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Logo2003modifN° 3786

 

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 janvier 2021

 

RAPPORT

FAIT

 

Au nom de la commission d’enquête (1)

relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques

et les doctrines de maintien de l’ordre

Président

M. Jean-Michel FAUVERGUE,

 

Rapporteur

M. Jérôme LAMBERT,

 

Députés.

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(1) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.

 


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La commission d’enquête est composée de : M. Jean-Michel Fauvergue, président ; M. Jérôme Lambert, rapporteur ; MM. Philippe Michel-Kleisbauer, Christophe Naegelen, Bruno Questel, Jean-Louis Thiériot, vice-présidents ; Mmes Valérie Bazin-Malgras, Aude Bono-Vandorme, M. Thomas Gassilloud, Mme Alice Thourot, secrétaires ; MM. Xavier Batut, Ugo Bernalicis, Florent Boudié, Mmes Coralie Dubost, Isabelle Florennes, Camille Galliard-Minier, M. Fabien Gouttefarde, Mmes Marietta Karamanli, Brigitte Kuster, M. Didier Le Gac, Mme Constance Le Grip, MM. Jean-François Mbaye, Nicolas Meizonnet, Ludovic Mendes, Stéphane Peu, Mme Cécile Rilhac, MM. Thierry Solère, Aurélien Taché, Mme Laurence Vanceunebrock, M. Charles de la Verpillière, membres.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Avant-propos de M. le Président Jean-Michel Fauvergue

I. Les manifestations récentes se caractérisent par une violence plus visible, à laquelle répond le durcissement du cadre juridique applicable

A. L’évolution des manifestations et des profils de leurs participants s’est accompagnée d’une visibilité accrue des violences

1. Même si les manifestations « traditionnelles » continuent d’exister, elles sont concurrencées par une multiplication des formes atypiques de contestation

a. Il existe deux types d’opérations de maintien de l’ordre

b. La persistance de manifestations « traditionnelles », plus souvent confrontées à la violence

c. La banalisation de nouvelles formes de contestation

2. Certaines manifestations sont marquées par la généralisation de la présence de participants violents

a. La violence pendant les manifestations n’est pas un phénomène nouveau…

b. … mais la présence d’individus violents lors de manifestations se fait plus courante

3. La captation vidéo et les réseaux sociaux rendent ces violences plus visibles

B. Dans un contexte marqué par une inflation du nombre de manifestations, des tensions grandissantes avec les forces de l’ordre apparaissent

1. Toujours plus nombreuses, les manifestations mobilisent intensivement les forces de l’ordre

a. Des chiffres en nette augmentation

b. Des effectifs fortement sollicités

2. Les tensions observées dans certaines opérations fragilisent les relations entre les forces de l’ordre et la population

a. Les prétendues « violences policières » peuvent faire l’objet de recours

b. Une augmentation inquiétante du nombre de fonctionnaires et militaires blessés

C. Une réponse administrative et judiciaire susceptible de porter atteinte à la liberté de manifester

1. Le renforcement des mesures visant à prévenir l’existence de troubles à l’ordre public

a. Une conception libérale du droit de manifester aujourd’hui remise en question

b. Le recours potentiellement abusif aux contrôles d’identité, aux fouilles et confiscations d’objets

2. Un cadre répressif fondé sur le développement des sanctions pénales

a. La pluralité des incriminations contraventionnelles et délictuelles applicables

b. L’augmentation corrélative des condamnations pénales

II. Les stratégies actuelles de maintien de l’ordre sont confrontées à des échecs opérationnels que le Schéma national du maintien de l’ordre a pour but de surmonter

A. La mobilisation d’unités non spécialisées et l’utilisation d’armes potentiellement inadaptées fragilisent les opérations de maintien de l’ordre les plus délicates

1. En principe confiées à des unités spécialisées, certaines opérations de maintien de l’ordre nécessitent de faire appel à d’autres unités moins bien formées

a. Les spécificités du maintien de l’ordre ont conduit les pouvoirs publics à le confier à des unités spécialisées

b. Réduit il y a plusieurs années, le nombre d’unités spécialisées ne permet plus de répondre aux besoins des autorités

c. D’autres unités sont parfois associées au maintien de l’ordre, ce qui peut entraîner de graves incidents

d. Ces unités sont encadrées par une chaîne de commandement qui mériterait d’être améliorée

2. Les unités chargées du maintien de l’ordre bénéficient de formations initiales et continues qu’il convient de renforcer

a. Les unités spécialisées sont formées au maintien de l’ordre mais ne parviennent pas toujours à remplir leurs obligations de formation continue

b. Les unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre demeurent insuffisamment formées à ses spécificités

c. L’ensemble des unités doivent être régulièrement formées au respect des exigences déontologiques

3. La violence de certaines manifestations rapproche les forces de l’ordre des manifestants et peut nécessiter de recourir à la force, dans un cadre juridique contraignant

a. Le principe cardinal de maintien à distance des manifestants n’est pas toujours applicable

b. Le recours à la force fait l’objet d’un encadrement juridique strict

c. Le recours au LBD dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre ne paraît pas nécessairement pertinent

d. L’efficacité des canons à eau pour disperser les manifestants doit inciter les pouvoirs publics à y recourir davantage pour les manifestations les plus violentes

e. La technique controversée de l’encerclement

B. Les difficultés à identifier, isoler et interpeller les éléments perturbateurs compliquent leur poursuite devant la justice

1. Les difficultés rencontrées pour sanctionner les auteurs de violences fragilisent l’action des forces de l’ordre

a. Parfois nécessaire, l’interpellation des individus violents durant les manifestations ne doit pas nuire aux opérations de maintien de l’ordre

b. L’interpellation a posteriori des auteurs de violence est à privilégier

2. Plusieurs solutions existent ou devraient exister pour favoriser le recueil de preuves et mieux sanctionner les auteurs de violences

a. Renforcer le rôle clé du renseignement

b. Généraliser le recours aux caméras piétons

c. Mettre en place un cadre juridique sécurisant pour l’utilisation des drones

d. Utiliser les produits de marquage synthétique

C. Les solutions apportées par le schéma national du maintien de l’ordre : entre progrès, risques et insuffisances

1. Le schéma national du maintien de l’ordre apporte des solutions demandées de longue date, notamment par les parlementaires

a. La modernisation du dispositif de sommations

b. Une meilleure information des manifestants

2. Une problématique persistante : la place des journalistes et des observateurs

a. Un rôle essentiel compromis par les violences dont les journalistes et les observateurs sont parfois victimes

b. Les dispositions du schéma national du maintien de l’ordre demeurent insuffisantes pour garantir leur protection

3. La présence de magistrats dans la salle de commandement : un risque de confusion ?

III. Le renforcement du contrôle des opérations de maintien de l’ordre s’avère indispensable afin de restaurer la confiance entre la population et les forces de l’ordre

A. Les interrogations entourant l’action des inspections générales soulignent la nécessité d’une reforme des organes de contrôle administratif interne

1. L’organisation et le fonctionnement des corps d’inspection administratifs soulèvent des critiques

a. L’activité croissante de l’IGPN et de l’IGGN depuis les manifestations des Gilets jaunes

b. Une action de contrôle interne des forces de l’ordre confrontée à des critiques

2. Les modèles étrangers peuvent être une source d’inspiration pour la réforme annoncée de l’IGPN et de l’IGGN

a. La diversité des modèles d’inspection interne en Europe : les exemples britannique et espagnol

b. Plusieurs pistes de réforme des inspections générales sont aujourd’hui envisageables

B. La nécessaire rénovation du traitement judiciaire du maintien de l’ordre

1. Une judiciarisation du maintien de l’ordre à deux vitesses

a. L’accélération de la judiciarisation des auteurs de violences survenues au cours des manifestations

b. La complexité du contrôle judiciaire opéré sur l’action des forces de l’ordre

2. Les pistes d’amélioration du traitement judiciaire des violences illégitimes au cours des opérations de maintien de l’ordre

a. Garantir l’identification des forces de l’ordre au cours de leurs interventions par le port visible du numéro RIO

b. Renforcer l’impartialité et l’efficacité des suites judiciaires données aux plaintes contre les membres des forces de l’ordre

C. Favoriser les réflexions transversales sur le maintien de l’ordre dans une optique inclusive

1. Un large cadre de concertation afin d’appréhender tous les enjeux

a. Privilégier une approche pluridisciplinaire

b. Réussir le rendez-vous du « Beauvau de la sécurité »

2. Une ouverture au-delà de nos frontières

a. Étudier les méthodes et les dispositifs mis en place à l’étranger

b. Mener un dialogue à l’échelle européenne

EXAMEN du rapport

Synthèse des propositions

Contributions

I. Contribution présentée par Mme Marietta Karamanli, au nom du groupe socialistes et apparentés

II. Contribution présentée par M. UGO BERNALICIS

I. Des effectifs spécialisés dans la gestion des manifestations

Garantir la spécialisation des effectifs déployés lors de manifestations

Assurer une formation dédiée à la gestion des manifestations

Renforcer la continuité des savoirs par la formation continue et le retour d’expérience

II. Un équipement dédié, adapté et légitime à la gestion des manifestations

Changer le paradigme de la militarisation du maintien de l’ordre

Renforcer la visibilité et la compréhension de la posture des effectifs déployés en manifestation à destination du public et des manifestants

III. Une communication au cœur de la gestion des manifestations

La communication en amont, au cours et a posteriori de la manifestation

La communication dans le cas de l’usage de la force

La clarification des échanges avec les autorités judiciaires

III. Contribution présentée par M. Christophe Naegelen

ANNEXE

Comptes rendus des auditions ()

 


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   Avant-propos de M. le Président Jean-Michel Fauvergue

 

Le maintien de l’ordre répond à un équilibre subtil :

– la protection d’une liberté fondamentale : celle de manifester pour défendre un droit, un idéal, une opinion,

– la préservation de l’intégrité physique des manifestants,

– la défense des personnes et des biens, potentiels victimes ou dommages collatéraux d’un trouble à l’ordre public qui pourrait résulter de cette action de manifester sur la voie publique,

– la préservation de celles et ceux qui sont en charge du maintien et du rétablissement de l’ordre public.

Le dialogue avec les organisateurs de manifestation, notamment les organisations syndicales, a longtemps été au cœur du succès d’un maintien de l’ordre sans violence, ou avec un recours très limité aux actions dynamiques des forces de sécurité intérieure.

Ces dernières années, deux facteurs ont compliqué les opérations de maintien de l’ordre et ont, à plusieurs reprises, altéré le droit de manifester des participants les plus pacifiques :

– l’émergence de groupes de casseurs, d’extrémistes et autres black blocs organisés, préparés et venus pour générer de la violence, contre les institutions et celles et ceux qui sont en charge de leur défense,

– plus spécifiquement avec le mouvement des Gilets jaunes, l’absence d’interlocuteurs expérimentés identifiés pour mettre en œuvre l’exercice du droit de manifester dans de bonnes conditions.

De nombreux policiers et gendarmes ont été pris pour cible délibérément par des éléments incontrôlés, de la manière la plus violente, faisant des milliers de blessés, dont certains très gravement atteints.

Face aux débordements et dans un contexte social difficile, des comportements inadaptés ont été constatés au sein des forces de l’ordre. Des actes isolés et illégitimes ont fait l’objet de procédures et de sanctions judiciaires et/ou administratives. Des enquêtes sont encore en cours d’instruction.

 

Si je ne peux cautionner le terme de « violence policière », qui renvoie à une traduction systémique d’un comportement déviant, nous souhaitons, avec Monsieur le Rapporteur et nos collègues membres de cette commission, que les violences illégitimes commises au sein des forces de l’ordre fassent systématiquement l’objet d’enquêtes et de poursuites adéquates.

Par ailleurs, dans une société de l’image, que chacun peut visionner, que chacun peut capter à l’aide d’un simple téléphone et distribuer sans filtre sur les réseaux sociaux, le décalage entre le temps médiatique et le temps judiciaire est ressenti comme une inaction, voire une injustice, incompréhensibles par une grande partie de nos concitoyens.

Le rôle de notre commission a été, entre autres, de mettre en exergue cette complexité en tentant de rapprocher les points de vue et de réconcilier des parties qui, depuis trop longtemps, campent sur leurs positions sans remise en cause.

Très complémentaire du nouveau schéma national du maintien de l’ordre, le présent rapport offre de nombreuses autres pistes au pouvoir exécutif.

Il ouvre la voie à des réflexions à mener :

– une accréditation administrative des observateurs (reconnus par la jurisprudence européenne) suggérée par Monsieur le Rapporteur,

– une évolution de l’Inspection générale de la police nationale et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale,

– le dépaysement des enquêtes sur les violences illégitimes (suggestion qui me semble plus réaliste que la saisine inconditionnelle d’un juge d’instruction),

– et bien d’autres propositions qu’il s’agira d’adapter avec pragmatisme, en restant éloignés de passions dogmatiques, à la recherche de la concorde nécessaire entre la population et ses forces de sécurité.

Le travail de cette commission que j’ai eu l’honneur de présider a été particulièrement riche. Qu’il me soit permis de remercier tous ses membres avec une pensée chaleureuse pour les membres du bureau. Monsieur le Rapporteur n’a pas eu la tâche facile en prenant ses fonctions en cours de commission d’enquête : j’ai pu apprécier son ouverture d’esprit et son objectivité dans nos travaux communs.

 

 


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MESDAMES, MESSIEURS,

Le droit de manifester est un principe constitutionnel garanti par l’article X de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ancrée de longue date dans notre histoire, cette liberté s’exerce dans le respect des règles de l’État de droit qui assurent une conciliation subtile entre l’expression libre des opinions et la préservation de l’ordre public.

La multiplication de la fréquence des manifestations depuis celles contre la « loi Travail » de 2016, ainsi que la généralisation de formes de contestation « atypiques », à l’instar des manifestations hebdomadaires des Gilets jaunes en 2018-2019, ou l’émergence de « zones à défendre » (ZAD) ont bouleversé les équilibres préétablis en complexifiant l’action de la police et de la gendarmerie. Cependant, les phénomènes de violence émaillant certaines opérations de maintien de l’ordre ne sont pas inédits. Néanmoins, ils bénéficient désormais d’une médiatisation permanente et instantanée, faisant régulièrement apparaître, sans aucun filtre, des images de chaos, étayées par le nombre croissant de dégradations et de personnes grièvement blessées, manifestants, policiers et parfois simples badauds. L’influence décisive de l’image exacerbe de façon brutale et concrète les tensions qui traversent notre société. Ces images ont également pour effet de développer un certain sentiment de défiance entre une partie de l’opinion publique et les forces de l’ordre.

Ce constat, qui a motivé la création de cette commission d’enquête à la demande du groupe Socialistes et apparentés en juillet 2020, est plus que jamais d’actualité. La publication en septembre dernier du schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), et les réactions qu’elle a suscitées dans un contexte marqué par l’adoption par l’Assemblée nationale de la proposition de loi relative à la sécurité globale, puis l’ouverture annoncée au premier semestre 2021 de la concertation prévue dans le cadre du « Beauvau de la sécurité » soulignent l’importance fondamentale d’une réflexion parlementaire sur ce sujet.

Il apparaît ainsi indispensable de dresser un bilan des doctrines, de la déontologie et des pratiques du maintien de l’ordre, plus de cinq ans après le rapport rendu par la commission d’enquête « chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre » présidée par M. Noël Mamère et dont M. Pascal Popelin était le rapporteur. À la suite du drame de Sivens, qui avait coûté la vie de Rémi Fraisse, ce rapport avait pertinemment éclairé les enjeux entourant la doctrine française de maintien de l’ordre et esquissé des pistes de réformes envisageables, tant sur le plan opérationnel que juridique. Force est de constater que ce rapport et ses propositions n’avaient pourtant guère retenu l’attention du gouvernement.

Dans le contexte actuel, il demeure capital de poursuivre la réflexion autour de ces problématiques, au moment où l’action des forces de sécurité fait l’objet d’interrogations majeures, y compris au plus haut sommet de l’État, voire parfois de critiques sévères, pour lesquelles des réponses claires et circonstanciées sont attendues par l’opinion publique.

Alors que, dans certains contextes, maintenir l’ordre paraît de plus en plus délicat, les missions essentielles qu’accomplissent policiers et gendarmes en la matière doivent être analysées avec recul et précision, sans céder à la tentation du relativisme ou de la caricature. Le travail réalisé par la commission d’enquête, au travers des 46 auditions qu’elle a menées entre septembre et décembre 2020, a précisément visé à comprendre la nature des opérations de maintien de l’ordre survenues au cours de ces dernières années, en étudiant le rôle des forces de l’ordre et les moyens d’action auxquels elles recourent afin de garantir simultanément l’exercice du droit de manifester et le respect de l’ordre public. La commission d’enquête a tenu, sous l’impulsion de son Président et de ses deux rapporteurs successifs – Mme George Pau-Langevin, puis, à compter du 25 novembre 2020, M. Jérôme Lambert –, à entendre le point de vue de l’ensemble des parties prenantes. Ses travaux lui ont donné de nombreuses occasions d’exprimer sa reconnaissance à l’ensemble des membres des forces de l’ordre pour les missions qu’ils remplissent jour après jour, dans des conditions souvent très délicates. Si la Commission prend en considération des problèmes d’organisation et de moyens ou d’erreurs individuelles, c’est pour proposer des évolutions destinées à les corriger.

Le présent rapport fait état de l’évolution des manifestations depuis 2015 et de la visibilité accrue des violences, qui se sont accompagnées d’un renforcement du cadre administratif et judiciaire, au risque de fragiliser l’équilibre nécessaire à l’exercice du droit de manifester. À l’épreuve de tensions croissantes, les stratégies opérationnelles mises en œuvre par les forces de l’ordre paraissent perfectibles, qu’il s’agisse des objectifs poursuivis ou des techniques utilisées. En outre, la nécessité d’un contrôle de leur action à la fois efficace, pertinent et impartial peut justifier pleinement l’engagement d’une réforme de leur traitement judiciaire et du fonctionnement des corps internes d’inspection.

Votre rapporteur considère que les travaux de la commission d’enquête peuvent utilement contribuer aux réflexions actuellement engagées sur la modernisation de la doctrine et des pratiques du maintien de l’ordre. Au travers de trente-cinq recommandations, ils dressent des perspectives d’évolution qu’il conviendra d’approfondir afin de garantir de façon optimale la liberté de manifestation et la préservation de l’ordre public. C’est à cette condition exigeante que pourra se maintenir, voire parfois se rétablir, la relation de confiance entre tous les citoyens et les forces de l’ordre.

 

 


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I.   Les manifestations récentes se caractérisent par une violence plus visible, à laquelle répond le durcissement du cadre juridique applicable

Si la violence en manifestation n’est pas un phénomène apparu récemment, l’évolution des formes de contestation se traduit aujourd’hui par un regain de tensions entre les forces de l’ordre et les manifestants – ou, souvent, entre les forces de l’ordre et des individus bien distincts de ceux-ci, qui profitent de ces événements pour commettre des dégradations et des délits – dans un contexte marqué par une forte médiatisation des opérations de maintien de l’ordre et une prévalence inédite de l’image. Ces évolutions récentes ont conduit les pouvoirs publics à adapter le cadre juridique de la manifestation, au risque de restreindre dans les faits, parfois par des formes de dissuasion, la liberté de manifester.

A.   L’évolution des manifestations et des profils de leurs participants s’est accompagnée d’une visibilité accrue des violences

De nombreuses manifestations au sens classique du terme – une déclaration en préfecture, des organisateurs, un cortège – ont lieu régulièrement en France, mais ces dernières années sont marquées par la généralisation de manifestations jusqu’alors atypiques, comme l’a montré le mouvement des Gilets jaunes, qui s’est traduit par la multiplication d’événements à caractère plus ou moins spontané, sans organisateur, sans déclaration et, donc, sans concertation avec les autorités. En parallèle, les manifestations « traditionnelles » semblent de plus en plus souvent être « infiltrées » par des individus violents, dont la présence est souvent sans aucun rapport avec l’objectif revendicatif de la manifestation, et qui nuisent à l’organisation de l’évènement, à la sécurité des participants et à leur droit de manifester pacifiquement.

1.   Même si les manifestations « traditionnelles » continuent d’exister, elles sont concurrencées par une multiplication des formes atypiques de contestation

a.   Il existe deux types d’opérations de maintien de l’ordre

L’instruction du 21 avril 2017 relative au maintien de l’ordre public par la police nationale ([1]) définit le maintien de l’ordre comme « l’ensemble des opérations de police administrative et judiciaire mises en œuvre avec des policiers regroupés en unités d’importance très variable, à l’occasion d’actions organisées ou spontanées, hostiles ou bienveillantes, violentes ou pacifiques, à caractère revendicatif ou festif se déroulant sur la voie publique ou dans les lieux publics ».

Elle distingue deux types d’opérations :

– les services d’ordre public, qui nécessitent de mettre à disposition policiers et gendarmes « pour faire face à des actions collectives sur la voie publique ou dans les lieux publics, à caractère pacifique, festif, sportif ou culturel » présentant un risque faible de trouble à l’ordre public. L’objectif principal de ces opérations est de garantir l’exercice des libertés individuelles et collectives tout en les régulant ;

– les opérations de maintien et de restauration de l’ordre public, qui mobilisent policiers et gendarmes à l’occasion d’actions inopinées ou programmées. Ces actions sont de deux natures : soit elles présentent un risque a priori de violences ou de débordement, soit elles « constituent des atteintes à l’ordre public (violences, dégradations) ou ont des conséquences sur l’ordre public (crises majeures d’origine criminelle ou accidentelle) ». Ces opérations visent, non plus à garantir l’exercice du droit de manifester, mais à rétablir l’ordre public et à interpeller les auteurs de violences.

b.   La persistance de manifestations « traditionnelles », plus souvent confrontées à la violence

De nombreuses manifestations « traditionnelles » ont lieu chaque année en France, à l’initiative des centrales syndicales, des organisations politiques ou associatives. Elles se caractérisent le plus souvent par un « carré de tête » dans lequel figurent des personnalités publiques, suivi de manifestants encadrés par des membres des services d’ordre des organisateurs, qui défilent d’un point de départ vers un point d’arrivée, dans le cadre d’un parcours déposé en préfecture et négocié avec les pouvoirs publics. Les forces de l’ordre se positionnent sur les abords et peuvent également assurer une présence tout au long du parcours de la manifestation.

Ce modèle, pensé pour assurer la sécurité de la manifestation, et garantir aux participants leur liberté de manifester, structure les mouvements de foule et limite aussi les risques d’incidents en marge de l’évènement. Les organisations syndicales et leurs services d’ordre, particulièrement rompus aux techniques du maintien de l’ordre, savent comment orienter les manifestants. Comme l’observait M. Benjamin Daubigny, directeur départemental adjoint de la sécurité publique de l’Aube, « les diverses organisations syndicales ont pour habitude de structurer leurs mouvements et leurs manifestations en les déclarant en bonne et due forme, conformément à la loi, et en établissant des services d’ordre internes, plus ou moins efficients et visibles, mais qui ont toujours constitué […] des relais avec la population. » ([2])

 

Ces manifestations sont néanmoins parfois infiltrées par des individus violents, qui peuvent profitent des écarts qui se créent au sein du défilé entre les manifestants pour s’y introduire et s’y organiser, voire se positionner en tête de cortège pour être davantage visibles des médias couvrant l’évènement. Dans les deux cas, les services d’ordre sont débordés par ces individus qui se mêlent d’abord discrètement aux manifestants, avant de dissimuler leur visage au moment de commettre des infractions.

Les événements du 1er mai 2018 à Paris sont caractéristiques de ce type d’infiltration. Selon M. Michel Delpuech, ancien préfet de police, alors que la manifestation traditionnelle, déclarée et encadrée par les services d’ordre des centrales syndicales, réunissait 20 000 personnes, « plus de 14 500 personnes qui n’adhéraient pas au dispositif classique et voulaient s’affranchir de toute contrainte, y compris du service d’ordre des syndicats, [se sont rassemblées en tête de cortège]. C’est là que s’étaient glissés les black blocs ([3]) qui en ont pris la tête. À leur arrivée, ils ne sont pas black blocs, ils le deviennent en se grimant pendant l’événement » ([4]).

Des black blocs lors de la manifestation du 1er mai 2018, à Paris

Source : Thomas Samsun – Agence France-Presse

L’année 2016 et les manifestations contre la « loi travail » semblent représenter un tournant pour le maintien de l’ordre dans un cadre « classique » de manifestations déclarées, des black blocs s’étant, pour la première fois, imposés en tête de cortège. Selon M. Loïc Travers, secrétaire administratif général d’Alliance Police Nationale, « on constate à partir de ce moment-là une aggravation des blessures et le nombre de blessés explose. À l’époque, 600 policiers ont été blessés sur une période très courte de trois mois. En outre, le contact systématique a commencé de devenir la règle. » ([5])

Les manifestants présents venus simplement pour défiler et défendre leurs idées, souffrent du climat dans lequel se déroulent ces manifestations. Mme Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail (CGT), constate que « la façon dont le maintien de l’ordre est organisé ne permet pas de manifester en toute sécurité et liberté ; tout au contraire, elle pourrait dissuader des personnes de venir manifester. En cela, il s’agit d’une atteinte à la liberté de manifester. » ([6])

Outre la présence des black blocs, et d’autres individus cherchant seulement à profiter de l’événement pour commettre des délits (tels que des vols à l’occasion de pillages), la recrudescence de ces violences peut s’expliquer par un affaiblissement de l’encadrement de ces manifestations. Les services d’ordre des centrales syndicales sont désormais moins importants qu’auparavant, et donc moins capables de dissuader les auteurs de violences. M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation (DOPC) à la préfecture de police, a précisé à la commission d’enquête qu’ils « regroupent au maximum 150 à 200 personnes, ce qui ne permet pas la même régulation » qu’autrefois ([7]).

En outre, la coopération entre les forces de l’ordre et les services d’ordre des centrales syndicales s’est fragilisée. L’absence d’un contact permanent lors des manifestations entre les forces de l’ordre et les organisateurs a été regrettée par les représentants des centrales syndicales, pour lesquels une continuité dans l’échange permettrait de résoudre des difficultés survenant sur le parcours. Comme l’explique M. David Dugue, secrétaire confédéral de la CGT, une manifestation « peut s’arrêter brutalement puis redémarrer, un espace se crée et des véhicules en profitent pour passer. Une continuité dans l’échange permettrait de savoir qu’en tournant place de la Bastille, un décrochage a eu lieu, que la population est entrée dans la manifestation ou que des voitures sont passées […] Souvent, nos services d’ordre ou d’organisation assurent le virage par une chaîne humaine. Cela peut poser des problèmes parce qu’ils ne sont pas gardiens de l’ordre. » ([8])

Cette augmentation de la violence pourrait également s’expliquer par un contexte socio-économique et politique plus tendu, qui ne permet pas toujours aux organisations syndicales, politiques ou associatives, d’obtenir gain de cause dans leur rapport de force avec les pouvoirs publics, et conduit les manifestants les plus radicaux à se détourner de cette forme d’expression de la revendication. Selon M. Emmanuel Blanchard, maître de conférences au département de science politique de l’Université de Versailles-Saint-Quentin et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, « le cortège discipliné tenait bien davantage à la force des syndicats et au mouvement social qu’aux techniques d’un maintien de l’ordre largement délégué aux services d’ordre syndicaux. Un tel niveau d’autocontrainte dans les cortèges et dans les manifestations s’entendait uniquement lorsque les centrales syndicales étaient en mesure d’obtenir au moins partiellement satisfaction aux revendications du moment. » ([9])

Qu’elles qu’en soient les raisons, l’affaiblissement de cette forme de contestation se traduit par celui du droit de manifester pacifiquement, ce qui n’est pas acceptable.

c.   La banalisation de nouvelles formes de contestation

Ces dernières années sont également marquées par la banalisation de nouvelles formes de manifestations déstructurées, non déclarées, sans organisateur et sans revendications claires.

De nombreuses manifestations ne respectent aujourd’hui plus les règles, notamment de déclaration préalable. Selon M. Didier Lallement, préfet de police, environ 17 % des manifestations parisiennes n’avaient pas, en 2019, fait l’objet d’une déclaration préalable auprès de la préfecture de police ([10]), déclaration pourtant obligatoire ([11]).

Certains mouvements spontanés, comme les « marches blanches » ou les événements émotionnels en réaction à une actualité internationale, ne suscitent généralement pas de difficulté particulière.

Toutefois, lorsque les mouvements revendicatifs dégénèrent, il peut être gênant pour les forces de l’ordre de ne pas disposer d’un interlocuteur en leur sein. L’absence d’organisateur empêche en effet les pouvoirs publics de mettre en œuvre une stratégie concertée d’encadrement des manifestations, ce qui nuit in fine aux manifestants eux-mêmes. Selon M. Michel Delpuech, « aucun interlocuteur des Gilets jaunes ne s’est déclaré [auprès de la préfecture de police, lors des manifestations organisées dans le cadre de ce mouvement]. Nous avons fait quelques tentatives. Mes équipes ont passé un temps fou à essayer d’accrocher telle ou telle personne, mais celle-ci déclarait une manifestation à tel endroit et elle se produisait ailleurs. Ne pas savoir quand, où et combien affaiblit notre capacité d’anticipation. » ([12])

Ces contestations peuvent se révéler plus violentes à mesure que le mouvement s’affaiblit. M. Philippe Léon, président de la Fédération des commerçants et artisans professionnels de Toulouse, a expliqué à la commission d’enquête avoir tenu une quarantaine de réunions avec des instances représentatives locales des Gilets jaunes. Il y a constaté que, « progressivement, seuls sont restés les “ultra” et quelques “paumés”. Ceux qui portaient vraiment des revendications ont disparu au fil des semaines. En somme, le mouvement compte désormais moins de membres, mais ils sont plus violents. » ([13])

Comme l’a résumé M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIème siècle « GENDXXI », pendant son audition, « aujourd’hui, les choses sont clairement plus chaotiques. Les manifestations ne sont pas structurées, gérées, encadrées par des organisateurs identifiés et expérimentés. L’imprévisibilité prime. L’insécurité et la violence sont monnaie courante. Désormais, de nombreuses manifestations sont uniquement lancées sans autorisation préalable pour détruire et s’en prendre aux forces de l’ordre. » ([14])

2.   Certaines manifestations sont marquées par la généralisation de la présence de participants violents

a.   La violence pendant les manifestations n’est pas un phénomène nouveau…

La violence en manifestations ou à leur marge est aussi ancienne que les manifestations elles-mêmes.

La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle ont été émaillés d’incidents particulièrement violents, alors que le maintien de l’ordre était encore une matière essentiellement militaire. Ainsi, le 1er mai 1891, à Fourmies, une dizaine de personnes ont été tuées par balle à l’occasion d’une manifestation ouvrière pour la journée de huit heures. À Narbonne, en 1907, une manifestation de viticulteurs a été fermement réprimée, occasionnant sept morts en deux jours.

Même après le développement d’unités spécialisées dans le maintien de l’ordre, les faits de violence dans les manifestations n’ont pas disparu. Comme l’a rappelé M. Benoît Muracciole, président de l’association Action Sécurité Éthique Républicaines, il existait, notamment dans les années 1970, un important degré de violence dans les cortèges. Ainsi, « la manifestation des sidérurgistes de Longwy et le démantèlement de l’industrie Boussac avaient provoqué des affrontements terribles entre les ouvriers et les forces de l’ordre. De même, à la fin des années 1970, les “autonomes”, que l’on pourrait comparer aux black blocs, étaient plus violents que les Gilets jaunes » ([15]).

Ces violences se traduisent également par l’apparition de ce que M. Alain Bauer, professeur en criminologie, a nommé « la nébuleuse », c’est-à-dire « l’arrivée de nouveaux opérateurs de la manifestation dans les contestations avec l’État » en 1986, lors des manifestations contre la « loi Devaquet ». « Des collégiens et des lycéens dont le niveau de syndicalisation est faible mais la détermination forte, vont s’insinuer entre la première ligne de la manifestation (le service d’ordre central) et la première ligne de CRS et gendarmes mobiles. Ils vont aller à l’assaut en se défoulant assez joyeusement, avec une quasi-impossibilité de retrouver les règles (c’est-à-dire la déclaration, le parcours et surtout, le mode de relation entre les services de police et les organisations syndicales) qui organisaient la manifestation. » Cette « nébuleuse » serait, selon M. Bauer, « l’ancêtre des Gilets jaunes » ([16]).

M. Cédric Mas, avocat, président de l’Institut Action résilience, a abondé dans ce sens, considérant qu’« en réalité, le profil des manifestants n’a pas nécessairement changé : il y a toujours eu des casseurs. Des lois anti-casseurs ont été votées dans les années 1970. Ce n’est donc pas ce qui a changé. » ([17])

b.   … mais la présence d’individus violents lors de manifestations se fait plus courante

Si la violence en manifestation a toujours existé, les nombreux acteurs auditionnés par la commission d’enquête constatent une inquiétante généralisation de la présence d’individus délinquants parmi les manifestants.

Le général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, observe « une évolution des modes opératoires et du profil des manifestants : des stratégies d’actions violentes ont été développées, par les black blocs notamment, et nous avons vu apparaître des profils ultra-violents, comme à Notre-Dame-des-Landes, que l’on a appelés “l’ultragauche” ou les “ultrajaunes” » ([18]).

Si ces profils ont toujours existé, ils sont aujourd’hui plus nombreux, mieux organisés et plus visibles. Leurs motivations semblent également avoir changé. Alors que les manifestations les plus violentes étaient souvent un signe extrême de la contestation, voire du désespoir, de ceux qui y participaient, « ces dernières années [ont vu] apparaître des gens se joignant aux manifestations dans le seul espoir de les faire dégénérer et se montrant parmi les plus violents », selon M. Jérôme Foucaud ([19]).

Il convient toutefois de rappeler que l’essentiel des manifestations n’occasionne pas de violences et se déroule correctement. Comme l’a souligné M. Frédéric Veaux lors de son audition par la commission d’enquête, « la plupart d’entre elles ne requièrent pas la mise en œuvre de dispositifs lourds de sécurité par les forces de l’ordre ; seules des mesures de circulation ou de protection destinées à en faciliter le bon déroulement sont prises, en étant attentifs aux mesures qui concernent la prévention du terrorisme » ([20]).

Cette précision est d’autant plus importante que la forte médiatisation des opérations de maintien de l’ordre et des incidents qui peuvent s’y produire peut laisser croire à une proportion inverse.

3.   La captation vidéo et les réseaux sociaux rendent ces violences plus visibles

Un consensus s’est dessiné autour d’un constat, récurrent au fil des auditions de la commission d’enquête : le rôle déterminant de l’évolution des vecteurs d’information sur les manifestations. Comme l’expliquait M. David Ramos, auparavant « il y avait le journal télévisé, voire, pour les générations précédentes, le journal papier. L’information passe désormais, avant tout, par les réseaux sociaux. » ([21])

Le développement des images, captées par les smartphones et diffusées massivement sur les réseaux sociaux, mais également sur les chaînes d’information continue, se traduit par ce que la préfecture de police a qualifié d’« hypermédiatisation des événements en temps réel, par des médias traditionnels (notamment les équipes des chaînes d’information en continu), mais aussi la présence soutenue de journalistes de media indépendants parfois sans carte de presse ou de particuliers qui diffusent en temps réel le déroulement de la manifestation » ([22]).

Or, les réseaux sociaux ont pour conséquence d’inciter au développement de manifestations inopinées et non déclarées. Comme l’explique M. Didier Lallement, préfet de police, « il est alors impossible de trouver des organisateurs, et notre vieux système juridique fondé sur le délit d’attroupement trouve là l’une de ses limites. Les gens qui viennent ne sont pas les organisateurs, même s’il y en a vraisemblablement certains parmi eux, mais que l’on ne peut identifier. » ([23])

La circulation de ces images peut également tromper ceux qui les consultent et contribuer à dégrader la perception de l’action des forces de l’ordre. M. Olivier Boisteaux, président du Syndicat indépendant des commissaires de police, déplore « de voir comment certaines images sont diffusées dans les médias ou sur les réseaux sociaux, montrant de pseudo-violences policières totalement sorties de leur contexte. » ([24])

La publication d’une photographie montrant un policier en train de s’enflammer en marge de la manifestation parisienne contre la loi relative à la sécurité globale, le 5 décembre 2020, illustre ce caractère trompeur : alors que l’angle de prise suggérait que le fonctionnaire s’était enflammé à la suite d’un tir de projectile par un manifestant, l’inflammation d’un engin pyrotechnique a lieu en fait devant lui, sans qu’il ait été atteint.

cliché d’une manifestation parisienne contre la proposition de loi relative à la Sécurité globale, le samedi 5 décembre 2020

Source : Anne-Christine Poujoulat – Agence France-Presse.

Cette évolution technologique contribue à radicaliser le rapport de force entre policiers et gendarmes d’un côté, manifestants de l’autre. M. Cédric Mas a décrit précisément à la commission d’enquête les conséquences de ce phénomène, qui « a modifié [en amont] la capacité des manifestants à se fédérer, et, en aval, leur capacité à exploiter des images malencontreuses qui montrent des choses qui peuvent être sorties de leur contexte et pas toujours de façon objective, telles que des violences qui peuvent paraître illégitimes. C’est quelque chose qui a beaucoup changé et qui n’a pas du tout été pris en compte par les forces de l’ordre. Cela explique pourquoi ce rôle d’interposition, cette légitimité en tant que force d’interposition entre les manifestants et les personnes auxquelles ils s’adressent […] a évolué vers une absence d’impartialité, pour devenir une opposition entre policiers et manifestants. » ([25])

B.   Dans un contexte marqué par une inflation du nombre de manifestations, des tensions grandissantes avec les forces de l’ordre apparaissent

Le nombre de manifestations entraînant la présence des forces de l’ordre augmente régulièrement et nécessite une intense mobilisation des effectifs de police et de gendarmerie. Si une large majorité de ces manifestations se déroule sans difficulté, l’augmentation de la violence dans certaines d’entre elles se traduit par un nombre soutenu de réclamations et de recours de la part de manifestants, tandis que de nombreux policiers et gendarmes sont également victimes de faits de violence, qui peuvent aussi concerner leurs proches.

1.   Toujours plus nombreuses, les manifestations mobilisent intensivement les forces de l’ordre

a.   Des chiffres en nette augmentation

Le nombre de manifestations augmente de manière régulière en France, même si l’année 2020, marquée par la crise sanitaire du covid-19, fera sûrement exception à cette tendance de fond.

Selon les chiffres communiqués par la direction générale de la police nationale, 32 126 opérations de maintien de l’ordre ou services d’ordre ont eu lieu en 2019 en zone de compétence de la police nationale (« ZPN ») contre 27 098 l’année précédente, soit une augmentation de 18,5 % en un an. La préfecture de police en a encadré 6 933 ([26]), ce qui représente une augmentation de 54 % par rapport à 2007 ([27]).

M. Didier Lallement, préfet de police, a précisé à la commission d’enquête que, « chaque jour, en moyenne, plus de 28 000 personnes participent à des événements encadrés par la préfecture de police à Paris. Cela a représenté 10,5 millions de participants en 2019, à comparer aux 5,3 millions qu’ils étaient en 2008. De ces chiffres, on peut au moins tirer un enseignement objectif : en onze ans, le nombre de manifestants à Paris a doublé » ([28]).

Ces chiffres sont également en hausse par rapport à ceux communiqués dans le cadre de la précédente commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative au maintien de l’ordre, dont le rapport d’enquête fait état de 6 300 événements ayant eu lieu dans le périmètre de la préfecture de police et 7 400 dans la zone de compétence de la police nationale en 2014 ([29]).

b.   Des effectifs fortement sollicités

Le volume d’engagement des unités chargées du maintien de l’ordre est particulièrement élevé. Selon le général Christian Rodriguez, celui-ci a beaucoup progressé entre 2017 et 2019 : pour ce qui concerne les escadrons de gendarmerie mobile, le nombre de jours d’engagement a été multiplié par deux, voire par trois.

Ainsi, « sur un total de 109 escadrons, 65 ont été engagés quotidiennement dans des actions opérationnelles en 2018, 69 en 2019 et 76 au premier semestre 2020, avec des pointes à 105 escadrons : cela ne s’était jamais vu. Pendant la crise des Gilets jaunes, 105 ou 106 escadrons ont été mobilisés plusieurs week-ends durant, et le même niveau d’engagement a été fréquent pendant la crise sanitaire, celle-ci ne permettant ni congés ni repos. » ([30])

Le volume d’emploi des membres des compagnies républicaines de sécurité a lui aussi structurellement augmenté depuis 2015, d’après les données transmises par la direction générale de la police nationale.

Volume d’emploi des compagnies républicaines de sécurité depuis 2015

 

Nombre de mobilisations d’unités

Moyenne par jour

2015

2 905

7,96

2017

3 427

9,39

2018

4 478

12,27

2019

5 344

14,64

Source : contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête de la direction générale de la police nationale.

Cet engagement intense des forces de l’ordre contribue à la fatigue et aussi au stress qu’éprouvent les fonctionnaires et les militaires qui assurent les opérations de maintien de l’ordre. Comme l’a résumé M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, « les manifestations se sont enchaînées à un rythme très soutenu pendant toute une période […] À la fatigue physique qui en résulte a pu s’ajouter une fatigue [...] psychologique, face à des manifestants qui criaient parfois des horreurs aux policiers – le fameux et terrible “Suicidez-vous !” qui nous a tous touchés. Et je passe sur les insultes et sur le fait que la moindre intervention de police soit désormais filmée par de nombreux portables, ce qui peut la rendre plus difficile. Tout cela atteint évidemment le moral des policiers. » ([31])

2.   Les tensions observées dans certaines opérations fragilisent les relations entre les forces de l’ordre et la population

Les chiffres dont la commission d’enquête a eu connaissance font état d’un nombre de blessés parmi les policiers et les gendarmes en augmentation chaque année. Même s’il n’existe pas de statistiques précises sur les blessés parmi les manifestants, le grand nombre de réclamations enregistrées par les organes de contrôle interne et externe des activités des forces de l’ordre illustre les tensions suscitées par certaines opérations de maintien de l’ordre.

a.   Les prétendues « violences policières » peuvent faire l’objet de recours

L’expression « violences policières » est fortement contestée, bien qu’elle ait été utilisée récemment par le Président de la République lui-même dans une interview au média en ligne Brut, le 4 décembre 2020.

L’emploi de l’adjectif « policières » pour qualifier ces violences est perçu par certains auditionnés comme renvoyant à des violences systémiques. Pour Me Laurent-Franck Liénard, parler de « violences policières » « revient à laisser entendre qu’il s’agirait, comme pour les violences conjugales, d’un phénomène extrêmement répandu et en quelque sorte normal dans le contexte social que nous connaissons : les policiers seraient nécessairement violents. Or ce n’est pas vrai. Il y a une différence entre le fait d’exercer la force au nom de l’État – car celui-ci a le monopole de l’exercice de la force – et celui de commettre des violences. Commettre des violences, c’est une infraction pénale ; exercer la force, c’est légitime. La question qui se pose, lorsqu’un policier ou un gendarme exerce la force, est de savoir s’il le fait de manière légitime. » ([32]) Il s’agit néanmoins d’une conception contestable, l’adjectif pouvant simplement renvoyer à la qualité de policier (ou de membre des forces de l’ordre en général) de l’auteur d’un acte de violence.

D’une manière plus convaincante, Me Thibault de Montbrial a observé, lors de son audition, que « les termes de “violences policières” ne sont pas les termes idoines pour débattre de la légitimité du recours à la force par les forces de l’ordre dans la mesure où la police et la gendarmerie ont, en France, le monopole de la violence légitime. Si l’on parle de violences policières, on ne sait si l’on parle de violences policières légitimes ou non. Il faut soit modifier les termes, soit ajouter le mot “légitimes” ou, en l’occurrence, “illégitimes” et parler de la question de violences policières illégitimes. » ([33]) C’est la raison pour laquelle votre rapporteur préfère qualifier ces faits de « violences policières ayant un caractère illégitime pour certaines d’entre elles ».

Il existe plusieurs procédures afin de dénoncer ces violences illégitimes. La victime peut déposer plainte ou saisir les inspections générales de la police ou de la gendarmerie nationales – ce qui vaut d’ailleurs régulièrement à la police d’être présentée comme « l’administration la plus contrôlée » ([34]) de France, ce qui est parfaitement exact dans l’absolu des données statistiques.

Selon les chiffres transmis par M. Frédéric Veaux, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été destinataire, depuis 2018, de 406 saisines judiciaires concernant le maintien de l’ordre dans les mouvements nationaux d’envergure – tels que les Gilets jaunes ou le 1er mai, dont 301 ont été transmises à l’autorité judiciaire. Sur la même période, elle a ouvert 67 enquêtes administratives, dont 30 ont été retournées à l’autorité administrative. Pour ce qui concerne le territoire de la préfecture de police, alors que 15 dossiers étaient traités ou en cours de traitement par l’IGPN en 2017, il y en avait 55 en 2019.

Structurellement, le nombre de saisines de l’IGPN, tous sujets confondus, est en nette augmentation. Le rapport annuel de l’inspection générale pour 2019 indique que 9 564 particuliers se sont adressés directement à l’IGPN, soit une hausse significative de 26 % par rapport à 2018. Elle fait par ailleurs état d’« un pic de 567 signalements, observé au mois de janvier, [qui] correspond à une période de forte mobilisation sociale et de confrontations violentes entre manifestants et forces de l’ordre, confirmant en cela la tendance amorcée au mois de décembre 2018. » ([35])

Les saisines concernant les gendarmes sont moins fréquentes : sur la période allant de janvier 2018 à juin 2020, la direction générale de la gendarmerie nationale a fait état de 67 réclamations relatives à un usage de la force injustifié ou disproportionné, mais sans préciser les circonstances de l’incident. Parmi ces 67 réclamations, 23 ont concerné les Gilets jaunes. Le bureau des enquêtes de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) a par ailleurs été saisi à 21 reprises par les autorités judiciaires dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre.

Outre les inspections générales, les victimes peuvent aussi s’adresser au Défenseur des droits, institution en charge du respect de la déontologie de la sécurité ([36]). En 2019, le Défenseur des droits a ainsi été saisi 1 957 fois de réclamations en lien avec la déontologie de la sécurité. Les statistiques ventilées de l’institution ne permettent pas d’identifier précisément quelles réclamations, parmi ce total, concernent des opérations de maintien de l’ordre. Toutefois, M. Jacques Toubon a précisé à la commission d’enquête que « la majorité [d’entre elles] concernent de petites réclamations portant notamment sur le comportement des policiers ou des gendarmes recevant une plainte dans un commissariat ou une brigade de gendarmerie. Les affaires de maintien de l’ordre sont minoritaires. » ([37])

L’appréciation positive de l’action des forces de l’ordre semble s’éroder quelque peu, mais elle demeure néanmoins largement majoritaire auprès de nos compatriotes. Le 5 mars 2020, une étude OpinionWay révélait que 66 % des Français sondés déclarent avoir confiance en la police – contre 74 % pour l’étude similaire de décembre 2018. En comparaison, en 2020, 78 % des Allemands et 73 % des Britanniques sondés ont déclaré faire confiance à leurs polices. ([38])

b.   Une augmentation inquiétante du nombre de fonctionnaires et militaires blessés

Votre rapporteur note et s’inquiète de l’augmentation du nombre de blessés parmi les policiers et les gendarmes.

Selon M. Didier Lallement, en 2019, 236 policiers et gendarmes ont été blessés dans des événements de maintien de l’ordre sur le territoire de compétence de la préfecture de police. En ZPN, 353 policiers avaient été blessés en 2018 et 413 en 2019, auxquels il faut ajouter plus de 1 500 CRS « contusionnés », c’est-à-dire des fonctionnaires qui poursuivent leur mission malgré leurs blessures légères, selon les chiffres communiqués par Mme Pascale Regnault-Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité (DCCRS), pendant son audition. Les blessés étaient au nombre de 224 en 2014, selon les chiffres cités par la précédente commission d’enquête sur le maintien de l’ordre, qui constatait déjà une augmentation tendancielle du nombre de blessés parmi les gendarmes et les CRS entre 2008 et 2014 ([39]). Une récente enquête publiée dans le quotidien Le Figaro affirme par ailleurs, à partir des données fournies par la DGPN, que le nombre de policiers blessés en service a été multiplié par plus de deux en quinze ans, tandis que les violences et outrages à agent de police ont augmenté de 60 % en presque vingt ans ([40]).

En zone de compétence de la gendarmerie nationale (ZGN), depuis 2010, le nombre total d’agressions physiques sur les gendarmes a augmenté de 76 %, celui des agressions avec arme a doublé et le volume de blessés parmi les gendarmes a crû de 64 %. En 2018 et 2019, respectivement 361 et 196 gendarmes ont été blessés pendant une opération de maintien de l’ordre ([41]).

Ces violences concernent également les familles des membres des forces de l’ordre. Mme Aurélie Laroussie, présidente de l’association Femmes des forces de l’ordre en colère, a fait part à la commission d’enquête des menaces – parfois de mort – dont elle était victime, ainsi que des intimidations que subissent ses enfants. Dans le cadre de son engagement de présidente de l’association, elle a pris connaissance d’autres témoignages similaires au sien. Ainsi, « une autre épouse de fonctionnaire a par exemple trouvé des mots sur son pare-brise avec des menaces de mort. Nous avons également eu connaissance de cas de messages déposés dans les boîtes aux lettres, ce qui signifie que les auteurs de ces menaces connaissent jusqu’à l’adresse de notre domicile. Le problème le plus important et le plus récurrent a trait au harcèlement de nos enfants dans les établissements scolaires. » ([42])

C.   Une réponse administrative et judiciaire susceptible de porter atteinte à la liberté de manifester

Le cadre juridique du droit de manifester s’est durci au cours des dernières années, encadrant désormais de façon très stricte la liberté de manifestation sur le plan administratif et judiciaire.

1.   Le renforcement des mesures visant à prévenir l’existence de troubles à l’ordre public

a.   Une conception libérale du droit de manifester aujourd’hui remise en question

Les articles L. 211-1 et L.211-2 du code de la sécurité intérieure imposent aux organisateurs ([43]) d’une manifestation de la déclarer auprès de la mairie ([44]) entre trois et quinze jours avant la date prévue de la manifestation ainsi que d’en préciser l’objet, la date, l’heure, le lieu et l’itinéraire. Reprenant les dispositions du décret-loi du 23 octobre 1935, ce régime déclaratif illustre la conception libérale qui entoure la liberté de manifestation considérée par la jurisprudence constitutionnelle ([45]), européenne ([46]) et administrative ([47]) comme un droit fondamental.

Il revient cependant au législateur de concilier la protection effective de cette liberté avec les impératifs d’ordre public et de sécurité des personnes et des biens, dans un contexte actuel caractérisé par des risques accrus de débordements. Selon les circonstances d’espèce et les informations dont elles disposent, les autorités administratives apprécient concrètement si les conditions des manifestations préalablement déclarées sont susceptibles de représenter un trouble à l’ordre public. Le cas échéant, sur le fondement de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure, l’autorité compétente peut prononcer par arrêté l’interdiction de la manifestation, dès lors que seule l’interdiction est en mesure de prévenir l’apparition de ces troubles, conformément au principe traditionnel du droit administratif selon lequel « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception » ([48]). L’interdiction prononcée peut alors être contestée par la voie du recours en référé devant le juge administratif, qui contrôle la proportionnalité de la mesure au regard des circonstances. Il s’agit donc d’une décision théoriquement exceptionnelle, comme le rappelle M. Francis Lamy, président adjoint de la section de l’intérieur du Conseil d’État :

« Les préfets recourent rarement à l’interdiction. […] C’est plus complexe en cas de risques importants de troubles à l’ordre public : le préfet doit-il faire prévaloir la liberté de manifestation, ou pas ? Il doit apprécier les circonstances et, s’il a le sentiment que la manifestation peut entraîner d’importants dommages, il peut être amené à l’interdire. […] Une décision de ce genre n’est jamais facile à prendre. Interdire une manifestation, c’est courir le risque qu’elle se déroule quand même ; ne pas le faire vous expose – à juste titre , si elle crée des désordres, aux protestations des élus de la ville concernée. Si les décisions d’interdiction sont rares, c’est que le dilemme est complexe et l’évaluation se fait au cas par cas. » ([49])

En outre, le non-respect d’une interdiction administrative de manifester ou la non-déclaration préalable d’une manifestation ([50]) n’autorise pas pour autant l’État à procéder à sa dispersion. Les articles L. 211-9 du code de la sécurité intérieure et 431-3 du code pénal permettent aux forces de l’ordre de mettre fin à ces manifestations uniquement à la condition qu’elles soient « susceptibles de troubler l’ordre public », cette condition étant requise afin de caractériser le délit d’attroupement puni d’un an d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende ([51]). L’ancien préfet de police Michel Delpuech déplore également la clémence dont feraient preuve les tribunaux judiciaires à l’encontre des organisateurs de manifestations non-déclarées : « Organiser une manifestation sans déclaration préalable est passible d’une sanction pénale, mais encore faut-il le démontrer. Mes services avaient monté, en lien étroit avec le parquet de Paris, une procédure relative à l’organisation d’une manifestation non déclarée, visant un leader médiatique des Gilets jaunes fréquentant les plateaux de télévision – peut-être celui qui avait dit qu’il voulait aller à l’Élysée. Il a été condamné à 500 euros d’amende avec sursis en première instance et relaxé en appel ! » ([52])

À l’épreuve de la multiplication des manifestations au cours de ces dernières années, notamment à l’occasion des 52 000 manifestations des Gilets jaunes ([53]) en 2018-2019, ce cadre juridique particulièrement protecteur fait désormais l’objet de critiques croissantes. L’approche libérale du droit de manifester est de plus en plus contestée par certains, en ce qu’elle ne serait plus en mesure de garantir la préservation de l’ordre public, entravant ainsi les capacités de l’État à prévenir et à réprimer efficacement les infractions commises au cours des manifestations. Lors de l’audition des représentants des commerçants, M. Antoine Nori, président de la commission Sérénité de la Fédération des commerçants et artisans professionnels de Toulouse, s’est interrogé sur la « sacralisation » du droit de manifester qui bénéficierait selon lui d’une protection préférentielle excessive : « Le droit de manifester prime-t-il constitutionnellement sur celui de rouler sur la chaussée ou de déambuler dans les rues ? C’est devenu une habitude, un acquis. Mais s’est-on posé la question de bon sens : pourquoi le droit de manifester est-il, dans son mode opératoire, supérieur à celui de circuler ? Tout le monde ne s’informe pas en permanence, et on ne prévient pas nécessairement qu’une manifestation aura lieu. Les manifestants deviennent donc soudainement prioritaires. » ([54])

La visibilité accrue des violences constatées au cours des manifestations depuis celles contre la « loi travail » en 2016 a conduit le Gouvernement et le législateur à faire évoluer ce paradigme, en dépit de la latitude pourtant importante laissée aux autorités compétentes par la jurisprudence administrative afin d’interdire des manifestations susceptibles de troubler l’ordre public. À titre illustratif, des interdictions administratives de manifester ont été reconnues légales dès lors qu’elles ont pour objet de faciliter la circulation sur certaines voies publiques de la commune ([55]), en cas d’insuffisance des forces de l’ordre disponibles ([56]), à la lumière de la gravité des incidents survenus à l’occasion de manifestations précédemment organisées ([57]) ou encore au regard du comportement passé des membres de l’association déclarante et de la difficulté des forces de l’ordre à manœuvrer sur les lieux de la manifestation ([58]).

Dans ce contexte, à l’initiative du Sénat, le Parlement a adopté en mars 2019 une proposition de loi visant à renforcer et à garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations ([59]). Parmi plusieurs mesures tendant à compléter les outils préventifs et répressifs à la disposition des forces de sécurité et du juge judiciaire afin de prévenir et de sanctionner les infractions commises lors des manifestations, l’article 3 de la proposition de loi prévoyait la mise en œuvre d’une interdiction administrative de manifester. Dès 2015, le rapport de notre ancien collègue Pascal Popelin au nom de la commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux du maintien de l’ordre préconisait déjà l’introduction d’une telle interdiction administrative, assortie de plusieurs conditions garantissant la proportionnalité et le caractère adapté d’une telle mesure ([60]).

La portée de l’interdiction prévue par l’article 3 adopté par le Parlement présentait un caractère particulièrement large, dans le but d’assurer l’efficacité concrète du dispositif. Premièrement, l’interdiction administrative pouvait frapper un individu sans que ne soit apportée la preuve que celui-ci ait précédemment commis – ou s’apprêterait à commettre – des actes de violences au cours d’une manifestation. Deuxièmement, toutes les manifestations pouvaient être concernées par l’interdiction d’accès, indépendamment de l’existence de risques avérés de troubles à l’ordre public. Enfin, l’interdiction pouvait s’appliquer sur l’ensemble du territoire national pour une durée maximale d’un mois.

Le Conseil constitutionnel a censuré l’intégralité de cet article, considérant que « compte tenu de la portée de l’interdiction contestée, des motifs susceptibles de la justifier et des conditions de sa contestation, le législateur a porté au droit d’expression collective des idées et des opinions une atteinte qui n’est pas adaptée, nécessaire et proportionnée. » ([61])

Mme Sylvie Hubac, présidente de la section de l’intérieur du Conseil d’État, observe cependant que la censure constitutionnelle laisse une porte ouverte à la mise en place d’un dispositif législatif plus équilibré ([62]). Votre rapporteur considère que la réintroduction d’une interdiction administrative de manifester ne saurait constituer une réponse véritablement opportune, conformément à la position exprimée par M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur : « Nous sommes dans un État de droit, il faut en tenir compte. On ne peut pas empêcher comme cela les gens de manifester, il faut que les Français et Françaises le comprennent. J’allais dire qu’on aimerait pouvoir le faire, mais non : on ne peut pas le faire, c’est tout ; la question ne se pose pas. » ([63])

Au-delà des évidentes difficultés juridiques précédemment évoquées, cette solution entraînerait, plus qu’une évolution, une rupture très nette avec la conception libérale du droit de manifester. Elle risquerait par ailleurs d’entraîner des pratiques abusives, sans que celles-ci puissent être, le cas échéant, contestées en temps utile devant le juge administratif. Comme le souligne le Syndicat de la magistrature dans sa contribution écrite remise à la commission d’enquête, l’autorité administrative ne sera pas nécessairement en mesure de présenter des « griefs matériels ou objectivables » ([64]) pour motiver ces interdictions, ouvrant ainsi la voie à de potentielles dérives attentatoires aux libertés.

Le décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire a également matérialisé la volonté du Gouvernement de s’écarter du modèle traditionnel libéral sur lequel repose le droit de manifester. Motivé par des raisons sanitaires, son article 3 prévoyait l’interdiction générale des rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert et mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes. Par son ordonnance rendue le 13 juin 2020 ([65]), le juge des référés du Conseil d’État a suspendu l’application de cette disposition, eu égard à l’atteinte disproportionnée portée au droit de manifester : « Le juge a considéré que cette interdiction n’était pas justifiée puisque le code de la sécurité intérieure prévoit un système de déclaration et la possibilité pour le préfet d’interdire une manifestation, en tant que de besoin. Une interdiction réglementaire absolue et générale est donc illégale et non justifiée. En outre, le juge des référés a relevé qu’on pouvait parfaitement laisser des manifestations se dérouler grâce aux gestes barrières et à des protocoles d’organisation, alors même qu’on était en état d’urgence sanitaire. » ([66])

Le 14 juin 2020, le Premier ministre a donc modifié ce décret pour supprimer l’effet utile de l’interdiction précitée, en précisant que celle-ci ne s’appliquerait pas aux manifestations autorisées par le préfet de département, le droit de manifester étant ainsi assujetti à un régime d’autorisation administrative.

L’ensemble des mesures envisagées depuis la crise des Gilets jaunes ayant pour but ou pour effet de restreindre la liberté de manifester et dont l’aboutissement a souvent été contrecarré par les juges constitutionnel et administratifs révèlent le changement de paradigme aujourd’hui à l’œuvre : consacrée comme un droit fondamental, la liberté de manifester fait désormais l’objet d’un encadrement renforcé au nom de la préservation de l’ordre public. Si l’évolution du cadre légal et réglementaire vise à atteindre cet objectif au demeurant légitime, elle comporte également des risques d’abus qu’il convient d’identifier et de prévenir.

b.   Le recours potentiellement abusif aux contrôles d’identité, aux fouilles et confiscations d’objets

Face à la recrudescence de violences, les contrôles d’identité aux abords des manifestations sont massivement utilisés par la police et la gendarmerie, au risque de brouiller la distinction entre les missions relevant de la police administrative et celles incombant à la police judiciaire.

Alinéas 1er à 8 de l’article 78-2 du code de procédure pénale
 

Les officiers de police judiciaire et, sur l’ordre et sous la responsabilité de ceux-ci, les agents de police judiciaire et agents de police judiciaire adjoints mentionnés aux articles 20 et 21-1 peuvent inviter à justifier, par tout moyen, de son identité toute personne à l’égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner :

qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction ;

ou qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit ;

ou qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit ;

ou qu’elle a violé les obligations ou interdictions auxquelles elle est soumise dans le cadre d’un contrôle judiciaire, d’une mesure d’assignation à résidence avec surveillance électronique, d’une peine ou d’une mesure suivie par le juge de l’application des peines ;

ou qu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire.

Sur réquisitions écrites du procureur de la République aux fins de recherche et de poursuite d’infractions qu’il précise, l’identité de toute personne peut être également contrôlée, selon les mêmes modalités, dans les lieux et pour une période de temps déterminés par ce magistrat. Le fait que le contrôle d’identité révèle des infractions autres que celles visées dans les réquisitions du procureur de la République ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes.

L’identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut également être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa, pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment à la sécurité des personnes ou des biens.

L’article 78-2-2 du code de procédure pénale précise les infractions pour lesquelles les contrôles d’identité peuvent être effectués sur réquisitions du procureur de la République, pour une durée maximale de vingt-quatre heures et dans des lieux précisément déterminés. Il s’agit des actes de terrorisme, d’infractions en matière de prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs, de possession d’armes et d’explosifs, de vol, de recel et de trafic de stupéfiants.

Lors des auditions conduites par la commission d’enquête, il est apparu que la multiplication des contrôles d’identité effectués sur le fondement de l’article 78-2-2 s’explique davantage par le souci de contrôler et ainsi d’empêcher, en amont de la manifestation, la participation de potentiels fauteurs de troubles que par la volonté de rechercher les auteurs des infractions précitées qui n’ont, par principe, pas encore été commises à ce stade, et ne sauraient à elles seules correspondre à l’ensemble des infractions susceptibles d’être commises au cours des manifestations.

Le Défenseur des droits rappelle opportunément que « ces contrôles d’identité sur réquisitions n’exigent pas, contrairement aux contrôles d’identité soumis à la condition préalable de la commission ou présomption de commission d’une infraction ([67]), de critères objectifs pour leur mise en œuvre. Ils peuvent donc être pratiqués indépendamment du comportement de la personne contrôlée. Cette absence de condition objective favorise les risques de discrimination ([68]) et des comportements des forces de l’ordre non conformes à la déontologie. » ([69]) Cette situation avait déjà été dénoncée par le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale publié en 2015 qui évoquait à juste titre « un sentiment de violation arbitraire des libertés fondamentales par les forces de police » ([70]).

Votre rapporteur considère que le détournement des dispositions prévues par l’article 78-2-2 du code de procédure pénale représente une véritable dérive qui nuit autant à la cohérence des outils juridiques susceptibles d’être utilisés qu’aux relations, déjà dégradées, entre les manifestants et les forces de l’ordre, comme l’a d’ailleurs reconnu le préfet de police lui-même : « D’aucuns, je le sais, ont le sentiment que certains contrôles d’identité sont des prétextes pour empêcher les manifestations. » ([71])

Plus qu’un sentiment, le Syndicat de la magistrature souligne la réalité de ce constat : « En pratique, la procédure de contrôle d’identité est régulièrement détournée et entrave par voie de conséquence l’exercice du droit de manifester [...] Force est de constater que dans le cadre des manifestations, l’utilisation industrielle de l’article 78-2 transforme cette disposition légale en un blanc-seing à destination des policiers et des gendarmes de sorte que, sous couvert de ce cadre juridique, ils peuvent bloquer les manifestants et les empêcher de se rendre dans les cortèges. » ([72]) Lors de son audition par la commission d’enquête, Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, apporte une précision supplémentaire : « Ces contrôles d’identité – que je qualifierais de totalement disproportionnés – ne sont pas conduits parce qu’on suspecte une infraction, ou parce qu’on a affaire à une personne dont on soupçonne qu’elle ne pourra pas justifier de son identité, ce qui devrait en être la base, mais servent en fait à dissuader les manifestants. » ([73])

Il est à cet égard important de rappeler le rôle qu’exerce le parquet dans la délivrance des réquisitions sollicitées par la préfecture, ce que confirme expressément M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation : « L’autorité judiciaire décide d’octroyer ou non la possibilité de procéder à des contrôles d’identité. Elle exerce donc un contrôle sur les demandes qui lui sont adressées, notamment sur leurs modalités et leur durée, pour s’assurer que la loi est respectée. » ([74]) Votre rapporteur souligne la nécessité d’une véritable coordination de l’autorité administrative et de l’autorité judiciaire, dans le respect de l’indépendance de cette dernière et des prérogatives de chacune.

Les réquisitions délivrées par le parquet doivent donc être strictement proportionnées aux buts qu’elles poursuivent, comme l’a rappelé Me Raphaël Kempf lors de son audition : « Le tribunal de grande instance de Lisieux, dans un jugement du 4 juin 2019, a par exemple annulé des réquisitions du procureur de Lisieux qui avaient été prises en vue de contrôler des personnes se rendant à Paris pour manifester le 8 décembre 2018 : elles avaient été interpellées très préventivement, à plusieurs centaines de kilomètres de Paris, et plusieurs heures avant les manifestations ! » ([75])

Cette pratique se conjugue à la mise en œuvre, également controversée, de contrôles d’identité dits « délocalisés » effectués sur le fondement de l’article 78-3 du code de procédure pénale aux termes duquel une personne refusant ou se trouvant dans l’impossibilité de justifier son identité peut ainsi être, en cas de nécessité, retenue sur place ou dans le local de police où elle est conduite aux fins de vérification.

Le Défenseur des droits souligne régulièrement le caractère potentiellement abusif et illégal de contrôles délocalisés effectués par les forces de l’ordre aux fins d’interpeller un groupe de personnes pendant une manifestation puis de les en éloigner afin de contrôler leur identité : « Dans une décision du 4 décembre 2019, [le Défenseur des droits] a pu constater, à l’issue de ses investigations, l’illégalité du recours à un contrôle délocalisé, privant plus de quarante personnes de liberté pendant une période de presque trois heures, en dehors de tout cadre juridique et sans que l’autorité judiciaire, garante des libertés individuelles, n’en soit informée à un quelconque moment. » ([76])

Dans le but de sécuriser juridiquement les contrôles préventifs opérés aux abords des manifestations tout en améliorant leur efficacité, la loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 a créé l’article 78-2-5 du code de procédure pénale qui instaure un nouveau régime de contrôles réalisés par la police judiciaire. Comme le précise M. Michel Delpuech, l’objectif est de renforcer les moyens à la disposition des forces de l’ordre afin de rechercher les auteurs de l’infraction, sanctionnée par l’article 431-10 du code pénal, de détention illicite d’une arme lors de la participation à une manifestation ([77]) :

« À l’occasion d’autres manifestations de Gilets jaunes, nous avions obtenu du procureur de Paris des réquisitions assez larges permettant de contrôler si des participants à une manifestation n’étaient pas porteurs d’armes par destination, ce qui est sanctionné par l’article 431-10 du code pénal. À mon initiative, cette disposition est devenue le nouvel article 78-2-5 du code de procédure pénale […] En mai 2018, les outils juridiques n’étaient pas de ce niveau et l’anticipation sur le terrain n’était pas calibrée. » ([78])

Sur réquisition du procureur de la République, les officiers de police judiciaire et, sous leur responsabilité, les agents de police judiciaire sont désormais autorisés à procéder à des inspections visuelles et à des fouilles de bagages, ainsi qu’à des visites de véhicules circulant, arrêtés ou stationnant sur la voie publique, sur les lieux d’une manifestation et à ses abords immédiats afin de prévenir le port d’une arme pendant une manifestation. Ces fouilles sont circonscrites aux lieux de la manifestation et à ses abords immédiats.

M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, rappelle que ces contrôles sont en théorie limités à la recherche d’armes dont il pourrait être fait usage pendant une manifestation : « Ces réquisitions sont justifiées par le fait qu’un certain nombre de personnes pouvaient vouloir venir à une manifestation avec des boules de pétanque, alors qu’elles n’avaient pas forcément l’intention de jouer aux boules, ou avec des armes. Le contrôle, dans ces cas-là, est justifié, tout comme le placement en garde à vue. » ([79])

M. François Molins estime que le cadre juridique établi par l’article 78-2-5 du code de procédure pénale est dénué d’ambiguïté : « Je ne vois pas comment on peut aujourd’hui placer en garde à vue une personne uniquement parce qu’elle possède sur elle du sérum physiologique. » ([80]) Cependant, la pratique a pu, là encore, occasionner certaines dérives qui vont au-delà d’un simple excès de zèle :

« En revanche, lorsqu’une personne a simplement des lunettes de piscine, parce qu’elle a peur de recevoir des gaz lacrymogènes, et qu’elle se fait interpeller, l’interpellation est alors abusive, tout comme le placement en garde à vue, qui est alors levé par le parquet et peut être traité dans le cadre du retour d’expérience, en faisant savoir aux forces de police que telle ou telle interpellation n’était pas justifiée. Cela étant, le principe du contrôle d’identité et des fouilles, sur réquisition du procureur, n’est pas critiquable en soi. Mais son application peut l’être quelquefois. » ([81])

Ce témoignage révèle le recours potentiellement disproportionné à des fouilles corporelles et à des interpellations massives en amont des manifestations, ce que déplorait déjà le Défenseur des droits dans son rapport publié en décembre 2017 : « Le Défenseur des droits dénonce ces mesures de fouille et de filtrage qui portent atteinte aux libertés individuelles, sont source de tensions à l’occasion des manifestations et contribuent à la dégradation des relations police-population. » ([82]) Si l’application de l’article 78-2-5 du code de procédure pénale a pu effectivement améliorer la détection d’armes et l’interpellation de leurs détenteurs en amont des manifestations, son utilisation abusive contribue hélas à détériorer la confiance des citoyens envers l’action des forces de l’ordre et à fragiliser l’exercice du droit de manifester.

En outre, la généralisation de ces fouilles soulève de nombreuses interrogations quant aux modalités de confiscation et de restitution des objets saisis par la police et la gendarmerie, au risque de porter atteinte au droit de propriété. Dans sa décision-cadre publiée le 9 juillet 2020, le Défenseur des droits souligne en effet que « de nombreuses personnes se sont plaintes auprès du Défenseur des droits de s’être vues confisquer des objets ou matériels de protection qui n’étaient pas illicites et qui ne présentaient aucun danger pour leur porteur ou pour les autres, tels que des gilets jaunes, du sérum physiologique, des lunettes de piscine, masques, gants, ou banderoles. Ces objets ont, soit été confisqués et leurs détenteurs libres de circuler ensuite, soit saisis lorsque leur découverte était à l’origine d’interpellations et de poursuites judiciaires. Lors de ces confiscations, certaines personnes expliquent avoir été laissées sans explication sur la procédure à suivre pour obtenir la restitution de leurs biens ou n’ont jamais pu les récupérer. » ([83])

Conformément à la préconisation émise par le Défenseur des droits, cette situation appelle nécessairement une clarification, par le pouvoir réglementaire, du cadre juridique applicable afin de garantir et de faciliter la restitution des objets confisqués en amont des manifestations. À l’issue des auditions de la commission d’enquête, votre rapporteur considère qu’il est indispensable de sécuriser juridiquement les règles applicables à la confiscation et à la restitution des objets saisis.

D’une part, le champ des objets prohibés apparaît incertain, ce qui laisse une marge d’appréciation potentiellement excessive aux forces de l’ordre afin de déterminer les matériels ou équipements dont la possession n’est pas autorisée au cours d’une manifestation. D’autre part, il apparaît que la confiscation éventuelle de matériels de protection, à l’image des lunettes de piscine ou de gants, a pour effet de dissuader les personnes détenant ces objets de participer à la manifestation, ce qui entrave directement leur droit de manifester, tout en participant à l’élévation des tensions dès le début de la manifestation.

Recommandation n° 1 : Clarifier les règles applicables à la confiscation des objets saisis en amont des manifestations et préciser les modalités de leur restitution à leur propriétaire à l’issue des manifestations, hors cadre d’une éventuelle procédure judiciaire.

De plus, votre rapporteur déplore vivement la non-remise du rapport prévu par l’article 5 de la loi du 10 avril 2019 imposant au Gouvernement d’informer annuellement de manière détaillée le Parlement sur l’application de ces mesures, s’agissant notamment de la mise en œuvre des dispositions de l’article 78-2-5 du code de procédure pénale. Outre le non-respect de la volonté du législateur, l’absence d’information publique sur ces pratiques témoigne de la relative opacité qui les caractérise, alimentant ainsi des interrogations légitimes quant à leur légalité.

2.   Un cadre répressif fondé sur le développement des sanctions pénales

a.   La pluralité des incriminations contraventionnelles et délictuelles applicables

La judiciarisation des infractions commises au cours des manifestations s’inscrit dans un cadre législatif et réglementaire ayant fait l’objet d’un renforcement significatif au cours de la dernière décennie. L’évolution de l’arsenal répressif vise à élargir et à faciliter l’engagement de la responsabilité pénale des fauteurs de troubles. La loi du 10 avril 2019 constitue l’aboutissement de ce processus.

Le code pénal sanctionne sévèrement la commission de délits constatés au cours de manifestations, s’agissant notamment du vandalisme ([84]) et des vols ([85]). En outre, l’arsenal législatif permet de réprimer les délits d’entrave volontaire à l’arrivée de secours ([86]), les délits de rébellion simple, en réunion ou armée, et de provocation à la rébellion ([87]), les outrages commis à l’encontre des dépositaires de l’autorité publique ou d’une mission de service public ([88]) et les entraves à la circulation routière ([89]).

De nombreuses incriminations délictuelles permettent également de sanctionner de façon plus ciblée des comportements pénalement répréhensibles susceptibles de survenir au cours des manifestations.

L’article 431-10 du code pénal dispose que la participation à une manifestation en étant porteur d’une arme est punie de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Toutes les armes telles que définies par l’article 132-75 du code pénal sont concernées, c’est-à-dire aussi bien les armes par nature que les armes par destination ([90]) ainsi que les armes factices. La jurisprudence de la Cour de cassation appréhende cette incrimination de façon particulièrement large dans la mesure où « le seul fait d’en avoir été trouvé porteur au cours d’une manifestation caractérise le délit […] indépendamment de l’usage qui en a été fait ou auquel on a pu l’avoir destiné, et ce quand bien même la participation du prévenu à la manifestation n’aurait été que fortuite » ([91]). Sauf motivation spéciale, la juridiction compétente est tenue de prononcer l’interdiction de détenir ou de porter, pour une durée maximum de cinq ans, une arme soumise à autorisation, ainsi que la confiscation d’une ou de plusieurs armes dont le condamné est propriétaire ou dont il a la libre disposition.

L’article 431-4 du code pénal réprime le fait pour une personne non armée de continuer volontairement à participer à un attroupement après que les sommations ont été légalement accomplies dans leur intégralité et perçues par les mis en cause ([92]). La peine encourue s’élève à un an de prison et 15 000 euros d’amende ([93]).

Depuis 2009, le législateur a créé de nouvelles infractions dans le but de réprimer plus efficacement les fauteurs de troubles. Le décret n° 2009-724 du 19 juin 2009 a créé l’article R. 645-14 du code pénal qui sanctionne d’une amende contraventionnelle de la cinquième classe ([94]) le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage, sans motif légitime, afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public. La jurisprudence administrative a considéré que cette infraction contraventionnelle était conforme aux exigences constitutionnelles et conventionnelles relatives au principe de légalité des peines ([95]).

La loi du 10 avril 2019 a créé l’article 431-9-1 du code pénal afin d’élever au rang délictuel la dissimulation illicite du visage au cours de manifestations. La méconnaissance de cette disposition est punie d’une peine d’emprisonnement d’un an et de 15 000 euros d’amende. Au-delà du renforcement du caractère dissuasif d’une telle interdiction, la création de ce délit autorise l’interpellation et le placement en garde à vue des auteurs de l’infraction avant leur défèrement en vue d’une audience de comparution immédiate, ce que ne permet pas l’article R. 645-14 du code pénal sur la base duquel les policiers et les gendarmes peuvent seulement contrôler l’identité du contrevenant, puis dresser un procès-verbal de leurs constatations ([96]).

Si cette disposition peut s’avérer utile afin de mettre hors d’état de nuire des black blocs infiltrés au sein ou en marge des manifestations, le Syndicat de la magistrature souligne les dérives potentielles que peut entraîner son utilisation par les forces de l’ordre :

« Ainsi, l’interdiction de la dissimulation de tout ou partie du visage a donné lieu au placement en garde à vue de 210 personnes et à 41 condamnations entre avril et octobre 2019. Or, l’interdiction de la dissimulation du visage dans le cadre de manifestations ne saurait être poursuivie que si une personne se livre à un acte de violence ou démontre clairement son intention de le faire de manière imminente. Le fait de dissimuler son visage ne constitue pas à lui seul une intention violente ou autrement délictueuse et peut être justifié car des manifestants peuvent craindre d’être identifiés ou se protéger contre les effets nocifs du gaz lacrymogène. Ces infractions, aux contours flous, sont retenues pour permettre d’interpeller largement, y compris des personnes qui n’ont commis aucune violence ou dégradation et ne présentent pas de danger pour l’ordre public. » ([97])

L’existence d’une double incrimination contraventionnelle et délictuelle présente une certaine redondance dans la mesure où les faits visés par ces deux infractions sont quasiment identiques ([98]). Votre rapporteur souligne le manque de cohérence résultant de la combinaison des articles R. 645-14 et 431-9‑1 du code pénal, ce qui nuit à la clarté du droit applicable en la matière.

Recommandation n° 2 : Abroger l’article R. 645-14 du code pénal relatif à l’infraction contraventionnelle de dissimulation illicite du visage au cours des manifestations.

En outre, il convient de s’interroger sur la portée pratique de cette interdiction de dissimulation illicite du visage à l’épreuve du contexte sanitaire résultant de la pandémie de covid-19. L’article L. 3136-1 du code de la santé publique prévoit en effet que le non-respect de l’obligation de port du masque dans l’espace public est sanctionné par une amende contraventionnelle de la quatrième classe. L’articulation de cette disposition, certes contingente à la crise sanitaire actuelle, avec l’interdiction de dissimulation illicite du visage peut soulever une certaine difficulté, comme le souligne Me Arié Alimi :

« La dissimulation intégrale ou partielle du visage est sanctionnée si elle est sans motif légitime, ce qui laisse une grande marge d’interprétation. Mais ce qui est le plus inquiétant pour nous, juristes, c’est la coexistence, dans le corpus juridique, de deux infractions antinomiques : l’infraction pénale de dissimulation partielle ou intégrale du visage, d’une part, et l’infraction de non-dissimulation du visage par un masque, d’autre part, qui est sanctionnée par une contravention. J’ai rarement vu une telle situation. Aujourd’hui, des manifestants peuvent être sanctionnés pénalement, à la fois parce qu’ils ont un masque et parce qu’ils n’en ont pas. Une mise en cohérence des textes s’impose. » ([99])

Cette situation entraîne une réelle insécurité juridique qui porte autant préjudice à la liberté de manifester qu’à l’efficacité de la lutte contre les troubles à l’ordre public.

Recommandation n° 3 : Préciser que la notion de « motif légitime » énoncée par l’article 431-9 du code pénal intègre le port d’un masque pour des raisons sanitaires afin de rendre inapplicables les sanctions relatives à la dissimulation du visage au cours des manifestations.

Le durcissement du cadre répressif s’observe également à la lumière des nouvelles incriminations contraventionnelles et délictuelles afférentes à la participation à une manifestation.

D’une part, l’article R. 644-4 du code pénal créé par le décret n° 2019-208 du 20 mars 2019 prévoit que la participation à une manifestation non autorisée est punie d’une amende contraventionnelle de la quatrième classe ([100]).

D’autre part, la loi n° 2010-201 du 2 mars 2020 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public a créé l’article 222-14-2 du code pénal qui sanctionne la participation à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou de dégradations de biens. La peine encourue s’élève à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Inspiré de la loi n° 70-480 du 8 juin 1970 dite « loi anti-casseurs » abrogée en 1981, ce délit fait l’objet de critiques sévères émises par le Syndicat de la magistrature : « Nous constatons que l’infraction de participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires, de destructions ou de dégradations, délit obstacle défini à l’article 222-14-2 du code pénal, […] est totalement détournée du domaine du champ pénal pour être mise au service du maintien de l’ordre […] Cette infraction pénale putative créée en 2010 dispense l’autorité policière et judiciaire de prouver la participation à des dégradations ou à des violences. » ([101])

Le recours à l’article 222-14-2 du code pénal peut ainsi présenter un caractère abusif en ce qu’il permet le placement en garde à vue des personnes interpellées sur ce fondement, sans que la matérialité des faits qui leur sont reprochés ne soit suffisante pour justifier des poursuites ultérieures : « L’utilité de cette infraction est indépendante des suites judiciaires, puisqu’il suffit qu’elle permette un placement en garde à vue pour entraver les mobilisations (à Paris, sur 904 gardes à vue en lien avec la journée du 8 décembre 2018, 494 procédures ont été classées sans suite, dont 288 avec des rappels à la loi par OPJ, outre 160 classements après rappels à la loi par DPR ([102])). Pas de poursuites donc, mais au moins 24 à 48 heures de privation de liberté. » ([103])

Lors de son audition conjointe avec M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France, a confirmé cette observation :

« Concernant le délit de groupement en vue de la préparation de violences, nous avons reçu de nombreux témoignages de personnes placées en garde à vue et, bien souvent, non poursuivies – hormis quelques cas – parce qu’elles étaient en possession de matériel de protection contre les gaz lacrymogènes. Compte tenu de l’usage assez disproportionné qui est fait de ces gaz dans les manifestations en France, on comprend que les manifestants, comme les journalistes et les observateurs, éprouvent le besoin de se protéger. Pour nous, de tels éléments ne sont pas suffisants pour qualifier l’intention de préparer des violences. » ([104])

La circulaire du ministre de la Justice du 20 septembre 2016 relative à la lutte contre les infractions commises à l’occasion des manifestations et autres mouvements collectifs n’apporte pas non plus de détails permettant de caractériser les éléments constitutifs de l’infraction ([105]), ce qui entretient une zone d’ombre sur les modalités d’application de cet article 222-14-2. Ces constats soulignent la nécessité de mieux encadrer le recours à cette incrimination afin, d’une part, de préserver son effet utile, et, d’autre part, d’éviter qu’il ne serve de fondement légal à des interpellations abusives ayant pour conséquence directe de porter atteinte à la liberté de manifester.

Recommandation n° 4 : Préciser par instruction ministérielle les éléments constitutifs du délit de groupement en vue de la préparation de violences prévu par l’article 222-14-2 du code pénal.

Le développement des incriminations contraventionnelles et délictuelles afin d’interpeller et de sanctionner plus efficacement les fauteurs de troubles a logiquement entraîné une forte hausse des condamnations pénales prononcées à l’occasion d’événements survenus au cours de manifestations ces dernières années.

b.   L’augmentation corrélative des condamnations pénales

Selon les données statistiques du ministère de la Justice ([106]), les condamnations pénales prononcées par les tribunaux judiciaires relatives à des infractions susceptibles d’avoir été commises dans le cadre de manifestations présentent une forte hausse entre 2016 et 2019 ([107]).

 

Infractions pénales

Nombre de condamnations prononcées

2016

2017

2018

2019

Organisation d’une manifestation interdite ou sans déclaration préalable (article 431-9 du code pénal)

13

19

6

42

Dissimulation illicite du visage (article 431-9-1 du code pénal)

-

-

-

41

Participation à un groupement en vue de commettre des violences (article 222-14-2 du code pénal)

236

203

439

1 192

Participation sans arme à un attroupement (article 431-4 du code pénal)

54

24

36

244

Participation avec arme à un attroupement (article 431-5 du code pénal)

283

311

345

453

Provocation à un attroupement armé (article 431-6 du code pénal)

7

11

15

27

Violences lors de manifestations sur la voie publique

132

93

153

601

S’agissant de la dissimulation illicite du visage sanctionnée par l’article 431-9-1 du code pénal, le nombre de condamnations prononcées à compter d’avril 2019 correspond quasiment à celui des amendes contraventionnelles infligées au titre de l’article R. 645-11 entre 2013 et 2018 ([108]).

Parallèlement à la hausse très nette du nombre de sanctions pénales réprimant les délits susmentionnés, la loi du 10 avril 2019 a étendu le champ d’application de la peine complémentaire d’interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique régie par les articles 131-32-1 et 434-38-1 du code pénal. Créée par la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995, cette peine complémentaire peut être prononcée en plus d’une peine principale, pour une durée maximale de trois ans, lorsque la personne poursuivie a été reconnue coupable de certaines infractions commises lors du déroulement de manifestations sur la voie publique. Avant l’entrée en vigueur de la loi du 10 avril 2019, ces délits regroupaient les violences réprimées par les articles 222-7 à 222-13 du code pénal et certaines destructions, dégradations ou détériorations de biens, sanctionnées par les articles 322-1 à 322-3 et 322-6 à 322-10. La décision de condamnation précise les lieux dans lesquels s’applique l’interdiction prononcée.

La loi du 10 avril 2019 a élargi le périmètre de ces délits à la participation à un groupement en vue de la préparation de violences, à la participation délictueuse à une manifestation illicite sur la voie publique et au délit de dissimulation du visage pendant une manifestation, prévu par l’article 431-9-1. Cette peine complémentaire a ainsi été prononcée 342 fois en 2019 contre 75 fois en 2018. Par comparaison, elle n’a été appliquée qu’à 32 reprises entre 1995 et 2017.

Cette augmentation exponentielle des condamnations pénales procède d’une stratégie assumée de judiciarisation du maintien de l’ordre qui vise à identifier, interpeller et sanctionner les auteurs d’actes de délinquance commis au cours des manifestations. Cet objectif est légitime dans la mesure où les pouvoirs publics doivent pouvoir répondre de façon ferme et dissuasive à la multiplication de faits de violences émaillant les défilés qui, en plus de troubler l’ordre public, fragilisent l’exercice du droit de manifester. En outre, votre rapporteur souligne le rôle essentiel du juge judiciaire dans ce processus, en tant que garant constitutionnel des libertés individuelles.

