous ne pouvez soutenir le contraire. « Le communautarisme, c’est la mort de la République », disait Robert Badinter : la majorité ne devrait pas faire preuve de duplicité en niant l’apport de ce texte.

M. Arnaud Viala. Je regrette que la discussion de cette proposition de loi constitutionnelle se déroule dans un tel climat. Il me semble que le sujet mériterait un peu plus de sérénité ; surtout, les Français attendent de nous que nous traitions leurs préoccupations avec davantage de calme.

Au cœur de ce texte, il y a la volonté d’améliorer les rapports entre les individus au sein de notre société. Il me semble essentiel que nous menions – y compris en amont de l’examen du projet de loi à venir du Gouvernement contre le séparatisme, lequel risque de susciter beaucoup de réactions, a fortiori s’il est débattu dans les mêmes conditions que ce texte-ci – une réflexion sur le contrat social qui fait de nous une nation et qui exige que chacune des parties soit consciente de ses droits et de ses devoirs à l’égard des autres parties. Et s’il y a des corrections à apporter sur ce point à la Constitution, il faut le faire : il y va de la solidité de notre contrat social, sans lequel nous ne pourrons rien affronter.

M. Pacôme Rupin. Je salue la volonté des sénateurs de réagir face à la remise en cause, minoritaire mais réelle, du principe de laïcité, avec des effets de plus en plus graves, même si nous divergeons en revanche sur la méthode et sur ce qu’il convient de faire concrètement.

Je salue aussi, d’une certaine manière, la volonté des sénateurs et des députés du groupe Les républicains d’accepter de faire évoluer la Constitution. Quand la majorité avait souhaité procéder à une révision constitutionnelle en 2018, tout avait été fait pour la faire échouer. Et pourtant, celle-ci introduisait des changements autrement plus importants et avait des effets autrement plus concrets que ce qui est proposé aujourd’hui. Vous l’avez souligné : si cette proposition de loi est adoptée, il faudra organiser un référendum. Même si je suis, sur le principe, très favorable au référendum, il s’agit d’une procédure extrêmement lourde à mettre en œuvre, surtout dans le contexte actuel. S’agissant d’une révision qui apporterait peu de changements, cela ne présenterait guère d’intérêt. Il faudrait que vous nous expliquiez, madame la rapporteure, en quoi, concrètement, l’article 1er de la proposition de loi modifiera notre droit positif.

L’article 2 pourrait présenter un certain intérêt. Cela étant, sa rédaction signifie‑t‑elle que les partis politiques ne pourront pas défendre une vision différente de la laïcité de celle qui est inscrite dans notre droit ? S’il était important d’inscrire dans la Constitution l’obligation pour eux de respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie afin d’éviter que certains ne remettent en cause l’existence même de la nation ou promeuvent des systèmes politiques qui s’affranchiraient de la démocratie, on peut se demander ce que signifierait l’obligation de respecter le principe de laïcité alors même que celui-ci fait aujourd’hui encore débat entre nous. Quoi qu’il en soit, il faudrait qu’une telle disposition s’inscrive dans le cadre d’une révision constitutionnelle plus large – et, par conséquent, que nos collègues du groupe Les républicains y consentent.

Mme Caroline Abadie. Je joins ma voix à celles de mes collègues du groupe LaREM pour dire que nous partageons les mêmes objectifs que ceux présentés par la rapporteure. D’ailleurs, depuis trois ans, nous soutenons un gouvernement qui a été très actif en la matière, et nous soutiendrons bien entendu le projet de loi destiné à lutter contre les séparatismes, qui sera présenté prochainement.

La présente proposition de loi changerait-elle quelque chose au droit en vigueur ? Oui, c’est possible, et c’est bien ce qui m’inquiète. Prenons l’article 1er : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune » : est-ce à dire que l’on peut s’exonérer de la règle commune pour d’autres motifs, par exemple en se prévalant de son régime alimentaire, de sa situation géographique ou d’un autre critère discriminant ? Je trouve cet article dangereux.

Je me suis par ailleurs livrée à un petit exercice. On pourrait ajouter le mot « laïcité » dans nombre d’articles de la Constitution, par exemple à l’article 5 – « Le Président de la République veille au respect de la Constitution et de la laïcité » –, à l’article 15, etc. Cet ajout me semble parfaitement superfétatoire.

Je voterai contre la proposition de loi constitutionnelle.

M. Philippe Gosselin. Je m’étonne que certains de nos collègues jugent aujourd’hui inutile de réviser la Constitution alors qu’ils ont précisément essayé de le faire par le passé. Et si cette tentative s’est soldée par un échec cuisant et une interruption de la discussion, ce n’est pas de notre fait ; c’est parce qu’une certaine personne avait été embauchée par l’Élysée pour protéger le Président de la République ! (Exclamations parmi les commissaires LAREM.) Quitte à rappeler les choses, faisons-le jusqu’au bout !

M. Rémy Rebeyrotte. Quel est le lien avec le sujet ?

M. Philippe Gosselin. Je me doutais bien que cela ferait réagir, mais vous l’avez un peu cherché…

Cela ayant été dit, nous sommes parfaitement dans notre rôle de parlementaires en proposant une modification de la Constitution. Certains semblent l’oublier, mais il y a dans notre pays deux façons de réviser la Constitution. Le communautarisme et le respect de la laïcité – du moins, la conception française de celle-ci, notre approche n’étant pas nécessairement partagée par d’autres États – sont devenus des questions sérieuses, qui taraudent la société. Les constituants de 1958 n’en avaient évidemment pas la même perception. Notre société est en train de se fracturer, une partie certes encore minime mais croissante de celle-ci refusant les règles communes. Eh bien, je crois qu’il importe que la démocratie, que la République se protègent et que soit réaffirmée, dans cette charte des droits fondamentaux des citoyens et du fonctionnement des pouvoirs publics qu’est la Constitution, la nécessité de respecter ces principes. Et il importe que cela se fasse, dans une première étape, à travers la procédure parlementaire, en vertu du pouvoir constituant que nous détenons, puis, dans une seconde étape, plus importante encore, par l’approbation populaire, car il est évident que le peuple devra à un moment ou à un autre être consulté sur l’avenir de la République.

Derrière cette proposition de loi constitutionnelle, il y a un enjeu fort, qui ne tient pas seulement au bon fonctionnement de la démocratie, qui ne relève pas de ce qui pourrait apparaître à certains comme la stigmatisation de telle ou telle catégorie, mais qui touche à la survie même de la République. Cela passe non seulement par des révisions constitutionnelles, mais aussi par l’adaptation du droit commun et l’adoption de lois ordinaires. Il est urgent de nous prémunir contre les périls qui nous guettent.

Mme Emmanuelle Ménard. Je ne reviendrai pas sur les accusations de politique politicienne ou d’opportunisme lancées par certains : le sujet est trop important pour prêter attention à ce de genre de propos mesquins.

J’avoue, en toute honnêteté, m’être interrogée sur l’intérêt de cette proposition de loi constitutionnelle – précisément parce que je ne suis pas une spécialiste du droit constitutionnel. Finalement, j’y ai vu un avantage majeur : l’organisation d’un référendum, donc d’un débat national. Or je suis convaincue que la question du séparatisme – pour reprendre le mot de la majorité –, du communautarisme ou, plus explicitement encore, de l’islamisme doit faire l’objet d’un débat entre tous les Français, y compris, bien entendu, les Français musulmans – j’utilise à dessein cette dénomination plutôt que celle de musulmans de France –, qui doivent se saisir de cette question. On ne peut pas laisser, sans rien dire ni rien faire, persister une situation dans laquelle 74 % des Français musulmans de moins de vingt-cinq ans placent leur religion au-dessus de la loi française.

Comment peut-on accepter qu’en France, certains soient menacés de mort et aient besoin d’une protection policière permanente ? L’État français doit agir pour neutraliser cette menace plutôt que de se retrouver dans l’obligation de protéger ceux qui en font l’objet. La France doit résister à l’obscurantisme religieux et aux dangers de l’islamisme. Dénoncer l’islamisme en France, c’est évidemment défendre la laïcité. Telle est la principale qualité que je reconnais à ce texte ; j’espère de tout cœur que nous pourrons en débattre en séance publique.

Mme Naïma Moutchou. Il n’est jamais inutile de réviser la Constitution, mais là n’est pas la question : le problème est que le texte de la proposition de loi est proclamatoire et qu’il n’est que cela. Toutes les personnes entendues lors des auditions organisées par Mme la rapporteure – et auxquelles j’ai assisté –, notamment les professeurs de droit public, le disent, même si, c’est vrai, tous ne lui reconnaissent pas la même portée.