Cependant, la judiciarisation accrue implique nécessairement la mise en œuvre de dispositifs opérationnels conduisant à multiplier les contacts entre les manifestants et les forces de l’ordre. Dans une logique circulaire, cette orientation peut alors alimenter à son tour une escalade des tensions si les moyens utilisés par la police et la gendarmerie sont inadaptés, voire porteurs de certains risques. Il apparaît par conséquent primordial d’analyser les stratégies et les tactiques déployées dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre afin d’envisager, à la lumière des difficultés et des échecs auxquelles elles peuvent être confrontées, les pistes d’améliorations susceptibles d’être explorées.

 


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II.   Les stratégies actuelles de maintien de l’ordre sont confrontées à des échecs opérationnels que le Schéma national du maintien de l’ordre a pour but de surmonter

Le maintien de l’ordre a longtemps été une prérogative de l’armée, avant d’être confié à des unités de gendarmerie puis de police spécialisées, formées de manière spécifique, dotées d’armes pensées pour garantir une réponse adaptée et proportionnée à l’attitude des manifestants, et d’un commandement assurant le bon déroulement de ces opérations, par nature complexes. Des unités non spécialisées peuvent également être associées à ces activités, de manière régulière ou exceptionnelle, ce qui a pu générer des incidents graves, notamment dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes.

Alors que les pouvoirs publics souhaitent désormais renforcer la réponse judiciaire aux faits de délinquance commis en marge des manifestations, les forces de l’ordre et les magistrats sont confrontés à des difficultés pour identifier, isoler et interpeller les individus violents. Le schéma national du maintien de l’ordre publié en septembre dernier propose des solutions pour améliorer le traitement judiciaire de ces opérations. Plus largement, il prévoit de nombreuses évolutions dont certaines vont dans le bon sens, quand d’autres suscitent des interrogations, voire même de l’inquiétude.

A.   La mobilisation d’unités non spécialisées et l’utilisation d’armes potentiellement inadaptées fragilisent les opérations de maintien de l’ordre les plus délicates

Les compagnies républicaines de sécurité de la police nationale, les escadrons de gendarmerie mobile de la gendarmerie nationale et, sur le territoire de la préfecture de police, les compagnies d’intervention, sont en principe les unités chargées d’assurer les opérations de maintien de l’ordre.

Leur effectif est toutefois insuffisant pour répondre à l’ensemble des besoins sur le territoire national, ce qui explique l’intervention d’autres unités dont le maintien de l’ordre n’est pas la spécialité et qui ne sont ni formées ni entraînées à cela. Cette association, ainsi qu’une dotation en armes qui évolue, mais peut sembler inadaptée aux conditions dans lesquelles s’opère le maintien de l’ordre, sont à l’origine d’une proportion importante des incidents constatés.

1.   En principe confiées à des unités spécialisées, certaines opérations de maintien de l’ordre nécessitent de faire appel à d’autres unités moins bien formées

Jusqu’au XXème siècle, le maintien de l’ordre a été assuré principalement par l’armée. Cette absence de spécialisation a donné lieu à de nombreux incidents, comme en attestent les événements de Fourmies en 1891, Narbonne en 1907 et Draveil-Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges l’année suivante.

a.   Les spécificités du maintien de l’ordre ont conduit les pouvoirs publics à le confier à des unités spécialisées

Créés en 1921, les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) sont les premières unités spécialisées remplaçant l’armée dans son rôle d’encadrement des manifestations. Les EGM interviennent dans les opérations de maintien de l’ordre, y compris les plus dégradées, et peuvent donc être mobilisés pour évacuer une zone à défendre (ZAD) ou contre une insurrection armée ([109]). Ils sont en outre les seuls à intervenir dans les opérations se déroulant outre-mer.

En 2020, 12 446 gendarmes composaient les 109 escadrons de gendarmerie mobile – soit 12,7 % de l’effectif total de la gendarmerie nationale – chacun d’entre eux comptant 110 gendarmes regroupés en 18 groupements de gendarmerie mobile dont un groupement blindé ([110]).

Force spécialisée au sein de la police nationale, les compagnies républicaines de sécurité (CRS) ont été mise en place par un décret du 8 décembre 1944. Il existe aujourd’hui 60 compagnies de service général réparties sur le territoire, auxquelles s’ajoutent plusieurs compagnies spécialisées ([111]). La direction centrale des compagnies républicaines de sécurité (DCCRS) dispose ainsi de 8 200 policiers spécialisés dans le maintien de l’ordre, qui dépendent actuellement de sept directions zonales.

Les unités de force mobile – c’est-à-dire les CRS et les EGM –, dont la doctrine d’emploi est définie dans l’instruction commune DGPN-DGGN du 29 décembre 2015 relative à l’emploi des forces mobiles dans la police nationale et la gendarmerie nationale ([112])interviennent régulièrement conjointement. Comme l’a expliqué le général Christian Rodriguez dans sa contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête, « l’engagement de la gendarmerie mobile se fait essentiellement en zone de compétence de la police nationale (ZPN). Ainsi, depuis le 1er janvier 2019, les EGM ont été engagés à près de 80 % en ZPN. Ils travaillent donc régulièrement aux côtés des forces de la police nationale et par conséquent des CRS. » ([113])

Des forces mobiles réparties sur le territoire national :
illustration au 1er juin 2018

Source : ministère de l’Intérieur.

La préfecture de police est également dotée d’une unité spécifique consacrée aux activités de maintien de l’ordre : les compagnies d’intervention, qui relèvent de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC), et sont les équivalents des CRS par leur formation et leur fonctionnement. Chaque compagnie d’intervention est composée de 220 personnes, dont 120 sur le terrain, soit un total de 1 760 personnes. Ces unités prennent en charge 75 % des manifestations parisiennes, et sont assistées par des CRS et des EGM pour les autres.

CRS et EGM peuvent être associés aux effectifs spécialisés de la préfecture de police, sur le territoire de laquelle, « pendant les manifestations de Gilets jaunes, avec les CRS, [la DOPC avait] mis en place des groupes d’appui projetés (GAP), constitués de deux compagnies de CRS et d’une de nos sections d’intervention civile, qui ont bien fonctionné. Avec la gendarmerie, [elle avait également] constitué des brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M), brigades mobiles constituées de binômes à moto, avec des personnels de la DOPC et de la Garde républicaine » ([114]).

Les CRS et les EGM sont des unités principalement employées dans le cadre d’opération de maintien de l’ordre. La nature de leur mission varie en fonction de la nature de l’opération en question – service d’ordre ou rétablissement de l’ordre. Comme l’explique la direction générale de la gendarmerie nationale dans sa contribution écrite, il peut s’agir :

– de mesures de prévention destinées à contrôler, filtrer, restreindre la liberté de mouvement, protéger des bâtiments publics ou garantir la viabilité des axes ; ces mesures ont pour objet de maintenir un ordre déjà établi et à prévenir les troubles à l’ordre public ;

– de mesures d’intervention allant jusqu’à l’emploi de la force, pour faire cesser les troubles à l’ordre public dans un engagement de rétablissement de l’ordre.

Plus spécifiquement, le directeur général de la gendarmerie nationale distingue cinq missions pouvant être dévolues aux gendarmes mobiles, en fonction de l’attitude des manifestants.

Missions des gendarmes mobiles selon l’attitude des manifestants

Foule calme et organisée

Canaliser, faciliter l’écoulement de la foule, interdire l’accès à certains sites ou itinéraires

Foule calme non organisée

Canaliser, dégager un point ou un axe, escorter, interdire l’accès, neutraliser ou interpeller des individus auteurs d’infractions

Foule violente non organisée

Protéger les locaux, interdire l’accès de certains axes, bâtiments ou sites, évacuer les bâtiments, neutraliser les meneurs, interpeller les délinquants

Foule violente et organisée

Interdire l’accès de certains axes, bâtiments ou sites, protéger les locaux, dégager les itinéraires, protéger les convois, neutraliser les meneurs, rétablir l’ordre

Situation dégradée

Rétablir l’ordre, interpeller les meneurs, neutraliser, contrôler (en cas d’attentat)

Source : contribution écrite de la direction générale de la gendarmerie nationale.

Les unités de force mobile peuvent également être utilisées dans d’autres cadres, lorsqu’elles ne sont pas requises pour assurer la sécurité d’une manifestation.

Pour ce qui concerne les effectifs des CRS, ils assurent des missions dont le spectre s’est élargi avec le temps, et qui peuvent concerner « la police de la route, le secours en montagne, la sécurisation des lieux de villégiature, la protection des hautes personnalités et différents dispositifs de prévention de la délinquance au bénéfice des publics scolaires ». Les CRS peuvent en outre être chargés de la « sécurisation, [la] lutte contre la délinquance aux côtés de la sécurité publique, [et des] missions de contrôle des phénomènes migratoires aux côtés de la direction centrale de la police aux frontières. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et les tueries de masse, la maison CRS est également une des forces primo-intervenantes du schéma national d’intervention. » ([115])

Comme l’a expliqué M. David Ramos, vice-président de GENDXXI, les EGM peuvent également œuvrer à la sécurisation des sites, au renfort des unités territoriales, à la lutte contre l’immigration irrégulière et dans le cadre d’opérations extérieures (OPEX).

b.   Réduit il y a plusieurs années, le nombre d’unités spécialisées ne permet plus de répondre aux besoins des autorités

Les effectifs de CRS et d’EGM ont été réduits il y a plusieurs années, avant de se stabiliser à un niveau insuffisant. Selon M. Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l’Intérieur, auditionné par la commission d’enquête, 13 000 postes auraient été supprimés entre 2007 et 2012 dans la police et la gendarmerie nationales. « Cela se traduit par exemple […] par la suppression de près de 13 unités de force mobile. Or on sait que seule la moitié des forces mobiles est susceptible d’être employée chaque jour, puisqu’on ne peut utiliser que 50 % de leur nombre total afin que celles précédemment appelées sur le terrain puissent reconstituer leurs forces, ce qui, compte tenu de la multiplication et de la juxtaposition des crises, n’a pas toujours été possible au cours des dernières années. Notre pays en comptant environ 130, ce sont donc à peu près 20 % des effectifs de forces mobiles disponibles dont on a privé les préfets. » ([116])

La précédente commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur le maintien de l’ordre est parvenue à une conclusion similaire. Selon son rapporteur, la révision générale des politiques publiques (RGPP) a particulièrement touché les effectifs spécialisés dans le maintien de l’ordre. « Ainsi, sur 123 escadrons de gendarmerie mobile, 15 ont été dissous, soit environ 12,2 % du nombre total d’EGM. Au 1er janvier 2008, la gendarmerie mobile comptait 22 groupements de gendarmerie mobile (GGM) et un groupement blindé de gendarmerie mobile (GBGM) qui regroupaient 123 EGM. L’effectif total en équivalents temps plein (ETP) était de 15 262 ETP. Au 1er janvier 2015, conséquence des dissolutions d’escadrons intervenues, la gendarmerie mobile comptait 12 877 ETP, soit 2 385 ETP de moins (- 15,6 %) […] Quant aux compagnies républicaines de sécurité, si le nombre d’unités est resté constant, elles ont eu à subir une déflation de même ampleur entraînant mathématiquement une réduction des effectifs par compagnie et donc une diminution du nombre d’agents présents sur le terrain. » ([117])

 

Votre rapporteur a obtenu de la direction générale de la gendarmerie nationale l’évolution des effectifs autorisés des unités de forces mobiles dépendant de cette direction ([118]). Ces effectifs, qui étaient de 15 280 en 2002 en équivalent temps plein (ETP), ont augmenté jusqu’en 2007, année où ils ont atteint un plafond à 16 428 effectifs autorisés. Ils ont ensuite continuellement décru jusqu’en 2012, pour atteindre un plancher à 13 225 effectifs autorisés, avant d’augmenter progressivement jusqu’en 2020, pour atteindre 13 699.

Évolution des effectifs autorisés au sein de la gendarmerie mobile
(2002-2020)

Source : commission d’enquête, à partir des données transmises par la direction générale de la gendarmerie nationale.

Le nombre de CRS spécialisés dans le maintien de l’ordre a évolué de manière à peu près similaire. La rareté de ces effectifs conduit en pratique à une remise en cause de l’organisation zonale des CRS, au profit d’une centralisation au niveau de l’unité de coordination des forces mobiles, intégrée à l’état-major du cabinet des directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales, ce qui permet de mieux coordonner les effectifs d’EGM et de CRS ([119]).

Évolution des effectifs des CRS spécialisés dans le maintien de l’ordre
(2006-2020)

Source : commission d’enquête, à partir des données transmises par la direction générale de la police nationale.

Lorsque M. Manuel Valls était ministre de l’Intérieur, de mai 2012 à mars 2014, les effectifs des forces de l’ordre ont augmenté, mais il s’est principalement agi de renforcer ceux de la sécurité publique et les unités de terrain puis, après les attentats de 2015, les effectifs des services chargés du renseignement. En revanche, « les unités de CRS et de gendarmes mobiles n’ont pas été considérées comme prioritaires, pour des raisons principalement budgétaires » ([120]).

Durant son audition par la commission d’enquête, M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, a néanmoins réaffirmé la volonté du Gouvernement de procéder à des recrutements importants d’effectifs de CRS et d’EGM dans les années à venir :

« Cela passe notamment par la création de postes au sein des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et chez les gendarmes mobiles, afin qu’ils disposent de quatre sections. En 2021-2022, cela équivaudra à cent quarante équivalents temps plein (ETP) complémentaires dans la gendarmerie et quatre-vingt-dix au sein des CRS et de la préfecture de police. Sous le quinquennat du Président de la République, plus de six cents personnes auront ainsi été recrutées au sein des CRS et des gendarmes mobiles, afin d’améliorer le maintien de l’ordre à Paris, comme en région. » ([121])

Votre rapporteur se réjouit de ces annonces et souhaite que ces recrutements aient lieu le plus rapidement possible afin de soulager les effectifs surmenés déjà présents sur le terrain.

c.   D’autres unités sont parfois associées au maintien de l’ordre, ce qui peut entraîner de graves incidents

En province, la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), sous-direction de la DGPN, dispose de 67 compagnies départementales d’intervention (CDI) comptant 2 300 policiers et agents pouvant intervenir en matière de maintien de l’ordre, en plus de leurs missions de lutte contre la délinquance et liées à la sécurité publique.

Répartis sur l’ensemble du territoire, les CDI présentent l’avantage d’être rapidement mobilisables, ce qui n’est pas nécessairement le cas des CRS. Ces unités sont généralement primo-intervenantes lors d’opérations de maintien de l’ordre en zone de police, dans l’attente de l’arrivée des unités spécialisées. Ainsi, « lors des tristement célèbres attaques et incendie partiel de la préfecture du Puy-en-Velay ([122]), les policiers de la sécurité publique de la circonscription ont dû attendre un certain temps, compte tenu de l’éloignement de tout grand centre urbain, avant de recevoir du soutien. » ([123])

Les CDI peuvent aussi intervenir seules sur certaines opérations de maintien de l’ordre. Selon les chiffres transmis par M. Jean-Marie Salanova, directeur central de la sécurité publique, 60 % à 70 % des heures des fonctionnaires de la sécurité publique en maintien de l’ordre ont été effectuées sans forces de renfort entre 2018 et 2019.

À Paris et en région parisienne, certaines unités spécifiques, énumérées par M. Jérôme Foucaud, peuvent également intervenir dans les opérations de maintien de l’ordre, à l’instar du groupe d’intervention et de protection (GIP) « qui répond à de nouvelles formes de manifestations spectaculaires, assure des missions de désentravement et d’escalade pour récupérer drapeaux, bannières ou toute chose à décrocher ; la brigade fluviale [qui] vient en soutien lorsque les manifestants sont proches des ponts de la Seine ; l’unité des moyens aériens [qui] intervient avec des drones ; le service de soutien opérationnel, unité peu connue mais très importante, [qui] gère des équipements utiles au maintien de l’ordre – barrières, tracteurs anti-barricades, engins lanceurs d’eau, etc. » ([124])

Si ces unités sont associées de manière régulière au maintien de l’ordre, l’intense sollicitation des forces de l’ordre a par ailleurs conduit à solliciter à titre plus exceptionnel des unités non spécialisées, principalement pendant les manifestations des Gilets jaunes.

 

Dans la gendarmerie nationale, les pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG) ont ainsi été associés aux opérations de maintien de l’ordre. Comme l’a fait remarquer le général Christophe Herrmann pendant son audition, « en l’absence de forces spécialisées, telles que les CRS ou les escadrons de gendarmes mobiles, il fallait disposer d’un échelon territorial immédiatement apte à agir » ([125]). Il a donc été décidé que les commandants de ces unités et leurs adjoints bénéficieraient d’une formation au maintien de l’ordre à partir de mars 2019, ce dont votre rapporteur se félicite.

Les brigades anti-criminalité (BAC), unités spécialisées dans l’interpellation, comptent 3 300 fonctionnaires de police qui ont également été associées à l’encadrement de certaines manifestations des Gilets jaunes, afin de favoriser l’arrestation des manifestants violents.

Votre rapporteur ne remet pas en question le professionnalisme de ces unités, dans les missions difficiles qui sont les leurs au quotidien, mais il observe qu’elles ne bénéficient pas d’une formation initiale et continue similaire à celle délivrée aux CRS et EGM. Dès lors, l’association de telles unités aux opérations de maintien de l’ordre peut parfois occasionner des difficultés, voire des incidents.

Dans sa décision-cadre du 9 juillet 2020, le Défenseur des droits constatait que les unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre, intervenant à titre exceptionnel dans ces opérations ont une pratique professionnelle « souvent individuelle et sur initiative, ce qui est susceptible d’être à l’origine de tensions, d’incidents ou de blessures. Plusieurs saisines instruites par le Défenseur des droits mettant en cause des unités en civil, donc non équipées de protection, font apparaître la difficulté pour ces unités de procéder à des interpellations en marge d’une manifestation, l’interpellation révélant leur qualité et pouvant les exposer à des agressions qui les mettent en danger, de même que la personne interpellée, notamment en cas de jets de projectiles. Cette mise en danger est accentuée par leur manque de coordination avec les unités équipées qui pourraient sécuriser l’intervention. » ([126])

Parmi les unités les plus problématiques, figurent notamment les membres des BAC, qui interviennent en tenue civile, ce qui les rend plus difficiles à distinguer des manifestants. Selon Me François Boulo, « la présence de la brigade anti-criminalité dans les manifestations est extrêmement dangereuse. […] elles ne sont pas formées à de telles missions ; elles sont formées pour appréhender des délinquants, non pour gérer des manifestants. » ([127])

Ce constat est partagé par les syndicats de police auditionnés par la commission d’enquête. Pour M. Johann Cavallero, délégué national CRS d’Alliance Police Nationale, « il conviendrait de repositionner les forces. Les forces mobiles, qui sont vraiment aguerries, rompues au maintien de l’ordre, doivent être placées en première ligne pour libérer les effectifs de la brigade anti-criminalité ou des brigades de répression de l’action violente motocyclistes (BRAV-M). » ([128])

La précédente commission d’enquête de l’Assemblée nationale avait souhaité que les opérations de maintien de l’ordre soient dévolues aux seules unités spécialisées ou suffisamment formées. Votre rapporteur constate, à la lumière des incidents que peut susciter la présence d’unités insuffisamment formées dans ces opérations complexes, qu’il demeure essentiel de tout faire pour prioriser l’intervention des unités spécialisées. Lorsque leurs effectifs sont insuffisants pour y parvenir, les autres unités associées à ces opérations ne doivent pas être au contact direct des manifestants et doivent, dans tous les cas, bénéficier d’une formation adéquate.

Recommandation  5 : Privilégier le recours exclusif à des unités spécialisées ou, quand leurs effectifs sont insuffisants pour assurer la sécurité d’une manifestation, faire en sorte que ces unités soient les seules, en premier lieu, en contact direct avec les manifestants.

Les unités non spécialisées employées dans des opérations de maintien de l’ordre doivent être correctement équipées et protégées. CRS et EGM sont en effet dotés de casques à visière, boucliers et jambières, ce qui n’est pas le cas des unités non spécialisées, singulièrement des brigades anti-criminalité, qui interviennent en tenue civile.

Pour se protéger la tête, certains personnels sont amenés à porter un casque intégral, ce qui empêche de les identifier et contribue à nourrir les tensions avec les manifestants ([129]). Comme l’a justement fait remarquer M. Cédric Mas, « on ne peut pas différencier un casseur d’un élément de la brigade anti-criminalité quand celui-ci n’a plus ses éléments d’identification et qu’il est au milieu du tumulte, de la fumée, etc. On ne peut pas rétablir le lien de confiance entre les populations et les forces de l’ordre quand les forces de l’ordre portent les mêmes tenues que les éléments perturbateurs des manifestations. » ([130])

Votre rapporteur préconise de revoir l’équipement de ces unités afin de leur garantir une protection suffisante, tout en permettant de les discerner aisément au sein d’une foule.

Recommandation n° 6 : Veiller à ce que les unités non spécialisées associées aux opérations de maintien de l’ordre soient dotées d’un équipement garantissant leur protection.

À titre exceptionnel, il pourrait également être intéressant de solliciter les réservistes de la police et de la gendarmerie nationale durant les opérations de maintien de l’ordre afin, non pas de les associer à de telles opérations, mais de les affecter à des tâches occupées par des personnels actifs. Ces personnels ainsi libérés pourraient participer aux opérations de maintien de l’ordre, derrière les unités spécialisées, sous réserve d’être formés à cette spécialité.

Recommandation  7 : S’organiser afin de permettre aux réservistes de la police et de la gendarmerie nationales de remplacer, pendant les opérations de maintien de l’ordre, des personnels actifs non spécialisés dans leurs tâches courantes pour que ces derniers puissent se consacrer exceptionnellement à ces opérations.

d.   Ces unités sont encadrées par une chaîne de commandement qui mériterait d’être améliorée

La chaîne de commandement d’une opération de maintien de l’ordre fait intervenir plusieurs acteurs.

Le préfet de département est le responsable de l’ordre public (ROP). À ce titre, il est chargé de la planification des manœuvres de maintien de l’ordre en amont des manifestations. À Paris et dans la petite couronne, le préfet de police est assisté des préfets des départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Le schéma national du maintien de l’ordre réaffirme leur rôle dans ces opérations, en indiquant notamment que « les forces étatiques disposent seules du pouvoir légitime d’emploi de la force pour assurer le bon déroulement des manifestations et le maintien de l’ordre public sous la direction du préfet » ([131]).

Le ministre de l’Intérieur ne joue pas, à proprement parler, un rôle actif dans les opérations de maintien de l’ordre. Comme l’a précisé M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, pendant son audition, « les jours de manifestation, je ne participe pas directement aux décisions qui sont prises et je ne suis pas présent dans la salle de commandement ». ([132])

Toutefois, le ministre de l’Intérieur opère un arbitrage en décidant des forces à disposition du préfet et peut donner des consignes aux autorités chargées de ces opérations. Ce rôle a été résumé par M. Nuñez : « le ministre ou le secrétaire d’État donne le cadre général, qui est connu : éviter les débordements et les exactions, interpeller les auteurs de violences. […] Il est également chargé de fournir des moyens d’action aux forces de l’ordre : équipement, moyens matériels, soutien […] Mais la conduite du service d’ordre est effectuée sur le terrain, au plus près des opérations, par le préfet et le directeur du service d’ordre. » ([133])

Chargé de diriger les forces dévolues à la gestion de l’événement, le directeur du service d’ordre (DSO) définit la stratégie opérationnelle en lien avec le préfet et dirige les opérations. Le DSO est généralement le chef territorial de la police ou de la gendarmerie ou le directeur de l’ordre public et de la circulation à la préfecture de police.

Lorsque plusieurs unités sont déployées, elles sont coordonnées par un groupement opérationnel ([134]) placé sous son autorité. Il peut être assisté par un adjoint, des commandants d’unité et des chefs de secteur opérationnel. Il peut diriger les opérations directement sur place ou depuis une salle de commandement, où il reçoit directement les informations collectées par les services chargés du renseignement (voir infra).

Sur le terrain, le chef de secteur opérationnel (CSO) exerce son autorité, sous contrôle du DSO, sur les forces affectées à son secteur d’intervention. Il est chargé de coordonner les différentes unités intervenant dans l’opération, celles-ci demeurant toutefois sous le commandement de leurs chefs respectifs. Le schéma national du maintien de l’ordre précise que les CSO disposent d’une marge d’initiative tactique et opérative en s’appuyant sur les forces engagées ([135]).

Mentionnée à l’article R. 211-21 du code de la sécurité intérieure, l’autorité civile peut être « le préfet du département ou le sous-préfet, le maire ou l’un de ses adjoints, le commissaire de police, le commandant de groupement de gendarmerie départementale ou, mandaté par l’autorité préfectorale, un commissaire de police ou l’officier de police chef de circonscription ou le commandant de compagnie de gendarmerie départementale ».

Systématiquement présente en cas d’attroupement, elle est la seule habilitée à décider de l’engagement de la force, dans le respect des dispositions du code de la sécurité intérieure. Ainsi, « les unités de police ou de gendarmerie qui interviennent n’ont pas le pouvoir de décision : le décideur est l’autorité civile, qui est toujours identifiable et responsable devant le Gouvernement, mais aussi l’opinion et les élus. » ([136])

Responsable d’unité organique, le commandant de la force publique (CFP) est chargé de mettre en place les manœuvres décidées par l’autorité civile.

Les spécificités du commandement de la préfecture de police

Le territoire de la préfecture de police s’est longtemps singularisé par l’existence de deux chaînes de commandement, l’une dépendant de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), l’autre de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC).

Le rapport de la Cour des comptes consacré à la préfecture de police précise cette répartition des tâches entre ces deux directions :

« En s’appuyant sur les éléments transmis par la direction du renseignement en amont des événements d’ordre public, la DOPC procède avec la DSPAP à une répartition de leur prise en charge, sous l’arbitrage du cabinet du préfet de police. Le principe est d’attribuer à la DOPC la responsabilité des événements présentant la plus grande sensibilité et à la DSPAP ceux rattachables à la sécurité de proximité. La DOPC dispose en tout état de cause d’un droit d’évocation des événements qu’elle estime nécessaire de prendre à sa charge. » ([137])

Cette dualité a fait l’objet de vives critiques, principalement pendant des manifestations des Gilets jaunes, durant lesquelles elle aurait contribué à la rigidité du dispositif déployé sur le terrain. Comme l’a regretté M. Yvan Assioma, secrétaire régional 75 Alliance Police nationale, auditionné par la commission des Lois du Sénat le 29 mars 2019, « le commandement de la préfecture de police les jours de maintien de l’ordre est une hydre. La DOPC est censée diriger et centraliser les conférences radio mises en place pour les différentes divisions sur le terrain, mais la DSPAP fait la même chose de son côté […] Or la communication entre les deux salles de commandement n’est pas directe... Il faudrait travailler à davantage de fluidité ; pourquoi pas un état-major unique les jours de manifestation à risque ? Cette multitude de têtes se traduit par des situations ubuesques. »

Cette difficulté était également soulevée par la Cour des comptes, qui relevait que « l’intervention de la DSPAP dans la mission d’ordre public soulève d’importants problèmes de coordination opérationnelle avec la DOPC. Or, les relations entre les deux directions n’ont pas fait l’objet d’une redéfinition en matière d’ordre public depuis 1999, alors même que la “judiciarisation” des événements d’ordre public contribue à placer la DSPAP au cœur du dispositif. » ([138]) Ce rapport préconisait un rapprochement entre les états-majors de la DSPAP et de la DOPC, ainsi qu’une salle de commandement unifiée pour ces deux directions.

Une solution a été trouvée à ces difficultés l’an dernier, la préfecture de police ayant décidé que l’ensemble des opérations ayant trait à l’ordre public place les fonctionnaires qui y participent sous l’autorité de la chaîne de commandement de la DOPC.

Plusieurs personnes auditionnées ont néanmoins regretté un manque d’encadrement intermédiaire, notamment sur le territoire de la préfecture de police. M. Hubert Weigel, membre du comité directeur de l’association des hauts fonctionnaires de la police nationale (AHFPN), a précisé à la commission d’enquête qu’« en province, le directeur départemental, qui est directeur du service d’ordre, reste généralement en salle de commandement – cela dépend de la taille du département – et délègue des responsabilités opérationnelles à des commissaires de police qui sont chargés de secteurs. Par définition, ces commissaires de police ont la possibilité de prendre des initiatives d’intervention lorsqu’ils constatent que des infractions sont commises dans leur zone de responsabilité déléguée. » En revanche, à Paris, « les chefs de secteur attendent des instructions d’une salle de commandement », ce qui rend les forces mobiles moins agiles face à l’évolution rapide d’une manifestation, alors qu’elles « doivent avoir la possibilité de prendre des initiatives dans leur secteur, que ce soit à Paris ou ailleurs » ([139]).

Une plus grande marge de manœuvre est demandée par les acteurs de terrain. Pour M. Léo Moreau, chargé de mission au sein du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), « il est important que nous disposions d’une capacité d’adaptation et que nous n’ayons pas toujours à attendre les ordres de la salle, y compris pour des “micro-manœuvres” » ([140]).

Des efforts ont d’ores et déjà été réalisés vers davantage de responsabilisation des unités sur le terrain, comme l’a rappelé M. Nuñez, selon lequel « les forces de l’ordre peuvent [désormais] réagir plus vite, sans remonter systématiquement à la salle de commandement, à condition de rester dans le cadre défini par l’autorité » ([141]). Il ressort des auditions menées par la commission d’enquête qu’ils demeurent toutefois insuffisants à ce stade et doivent être poursuivis afin de donner toute la latitude nécessaire aux unités présentes sur place pour s’adapter en temps réel à l’évolution des manifestations et du comportement de ceux qui y participent.

Me Jérôme Karsenti, membre de la commission Liberté et droits de l’Homme du Conseil national des barreaux, a par ailleurs souligné que les unités non spécialisées associées aux opérations de maintien de l’ordre n’agissent pas sous un commandement unifié, « contrairement à celui des CRS qui leur permet de développer des stratégies communes : de petites unités qui viennent se greffer sur le commandement principal agissent de manière libre et désordonnée, sans aucun contrôle du nombre d’armes, de balles ou de grenades utilisées, ce qui n’est pas le cas non plus pour les CRS – ni pour les gendarmes. » ([142]) Cette situation n’est pas satisfaisante et contribue à « brouiller les lignes » de la stratégie du maintien de l’ordre auprès des manifestants, tout en fragilisant l’action des forces de l’ordre sur le terrain.

 

A minima, votre rapporteur préconise la mise en place d’une doctrine commune pour l’ensemble de ces unités afin d’uniformiser leurs modalités d’intervention dans les opérations de maintien de l’ordre. Il reprend ainsi à son compte une recommandation formulée par le Défenseur des droits dans sa décision-cadre du 9 juillet 2020, qui proposait « d’établir une norme commune en matière de doctrine et de pratiques, ainsi qu’une coordination effective et constante pour l’ensemble des personnels affectés, par vocation ou occasionnellement, à l’ordre public » ([143]).

Il pourrait également être utile de permettre aux personnes présentes dans la salle de commandement d’accéder en direct aux images captées par les caméras piétons afin d’adapter le dispositif en temps réel en fonction des exigences de terrain (voir infra).

Recommandation n° 8 : Renforcer la réactivité du commandement présent lors des opérations en consolidant l’encadrement intermédiaire des forces de l’ordre sur le terrain et en mettant en place un commandement unique, y compris pour les unités non spécialisées

Recommandation n° 9 : Permettre au commandement d’exploiter en direct les images captées par les caméras piétons des forces de l’ordre afin de renforcer les capacités d’adaptation de la stratégie opérationnelle

2.   Les unités chargées du maintien de l’ordre bénéficient de formations initiales et continues qu’il convient de renforcer

a.   Les unités spécialisées sont formées au maintien de l’ordre mais ne parviennent pas toujours à remplir leurs obligations de formation continue

Les fonctionnaires des compagnies républicaines de sécurité sont recrutés sur concours national au niveau gardien de la paix ou au niveau lieutenant. Ils bénéficient d’une formation initiale commune avec les autres policiers, ainsi que d’un apprentissage spécifique au métier de CRS de trois à quatre semaines ([144]).

Les CRS sont également assujettis à des obligations de formation continue par le biais de dispositifs nationaux qui permettent, chaque année, à trente unités d’être formées pendant cinq jours, permettant un recyclage de l’ensemble des unités tous les deux ans. Des formations individuelles destinées aux instructeurs spécialisés et aux opérateurs des unités sont également proposées dans les centres de formation de Lyon, Dijon et Rennes. Des formations institutionnelles ont également lieu au sein même des unités, 25 jours par an. Elles leur permettent de s’entraîner au maintien de l’ordre et à l’intervention, ainsi que de se former dans des domaines transversaux tels que le secourisme d’intervention et la conduite tactique d’opérations.

Les militaires des escadrons de gendarmerie mobile sont recrutés en qualité de sous-officier et d’officier et sont formés au centre national d’entraînement des forces de gendarmerie (CNEFG) de Saint-Astier. Les premiers suivent une semaine de cours en tronc commun avec la gendarmerie départementale, ainsi que de 159 heures de formation spécifique au maintien de l’ordre ; les seconds bénéficient d’une formation de 114 heures comprenant des enseignements spécifiques relatifs à leur niveau de responsabilité et aux questions éthiques et déontologiques. Sous-officiers et officiers reçoivent également des enseignements techniques prenant la forme de mises en situation pour les préparer au mieux aux situations réelles vécues sur le terrain.

Les gendarmes mobiles sont assujettis – comme les CRS – à une obligation de formation continue individuelle qui comprend plusieurs cursus comme le diplôme d’arme, les stages de préparation à l’emploi et les stages de formation à l’encadrement opérationnel. Ils suivent également une formation régulière à l’emploi des armes de force intermédiaire. L’autorisation de tir est par ailleurs conditionnée à l’obtention du certificat initial d’aptitude à la pratique du tir (CIAPT). Enfin, les EGM bénéficient tous les trois ans d’une formation continue collective consistant en un stage de perfectionnement de deux semaines au CNEFG, d’une semaine d’instruction à résidence et d’une instruction ciblée sur l’emploi des armes et des munitions.

Ces obligations de formation continue ne seraient pas entièrement remplies. Durant son audition, M. Denis Hurth, responsable secteur formation d’UNSA Police, a par exemple expliqué que, d’une manière générale, « la formation aux techniques de sécurité, qui rend obligatoires trois séances de tir et techniques d’intervention pour un volume de douze heures minimum par an […] ne peut pas être respectée, faute de formateurs et de moyens logistiques. » ([145])

La police nationale semble en effet confrontée à un manque de formateurs. Cette catégorie représente, selon M. Hurth, « à peu près 4 % des effectifs de la police, ce qui signifie qu’ils sont les parents pauvres en termes d’avancement. Tous souhaitent retourner sur le terrain en raison du manque d’attractivité de la fonction et de l’absence d’engouement pour celle-ci. Il est donc très compliqué de constituer des viviers pour former les élèves. » ([146])

Par ailleurs, alors que les policiers peuvent en théorie consacrer deux heures de leur temps de travail hebdomadaire à une activité physique, cette possibilité dépend des nécessités de service, si bien que les agents n’ont souvent pas le temps de s’entraîner.

La gendarmerie nationale rencontre une difficulté similaire pour assurer le respect des obligations de formation des EGM. Selon M. David Ramos, vice-président de GENDXXI, « la formation est en partie compromise par le niveau d’engagement des unités de gendarmerie mobile. Ces derniers mois, j’irai même jusqu’à dire cette dernière année, le niveau d’engagement a été extrêmement important et, de fait, cela a mis en suspens certaines séances de formation car le besoin était sur le terrain. Le cycle de bon fonctionnement d’un escadron de gendarmerie mobile comprend la formation, l’engagement et la récupération. Or, notamment en raison des problèmes d’effectifs, les cycles se raccourcissent. Les engagements sont de plus en plus importants et, de fait, il est difficile d’arriver à tenir la formation. Pourtant, sur les interpellations comme sur la déontologie, pour les retours d’expérience, les temps de formation sont essentiels. » ([147])

Votre rapporteur ne saurait trop insister sur la nécessité de dégager un temps de formation suffisant pour permettre aux unités spécialisées d’y participer. L’engagement de policiers et de gendarmes supplémentaires dans les CRS et les EGM doit permettre de réduire leur engagement sur le terrain, au bénéfice du suivi indispensable des formations continues qui leur sont destinées.

Recommandation n° 10 : Garantir le respect des obligations des unités spécialisées en matière de formation continue.

Votre rapporteur relève par ailleurs que des entraînements communs sont prévus entre les CRS et les EGM dans le schéma national du maintien de l’ordre et dans le plan de formation pour l’année 2021 ([148]). Ces unités étant régulièrement amenées à intervenir ensemble dans les opérations de maintien de l’ordre, il importe que de tels entraînements soient généralisés et qu’ils puissent également être étendus aux autres unités de police et de gendarmerie associées, à titre régulier, aux opérations de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 11 : Généraliser les formations communes aux unités de police et de gendarmerie intervenant, à titre régulier, dans les opérations de maintien de l’ordre.

b.   Les unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre demeurent insuffisamment formées à ses spécificités

Si, depuis 2019, les commandants de PSIG et leurs adjoints sont formés aux missions de maintien de l’ordre – en 2021, 800 militaires auront ainsi été formés au cadre juridique, aux modes d’actions et au schéma tactique de telles opérations – ce n’est pas le cas de l’ensemble des unités intervenant de manière exceptionnelle aux côtés des CRS et des EGM.

Ces unités non formées cohabitent avec des spécialistes du maintien de l’ordre. Ainsi, « sur les Champs-Élysées, face aux Gilets jaunes, vous voyez peut-être les compagnies républicaines de sécurité et les gendarmes mobiles, qui sont en mesure de faire du maintien de l’ordre, mais il y a d’autres effectifs de la police nationale. Voilà deux semaines, par exemple, des policiers de Lyon ont été intégrés à des compagnies d’intervention alors qu’ils n’avaient jamais fait ça. Sans discipline ni cohésion au sein de nos troupes, ça ne peut pas fonctionner. » ([149])

L’évolution du cursus de formation des policiers nationaux

Plusieurs personnes auditionnées par la commission d’enquête ont regretté que la durée de la formation initiale théorique des policiers soit passée de 12 à 8 mois en 2015.

Lors de son audition, M. Cazeneuve a néanmoins précisé qu’il a effectivement décidé, en 2016, « de ramener la durée de formation de douze à dix mois, mais pour une toute petite catégorie de fonctionnaires de police, les adjoints de sécurité (ADS) ayant passé le concours de gardien de la paix, et pour un an seulement, parce qu’ils avaient déjà reçu une formation avant de passer le concours et qu’il fallait déployer des effectifs sur le terrain face à une menace terroriste alors très forte. Cette décision prise pour un an ne remettait pas du tout en cause la volonté et l’impulsion qui s’étaient matérialisées par la renaissance de la direction de la formation. Plus tard, en 2020, il a été décidé de ramener à huit mois la durée de formation initiale des policiers, le reste de la période – deux ans au total – étant consacré à des stages. » ([150])

Cette évolution consiste donc en une « redistribution plutôt qu’une réduction : il y avait auparavant douze mois de formation théorique et douze mois de formation pratique, et on est passé à huit mois de formation théorique pour seize mois de formation pratique. La durée totale de formation du gardien de la paix reste donc de vingt-quatre mois, même si, durant les seize mois de pratique, l’agent est en poste de pré-affectation et suivi par un collègue, ce qui peut être vu comme une façon détournée de mettre plus rapidement “du bleu” sur la voie publique. » ([151])

Lors de son audition devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale, le 30 novembre dernier, le ministre de l’Intérieur a reconnu que cette réduction avait été une « erreur fondamentale », tout en relevant qu’il s’agit d’une « vérité, qui se heurte, parfois, à des réalités : on veut plus de policiers, rapidement, ce qui peut conduire à écourter leur formation pour qu’ils se retrouvent plus vite sur la voie publique. Ce n’était pas un bon calcul. Être policier tard le soir, dans des quartiers difficiles, face à des situations complexes, requiert une formation initiale plus importante » ([152]).

La commission d’enquête n’avait pas pour objet de se pencher sur la formation généraliste dispensée à l’ensemble des policiers nationaux, et ne dispose pas de l’ensemble des éléments lui permettant de formuler des recommandations éclairées sur ce sujet. Toutefois, votre rapporteur constate que la réforme de cette formation suscite de nombreuses réserves. Il ne peut qu’inciter le ministère de l’Intérieur à engager une réflexion afin de s’assurer que la formation initiale des fonctionnaires de police les dote de toutes les clés leur permettant de réaliser correctement leur métier.

Votre rapporteur salue le souhait du ministère de l’Intérieur de développer la formation des unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre, le schéma national du maintien de l’ordre rappelant que, « dès mars 2019, la police et la gendarmerie ont lancé des programmes de formation spécifiques, qui seront développés afin de préparer au mieux les forces territoriales à ces missions » ([153]). Il conviendra de s’assurer que ces objectifs sont correctement et effectivement mis en œuvre par les formateurs dans les écoles nationales de police.

Recommandation n° 12 : Assurer une formation adéquate pour les unités de police et de gendarmerie non spécialisées susceptibles d’être mobilisées dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre.

c.   L’ensemble des unités doivent être régulièrement formées au respect des exigences déontologiques

Toutes les missions des unités de forces mobiles, mais aussi, plus largement, de l’ensemble des fonctionnaires de police et des militaires de la gendarmerie, doivent respecter les obligations déontologiques contenues dans le nouveau code de déontologie commun à la police et à la gendarmerie nationales, entré en vigueur au 1er janvier 2014 ([154]), et qui remplace celui qui avait été mis en place sous l’autorité de M. Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, en 1986 ([155]). Codifié au livre IV, titre III, chapitre IV de la partie réglementaire du code de la sécurité intérieure, il établit les devoirs du policier et du gendarme, ainsi que les principes régissant leur relation avec la population et le contrôle de leur action ([156]).

Votre rapporteur observe que son existence a été saluée par de nombreuses personnes auditionnées par la commission d’enquête, dont MM. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, et Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits.

Il semble néanmoins que la formation ne met pas particulièrement l’accent sur ces obligations pourtant indispensables au bon exercice des missions des forces de l’ordre et à la qualité de leurs relations avec la population. Selon M. Valentin Gendrot, journaliste ayant été, dans le cadre d’une immersion, formé dans une école nationale de police, « les questions de déontologie ont été balayées en quelques heures seulement au travers du code de déontologie de la police qui régit les pratiques des policiers en France, et en des termes assez abstraits : rien de factuel ni de concret. Or le décalage entre la théorie et la pratique est énorme. Ainsi, ce code interdit le tutoiement, mais, au quotidien, personne ne respecte cette interdiction, moi pas plus que les autres. » ([157])

Votre rapporteur appelle donc de ses vœux le développement d’actions de formation sur la déontologie non seulement dans les écoles mais aussi tout au long de la carrière, et présentant un caractère pratique adapté aux fonctions remplies par leurs bénéficiaires.

Recommandation n° 13 : Pour l’ensemble des membres des forces de l’ordre, développer les actions de formation initiale et continue en matière de déontologie, présentant un caractère pratique et adapté au public concerné.

3.   La violence de certaines manifestations rapproche les forces de l’ordre des manifestants et peut nécessiter de recourir à la force, dans un cadre juridique contraignant

a.   Le principe cardinal de maintien à distance des manifestants n’est pas toujours applicable

Dès le début du XXème siècle, le préfet de police Louis Lépine préconisait un maintien à distance des unités chargées du maintien de l’ordre – notamment de l’armée – afin d’éviter les tueries que pourraient occasionner un contact direct entre l’armée et les manifestants. Selon lui, « en règle générale, les gardiens de la paix doivent être placés en première ligne [tandis que] la troupe a pour destination d’occuper les espaces où les manifestants pourraient se masser, d’y remplacer la police employée ailleurs […] Il suffit qu’on la sache en réserve, à distance. » ([158])

La notion de « maintien à distance » s’est développée sous l’influence du préfet de police Maurice Grimaud. Dans sa célèbre lettre du 29 mai 1968 aux agents de la préfecture de police, les mettant en garde contre un usage excessif de la force, il rappelle que l’objectif des forces de l’ordre est d’éviter toute violence envers les manifestants. Ainsi, « passé le choc inévitable du contact avec des manifestants agressifs qu’il s’agit de repousser, les hommes d’ordre que vous êtes doivent aussitôt reprendre toute leur maîtrise ».

Ce principe ne s’est réellement imposé qu’à partir de décembre 1986, après le décès de Malik Oussekine, roué de coups dans le quartier latin parisien par des voltigeurs motocyclistes en marge des manifestations contre la « loi Devaquet ». Cependant, selon M. Manuel Valls, cette doctrine « consistant à éviter le contact, n’a pas réellement pu être appliquée. On voit bien qu’on ne peut pas toujours éviter le contact, par exemple dans les quartiers où des violences sont exercées contre des médecins ou contre les pompiers qui, eux, portent l’uniforme. » ([159])

Le décès du militant écologiste Rémi Fraisse, sur le site de Sivens, représenterait, selon l’avocat Me Arié Alimi, un moment de bascule. « Le changement a conduit à ce que les opérations reposent davantage sur la confrontation et le contact, avec l’intrusion d’équipes de police qui n’ont pas l’habitude du maintien de l’ordre » ([160]), comme les brigades anti-criminalité et les compagnies de sécurisation et d’intervention.

La doctrine actuelle peut être résumée de la manière suivante : en l’absence de trouble à l’ordre public, les forces de l’ordre doivent rester à distance des manifestants. Toutefois, « en cas de menace ou de troubles à l’ordre public, l’adaptation au plus près du dispositif doit être immédiate et permettre l’interpellation des fauteurs de troubles, le respect du parcours et la préservation de la liberté de manifestation » ([161]).

Ce rapprochement entre les forces de l’ordre et les manifestants peut s’expliquer par la nature spécifique de l’attroupement. Comme l’a relevé M. Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale, lorsqu’une manifestation dégénère en attroupement, « nous ne sommes alors plus face à des manifestants, mais à des délinquants. Il ne s’agit plus d’un maintien de l’ordre classique, mais d’un rétablissement de l’ordre et il n’y a pas d’autre possibilité que d’aller au contact et de procéder à des interpellations. » ([162])

b.   Le recours à la force fait l’objet d’un encadrement juridique strict

L’emploi de la force par les policiers et les gendarmes doit respecter les dispositions du code de la sécurité intérieure. Son article L. 435-1 définit cinq situations dans lesquelles l’usage des armes par les policiers et les gendarmes est autorisé par le commandant de la force publique, « en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée », selon les dispositions du code de déontologie ([163]) :

– lorsque des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d’autrui ;

– lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées ;

– lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s’arrêter, autrement que par l’usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ;

– lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ;

– dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsqu’ils ont des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont ils disposent au moment où ils font usage de leurs armes.

L’article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure prévoit ainsi que tout attroupement peut être dissipé par la force uniquement « après deux sommations de se disperser demeurées sans effet » ou immédiatement « si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent ».

Le recours à la force est apprécié concrètement par l’autorité civile et mise en œuvre par les commandants de la force publique. Il existe en pratique une gradation dans l’emploi des moyens et du matériel auquel peuvent avoir recours les forces de l’ordre après deux sommations.

La gradation du recours à la force

La force physique

Recours à des manœuvres telles que des barrages, des charges ou des bonds offensifs de dispersion

La force physique et les moyens intermédiaires

Recours à des matériels et armements non classés en tant qu’armes à feu : bâtons de défense, boucliers, engins lanceurs d’eau, containers lacrymogènes à main, grenades lacrymogènes à main MP7 ou CM6, etc.

Les armes à feu

Recours aux armes mentionnées à l’article D. 211-17 du code de la sécurité intérieure. Il s’agit des grenades GM2L à effet de souffle et lacrymogène, des lanceurs de grenade 56 mm et leurs munitions, des lanceurs de grenades 40 mm et leurs munitions et des grenades à main de désencerclement (GMD, nouveau modèle)

Le fusil à répétition

Dans l’hypothèse ultime d’agression des forces de l’ordre par armes à feu, l’article D. 211-20 du code de la sécurité intérieure les autorise à riposter au moyen du fusil à répétition de précision de calibre 7,62 × 51 mm

Contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête de la direction générale de la police nationale

En outre, conformément aux dispositions de l’article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, les forces de l’ordre peuvent avoir recours à la force sans sommation, sur décision du commandant de la force publique. Le cas échéant, elles peuvent utiliser les armes énumérées à l’article D. 211-17 du code de la sécurité intérieure. L’article D. 211-19 du même code les autorise également à utiliser le lanceur de balle de défense de calibre 40 mm (LBD 40 × 46), sous réserve d’avoir suivi une formation initiale spécifique et une formation continue d’entretien des acquis ([164]).

LBD 40 x 46

 

c.   Le recours au LBD dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre ne paraît pas nécessairement pertinent

Arme de force intermédiaire (AFI), le LBD est utilisé dans un cadre précisé par l’instruction commune du 2 août 2017 relative à l’usage et l’emploi des armes de forces intermédiaire dans les services de la police nationale et les unités de gendarmerie nationale :

– dans les situations où l’utilisation des armes à feu létales est légalement justifiée ;

– dans les situations intermédiaires, pour lesquelles cette AFI est un moyen de répondre de manière nécessaire et proportionnée, alors que le recours aux armes à feu n’est pas justifié.

Selon la direction générale de la gendarmerie nationale, cette arme « permet la neutralisation à distance [sur 10 à 15 mètres] d’un individu dangereux pour autrui ou pour lui-même par le tir cinétique d’un projectile en caoutchouc. Les munitions ont une capacité de déformation à l’impact, permettant de limiter le risque de pénétration tout en optimisant le pouvoir de choc recherché. » ([165])

L’utilisation de cette arme est néanmoins contestée par de nombreuses personnes auditionnées par la commission d’enquête, qui estiment qu’il ne s’agit pas d’une arme adaptée aux opérations de maintien de l’ordre. Le Défenseur des droits, Amnesty International et la Ligue des droits de l’Homme ont d’ailleurs souhaité son interdiction dans de telles opérations.

Mme Anne-Sophie Simpere a rappelé qu’Amnesty International France ne s’était pas opposée par principe à l’introduction de cette arme dans la dotation des UFM, « dans la perspective où ils pouvaient se substituer à des armes plus dangereuses, notamment aux armes à feu : or ils ont en réalité conduit à élever le niveau de violence. » ([166])

Dans son rapport sur le maintien de l’ordre, le Défenseur des droits a quant à lui alerté sur « les caractéristiques du LBD 40x46 [qui] rendent son usage dangereux et problématique dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre car susceptible de blesser grièvement un manifestant, d’engager la responsabilité du tireur, et d’entraîner des réactions imprévisibles de la part des manifestants témoins d’une blessure grave occasionnée par des policiers à un manifestant, que le tir soit conforme ou non aux règles d’emploi. » ([167]) Le LBD est en effet une arme qui semble insuffisamment précise, notamment en cas de mouvements de foule. Selon Mme Claudine Angeli-Troccaz, ancienne adjointe du Défenseur des droits, en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, « dans une foule mouvante, cette arme imprécise n’atteint généralement pas sa cible et occasionne des blessures graves. Les utilisateurs disent eux-mêmes qu’elle est difficile à maîtriser et que sa marge d’incertitude est grande. » ([168])

Le Défenseur des droits et Amnesty International France ont tous deux documenté des cas d’usage de LBD contraires à l’instruction ministérielle relative à l’usage et l’emploi des AFI, qui semblent souvent être le fait d’unités isolées et non spécialisées dans le maintien de l’ordre. Selon Mme Anne-Sophie Simpere, « il y aurait beaucoup plus de retenue chez les forces spécialisées que chez celles qui ne le sont pas » ([169]). Comme l’a fait remarquer M. Loïc Travers, secrétaire administratif général d’Alliance Police Nationale, « les forces lourdes que sont les CRS n’utilisent presque jamais le LBD en maintien de l’ordre pur. Ce n’est que quand la manifestation commence à dégénérer vers des violences urbaines avec des dislocations de groupes que cette arme est utilisée, à la fois par les CRS, par les unités mobiles de la préfecture de police, c’est-à-dire les compagnies d’intervention, et par les BRAV-M, dont il est inutile de rappeler les hauts faits, puisque ce sont elles qui ont permis d’endiguer les flots de casseurs et d’effectuer correctement des dizaines d’interpellations. » ([170])

Face à la multiplication des incidents lors d’opérations de maintien de l’ordre dans lesquelles ces armes ont été utilisées, les pouvoirs publics ont cherché à mettre en place des garanties pour mieux encadrer son utilisation.

En janvier 2019, le ministre de l’Intérieur a souhaité que les unités susceptibles de tirer au LBD soient toutes munies de caméras piétons. Toutefois, l’équipement de telles caméras n’est pas encore satisfaisant. Selon M. Laurent Noulin, référent national en charge des CRS d’Alternative Police, « en pratique, les remontées du terrain font état d’une autonomie de quinze à vingt minutes par batterie, ce qui pose un gros problème d’efficacité, d’autant plus gênant que le tireur de LBD doit, à réception de la caméra, enregistrer son numéro d’immatriculation administrative, qui correspond au numéro référentiel des identités et de l’organisation (RIO), et synchroniser la caméra avec l’heure et le lieu » ([171]). La direction générale de la police nationale a toutefois précisé que de nouveaux modèles de caméras, dotés d’une autonomie plus importante, seront prochainement déployés. L’intégration d’une caméra à l’arme elle-même est également à l’étude.

En outre, depuis septembre 2020, le recours au LBD dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre est conditionné, hors cas de légitime défense, à la présence d’un superviseur « chargé d’évaluer la situation d’ensemble et les mouvements des manifestants, de s’assurer de la compréhension des ordres par le tireur et de désigner l’objectif » ([172]). Cette exigence s’appliquait déjà au sein des unités de forces mobiles.

Malgré ces tentatives d’amélioration des conditions d’emploi du LBD – qui doivent encore apporter la preuve de leur efficacité –, votre rapporteur est sensible aux nombreux incidents survenus lors d’opérations de maintien de l’ordre et préconise d’interdire l’usage du LBD pour cibler un individu dans une foule de manifestants.

Il a toutefois conscience que cette arme peut être utile lorsque de telles opérations dégénèrent et que son usage peut dissuader efficacement des individus de s’en prendre aux forces de l’ordre, que les pouvoirs publics doivent protéger. À titre exceptionnel, les LBD doivent donc demeurer utilisables immédiatement lorsque les forces de l’ordre encourent un grave danger ou font face à une émeute.

Recommandation  14 : Interdire le recours au lanceur de balles de défense lors de mouvements de foules, sauf en cas de grave danger ou d’émeute.

d.   L’efficacité des canons à eau pour disperser les manifestants doit inciter les pouvoirs publics à y recourir davantage pour les manifestations les plus violentes

Les forces de l’ordre recourent parfois à des « canons à eau » ([173]), notamment pour les opérations de maintien de l’ordre les plus difficiles, pour lesquelles leur efficacité est reconnue.

Cette utilisation n’est néanmoins pas toujours possible, même dans les cas où elle serait souhaitable, du fait d’un manque de matériel ou d’un matériel trop vétuste : parmi les 10 engins lanceurs d’eau que les CRS ont en dotation, deux ont été achetés en 1996.

Votre rapporteur se félicite de l’annonce, dans le schéma national du maintien de l’ordre, de l’acquisition future de matériel, dont des engins lanceurs d’eau, mais également des véhicules de commandement, des véhicules blindés, des matériels d’intervention et de protection et des matériels radio.

Il importe désormais de concrétiser ces engagements dans le cadre des futurs débats budgétaires. Pour 2021, votre rapporteur observe que les crédits consacrés aux moyens mobiles sont en augmentation substantielle ([174]). Les projets annuels de performance annexés au projet de loi de finances précisent que ces augmentations doivent, pour ce qui concerne la police nationale, contribuer notamment « au remplacement des véhicules du parc lourd, plus particulièrement aux véhicules de maintien de l’ordre (des CRS, de la sécurité publique et de la préfecture de police). Ainsi, le déploiement des véhicules blindés d’intervention dans les antennes RAID, l’acquisition et le rétrofit des engins lanceurs d’eau sont par exemple programmés. » ([175]) L’accroissement de sa dotation permettra, entre autres, à la gendarmerie nationale de « lancer un vaste plan de renouvellement des véhicules de maintien de l’ordre et véhicules blindés à roue ». ([176]) Cet effort devra être poursuivi au cours des prochaines années.

Ces matériels rares pourraient d’ailleurs faire l’objet d’une mutualisation, selon des modalités organisées par le ministère de l’Intérieur, entre les CRS et les EGM. Cette demande a notamment été formulée auprès de la commission d’enquête par M. Léo Moreau, chargé de mission au sein du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), dont les membres regrettent « qu’il n’y ait pas davantage de mutualisation entre les deux forces, police et gendarmerie, sur certains matériels, notamment les engins lanceurs d’eau, et que l’on parte encore chacun de son côté. Cela nous semblait important, de même que pour les équipements blindés. » ([177])

Il a été affirmé à la commission d’enquête qu’une réflexion est en cours entre les directions générales de la police et de la gendarmerie nationales sur la mutualisation des matériels, mais aussi des tactiques, des gestes techniques et des formations. Votre rapporteur souhaite qu’elle aboutisse à des résultats concrets qui permettront d’améliorer au quotidien les conditions de travail des policiers et des gendarmes et la qualité du service qu’ils rendent à la population.

Recommandation n° 15 : Généraliser le recours aux engins lanceurs d’eau dans le cadre des manifestations les plus problématiques.

Recommandation n° 16 : Mutualiser certains équipements des escadrons de gendarmerie mobile et des compagnies républicaines de sécurité.

e.   La technique controversée de l’encerclement

Selon la définition de la direction générale de la police nationale, la technique de l’encerclement consiste à organiser un dispositif interdisant l’accès à une zone déterminée en retenant les manifestants qui s’y trouvent pour une durée non déterminée, pour des motifs d’ordre public. Cette mesure prend souvent la forme d’un cordon policier qui encercle les individus à contenir et à maintenir sur une zone précise. En fonction des circonstances, ce cordon peut être plus ou moins perméable et ainsi permettre à certaines personnes de quitter le secteur contrôlé.

Elle vise, en pratique, à permettre « de contrôler efficacement et en permanence des manifestants au comportement parfois imprévisible et d’éviter tout débordement. Parfois, compte tenu d’effectifs insuffisants présents sur un service d’ordre, cette méthode de neutralisation est le seul moyen permettant d’éviter la commission d’infractions plus graves. » ([178])

Également appelée « technique de la nasse », elle est plébiscitée par les policiers et doit continuer d’être utilisée, selon M. Johann Cavallero, délégué national CRS d’Alliance Police Nationale, « tout en gardant bien évidemment une porte de sortie. Ce dispositif permet d’isoler et de canaliser les fauteurs de troubles, et d’évacuer les autres personnes prises à l’intérieur de la nasse. S’il a souvent été décrié, les forces mobiles le maîtrisent néanmoins. Il est beaucoup utilisé lors des matchs qui comportent des risques d’affrontement entre supporters. C’est un outil vraiment indispensable au maintien de l’ordre. Les CRS suivent vingt-cinq jours de formation par an pour maîtriser cette technique. » ([179])

Le recours à l’encerclement fait néanmoins l’objet de critiques dont plusieurs personnes auditionnées ont fait part à la commission d’enquête, le cadre juridique permettant aux forces de l’ordre de « nasser » les manifestants étant très incertain.

Amnesty International France dénonce la systématisation du recours aux nasses dans les manifestations récentes, « dans lesquelles des observateurs des droits humains sont bloqués, comme des manifestants pacifiques ainsi empêchés de défiler » ([180]). Selon le Défenseur des droits, qui indique être saisi de cette question depuis les manifestations de 2013 du mouvement « La Manif pour Tous », « les réclamants dénoncent à chaque fois l’impossibilité de trouver une sortie et la confusion, voire la tension que la méthode provoque, d’autant plus que ces mesures, qui peuvent durer plusieurs heures, s’accompagnent souvent d’usage de gaz lacrymogène et/ou d’interpellations » alors même que « cette pratique n’est encadrée par aucun cadre juridique » ([181]).

La Cour européenne des droits de l’Homme s’est déjà prononcée au sujet de la technique du « kettling », qui consiste pour la police à retenir un groupe de personnes pour des motifs d’ordre public ([182]). Elle a estimé que cette pratique n’était pas contraire à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme relatif au droit à la liberté et à la sûreté, relevant notamment que « la mesure a été imposée dans un but d’isolement et de confinement d’une foule nombreuse, dans des conditions instables et dangereuses. […] La police décida d’avoir recours pour contrôler la foule à une mesure de confinement plutôt qu’à des méthodes plus radicales qui auraient pu donner lieu à un risque supérieur d’atteintes aux personnes […] La mise en place d’un cordon intégral était le moyen le moins intrusif et le plus efficace à utiliser dans les circonstances. » ([183])

Toutefois, la Cour a également précisé que, « compte tenu de l’importance fondamentale de la liberté d’expression et de la liberté de réunion dans toute société démocratique, les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation. Si la mise en place et le maintien du cordon par la police n’avaient pas été nécessaires pour prévenir des atteintes graves aux personnes ou aux biens, la mesure aurait été d’un “genre” différent, et sa nature coercitive et restrictive aurait pu suffire à la faire tomber dans le champ de l’article 5. » ([184])

 

En France, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) relative à cette pratique a été transmise, mardi 15 décembre 2020, au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation. Ses auteurs contestent le recours à l’encerclement à l’occasion d’une manifestation contre la réforme des retraites en 2010 à Lyon, cette pratique ayant entraîné la retenue de 700 manifestants pris dans la « nasse » pendant plusieurs heures.

Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit « un cadrage des techniques d’encerclement des manifestants » ([185]). Il réaffirme en outre la nécessité de garantir une porte de sortie aux manifestants lorsque cette technique est utilisée par les forces de l’ordre.

Sans préjuger de la décision du Conseil constitutionnel, qui contraindra peut-être le Gouvernement et le Parlement à revoir le cadre juridique de cette technique, votre rapporteur souhaite que le cadrage prévu par le Schéma restreigne le recours à cette technique aux seules situations dans lesquelles les forces de l’ordre doivent faire face à de sérieux risques de débordements, et qu’une porte de sortie existe systématiquement et soit suffisamment bien signalée pour que les manifestants qui le souhaitent puissent l’utiliser pour quitter les lieux.

Recommandation n° 17 : Recourir à la technique d’encerclement uniquement pour les manifestations présentant des risques sérieux de débordements, en s’assurant que les manifestants puissent repérer et emprunter facilement le point de sortie qui doit systématiquement être mis en place.

B.   Les difficultés à identifier, isoler et interpeller les éléments perturbateurs compliquent leur poursuite devant la justice

Pour faire face à la généralisation de la violence dans certaines manifestations, le ministère de l’Intérieur souhaite une réponse pénale plus efficace à l’encontre des auteurs de violence.

Celle-ci rencontre aujourd’hui des difficultés ayant trait, d’une part, au risque de déstabilisation des opérations de maintien de l’ordre en cas d’interpellation pendant la manifestation et, d’autre part, à l’identification des individus, qui utilisent parfois beaucoup de moyens pour ne pas être reconnus. Afin d’éviter de fragiliser le dispositif déployé, et sauf nécessité contraire, l’interpellation a posteriori des fauteurs de trouble doit être privilégiée, ce qui nécessite de recourir plus largement à des moyens fiables d’identification de ceux qui commettent des actes délictueux.

1.   Les difficultés rencontrées pour sanctionner les auteurs de violences fragilisent l’action des forces de l’ordre

a.   Parfois nécessaire, l’interpellation des individus violents durant les manifestations ne doit pas nuire aux opérations de maintien de l’ordre

L’interpellation des manifestants violents pendant la manifestation peut être nécessaire, principalement pour trois raisons, rappelées par la préfecture de police dans sa contribution écrite :

– la nécessité de mettre un terme aux agissements des casseurs le plus vite possible afin de réduire les risques et l’ampleur des dégradations ;

– le besoin de procéder à des interpellations dans le temps de l’action en matière de crimes et délits flagrants ([186]) ;

– la difficulté accrue des interpellations a posteriori, les individus pouvant disparaître.

Bien que l’interpellation ne soit pas, à l’origine, une mission des unités chargées du maintien de l’ordre, celles-ci se sont adaptées avec la création, en leur sein, des sections de protection et d’intervention de quatrième génération (SPI4G-CRS) et des pelotons d’intervention des EGM, habilités à procéder à des interpellations dans l’environnement immédiat de leur unité.

Il existe également des dispositifs mixtes comprenant des unités pouvant procéder à des interpellations, comme les BRAV-M sur le territoire de la préfecture de police et les bridages anti-criminalité.

Afin de garantir l’impartialité des procédures diligentées par les forces de l’ordre, les articles 16 et 20 du code de procédure pénale prévoient en effet que les fonctionnaires et militaires perdent leur qualité d’officier de police judiciaire (OPJ) et d’agent de police judiciaire (APJ) lorsqu’ils participent, en unités constituées, à des opérations de maintien de l’ordre. Ils ne peuvent donc pas constater les infractions, recueillir des preuves, dresser procès-verbal ou placer en garde à vue un suspect.

Les techniques d’interpellation de la police et de la gendarmerie nationale

En ce qui concerne la police nationale, le groupe de travail dirigé par le contrôleur général M. Frédéric Lauze a identifié cinq catégories de techniques de défense et d’intervention susceptibles d’être utilisées par les fonctionnaires de police.

 les techniques de contrôle : ces techniques consistent en la saisie ou le blocage d’un membre. Leur objectif est de priver l’individu d’une partie ou de la totalité de ses mouvements ;

– les techniques de contrainte : elles génèrent une douleur ou une gêne par un écrasement ou une pression obligeant l’individu à abandonner toute action offensive pour concentrer son attention sur cette gêne, s’y soustraire ou à la faire cesser. Le but d’une telle technique est de provoquer un geste réflexe de la part de l’individu qui dirigera naturellement ses mains vers la zone ciblée ;

– les techniques de percussion : ces techniques consistent à heurter l’individu au moyen de son propre corps, d’un membre ou d’une section de membre dans le but de créer une douleur, un acte réflexe, voire rendre inopérant l’opposant si cela s’avère nécessaire ;

– les techniques de clé : elles consistent à forcer une articulation pour l’amener au maximum de son amplitude en flexion, en extension ou en torsion, générant une douleur contraignant l’agresseur à renoncer à son action offensive ;

– les techniques de contrôle de la tête : elles consistent en un contrôle de la ligne d’épaules par encolure tout en préservant la solidarisation de l’axe tête/cou/tronc. Le contrôle de cette zone restreint de manière significative les capacités de mouvements de l’individu.

Depuis 2002, les techniques d’interpellation des gendarmes sont regroupées au sein d’une doctrine unique d’intervention professionnelle, régulièrement actualisée. Ces techniques peuvent être classées en trois catégories.

– les coups d’arrêt : ces techniques visent à parer l’agression d’un ou plusieurs adversaires. Sauf en cas de menaces vitales, les percussions sur les zones vulnérables du corps humain sont modérées voire proscrites ;

– les techniques de mise au sol : elles permettent au gendarme d’accompagner au sol un individu récalcitrant et/ou violent. La finalité de ces techniques est triple : restreindre le champ visuel de l’individu, supprimer rapidement sa mobilité ainsi que l’efficacité de ses vecteurs d’agression (bras et jambes).

– les moyens de contrôle : il s’agit de techniques d’immobilisation à mains nues ou à l’aide du bâton de protection à poignée latérale permettant de contraindre physiquement un individu et d’assurer son interpellation, son menottage, sa mise en sécurité et sa conduite. Elles reposent sur des clés articulaires au niveau du bras et plus accessoirement de la jambe, consistant à amener l’articulation d’un adversaire au maximum de son amplitude afin de neutraliser ses vecteurs principaux d’agression et l’immobiliser le temps du menottage. La douleur n’est ressentie qu’en cas de résistance de l’individu appréhendé.

Source : contributions écrites aux travaux de la commission d’enquête des directions générales de la police et de la gendarmerie nationales. 

Les interpellations sont plus ou moins compliquées en fonction de la nature des manifestations. Selon le colonel Jean-François Lafforgue, « lorsque la manifestation est encadrée par un service d’ordre, comme lors des grandes manifestations parisiennes du 1er mai, les manifestants ont tendance à se désolidariser des groupuscules très violents, ce qui facilite le travail des forces de l’ordre » ([187]).

Le schéma national du maintien de l’ordre insiste sur la dimension judiciaire du maintien de l’ordre et prévoit, « selon le contexte, [que] l’interpellation pourra être réalisée au cours de la manifestation ou différée » ([188]). Il mentionne la mise en place d’équipes judiciaires de constatation, chargées de caractériser les infractions commises et d’identifier leurs auteurs.

Si votre rapporteur comprend l’importance de cette judiciarisation « en temps réel », il insiste sur le fait qu’elle ne doit pas se faire au détriment des opérations de maintien de l’ordre. En effet, comme l’a expliqué M. David Ramos, vice-président de GENDXXI, « quand une interpellation [est sollicitée], une équipe est projetée pour aller interpeller l’individu identifié. De fait, [cela réduit] l’emprise au sol au niveau de vos positions. C’est un choix qui doit être fait par les autorités de commandement de la force publique et c’est un choix qui a des incidences. Souvent, le choix est [donc] fait de ne pas interpeller immédiatement, car une tolérance s’exerce autour des différentes dégradations constatées – en fonction de leur gravité et des opérations menées » ([189]) .

b.   L’interpellation a posteriori des auteurs de violence est à privilégier

Lorsqu’une interpellation immédiate n’est pas souhaitable, ou pas envisageable, les forces de l’ordre, les services de renseignement et les magistrats pourraient développer l’interpellation a posteriori.

Selon les éléments transmis par la direction de la coopération internationale du ministère de l’Intérieur, à l’occasion des émeutes de 2011 à Londres, des opérations massives de recherche des auteurs de violences et dégradations ont été lancées par les autorités, après la fin des manifestations. « Ainsi, l’opération Withern mise en place regroupait 450 enquêteurs provenant de différents services chargés d’exploiter les images des caméras de vidéosurveillance et de traquer les fauteurs de trouble. La police a également sollicité la population en appelant par exemple aux témoignages et en diffusant sur les réseaux sociaux ou dans la presse des images d’incidents ou des photos de personnes recherchées. » ([190])

Le schéma national du maintien de l’ordre modernise le dispositif judiciaire afin de favoriser ce type d’interpellations. Pour mieux identifier les fauteurs de trouble, il prévoit notamment la création temporaire de cellules consacrées à la poursuite des investigations judiciaires comprenant des agents des services de renseignements, des procéduriers et des agents de la voie publique.

2.   Plusieurs solutions existent ou devraient exister pour favoriser le recueil de preuves et mieux sanctionner les auteurs de violences

L’interpellation a posteriori des fauteurs de trouble ne peut être réalisée qu’à la condition de favoriser le recueil de preuves permettant l’engagement d’un processus judiciaire. Votre rapporteur souhaite faire état de quatre pistes pouvant être explorées – dont certaines le sont d’ailleurs pour partie par le schéma national du maintien de l’ordre.

a.   Renforcer le rôle clé du renseignement

Il existe deux entités chargées du renseignement d’ordre public en France : le service central du renseignement territorial (SCRT) et la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP).

Créé en 2014, le SCRT est le service de renseignement de la direction centrale de la sécurité publique, compétent sur l’ensemble du territoire à l’exception de Paris et des départements de la petite couronne. Il comprend 3 100 personnes réparties dans 255 implantations territoriales, dont une moitié travaille à la prévention de la radicalisation et une autre à des missions d’ordre public, dont les dérives urbaines.

À Paris et dans les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, le service de renseignement compétent est la DRPP. Elle emploie environ 800 fonctionnaires répartis sur l’ensemble de la plaque parisienne, chargés notamment des missions dévolues ailleurs au personnel du renseignement territorial.

Les missions de ces deux services en matière de maintien de l’ordre sont triples : ils sont à la fois chargés de prévoir le déroulement des manifestations, d’anticiper les difficultés et de récolter les éléments de preuve. Pendant son audition, Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, a proposé de les résumer en trois mots-clés :

– « anticipation » : en amont de la manifestation, parfois avant même le dépôt d’une déclaration préalable, les services de renseignement définissent les risques inhérents à l’événement et évaluent le nombre prévisible de participants. Lorsqu’elle est déclarée en préfecture, ils prennent attache avec leurs organisateurs ([191])

Concrètement, pour ce qui concerne la préfecture de police, « lorsqu’une manifestation est déclarée, elle est prise en compte par la DOPC qui nous alerte. S’agissant des manifestations non déclarées, mais annoncées sur les réseaux sociaux, nous tentons de recouper différentes informations, de comprendre qui sont les organisateurs, et nous élaborons une note à l’attention du préfet de police pour qu’il estime s’il existe un risque de violences. » ([192])

Ces renseignements permettent notamment aux préfets de demander, le cas échéant, la délivrance de réquisitions de contrôles d’identité et de fouilles de bagage. Comme l’a expliqué M. François Molins, procureur général près la cour de cassation, « l’autorité judiciaire s’efforce d’octroyer des moyens de la manière la plus honnête possible, en tenant compte bien évidemment des renseignements disponibles. Nous n’avons pas les moyens de vérifier les informations des services de renseignement, mais ce constat vaut pour tous les domaines, y compris la lutte antiterroriste. Nous sommes tenus d’apprécier la qualité et la précision du renseignement fourni en échangeant avec les services. Nous faisons partie d’une chaîne de confiance. » ([193]) En identifiant en amont les personnes susceptibles de semer le trouble dans les manifestations, les services de renseignements contribuent ainsi, en pratique, à garantir le respect du droit de manifester ;

– « évaluation » : les services assistent à la manifestation et peuvent transmettre des informations sur son évolution au personnel opérationnel chargé du maintien de l’ordre. Dans ce cadre, les services de renseignement sont en relation constante avec le directeur du service d’ordre. Le dispositif déployé dépend toutefois de l’ampleur de l’opération, ainsi que l’a expliqué Mme Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement territorial : « s’il s’agit d’un service important, le chef du SDRT sera présent dans la salle de commandement avec le préfet, le directeur départemental de la sécurité publique et le commandement de groupement. S’il s’agit d’un service moins fourni, nous aurons plus de monde sur le terrain et le chef sera en communication permanente avec le directeur du service d’ordre et la salle de commandement » ([194]) ;

– « identification » : à l’issue de l’événement, si des infractions ont pu être captées par des caméras ou autres systèmes vidéo, les services de renseignement procèdent à une reconnaissance des individus afin d’apporter les preuves nécessaires à l’engagement de poursuites pénales. Le schéma national du maintien de l’ordre rappelle également leur compétence pour identifier immédiatement les fauteurs de trouble, lorsque cela est possible ([195]).

En 2019, le renseignement territorial a suivi 31 750 manifestations, tandis que 7 000 événements ont fait l’objet d’une surveillance par la DRPP, ce qui représente une charge de travail très importante pour ces services.

Des moyens supplémentaires ont été mobilisés pour les services de renseignement après les attentats de 2015, mais ils ont été affectés essentiellement, à ce stade, à leurs missions de prévention de la radicalisation. Durant son audition, M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, a toutefois souligné que ces moyens devraient désormais être également consacrés au travail sur le maintien de l’ordre, et s’est engagé à poursuivre les efforts budgétaires dans ce sens.

 

Alors que le nombre de manifestations ne cesse d’augmenter, sollicitant intensément ces services, votre rapporteur partage cet objectif et souhaite le déploiement rapide de nouveaux personnels au sein de la DRPP et du SCRT, afin de renforcer la prévention des débordements.

Recommandation n° 18 : Renforcer les effectifs des services de renseignement chargés de contribuer à la prévention des débordements lors des opérations de maintien de l’ordre.

b.   Généraliser le recours aux caméras piétons

Les images des opérations de maintien de l’ordre comptent parmi les éléments de preuve susceptibles de favoriser la réponse pénale aux faits de violence commis en marge des manifestations. Comme l’expliquait M. Marc Rollang, porte-parole de l’Association professionnelle nationale militaire Gendarmes et citoyens, « le témoignage humain présente une fragilité conséquente et régulière à la barre, à l’audience – que ce soit sous le régime de la flagrance, de la comparution immédiate, ou a posteriori. L’image doit donc contribuer à produire, à consolider la preuve pénale pour que le juge puisse apprécier en son âme et conscience la gravité de l’implication de l’intéressé, son identification formelle et son rattachement à l’infraction dénoncée. » ([196])

Il existe déjà plusieurs moyens d’apporter cet élément de preuve. Les unités de forces mobiles sont chacune dotées de moyens leur permettant de filmer leur action, le système autonome de retransmission d’images pour la sécurisation d’événements (SARISE) pour les CRS et la cellule d’imagerie d’ordre public (CIOP) des EGM ([197]), auxquels s’ajoutent par ailleurs la cellule nationale observation exploitation de l’imagerie légale (CNOEIL) ([198]) et, éventuellement, la vidéo protection assurée sur site. L’ensemble de ces images peuvent être prises en compte par la justice.

Policiers et gendarmes peuvent également être détenteurs de caméras piétons, dont le ministre de l’Intérieur a annoncé la généralisation à l’ensemble des unités au 1er juillet 2021. Les personnels susceptibles de tirer au lanceur de balles de défense doivent déjà être équipés de telles caméras.

Les modèles actuels ne sont toutefois pas adaptés aux contraintes opérationnelles des fonctionnaires et militaires. Les syndicats de police ont fait savoir à la commission d’enquête que leur très faible autonomie ne permet pas un usage satisfaisant de cet équipement. Ils imposent par ailleurs aux unités de rentrer le numéro RIO ([199]) à chaque enclenchement, ce qui complique leur usage.

De nouveaux modèles sont en cours de déploiement depuis la signature, en mars 2020, d’un avenant au marché principal permettant l’emploi de caméras dotées d’une autonomie supérieure. En outre, en prévision du renouvellement du marché en 2022, les industriels travaillent avec le ministère de l’Intérieur au déploiement de nouveaux outils, plus opérationnels et adaptés aux exigences de service.

La commission d’enquête n’a pas eu de retours sur ces premiers déploiements dans la police nationale. En revanche, pour ce qui concerne la gendarmerie, M. David Ramos, vice-président de l’association GENDXXI, a fait état de premiers retours « extrêmement positifs concernant l’image, la capacité de la batterie, la facilité de mise en œuvre et la conscience que l’on a de son bon démarrage » ([200]).

Votre rapporteur souhaite le déploiement massif de cet équipement, dont le recours lors d’opérations de maintien de l’ordre doit permettre de prévenir toute forme de violence illégitime, et approuve l’objectif annoncé d’un équipement de tous les agents au 1er juillet 2021.

Il convient de s’assurer que ces unités de police et de gendarmerie, qui sont régulièrement amenées à travailler ensemble lors d’opérations de maintien de l’ordre, puissent être dotées de caméras similaires, efficaces et compatibles avec leurs exigences de service.

Le cadre d’utilisation de ces caméras pourrait également être révisé afin de permettre une exploitation en temps réel des images captées. Selon le général de brigade Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFLG), « lorsque nous filmons avec une caméra piéton, nous n’avons pas le droit de transférer les images vers un poste maître qui pourrait analyser les images et les retransmettre à d’autres unités pour interpeller les fauteurs de troubles. Il faut y remédier pour que les caméras piétons aient une efficacité optimale. » ([201])

La proposition de loi relative à la sécurité globale, adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale, doit permettre d’ouvrir cette possibilité aux forces de l’ordre.

Le régime juridique des caméras piétons

Après plusieurs expérimentations du port de caméras piétons par les forces de l’ordre en 2008-2009, puis en 2013, les modalités d’utilisation des caméras mobiles ont été inscrites à l’article L. 241-1 du code de la sécurité intérieure, par la loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé ([202]). Celui-ci habilite les fonctionnaires de police et les militaires de la gendarmerie, « dans l’exercice de leurs missions de prévention des atteintes à l’ordre public et de protection de la sécurité des personnes et des biens ainsi que de leurs missions de police judiciaire », à procéder à un enregistrement de leurs interventions lorsque se produit, ou est susceptible de se produire, un incident.

L’enregistrement audiovisuel des interventions est déclenché à l’initiative de l’agent. Il a actuellement trois finalités mentionnées par cet article :

        la prévention des incidents au cours des interventions ;

        le constat des infractions et la poursuite de leurs auteurs par la collecte de preuves ;

        la formation et la pédagogie des agents.

Ce dispositif juridique ne permet donc pas, à ce stade, l’exploitation des images dans le cadre de la gestion d’une opération de maintien de l’ordre. Toutefois, l’article 21 de la proposition de loi relative à la sécurité globale, actuellement en discussion au Parlement, prévoit d’autoriser une telle exploitation ([203]).

Recommandation n° 19 : Doter toutes les unités de police et de gendarmerie de caméras piétons similaires, efficaces et compatibles avec leurs exigences de service et permettre l’exploitation en temps réel des images captées dans le cadre de la gestion des opérations de maintien de l’ordre.

c.   Mettre en place un cadre juridique sécurisant pour l’utilisation des drones

Les drones constituent une catégorie d’aéronefs circulant sans personne à leur bord. Ils permettent d’emporter une caméra aéroportée pouvant réaliser des prises de vue en altitude. Ils présentent une utilité indiscutable dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, en dotant les unités d’une vue plus large sur le dispositif de maintien de l’ordre, ce qui facilite son adaptation aux circonstances. Ils permettent également aux autorités de transmettre des messages généraux à l’attention du public par leur intermédiaire.

Comme l’a indiqué le général Christian Rodriguez, « pour que les unités puissent manœuvrer, il faut que nous sachions ce qui se passe et où, ce qui suppose d’avoir des vues de la situation. Lors d’une manifestation, si nous voyons arriver des casseurs, nous avons intérêt à intervenir rapidement pour les empêcher d’agir. Si nous voulons protéger spécifiquement une zone et vérifier l’étanchéité du dispositif, le drone, l’hélicoptère ou des caméras fixées sur des pylônes permettent de projeter des vues en temps réel. » ([204])

Le préfet de police a abondé dans le même sens lors de son audition par la commission d’enquête, précisant que les engins aéroportés ne sont déployés, en manifestation, que pour estimer la taille de la foule, les caméras au sol ne permettant pas aux forces de l’ordre d’obtenir une vue d’ensemble satisfaisante ([205]).

Déjà utilisés par la gendarmerie nationale depuis 2005 – par exemple, dans le cadre des opérations ayant eu lieu à Notre-Dame-des-Landes – et, depuis le début de l’année 2020, par la préfecture de police, les drones ne font pas l’objet d’un encadrement juridique particulier concernant leur usage dans les opérations de maintien de l’ordre ([206]). Le Conseil d’État a, par deux fois, condamné le recours à cette technologie par la préfecture de police :

– par une ordonnance du 18 mai 2020 : le juge des référés du Conseil d’État a estimé que le recours aux drones à des fins de surveillance du respect des règles sanitaires constitue un traitement de données à caractère personnel. Or, « compte tenu des risques d’un usage contraire aux règles de protection des données personnelles qu’elle comporte, la mise en œuvre, pour le compte de l’État, de ce traitement de données à caractère personnel sans l’intervention préalable d’un texte réglementaire en autorisant la création et en fixant les modalités d’utilisation devant obligatoirement être respectées ainsi que les garanties dont il doit être entouré caractérise une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée. » ([207])

À l’issue de la publication de cette ordonnance, la préfecture de police a mis en place un logiciel de floutage afin de se conformer à la jurisprudence du Conseil d’État, mais elle a poursuivi son utilisation des drones pour la surveillance de manifestations publiques à Paris, permettant la captation d’images transmises en temps réel à la salle de commandement de la préfecture de police ;

– dans un arrêt du 22 décembre 2020 : le Conseil d’État a estimé que ce nouveau dispositif, même complété par un logiciel de floutage, constitue toujours un traitement de données à caractère personnel ([208]).

La proposition de loi relative à la sécurité globale doit permettre d’inscrire dans le code de la sécurité intérieure les conditions de recours aux drones par les forces de sécurité intérieure. Son article 22 prévoit que, lorsqu’elles sont utilisées sur la voie publique, les caméras aéroportées opèrent « de telle sorte qu’elles ne visualisent pas les images de l’intérieur des domiciles ni, de façon spécifique, celles de leurs entrées ». Il prévoit également que « les images captées peuvent être transmises en temps réel au poste de commandement du service concerné » ([209]).

Ce même article prévoit également une obligation d’information du public par tous moyens ([210]) et l’absence de permanence du traitement d’images. L’autorité responsable doit tenir un registre des traitements mis en œuvre précisant la finalité poursuivie, la durée des enregistrements réalisés ainsi que les personnes ayant accès aux images ([211]). Enfin, les nouveaux articles L. 242‑5 et L. 242-6 visent à encadrer strictement les finalités pouvant justifier le recours à ces caméras.

Alors que le schéma national du maintien de l’ordre prévoit de développer l’utilisation de drones ([212]), votre rapporteur souhaite que cette proposition de loi permette d’établir un cadre juridique qui favorise ce recours, tout en assurant le respect des libertés individuelles. Toutefois, le développement de cette technologie ne doit pas conduire à « déconnecter » le commandement de la réalité du terrain, ni à réduire l’intensité et la qualité des échanges avec les organisateurs des manifestations en amont de leur déroulement.

Le déploiement de ces nouvelles technologies doit en outre s’accompagner de la mobilisation de moyens financiers, notamment dans la chaîne pénale. Pendant son audition, Mme Béatrice Brugère a en effet alerté la commission d’enquête, précisant par exemple que les tribunaux n’avaient pas tous les moyens d’exploiter les vidéos captées pendant les opérations de maintien de l’ordre : « le système pénal est au bord de l’essoufflement et de la saturation. La technologie est là mais les moyens, la doctrine et la formation pour exploiter ces nouveaux modes de preuve ne sont pas au rendez-vous. » ([213]) Il apparaît donc impératif de mobiliser des moyens supplémentaires pour former les personnels judiciaires à l’exploitation de ces modes de preuve.

Enfin, la technologie de la reconnaissance faciale pour mieux identifier les auteurs des violences a également fait l’objet de débats parmi les commissaires, certains d’entre eux préconisant d’en développer l’usage. Selon M. Michel Delpuech, ancien préfet de police, le recours à cette technologie permettrait de soulager les effectifs actuellement chargés du traitement des images, qui représente « un travail lourd [mobilisant] un grand nombre de fonctionnaires aguerris […] Il faudrait faire appel à de nouveaux outils comme des logiciels d’assistance pour rapprocher des images, voire aller jusqu’à la reconnaissance faciale. Cela soulagerait les services et serait plus efficace » ([214]) .

Votre rapporteur considère néanmoins que cette technologie n’est pas encore suffisamment mûre pour envisager de l’utiliser dans les opérations de maintien de l’ordre et il ne souhaite pas, à ce stade de son développement, recommander son déploiement.