Ce texte est proclamatoire car il ne dit rien de plus que ce qui existe déjà dans la Constitution ; ou plutôt, il dit la même chose, mais de manière moins rigoureuse. De fait, nous sommes tous tenus de respecter la loi ; c’est à ce point évident qu’aucune Constitution ne le précise. Par ailleurs, la République étant laïque, elle ne peut être soumise à aucun précepte religieux.

Les auteurs de la proposition de loi veulent innover en introduisant la notion de « règle commune », dont les contours sont particulièrement flous et suscitent des débats davantage sociologiques que juridiques. En réalité, elle nous conduirait à surinterpréter la laïcité et à l’imposer, comme l’a souligné M. Guillaume Larrivé, dans le secteur public comme dans le secteur privé. Mais, ce faisant, nous nierions le principe de la liberté de conscience qui a également une valeur constitutionnelle.

Certes, des situations problématiques doivent être réglées, notamment dans les entreprises et les associations. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’y apporter une solution symbolique en révisant la Constitution, alors que nous avons à mener des combats particulièrement graves pour la cohésion nationale. L’article 1er de la proposition de loi ne permettrait pas de trancher la question soulevée par l’affaire Baby Loup, par exemple. En revanche, des dispositions législatives précises pourraient être adoptées : c’est l’objet du projet de loi comportant les principes républicains.

Mme Laurence Vichnievsky. Qu’il n’y ait aucune ambiguïté : bien entendu, nous partageons pratiquement tous les constats et les objectifs de nos collègues sénateurs. Je suis d’accord avec Mme Emmanuelle Ménard : le sujet est trop lourd pour que nos échanges soient émaillés de remarques déplacées et inopportunes sur de prétendues préoccupations politiciennes ou de calendrier.

Si je fais de la politique, j’essaie aussi de faire du droit et nous avons entendu deux éminents publicistes. Guillaume Larrivé, je me souviens au début de la législature vous avoir entendu rappeler que le constituant, c’était nous – et cela nous avait rapprochés, à l’époque. Toutefois, Naïma Moutchou vient de le rappeler, l’article 1er n’apporte pas, me semble-t-il, de réponse valable ; il n’aurait pas permis de résoudre le cas Baby Loup. En l’espèce, la Cour de cassation s’est prononcée, certes au bout de six ans et après de multiples décisions ; reste qu’elle a rempli son office. Autrement dit, l’article 1er n’est pas utile.

Quant à l’article 2, je crains même qu’il ne soit carrément contre-productif : plus on multiplie les critères, plus on restreint la portée de notre démocratie.

L’intention est louable, car nous partageons les valeurs que vous avez si bien décrites, madame la rapporteure. Mais, en droit, il me semble – peut-être me trompé-je, je le dis avec un peu d’humilité – que nous avons les outils nécessaires. En tout cas, il ne s’agit pas d’une posture politicienne.

M. Alain Tourret. Le sujet qui nous occupe aujourd’hui est essentiel : il y va des fondements mêmes de notre société.

J’ai en mémoire certaines déclarations de principe de membres éminents de ce que l’on appelait alors l’UMP ou le RPR, notamment notre ami Christian Jacob : « Pour nous, la Constitution, c’est les tables de la Loi ». Or les tables de la loi, cela ne se modifie pas : elles sont là pour être appliquées. Et depuis 1958, cette position fut toujours celle des hommes et des femmes qui se réclament de ce que j’appellerai la filiation de Michel Debré.

En 1997, le président de la commission des Lois d’alors, Pierre Mazeau, s’il avait pour nous la plus grande considération, rappelaient que s’opposaient une démocratie apaisée et un parlementarisme autoritaire – celui-ci correspondant, assez curieusement, à l’analyse qu’il faisait du régime de la Ve République. Or un parlementarisme autoritaire ne peut être modifié que de manière autoritaire ; mieux vaut donc s’abstenir de le modifier. Depuis, les choses ont un peu évolué, mais il est bon de rappeler ce schéma intéressant.

Nous sommes les orphelins d’une révolution constitutionnelle qui ne s’est pas produite. Elle aurait dû intervenir sitôt que nous avons été élus au début de ce quinquennat ; cela ne s’est pas fait. Je suis le premier à le regretter : il convenait, me semble-t-il, de lutter contre la tendance actuelle qui consiste à éliminer systématiquement le pouvoir législatif au profit de l’administration, plus encore qu’au profit du pouvoir exécutif.

De fait, l’administration domine comme elle n’a jamais dominé. Le fait de donner tous les pouvoirs aux préfets est, je le dis à mes collègues de la majorité, une erreur colossale. Ces préfets ne doivent pas être les substituts de ceux de Napoléon et venir imposer aux élus les ordres transmis depuis Paris. Le Premier ministre, qui entend représenter les élus et les territoires, devrait se le rappeler !

Mme Cécile Untermaier. Le sujet est sérieux et doit être abordé sans tabou ; cette proposition de loi a le mérite de nous offrir l’occasion d’en discuter. La pédagogie de la complexité est toujours préférable à la démagogie de la simplification.

M. Philippe Gosselin. Jolie formule !

Mme Cécile Untermaier. Elle est de Mireille Delmas-Marty, que je cite souvent car j’ai beaucoup d’admiration pour cette juriste.

Les lois sont là pour régler les problèmes que vous soulevez. C’est ce que Manuel Valls a fait en 2016 dans l’affaire Baby Loup : il n’a pas eu besoin de modifier la Constitution pour cela. La loi doit permettre d’empêcher que l’on s’affranchisse des valeurs communes et qu’on affirme la suprématie d’une religion, ou d’autres doctrines, sur les valeurs inscrites dans notre Constitution.

Enfin, comme le dit M. Alain Tourret, soyons attentifs à l’évolution du Parlement : nous vivons un moment d’affaiblissement considérable, au point que nous n’avons plus la main sur les textes. C’est un des périls les plus graves qui se profilent devant nous.

Mme Annie Genevard, rapporteure. Je veux tout d’abord remercier l’ensemble des orateurs pour la qualité de leurs interventions, qui augure de ce que pourrait être le débat qui se déroulera en séance publique la semaine prochaine. Vous l’avez tous dit : le sujet est d’importance et l’enjeu considérable – gardons-le à l’esprit.

M. Guillaume Larrivé, vous avez rappelé qu’il était sain, dans une démocratie, que le constituant dialogue avec le Conseil constitutionnel. De fait, comme l’a indiqué M. Philippe Gosselin, nous sommes bien dans notre rôle de constituant, et l’approbation populaire en est évidemment le corollaire.

Je souhaite revenir sur un point évoqué par plusieurs d’entre vous : la règle commune, dont cette proposition de loi, M. Guillaume Larrivé l’a rappelé, vise à étendre la portée. M. Olivier Marleix a insisté sur l’utilité d’une telle extension au champ associatif et au domaine de l’entreprise. Certains ont considéré que la formulation était trop vague, mais c’est précisément dans son caractère englobant que réside son intérêt. Sinon, quelle serait l’alternative ? Si l’on voulait être plus précis, il faudrait parler, par exemple, de la norme commune édictée par les lois et règlements ou par les règlements intérieurs des entreprises et des associations… Outre les effets qui en résulteraient sur la qualité de l’expression du texte constitutionnel, par essence de portée générale, on sent bien qu’il ne serait ni nécessaire, ni utile, ni même habile de substituer une telle formulation à celle retenue par nos collègues sénateurs.

M. Arnaud Viala, vous avez posé une bonne question, également évoquée par MM. Olivier Marleix et Guillaume Larrivé : qu’est-ce qui fait de nous une nation ? C’est à cette question fondamentale que la proposition de loi constitutionnelle ambitionne en partie de répondre.

M. Pacôme Rupin, vous avez commencé votre propos en usant d’une figure de rhétorique classique, la captatio benevolentiae : vous avez d’abord salué la volonté d’agir des sénateurs, avant d’exprimer aussitôt votre désaccord sur la méthode.

M. Erwan Balanant. On peut aussi appeler cela une « Gosselin » ! (Sourires.)

Mme Annie Genevard, rapporteure. Que changerait, avez-vous demandé, cette révision constitutionnelle ?

M. Pacôme Rupin. Dans le droit positif !

Mme Annie Genevard, rapporteure. Certains ont affirmé, dans le même esprit, qu’il ne s’agirait que d’une déclaration symbolique. Mais la portée de la Constitution et de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen elles-mêmes n’est-elle pas d’abord une portée déclamatoire et symbolique ?