Recommandation n° 20 : Mettre en place un régime juridique clair et respectueux des libertés individuelles pour permettre l’utilisation des drones dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre.

d.   Utiliser les produits de marquage synthétique

Les produits de marquage codé (PMC) peuvent également favoriser la collecte de preuves. Il s’agit de produits liquides, inoffensifs et invisibles à l’œil nu, pouvant être décelés avec une lampe à ultraviolets. Leur intérêt dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre a été souligné par Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité magistrats FO : « l’idée est de marquer à distance des individus auteurs d’infractions lorsqu’ils ne peuvent faire l’objet d’une interpellation immédiate, puisqu’ils sont souvent rompus à l’exercice et ont la capacité de s’échapper. Ce marquage sur la peau, qui peut traverser la couche de vêtements, ne disparaît que plusieurs jours après le tir. La traçabilité permettrait de mieux identifier les auteurs de troubles à l’ordre public et d’infractions. » ([215])

La gendarmerie nationale a déjà testé le recours à ces solutions, mais son directeur général a fait part à la commission d’enquête de son scepticisme sur l’intérêt de cette solution, quand elle est employée isolément. En revanche, « employé avec une caméra, [le marquage] peut se révéler utile, par exemple lorsque l’on ne voit pas bien une personne sur une image, mais que l’on sait comment elle était habillée ce jour-là et que l’on retrouve sur elle ou ses vêtements des traces de marqueur chimique. » ([216])

Dans sa contribution écrite, la direction générale de la gendarmerie nationale a précisé que « des études sont actuellement en cours quant à l’utilisation des produits de marquage codé au rétablissement de l’ordre, via un marqueur à distance individualisant longue portée, capable de tirer des billes frangibles de PMC » ([217]).

Votre rapporteur a conscience que le recours au marquage chimique n’est pas la solution unique aux difficultés rencontrées durant certaines opérations de maintien de l’ordre. Toutefois, couplé avec les autres dispositifs que votre rapporteur souhaite développer, il pourrait permettre de lutter plus efficacement contre les violences survenant durant les manifestations.

Cette utilisation a d’ailleurs été annoncée en mars 2019 par M. Édouard Philippe, alors Premier ministre, dans le cadre d’une stratégie de lutte contre les violences en marge du mouvement des Gilets jaunes ([218]), mais ces produits semblent aujourd’hui encore peu répandus et ne sont pas mentionnés dans le schéma national du maintien de l’ordre.

Recommandation n° 21 : Recourir aux produits de marquage codé pour faciliter l’identification des individus apparemment violents en marge des manifestations, en s’assurant qu’ils ne sont utilisés que sur les manifestants commettant des délits.

C.   Les solutions apportées par le schéma national du maintien de l’ordre : entre progrès, risques et insuffisances

Le ministre de l’Intérieur a dévoilé, le 17 septembre 2020, le schéma national du maintien de l’ordre, chargé d’« [entériner les évolutions des manifestations] et [de fixer] un nouveau cadre d’exercice du maintien de l’ordre, afin de disposer, en France, d’un document accessible au public, et commun aux différentes forces » ([219]). Fruit d’une réflexion engagée dès 2018, en réaction au mouvement des Gilets jaunes, il propose de nombreuses évolutions dans les opérations de maintien de l’ordre, qui devront se décliner dans la pratique.

Si votre rapporteur salue cette démarche de transparence inédite, il regrette toutefois qu’elle n’ait pas été l’occasion de consulter plus largement les syndicats de police, les associations professionnelles de gendarmes, les ONG et les autres instances et acteurs concernés par son contenu, qui n’ont pas été associés à sa rédaction et ont parfois découvert tardivement son contenu.

1.   Le schéma national du maintien de l’ordre apporte des solutions demandées de longue date, notamment par les parlementaires

Le schéma national du maintien de l’ordre comprend de nombreuses avancées, dont certaines ont déjà été abordées – parmi elles, l’enjeu de la formation des unités de police et de gendarmerie, les questions liées à l’équipement de ces unités et les évolutions en matière de réponse pénale.

Votre rapporteur souhaite donc surtout s’attarder sur deux avancées majeures : la modernisation du dispositif de sommation et une meilleure information des manifestants, qui constituent à ses yeux une évolution salutaire de la gestion des opérations de maintien de l’ordre.

a.   La modernisation du dispositif de sommations

L’article 431-3 du code pénal dispose : « Constitue un attroupement tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public. Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet adressées dans les conditions et selon les modalités prévues par l’article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure. »

Cet article mentionne les personnes pouvant procéder à la sommation. Il s’agit « lorsqu’ils sont porteurs des insignes de leur fonction, [de] : 1° Le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police ; 2° Sauf à Paris, le maire ou l’un de ses adjoints ; 3° Tout officier de police judiciaire responsable de la sécurité publique, ou tout autre officier de police judiciaire ».

Le texte des sommations est déterminé par l’article R. 211-11 du code de la sécurité intérieure, que le schéma national du maintien de l’ordre propose de modifier par un décret en Conseil d’État. Il prévoit que l’agent annonce d’abord sa présence, puis prononce deux sommations.

Proposition de modernisation du texte des sommations

Sommations actuelles

Nouvelles sommations

« Obéissance à la loi. Dispersez-vous »

« Attention ! Attention ! Vous participez à un attroupement. Vous devez vous disperser et quitter les lieux »

« Première sommation: on va faire usage de la force »

« Première sommation : nous allons faire usage de la force. Quittez immédiatement les lieux »

« Dernière sommation: on va faire usage de la force. »

« Dernière sommation : nous allons faire usage de la force. Quittez immédiatement les lieux » ([220])

Source : Schéma national du maintien de l’ordre

En outre, afin de s’assurer que chaque sommation est audible des manifestants, l’article R. 211-1 du code de la sécurité intérieure précise que, « si l’utilisation du haut-parleur est impossible ou manifestement inopérante, chaque annonce ou sommation peut être remplacée ou complétée par le lancement d’une fusée rouge ». En revanche, « si, pour disperser l’attroupement par la force, il doit être fait usage des armes mentionnées à l’article R. 211-16, la dernière sommation ou, le cas échéant, le lancement de fusée qui la remplace ou la complète doivent être réitérés ».

La modernisation du texte des sommations était très attendue. Déjà, en 2015, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale préconisait de « simplifier et rendre plus compréhensibles les sommations et la communication à destination des manifestants » ([221]). Sur ce dernier point, le schéma national précise que « des équipements nouveaux (haut-parleurs de forte puissance, panneaux à message variable...) seront envisagés afin d’améliorer encore leur bonne réception par les manifestants » ([222]). Le déploiement de nouveaux matériels, comme des haut-parleurs de forte puissance et des panneaux lumineux, ainsi que l’envoi de SMS groupés et l’utilisation de réseaux sociaux, sont également prévus.

Votre rapporteur souhaite que le recours à ces nouveaux équipements et matériels permette d’aboutir à un système plus compréhensible, notamment auprès des néo-manifestants. Il partage ainsi l’avis de nombreuses personnes auditionnées par la commission d’enquête, dont M. Laurent Nuñez, pour lequel « il est fondamental que les sommations soient plus explicites, visibles et compréhensibles. Trop souvent, des manifestants interrogés sur des chaînes d’information en continu ont dit ne pas comprendre l’action de la police » ([223]), ce qui n’est pas acceptable.

b.   Une meilleure information des manifestants

Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit la mise en place d’un dispositif de liaison et d’information, assuré par une équipe consacrée à cette mission, sous l’autorité du directeur du service d’ordre.

Cette équipe « aura pour unique fonction de faciliter le déroulement de la manifestation par une interaction avec les manifestants » ([224]). Des points de contact devront ainsi être désignés par les organisateurs de la manifestation. Le dispositif a vocation à s’appliquer également aux manifestations dénuées d’organisateur, sans que le Schéma n’apporte de précision sur la façon dont il pourrait être mis en œuvre dans une telle configuration.

Durant le temps de la manifestation, l’équipe de liaison et d’information devra échanger avec ses correspondants toutes les informations utiles dont elle dispose « en lien avec le déroulement de la manifestation (changement d’itinéraire, imminence d’un appel à la dispersion, présence de fauteurs de trouble...). Une communication beaucoup plus fournie qu’actuellement et constante tout au long de la manifestation sera mise en œuvre. » ([225])

Cette nouvelle mission emporte de nouvelles exigences en matière de formation. M. Frédéric Veaux a précisé à la commission d’enquête que « des policiers spécialisés formeront les équipes de liaison et d’information pour informer et maintenir un contact permanent entre les manifestants et le responsable du dispositif. Une doctrine organisera cette mission qui donnera lieu à une formation obligatoire spécifique de deux jours et demi. » ([226])

Ces annonces ont été globalement saluées par les personnes auditionnées par la commission d’enquête. Comme l’a résumé Me Thibault de Montbrial, « l’équipe de liaison et d’information, qui est au contact du directeur du service d’ordre selon le nouveau schéma, est un vrai progrès. Il convient aussi de noter l’utilisation de tous les moyens de communication, les mégaphones et les sms […] Il ne faut rien s’interdire pour renforcer la fluidité de l’information, car cela ne peut qu’être vertueux. » ([227])

2.   Une problématique persistante : la place des journalistes et des observateurs

Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit une protection renforcée des journalistes détenteurs d’une carte de presse et accrédités, censée répondre aux difficultés qu’ils rencontrent pour couvrir certaines manifestations violentes. L’utilisation de tels critères, ainsi que l’absence de protection pour les observateurs, ont néanmoins suscité une forte opposition des principaux concernés.

a.   Un rôle essentiel compromis par les violences dont les journalistes et les observateurs sont parfois victimes

Les manifestations sont régulièrement couvertes par des journalistes et suivies par des observateurs, envoyés par des structures telles qu’Amnesty International France et la Ligue des droits de l’Homme pour s’assurer de leur bon déroulement.

Le rôle des journalistes dans de telles circonstances est reconnu par la jurisprudence de la Cour européennes de droits de l’Homme qui considère qu’« il y a lieu de souligner que les médias jouent un rôle crucial en matière d’information du public sur la manière dont les autorités gèrent les manifestations publiques et maintiennent l’ordre. En pareilles circonstances, le rôle de “chien de garde” assumé par les médias revêt une importance particulière en ce que leur présence garantit que les autorités pourront être amenées à répondre du comportement dont elles font preuve à l’égard des manifestants et du public en général lorsqu’elles veillent au maintien de l’ordre dans les grands rassemblements, notamment des méthodes employées pour contrôler ou disperser les manifestants ou maintenir l’ordre public. » ([228])

Les auditions de la commission d’enquête ont permis de recueillir plusieurs témoignages de violences à l’encontre des journalistes. Selon Mme Dominique Pradalié, secrétaire générale du syndicat national des journalistes (SNJ), « [le] syndicat a comptabilisé plus de 200 journalistes empêchés de travailler par les forces de l’ordre. Nos journalistes ont été insultés, injuriés, mis en garde à vue, blessés parfois sérieusement, empêchés de pénétrer ou de sortir des lieux de manifestations ; leurs cartes de presse ont été volées, déchirées. » ([229]) Certains ont même dû porter un gilet pare-balles pour se protéger alors qu’ils couvraient des manifestations.

Dans sa décision-cadre du 9 juillet 2020, le Défenseur des droits indique avoir été saisi par des journalistes et des observateurs blessés alors qu’ils assuraient le suivi d’une manifestation. Selon l’institution, « les fonctionnaires de police concernés par ces saisines ont expliqué, tant aux journalistes qu’aux observateurs issus de la société civile, que leur comportement entravait l’action des forces de l’ordre notamment parce qu’ils n’obtempéraient pas aux sommations faites et se trouvaient proches d’individus visés par leurs interventions, ou qu’ils étaient placés entre eux et ces individus. Ces saisines […] sont surtout le reflet d’une difficulté à trouver une organisation, lors des différentes manifestations concernées, qui permettrait aux différents acteurs de remplir leurs missions respectives. » ([230])

Le SNMO amorce une première réflexion sur cette organisation, qui demeure toutefois timide, voire maladroite.

b.   Les dispositions du schéma national du maintien de l’ordre demeurent insuffisantes pour garantir leur protection

Plusieurs mesures relatives aux journalistes sont mentionnées dans le SNMO et votre rapporteur tient à les saluer.

Ils pourront désormais « porter des équipements de protection, dès lors que leur identification est confirmée et leur comportement exempt de toute infraction ou provocation ». Un officier référent peut également être désigné pour échanger avec eux pendant la manifestation. La tenue d’exercices conjoints avec les forces de l’ordre est également prévue afin « d’intégrer la présence de journalistes dans la manœuvre et à ces derniers de mieux appréhender les codes et la réalité des opérations de maintien de l’ordre en environnement dégradé ». Des stages de sensibilisation au cadre juridique des manifestations seront également proposés aux journalistes ([231]). Enfin, le SNMO prévoit « l’embarquement de journalistes au plus près des forces de l’ordre » ([232]).

 

Ces avancées – dont il faudra s’assurer qu’elles sont effectivement mises en œuvre – ne permettent toutefois pas de répondre entièrement au besoin urgent de protection des journalistes et des observateurs dans leur rôle de documentation des opérations de maintien de l’ordre.

En premier lieu, en matière d’attroupement, le SNMO nie la nécessaire distinction qui doit être faite entre les manifestants d’une part, les journalistes et les observateurs d’autre part. Il y précise que « le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes ou de membres d’associations. Dès lors qu’ils sont au cœur d’un attroupement, ils doivent, comme n’importe quel citoyen obtempérer aux injonctions des représentants des forces de l’ordre en se positionnant en dehors des manifestants appelés à se disperser. » ([233])

Pourtant, les journalistes ne participent pas aux manifestations, qu’ils se contentent de couvrir, et leur présence est essentielle pour documenter l’action des forces de l’ordre et des manifestants dans ces contextes pouvant être violents. Comme l’a expliqué M. Nicolas Hervieu, collaborateur au cabinet Spinosi & Sureau, « le délit d’attroupement est le fait de se maintenir dans une situation alors que les forces de l’ordre ont demandé la dispersion parce que l’attroupement crée un risque de troubles à l’ordre public. Or les journalistes et les observateurs ne sont jamais en situation de participer à ces troubles ; ils ne sont qu’observateurs. » ([234])

Votre rapporteur préconise de revoir la définition légale de l’attroupement pour prendre acte du rôle passif des journalistes et des observateurs, et donc les autoriser à poursuivre leur travail, y compris dans cette situation.

Recommandation n° 22 : Revoir la définition légale de l’attroupement afin de permettre aux journalistes et aux observateurs de continuer à observer les opérations de maintien de l’ordre jusqu’à leur terme.

Le recours au critère de la détention d’une carte de presse pour être reconnu comme journaliste dans la mise en œuvre du SNMO pose également problème ([235]). Selon M. Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ, « les images diffusées dans les médias, tournées lors des manifestations, sont souvent réalisées par des journalistes précaires sans carte de presse. Ils vendent ces images à de grands médias mainstream. Établir une distinction entre les journalistes titulaires de la carte de presse et les autres représente un véritable danger pour la profession. » ([236])

Les conditions d’obtention d’une carte de presse

La commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP), créée par la loi du 29 mars 1935, a pour objet de délivrer une carte d’identité de journaliste professionnel aux postulants qui remplissent les conditions fixées par le code du travail.

Les fonctions du demandeur doivent être de nature journalistique. L’article L. 7111-3 du code du travail dispose « qu’est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources. »

Selon une décision de la Cour de Cassation du 18 janvier 2005 ([237]), pour obtenir une carte de presse, il faut avoir exercé la profession durant au moins trois mois consécutifs précédent la demande et tirer de cette activité plus de 50 % de ses ressources. Pour un renouvellement, les conditions sont les mêmes, mais la régularité de l’activité s’apprécie sur les douze mois précédant la demande.

L’article R. 7111-2 du code du travail dispose que les candidats à l’obtention de la carte d’identité de journaliste professionnel doivent percevoir « une rémunération au moins égale au salaire minimum résultant de l’application des dispositions du présent code ».

Un journaliste exerçant sa profession majoritairement sous le régime de travailleur indépendant ne peut pas obtenir la carte de presse dans la mesure où ce régime lui confère un statut de non-salarié et le place en dehors des dispositions du code du travail.

Comme l’ont souligné les syndicats de journalistes durant leur audition, cette situation risque de poser des difficultés à la profession, alors même que de nombreux journalistes exercent leur activité sans être titulaires d’une carte de presse.

Votre rapporteur souhaite donc la suppression de ce critère qui complique inutilement le suivi des manifestations par les journalistes.

Recommandation n° 23 : Supprimer le critère de la détention d’une carte de presse pour les journalistes dans le schéma national du maintien de l’ordre.

Enfin, l’absence de reconnaissance du rôle des observateurs représente un obstacle à leur mission, pourtant complémentaire de celle des journalistes. Les observateurs, qui disposent généralement de vêtements et d’un équipement distinctifs du reste des manifestants, circulent aux abords et dans les manifestations et rassemblements aux fins d’y collecter des images et des vidéos et de pouvoir témoigner de l’exercice du droit de manifester.

La jurisprudence de la Cour européenne reconnaît leur existence, qu’elle estime aussi importante que celle des médias. Dans un arrêt du 14 avril 2009, la Cour a ainsi jugé que « l’ouverture d’espaces de débat public fait partie du rôle de la presse. Cependant, l’exercice de cette mission n’est pas limité aux médias ou aux journalistes professionnels […] La Cour a reconnu à plusieurs reprises l’apport important de la société civile au débat sur les affaires publiques […] La requérante en l’espèce est une association active dans le domaine du contentieux des droits de l’Homme, et elle poursuit plusieurs objectifs, dont la protection de la liberté d’information. Elle peut donc, comme la presse, être qualifiée de “chien de garde” social. » ([238])

Pourtant, les observateurs ne disposent d’aucune reconnaissance juridique formelle en droit français : ils sont tolérés en pratique mais sont appréhendés comme toute personne présente dans une manifestation ou aux abords de celle-ci. Le SNMO les mentionne une seule fois, pour préciser que le délit d’attroupement s’applique aux observateurs, comme aux journalistes et aux manifestants.

Votre rapporteur estime nécessaire de créer un statut particulier pour mieux les protéger. Il rejoint l’avis de M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, qui estime qu’« à défaut, ces observateurs risquent d’entrer dans des situations très conflictuelles avec les policiers ou les gendarmes, qui vont se considérer comme remis en cause par leurs observations. Un tel statut permettrait d’apporter un regard extérieur sur le déroulement des manifestations et d’éviter les tensions inutiles. » ([239]) Le SNMO doit donc être complété par des dispositions définissant clairement leur rôle et prévoyant leurs droits et leurs obligations.

Cette protection nécessite au préalable de mieux les connaître et les identifier. Comme l’a suggéré Me François Boulo, cette identification pourrait éventuellement passer par une forme d’accréditation administrative.

Recommandation n° 24 : Compléter le schéma national du maintien de l’ordre de dispositions consacrées aux observateurs afin de reconnaître leur mission de documentation des manifestations.

3.   La présence de magistrats dans la salle de commandement : un risque de confusion ?

Le SNMO prévoit que des magistrats peuvent être invités à être présents dans certains lieux de décision, comme les postes de commandement ([240]).

Cette disposition a suscité les inquiétudes de représentants de magistrats auditionnés par la commission d’enquête. Mme Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, a fait part de sa vive opposition à une telle association, estimant qu’« une intégration directe du parquet dans le dispositif de maintien de l’ordre paraît tout à fait inadaptée : chacun son rôle […] La réponse judiciaire doit se faire avec un minimum de recul. Même si elle a désormais lieu en temps réel avec la permanence pénale, elle n’est pas non plus faite à chaud sur place […] Il nous semble que la présence d’un parquetier sur place lui ferait courir un risque d’instrumentalisation très important, d’autant qu’il serait dans l’impossibilité matérielle de contrôler directement chaque interpellation, ce qui n’est de toute façon pas son rôle : il y a des procédures pour cela. » ([241])

Mme Anne de Pingon, membre de la commission de contrôle d’Unité magistrats FO, a précisé que cette mesure, qui avait suscité les réserves de son syndicat, s’inscrit certes dans une démarche pédagogique, « mais un magistrat doit analyser les faits sereinement avant de prendre une décision : celle-ci ne peut être dictée ni par l’urgence ni par l’émotion » ([242]).

Cette association ne suscite pas cependant un rejet unanime de la profession. Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du syndicat de la magistrature, la défend : « pour avoir été au parquet de Paris, je peux dire que la présence de parquetiers à la direction de l’ordre public et de la circulation, dans des lieux de commandement et dans les commissariats, a été une avancée très utile, du côté tant de l’autorité judiciaire que de l’autorité policière […] Le fait que le magistrat soit présent pour pouvoir contrôler la mesure de garde à vue et pour pouvoir, le cas échéant, notifier soit des poursuites soit des classements sans suite, permet un meilleur décloisonnement entre les services et une accélération des procédures. » ([243])

Votre rapporteur s’interroge pourtant sur la pertinence de cette disposition, qui peut prêter à un dangereux mélange des genres. Il souhaite que des précisions soient apportées par le ministère de l’Intérieur sur sa mise en œuvre et qu’une évaluation puisse être menée afin de juger de la pertinence d’une telle association.

 


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III.   Le renforcement du contrôle des opérations de maintien de l’ordre s’avère indispensable afin de restaurer la confiance entre la population et les forces de l’ordre

L’exigence d’un contrôle accru des forces de sécurité dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre implique une réforme des inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales ainsi qu’une modernisation du traitement judiciaire des violences illégitimes. Dans une perspective plus globale, des réflexions transversales doivent également être menées à l’échelle nationale et européenne sur l’évolution du maintien de l’ordre.

A.   Les interrogations entourant l’action des inspections générales soulignent la nécessité d’une reforme des organes de contrôle administratif interne

Les critiques formées à l’encontre de l’action des inspections générales, s’agissant aussi bien de leur organisation que de leur fonctionnement, légitiment la mise en œuvre d’une réforme profonde de l’IGPN et de l’IGGN.

1.   L’organisation et le fonctionnement des corps d’inspection administratifs soulèvent des critiques

a.   L’activité croissante de l’IGPN et de l’IGGN depuis les manifestations des Gilets jaunes

Dans le contexte récent de mobilisations sociales massives, les corps d’inspection générale de la police nationale et de la gendarmerie nationale ont été fortement sollicités au cours de ces dernières années. Outre leurs traditionnelles missions d’audit, d’évaluation, de retours d’expériences et de conseils destinées à établir un bilan et à formuler des préconisations sur le respect des règles déontologiques au sein de la police et de la gendarmerie, les inspections générales sont également chargées de réaliser des enquêtes ([244]) pouvant notamment porter sur l’usage de la force par les policiers et les gendarmes dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre.

Deux formes d’investigations peuvent être accomplies par les bureaux d’enquêtes de l’IGPN et de l’IGGN. D’une part, des enquêtes administratives sont conduites sur instruction de l’autorité hiérarchique et peuvent donner lieu à des propositions de sanctions disciplinaires formulées par les inspections générales. D’autre part, des enquêtes judiciaires sont menées à la demande de l’autorité judiciaire, qu’il s’agisse du ministère public ou d’un juge d’instruction.

Si elles dressent un panorama global des activités d’enquête administrative et judiciaire, les données statistiques présentées par l’IGPN et l’IGGN ne permettent pas à ce jour de distinguer précisément les enquêtes administratives et judiciaires réalisées en matière d’opérations de maintien de l’ordre stricto sensu. Les enquêtes judiciaires menées par l’IGPN ([245]) font l’objet d’une classification selon le type d’atteintes aux personnes, aux biens et à l’État.

Bilan des enquêtes judiciaires réalisées par l’IGPN en 2018 et 2019

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Source : IGPN, rapport annuel 2019, p. 5.

Selon les chiffres communiqués par Mme Brigitte Jullien, directrice de l’IGPN, lors de son audition par la commission d’enquête ([246]), sur les 1 460 enquêtes judiciaires traitées par l’IGPN en 2019, 389 avaient un lien avec l’ordre public, soit 27 %. En 2018, ce ratio s’élevait à 8 %. La multiplication par trois de la part des enquêtes judiciaires confiées à l’IGPN en matière d’ordre public témoigne de l’actualité de ce phénomène depuis les manifestations des Gilets jaunes.

S’agissant uniquement de ces dernières, l’IGPN a pris en charge, depuis le 17 novembre 2018, 406 dossiers judiciaires, dont 311 ont été retournés à l’autorité judiciaire ([247]). Les suites connues des investigations menées par l’IGPN font état de quatre condamnations, six poursuites et quatre mises en examen de policiers. Quinze policiers ont également fait l’objet de mesures alternatives aux poursuites. Par ailleurs, 205 dossiers ont été classés sans suite par les parquets.

Parallèlement aux enquêtes judiciaires, 224 enquêtes administratives ont été ouvertes par l’IGPN en 2019, contre 290 en 2018. Cette évolution à la baisse s’explique par la prise en charge croissante des enquêtes administratives par l’autorité hiérarchique elle-même, ce qui permet à l’IGPN de se concentrer sur les affaires les plus sensibles. En 2019, 276 propositions de sanctions disciplinaires ont été émises par l’IGPN à l’issue de ses enquêtes administratives. Concernant très majoritairement les membres des corps d’encadrement et d’application, 159 sanctions directes, 117 renvois en conseil de discipline et 6 mesures alternatives aux poursuites disciplinaires furent ainsi proposés par l’IGPN à l’autorité hiérarchique.

L’IGGN présente quant à elle une activité nettement plus réduite que l’IPGN, ce qu’explique aisément Mme Brigitte Jullien : « l’IGPN est davantage saisie que l’IGGN non parce que les gendarmes sont moins souvent en cause que les policiers, mais parce que les affaires ont souvent lieu en zone de police. » ([248])

Évolution du nombre des enquêtes judiciaires réalisées par l’IGGN entre 2012 et 2019

C:\Users\fpetaux\Downloads\Enquêtes judiciaires IGGN.jpgSource : IGGN, rapport annuel 2019, p. 15.

Sur les 100 enquêtes judiciaires ouvertes en 2019, l’IGGN précise que 12 d’entre elles concernent des EGM dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, soit deux de plus qu’en 2018. En outre, 24 enquêtes administratives ont été ouvertes en 2019, conformément à la moyenne observée depuis 2015.

Parallèlement aux enquêtes judiciaires et administratives susmentionnées, l’IGPN et l’IGGN ont également mis en place une plateforme numérique de recueil de signalements afin de faciliter le traitement des réclamations présentées par les citoyens quant à l’activité des forces de police et de gendarmerie.

 

 

Les signalements enregistrés en 2019 par les deux inspections générales présentent une forte augmentation par rapport à 2018 : l’IGPN a ainsi dénombré 4 792 signalements en 2019 ([249]), soit une hausse de 22,3 %. L’IGGN a comptabilisé 1 444 signalements, soit une hausse de 9,6 %.

Là encore, les données présentées par l’IGPN et l’IGGN ne permettent pas de déterminer précisément le nombre de signalements effectués en matière d’opérations de maintien de l’ordre ([250]), la classification des signalements étant fondée sur les griefs formulés à l’encontre des policiers et des gendarmes tels que l’usage d’une violence disproportionnée, le manque de respect, l’abus de pouvoir ou encore le manque de professionnalisme ([251]).

L’IGPN précise que 14,4 % des signalements ont été clôturés en l’absence d’information. 82,6 % ont été orientés à des fins d’enquête administrative réalisées par les services de police eux-mêmes. 3 % ont fait l’objet d’une enquête administrative ou judiciaire menée par l’IGPN.

La forte augmentation de l’activité de l’IGPN et, dans une moindre mesure, de l’IGGN, semble corrélée à la multiplication des opérations de maintien de l’ordre survenues au cours de ces dernières années, bien que les chiffres détaillés ne permettent pas d’affiner cette analyse. En dépit de la publication de rapports annuels depuis 2013, ce manque de transparence ne facilite pas l’établissement d’un état des lieux complet et exhaustif de l’activité des inspections générales.

Compte tenu de la sensibilité croissante des questions relatives au maintien de l’ordre et de la hausse du nombre de blessés tant parmi les manifestants que parmi les forces de police et de gendarmerie, votre rapporteur estime nécessaire le recueil de données statistiques précises afin d’évaluer annuellement le nombre exact d’enquêtes administratives et judiciaires ouvertes et clôturées par l’IGPN et l’IGGN ainsi que des signalements portés à leur connaissance ayant trait aux opérations de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 25 : Établir chaque année un bilan statistique détaillé du nombre d’enquêtes administratives et judiciaires ouvertes et clôturées par les inspections générales ainsi que du nombre de signalements recueillis par celles-ci en matière d’opérations de maintien de l’ordre.

En outre, la mise en œuvre d’un suivi des suites disciplinaires ou judiciaires qui leur ont été données apparaît particulièrement opportune, ce qui impliquerait le cas échéant une information des inspections générales par l’autorité judiciaire s’agissant des poursuites pénales engagées en la matière.

Recommandation n° 26 : Réaliser un suivi annuel des suites disciplinaires et judiciaires données aux enquêtes administratives et judiciaires accomplies par l’IGPN et l’IGGN.

Si les auditions conduites par la commission d’enquête ont souligné le professionnalisme avec lequel les enquêteurs de l’IGPN et de l’IGGN conduisent les enquêtes administratives et judiciaires qui leur sont confiées, des critiques récurrentes ont également été exprimées, plus particulièrement à l’encontre de l’IGPN, au regard du statut et du fonctionnement des inspections générales.

b.   Une action de contrôle interne des forces de l’ordre confrontée à des critiques

Les enquêtes réalisées par l’IGPN et l’IGGN sur les services de police et de gendarmerie font l’objet de critiques régulières portant principalement sur trois aspects : l’insuffisance des moyens humains dont disposent ces inspections générales afin de mener à bien leurs missions, l’absence d’indépendance et d’autonomie fonctionnelle caractérisant leur statut et le soupçon de partialité affectant leur action. Si votre rapporteur considère certaines critiques comme excessives, beaucoup d’entre elles paraissent justifiées, révélant ainsi la nécessité désormais communément admise d’engager une réforme structurelle de ces corps d’inspection.

Premièrement, les effectifs des inspections générales, singulièrement ceux de l’IGPN, apparaissent sous-dôtés afin de réaliser d’une part, les enquêtes administratives et judiciaires qui leur incombent, et, d’autre part, le traitement exponentiel des signalements effectués par les citoyens depuis les plateformes numériques. Si l’IGGN dispose d’environ 80 agents et d’une trentaine d’enquêteurs ([252]), l’IGPN est composée de 285 agents et de 118 enquêteurs. Bien que les agents de l’IGPN affectés aux enquêtes administratives et judiciaires soient quatre fois plus nombreux que ceux de l’IGGN, leur activité d’enquête est pourtant dix à quinze fois plus importante au regard des éléments statistiques présentés précédemment, ce qui illustre l’inadéquation des effectifs de l’IGPN à son volume d’activité actuel.

Ses effectifs ne semblent donc pas en mesure d’absorber la charge de travail croissante découlant de l’augmentation des saisines de l’IGPN qui résulte elle-même du nombre accru d’opérations de maintien de l’ordre depuis la crise des Gilets jaunes. Mme Brigitte Jullien souligne ainsi les risques induits par cette évolution : « Il résulte de cette situation un risque de paralysie des agents, au-delà de l’action de l’institution de la police, et un engorgement réel de l’inspection générale. » ([253]) Le ministère de la Justice déplore également cette situation : « Dans un contexte de multiplication des plaintes contre les forces de l’ordre, les services d’enquête compétents sont ainsi soumis à de fortes tensions. Les antennes régionales de l’IGPN ([254]), dont la saisine est naturellement privilégiée par les procureurs, sont régulièrement saturées, quand leur éloignement géographique n’est pas un frein à leur action. » ([255])

Deuxièmement, l’IGPN et l’IGGN sont statutairement rattachées au ministère de l’Intérieur, plus précisément à la direction générale de la police nationale (DGPN) ([256]) et à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN). Les chefs de ces inspections sont nommés par les directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales sous la tutelle desquels ces inspections sont placées. Si, comme l’ensemble des corps d’inspection ministériels, l’IGGN et l’IGPN ne bénéficient d’aucune indépendance vis-à-vis des services du ministère, elles semblent jouir d’une autonomie administrative moindre que celle de l’inspection générale de l’administration (IGA), celle-ci étant directement rattachée au ministre de l’Intérieur.

Lors de son audition, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a réfuté l’idée selon laquelle la tutelle administrative exercée par la DGPN et la DGGN sur l’IGPN et l’IGGN entraverait l’accomplissement de leurs missions de contrôle : « le fait d’être organiquement rattaché à quelqu’un n’interdit pas l’indépendance dans l’action. » ([257])

Cependant, le sociologue Sébastian Roché estime que le mode d’organisation et de fonctionnement des inspections générales, compte tenu de la nature des faits sur lesquels elles enquêtent, n’apparaît pas adapté : « L’IGPN est par la loi un service du ministère, rattaché organiquement au ministère, dont les agents sont exclusivement des agents du ministère, qui les paie, leur donne des primes et leur future affectation. Les ordres d’auditer viennent du ministre. Les ordres d’enquêter administrativement aussi. Par ailleurs, ils partagent une identité professionnelle policière, ce qui introduit des biais dans les jugements. L’IGPN est donc dépendante à la hiérarchie et à la culture policière. » ([258])

La soumission hiérarchique de l’IGPN et de l’IGGN à l’autorité administrative rend donc les inspections générales dépendantes de la décision de la DGPN et de la DGGN d’ouvrir ou non une enquête administrative sur les faits de violences illégitimes commis par les forces de l’ordre. À ce titre, l’ancien Défenseur des droits Jacques Toubon a déploré qu’aucune poursuite disciplinaire n’ait été engagée par le ministère de l’Intérieur sur la base des 36 dossiers pour lesquels il a présenté une demande en ce sens depuis 2014 ([259]).

En outre, l’IGPN et l’IGGN sont très majoritairement composées de policiers et de gendarmes, bien que l’IGPN se soit progressivement ouverte à d’autres professions et corps de fonctionnaires ([260]). Cette composition essentiellement « monocolore » prête le flanc à des critiques mettant en exergue « l’entre-soi » culturel et corporatiste susceptible de se développer au sein des inspections générales, au regard de la porosité existant entre les différents services de la DGGN et de la DGPN. M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, décrit un sentiment de « vase clos, dans un système non irrigué par l’extérieur », ce qui pose in fine la question de « son impartialité objective » ([261]).

Le journaliste David Dufresne rappelle le fait que « des fonctionnaires enquêtent, en interne, sur leurs collègues, anciens ou futurs. En effet, on ne fait pas toute sa carrière à l’IGPN et il arrive toujours un moment où l’on part dans un autre service, celui de la brigade de recherche et d’intervention ou celui de la police judiciaire. » ([262]) M. Michel Tubiana abonde dans ce sens : « Vous ne convaincrez jamais les gens, même s’ils ont tort, que le processus judiciaire est indépendant lorsque des policiers ou des gendarmes enquêtent sur leurs homologues. » ([263])

Troisièmement, un soupçon de partialité dans le traitement des dossiers dont les inspections générales ont la charge en tant que services d’enquête a été implicitement exprimé lors de plusieurs auditions conduites par la commission d’enquête. Le traitement des affaires relatives aux opérations de maintien de l’ordre n’échappe pas à cette remarque, comme le suggère M. Michel Tubiana : « Une chose m’a frappé : lorsqu’il s’agit de comportements ripoux de policiers, c’est-à-dire de corruption, nous avons l’impression que l’IGPN fait son boulot. En revanche, dès lors qu’il s’agit de comportements des forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions, nous avons quelques doutes sur ce point. » ([264])

M. David Dufresne partage également cette observation : « J’ai souvent entendu dire, au cours de vos débats, que l’IGPN était très sérieuse. Elle l’est, en effet ! Elle emploie d’ailleurs les meilleurs enquêteurs et n’hésite pas à pousser les investigations très loin dans certaines affaires internes à l’administration, comme l’utilisation de véhicules de police à des fins personnelles […] En revanche, dès qu’il s’agit de violences policières, il y a un angle mort. » ([265])

 

L’accusation de partialité portée à l’encontre des inspections générales, et singulièrement de l’IGPN au regard de son important volume d’activité, se fonde notamment sur le faible nombre de poursuites voire de condamnations pénales prononcées par la justice à l’issue des enquêtes judiciaires :

« Nous nous sommes intéressés aux raisons pour lesquelles le parquet avait décidé de classer sans suite nombre de procédures transmises par l’IGPN. L’identification laborieuse des policiers auteurs de violences ou de tirs arrive quasiment en deuxième position. Les preuves sont souvent exploitées tardivement, au risque de disparaître. Il n’est pas rare que les vidéosurveillances soient trop tardivement réquisitionnées, les armes non expertisées, les enregistrements radio de la police non saisis. Enfin, le recours disproportionné à la force est souvent légitimé à l’aide de cette phrase si commode : l’infraction est insuffisamment caractérisée. À mon sens, l’IGPN sert de lessiveuse aux violences policières illégitimes. » ([266])

Les représentants de la police et de la gendarmerie nationales ainsi que ceux des inspections générales récusent l’accusation de partialité dont celles-ci font l’objet. S’agissant par exemple des enquêtes administratives et du traitement des signalements recueillis par la plateforme de l’IGGN, le général Alain Pidoux, chef de l’IGGN, justifie ainsi le faible nombre de sanctions prononcées par l’autorité hiérarchique : « Le suivi que j’effectue me permet de dire que les gendarmes mobiles ont agi dans la quasi-totalité des cas avec beaucoup de discernement. La proportionnalité est avérée. » ([267]) Il est à cet égard regrettable de ne pas disposer d’éléments chiffrés précis sur le taux de suivi des sanctions disciplinaires proposées par les inspections générales à l’autorité administrative.

Votre rapporteur estime que les soupçons de partialité affectant l’action de l’IGPN et de l’IGGN découlent davantage de leur absence d’autonomie vis-à-vis de l’autorité administrative que de la réalité de leurs pratiques d’investigation. Aucun élément matériel n’a permis, à l’issue des auditions menées par la commission d’enquête, d’accréditer l’idée d’un biais particulier des inspections générales en faveur des policiers et des gendarmes sur lesquels elles ont réalisé une enquête s’agissant d’opérations de maintien de l’ordre. Cependant, la nécessité d’une réforme de l’organisation et du fonctionnement des inspections générales demeure. S’ils n’ont pas forcément vocation à être transposés en France, certains modèles européens d’inspection interne des forces de sécurité peuvent constituer des pistes de réflexion intéressantes.

2.   Les modèles étrangers peuvent être une source d’inspiration pour la réforme annoncée de l’IGPN et de l’IGGN

a.   La diversité des modèles d’inspection interne en Europe : les exemples britannique et espagnol

Selon les informations communiquées à votre rapporteur par la direction de la coopération internationale du ministère de l’Intérieur, certains modèles étrangers d’inspection interne des forces de sécurité présentent des différences notables avec le système français, à l’image des exemples britannique et espagnol.

Mis en place en janvier 2018 ([268]), l’« Independant Office for Police Conduct » (IOPC) est un organisme public non ministériel chargé de superviser le système de traitement des plaintes déposées contre les forces de police en Angleterre et au Pays de Galles. Son indépendance organique vis-à-vis des forces de sécurité se traduit également par sa composition : le directeur général, les membres de l’équipe exécutive et les six directeurs régionaux sont tenus par la loi de n’avoir jamais travaillé pour la police. L’IOPC n’enquête que sur les incidents et les allégations les plus graves mettant en cause des agents de police.

Il dispose à ce titre de larges prérogatives lui permettant notamment de prendre l’initiative d’enquêter sans qu’une force de police ne soit déjà saisie préalablement, de reprendre des investigations pour des affaires déjà classées si de nouveaux éléments apparaissent et de diligenter des poursuites judiciaires à l’encontre de policiers si les conclusions tirées de son enquête sont contraires à celles de l’enquête administrative menée par le service de police compétent. N’étant pas une structure policière, l’IOPC exerce essentiellement un rôle de supervision, d’encadrement, et de redirection. Il établit les normes selon lesquelles la police devrait traiter les plaintes ([269]), par l’intermédiaire de recommandations à l’attention des services de police tirées des conclusions de leurs enquêtes.

En Espagne, la garde civile et la police nationale disposent, pour chacun de ces deux corps, d’une unité en charge des « questions internes ». Ces unités diffèrent assez sensiblement des inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales françaises au regard de leur champ de compétences. Dirigées par des membres appartenant à leurs corps respectifs, elles ne prennent en charge que les affaires pénales les plus graves impliquant les forces de l’ordre. Concrètement, les autres enquêtes pénales et l’ensemble des enquêtes administratives sont donc traitées par les échelons de commandement locaux.

Si cette organisation limite l’encombrement potentiel des unités de contrôle interne des forces de l’ordre, elle renvoie de façon massive l’ensemble des plaintes et réclamations déposées à leur encontre aux services locaux de la garde civile et de la police nationale.

Bien qu’ils s’inscrivent dans des « cultures policières » sensiblement différentes de la France, les modèles britannique et espagnol fournissent des exemples susceptibles d’alimenter les réflexions autour de la future réforme de l’IGPN et de l’IGGN, qu’il s’agisse de leurs modalités d’organisation ou de leurs attributions.

b.   Plusieurs pistes de réforme des inspections générales sont aujourd’hui envisageables

La transparence du fonctionnement et de l’activité des inspections générales constitue un objectif prioritaire. Outre l’indispensable développement du volet statistique précédemment évoqué, deux grands axes de réformes pourraient être approfondis afin de renforcer l’impartialité et l’efficacité de l’action de contrôle interne menée par l’IGPN et l’IGGN, s’agissant, d’une part, de leurs statut et organisation, et, d’autre part, des modalités de leur fonctionnement.

Premièrement, le statut des inspections générales et leur place dans l’organigramme du ministère de l’Intérieur posent question. Leur rattachement auprès du ministre de l’Intérieur lui-même, sur le modèle de l’IGA, permettrait de les décloisonner en renforçant leur autonomie vis-à-vis de la DGPN et de la DGGN sous la tutelle desquelles elles sont actuellement placées. Lors de son audition, l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve a approuvé cette orientation : « Je ne suis pas du tout opposé à des évolutions quant au rattachement de telle ou telle structure à telle ou telle direction. Nous l’avons d’ailleurs déjà fait en matière de renseignement : ainsi, la direction générale de la sécurité intérieure a été rattachée directement au ministre de l’Intérieur lorsque la menace terroriste a augmenté, car il nous semblait nécessaire d’instaurer un lien opérationnel plus direct avec le ministre. En revanche, je serais très hostile à ce que les inspections générales sortent du champ du ministère de l’Intérieur. » ([270])

Recommandation n° 27 : Supprimer la tutelle administrative de la DGPN et de la DGGN sur l’IGPN et l’IGGN en rattachant directement les inspections générales au ministre de l’Intérieur.

Dans la mesure où l’IGPN et l’IGGN constituent, aux côtés de l’IGA, les organes de contrôle interne du ministère de l’Intérieur, il n’apparaît cependant pas pertinent de les « exfiltrer » de celui-ci. Lors de son audition, M. Benoît Muracciole, président de l’association Action sécurité éthique républicaines (ASER), s’est cependant prononcé en faveur d’une mutation de l’IGPN et l’IGGN au profit de la création d’un collège d’enquête indépendant :

« L’idée serait de réunir des gens de tous horizons : des juristes, mais aussi des représentants d’ONG et des chercheurs, car certains d’entre eux ont développé une réelle expertise sur la question de la violence depuis une dizaine d’années. Ce collège engagerait des enquêteurs venant de la société civile, mais peut-être aussi de la police nationale et de la gendarmerie nationale, l’idée étant à la fois de bénéficier de leur expérience et de montrer qu’il ne s’agit pas d’opposer les uns aux autres. Il faut absolument restaurer la confiance de part et d’autre. Ce collège remplacerait l’IGPN et l’IGGN. » ([271])

Votre rapporteur ne partage pas cette analyse et considère que l’existence de corps d’inspection interne à la police et à la gendarmerie doit être préservée, au regard de leur antériorité et de leur expertise reconnue sur les problématiques dont elles ont la charge. Néanmoins, leur composition a vocation à évoluer afin de ne pas nourrir les accusations « d’entre-soi » et de « vase clos » portées à l’encontre de leur organisation actuelle. Si elle partage le même objectif de diversité, cette évolution irait au-delà des propositions présentées par Mme Brigitte Jullien relatives, selon les propos de M. Jean-Marie Burguburu, au « projet de création d’un comité auquel participeraient des professionnels extérieurs, des représentants d’association, des magistrats ou des avocats. » ([272])

Lors de son audition, Me Jérôme Karsenti, membre de la commission Libertés et droits de l’Homme du Conseil national des barreaux, évoque une alternative : « Pourquoi l’IGGN n’enquêterait-elle pas sur la police judiciaire, et l’IGPN sur la gendarmerie ? En revanche, des personnes qui ne seraient pas des enquêteurs auraient-elles capacité à agir dans ce cadre ? Qui seraient-elles, quel serait leur crédit ? Il faudrait y réfléchir. » ([273])

L’ouverture de la composition du personnel de l’IGPN et de l’IGGN à des personnels extérieurs aux corps de la police et de la gendarmerie pourrait ainsi permettre l’intégration de magistrats en détachement, d’universitaires ou de personnels contractuels issus de la société civile, ce qui impliquerait au préalable, comme l’a rappelé Me Jérôme Karsenti, de s’assurer que ces personnels disposent des aptitudes professionnelles requises. Dans cette optique, l’évolution de la composition de l’IGPN et de l’IGGN ne serait pas nécessairement circonscrite aux bureaux chargés des missions d’audit et d’évaluation mais pourrait également concerner les bureaux chargés des enquêtes administratives et judiciaires.

Bien qu’essentiellement symbolique, la nomination d’un directeur des inspections générales non-issu de la police et la gendarmerie, à l’image de l’IOPC britannique, peut aussi être envisagée ([274]), comme le suggère M. François Molins : « La question porte ici plutôt sur la présentation des choses et l’image donnée. Pourquoi ne pas nommer un jour un magistrat à la tête de ces inspections ? » ([275])

Votre rapporteur considère que la diversité des approches et des compétences représenterait un atout essentiel pour moderniser les inspections générales tout en renforçant la confiance des citoyens dans l’impartialité de l’action de contrôle des forces de l’ordre qu’elles accomplissent au quotidien.

Recommandation n° 28 : Ouvrir la composition de l’ensemble des bureaux et des postes de direction de l’IGPN et de l’IGGN à des personnels extérieurs aux corps de la police et de la gendarmerie nationales.

Deuxièmement, au-delà des questions organisationnelles, plusieurs pistes d’amélioration du fonctionnement des inspections générales peuvent être étudiées.

D’une part, la faculté de saisir l’IGPN et l’IGGN à des fins d’enquêtes administratives pourrait être élargie au Défenseur des droits, lequel est actuellement contraint, en l’état du droit applicable, de solliciter l’autorité hiérarchique compétente – le DGPN ou le DGGN – afin qu’elle diligente des poursuites disciplinaires sur la base des dossiers qu’il lui a transmis ([276]). Conformément à l’idée défendue par M. Manuel Valls d’un « dialogue étroit » entre le Défenseur des droits et les inspections générales ([277]), l’objectif poursuivi consiste à fluidifier leurs relations en renforçant concrètement leur coopération.

Comme précédemment évoqué, aucune des 36 demandes formulées en ce sens par le Défenseur des droits entre juillet 2014 et juillet 2020 n’a été prise en compte. Mme Pauline Caby, adjointe de la Défenseure des droits en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, explique les raisons de ce constat :

« En fait, la réponse est un refus d’engager des poursuites. Dans ses décisions, le Défenseur des droits ne demande jamais de sanctions – c’est un pouvoir qui appartient au ministre de l’Intérieur –, mais l’engagement de poursuites disciplinaires. Dans les rares cas, statistiquement et même en valeur absolue, où de telles poursuites ont été préconisées, cela n’a pas été suivi d’effet. En général, il est répondu qu’il est trop tard ou que la situation a évolué – évidemment la décision intervient plusieurs années après les faits. On trouve toujours une raison, un prétexte pour que les poursuites ne soient plus ni utiles ni opportunes. » ([278])

Il est entendu que ce nouveau pouvoir de saisine directe des inspections générales par le Défenseur des droits n’aboutirait pas nécessairement à la mise en œuvre de sanctions disciplinaires à l’encontre des policiers et des gendarmes faisant l’objet d’une enquête administrative de l’IGPN et de l’IGGN. L’autorité hiérarchique conserverait ainsi la compétence de prononcer ou non ces sanctions à l’issue des enquêtes menées par les inspections générales. Cependant, cette réforme viendrait utilement pallier l’absence de suites données par le ministère de l’Intérieur aux demandes de poursuites disciplinaires présentées par le Défenseur des droits. Il conviendra d’en préciser ses modalités d’application afin d’encadrer les délais dans lesquels les saisines et les enquêtes doivent être réalisées.

Recommandation n° 29 : Autoriser la saisine directe de l’IGPN et de l’IGGN par le Défenseur des droits aux fins de réaliser des enquêtes administratives.

D’autre part, le rôle des inspections générales pourrait être revalorisé s’agissant de leur capacité à proposer à l’autorité hiérarchique des sanctions disciplinaires à l’issue des enquêtes administratives qu’elles ont conduites. Cette réflexion a notamment été avancée par le ministre de l’Intérieur lors de son audition : « Lorsque l’IGPN fait des remarques, y compris dans des procédures administratives, elles ne sont pas contraignantes. Nous pourrions prévoir que l’administration soit tenue de répondre sous trois mois lorsque l’IGPN propose des sanctions. Nous pourrions aussi rendre ces propositions contraignantes ; aujourd’hui, un directeur général de la police nationale ou de la gendarmerie peut décider de ne pas appliquer la proposition de l’inspection. Peut-être cette décision devrait-elle être motivée. » ([279])

L’absence de statistiques relatives à l’application, par l’autorité hiérarchique, des propositions de sanctions émises par les inspections générales ne permet pas à ce jour de déterminer dans quelle mesure les propositions de sanctions précitées sont véritablement respectées ([280]). En outre, la décision d’infliger les sanctions disciplinaires les plus lourdes ([281]) est prise par l’autorité hiérarchique après la réunion du conseil de discipline. À ce titre, il pourrait être pertinent de prévoir la convocation obligatoire du conseil de discipline dès lors que l’enquête administrative conduite par les inspections générales recommande des sanctions disciplinaires relevant de sa compétence. De façon générale, l’idée d’encadrer davantage le processus de décision par lequel l’administration prononce une sanction disciplinaire semble tout à fait opportune.

Recommandation n° 30 : Renforcer la portée des propositions de sanctions disciplinaires émises par les inspections générales en rendant obligatoires, d’une part, la convocation du conseil de discipline dès lors que les sanctions proposées relèvent de sa compétence, et, d’autre part, la motivation des décisions de l’autorité administrative dans l’hypothèse où celle-ci ne prononcerait aucune sanction.

Votre rapporteur estime que la réforme des corps d’inspection de la police et de la gendarmerie nationales constitue un vecteur indispensable à la restauration du lien de confiance entre la population et les forces de l’ordre. Dans le même objectif, la modernisation du contrôle interne doit également se conjuguer à la rénovation du traitement judiciaire des opérations de maintien de l’ordre.

B.   La nécessaire rénovation du traitement judiciaire du maintien de l’ordre

Le contraste entre l’accélération du traitement judiciaire des auteurs de violences commises au cours de manifestations et la complexité du cadre procédural applicable aux membres des forces de l’ordre en cas de violences illégitimes souligne la nécessité de faire évoluer celui-ci, dans un objectif d’efficacité et d’impartialité.

1.   Une judiciarisation du maintien de l’ordre à deux vitesses

a.   L’accélération de la judiciarisation des auteurs de violences survenues au cours des manifestations

Le durcissement du cadre répressif du maintien de l’ordre par la loi du 10 avril 2019 a acté la judiciarisation des auteurs de violences commises lors des manifestations. Comme évoqué précédemment, le développement des incriminations délictuelles a entraîné une forte augmentation des poursuites et des condamnations pénales. La systématisation et la rapidité de la réponse pénale sont des objectifs parfaitement assumés par la chancellerie, comme le soulignent les termes de la circulaire du 22 novembre 2018 de la ministre de la Justice : « Comme vous le faites déjà, vous continuerez à faire preuve de réactivité dans la conduite de l’action publique envers les auteurs de ces infractions et à apporter une réponse pénale systématique et rapide. Les faits les plus graves, en particulier les violences commises à l’encontre des forces de l’ordre, devront donner lieu à des défèrements dans le cadre de comparutions immédiates, comparutions par procès-verbal, et comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité sur défèrements. » ([282])

Les données statistiques relatives au traitement judiciaire des violences commises lors des manifestations de Gilets jaunes communiquées par le garde des Sceaux lors de son audition par la commission d’enquête soulignent l’ampleur de l’activité du ministère public :

« Les chiffres sont éloquents : à l’occasion des manifestations des Gilets jaunes, 3 393 gardes à vue ont été prononcées, pour 555 comparutions immédiates, 187 convocations par officier de police judiciaire (COPJ), 44 comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), 942 rappels à la loi par délégué du procureur, 79 enquêtes préliminaires, 36 informations judiciaires, 1 327 classements sans suite. À eux seuls, ces chiffres démontrent que le parquet analyse bien tous les éléments à charge et à décharge. » ([283])

Dans un rapport publié en septembre 2020, Amnesty International France indique que 11 203 personnes ont été placées en garde à vue pour des infractions pénales susceptibles d’avoir été commises à l’occasion des manifestations de Gilets jaunes entre le 17 novembre 2018 et le 12 juillet 2019, dont 3 213 à Paris ([284]).

L’accélération du traitement judiciaire des infractions commises au cours des manifestations procède d’assouplissements procéduraux permis par loi du 10 avril 2019. D’une part, à rebours de la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation ([285]), les procédures de convocation par procès-verbal, de comparution immédiate et de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité ont été rendues applicables aux délits relatifs aux attroupements prévus par les articles 431-4 à 434-6 du code pénal. Il s’agit de faciliter la poursuite immédiate des auteurs de ces infractions et de garantir le fait que les sanctions pénales soient prononcées le plus vite possible.

D’autre part, les interdictions judiciaires de manifester, prononcées aussi bien au titre d’une peine complémentaire qu’en tant qu’obligation relevant d’un contrôle judiciaire, sont désormais inscrites au fichier des personnes recherchées ([286]) pendant la durée effective de l’interdiction, dans le but d’assurer un meilleur suivi des fauteurs de troubles à la suite des manifestations auxquelles ils ont participé.

La judiciarisation accrue du traitement des infractions commises au cours des manifestations a nécessité une adaptation rapide de l’organisation et des moyens judiciaires afin de faire face à l’afflux de dossiers pour lesquels une réponse pénale a dû être apportée dans l’urgence. Afin de fluidifier le traitement et l’orientation des individus interpellés, des locaux de garde à vue ont ainsi été sanctuarisés en amont des opérations et pendant toute la durée de celle-ci, permettant de concentrer les gardés à vue au sein de centres de traitement préalablement sélectionnés.

L’accélération du traitement judiciaire des violences constatées au cours des manifestations illustre les capacités d’adaptation organisationnelle des forces de l’ordre et des magistrats. Le principal enjeu consiste à sécuriser juridiquement les procédures afin de garantir la portée probatoire des éléments permettant de caractériser les infractions commises, comme le souligne le procureur de la République de Paris Rémy Heitz :

« Il nous faut des procédures solides : des fiches de mise à disposition exhaustives ou décrivant la position exacte de l’interpellé à un instant donné, des procès-verbaux de contexte précis permettant de situer les faits dans une chronologie et dans une action de maintien de l’ordre déterminée, de la vidéo exploitable et exploitée […] Un savoir-faire s’est développé, qui passe par des détails comme la mention, sur la fiche de mise à disposition, du numéro de téléphone portable de l’agent interpellateur, pour que l’OPJ puisse le contacter et lui faire préciser les conditions exactes du déroulement des faits. » ([287])

Cette évolution se heurte cependant à certaines limites qui révèlent les difficultés inhérentes à une gestion de masse, et dans l’urgence, de ce type de contentieux. Dans sa contribution écrite remise à la commission d’enquête, le Syndicat de la magistrature observe ainsi que « les magistrats du parquet voient leur permanence téléphonique saturée par le contrôle des gardes à vue par centaines, et il leur faut, sur la base d’infractions aux contours élastiques, contrôler la régularité du placement initial, vérifier que les droits ont été notifiés, s’assurer que les faits sont constitués et imputables, et cela sur la seule foi du compte rendu téléphonique. Une tâche quasi impossible. » ([288])

Le Syndicat de la magistrature évoque un risque de justice expéditive découlant directement du caractère immédiat du processus de judiciarisation : « À Paris, à l’issue de la journée du 8 décembre 2018, il y a eu pas moins de quatre audiences dédiées, dans lesquelles ont comparu des personnes sans antécédents judiciaires, mais dont les circulaires ne cessent de répéter qu’elles doivent être jugées immédiatement. Et quand il ne s’agit pas d’audiences de jugement, les pratiques conduisent malgré tout à ordonner des défèrements en masse. Il n’est ainsi pas étonnant mais intolérable de constater que cette judiciarisation à outrance se traduit par des placements en gardes à vue préventifs, autrement dit illégaux, le taux de classement sans suite sec (hors rappel à la loi ou mesure alternative aux poursuites) en étant l’une des preuves flagrantes. » ([289])

Mme Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, partage ce constat : « Les excès de contrôles qui ont été constatés en amont des manifestations des Gilets jaunes ont malheureusement pu être cautionnés par des notes internes au ministère de la Justice, notamment une note d’Olivier Christen, du cabinet du garde des Sceaux, et une autre du procureur, qui indiquait que certains individus pouvaient être retenus un peu plus longtemps en garde à vue pour éviter de les remettre sur le terrain parmi les manifestants. Ces pratiques me paraissent liées à la difficulté extrême de gérer une telle masse de manifestations, tant pour les forces de l’ordre que pour le ministère de la Justice, et un afflux de procédures tout à fait exceptionnel pendant des semaines. » ([290]) S’agissant de la « note » émanant du procureur de la République de Paris, celui-ci a précisé lors de son audition par la commission d’enquête qu’il ne s’agissait que d’un « mémento relatif à l’organisation pratique de la permanence […] C’était une recommandation de bon sens, qui a été sortie de son contexte. Il s’agissait d’attendre la fin de la manifestation pour éviter une réitération éventuelle des faits. » ([291])

Sans remettre en cause le bien-fondé de la judiciarisation, M. Christian Mouhanna, chargé de recherche au CNRS et directeur du centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, estime que son caractère accéléré peut finalement se révéler contreproductif et porter préjudice à l’efficacité du traitement judiciaire des infractions commises lors des manifestations :

« Instaurer des procédures de justice rapide ne résoudra pas la question des manifestations ; au contraire, juger nécessite de prendre son temps et d’analyser les faits. Quand il y a des fumigènes, du bruit, etc., on voit bien que les images vidéo ne suffisent pas. Un travail de la justice qui passerait par des interpellations sur le long terme de personnes qui ont été reconnues, identifiées sur la base de témoignages, évidemment, est nécessaire. Que l’institution judiciaire sanctionne, certes, mais ce travail ne peut intervenir en réaction immédiate. » ([292])

Votre rapporteur considère que le développement du processus de judiciarisation au cours de ces dernières années vise légitimement à garantir une réponse pénale effective à l’encontre des auteurs d’actes délictueux. Cependant, il ne saurait justifier un amoindrissement des garanties procédurales dont bénéficient les personnes mises en cause. En outre, l’accélération du traitement judiciaire des auteurs d’infractions commises au cours des manifestations contraste avec la complexité qui caractérise le traitement judiciaire des violences illégitimes commises par les policiers et les gendarmes lors des opérations de maintien de l’ordre, ce qui peut hélas concourir à altérer la relation entre les manifestants et les forces de l’ordre.

b.   La complexité du contrôle judiciaire opéré sur l’action des forces de l’ordre

Le traitement judiciaire de l’usage disproportionné de la force par la police et la gendarmerie dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre présente des différences majeures avec le traitement judiciaire des infractions commises au cours des manifestations.

Les données statistiques disponibles ne permettent pas à ce jour d’établir un bilan annuel complet et précis des poursuites judiciaires et des condamnations pénales infligées à des policiers et à des gendarmes dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre. À l’issue des auditions conduites par la commission d’enquête, il apparaît que les poursuites et, encore plus, les condamnations pénales en la matière, demeurent particulièrement rares, en dépit de l’augmentation simultanée des signalements et des enquêtes judiciaires diligentées sur le fondement d’un usage de la force potentiellement disproportionné.

Le ministère de la Justice précise ainsi que « dans la majorité des cas, les plaintes reçues ont fait l’objet d’un classement sans suite en raison soit du comportement violent de la victime ou parce qu’il n’a pas pu être établi que la blessure invoquée provenait d’un usage inapproprié, soit enfin à raison des difficultés pour identifier l’agent à l’origine du tir. » ([293])

Ce manque de transparence ne favorise pas la compréhension du traitement judiciaire ainsi opéré, alors même qu’il est possible d’objectiver les raisons conduisant à constater la lenteur des procédures mises en œuvre et le très faible nombre de poursuites et de condamnations pénales prononcées à leur issue.

Les enquêtes judiciaires portant sur les violences illégitimes commises par les forces de l’ordre sont complexes dans la mesure où la caractérisation des faits suppose de démontrer l’usage disproportionné de la violence dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre, et non l’existence de la violence elle-même, contrairement aux actes délictueux commis au cours des manifestations. M. Jacky Coulon en explique clairement les raisons :

« Certains, y compris devant vous, je crois, ont dénoncé une différence de traitement selon que le plaignant était un manifestant ou un membre des forces de l’ordre. C’est oublier que ces deux types d’enquête relèvent de deux situations tout à fait différentes : mis à part les militaires en opération, seul un membre des forces de sécurité intérieure peut légitimement faire usage de la force, à la double condition qu’elle soit proportionnée et absolument nécessaire à l’exercice de ses missions. Pour savoir si cette condition est remplie, il faudra une enquête approfondie, qui prendra nécessairement du temps – c’est ce que l’on appelle le temps judiciaire. » ([294])

L’analyse du caractère proportionné et adapté de l’usage de la force présente une difficulté particulière, comme le souligne M. François Molins : « Les enquêtes sont souvent longues et difficiles, non par mauvaise volonté du parquet ni de l’autorité judiciaire, qui fait ce qu’elle peut. Elles le sont parce qu’il est difficile d’apporter la preuve de l’illégitimité de la violence, de faire la balance entre ce qui est proportionné et ce qui ne l’est pas. » ([295])

Me Thibault de Montbrial considère ainsi que la comparaison des traitements judiciaires réservés, d’une part, aux infractions susceptibles d’avoir été commises par des manifestants, et, d’autre part, aux violences potentiellement illégitimes commises par les forces de l’ordre, est par nature inopérante :

« La différence de traitement tient à la différence de régime. Je pense au traitement des violences contre les personnes dépositaires de l’autorité publique qui sont des infractions spécifiques avec circonstances aggravantes. Le simple constat matériel, identifié, de l’existence d’une violence commise à l’encontre d’une personne dépositaire de l’ordre public suffit à caractériser l’infraction. Dans ces conditions, dès lors que l’on est certain de l’identité de l’auteur de l’infraction – en cas d’incertitude, le tribunal prononce la relaxe, ainsi que cela se produit très souvent après les manifestations –, et que l’aspect matériel de la violence commise contre une personne dépositaire de l’ordre public est acté, on peut rapidement déférer l’auteur au tribunal par la procédure de la convocation par officier de police judiciaire (COPJ), voire en comparution immédiate.

Au contraire, dans le cas d’une allégation de violences illégitimes commises par un policier ou un gendarme, le simple constat de l’existence de la violence ne suffit pas, puisque se posera la question de savoir si elle est ou non légitime et impliquera une enquête bien plus longue, plus complexe, qui nécessite d’entendre des témoins, de visionner des vidéosurveillances, autrement dit de mener un travail d’enquête. » ([296])

Si la caractérisation des faits constitutifs de l’infraction ne présente effectivement pas le même degré de difficulté, Me Raphaël Kempf évoque cependant l’existence d’un traitement judiciaire inéquitable, notamment au regard de la célérité des procédures habituellement diligentées à l’encontre des manifestants :

« Lorsqu’un policier est mis en cause pour des violences illégitimes, une enquête est menée pendant de longs mois, des vidéos sont recherchées, des témoins sont auditionnés, tandis que le policier reste en liberté dans l’attente du résultat de l’enquête. Mais lorsqu’un manifestant est mis en cause, par exemple pour avoir jeté un pavé en direction de fonctionnaires de police, l’enquête menée n’est pas suffisamment approfondie et repose souvent sur les seules déclarations des policiers consignées sur une simple fiche d’interpellation – il s’agit d’un imprimé avec des cases à cocher, un peu comme un questionnaire à choix multiples, que les policiers remplissent sur un capot de véhicule, dans la rue, au moment de l’interpellation.

Malheureusement, les tribunaux se contentent trop souvent de cette fiche d’interpellation pour condamner les personnes qui leur sont présentées. Cette pratique est de nature à nuire à la confiance que la population peut avoir dans sa police. Les manifestants contestent ensuite les faits qui leur sont reprochés, avec le sentiment que l’enquête menée n’est pas de la même qualité que celle visant les policiers mis en cause. » ([297])

La dénonciation d’un traitement judiciaire différencié selon qu’il s’agit d’infractions commises par des manifestants ou de violences illégitimes commises par les forces de l’ordre ne doit pas être mésestimée au motif que les faits incriminés sont effectivement – incomparables, compte tenu des éléments précédemment mentionnés. Cette critique se fonde notamment sur les difficultés d’identification des forces de l’ordre qui représentent l’une des principales raisons des classements sans suite décidés par le parquet. En outre, elle souligne, en creux, les pistes d’amélioration qui pourraient être mises en œuvre afin de renforcer l’apparence d’impartialité et l’efficacité du traitement judiciaire des violences illégitimes. Sur ces deux enjeux, des marges de progression existent.

2.   Les pistes d’amélioration du traitement judiciaire des violences illégitimes au cours des opérations de maintien de l’ordre

a.   Garantir l’identification des forces de l’ordre au cours de leurs interventions par le port visible du numéro RIO

L’un des principaux facteurs explicatifs de l’abandon des poursuites judiciaires en matière de violences illégitimes est la difficulté à identifier le policier ou le gendarme auteur des faits contestés, ce que reconnaît explicitement Mme Brigitte Jullien : « Sur les 406 dossiers d’enquête relatifs aux manifestations des Gilets jaunes, 206 ont été classés, parce que l’usage de la force était légitime ou parce qu’on n’a pu identifier l’auteur du tir. » ([298])

Le ministre de l’Intérieur a annoncé la généralisation des caméras piétons à compter du 1er juillet 2021 ([299]), ce qui permettra, sous réserve de la fiabilité technique du dispositif, de garantir l’existence d’images grâce à la captation vidéo. Il convient également de garantir le port visible du numéro de référentiel des identités et de l’organisation (RIO) par l’ensemble des forces de l’ordre au cours de leurs interventions ([300]).

Le numéro RIO se compose de sept chiffres. Il est inscrit sur la carte d’identité professionnelle de chaque agent et lui est nominativement attribué lors de son entrée en fonction. Depuis le 1er janvier 2014, l’article R. 434-15 du code de la sécurité intérieure impose aux policiers et aux gendarmes de porter de façon visible le RIO sur leur tenue. S’agissant des policiers, l’arrêté du 24 décembre 2013 en précise les conditions d’application.

Arrêté du 24 décembre 2013 relatif aux conditions et modalités de port du numéro d’identification individuel par les fonctionnaires de la police nationale, les adjoints de sécurité et les réservistes de la police nationale

Article 3

Dès lors que les personnels habituellement autorisés à porter la tenue d’uniforme sont appelés, dans le cadre de l’exercice de leurs missions ou dans des circonstances particulières, à revêtir sur instruction leur tenue civile, ils doivent être porteurs de leur numéro d’identification individuel dans les conditions énoncées à l’article 4 du présent arrêté.

Article 4

Les personnels qui exercent leurs missions en tenue civile et qui, au cours des opérations de police, revêtent un effet d’identification dont ils sont dotés, et notamment ceux qui doivent être porteurs de façon visible de l’un des moyens matériels d’identification « police », tel le brassard police, sont également soumis, à cette occasion, au port de leur numéro d’identification individuel.

 

Le ministère de l’Intérieur a récemment précisé les modalités pratiques du port du RIO, notamment dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre : « Il est donc prévu sur les effets vestimentaires en dotation ainsi que sur les brassards une bande auto-agrippante pour apposer cet identifiant […] Au sein des formations des compagnies républicaines de sécurité par exemple, le numéro RIO se porte prioritairement sur le torse à l’aide de la barrette idoine mais peut être positionné sur l’épaule lors du port, par exemple, de la chasuble de sécurité, du gilet de protection ou du gilet porte grenade. » ([301])

Dans sa contribution écrite remise à la commission d’enquête, la DGGN indique que « le contrôle du port du RIO est systématiquement effectué par la hiérarchie directe des militaires déployés sur le terrain. Les rappels ne font pas l’objet d’un recensement formel. Les sanctions comme les signalements aux inspections générales sont pour l’heure les seuls indicateurs sur le port du RIO. En gendarmerie, aucun signalement pour non port du RIO n’est remonté à ce jour. » ([302]) Aucune sanction disciplinaire n’a, de même, été prononcée sur ce fondement au sein de la police nationale, en dépit des signalements recueillis sur la plateforme numérique de l’IGPN ([303]).

De nombreux témoignages de manifestants ont ainsi fait état de la méconnaissance de cette obligation imposée aux forces de sécurité au cours des opérations de maintien de l’ordre en raison de l’absence complète du RIO sur leurs tenues ou de la faible visibilité de celui-ci du fait des équipements de protection utilisés par les CRS et les EGM. Le ministère de l’Intérieur admet cette difficulté : « Lors des manifestations et des troubles à l’ordre public observés depuis fin 2018, l’intensité inédite des violences commises à l’encontre des forces de l’ordre a conduit certaines de ces dernières à revêtir des matériels individuels de protection. Ces effets, qui présentent des caractéristiques techniques spécifiques sont généralement portés au-dessus des tenues réglementaires. Ils peuvent donc parfois nuire à la bonne visibilité du numéro RIO voire le masquer de façon temporaire. » ([304])

Malgré les rappels réguliers effectués par la hiérarchie administrative enjoignant les forces de l’ordre à respecter l’obligation de port visible du RIO ([305]), Me François Boulo souligne que cette situation perdure : « le constat est fait que de nombreux policiers ne portent pas leur RIO, qu’aucune discipline n’est imposée et qu’aucune sanction n’est appliquée en la matière ; en outre, si les manifestants le font remarquer aux policiers, ceux-ci leur rient au visage. Il faut trouver des solutions pour qu’ils le portent. » ([306])

Cette observation s’inscrit dans une perspective plus large : l’identification des policiers et des gendarmes au cours des opérations de maintien de l’ordre demeure particulièrement difficile à établir, comme l’explique pertinemment le Défenseur des droits : « De plus en plus de policiers en civil portent des casques intégraux afin de se protéger en cas de heurts ou de jets de projectiles. Cependant, ces casques ne présentent aucun signe distinctif et rendent presque impossible l’identification de ceux qui les portent.  Cette pratique, comme le port de cagoules, se fait au demeurant en dehors de tout cadre légal ou réglementaire. Au-delà du fait que ces pratiques ne sont pas permises, elles font obstacle à toute communication entre forces de l’ordre et personnes participant à une manifestation. » ([307])

En outre, les indiscutables difficultés qu’entraîne l’utilisation – justifiée – des équipements de protection par les forces de l’ordre se doublent, selon le Défenseur des droits, d’une certaine complaisance de la hiérarchie à l’égard de ces pratiques : « le Défenseur des droits a constaté en la matière une forme d’acceptation, de tolérance de la part de la hiérarchie. Dans une des affaires qu’il a eu à traiter, ses services ont été confrontés à une absence directe de collaboration de la part des autorités hiérarchiques en vue d’entreprendre des recherches pour identifier un fonctionnaire de police. » ([308])

Il est indispensable de remédier efficacement à ce problème qui entrave considérablement le traitement judiciaire des violences illégitimes commises par les forces de l’ordre. Pire, il distille l’idée, dangereuse, d’une opacité délibérée dont le but serait de dissimuler un usage disproportionné de la force par les policiers et les gendarmes, en rendant impossible leur identification. Cette situation nourrit donc une spirale de la défiance contre laquelle il convient de lutter. La confiance de la population à l’égard des forces de l’ordre réside en effet dans la transparence de leur action.

Comme précédemment évoqué, votre rapporteur se félicite que le SNMO rappelle expressément l’obligation du port du RIO lors des opérations de maintien de l’ordre. Dans une optique pratique, la généralisation de « marquages dans le dos » devrait permettre de garantir la visibilité du RIO sur les uniformes des policiers et des gendarmes ([309]). Cette évolution a également pour intérêt de souligner le caractère juridiquement contraignant du port visible du RIO : le manquement à cette règle est susceptible d’entraîner une sanction disciplinaire. Il apparaît donc primordial de s’assurer des conditions de son application et de contrôler de façon effective le respect de cette obligation.

Recommandation n° 31 : Garantir le port visible du RIO sur les tenues des forces de l’ordre et contrôler le respect de cette obligation en diligentant des poursuites disciplinaires en cas de manquement délibéré.

b.   Renforcer l’impartialité et l’efficacité des suites judiciaires données aux plaintes contre les membres des forces de l’ordre

Le traitement judiciaire des violences illégitimes commises par les forces de l’ordre peut être amélioré au regard de l’exigence d’impartialité et d’efficacité des procédures mises en œuvre.

La relation de proximité quotidienne qu’entretiennent les magistrats du parquet avec les forces de l’ordre agissant sous leur autorité en tant que services enquêteurs peut être considérée comme un obstacle à l’impartialité des enquêtes menées par le ministère public sur les faits de violences illégitimes. L’abandon fréquent des poursuites pénales diligentées en la matière à l’issue de l’enquête préliminaire est ainsi entaché d’un doute qui a fréquemment été exprimé devant la commission d’enquête quant à la rigueur avec laquelle les investigations ont été menées. Si aucun élément tangible n’a été porté à la connaissance de votre rapporteur afin d’accréditer cette idée, une évolution procédurale pourrait être envisagée afin d’atténuer, sinon de mettre un terme, au soupçon de partialité susmentionné.

Me Jérôme Karsenti évoque ainsi la possibilité de confier directement à un juge d’instruction la compétence d’enquêter sur des faits de violences illégitimes : « Ce n’est pas faire injure aux parquets de dire qu’ils protègent par nature les forces de police. En cas de plainte, le parquet se fait d’abord l’avocat des policiers et n’instruit pas réellement son enquête à charge et à décharge. À ce problème, il existe une solution simple : de même que, en cas de diffamation, une plainte permet à une victime de saisir directement un juge d’instruction sans passer par le procureur de la République, de même, en cas de violences policières, un juge d’instruction indépendant, placé sous l’autorité du Conseil supérieur de la magistrature, devrait pouvoir systématiquement enquêter à charge et à décharge. » ([310])

Cette option est également privilégiée par Me François Boulo : « Confions directement ce type de procédures très particulières à des juges d’instruction, statutairement indépendants. Cela permettrait d’instruire à charge et à décharge les enquêtes dans cette matière assez sensible. » ([311])

Votre rapporteur estime que la saisine directe d’un juge d’instruction sur ces affaires se justifierait pleinement au regard de la gravité des faits allégués, et ce conformément à son champ d’intervention circonscrit aux crimes et aux délits les plus graves. Cependant, une telle orientation impliquerait nécessairement le renforcement des moyens matériels et humains des pôles d’instruction des tribunaux judiciaires afin de traiter efficacement l’ensemble des plaintes portées à leur connaissance.

Recommandation n° 32 : Confier directement à un juge d’instruction les enquêtes relatives aux violences illégitimes commises par les forces de l’ordre.

Dans le même objectif d’impartialité et d’efficacité du traitement judiciaire opéré sur ces affaires, une réorganisation du cadre des enquêtes apparaît nécessaire. Une alternative entre deux options peut être envisagée : la création de pôles spécialisés à l’échelle des cours d’appel – suivant le modèle des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) créées en 2004 – ou le dépaysement systématique du traitement de ces affaires afin d’éviter que les relations professionnelles nouées intuitu personae entre les magistrats et les services enquêteurs de leur ressort ([312]), en dépit du respect des règles relatives aux obligations de déport des magistrats, puissent avoir un quelconque effet préjudiciable à l’instruction impartiale de ces dossiers.

Si la première option a pour avantage de favoriser la spécialisation technique des magistrats dédiés à ces questions, elle impliquerait, là encore, la mise en œuvre de moyens matériels et humains conséquents.

Recommandation n° 33 : Créer des pôles spécialisés à l’échelle des cours d’appel en matière de traitement des violences illégitimes commises par les forces de l’ordre ou mettre en œuvre une procédure de dépaysement systématique des enquêtes judiciaires sur ces affaires.

Enfin, une harmonisation des règles de procédure pénale pourrait également s’avérer opportune. En effet, l’alinéa 3 de l’article 697-1 du code de procédure pénale prévoit spécifiquement la compétence de juridictions spécialisées en matière militaire afin d’assurer le traitement judiciaire des infractions commises par les gendarmes lors des opérations de maintien de l’ordre. Les juridictions de droit commun sont en revanche compétentes afin de connaître des infractions commises par les gendarmes dans l’exercice de leurs autres missions de police administrative ou de police judiciaire.

Si la constitutionnalité de cette disposition héritée du statut militaire de la gendarmerie a été validée par le Conseil constitutionnel ([313]), cette situation souligne la dissymétrie des règles procédurales applicables aux forces de sécurité dans leur activité de maintien de l’ordre ([314]), alors même que policiers et gendarmes interviennent dans un cadre juridique identique, comme le rappelle Me Laurent-Franck Liénard : « L’incohérence demeure la règle. Pourquoi les gendarmes intervenant en maintien de l’ordre relèvent-ils d’une juridiction spécialisée et pas les policiers engagés sur le même événement et participant à la même action ? » ([315]) Cette différence de régime aboutit à une certaine complexité procédurale que rien ne permet ici de justifier.

Recommandation n° 34 : Supprimer la compétence des juridictions spécialisées en matière militaire s’agissant du traitement des infractions commises par les gendarmes dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre.

Bien qu’elles répondent à des exigences de transparence et d’efficacité tout à fait légitimes, il est à craindre que ces préconisations ne suffisent pas à apaiser totalement les relations parfois difficiles entre forces de l’ordre et population. Une réflexion plus large, incluant les différents acteurs de la société civile et organisée à l’échelle européenne, permettrait de réfléchir en profondeur aux évolutions souhaitables des techniques et de la doctrine de maintien de l’ordre.

C.   Favoriser les réflexions transversales sur le maintien de l’ordre dans une optique inclusive

Les réflexions sur le maintien de l’ordre doivent nécessairement faire l’objet de larges concertations, à l’échelle nationale et européenne.

1.   Un large cadre de concertation afin d’appréhender tous les enjeux

a.   Privilégier une approche pluridisciplinaire

La sensibilité des questions liées au maintien de l’ordre au cours de ces dernières années révèle les tensions multiformes qui parcourent notre société. La dégradation des relations entre une partie de la population et les forces de sécurité témoigne d’une conflictualité croissante, au risque de générer des confrontations permanentes et d’aboutir à un point de non-retour. Les seules réponses opérationnelles, administratives ou judiciaires ne peuvent suffire à cerner l’ensemble des problématiques qui gravitent autour de ces enjeux complexes dont les dimensions sociologiques, psychologiques et historiques ne doivent pas être éludées.

Dans cette perspective, la police et la gendarmerie ont plus que jamais vocation à s’ouvrir au monde universitaire qui réfléchit depuis longtemps, dans sa diversité, aux défis auxquels les forces de l’ordre sont confrontées. Pour autant, il est regrettable que cette nécessaire ouverture académique soit encore insuffisante, en dépit de l’intérêt mutuel qu’elle pourrait représenter. À ce titre, la gendarmerie semble avoir mieux compris que la police les opportunités qu’elle peut en tirer, comme le souligne M. Alain Bauer, professeur en criminologie :

« Les gendarmes […] ont commencé à recruter des docteurs et à proposer à des contractuels de les aider à passer des doctorats. Il y a près de trois cents doctorants dans la gendarmerie, ce qui a amené une relation d’une tout autre qualité […] Par conséquent, la gendarmerie s’est fait digérer par l’académique, tout autant qu’elle a digéré le monde académique. En effet, elle a trouvé que c’était un moyen formidable, d’abord de survivre dans le processus d’intégration-mutualisation qui lui était imposé, mais également d’investir massivement sur les nouvelles technologies, d’où elle tire son épingle du jeu. » ([316])

S’agissant, par exemple, des problématiques liées au respect de l’autorité dans la société contemporaine, le général Alain Pidoux témoigne de la collaboration concrète entre la gendarmerie et la recherche en sciences sociales : « J’ai récemment accueilli un chercheur qui réalise pour la fondation Jean-Jaurès une étude sur les forces de sécurité. Nous avons exploré toutes les hypothèses. Pour ramener de la confiance, il faut redonner toute sa place à la transparence dans l’action, dans la sanction et dans le rôle des chefs. » ([317])

Si une forme de méfiance de nature idéologique a pu persister entre le monde universitaire et celui de la police, il est aujourd’hui nécessaire de surmonter ces réticences afin, d’une part, de faire progresser la recherche sur l’action des forces de l’ordre, et, d’autre part, de renforcer le contenu académique des formations initiales et continues suivies par les policiers et les gendarmes, comme le préconisait déjà le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale publié en 2015 ([318]). La dimension pluridisciplinaire du maintien de l’ordre légitime naturellement des débats avec tous les acteurs intéressés par ce sujet, comme le rappelle pertinemment M. Bernard Cazeneuve :

« Il est très important de renforcer la relation du ministère de l’Intérieur avec l’université et le monde de la recherche. On a eu grand tort de supprimer l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), créé à l’époque de Pierre Joxe, car on a besoin de lieux où universitaires, associations, ONG et administrations se rencontrent pour confronter leurs points de vue sur les sujets de sécurité. Le ministère de l’Intérieur ne peut rester recroquevillé sur lui-même, arc-bouté sur le seul objectif d’assurer la sécurité des Français, même si c’est sa mission régalienne ; il doit être capable de s’ouvrir, de rendre compte de son action et de parler avec l’ensemble des acteurs de la société. » ([319])

C’est précisément dans cette perspective que l’organisation du « Beauvau de la sécurité » au premier semestre 2021 doit permettre de consolider cette approche en rassemblant toutes les parties prenantes dans le but de raffermir les liens entre la population et les forces de l’ordre.

b.   Réussir le rendez-vous du « Beauvau de la sécurité »

Annoncée par le Président de la République en décembre 2020, l’organisation au début de l’année 2021 d’une grande consultation baptisée « Beauvau de la sécurité » vise à réunir des représentants des forces de l’ordre, des élus et des citoyens afin de réfléchir aux conditions d’exercice des missions de la police et de la gendarmerie et à la relation qu’elles entretiennent avec la population, notamment dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre.

Votre rapporteur considère que cette démarche poursuit un objectif essentiel. Sa réussite est cependant conditionnée à la participation effective de tous les acteurs de la société civile responsables associatifs, chercheurs, syndicalistes, avocats, citoyens mais aussi des membres de la représentation nationale ([320]), et singulièrement ceux de la commission d’enquête qui se sont fortement investis sur ces questions depuis sa création en juillet 2020.

Cette approche transversale inédite doit aussi aboutir à des résultats et permettre de dresser des perspectives d’évolution de long terme sans lesquelles la réflexion menée ne pourrait être à la hauteur des enjeux. À cet égard, votre rapporteur estime que le « Beauvau de la sécurité » est l’occasion d’aborder deux sujets au cœur des débats actuels : la réforme du code de déontologie de la police et de la gendarmerie et l’amélioration de la relation des forces de l’ordre avec l’ensemble de la population.

Entré en vigueur le 1er janvier 2014, le code de déontologie de la police et de la gendarmerie ([321]) comporte un ensemble de dispositions régissant notamment le comportement des forces de l’ordre vis-à-vis des citoyens. Pour autant, comme le remarque Mme Sylvie Hubac, sa modernisation se révèle nécessaire : « S’ils évoquent l’emploi de la force ou encore les relations de courtoisie, les articles du code de la sécurité intérieure qui constituent ce code ne comportent pas vraiment de dispositions relatives à la déontologie dans les opérations de maintien de l’ordre. Compte tenu du contexte actuel, il conviendrait peut-être d’expliciter le comportement attendu des forces de gendarmerie et de police dans les opérations de ce type. » ([322])

Le procureur de la République de Paris Rémy Heitz partage cette analyse : « Ce type de code mérite d’être constamment actualisé, revu, reconsidéré et, surtout, diffusé. C’est ainsi que le recueil des obligations déontologiques des magistrats, établi et diffusé par le Conseil supérieur de la magistrature, a été réécrit après quelques années. Chaque réédition de ce type de document est l’occasion de rappeler les règles. On a toujours intérêt à effectuer ce travail de veille déontologique et de révision quasi permanente, car les choses évoluent. » ([323])

La réforme du code de déontologie permettrait de préciser les règles spécifiquement applicables aux opérations de maintien de l’ordre, dans un souci d’apaisement des tensions avec les manifestants. Elle représenterait ainsi un exemple pertinent de travail pluridisciplinaire mis en œuvre à l’occasion du « Beauvau de la sécurité », en lien avec les réflexions menées par la commission indépendante sur les relations entre journalistes et forces de l’ordre présidée par M. Jean-Marie Delarue, dont les conclusions sont attendues pour mars 2021 ([324]).

Recommandation n° 35 : Engager une réforme du code de la déontologie de la police et de la gendarmerie afin de préciser les règles applicables aux opérations de maintien de l’ordre, s’agissant notamment des relations entre les forces de l’ordre, les journalistes et les « observateurs », acteurs associatifs présents sur les lieux des manifestations.

Dans une perspective à plus long terme, le « Beauvau de la sécurité » doit également offrir l’opportunité de s’interroger collectivement sur l’ouverture des forces de l’ordre à la population, et plus particulièrement à la jeunesse. Le constat répété d’une fracture entre la jeunesse issue des quartiers sensibles et la police n’est pas irrémédiable. Des initiatives salutaires ont été portées à la connaissance de la commission d’enquête, à l’image de celles développées par M. Bruno Pomart, ancien policier du RAID et président de l’association Raid Aventures Organisation :

« Prox’Aventure […] est déployé actuellement dans une centaine de villes en France et qui mobilise depuis plusieurs années plus de 45 000 enfants et jeunes (âgés entre 8 et 25 ans). Il consiste à organiser des journées à thèmes au sein même des quartiers avec des membres de l’association, avec des policiers municipaux, avec des élus (c’est important pour nous) ou encore avec des associations référentes (que nous connaissons et qui sont recommandables). Je peux vous assurer que le succès que nous remportons est important et que nous sommes un peu dépassés par les demandes formulées soit par les préfets, soit par les maires.