En réalité, la portée de ce texte est politique : il s’agit de dire ce que nous sommes. Certains pays, notamment anglo-saxons, ont arbitré en faveur du multiculturalisme. Ce n’est pas notre tradition ; en adoptant cette proposition de loi constitutionnelle, nous réitérerions l’affirmation de notre priorité commune par rapport à ce sujet fondamental.

Par ailleurs, armer notre droit serait d’une utilité incontestable. On voit bien que l’appréciation du juge est soumise à des interprétations diverses et variées qui peuvent parfois contrarier le principe constitutionnel que nous vous invitons à adopter.

C’est enfin un geste de concorde et d’union nationale. On ne peut pas ne pas souscrire aux propos du Président de la République – je ne saurais vous soupçonner d’un tel méfait – lorsqu’il appelle à l’unité nationale sur les sujets d’importance. Nous vous proposons de donner corps à cet appel.

Quant à l’article 2 de la proposition de loi constitutionnelle, qui tend à appliquer la notion de laïcité aux partis politiques, il me semble qu’empêcher les partis communautaristes d’accéder au financement public n’est pas d’une moindre utilité : en l’état actuel du droit, ils en ont la possibilité.

Madame Abadie, vous avez évoqué les règles alimentaires. Permettez-moi d’apporter à ce propos une précision. L’enjeu n’est pas le contenu de la règle commune, mais d’empêcher que l’on y déroge au motif qu’elle est contraire à ses convictions religieuses ou à une appartenance quelconque. Admettons, pour reprendre votre exemple, que nous permettions la prise en compte de certaines prescriptions des règles alimentaires : le problème ne résiderait pas dans l’adoption de ces exceptions, mais dans le fait que certains veulent déroger aux règles applicables en arguant de leur religion ou de leurs origines.

Mme Naïma Moutchou, je salue votre participation, comme celle de M. Bruno Questel, à une partie des auditions – M. Bruno Questel les a soigneusement choisies…

M. Bruno Questel. Vous m’en excuserez !

Mme Annie Genevard, rapporteure. Je veux dire par là que je regrette que vous n’ayez pas pu entendre certaines personnalités qui plaidaient en faveur de l’adoption de cette proposition de loi constitutionnelle. Peut-être eussiez-vous changé d’opinion…

M. Bruno Questel. Peut-être pas…

Mme Annie Genevard, rapporteure. Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’avoir participé à une partie des auditions.

Ce texte, avez-vous dit, Mme Moutchou, est proclamatoire. Je crois avoir répondu sur ce point : affirmer ce que nous sommes de manière solennelle, comme le permet la Constitution, ne me paraît pas inutile.

Madame Vichnievsky, vous avez rappelé à juste raison que chacun était dans son rôle et que le juge faisait son office dans le temps qui est le sien et au regard du cas d’espèce dont il est saisi. Mais le constituant est également en droit de rappeler les grands principes qui fondent notre nation et le vivre ensemble dans notre société. Je vous remercie pour votre esprit de dialogue qui s’exprimera, je n’en doute pas, lors de l’examen du texte en séance publique.

Monsieur Tourret, vous avez insisté sur l’importance d’assurer la stabilité des tables de la loi. Permettez-moi de vous rappeler que la Constitution a été révisée à vingt‑quatre reprises depuis 1958, soit, en moyenne, une fois tous les deux ans et demi. On peut distinguer trois types de révision : celles – ce sont les plus nombreuses – qui visent à tirer les conséquences d’un traité, celles qui portent sur l’équilibre institutionnel – instauration de la session parlementaire unique, responsabilité pénale des ministres, etc. – et celles qui tirent les conséquences d’une évolution sociétale ou qui la confirment – promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes, la protection de l’environnement ou l’interdiction de la peine de mort.

C’est bien dans cette dernière catégorie que s’inscrit notre proposition de révision de la Constitution. Compte tenu de la gravité de la situation actuelle, du risque de dislocation et de déchirement qui menace l’unité nationale, notamment dans certains de nos territoires, perdus pour la République, cette proposition de révision constitutionnelle n’est pas d’une moindre importance que celles qui auront permis d’y intégrer la Charte de l’environnement dans la Constitution ou d’y introduire le principe de l’égalité des hommes et des femmes.