Nous sommes énormément sollicités pour apporter des réponses à toutes les problématiques de violences urbaines, qui peuvent être liées à des sujets de maintien de l’ordre, que ce soit par rapport à des situations de violences urbaines ou de manifestations. Ce travail nous permet d’expliquer aux enfants les missions de la police (avec par exemple les gestes techniques de policiers d’intervention) et les conditions dans lesquelles se déroulent les interpellations […] Au travers de ces actions, nous apportons à mon sens une véritable réponse dans le but de retisser du lien social entre la police et la population (et plus particulièrement la jeunesse). » ([325])

Ces pratiques éducatives doivent être soutenues car elles contribuent à renforcer les liens de confiance entre les forces de l’ordre et la jeunesse, à travers des actions de sensibilisation ciblées et pédagogiques. Votre rapporteur considère qu’elles sont particulièrement adaptées aux problématiques soulevées dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, au regard de l’incompréhension que peuvent ressentir certains manifestants vis-à-vis des règles et des pratiques employées par les forces de l’ordre.

Ces sujets illustrent la nécessité d’adopter une approche réellement inclusive afin de nourrir les réflexions sur les évolutions du maintien de l’ordre à l’épreuve des événements contemporains. En outre, ces réflexions ont également vocation à dépasser le strict cadre national.

2.   Une ouverture au-delà de nos frontières

a.   Étudier les méthodes et les dispositifs mis en place à l’étranger

L’analyse des exemples étrangers en matière de maintien de l’ordre, à l’image des organes de contrôle interne des forces de sécurité britanniques ou espagnoles précédemment évoqués, peut utilement alimenter les réflexions sur l’évolution du modèle français. À ce titre, de larges progrès doivent encore être réalisés. Mme Sarah Massoud dresse ainsi un bilan sévère de l’ouverture européenne de la France en la matière : « La France est dans le déni : enfermés dans le carcan de l’excellence française de la gestion du maintien de l’ordre du XIXème et du début du XXème siècles, nous ne nous ouvrons absolument pas à ce qui se passe à l’étranger […] De même, il y a très peu de sociologues et de policiers étrangers dans nos centres de formation. Oui, nous sommes encore à la préhistoire, c’est pourquoi je parle d’un nécessaire revirement culturel. » ([326])

À titre illustratif, les travaux sociologiques réalisés par MM. Olivier Fillieule et Fabien Jobard ([327]) ont analysé la mise en place de dispositifs dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre en Allemagne et au Royaume-Uni. Leur étude permet d’éclairer les avantages et les inconvénients des techniques utilisées et l’opportunité éventuelle d’y recourir en France.

Suivant la logique de désescalade caractérisant la politique du maintien de l’ordre outre-Rhin ([328]), le modèle allemand se fonde sur une communication permanente entre les forces de l’ordre et les manifestants à travers la diffusion de guides et de brochures ou encore grâce au recours massif à des « unités de liaison » chargées d’entrer en contact avec les manifestants afin de leur expliquer les manœuvres des forces de l’ordre. Si ce dispositif est considéré comme l’une des raisons du succès du modèle allemand, son étude approfondie relativise quelque peu ce constat, comme l’explique M. Hubert Weigel, membre du comité directeur de l’association des hauts fonctionnaires de la police nationale :

« Les Allemands ont ainsi une pratique sur laquelle eux-mêmes s’interrogent. Au sein d’une manifestation, ils disposent de policiers spécialement équipés, avec la mention de médiateurdans le dos, pour indiquer qu’ils sont là pour prendre contact avec les manifestants, apaiser les périodes de tensions et expliquer les mouvements qui vont être réalisés par les forces de l’ordre. Cependant, avec le changement de comportement et de mentalité des manifestants, même les Allemands se sont aperçus que ces médiateurspouvaient être pris à partie et malmenés. Il faut donc les protéger, et cela entraîne à nouveau cette confusion dans l’esprit des manifestants entre la charge et la négociation. » ([329])

Au Royaume-Uni, l’instauration depuis 2013 de comités éthiques des forces de l’ordre peut également alimenter les réflexions actuellement menées par l’IGPN sur la mise en place de comités de suivi et d’évaluation de la déontologie policière ouverts à des représentants de la société civile.

Les comités éthiques au sein des forces de sécurité intérieure au Royaume-Uni
 

Au Royaume-Uni, l’éthique professionnelle occupe une place centrale au sein de la structure policière. Les forces de police sont assujetties au strict respect d’un code d’éthique fondé sur les principes qui s’appliquent à l’ensemble de l’administration publique britannique et se déclinent en neuf critères : reddition des comptes, intégrité, ouverture, équité-justice, sens des responsabilités, respect, honnêteté, objectivité, altruisme.

Chaque force de police dispose d’une direction en charge des questions éthiques et du respect des standards policiers. Baptisé « professionalism », ce service traite des questions déontologiques et éthiques et plus largement de protection fonctionnelle, d’enquêtes internes voire de formation et de recrutement. Un réseau d’éthique policière (Police Ethics Network) a été mis en place, entre forces de police volontaires, pour échanger et diffuser des bonnes pratiques. Il se réunit tous les trimestres.

Depuis 2013, date à laquelle les premiers travaux sur le code d’éthique ont débuté, les forces de police ont aussi participé à la mise en place de « comités éthiques » (Ethics Committee) externes ou indépendants au sein des collectivités locales auxquelles elles sont rattachées territorialement. Ces créations, dans huit forces initialement, ont été supervisées par le Conseil National des Chefs de Police qui ne souhaitait pas que certaines forces travaillent sur ce sujet de manière isolée. Elles ont aussi été intégrées dans un processus de changement plus large au sein de la police (« Blueprint 2020 ») qui comprenait un volet « adaptation culturelle » (cultural change).

Ces comités sont par nature extérieurs aux forces de police. Ils sont le plus souvent placés sous l’autorité du Police and Crime Commissioner, autorité élue qui rend compte aux administrés des axes d’effort et des résultats de la force de police et des services d’incendie. Le comité est composé de personnes issues et représentatives de la société civile, dans des domaines tels que l’enseignement supérieur, la recherche, la santé, le conseil juridique ou financier, l’audit, le volontariat.

La mission première des comités éthiques est de renforcer la confiance dans la gouvernance et les actions de la police. Ils sont aussi en charge de fournir une orientation générale pour la formation aux questions éthiques.

 

Ces différents exemples soulignent l’intérêt d’effectuer une étude comparée des dispositifs adoptés par nos partenaires européens, et, plus largement, d’engager un véritable dialogue à l’échelle européenne sur les évolutions souhaitables du maintien de l’ordre.

b.   Mener un dialogue à l’échelle européenne

Les réflexions qu’il convient d’engager sur l’évolution du maintien de l’ordre en France abordent nécessairement des enjeux que connaissent aussi nos voisins, qu’il s’agisse du cadre juridique applicable à la liberté de manifestation, des stratégies opérationnelles mises en œuvre ou du contrôle interne et judiciaire des forces de l’ordre.

C’est précisément parce que ces problématiques globales se posent dans tous les États européens, à des degrés certes divers selon les spécificités nationales, qu’un dialogue doit être mené et approfondi à l’échelle européenne. Au-delà des échanges nécessaires sur les bonnes pratiques à adopter, le partage d’informations notamment en matière de renseignement constitue un atout décisif afin d’adapter les pratiques de maintien de l’ordre à la réalité évolutive des manifestations.

Dans cette perspective, il est particulièrement regrettable que la France ait refusé de participer au projet GODIAC ([330]) fondé sur l’étude et les retours d’expériences de dix opérations de police menées en Europe entre 2010 et 2013. Ce travail coordonné par la police nationale suédoise auquel ont participé douze États membres de l’Union européenne ([331]) a mis en avant plusieurs grandes orientations visant à réduire la conflictualité dans les opérations de maintien de l’ordre à travers une meilleure information du public et un plus grand dialogue entre les forces de l’ordre et les manifestants. Il a notamment abouti à la détermination d’un modèle dit « KFCD » ([332]) reposant sur quatre concepts clés : connaissance, coordination, communication et différenciation.

L’objectif de ce modèle est de faire prévaloir une analyse approfondie du profil des manifestants afin de déterminer les modalités de gestion adéquate des manifestations, de négociation et de ciblage des interventions nécessaires au maintien ou au rétablissement de l’ordre ([333]).

D’autres espaces d’échanges ont également permis de mener à bien une réflexion collective sur la déontologie des forces de sécurité en Europe, à l’image du réseau IPCAN ([334]) créé en 2013 à l’initiative de Dominique Baudis en tant que Défenseur des droits. Son 5ème séminaire, organisé en décembre 2019, portait précisément sur les enjeux et les pratiques des relations police-population.

La multiplicité des projets et des initiatives multilatérales en matière de maintien de l’ordre témoigne de la place centrale qu’occupent ces enjeux au sein de nos sociétés contemporaines. Il ne s’agit pas seulement de questions sécuritaires appréhendées sous l’angle juridique ou technique, mais bien d’un défi démocratique majeur qui interroge directement notre rapport collectif à la liberté.

 

 

 


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   EXAMEN du rapport

La commission d’enquête examine le présent rapport au cours de sa réunion du 20 janvier 2021.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous allons procéder aujourd’hui à l’examen du rapport de notre commission d’enquête.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d’enquête, le rapport ne vous a pas été envoyé préalablement à cette séance mais était consultable sous forme papier, les 13 et 14 janvier, dans une salle de l’Assemblée. Un exemplaire vous est remis pour cette réunion. Je vous demanderai de bien vouloir le restituer en sortant de la salle, car le rapport de notre commission ne peut être rendu public avant le mercredi 27 janvier à l’issue d’un délai de cinq jours francs pendant lequel l’Assemblée nationale pourrait demander sa réunion en comité secret pour se prononcer, le cas échéant, sur sa publication.

J’ai été heureux et fier de présider cette commission d’enquête. Nous avons réalisé un travail sérieux, approfondi, en nous tournant vers l’avenir puisque nous avons formulé un certain nombre de propositions qui, si elles ne seront peut-être pas toutes reprises in extenso, aideront à la réflexion. Ces propositions, qui tiennent compte des auditions que nous avons menées et des discussions que nous avons eues entre nous, visent à réformer certaines choses sans pour autant révolutionner l’ensemble du dispositif de maintien de l’ordre, ce qui n’était pas le but de notre commission d’enquête – le rapporteur nous le dira, puisque c’est le groupe Socialistes et apparentés qui en avait demandé la création.

Je n’ai pas d’opposition formelle aux propositions formulées. Certaines me conviennent bien. Ma seule réticence concerne la saisine directe d’un magistrat instructeur en cas de plainte pour usage illégitime de la force : à moins de modifier en profondeur les textes, en particulier le code de procédure pénale, je ne vois pas trop comment cela pourrait se faire. Je ne sais même pas si cette disposition présente un quelconque intérêt, dès lors qu’il est également proposé de dépayser les affaires – une mesure qui me semble, quant à elle, plutôt intéressante.

J’ai aussi écrit que je ne pouvais cautionner le terme de « violences policières », qui donne l’impression qu’un comportement déviant est systématique. On peut parler de « violences illégitimes commises à l’occasion du service » ou de « violences de policiers ».

Sans vouloir vous influencer, et compte tenu de toutes ces précisions, je vous annonce que je voterai ce rapport.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je remercie celles et ceux d’entre vous qui ont participé à nos travaux. Comme dans toute commission d’enquête, l’assiduité a été en dents de scie, mais il y a toujours eu du monde ! La plupart d’entre vous ont « fait le job », malgré toutes les difficultés d’organisation que nous avons pu connaître. Chacun s’est investi d’une manière ou d’une autre, que ce soit en posant des questions ou en participant aux discussions au sein de cette commission ou à sa marge. Pour ma part, avant de prendre la succession de George Pau-Langevin dans la fonction de rapporteur, j’avais suivi les travaux de la commission avec une certaine assiduité ; c’est avec plaisir et grand intérêt que j’ai travaillé avec vous, notamment avec notre président.

Au-delà de votre participation active aux différentes auditions, plusieurs d’entre vous ont rédigé des contributions, que j’ai lues avec attention, de même que l’avant-propos de notre président. Je les en remercie également, car ces contributions enrichissent le rapport, même si je ne les approuve pas nécessairement. Comme l’a dit M. Fauvergue, nous ne sommes pas tenus d’approuver tout ce qui figure dans le rapport. J’approuve évidemment ce que j’ai écrit, mais vous n’y êtes pas obligés ! L’essentiel est de s’impliquer dans la réflexion collective que le Parlement entend mener. Depuis de nombreuses années, je déplore une forme d’affaiblissement du Parlement, qui ne date pas du début de cette législature. C’est une réalité malheureuse, mais les commissions d’enquête et missions d’information que nous conduisons et qui se sont multipliées ces dernières années sont une façon de continuer à faire vivre le Parlement.

La liberté de manifester est une valeur fondamentale, consubstantielle de notre système politique et de l’histoire de notre République. Pourtant, depuis plusieurs années, les manifestations les plus importantes occasionnent presque systématiquement de fortes tensions entre les forces de l’ordre et les manifestants. Dans un contexte marqué par une circulation galopante de l’information sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu, l’action des forces de l’ordre est désormais régulièrement mise en avant et remise en cause. Alors que des débats se font de plus en plus virulents quant à l’existence de « violences policières » ou, comme je préfère les appeler, de « violences illégitimes », et que des incidents graves compromettent le droit de manifester, il a semblé essentiel d’engager une réflexion d’envergure sur la spécificité et les faiblesses du dispositif français de maintien de l’ordre.

Ces raisons ont conduit le groupe Socialistes et apparentés à déposer, en juillet dernier, une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre afin de maintenir et renouveler la confiance entre les citoyens et la force publique. Créée dans le cadre du droit de tirage du groupe parlementaire, cette commission d’enquête a néanmoins fait l’objet d’un large consensus. Elle s’est singularisée, tout au long de ses travaux, par une volonté transpartisane d’identifier les problèmes auxquels les forces de l’ordre et les manifestants peuvent être confrontés et d’y apporter des solutions durables. Je tiens ici à saluer le travail accompli par notre ancienne collègue George Pau-Langevin, que j’ai eu l’honneur de remplacer dans la fonction de rapporteur en novembre dernier. Je veux remercier à nouveau chacune et chacun d’entre vous d’y avoir participé. Nos échanges ont été courtois et constructifs, marqués bien sûr par certaines différences d’approche, mais toujours animés par la volonté d’établir le constat le plus objectif possible, sans caricature ni relativisme.

Ces travaux s’inscrivent dans la continuité de ceux menés lors de la précédente législature, dans le cadre de la commission d’enquête sur le maintien de l’ordre présidée par notre ancien collègue Noël Mamère et dont Pascal Popelin était le rapporteur – j’en étais moi-même vice-président. Ils se sont déroulés dans un contexte particulier : alors que la commission d’enquête commençait ses auditions, le ministère de l’Intérieur a publié le schéma national du maintien de l’ordre, qui officialise la doctrine française en la matière et propose d’importantes évolutions du cadre juridique et opérationnel de ces opérations. Il y a quelques semaines, les vives altercations entre policiers, manifestants et black blocs ont rappelé l’actualité du sujet. Les trente-cinq préconisations formulées dans ce rapport conclusif sont d’autant plus importantes qu’elles se sont nourries des événements qui se sont déroulés pendant nos travaux. L’imminent « Beauvau de la sécurité », qui doit associer les forces de l’ordre, leurs représentants, les élus et les citoyens pour réfléchir aux conditions de formation et d’exercice des forces de sécurité intérieure, se nourrira, je l’espère, de nos réflexions collectives.

Je regrette que le contexte sanitaire ne nous ait pas permis de nous déplacer. Nous avons néanmoins demandé à l’ensemble des acteurs du maintien de l’ordre de venir à nous. Au cours de ces quatre derniers mois, nous avons réalisé quarante-six auditions et entendu plus d’une centaine de personnes. Nous avons naturellement eu le plaisir et l’honneur d’entendre les policiers et les gendarmes, spécialisés ou non dans le maintien de l’ordre, ainsi que leurs syndicats et leurs associations professionnelles, et ceux qui dirigent leur action – anciens et actuels directeurs généraux, préfets de police, directeurs des inspections générales, ministres de l’Intérieur, ministre de la Justice, etc. Nous avons également entendu les services de renseignement, dont le rôle d’anticipation, de prévention et de collecte de la preuve est incontournable. Nous avons souhaité associer à nos travaux celles et ceux qui sont concernés, directement ou indirectement, par les opérations de maintien de l’ordre, comme les associations de commerçants et d’élus locaux. Nous avons également voulu entendre ceux qui étudient ou observent l’action des forces de l’ordre – universitaires, associations, journalistes, avocats, magistrats –, la Commission nationale consultative des droits de l’homme ainsi que la Défenseure des droits et son prédécesseur, ces deux institutions publiques étant parmi les plus concernées par le sujet de cette commission d’enquête. Nos travaux se sont beaucoup nourris des informations partagées par l’ensemble de ces intervenants, que j’ai cherché à retranscrire fidèlement.

Comme je l’évoquais au début de mon propos, d’importantes difficultés, détaillées dans le rapport d’enquête, compliquent la tenue des opérations de maintien de l’ordre. Elles ont d’abord trait à la nature des manifestations, qui a progressivement changé. Le modèle canonique de la déclaration en préfecture, avec un parcours négocié entre les pouvoirs publics et des organisateurs identifiés, cède de plus en plus souvent la place à des événements inopinés, sans organisateur clairement identifié, sans concertation et donc sans dialogue préalable. Toujours plus nombreuses d’année en année, ces manifestations sont parfois le théâtre de violences, de plus en plus visibles. Ces dernières sont la conséquence d’une radicalisation de certains manifestants, qui ne participent pas aux actions collectives pour défendre leurs idées mais pour affronter les forces de l’ordre. Elles sont aussi liées à la multiplication des images et à leur diffusion, le plus souvent en temps réel, sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information. Cette dernière évolution n’est pas forcément un mal. Au contraire, elle participe de la nécessité de documenter l’action de la police et de la gendarmerie. Toutefois, elle peut donner lieu à de mauvaises interprétations de certaines images détournées de leur contexte, qu’il s’agisse de l’action des membres des forces de l’ordre ou de celle des manifestants.

Ces difficultés ont incité le législateur à durcir le cadre juridique dans lequel ces manifestations se déroulent, quitte à remettre en cause, dans le discours comme dans l’action publique, l’approche libérale du droit de manifester. Le recours potentiellement abusif aux contrôles d’identité, aux fouilles préalables et à la confiscation d’objets illustre tristement ce constat. Le renforcement de la judiciarisation des infractions commises au cours des manifestations, qui présente des avantages mais aussi des inconvénients, en est un autre exemple. Si elle répond à des objectifs louables – interpeller et faire condamner les fauteurs de troubles – la judiciarisation favorise aussi le contact entre les forces de l’ordre et les manifestants, au risque de susciter des incompréhensions, des tensions supplémentaires, voire de nouvelles violences. Au-delà de l’enjeu stratégique, ce phénomène pose la question des effectifs mobilisés sur le terrain dans le cadre du maintien de l’ordre.

Les opérations de maintien de l’ordre sont en principe réalisées par des unités spécialisées, formées à cette discipline exigeante. Elles demandent aux militaires et fonctionnaires qui y participent de faire preuve de courage, de retenue, de mesure et d’un esprit d’équipe sans faille. Ces unités spécialisées peuvent être rejointes, de manière habituelle ou plus exceptionnelle, par d’autres unités ne bénéficiant pas des mêmes formations. Les brigades anti-criminalité ont ainsi été associées à des opérations de maintien de l’ordre, notamment lors des multiples manifestations de gilets jaunes. Je veux saluer ici, comme nous l’avons tous fait à de nombreuses reprises pendant nos travaux, l’engagement et le travail exceptionnels des membres des forces de l’ordre, dans des conditions pourtant très difficiles. Toutefois, la commission d’enquête n’a pu que constater les complications liées à l’association de certaines unités non spécialisées, qui doit être repensée.

Le schéma national du maintien de l’ordre apporte un début de réponse à un certain nombre de nos interrogations. Ce document, que le rapport d’enquête a pour ambition de compléter, est le fruit d’une démarche inédite de transparence du ministère de l’Intérieur. Il prévoit de nombreux autres changements dans la doctrine du maintien de l’ordre, notamment la simplification du dispositif des sommations ainsi qu’une meilleure information des manifestants. Ces deux éléments constituent d’importantes avancées que notre rapport d’enquête salue de bonne foi, d’autant qu’il s’agit de demandes exprimées depuis longtemps par les parlementaires, notamment dans le cadre de la précédente commission d’enquête sur ce sujet. En revanche, la place des journalistes et des observateurs dans les manifestations suscite encore un profond malaise, révélé, ces dernières semaines, par les débats autour de l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale. Le schéma limite aux seuls détenteurs de la carte de presse les dispositions protectrices des journalistes et ignore les observateurs, pourtant protégés par le droit international. Autre interrogation que la pratique devra éclaircir : la présence de magistrats dans la salle de commandement, officialisée par le schéma national du maintien de l’ordre, peut prêter à un étonnant mélange des genres, largement souligné par des magistrats eux-mêmes.

Enfin, le contrôle administratif et judiciaire de l’action de la police et de la gendarmerie doit évoluer. Il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) ni sur l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) : le rapport reconnaît le professionnalisme avec lequel elles mènent les enquêtes administratives et judiciaires qui leur sont confiées. Cependant, les auditions que nous avons conduites ont mis en lumière les multiples difficultés auxquelles elles se heurtent, que ce soit dans leur organisation ou dans leur fonctionnement. Ce n’est pas un sujet annexe : la confiance de la population dans les forces de l’ordre dépend de l’impartialité et de l’efficacité du contrôle interne auquel elles sont soumises. Ce contrôle est effectif : il nous a souvent été rappelé que les membres des forces de l’ordre étaient parmi les plus contrôlés et les plus sanctionnés dans l’administration.

Dans le prolongement de ces réflexions, le traitement judiciaire des opérations de maintien de l’ordre soulève plusieurs interrogations. On observe en effet une forme de judiciarisation à deux vitesses qui renforce un sentiment de « deux poids, deux mesures » : les procédures judiciaires impliquant des manifestants accusés d’avoir commis des actes de violence s’accélèrent alors que les procédures impliquant des forces de l’ordre en cas de violences illégitimes sont toujours aussi lentes. Là encore, si des raisons objectives permettent d’expliquer ces différences, des solutions existent afin d’améliorer cette situation.

Au-delà du renforcement du contrôle administratif et judiciaire, il est indispensable d’ouvrir largement les réflexions sur le maintien de l’ordre. On ne peut plus raisonner en vase clos, en excluant du débat le monde universitaire ou en choisissant de ne pas regarder et analyser ce que font nos voisins européens. Le maintien de l’ordre doit pouvoir se renouveler grâce à ces échanges nécessaires et stimulants avec le monde extérieur – c’est le sens des observations formulées à la fin du rapport.

Les constats et les critiques que comporte le rapport appellent nécessairement des propositions. Nous en avions d’ailleurs discuté lors d’une réunion en visioconférence le 16 décembre dernier. Au total, le rapport contient trente-cinq préconisations, qui recoupent l’essentiel des sujets que je viens de rappeler brièvement. Sur la base des auditions que nous avons menées, j’ai souhaité que ces préconisations soient les plus précises et opérationnelles possibles, afin d’éviter l’écueil habituel des vœux pieux dans lequel peuvent tomber des propositions de réforme trop générales, sans véritable portée pratique. Ces préconisations pourront alimenter utilement les réflexions du « Beauvau de la sécurité » qui s’ouvrira la semaine prochaine. La majorité d’entre elles supposent une mise en œuvre réglementaire : j’espère donc que le ministre de l’Intérieur et, dans une moindre mesure, le ministre de la Justice étudieront avec soin ces recommandations afin qu’au moins certaines d’entre elles se concrétisent rapidement, au cours des prochains mois.

Je ne vais pas me livrer ici à la lecture exhaustive de ces trente-cinq préconisations, dont vous avez pu prendre connaissance. Je précise que leur synthèse figure en annexe du rapport d’enquête. Permettez-moi cependant d’insister sur quelques recommandations que j’estime particulièrement importantes.

Premièrement, une clarification juridique de certaines dispositions me paraît tout à fait indispensable afin de garantir la proportionnalité des règles encadrant la liberté de manifester. C’est le sens des quatre premières recommandations du rapport, relatives aux règles applicables à la confiscation des objets saisis en amont des manifestations, à l’infraction de dissimulation illicite du visage dans le contexte de la crise sanitaire et à la définition des éléments du délit de groupement en vue de la préparation de violences.

Deuxièmement, le rapport contient une quinzaine de préconisations de nature opérationnelle s’agissant des stratégies et tactiques de maintien de l’ordre déployées sur le terrain. Je pense plus particulièrement aux recommandations 5 et 6 sur le recours aux forces spécialisées, à la consolidation de l’encadrement intermédiaire, au port des caméras piétons et à l’utilisation de leurs images, à l’interdiction de l’usage du lanceur de balles de défense (LBD) en cas de mouvement de foule sauf en cas de grave danger ou d’émeute, à la généralisation des canons à eau dans le cadre des manifestations les plus problématiques, ou encore à l’utilisation des produits de marquage codés pour faciliter l’identification des individus apparemment violents en marge des manifestations.

Troisièmement, les formations initiale et continue des policiers et des gendarmes intervenant dans le cadre du maintien de l’ordre sont fondamentales. Elles font l’objet de plusieurs recommandations.

Quatrièmement, les recommandations 26 à 30 formulent de façon très concrète des pistes de réforme pour l’IGPN et l’IGGN afin d’améliorer l’efficacité de leurs investigations en modernisant leur fonctionnement, dans un souci d’impartialité renforcée et d’ouverture de leur composition.

Enfin, les recommandations 31 à 34 visent à garantir un traitement judiciaire efficace et impartial des violences illégitimes susceptibles d’avoir été commises dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre. Elles concernent notamment le port visible, par les membres des forces de l’ordre, de leur numéro d’identification individuel au référentiel des identités et de l’organisation (RIO), le dépaysement de ces affaires et la saisine directe d’un juge d’instruction afin de mener à bien ces enquêtes. M. Fauvergue a exprimé certaines réserves sur le dernier point.

Je crois sincèrement que ces trente-cinq préconisations fournissent des pistes crédibles et équilibrées dans le but d’améliorer de façon globale le cadre juridique et les stratégies de maintien de l’ordre, à la lumière des nombreuses manifestations qui se sont déroulées au cours des dernières années. J’ai bien conscience qu’elles ne sauraient à elles seules répondre à tous les défis que nous avons identifiés au cours de nos travaux et dont le rapport reflète la complexité. Mais elles enrichiront, j’en suis sûr, les réflexions actuellement menées sur ces questions. J’ai donc l’honneur de vous demander d’adopter ce rapport d’enquête, auquel seront annexés les comptes rendus de nos débats et des auditions ainsi que vos contributions.

Je veux enfin remercier les fonctionnaires qui ont été mis à notre disposition pour nous aider dans l’organisation et la réalisation des travaux de notre commission d’enquête. Leur concours m’a été précieux.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci de votre éclairage, monsieur le rapporteur. Toute la commission s’associe évidemment aux remerciements que vous venez d’exprimer.

M. Jean-Louis Thiériot. M. le rapporteur a raison, nous avons réalisé un travail approfondi. S’agissant des propositions, le groupe Les Républicains exprime quelques réserves, pas forcément sur le fond, mais sur la formulation. Telle qu’elle est rédigée, la proposition relative à l’usage du LBD pourrait s’intégrer dans le schéma national du maintien de l’ordre, mais nous déplorons un certain flou quant à la notion de trouble grave et à d’autres sujets. Aussi le groupe Républicains s’abstiendra-t-il sur ce rapport.

M. Christophe Naegelen. J’ai rédigé une contribution écrite qui sera annexée au rapport.

Je considère, comme M. Thiériot, que nous pouvons approuver certaines propositions sur le fond, mais que la forme peut poser problème. S’agissant par exemple de l’expression « violences policières », je rejoins les propos de M. le président : comme je l’ai écrit dans ma contribution, on ne peut que réfuter ce terme. C’est une minorité de policiers qui exercent la violence de manière illégitime. Il est important, pour éviter tout malentendu, d’insister sur ce point.

Vous avez aussi évoqué, monsieur le rapporteur, la différence de temporalité de l’instruction selon que les violences ont été commises par des manifestants ou par certains policiers. Encore une fois, tout dépend des faits : lorsqu’on a la preuve que la violence est illégitime, l’instruction est très rapide. Récemment, un réalisateur a été frappé par des policiers : l’affaire a été instruite immédiatement, sans qu’il y ait de discussion…

M. Ugo Bernalicis. Après publication de la vidéo !

M. Christophe Naegelen. La vidéo a été diffusée tout de suite…

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Dans cette affaire, l’instruction est toujours en cours.

M. Christophe Naegelen. On sait que les manifestants exercent la violence de manière illégale : cela ne fait l’objet d’aucune discussion. Mais quand les violences ont été commises par des policiers ou des gendarmes, il faut déterminer si ces derniers ont agi de manière légitime ou non : les délais sont alors forcément beaucoup plus longs. Nous devons toujours être vigilants quant à la façon dont nous formulons nos propos.

Le groupe UDI et indépendants s’abstiendra lui aussi sur ce rapport.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Au nom du groupe du Mouvement démocrate et Démocrates apparentés, je félicite le président et le rapporteur, ainsi que les vice-présidents qui ont présidé certaines séances, du calme dans lequel nos travaux se sont déroulés, bien loin de l’agitation médiatique, quelle qu’ait été l’identité des personnes auditionnées. Je félicite en particulier Jérôme Lambert d’avoir si bien joué le rôle de rapporteur, qu’il a repris au pied levé.

S’agissant de l’expression fallacieuse de « violences policières », j’aimerais pour ma part que l’on ne parle pas même de violence – ce fléau, l’un des plus graves dont souffre notre société – mais seulement d’usage de la force. Dans le domaine militaire, ce n’est pas de violence légitime qu’usent nos armées, mais de force – de la force publique. C’est ce même usage de la force publique, pour faire régner l’ordre à l’intérieur, que notre commission d’enquête a étudié.

Cela étant dit, nous voterons le rapport en raison de l’excellente qualité des travaux de la commission d’enquête et de la clarté des réponses que nous ont apportées les personnes auditionnées.

M. Ugo Bernalicis. Au nom du groupe La France insoumise, je remercie à mon tour le président, le rapporteur et l’ensemble de ceux qui ont participé à nos travaux. Il est toujours bon de prendre le temps d’étudier à froid un tel sujet. Certes, cela avait déjà été fait au cours de la précédente législature, mais la situation montre que les rapports parlementaires ne sont pas toujours suivis d’effet… Le « Beauvau de la sécurité » apportera une contribution au débat, même si on se demande ce qu’il permettra de faire de plus que le Livre blanc de la sécurité intérieure et que le schéma national du maintien de l’ordre.

Je mets en garde mes collègues : si nous commençons à nous abstenir lors du vote d’un rapport faute d’être d’accord à 100 % avec son contenu, nous finirons par ne voter que les rapports dont nous sommes les auteurs et par rejeter tous les autres… J’ai moi-même voté le rapport de la commission d’enquête que je présidais alors que je n’en approuvais pas tout.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Parlez du fond, n’attaquez pas vos collègues sur ce qu’ils ont dit.

M. Ugo Bernalicis. Ma parole est encore libre !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Ils sont également libres de leur position.

M. Ugo Bernalicis. Bien sûr. J’observe simplement que pour la commission d’enquête sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, le débat n’a pas du tout été semblable et le rapport a été voté à l’unanimité alors qu’il ne convenait pas parfaitement à tout le monde.

En ce qui concerne les violences policières, l’emploi de l’expression me satisfait. La remplacer par « violences illégitimes » donne l’impression d’un concours d’euphémismes : dans ce cas, parlons plutôt de violences illégales, car elles sont poursuivies au nom de la loi. La formulation « usage de la force » – ou de la contrainte, de la coercition – est peut-être la meilleure ‑ cet usage doit être proportionné. Quoi qu’il en soit, depuis de nombreuses années, la notion de violences policières désigne des violences illégales commises par des personnes dépositaires de l’autorité publique. On peut toujours se livrer à une bataille de mots ; j’en comprends les raisons politiques et je les désapprouve.

Je suis tout à fait d’accord avec de nombreuses propositions, moins avec d’autres, d’où l’intérêt de la possibilité de contributions personnelles. Les préconisations en matière judiciaire sont particulièrement intéressantes. Puisque le code de procédure pénale rend déjà automatique la désignation d’un juge d’instruction dans certains domaines, il ne s’agirait que d’étendre ces derniers. Toutefois, cela ne ferait que déplacer le problème puisque nous manquons de juges d’instruction : une instruction longue de dix ou quinze ans n’arrangerait rien… Les enquêtes les plus rapides sont celles qui sont nourries d’images, c’est un fait. J’espère que nous aurons tous en mémoire ce qui ressort de nos travaux lors du nouveau débat sur la proposition de loi relative à la sécurité globale.

Je conclurai en parlant des drones. J’espère que la décision de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) demandant au préfet Lallement et au ministre de l’Intérieur de respecter la décision du Conseil d’État à ce sujet sera respectée. Dans le schéma national du maintien de l’ordre comme lors des auditions, les drones ont été présentés comme un outil de désescalade, car permettant de mieux visualiser la situation, donc d’adapter l’emploi des effectifs sur le terrain. Mais dans les manifestations à Paris, où ils sont utilisés depuis bientôt un an, je n’ai pas constaté de désescalade. Plus de trente personnes ont porté plainte en raison d’une arrestation arbitraire lors de la manifestation du 12 décembre dernier, et sa couverture fouillée par Mediapart témoigne de grandes marges de progression en matière de gestion du maintien de l’ordre. Or, en la matière, la responsabilité est toujours hiérarchique, donc, en dernière instance, politique.

Mme Marietta Karamanli. Saluons le travail accompli par la commission d’enquête, sa recherche du consensus et de la mesure, ainsi que l’expertise, la volonté et la fermeté de notre rapporteur lorsqu’il s’est agi d’assurer le contrôle parlementaire des opérations dont nous étions saisis. Il est important de prendre du recul, au-delà des oppositions.

Il ne faut donc pas que nous nous laissions arrêter par la sémantique. Bien sûr, les mots ont un sens, mais il faut s’attacher aux faits et à la perception qu’en ont nos concitoyens. Dans le vaste périmètre de nos travaux était incluse la nécessité de restaurer la confiance entre les forces de l’ordre et la population.

La formation est le b.a.ba pour les forces de l’ordre comme pour l’ensemble de la société. Nous devons donc renforcer les moyens qui lui sont dévolus, conformément à une demande unanime.

Je salue également la proposition relative à la déontologie, laquelle doit être travaillée de manière globale, et non segmentée ou isolée.

Concernant l’emploi des armes, les conditions de protection des forces de l’ordre comme des manifestants doivent faire l’objet d’un débat public.

Au nom du groupe Socialistes et apparentés, j’insiste sur la nécessité d’un contrôle des actes et des comportements violents, interne mais aussi externe, par des autorités indépendantes comme le Défenseur des droits ainsi que par le Parlement grâce à un rapport annuel. Celui-ci permettrait à la représentation nationale d’être informée, de contribuer à la transparence requise et d’agir en amont sur les moyens. À cette approche, il est nécessaire d’associer la recherche, donc le monde universitaire, et le débat public. Car il est essentiel, aujourd’hui et pour l’avenir, de rétablir la confiance entre la population et les forces de l’ordre, pour le bien de tous, de la démocratie et de la République.

Je remercie également les administrateurs de la commission d’enquête pour la qualité de leur travail.

Mon groupe votera bien sûr le rapport, non parce que le rapporteur est issu de ses rangs – nous n’en approuvons pas nécessairement tous les éléments, nous aurions pu vouloir que d’autres y figurent –, mais parce qu’il faut toujours conserver un fil conducteur qui nous permette de nous rejoindre sur une position commune.

Mme Alice Thourot. Au nom du groupe La République en marche, je salue à mon tour le travail des administrateurs.

Par conviction autant que par amitié, monsieur le président, je voterai le rapport, mais il me semble nécessaire de respecter la liberté de ceux qui choisiront de ne pas le faire.

M. Bernalicis a souligné deux points particulièrement intéressants. D’abord, l’importance des images ; j’espère donc, mon cher collègue, qu’en cas de seconde lecture de la proposition de loi relative à la sécurité globale, vous soutiendrez les mesures concernant les caméras-piétons, puisqu’elles permettent de disposer d’images, de faire ainsi toute la lumière sur la situation et, en cas de besoin, de prononcer des sanctions.

Ensuite, l’avis récemment rendu par la CNIL. Je vous renvoie également à l’avis rendu par le Conseil d’État en décembre, qui pointe le défaut de cadre juridique de l’usage des drones, matériel en vente libre. Contrairement à vous, je suis convaincue de la nécessité de fixer un tel cadre si l’on veut protéger les libertés individuelles et publiques. C’est le travail du Parlement. Ne balayons pas ces nouvelles technologies d’un revers de main.

Nous avons donc bien fait d’avancer sur ces sujets et nous pourrons continuer à le faire ensemble lors de l’éventuelle seconde lecture de ladite proposition de loi.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Merci de vos interventions.

En ce qui concerne la notion de violences policières, si le rapport l’évoque, c’est justement pour apporter des nuances et des précisions relatives à son emploi. On ne pouvait pas ne pas en parler alors que le Président de la République, et d’autres, l’utilisent. Mais ce n’est pas la formulation qui doit nécessairement être employée si l’on veut faire consensus et exprimer la réalité. À cet égard, les propositions de Philippe Michel-Kleisbauer sont très intéressantes : les notions de violences illégitimes ou, plutôt, d’emploi illégitime de la force sont tout à fait recevables. C’est ce que j’ai voulu traduire dans le rapport. La lecture qu’en ont certains d’entre vous sur ce point me semble donc un peu tirée par les cheveux. À aucun moment, je ne fais mienne cette expression.

En ce qui concerne l’usage du LBD, il faut mesurer les dégâts que celui-ci a entraînés non seulement chez les manifestants violents, mais pour de simples manifestants qui passaient par là. Mieux vaut donc éviter de l’utiliser face à une foule. Mettons que quelqu’un vous harcèle, vous lance des projectiles, commette des actes de violence auxquels il faut mettre fin : si une foule pacifique est rassemblée cinq mètres derrière lui, est-il opportun d’utiliser le LBD, au risque qu’il se baisse ou se déplace au dernier moment et que quelqu’un soit touché dans la foule ? Tel est le sens de notre proposition : empêcher l’usage du LBD quand la foule n’est pas elle-même menaçante, c’est-à-dire quand il n’y a pas d’émeute. Cela me semble aller de soi !

En ce qui concerne la temporalité différenciée des actions judiciaires selon que les manifestants ou les forces de l’ordre sont en cause, le rapport ne se contente pas de la constater, mais en explique les raisons.

Les conclusions d’une commission d’enquête ne sont jamais définitives. Nous allons poursuivre la réflexion. Une proposition de loi est actuellement en discussion, le « Beauvau de la sécurité » va s’ouvrir : tout cela va la faire évoluer. Aujourd’hui encore, par vos interventions, vous avez contribué à cette réflexion commune. C’est le rôle d’un Parlement : réfléchir ensemble, avec nos différences, qui nous enrichissent.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je m’associe aux remerciements adressés à nos administrateurs.

Je m’associe également au gros travail fourni par la commission d’enquête, dans une bonne ambiance, dans laquelle chacun a pu s’exprimer. Nos points de vue diffèrent dans certains domaines, mais il s’agissait, comme dans toute commission d’enquête, de parvenir à un consensus et de faire émerger des idées importantes. N’oublions pas que certains rapports peuvent déboucher sur des propositions de loi…

C’est le moment : les choses évoluent, un travail sur le domaine régalien, particulièrement sur la police, est en cours. Le Livre blanc, entrepris il y a très longtemps, pris en main par le secrétaire d’État Laurent Nuñez et repris par l’actuel ministre de l’Intérieur, va s’articuler avec le « Beauvau de la sécurité » voulu par le Président de la République. À celui d’entre nous qui se demandait à quoi le « Beauvau » va servir, je répondrai : à faire entrer la police dans le XXIème siècle ; nos propositions y seront relayées et il pourra leur servir de vecteur.

Bien sûr, nous vivons dans une société de l’image et celle-ci est de plus en plus prégnante dans les enquêtes. Elle sert à dénoncer des faits – de part et d’autre, d’où la nécessité pour les forces de l’ordre de disposer de caméras, notamment embarquées – et à apaiser les situations.

Plusieurs éléments auraient pu être polémiques, et étaient partis pour l’être, mais ces polémiques ont été désamorcées parce que nous avons fait évoluer notre position, parce que nous avons été sensibles à des arguments que nous avons entendus. Prenons l’exemple du LBD : il a causé les blessures que l’on sait, mais, utilisé pour maintenir à distance les manifestants, il semblait aux uns nécessaire, aux autres à proscrire. Or la recommandation 14 du rapport est empreinte de sagesse : « Interdire le recours au lanceur de balles de défense lors des mouvements de foule, sauf en cas de grave danger ou d’émeute. » La simple interdiction ne serait pas viable et je ne l’aurais pas cautionnée. Mais un cheminement intellectuel de part et d’autre a permis d’aboutir à cette préconisation.

M. Jean-Louis Thiériot. J’avais quelques réserves dues à l’imprécision des formulations et quelques inquiétudes – en particulier, le manque de juges d’instruction risque de faire du dispositif proposé une usine à gaz ne produisant des résultats que des années après les faits. J’étais également réservé quant au terme de violences policières. Après vous avoir entendus l’un et l’autre, monsieur le président, monsieur le rapporteur, et avoir pris connaissance du contenu du rapport – dont je n’avais pu consulter que les préconisations – sur les sujets qui me paraissaient poser problème, je précise que le groupe LR, finalement, le votera.

La commission d’enquête adopte le rapport.

 


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   Synthèse des propositions

Recommandation n° 1 : Clarifier les règles applicables à la confiscation des objets saisis en amont des manifestations et préciser les modalités de leur restitution à leur propriétaire à l’issue des manifestations, hors cadre d’une éventuelle procédure judiciaire.

Recommandation n° 2 : Abroger l’article R. 645-14 du code pénal relatif à l’infraction contraventionnelle de dissimulation illicite du visage au cours des manifestations.

Recommandation n° 3 : Préciser que la notion de « motif légitime » énoncée par l’article 431-9-1 du code pénal intègre le port d’un masque pour des raisons sanitaires afin de rendre inapplicables les sanctions contraventionnelles et délictuelles relatives à la dissimulation du visage au cours des manifestations.

Recommandation n° 4 : Préciser par instruction ministérielle les éléments constitutifs du délit de groupement en vue de la préparation de violences prévu par l’article 222-14-2 du code pénal.

Recommandation n° 5 : Privilégier le recours exclusif à des unités spécialisées ou, quand leurs effectifs sont insuffisants pour assurer la sécurité d’une manifestation, faire en sorte que ces unités soient les seules en premier lieu au contact direct avec les manifestants.

Recommandation n° 6 : Veiller à ce que les unités non spécialisées associées aux opérations de maintien de l’ordre soient dotées d’un équipement garantissant leur protection.

Recommandation n° 7 : S’organiser afin de permettre aux réservistes de la police et de la gendarmerie nationales de remplacer, pendant les opérations de maintien de l’ordre, des personnels actifs non spécialisés dans leurs tâches courantes pour que ces derniers puissent se consacrer exceptionnellement à ces opérations.

Recommandation n° 8 : Renforcer la réactivité du commandement présent lors des opérations en consolidant l’encadrement intermédiaire des forces de l’ordre sur le terrain et en mettant en place un commandement unique, y compris pour les unités non spécialisées.

Recommandation n° 9 : Permettre au commandement d’exploiter en direct les images captées par les caméras piétons des forces de l’ordre afin de renforcer les capacités d’adaptation de la stratégie opérationnelle.

Recommandation n° 10 : Garantir le respect des obligations des unités spécialisées en matière de formation continue.

Recommandation n° 11 : Généraliser les formations communes aux unités de police et de gendarmerie intervenant, à titre régulier, dans les opérations de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 12 : Assurer une formation adéquate pour les unités de police et de gendarmerie non spécialisées susceptibles d’être mobilisées dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 13 : Pour l’ensemble des membres des forces de l’ordre, développer les actions de formation initiale et continue en matière de déontologie, présentant un caractère pratique et adapté au public concerné.

Recommandation n° 14 : Interdire le recours au lanceur de balles de défense lors des mouvements de foule, sauf en cas de grave danger ou d’émeute.

Recommandation n° 15 : Généraliser le recours aux engins lanceurs d’eau dans le cadre des manifestations les plus problématiques.

Recommandation n° 16 : Mutualiser certains équipements des escadrons de gendarmerie mobile et des compagnies républicaines de sécurité.

Recommandation n° 17 : Recourir à la technique d’encerclement uniquement pour les manifestations présentant des risques sérieux de débordements, en s’assurant que les manifestants puissent repérer et emprunter facilement le point de sortie qui doit systématiquement être mis en place.

Recommandation n° 18 : Renforcer les effectifs des services de renseignement chargés de contribuer à la prévention des débordements lors des opérations de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 19 : Doter toutes les unités de police et de gendarmerie de caméras piétons similaires, efficaces et compatibles avec leurs exigences de service et permettre l’exploitation en temps réel des images captées dans le cadre de la gestion des opérations de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 20 : Mettre en place un régime juridique clair et respectueux des libertés individuelles pour permettre l’utilisation des drones dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 21 : Recourir aux produits de marquage codé pour faciliter l’identification des individus apparemment violents en marge des manifestations, en s’assurant qu’ils ne sont utilisés que sur les manifestants commettant des délits.

Recommandation n° 22 : Revoir la définition légale de l’attroupement afin de permettre aux journalistes et aux observateurs de continuer à observer les opérations de maintien de l’ordre jusqu’à leur terme.

Recommandation n° 23 : Supprimer le critère de la détention d’une carte de presse pour les journalistes dans le schéma national du maintien de l’ordre.

Recommandation n° 24 : Compléter le schéma national du maintien de l’ordre de dispositions consacrées aux observateurs afin de reconnaître leur mission de documentation des manifestations.

Recommandation n° 25 : Établir chaque année un bilan statistique détaillé du nombre d’enquêtes administratives et judiciaires ouvertes et clôturées par les inspections générales ainsi que du nombre de signalements recueillis par celles-ci en matière d’opérations de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 26 : Réaliser un suivi annuel des suites disciplinaires et judiciaires données aux enquêtes administratives et judiciaires accomplies par l’IGPN et l’IGGN.

Recommandation n° 27 : Supprimer la tutelle administrative de la DGPN et de la DGGN sur l’IGPN et l’IGGN en rattachant directement les inspections générales au ministre de l’Intérieur.

Recommandation n° 28 : Ouvrir la composition de l’ensemble des bureaux et des postes de direction de l’IGPN et de l’IGGN à des personnels extérieurs aux corps de la police et de la gendarmerie nationales.

Recommandation n° 29 : Autoriser la saisine directe de l’IGPN et de l’IGGN par le Défenseur des droits aux fins de réaliser des enquêtes administratives.

Recommandation n° 30 : Renforcer la portée des propositions de sanctions disciplinaires émises par les inspections générales en rendant obligatoires, d’une part, la convocation du conseil de discipline dès lors que les sanctions proposées relèvent de sa compétence, et, d’autre part, la motivation des décisions de l’autorité administrative dans l’hypothèse où celle-ci ne prononcerait aucune sanction.

Recommandation n° 31 : Garantir le port visible du RIO sur les tenues des forces de l’ordre et contrôler le respect de cette obligation en diligentant des poursuites disciplinaires en cas de manquement délibéré.

Recommandation n° 32 : Confier directement à un juge d’instruction les enquêtes relatives aux violences illégitimes commises par les forces de l’ordre.

Recommandation n° 33 : Créer des pôles spécialisés à l’échelle des cours d’appel en matière de traitement des violences illégitimes commises par les forces de l’ordre ou mettre en œuvre une procédure de dépaysement systématique des enquêtes judiciaires sur ces affaires.

Recommandation n° 34 : Supprimer la compétence des juridictions spécialisées en matière militaire s’agissant du traitement des infractions commises par les gendarmes dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre.

Recommandation n° 35 : Engager une réforme du code de la déontologie de la police et de la gendarmerie afin de préciser les règles applicables aux opérations de maintien de l’ordre, s’agissant notamment des relations entre les forces de l’ordre, les journalistes et les « observateurs », acteurs associatifs présents sur les lieux des manifestations.

 


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   Contributions

I.   Contribution présentée par Mme Marietta Karamanli, au nom du groupe socialistes et apparentés

La commission avait pour objet de faire un « état des lieux » et d’examiner la déontologie, les pratiques et les doctrines du maintien de l’ordre. C’est une mission de la compétence exclusive de l’État.

Les violences commises par des membres des forces de l’ordre restent assez rares, mais posent question, autant d’ailleurs que les violences à l’encontre des policiers, lesquelles sont tout à fait inacceptables.

La liberté de manifester est un droit fondamental ; il doit être concilié avec la nécessaire préservation de l’ordre public, qui garantit, entre autres la sûreté des personnes impliquées : les manifestants, les membres des forces de l’ordre et les tiers.

Les modes de manifestation ont évolué. Certaines ont ainsi désormais un caractère délibérément violent.

Les citoyens s’interrogent et demandent plus de transparence ; parallèlement les policiers font état de conditions matérielles et de travail dégradées et aussi de difficultés liées à l’organisation de la hiérarchie.

Côté Police, l’adoption de dispositions la protégeant se veut « rassurante ». Elle est vécue favorablement car les mots du droit paraissent compenser une perte de légitimité de la police, celle de proximité, acquise à la protection de toutes et de tous, notamment les plus fragiles ou modestes ; malheureusement, cette police a été affaiblie par des mesures de réorganisation et de diminution de moyens et n’est jamais vraiment « revenue ».

Trop souvent la parole publique est en crise ; trop souvent l’État annonce son retour mais fait le contraire ; les missions se multiplient alors que les services, les antennes, les agents les plus qualifiés diminuent ou partent ou ne sont guère reconnus matériellement.

Il est primordial de rétablir la confiance entre les forces de l’ordre et la population.

Un périmètre large

Le périmètre de la commission était large puisque couvrant les différentes facettes du maintien de l’ordre à savoir les manifestations et les formes nouvelles de contestation, et la violence urbaine qui peut appeler le maintien ou le rétablissement de l’ordre.

Les forces de police ont connu ces dix dernières années des évolutions importantes de leurs moyens en personnels, en matériels et dans leur organisation (diminution des forces de police à hauteur de 13 000 agents, disparition d’unités spécialisées (divisées par deux), fusion de services, réduction de l’impulsion au niveau de la formation…).

Il a pu y avoir « une force » de déstabilisation résultant de ces décisions dont les effets vont au-delà des seuls aspects d’organisation et de moyens.

Il y a aussi un climat politique et social qui a pesé alors même que le rétablissement de l’ordre a conduit à utiliser des unités moins spécialisées.

 


Des enjeux nombreux

Une formation à étendre et consolider

Le premier enjeu est celui de la formation.

Une formation de base relative au maintien de l’ordre et commune à tous les agents doit être assurée.

Il faut aussi « reprofessionnaliser » les forces spécialisées face aux nouvelles configurations de gestion des foules. Il convient de bien distinguer les techniques de déploiement en cas de violence urbaine et celles de déploiement face à des rassemblements et manifestations.

Une concertation amont, des distinctions à préserver dans le cadre du schéma national du maintien de l’ordre

Le schéma national du maintien de l’ordre doit être actualisé aussi souvent que possible, faire l’objet d’une concertation avec les syndicats de police, les grands syndicats et organisations susceptibles d’appeler à manifester et les organisations en charge des droits et libertés (autorités administratives indépendantes comme le Défenseur des droits ou la Commission nationale consultative des droits de l’homme). Les travaux de ces derniers pourraient et devraient être discutés avec les autorités gouvernementales et celles en charge des opérations, et ce, pour en tirer le meilleur parti.

Le code de déontologie est une très bonne chose. Il doit être appliqué, actualisé en concertation et de façon ouverte avec les administrations, autorités indépendantes et organisations concernées.

L’emploi des armes et les conditions de protection des policiers attaqués comme des manifestants non armés doit faire l’objet d’un débat public appuyée par une expertise indépendante et collégiale. Le recours à des armes de force dite intermédiaire, exponentiel, devrait être expertisé de la sorte.

La position des journalistes doit être distinguée des autres manifestants.

Il semble utile de bien distinguer ce qui relève du travail de la police judiciaire et celui des magistrats en cas d’infractions commises à l’occasion de manifestations.

L’identification d’organisateurs et responsables des manifestations doit être une priorité pour engager une discussion sur les conditions de sécurité des rassemblements. Certaines bonnes pratiques mériteraient d’être partagées.

Une expérimentation de la présence de médiateurs identifiés (et en nombre pour les grandes manifestations) au sein des cortèges, capables d’informer la police sur « l’ambiance » de la manifestation et les manifestants sur l’action policière en cours, pourrait être lancée.

Un retour sur les contrôles opérés au titre de la police administrative en amont des manifestations devrait être réalisée pour circonscrire au mieux les abus et les prévenir.

De plus la transparence et le retour sur les maintiens de l’ordre doivent être réalisés avec un objectif de connaissances et de prévention des violences.

Le contrôle des faits et comportements violents

Le contrôle des faits et comportements violents commis par des forces de l’ordre à l’occasion d’interventions doit être exercé de façon interne mais aussi externe. Il convient d’ouvrir davantage l’examen des faits aux autorités indépendantes (le Défenseur des droits).

Il est important que le Parlement puisse examiner chaque année sous la forme d’un rapport à celui-ci les conditions d’exercice et les faits de façon à ce que la représentation nationale puisse être informée et agir en amont sur les moyens et contribuer à la transparence nécessaire.

Une recherche indispensable sur la place et le rôle de la police

Comprendre les contraintes et obligations et rendre transparents les enjeux du maintien de l’ordre et l’analyse policière est indispensable ; elle suppose de recréer des liens entre le monde académique (universitaire) et la police et de produire des connaissances pouvant être utilisées au niveau de la formation et en opérations.

Notre pays doit aussi accepter de participer aux efforts engagés par d’autres pays pour exposer, comprendre et comparer les méthodes et les effets attachés à celles-ci ailleurs. Il faut vérifier l’effectivité et l’efficacité de notre doctrine longtemps officielle, à savoir la mise à distance des manifestants ; l’intervention collective et sur ordre ; l’emploi graduel et réversible de la force.

Le débat public et la parole politique

La police doit être vue comme visant à assurer la sécurité de toutes et tous et pas comme un « camp » opposé à d’autres. La parole politique et le débat public doivent le rappeler.

 


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II.   Contribution présentée par M. UGO BERNALICIS

Je tiens tout d’abord à remercier mes collègues membres du Groupe Socialistes et apparentés de l’Assemblée nationale d’avoir porté cette commission d’enquête relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre et d’avoir permis, malgré l’opposition préalable du groupe majoritaire et de son président, d’auditionner aussi largement. Ce sujet n’est pas nouveau et la pérennité de l’absence de remise en cause est révélatrice de l’impasse dans laquelle nous sommes.

« Maintenir l’ordre » ne représente pas la mission que les effectifs de police et de gendarmerie réalisent dans les faits. Ces termes dénaturent le sens de l’intervention policière. Ce qui est en jeu ici est précisément l’exercice d’une liberté fondamentale de manifester en exprimant une opinion dans le cadre légal de la liberté d’expression. La liberté de manifester est fondamentale dans l’expression démocratique de l’opinion publique et forme un équilibre nécessaire des pouvoirs en complément de toutes les autres formes d’expression démocratique. C’est sous cet angle qu’il faut penser la mission confiée à la police et la gendarmerie.

Il faut le dire clairement, à notre sens, la police et la gendarmerie ne sont pas là pour maintenir un ordre contre lequel la liberté de manifester s’exprime. Au contraire, leur mission républicaine est d’assurer la réalisation pleine et entière de celle-ci.

C’est pourtant bien souvent cette étymologie de « maintien de l’ordre » qui conditionne une forme d’affrontement inhérent à la mission que doivent remplir ces fonctionnaires au profit non plus des citoyennes et des citoyens, mais de cet ordre, qui serait détenu seul par les institutions en place. Aujourd’hui, l’équilibre entre exercice des libertés publiques et contraintes de sécurité, sur lequel repose la doctrine du maintien de l’ordre, est rompu, car désormais nombre de citoyennes et de citoyens se détournent de ce mode d’expression de peur de subir des violences ou d’être instrumentalisés. Notre mouvement politique réprouve cette situation, qui est désormais dans une impasse et qui a conduit les gouvernants à instrumentaliser toujours un peu plus les fonctionnaires de police et les militaires de la gendarmerie comme un dernier rempart face aux choix politiques pris par les exécutifs. À notre sens, une mise en œuvre plus protectrice des libertés est la condition d’une gestion plus apaisée de l’accompagnement des manifestations.

Cette volonté politique correspond à une réalité : le niveau de violence des manifestants n’est pas plus important aujourd’hui qu’il ne l’était ces dernières années. Au contraire, il faut lutter politiquement contre le penchant récurrent d’une doctrine qui conduirait à rendre équivalente l’intensité de la réponse des services de maintien de l’ordre à celle des manifestants. Une telle doctrine n’est vouée qu’à l’échec.

Il est impératif de réformer en profondeur les fonctions de la police et de la gendarmerie en la matière en définissant une mission spécifique dans l’encadrement et l’accompagnement de l’exercice de la liberté de manifester et en allouant des effectifs dédiés à celle-ci. L’objectif est de permettre à chaque citoyen de pouvoir exercer cette liberté collective dans l’assurance de la préservation de son intégrité physique. En ce sens et comme principe cardinal, la désescalade doit irriguer l’ensemble de la nouvelle doctrine devant être mise en œuvre, au même titre que les principes de nécessité et de proportionnalité : de la formation des effectifs, à l’encadrement, aux techniques d’intervention, à la communication, etc.

La doctrine de désescalade est un choix politique fondé sur le discernement et la connaissance de l’exercice actuel des manifestations. Elle s’inscrit d’ailleurs dans l’esprit et dans la volonté de réhabiliter la doctrine française du maintien de l’ordre qui était fondée sur le triptyque suivant : la mise à distance des manifestants, l’intervention collective et sur ordre, et l’emploi graduel et réversible de la force. Je ne résiste pas à reprendre une citation de l’un des tenants de cette doctrine, le préfet de Paris, Maurice Grimaud, qui malheureusement n’a pas su inspirer l’actuel préfet de police :

« Je comprends que lorsque des hommes ainsi assaillis pendant de longs moments reçoivent l’ordre de dégager la rue, leur action soit souvent violente. Mais là où nous devons bien être tous d’accord, c’est que, passé le choc inévitable du contact avec des manifestants agressifs qu’il s’agit de repousser, les hommes d’ordre que vous êtes doivent aussitôt reprendre toute leur maîtrise. Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. Il est encore plus grave de frapper des manifestants après arrestation et lorsqu’ils sont conduits dans des locaux de police pour y être interrogés. »

Cette doctrine de la désescalade n’est cependant pas le remède infaillible aux violences policières et ne présente pas le gage de l’absence d’entrave aux libertés individuelles ou collectives. J’en suis parfaitement conscient et il convient d’ailleurs, comme mon groupe parlementaire le souhaite, de porter une réforme ambitieuse du contrôle de la police et de la gendarmerie, tant en interne qu’en externe.

La contribution que j’apporte à cette commission d’enquête se concentre sur les orientations politiques nécessaires pour réorienter la mission des policiers et gendarmes. Loin d’une vision purement théorique ou péremptoire, il est nécessaire d’envisager une réforme la plus ouverte possible sur la société afin de construire cette mission essentielle pour la vitalité démocratique de notre pays.

I. Des effectifs spécialisés dans la gestion des manifestations

Garantir la spécialisation des effectifs déployés lors de manifestations

Le maintien de l’ordre nécessite des moyens, des techniques et des unités spécialisées. Cette spécialisation répond à une logique de mission : assurer l’exercice d’une liberté fondamentale. Les travaux de la commission ont permis de bien identifier les différences fondamentales des interventions de police ou de gendarmerie. Chaque mission de police requiert des techniques différentes, le « maintien de l’ordre » doit donc dépendre de moyens et techniques qui lui sont propres, adaptées et nécessaires. 

Sans reprendre les constats posés par les travaux de la commission d’enquête, il n’est plus acceptable d’engager dans une manifestation des effectifs qui, non seulement ne sont ni formés ni équipés, mais qui de surcroît vont agir à l’inverse de ce qui est nécessaire pour réaliser la mission.

Pour notre groupe parlementaire, il faut réaffirmer la spécialisation des effectifs chargés de la gestion des manifestations, qui était l’un des fondements de la doctrine française. Elle a permis de prendre en compte toutes les spécificités de cette activité de police en créant une formation et des équipements spécifiques pour que ces effectifs spécialisés puissent s’acquitter au mieux de leur mission. Il est impératif de revenir sur ces réformes budgétaires qui ont remis en cause cette spécialisation. Il s’agit pour notre groupe parlementaire à la fois d’un choix stratégique, mais également d’un choix budgétaire.

Le principe de la spécialisation des forces a été considérablement ébranlé par le développement d’unités dites mobiles, par le renforcement de la présence d’unités de brigades anti-criminalité (BAC) ainsi que d’autres unités étrangères au maintien de l’ordre et dans un mélange hétérogène. Les brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M), qui ont été créées pendant le mouvement des Gilets jaunes, ont fait renaître les voltigeurs dissous en 1986 après la mort de Malik Oussekine : une erreur à la fois politique et historique, mais surtout un signal glaçant.

Les conséquences de cette doctrine de mobilité et de cet éclatement de la gestion des manifestations sont connues, elles peuvent être observées sur le terrain depuis les mobilisations des Gilets jaunes : manque de clarté et hétérogénéité des strates hiérarchiques, difficile coordination sur le terrain, usage disproportionné et non réglementaire des armes, augmentation des tensions et de la violence, mise en danger des manifestants et des effectifs de police et de gendarmerie, etc. Les auditions de la commission d’enquête ont porté une critique forte de l’organisation administrative au sein des préfectures et singulièrement à la préfecture de police. Le ministère de l’Intérieur doit entamer une réflexion sur son organisation afin de la fluidifier et résoudre ces problèmes structurels.

Si, à mon sens, la formation initiale doit inclure un tronc commun sur la gestion des manifestations, la conséquence opérationnelle et logique de cette spécialisation est la mise en place d’un recrutement spécifique. Ainsi, s’agissant du recrutement des effectifs ou de l’établissement d’une « réserve » (comme celle qui peut exister pour les gendarmes), le modèle anglais offre une perspective intéressante puisqu’il n’existe aucune force spécialisée à proprement parler, mais que les membres des Police support unit (PSU) sont recrutés en fonction de leur profil. Ils sont sélectionnés pour leur résistance et leur endurance, mais aussi et surtout pour leur capacité à communiquer. Dans le nouveau schéma du maintien de l’ordre, il est prévu la création d’une équipe de liaison et d’information, il serait judicieux de s’inspirer du système anglais pour parvenir à constituer ces équipes sans occulter, bien sûr, la formation sur la communication.

Assurer une formation dédiée à la gestion des manifestations

L’enjeu de la formation est central pour répondre à la nécessité de changer de paradigme en matière d’exercice de la liberté de manifester. C’est le corollaire nécessaire d’un changement de doctrine visant à permettre une appropriation réelle des compétences et savoirs pour chaque effectif de police ou de gendarmerie. Notre groupe parlementaire demande depuis le début de la mandature un renforcement de la formation initiale dans sa globalité pour les policiers comme pour les gendarmes. Cette même demande doit se prolonger par une formation continue. En effet, la formation doit jouer un rôle important dans la promotion des agents, et je ne suis pas de ceux qui la dénigrent en raison de son inadaptation supposée aux réalités du terrain. Les formations initiale et continue sont le vecteur majeur pour modifier en profondeur les pratiques policières et donner de véritables outils aux agents, en lien avec ce que le politique et les citoyens attendent d’eux.

Cette nécessité n’est pas nouvelle et elle a été soulignée avec force par de nombreux intervenants de cette commission d’enquête. La formation est centrale à la nouvelle conception de la gestion des manifestations qui doit pouvoir émerger de cette commission puisqu’elle en constituera le socle. Il faut s’interroger sur tous les niveaux de la formation, c’est-à-dire à la fois celle des agents de terrain et celle de toutes les strates hiérarchiques, des chargés d’escadrons au préfet. C’est particulièrement la formation de la hiérarchie qui doit être revue puisque le maintien de l’ordre relève d’une hiérarchisation stricte et que le respect de celle-ci est l’un des aspects les plus importants de la formation des effectifs.

L’un des enjeux fondamentaux de la formation est la compréhension des théories de psychologie des foules, l’apprentissage actuel en la matière se résumant à celle de Gustave Le Bon et datant du XIXème siècle. Depuis lors, les études et connaissances ont considérablement évolué et cela doit se retrouver dans la gestion des manifestations. Cédric Mas souligne lors de son audition notamment que « l’on sait parfaitement [aujourd’hui] que si l’on veut séparer des éléments extrêmes dans une foule hétérogène – dont l’appétence à la violence, au risque, à l’opposition frontale avec les forces de l’ordre n’est pas toujours homogène – il ne faut surtout pas avoir une apparence d’action agressive. »

Au-delà des connaissances techniques qui s’attachent à l’usage du matériel que les CRS et les gendarmes mobiles ont à leur disposition, la formation doit leur permettre d’appréhender les conséquences de leur usage sur la foule et les comportements qui peuvent être engendrés, formation à laquelle plus de chercheurs et d’universitaires doivent pouvoir contribuer. Ces éléments théoriques sont concrétisés dans les pratiques allemandes et anglaises du maintien de l’ordre. À titre d’exemple, le Royaume-Uni dispose des Police Liaison Team Officer (PLT), des officiers de liaison qui sont dédiés exclusivement à la communication entre les manifestants et la police et qui doivent pouvoir « sentir l’humeur de la foule ». L’analyse de « l’atmosphère ambiante » d’une manifestation est un élément central pour les policiers chargés du maintien de l’ordre qui peuvent alors adapter au mieux leur stratégie d’accompagnement de la manifestation.

Comme l’a souligné Cédric Mas paraphrasant Clausewitz, « le maintien de l’ordre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens ». Il est évident qu’un policier chargé du maintien de l’ordre n’est pas un acteur politique, il exerce et doit pouvoir exercer sa mission d’accompagnement en toute neutralité et sans donner ou avoir le sentiment d’appartenir à un « camp ». Concrètement, il s’agit de parvenir à ne pas confondre la mission de maintien de l’ordre, c’est-à-dire d’accompagnement d’une manifestation, et celle de la résolution du motif de la manifestation. Pourtant, cette logique d’affrontement trouve un écho tant dans la dialectique du camp que dans le maintien d’une confusion entre les termes de manifestation et d’émeute. Cette confusion est d’ailleurs renforcée par l’emploi de plus en plus fréquent d’unités non formées au maintien de l’ordre et plutôt spécialisées dans la lutte contre la criminalité.

Il faut ainsi axer la formation sur la psychologie des foules, la gestion des conflits, la négociation, le dialogue, la pédagogie et la communication qui, dans tous ces aspects, doit être centrale. L’objectif est de ne plus se concentrer sur l’emploi des moyens défensifs ou offensifs, qui par définition sont adaptés à des situations que l’on considère comme déjà tendues, mais bien de parvenir à prévenir les débordements.

La formation initiale et continue se doit d’être spécialement ouverte sur la société afin de donner aux agents, quelle que soit leur fonction, les outils pour comprendre comment la société réagit. Cela passe par le développement de partenariats avec des universités et des laboratoires de recherche. Dans ce même esprit d’ouverture, il faut favoriser les échanges au moment de la formation avec les services d’ordre des syndicats et avec des journalistes qui couvrent les manifestations.

Renforcer la continuité des savoirs par la formation continue et le retour d’expérience

Les auditions ont systématiquement pointé les carences de la formation continue, qui se sont aggravées avec la volonté budgétaire de réduire les temps de formation pour mettre sur le terrain plus vite des effectifs. Cette logique se poursuit au cours de la carrière des policiers et des gendarmes, qui n’ont pas le temps de suivre les formations continues. Les rendez-vous au centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier s’espacent de plus en plus et la formation continue de la police ne bénéficie pas d’un cadre légal clair, conduisant à être abandonnée au profit de l’engagement des troupes sur le terrain en raison notamment du manque d’effectifs. Pourtant, tous les professionnels auditionnés présentent la formation continue comme absolument indispensable au bon déroulement des missions de gestion de manifestation.

Je suis persuadé que ces temps de formation continue doivent être valorisés comme un temps d’échange au service de la construction de la doctrine de gestion des manifestations. En particulier au sein de la gendarmerie nationale, les retours d’expérience (RETEX) ont été institués en véritable outil de construction et d’évolution des techniques de gestion de foule. Il serait intéressant d’étendre cette tradition aux CRS et de permettre une gestion de ressources humaines qui rende effective la formation continue comme un réel moment d’échange entre les agents eux-mêmes et avec le concours de laboratoires de recherche (et non pas simplement un rappel technique de l’usage des armes).

Proposition de La France insoumise (FI) n° 1 : Reconnaître la spécificité des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre.

Proposition FI n° 2 : Imposer un cadre réglementaire visant à garantir le déploiement majoritaire d’effectifs spécialisés lors de manifestation.

Proposition FI n° 3 : Faire une réforme de l’organisation administrative des services en charge actuellement du maintien de l’ordre au sein des préfectures.

Proposition FI n° 4 : Renforcer la formation spécifique au maintien de l’ordre notamment en l’ouvrant davantage aux sciences sociales et à la société civile.

Proposition FI n° 5 : Intégrer des modules d’apprentissage des techniques de communication et de négociation aux formations proposées aux agents.

Proposition FI n° 6 : Renforcer les formations communes entre police et gendarmerie.

Proposition FI n° 7 : Développer un partenariat pour associer à la formation initiale et continue les services d’ordre des organisations syndicales ainsi que des journalistes couvrant des manifestations.

Proposition FI n° 8 : Constituer des effectifs de réserves issues d’autres unités de police et de gendarmerie et sélectionnés en fonction de certains critères, qui reçoivent, en prévision de leur possible mobilisation, une formation dédiée et qui, sur le terrain, sont intégrés aux dispositifs spécialisés et soumis au même commandement hiérarchique.

II. Un équipement dédié, adapté et légitime à la gestion des manifestations

Changer le paradigme de la militarisation du maintien de l’ordre

Actuellement, lors d’une mission de maintien de l’ordre, les effectifs de police et de gendarmerie déployés sont constitués en corps soudé. Se réalise ainsi une mission collective de police, qui requiert une coordination et une action commune exceptionnelle dans les missions de sécurité. Cette notion d’action collective doit pouvoir se retrouver dans la déclinaison de l’équipement dont disposent les forces de l’ordre et dans les techniques qu’ils emploient. Le respect des principes de légalité, nécessité et proportionnalité doit être abordé dans cette perspective de l’emploi de techniques collectives et toujours dans cette dimension essentielle de désescalade.

À ce titre, et comme cela a été parfaitement démontré lors des auditions, l’interpellation au cours d’une manifestation n’est pas une technique adaptée puisqu’elle contrevient à la logique d’une action collective et, dans la manière dont elle est mise en œuvre, ne contribue qu’à mettre en danger les agents qui la réalisent. Les récentes manifestations ont même illustré comment les interpellations pouvaient conduire à une escalade de la violence puisqu’elles sont effectuées dans l’incompréhension du reste des personnes présentes et témoignent une nouvelle fois de la méconnaissance de la psychologie des foules. Tout aussi légitimes que pourraient être les motifs conduisant à une interpellation, il est évident que la doctrine doit être adaptée à cette réalité des manifestations. L’interpellation ne doit pas être érigée en objectif du maintien de l’ordre, l’objectif doit rester le bon déroulement de la manifestation.

Ce même raisonnement se retrouve avec l’usage des armes dites intermédiaires, tel que le lanceur de balles de défense (LBD), qui n’a pas sa place en manifestation, comme le soutient le Défenseur des droits. Son déploiement au sein des effectifs de police et de gendarmerie est concomitant de la volonté de rationaliser le nombre d’effectifs déployés et du développement des doctrines de projection et de démonstration de force. De l’avis même des syndicats, les défaillances de formation pour l’emploi de ces armes intermédiaires montrent que le ministère de l’Intérieur ne prend pas la mesure des enjeux.

Le paroxysme de cet aveuglement a été porté par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Christophe Castaner, qui a décomplexé le recours au LBD et conduit à des mutilations sans précédent. Notre groupe parlementaire a proposé la suppression de l’usage de ces armes en manifestation. Il est évident que son utilisation témoigne d’un échec du maintien de l’ordre, et là encore de la confusion faite entre l’accompagnement de l’exercice de la liberté de manifester et la réponse à une émeute.

La militarisation du maintien de l’ordre qui n’a eu de cesse de se développer n’a pas fait la preuve de son efficacité, bien au contraire. Elle a éloigné toujours un peu plus la France du respect des droits fondamentaux. L’usage de ces armes est le symbole tant de l’échec de la doctrine de maintien de l’ordre que de l’incompréhension de ce qu’est la gestion de foule.

Face à l’accroissement de l’arsenal des policiers et des gendarmes, face à un usage de cet arsenal qui n’a eu de cesse d’augmenter année après année, face à cette escalade qui accumule le nombre de blessés de manifestation en manifestation, face à des évolutions juridiques qui développent un usage déresponsabilisant des armes, il faut revenir à la raison et entamer une réflexion de fond en lien avec les effectifs de police et de gendarmerie, mais aussi avec les citoyennes et les citoyens et les associations. Nos voisins européens montrent que d’autres doctrines existent et qu’elles ne conduisent pas à un surarmement.

À l’inverse de l’accroissement de l’armement dans le maintien de l’ordre, la question d’un renforcement de l’identification des effectifs et de toute action lors d’une manifestation est essentielle. Une doctrine de désescalade impose une identification claire et individualisée des effectifs par un équipement dédié.

Renforcer la visibilité et la compréhension de la posture des effectifs déployés en manifestation à destination du public et des manifestants

Outre les unités infiltrées en tenue civile, ou la dissimulation des visages par les fonctionnaires, le non-respect du Référentiel des Identités et de l’Organisation, le fameux RIO, est l’une des illustrations de l’impasse dans laquelle est le maintien de l’ordre. Les règles actuelles maintiennent un état de détérioration des relations avec la population en termes de contrôle, et donc de confiance. En effet, les opérations de maintien de l’ordre conduisent à l’engagement d’effectifs de plus en plus nombreux, issus de la police ou de la gendarmerie, de forces spécialisées ou non. Cette hétérogénéité sert bien souvent de justification à la hiérarchie pour tolérer ou ignorer des écarts dans le respect de la réglementation, mais elle est nuisible à l’effectivité de la liberté de manifester puisqu’elle renforce le risque d’impunité en cas de débordement.

En outre, la présence de policiers en civil avec de simples brassards de police dessert l’objectif d’échange et de communication, qui doit être instauré par les forces de l’ordre. Cette visibilité est consubstantielle de la confiance qu’elles doivent inspirer.

Ainsi, la spécialisation des effectifs dans le cadre d’une nouvelle doctrine doit conduire à permettre effectivement d’identifier clairement et individuellement les unités et les fonctionnaires, mais aussi les actions qu’ils effectuent. Chaque fonction au sein du maintien de l’ordre doit avoir une identification propre. Les exemples étrangers montrent par exemple que les effectifs dits de liaison avec les manifestants ont un uniforme spécifique et identifiable, c’est également le cas pour la hiérarchie en place.

S’assurer que les agents des forces de l’ordre soient systématiquement identifiés dans le cadre de leurs missions doit ainsi s’accompagner d’un contrôle spécifique. Ainsi, le rôle du secteur associatif, constitué en observateurs également identifiés, doit pouvoir être reconnu. Dans une logique de désescalade, leur rôle de liaison et d’observation est nécessaire.

Proposition FI n° 9 : Interdiction des LBD et grenades dans les opérations de maintien de l’ordre.

Proposition FI n° 10 : Mettre en place une conférence de consensus sur l’équipement des effectifs de gestion des manifestations, incorporant la société civile et des laboratoires de recherche.

Proposition FI n° 11 : Réintégrer la France dans les réflexions européennes sur le maintien de l’ordre.

Proposition FI n° 12 : Renforcer le traitement relatif au suivi de l’usage des armes lors des manifestations et développer la transparence et l’accès à ce traitement, en particulier pour les avocats et les services du Défenseur des droits.

Proposition FI n° 13 : Instaurer un équipement spécifique (en termes de visibilité et d’armement) pour les équipes de liaison et d’information.

Proposition FI n° 14 : Mettre en place un système permettant une meilleure identification de la hiérarchie présente sur le terrain.

Proposition FI n° 15 : Définir un nouveau système d’identification, spécifique aux effectifs de maintien de l’ordre.

III. Une communication au cœur de la gestion des manifestations

La communication en amont, au cours et a posteriori de la manifestation

Dans l’actuelle doctrine, la communication conduit à une guerre des images pendant et après la manifestation. L’obsession est de montrer de manière partiale la fonction policière, sous une « bonne image », ce qui accentue encore le clivage entre forces de l’ordre et manifestants. Au contraire, je pense que la communication devrait être recentrée sur sa fonction d’outil de gestion des manifestations avec l’objectif d’assurer le bon déroulement d’une manifestation, et non pas celui de la publicité sur l’échec ou la réussite d’un dispositif.

Je trouve intéressant en ce sens l’exemple belge pour lequel le maintien de l’ordre s’intitule la « gestion négociée de l’espace public » (GNEP). Ici, l’objectif est de prévenir une tournure de la manifestation en émeute et non pas de s’équiper pour réagir à une telle situation sans penser à en prévenir l’occurrence. Ce changement de perspective est celui que nous voulons atteindre. Il implique la mise en œuvre d’efforts conséquents en amont de la manifestation avec notamment la coopération des services des renseignements territoriaux non pas seulement pour analyser les différents troubles, qui pourraient survenir lors de la manifestation, mais bien pour instaurer un dialogue avec les manifestants et leurs représentants, recueillir et comprendre les revendications portées par le mouvement pour préparer au mieux la « gestion négociée de l’espace public » en fonction de celles-ci. La mise en œuvre d’équipes de liaison en France doit se faire sans délai.

Dans cette perspective, le fait qu’il n’existe pas de représentant clairement identifié d’un mouvement ne doit pas être brandi comme un obstacle à la tenue de négociation. Au contraire, tout le travail des services chargés d’entrer en contact avec les manifestants doit consister à identifier la ou les personnes ou groupes de personnes qui « représentent » ce mouvement même de manière indirecte et qui sont dès lors en capacité d’influer sur celui-ci et de communiquer avec le mouvement. À l’image du fonctionnement allemand, il faut développer une doctrine réellement proactive dans les relations avec les manifestants. Le mot d’ordre doit être ici celui de « facilitation ».

Ce travail de communication doit se poursuivre pendant la manifestation. Ainsi, les effectifs de liaison doivent être en capacité de continuer le travail de communication fait en amont, en permettant cette fois au cœur de la manifestation d’entrer en contact avec tous les manifestants sans distinction. Par exemple, tous les manifestants doivent être en capacité d’avoir toutes les informations le jour de la mobilisation pour savoir par où et comment le cortège sera accessible. En termes de communication, nous avons beaucoup à apprendre de nos voisins européens et la France doit rejoindre au plus vite les instances européennes de discussion sur les évolutions de la gestion des manifestations.

En Allemagne, des psychologues sont présents aux côtés des différentes équipes de communication pour les épauler dans la compréhension de la « foule » et de certains comportements pour que les effectifs de terrain puissent ensuite adopter un comportement adapté. Au Royaume-Uni, les Police Liaison Team Officers (PLT) sont chargés d’expliquer le dispositif policier et le point de vue de la police aux manifestants. Mais ils sont aussi chargés d’expliquer le point de vue des manifestants aux forces de police « afin d’accroître la compréhension mutuelle et d’éviter les stéréotypes négatifs », ils sont un point de repère pour tout manifestant qui souhaiterait échanger avec les forces engagées. Ce positionnement permet de mettre l’accent sur la flexibilité du dispositif policier mis en œuvre, il doit toujours rester ouvert à de possibles évolutions en fonction des échanges qui sont établis. Dans cet objectif, les PLT sont associés aux réunions en amont de la manifestation et disposent de toutes les informations nécessaires à l’accomplissement de leur mission. Les PLT sont aussi chargés d’établir un contact avec les individus ou des groupes de protestation, qui sont réticents à entrer en contact avec la police. L’objectif est encore ici de prévenir de potentiels troubles en étant effectivement actif dans le processus.

Dans la mise en œuvre de processus similaires en France, il me paraît important de considérer une coopération avec des dispositifs mis en œuvre spontanément par la société civile et notamment les observatoires. Ces structures ont développé une connaissance des mouvements sociaux et des dispositifs policiers, ils sont un atout considérable dans l’objectif de désescalade. Elles pourraient être associées à certains RETEX opérationnels pour faire évoluer les dispositifs.

Enfin, la communication doit se poursuivre après la manifestation. À l’image des PLT du Royaume-Uni, les équipes de liaison doivent être associées à l’analyse des opérations a posteriori et contribuer à l’amélioration des futurs dispositifs. On peut imaginer que les équipes de liaison soient en mesure de maintenir le contact avec des organisateurs ou acteurs importants du mouvement pour recueillir leur avis sur le déroulement de la manifestation et servir de relais aux services de police et de gendarmerie, toujours dans l’objectif de l’amélioration du dispositif mis en œuvre. La gestion des manifestations ne doit pas s’envisager comme un événement ponctuel de potentiel désordre social, mais comme la construction d’un réel dialogue pour l’élaboration dans la durée d’une nouvelle doctrine d’accompagnement de l’exercice de la liberté de manifester.

La communication dans le cas de l’usage de la force

Les aspects réglementaires et techniques du déclenchement d’une opération lors d’une manifestation font l’objet d’une attention particulière et ont retenu l’attention de la commission d’enquête. Dans les faits, nous restons marqués par les images de situations de panique qui se sont déroulées que ce soit pendant le mouvement des Gilets jaunes ou plus récemment avec l’apparition de la technique des « bonds offensifs », que l’actuel ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin semble affectionner. Dans ces situations, les manifestants disent systématiquement ne pas comprendre les actions entreprises, que ce soit pour une interpellation ou simplement l’emploi du gaz lacrymogène. Cela montre encore une fois que la communication est indispensable lorsque le dispositif mis en œuvre devient offensif et qu’il est fait usage de la force.

Se pose d’abord la question des sommations, qui doivent garantir la possibilité pour les manifestants pacifiques de se mettre en sécurité puisqu’ils ne devraient pas être concernés par l’usage de la force. Au Royaume-Uni, la notion de « ethical warning » a été développée et me semble intéressante. Elle signifie qu’en plus du simple avertissement d’un usage imminent de la force, les forces de l’ordre doivent s’assurer que l’information a été effectivement transmise à l’ensemble des manifestants dans la situation concrète. Cela renvoie globalement d’ailleurs à l’usage des armes collectives et de la communication qui précède leur emploi. Le déclenchement du recours à la force afin, par exemple, de stopper le pillage de boutiques et de restaurants doit prendre en compte la nécessité d’avertir les manifestants de manière effective de ce qu’il se passe et des moyens qui vont être déployés. Cette exigence est la condition indispensable pour éviter toute confusion et effet de solidarité spontanée à l’égard des manifestants violents.

Au-delà de prévenir de l’usage de la force, les actions des effectifs déployés doivent être expliquées en amont. Les auditions de la commission d’enquête ont à mon sens bien précisé ce point : en manifestation, une intervention policière ponctuelle à l’égard de personnes peut entraîner des réactions en chaîne. Le risque d’user de la force – que ce soit de manière collective avec canon à eau ou avec l’usage de gaz lacrymogène ou bien de manière individuelle en allant interpeller un individu par projection – est d’engendrer une incompréhension de l’action policière par les manifestants, peu importe la légitimité des motifs de déclenchement. Autrement dit, pour être efficaces, les actions d’usage de la force doivent dans le cadre d’une manifestation pouvoir être perçues comme légitimes. Il faut ainsi pouvoir communiquer largement sur l’action déployée à l’aide notamment des officiers de liaison présents aux côtés des manifestants, officiers qui doivent aussi être en capacité, le cas échéant, d’indiquer les voies de sortie sécurisées pour les manifestants pacifiques. La pratique des nasses est un contresens absolu avec la doctrine de désescalade et ses exigences de communication. Ici encore, la gestion des manifestations des dernières années a montré l’impasse de tels usages, qui n’ont permis que de renforcer de manière profonde une fracture entre manifestants et force de l’ordre.

Enfin, face à l’accroissement des violences et des blessés, les dernières mobilisations, en particulier des Gilets jaunes, ont vu la consécration des « street medics », des groupes de personnes identifiés accompagnant les manifestations dans le but de porter une assistance rapide à toute personne en détresse, blessée, etc. Encore une fois, ces acteurs des manifestations représentent un atout dans la gestion des manifestations, il est essentiel qu’ils ne soient pas la cible du dispositif policier, mais bien au contraire un relai de désescalade. À l’image des équipes médicales mises en place par le préfet Grimaud au cœur des commissariats pour éviter tout débordement, la présence aujourd’hui de ces street medics doit contribuer à la pacification du dispositif. Au Royaume-Uni, les « police medics », des PSU ayant reçu une formation spécifique, sont systématiquement associés aux dispositifs de maintien de l’ordre pour s’assurer de la prise en charge des personnes blessées. En France, ce n’est que dans le cas de l’usage d’une arme de force intermédiaire et éventuellement de l’interpellation de la personne concernée, qu’il revient aux policiers et gendarmes de s’assurer de l’état de santé de la personne concernée.

La clarification des échanges avec les autorités judiciaires

Les auditions de la commission d’enquête ont clairement mis en débat la dérive de la judiciarisation du maintien de l’ordre qui s’est accentuée ces dernières années : démultiplication des contrôles et des interpellations en masse, détournement de plusieurs incriminations pénales aux seules fins du maintien de l’ordre, recours prioritaire à la procédure de comparution immédiate, etc. Le droit et la justice sont utilisés comme un outil de dissuasion à l’égard des manifestants présents et futurs. De même, s’il revient au procureur de la République de s’assurer de manière effective de la régularité des moyens mis en œuvre en amont et en aval d’une manifestation, la réalité de la doctrine actuelle rend impossible son effectivité.

En conséquence, il faut ici aussi avoir du discernement dans l’action des autorités publiques et la spécialisation des effectifs de gestion des manifestations y participe. Outre la nécessité de dépénaliser de multiples infractions qui ont été créées au gré d’un dévoiement de la lutte contre le terrorisme, s’impose une clarification du rôle de l’autorité judiciaire et une formalisation de ses échanges avec la mission de gestion des manifestations.

Le premier point essentiel de clarification des missions respectives de chacun est d’affirmer que, dans le cadre de manifestations, la mission de police judiciaire ne doit servir qu’à identifier et réunir des preuves pour une interpellation a posteriori. La priorité de la gestion des manifestations, ce n’est pas l’interpellation, mais le bon déroulement de la manifestation. Il est évident que les éventuels traitements judiciaires, qui interviennent par la suite, ne peuvent ainsi être effectués par les effectifs dédiés à la gestion de la manifestation. Il faut donner la priorité aux interpellations à l’issue des manifestations, notamment pour éviter les effets de solidarisation de la foule. Ici aussi, il faut créer des échanges cohérents avec les parquets et les effectifs de police judiciaire. Distinguer précisément les missions permet d’éviter que les citoyennes et les citoyens ne se trouvent dans la confusion voire la suspicion à l’égard des fonctionnaires face à eux. Ces échanges de communication doivent faire l’objet d’une doctrine précise et claire.

De même, à rebours de l’actuel déploiement croissant des unités d’intervention dans les dispositifs de maintien de l’ordre, il importe de déployer des effectifs de police judiciaire visant à identifier et recueillir les éléments et informations nécessaires à d’éventuelles poursuites judiciaires. Une doctrine spécifique sous l’autorité des parquets doit être mise en place pour assurer cette distinction de mission.

Enfin, une fois apuré de cette instrumentalisation judiciaire du maintien de l’ordre, le parquet doit être en mesure d’effectuer un contrôle des éventuelles situations des mesures privatives de liberté.

Ces clarifications sont les conditions légitimes et indispensables pour garantir l’effectivité des droits et libertés individuelles et collectives tout en assurant l’efficacité d’éventuelles poursuites judiciaires.

Proposition FI n° 16 : Instaurer des équipes de liaison identifiées, non armées, pour échanger avec les participants et comprendre le déroulement des événements, avec une doctrine d’emploi spécifique pour chaque temps de la manifestation (avant, pendant, après).

Proposition FI n° 17 : Développer l’emploi de moyens techniques de communication comme des panneaux lumineux indiquant le parcours de la manifestation et les potentiels changements de parcours.

Proposition FI n° 18 : Établir un lien, envisager la relation avec les observateurs indépendants.

Proposition FI n° 19 : Renforcer la communication avec les journalistes et garantir l’exercice de leur liberté sans restriction.

Proposition FI n° 20 : Repenser la prise en charge des blessés par les policiers et gendarmes.

Proposition FI n° 21 : Développer les partenariats avec les services de renseignement, afin d’assurer la transmission d’information avec les effectifs de gestion des manifestations.

Proposition FI n° 22 : Mettre en place des protocoles visant à faciliter la négociation de la préparation du rassemblement en prenant en compte les intentions et les perceptions des manifestants, de façon officielle ou informelle, pour comprendre les attentes, y répondre au mieux, et éviter les frustrations.

Proposition FI n° 23 : Renforcer la réglementation sur l’obligation de respecter le travail et l’intégrité des journalistes dans le cadre des manifestations.

Proposition FI n° 24 : Formaliser les échanges de liaison avec les journalistes, en amont et pendant les manifestations, afin de faciliter leur travail et d’améliorer les relations entre ces derniers et les forces de l’ordre.

Proposition FI n° 25 : Mener des enquêtes approfondies sur toutes les atteintes aux droits des journalistes, et ce indépendamment du caractère pacifique ou non de la manifestation qu’ils observent.

Proposition FI n° 26 : Renforcer la transparence en publiant chaque année : le nombre d’utilisations de chaque type d’arme équipant les forces de l’ordre ; le nombre de personnes blessées ou tuées dans le cadre d’interventions de police ou de gendarmerie ; le nombre d’enquêtes administratives ouvertes, les faits auxquels se rapportent ces enquêtes, le taux de sanctions disciplinaires prononcées par type de faits allégués, le quantum des sanctions prononcées par type de faits allégués ; le nombre de plaintes déposées contre des agents des forces de l’ordre pour violences, le taux de classement sans suite par type de faits reprochés, le taux de condamnation par type de faits poursuivis, le quantum des peines prononcées.

Proposition FI n° 27 : Assurer la transparence quant à la dangerosité réelle des armes utilisées et leur composition.

Proposition FI n° 28 : Créer un cadre réglementaire de coopération entre les missions de police judiciaire et de gestion des manifestations.

Proposition FI n° 29 : Renforcer le contrôle des parquets sur le déroulement des opérations, en favorisant la présence in situ.

Proposition FI n° 30 : Garantir l’effectivité des droits des personnes en manifestation en développant des conventions avec les ordres professionnels des avocats, pouvant permettre la présence d’avocats observateurs.

 

 


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III.   Contribution présentée par M. Christophe Naegelen

Face à la présence accrue ces dernières années d’individus violents pendant les manifestations, les interpellations et la réponse pénale qui en découlent ne semblent pas suffisantes. Comme il est mentionné dans le présent rapport de la Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre, les opérations de maintien de l’ordre ont été multipliées de manière inédite depuis 2016.

La liberté de manifester est fondamentale mais les interpellations et les condamnations de manifestants violents type casseurs ou black blocks ne sont pas à la hauteur des préjudices commis. Quand on voit leur nombre, les dégâts qui sont occasionnés et les conséquences de leurs actes, force est de constater que les stratégies visant à mettre ces individus hors d’état de nuire se soldent par un échec.

Cet état de fait pose question sur les ordres qui sont donnés aux forces de sécurité intérieure chargées du maintien de l’ordre lors de manifestations et sur la réelle volonté politique de punir sévèrement les auteurs de ces infractions. J’insiste donc sur la nécessité de condamner plus fermement ces casseurs et perturbateurs. Évidemment cela ne peut découler que d’une volonté politique déterminée de les arrêter.

Par ailleurs, je regrette que le rapport utilise l’expression de « violences policières. ». Il est indéniable qu’il existe dans les forces de police des brebis galeuses qu'il faut punir sévèrement mais qui ne sont qu’une infime minorité des femmes et des hommes de courage qui constituent nos forces de sécurité. En somme, il n’y a pas de violence policière, il y a une violence illégitime ou disproportionnée de certains policiers qui doivent alors être sanctionnés ; il serait donc plus correct d’utiliser le terme de « violences de certains policiers. »

À propos des sanctions de ces fautes justement, la question du renforcement du contrôle des opérations de maintien de l’ordre occupe une large place dans le présent rapport. Il est notamment question d’une réforme de l’IGPN et de l’IGGN dans un souci de transparence et d’impartialité. Je tiens à rappeler qu’il faut bien différencier l’IGPN de l’IGGN, chacune ayant son fonctionnement et ses missions propres, tenant compte de la différence fondamentale de statut des deux forces. L’intégration de la gendarmerie nationale au ministère de l’intérieur n’a pas conduit à conférer au ministre en charge de ce département ministériel le pouvoir disciplinaire sur les gendarmes. Ce pouvoir reste en effet celui du ministre de la défense, en raison du statut militaire des gendarmes.

De plus, le régime disciplinaire et l’exercice du pouvoir disciplinaire sur les gendarmes montrent une application des sanctions 60 à 70 % plus importante qu’elle ne l’est pour les policiers. S’agissant des gendarmes, en 2018, dix-sept sanctions administratives ont été prononcées suite aux enquêtes de l’IGGN pour usage non maîtrisé de la force, quatorze en 2019 et treize depuis le début de l’année. En 2019, l’IGPN a proposé environ 300 sanctions faisant suite à des enquêtes ; l’autorité hiérarchique de la police nationale en a prononcé 1 678. Cela montre bien que même sans intervention de l’IGPN, des sanctions hiérarchiques peuvent être prononcées. 

Certaines propositions émergent de remplacer ces entités par un nouvel organisme. Pourquoi pas, mais alors il faut savoir être force de proposition. Je pense pour ma part qu’une simple réforme du fonctionnement de l’IGPN et de sa composition, avec des profils d’enquêteurs plus hétérogènes, mêlant policiers et non-policiers, serait de nature à lever les doutes qui pèsent sur l’IGPN notamment. Je ne suis pas convaincu par la nécessité de remplacer l’IGPN par une nouvelle entité. En revanche, dans le cas contraire il pourrait être judicieux de s’inspirer de certains de nos voisins européens. La Belgique dispose par exemple d’un organe de contrôle indépendant, le comité P, dirigé par un magistrat, et dont les membres sont nommés par la Chambre des représentants.

Par ailleurs, dans le rapport que j’ai fait en juillet 2019 au nom de la Commission d’enquête sur la situation, les missions et les moyens des forces de sécurité, qu’il s’agisse de la police nationale, de la gendarmerie ou de la police municipale, j’ai pointé la nécessité de renforcer et d’accroître les moyens de nos forces de sécurité. En effet, les moyens matériels dont bénéficient les forces de l’ordre n’ont cessé de se dégrader, au point de porter atteinte à l’exercice de leurs missions.

En plus du nombre croissant de sollicitations sur un nombre toujours plus important de théâtres de crise, ce sont véritablement les conditions dans lesquelles les agents des forces de sécurité intérieure vivent et travaillent, qui provoquent un sentiment d’abandon. À cela s’ajoute le manque de moyens et l’inadéquation de ceux-ci pour la conduite de leurs missions, qui génère une forme d’exaspération. 

La Nation doit enfin donner aux forces de sécurité intérieure les moyens d’accomplir les missions qu’elle leur confie. Les responsables d’unités doivent disposer des moyens d’adapter leur fonctionnement aux enjeux de terrain. Une programmation budgétaire est plus que jamais nécessaire, afin de consacrer un ambitieux plan d’investissement immobilier et de renouvellement des équipements. C’est ce que semble notamment initier le Beauvau de la sécurité.

S’agissant du maintien de l’ordre plus précisément, l’intensité opérationnelle des derniers mois a crûment mis en lumière les limites des moyens des unités mobiles. La baisse de leurs effectifs et la vétusté de leurs véhicules, couplées à l’évolution des formes de la contestation sociale et au développement du phénomène des « casseurs » ont fait apparaître des lacunes qu’il faut rapidement combler. En matière de maintien de l’ordre, l’effort d’équipement engagé depuis 2014 apparaît d’ailleurs inadapté et les équipements de maintien de l’ordre distribués en urgence ont été insuffisants.

Il faut aujourd’hui accorder une priorité budgétaire claire à cette ambition, avec de nouveaux recrutements et un équipement renouvelé qui tirerait pleinement parti des évolutions technologiques. Enfin, la chaîne d’approvisionnement devrait être améliorée, face aux difficultés de livraison de certains matériels.

Dans ce même rapport de la Commission d’enquête sur les forces de sécurité intérieure, j’ai également insisté sur le besoin d’une meilleure formation des personnels chargés du maintien de l’ordre. Il est évident que les forces de sécurité qui exercent des fonctions de maintien de l’ordre doivent impérativement être mieux formées à des techniques qui sont spécifiques et demandent une réelle maîtrise et des entraînements. Je regrette que certaines forces de sécurité soient déployées sur des opérations de maintien de l’ordre sans y être ni destinées ni formées correctement. Cet état de fait est de nature à augmenter le risque de mauvaise utilisation du matériel et des techniques.

De manière générale, la formation initiale et continue doivent être profondément revues, l’une pour développer un véritable esprit de cohésion entre les corps et favoriser une gestion plus souple des ressources humaines ; l’autre pour véritablement entretenir et accroître les compétences. Par exemple, je propose de généraliser le recours à la vidéo lors des opérations de maintien de l’ordre à des fins judiciaires mais également opérationnelles et de formation.

Afin de revaloriser le temps de la formation initiale des policiers de tous les corps, d’unifier la formation initiale des policiers nationaux, tout en organisant des filières, d’organiser la formation continue, de développer la formation sous la forme d’exercices pratiques et de simulations et de favoriser l’intervention d’experts et d’associations sur des enjeux précis, j’ai émis la proposition de créer une véritable « académie de police. »

En conclusion, il y a de bonnes propositions dans ce rapport mais il est fondamental de rappeler que nos forces de sécurité, de par leur travail quotidien et leur engagement, ont besoin du soutien de l’ensemble des membres de la représentation nationale.

 

 


—  1 

   ANNEXE

 

Comptes rendus des auditions ([335])

 

 


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SOMMAIRE DES AUDITIONS

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Pages

Audition du 16 septembre 2020

À 15 heures 15 : Table ronde de représentants de syndicats de policiers (corps d’encadrement et d’application)              165

À 16 heures 45 : Table ronde de représentants des associations professionnelles de la gendarmerie              181

 

Audition du 30 septembre 2020

À 14 heures 30 : M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, accompagné de M. Bertrand Chamoulaud, chef du pôle doctrine-défense-planification-renseignement               196

À 16 heures : Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, accompagnée du général de brigade M. Christophe Herrmann, sous-directeur de la défense, de l’ordre public et de la protection              211

À 17 heures 30 : M. Didier Lallement, préfet de police, accompagné de Mme Frédérique Camilleri, directrice adjointe de cabinet, et de Mme Virginie Bruner, conseillère chargée des affaires de police              226

 

Auditions du 7 octobre 2020

À 15 heures 15 : Général de brigade Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG), et des membres du groupe de liaison              236

À 16 heures 30 : Table ronde de représentants des principales centrales syndicales sur leur rôle dans l’organisation de manifestations              247

À 17 heures 30 : Audition commune de M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, et de Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France              259

 

Auditions du 14 octobre 2020

À 15 heures : Table ronde réunissant des chercheurs........................272

À 17 heures : Audition commune de Mme Brigitte Jullien, directrice de l’Inspection générale de la police nationale, et du général Alain Pidoux, chef de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale              296

 

À 18 heures 30 : M. Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits, accompagné de Mme Claudine Angeli-Troccaz, ancienne adjointe au Défenseur des droits en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité              309

 

Auditions du 21 octobre 2020

À 15 heures : Audition commune de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, et de Mme Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement territorial              317

À 16 heures 30 : M. Michel Delpuech, ancien préfet de police...................327

 

Auditions du 28 octobre 2020

À 14 heures 30 : M. Alain Bauer, professeur en criminologie...................337

À 15 heures 30 : Audition commune de Mes François Boulo et Thibault de Montbrial, avocats, et de M. Nicolas Hervieu, collaborateur du cabinet Spinosi & Sureau              349

À 17 heures : Table ronde de représentants de syndicats des officiers et des commissaires de police              369

 

Auditions du 5 novembre 2020

À 9 heures : M. François Molins, procureur général près la cour de cassation...385

À 10 heures : Mme Sarah Massoud et M. Nils Montsarrat, secrétaires nationaux du Syndicat de la magistrature              396

À 10 heures 45 : Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité magistrats FO, accompagnée de Mme Anne de Pingon, membre de la commission de contrôle              405

À 11 heures 30 : Table ronde de représentants de syndicats de journalistes.........411

 

Auditions du 12 novembre 2020

À 9 heures : M. Cédric Mas, avocat, président de l’Institut Action résilience....422

À 10 heures : M. Christian Sonrier, président de l’Association des hauts fonctionnaires de la police nationale, accompagné de M. Hubert Weigel, membre du comité directeur              434

À 11 heures : Audition commune de Mes Arié Alimi, Raphaël Kempf et Laurent-Franck Liénard, avocats              441

À 14 heures 30 : Table ronde de représentants de commerçants..................458

À 16 heures : Audition commune de MM. Valentin Gendrot et David Dufresne, journalistes              467

À 17 heures 30 : M. Dominique Sopo, président de SOS racisme..................484

 

Auditions du 18 novembre 2020

À 14 heures 30 : Audition commune de Mme Sabina Sebaihi, vice-présidente de l’Association des maires Ville et banlieue de France, et MM. David Marti et Gaël Perdriau, co-présidents de la commission sécurité de France Urbaine              492

À 16 heures : Mes Aminata Niakate, présidente de la commission Égalité du Conseil national des barreaux, et Jérôme Karsenti, membre de la commission Liberté et droits de l’Homme              499

À 17 heures : M. Benoît Muracciole, président de l’association Action Sécurité Éthique Républicaines              506

 

Auditions du 25 novembre 2020

À 14 heures 30 : Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, accompagnée de Mme Pauline Caby, adjointe de la Défenseure des droits, en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité              514

À 15 heures 30 : Table ronde sur la diversité au sein des forces de l’ordre.........524

À 17 heures : M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, accompagné de M. Nicolas Hennebelle, premier vice-procureur, et de Mme Claire Vuillet, vice-procureure              532

À 18 heures : M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, accompagné de Mme Catherine Teitgen-Colly et M. Simon Foreman, membres et de M. Thomas Dumortier, conseiller juridique              539

 

Auditions du 26 novembre 2020

À 9 heures : Table ronde réunissant des acteurs de terrain...................548

À 10 heures 30 : M. Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale563

À 11 heures 30 : Mme Aurélie Laroussie, présidente de l’association Femmes des forces de l’ordre en colère              571

À 14 heures 30 : Audition commune de Mme Pascale Regnault-Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, M. Jean-Marie Salanova, directeur central de la sécurité publique, au ministère de l’Intérieur, et M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation à la préfecture de police              580

À 16 heures : Mme Cécile Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, et M. Jacky Coulon, secrétaire général              592

À 17 heures : M. Bruno Pomart, président de l’Association Raid Aventure Organisation              598

À 18 heures : M. Abdelkader Haroune, commissaire de police, membre du conseil présidentiel des villes              607

 

Auditions du 2 décembre 2020

À 16 heures 30 : M. Manuel Valls, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur              617

À 17 heures 30 : M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur              626

 

Auditions du 3 décembre 2020

À 18 heures : M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice..636

 

Auditions du 9 décembre 2020

À 14 heures 30 : Mme Sylvie Hubac, présidente de la section de l’intérieur du Conseil d’État, et M. Francis Lamy, président adjoint de cette section              646

À 16 heures 30 : M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur              656

 

Auditions du 17 décembre 2020

À 17 heures : M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur....................669

 

 

 

 

 


  1 

Audition du mercredi 16 septembre 2020

À 15 heures 15 : Table ronde de représentants de syndicats de policiers (corps d’encadrement et d’application) :

-          M. Denis Jacob, secrétaire général d’Alternative Police, M. Laurent Noulin, référent national en charge des CRS, M. Sylvain Durante, secrétaire national Ile-de-France, et Mme. Edwige Sylvestre, déléguée nationale à la communication

-          M. Loïc Travers, secrétaire administratif général d’Alliance Police Nationale, M. Stanislas Gaudon, délégué général, et M. Johann Cavallero, délégué national CRS

-          M. Grégory Joron, secrétaire général délégué d’Unité SGP Police, et M. François Niffle, délégué nationale secteur CRS

-          M. Jean-Paul Nascimento, secrétaire national CRS d’UNSA Police, et M. Denis Hurth, responsable secteur formation

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, pour la première audition de notre commission d’enquête sur le maintien de l’ordre, nous recevons les représentants des principaux syndicats des corps d’encadrement et d’application (CEA) de la police nationale, c’est-à-dire les gardiens de la paix et gradés : Unité SGP Police FO, Alliance Police nationale, UNSA Police et Alternative Police. Une autre table ronde sera organisée ultérieurement avec les représentants du corps de commandement, les commissaires et les officiers.

Le ministre de l’Intérieur a présenté vendredi 11 septembre les grandes lignes du nouveau schéma national de maintien de l’ordre (SNMO). Nous allons donc pouvoir directement entrer dans le vif du sujet en demandant aux policiers de terrain leur avis sur ces décisions.

Avant de vous donner la parole pour un cours propos liminaire, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent serment.)

M. Grégory Joron, secrétaire général délégué d’Unité SGP Police FO. Je vous remercie de votre invitation à nous exprimer sur un sujet qui aura occupé l’espace médiatique et politique plusieurs mois du fait du mouvement des gilets jaunes. Une commission d’enquête sur le maintien de l’ordre républicain avait déjà rendu un rapport en 2015. Nous avions à l’époque humblement remis aux commissaires un ensemble de propositions que je tiens à votre disposition, car il n’est pas sans lien avec le nouveau schéma national de maintien de l’ordre.

Nous étions en effet tous d’accord pour dire que le fait de se focaliser exclusivement sur le déroulé d’une journée de maintien de l’ordre était une erreur, et qu’il fallait également travailler sur l’avant et l’après. Il s’agissait pour nous de prendre position quant au rapport de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) rendu à la suite de l’affaire de Sivens et dont il était question dans ces précédents travaux.

Nos propositions sont malheureusement restées lettre morte, alors que, pour la première fois de son histoire, l’outil de maintien de l’ordre républicain n’était pas à la hauteur des risques encourus. En dépit du retour des ultras au cours des manifestations de 2016 contre la « loi travail », aucun ajustement n’a été fait. Pire : les effectifs de CRS n’ont pas été revus à la hausse. Or, la première arme du maintien de l’ordre reste la dissuasion : si vous êtes moins nombreux sur le terrain, vous êtes moins dissuasifs pour ceux qui ont de mauvaises intentions.

S’agissant du schéma national de maintien de l’ordre, nous regrettons de n’avoir pas été associés aux travaux visant à son élaboration.

Mme Constance Le Grip. C’est étonnant ! En avez-vous parlé avec le ministre ?

M. Grégory Joron. Nous nous en sommes ouverts au ministre qui, ayant repris le dossier en cours de route, n’a pu que le déplorer. Et je dis cela non pas pour critiquer plus librement a posteriori ce qui aura été fait, mais bien parce que c’est regrettable en matière de dialogue social.

Ce qui a été présenté nous semble plutôt aller dans le bon sens, à deux réserves près. Il aurait été préférable, au lieu de mettre l’accent sur la judiciarisation du maintien de l’ordre, de se concentrer sur la gestion de foule, les manœuvres et les stratégies. Encourager l’interpellation immédiate tendrait à déséquilibrer des dispositifs déjà fragiles compte tenu des risques encourus.

En outre, le schéma ne contient aucun élément sur la protection juridique des agents en intervention ; j’ai à l’esprit l’affaire du Burger King, dont nous pourrons discuter au cours de nos échanges. Il me semble en effet qu’on s’attaque à un pilier fondamental de l’exercice du maintien de l’ordre en unité constituée. C’est à la justice de trancher, et je ne veux pas présumer de la décision qui sera rendue. Il est toutefois étonnant que quatre agents du CEA se retrouvent sur le banc des accusés à la suite d’une opération de maintien de l’ordre dictée par des règles, des codes, et au sujet de laquelle l’ordre légal et le commandement légitime doivent prévaloir sur tout le reste. À l’heure qu’il est, quatre lampistes se retrouvent ainsi mis au ban, et il est à prévoir que, à l’avenir, des collègues auxquels on donnera l’ordre d’user de la violence légitime se demanderont s’ils ont le droit de le faire.

M. Loïc Travers, secrétaire administratif général d’Alliance police nationale. À l’instar de mon collègue, je regrette qu’on nous ait présenté un SNMO déjà ficelé avant que nous ayons pu y travailler, car avec la radicalisation de la violence que nous observons depuis 2016, nous avions des remarques et des idées à partager. Certaines se trouvent dans le schéma, d’autres devront encore être martelées, en particulier sur le recrutement et la formation.

Concernant les opérations de maintien de l’ordre, notre objectif est de déterminer des cadres, des modus operandi pour traiter les problèmes rencontrés, notamment les violences urbaines qui parfois en découlent. Il faut donc recentrer le débat sur la technicité.

M. Denis Hurth, responsable secteur formation d’UNSA Police. Vous appelez notre expertise sur l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines du maintien de l’ordre. Nous tenions en préambule à rappeler que l’essentiel de tous ces fondamentaux repose sur la formation dans la police nationale.

Or, paradoxalement, depuis le mois de juin dernier, la formation initiale des gardiens de la paix a été rénovée en passant de douze à huit mois. Pendant huit mois, les élèves sont formés sur une période divisée en deux socles. Le premier, d’une durée de vingt-trois semaines, se déroule en école. Le deuxième se partage entre la suite de la scolarité et le module d’adaptation au premier emploi (MAPE). L’objectif de ces deux premiers socles est de rendre les élèves autonomes et de rompre avec la technique du par cœur, c’est-à-dire apprendre sans mettre en œuvre.

S’ensuivent seize mois de professionnalisation dans le service de pré-affectation durant lesquels la formation adaptée au premier emploi s’appuie sur un référent de professionnalisation et des modules d’e-learning. Or c’est là que le bât blesse, et c’est pourquoi l’UNSA Police est sceptique quant à cette nouvelle organisation de la scolarité.

Si durant les huit premiers mois les élèves gardiens de la paix sont encadrés par des formateurs professionnels, ils sont ensuite durant seize mois suivis dans leur commissariat d’affectation par des tuteurs. Ces derniers ont pour charge de remplir des grilles d’évaluation, de revenir sur ce qui s’est passé sur la voie publique et de l’analyser. Or, tous nos collègues le savent, accomplir ces tâches est presque une mission impossible car les agents n’ont pas le temps de s’occuper de leurs collègues stagiaires. Ce système n’a pas fonctionné pour les adjoints de sécurité ; il sera très compliqué de le mettre en œuvre pour les gardiens de la paix stagiaires.

J’en viens à la formation continue, c’est-à-dire aux fondamentaux, car il faut bien comprendre que, par essence, la doctrine du maintien de l’ordre doit s’appuyer sur la formation.

L’UNSA Police n’a cessé d’alerter la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale (DCRFPN) sur l’impossibilité d’appliquer la note du 2 novembre 2015 relative à l’organisation des formations des policiers. Prenons l’exemple de la formation aux techniques de sécurité, qui rend obligatoires trois séances de tir et techniques d’intervention pour un volume de douze heures minimum par an. Cette obligation ne peut pas être respectée, faute de formateurs et de moyens logistiques. En tant qu’ancien formateur, je peux vous affirmer qu’on peut difficilement arriver à plus d’une séance de trois heures de tir par fonctionnaire.

Pour le maintien de l’ordre, la condition physique est également une exigence importante. Une note précise que deux heures hebdomadaires sur le temps de travail peuvent être consacrées aux pratiques sportives. Cette possibilité est toutefois fonction des nécessités opérationnelles, et bien souvent les agents n’ont pas le temps de s’entraîner. Nous ne jetons pas la pierre aux chefs de service : ces créneaux sont de fait impossibles à mettre en place faute de personnel et d’infrastructures. Alors que nous sommes littéralement asphyxiés par les chiffres à fournir dans tous les domaines, jamais ne nous a été communiqué un bilan chiffré annuel permettant d’apprécier le volume horaire consacré au maintien de la condition physique.

Le maintien de l’ordre n’est pas une histoire de gamins : c’est un monde où on ne doit rien laisser au hasard, ni la condition physique, ni le cadre juridique d’emploi des armes, ni leur usage. Pour toutes ces raisons, le véritable bras armé de la police nationale réside dans une bonne formation.

L’UNSA Police prône l’augmentation du nombre d’exercices de simulation d’interventions de police. Il faut mettre nos collègues dans de bonnes conditions d’entraînement pour assurer les principes généraux de sécurité en action. Un réel suivi s’impose pour ceux de nos collègues qui rencontrent des difficultés avec leurs armes.

Une augmentation des séances d’instruction de tir, c’est-à-dire une gymnastique de la technique d’appréhension de l’arme plus fréquente, doit effectivement être mise en place : ce n’est pas en ayant son arme trois fois par an dans la main qu’un agent peut agir efficacement, en particulier quand il effectue ses trois séances de tir aux mois de janvier et février sans plus jamais retoucher son arme avant l’année suivante. Chaque agent doit par exemple effectuer une révision annuelle sur les nouvelles armes qui ont été distribuées, les fusils d’assaut HK G36, en tirant soixante-quinze cartouches ; on appelle cela un recyclage. Les formateurs constatent malheureusement qu’il faut chaque fois tout recommencer depuis le début, parce que les collègues ont tout oublié sur l’arme, qu’ils n’ont pas manipulée pendant un an, voire un an et demi.

Je pourrais continuer d’énumérer les problèmes de la formation continue un long moment encore. Si rien n’est simple, tout est néanmoins perfectible. Pour améliorer l’efficience des policiers, les habitudes doivent changer et des moyens doivent être déployés. La formation a un rôle clé à jouer pour l’acquisition des savoirs, savoir-faire et savoir-être nécessaires à l’exercice de ces différents métiers.

Pour l’UNSA Police, il faut rendre un parcours de formation obligatoire pour tous, car il y va de notre sécurité et de celle des citoyens. C’est à cette condition que le policier pourra toujours intervenir avec discernement, impartialité et proportionnalité.

M. Denis Jacob, secrétaire général d’Alternative Police. Je vous remercie de votre invitation, car il me paraît important que nous puissions vous apporter notre éclairage professionnel sur le nouveau schéma national de maintien de l’ordre.

Je commencerai par rappeler le contexte qui a mené à son élaboration. Le maintien de l’ordre n’a jamais été remis en cause en France parce qu’il a toujours été efficace. C’est parce que certaines manifestations ont évolué vers des violences auxquelles nous n’avions jamais été confrontés qu’il a fallu s’adapter. Le principe a toujours été le maintien à distance pour éviter la confrontation, et nous nous sommes donc trouvés fort démunis quand nous y avons été exposés.

Alternative Police CFDT, nouveau syndicat des gradés et gardiens de la paix, a lancé l’alerte sur cette absence de réponse depuis sa création en 2015, notamment lors des premiers faits de violence constatés au cours des différentes manifestations contre la « loi travail » ou « loi El Khomri ». Nous avions à l’époque été confrontés aux ultras, aux black blocs, à des casseurs, donc, ce qui a mis en évidence l’inadaptation de la doctrine du maintien de l’ordre de notre pays.

Je déplore, tout comme les collègues qui viennent de s’exprimer, que les professionnels que nous sommes, notamment les CRS, n’aient pas été associés à la concertation pour trouver les bonnes solutions et les bonnes réponses, car ce sont bien les techniciens de terrain qui sont en mesure de déterminer ce qu’il convient de faire pour adapter la technique du maintien de l’ordre à la réalité à laquelle nous sommes confrontés. Je me réjouis néanmoins que Christophe Castaner puis Gérald Darmanin aient pris en compte les propositions que nous avons publiées dans des tribunes médiatiques.

Alternative Police a en effet prôné dès 2016 l’utilisation d’outils alternatifs à ceux du maintien de l’ordre classique, qui ont été repris dans le schéma. Nous aurons toujours besoin de recourir à la force légitime pour contenir les troubles à l’ordre public compte tenu des violences auxquelles nous sommes confrontés ; des moyens adaptés peuvent toutefois être utilisés pour limiter ce recours. La désescalade est par exemple pratiquée en Allemagne : des médiateurs agissent en amont de la manifestation auprès des organisateurs et font en sorte de maintenir un contact permanent avec les participants pour éviter les débordements, ou à tout le moins convaincre les manifestants pacifistes de ne pas se mêler à ceux qui viennent pour casser. Durant des manifestations de gilets jaunes, nous avons précisément été confrontés à la situation où des personnes se sont retrouvées au milieu d’affrontements entre CRS et casseurs. Ces techniques sont donc très utiles. Nous demandions également depuis cinq ans d’être équipés en matériels audio puissants et en panneaux lumineux, également utilisés en Allemagne, pour indiquer clairement à la population ce que nous faisons et la façon dont nous intervenons, ou communiquer des ordres de dispersion. Il est prévu que ces outils soient déployés et je m’en réjouis ; nous n’avons cependant pas encore de précisions sur le matériel qui sera mis à notre disposition.

Nous manquons également de matériel lourd comme les canons à eau. Nous avions proposé l’utilisation de traceurs chimiques pour pouvoir interpeller les casseurs a posteriori plutôt qu’immédiatement, ce qui suppose d’aller directement au contact et présente le risque d’avoir des blessés de part et d’autre. Je rappelle que les policiers ont enregistré des milliers de blessés pendant les manifestations des gilets jaunes, et que certains dommages collatéraux graves sont avant tout la conséquence d’affrontements ayant eu lieu non pas avec des CRS – parce que ce sont des professionnels du maintien de l’ordre, ils ont globalement très bien fait leur travail – mais avec des personnels envoyés en renfort, non équipés, et non formés au maintien de l’ordre. Face à des personnes particulièrement virulentes, le seul moyen de protection que ces agents avaient en leur possession était cette arme qui fait toujours polémique : le lanceur de balles de défense (LBD).

La réflexion ne doit donc pas s’arrêter au seul schéma de maintien de l’ordre : comme nous y invitait mon collègue voilà quelques instants, elle doit inclure la formation des policiers en général, et des CRS en particulier. Je suis d’ailleurs convaincu que tout policier doit être formé au maintien de l’ordre, car il est à craindre que les mouvements sociaux continueront d’être noyautés par des personnes dont l’objectif est de remettre en cause l’autorité de l’État et de déstabiliser notre démocratie. Nous devons nous donner les moyens de répondre à ces violences en évitant les dommages collatéraux que nous avons connus durant les manifestations des gilets jaunes.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. En résumé, bien que vous déploriez n’avoir pas été directement associés à l’élaboration du schéma national de maintien de l’ordre, vos remarques ont été prises en compte, et ce qui est proposé vous agrée dans l’ensemble. Vous relevez avant tout un problème de formation : la formation initiale théorique est tombée de douze à huit mois, et la formation continue est insuffisante, en particulier celle des unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre.

Certains d’entre vous regrettent la judiciarisation du maintien de l’ordre et l’absence de solution pour assurer la sécurité juridique des agents.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Ces premières prises de parole montrent que vous avez bien cerné notre axe de travail : après des mouvements sociaux qui ont été largement commentés du fait des regrettables incidents auxquels ils ont donné lieu, nous nous interrogeons sur la manière d’adapter le travail des forces de l’ordre aux nouvelles formes de manifestations et aux nouveaux manifestants qui leur font face.

Vous avez critiqué l’accent mis sur la judiciarisation dans le nouveau schéma. Or, les auteurs du rapport sur le maintien de l’ordre publié en 2015 soulignaient l’insuffisance d’éléments à charge contre les personnes interpellées pour permettre un traitement judiciaire des infractions commises. Comment concilier, dans une opération de maintien de l’ordre, les nécessités de l’action et la préparation de la judiciarisation pour répondre aux exigences de la procédure pénale ?

Par ailleurs, deux catégories de matériels ont été très critiquées dans l’opinion : les lanceurs de balles de défense et les grenades explosives. Quelle utilisation du LBD préconisez-vous pour réduire les risques afférents ? Pouvez-vous nous expliquer en quoi l’usage des nouvelles grenades permettra de prévenir les accidents ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je précise que la nouvelle grenade de désencerclement est dotée d’un bouchon allumeur qui ne se projette plus. Quant à l’utilisation des LBD, elle a fortement décru depuis la fin des manifestations des gilets jaunes.

M. Grégory Joron. Je répondrai au sujet de la judiciarisation : j’ai dit regretter non pas qu’elle soit accrue, mais qu’on mette l’accent sur l’interpellation immédiate.

Bien sûr, il doit y avoir une réponse judiciaire aux infractions commises, et ce que tous nous avons déploré, en particulier avec le mouvement des gilets jaunes, c’est le sentiment d’impunité de ces personnes qui venaient chaque samedi à Paris pour tout casser puis repartaient comme si de rien n’était. Cette réponse peut toutefois prendre une autre forme que l’interpellation immédiate : le dispositif de maintien de l’ordre est déjà suffisamment difficile à installer, et rétablir l’ordre en situation dégradée n’est pas toujours facile. En posant pour objectif l’interpellation, on s’éloigne quelque peu de ce que doit être une mission de maintien de l’ordre.

Je ne dis pas qu’il ne faut pas interpeller. J’aurais néanmoins souhaité qu’on privilégie plutôt la judiciarisation a posteriori, avec l’identification des auteurs grâce à de nouveaux moyens techniques tels que le marquage ou la captation vidéo. Je ne suis pas favorable aux techniques de la désescalade, qui induisent plusieurs difficultés. Les appliquer comme le font nos voisins allemands supposerait notamment de doubler les effectifs de CRS, et je doute que nous en ayons les moyens. C’est en outre un système oppressif, qui s’appuie sur une présence policière démesurée. La désescalade a enfin pour corollaire la suppression des moyens intermédiaires : les agents se retrouvent ainsi démunis face à une violence accrue. En 2015, lors de l’inauguration du nouveau siège de la banque centrale européenne à Francfort, les policiers ont été contraints de quitter le terrain parce qu’ils n’arrivaient pas à le tenir ; je ne suis pas sûr que ce soit un bon message dans une république qui se dit forte.

Si nous avions été consultés au sujet de la judiciarisation, nous aurions mis en avant le cas de l’Angleterre, où les agents se rendent au domicile des personnes à interpeller le lendemain des manifestations et appliquent une réponse pénale très ferme. Une communication ad hoc vise à casser le sentiment d’impunité, et les forces de l’ordre utilisent la manœuvre pour éventuellement faire cesser l’infraction. L’objectif n’est donc pas forcément de rechercher l’interpellation immédiate à tout prix, ce qui serait de nature à déséquilibrer un dispositif de maintien de l’ordre déjà difficile à tenir.

La plus grosse difficulté rencontrée avec ces mouvements était simplement de « séparer le bon grain de l’ivraie », de parvenir à cibler les black blocs en les dissociant des personnes venues légitimement exercer un de leurs droits les plus fondamentaux : s’exprimer dans la rue.

Concernant le LBD, le nombre important de tirs vient du fait que nous avons dû mettre tous nos collègues dans la rue pour encadrer les manifestations dans toutes les villes où elles avaient lieu. À Lorient, par exemple, il n’y avait pas de CRS, et seul un demi-escadron de gendarmerie mobile a pu être envoyé en renfort. Des collègues qui étaient depuis des années au service du timbre-amende ou à la brigade accidents ont été sortis du commissariat et, casque sur la tête, envoyés sur une opération de maintien de l’ordre. Des effectifs non formés aux violences urbaines et à la gestion de foule ne peuvent pas avoir la même approche que leurs collègues aguerris au travail en milieu hostile, capables de garder à l’esprit que la plupart des personnes qui leur font face sont des citoyens en colère, et non pas des assassins ou des délinquants. Et ces collègues non formés ont été exposés à leurs dépens, car plusieurs se retrouvent à présent seuls sur le banc des accusés.

C’est la raison pour laquelle le LBD 40 a été très utilisé, et le conserver dans l’arsenal est une nécessité absolue, sauf à ce qu’on trouve une autre arme pour le remplacer. Ce qui nous importe, c’est d’avoir un outil efficace à utiliser en cas de besoin.

Quant à la nouvelle grenade, elle semble en effet plus sécurisée, puisque le bouchon allumeur ne se désolidarise pas du corps. L’impact sonore et la capacité demeurent inchangés : une grenade de désencerclement projette dix-huit plots. Il y a toutefois un petit bémol : elle nous a été distribuée sans avoir été essayée dans la police, ce que nous avons dit au ministre. Puisque j’ai juré de dire la vérité, je ne vous cacherai pas que ce changement s’est fait dans la précipitation. Des services ont dû rendre samedi, le jour de la manifestation, les anciennes grenades pour être équipés des nouvelles, ce qui pose question. Enfin, la chaîne pyrotechnique de ce nouveau matériel serait un peu plus longue, ce qui suscite notre inquiétude : la grenade pourrait être rejetée sur les agents, des manifestants pourraient être tentés de la ramasser.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Ces mesures appellent un retour d’expérience, en particulier s’agissant de l’utilisation des nouveaux matériels. Les anciennes grenades ont-elles déjà été retirées de tous les services, ou uniquement de ceux chargés du maintien de l’ordre, CRS et gendarmes ?

M. Grégory Joron. Elles ont été retirées de tous les services. Au Havre, par exemple, les collègues n’avaient pas reçu les nouvelles, mais n’avaient déjà plus les anciennes.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Pour ceux de nos collègues qui n’auraient pas lu la presse, je précise que le schéma national du maintien de l’ordre prévoit l’utilisation du LBD par deux personnes, un lanceur et un superviseur, lequel donne l’ordre de tirer, et l’installation de caméras – vous pourrez nous préciser si ce sera le cas partout et en permanence – pour effectuer une captation vidéo.

M. Denis Jacob. Je vais commencer par répondre sur le fond, et céderai ensuite la parole à mon collègue Laurent Noulin, CRS, qui travaille encore sur le terrain.

Nous devons tous être responsables, sans raideur dogmatique. Il n’est pas question de désarmer les CRS et d’empêcher nos collègues de rétablir l’ordre républicain, de garantir la sécurité et la tranquillité de nos concitoyens, de faire cesser les troubles à l’ordre public. La désescalade intervient en amont de l’action « répressive » des forces de sécurité ; l’une n’empêche pas l’autre. Alternative Police CFDT ne demande pas que soit mis en œuvre à l’identique ce qui est fait en Allemagne. Nous souhaitons plutôt adapter à notre schéma de maintien de l’ordre, assez atypique, les techniques intéressantes d’autres pays d’Europe. Si la désescalade, grâce à la médiation, permet en amont d’éviter, ou du moins d’atténuer les violences pour une partie de la population qui manifeste, il me paraît opportun de l’expérimenter et de voir si elle fonctionne.

Notre syndicat n’a pas non plus de position dogmatique sur l’armement ; nous sommes ouverts à toutes les solutions, dès lors que le matériel retiré aux policiers est remplacé par un autre. Il n’est pas question d’aller au contact des casseurs la fleur au fusil : nous avons besoin de moyens non seulement pour intervenir et interpeller, mais aussi et surtout pour se protéger.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Soyons clairs : dans le nouveau schéma de maintien de l’ordre a été rappelée la nécessité de tenir à distance, et le LBD est une des armes qui permet de le faire.

M. Jean-Louis Thiériot. Avant de passer aux questions suivantes, il serait intéressant pour notre commission d’entendre l’un des CRS ici présents qui a été directement confronté aux difficultés du maintien de l’ordre, monsieur le président.

M. Laurent Noulin, référent national en charge des CRS. Je souhaite préciser les caractéristiques de la nouvelle grenade. Comparée à l’ancienne, elle est beaucoup moins puissante, puisqu’elle fait trente-six joules au lieu de quatre-vingts ; ce sont toujours dix-huit plots qui sont projetés. Son rayon d’efficacité est de cinq à dix mètres ; celui de l’ancienne grenade était supérieur à dix mètres. Le bouchon allumeur reste sur le corps de la grenade, et n’est donc plus projeté, projection qui pouvait auparavant produire des dégâts ou blesser des manifestants.

Les compagnies sont équipées de caméras, les lanceurs de LBD le sont également. En théorie, l’autonomie est de quatre heures avec enregistrement par batterie, chaque caméra étant dotée de deux batteries. En pratique, les remontées du terrain font état d’une autonomie de quinze à vingt minutes par batterie, ce qui pose un gros problème d’efficacité, d’autant plus gênant que le tireur de LBD doit, à réception de la caméra, enregistrer son numéro d’immatriculation administrative, qui correspond au numéro référentiel des identités et de l’organisation (RIO), et synchroniser la caméra avec l’heure et le lieu. Si la capacité d’autonomie de la batterie était plus longue, il n’y aurait pas besoin de superviseur. Le matériel est donc parfaitement inadapté.

M. Thomas Gassilloud. L’un d’entre vous a insisté sur la nécessité de travailler sur l’avant et l’après : comment les retours d’expérience sont-ils pris en compte dans vos interventions pour vous permettre de vous adapter aux nouveaux modes d’action ?

Le renseignement vous donne-t-il les moyens de bien anticiper vos interventions, ou êtes-vous parfois surpris de la nature des modes d’action et de leur volume ?

M. François Pupponi. Est-il prévu que tout lanceur de LBD aura à sa suite un superviseur en permanence ? Puisque ce dernier a la charge d’autoriser le tir, où se placera-t-il concrètement ?

Concernant les nouvelles grenades dont les caractéristiques techniques viennent d’être précisées, des essais ont-ils été conduits avant leur mise en service, ou ce choix n’est-il fondé que sur la fiche technique ?

M. Denis Jacob. Le renseignement est un vrai sujet. En 2016, lors des manifestations contre la « loi El Khomri », la préfecture de police a déployé au cœur même des manifestations des policiers en civil, lesquels faisaient du renseignement dans le cadre du maintien de l’ordre pour nous signaler les éléments perturbateurs qui venaient s’agréger au cortège. À la suite de la polémique suscitée par des rumeurs selon lesquelles des policiers se déguisaient en casseurs pour déclencher les confrontations avec la police et alimenter la violence, la préfecture de police a fait le choix de retirer des manifestations les collègues en civil chargés du renseignement. Nous nous sommes aperçus au fil des manifestations que c’était une erreur stratégique, car nous n’avions plus les retours d’information nécessaires pour gérer les violences auxquelles nous étions confrontés. Des effectifs ont d’ailleurs été replacés au cœur des manifestations pour identifier les potentiels perturbateurs.

Le renseignement en amont de chaque manifestation est donc clairement très important pour que le maintien de l’ordre s’exécute dans les meilleures conditions. Il est assuré par le renseignement territorial, qui a fait remonter bon nombre d’informations durant le mouvement des gilets jaunes et permis d’endiguer la violence, ou du moins de la réduire autant que possible, en interpellant en amont ceux qui venaient pour casser. Vous avez sans doute vu les images des saisies effectuées avant les manifestations – des haches, des marteaux, des masses, des boules de pétanque.

Annoncé vendredi, le nouveau schéma national de maintien de l’ordre a été testé samedi sur une première manifestation. Nous n’en avons pas eu de retour à ce jour, et ne pouvons donc pas nous prononcer sur l’avant et l’après.

Concernant le LBD, nous sommes tous au fait du fonctionnement en binôme : lanceur et superviseur doivent travailler ensemble, et donc rester en contact direct.

Quant à la nouvelle grenade, Alternative Police CFDT n’a à aucun moment été sollicité, tout comme pour le SNMO. Nous n’avons participé à aucun test ou expérimentation.

M. Stanislas Gaudon, délégué général d’Alliance Police nationale. Mes collègues ont évoqué à juste titre l’avant, le pendant et l’après. Le renseignement en amont des manifestations doit effectivement être renforcé, l’analyse doit être menée. Il est toutefois tout aussi important que les déclarations soient faites, car en garantissant le parcours de la manifestation et, par suite, le positionnement des unités de maintien de l’ordre, elles sont la condition d’une organisation opérationnelle. Il faudra marteler que les rassemblements sauvages tombent sous le coup de la loi.

Dans le schéma national de maintien de l’ordre, de nouvelles sommations sont prévues en cas d’attroupement. Or le délit d’attroupement n’est plus retenu par les parquets depuis 2017 au motif qu’il serait assimilé à un délit politique. Les infractions commises dans le cadre d’attroupements sont pourtant sévèrement punies ; que le parquet décide de ne pas les sanctionner rend la tâche compliquée pour mes collègues.

Ce n’est pas sans lien avec les difficultés que nous avions soulevées relativement à l’application de la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et à garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, dite « loi anticasseurs », qui prévoit dans le champ des peines complémentaires prises à l’encontre des individus violents l’interdiction de manifester. Le chiffre qui avait été donné à l’époque était de trente-deux interdictions prononcées en vingt ans, ce qui démontre une absence de réponse, et explique, comme le rappelait Grégory Joron, qu’on retrouvait tous les samedis les mêmes personnes commettant les mêmes méfaits. À nouveau, ces constats nous amènent à nous interroger sur la judiciarisation après les événements. C’est pourquoi je souhaiterais céder la parole à mon collègue Johann Cavallero, sur les procédures inhérentes au maintien de l’ordre.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous demanderai d’être concis, car beaucoup de mes collègues souhaitent vous poser des questions. Si vous distribuez ainsi la parole, nous n’y arriverons pas.

M. Johann Cavallero, délégué national CRS d’Alliance Police nationale. Sur le plan judiciaire, il est important de rappeler que nos collègues CRS perdent leur qualité d’agent de police judiciaire (APJ) lorsqu’ils participent en unité constituée à une opération de maintien de l’ordre. Ils ne sont donc plus habilités à établir des procès-verbaux. Toute remise d’un individu à un officier de police judiciaire (OPJ) doit néanmoins être accompagnée d’une fiche de mise à disposition, facile à remplir. En outre, dans ce cadre, les CRS n’agissent que sur ordre : il n’y a pas d’initiative en maintien de l’ordre. Et c’est ce qui s’est passé dans l’affaire du Burger King : les collègues ont agi sur instruction. Les sections et, en leur sein, les groupes tactiques sont toujours encadrés par des gradés. C’est la raison pour laquelle, comme le précise le schéma national, les forces mobiles doivent être en première ligne.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il faut bien distinguer deux types d’opérations de maintien de l’ordre : les manifestations traditionnelles dont les participants respectent la règle du jeu et auxquelles viennent s’agréger, à la marge, des casseurs, et les manifestations dans lesquelles personne ne respecte la règle du jeu. Dans ce dernier cas, évidemment, il faut intervenir.

Quant à la fiche de mise à disposition qui vient d’être mentionnée, les magistrats ne la retiennent pas pour la constitution des infractions. C’est la raison pour laquelle le nouveau schéma prévoit la présence d’un OPJ sur les lieux des manifestations, chargé de relever les éléments constitutifs de l’infraction et d’en permettre la poursuite.

M. Jean-Louis Thiériot. L’opinion publique s’émeut de voir à la télévision des images de saccage de magasins et de vitrines en présence des forces de sécurité. Certes, la priorité est d’assurer la sécurité des services de police sur le terrain, mais qu’avez-vous à proposer, en termes de doctrine ou de moyens, pour éviter ces dégâts qui, semaine après semaine, nourrissent un sentiment d’impuissance et irritent l’opinion ?

Il est impératif que ces atteintes aux biens et aux personnes soient sanctionnées. De la même façon, quel changement d’organisation, quels moyens envisager pour permettre la judiciarisation, c’est-à-dire rassembler des éléments suffisamment probants dans le cadre de procédures adaptées pour que les sanctions judiciaires tombent ?

Mme Constance Le Grip. Je suis étonnée que les représentants des forces syndicales n’aient pas été associés plus en amont à l’élaboration du document de présentation des grandes lignes du schéma national. La version finale vous a-t-elle été transmise pour consultation ?

J’ai écouté très précisément les propos du ministre Gérald Darmanin vendredi dernier au sujet de la technique de l’encadrement, autrement appelée la nasse, qui a été très décriée par l’opinion publique et certains commentateurs. Que pensez-vous du fait que celle-ci sera désormais beaucoup plus encadrée, circonscrite dans le temps et moins fréquemment utilisée ?

M. Grégory Joron. Il est légitime que le public se pose des questions quand il voit un groupe de CRS, une compagnie d’intervention ou un escadron de la gendarmerie mobile ne pas bouger alors qu’un abribus est saccagé ou qu’une voiture est volée. C’est toute la difficulté de l’exercice du maintien de l’ordre, qui suppose d’accepter une part de désordre et de savoir où placer le curseur.

Il faut bien avoir à l’esprit qu’à Paris comme ailleurs, c’est le préfet qui a la charge des opérations et qui délègue son autorité aux commissaires sur le terrain, lesquels doivent faire remonter les problèmes rencontrés et attendent les instructions pour manœuvrer. Il n’y a pas de solution miracle : il faut trouver l’équilibre entre, d’un côté, l’initiative laissée aux compagnies pour limiter les saccages et, de l’autre, le maintien du dispositif, conçu pour assurer la sécurité des manifestants. Laisser trop de champ à l’initiative, c’est prendre le risque de voir s’affaiblir un pan du dispositif. La réponse n’est sans doute pas satisfaisante, mais si les collègues ne bougent pas, c’est parce qu’ils n’ont pas reçu l’ordre de le faire.

Concernant la chaîne pénale, pour avoir de meilleurs résultats il faut évidemment des moyens d’identification plus solides. Nous savons que les éléments constitutifs rassemblés en situation dégradée sont fragiles. La plupart du temps, si les affaires sont classées sans suite, ce n’est pas parce que les magistrats ne retiennent pas les éléments présentés, mais parce que les avocats font leur travail de défense. Leur client n’a pu être reconnu à une distance de cinquante mètres, le port de la capuche est un élément insuffisant pour l’identifier car plusieurs personnes alentour en portaient une également, et ce n’est donc pas lui qui a jeté le caillou mais la personne à côté : tels sont les arguments utilisés le plus souvent, avec succès.

Quant au document final du SNMO, il nous a été transmis ce matin, madame la députée, mais à ma connaissance, aucun échange n’a eu lieu avec le cabinet du ministre entre vendredi dernier et hier, mardi, pour faire bouger quelques lignes.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous avez de la chance, car pour notre part, nous ne l’avons pas encore eu !

M. Grégory Joron. Enfin, la technique d’encadrement ayant suscité des polémiques, il est bon que les forces en présence avertissent les manifestants lorsqu’elles ont l’intention d’y recourir. Et il est nécessaire d’indiquer aux personnes au moins une porte de sortie, faute de quoi il peut y avoir un effet cocotte-minute, dangereux à la fois pour les personnes présentes et pour nos collègues sur le terrain. C’est là aussi un des principes fondamentaux du maintien de l’ordre. Une amélioration des techniques passe donc forcément par une communication plus claire à l’adresse des manifestants, pour les responsabiliser.

M. Johann Cavallero. S’agissant des saccages, il conviendrait de repositionner les forces. Les forces mobiles, qui sont vraiment aguerries, rompues au maintien de l’ordre, doivent être placées en première ligne pour libérer les effectifs de la brigade anti-criminalité (BAC) ou des brigades de répression de l’action violente motocyclistes (BRAV-M). Certaines compagnies de CRS sont dotées de sections des moyens spécialisés (SMS), équipées de barre-ponts, de canons à eau et de motopompes insuffisamment utilisés. On peut en effet tenir une rue ou un bâtiment administratif grâce à un barre-pont, qui peut se déplier sur dix-huit mètres, et ainsi garder des effectifs opérationnels. L’erreur faite aujourd’hui est de mettre en première ligne des équipes qui ne sont pas des forces mobiles et en deuxième ligne des CRS ou des gendarmes mobiles. Lors des événements du 1er décembre 2018, plus de vingt unités de CRS ont gardé des bâtiments, alors qu’il y avait le feu partout. Il faut donc revoir ce positionnement.

Nous avons bien reçu ce matin la dernière version du schéma national. Nous avons repéré deux modifications de taille. Alors qu’il était question de recruter 275 CRS d’ici à 2022, la période retenue est désormais 2017-2022, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Concernant les moyens engagés pour les engins lanceurs d’eau et les véhicules blindés, le budget devait être fixé à l’horizon de 2022, et la date a maintenant disparu.

Quant à la technique de l’encadrement, il faut pouvoir continuer à l’utiliser, tout en gardant bien évidemment une porte de sortie. Ce dispositif permet d’isoler et de canaliser les fauteurs de troubles, et d’évacuer les autres personnes prises à l’intérieur de la nasse. S’il a souvent été décrié, les forces mobiles le maîtrisent néanmoins. Il est beaucoup utilisé lors des matchs qui comportent des risques d’affrontement entre supporters. C’est un outil vraiment indispensable au maintien de l’ordre. Les CRS suivent vingt-cinq jours de formation par an pour maîtriser cette technique. J’en reviens donc au début de mon intervention : ce sont ces agents qui doivent être mis en première ligne, parce qu’ils sont là pour ça, et non pas pour être relégués au second plan. Ils doivent vraiment être utilisés pour le maintien de l’ordre, car c’est leur spécialité.

M. Denis Hurth. J’aimerais corriger l’image que l’opinion se fait du CRS qui va travailler le samedi. C’est un père, il n’est pas là pour éborgner ou blesser quelqu’un ; il est là pour protéger les biens et les personnes.

Nous suivons des entraînements bien spécifiques, où nous apprenons à fixer, déborder, neutraliser. Nous sommes cependant les fonctionnaires les plus aigris, parce que quand nous allons travailler, les choses ne se passent pas comme elles devraient, et vous pouvez le voir à la télévision. Au sein des unités, la discipline et la cohésion sont déterminantes pour préserver la sécurité de tous et neutraliser les actions individuelles. Sur les Champs-Élysées, face aux gilets jaunes, vous voyez peut-être les compagnies républicaines de sécurité et les gendarmes mobiles, qui sont en mesure de faire du maintien de l’ordre, mais il y a d’autres effectifs de la police nationale. Voilà deux semaines, par exemple, des policiers de Lyon ont été intégrés à des compagnies d’intervention alors qu’ils n’avaient jamais fait ça. Sans discipline ni cohésion au sein de nos troupes, ça ne peut pas fonctionner. Il faut désormais posséder une parfaite maîtrise des cadres juridiques et des conditions d’emploi de la force pour faire du maintien de l’ordre, telle est la précision que je voulais apporter.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je précise pour mes collègues que la différence entre une opération de guerre et une opération de maintien de l’ordre, c’est que dans ce dernier cas on laisse une porte de sortie aux manifestants pour qu’ils puissent quitter les lieux et rentrer chez eux.

M. Loïc Travers. Les retours d’expérience sont quasiment inexistants, ce n’est pas dans la culture de la police. Seuls quelques chefs les pratiquent parce qu’ils y ont été formés ou parce qu’ils pensent pouvoir ainsi apporter quelque chose à leur unité. Même si la situation s’améliore, c’est encore peu répandu.

Pour préciser vos propos, monsieur le président, il me semble utile de distinguer les opérations de maintien de l’ordre des opérations de violence urbaine. On a beaucoup parlé des lanceurs de balles de défense et de leurs superviseurs, mais les forces lourdes que sont les CRS n’utilisent presque jamais le LBD en maintien de l’ordre pur. Ce n’est que quand la manifestation commence à dégénérer vers des violences urbaines avec des dislocations de groupes que cette arme est utilisée, à la fois par les CRS, par les unités mobiles de la préfecture de police, c’est-à-dire les compagnies d’intervention, et par les BRAV-M, dont il est inutile de rappeler les hauts faits, puisque ce sont elles qui ont permis d’endiguer les flots de casseurs et d’effectuer correctement des dizaines d’interpellations. Il y a donc une différence fondamentale entre le maintien de l’ordre pur et les violences urbaines au regard de l’utilisation du LBD.

Mme Coralie Dubost. De l’extérieur, on observe évidemment des différences entre les manifestations, certaines ne donnant lieu à aucun débordement ; je pense notamment aux marches pour le climat. Vous qui vivez cela régulièrement, pourriez-vous caractériser ce moment où l’on bascule du maintien de l’ordre aux violences urbaines ? À cet égard, pensez-vous avoir besoin d’une nouvelle doctrine du maintien de l’ordre, ou plutôt d’une nouvelle méthode en amont, pour agir avant les manifestations, notamment avec une éventuelle interdiction de manifester ?

M. Loïc Travers. Comme l’a rappelé mon collègue Denis Jacob tout à l’heure, l’année 2016 et les manifestations contre la « loi El Khomri » marquent un tournant : on constate à partir de ce moment-là une aggravation des blessures et le nombre de blessés explose. À l’époque, 600 policiers ont été blessés sur une période très courte de trois mois. En outre, le contact systématique a commencé de devenir la règle.

Les objets utilisés dans les manifestations – acide, mortier, bombes artisanales – ont justifié a posteriori non pas un changement de doctrine, comme vous le dites, mais un durcissement dans la façon d’interagir. Quand vous retrouvez de tels matériels, vous ne vous posez plus de questions : il faut intervenir. Alors qu’en 2016 il y avait un manque de courage politique pour utiliser certains moyens intermédiaires de défense – à la préfecture de police de Paris, sur les quatre ou cinq canons à eau disponibles, un seul était opérationnel, et personne ne l’utilisait –, la situation a changé par la suite. Un certain nombre de personnes ont été évincées, on a procédé différemment, avec de nouvelles techniques. Il y a eu une prise de conscience de la problématique que vous évoquez, et un courage politique a enfin été affiché.

Nous avons donc pu réagir quand, près de deux ans après la « loi El Khomri », les gilets jaunes ont pris la main et qu’ont surgi les difficultés mentionnées par mon collègue : une absence de déclaration de manifestation, des lieux variables, une multitude de manifestations concomitantes, parfois une cinquantaine dans un périmètre de deux à trois kilomètres carrés. Tous ces paramètres compliquent évidemment la tâche des forces de l’ordre, qui peinent à s’adapter. Dans beaucoup de situations, nous avons les moyens d’intervenir, mais encore faut-il que les bons ordres soient donnés.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie de rétablir certaines vérités, monsieur Travers.

M. Denis Jacob. Très souvent, on passe du maintien de l’ordre à la violence au moment de la dislocation de la manifestation, c’est-à-dire à la fin du mouvement. En termes de méthode, le nouveau schéma – dont nous n’avons pas eu la dernière version ce matin – permet de faire le tri. L’objectif n’est pas de remettre en cause la pertinence de l’intervention des forces de sécurité pour mettre un terme aux troubles à l’ordre public ; il est de faire le tri entre les manifestants pacifistes et les casseurs au moyen de signalétiques audio et lumineuses, afin que les premiers puissent s’en aller, et que nous puissions charger et interpeller les seconds.

M. Jérôme Lambert. J’ai participé aux travaux de la précédente commission d’enquête sur le sujet, en 2015. Vous étiez sans doute alors déjà policiers, et je crois reconnaître parmi vous certains des responsables syndicaux que nous avions auditionnés. Quel regard portez-vous sur ce précédent rapport ? Et qu’attendez-vous des travaux qui commencent aujourd’hui ? Nous pouvons en effet être une force de proposition ; c’est du moins ce que nous souhaitons.

Je n’ai pas eu de retour des personnes auditionnées depuis la publication du rapport, mais ce pourrait nous être utile pour cette nouvelle réflexion. Vous l’avez souligné, des changements ont eu lieu, avec l’émergence d’une violence qui n’était pas observée auparavant. Toutefois, moi qui suis un peu âgé, et qui ai beaucoup manifesté dans ma vie – sans jamais me placer du côté des casseurs –, j’ai été témoin de graves violences, notamment en 1979, à la fin des manifestations des sidérurgistes, et à bien d’autres occasions. Ce n’est donc pas totalement nouveau.

Mme Laurence Vanceunebrock. J’aimerais revenir sur la formation des forces de l’ordre au sein de la police nationale. Vous l’avez rappelé, elle est passée de douze à huit mois, diminuant ainsi d’un tiers, ce qui n’est pas rien.

Vous avez également pointé du doigt l’impossibilité de mettre en œuvre les entraînements physiques requis par la formation continue en raison d’une charge de travail trop importante ; les commissaires sont en effet contraints de gérer leurs effectifs.

Les formations concernent également l’utilisation des différentes armes en dotation individuelle ou collective – le LBD, le fusil à pompe, le fusil d’assaut HK G36, le Taser, le bâton de défense, le tonfa, les matraques, et la liste est encore longue. Comment faire en sorte que vous soyez tous formés à l’utilisation de l’ensemble de ces armes et que vos habilitations soient reconduites si la formation continue classique est insuffisante ?

Nous savons aussi que vos rythmes de travail sont compliqués et difficiles. Le travail de nuit et le week-end requiert une implication énorme de la part des forces de l’ordre. En maintien de l’ordre, il faut également ajouter les temps d’attente avant l’action, ainsi que la confrontation avec des individus venus « casser du flic », qui commencent par vous insulter, puis vous crachent dessus avant de vous infliger des violences physiques auxquelles vous êtes forcés de répondre par l’emploi de la force légitime.

Quelles sont vos positions en matière de formation initiale ? Préconisez-vous un retour aux douze mois, voire une augmentation de cette durée, compte tenu de la charge de travail ensuite imposée dans les différents domaines d’intervention de la police ? Quelles seraient vos suggestions pour rendre la formation continue réellement efficiente ? J’adresserai enfin une question à ceux d’entre vous qui sont CRS ou qui ont été confrontés aux situations de maintien de l’ordre : y a-t-il un suivi psychologique des policiers après les manifestations ?

M. Didier Le Gac. La formation, que vous avez été nombreux à évoquer, me paraît fondamentale. Je ne suis pas un technicien, et le propre des députés est bien d’être des généralistes. Au cours de la formation initiale, combien de temps est consacré au maintien de l’ordre et à la question des violences urbaines ? Ensuite, la formation continue prévoit un tutorat, c’est-à-dire un suivi par un collègue ayant de l’ancienneté. J’ai cru comprendre que les tuteurs ne disposaient pas de temps suffisant pour cette charge. Ce tutorat est-il formalisé ? En d’autres termes, l’un d’entre vous pourrait-il m’expliquer en quelques mots en quoi consiste la formation au maintien de l’ordre ?

M. Denis Jacob. S’agissant de la formation initiale, elle est en effet passée de douze à huit mois. Toutefois, c’est une redistribution plutôt qu’une réduction : il y avait auparavant douze mois de formation théorique et douze mois de formation pratique, et on est passé à huit mois de formation théorique pour seize mois de formation pratique. La durée totale de formation du gardien de la paix reste donc de vingt-quatre mois, même si, durant les seize mois de pratique, l’agent est en poste de pré-affectation et suivi par un collègue, ce qui peut être vu comme une façon détournée de mettre plus rapidement « du bleu » sur la voie publique.

La formation continue pose plusieurs problèmes notamment liés aux rythmes de travail. En fait, ce sont surtout les moyens qui font défaut : une partie de nos collègues n’arrivent déjà pas à faire leurs trois séances réglementaires de tir par an. Quant à la formation continue à l’armement, elle doit impérativement être assurée, puisque pour pouvoir utiliser une arme, il faut avoir été formé préalablement et obtenu une habilitation qui doit être régulièrement confirmée ; je pense notamment au lanceur de balles de défense.

À ce sujet, la CFDT, qui est aussi partenaire du syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), syndicat majoritaire des officiers, revendique la création d’une véritable académie de police, qui nous semble être la clé pour apporter des réponses en matière de formation initiale. Le Président de la République s’y était d’ailleurs engagé dans son programme électoral en 2017. Cette académie regrouperait les trois corps – gradés et gardiens, officiers, commissaires –, ce qui créerait une cohésion entre eux. Les stagiaires bénéficieraient de troncs de formation communs, et d’autres spécifiques à chaque grade.

M. Loïc Travers. Pour notre part, nous souhaitons surtout nous assurer que la nouvelle formation qui se met en place se fera à moyens constants. Sur les vingt-quatre mois de formation initiale, les stagiaires passeront quatre mois supplémentaires sur le terrain au lieu d’être à l’école de police, ce qui suppose un transfert de moyens.

Concernant la formation au maintien de l’ordre, les agents destinés à intégrer le corps des CRS bénéficient de trois semaines de formation au sein d’une compagnie à l’issue des vingt-quatre mois puis, en formation continue, de périodes de recyclage des unités (PRU). Ceux qui seront affectés dans des compagnies d’intervention, à la préfecture de police ou en province, bénéficient de quinze jours de formation au sein de leur unité en sus des modules théoriques et pratiques de formation initiale.

M. Grégory Joron. Pour répondre à M. le député Lambert, j’ai été auditionné par la commission d’enquête qui a rendu ses travaux en 2015 et qui avait été créée à la suite de la mort de Rémi Fraisse. Nous avions humblement remis nos préconisations par écrit à notre auditoire.

Ce que nous souhaitons aujourd’hui, c’est simplement apporter notre pierre à l’édifice, nourrir la réflexion de nos remarques et des remontées du terrain en espérant que vous transmettrez ces éléments au Gouvernement, à nos décideurs. L’objectif de tout ceci est en effet d’améliorer collectivement nos systèmes et nos processus d’intervention pour garantir le droit de manifester et de s’exprimer dans la rue en toute sécurité, un droit essentiel à notre démocratie. Nous rencontrons des difficultés à le faire, il faut le reconnaître et trouver des réponses. Nous avons tous regretté n’avoir pas été consultés sur le SNMO ; notre présence aujourd’hui est peut-être une manière de rattraper le coup. Discuter de ce nouveau schéma aurait mérité deux jours, et cette audition est bien trop courte. Nous restons néanmoins à votre disposition pour répondre à d’éventuelles questions écrites.

M. Denis Hurth. Concernant la formation initiale, si je ne veux pas préjuger de la façon dont la professionnalisation va se dérouler, il ne faut toutefois pas oublier qu’on n’attire pas les mouches avec du vinaigre. Je doute que beaucoup de nos collègues sur le terrain seront volontaires pour être formés trois ou quatre jours et prendre ensuite en charge des stagiaires. La direction centrale de la formation a du mal à recruter des formateurs : cette catégorie représente à peu près 4 % des effectifs de la police nationale, ce qui signifie qu’ils sont les parents pauvres en termes d’avancement. Tous souhaitent retourner sur le terrain en raison du manque d’attractivité de la fonction et de l’absence d’engouement pour celle-ci. Il est donc très compliqué de constituer des viviers pour former les élèves.

J’aimerais revenir sur ce que vous avez écrit dans votre rapport de 2018 intitulé D’un continuum de sécurité vers une sécurité globale, monsieur le président. L’enjeu était de faciliter les partenariats, notamment pour les infrastructures de tir. Votre idée de regrouper les forces pour parvenir à un travail cohérent et commun nous a beaucoup intéressés, mais depuis la publication de vos propositions, nous n’avons pas vu l’ombre d’un partenariat. Or, dans certaines écoles, à Montbéliard par exemple, les élèves font une heure et demie de trajet pour aller tirer. Dans d’autres écoles, les élèves ne peuvent parfois pas aller tirer pendant trois semaines faute d’infrastructure disponible. Je suis le premier à dire que la formation est le bras armé de la police nationale, mais il faut y mettre les moyens.

M. Jean-Michel Fauvergue. Je vous préciserai en aparté à l’issue de l’audition ce qui est prévu ; le rapport sera versé aux documents de travail de notre commission.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je tiens à remercier tous les représentants des syndicats de police de s’être déplacés pour répondre à nos questions.

J’aimerais, avant que vous nous quittiez, avoir votre opinion sur les observations publiées par le défenseur des droits. En avez-vous tiré des préconisations ?

M. Grégory Joron. Pour notre part, nous n’avions pas retenu grand-chose des recommandations du défenseur des droits, qui nous semblaient très éloignées de la réalité, et très orientées, en particulier sur le LBD.

Nous ne balayons pas d’un revers de main le problème des blessures graves que l’arme peut engendrer ; statistiquement, et j’espère ne pas choquer en précisant ce chiffre, sur 327 tirs, un seul était dangereux. Il faut donc remettre les faits en perspective sur plusieurs mois de mouvements sociaux. Surtout, il faut rappeler l’utilité de l’armement intermédiaire : nous devons disposer d’un éventail le plus large possible pour adapter au mieux la réponse aux risques auxquels nous faisons face. Supprimer le LBD, c’est enlever un barreau de l’échelle, donc contraindre à utiliser le barreau supérieur pour agir contre une menace. Le LBD est utile comme moyen intermédiaire, et il faut l’encadrer. Le superviseur est un dispositif en place depuis très longtemps dans les forces mobiles et qui fonctionne. La position du défenseur des droits était d’interdire de manière dogmatique l’usage du LBD sans rien prévoir à la place, ce qui nous pose un réel problème.

M. Stanislas Gaudon. Pour répondre à votre question sur le défenseur des droits, je vous montrerai deux photographies de presse, l’une prise en 2016, et l’autre samedi dernier, sur laquelle figure un arc qui avait été saisi dans l’après-midi. (M. Gaudon déplie deux reproductions de photographies prises lors de manifestations et les fait passer aux députés.) Telle est la réalité du terrain. Les policiers sont confrontés à une violence qui s’est accrue, nous l’avons dit au début de l’audition. Il ne faudrait donc pas se voiler la face en prônant doctement la suppression des armes de force intermédiaire, car c’est une petite musique que nous avons entendue ces derniers temps.

Quelle serait la solution alternative pour nos collègues sur le terrain si on leur enlevait ces armes intermédiaires ? Le corps à corps ? Je vous invite à regarder quelques vidéos de maintien de l’ordre dans des pays européens où l’on emploie cette méthode ; je ne suis pas sûr qu’elle convienne à tout le monde ! Une autre possibilité serait l’utilisation de l’arme de service des policiers, ce que personne, je crois, ne cautionnerait. Il me semble que chacun, en particulier le défenseur des droits, devrait le garder à l’esprit.

M. Denis Jacob. Il me semble qu’unanimement nous n’avons rien retenu du rapport du défenseur des droits, qui est dogmatique et partial, et je souscris parfaitement aux propos de mes collègues.

Éviter les dommages collatéraux, éviter les blessés reste bien évidemment un principe élémentaire : personne autour de cette table, aucun de nos collègues des forces de l’ordre ne va travailler dans l’idée de blesser, voire de tuer quelqu’un. Adapter les moyens, réformer le schéma de maintien de l’ordre est une chose, retirer l’armement qui nous permet de garantir la sécurité des personnes et des biens ainsi que la nôtre en est une autre, et cette option n’est pas acceptable. Les armes intermédiaires sont nécessaires. Nous sommes d’accord pour qu’elles soient adaptées ou remplacées par d’autres moyens, pas pour qu’on les retire en nous laissant comme seul outil notre arme de service.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Madame, messieurs les syndicalistes, je vous remercie de votre présence aujourd’hui. Mes collègues et moi-même avons tenu à commencer nos auditions avec les représentants des syndicats de la police et de la gendarmerie. Je tiens, au nom de tous les membres de cette commission, à vous remercier du travail effectué par la police nationale, de votre dévouement et de votre engagement à la fois dans le maintien de l’ordre et dans vos autres tâches de tous les jours. Vous avez tout notre soutien dans cette mission.

 

 

 


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Audition du mercredi 16 septembre 2020

À 16 heures 45 : Table ronde de représentants des associations professionnelles de la gendarmerie :

-          M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIe siècle « GENDXXI »

-          M. Marc Rolland, porte-parole de l’Association professionnelle nationale militaire Gendarmes et citoyens

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, après avoir reçu les policiers nous recevons, logiquement, les gendarmes. Les uns comme les autres sont en effet sollicités pour les missions de maintien de l’ordre. Je remercie M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIe siècle (APNM GENDXXI), et M. Marc Rollang, porte-parole de l’Association professionnelle nationale militaire Gendarmes et citoyens, pour leur disponibilité.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. David Ramos et M. Marc Rollang prêtent successivement serment).

M. Marc Rollang, porte-parole de l’Association professionnelle nationale militaire Gendarmes et citoyens. Permettez-moi de vous saluer. Il est important de rappeler en préambule la définition nominale de la déontologie, telle que nous la percevons au sein de nos professions respectives – en l’espèce, celle de gendarme. La déontologie est la morale de la profession, l’observance des règles et des devoirs qui règlementent et conditionnent les conduites à tenir. De là découlent une stratégie intellectuelle et une stratégie opérationnelle.

La gestion du maintien de l’ordre, voire du rétablissement de l’ordre, voire du rétablissement de l’ordre en situation insurrectionnelle comporte en périphérie, ostensiblement, une lecture politique. L’objectif est de bien mesurer l’engagement pour avoir la possibilité de sortir de la crise par la porte de la négociation. L’enjeu pour le gestionnaire de l’ordre public est de mesurer, sous un delta de forces répondant à des critères d’appréciation de terrain aux niveaux opératif et stratégique, le risque qu’il y a à s’engager et les chances de parvenir à la réalisation de la mission : le retour au calme.

La déontologie est la force et la réflexion que le chef met en œuvre pour garantir à la fois l’expression et le droit à manifester, la sécurité de ses personnels et celle des manifestants. Il est assujetti pour ce faire à plusieurs contraintes régaliennes clairement évoquées, à un cadre légal et à un cadre d’expression en matière opérationnelle qui nécessitent une analyse. Cette analyse est définie comme l’autorisation d’agir de l’autorité civile légitime, qui fixe le degré et l’intensité de l’engagement ainsi que les termes de la mission. Elle est associée aux notions d’absolue nécessité – que l’on retrouve à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme –, de proportionnalité dans l’engagement, de gradation, de discernement, de respect de la loi et de respect du manifestant.

M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIe siècle « GENDXXI ». Au nom de l’APNM GENDXXI, permettez-moi en préambule de vous remercier pour l’intérêt que vous accordez au regard et aux propositions de notre association.

Il y a un peu plus de cinq ans, en avril 2015, alors que la loi de programmation militaire ayant autorisé les associations professionnelles de militaires n’était pas encore votée, nous participions à notre première audition devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, déjà sur le thème du maintien de l’ordre.

Les manifestations en France ont connu ces dernières années une progression importante, tant dans leur nombre que dans la violence qui s’y exerce : en 2016, dans les cortèges contre la « loi Travail », qui ont vu le retour de militants très agressifs et organisés – les fameux ultras – ; à Notre-Dame-des-Landes, au contexte très ouvert ; ou encore durant les manifestations des gilets jaunes au cours de l’année écoulée. Ce alors même que le nombre d’escadrons a été réduit à partir de 2008 pour atteindre 109 escadrons de gendarmerie mobile, et que le maintien de l’ordre n’est que l’une des missions des unités de gendarmerie mobile qui œuvrent également à la sécurisation des sites, renforcent les unités territoriales, luttent contre l’immigration irrégulière, et ont des missions outre-mer et des opérations extérieures (OPEX). Les unités ont été plus que jamais sollicitées dans un contexte de moyens humains sous-dimensionnés.

J’aimerais revenir spécifiquement sur les actes successifs, très difficiles, des gilets jaunes qui ont donné lieu à des images parfois très violentes. Ils sont l’aboutissement d’une évolution progressive des manifestations. Auparavant, il survenait parfois des incidents en fin de parcours. Le maintien de l’ordre était un maintien d’accompagnement, très statique. Les affrontements se produisaient généralement en fin de cortège. Aujourd’hui, les choses sont clairement plus chaotiques. Les manifestations ne sont pas structurées, gérées, encadrées par des organisateurs identifiés et expérimentés. L’imprévisibilité prime. L’insécurité et la violence sont monnaie courante. Désormais, de nombreuses manifestations sont uniquement lancées sans autorisation préalable pour détruire et s’en prendre aux forces de l’ordre. Nous devons assurer un rétablissement de l’ordre sur l’ensemble de la manifestation.

Malgré cela, la gendarmerie a tenu bon. Elle a démontré son expertise, sa maîtrise, dans ce contexte parfois insurrectionnel, devant des groupes organisés, équipés, armés. J’aimerais saluer l’engagement des personnels avec un mot particulier pour ceux et celles qui ont été blessés. Cette situation devait entraîner des réformes.

S’agissant des propositions, nous n’aurons pas des mots très différents de ceux tenus en 2015, même si le contexte a changé et s’est durci. Nous attachons toujours une importance particulière à la distinction claire entre autorités civile et opérationnelle, à la traçabilité des instructions et des ordres, ainsi qu’à la distinction des opérations administratives et judiciaires.

Nous ne pouvons que réitérer avec force nos alertes passées sur la situation des effectifs, la gestion du temps de travail, ainsi que sur la situation des matériels. Les choses ont évolué et continuent à évoluer, notamment avec le nouveau schéma national du maintien de l’ordre dont nous avons pu prendre connaissance. Nous y avons trouvé des mesures qui rejoignent celles que nous avons déjà formulées par le passé et auxquelles nous souscrivons totalement. D’autres nous semblent constituer néanmoins des points de vigilance, comme les équipes de liaison et d’information. Enfin, quelques mesures semblent porter davantage à débat, notamment sur l’encerclement.

De nombreux points préconisés par le Défenseur des droits sont intégrés dans le schéma national du maintien de l’ordre. Il nous paraît important de prendre en compte l’analyse et les recommandations qui ont pu être faites. Dans un État démocratique, le questionnement, la critique même parfois, par une autorité administrative indépendante doivent être perçus comme une chance. Ces recommandations doivent être néanmoins lues au travers du prisme d’une réalité parfois dure, mais le point à atteindre nous paraît légitime.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Notre intention est de mieux comprendre comment se déroule votre activité, quelles sont les contraintes ou les difficultés que vous rencontrez, et comment faire pour limiter les dérapages ou les incidents qui sont souvent regrettés.

Nous sommes conscients de la difficulté de votre tâche et de l’importance d’un maintien de l’ordre réussi pour la société entière, notamment pour le public.

Vous avez évoqué les questions relatives à l’évolution du profil des manifestants et de l’organisation des manifestations. Une sorte de spontanéisme se développe. Comment concevez-vous la réponse à apporter à cette évolution ?

Dans le code de déontologie qui vous concerne et dont vous avez évoqué quelques grands principes, y aurait-il des choses à modifier pour que vous puissiez gagner en efficacité ?

Enfin, il a beaucoup été question des techniques d’étranglement et de plaquage ventral, dont l’abandon a été demandé. Cette demande semble avoir rencontré une résistance, plusieurs responsables syndicaux pointant l’absence de techniques de remplacement. Comment pourrions-nous remplacer ces techniques qui ont suscité un certain nombre de critiques ?

M. Marc Rollang. La difficulté du maintien de l’ordre tient à la juxtaposition sur un seul et même compartiment de terrain de forces de nature différente. C’est la traçabilité et la compréhension des ordres donnés du haut vers le bas, puis du bas vers le haut au titre du compte rendu, qui sont en jeu. La piste majeure d’amélioration, dont la mise en œuvre serait relativement aisée, est de compartimenter la responsabilité des forces de l’ordre sur le terrain.

L’idée est de laisser des compartiments de terrain – des zones, des quartiers, des places, des rues – sous la responsabilité exclusive d’une force régalienne. De telle rue à telle autre, de tel quartier à tel autre, la responsabilité incombe à la police. Pour telle rue, tel quartier, telle place, elle incombe à la gendarmerie. Vous y gagneriez en lisibilité, nos chefs y gagneraient en confort de commandement, et il y aurait une cohérence dans la formation des unités présentes. C’est une demande forte de nos chefs et, j’en suis persuadé, de la part de toutes les personnes qui concourent à l’effort de sécurité publique. C’est une mesure qui s’impose car elle va dans le bon sens, celui de la lecture de l’action comme de l’identification formelle des forces engagées et à engager.

La technique de l’étranglement n’existe pas dans les protocoles et manuels d’emploi de la force dans l’intervention professionnelle – telle qu’elle est déclinée au titre de la formation initiale ou complémentaire dans la gendarmerie. Il existe des mesures de contrainte physique, de préhension, d’appréhension, mais le plaquage au sol tel que vous le concevez, avec l’étranglement en sus ou à côté, n’existe pas dans nos protocoles.

En matière de maintien de l’ordre, vous pensez bien que l’adversaire est particulièrement virulent. Il va tout faire pour se soustraire à la contrainte de l’autorité légitime liée au droit d’arrestation. Dans le cas d’espèce, l’action première de l’unité constituée et la responsabilité première de l’autorité en place, ce n’est pas forcément d’interpeller, c’est de ramener la paix, le calme, au besoin par la dispersion. L’interpellation individuelle répond à des normes techniques. La police a dans ses protocoles d’emploi – avec des restrictions que nous connaissons, qui font suite à différents incidents – l’étranglement et le plaquage au sol. La gendarmerie préférera peut-être utiliser des techniques moins dynamiques – appréhension, clés de bras, neutralisation des vecteurs inférieurs par des coups de bâton télescopiques. Cependant, l’intérêt premier est de garantir l’intégrité physique de la personne interpellée et celle des personnes qui l’interpellent.

N’oublions jamais que le curseur de l’intensité de l’intervention n’est jamais du fait de l’agent interpellateur. C’est toujours la personne concernée par l’interpellation qui détermine par son action, sa réaction, sa rébellion, le niveau du curseur pour pouvoir agir en toute sécurité.

M. David Ramos. Un mot essentiel me vient immédiatement pour répondre à l’ensemble des points que vous avez évoqués : celui de formation.

Si une mesure d’interpellation inappropriée survient, c’est avant tout parce que la pression est excessive, parce que la durée est excessive, et parce que des personnels n’ayant pas eu un niveau de formation suffisant n’ont pas un niveau de compétence qui leur permet d’agir sereinement. Un défaut de compétence entraîne potentiellement une réponse inappropriée dans les mesures d’interpellation.

Or la formation est en partie compromise par le niveau d’engagement des unités de gendarmerie mobile. Ces derniers mois, j’irai même jusqu’à dire cette dernière année, le niveau d’engagement a été extrêmement important et, de fait, cela a mis en suspens certaines séances de formation car le besoin était sur le terrain. Le cycle de bon fonctionnement d’un escadron de gendarmerie mobile comprend la formation, l’engagement et la récupération. Or, notamment en raison des problèmes d’effectifs, les cycles se raccourcissent. Les engagements sont de plus en plus importants et, de fait, il est difficile d’arriver à tenir la formation. Pourtant, sur les interpellations comme sur la déontologie, pour les retours d’expérience, les temps de formation sont essentiels.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Comment s’effectue une interpellation sur un individu particulièrement violent, qui veut se soustraire à l’autorité ? Par quels moyens le contraignez-vous ? J’ai bien compris qu’il existait une différence entre police et gendarmerie, que nous connaissions d’ailleurs déjà. Cependant, il nous faudrait des réponses claires sur ce point. Comment faites-vous pour interpeller un individu particulièrement excité, brutal, plus fort physiquement que l’interpellateur ?

Par ailleurs, dans le manuel de formation que j’ai pu consulter, le plaquage au sol est dessiné. Ce n’est donc pas une technique qui n’est pas employée, puisqu’elle est dessinée dans votre manuel de formation.

M. Marc Rollang. Pour être précis, elle n’est pas du tout encouragée !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. C’est important.

M. Marc Rollang. La nuance est importante. Avec le taux d’inhibition que nous avons au niveau de l’action, nous avons plutôt l’impression que les gens se disent que, moins ils en font, plus ils rentrent intacts à la maison. En effet, les gendarmes qui prennent des initiatives au cours d’une interpellation ont de fortes chances d’être blessés, alors que d’autres ferment les yeux.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Pourriez-vous développer ? Je n’ai pas bien compris.

M. Marc Rollang. Je voulais dire qu’il y a des nuances entre ce qui existe et ce qui est appliqué. L’inhibition que l’on a à agir tient souvent à la crainte que nous avons d’être impliqués a posteriori dans un contentieux administratif ou judiciaire.

Le nombre peut permettre de submerger puis d’interpeller un adversaire violent. Il faut, sinon, recourir à la technique, ou aux outils. Idéalement, les trois sont réunis. Pour interpeller quelqu’un avec un minimum de dommages périphériques pour lui et pour autrui, nous avons constaté que le taser constituait un moyen de force intermédiaire très opportun. Il permet en effet dans de nombreux cas – pas tous, malheureusement – d’appréhender un individu en garantissant à la fois son intégrité physique et celle des agents interpellateurs. Le schéma de contrainte physique que nous suivons s’appuie sur des outils que vous connaissez – le bâton télescopique, par exemple, ou encore la bombe lacrymogène – mais le taser constitue l’arme de force intermédiaire idéale pour interpeller quelqu’un. Cela doit se faire dans des conditions particulières d’emploi, et sous le régime de la nécessité. Il doit s’agir par exemple d’un individu récalcitrant en état de rébellion.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Ma première question porte sur la clé de contrôle de tête, que vous et la rapporteure avez appelé « clé d’étranglement ». J’ai demandé au personnel du commissariat de Fréjus de pratiquer une arrestation sur ma personne, afin de comprendre à quoi cela correspondait. J’ai bien compris que cette clé permettait de protéger l’individu interpellé de certains mouvements potentiellement fatals pour ses vertèbres.