La révision de la Constitution est un acte symbolique et salutaire. Symbolique, car il s’agit de la norme suprême, de la règle qui fonde notre pacte républicain et dont découlent toutes les autres normes de droit. Salutaire, parce que la Constitution doit pouvoir être adaptée, non pour répondre à l’esprit du temps, encore moins à une démarche politicienne, mais bien pour préserver ce pacte.

La Commission en vient à l’examen des articles de la proposition de loi constitutionnelle.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Les articles de la proposition de loi constitutionnelle ne faisant l’objet d’aucun amendement, je vais les mettre directement aux voix.

Article 1er (art. 1er de la Constitution) : Réaffirmer la prééminence des lois de la République

La Commission rejette l’article 1er.

Article 2 (art. 4 de la Constitution) : Agir contre les partis communautaristes

La Commission rejette l’article 2.

Mme la présidente Yaël Braun-Pivet. Aucun article n’ayant été adopté, la proposition de loi constitutionnelle est rejetée.

*

*     *

En conséquence, la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République vous demande de rejeter la proposition de loi constitutionnelle, adoptée par le Sénat, visant à garantir la prééminence des lois de la République (n° 3439).


— 1 —

 

   Personnes entendues

   M. Thomas Campeaux, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques

   Cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque émérite de Bordeaux

   Mme Anne-Violaine Hardel, directrice du service juridique

   M. Haïm Korsia, Grand rabbin de France

 

 

Votre rapporteure a, par ailleurs, reçu des contributions écrites de la part de :

 


([1]) Bernard Rougier, Les territoires conquis de l’islamisme, PUF, 2020.

([2]) Sondages Ifop « Le rapport à la laïcité à l’heure de la lutte contre l’islamisme et le projet de loi contre les séparatismes », novembre 2020 et « Droit au blasphème, caricatures, libertés d’expression… Les Français sont-ils encore "Charlieʺ ? », août 2020.

([3]) Comme le rappelle le professeur Anne Levade, cet article « a une place particulière en même temps qu’éminente dans le texte de la Constitution : il fait suite au Préambule et précède le Titre 1er "De la Souveraineté" qui regroupe les articles 2 à 4. Cette position est justifiée par le fait qu’il énonce les caractères de la République. »

([4]) Décision n° 91-290 DC du 9 mai 1991 relative à la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse.

([5]) Décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999 relative à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

([6]) Le Conseil constitutionnel considère ainsi, de façon constante, que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit ».

([7]) L’ordre public, objectif à valeur constitutionnelle, assure la garantie effective des droits et des libertés (voir, par exemple, la décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981 relative à la loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes). Il recouvre notamment le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique.

([8]) Pour mémoire, la Constitution du 22 août 1795 énonçait déjà que « nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en salarie aucun. » Cette séparation entre l’État et les Églises a toutefois pris fin avec le concordat napoléonien qui l’abroge en 1801.

([9]) Parmi de nombreuses prises de positions antagonistes, on peut citer l’encyclique pontificale du 11 février 1906, « Vehementer nos », qui condamne le principe de cette séparation.

([10]) Bernard Stirn, lors d’un discours prononcé le 16 mars 2017 intitulé « Laïcité et liberté, compatibilité ? », cite ainsi les arrêts Morel et autres du 5 août 1908 et abbé Olivier du 19 février 1909 qui les premiers affirment la nécessaire conciliation de la liberté religieuse et de l’ordre et de la tranquillité publiques.

([11]) Consacré par le statut général de la fonction publique (article 25 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite « loi Le Pors »), modifié notamment par la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, cette obligation s’accompagne de l’interdiction de toute discrimination fondée sur la religion des agents, conformément à une jurisprudence constante du Conseil d’État (par exemple, CE 3 mai 2000, Mlle Marteaux).

([12]) Décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe.

([13]) Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010.

([14]) Arrêt SAS c. France, 2014.

([15]) Article L. 1321-2-1 du code du travail modifié par la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

([16]) Développées ci-après.

([17]) Cour de cassation, 24 mars 1998, affaire n° 95-44.738.

([18]) Conseil des prud’hommes de Rennes, 8 juillet 1993.

([19]) Cour de cassation, 22 novembre 2017, affaire n° 13-19.855.