Comme vous l’avez souligné, cela ne fait pas partie de vos instructions. Je souhaiterais que cela soit bien précisé, de manière à bien voir que l’appellation « clé d’étranglement » ou « méthode ou technique d’étranglement » appartient à un vocabulaire qui ne correspond pas au réel.

Dans nos déplacements, peut-être pourrions-nous tester cette méthode, monsieur le président ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous en discuterons avec la rapporteure et tous ensemble, mais il était bien dans nos intentions de faire des déplacements en police et en gendarmerie pour voir comment se passait ce type d’interpellation.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Ma deuxième question a trait à l’augmentation des violences dont vous faites l’objet et de l’emploi de certains instruments blessants qui la matérialisent, ainsi qu’à la hausse de la menace visant, par l’intermédiaire des réseaux sociaux, vos personnels et leurs familles. Cela provoque-t-il une attrition dans les rangs des forces de l’ordre, un départ de certains personnels qui « posent le sac » car ils ne supportent plus cet état de fait, ou au contraire cela fait-il arriver des gens qui demandent à intégrer la gendarmerie ou la police nationale car ils ne l’acceptent pas ?

M. Jean-Louis Thiériot. La mission du maintien de l’ordre ou du rétablissement de l’ordre consiste à assurer la sécurité des personnes et des biens et à limiter le risque pour les forces de l’ordre, notamment les gendarmes – nous savons le prix que vous avez payé. Dans ces conditions, l’interpellation en temps réel n’est pas la priorité. Cela dit, si l’on veut éviter que cela ne se reproduise tous les samedis ou tous les dimanches, il est souhaitable que la justice passe, d’où l’intérêt de la judiciarisation.

Selon vous, par quels outils ou quelles procédures pourrait-on améliorer l’efficacité de la judiciarisation – en espérant que la suite de la chaîne pénale fonctionne, ce qui reste à prouver – afin que l’on puisse amener l’auteur présumé des faits de la justice avec des éléments de certitude suffisants ?

Quelles sont les limites techniques à l’usage du taser ?

M. David Ramos. En gendarmerie, la technique de la clé de contrôle de tête ou de l’étranglement n’est pas utilisée. Les moniteurs d’intervention professionnelle définissent des zones d’action sur lesquelles nous pouvons agir dans le cadre d’une interpellation. La tête et les parties génitales sont clairement des zones rouges, que l’on ne peut atteindre avec les moyens de force intermédiaire dont nous disposons.

Vous évoquiez l’augmentation des violences et de l’usage des armes par destination, et l’effet de cette violence nouvelle, démultipliée. La gendarmerie mobile a une capacité de résilience remarquable. Elle s’appuie en cela notamment sur la jeunesse de ses effectifs. La gendarmerie mobile est constituée essentiellement d’éléments jeunes, qui y restent pendant un certain temps et doivent suivre une formation spécifique pour pouvoir y être maintenus. Ce temps peut durer entre cinq et dix ans pour une grande partie d’entre eux. C’est quelque chose d’extrêmement exigeant, rustique, qui nécessite une résilience remarquable.

Cette formation, le diplôme d’arme, permet de se maintenir au niveau des escadrons de gendarmerie mobile. Les personnels qui la suivent sont les piliers des escadrons, éléments moteurs vecteurs d’expérience et de formation pour leurs camarades, car ils ont fait le choix de rester et de se former en pleine conscience et en pleine connaissance des faits.

Les retours d’expérience (RETEX) suscitent beaucoup d’interrogations. On ne constate pas de départs à proprement parler, même si certains doivent évidemment partir car ils ont atteint des limites à ce qu’ils peuvent endurer. L’engagement est effectivement important, les deux tiers de l’année étant passés en déplacement. Les conditions dans lesquelles le maintien ou le rétablissement de l’ordre s’exécutent sont en outre difficiles. Cependant, les RETEX sont aussi l’occasion de confirmer la position de la gendarmerie mobile avec à des postes d’expérience des personnes ayant acquis ces compétences.

J’en viens à l’interpellation en temps réel et à la judiciarisation, qui est une grande question, extrêmement importante et sensible. La judiciarisation nécessite l’interpellation, laquelle requiert des moyens. Quand vous sollicitez une interpellation, une équipée est projetée pour aller interpeller l’individu identifié. De fait, vous réduisez l’emprise au sol au niveau de vos positions. C’est un choix qui doit être fait par les autorités de commandement de la force publique et c’est un choix qui a des incidences.

Souvent, le choix est fait de ne pas interpeller immédiatement, car une tolérance s’exerce autour des différentes dégradations constatées – en fonction de leur gravité et des opérations menées. Néanmoins, il existe des solutions parallèles. De nouvelles technologies peuvent notamment aider à la judiciarisation a posteriori. J’évoquerai particulièrement les drones, moyens nouveaux que la gendarmerie a pu mettre en œuvre, entre autres, à Notre-Dame-des-Landes. Les drones permettent de suivre, de tracer, l’activité d’un groupe ou d’une personne. Il est possible également d’envisager le traçage par marquage chimique d’un individu.

Vous évoquiez les difficultés relatives à la chaîne pénale. La chaîne pénale est un moteur qui a besoin de carburant. Ce carburant, ce sont des éléments matériels probants, indiscutables, qui permettront d’amener un individu devant la justice et de faire en sorte qu’il soit condamné. L’objectif est de s’assurer que les moyens mis en œuvre dans le cadre de la judiciarisation sont efficaces, reconnus, et pensés pour la phase du procès pénal.

M. Marc Rollang. Il y a quelque temps de cela j’étais officier de renseignement. Nous travaillions en amont de l’infraction. Il m’avait été donné l’occasion, dans un hémicycle proche, mais différent, de rapporter l’élément suivant : le renseignement est la réduction de l’incertitude, contrairement au judiciaire où la preuve se doit d’être consolidée. Il faut amener des éléments probants, du carburant, pour que le moteur judiciaire puisse tourner.

La convergence des images – celles de la caméra piéton, celles du dispositif local assorti du système autonome de retransmission d’images pour la sécurisation d’événements (SARISE) des compagnies républicaines de sécurité (CRS), celles tirées des cellules image ordre public (CIOP) des escadrons mobiles, ainsi que celles issues de la cellule nationale observation exploitation de l’imagerie légale (CNOEIL) et de la vidéoprotection de la ville ou du quartier concerné – fait partie des éléments qui peuvent abonder dans le sens de la production de la preuve. Le témoignage humain présente une fragilité conséquente et régulière à la barre, à l’audience – que ce soit sous le régime de la flagrance, de la comparution immédiate, ou a posteriori.

L’image doit donc contribuer à produire, à consolider la preuve pénale pour que le juge puisse apprécier en son âme et conscience la gravité de l’implication de l’intéressé, son identification formelle et son rattachement à l’infraction dénoncée.

Je voudrais revenir sur l’usage du taser. Il existe effectivement des mesures restrictives liées à l’environnement de l’individu. On ne tase pas quelqu’un qui se trouve sur une balustrade ni quelqu’un qui est imbibé d’essence ou susceptible de se blesser gravement lors de la chute. Ce sont des limites opérationnelles que l’opérateur doit analyser en temps réel et qui constituent un frein à l’emploi de cet instrument.

M. Jean-Louis Thiériot. Certains de vos collègues policiers ont évoqué la faible durée de vie des batteries des cameras. Êtes-vous confrontés au même problème ?

M. David Ramos. Cela a été le cas. Toutefois, du nouveau matériel a été testé récemment. Les retours sont plutôt positifs, et ils ne portent pas uniquement sur la gestion de la batterie. Se pose aussi la question du déclenchement. En effet, dans un environnement dégradé, marqué par les fumées lacrymogènes et le port du masque et des gants de sécurité, le déclenchement de la caméra pouvait s’avérer difficile avec l’ancienne génération de matériels. Or les retours que nous avons sur le nouveau matériel – dont je me garderai de vous donner les caractéristiques techniques, car je ne les ai pas en tête – sont extrêmement positifs concernant l’image, la capacité de la batterie, la facilité de mise en œuvre et la conscience que l’on a de son bon démarrage.

M. Thomas Gassilloud. Je me concentrerai pour ma part sur la singularité de la gendarmerie relativement à ses actions de maintien de l’ordre. Ma première question porte sur le statut militaire, qui n’est pas neutre pour les gendarmes départementaux – disponibilité constante, vie en caserne, etc. Ce statut a-t-il un impact sur vos missions en matière de maintien de l’ordre ? Je pense notamment à la culture de la planification et du RETEX.

J’ai eu l’occasion de voir de l’intérieur ce que pouvait vivre un gendarme mobile au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie (CNEFG), à Saint-Astier. J’ai pu constater la très bonne qualité de cette infrastructure, dotée d’un village intégré où l’on peut effectuer des simulations, de parcours d’audace et de parcours de tir. L’hébergement y est en revanche un peu rustique. Comment jugez-vous cette infrastructure ? Des pistes de mutualisation avec les policiers sont-elles envisagées, ces derniers ayant souligné qu’ils ne disposaient pas de telles installations ?

Enfin, les conditions d’engagement sont particulièrement rustiques et rugueuses dans les outre-mer – tant compte tenu du climat et des conditions d’hébergement que du niveau de violence lié à l’usage courant des armes à feu. Depuis une vingtaine d’années, seuls les escadrons de gendarmerie mobile y sont déployés. Cela représente une part importante de votre capacité – il me semble qu’un tiers des capacités des escadrons y sont projetés. Souhaiteriez-vous attirer notre attention sur un point particulier concernant les opérations de maintien de l’ordre en outre-mer ?

M. Jérôme Lambert. Pouvez-vous nous dire ce que vous avez tiré des travaux de la commission d’enquête de 2015 et comment vous les avez perçus ? Cela peut en effet nous éclairer. Nous refaisons un peu le même type de travail, mais il ne s’agit pas de faire exactement la même chose car cela n’aurait pas grand sens. Je faisais partie de cette commission et avais trouvé ce travail très intéressant.

Pouvez-vous nous rappeler le parcours de formation d’un gendarme ? Nous savons qu’il existe plusieurs corps – gendarmerie mobile, gendarmerie territoriale, brigades motorisées (BMO), etc. – mais pourriez-vous nous rappeler quel est le parcours de formation initiale, puis professionnelle, d’un gendarme au cours de sa vie d’engagement ?

M. Marc Rollang. Je reviens sur la particularité de la gendarmerie et de son statut militaire. Il m’a été donné l’occasion il y a quelque temps de saluer l’intelligence, en l’espèce, de la Ve République et la chance qu’elle a d’avoir deux forces régaliennes de statut différent, complémentaires et toujours en adéquation. Ces forces disposent en effet de capacités intrinsèques différentes, mais complémentaires.

Le statut militaire est une richesse pour la République. Ce régime particulier permet de rappeler les principes absolus de la hiérarchie, de la rusticité, de l’aguerrissement des individus, de l’obéissance et de la discipline – cette discipline de l’action et de l’ouverture du feu qui s’applique dans les phases les plus dégradées que nous pouvons connaître en temps de crise, de paix ou de guerre. Le militaire de la gendarmerie agit en effet sur ces trois spectres : en temps de paix, en temps de crise ou en temps de guerre. C’est toute la militarité qui s’exprime sur ces trois thématiques.

Oui, c’est une richesse. C’est une manière d’aborder avec rigueur et déontologie la gestion d’une situation d’ordre public dégradée.

Saint-Astier est un centre d’excellence qui vise à former et à aguerrir les gendarmes mobiles, mais pas exclusivement. Nous y retrouvons en effet des policiers municipaux, des agents de la SNCF qui composent la surveillance générale (SUGE), nos formateurs et moniteurs en intervention professionnelle ainsi que nos instructeurs et experts. Ce centre d’excellence vise à consolider des acquis dans l’intervention professionnelle et dans la gestion du maintien de l’ordre en général, au moyen de mises en situation appuyées sur des capacités techniques et urbanistiques.

Son côté un peu rustique, ou vieillot, n’est pas gênant, car il entre parfaitement dans la thématique que nous recherchons. Nous ne sommes pas non plus à l’époque des hommes des cavernes ! Cependant, il peut être difficile pour quelqu’un qui est habitué à dormir dans un lit confortable d’aborder, par exemple, Mayotte, qui a connu 300 % d’augmentation de la délinquance en un an. C’est une poudrière ! Les gendarmes mobiles y font du maintien de l’ordre tous les jours. La situation est gravement dégradée. Le côté rustique et militaire que vous avez peut-être pu connaître au cours de votre service militaire s’exprime pleinement dans ces zones d’opération.

L’outre-mer est une prérogative de la gendarmerie mobile pour des raisons et du fait de choix politiques.

M. David Ramos. Les conclusions et les propositions de la commission d’enquête de 2015 allaient dans le bon sens. Certaines d’entre elles transparaissent dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre.

Il y a eu des difficultés avec les unités périphériques qui sont intervenues au cours des dernières manifestations des gilets jaunes alors qu’elles n’avaient pas d’équipement ou de formation particulière. Or une recommandation de 2015 portait justement sur l’habilitation de certaines unités hors « maintien de l’ordre » à pouvoir effectuer du maintien de l’ordre. Les problématiques ne sont donc pas nouvelles. Elles ont été examinées progressivement et cet examen a donné lieu à des propositions qui, cohérentes en 2015, le sont encore aujourd’hui. La différence essentielle porte sur l’urgence qu’il y a à agir et à réagir pour s’adapter.

Nous parlions plus haut de la nécessité de s’adapter aux nouvelles formes que prennent les manifestations, notamment à la mobilité accrue qui s’y exerce. Cela me permet de rebondir sur la culture du retour d’expérience, entretenue particulièrement à Saint-Astier. Il a fallu en effet identifier les nouveaux processus – tracé des manifestations devenu imprévisible, etc. – et trouver des axes de mobilité au niveau du commandement et des pelotons formés pour y répondre.

La commission de 2015 répondait donc déjà à des problématiques toujours d’actualité.

M. Marc Rollang. La formation initiale délivrée à l’école de sous-officiers de la gendarmerie nationale (ESOG) rassemble le volet militaire – par le biais de la formation PROTERRE –, la formation de la gendarmerie mobile et la formation de la gendarmerie territoriale – formation agent de police judiciaire (APJ). Une fois affecté en unité d’escadron, le gendarme mobile suit un cursus spécifique.

Hors période de covid-19 – où la durée des formations initiales a été raccourcie pour des raisons sanitaires –, la formation initiale d’un gendarme dure neuf mois en milieu scolaire et trois mois sous forme de stage – généralement sur la base de sa future affectation, en gendarmerie départementale ou en gendarmerie mobile. Ce stage implique une mise en situation concrète assortie d’une période d’observation et permet de valider le diplôme de gendarme monogalon sous contrat.

La gendarmerie mobile s’entraîne à Saint-Astier, lors d’un rendez-vous important de quinze jours fixé tous les deux ans. La formation est cependant complémentaire au niveau zonal voire au niveau départemental. Le gendarme se forme au secourisme, au tir avec toute arme, à la conduite des véhicules poids lourds, des véhicules de transport en commun et des super poids lourds pour le véhicule blindé à roues de la gendarmerie (VBRG), ainsi qu’à l’entretien des véhicules techniques. Telles sont les formations que l’on trouve de façon délocalisée. S’agissant du maintien de l’ordre, la connaissance de sa dotation individuelle et collective constitue un préalable indispensable. Cela se gère au niveau départemental, au niveau de l’escadron même.

La formation est donc plurielle, graduelle, et s’inscrit sur des compartiments de terrain permettant d’offrir pour l’instruction concernée un potentiel d’expression maximal.

M. David Ramos. Les officiers de gendarmerie passent deux semaines à Saint-Astier dans le cadre du tronc commun de leur formation. Un mois supplémentaire de spécialisation est ensuite prévu, destiné notamment à ceux qui seront appelés à servir en qualité de commandant dans un escadron de gendarmerie mobile.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. La formation relative au statut d’officier de police judiciaire (OPJ) est-elle incluse dans la formation initiale de neuf mois dont vous avez parlé ?

M. Marc Rollang. Non.

Mme Cécile Rilhac. Vous avez dit que la formation spécifique était plurielle et graduelle, mais elle court sur une période très limitée – neuf mois. S’agissant du maintien de l’ordre et particulièrement des techniques de corps à corps et d’engagement physique, quelle est sa nature et est-elle à la hauteur de ce qui est demandé aux gendarmes, sachant que vous êtes de plus en plus confrontés physiquement à des personnes pouvant avoir des comportements violents ?

Vous avez évoqué par ailleurs une amélioration des mises en œuvre effectives qui serait rendue possible en compartimentant le terrain. Cela fait écho à certains travaux sociologiques relatifs aux mouvements de foule et aux manifestations. Je trouve votre approche très intéressante. Il s’agirait de mettre des personnes sur le terrain, physiquement, facilement repérables pour les manifestants. Pourriez-vous préciser vos propos ?

Comment s’effectue le travail dans les zones mixtes police/gendarmerie ? Comment travaillez-vous ensemble ? Les deux forces régaliennes ont-elles les moyens de travailler en bonne intelligence, en co-intervention ?

Certains manifestants sont très jeunes, et n’ont parfois jamais manifesté de leur vie. Ils n’ont peut-être pas une connaissance suffisante de leurs droits et de ce qu’ils ont le droit de faire et de ne pas faire. Selon vous, l’information relative à la légalité des manifestations est-elle suffisante à l’égard du grand public ?

M. David Ramos. Je réponds tout d’abord à votre question relative à la nature de la formation consacrée à l’intervention professionnelle et aux techniques de corps à corps – maîtrise sans arme ou avec arme de l’adversaire. Des moniteurs d’intervention professionnelle sont chargés d’effectuer ce type de formation. Ils sont présents en formation initiale dans les écoles de gendarmerie, mais également, pour la gendarmerie départementale, dans les pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG), ainsi que dans les escadrons. Ils sont chargés de la formation continue de l’ensemble de ces effectifs.

La formation à l’intervention professionnelle est adaptée, tant sur le fond que sur la forme. Ce qui est inadapté, c’est, encore et toujours, le temps alloué à ce type de mission. Si l’on veut vraiment que les personnels maîtrisent un geste, il faut impérativement qu’il y ait du drill. En gendarmerie mobile, comme je l’ai indiqué, les temps de formation ont tendance à se raccourcir. En gendarmerie départementale, il est extrêmement difficile de les sacraliser. Il y a là des marges de progression importantes, pour que l’on arrive à dégager des heures « gendarmes » allouées à la formation, à l’exercice et à l’entraînement.

Comment se passe le travail en commun police/gendarmerie lors des opérations de maintien de l’ordre ? Un commandement commun coordonne les opérations. Les ordres sont donnés aux différents chefs de groupe, qui organisent et adaptent les opérations en conséquence. C’est donc l’échelon supérieur qui est chargé de coordonner. Quand les effectifs ont des ordres clairs, et que les compétences de chacun sont respectées, le travail s’effectue en très bonne intelligence.

J’en viens ensuite à la formation des manifestants et à l’information relative à la légalité des manifestations. Il faut prendre en compte un élément très important sur ce point : le vecteur. Nous ne pouvons pas ignorer que les vecteurs d’information ont changé. Avant, il y avait le journal télévisé, voire, pour les générations précédentes, le journal papier. L’information passe désormais, avant tout, par les réseaux sociaux. Le schéma national comporte des dispositions intéressantes concernant l’information des manifestants, qui s’inspirent visiblement des techniques de désescalade pratiquées en Allemagne. Ces techniques impliquent des personnes clairement identifiées – porteuses d’un uniforme et balisées comme étant des sources d’information – qui peuvent s’adresser directement aux manifestants.

Il paraît également important de faire des rappels sur les réseaux sociaux, concernant à la fois la légalité et l’évolution des opérations. Le schéma national comporte donc des dispositions très modernes, qui pourront, je l’espère, proposer des choses intéressantes à l’épreuve des manifestations à venir.

Néanmoins, ce sujet a attiré notre attention. Nous revenons ici sur de vieux chevaux de bataille. Les effectifs sont déjà en tension pour avoir une emprise au sol suffisante. Or, si de nouvelles missions sont abordées et si l’on envisage notamment de déployer des personnels formés à la communication pour aller au-devant des manifestants et échanger avec eux afin de constituer un continuum d’information tout au long de la manifestation, cela signifie que ces personnels ne seront pas dans les rangs, ils ne seront pas en train de tenir le terrain. C’est pour nous un sujet de préoccupation.

M. Marc Rollang. En gendarmerie mobile, on mesure la puissance de la formation non à l’échelle de l’individu mais à l’échelle du groupe, au minimum. C’est la puissance de l’unité déclinée en « groupe », « peloton » ou « escadron » qui sert d’unité comptable. Il ne s’agit pas d’additionner des compétences individuelles, mais de mettre en œuvre une compétence et une capacité de manœuvre collectives, une capacité d’action et de réaction afin d’appréhender la pression de l’adversaire dans les schémas les plus dégradés et d’y apporter la réponse la plus adaptée. L’échelon d’appréciation n’est donc pas l’opérateur, le gendarme, entité individuelle. On mesure la qualité de l’action au moins au niveau du peloton, idéalement au niveau de l’escadron ou de la compagnie.

J’en viens à la question de la compartimentation. Même s’il ne se présente pas de problème majeur et si la gendarmerie mobile est privilégiée en zone gendarmerie et la CRS en zone police nationale (ZPN), il ne me semble pas inopportun de vous rappeler que, sur la plaque parisienne, au moins 70 % de l’activité de maintien de l’ordre est assurée par la gendarmerie mobile – pour la garde des institutions, par exemple, comme le Sénat ou l’Assemblée nationale.

L’idée de la compartimentation consiste à identifier la force capable de manœuvrer et surtout à augmenter la lisibilité et la facilité de communication par des moyens radioélectriques. La police nationale travaille sur des fréquences à 400 mégahertz, quand la gendarmerie travaille sur des fréquences à 80 mégahertz. Pour résumer, le 400 mégahertz est un sprinter, qui va très vite sur de petites distances, quand la gendarmerie s’installe sur de longues distances et est capable, comme un marathonien, de résilience dans la durée. L’idéal est d’additionner les deux. Cependant, sur le terrain, additionner des systèmes de radio et des strates hiérarchiques différents complexifie les opérations comme la tâche du décideur. Mettre en place, sur un compartiment de terrain donné – quartier, zone, rue, place – une unité ou un profil régalien identique simplifierait à la fois l’action opérative et l’action stratégique.

Enfin, vous parliez de l’information du jeune public manifestant. Je me souviens – et je le dis avec beaucoup de malice – d’avoir vu récemment circuler des fascicules distribués à la sortie du métro décrivant la réaction que devait avoir le manifestant face aux forces de l’ordre – en cas d’arrestation, comment se passe une garde à vue, etc. Or ce document avait été co-produit et co-écrit par le Syndicat de la magistrature. C’était le guide du bon manifestant : celui qui se fait interpeller, appréhender, celui qui encourt des charges pénales, etc. Le manifestant, aussi jeune et aussi peu aguerri soit-il, est à mon sens largement au courant des sanctions pénales qu’il encourt en cas de désordre de sa part. Je ne suis pas du tout inquiet sur ce point.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Les schémas actuels de maintien de l’ordre s’appuient sur les spécificités des forces – spécificités techniques, de manœuvre, de formation, etc. –, lesquelles doivent être coordonnées en fonction de celles-ci. Ne pourrait-on inverser les choses ? En cas de problème, un maintien de l’ordre serait mis en place, et en fonction de cela l’ensemble des formations concernées – police, gendarmerie, préfecture de police, etc. – utiliserait alors les mêmes moyens, les mêmes vecteurs radio, les mêmes véhicules, et les mêmes méthodes. Ne pourrions-nous, logiquement, fonctionner ainsi plutôt que de tordre les choses à chaque fois en fonction de ce qu’ont les uns et les autres, sachant qu’ils ont évolué de manière différente, avec peu d’échanges entre eux ?

La problématique de la formation a été soulevée par les syndicats de police. De nombreuses personnes sont formées à Saint-Astier. Or on compte visiblement peu de policiers parmi elles. De même, il y a peu de gendarmes dans les endroits où les policiers sont formés, ce qui est assez dommageable. Ne pourrait-on travailler différemment, de manière plus cohérente, plutôt que de s’orienter systématiquement en fonction des forces dont on dispose ?

Vous parliez de la garde des institutions par la gendarmerie nationale. D’autres gardes sont assurées par la police nationale. Pourrions-nous dans l’avenir faire garder ces institutions par des services privés de sécurité ? Pour mémoire, je rappelle que la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) est gardée par des services privés de sécurité armés.

Enfin, le taser est visiblement plus et mieux utilisé en gendarmerie que dans la police nationale, la gendarmerie disposant en la matière d’une certaine antériorité. N’est-ce pas le taser qui vous permet de ne pas utiliser la technique d’étranglement ? Ne s’agit-il pas d’une manière d’interpeller d’avenir qu’il faudrait généraliser – en prenant, bien sûr, toutes les précautions que vous avez mentionnées, et à l’aune d’un protocole d’utilisation répondant à la dangerosité de l’arme ?

M. Marc Rollang. La réponse que je vais apporter au nom de l’association Gendarmes et citoyens a bien sûr, au-delà de l’aspect technique, des résonnances hautement politiques. Vous évoquiez l’idée d’un rapprochement entre les formations. C’est un débat qui a déjà eu lieu il y a longtemps, mais qui n’a pas eu de résonnance particulière.

Si l’on peut penser que le cœur de métier est le même, les modes d’action des différentes formations ne sont pas du tout identiques et leurs zones d’expression varient. Le gendarme a un statut militaire. Il est capable de travailler sur un continuum paix-crise-guerre. J’ai le souvenir d’escadrons déplacés en Afghanistan, en Irak ou dans des pays situés en bordure de la mer Adriatique. L’armée de terre avait un temps donné la mission compliquée et sensible de conserver a minima un degré d’engagement inférieur à l’usage des armes. Or la gendarmerie s’est adaptée à ce processus, car elle était capable par sa militarité et sa réversibilité de passer d’une situation de crise à une situation de guerre et inversement. C’est sa formation militaire, ses gènes militaires – aguerrissement, endurance, militarité, discipline, obéissance au chef, gestion de l’ouverture du feu, capacité de résilience, chaîne hiérarchique, chaîne sanitaire, chaîne opérationnelle – qui ont contribué à garantir à la fois la sécurité des populations et celle de nos camarades gendarmes déployés à l’étranger.

À l’instar des motocyclistes en matière de sécurité routière, nous avons des compétences communes. Pourtant, il y a des cas particuliers qui nécessitent, le jour j, d’être traités par le bon service – en zone police, la police nationale, et en zone gendarmerie, la gendarmerie nationale – si l’on ne veut pas se heurter à d’importantes difficultés. J’ai toujours peur de ces idées de rapprochement. Elles partent toujours d’un bon sentiment associant un esprit d’économie des moyens à la concentration des forces et à la liberté d’action – ce qui est complètement audible. Cependant, mon expérience de 32 ans de « boutique » me fait penser que, si nominalement nous sommes différents, c’est qu’il existe dans l’exercice et le cœur de la mission suffisamment d’éléments et d’arguments qui montrent que nous sommes différents, car nous avons parfois des missions différentes nécessitant des engagements et des matériels différents.

Vous évoquiez la surveillance par des services de sécurité privée, autrement dit le continuum que l’on retrouve entre sécurité privée et sécurité publique. Il s’agit d’un sujet de discussion considérable, d’actualité. La porte est ouverte. Il y a un important travail d’analyse et de proposition à mener, mais cela est tout à fait audible. Cette idée a déjà été évoquée à de nombreuses reprises. On trouve désormais des gens armés pour garantir la sécurité des biens voire des personnes. La première génération de ce profil de gens armés, souvent constituée d’anciens policiers, d’anciens militaires et d’anciens gendarmes, est relativement récente.

L’on peut donc, pour des missions particulières, dont la sensibilité est clairement mesurée et la capacité de résistance et de résilience évaluée, envisager une réflexion sur le continuum de partage de l’espace entre sécurité publique et sécurité privée – dans le but de dégager de la masse salariale et de l’opérationnel. L’association n’y est pas du tout hostile.

Le taser reste un moyen de force intermédiaire avec ses fragilités. Tout miser sur un seul et unique vecteur reste dangereux. C’est un outil. Le gendarme, comme le policier, dispose d’une boîte à outils – bombe lacrymogène, bâton télescopique, taser, etc. Mais il s’agit d’un outil comme un autre, avec ses performances et ses fragilités. C’est confortable pour interpeller quelqu’un à distance par le tir des ardillons. Lorsque l’on est à bras-le-corps pour choquer en mode « contact », il y a du confort car il y a de la sécurité, pour la personne et pour nous. Cependant, le chef de la colonne ne peut écarter le risque d’incident matériel, la résistance physique de l’intéressé et sa protection « balistique » – l’épaisseur des vêtements – ou encore le risque de tir raté. Ainsi, si un ardillon part dans le mur alors qu’un autre perfore le blouson et arrive à atteindre les chairs, la connexion électrique n’est pas faite, et cela aboutit à un échec.

M. David Ramos. Je reviens sur la notion de mutualisation, notamment au niveau de la formation. Le centre national de formation est le fruit d’une longue expérience, développée dans le cadre de contraintes particulières – statutaires ou environnementales. Ce centre forme également de nombreux militaires issus de la Force de gendarmerie européenne (FGE). Il ne forme pas forcément des policiers issus d’autres pays, même si certains y sont passés, mais il forme la FGE de manière régulière. Il existe en effet des similarités au niveau des contraintes de statut, d’environnement de travail, etc., dans lesquelles ce centre d’excellence s’est précisément développé.

Il peut effectivement être très bienvenu que les policiers fassent des passages au centre national, notamment parce que la gendarmerie et la police sont amenées régulièrement à travailler sur la plaque parisienne. Or des synergies, cela se travaille. C’est du drill. Il faut se connaître, apprendre à manœuvrer ensemble. Un travail peut être fait sur ce point.

Cependant, en définitive, quelqu’un qui fait du maintien de l’ordre, qui fait comme un gendarme mobile et qui a la formation d’un gendarme mobile, cela s’appelle un gendarme mobile.

Concernant la garde des institutions, je rejoins le capitaine. Les tâches indues – en dehors de quelques éléments spécifiques – doivent avoir vocation à être retirées des charges de la gendarmerie nationale et de la police nationale également. Il existe des marges de dégagement « d’heures gendarmes » qui pourraient être utilement réinvesties, par exemple, dans la formation.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Merci à nos intervenants pour leurs propos de très bonne qualité qui nous ont beaucoup appris.

Comment les sommations pourraient-elles évoluer pour gagner en clarté ?

J’ai compris par ailleurs qu’il n’était pas souhaitable selon vous de mélanger des unités différentes.

Comment voyez-vous les nouveaux équipements, notamment les nouvelles grenades à main ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Les sommations font l’objet d’une étude dans le nouveau schéma national, à des fins de simplification me semble-t-il.

M. Marc Rollang. Les sommations sont un élément majeur pour signaler aux personnes présentes le caractère délictuel de leur présence sur place, et permettre éventuellement une réponse appropriée de la force publique. C’est un vaste débat, effectivement en cours. C’est peut-être le moment de réfléchir à une nouvelle mouture des sommations, comportant des mots, des phrases, des verbes, audibles pour le plus grand nombre en quantité comme en qualité – en multipliant les supports audio. En effet, je ne suis pas persuadé que, dans une manifestation importante rassemblant plusieurs milliers de personnes, la personne située au bout du cortège comprenne ce qui a été dit au premier rang.

Cela est donc en cours de réflexion. Obéissance à la loi, oui ; autorisation à faire usage de la force, oui – mais quelle force ? Quand ? Comment ? Quelqu’un qui est dans une démarche naïve ne comprendra rien. Dans le doute, on envoie même une fusée rouge dans le ciel pour consolider la dernière sommation, mais personne ne comprend ce que c’est : s’agit-il d’un feu d’artifice, d’un lacrymogène ? Le naïf découvre la vie, et la personne située au dernier rang, qui vient d’arriver sur les lieux, ne sait même pas ce qu’il se passe alors que cela fait une heure que les choses durent. Il y a donc effectivement une grande réflexion à avoir là-dessus.

Je suis très confiant. Pour avoir discuté avec quelques grands chefs notamment chargés du maintien de l’ordre, de premières pistes se dégagent sur le phrasé – un phrasé audible, intelligible, compréhensible par le plus grand nombre et qui ne souffre pas de contestation ou d’analyse. C’est extrêmement bienvenu pour l’annonce sommative à présenter à la population manifestante.

Tous les moyens mis à disposition des forces de l’ordre ont une seule et même vocation : la capacité défensive. Il n’y a pas de moyen offensif. Que ce soit la grenade jetée à la main, ou propulsée par un lanceur, la vague de refoulement, ou encore l’emploi du bâton de protection ou du dispositif manuel de protection (DMP) – qui disperse de petits galets en plastique avec un effet sonore majeur –, ces moyens ont une vocation défensive. Ils visent à garantir à la fois la manœuvre de la troupe et sa sécurité.

Je crois savoir que les premiers escadrons ont été dotés très récemment des nouveaux moyens, au plus tard hier. Tout ceci est en cours d’appréhension.

M. David Ramos. Les sommations ont été reformulées dans l’objectif de clarifier le propos. La phrase « vous devez vous disperser et quitter les lieux » a notamment été ajoutée. Auparavant, nous disions « dispersez-vous », « première sommation, usage de la force », puis « deuxième sommation, usage de la force ». Les termes « quitter les lieux » figurent désormais expressément dans les sommations.

Les sommations sont appuyées en outre par des moyens sonores, par des panneaux lumineux et par l’envoi de SMS géolocalisés sur une zone donnée, pour que l’information soit diffusée le plus largement possible sur l’ensemble du secteur couvert par la manifestation.

Comme nous l’avons dit, le schéma national tel qu’il est présenté dans les documents de travail qui nous ont été fournis nous paraît contenir des éléments très intéressants, notamment concernant l’information.

Nous n’avons pas eu de retour concernant les caractéristiques factuelles, et non techniques, de la nouvelle grenade à main. D’après le fournisseur, cette grenade présente un risque de blessure amoindri – il y avait eu notamment des retours concernant des blessures aux membres inférieurs subies par des personnes situées à proximité – et un effet dissuasif maintenu. Les retours confirmeront éventuellement l’efficacité de cette nouvelle génération.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Elle a été utilisée sur la dernière manifestation.

M. Marc Rollang. Nous n’avons pas encore eu de retour.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je tiens à vous remercier de vous être déplacés. Au nom de Mme la rapporteure et de toute la commission, je tiens à signaler que nous avons débuté nos auditions par l’audition des forces de l’ordre car il nous semblait important d’avoir votre avis et votre vécu avant d’en recueillir d’autres.

Au nom de la commission toute entière et de tous les députés, je voudrais que vous remerciiez nos amis gendarmes pour leur action au service de la République et des citoyens tout au long de l’année, sur toutes les missions qui leur incombent. Nous avons de la chance d’avoir deux corps ainsi constitués qui œuvrent à cette belle entreprise.

Merci et à très bientôt.

 

 

 


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Audition du mercredi 30 septembre 2020

À 14 heures 30 : M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, accompagnée de M. Bertrand Chamoulaud, chef du pôle doctrine-défense-planification-renseignement

M. le président Jean-Louis Thiériot. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’auditionner le directeur général de la police nationale, M. Frédéric Veaux.

L’objet de cette commission d’enquête est de recueillir le maximum d’informations pour avoir la vision la plus précise possible de la déontologie, des pratiques et des doctrines de maintien de l’ordre, une des vocations de l’État, avec le monopole de la violence légitime qui y est associé.

Puisque nous sommes ici dans le cœur battant de la République, monsieur le directeur, trois principes peuvent être partagés autour de cette table : d’abord, protéger vos personnels, à qui je vous demande de transmettre tous nos remerciements ; ensuite, protéger les personnes et les biens qui se trouvent à la marge des manifestations ; enfin, garantir dans de bonnes conditions le droit constitutionnel de manifester.

Je vous prie d’accepter les excuses du président Jean-Michel Fauvergue, retenu dans sa circonscription pour la visite de trois ministres.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale. Un compte rendu sera publié. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure »

(M. Frédéric Veaux prête serment)

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Monsieur Veaux, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Si notre groupe a demandé et obtenu la création de cette commission d’enquête, ce n’est pas pour refaire le travail effectué par Jean-Michel Fauvergue lorsqu’il présidait la commission d’enquête sur les moyens des forces de sécurité. Il s’agit de tenter de comprendre l’altération du lien entre les forces de l’ordre et la population, notamment dans certains quartiers, perceptible lors des manifestations de l’année dernière, alors qu’après l’attentat de Charlie hebdo, les manifestants soutenaient et remerciaient les policiers. Nous souhaitons, en recevant toutes les parties concernées, comprendre pourquoi ce divorce est intervenu, si des pratiques dans la police du quotidien ou dans le maintien de l’ordre ont contribué à cette rupture. Nous sommes convaincus que les forces de l’ordre sont essentielles à la démocratie et qu’il est important de rétablir ce lien.

M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale (DGPN). Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je suis accompagné du contrôleur général Bertrand Chamoulaud, conseiller à mon cabinet sur les questions d’ordre public.

Je me présente devant votre commission d’enquête avec la responsabilité des 146 000 hommes et femmes de la police nationale, qui assurent à tout moment la sécurité des personnes et des biens, quelles que soient les circonstances, dans le domaine de la lutte contre la délinquance, de la criminalité organisée et du terrorisme.

L’autre mission importante des policiers, vous l’avez rappelé, monsieur le président, est la préservation de l’ordre public. C’est à la fois une mission ancienne et sensible pour la police nationale : ancienne, car les compagnies républicaines de sécurité (CRS) ont été créées par une ordonnance du 7 mars 1945, prise par le général de Gaulle ; sensible, car les formes d’expression peuvent être violentes, accompagnées d’une exposition médiatique croissante.

Les modalités de la contestation ont en effet profondément changé au cours des dernières années. Un palier supplémentaire a été franchi depuis une dizaine d’années, notamment à l’occasion de sommets internationaux comme celui de l’OTAN, en 2009 à Strasbourg, ou encore celui de Hambourg, en Allemagne à l’occasion du G20.

Des groupes très violents, venus à dessein pour en découdre avec les forces de l’ordre, infiltrent les cortèges et déploient des stratégies très élaborées afin de commettre le maximum de dégâts. Ceux qui sont animés par la défense d’une cause côtoient des groupes de délinquants qui profitent de ces mêmes manifestations pour détruire des commerces et y dérober des valeurs, ou plus simplement pour se défouler et commettre le maximum d’exactions.

La recherche de l’affrontement systématique avec les policiers ou les gendarmes est le point commun de toutes ces personnes, que l’on peut classer en trois catégories.

D’abord, les groupes de la mouvance ultra – de gauche ou de droite – qui s’en prennent aux symboles de l’État et à ce qu’ils considèrent comme des symboles du capitalisme ou du libéralisme ; parmi eux figurent les black blocs, qui reçoivent fréquemment des renforts de l’étranger.

Ensuite, des mouvements moins structurés, comme celui des Gilets jaunes, qui ont vu émerger parmi eux des militants violents et décomplexés, s’en prenant non seulement aux forces de l’ordre mais aussi aux élus, aux journalistes, aux commerçants et parfois même à de simples passants.

Enfin, des groupes de délinquants, souvent issus des périphéries des grandes villes où se déroulent les manifestations, qui voient dans ces événements une opportunité pour piller, casser, voler.

Le maintien de l’ordre n’a jamais été une mission facile et les policiers ont dû s’adapter en permanence pour concilier le respect des libertés individuelles et collectives et le respect de l’ordre public. C’est cet équilibre qu’il nous faut rechercher en permanence, entre la sécurité que nous devons à chaque citoyen et la liberté de manifester et de s’exprimer que nous devons garantir.

L’exercice est devenu d’autant plus complexe que les débordements ont parfois un caractère imprévisible et que certains organisateurs refusent de plus en plus souvent de déclarer leurs manifestations. Cela empêche tout dialogue en amont du rassemblement, comme cela se fait, par exemple, avec les grandes centrales syndicales, qui disposent la plupart du temps de leur propre service d’ordre pour encadrer l’événement.

L’une de nos préoccupations principales, vous le comprendrez, est d’éviter qu’il y ait des blessés, aussi bien parmi les manifestants que parmi les forces de l’ordre, ou en marge de la manifestation.

L’objectif est toujours de prévenir les troubles, afin de ne pas avoir à les réprimer. La première étape concerne la conception, l’anticipation et le choix de la tactique opérationnelle du service d’ordre. Elle incombe aux responsables territoriaux de la sécurité publique, sous l’autorité de leur préfet, qui adaptent la tactique à la nature de la manifestation – statique ou en cortège. Vient ensuite la réalisation concrète, ou l’exécution du service d’ordre, qui peut évoluer en maintien de l’ordre selon la configuration et le déroulement de l’événement.

Les chefs de police disposent d’une formation technique et des compétences pour accomplir cette mission sur un terrain qu’ils connaissent, au contact d’une population qu’ils côtoient et au bénéfice de laquelle ils agissent au quotidien.

Les services de renseignement sont également très impliqués. Leur rôle consiste à prévoir le déroulement possible des événements, en appréciant l’état d’esprit des manifestants et en anticipant d’éventuels débordements. Ils s’efforcent bien sûr de détecter la présence de casseurs ou de groupes particulièrement violents. Il s’agit aussi d’éclairer la réflexion des autorités qui doivent prendre les décisions stratégiques à propos de la conception du service et de la nature des moyens à engager.

Il convient de rappeler que de très nombreuses manifestations ou rassemblements se déroulent, fort heureusement, de façon paisible, tous les jours, sur le territoire national. Deux chiffres illustreront mon propos : en 2019, plus de 31 750 manifestations ont été suivies par le service central du renseignement territorial (SCRT) ; de septembre 2019 à août 2020, plus de 9 000 mobilisations revendicatives ont eu lieu, uniquement en matière sociale, sur le territoire, hors du périmètre de la préfecture de police de Paris.

La plupart d’entre elles ne requièrent pas la mise en œuvre de dispositifs lourds de sécurité par les forces de l’ordre ; seules des mesures de circulation ou de protection destinées à en faciliter le bon déroulement sont prises, en étant attentifs aux mesures qui concernent la prévention du terrorisme.

Dans les villes d’une certaine importance, la direction centrale de la sécurité publique (DCST) dispose d’unités généralistes, mais aussi d’unités spécialisés et formées au maintien de l’ordre : les unités départementales d’intervention, appelées compagnies, sections ou groupes, en fonction du volume d’agents qui les composent.

La police s’appuie également sur des unités hautement spécialisées et adaptées à la mission, les CRS. Les 60 compagnies constituent la réserve et peuvent être mises à la disposition des préfets, aussi bien à Paris que sur l’ensemble du territoire national. Les escadrons de gendarmerie mobile participent bien sûr aux opérations sous le commandement de l’autorité civile, et souvent dans le cadre de dispositifs qui associent les deux forces du ministère de l’Intérieur. Leur répartition est assurée par un service placé auprès du DGPN – l’unité de coordination des forces mobiles –, qui reçoit les demandes de renfort des préfets de zone et soumet les arbitrages au cabinet du ministre de l’Intérieur en cas de demandes supérieures aux moyens disponibles.

La tactique mise en œuvre par ces professionnels expérimentés du maintien de l’ordre a évolué au fil du temps pour s’adapter aux menaces et aux circonstances. Des matériels spécifiques permettent de compléter les dispositifs susceptibles d’être déployés par les CRS, comme des engins lanceurs d’eau ou encore des véhicules spécialement équipés pour bloquer les rues.

Les unités de CRS, sous la direction d’un commandant de compagnie, emploient des personnels formés spécifiquement et équipés. Une partie de chaque compagnie est entraînée pour intervenir avec réactivité et mobilité, afin de procéder à l’interpellation de casseurs violents ; il s’agit des groupes appelés SPI-4G.

Pour l’exercice de leur mission, les policiers sont protégés physiquement, notamment par des casques à visière, des boucliers et des jambières, et équipés de moyens de défense.

Une opération de maintien de l’ordre peut nécessiter la mise en œuvre d’armes de différentes natures. Les armes de force intermédiaire sont conçues pour soutenir l’action des forces de l’ordre, en limitant les risques de blessures graves. Ces armes de force intermédiaire sont utilisées dans des conditions strictes, imposées par la loi, notamment en situation de légitime défense, ou lorsqu’un attroupement a été caractérisé et qu’il ne peut être dispersé autrement. Il peut s’agir de grenades, de gaz lacrymogènes ou de bâtons de défense. Leur emploi est gradué en fonction des circonstances.

Par ailleurs, la loi distingue, d’une part, l’autorité habilitée à décider de l’emploi de la force – il s’agit en général de commissaires de police responsables des services locaux de sécurité publique – et, d’autre part, les échelons de commandement opérationnels, appelés « commandants de la force publique ».

L’usage de la force est ainsi contrôlé et ne sera mis en œuvre que le temps strictement nécessaire pour ramener le calme ou pour procéder à l’interpellation des auteurs d’infractions, qu’il s’agisse de violences sur des personnes physiques ou de dégradations de biens.

Par ailleurs, un travail de police judiciaire est également mené par les services d’investigation de la police technique et scientifique (PTS) sur les scènes de violences collectives, afin d’identifier et d’interpeller, même a posteriori, les auteurs des infractions constatées.

Dans le respect des lois et du code de déontologie de la police nationale, différents textes internes sont venus préciser les règles applicables en matière de maintien de l’ordre. Une doctrine du maintien de l’ordre de la police nationale, datée du 21 avril 2017, énonce les principes et les responsabilités dans ce domaine.

Une instruction commune à la DGPN, à la préfecture de police et à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) a précisé, le 7 août 2017, les modalités d’emploi des différentes armes de force intermédiaire.

Ces principes et ces textes sont enseignés dans le cadre de la formation initiale des trois corps actifs de la police, mais aussi tout au long de la carrière des policiers, dans le cadre de la formation continue. Cette formation s’adapte et évolue, tant sur le fond que sur la forme, puisque, dorénavant une formation dispensée en e-learning est proposée par la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale (DCRFPN). D’une durée de six heures, elle permet à chaque policier de maintenir ses connaissances à jour et de développer ses compétences théoriques sur ce sujet. Des entraînements sont régulièrement réalisés, tant dans les CRS qu’en sécurité publique.

Le ministre de l’Intérieur a présenté, le 16 septembre 2020, le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), destiné à être partagé très largement. Il réaffirme les principes précédemment évoqués : préserver la possibilité pour chacun de s’exprimer librement dans les formes prévues par la loi ; empêcher tout acte violent contre les personnes et les biens à l’occasion des manifestations.

La police nationale réalisera des efforts encore plus importants dans le domaine tactique de la formation et des équipements. Les policiers doivent en effet pouvoir disposer de moyens modernes et adaptés pour remplir leurs missions, en toute sécurité physique et juridique. Cela doit être accompagné d’une nouvelle approche dans la communication et la pédagogie sur notre action, tant auprès des élus, des citoyens que de la presse.

Il est explicitement rappelé dans le SNMO qu’il est nécessaire d’assurer une prise en compte optimale des journalistes et de protéger le droit d’informer. Par ailleurs, la nécessité de préserver l’intégrité physique des journalistes sur le terrain est réaffirmée. Nous mettrons en œuvre, pour les journalistes qui le désirent, des phases d’immersion durant des entraînements. Une séquence aura lieu les 7 et 8 octobre. Des dispositifs d’accompagnement des journalistes, le jour des manifestations, sont également prévus, grâce à l’implication de policiers référents en communication dans les services territoriaux.

La transparence, dans l’action de la police, passe également par la création d’une nouvelle mission. Il s’agit de développer l’information des organisateurs et des manifestants, en amont et pendant les manifestations, afin d’en faciliter le bon déroulement. Des policiers spécialisés formeront les équipes de liaison et d’information (ELI) pour informer et maintenir un contact permanent entre les manifestants et le responsable du dispositif. Une doctrine organisera cette mission qui donnera lieu à une formation obligatoire spécifique de deux jours et demi.

Le SNMO prévoit d’autres évolutions, dont la déclinaison a déjà débuté :

– la modernisation du processus des sommations avant usage de la force, afin de les rendre compréhensibles par celles et ceux à qui elles sont destinées ;

– la clarification des responsabilités de chacun ;

– la formation des unités spécialisées ou non, avec l’organisation d’entraînements communs ;

– le remplacement des anciens modèles de grenades à main de désencerclement (GMD) par des modèles moins vulnérants ;

– la mise en place d’un superviseur associé aux tireurs de lanceurs de balles de défense (LBD) ;

– le port d’un uniforme, avec un marquage au dos d’identification des unités ;

– la non-généralisation du port de la cagoule, qui ne remet pas en cause le port des équipements de protection anti-feu.

Avant de conclure mon propos introductif, je rappellerai que l’action de la police nationale dans les missions de rétablissement de l’ordre républicain est conduite dans le respect strict des cadres juridique et déontologique. Cette action fait l’objet de contrôles à la fois hiérarchiques, administratifs, judiciaires et médiatiques.

Tout citoyen a la possibilité de contester les conditions dans lesquelles la force légitime a été employée par la police nationale, en s’adressant à la plateforme de signalements de l’inspection générale de la police nationale (IGPN) ou en déposant une plainte, dont le parquet du tribunal judiciaire compétent assurera le traitement.

Il n’existe pas en France d’institution plus contrôlée et autant sanctionnée que la police. C’est une réalité que personne ne peut contester. Il n’est donc pas inutile de rappeler que l’engagement permanent des policiers pour maintenir l’ordre public a été exceptionnel et remarquable au cours de ces dernières années, dans des conditions souvent particulièrement violentes.

Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, comme vous le savez, les policiers font preuve d’un très grand dévouement et de beaucoup de courage, dans un contexte qui me semble beaucoup plus difficile aujourd’hui qu’hier. Je tiens à leur témoigner une nouvelle fois, devant votre commission, toute mon estime, ma confiance et ma reconnaissance pour leur contribution déterminante à la défense de nos institutions et de nos libertés.

M.  Jean-Louis Thiériot, président. Les CRS, spécialistes du maintien et du rétablissement de l’ordre, sont spécifiquement formés à ces missions. Lors des manifestations des Gilets jaunes et de différents mouvements violents, des unités telles que les brigades anti-criminalités (BAC) ou les unités de sécurité publique, qui ne sont pas formées pour cette mission, se sont retrouvées à faire du maintien de l’ordre. Quel type de formation leur est délivrée, et dans quelle école ? N’y aurait-il pas lieu de réfléchir à une mutualisation avec la gendarmerie, au centre de Saint-Astier ?

Les gendarmes ne restent que quelques années dans la gendarmerie mobile – mis à part ceux appelés à y devenir cadres – avant de rejoindre la gendarmerie départementale. En va-t-il de même pour les CRS ? Il me semble que ce n’est pas le cas, que certains policiers effectuent toute leur carrière dans une compagnie. Si cela a le mérite de faire valoir l’expérience, l’inconvénient en est sans doute la fatigue, l’usure des personnels – il est difficile de se faire insulter durant trente ans de vie professionnelle. Qu’en pensez-vous ?

Par ailleurs, nous savons que lorsque des manifestations dégénèrent ou que des attroupements se forment, des dégâts sont généralement commis et qu’une judiciarisation des infractions est nécessaire pour déclencher des poursuites. Pensez-vous que les moyens juridiques et matériels permettant de mener à bien cette judiciarisation sont suffisants ?

Parfois, lorsque des casseurs opèrent, nous voyons les forces de l’ordre statiques, l’arme au pied – c’est en tout cas l’impression que l’on peut en avoir en regardant la télévision. Nous savons que la raison principale de cette stratégie est ne pas dégarnir les lignes de front, mais comment faire pour éviter ces images ravageuses ?

Enfin, la communication est aujourd’hui une arme de guerre. Nous avons tous vu les images tronquées qui circulent sur Twitter de tel ou tel événement qui se serait déroulé dans le cadre du maintien de l’ordre. Une réflexion est-elle menée au sein de la police pour y répondre, avec les moyens adaptés, et améliorer la communication ?

M. Frédéric Veaux. Ces dernières années, le niveau d’engagement des forces de l’ordre a impliqué de mettre à contribution des unités de sécurité publique qui n’ont pas reçu la même formation, initiale et continue, que les CRS.

Je l’ai évoqué, les grandes villes de province disposent d’unités spécialisées, à savoir des compagnies d’intervention qui effectuent le même travail que les CRS, avec l’avantage de mieux connaître le terrain. Quant aux BAC, leur mission n’est pas de rétablir l’ordre, mais d’interpeller les fauteurs de troubles ou les personnes qui ont cassé ou saccagé des biens privés et publics.

Ces unités ont des missions différentes, mais sur le terrain, elles se comprennent parfaitement, se coordonnent pour ne pas se trouver isolées dans des situations complexes. Il est donc nécessaire de développer des séquences de formation continue qui permettent d’approfondir la maîtrise des techniques et la compréhension mutuelle des actions de chacun. C’est un objectif partagé par tous, personnels, organisations syndicales, chefs de police et ministres successifs.

Toutefois, l’engagement des forces de l’ordre a été tel ces derniers mois que les policiers n’ont pas pu assister aux séances de formation continue. Nous comptons bien reprendre le rythme de ces formations, afin de maintenir un haut niveau de performance.

S’agissant de la formation initiale, les élèves reçoivent un enseignement spécifique, selon la spécialité choisie. Un élève policier souhaitant devenir CRS se verra dispenser une formation approfondie en matière de maintien de l’ordre.

Vous avez évoqué l’hypothèse de formations communes avec la gendarmerie nationale. Je travaille avec le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) en ce sens, pour développer une réflexion commune sur la mutualisation des matériels, des tactiques, des gestes techniques et des formations.

Il est vrai que les gendarmes exercent quelques années en gendarmerie mobile avant de rejoindre la gendarmerie départementale. L’esprit, dans la police nationale, est différent : un policier peut faire toute sa carrière en CRS, ce qui suppose des contraintes et de grands sacrifices sur le plan familial. Il s’agit d’un choix personnel, qui intègre les règles de mutation dans la fonction publique. Les capacités physiques, par ailleurs, doivent permettre de faire face aux missions qui nous sont confiées – mais j’ai la faiblesse de penser que l’usure ne vient pas nécessairement avec l’âge et que nous pouvons rester extrêmement motivés et engagés, même à l’approche de la retraite… Cependant, je suis partisan du renouvellement. Il est toujours bon qu’une mixité s’installe afin d’éviter que les structures ne se referment sur elles-mêmes et cessent de questionner leur mode opératoire ou leur organisation.

La judiciarisation des infractions commises lors des manifestations est très importante, non seulement pour les victimes – certaines voient leur commerce saccagé régulièrement – mais aussi pour l’image que ces débordements donnent de la police.

L’objectif assigné à l’ensemble de nos forces, sous la conduite des préfets en charge de l’ordre public, est de faire cesser immédiatement ces infractions, voire de les empêcher si elles en ont les moyens. C’est l’intérêt de disposer des brigades de recherche et d’intervention (BRI) anti-criminalité ou des brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV‑M), à Paris, qui peuvent se déplacer de manière très rapide.

Oui, nous disposons d’outils en matière de judiciarisation. L’enquête judiciaire n’est pas une science exacte, nous n’élucidons pas tous les faits, même en dehors des questions d’ordre public. Pour y parvenir, il est important de récolter des renseignements, de faire de l’observation pendant les manifestations, de recueillir le maximum d’éléments matériels. Si nous interpellons des individus munis d’armes par destination, et si par ailleurs ils sont connus et récidivistes, ces éléments aggravants sont très importants.

La police technique et scientifique intervient sur les scènes de pillage, par exemple, pour relever des indices. Le contexte est important, et nous devons toujours le rappeler quand des personnes sont interpelées et déférées devant la justice, même si elles ont été arrêtées pour un fait isolé. Ainsi, un individu interpelé pour avoir volé des vêtements de luxe dans une boutique vandalisée ne sera pas jugé pour vol à l’étalage. Son acte sera replacé dans le contexte de la manifestation, de la violence, des pillages et de la détermination des auteurs des faits. De surcroît, depuis la loi de 2019, un certain nombre d’infractions sont désormais caractérisées : la participation à un attroupement ou la dissimulation du visage peuvent faire l’objet de poursuites.

Madame la rapporteure, vous avez évoqué la distance qui s’est créée entre les forces de l’ordre et la population. Quand la police arrête ou sanctionne, personne ne la trouve sympathique. En revanche, quand elle lutte contre le terrorisme, un sentiment national fort se crée, et elle bénéficie du soutien de l’opinion publique.

Par ailleurs, des images filmées lors d’une manifestation peuvent être tronquées. Certains ont parfois intérêt à isoler des images du contexte, plutôt que de diffuser la scène dans son intégralité. Je citerai l’exemple récent de l’interpellation d’une aide-soignante sur l’esplanade des Invalides, jugée par certains observateurs comme un peu vigoureuse. Sans me prononcer sur la nature des faits, je soulignerai que le visionnage de l’intégralité de la scène a démontré que cette personne avait jeté des projectiles sur les forces de l’ordre.

Malgré tout ce que nous avons vécu, il me semble que les forces de l’ordre – et les sondages vont en ce sens – bénéficient encore d’une très bonne image et d’un fort soutien de la part de la population. Bien entendu, nous ne réussirons jamais à convaincre la partie de l’opinion publique qui est idéologiquement hostile à la police. Une autre partie oscille selon les circonstances, les événements et la manière dont ils sont relatés.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous avons créé cette commission en n’ignorant pas le dévouement des policiers et de tous ceux qui nous protègent. Nous savons aussi que ces dernières années, entre les attentats et les manifestations, les forces de l’ordre ont été mises à rude épreuve. Mais à partir du moment où elles disposent d’une exclusivité en matière de maintien de l’ordre et d’usage de la force, nous sommes amenés à étudier très attentivement la façon dont elles l’emploient. Pour cela, nous devons aussi entendre ceux qui dénoncent les problèmes.

Nous avons pris connaissance du nouveau SNMO. Les syndicats de policiers, que nous avons auditionnés il y a quinze jours, ont indiqué qu’ils n’avaient pas été suffisamment associés à l’élaboration de ce schéma. Pouvez-vous nous dire comment ce schéma a été élaboré ? Quelle concertation pourrait être menée pour répondre à cette préoccupation ? Par ailleurs, des journalistes estiment qu’ils ne seront pas traités correctement, puisque dans ce schéma, ils ne seraient pas considérés comme des observateurs extérieurs, mais assimilés aux manifestants.

Concernant la doctrine relative à l’emploi de la force, le ministre a annoncé l’interdiction de la technique de l’étranglement, dénoncée par les experts dans un rapport il y a plusieurs années, suite au décès de Lamine Dieng. Les policiers estiment qu’ils ne peuvent pas se priver de cette technique tant qu’aucune alternative ne leur est proposée. Un groupe de travail a-t-il été créé pour réfléchir à des alternatives ? Si oui, pouvons-nous espérer connaître ses conclusions assez rapidement ?

Nous avons également abordé, lors d’auditions, la question des caméras piétons. J’ai cru comprendre qu’une expérimentation était en cours, les caméras piétons étant conçues notamment comme une alternative à la délivrance de récépissés aux personnes soumises à un contrôle d’identité ; avez-vous des éléments à nous livrer sur cette expérimentation ?

Vous avez indiqué, monsieur le directeur, que l’on pouvait désespérer qu’une partie de la population soutienne un jour les forces de l’ordre. Ne soyons pas aussi défaitistes ! Les habitants, y compris dans les quartiers populaires, désirent être protégés par les forces de l’ordre.

Mais comment expliquez-vous que, dans les quartiers populaires, les habitants puissent avoir le sentiment de ne pas être traités équitablement par les forces de l’ordre ? Avez-vous des pistes pour y remédier ? Un dialogue existe-t-il entre les forces de l’ordre et les élus, notamment les maires, qui ont en charge la tranquillité publique ?

M. Frédéric Veaux. J’ai écouté les déclarations des syndicats devant votre commission et il m’a semblé qu’ils accueillaient le nouveau SNMO de manière globalement positive. Il en a été de même lorsque le ministre de l’Intérieur le leur a présenté, le jour de l’installation de la nouvelle directrice centrale des CRS (DCCRS).

Je ne puis vous renseigner sur la façon dont les travaux ont été conduits, puisque j’ai pris mes fonctions au mois de février 2020 et que la conception a démarré en janvier 2019. Après des manifestations ayant fortement marqué les esprits, le ministre Castaner a réuni les organisations syndicales place Beauvau pour évoquer ce qui devait être corrigé et modifié. Je crois savoir que beaucoup d’observations et de remarques formulées par les syndicats ce jour-là ont été intégrées dans le SNMO.

Le dialogue social dans la police est particulièrement riche et développé. S’il a pu être considéré comme insuffisant avant la publication du SNMO, je ne doute pas que, dans les semaines et les mois qui viennent, les occasions d’échanger seront nombreuses et permettront de faire évoluer les choses.

Nous avons également entendu les préoccupations des journalistes quant à la manière dont ils pourraient être traités au cours des manifestations. Il est bien évident qu’il n’est nullement question, dans un pays comme le nôtre, de porter atteinte à la liberté d’informer, quels que soient les circonstances et les lieux, encore moins durant les manifestations. Ce sont pourtant des moments particulièrement difficiles à gérer et les responsables du maintien de l’ordre craignent toujours, lorsqu’une situation dégénère, que des journalistes soient maltraités, faute d’avoir été identifiés comme tels.

L’objectif est de développer une relation, une connaissance mutuelle, d’ouvrir davantage nos portes aux journalistes pour qu’ils découvrent et comprennent nos méthodes et nos organisations et que, de notre côté, nous puissions mieux comprendre leurs attentes. Je n’ai pas noté d’ambiguïtés dans la rédaction du SNMO, mais j’espère que celles qui auraient pu naître de sa lecture seront rapidement corrigées, notamment à l’occasion d’une participation à des entraînements des forces mobiles : ceux-ci seront ouverts à la presse, tous les journalistes y seront conviés.

Suite aux événements survenus au printemps, M. Castaner a demandé la constitution d’un groupe de travail sur les techniques de substitution à la technique de l’étranglement, qui consiste, en exerçant une pression sur la trachée, à réduire l’oxygène et la circulation sanguine. Dirigé par le directeur départemental de la sécurité publique du Val-d’Oise, un professionnel reconnu, et rassemblant les organisations syndicales, deux médecins, des sportifs de haut niveau et des formateurs, il vient de rendre ses conclusions. Je les présenterai au ministre de l’Intérieur dans les jours qui viennent avant de les livrer à la représentation nationale.

Le Président de la République entend généraliser les caméras piétons d’ici à 2021. Nous voulons disposer de matériels performants, facilement manipulables dans des moments de tension et fiables – il est important de pouvoir exploiter immédiatement les images sans en altérer le support afin que personne ne puisse ensuite contester la manière dont les images ont été recueillies. Par ailleurs, l’autonomie des caméras s’avère pour le moment très limitée, et ne couvre pas le temps d’une vacation ou d’un service d’ordre. Nous avons comparé les différents matériels et déterminé les éléments d’un marché public pour équiper très prochainement nos forces. 

Si les policiers se sont d’abord méfiés des caméras piétons, considérant qu’il s’agissait d’une forme de surveillance, ils expriment aujourd’hui clairement le besoin de pouvoir justifier de leurs actions. Ils estiment aussi que la présence d’une caméra permet, lorsqu’un individu est un peu agité, de faire redescendre la tension.

Madame la rapporteure, vous m’avez peut-être mal compris. Lorsque j’ai évoqué cette partie de la population irréductiblement hostile aux forces de l’ordre, je ne parlais pas des quartiers populaires. Je ne pense pas que ce soit lié à l’origine sociale, mais plutôt à une idéologie. Une autre partie de la population fluctue et s’interroge, en fonction des circonstances, de la connaissance qu’elle a de la police et des moyens qu’elle emploie.

Je ne nie pas les problèmes, mais je pense que la police est à l’image de la société et que nous devons mieux nous faire connaître auprès de la population afin que celle-ci comprenne nos missions. Pour cela, les élus locaux sont des partenaires essentiels. Je pense aux groupes de partenariat opérationnel (GPO), qui, sur la sécurité du quotidien, associent les élus, les associations, les bailleurs sociaux… Ils identifient les problèmes, se mettent autour de la table et s’efforcent de les régler.

Mme George Pau-Langevin. Les techniques de maintien de l’ordre sont différentes dans d’autres pays et semblent donner lieu à moins de difficultés. Avez-vous des échanges avec vos homologues étrangers sur ces questions ? Que pensez-vous, par exemple, de la technique de la désescalade ?

M. Frédéric Veaux. Nous avons beaucoup d’échanges et nous nous nourrissons de ce qui se fait à l’étranger, en termes d’organisation, de formation ou d’équipements. Cependant, les cultures sont radicalement différentes et il serait difficile, par exemple, de transposer les méthodes des polices régionales allemandes.

La technique de la désescalade, que certains ont tendance à vanter de manière excessive dans notre pays, ne produit pas toujours les effets escomptés. Elle ne peut en tout cas pas être utilisée dans les situations que nous avons connues ces derniers mois.

Mme Aude Bono-Vandorme. Monsieur le directeur général, dans le nouveau SNMO, les GMD ont été remplacées par un nouveau type de grenade, réputée moins dangereuse, la grenade à éclats non létaux (GENL). Qu’en pensez-vous ?

Lors de leur audition, des syndicats des forces de police et de gendarmerie ont appelé à stopper la judiciarisation du maintien de l’ordre. Quel est votre point de vue ?

Concernant la formation – formation continue, e-learning, entraînements –, ne serait-il pas nécessaire de mettre en place un centre de formation dédié au maintien de l’ordre, afin d’assurer l’uniformisation des opérations ?

Vous avez également évoqué un stage d’immersion réservé aux journalistes. Pensez-vous que les députés puissent y être acceptés ?

M. Meyer Habib. Je ne peux que rendre hommage aux forces de l’ordre, alors qu’il y a encore quelques jours, un terroriste a été arrêté. L’année dernière, près de 20 000 fonctionnaires de police et de gendarmerie auraient été blessés. Ce chiffre est colossal et donne une idée de l’ampleur de la tâche. Le confirmez-vous ?

La préservation de l’ordre public est le fondement de notre République. Sans ordre, il n’y a pas de République. Cet ordre doit être fondé sur la confiance, mais aussi sur le respect et pourquoi pas, sur la crainte, la « peur du gendarme ».

Hélas, nous voyons tous les jours – tout est filmé, et sous plusieurs angles – des provocations incroyables, des policiers humiliés, insultés, bousculés, des agressions en meute contre les forces de l’ordre. Ces images circulent, et c’est dramatique. Les policiers, dont la mission est de faire régner l’ordre public, semblent parfois paralysés alors qu’ils doivent répondre en une fraction de seconde aux provocations.

Nous avons tous en mémoire les dérapages lors des manifestations des Gilets jaunes ou des matchs de foot. Ces vidéos ont fait le tour du monde et ont eu un effet dramatique pour l’image de la France. Je voudrais ici rendre hommage à votre prédécesseur, Éric Morvan, dont la tâche était ardue. Certains reprochent aux forces de police un usage disproportionné de la force, mais il y aura toujours des bavures, dans toutes les polices du monde. Le seul moyen de ne pas avoir de bavure, c’est de ne pas avoir de police. Il faut un maximum de confiance et de respect.

La liberté de manifester reste une liberté fondamentale, et personne ne songe à la limiter. Il me semble qu’actuellement, les policiers souffrent du « syndrome Malik Oussekine » – du nom de cet étudiant victime d’une bavure en marge d’une manifestation en décembre 1986. Les fonctionnaires ont peur de la bavure, cette crainte les paralyse et elle est amplifiée par le recours systématique aux vidéos. Il est nécessaire d’aider les policiers, de les protéger, de leur permettre d’apporter une vraie réponse républicaine. Rien n’y fera, la population reste attachée à la police, alors, de grâce, redonnons confiance, ouvrons le débat pour que la police soit davantage respectée !

Pour en avoir discuté avec de nombreux policiers – je suis moi-même protégé depuis des années –, la technique de l’étranglement semble indispensable, notamment lorsque l’individu à maîtriser est corpulent. Évidemment, elle doit être encadrée – nous ne sommes pas aux États-Unis ! –, mais l’interdire serait une erreur. Certes, elle est complexe et requiert une formation, mais elle est utilisée dans beaucoup de pays, comme le Danemark, le Royaume-Uni ou Israël.

M. Frédéric Veaux. Avec le directeur général de la gendarmerie nationale, nous avons proposé au ministre de l’Intérieur de changer de modèle de grenade. En effet, les enquêtes conduites par l’IGPN ont montré que, contrairement au cahier des charges adressé au fabricant, les éclats de GMD pouvaient monter à hauteur de visage et causer de graves lésions.

Nous avons donc choisi de nous tourner vers un autre modèle – déjà disponible dans certaines unités –, moins vulnérant, qui a les mêmes effets de bruit et d’émission de petits projectiles. L’ancien modèle ne sera plus utilisé que dans le cadre des formations des unités spécialisées.

Je n’ai pas bien saisi la question concernant la judiciarisation. Nous souhaitons la renforcer car la meilleure façon de neutraliser les auteurs de violences est de les identifier afin qu’ils soient poursuivis et condamnés. L’action judiciaire est nécessaire, avant, pendant et après la manifestation.

M.  Jean-Louis Thiériot, président. Certains syndicats ont indiqué que la judiciarisation posait problème quand elle se faisait dans le feu de l’action ; gérer à la fois le maintien de l’ordre et l’interpellation semble compliqué.

M. Frédéric Veaux. Quand bien même la tâche serait compliquée – les chances de succès sont plus ou moins grandes selon la manière dont cela se passe –, il ne faut pas se l’interdire ! Ensuite, et c’est l’une des garanties de notre système, le juge est là pour dire le droit et reconnaître la réalité des faits rapportés. Il me semble donc qu’il convient d’intensifier la judiciarisation et de recueillir un maximum d’éléments matériels pour établir les preuves.

S’agissant de la formation et de l’idée de créer un centre de formation national, nous avons fait le choix de créer des sites de proximité, dans chaque direction zonale, pour réunir les unités de force mobiles, les CRS, mais aussi les compagnies d’intervention. Par ailleurs, nos portes sont ouvertes à la représentation nationale, madame Bono-Vandorme.

Monsieur Habib, je suis également très soucieux et scandalisé de la manière dont certains policiers sont traités. Je suis policier de formation, j’ai exercé pendant quatre ans dans le corps préfectoral, avant de reprendre des fonctions dans la police. À mon retour, j’ai été frappé par l’intensité des violences. Les policiers sont victimes d’agressions physiques dans le cadre de leur activité professionnelle mais aussi de leur vie privée. Parfois, ce sont des membres de leur famille qui sont visés. Ainsi, un jeune homme de 16 ans a été menacé, dans des circonstances particulièrement graves, dans son lycée, au motif que son père était un « baceux ».

Vous dites que les policiers sont parfois paralysés quand ils sont agressés. Je ne le crois pas. Nos policiers sont motivés, courageux et engagés. Vous avez beau avoir été sélectionné, formés, le jour où vous faites face à un événement grave, vous êtes le seul à arbitrer, à décider de ce qu’il convient de faire. Les choses pourront basculer, dans un sens ou dans l’autre. C’est une sacrée responsabilité, mais c’est ce qui fait la richesse de ce métier.

Mon objectif est de trouver les moyens de protéger encore davantage les policiers face à cette réalité. J’ai proposé au ministre de l’Intérieur, qui l’a accepté, de créer une plateforme d’assistance aux policiers, « Policiers victimes », qui fonctionne sept jours sur sept, de cinq heures à vingt-trois heures. Les policiers injuriés, agressés, pris à partie peuvent s’adresser à un policier qui les prendra en charge, les pilotera, leur portera assistance.

Concernant la technique de l’étranglement, les conclusions du groupe de travail seront bientôt communiquées au ministre, qui prendra les décisions qui s’imposent. J’ai fait beaucoup de terrain et je peux vous affirmer que parfois, nous faisons ce que nous pouvons, avec les moyens dont nous disposons, selon la stature de la personne interpellée, selon notre propre corpulence. Les techniques qu’utilisent d’excellents professionnels, aguerris, spécialistes des sports de combat et appartenant à des unités telles que la BRI ou le RAID ne sont pas forcément généralisables. Les policiers du quotidien peuvent intervenir dans un contexte dégradé ou en état d’infériorité : ma responsabilité de directeur général est de leur donner les moyens matériels et juridiques qui leur permettent de mener à bien leur mission, sans s’exposer physiquement, ni risquer de faire subir à la personne des dégâts physiques irréparables. C’est l’objet du groupe de travail que de déterminer les techniques utilisables par tout policier.

M. Jérôme Lambert. Même avec tout le professionnalisme et le dévouement dont font preuve les forces de l’ordre dans l’exercice de leur mission, le comportement de certains policiers peut poser problème.

La police est un corps professionnel très contrôlé et sanctionné. Afin d’illustrer vos propos, pouvez-vous donner des statistiques sur le nombre de procédures engagées, les décisions judiciaires, les sanctions prises en interne ?

M.  Jean-Louis Thiériot, président. Je propose que le directeur général nous communique quelques chiffres et qu’il nous transmette ultérieurement des informations plus complètes, que nous joindrons au rapport.

M. Frédéric Veaux. J’ai eu l’occasion de le dire devant une autre commission parlementaire : plus de 50 % des sanctions prises dans la fonction publique concernent des policiers.

Depuis novembre 2018, l’IGPN a été saisie de 406 enquêtes judiciaires concernant des incidents lors de manifestations sur la voie publique. Par ailleurs, et je le fais sans aucun plaisir, j’ai signé à plusieurs reprises, depuis ma prise de fonction, des arrêtés de révocation.

Le citoyen dispose, heureusement, des moyens de signaler des comportements à l’IGPN. Je sais que la légitimité de l’IGPN est parfois contestée, mais elle effectue, outre des enquêtes administratives, des enquêtes judiciaires sous le contrôle du parquet. Et celui-ci décide de poursuivre ou non les policiers mis en cause.

M. Fabien Gouttefarde. Le documentaire « Un pays qui se tient sage » sort aujourd’hui même au cinéma. Il est décrit, dans Le Monde d’hier, comme une radiographie documentée des violences policières. Une série de vidéos prises pendant les manifestations des Gilets jaunes est diffusée durant une heure et demie, avec des commentaires d’experts, de policiers. Ce documentaire va faire mal à la police ; et s’il fait mal à la police, il fera mal à la République, malheureusement.

Face à ces images, l’argument principal de la police, et vous en avez usé tout à l’heure, est de dire que la scène n’est pas diffusée dans son intégralité. J’ai du mal avec cet argument, mais peut-être est-ce parce que je ne connais pas bien les règles d’engagement, notamment avec les LBD. Cela revient à dire que lorsqu’un policier se prend une chaise sur la figure, et qu’il fait usage de son LBD, comme la réglementation le lui permet, cinq ou dix minutes après, seule cette action est filmée et diffusée.

Pouvez-vous, par ailleurs, nous en dire davantage sur les superviseurs, en termes réglementaires, et nous expliquer comment les policiers devraient faire usage des LBD ? Cet usage se fait dans l’instantanéité et j’ai du mal à imaginer comment un superviseur pourrait donner à chaque fois l’autorisation de tirer.

M. Frédéric Veaux. L’objectif d’un superviseur est avant tout de protéger les policiers, qui se trouvent dans une situation de stress. Un policier focalisé sur son tir n’a pas forcément une vision panoramique de ce qui peut se passer au-delà de la cible. Il s’agit de s’assurer, avant de donner l’autorisation, que le tir est nécessaire, proportionné et ne risque pas de créer des dégâts collatéraux. Nous sommes toujours plus forts à deux que seul.

Le réalisateur David Dufresne est un militant de la lutte contre les violences policières. Je n’ai pas encore vu son documentaire mais je le regarderai si j’en trouve le temps. Je pense que, quelles que soient les circonstances, nous avons tous intérêt à recourir à la vidéo. Aujourd’hui, l’image est partout – certains la détournent et la manipulent. Il est important, dans une société de communication comme la nôtre, que la police ait aussi la capacité de filmer les événements. Je suis donc à 200 % favorable à l’usage de drones, de caméras, ou de caméras piétons.

Il convient de préserver l’anonymat des personnes filmées dans une foule, tout en permettant de les identifier si elles se rendent coupables d’exactions ou d’actes de délinquance. De la même manière, les policiers filmés parfois de très près par les citoyens sur leur smartphone doivent bénéficier de l’anonymat – et être identifiés si nécessaire.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Sans dévoiler les conclusions du groupe de travail, dont vous réservez la restitution au ministre de l’Intérieur, pouvez-vous confirmer devant notre commission que les travaux ont permis de déterminer des techniques alternatives ?

M. Frédéric Veaux. Je ne peux pas indiquer à l’avance quelles seront les décisions que prendra le ministre de l’Intérieur. Je me contenterai ici de rappeler que M. Castaner n’a pas pris seul l’initiative d’interdire la technique de l’étranglement. C’est moi qui le lui ai proposé, dans le souci de protéger les femmes et les hommes dont j’ai la responsabilité. 

M. Ugo Bernalicis. Il a été fait usage du LBD comme arme offensive dans un certain nombre de manifestations, alors que le LBD est censé être une arme de défense. En créant une fonction de superviseur, vous donnez l’autorisation aux policiers de tirer de façon offensive. Il est même indiqué, dans le SNMO, que le policier peut en faire usage, seul, en cas de légitime défense. Je trouve cela inquiétant.

 Quant au remplacement de la grenade GLI-F4 par la grenade instantanée GM2L, le ministère de l’Intérieur indiquait en 2019, dans son mémoire de défense devant le Conseil d’État, que « [sa] puissance (et donc la dangerosité pour quiconque voudrait ramasser un tel projectile) est quasiment similaire à celle de la GLI-F4, malgré l’absence d’explosif […] ». On entend par explosif le TNT, puisque la grenade GM2L, comme toutes les autres grenades, est destinée à exploser.

Pouvez-vous nous indiquer comment le SNMO a été élaboré et qui y a participé ?

La condition de l’autorité de la police nationale, c’est son exemplarité, et pas uniquement dans le devoir de loyauté vis-à-vis de la hiérarchie – l’essentiel des sanctions disciplinaires concernent des policiers qui ont déplu à leur hiérarchie. La police doit aussi être loyale envers les citoyens.

Vous avez procédé à l’interpellation d’organisateurs, lorsque la manifestation n’avait pas été déclarée au préalable. Pourquoi cette doctrine n’est-elle pas appliquée aux regroupements de policiers – même si le récent syndicat « option nuit » a déclaré les dernières manifestations ?

M. Frédéric Veaux. Vous pourrez peut-être poser cette question au préfet de police, responsable de l’ordre public à Paris. J’ai la faiblesse de penser que le risque de trouble à l’ordre public lors d’une manifestation de policiers est moindre.

Concernant l’exemplarité des policiers, je fais mienne votre définition. Quelle que soit l’institution que nous servons, nous nous devons d’être exemplaires, dans notre vie professionnelle comme dans notre vie personnelle.

Nous vous communiquerons des éléments chiffrés et vous pourrez constater que l’IGPN ne sanctionne pas uniquement les policiers pour désobéissance ou manque d’exemplarité à l’égard de la hiérarchie.

S’agissant de l’utilisation des armes intermédiaires, vous dites que nous donnons un blanc-seing aux policiers pour faire usage de leur LBD. Les règles d’engagement sont très claires et tout le monde doit s’y soumettre. Aujourd’hui, nous avons la capacité de retracer les conditions de l’emploi des LBD grâce aux images prises pendant les manifestations, et des enquêtes sont conduites par l’IGPN. Personne n’aspire à blesser gravement des personnes, quoi qu’elles aient fait. Il ne faut pas tirer des conclusions générales sur le comportement de la police à partir de quelques cas isolés.

En France, la police est républicaine, démocratique et à l’image de notre pays. Comme l’a indiqué M. Habib, elle paie un lourd tribut pour son engagement au service de la République.

M. François Pupponi.  Effectivement, la police nationale est républicaine, et démocratique. Elle est à l’image du pays, mais pas toujours à l’image de la population de certains quartiers, ce qui peut entraîner certains comportements.

Lorsque des personnes sont blessées, ou pire, décèdent dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre, la police nationale commence par affirmer qu’elle n’a rien à se reprocher, et lorsque cela tangue un peu, elle annonce que l’IGPN est saisie. Ne faut-il pas réfléchir à une meilleure communication ?

En tant qu’élu, j’ai eu à vivre des événements douloureux, lorsque des jeunes ont été tués dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre. J’ai à chaque fois essayé d’expliquer au commissaire et au préfet que, quelles que soient les circonstances, il fallait au minimum qu’une autorité de l’État se rende auprès de la famille et présente ses condoléances. Un peu d’humanité et de respect à l’endroit des parents sont importants dans un tel moment ; je suis persuadé que cela pourrait faire baisser la tension entre la police et les citoyens et contribuerait à lever bien des incompréhensions.

M. Frédéric Veaux. Les gestes d’apaisement de ce type sont en effet nécessaires.

S’agissant des difficultés dans la communication à la suite d’un problème, elles tiennent au fait que les explications ne sont jamais disponibles immédiatement après les faits alors que la pression médiatique exige une prise de parole rapide des autorités. Des progrès sont à faire dans ce domaine. Il est clair que la première expression publique se doit d’être prudente.

Mme Valérie Bazin-Malgras. Je voudrais d’abord exprimer, dans ce contexte difficile, ma reconnaissance envers les forces de l’ordre qui nous protègent au quotidien.

Je souhaite vous interroger sur la formation continue et sur les améliorations que l’on pourrait apporter au système, dans la mesure où les policiers n’ont pas toujours accès à ces séances.

M. Frédéric Veaux. Il est de ma responsabilité de donner les moyens aux services pour disposer de formateurs et dégager du temps pour que les policiers puissent suivre ces formations. Malheureusement, depuis un certain temps déjà, les missions succèdent aux missions et l’on a sacrifié aux divers engagements une partie du temps qui aurait dû être consacré à ces formations.

Le ministère a reçu hier des élus du département de l’Hérault ; à cette occasion, nous avons repris les chiffres : entre 2017 et 2019, le temps consacré au maintien de l’ordre à Montpellier a doublé. Or les forces de sécurité intérieure n’ont pas été multipliées par deux.

J’ai l’espoir que les choses se calment, que nous puissions améliorer les conditions d’organisation de nos services et que nous mettions l’accent sur cet investissement que constitue la formation continue.

Mme Brigitte Kuster. Je veux aussi vous dire combien je suis reconnaissante envers les forces de l’ordre.

Je voudrais revenir sur la partie du SNMO consacrée à la communication et à l’information des manifestants. Il est indiqué dans ce document qu’il est envisagé de procéder à l’envoi « de SMS groupés pour une meilleure communication. Ces SMS seraient envoyés aux manifestants par les opérateurs téléphoniques qui les achemineraient à leurs abonnés. » Comment cela se passera-t-il concrètement ? Qu’en est-il du respect des libertés individuelles ? Le Gouvernement prévoit d’instaurer cette application au premier semestre 2022, des précisions seraient les bienvenues. Quelle sera la nature des messages ? Appelleront-ils à la dispersion ?

Enfin, qu’en est-il de l’information, en amont, des riverains qui ont garé leur véhicule, des commerçants qui devraient baisser le rideau ? Les manifestations, particulièrement à Paris, sont vécues comme un événement brusque, soudain, et parfois violent.

M. Frédéric Veaux. C’est le ministre de l’Intérieur qui défend ce projet d’envois groupés de SMS, à la suite de l’incendie de Lubrizol et des retours d’expérience qui ont montré notre incapacité à informer rapidement et précisément la population en cas d’accident.

Le ministre de l’Intérieur souhaite étendre ce dispositif aux manifestations afin d’informer la population, dans un périmètre donné, de la survenue d’événements. Les messages seront envoyés dans une zone géographique précise, les opérateurs ne sachant pas si leurs abonnés participent à la manifestation ; les habitants et les commerçants en seront aussi destinataires. Le message pourrait simplement inviter les personnes à rester chez elles. Ce dispositif respectera, bien évidemment, les libertés individuelles et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) sera consultée.

Nous nous efforçons dans la mesure du possible d’informer les citoyens en amont, afin d’éviter que des véhicules soient mal garés, que des commerçants ouvrent leur magasin sur le parcours ou que des objets traînent. Cela fait partie des mesures de bon sens que doivent mettre en œuvre les responsables de l’ordre et de la sécurité publique.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je vous remercie, monsieur le directeur, de nous avoir consacré tout ce temps et d’avoir répondu aussi précisément à nos questions. Vous avez réaffirmé plusieurs principes, celui d’une police républicaine, celui de l’exemplarité. Vous avez aussi manifesté un intérêt pour la proposition de M. Pupponi de faire une démarche auprès des parents endeuillés, ce qui me semble conforme à l’humanité que nous attendons de nos fonctionnaires.

M.  Jean-Louis Thiériot, président. Je vous remercie, monsieur le directeur. J’insisterai pour ma part sur l’intérêt que présenterait, pour les députés, une visite dans un centre de formation de maintien de l’ordre, comme cela est proposé aux journalistes. Pour avoir été auditeur à l’institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) et à l’institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), je sais que c’est un outil de connaissance utile et que cela évite de parler dans l’abstrait.

 

 


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Audition du mercredi 30 septembre 2020

À 16 heures : Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie, accompagné du général de brigade Christophe Herrmann, sous-directeur de la défense, de l’ordre public et de la protection

M. Jean-Louis Thiériot, président. Mes chers collègues, nous recevons le général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. Il est accompagné du général Christian Herrmann, sous-directeur de la défense, de l’ordre public et de la protection.

Maintenir l’ordre en ayant le monopole de la violence légale est la vocation de l’État régalien dont vous êtes, avec la police, l’un des bras armés. Il n’est pas de liberté sans ordre, et telle est votre mission.

La gendarmerie assure trois niveaux de protection, à commencer par celle de ses personnels, qui ont été – ô combien ! – durement mis à l’épreuve. Au nom de la représentation nationale, je veux vous dire notre reconnaissance pour l’engagement tant de la gendarmerie mobile que de la gendarmerie départementale dans le maintien de l’ordre. Je vous confie, en notre nom à tous, le soin de leur faire part de notre gratitude.

La gendarmerie assure également la protection des personnes et des biens qui se trouvent sur le parcours des manifestations ou des personnes prises dans des attroupements.

Elle protège enfin le droit constitutionnel de manifester en tenant compte des impératifs de sécurité qui doivent être respectés, l’un ne se concevant pas sans l’autre.

Il me revient l’honneur de présider aujourd’hui cette commission, dont je suis le vice-président. Je remplace le président Jean-Michel Fauvergue, retenu par une triple visite ministérielle dans sa circonscription.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous céder la parole pour une brève intervention liminaire qui précédera nos échanges sous forme de questions-réponses, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Le général Christian Rodriguez et le général Christophe Herrmann prêtent successivement serment.)

Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. Je vous remercie, monsieur le président, pour vos propos liminaires, qui ne manqueront pas de toucher nos personnels.

Je suis très heureux d’être parmi vous. Je suis accompagné par le général Christophe Herrmann, spécialiste de ces sujets, qui pourra apporter quelques précisions en réponse à vos questions.

La gendarmerie a de nombreux sujets communs avec la police, notamment la finalité de ses missions. Je ferai le point tout d’abord sur l’engagement de la gendarmerie au service du maintien de l’ordre ; je vous livrerai ensuite quelques éléments relatifs au maintien de l’ordre et terminerai avec les sujets de formation et d’équipement, notamment de la gendarmerie mobile.

Monsieur le président, vous avez rappelé le principe du maintien de l’ordre, sur lequel je ne reviens donc pas. Je préciserai l’action de la gendarmerie mobile, qui, dans le cadre de certaines missions, va un peu au-delà de l’action des compagnies républicaines de sécurité (CRS). Elle constitue, à l’instar des CRS, une réserve générale à la disposition du Gouvernement, qui effectue, pour l’essentiel, des missions de maintien de l’ordre, d’appui aux forces territoriales, mais également des opérations extérieures sur le spectre « paix, crise, guerre ». Par le passé, nous avons engagé des escadrons en opérations extérieures aux côtés des armées. Ce sont des faits qui sont susceptibles de se reproduire ponctuellement – en tout cas, nos gendarmes sont formés pour faire face à de telles situations. Contrairement aux CRS, ils servent également outre-mer, où ils sont appelés à exercer des missions de maintien de l’ordre et de sécurisation.

Les 18 groupements de gendarmerie mobile se composent de 14 000 militaires répartis dans 109 escadrons. Ils font face à des conditions de travail souvent dégradées, loin de leur famille. Un escadron est en déplacement entre 175 et 190 jours par an en moyenne – 175 jours en 2019. Je profite de cette occasion pour leur rendre hommage. C’est un métier que j’ai assuré pendant six ans, au début de ma carrière. Le contexte n’est pas simple mais les gendarmes effectuent leur métier animés d’un engagement fort et d’une vraie volonté de servir.

Nous observons une forte dégradation du contexte sécuritaire de la mission de maintien de l’ordre. Pour ne reprendre que les dernières années, nous avons connu un engagement sans précédent de la gendarmerie mobile lors des crises qui se sont succédé, voire chevauchées. Je me limiterai à évoquer l’ouragan Irma à Saint-Martin, Notre-Dame-des-Landes, les Gilets jaunes, les manifestations contre la réforme des retraites, les violences urbaines ou la crise sanitaire.

Confrontée à des crises qui interviennent avec une fréquence et une intensité croissantes, la gendarmerie mobile n’a cessé de s’adapter. Elle a observé une évolution des modes opératoires et du profil des manifestants : des stratégies d’actions violentes ont été développées, par les black blocs notamment, et nous avons vu apparaître des profils ultra-violents, comme à Notre-Dame-des-Landes, que l’on a appelés « l’ultragauche » ou les « ultrajaunes ». Je ne fais qu’effleurer ces sujets, mais je pourrai apporter des précisions si vous le souhaitez.

La forte présence des réseaux sociaux exacerbe tout et constitue une pression supplémentaire qu’il faut gérer au quotidien.

Les conséquences sont nombreuses. Concrètement, le volume d’engagements a significativement progressé entre 2017 et 2019. La tendance est à la hausse et le nombre de jours d’engagement des escadrons a été multiplié par deux, voire trois.

Nous constatons, par ailleurs, une forte imprévisibilité de l’emploi. Nous modifions très souvent la planification ; parfois même, il ne s’agit plus de planification, le programme changeant la veille pour le lendemain.

Sur un total de 109 escadrons, 65 ont été engagés quotidiennement dans des actions opérationnelles en 2018, 69 en 2019 et 76 au premier semestre 2020, avec des pointes à 105 escadrons : cela ne s’était jamais vu. Pendant la crise des gilets jaunes, 105 ou 106 escadrons ont été mobilisés plusieurs week-ends durant, et le même niveau d’engagement a été fréquent pendant la crise sanitaire, celle-ci ne permettant ni congés ni repos.

Autre conséquence : la forte couverture médiatique des opérations de maintien de l’ordre – nous y reviendrons.

J’illustrerai l’augmentation de la violence à laquelle font face nos forces par quelques chiffres. Le nombre total d’agressions physiques contre les gendarmes a progressé de 76 % et le nombre d’agressions avec armes a doublé. Le volume de blessés parmi les gendarmes pendant cette même période a progressé de 64 %.

Nous portons un regard constant sur les événements, épluchant les retours d’expérience (RETEX) et analysant la moindre information – c’est une question de déontologie. Cela dit, si nous avons dû rectifier certains points, nous n’avons pas connu de dysfonctionnements majeurs. Ainsi, au cours de la période 2018-2020, l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) a reçu soixante-sept réclamations de particuliers qui dénonçaient un usage de la force injustifié ou disproportionné, dont vingt-trois liées aux manifestations des Gilets jaunes. Sur soixante-sept réclamations, nous avons comptabilisé seize plaintes, mais aucune mise en cause judiciaire à ce jour. Cela étant, les enquêtes sont longues et nous aurons peut-être à en connaître, mais au vu du volume de jours d’engagement et du nombre de gendarmes engagés, le nombre reste, somme toute, assez faible.

Je reviendrai sur la doctrine de l’emploi de la force si vous le souhaitez, mais ce qui est remarquable avant tout, c’est le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) que le ministre de l’intérieur vient d’annoncer. Nous avons été pleinement associés à ce travail rigoureux, itératif et précis engagé début 2019. Il a permis d’actualiser certains modes d’actions, certaines pratiques et d’élargir le champ à certains sujets auxquels nous n’avions pas forcément réfléchi avant, comme la relation aux journalistes ou aux manifestants. Même si ces pratiques étaient déjà à l’œuvre en de nombreux endroits, elles n’étaient, si ce n’est théorisées, du moins rassemblées dans un document qui les aurait clarifiées et qui aurait permis d’asseoir un langage commun.

Le schéma national balaye largement le champ des problématiques. Les travaux, qui ont été instructifs, ont permis de les cadrer et de gagner en performance collective, dans tous les sens du terme puisque tout le monde parle désormais le même langage.

Le SNMO affiche des augmentations d’effectifs des gendarmes mobiles et des CRS. Rappelons aussi que les matériels commencent à vieillir. Nos engins blindés sont contemporains de la Renault 12 qui, certes, était une bonne voiture mais qui est désormais une vieille voiture ! Par ailleurs, les véhicules de maintien de l’ordre ou les lanceurs d’eau de la police nationale sont à bout de souffle. L’ensemble de ces sujets sont traités dans le schéma national de maintien de l’ordre et nous obligent à avancer collectivement. C’est, là encore, une excellente chose.

Le comité de suivi, dans lequel nous siégeons, est un facteur de progrès car il nous invite à nous interroger sur de nombreux points, à réfléchir, par exemple, à des moyens moins vulnérants –  je pense notamment aux grenades. Le débat est constant. Je ne reviens pas sur le calendrier des mesures ; j’imagine que vous le connaissez.

L’objectif est de donner aux gendarmes et aux policiers les moyens de garantir la sécurité et la liberté des personnes, qui ont le droit de manifester, et la sécurité des personnels, qui sont parfois confrontés à des casseurs. Les travaux du comité nous permettront d’avancer et de réfléchir à de nouveaux moyens. Tout cela nous oblige. Pour de nombreuses raisons, le SNMO est un outil très utile, qui nous faisait défaut.

Dans le cadre de leur formation initiale, officiers et sous-officiers suivent des formations sur les sujets du maintien et du rétablissement de l’ordre, quelle que soit la suite de leur carrière. Cela se traduit pour les sous-officiers par un tronc commun d’une semaine, auquel s’ajoutent 159 heures pour ceux qui s’engagent dans la gendarmerie mobile. Nos officiers reçoivent environ 114 heures de formation.

Le maintien de l’ordre pouvant rapidement donner lieu à l’usage de la force, la formation aborde également les questions de déontologie afin d’éviter un mauvais emploi de la force. Pour avoir assuré des missions de maintien de l’ordre délicates, je puis vous assurer que le référentiel se complique dès lors que la tension monte ; on a intérêt à avoir les bons réflexes. Exercer la force nécessite une maîtrise et un contrôle constants, y compris dans les situations très problématiques.

Chacun de nos personnels reçoit une formation continue individuelle, qui intervient souvent lors d’un changement de fonctions ou lorsqu’ils passent des diplômes pour monter en grade. Un gendarme qui souhaite être chef suit une formation de quatorze mois, dont deux mois à Saint-Astier, où se situe notre centre national d’entraînement, qui accueille également des gendarmes étrangers. Ceux qui changent de grade par la voie professionnelle suivent des formations à distance, puis s’entraînent deux semaines en école.

Une formation aux armes de force intermédiaire est dispensée, certaines de ces armes pouvant être utilisées dans des missions autres que le maintien de l’ordre. L’emploi de grenades ou de lanceurs de balles de défense (LBD) nécessite des séquences de formation régulières, à l’issue desquelles un certificat d’aptitude est délivré. Un gendarme qui ne l’obtient pas n’a pas le droit d’utiliser de telles armes, sous peine d’engager sa responsabilité ; tout cela est suivi de très près.

Pour la gendarmerie départementale, une formation est dispensée aux commandants de pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG), qui ne sont pas des unités de maintien de l’ordre, même s’il peut arriver, comme ce fut le cas pendant les manifestations des Gilets jaunes, qu’ils soient amenés à défendre un point ou à intervenir, faute de forces mobiles. Ils sont donc équipés et formés pour acquérir les bons réflexes, en pleine sécurité pour tous, tant des manifestants que des forces de l’ordre.

Une formation continue collective est également dispensée. En principe, tous les trois ans, nos escadrons passent deux semaines à Saint-Astier pour suivre une formation qui traite de cas pratiques et concrets. Elle est assez dure, l’entraînement est difficile pour tout le monde mais, quand les muscles brûlent, cela ressoude les équipes ! On voit également à cette occasion comment fonctionne l’encadrement de contact. Celui-ci est capital dans le cadre de l’action collective qu’est le maintien de l’ordre. Si quelqu’un a peur, l’encadrement de contact, les camarades un peu plus anciens et les chefs de proximité sont en mesure de le soutenir. Cet entraînement de quinze jours est nécessaire pour le bon fonctionnement collectif.

Avant de projeter un escadron outre-mer ou en opération extérieure, nous ajoutons un temps supplémentaire de préparation opérationnelle. De manière très décentralisée, des escadrons sont neutralisés régulièrement pour se former collectivement.

S’agissant de l’équipement, nous allons remettre à niveau les véhicules de commandement et de transmissions (VCT). J’ai expérimenté le modèle actuel lorsque j’étais commandant d’escadron il y a vingt-cinq ans ! Nous avons commencé à les renouveler, de même que nous renouvellerons le parc des Irisbus et des véhicules blindés l’année prochaine. Nous profiterons pleinement du plan de relance. La capacité de blindés, arrivés au début des années 70, est largement utilisée outre-mer. À l’origine, ils étaient destinés à percuter des barricades ; ils ont servi de nouveau dans cet esprit à Paris lors des manifestations des Gilets jaunes, l’idée étant de manœuvrer à l’abri des coups. Le changement de véhicules s’accompagnera d’un changement de doctrine car nous avons surtout intérêt à protéger. Ces véhicules permettent de manœuvrer, de se déplacer, d’interpeller dans les meilleures conditions pour les forces de sécurité, qu’il s’agisse de policiers ou de gendarmes. Si vous le souhaitez, je reviendrai sur les volumes.

De nombreux autres petits matériels sont nécessaires. Par exemple, les grenades ne peuvent être utilisées que si l’on dispose de chasubles porte-grenades. Nous faisons évoluer les équipements pour que les gendarmes manœuvrent plus aisément. Le SNMO insiste beaucoup sur la mobilité. Le principe reste toujours celui de la mise à distance, mais une grande réactivité est nécessaire ; or cela n’est possible que si l’on dispose d’un équipement confortable, pas trop lourd et pratique pour interpeller les casseurs. Le plan de relance nous permettra de doter rapidement les gendarmes de matériels leur permettant d’être performants.

La fonction de maintien de l’ordre est très encadrée par la loi et les règlements. Mon rôle est de faire en sorte que nos forces soient bien entraînées, qu’elles agissent dans le plein respect de la doctrine, et de garantir la prise des bonnes décisions.

Je salue la sortie du SNMO, qui nous permettra de nous doter de ce que nous pouvions souhaiter. C’est le quotidien du général Herrmann, c’est aussi un peu le mien en période de crise. Nous suivons cela de très près. Je suis admiratif de nos gendarmes mobiles, qui ont su s’adapter à leurs missions, compliquées et dangereuses. Les personnels que je rencontre comprennent le sens de leur action, ils sont convaincus de leur rôle et font le nécessaire pour que les choses se passent le mieux possible en cas de manifestation.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Ma première question, très pratique, porte sur l’usage des LBD. Dans la police nationale, les tireurs sont désormais assistés d’un superviseur. La gendarmerie, de son côté, est organisée sur le principe d’un binôme dont l’efficacité est inversement proportionnelle au faible nombre de plaintes enregistrées au cours des opérations de maintien de l’ordre de la gendarmerie. Pourriez-vous nous expliquer concrètement comment fonctionnent ces binômes, que j’ai eu l’occasion de rencontrer à Saint-Astier ?

Vous avez évoqué les formations spécifiques dispensées à des unités dont la vocation première n’est pas le maintien de l’ordre – je pense aux PSIG dont la formation est performante, puisque nous n’avons pas eu à connaître d’incidents. Pourriez-vous nous en préciser le déroulement ?

Parmi vos fonctions figurent le maintien et le rétablissement de l’ordre, avec la gradation que nous connaissons, à quoi s’ajoute la judiciarisation, pour que les fauteurs de troubles soient interpellés et traduits devant la justice, car ne pas interpeller un fauteur de troubles l’incite à recommencer. Selon vous, que faudrait-il faire pour améliorer cette judiciarisation ? Disposons-nous des outils juridiques adaptés et des outils technologiques nécessaires ?

Il serait intéressant d’avoir votre regard de spécialiste sur la question des caméras. Lorsque nous l’évoquons, les policiers nous disent que l’autonomie des batteries est très faible. Je n’ai pas tout à fait entendu la même chose de la part des gendarmes. Je voudrais donc savoir si vous rencontrez des difficultés en la matière.

Quel usage peut-il être fait des drones et des marqueurs chimiques en vue d’identifier les fauteurs de troubles ? L’ensemble de ces éléments permettent-ils à la chaîne pénale, qui est la suite logique des opérations de maintien de l’ordre, de se révéler efficace ?

L’un des éléments d’efficacité qu’évoquent souvent les officiers de gendarmerie mobile avec lesquels j’échange est celui de l’importante rotation des officiers. En général, ils passent quelques années dans la gendarmerie mobile, puis partent cinq ans dans la gendarmerie départementale. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur ce déroulé de carrière, sur ses avantages et ses inconvénients ?

Général Christian Rodriguez. Le général Herrmann vous répondra au sujet de la formation des PSIG.

Après le décès de Rémi Fraisse à Sivens, nous nous sommes interrogés et avons mis en place des superviseurs des lanceurs de grenades, notamment les GLI-F4 utilisées à l’époque. Cette configuration comprend le tireur, son binôme qui lui indique où il peut tirer, s’il peut ou non tirer, et le chef qui, pour les armes les plus dangereuses, commande le tir soit après l’autorisation de l’autorité civile, soit d’initiative dans les cas prévus par la loi.

Nous avons reproduit le même schéma pour les LBD afin d’éviter tout mauvais réflexe individuel du tireur, autrement dit pour éviter qu’il utilise illégalement une arme dans des conditions contraires à son emploi et provoque des dommages. Concrètement, le tireur est accompagné de son binôme qui lui donne l’ordre de tirer, après que le chef a lui-même ordonné de tirer à tel endroit pour obtenir tel effet. Le système fonctionne correctement car il évite qu’un gendarme agisse de sa propre initiative. Être plusieurs limite l’acte insensé ou erroné. Cela figure dans le SNMO. Nous avons milité pour cela ; globalement, nous étions à peu près tous d’accord. Je considère qu’il s’agit là d’une excellente mesure.

La judiciarisation, vous avez raison, est un sujet majeur. Il ne suffit pas d’arrêter une personne : il faut présenter les éléments de preuve permettant aux magistrats de la juger et, s’il y a lieu, de la condamner. Les outils juridiques sont adaptés et la loi évolue au fur et à mesure des améliorations que l’on peut apporter.

Il nous faut réfléchir aux matériels susceptibles de fournir ces éléments de preuve. Le Président de la République et le ministre de l’Intérieur ont annoncé la généralisation de caméras-piétons l’été prochain. Les gendarmes ayant acheté beaucoup moins de caméras que la police, sans doute est-ce la raison pour laquelle ils ont moins souligné leurs défauts : l’attache posait problème, les caméras étaient d’utilisation peu pratique – il fallait taper un code – et les batteries ne leur permettaient pas de tourner suffisamment longtemps. À cela s’ajoutait la nécessité d’écrire les principes d’encadrement de l’usage des caméras. Une expérimentation a porté sur des caméras plus faciles d’emploi et d’exploitation, dotées de batteries performantes. Les marchés qui seront passés concerneront donc des matériels correspondant aux besoins ; ils apporteront des éléments de preuve qui permettront de judiciariser plus facilement les actes observés.

Vous connaissez la décision du Conseil d’État sur l’emploi des drones à Paris au cours de la crise sanitaire. Il n’en reste pas moins que les drones sont un outil indispensable car ils n’ont pas qu’une finalité judiciaire. Pour que les unités puissent manœuvrer, il faut que nous sachions ce qui se passe et où, ce qui suppose d’avoir des vues de la situation. Lors d’une manifestation, si nous voyons arriver des casseurs, nous avons intérêt à intervenir rapidement pour les empêcher d’agir. Si nous voulons protéger spécifiquement une zone et vérifier l’étanchéité du dispositif, le drone, l’hélicoptère ou des caméras fixées sur des pylônes permettent de projeter des vues en temps réel. Manœuvrer et intervenir le plus rapidement possible, pour la sécurité de tous – des commerçants, des personnes présentes, des manifestants – suppose de voir, ce qui est toujours compliqué en ville.

Ces outils sont indispensables, même si, je l’entends, cela pose des questions d’ordre juridique, auxquelles le ministère réfléchit. Ils apporteront des éléments de preuve plus aisément. La parole ne suffit pas toujours, même quand elle vient d’un agent assermenté. L’image permet de voir beaucoup de choses.

Nous avons testé les marqueurs chimiques, déjà utilisés par la police judiciaire pour établir que telle personne était présente à l’endroit et au moment où un objet a été volé. Toutefois, dans une manifestation, une personne peut avoir été marquée par l’ADN chimique sans que l’on n’ait rien à lui reprocher. En effet, participer à une manifestation n’est pas illégal, c’est une liberté fondamentale.

La gendarmerie a testé cet outil, et je n’ai pas été totalement convaincu. Utilisé seul, il ne sert à rien. Employé avec une caméra, il peut se révéler utile, par exemple lorsque l’on ne voit pas bien une personne sur une image, mais que l’on sait comment elle était habillée ce jour-là et que l’on retrouve sur elle ou ses vêtements des traces de marqueur chimique. Ce système permet de faire converger les éléments de preuve pour le magistrat mais il convient de faire attention à son utilisation et à ne pas lui faire dire plus que ce qui peut être dit.

S’agissant des carrières, rares sont nos sous-officiers qui restent dans la gendarmerie mobile. Au terme de cinq ans, en principe, ils rejoignent la gendarmerie départementale. C’est un choix qui a été fait à l’origine pour avoir des escadrons jeunes. Je n’ai pas envie de revenir sur ce choix. Quand on envoie à Mayotte des escadrons au dernier moment et qu’ils sont bousculés comme ils le sont actuellement, les éléments qui les forment doivent être en bonne santé. Des jeunes entre 22 et 27 ans n’ont pas toujours en tête de fonder une famille. Pour eux, partir 180, 200 ou 220 jours par an en déplacement n’est pas un problème. Ils se stabilisent ensuite et cela tombe bien, c’est le moment où nous les mutons dans la gendarmerie départementale. Je trouve donc que notre système est plutôt adapté ; en tout cas nous n’avons pas de remontées qui laissent penser le contraire. Et puis, les jeunes sont faits pour l’action. Je cours beaucoup moins vite aujourd’hui que lorsque j’étais lieutenant en escadron !

Les sous-officiers peuvent faire carrière dans la gendarmerie mobile jusqu’au grade de major. Ils ne sont pas majoritaires à faire ce choix. Cela dit, nous avons besoin de personnes qui ont de l’expérience et qui, dans les moments difficiles, tiennent nos troupes. L’équilibre actuel est plutôt bon.

Les passages des officiers dans la gendarmerie mobile sont plus courts : ils sont lieutenant ou capitaine pendant trois ou quatre ans. Nous allons rajeunir les responsables d’escadrons, car ceux-ci ne peuvent se composer d’une majorité de jeunes et de chefs bien plus anciens. Lorsque j’étais lieutenant, j’étais tout jeune. Cela apporte quelque chose. Les équilibres et les « mélanges » sont souvent excellents. Le système fonctionne plutôt bien.

Je laisse Christopher Herrmann s’exprimer sur la formation des PSIG.

Général Christophe Herrmann. S’agissant des pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie, un RETEX a été effectué pendant la crise des Gilets jaunes. Dès 2019, nous avons mis en place une formation des unités dont l’objet n’est pas d’assurer le maintien de l’ordre. Les PSIG ont, en effet, vocation à interpeller, à effectuer des interventions au profit d’une compagnie de gendarmerie départementale et à lutter contre la délinquance au quotidien en utilisant des modes d’action assez dynamiques.

Il a été fait le choix de former les commandants de PSIG et leurs adjoints au maintien de l’ordre dans le cadre de stages qui se déroulent au centre national d’entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier. Nous nous sommes aperçus qu’en l’absence de forces spécialisées, telles que les CRS ou les escadrons de gendarmes mobiles, il fallait disposer d’un échelon territorial immédiatement apte à agir. Par exemple, lorsqu’une préfecture est attaquée ou lorsque l’on s’en prend à un symbole de l’État, il faut avoir la capacité d’intervenir immédiatement. L’enseignement porte plutôt sur des modes d’action défensifs. On ne demandera pas à ces unités de faire de la tactique, comme c’est la vocation des commandements d’escadrons. On leur rappelle le cadre légal spécifique au maintien de l’ordre, différent de celui qu’ils pratiquent habituellement, on leur enseigne des schémas de tactiques simples pour savoir s’articuler, défendre un point, effectuer un bond offensif. Ces différentes techniques nécessitent de la cohésion et du collectif. On leur rappelle les savoir-faire de base du maintien de l’ordre afin qu’ils puissent, le cas échéant, agir dans l’urgence.

Nous avons formé plus de 800 commandants de PSIG et adjoints au 1er septembre 2020.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Tous à Saint-Astier ?

Général Christophe Herrmann. Oui.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Général, je vous remercie des précisions que vous nous avez apportées concernant la vie quotidienne de nos forces de l’ordre. Nous sommes conscients qu’il s’agit d’un métier difficile et qu’entre le terrorisme, les catastrophes naturelles, les manifestations, elles ont été soumises à rude épreuve ces dernières années.

Les éléments qui ont motivé l’ouverture de cette commission d’enquête tiennent dans la perception d’une altération très nette du lien de confiance entre nos forces de l’ordre et une partie de la population, notamment les plus jeunes. C’est ce que nous voulons analyser au travers des réflexions que nous menons ici.

Assiste-t-on à une adaptation de la doctrine de l’emploi de la force par les gendarmes ? Le schéma national du maintien de l’ordre est-il la traduction d’une évolution de la conception du maintien de l’ordre ?

Les techniques d’étranglement et de plaquage ventral sont souvent évoquées. Il a été indiqué que la gendarmerie ne les pratiquait plus. Dans l’affaire Adama Traoré, par exemple, on a parlé d’une asphyxie induite par un plaquage ventral. Ces pratiques existent-elles sans être encouragées ou ne sont-elles plus du tout utilisées ?

La tension existant entre nos forces et une partie de la population, notamment de la jeunesse, peut-elle provenir de la question récurrente des contrôles d’identité ? Comment ces contrôles sont-ils réalisés et, à défaut de récépissé, les caméras-piétons peuvent-elles être une réponse aux contrôles inappropriés ?

Le précédent Défenseur des droits avait dénoncé des pratiques comme les contrôles délocalisés ou la technique de l’encagement. Pensez-vous qu’il soit possible de faire autrement que de recourir à ces techniques parfois critiquables ?

Lors de ses interventions récentes, la gendarmerie nationale a fait l’objet de mises en cause. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur les conclusions du groupe de travail qui a été constitué sur ce sujet, ainsi que sur les suites judiciaires apportées à ces quelques cas médiatisés ?

Général Christian Rodriguez. L’altération du lien entre la population et des forces de sécurité dépasse très largement le maintien de l’ordre : les relations étaient très différentes il y a vingt ou trente ans.

Sébastien Roché évoque assez régulièrement le lien entre la légitimité de l’action des forces de sécurité et le lien de confiance qui existe entre la population et les forces de l’ordre Je partage globalement son analyse et pense que nous devons engager une réflexion sur le sujet.

Pendant la crise sanitaire, 60 000 à 65 000 gendarmes tournaient ; ils ne faisaient pas grand-chose dans la mesure où le confinement a été respecté par une immense majorité des Français et que la délinquance était très faible, alors même que les gendarmes étaient très nombreux sur le terrain. Je me suis dit que la rentrée sociale pourrait être compliquée et qu’il fallait profiter du moment : les maires et les populations étaient en attente d’une présence et d’un accompagnement face à une situation qui plaçait tout le monde en situation de stress. Nous avons ainsi monté l’opération « Répondre présent ». Dans l’idée de renouer un lien de confiance, nous avons abandonné les manuels pour remplir des missions qui n’étaient ni classiques ni traditionnelles. C’est ainsi qu’en Corse, nous avons livré des médicaments à des personnes âgées habitant des villages de montagne dépourvus de pharmacie ; nous avons apporté leurs cours à des enfants qui n’avaient pas d’accès à internet, livré des pizzas aux mess des hôpitaux, accompagné des soignants dans leur résidence, auxquels les voisins refusaient l’entrée en prétendant qu’ils y apportaient le virus. Nous avons également aidé les maires en participant à de nombreuses distributions de masques. Tout le monde était en attente, en besoin. Nous étions là, nous l’avons fait et cela a été positif.

Nous avons d’ailleurs reçu une Marianne d’or au titre de cette opération, dont l’idée visait à renouer des liens dans l’ensemble des territoires. La France des ronds-points est souvent la zone de la gendarmerie. Je rejoins votre propos sur le constat d’une altération des liens. Il nous faut y travailler, et partout.

Le SNMO fait une place importante aux échanges entre les manifestants et ceux qui leur font face, et répertorie les modes d’action qui évitent de passer à une strate de violence supérieure. Désamorcer par un simple contact est souvent possible. Notre action a été une belle réussite. Vous me rétorquerez que nous verrons ce qu’il en est lors des prochaines manifestations. Certes ! Mais notre action nous permettra de progresser dans le sens que vous souhaitez.

L’affaire Adama Traoré ne relève pas du maintien de l’ordre. Une enquête judiciaire étant ouverte, je serai très factuel. Certains ont dit qu’il s’agissait d’un plaquage ventral, d’autres ont dit que ça n’en était pas un. Je ne fais que rapporter les propos des avocats.

Le plaquage ventral n’est plus utilisé. Voilà de nombreuses années que les techniques d’étranglement et de plaquage ventral ont été supprimées des pratiques. Le contrôle d’une personne que l’on interpelle ne relève pas vraiment du maintien de l’ordre, mais il peut arriver que l’on soit confronté à ce cas de figure. Nous travaillons essentiellement sur les articulations, les clés de bras et les clés de jambes. Une personne qui souffre cesse de résister. Une articulation n’est pas un point vital et de telles techniques ne produisent pas de dégâts.

Ces techniques, auxquelles nous formons tous nos personnels, sont empruntées à des sports de combat et sont bien adaptées. Pour être très précis, les seuls agents susceptibles de pratiquer l’étranglement appartiennent au groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), par exemple lorsque l’on veut faire sortir de son véhicule une personne qui cherche à s’enfuir. Ces agents sont très entraînés et il n’y a jamais eu le moindre incident lié aux techniques employées. Les autres gendarmes ne pratiquent pas ces techniques. D’ailleurs, concrètement, ils n’en ont pas besoin. Avant même que j’occupe mon poste, il était considéré que, mal appliquées, certaines techniques pouvaient se révéler dangereuses. Notre rôle consiste à trouver celles qui évitent toute prise de risque, et celles que nous avons trouvées sont plutôt efficientes.

J’en viens maintenant à votre question sur les tensions entre les forces et les jeunes lors de contrôles d’identité. Tous les contrôles d’identité sont tracés : nous savons avec une précision extrême qui a contrôlé qui, à quelle heure et où. Les appareils avec lesquels nous effectuons les contrôles tracent tout. Je n’utilise pas pour autant ces données car je n’en ai pas le droit, mais si une personne se plaint d’un contrôle abusif, nous savons retracer, dans le cadre d’une enquête administrative ou judiciaire, les différents moments du contrôle.

Étant un technicien, je pense qu’instaurer des récépissés générerait une usine à gaz qui serait compliquée à gérer sur le terrain. Tous les abus doivent être combattus, et la caméra-piéton permettra d’en éviter. Dans la mesure où la caméra-piéton sera généralisée rapidement, je pense que le débat devrait être rapidement derrière nous.

Je vous propose d’interroger M. le préfet de police sur les contrôles délocalisés.

S’agissant des mises en cause des gendarmes, le groupe de travail auquel vous faites référence est-il celui que la police a organisé sur les techniques d’intervention ?

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Il semble qu’un groupe de travail réfléchisse à ces questions. Nous souhaiterions en savoir davantage.

Général Christian Rodriguez. Oui, il porte sur les techniques de l’interpellation, mais nous ne participons pas à ses travaux. Une première réflexion commune aux deux forces a été engagée. Le ministre Christophe Castaner avait souhaité travailler sur les techniques que nous ne pratiquons pas. Aussi, nous ne faisons pas partie du second groupe de travail, qui est piloté par un commissaire très expérimenté ; c’est dans la main de Frédéric Veaux.

Il n’y a pas de mises en cause judiciaire. Certes, l’affaire Traoré est à l’instruction depuis longtemps mais, l’enquête étant en cours, je ne puis vous en dire plus. Comme beaucoup, j’attends que l’instruction se termine : c’est long pour tout le monde, c’est long aussi pour les trois gendarmes mis en cause et leurs familles. En avoir les conclusions sera une bonne chose.

M. Jérôme Lambert. Les interventions de la gendarmerie en matière de maintien de l’ordre peuvent entraîner des dégâts humains. Pourriez-vous nous livrer quelques statistiques concernant les forces de gendarmerie ? Il est important pour nous de savoir combien de personnels peuvent être blessés au cours de ce type d’interventions.

Existe-t-il des statistiques sur les blessés qui seraient dus à l’action de telle ou telle force ? Si une personne perd un œil, peut-on savoir qui de la gendarmerie ou de la police était en face ? Ces éléments sont-ils connus, non pas pour dresser des comparaisons entre police et gendarmerie, mais pour en avoir une idée ?

Général Christian Rodriguez. Je ne dispose pas de statistiques, je ne suis pas certain que nous en ayons, même si cela serait intéressant. Dans le système actuel, les personnes déposent plainte.

M. Ugo Bernalicis. Je sais que des statistiques ont été publiées, non pas sur le nombre de blessés, mais sur l’engagement de vos forces : le nombre de tirs de LBD par des gendarmes mobiles, de grenades lancées, etc. Une comparaison a été faite avec la police. Je vous tends une perche, mon général !

M. Jean-Louis Thiériot, président. On vous tend des perches, mon général, mais vous n’êtes pas obligé de les saisir !

Général Christian Rodriguez. Je vous livre en premier lieu le nombre des blessés que nous avons comptabilisés, uniquement dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre : 361 personnes ont été blessées en 2018 et 196 en 2019.

Les chiffres qui couvrent la période des Gilets jaunes, grosso modo la fin de 2018 et l’année 2019, sont les suivants : nous avons effectué 990 tirs de LBD 40 et utilisé 320 grenades de désencerclement – celles qui viennent d’être échangées contre une version moins agressive à l’occasion du SNMO –, 28 353 grenades lacrymogènes, 788 grenades GLI-F4 ou GM2L – celles qui ont remplacé les F4, sans explosif.

Sur la même période, l’IGGN a reçu vingt-huit plaintes ; nous n’enregistrons, à ce stade, aucune mise en cause pénale. Cela dit, toutes les enquêtes ne sont pas terminées. En tout état de cause, nous en comptabiliserons moins de vingt-huit.

M. Ugo Bernalicis. Il conviendra de mettre ces chiffres en regard de ceux de la police, sans quoi cela n’aurait pas de sens. Connaissant ces derniers, nous savons que la gendarmerie se situe bien en deçà de ceux de la police, tant pour les tirs de LBD 40 que pour l’usage des autres armes intermédiaires.

Je reviens à un cas emblématique dont la presse continue de se faire l’écho : l’opération du maintien de l’ordre à Nice lorsque Mme Geneviève Legay a été percutée par des policiers. C’est l’une des opérations les mieux documentées à ce jour, du moins pour le public que nous sommes. Le rapport de gendarmerie interne fait valoir que, ce jour-là, les conditions d’engagement n’étaient pas réunies. La proportionnalité n’était pas assurée.

Quel bilan tirez-vous de ces opérations de l’ordre conjointes police-gendarmerie ? La coopération est-elle si efficace ? Les RETEX, dont il est beaucoup question dans le schéma national de maintien de l’ordre, sont-ils communs ? On peut s’étonner que cela n’ait pas été fait jusqu’à présent.

Dans le cadre de ces opérations conjointes, on constate qu’il existe des marges de progression substantielles. Dans des opérations de maintien de l’ordre, la gendarmerie arrive à obtenir un résultat au moins similaire à celui de la police, sans pour autant engager les mêmes moyens, ce qui peut conduire à s’interroger.

Que pensez-vous du rapport rendu par deux militaires de l’armée de terre sur les questions de maintien de l’ordre ? Ils ont mis en avant les techniques de désescalade utilisées par l’armée de terre en opérations extérieures (OPEX) dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre.

Général Christian Rodriguez. Pour ce qui est des opérations conjointes, les escadrons sont engagés à 80 % en zone police et sont donc placés sous une autorité civile, le préfet ou un représentant du préfet qui, souvent, est un commissaire de police. L’opération est conjointe si l’on peut dire, car l’autorité civile est le commissaire de police et le commandant d’escadron le commandant de la force publique. Le SNMO prévoit expressément le rôle de chacun ainsi que ses limites. Que l’opération soit conjointe est une excellente chose, car il est toujours préférable d’être deux.

Ma réponse à votre question est donc celle-ci : le SNMO clarifie pleinement la situation – il a d’ailleurs été conçu dans ce but – et apporte le recul nécessaire pour éviter que des opérations ne se terminent pas comme elles le devraient.

Le schéma national de maintien de l’ordre prévoit que les commandants des forces sont associés au montage de la manœuvre, à la façon dont les opérations sont conçues par le préfet, responsable de l’ordre public. Il s’agit là d’une avancée importante car cela permet de se poser les questions en amont.

Les retours d’expérience communs étaient déjà plus ou moins pratiqués. Après analyse de nos RETEX, il arrive que nous partagions certaines problématiques lorsque nous estimons qu’elles peuvent profiter à d’autres. Le SNMO a vraiment permis de clarifier les procédures en rassemblant et en faisant converger des dispositions éparses.

Je n’ai pas lu le rapport des officiers de l’armée de terre que vous évoquez. Quoi qu’il en soit, nous essayons de pratiquer la désescalade au quotidien, même et surtout lors de petites manifestations, par exemple en associant les manifestants et en maintenant un contact constant avec eux. Il nous est arrivé de dire à des manifestants : « Nous vous laissons faire devant les caméras dès lors que personne ne tape personne, et tout se passera bien. » Cela se produit tous les jours. La désescalade est un principe fort, qui sert l’intérêt de tous, et le SNMO y contribue.

Il en va un peu différemment du maintien de l’ordre en OPEX. J’ai le souvenir de vieux débats que nous avions en pleine crise, lors d’opérations de maintien de l’ordre en ex-Yougoslavie. Toutefois, certains principes, et notamment celui-là, restent valables. Je récupérerai ce rapport auprès de mon camarade, le chef de l’armée de terre, et nous en reparlerons lorsque nous nous recroiserons.

M. Meyer Habib. Soixante-sept réclamations, seize plaintes, dont aucune n’a abouti : cela paraît très peu. Comment expliquez-vous une telle différence avec vos collègues policiers ?

Je fais mienne la réflexion du ministre de l’Intérieur qui parle d’ensauvagement de la société. J’en profite pour avoir une pensée pour Mélanie Lemée, votre sœur d’arme, de vingt-cinq ans, brillante judoka, qui a été assassinée.

Quel retour avez-vous du terrain ? Désormais, tout est filmé en permanence et circule rapidement. Nous avons vu des images terribles sur la police – pas forcément sur la gendarmerie. Avez-vous constaté que vos hommes étaient plus inquiets ? Ressentez-vous cet ensauvagement ?

Nous sommes législateurs. Que vous manque-t-il dans la loi pour rendre la gendarmerie plus humaine et plus efficace, même si elle l’est déjà ? Une législation spécifique, un cadre juridique plus sécurisant permettraient-ils d’améliorer la situation ?

Mme Gorge Pau-Langevin, rapporteure. Je préférerais que l’on ne parle pas trop d’ensauvagement. J’apprécie peu le terme.

Général Christian Rodriguez. Il est assez compliqué de vous répondre sur la différence constatée entre les volumes de plaintes, et je ne voudrais pas tirer de conclusions hâtives. Ces plaintes sont souvent déposées contre des unités qui ne sont pas spécialisées dans le maintien de l’ordre. En effet, il est parfois nécessaire de mobiliser beaucoup de monde pour ne pas être débordé. Certaines forces mobiles ayant été dissoutes il y a quelque temps, nous avons eu recours à des unités non spécialisées, comme les PSIG. Or le maintien de l’ordre est un métier ; c’est pourquoi peu de plaintes ont été enregistrées contre les CRS, dont c’est la spécialité.

Je reviens, à cet égard, sur l’importance de la hiérarchie intermédiaire, la hiérarchie de contact. Pour éviter qu’un gendarme ne commette une erreur, il faut détecter le risque et qu’une solidarité forte s’organise autour de lui. C’est possible grâce aux anciens et à la solidarité de contact. Pour une personne qui n’a pas l’habitude de faire du maintien de l’ordre, la situation est toujours plus difficile à gérer. Ensuite, il faut comprendre dans le détail ce qui s’est passé et en analyser les raisons. Le SNMO traite des unités non spécialisées et des conditions dans lesquelles elles peuvent être engagées : cela permettra d’améliorer le dispositif.

En ce qui concerne les remontées du terrain, sans revenir sur la terminologie, la violence progresse considérablement. Lors des manifestations des Gilets jaunes, j’ai même eu le sentiment que nous étions face à une forme de défiance par rapport au droit et à ceux qui le représentent. Pour vous donner un exemple, un samedi, je me suis rendu en voiture au centre interministériel de crise, place Beauvau. Un homme en scooter, avec sa fille assise à l’arrière, a grillé un feu rouge mais n’a pas osé griller le suivant. Je l’ai rejoint et lui ai demandé si le feu précédent ne l’avait pas dérangé outre mesure. Alors que j’étais en tenue, dans une voiture de gendarmerie, il m’a répondu qu’il était pressé ! C’est un motif, certes, mais je suis persuadé que cet homme, qui était de ma génération, ne m’aurait pas répondu cela il y a cinq ans. Il aurait été désolé et aurait sans doute reconnu qu’il n’aurait pas dû griller le feu.

Sans vouloir faire de la sociologie de comptoir, je trouve que le rapport au droit devient compliqué ; les gendarmes le constatent. Cela rejoint la question posée par Mme la rapporteure sur la relation entre la population et les forces de sécurité. J’en tire la conclusion que nous devons travailler davantage sur cette relation pour regagner une légitimité qui ne résoudra pas tout, certes, mais qui permettra d’apporter quelques solutions.

Pendant la crise, des gendarmes ont dégagé des ronds-points en allant boire le café avec les Gilets jaunes. Certains ont dit qu’ils « pactisaient ». Non, en fait, ils l’ont fait « à la gendarme », c’est-à-dire qu’ils se sont rendus sur le rond-point, ont bu un café et, une demi-heure après, le rond-point était dégagé, parce qu’une relation de confiance s’était établie et que les Gilets jaunes ont reconnu une légitimité à l’action des forces de l’ordre. Bien sûr, un tel mode d’action n’obtient pas toujours des résultats, mais cela arrive parfois. En tout cas, l’idée est de continuer à travailler en ce sens, d’autant que la relation est plus compliquée aujourd’hui qu’elle ne l’était hier : il ne faudrait pas qu’elle le devienne plus encore demain.

S’agissant des conditions d’intervention, tout le monde filme, mais la loi ne permet pas à la gendarmerie de filmer aussi librement. Il suffit de penser, par exemple, à l’utilisation des drones au cours de la crise sanitaire. Si nous pouvions filmer, nous pourrions aussi nous défendre. Des gendarmes voient des personnes les filmer dans la rue, la vidéo est immédiatement mise sur les réseaux sociaux. Parfois même des noms de gendarmes, que l’on traite d’assassins, circulent sur les réseaux sociaux. L’asymétrie est sans commune mesure. Il serait bon que nous puissions filmer plus librement que ce n’est le cas. Cela nous permettrait d’expliquer que ce que certains montrent est faux, de verser des éléments au débat quand le fait est judiciarisé. Ce ne serait pas inintéressant. Le week-end dernier, a été diffusée une vidéo d’une rave party que les gendarmes dispersaient. Il était dit que les gendarmes étaient violents. Mais sur la vidéo, on voyait des gendarmes à qui on lançait des objets à la figure. Serait-il aberrant que nous diffusions des images comme celles-là ?

Il me semble important de rectifier cette asymétrie. C’est dans l’idée du ministre quand il évoque les drones dans le SNMO. Les dispositions que le ministre souhaite adopter concernant le floutage peuvent constituer une garantie supplémentaire pour nos personnels. Néanmoins, il serait souhaitable que nous puissions filmer car chacun sait que l’on peut faire dire ce que l’on veut à une image en choisissant le bon extrait du film !

M. Jean-Louis Thiériot, président. Merci, mon général. Comme je le disais au directeur général de la police nationale, l’image est une arme comme les autres, dont nous devons tenir compte dans nos schémas tactiques.

Mme Aude Bono-Vandorme. Avant de poser ma question, je tenais à vous redire toute l’admiration et la reconnaissance que j’ai pour la belle et grande famille qu’est la gendarmerie nationale. Merci !

Vous nous avez parlé du schéma national du maintien de l’ordre. Vous en aviez rêvé, nous en avions rêvé pour vous : il est enfin question d’augmenter les effectifs et de renouveler les matériels par des véhicules neufs. Ma courte question porte sur les véhicules blindés à roues de la gendarmerie (VBRG) : rétrofitage ou blindés neufs et rutilants ?

M. Jean-Louis Thiériot, président. Mon général, je vous assure que nous ne nous sommes pas coordonnés !

Général Christian Rodriguez. Je pense pourtant que la même question vous brûlait les lèvres, monsieur le président !

Nous avons obtenu que, dans le cadre du plan de relance, soit posée la question des engins blindés : VBRG ou successeur du VBRG. Nous préférerions avoir du neuf mais, si ce n’est pas possible, nous nous tournerons vers un plan B, alliant engins neufs et engins rétrofités. Nous avons testé ces derniers : ce n’est pas idéal, même si ce n’est pas aussi catastrophique qu’ont pu le dire certains de mes officiers. Le sujet se posera essentiellement en termes budgétaires.

Outre-mer, nous utilisons des véhicules de l’avant blindés (VAB). La mission n’est pas tout à fait la même et les conditions plus contraignantes. L’armée de terre nous donnera une vingtaine de véhicules au cours des prochaines années. Nous pourrions donc rétrofiter ces VAB et les envoyer outre-mer pour assurer des missions classiques – leur blindage est suffisant pour cela – et prévoir des véhicules neufs en métropole pour les opérations de maintien de l’ordre stricto sensu. Puis, lorsque les VAB rendront l’âme, nous pourrons envoyer les nouveaux VBRG en outre-mer. Mais si nous pouvons disposer uniquement de véhicules neufs, je signe des deux mains, madame la députée !

Mme Valérie Bazin-Malgras. Général, je tenais également à adresser toute ma reconnaissance à la gendarmerie nationale. Je suis colonelle de la réserve citoyenne de défense et de sécurité ; je tenais à le rappeler.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Bravo !

Mme Valérie Bazin-Malgras. Vous avez évoqué la forte dégradation du contexte sécuritaire et le changement de profil des manifestants. Votre travail, il est vrai, a considérablement évolué. Ma question sera hautement philosophique : pourquoi, selon vous, notre société a-t-elle subi de tels bouleversements ? Pourquoi a-t-elle à ce point changé ?

Il a été question de gendarmes qui ont été photographiés et poursuivis. Certains députés qui prennent part au débat pour soutenir la police et la gendarmerie sont eux-mêmes poursuivis, menacés et violentés. Que pensez-vous d’une telle situation ? Depuis quand s’est-elle dégradée ?

Général Christian Rodriguez. Le phénomène de dégradation est sans doute plus sociétal qu’autre chose. J’observe toutefois combien les réseaux sociaux rendent les choses plus compliquées. Il est devenu très facile d’avoir la voix qui porte, que l’on ait ou non quelque chose à dire. Ce que je pouvais lire sur Twitter pendant la crise sanitaire était affolant et ne cessait d’empirer. C’est un avis personnel, mais je pense que les gens ont de plus en plus envie de se voir et de se mettre en scène. Les télés 24 heures sur 24 et les réseaux sociaux donnent un écho à quasiment tout le monde, et nous en souffrons tous.

Mme Valérie Bazin-Malgras. Cela ne devrait-il pas passer par l’éducation ?

Général Christian Rodriguez. Je ne sais si je suis le mieux placé pour répondre mais je suis persuadé que cela passera par l’éducation. Toutefois, cela dépasse largement mon champ de compétences.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Ugo Bernalicis m’avait demandé de lui accorder la parole pour une dernière question. Assurant la police de la commission, je le fais bien volontiers – ce qui prouve bien à quel point nous sommes libéraux dans cette maison !

M. Ugo Bernalicis. Je souhaiterais une petite précision. En fait, les deux gendarmes dont je parlais se sont inspirés des opérations extérieures de l’armée de terre dans leurs travaux. J’ai retrouvé l’article : il s’agissait du général Jean-Régis Véchambre et du colonel Michael Di Meo. Leurs travaux portaient essentiellement sur la désescalade.

Ma question sera technique et centrée sur le maintien de l’ordre. Certes, des éléments épars ont été regroupés dans un seul et même document, ce qui est utile en termes de lisibilité, mais on ne constate aucune évolution majeure dans l’architecture. On relève également une contradiction majeure dans le SNMO entre désescalade, mise en avant de nouvelles unités, type BRAV‑M à Paris, et techniques d’intervention. Pourtant, les apports récents en psychologie des foules montrent combien l’interpellation frontale pour aller chercher un individu lors d’une manifestation provoque une radicalisation des personnes qui sont autour et qui ne comprennent pas ce qui se passe. Se créent aussitôt deux camps : celui de ceux qui interviennent dans la manifestation – les policiers ou les gendarmes – et celui des manifestants qui, à l’origine, n’est pas un camp homogène, notamment quant à son appréciation de la police et de la gendarmerie.

Pourquoi cette réflexion n’aboutit-elle pas ? C’est une problématique majeure et centrale dans la gestion des manifestations et l’interpellation de personnes qui, a priori, auraient commis des délits. Pourquoi ne pas aller plus loin ?

Général Christian Rodriguez. Le SNMO ne se limite pas à rassembler des éléments épars. Cela va au-delà, et je ne suis pas tout à fait d’accord sur la contradiction que vous relevez. Lorsque nous intervenons au milieu d’une manifestation, globalement, les personnes autour prennent plutôt fait et cause pour ceux qui sont interpellés. Mais comment voulez-vous interpeller des black blocs en train de casser ou de voler si vous n’allez pas rapidement au contact ?

C’est en ce sens que le SNMO prévoit de la mobilité. La désescalade est ce qui devrait se passer ; malheureusement, nous ne nous trouvons pas uniquement face à des manifestants. Certaines personnes viennent pour casser, voire uniquement pour piller, comme lors des premières manifestations de Gilets jaunes. Accessoirement, ces personnes n’avaient pas pour habitude de piller. Une jeune femme a ainsi pris un superbe sac à main au prétexte que c’était « libre d’accès » !

Ces sujets ont donné lieu à une réflexion. Cela ne doit pas étouffer toute réflexion à venir mais, concrètement, je crois beaucoup à la mobilité. Le préfet de police vous le dira sans doute mieux que moi : il faut être mobile pour pouvoir empêcher les casseurs d’agir. Si vous laissez faire, par effet d’entraînement, tout le monde cassera, et c’en sera fini de la désescalade !

Les casseurs que nous avons interpellés étaient souvent de véritables manifestants, entraînés par d’autres personnes qui n’étaient là que pour les entraîner, au nom de la résistance à l’ordre établi. Dans le cadre d’une manifestation, il faut arriver à mettre fin à leur action le plus vite possible. Cela passe par une grande mobilité des forces. Nous aurons l’occasion d’en reparler mais, à mon avis, c’est un véritable besoin.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Mon général, nous vous remercions pour vos réponses à toutes ces questions. Nous avons même laissé la France insoumise en poser deux ! Vous ne pourrez pas dire que cette commission n’est pas le haut lieu du pluralisme.

Mon général, j’en profite pour dire à quel point vos unités ont été formidables dans nos territoires pendant cette crise. La compagnie de gendarmerie de ma circonscription a livré des masques et est allée chercher des tissus pour une usine qui en fabriquait. C’est l’occasion de leur adresser un grand merci, que vous leur transmettrez.

Général Christian Rodriguez. Merci à vous de tous vos mots aimables à l’adresse des gendarmes, que je leur transmettrai fidèlement.

 

 

 


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Audition du mercredi 30 septembre 2020

À 17 heures 30 : M. Didier Lallement, préfet de police, accompagné de Mme Frédérique Camilleri, directrice adjointe de cabinet, et de Mme Virginie Brunet, conseillère chargée des affaires de police

M. Bruno Questel, président. La préfecture de police dépend directement du ministère de l’intérieur, et les policiers qui y sont affectés ont pour supérieur hiérarchique le préfet de police et non le directeur général de la police nationale.

Vous êtes accompagné, monsieur le préfet, de Mme Frédérique Camillieri, directrice adjointe de votre cabinet, et de Mme Virginie Brunner, conseillère chargée des affaires de police.

Je vous prie de bien vouloir excuser l’absence du président Fauvergue, retenu en circonscription par une double visite ministérielle.

Votre audition est ouverte à la presse et sera retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Didier Lallement prête serment.)

M. Didier Lallement, préfet de police. En ce qui concerne les sujets d’ordre public, ce sont l’ensemble des préfets qui en ont la responsabilité sur le territoire national : je n’ai à cet égard aucune spécificité. La seule spécificité de ma fonction est mon autorité directe sur l’ensemble des services de police. Les directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales, que vous avez entendus précédemment, sont des autorités organiques : ils fixent la doctrine et sont chargés du recrutement, de la formation et de la fourniture aux préfets des forces de renfort.

Quelques mots sur le volume d’activité actuel de la préfecture de police en matière d’ordre public. En 2019, il y a eu 7 000 événements de voie publique à Paris et dans les départements périphériques – car le préfet de police que je suis n’est pas préfet de police de Paris, comme je l’entends souvent dire, mais de l’agglomération, même si l’essentiel des manifestations ont lieu à Paris intra-muros –, soit 19 par jour en moyenne, dont 5 600 « maintien de l’ordre » – dans notre jargon, cela veut dire manifestation –, 810 « service d’ordre » – par exemple un match de football, un grand événement culturel – et 490 voyages officiels, que nous faisons également entrer dans cette catégorie parce qu’ils nécessitent une mobilisation assez importante de fonctionnaires et de militaires et qu’ils peuvent susciter des manifestations.

Chaque jour, en moyenne, plus de 28 000 personnes participent à des événements ainsi encadrés par la préfecture de police à Paris. Cela a représenté 10,5 millions de participants en 2019, à comparer aux 5,3 millions qu’ils étaient en 2008. De ces chiffres, on peut au moins tirer un enseignement objectif : en onze ans, le nombre de manifestants à Paris a doublé, ce qui prouve que la liberté d’expression est toujours aussi dynamique dans notre pays et ne régresse pas du tout, contrairement à ce que j’entends dire.

En onze ans, l’augmentation du nombre d’événements a été particulièrement marquée. Un tiers des manifestations dans l’année concerne des protestations ou des contestations relatives à des pays étrangers ; en ce moment, il y en a chaque week-end qui concernent l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Côte d’Ivoire… La France est vraiment le pays des droits de l’homme : il accueille tous ceux qui s’estiment persécutés dans le leur et peuvent librement manifester dans le nôtre. Il faut s’en réjouir. C’est la seconde réponse que j’adresse à ceux qui pensent parfois vivre ici en dictature.

L’an dernier, 75 manifestations seulement ont fait l’objet d’une mesure d’interdiction, soit 1 % des événements : c’est une proportion très faible. Ces quelques interdictions sont quelquefois très médiatisées, et le bruit des médias peut donner l’impression que l’interdiction est une règle de droit commun, alors qu’il s’agit vraiment d’une exception.

En 2019, 236 policiers et gendarmes ont été blessés dans des événements de maintien de l’ordre, et 2 444 personnes ont été interpellées à l’occasion de ces manifestations.

Un mot sur le système propre à la préfecture de police. J’entends souvent parler des CRS, des gendarmes mobiles... En fait, la préfecture de police dispose de forces d’ordre public, les compagnies d’intervention, qui ne sont pas comparables aux compagnies d’intervention de province, dépendant de la sécurité publique, mais qui relèvent de la direction de l’ordre public et de la circulation, la DOPC ; elles sont l’équivalent des CRS par leur formation et leur mode d’organisation. Ce système spécifique gère 75 % des manifestations parisiennes. Dans les autres cas, des renforts viennent des CRS et des escadrons de gendarmerie mobile, mais la préfecture de police possède bien sa structure propre, composée de sept compagnies.

J’en terminerai par ce que j’ai entrepris depuis mon arrivée. Le schéma national du maintien de l’ordre, le SNMO, reprend d’ailleurs plusieurs des idées que nous avons dernièrement mises en œuvre en matière d’ordre public. Le SNMO procède à un ajustement de doctrine : à possibilités d’emploi égales, il se distancie vis-à-vis de la proximité maximale avec les manifestants lorsqu’il existe un risque de débordement, de sorte que les contestations les plus radicales évitent de se former. Cela a déjà été dit, je crois, devant votre commission : il est particulièrement important d’empêcher des regroupements où l’on procède à des destructions. Ce que nous faisons à Paris vise essentiellement à cela.

Il faut le faire sur le fondement du renseignement, même si, dans notre pays de liberté, on ne surveille pas une organisation sans raison juridique préétablie. Le renseignement en la matière est donc très limité : il vise surtout des individus très susceptibles de violence radicale. Nous ne surveillons pas d’organisations – je le dis au cas où certains le penseraient. Nous nous renseignons pour tenter de détecter des signaux faibles de ce qui peut se produire et de l’anticiper.

On nous demande souvent pourquoi nous n’empêchons pas les black blocs de venir. Tout simplement parce que nous ne le pouvons pas ! Dans ce pays de liberté, nous n’intervenons que si des délits ou des infractions sont commis. Il n’y a pas d’interventions ou d’arrestations préalables. Cela existe dans certains films de science-fiction ou dans l’imagination débridée de certaines personnes, mais dans la réalité juridique française, ce n’est pas possible et cela ne se fait pas.

Un autre phénomène à signaler : il existe de plus en plus de manifestations inopinées, c’est-à-dire non déclarées ; en 2019, il y en a eu 353 sans organisateurs identifiés. Cette caractéristique est permise par le développement des réseaux sociaux : des appels sont lancés, et des gens viennent. Il est alors impossible de trouver des organisateurs, et notre vieux système juridique fondé sur le délit d’attroupement trouve là l’une de ses limites. Les gens qui viennent ne sont pas les organisateurs, même s’il y en a vraisemblablement certains parmi eux, mais que l’on ne peut identifier.

Le SNMO nous donne plusieurs éléments beaucoup plus structurants. Les éléments de doctrine sont ainsi clarifiés. Je note toutefois que la doctrine, avant ma nomination, avait été précisée dès le mois de décembre 2018 par le précédent ministre de l’Intérieur et son secrétaire d’État, MM. Castaner et Nuñez, réaffirmée quelques jours avant ma nomination – de mémoire, le 19 mars 2019 – par le précédent Premier ministre, et confirmée dans le discours d’installation prononcé par M. Castaner lors de ma nomination. Ces éléments m’avaient donc été donnés ; ils figurent d’ailleurs dans une feuille de route que la presse a eu la gentillesse de publier… Le SNMO les consolide en leur donnant une actualité nouvelle et en permettant de les mettre en œuvre dans l’ensemble du territoire.

Je suis prêt à répondre à l’ensemble de vos questions.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Merci de cet exposé très clair. Je précise que mon groupe a demandé la constitution de cette commission d’enquête non pour travailler sur le maintien de l’ordre en général, mais parce que nous étions préoccupés de percevoir dans les expressions publiques une altération du lien entre la population, notamment les plus jeunes, et les forces de sécurité, alors qu’il y a quelques années, lors des attentats de 2015, la population faisait preuve d’une grande admiration pour les forces de l’ordre et adhérait à leur action. Comment cette altération a-elle-pu survenir, sans doute du fait non seulement du maintien de l’ordre, mais aussi de la police du quotidien ? Comment y remédier ? Cette situation ne doit pas perdurer, car la police républicaine joue un rôle essentiel dans la préservation du pacte social.

Dans son rapport sur le sujet, le Défenseur des droits indique que seuls les agents destinés à intégrer le corps des CRS sont formés au maintien de l’ordre dans le cadre de modules d’adaptation, tandis que les agents affectés dans les services de la préfecture de police ou de la direction centrale de la sécurité publique ne bénéficient pas des formations initiales spécifiques au maintien de l’ordre. Cette observation était-elle valable, l’est-elle toujours ?

Un article récent de Mediapart fait état de notes internes de la gendarmerie nationale et de CRS remettant en cause la légalité des ordres reçus dans le cadre des manifestations de gilets jaunes. Certains dénonceraient des pratiques légalement douteuses, voire contraires à la législation. En avez-vous eu connaissance ? Est-il possible que de tels ordres soient à nouveau transmis aux unités appelées à intervenir dans les futures manifestations ?

Nous avons entendu la semaine dernière les représentants des syndicats de police, qui disent n’avoir guère été associés à l’élaboration du SNMO. Celui-ci évoque la difficulté de conjuguer maintien de l’ordre et préparation des preuves en vue d’une éventuelle judiciarisation. Avez-vous des solutions à proposer pour la résoudre ?

Enfin, la loi de février 2017 relative au statut de Paris a organisé un nouveau partage des compétences entre la mairie de Paris et la préfecture de police. Comment se traduit-il dans les opérations de maintien de l’ordre, notamment lors des manifestations ?

M. Didier Lallement. Vous parlez d’altération des relations entre les forces de l’ordre et la population ; cela ne regarde pas le fonctionnaire que je suis : c’est une prise de position politique. Pour ma part, je n’ai pas du tout ce sentiment. Je pense qu’une catégorie de population a altéré ses relations avec l’État et avec la police ; je ne crois pas que la grande majorité de la population soit dans cette situation.

En ce qui concerne les questions plus techniques, les propos que vous attribuez au Défenseur des droits sont inexacts : les fonctionnaires de la préfecture de police reçoivent une formation en matière de maintien de l’ordre – je parle de ceux des compagnies d’intervention, dépendant de la DOPC. Ils sont formés dès leur arrivée ; il existe ensuite différents niveaux de spécialisation, qui, chez moi, s’appellent ULI 1 et ULI 2, puis une mise en condition opérationnelle. Ainsi, sur l’ensemble des sections et compagnies d’intervention, il y en a une par jour à l’entraînement. Ces formations peuvent être assez différentes de celles dispensées aux autres forces de maintien de l’ordre, en particulier aux escadrons de gendarmerie, mais elles existent. Elles ont lieu à Brétigny ; si vous voulez venir y assister, nous vous accueillerons avec le plus grand plaisir.

En ce qui concerne le journal que vous avez cité, je suis désolé, mais je ne le lis pas ; je ne peux donc pas vous dire ce qu’il contient ; mais j’imagine que la question a été posée au directeur général de la gendarmerie nationale.

En ce qui concerne le fait que les syndicats de police n’auraient pas été associés à l’élaboration du SNMO, je ne suis pas responsable du déroulement de cette démarche. J’ai eu connaissance du fait qu’ils avaient participé à des discussions, mais je ne peux vous répondre, n’étant pas l’autorité qui a conduit ces discussions.

En ce qui concerne la ville de Paris, la loi de 2017 ne donne pas de compétence de maintien de l’ordre au maire de Paris, mais une compétence de police de la circulation, et encore, pas sur la totalité des voies parisiennes – c’est d’ailleurs une bizarrerie de cette loi, si je puis me permettre : 80 % des voies dépendent du maire, 20 % du préfet de police ; chaque fois qu’il se passe quelque chose, il faut prendre un plan ! Le législateur m’a fait la gentillesse de me permettre de donner un avis sur l’aménagement des voies dépendant du maire de Paris, mais ce n’est qu’un avis simple, excepté pour quelques voies réputées stratégiques, mais très peu nombreuses. Par exemple, la rue de Rivoli relève de la pleine compétence du maire de Paris, sauf la partie qui passe devant l’Hôtel de ville, entre celui-ci et le BHV – ne me demandez pas pourquoi !

M. Meyer Habib. Le regrettez-vous ?

M. Didier Lallement. Je n’ai pas de regrets à exprimer : la loi est, c’est tout. Je vous explique simplement le cadre juridique dans lequel tout cela fonctionne.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Avez-vous des échanges avec les élus locaux ?

M. Didier Lallement. Nous avons des échanges avec la mairie : je tiens tous les vendredis à 14 heures 30 – sauf depuis quinze jours, car il y a moins de manifestations – une réunion avec tous les élus, dont les maires d’arrondissement, et les représentants des structures commerciales, à qui j’explique ce qui peut se passer, comment nous allons nous y prendre, quels lieux peuvent poser problème, quelles sont les mesures pratiques que nous avons adoptées. Dans la foulée, à 17 heures, j’organise un briefing avec l’ensemble des forces de police et de gendarmerie engagées dans les différentes manifestations pour leur exposer la manœuvre et répondre à leurs questions. Tout cela se fait donc en totale transparence.

Avec les élus, nous avons des discussions en permanence : très souvent, des maires d’arrondissement s’inquiètent de telle ou telle manifestation prévue dans leur arrondissement, et certains me disent parfois que cela se passe toujours chez eux ; je leur explique la réalité, c’est-à-dire que les gens déposent des déclarations pour manifester là où ils le souhaitent et que je ne peux les empêcher de choisir tel ou tel endroit. Je ne peux qu’interdire ; et, pour interdire, il me faut un motif particulier lié à une raison d’ordre public. Il n’y a pas là d’unilatéralisme ; cela aussi n’existe que dans l’esprit de personnes qui n’ont pas bien compris les choses. Dès lors que la déclaration est déposée, elle vaut, elle a un effet juridique, sauf si je l’interdis – elle est exécutoire. Mais, bien sûr, nous engageons ensuite des discussions avec les organisateurs pour leur demander, surtout en cette période d’état d’urgence sanitaire, des précisions sur les mesures qu’ils ont prises, en l’occurrence pour la distanciation, le respect de l’obligation du port du masque, ou pour les prévenir qu’à l’endroit par lequel ils ont prévu de passer se tient par exemple un marché, une course sportive, une animation quelconque, et que les choses risquent d’être compliquées. Nous leur proposons alors éventuellement de déposer une déclaration modificative ; mais seule celle-ci peut modifier leur déclaration initiale. Ce schéma laisse peu de marge de manœuvre à l’État et accorde des droits très étendus aux manifestants.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Parmi les sujets qui peuvent poser problème figure la perception des contrôles d’identité. Comment faire en sorte que les personnes contrôlées aient le sentiment que ceux-ci sont équitables ?

M. Didier Lallement. Votre question porte-t-elle sur les contrôles d’identité en général ou sur les contrôles d’identité en matière d’ordre public ?

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Notre proposition de résolution vise les pratiques du quotidien, dont les contrôles d’identité. Mais si vous souhaitez évoquer des contrôles particuliers, je n’y vois pas d’inconvénient.

M. Bruno Questel, président. Je vous propose de vous en tenir à ceux qui relèvent de vos prérogatives, monsieur le préfet.

M. Didier Lallement. Vous faites peut-être allusion, madame la rapporteure, à ce que la presse ou des personnes à l’imagination fertile appellent les contrôles délocalisés. Le code de procédure pénale dispose que toute personne se trouvant sur le territoire national doit accepter de se soumettre à un contrôle d’identité, dès lors qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit, qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à une enquête en cours ou qu’elle a violé les obligations liées à un contrôle ou à une assignation. Des contrôles d’identité peuvent également être réalisés sur réquisition du procureur de la République, en vue de rechercher des auteurs d’infractions.

D’aucuns, je le sais, ont le sentiment que certains contrôles d’identité sont des prétextes pour empêcher les manifestations. J’ai moi-même tenté de comprendre, lorsque j’ai pris mes fonctions, ce qui pouvait expliquer ce sentiment, car ce n’est pas ce nous faisons. Lorsqu’au cours d’une manifestation, des personnes ont commis une infraction, c’est-à-dire des dégradations, des violences ou ont refusé après sommation de se disperser, nous les interpellons et les plaçons en garde à vue, dès lors que ces motifs ont été pleinement identifiés. Puis nous les présentons à un officier de police judiciaire. Or il arrive que celui-ci juge nos procès-verbaux insuffisants pour justifier une garde à vue. Les personnes concernées sont donc remises en liberté, ce qui est normal. Peut-être ont-elles alors le sentiment que le contrôle était une espèce de prétexte. Mais la procédure est ainsi faite : seule la présentation à un OPJ permet des poursuites, sous réserve de l’appréciation du parquet. Ce sentiment me semble donc lié, en fait, à la méconnaissance qu’ont certains manifestants du code de procédure pénale. En tout cas, nous nous efforçons de respecter toutes les règles qui s’appliquent en matière de contrôle.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Comment expliquez-vous que certains chercheurs aient le sentiment que, dans certains cas, les contrôles d’identité sont discriminatoires ?

M. Didier Lallement. Je ne peux pas vous répondre ; je ne sais pas ce qu’il y a dans la tête de certains chercheurs. Je vous parle de ce que je fais.

Mme Brigitte Kuster. En tant que députée de Paris, je suis heureuse de pouvoir dialoguer avec vous dans le cadre de cette commission d’enquête, car il ne m’est pas toujours facile de participer aux réunions que vous organisez régulièrement avec les élus parisiens.

Certes, les élus ont toujours le sentiment que c’est dans leur secteur que les manifestations se déroulent. Mais, en ce moment, dans ma circonscription, autour de la place de l’Étoile, entre le 16e et le 17e arrondissement, nous sommes gâtés ! N’avez-vous pas le pouvoir de demander aux organisateurs de ne pas choisir chaque samedi le même périmètre ? Lorsque les manifestations sont répétitives, elles mettent en péril le tissu économique des quartiers concernés.

Par ailleurs, nous savons que, dans le cadre de la situation sanitaire actuelle, le non-port du masque est passible d’une amende. Or je me suis rendue récemment à une manifestation proche du quartier Pereire et j’ai constaté que les participants ne portaient pas de masque. Pourtant, ils n’ont pas été verbalisés. En autorisant une manifestation dans ces conditions, n’exposez-vous pas la population à un risque ?

Enfin, je souhaiterais que vous me donniez, peut-être en dehors de cette réunion, votre avis sur la proposition de loi que j’ai déposée afin de créer une police municipale armée.

M. Didier Lallement. Vous avez parfaitement raison, les gens préfèrent manifester dans certains quartiers de Paris plutôt que dans d’autres. De fait, il y a assez peu de manifestations dans le 15e, le 20e ou le 12e arrondissement. En revanche, depuis le mouvement des gilets jaunes, les Champs-Élysées sont devenus, pour certains manifestants, une espèce de Graal, un territoire à occuper à tout prix.

M. Ugo Bernalicis. C’est bizarre…

M. Didier Lallement. Je ne sais pas. Je ne suis pas dans la tête des manifestants ; certains y sont peut-être plus que moi.

M. Ugo Bernalicis. Il doit y avoir quelque chose à l’Élysée, à mon avis.

M. Didier Lallement. Puis-je poursuivre, monsieur le président ?

M. Bruno Questel, président. Je vous en prie.

M. Didier Lallement. Il est vrai, et c’est un véritable problème, que ces manifestations limitent les activités économiques et commerciales dans les quartiers concernés. Dans la discussion avec les manifestants, c’est un élément que nous mettons en avant en leur faisant remarquer qu’ils pourraient défiler à un autre endroit. Peut-être sommes-nous de mauvais négociateurs ou notre pouvoir de conviction est-il faible. En tout cas, il est très difficile de les faire changer d’avis. Nous essayons…

Mme Brigitte Kuster. Mais vous êtes l’autorité !

M. Didier Lallement. Oui, mais je ne peux qu’interdire, madame la députée. Or une interdiction doit obéir à des motifs d’ordre public : une manifestation précédemment organisée par les mêmes personnes doit avoir provoqué des troubles tels qu’ils justifient d’empêcher tout risque de renouvellement. Ce n’est qu’à cette condition-là que je peux prononcer une interdiction. Mais, fondamentalement, je partage votre appréciation : on observe une polarisation sur un certain nombre de lieux, en particulier les Champs-Élysées. C’est du reste un des rares endroits, avec le Champ-de-Mars, le Trocadéro et parfois l’île de la Cité, où j’interdis certaines manifestations.

En ce qui concerne le port du masque, je reconnais que, pour les manifestants, ce n’est pas simple. Vous vous rappelez en effet qu’un texte leur interdit de se masquer le visage. Par dérogation, l’état d’urgence sanitaire le leur permet. Je conçois donc que ce soit une source de confusion pour certains d’entre eux. La difficulté, dans la situation que vous décrivez, tient au fait que nous ne devons pas nous-mêmes provoquer un trouble à l’ordre public en allant verbaliser ceux des manifestants qui ne portent pas de masque. C’est pourquoi – même si, vous avez parfaitement raison, nous devrions le faire – dans la plupart des cas, nous évitons de verbaliser. Nous essayons plutôt de persuader les gens en lançant des appels par haut-parleurs, en publiant des tweets… Cela dit, pour observer de près la plupart des manifestations, je peux vous dire que ce n’est pas si fréquent : la plupart des participants veillent à porter un masque, en particulier s’ils sont d’âge mûr.

M. Ugo Bernalicis. Je disais, tout à l’heure, qu’il devait y avoir quelque chose de spécifique à l’Élysée pour que les gens veuillent absolument manifester là-bas, mais ce n’était qu’une facétie.

Monsieur le préfet, je vous remercie pour votre présence. Ma question porte sur les manifestations inopinées, notamment celles qui ont rassemblé des policiers devant les institutions de la République. Vous avez déclaré ne pas en connaître les organisateurs. Dont acte. Mais une nouvelle manifestation s’est déroulée récemment, cette fois sur l’initiative d’Option Nuit, une organisation qui représente les personnels de police intervenant la nuit. Or, vos services auditionnent actuellement 36 de ses membres, qui auraient participé à ce rassemblement. Est-ce également le cas des policiers qui ont participé aux manifestations, plus inopinées encore que celle d’Option Nuit, sur la place Vendôme, devant la préfecture de police et l’Assemblée nationale ? Certaines organisations sont-elles mieux vues que d’autres à la préfecture de police ? Des procédures particulières s’appliquent-elles à certains et pas à d’autres ? Je m’interroge.

M. Didier Lallement. Vous me tendez la perche, monsieur le député. Je vous ai indiqué, en effet, que nous n’avions pas identifié les organisateurs. Vous m’en donnez acte, dites-vous. Pas tout à fait, puisque vous avez tout de même fait un signalement. Votre encouragement à être plus rigoureux m’a particulièrement touché, et j’ai donc décidé de l’être. Nous avons réussi, non sans de grandes difficultés, à identifier un certain nombre de manifestants. Le statut leur interdisant de participer à ce type de rassemblements, je les ai fait convoquer et j’envisage de prendre des sanctions. Après, peu m’importe ce qu’ils font. J’imagine que vous ne demandez pas que les membres de certaines organisations syndicales puissent ne pas respecter le statut. Moi, cette idée ne m’a même pas traversé l’esprit. J’agis en républicain.

M. Bruno Questel, président. Et la représentation nationale ne peut que vous en remercier et vous en féliciter.

M. Meyer Habib. Monsieur le préfet, les manifestations sont de plus en plus fréquemment infiltrées par des groupes ultra-violents, souvent d’extrême gauche mais appartenant aussi parfois à l’ultra-droite, qui recherchent l’affrontement avec les forces de l’ordre et se livrent à des pillages. Par parenthèse, la diffusion, sur toutes les chaînes d’information, deux heures durant, des images de ces manifestations n’apporte rien en matière d’information et encourage les comportements violents.

Cette radicalisation et cette violence croissantes, cet ensauvagement, je le dis, sont graves. L’image que ces phénomènes renvoient de notre pays à l’étranger est dramatique ; ils font des blessés, empêchent des commerçants de travailler durant plusieurs semaines. Comment peut-on, au plan opérationnel, mieux anticiper et mieux prévenir pour déjouer l’action des groupes violents ? N’est-il pas nécessaire d’arrêter, en amont des manifestations, les personnes dont les services de renseignement savent qu’elles viennent, non pas manifester, mais perturber et casser ? Il s’agit aussi de permettre aux gens qui veulent véritablement manifester d’exercer ce droit absolument fondamental, auquel nous sommes tous attachés.

M. Didier Lallement. Je suis d’accord avec vous, monsieur le député, ces images sont dévastatrices pour notre pays. Souvent, d’ailleurs, elles sont filmées par les chaînes d’information à hauteur d’homme : une poubelle qui brûle, c’est un incendie à Paris ; des affrontements, c’est une émeute.

Sur le fond, j’observe qu’aujourd’hui, une grosse manifestation dans Paris est une manifestation qui rassemble 50 000 personnes et non plus, comme dans ma jeunesse, 300 000 ou 500 000 personnes.

M. Meyer Habib. Sauf la manifestation pour Charlie.

M. Didier Lallement. Oui, mais il s’agissait davantage d’un événement. J’entends par manifestation un rassemblement qui a une finalité revendicative. C’était peut-être le cas de la manifestation pour Charlie, mais vous m’avez compris.

Deuxième caractéristique des manifestations actuelles : elles ne sont plus encadrées – même les grandes centrales syndicales n’ont plus les services d’ordre qu’elles avaient auparavant –, si bien que leur organisation est très différente de ce qu’elle était il y a quelques années. Par exemple, autrefois, dans une manifestation syndicale, le carré de tête se trouvait, comme son nom l’indique, aux premiers rangs. Aujourd’hui, il est précédé par des gens qui viennent manifester, ou faire autre chose, de sorte qu’il se retrouve au milieu du cortège. C’est l’une des difficultés concrètes auxquelles je suis confronté, car je dois faire en sorte que ces personnes avancent – si, comme c’est le cas parfois, elles s’arrêtent ou stagnent, les organisateurs nous reprochent de bloquer la manifestation. Or, dans ces groupes de tête, nous n’avons pas d’interlocuteurs, nous ne savons pas à qui parler. C’est très compliqué.

Mieux anticiper, oui, j’aimerais bien. Hélas, je n’ai pas la capacité juridique d’effectuer des interpellations préventives – peut-être ce point peut-il faire l’objet de vos réflexions. Prenons, par exemple, le phénomène des black blocs : nous savons bien qu’une manifestation donnée va attirer des personnes ayant ce genre de comportement. Aujourd’hui, ce n’est pas le nombre qui compte, c’est la capacité de détruire. Rappelez-vous, il y a quelques années, les organisateurs affichaient le nombre des participants à leur manifestation : plusieurs centaines de milliers de personnes ! À ce propos, ce qui s’est passé ces derniers temps est assez amusant. Un organisme indépendant composé de journalistes a été créé pour compter les manifestants, mais il en comptait moins que nous ! Du coup, il a arrêté. De fait, ce n’est pas le nombre qui compte.

M. Meyer Habib. C’est l’impact médiatique.

M. Didier Lallement. Oui. L’objectif – je ne parle pas des grandes organisations qui sont respectueuses de l’ordre et adeptes d’une contestation républicaine – est de faire le buzz en cassant. Au fond, ce n’est pas un problème de police, c’est un problème sociétal, un problème d’éducation. La contestation doit-elle passer par l’irrespect de la loi ? Voilà un beau sujet de philosophie ; c’est la question qui se pose.

M. Ugo Bernalicis. Je souhaiterais vous interroger sur le recours, assez récent dans le cadre du maintien de l’ordre – je pense notamment à la manifestation du 12 septembre –, à la verbalisation de personnes qui portaient des signes distinctifs pouvant les identifier comme manifestants. L’une de nos militantes s’est ainsi vu infliger une amende de 135 euros parce qu’elle avait laissé un autocollant sur son t-shirt, à peine dévoilé par sa veste, alors qu’elle se dirigeait tranquillement vers une bouche de métro. Elle n’a pas été la seule à être verbalisée pour cette raison. Des instructions ont-elles été mal comprises par des policiers ? Dans le beau pays de liberté qu’est la France, le port d’un autocollant est-il excessif ? Quelle est la doctrine de la préfecture de police en la matière ? Je n’ai pas constaté de verbalisations de ce type ailleurs qu’à Paris.

M. Didier Lallement. Je suis navré, monsieur le député, mais je ne connais pas ce cas d’espèce. Quoi qu’il en soit, toute personne s’étant vu délivrer une amende peut la contester si elle considère que les choses se sont passées d’une façon qui ne correspond pas à la règle de droit.

M. Ugo Bernalicis. Ce sera le cas.

Mme Brigitte Kuster. Tout à l’heure, j’ai interrogé le directeur général de la police nationale sur les futures dispositions relatives à l’information et à la communication lors des manifestations, qui devraient entrer en vigueur en 2022. Il est question d’utiliser des panneaux, des haut-parleurs et éventuellement d’envoyer des SMS dans une zone ciblée. J’ignore quel serait le contenu de ces messages, mais je m’interroge sur la légalité de ce dernier procédé puisque seront destinataires de ces messages non seulement les manifestants mais aussi les riverains. Je souhaiterais donc obtenir des informations complémentaires sur cette disposition.

M. Didier Lallement. L’information des manifestants est assez essentielle lors du déroulement d’une manifestation car, faute d’organisateurs et souvent de service d’ordre, nos interlocuteurs sont rares. Nous publions donc beaucoup de tweets – cela nous a d’ailleurs été souvent reproché –, mais nous devons être assez peu convaincants car le message ne passe pas toujours lorsque nous indiquons, par exemple, un itinéraire de sortie. Nous sommes équipés, par ailleurs, de haut-parleurs très puissants, des HyperSpike. Toutefois, dans une ville comme Paris, un haut-parleur n’est pas suffisant pour couvrir la totalité d’une rue, par exemple, ou alors le volume doit être tellement fort que cela devient pénible pour les personnes qui sont à proximité.

Nous avons donc décidé de nous inspirer des méthodes utilisées dans le domaine de la sécurité civile. Il est possible en effet d’envoyer des messages aux personnes se trouvant dans un périmètre donné, par exemple pour les alerter de dangers liés à des établissements hautement sensibles. Nous pourrions utiliser cette méthode dans le cadre des manifestations, mais il est vrai que des messages seraient envoyés à des personnes qui n’y participent pas. Il faudra donc qu’ils soient suffisamment neutres, très prosaïques, pratiques, pour que ces personnes ne s’inquiètent pas. En tout cas, c’est, me semble-t-il, le seul moyen de toucher les gens. Dans une manifestation, chacun utilise son téléphone portable, que ce soit pour se filmer ou pour le consulter. Il nous faut, technologiquement et socialement, en tenir compte.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. S’agissant des mesures de surveillance par drone, la justice a estimé qu’elles n’étaient pas au point et elle a émis un avis très réservé sur l’emploi de cette technique. Toutefois, le directeur général de la gendarmerie, que nous venons d’entendre, a indiqué que cet outil pouvait être très utile pour savoir où intervenir et pour réagir rapidement. Que pensez-vous de ces mesures de surveillance par drone ? Quelles évolutions sont nécessaires pour qu’elles soient juridiquement possibles ?

Par ailleurs, les journalistes ont réagi à la publication du nouveau schéma national de maintien de l’ordre, regrettant d’être en définitive assimilés à des manifestants lambda. Quelles mesures pouvez-vous prendre pour qu’ils puissent exercer leur mission dans de bonnes conditions ?

M. Bruno Questel, président. Si toutefois on arrive à distinguer un vrai journaliste d’un faux, si je puis me permettre.

Monsieur le préfet, je vous remercie pour la qualité de vos réponses. Vous avez évoqué, au début de votre intervention, le caractère ancien de la législation, notamment à propos de la procédure de déclaration. Jugeriez-vous utile que nous nous penchions sur cette question pour tenter d’améliorer la loi ?

M. Didier Lallement. Oui, je pense que la procédure de déclaration doit faire l’objet d’une réflexion. Il faudrait au moins équilibrer les termes de l’échange entre la puissance publique et le déclarant car, comme le soulignait Mme Kuster, le régime actuel complique les relations avec les élus locaux. Encore une fois, les gens choisissent de manifester où ils veulent, quand ils veulent, y compris la nuit s’ils le souhaitent. Se pose également le problème de l’utilisation fréquente d’instruments de sonorisation, parfois très pénible pour les riverains. Les appareils de musique amplifiée actuels n’ont rien à voir avec les haut-parleurs des années 1960 et les porte-voix, comme en témoignent les rave parties.

Madame la rapporteure, le Conseil d’État a suspendu l’utilisation des drones dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, au motif qu’ils étaient susceptibles de permettre des reconnaissances individuelles. Le ministère de l’Intérieur consulte, je crois, le Conseil d’État sur la manière dont cet outil pourrait être utilisé. Pour ma part, j’ai décidé d’incorporer dans les drones que nous utilisons des logiciels de floutage afin que les visages ne puissent pas être identifiés lorsque le drone vole à moins de 50 mètres d’altitude. Celui-ci n’est utile, dans le cadre du maintien de l’ordre, que pour estimer la taille de la foule et la localiser exactement. En effet, les 3 500 caméras du Plan de vidéo-protection pour Paris (PVPP), qui appartiennent à l’État, ne donnent un aperçu que d’une partie de la rue ; elles ne permettent pas d’avoir une impression générale. J’ajoute qu’au printemps et en été, le feuillage des arbres masque, par exemple, une partie de la place de la République. Faire voler un drone au-dessus de cette place nous permet donc de connaître le nombre des personnes qui s’y trouvent. Le drone n’a d’intérêt pour nous que s’il est utilisé de façon macro. Lorsqu’il s’agit de donner des suites judiciaires à des destructions, par exemple, nous utilisons, lorsque c’est possible, les caméras du PVPP.

S’agissant des journalistes, le SNMO rappelle un certain nombre d’évidences. Je m’étonne qu’on s’étonne. Le code de procédure pénale ne prévoit pas, en matière d’attroupement, d’exceptions pour telle ou telle catégorie, pas même pour vous, parlementaires. La règle s’applique à tout un chacun. Devrait-elle être différente ? Je n’ai pas d’avis sur la question.

Les rapports avec les journalistes, vous le disiez vous-même, monsieur le président, sont assez complexes. De fait, un journaliste n’a pas forcément besoin d’une carte de presse. Qu’est-ce qu’un journaliste ? Qu’est-ce qu’un militant ? Nous souhaitons donc avoir des contacts avec tous ceux qui veulent faire du reportage, non pas pour les embrigader car je crois que nous n’en avons pas la moindre capacité, mais au moins pour pouvoir travailler et dialoguer avec eux. Cela me paraît absolument nécessaire. Le problème, là encore, c’est que nous n’avons pas forcément d’interlocuteurs. C’est assez facile lorsque les journalistes travaillent pour des médias qui ont pignon sur rue, ça l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de journalistes dits indépendants.

M. Bruno Questel, président. Merci, monsieur le préfet.

 

 

 


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Audition du mercredi 7 octobre 2020

À 15 heures 15 : Général de brigade Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG), et les membres du groupe de liaison

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous recevons les représentants institutionnels des gendarmes : le général Gaspari, secrétaire général du conseil de la fonction militaire de la gendarmerie, et onze membres de son groupe de liaison.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Le général de brigade Louis-Mathieu Gaspari et les membres de son groupe de liaison prêtent serment.)

M. Louis-Mathieu Gaspari, général de brigade, secrétaire général du conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG). Votre invitation traduit l’intérêt que vous portez au modèle de concertation et de dialogue social que la Gendarmerie – force armée selon la loi du 3 août 2009 – fait vivre dans ses rangs depuis trente ans, dans le respect de son statut militaire et de ses valeurs.

Notre groupe de liaison est composé de onze officiers et sous-officiers de gendarmerie élus au sein de notre instance nationale de concertation, le conseil de la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG). Il porte donc la voix des 100 000 gendarmes qui l’ont élu.

Ces onze gendarmes servent tous dans des unités opérationnelles, et sont donc quotidiennement confrontés à la réalité du terrain. Ils répondent régulièrement aux sollicitations des plus hautes autorités de l’État lorsqu’elles souhaitent connaître l’avis du corps social de la gendarmerie sur les conditions de vie, l’organisation du travail ou l’exercice du métier militaire. Ils se sont récemment prêtés à cet exercice avec l’inspection générale de l’administration au sujet de l’équipement des forces de sécurité intérieure en caméras individuelles. Au mois de juillet, ils ont également répondu aux questions de la Cour des comptes sur le bilan du rattachement de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur. La semaine dernière, ils ont été auditionnés par la mission d’information de l’Assemblée nationale relative à la mise en œuvre du dispositif d’amende forfaitaire délictuelle pour usage de produits stupéfiants. Enfin, le 21 septembre, ils ont échangé avec le ministre de l’Intérieur.

Dans la gendarmerie nationale, les missions de maintien de l’ordre, en métropole et dans les outre-mer, sont accomplies par la gendarmerie mobile. Forte de 14 000 militaires répartis au sein de cent neuf escadrons, la gendarmerie mobile agit sur la totalité du spectre « paix, crise, guerre ». Nos escadrons sont engagés aux côtés des militaires relevant du ministère des armées sur les théâtres d’opérations extérieures, comme ce fut le cas en Afghanistan, au Kosovo ou en Côte d’Ivoire. La robustesse et la rusticité de nos escadrons leur permettent d’être engagés dans les outre-mer, notamment dans les missions de lutte contre l’orpaillage illégal en Guyane.

Depuis 2017, la gendarmerie mobile est confrontée à un engagement sans précédent : ouragan Irma, « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes, manifestations des Gilets jaunes, mouvements sociaux survenus lors de la réforme des retraites, et lutte contre la covid-19. La gendarmerie mobile est extrêmement sollicitée, avec un niveau d’emploi de soixante-seize escadrons par jour. Au premier semestre 2020, lors de certains pics, cent cinq des cent neuf escadrons étaient engagés sur le terrain. Les gendarmes mobiles effectuent en moyenne cent soixante-quinze jours de déplacement par an.

Votre commission d’enquête aborde les questions de déontologie. Selon M. Christian Vigouroux, référent déontologue du ministère de l’Intérieur, la déontologie est « l’art de se poser les questions avant qu’il ne soit trop tard ». Le monopole de la violence légitime par les forces de l’ordre est indissociable du respect des règles déontologiques.

Lors de la gestion du mouvement des Gilets jaunes et des manifestations liées à la réforme des retraites, peu de signalements et de plaintes pour usage injustifié ou disproportionné de la force ont été adressés à l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Ceci s’explique par le respect de la doctrine et un usage strictement nécessaire de la force, garanti par la formation et par l’encadrement du maintien de l’ordre.

Notre formation insiste sur le respect du cadre légal, l’éthique et la déontologie, et la recherche permanente du plus bas niveau possible d’emploi de la force. La hiérarchie constitue la colonne vertébrale de nos escadrons ; elle veille en permanence à l’adaptation de leur posture vis-à-vis de l’adversaire, à la gradation des moyens, au respect du cadre légal, à la discipline de feu ainsi qu’à la bonne application des principes éthiques et déontologiques.

Les opérations de maintien de l’ordre se caractérisent aujourd’hui par la violence inouïe de certains manifestants, qui se joignent aux cortèges uniquement pour en découdre avec les forces de l’ordre et casser tout ce qu’ils peuvent. Je pense notamment aux blacks blocs ou aux images du boxeur assénant des coups à un gendarme mobile sur la passerelle Senghor, à Paris, en janvier 2019. Ces images restent gravées dans la mémoire collective des gendarmes mobiles, tant le déchaînement de violence a été extrême, comme en atteste le nombre grandissant de gendarmes blessés lors d’opération de maintien de l’ordre. Ces accès de violence contre les forces de l’ordre et les mises en cause injustifiées dont celles-ci font l’objet deviennent difficiles à supporter.

Aujourd’hui, tous les journalistes et les manifestants sortent leurs téléphones portables pour filmer les forces de l’ordre lors des manifestations. Seuls les gendarmes et les policiers ne peuvent pas filmer : l’utilisation des drones leur a été interdite, et l’usage des images des caméras-piétons dont ils seront dotés à l’été 2021 requiert un dispositif juridique adapté.

Le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), publié le 16 septembre dernier, fixe un nouveau cadre commun à l’exercice du maintien de l’ordre. Ce document érige en priorité la plus grande mobilité des forces pour mettre fin aux exactions et interpeller les auteurs de violences. Il renforce également la communication avec les manifestants grâce à la mise en place de dispositifs de liaison et d’information. Le SNMO reprend bien d’autres avancées déjà en vigueur au sein de la gendarmerie nationale : les exercices avec les journalistes, la police judiciaire de l’avant ou la mise en place de superviseurs auprès des lanceurs de balles de défense. Il prévoit aussi des nouveautés : les sommations sont modernisées pour devenir plus explicites. Le SNMO est donc de nature à améliorer la manière dont le maintien de l’ordre va s’effectuer à l’avenir en métropole ou dans les outre-mer.

Au début de ma carrière, j’ai eu la chance de servir au sein d’un escadron de gendarmerie mobile à Nantes. Je vous assure que la gendarmerie mobile constitue un formidable outil à la main du Gouvernement, permettant de toujours concilier la liberté de manifester et la préservation de l’ordre public. Un escadron de gendarmerie mobile est une unité parfaitement encadrée, disciplinée et formée. Avec le calme des vieilles troupes professionnelles, son usage de la force pour le maintien de l’ordre est toujours encadré et parfaitement mesuré.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Cette commission d’enquête s’intéresse à la déontologie et aux méthodes du maintien de l’ordre en raison de l’altération du lien de confiance entre les forces de l’ordre et la population, cause de préoccupation au sein de mon groupe politique.

Les manifestations, de plus en plus nombreuses et violentes, ont donné lieu à des dysfonctionnements. Les circonstances récentes – catastrophes naturelles, terrorisme et manifestations violentes – ont mis à rude épreuve nos forces de l’ordre, de gendarmerie et de police.

Dans un rapport publié en 2018, le Sénat a fait état d’un malaise au sein des forces de l’ordre. Ce malaise, qui était profond dans la Gendarmerie, s’y est atténué, lui permettant d’affronter plus sereinement les moments difficiles. En revanche, il est plus important aujourd’hui parmi les policiers.

Les nouveaux profils des personnes présentes dans les manifestations ont-ils eu des répercussions sur le métier des escadrons de gendarmerie mobile ?

Les incidents survenus lors des manifestations sont parfois attribués à la non-spécialisation de certaines unités intervenant dans le maintien de l’ordre. À votre avis, les modalités de recrutement des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre sont-elles satisfaisantes, et pourraient-elles être révisées ?

En raison de leur surcharge de travail, beaucoup de militaires n’ont plus le temps de remplir leurs obligations de formation continue. Est-ce un problème, et comment y remédier ?

Vous avez évoqué le nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Avez-vous été correctement associés à son élaboration ? De nombreux représentants syndicaux ont estimé que ce n’était pas le cas pour eux.

Enfin, quelle appréciation avez-vous du travail de l’inspection générale de la gendarmerie nationale ? Quelles suites sont apportées aux réclamations ?

M. Patrick Beccegato, adjudant. Au cours des trente-cinq ans que j’ai passés au sein d’un escadron de gendarmerie mobile, l’évolution a été permanente. Nous sommes obligés de nous adapter : il y a trente ans, les manifestants étaient des sidérurgistes, des mineurs ou des agriculteurs ; c’était totalement différent. L’évolution a aussi concerné le matériel et les véhicules.

Le maintien de l’ordre ne peut se prévoir sur papier, nous devons nous adapter en permanence car une manifestation que nous pensions calme peut basculer très vite. Cette évolution permanente impose une instruction, qui est assurée.

M. Frédéric Le Louette, adjudant. Depuis plusieurs mois, nous sommes très engagés pour le maintien de l’ordre. La vie de l’unité en est affectée, mais aussi les familles, qui ont du mal à voir partir si fréquemment leur compagnon ou leur compagne sur des opérations de maintien de l’ordre bien plus dures qu’il y a vingt ans. En gendarmerie, nous disposons d’une force mobile spécialisée dans le maintien de l’ordre et parfaitement formée. Nous tenons à ce que les unités non spécialisées ne soient engagées qu’en cas de nécessité.

La formation est essentielle, mais nous avons des difficultés à la maintenir. Notre centre de formation national de Saint-Astier est très performant, mais nous ne parvenons pas à y envoyer régulièrement nos unités. Nous parvenions à le faire en moyenne tous les trois ans ; ce délai a augmenté, et quelques rares unités n’ont pas été recyclées depuis cinq ans. Le mouvement des Gilets jaunes a eu un impact très fort, et la covid-19 a imposé une réduction du volume des formations : le centre de Saint-Astier a réduit de six à quatre escadrons les effectifs de chaque stage.

Cette formation doit être maintenue, mais cela se fait au prix des capacités de récupération du personnel. Actuellement, l’unique marge de manœuvre pour maintenir la formation est la limitation des repos et des permissions, tant le niveau d’engagement est élevé. Nous sommes à soixante-seize unités engagées par jour, contre soixante-cinq au maximum il y a trois ou quatre ans.

La Gendarmerie n’a pas été associée à la construction du nouveau schéma national du maintien de l’ordre.

L’inspection générale de la gendarmerie fait un travail formidable, et difficile. Les gendarmes n’ont pas peur d’être contrôlés. Notre profession est très contrôlée et cela ne nous pose aucun problème. En revanche, nous voulons aussi avoir les moyens de nous défendre. Il n’y a pas de raison pour que les forces de l’ordre soient les seules à ne pas pouvoir filmer lors des manifestations. Nous aussi, nous voulons pouvoir nous défendre en filmant, nous n’avons rien à cacher.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous revendiquez le droit de filmer vos interventions, et demandez l’égalité de traitement. Vous semble-t-il imaginable de filmer dès le départ tout type de mission ? Est-ce souhaitable ? Comment traiterait-on ces images lors d’incidents ?

M. Patrick Beccegato, adjudant. Le drone va devenir un outil essentiel pour les missions de maintien de l’ordre. Il s’agit moins de filmer que de savoir où se trouvent les manifestants. En pleine forêt, en milieu rural, comme à Notre-Dame-des-Landes, le drone est très important.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Le cadre légal doit évoluer, mais les drones sont déjà utilisés. Ils sont essentiels pour évaluer les déplacements, et ce sujet est abordé dans le SNMO. Que souhaitez-vous concernant les captations d’images en vol réalisées par des drones ou des hélicoptères ?

M. Frédéric Le Louette, adjudant. Il ne faut pas filmer toutes les missions de façon indiscriminée, mais filmer les événements. En matière de maintien de l’ordre, il faut filmer la foule, les adversaires, les moments importants. Et les images ne doivent pas être transportées à 200 kilomètres, il faut qu’elles arrivent à celui qui est en charge de la manœuvre, car c’est lui qui saura comment avancer, comment faire réagir face à une foule sans la provoquer. Ces images doivent servir le mouvement des forces.

M. Sébastien Baudoux, colonel. Les images, qu’elles proviennent de drones ou de caméras, sont utilisées comme élément de preuve, pour établir la vérité. Nous sommes limités par le cadre législatif, nous souhaitons qu’un cadre spécifique définisse ce que les forces de sécurité peuvent filmer, de manière plus large qu’actuellement.

Les drones peuvent filmer, mais aussi communiquer, transporter. Notre centre d’entraînement de Saint-Astier, véritable laboratoire, emploie déjà trois drones. Nous pourrions utiliser ces ressources pour réfléchir aux possibilités d’utilisation des drones au-delà de l’enregistrement d’images.

Concernant l’utilisation des images, nos adversaires sont très mobiles, et les journalistes très présents. Il suffit d’avoir un téléphone et d’écrire « presse » sur son casque pour être considéré comme journaliste, mais lorsque nous procédons à des contrôles, les personnes n’ont pas toujours de carte de presse. L’adversaire ne respecte pas toujours les règles. Nous souhaiterions donc, quand c’est nécessaire, pouvoir utiliser ces images pour rétablir la vérité et montrer l’action des forces de l’ordre. Nous n’avons rien à cacher.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Les journalistes ne sont pas nécessairement vos adversaires.

Il existe une ambiguïté relative au plaquage ventral et aux techniques d’étranglement. Il est parfois dit que cela n’existe pas dans la gendarmerie, et parfois que ce n’est pas recommandé, mais pratiqué cependant.

Par ailleurs, pouvez-vous, dans le cadre du maintien de l’ordre, effectuer des contrôles d’identité ? Le Défenseur des droits avait parlé de contrôles délocalisés. Qu’en pensez-vous ?

Dans la police, lorsque des agents ont vécu des scènes très difficiles ou traumatisantes, il est possible de procéder à un débriefing pour les aider à « « digérer » les événements. Une telle procédure existe-t-elle dans la gendarmerie ? Est-elle efficace ?

M. Érick Verfaillie, adjudant-chef. Je travaille dans la gendarmerie depuis près de vingt-cinq ans, j’ai été gendarme mobile, formé à Saint-Astier. Jamais, bien que je sois rugbyman, on ne m’a appris à plaquer un manifestant ou à l’étrangler. Ces techniques ne sont pas enseignées.

Effectivement, les adversaires évoluent, et deviennent plus violents. Mais le matériel peut évoluer, les stratégies peuvent être modifiées, un triptyque est respecté depuis toujours : respecter la loi, protéger les gendarmes et protéger l’adversaire – qui n’est pas un ennemi mais un citoyen avec des droits. Quelle que soit l’évolution, nous évitons de mettre en place des techniques qui risquent de blesser la personne à maîtriser.

M. Raoul Burdet, adjudant-chef. Je confirme les propos de mon camarade. D’ailleurs, à la page 124 de l’édition 2020 du mémento de l’intervention professionnelle, il est précisé que la technique d’immobilisation par le contrôle sur l’épaule est exercée sans pression thoracique. S’il y a un amené au sol – c’est le terme employé – c’est pour éviter que l’individu puisse être dangereux.

Je tiens à vous rassurer sur le terme d’adversaire : ce n’est certainement pas un ennemi. Les journalistes font partie de la conception de manœuvre, et nous les invitons régulièrement au centre national de formation de maintien de l’ordre pour participer aux manœuvres. Nous souhaitons qu’ils soient à nos côtés, qu’ils ne soient pas mis en danger, pour exercer leur métier comme ils l’entendent.

Le débriefing, dans le jargon militaire, est appelé RETEX, abréviation de « retour d’expérience ». Un premier RETEX est réalisé au niveau de l’unité, et un autre, centralisé à Saint-Astier, s’attache à la doctrine de maintien de l’ordre. L’ensemble de ces RETEX permet de faire évoluer la formation continue pour nous maintenir à jour en fonction de l’évolution des procédés rencontrés lors des manifestations.

M. Louis-Mathieu Gaspari, général de brigade. En cas d’engagement difficile dans des conditions extrêmes, des psychologues peuvent apporter un soutien aux victimes de syndromes traumatiques. Les escadrons qui se sont rendus en Haïti suite au grave tremblement de terre en sont revenus déstabilisés, et ils ont reçu l’assistance psychologique nécessaire.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il existe une confusion sur le terme de plaquage. Il ne s’agit pas d’un plaquage rugbystique : le plaquage ventral, en cas d’interpellation, consiste à plaquer quelqu’un au sol après l’y avoir amené. Ce type de plaquage est clairement défini aux pages 140 et 150 de votre mémento, et il est aussi employé par la police. Je le précise car certains députés, certainement par méconnaissance, comparent les techniques de la police et de la gendarmerie, mais ce n’est pas notre rôle.

Une divergence entre les techniques de la police et de la gendarmerie existe en revanche à propos de l’étranglement. Les gendarmes ont cessé de l’employer pour le remplacer par les clés de bras, tandis que la police l’utilise encore, bien que son usage soit en discussion.

Mme Laurence Vanceunebrock. Monsieur Le Louette, vous dites qu’il faut éviter d’enregistrer l’activité des gendarmes sans discernement. Faut-il laisser l’opérateur choisir le moment où il déclenche l’enregistrement ? Ne risquez-vous pas de prêter le flanc à la critique ?

Lors des derniers événements, une infirmière s’est prétendue victime, mais en analysant les images, il est apparu qu’elle était surtout adversaire. Ne serait-il donc pas préférable de faire fonctionner la vidéo en continu, avec peut-être une résolution un peu moins élevée, pour permettre le stockage de données ?

M. Frédéric Le Louette, adjudant. Le problème est aussi technique. Les opérations de maintien de l’ordre peuvent durer très longtemps : à Notre-Dame-des-Landes, les gendarmes faisaient des vacations de dix-neuf heures par jour. Techniquement, une caméra ne peut pas fonctionner aussi longtemps.

Par ailleurs, il n’y a pas de raison de s’inquiéter du déclenchement, puisque le déclenchement va protéger le gendarme. Et la personne visée ne sera pas seule à pouvoir déclencher sa caméra, tous ses camarades autour pourront aussi utiliser ce dispositif.

Mme Laurence Vanceunebrock. Ce n’était pas une question piège, je souhaite au contraire éviter que l’on vous reproche de ne pas déclencher la caméra. Je comprends les contraintes, il est très compliqué de filmer pendant dix-neuf heures. Peut-être serait-il envisageable d’avoir plusieurs cartes mémoires ?

M. Frédéric Le Louette, adjudant. Je suis attaché au déclenchement dans l’action car il permet une liberté pendant les phases de maintien de l’ordre. Lors de certaines phases calmes, le gendarme peut reculer, se mettre à l’abri, ne serait-ce que pour satisfaire un besoin naturel, ou manger. On ne peut filmer le gendarme en permanence, sinon il n’aurait plus de vie privée ! (Sourires.) Il faut distinguer les phases de maintien de l’ordre proprement dit, de travail, et d’autres pour lesquelles l’enregistrement serait plutôt gênant.

Mme Valérie Bazin-Malgras. La bonne formation de nos gendarmes est à la base du maintien de l’ordre. Or le recyclage ne peut pas toujours être effectué. Comment améliorer cela ?

Les techniques de formation continue sont-elles adaptées à l’évolution des personnes que vous rencontrez dans les manifestations, comme les blacks blocs ?

M. Grégory Rivière, maréchal des logis-chef. La seule solution aux difficultés de formation est une augmentation des effectifs. Depuis 2015, nous sommes constamment sur le terrain. Plusieurs escadrons ont été supprimés et nous ne pouvons plus suivre le rythme de recyclage pour maintenir la condition des militaires. Notre situation n’est pas adaptée aux crises actuelles.

M. Raoul Burdet, adjudant-chef. Il y a également un problème d’engagement. Les années 2019 et 2020 ont été particulières et ont connu un taux d’engagement exceptionnel. Néanmoins, des habitudes ont été prises. Le donneur d’ordre – le préfet – demande parfois le déploiement de moyens nombreux lors de scénarios éloignés d’une situation de crise. Alléger le nombre d’escadrons engagés permettrait de donner un peu de souffle.

M. Frédéric Le Louette, adjudant. En gendarmerie, nous avons un gros avantage car nous avons un centre national de formation. Tous les gendarmes mobiles apprennent les mêmes techniques en temps réel. La formation est dispensée à Saint-Astier, mais aussi au sein des unités, de manière continue.

La formation est adaptée car elle se fait un temps réel, mais aussi parce qu’en gendarmerie nous n’avons pas de filière de formation : les formateurs de Saint-Astier sont des experts du maintien de l’ordre, pas des experts de la formation ayant appris le maintien de l’ordre.

M. Patrick Beccegato, adjudant. À l’issue des opérations de maintien de l’ordre, tous les RETEX sont envoyés à Saint-Astier, où les techniques sont évaluées afin de les faire évoluer.

M. Érick Verfaillie, adjudant-chef. Saint-Astier est un centre de formation, mais c’est surtout un centre d’évaluation. Tous les escadrons y sont mis en situation, et le centre évalue s’ils sont aptes à être déployés. Cela permet de ne pas remettre sur le terrain une unité qui ne maîtriserait pas toutes les techniques nécessaires.

M. Louis-Mathieu Gaspari, général de brigade. En décembre 2018, lors de la crise des Gilets jaunes, lorsque Paris a été mis à feu et à sang, le centre national d’entraînement des forces a envoyé des cadres de l’école dans les escadrons à la manœuvre sur les Champs-Élysées. Ils ont ainsi pu voir à quoi ressemblait l’engagement sur le terrain.

En rentrant à Saint-Astier, ils ont immédiatement étudié et analysé les postures des adversaires, pour les intégrer au parcours de formation des escadrons. Des scénarios conformes à la réalité des engagements ont immédiatement été mis sur pied.

M. Grégory Rivière, maréchal des logis-chef. Nous vous invitons à venir voir sur place, à Saint-Astier, comment les choses se passent. Je pense que vous serez surpris par la réalité des mises en situation.

Depuis 2015, l’effet d’engagement a des conséquences sur la formation. Nous sommes également confrontés au papy-boom et les effectifs ont été renouvelés de manière importante. Ces formations sont donc indispensables dans cette période critique.

M. Raoul Burdet, adjudant-chef. La formation est essentielle, mais elle n’est pas l’unique paramètre pour s’adapter aux conditions nouvelles. Nous avons également besoin de moyens de mobilité modernes. Nos rames d’Irisbus sont obsolètes, les remplacer est une condition essentielle à notre mobilité en zone de manifestation.

M. Jean-Louis Thiériot. Nous connaissons tous le niveau de mobilisation que le maintien de l’ordre vous a imposé. Un gendarme efficace est un gendarme heureux dans sa famille. Quel est l’état des familles face à votre mobilisation et à cette violence croissante ?

L’une des missions de cette commission d’enquête est de réfléchir à la doctrine et donc, probablement, de faire des propositions concrètes pour envisager des évolutions législatives. Que souhaiteriez-vous pouvoir filmer et comment ? Il semble difficile de filmer en permanence. Ne serait-il pas envisageable d’utiliser une technique comparable à celle des enregistreurs de vols dans les avions ? La boîte noire fonctionne les vingt dernières minutes, puis s’efface automatiquement sauf consigne contraire.

Il faut non seulement maintenir ou rétablir l’ordre, mais aussi assurer la judiciarisation. Il est bien d’empêcher les casseurs de casser, mais il est essentiel de les présenter ensuite à un magistrat. Que pourrait-on faire pour améliorer cette judiciarisation ?

M. Patrick Beccegato, adjudant. Dans la gendarmerie, la famille est un point délicat. Désormais, dans l’escadron, les personnels sont très jeunes, même l’encadrement a rajeuni. Les gendarmes de cette nouvelle génération vivent souvent déjà en couple. Ils sont pleins de bonne volonté, mais la cadence et les nombreux déplacements les conduisent à partir assez vite en gendarmerie départementale. Ils peuvent formuler cette demande après trois ou quatre ans d’ancienneté. De plus en plus souvent, les compagnes des gendarmes de nos escadrons les quittent. À la fin d’une carrière de gendarme, on peut dire que c’est à l’épouse que revient la médaille !

M. Patrick Boussemaere, major. Filmer une manifestation violente permet de montrer l’envers du décor. Souvent, les images proviennent de la presse ou des manifestants. La captation permet d’avoir la vision des forces de l’ordre et d’apporter des images à la justice afin de matérialiser les faits. Les magistrats ont aussi besoin de ces images pour poursuivre des individus.

M. Sébastien Baudoux, colonel. Nous n’avons aucun état d’âme avec les images de la presse. Nous l’invitons régulièrement à Saint-Astier afin qu’elle puisse comprendre la manœuvre sans s’exposer à des dangers. En revanche, nous avons des adversaires qui, parfois, filment de petites séquences dont il est possible, hors contexte, de faire ce que l’on veut. Nous souhaitons pouvoir filmer toute notre action pour être en mesure d’expliquer les faits et si besoin rétablir la vérité. Nous pouvons le faire avec l’IGGN, mais pour cela nous avons besoin de pouvoir filmer.

Nous devons filmer pour expliquer notre manœuvre, mais aussi pour anticiper et manœuvrer. Toutes ces images ont vocation à être stockées, voire retransmises. C’est sur ces points que nous sommes bloqués. Il me semble pourtant logique que le donneur d’ordre –  la préfecture, le commandement de groupement ou le chef de troupe – puisse accéder aux images pour voir ce qu’il se passe, anticiper et adapter ses directives, lorsque par exemple un groupe de black blocs s’isole pour préparer quelque chose.

Il faut faire évoluer la législation afin d’être en mesure de filmer en vol, stocker ces images puis les transmettre à ceux qui ont à en connaître. Concernant la judiciarisation, vous pouvez faire les plus belles interpellations, mais si vous ne disposez pas d’élément de preuve, le juge ne pourra pas prononcer de sanction. L’image est un élément de preuve.

M. Érick Verfaillie, adjudant-chef. L’image est primordiale pour la gendarmerie. Nous parlons beaucoup des Gilets jaunes et des blacks blocs, mais il ne faut pas oublier le maintien de l’ordre réalisé dans les outre-mer. Plus de la moitié des tirs à l’encontre des gendarmes se font en outre-mer. Dans la banlieue de Nouméa, les caméras de surveillance sont très rares. Pour la gendarmerie mobile, transporter des moyens tels que des drones ou des caméras est primordial.

M. Raoul Burdet, adjudant-chef. La gendarmerie intervient en milieu arboré mais aussi en milieu urbain. Le préfet de police, lors de son audition, a fait part de ses difficultés avec les caméras fixes. En effet, lorsque les arbres sont feuillus, les images des caméras apportent peu d’éléments. Dans ces situations, des images alternatives ou des drones seraient pertinents.

Il n’existe pas de solution unique, c’est un ensemble. Les images des caméras-piétons sont indispensables pour la sécurité des interventions et éventuellement pour la recherche de preuves en matière de judiciarisation. Confronter les images est toujours une bonne chose.

M. Thierry Solère. Contrairement à vos collègues de la police nationale, le cadre réglementaire ne vous permet pas d’utiliser des caméras, qui pourraient être utiles pour d’éventuelles suites pénales, pour apporter des preuves en cas de polémique, mais aussi pour éviter des manipulations. Pour quelle raison les gendarmes, aujourd’hui, ne peuvent-ils pas déployer des caméras ? Existe-t-il une opposition de principe ? Est-elle culturelle et liée à votre statut de militaire ? Est-elle technique ou bien la mise en œuvre est-elle difficile ? S’agit-il d’un blocage législatif ou idéologique ?

M. Grégory Rivière, maréchal des logis-chef. Le problème est budgétaire et technique. La police a acheté des caméras, mais elles ont connu des difficultés d’enregistrement et de fiabilité.

L’utilisation des drones n’a pas été autorisée par le Conseil d’État, car à Paris, un drone ne vole pas à dix centimètres du sol. De sa hauteur, il peut voir des personnes dans leur cadre privé. Mais les drones sont utilisés pour protéger les biens de ces personnes : il faut relativiser.

Si la violence en outre-mer était davantage médiatisée, on estimerait que même dans les départements les plus violents de la métropole, le niveau est faible. Si BFM allait travailler outre-mer, ses journalistes seraient surpris.

M. Louis-Mathieu Gaspari, général de brigade. Notre cadre juridique et réglementaire est identique à celui de la police nationale. En revanche, lorsque nous filmons avec une caméra-piéton, nous n’avons pas le droit de transférer les images vers un poste maître qui pourrait analyser les images et les retransmettre à d’autres unités pour interpeller les fauteurs de troubles. Il faut y remédier pour que les caméras-piéton aient une efficacité optimale.

M. Thierry Solère. Il ne s’agit donc pas d’un problème juridique, mais de moyens budgétaires. Nous avions suivi les difficultés de la police nationale à installer les caméras-piétons : problèmes techniques, problèmes de sauvegarde, et ainsi de suite.

Sur les sujets très concrets que vous avez évoqués, nous pouvons faire évoluer le droit. Je ne comprends pas ce qui interdit qu’un gendarme mobile en intervention transmette les images de sa caméra à son commandement. J’espère que la commission pourra trouver le bon outil pour faire évoluer cette situation.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. La décision du Conseil d’État a été rendue à propos de la surveillance du confinement à Paris ; il interdit que les caméras soient utilisées pour identifier les contrevenants. Aujourd’hui, il manque un cadre législatif spécifique pour les captations d’images aériennes, mais aussi pour les caméras personnelles. Dans le secteur police, en zone urbaine, il est possible de s’appuyer sur le réseau de caméras de surveillance, plus dense.

Dans le schéma national du maintien de l’ordre, le renouvellement des Irisbus a été annoncé, ainsi que le recrutement de deux cent quinze CRS et de trois cents gendarmes mobiles, ce qui équivaut peu ou prou à trois escadrons. Cela vous paraît-il suffisant ?

Enfin, y a-t-il des femmes chez les gendarmes mobiles ?

M. Frédéric Le Louette, adjudant. Il y a désormais des femmes en escadron de gendarmerie mobile, et tout se passe très bien. Tous les escadrons ne sont pas encore féminisés, mais ce devrait être le cas d’ici deux ou trois ans.

Concernant les effectifs, il faut être prudents : les trois cents recrutements sont programmés pour les années 2021 et 2022. En 2021, cent quarante recrutements sont prévus, ce qui est très faible : cela équivaut à un recrutement par unité. Dans le même temps, une place de sous-officier serait supprimée et remplacée par un membre du corps de soutien administratif. Ces recrutements ne permettront donc pas d’améliorer notre présence sur le terrain.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit d’améliorer les relations entre les forces de l’ordre et les manifestants grâce à une mission de liaison. Pensez-vous que cela pourrait améliorer la situation sur le terrain ?

La gendarmerie joue un rôle très important dans les outre-mer, mais il ne faut pas faire de généralités. Les gendarmes sont très bien intégrés dans la population et les choses ne sont pas pires qu’ailleurs. Les difficultés apparaissent lorsqu’une unité est projetée en cas de problèmes, sur un terrain inconnu. En revanche, au quotidien, je n’ai pas l’impression que la relation soit difficile entre les gendarmes et les Ultramarins.

M. Grégory Rivière, maréchal des logis-chef. Il n’y a pas de souci d’adaptation outre-mer. Le problème est le degré de violence lors de certaines manifestations. Tous les territoires ne sont pas concernés, mais ils sont nombreux à l’être. La violence en outre-mer est plus importante qu’en métropole. On stigmatise l’action des gendarmes mobiles en métropole ; nous invitons à porter une attention accrue aux conditions d’intervention en outre-mer. Mais il n’y a pas de problèmes avec les gendarmes outre-mer.

M. Frédéric Le Louette, adjudant. Il ne faut pas stigmatiser l’outre-mer, les projections des escadrons de gendarmerie mobile pendant trois mois se déroulent très bien. La difficulté tient au territoire à couvrir, beaucoup plus vaste, imposant un maintien de l’ordre plus dispersé qu’en centre-ville. Les techniques sont différentes, mais nos escadrons sont formés pour agir en milieu rural et urbain.

Les escadrons sont très bien intégrés dans l’effectif outre-mer puisque les escadrons projetés représentent parfois jusqu’à 40 % des effectifs engagés. Les difficultés particulières rencontrées pour le maintien de l’ordre outre-mer tiennent peut-être à la différence de niveau de vie. Les difficultés naturelles de la population sont plus importantes.

Mme Camille Galliard-Minier. L’intérêt de disposer d’un enregistrement est de ne pas avoir à s’interroger sur le moment de son déclenchement. C’est en effet a posteriori, lorsqu’il y a eu des problèmes, que l’on peut en avoir besoin. Un stockage suivi d’un effacement automatique si rien n’est arrivé pourrait être une solution. Un enregistrement déclenché sans intervention me semble avoir plus d’intérêt.

La technique de l’étranglement a été au cœur de l’actualité récente. J’ai rencontré vos collègues en circonscription, à Grenoble. Ils m’ont expliqué qu’il existait une « zone interdite » en haut du corps. Pourriez-vous revenir sur ce point ?

M. Érick Verfaillie, adjudant-chef. Effectivement, la tête, le cou et le tronc sont des zones rouges, car il existe un risque létal pour la personne si nous agissons dessus. Mais même en évitant la colonne vertébrale, lorsqu’une personne se débat, des accidents peuvent arriver. Ces trois points sont sanctuarisés car nous savons que nous n’avons pas la possibilité de maîtriser la pression, et que nous risquons de briser une vertèbre.

M. Raoul Burdet, adjudant-chef. Les RETEX permettent également d’apporter des solutions aux difficultés des gendarmes. Par exemple, une pression sur l’omoplate peut dévier et toucher des parties sensibles. Nous avons donc modifié les doctrines d’emploi afin d’éviter que le problème ne se reproduise. On sanctuarise donc la sécurité du citoyen, en espèce celle de l’adversaire.

Mme Camille Galliard-Minier. Merci de votre réponse, il est essentiel de faire connaître cette notion de sanctuarisation, et de risque.

M. Frédéric Le Louette, adjudant. Le gendarme n’agit jamais seul, mais en binôme voire en trinôme, notamment lors des interventions sur les individus violents. Cela permet de gagner du temps, de favoriser la protection des personnels et de l’individu contrôlé, mais aussi d’agir plus sereinement.

M. Sébastien Baudoux, colonel. Concernant les contrôles d’identité, les douaniers peuvent faire ouvrir et visiter les coffres des véhicules, n’importe où et n’importe quand. Les gendarmes ont besoin d’une réquisition motivée du procureur pour le faire. La législation pourrait évoluer et autoriser toutes les forces de l’ordre à le faire. Cela permettrait de vérifier que les coffres des voitures ne contiennent pas d’objets susceptibles d’être utilisés pour commettre des actes violents.

J’ai été instructeur à Saint-Astier, et nous avons anticipé depuis longtemps l’évolution des méthodes d’interpellation. Nous travaillons avec des clés d’immobilisation – des blocages articulaires – plutôt que des pressions.

Autrefois, les manifestants connaissaient nos codes. Lorsque nous disions « Obéissance à la loi. Dispersez-vous » ou « Première sommation : on va faire usage de la force », les agriculteurs ou les marins pêcheurs savaient de quoi nous parlions. Aujourd’hui, nous avons en face de nous un public moins aguerri. Il ne connaît pas nos méthodes.

Le schéma national du maintien de l’ordre permet de discuter et d’échanger avec les organisateurs ou les participants. Nous pourrons aussi le faire à distance avec des panneaux à messages variables. Mais pour échanger, encore faut-il identifier nos interlocuteurs afin de pouvoir leur dire « attention, ça va trop loin », « attention à l’arrière de la manifestation il y a eu deux magasins cassés, on va être obligé de vous stopper ou de vous détourner ». Malheureusement, lors des dernières manifestations, nous n’avions pas d’organisateur identifié comme c’est le cas dans les manifestations syndicales.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit également la possibilité de prévenir par SMS les personnes situées aux alentours.

Je vous remercie d’avoir répondu à nos questions.

 

 


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Audition du mercredi 7 octobre 2020

À 16 heures 30 : Table ronde de représentants des principales centrales syndicales sur leur rôle dans l’organisation de manifestations :

-          M. Laurent Diedrich, secrétaire conféra de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), et M. Hugo Duval, chargé du service d’ordre régional Île-de-France

-          Mme Céline Verzeletti et M. David Dugue, secrétaires confédéraux de la Confédération générale du travail (CGT)

-          M. Jean-Marc Cicuto, conseiller confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC)

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous constatons que la représentation féminine est identique parmi les représentants des forces de l’ordre et des syndicats que nous auditionnons. (Sourires.) Plaisanterie mise à part, nous vous remercions de vous être déplacés aujourd’hui. Nous pensions qu’il importait, sur le sujet qui nous occupe, d’entendre les syndicats.

Les policiers, les gendarmes et d’autres spécialistes du maintien de l’ordre nous ont dit qu’il existait aujourd’hui deux types de manifestations : les manifestations classiques, encadrées, qui parfois dégénéraient, et des manifestations plus nouvelles, caractérisées par une violence immédiate et quasiment ininterrompue.

Dans le cadre de ces manifestations « classiques », si je puis dire, nous souhaiterions vous entendre – mais vous pourrez évoquer les sujets que vous voudrez – pour savoir notamment comment vous vous organisez lors des manifestations – service d’ordre et autres, si vous voulez bien nous le dire – et comment vous analysez vos relations avec les préfectures. Je vous soumets quelques thèmes, mais la parole est libre, bien évidemment.

Je vous propose donc de prendre rapidement et assez brièvement la parole les uns après les autres, de sorte que nous puissions ensuite vous poser quelques questions. L’audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Céline Verzeletti et MM. JeanMarc Cicuto, Laurent Diedrich et David Dugue prêtent serment.)

Mme Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail (CGT). Je dirai quelques mots mais nous nous attacherons surtout à répondre à vos questions.

Forcément, pour nous, il existe un lien fort entre le maintien de l’ordre et la liberté de manifester puisque le maintien de l’ordre doit justement permettre cette liberté et assurer la sécurité de toutes les personnes qui sont en droit de manifester : il s’agit là d’une liberté fondamentale et d’un droit constitutionnel.

Depuis plusieurs années, nous avons interpellé différents ministres de l’Intérieur et déposé des recours sur ces questions de maintien de l’ordre et de liberté syndicale parce que nous considérons qu’aujourd’hui, et au moins depuis les lois travail, la façon dont le maintien de l’ordre est organisé ne nous permet pas de manifester en toute sécurité et liberté ; tout au contraire, elle pourrait dissuader des personnes de venir manifester. En cela, il s’agit d’une atteinte à la liberté de manifester.

Nous avons formulé différents recours, sur lesquels je pourrais revenir. À la suite d’incidents, nous avions demandé en 2016 une enquête parlementaire sur la gestion du maintien de l’ordre parce que nous pensions déjà à l’époque qu’il était urgent de réfléchir à cette question, mais nous n’avions pas obtenu de réponse positive. Je ne rappellerai pas toutes les instances, y compris internationales, qui sont intervenues sur ce sujet.

Du point de vue législatif, nous estimons que certaines lois, notamment la loi anticasseurs, ont eu un impact sur les questions de maintien de l’ordre parce qu’elles créent de nouveaux délits lors des manifestations. Ces délits donnent lieu à de nouvelles interpellations, qui se multiplient donc, causant des troubles et perturbant la sécurité des manifestants et manifestantes.

En dernier lieu, toujours sur ces questions de liberté, nous avons déposé un recours devant le Conseil d’État contre le nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) qui a été présenté par le ministre de l’Intérieur. Ce recours sera inscrit au rôle de la séance le 16 octobre. Nous l’avons introduit avec le syndicat des journalistes de la CGT, mais également avec la Ligue des droits de l’homme (LDH) et d’autres organisations.

Ce recours porte sur plusieurs points.

Le premier a trait à la presse, comme vous l’aurez compris puisque j’ai parlé du syndicat des journalistes. En effet, dans ce nouveau schéma, le ministère de l’Intérieur ne reconnaît que les journalistes détenant une carte professionnelle, carte qui n’est pourtant pas obligatoire pour être journaliste.

Le deuxième revient sur le fait que les journalistes sont considérés comme de simples manifestants dès lors qu’un ordre de dispersion est donné. Ils sont donc obligés de se disperser comme tout citoyen et, de ce fait, ne peuvent plus couvrir sur le plan journalistique les événements qui se déroulent après que les forces de l’ordre ont demandé la dispersion. Nous considérons que cela constitue une atteinte à la liberté de la presse. C’est là un élément parmi d’autres.

Le recours porte également sur l’utilisation de certaines armes. Nous avions déjà introduit un recours estimant qu’il était urgent d’interdire l’utilisation du lanceur de balles de défense (LBD) lors des manifestations. Or, ce schéma réaffirme leur utilisation ainsi que celle des grenades de dispersion.

Nous contestons que différentes forces, autres que les forces spéciales de maintien de l’ordre, puissent intervenir lors des manifestations, car nous avons l’impression que l’un des objectifs de ces forces est d’interpeller des personnes, non d’assurer le bon déroulé de la manifestation. On sait pourtant, et les policiers eux-mêmes le disent, que les interpellations réalisées au cours des manifestations sont particulièrement dangereuses en raison des mouvements de foule. Cela suppose qu’interpeller des personnes dans un cortège oblige souvent les policiers à intervenir de façon violente et rapide parce que le contexte de l’intervention présente en soi un danger. S’il y a délit, c’est nécessaire, mais, sur des lieux de manifestation, l’objectif des policiers ne doit pas être de procéder au plus grand nombre d’interpellations possible. Nous constatons, en tout cas, que cela engendre de graves dysfonctionnements.

Je n’entre pas dans le détail de notre recours qui est assez juridique, mais ce schéma nous semble aller au-delà de ce qui peut être posé par voie réglementaire. Ces questions importantes mériteraient d’être prises en compte au niveau législatif. Nous verrons ce qu’en pensera le Conseil d’État. Il nous paraît essentiel d’apporter ces éléments pour que le législateur se penche sur les modalités qui s’appliquent actuellement au déroulé des manifestations et au maintien de l’ordre.

Ce schéma a été mis en place sans consultation des confédérations syndicales ni des organisations syndicales de la presse. Les organisations syndicales de la police ont sans doute été consultées, mais pas nous. Or nous considérons que le maintien de l’ordre est très lié aux manifestations et qu’à ce titre, cette question nous concerne particulièrement. Nous aurions donc souhaité être consultés.

M. JeanMarc Cicuto, conseiller confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Je tenais tout d’abord à vous remercier, monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés d’avoir souhaité nous entendre.

En plus d’être conseiller confédéral, je suis également secrétaire général de l’Île-de-France. Lorsque des manifestations sont prévues, nous sommes chargés de les organiser.

La problématique que nous rencontrons depuis quelques années tient dans les risques d’infiltration dans les manifestations. Chaque fois qu’une manifestation est prévue, les organisations se concertent et entretiennent des contacts réguliers. Certes, les confédérations syndicales ont une expertise en la matière, grâce aux syndicats qui en sont membres, puisque des syndicats de la police nationale, de la police municipale et de la sécurité privée nous apportent leur aide lors des manifestations que nous essayons d’encadrer. La priorité, pour nous, est de protéger nos militants. Aujourd’hui, quand nous manifestons – ce qui, je tiens à le rappeler, est un droit constitutionnel –, notre priorité est de sécuriser au maximum nos militants.

Je suppose que vous savez tous comment fonctionne une manifestation. En fait, elle est constituée d’un cortège de tête, que l’on appelle « le carré », dans lequel nos « politiques » sont protégés par nous et par tous les syndicats. Puis, viennent les manifestants que nous essayons d’encadrer avec nos services de sécurité. Notre problème à l’heure actuelle réside dans le manque de relation avec les instances gouvernementales chargées de la sécurité. Protéger les manifestants est le rôle de la police. Même si nous apportons notre contribution, la police doit sécuriser nos militants, cela reste son rôle.

Si nous devions engager une réflexion, elle porterait sur la façon de créer ce contact entre les forces de l’ordre et les syndicats, qui sont tous des syndicats républicains, afin de garantir la sécurité de nos militants pour qu’ils puissent manifester normalement, en paix. Ce manque de relation pourrait être corrigé ; s’il l’était, la sécurité des manifestants serait encore renforcée.

Mais nous pourrons en discuter plus largement si vous le souhaitez.

M. Laurent Diedrich, secrétaire confédéral de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Je vais reprendre le propos de M. le président : notre délégation à cette audition n’est effectivement pas paritaire ; en revanche, nos services d’ordre le sont. La parité est respectée dans les services d’ordre de la confédération, et en région. En cela, nous pouvons étonner ; parfois même, nous faisons participer des personnes en situation de handicap pour aider les services d’ordre, en tenant compte, bien sûr, des risques liés aux manifestations.

Je reprends une partie du texte du nouveau schéma national de maintien de l’ordre : « L’exercice de la liberté d’expression et de communication, dont découle le droit d’expression collective des idées et des opinions, est une condition première de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. » Cet extrait nous convient parfaitement, et nous respectons totalement le décret-loi de 1935 ainsi que les évolutions qui s’en sont suivies sur les déclarations, les discussions et les négociations que nous pouvons avoir avec les différents services de police et de gendarmerie, en province comme à Paris, qu’ils soient de renseignement ou d’ordre public – en province auprès des mairies et des préfectures ; à Paris auprès des différents services spécialisés.

À la CFDT, l’objectif est exclusivement de porter notre argument politique et de mener notre manifestation pour nous faire entendre, en protégeant nos militants et le carré de tête, afin que cette manifestation, cette expression d’idées, puisse se dérouler sans incident.

En intersyndicale, les choses se déroulent tout à fait normalement dans le cadre des négociations que nous avons entre nous. Puis, avec les autorités publiques, l’objectif est toujours de pouvoir exprimer nos idées. Il est évident pour nous que l’on ne doit pas entrer dans un combat de rue systématiquement, comme cela a pu être le cas ces dernières années. Nous avons d’autres modes d’expression que la manifestation. En revanche, nous tenons particulièrement à cette dernière, lorsque la nécessité l’impose.

Nous déplorons, depuis quelques années, une modification du maintien de l’ordre, à Paris mais également dans les autres grandes villes. Nous avons le sentiment que les personnes qui ne déclarent pas les manifestations se mettent en dehors du cadre de la manifestation et, partant, ne sont pas protégées par les autorités de la République ni en capacité de s’autogérer.

C’est la raison pour laquelle nous avons notre service d’ordre. Les cinq confédérations, du moins les trois présentes, en ont chacune un, qui possède une maîtrise et une expertise dans ce domaine : les membres des services d’ordre reçoivent des formations internes – c’est du moins le cas de notre confédération – qui leur permettent de prévoir les dispositifs à mettre en place. Comme je le disais, il s’agit pour nous de protéger nos militants et d’assurer la progression des cortèges.

Nous avions demandé une réforme des interventions du maintien de l’ordre, notamment à Paris, parce que nous avons le sentiment que, pour répondre à l’urgence, les forces de police et de gendarmerie sont envoyées sur des missions qui ne sont pas forcément les leurs. Notre secrétaire général s’est exprimé à ce sujet. Les services d’ordre public à Paris sont renforcés par des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et des compagnies de gendarmes mobiles habituées et formées à cette mission, mais nous avons pu constater la présence d’autres forces de police qui n’étaient pas préparées à cela, ce qui a pu entraîner, la fatigue aidant et les mouvements de protestation se répétant, des interactions violentes entre les manifestants non déclarés et les forces de police. Nous le déplorons parce que nous soutenons globalement les forces de l’ordre lorsqu’elles font leur métier normalement et assurent notre protection. En revanche, nous dénonçons les dysfonctionnements.

Nous sommes donc satisfaits que le schéma national du maintien de l’ordre ait pu être modifié. C’était une demande de notre secrétaire général. Nous y tenons. Par ailleurs, nous sommes opposés à l’usage des armes utilisées – non létales, certes mais qui peuvent blesser gravement, comme on a pu le voir. Nous préférons largement l’usage que l’on faisait des jets d’eau pour contrecarrer les cortèges plutôt que l’usage de grenades et je ne sais quelles armes utilisées, même si elles sont non létales.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Merci de votre présence. Puisque nous travaillons sur le maintien de l’ordre, notamment sur le lien entre la population et les forces de l’ordre, votre point de vue nous est tout à fait précieux.

Vous avez évoqué le fait que le profil des personnes qui participent aux manifestations a changé. Cela ressort également de ce que nous avons lu ou entendu des forces de l’ordre. Leurs représentants nous disent que, lorsque ce sont les grandes centrales syndicales qui l’organisent, la manifestation se passe bien, alors qu’il semble que certaines manifestations plus spontanées, sans organisateur déclaré ni service d’ordre, dégénèrent.

Avez-vous une position, une idée sur la manière de faire évoluer cette situation ? Sans aller jusqu’à dire que vous pourriez former les organisateurs d’autres manifestations, il y a sans doute un savoir-faire à transmettre.

De vos propos, nous avons compris qu’il pouvait y avoir parmi les représentants syndicaux des personnes victimes de violences. Pourriez-vous éventuellement nous donner quelques exemples de ce qui a pu se passer ?

La législation a connu plusieurs évolutions récentes – ce sont en effet des sujets sur lesquels nous avons légiféré. Nous souhaiterions savoir si la situation a évolué depuis la parution de nouveaux textes visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre. Le Défenseur des droits avait, pour sa part, soulevé des interrogations concernant les contrôles d’identité préventifs et la technique de l’encagement. Cela vous dit‑il quelque chose ? Est‑il arrivé que des participants à vos manifestations soient placés dans l’incapacité de manifester ?

Vous dites que vous n’avez pas été suffisamment associés à la réflexion sur le schéma national du maintien de l’ordre. Qu’attendez-vous du recours introduit par la CGT – et non par les autres organisations, me semble-t-il ? Ce nouveau schéma prévoit d’améliorer le dialogue entre l’organisateur de la manifestation et les forces de l’ordre. Comment percevez-vous cette évolution ?

M. David Dugue, secrétaire confédéral de la CGT. Merci à tous pour votre invitation.

J’irai dans le même sens que mes collègues et camarades, et permettez-moi tout d’abord de souligner que, pour la CGT, les organisations syndicales ne font rien d’autre que manifester. Elles ne sont en aucun cas présentes pour veiller au maintien de l’ordre et à la protection des biens ou des personnes, qui doivent être assurés par la police ou toute représentation de l’État. Et il serait bon que chaque acteur reste dans son rôle. Nous sommes tous d’accord sur ce point : chacun selon son rôle !

Donc, pour répondre à l’une des questions que vous posiez en introduction comme piste de réflexion, je rappelle que nous organisons des rassemblements ou des manifestations. Même si la manifestation est notre sujet aujourd’hui, le rassemblement est aussi une question importante, car les rassemblements se multiplient. Ils peuvent être spontanés, en réaction à un événement, et nos syndicats y participent dans des moments difficiles et graves, mais il n’empêche que leur organisation doit être mise en œuvre et partagée.

Nos militantes et militants veillent simplement à l’organisation d’une manifestation au préalable, sa mise en place, son cheminement entre les points de départ et d’arrivée, et la fin de la manifestation, afin que chacun puisse rentrer chez lui dans de bonnes conditions. Tout cela est encadré puisque le parcours est déposé. De plus, comme le disait Jean-Marc Cicuto, il fait l’objet d’une discussion préalable entre les syndicats organisateurs de la manifestation. Chacun part déposer un parcours en préfecture, qui est validé.

Ce parcours n’est donc pas imposé, il donne donc lieu à une discussion, à un premier échange car il est fonction de l’actualité, des travaux et de ce qui se passe dans la municipalité dans laquelle nous allons défiler. Puis, à partir de là, que ce soit en intersyndicale ou pas, notre rôle est de permettre à ceux qui nous rejoignent et participent à la manifestation de cheminer en toute liberté et sécurité, tout au long du parcours.

Plusieurs points nous posent problème car, effectivement, la situation s’est dégradée ces dernières années, plus précisément à partir des manifestations contre la « loi travail », et ce, pour différentes raisons.

D’une part, la fréquence des manifestations a été très soutenue puisque, de mémoire, ce sujet a donné lieu à seize manifestations en 2016, multipliant le nombre de rendez-vous, donc le risque que les choses se passent mal parce qu’elles étaient organisées très rapidement. Pour notre part, nous avons fait le maximum et nous avons tous consenti, à l’époque, à discuter intelligemment en amont.

D’autre part, pour répondre à votre question, ce qui manque est non pas tant le contact que l’on peut avoir à ce moment-là, que le fait d’entretenir un échange permanent, y compris pendant la manifestation. Il ne s’agit pas d’être les auxiliaires les uns des autres : une manifestation est un objet vivant et, selon les endroits par lesquels elle va cheminer, il arrive, depuis deux ou trois ans, qu’une autre population vienne s’associer aux manifestants habituels.

Ces personnes se positionnent souvent en amont de ce que nous appelons le « carré de tête », où sont rassemblés les représentants des organisations et, bien évidemment, les journalistes pour le point presse, qui va attirer du monde. Elles cheminent non seulement en amont de la manifestation, mais également derrière, ce qui pose un problème de tension. Je ne parle même pas du schéma national du maintien de l’ordre. Comme le disait Céline Verzeletti, ce sont des questions que nous avons exposées à maintes reprises. Nous avons même été reçus par le Défenseur des droits sur la question de l’utilisation du LBD. Il a rendu un rapport sur l’utilisation des moyens accordés au maintien de l’ordre. Nous avions répondu à ses questions sur la sensation d’encagement que vous évoquiez, la sensation d’être « nassés », que la manifestation est mise sous cloche, tout à la fois par des éléments perturbateurs et par une disposition des forces de l’ordre très particulière.

Je prendrai deux secondes pour expliquer cela. Premièrement, nous arrivons à identifier la représentation des forces de l’ordre – celles-ci portent un uniforme que nous identifions et, assez souvent, sont positionnées en amont – qui nous flanc-gardent, pour utiliser le mot qui me semble le plus juste puisqu’elles se positionnent sur les côtés de la manifestation et encadrent le carré de tête, qui est susceptible d’attirer les violences. Elles peuvent aussi être sur le parcours, identifiées par leur uniforme ou identifiables comme étant des forces de l’ordre. Mais, parfois, elles apparaissent aux yeux des manifestants comme un groupe constitué, étrange et anxiogène parce que l’on ne comprend pas qui elles sont mais on voit bien qu’elles sont organisées.

La question qui se pose est celle des consignes données en temps réel. Nous sommes trop souvent confrontés à une suractivité. Un mouvement se produit qui n’est pas forcément grave dans une manifestation, celle-ci peut s’arrêter brutalement puis redémarrer, un espace se crée et des véhicules en profitent pour passer. Une continuité dans l’échange permettrait de savoir qu’en tournant place de la Bastille, un décrochage a eu lieu, que la population est entrée dans la manifestation ou que des voitures sont passées. Or, nous n’avons pas le temps d’en discuter avant. Souvent, nos services d’ordre ou d’organisation assurent le virage par une chaîne humaine. Cela peut poser des problèmes parce qu’ils ne sont pas gardiens de l’ordre et n’ont pas le même effet qu’une personne en uniforme sur un citoyen parfois excédé, dans son véhicule.

Peut-être faudrait-il choisir de réfléchir au positionnement. Nous ne donnons pas de leçons, simplement des idées.

La difficulté tient à la multiplicité de la représentation de l’encadrement par les forces de l’ordre et au manque d’échanges pendant la manifestation. L’avant, nous le maîtrisons. L’après fait rarement l’objet d’un bilan partagé, ni sur les chiffres, bien évidemment, ni sur l’appréciation que l’on en a.

Vous demandiez des exemples, je citerai celui de deux 1er mai. Lors du 1er mai 2019, nous avons connu, avant même que la manifestation ne soit lancée, un moment de violence incroyable. Malgré mon grand âge, je n’ai jamais connu une violence aussi soudaine et d’une telle puissance. Elle a éclaté sur le carré de tête, qui a été disloqué avant même de se mettre en place. Il s’agissait d’attaques physiques...

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Mais de qui ?

M. David Dugue. Si je le savais, nous aurions déposé une note pour éviter que cela ne se reproduise. C’était une manifestation du 1er mai, une manifestation qui revient chaque année et qui présente un caractère différent des autres, plus familial, au sens que l’âge des participants va de 7 à 77 ans.

Donc, en 2019, c’était extrêmement ciblé. En 2018, nous en avions fait état, il y a eu des problèmes sur le pont d’Austerlitz, avec, à notre avis – c’est un avis partagé –, un manque de réactivité, y compris dans les consignes. Des éléments perturbateurs – que ne signalaient ni leur couleur ni une étiquette –, sont intervenus en amont de la manifestation et des forces de l’ordre. Mais le carré de tête, en intersyndicale, s’est retrouvé bloqué sur le pont d’Austerlitz par l’intervention des forces de l’ordre en amont et par un rideau venu s’installer à l’arrière du pont. Une population de manifestants s’est donc retrouvée bloquée sur le pont, confrontée à une violence dont vous avez sans doute vu les images puisqu’elles ont été diffusées assez largement. Elle s’est retrouvée « nassée » ! À mon sens, ce terme illustre parfaitement des conditions qui ne sont pas supportables.

De même, en 2017, allant vers la gare de Lyon, pour une raison que nous n’avons pas identifiée – peut-être un problème de maintien de l’ordre en amont –, la manifestation a été coupée et bloquée contre un mur pendant plus de trente minutes. Cela n’aide pas aux bons rapports, surtout quand le parcours a été déposé au préalable et que nous sommes clairement identifiés puisqu’un responsable de chaque organisation est joignable et présent dans la manifestation. Il est disponible pour discuter, y compris lorsqu’il se passe quelque chose qui ne nous est pas imputable.

Tels sont les quelques éléments dont je voulais faire état.

Au-delà du schéma, comme le disaient Céline Verzeletti et Laurent Diedrich, se pose plus profondément la question de la liberté de la presse, car ce schéma donne l’impression que l’on veut écarter la presse de l’événement et laisse donc sous-entendre qu’il pourrait se passer des choses qui échapperaient à la connaissance générale, à la liberté d’informer. Cela nous pose vraiment un problème puisque, pour revenir au fond du débat, la liberté de manifester, dans le respect de la République bien évidemment, est une liberté fondamentale. Si l’on supprime ou l’on amoindrit la liberté de manifester et si, au surplus, on vient entacher la liberté d’expression, on commence à avoir une doctrine qui ressemble à autre chose qu’à une doctrine.

M. Jean-Marc Cicuto. Je partage bien des propos de mon collègue.

Les renseignements généraux viennent vers nous en amont pour nous dire ce qui se passe, mais, pendant la manifestation, nous n’avons plus de contact. Ce manque de relation nous place dans une incertitude pouvant engendrer des troubles. Nous arrivons malgré tout à encadrer nos militants, qui portent souvent des chasubles aux couleurs de leur syndicat. Cela nous permet de les identifier rapidement et, souvent également, de grands ballons guident les militants vers les autres manifestants de leur département, et des relations de proximité nous permettent de les repérer visuellement.

Le souci est l’écart qui existe entre le carré de tête et le reste de la manifestation : soit les personnes s’introduisent entre les deux, et cela peut alors dégénérer et se traduire par des actes de vandalisme, soit elles passent devant pour être visibles de la presse. À mon avis, leur intrusion dans la manifestation est assez préparée. Les réseaux sociaux fonctionnent à plein régime. C’est là, lorsqu’un risque potentiel d’infiltration apparaît sur les réseaux sociaux, que nous devrions être prévenus. Ces personnes n’arrivent pas encagoulées : c’est au moment de la manifestation qu’elles s’habillent, et interviennent.

Comme je vous le disais, madame la rapporteure, nous avons besoin de ce lien. Nous sommes des syndicats républicains, nous allons donc respecter la loi. Le droit de manifester est un droit constitutionnel. C’est le principe de base, et nous resterons intangibles à ce sujet. Malgré tout, nous assurons le respect de la loi et notre tâche est de travailler avec les forces de l’ordre pendant la manifestation, afin de protéger nos militants pour qu’ils puissent manifester en toute liberté et en sécurité.

Vous parliez des manifestations non déclarées, non officielles. Je ne vois pas comment nous pourrions intervenir dans de telles manifestations. Cela me semble d’autant plus compliqué que ces manifestants rejettent les organisations syndicales. Nous n’allons pas mettre nos services de sécurité à leur disposition. Je ne comprends pas comment nous pourrions les aider à manifester alors qu’ils se mettent déjà hors la loi en ne déposant pas de déclaration de manifestation. Pour ce qui nous concerne, tout est ciblé et déposé en préfecture, et il n’y a aucun problème concernant cette partie. Il me paraît donc assez complexe d’aider des personnes qui manifestent en se mettant hors-jeu d’emblée.

M. Laurent Diedrich. Pour revenir sur ce que vient de dire Jean-Marc Cicuto quant à la mise à l’écart des corps intermédiaires que nous représentons, elle est parfois le fait de certains gouvernants, mais également de certains séditieux qui s’attaquent à nos organisations syndicales, à nos locaux et à nos militants sur les parcours de manifestation de façon récurrente – d’où la nécessité d’entretenir, comme par le passé, ce lien de confiance avec les services de renseignement de proximité. Quelle que soit l’appellation du service en question, cela se passe plutôt bien en province puisqu’un lien direct est établi avec des fonctionnaires qui sont là depuis un certain temps et qui maîtrisent le sujet sociétal. C’est moins le cas à Paris ces dernières années, où les restructurations ont généré un certain flottement, et le lien que nous avions créé par le passé s’est doucement dissous.

C’est pourtant un lien essentiel car, de notre point de vue, ce sont les services de renseignement qui sont à même de chiffrer – que ce soient leurs chiffres ou les nôtres, peu importe – les risques et le nombre de manifestants, ce qui déterminera ensuite les forces de l’ordre nécessaires. Si le service de renseignement est défectueux, derrière, le service d’ordre sera mis à mal. Il s’agit donc de reconstruire ce lien avec ces services, comme nous le faisons à Paris avec la direction de l’ordre public et de la circulation, dont les experts nous contactent, soit en intersyndicale, soit de manière unilatérale. Nous discutons du parcours avec eux, nous l’étudions, rediscutons et, au bout d’un temps d’échange, nous parvenons à trouver une solution avec le préfet de police, pour que nos idées puissent se faire entendre. C’est là l’essentiel, me semble-t-il.

Je vais donner un exemple positif car si 80 % à 90 % de nos manifestations et rassemblements se déroulent normalement, en revanche, en tant que corps intermédiaires, parce que nous sommes constitués depuis un certain temps, nous subissons les affres des agressions des séditieux. L’exemple positif est celui du préfet de police de Paris, dont le comportement est parfois décrié, mais qui a réuni nos cinq confédérations au ministère du Travail en présence du cabinet du ministre de l’Intérieur et du directeur général de la police nationale pour évoquer l’organisation du 1er mai. Nous ne manifestons pas forcément ensemble, mais peu importe car cela s’est déjà produit et pourrait se renouveler.

À cette occasion, nous avons échangé sur les prévisions, sur les risques. Nous estimions que c’était une bonne idée de nous faire venir au ministère du Travail – c’était aussi très symbolique puisqu’il s’agissait du 1er mai – pour échanger sur ce qui pouvait arriver et réfléchir aux parcours, afin d’éviter de nous retrouver confrontés à je ne sais quelle mouvance, susceptible de perturber la manifestation. C’était une idée qui permettait d’avoir un véritable échange. Le résultat n’a malheureusement pas été à la hauteur de ce qui avait été proposé. Néanmoins, la méthode était intéressante.

Dès lors que l’on travaille en amont – ce qui est la logique, si j’en crois ce que j’ai relu sur ces doctrines – avec les services experts dans le domaine des manifestations dites sociales et que l’on bénéficie d’une réelle technicité sur le suivi de l’ensemble du parcours de la manifestation par la direction de l’ordre public à Paris ou les services de la préfecture en province, et que des informations sont échangées, l’idée est que nous puissions parvenir au bout de la manifestation. Ce n’est plus le cas depuis quelques années, car le combat de rue n’étant pas notre « truc », au bout d’un moment, nos idées étant dissoutes dans l’élan protestataire, nous finissons par nous retirer des cortèges.

Mme Valérie Bazin-Malgras. Je suis très respectueuse du droit de manifester. C’est un droit fondamental que je défends. J’ai d’ailleurs été déléguée syndicale dans le Val-d’Oise, avant d’être députée de l’Aube.

Vous réussissez à parler avec la police au début du cortège mais ensuite, disiez-vous, le dialogue est rompu. Ai-je bien compris ? Je vois des hochements de tête qui varient selon les personnes. (Sourires.) Pensez-vous ne pas être suffisamment écoutés ? Par ailleurs, avez-vous le sentiment d’être débordés et de ne plus avoir la maîtrise de vos cortèges ?

M. Jean-Marc Cicuto. Je renverserai plutôt votre première question car il ne s’agit pas d’être ou non écoutés : nous souhaiterions recevoir des informations pendant la manifestation. En effet, ceux qui s’introduisent dans les manifestations le font par des voies détournées et, aujourd’hui, les services de maintien de l’ordre, de la police et des renseignements généraux, ont cette information. Si elle nous était restituée, nous pourrions agir en interne, soit en coupant la manifestation, soit en la retardant. Nous disposons de moyens qui nous permettent de le faire.

Quant à la seconde question, en cas d’infiltration, nous allons en effet nous trouver débordés. Mais, je le rappelle, nous ne sommes pas des services de sécurité. Nous sommes là pour protéger nos militants mais ce n’est pas à nous de « faire la police », si je puis dire, de la manifestation. C’est à la police qu’il revient de le faire. C’est bien toute la complexité actuelle : nous avons besoin de l’information, qui permettrait à nos propres services, internes, de gérer la situation, voire éventuellement de permettre à la police d’intervenir sur des cibles précises. Nous pouvons être vite débordés si un grand nombre de personnes s’infiltrent dans la manifestation.

Mme Valérie Bazin-Malgras. Cela me fait revenir sur un des propos de Mme Verzeletti, qui disait que la manifestation ne devait pas être un lieu d’interpellation. Pourtant, la manifestation se tient sur le territoire français, un territoire de droit. Pourquoi ne serait-elle pas un lieu d’interpellation s’il y a des débordements ou si des personnes perturbent la manifestation ? Il faut bien que la police réussisse à les canaliser. Je ne comprends donc pas cette remarque.

Mme Céline Verzeletti. Je vais m’expliquer différemment. Je précisais qu’en cas de délit, l’interpellation était nécessaire. En revanche, et pour le dire clairement, nous avons constaté depuis quelques années que des forces de police qui ne sont pas formées au maintien de l’ordre intervenaient lors des manifestations. Ce n’était pas le cas avant 2016 puisqu’à l’époque, des forces spécifiquement formées comme les gardes mobiles ou les CRS assuraient seules le maintien de l’ordre, notamment dans les manifestations. Aujourd’hui, cela a été dit, d’autres forces de police interviennent, qui sont plutôt formées à l’interpellation dans certains quartiers, en zone urbaine. Ces nouvelles forces de l’ordre étaient initialement censées renforcer les autres forces. Mais elles ne les renforcent pas dans leur mission de maintien de l’ordre de la manifestation, elles sont plutôt là pour interpeller selon des consignes du ministère de l’Intérieur ou du préfet qui peut souhaiter qu’il y ait de plus en plus de contacts entre les manifestants et les forces de police, et qu’il y ait des interpellations parce que de nouveaux délits ont été définis.

Pour prendre un exemple, même si le port du masque s’est généralisé aujourd’hui pour des raisons sanitaires, depuis la loi anticasseurs, que nous avons contestée, se masquer le visage pendant une manifestation est un délit et la consigne – prise à un certain niveau, ce ne sont pas les forces de l’ordre qui en décident –, peut être d’interpeller tous les manifestants ayant le visage couvert. Ce sont des choix qui peuvent être faits et qui, à notre avis, ont des incidences parce que, de l’avis même des professionnels, interpeller lors d’une manifestation est particulièrement dangereux, y compris pour les policiers qui se retrouvent dans une situation avec énormément de personnes autour et dans tous les sens. Dans cet environnement mouvant, il est très compliqué d’interpeller. Donc, on peut comprendre que l’on interpelle parce qu’il existe une situation de danger imminent, mais nous connaissons de plus en plus de militants et militantes qui, non seulement subissent des violences policières, mais sont interpellés, mis en garde à vue et libérés sans poursuite – heureusement – puisqu’ils n’ont commis aucun délit. C’est ce que nous constatons lors des manifestations et, forcément, cela crée du désordre et des tensions.

Nous avons également constaté que plus les forces de l’ordre sont éloignées du cortège, moins les incidents sont nombreux ; plus elles sont au contact, plus il y a des incidents. Je parle là des manifestations pacifiques, revendicatives.

Le rapport du Défenseur des droits sur le maintien de l’ordre de décembre 2017 présentait des préconisations intéressantes. Il recommandait que les forces de l’ordre s’emploient à faire baisser les tensions et la violence, et œuvrent dans le sens d’une désescalade, en allant vers le dialogue quand cela est possible, plutôt que vers du contact, de la violence et des interpellations. Ces préconisations n’ont absolument pas été suivies, comme en témoigne le nouveau schéma national du maintien de l’ordre.

Je voulais simplement dire que les lieux de manifestation ne peuvent pas être un terrain d’interpellation, hormis, bien sûr, en cas de délit.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Assurer le maintien de l’ordre ou procéder à des actes relevant du judiciaire sont, en effet, deux démarches différentes.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il me semble que la désescalade est plutôt prise en compte dans ce nouveau schéma. Le document, qui n’a d’ailleurs pas même valeur de circulaire, préconise un meilleur échange avec les manifestants, que ce soit par voie de SMS, de haut-parleur ou visuellement.

Mme Camille Galliard-Minier. Je vous remercie de votre présence. Depuis le début, vous évoquez une évolution qui serait apparue depuis la « loi travail » et une situation dégradée. Je l’entends, mais, concomitamment à cette dégradation, n’existe-t-il pas également des difficultés liées à des personnes qui viendraient perturber la manifestation et à l’apparition des blacks blocs qui sont, à mon sens, les difficultés principales ? J’entends bien que vous faites tous les efforts nécessaires pour que tout se passe au mieux. Vous parliez de personnes qui, de 7 à 77 ans, viennent pour manifester pacifiquement. Pouvons-nous malgré tout convenir que, depuis quelques années, des personnes viennent non pour manifester, mais pour casser, détruire et exercer des violences qui se retournent parfois contre les manifestants et contre les forces de l’ordre ?

Ce constat a certainement conduit les forces de l’ordre à évoluer dans leur manière d’exercer le maintien de l’ordre. Elles-mêmes disaient, de façon volontairement caricaturale, qu’au début, elles étaient face à des agriculteurs et des sidérurgistes avec lesquels cela se passait bien et qu’aujourd’hui, elles sont dépourvues face à des individus qui sont là non pas pour manifester, mais pour casser, y compris parfois pour casser des policiers et des gendarmes.

Mme Cécile Rilhac. Pour aller dans le même sens, vous semblerait-il pertinent que des policiers soient identifiés dans les cortèges afin d’aider les manifestants lorsque ceux-ci repèrent des personnes infiltrées, qui ne sont pas là pour manifester ? De tels dispositifs sont mis en place, en Allemagne notamment, où les cortèges sont peut-être plus saucissonnés, si je puis dire, afin de créer des zones tampon et permettre aux forces de l’ordre d’intervenir plus rapidement pour extirper des cortèges les personnes qui auraient de mauvaises intentions.

M. Laurent Diedrich. S’agissant des blacks blocs, je parlais précédemment des séditieux. Ces personnes d’origines diverses, qui viennent parfois de toute l’Europe, louent des logements dans Paris, se changent pour s’infiltrer parmi les manifestants et, ensuite, créent des tensions avec les syndicats. Ils n’ont pas de logique politique autre que celle d’être séditieux. Cela nous pose un réel problème.

Notre service d’ordre forme ses propres équipes depuis longtemps. Il en va de même pour l’ensemble des confédérations. Ce sont à peu près toujours les mêmes personnes qui assurent le service d’ordre, à Paris comme en province. C’est une gestion humaine de l’événement, à la fois pour se protéger, mais aussi pour que nos propres militants n’aillent pas trop loin dans la démarche de manifestation et sortent du groupe, du carré de tête ou de la manifestation. Je rappelle qu’une manifestation est un cheminement durant lequel il faut que la police, la gendarmerie ou nous-mêmes bloquions les rues, tout simplement pour qu’un automobiliste ne vienne pas percuter un manifestant. Cela, c’est vraiment le jeu de la manifestation. À partir du moment où des black blocs apparaissent, cela contrarie totalement le discours, la manifestation et la marche du cortège.

Pour ce qui est de la visibilité des forces de l’ordre, nous avons observé la présence, parmi les fonctionnaires qui assurent le maintien de l’ordre, de personnes dont ce n’est pas le corps de métier. Ils arrivent habillés en civil, portant des casques de moto, avec leur arme de service, pour se mêler aux forces de maintien de l’ordre. Même s’il faut répondre rapidement à la violence dans les manifestations, cette réponse nous semble absurde dans la mesure où le maintien de l’ordre est un métier, auquel sont formés les gardes mobiles, les CRS ou les compagnies d’intervention à Paris.

À partir du moment où l’on arrive à uniformiser le maintien de l’ordre, il semble logique de penser que, si les personnes qui traversent la manifestation sont repérables, le contact avec les forces de police est plus facile, à Paris comme en province. Les services de renseignement, quelle que soit leur appellation, sont composés de personnes qui sont généralement là depuis un certain temps et qui sont identifiées par ceux qui, chez nous, mènent les manifestations et gèrent les services d’ordre parce que ces derniers sont régulièrement appelés à le faire. Quand nous nous retrouvons pour discuter des manifestations, ce sont toujours les mêmes personnes de chaque confédération, que ce soit en région ou au niveau national, qui viennent pour échanger. Nous nous identifions donc entre nous, comme nous identifions les membres des services de renseignement. Même s’ils ne portent pas un brassard « Police », nous ne sommes pas heurtés par leur présence. En revanche, pour le maintien de l’ordre, l’identification physique de la personne qui nous fait face permet de savoir pourquoi elle est là.

M. Jérôme Lambert. Permettez-moi de vous livrer une information, madame Verzeletti, car vous indiquiez qu’en 2016, vous aviez demandé qu’une commission d’enquête soit constituée. Si cela n’avait pas été le cas à l’époque, c’est parce qu’en 2015, l’année précédente, une commission, à laquelle j’ai participé, avait réalisé un travail sur le sujet. Cela s’explique donc, puisque le travail venait juste de se faire.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci, cher collègue, de ces précisions utiles.

Je vous remercie vivement, madame et messieurs les syndicalistes, de vous être déplacés jusqu’à nous. Comme nous, vous êtes un vecteur d’expression démocratique et nous tenons à vous comme à la prunelle de nos yeux.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Dans la mesure où cette rencontre a été assez rapide, en fonction de l’évolution de nos travaux, nous nous permettrons de vous reposer des questions par écrit.

 

 

 


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Audition du mercredi 7 octobre 2020

À 17 heures 30 : Audition commune de M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, et Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous recevons M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, et Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France.

Vos deux organisations ont régulièrement – et encore très récemment s’agissant d’Amnesty International – critiqué certaines pratiques de maintien de l’ordre. Nous sommes précisément ici pour en parler.

L’audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Michel Tubiana et Mme Anne-Sophie Simpere prêtent successivement serment.)

M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme. Je vous remercie pour cet accueil que nous regardons presque comme un privilège. À l’inverse, la concertation avec le ministère de l’Intérieur a été totalement réduite, contrairement à ce qu’a dit M. Nuñez : il s’est agi en effet d’une simple audition.

Censée porter sur les observations judiciaires, une réunion a finalement été consacrée au schéma du maintien de l’ordre et s’est tenue brièvement place Beauvau, comme s’il fallait s’en débarrasser pour pouvoir dire qu’une concertation avec les organisations non gouvernementales (ONG) avait eu lieu.

Merci, donc, d’avoir pensé à nous auditionner.

En 1904, la Ligue des droits de l’Homme se félicitait du fait que le préfet de police de Paris ait fait afficher dans les commissariats qu’il n’était pas utile de continuer à battre un homme une fois qu’il avait été arrêté. L’histoire du rapport entre la police et la population est donc ancienne et ne peut être réduite ni à des moments ni à des slogans.

Est-il besoin de le dire ? Nous sommes très attachés à l’existence d’une police républicaine. La police est une nécessité en soi, non un mal nécessaire. Nous sommes extraordinairement préoccupés au sein de la Ligue par la dégradation des rapports entre celle-ci et la population, qui se manifeste au travers de plusieurs items.

Le discours que Bernard Deleplace, que je m’enorgueillis de citer car il a été brièvement membre de la direction de la Ligue, avait tenu au moment de la mort de Malik Oussekine serait impossible et inaudible aujourd’hui, y compris à l’intérieur des syndicats de police. Il est vrai qu’à l’époque la Fédération autonome des syndicats de police (FASP) était l’organisation dominante.

Nous constatons donc une dégradation de ces rapports : je vous renvoie, car il l’illustre bien, à un rapport rédigé il y a près de vingt ans par la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) alors présidée par Pierre Truche, ancien procureur général.

Pour la Ligue, deux items sont extrêmement importants, à commencer par le droit de manifester dont l’exercice soulève – nous le constatons avec Amnesty International – de nombreuses difficultés qui s’accompagnent d’une méconnaissance des droits des journalistes et des associations.

Des observations de manifestations menées par la Ligue ont ainsi eu pour conséquences des poursuites et des coups portés contre les observateurs. La question du droit de manifester dans son ensemble – qui n’est ni simple ni réductible à la question de l’action des forces de l’ordre – est donc essentielle.

À ce titre, nous contestons formellement le schéma national du maintien de l’ordre.

Le Conseil d’État statuera d’ailleurs le 15 octobre, à la requête conjointe de la Ligue et du Syndicat national des journalistes (SNJ), sur un référé suspension concernant notamment la situation des journalistes : nous considérons en effet leurs droits largement bafoués par le fait qu’ils sont censés se disperser avec les manifestants.

Le deuxième item important pour la Ligue est lié, me semble-t-il, à cette perte de confiance. Je ne pensais pas, au cours de ma vie de juriste, voir la Cour de cassation confirmer une décision d’une cour d’appel disant qu’une partie de l’appareil d’État en France exerce des discriminations systémiques.

Pour éviter tout débat, nous ne parlons pas de racisme d’État : ce n’est pas le propos. Cependant, quand la Cour de cassation sanctionne des contrôles d’identité abusifs sur une base systémique, nous sommes amenés à constater que la question des rapports entre la population et les forces de l’ordre est manifestement posée.

L’évolution de ces rapports, oscillant entre « police, je vous aime » et « police, je vous déteste » – jusqu’à l’excès dans la détestation – illustre bien l’attitude ambivalente des uns et des autres.

Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France. Je vous remercie également de recevoir Amnesty International, qui travaille sur les questions de police et de droits humains, dans tous les pays et depuis de nombreuses années.

Nous conduisons notamment aux Pays-Bas un programme sur la police et les droits humains qui veille à ce que les agents chargés de l’application des lois respectent les obligations relatives aux droits humains fixées par le droit international.

Toutes les recommandations que nous formulons valent pour tous les pays, en France et ailleurs. La France ne fait pas exception : elle a en effet signé des engagements internationaux qui protègent le droit à la liberté de réunion pacifique, la liberté d’expression, mais également le droit à la vie et la protection contre les traitements inhumains et dégradants.

Or un usage excessif non nécessaire de la force par les forces de l’ordre peut s’apparenter à un traitement inhumain ou dégradant et, dans les pires des cas, priver des personnes du droit à la vie.

Nous dressons le même constat que la Ligue des droits de l’Homme sur deux éléments principaux, et tout d’abord sur les entraves au droit de manifester, sur lesquelles nous avons beaucoup travaillé récemment.

Protégé par les conventions internationales de protection des droits humains, ce droit implique que tous les cortèges soient protégés, y compris les cortèges non déclarés. Les forces de l’ordre ont en outre un devoir de facilitation des manifestations.

Ce n’est pas parce que l’on doit gérer une manifestation dans le respect du droit international qu’il faut recourir à la force : le recours à celle-ci ne doit intervenir qu’en dernier ressort, lorsque cela est strictement nécessaire, et il doit être proportionné.

Le bilan français n’est pas bon en la matière. Trop souvent, les violences ou les dégradations commises par une minorité conduisent – nous l’avons constaté à de nombreuses reprises – à priver du droit de manifester un très grand nombre de manifestants pacifiques.

Je ne reviendrai pas sur les chiffres, mais ce bilan fait tout de même état de milliers de manifestants et de policiers blessés dans le cadre du maintien de l’ordre au cours de l’hiver 2018-2019.

S’il n’existe pas de chiffres officiels, on dispose en revanche de nombreux bilans indépendants : nous manquons en effet d’information et de transparence sur l’évaluation du maintien de l’ordre en France.

Ce bilan n’est, donc, pas bon, puisque plus d’une trentaine de personnes ont tout de même perdu un œil ou une main dans les manifestations en France ces derniers mois, même si le nombre de personnes mutilées se réduit.

S’il baisse un peu, on constate que l’usage illégal de la force est en train de s’ancrer dans les pratiques : il peut par exemple prendre la forme d’un usage excessif de gaz lacrymogène contre une manifestation majoritairement pacifique, comme nous l’avons vécu il y a un an lors de la marche pour le climat.

Pour quelques dégradations, que nous n’avons d’ailleurs pas vues, des milliers de manifestants pacifiques – y compris un cortège d’Amnesty – ont alors dû reculer face aux gaz lacrymogènes.

Se pose également le problème des nasses, qui se systématisent et dans lesquelles des observateurs des droits humains sont bloqués, comme des manifestants pacifiques ainsi empêchés de défiler.

Ces pratiques sont en train de s’ancrer. De manière un peu anecdotique, régulièrement, quand mes collègues étrangers recherchent des exemples de mauvais usage de la force ou de certaines armes à létalité réduite, ils nous contactent, car la France est désormais identifiée comme un pays qui ne respecte pas le droit international, ce qui est assez problématique.

La France n’est pas la seule à être confrontée à ces situations : d’autres pays ont fait face à des émeutes et ont parfois fait un usage illégal de la force. On peut en sortir, mais il faut reconnaître le problème et trouver des solutions pour remettre la France en conformité avec le droit international.

Nous nourrissons à l’égard de la reconnaissance de ce problème certaines inquiétudes. Je ne reviendrai pas sur le manque de concertation portant sur le schéma national du maintien de l’ordre, ni sur le fait que nos recommandations sur l’abandon de certaines armes et sur la protection des journalistes et des défenseurs des droits humains aient été complètement mises de côté.

Si certaines améliorations ont certes été apportées en matière de communication, ce schéma ne s’inscrit cependant pas dans une approche de désescalade : il se focalise en effet encore sur certaines armes, sur certaines techniques d’usage de la force ainsi que sur des objectifs d’interpellation qui ont mené à des dérives dénoncées par Amnesty dans son récent rapport.

Il faut donc reconnaître le problème, et, pour cela, entendre toutes les parties prenantes, y compris celles qui n’ont plus confiance en la police : les victimes, les manifestants et leurs avocats. Il est très important, dans ce travail sur les rapports entre la police et la population, d’entendre tous les points de vue afin de publier un rapport crédible qui puisse se targuer d’une certaine indépendance et d’une certaine impartialité.

Il faudrait également fixer des objectifs visant à éviter le recours à la force qui soient liés au respect des droits humains par la France. Nous avons à ce sujet publié de nombreuses recommandations en matière de désescalade et de dialogue qui ne sont pas encore sérieusement prises en compte.

Un tel objectif implique de mettre en œuvre des moyens et des ressources, y compris en matière de formation des forces de l’ordre à ces techniques. Les experts des Nations unies recommandent d’ailleurs qu’elles reçoivent des formations adéquates en négociation et en gestion des conflits, ce qui s’applique à tous les pays, y compris à la France.

Cet objectif de désescalade et d’évitement du recours à la force devrait s’accompagner d’une forme de comptage et de transparence : nous ne disposons en effet pas de chiffres officiels s’agissant des blessés.

Il n’existe pas vraiment non plus de transparence s’agissant de l’usage des armes, de son contexte, des enquêtes conduites en cas d’allégation d’usage illégal de la force et de leurs suites. Nous savons que ces enquêtes aboutissent rarement et que, lorsque c’est le cas, les sanctions sont faibles, ce qui conduit également à une forme de défiance entre la police et la population : des recommandations devraient donc être formulées afin que les objectifs fixés fassent l’objet d’un véritable suivi.

Une commission d’enquête a travaillé sur le même sujet en 2015. Si nous n’aurions pas soutenu l’intégralité des recommandations qui avaient été faites à l’époque, certaines étaient intéressantes. Or cinq ans après, une grande partie d’entre elles n’a pas été suivie d’effet : des mesures allant en sens inverse ont même parfois été prises. Il serait intéressant que le Parlement joue pleinement son rôle de contrôle, formule des propositions et évalue leur application par le Gouvernement.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci, Monsieur Tubiana, d’avoir fait référence à M. Deleplace et à la FASP. Nous savons de quelle manière cela s’est terminé : mal, pour l’un comme pour l’autre. Ce n’était pourtant pas une heure de gloire pour la police nationale non plus, il ne faut pas exagérer !

Madame Simpere, vous dites que les enquêtes judiciaires aboutissent rarement, affirmation nette, franche, sans doute documentée : pourriez-vous nous dire sur quoi elle repose ? Il s’agit en effet d’une affirmation importante et qui vous engage.

Ces enquêtes sont menées par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour la police nationale et par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) pour la gendarmerie nationale, et toujours sous le contrôle d’un magistrat. Avez-vous en tête une autre manière de faire, comme le système d’enquête interne de la police et de la gendarmerie du Royaume-Uni qui été présenté comme plus indépendant ?

Mme Anne-Sophie Simpere. Je pourrais vous retourner la question et vous demander ce qui nous permettrait d’affirmer que les enquêtes aboutissent.

J’ai évoqué le problème de la transparence, puisque nous disposons d’assez peu d’informations sur le nombre de plaintes déposées et la manière dont elles aboutissent. Nous nous y sommes heurtés récemment en demandant des informations à l’IGPN sur…

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous pourriez me retourner la question, mais c’est vous qui êtes invitée pour nous répondre !

Mme Anne-Sophie Simpere. Tout à fait. Je retourne la question pour souligner le manque de transparence qui prévaut sur ce point : il serait intéressant qu’il y ait une communication beaucoup plus claire à ce sujet. Récemment, nous nous y sommes heurtés en demandant des informations sur les suites des plaintes déposées par des personnes s’estimant victimes de violences policières dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes.

Nous n’avons pas réussi à obtenir de chiffres au-delà des enquêtes clôturées par l’IGPN ni, ensuite, d’informations sur les suites judiciaires : il y a là, clairement, une perte d’information.

Le dernier rapport d’Amnesty International sur cette problématique date un peu – la Ligue des droits de l’Homme aura probablement davantage de données récentes. Nous avions suivi cinq cas de personnes décédées aux mains de la police : nous avons recensé quatre non-lieux – qui de mémoire ont abouti à trois condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) – et à une condamnation à une peine de sursis.

S’il ne s’agit évidemment que d’un échantillon, il montre que, dans les cas les plus graves, il est très compliqué pour les victimes de violences policières d’obtenir justice. Les procédures sont excessivement longues et demandent énormément de ressources : de ce fait, beaucoup abandonnent.

M. Michel Tubiana. Vous connaissez comme moi l’adage : « La femme de César doit être insoupçonnable ». À Strasbourg, au Conseil de l’Europe, il se traduit par la maxime selon laquelle la justice ne doit pas être simplement indépendante, elle doit donner l’apparence de l’indépendance en plus d’être, dans sa représentation, indépendante. Vous ne convaincrez jamais les gens, même s’ils ont tort, que le processus judiciaire est indépendant lorsque des policiers ou des gendarmes enquêtent sur leurs homologues.

Le système anglais est à considérer, moyennant toutes les adaptations possibles, car nous sommes français et ils