([20]) Arrêts Chaplin c. Royaume-Uni, 2013 et Eweida c.Royaume-Uni, 2013.

([21]) Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.

([22]) Dans le cas de l’affaire Baby loup, il aura fallu cinq décisions de justice, dont un arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, le 25 juin 2014, pour confirmer le licenciement d’une salariée ayant refusé de renoncer au port du voile islamique alors que le règlement intérieur de la crèche prévoyait des restrictions à la liberté religieuse pour assurer, au sein de l’établissement, le respect du principe de laïcité.

([23]) Le Conseil d’État constate, dans son avis n° 188-150 du 24 janvier 1925, qu’« après la réincorporation de l’Alsace et de la Lorraine à la France, le Gouvernement français et le Saint-Siège ont été d’accord pour maintenir en vigueur ladite convention et pour exécuter les obligations réciproques et corrélatives qu’elle leur imposait ».

([24]) Ifop, « Le rapport à la laïcité à l’heure de la lutte contre l’islamisme et le projet de loi contre les séparatismes », novembre 2020.

([25]) Ifop, « Droit au blasphème, caricatures, libertés d’expression… les Français sont-ils encore "Charlieʺ ? », août 2020.

([26]) Idem.

([27]) Le témoignage d’un ancien principal de collège à Marseille expliquant qu’il avait régulièrement conseillé aux personnes juives de ne pas inscrire leurs enfants dans son établissement au motif qu’ils pourraient y faire l’objet de discriminations, voire de violence, en est une illustration (« Islamisme à l’école: le "J’accuse" d’un principal de collège », in L’express, 25 août 2017).

([28]) Ce constat était déjà celui de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, dite « Commission Stasi », dans son rapport de 2003.

([29]) « Foulard islamique : " Profs, ne capitulons pas ! " », tribune d’Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elizabeth de Fontenay et Catherine Kintzler parue dans Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989.

([30]) Lionel Jospin, Premier ministre de l’époque, avait en effet considéré qu’il revenait aux chefs d’établissement de convaincre les parents et les enfants concernés de renoncer au port du voile, mais que si ce dialogue échouait, alors ces derniers devaient être accueillis dans l’établissement pour éviter toute interruption de leur scolarité considérée comme prioritaire.

([31]) Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.

([32]) Dans une décision CE, 5 décembre 2007, M. et Mme Ghazal, le Conseil d’État considère que c’est notamment le cas d’un foulard islamique, d’une kippa ou d’une grande croix.

([33]) Cette enquête de l’Ifop de mars 2018 a été menée auprès d’un échantillon de 650 enseignants, représentatif de la population des enseignants de l’enseignement public, enseignant de l’école primaire au lycée.

([34]) Selon l’inspection générale de l’Éducation, du sport et de la recherche, chaque année, près de 1 000 faits d’atteinte au principe de laïcité sont ainsi recensés. Voir à ce titre https://www.vie-publique.fr/en-bref/276792-atteintes-la-laicite-lecole-le-suivi-par-leducation-nationale

([35]) http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_lois/l15b2082_rapport-information#

([36]) Échange de vues du 20 janvier 2020 devant la commission d’enquête du Sénat sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre.

([37]) Baromètre annuel du fait religieux en entreprise, Institut Montaigne, novembre 2019.

([38]) Introduit par la loi du 8 août 2016 précitée.

([39]) Réponse du Ministère de l’intérieur du 7 juillet 2016 à la question écrite n° 18981 de M. Jean-Paul Fournier, ancien sénateur Les Républicains du Gard.

([40]) CE, ordonnance du 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres - association de défense des droits de l’homme collectif contre l’islamophobie en France.

([41]) CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne.

([42]) Un siècle de laïcité, rapport public du Conseil d’État, 2004.

([43]) Exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle.

([44]) Décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe.

([45]) Sénat, séance publique du 19 octobre 2020.

([46]) Loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association.

([47]) Conseil constitutionnel, 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité, décision n° 2012-297 QPC et Conseil constitutionnel, 2 juin 2017, Collectivité territoriale de la Guyane, décision n° 2017-633 QPC.

([48]) « Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam », février 2020.

([49]) Il serait également nécessaire de modifier en ce sens la loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique.

([50]) Cet article permet de dissoudre, par décret en conseil des ministres, des associations ou groupements de fait qui provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence.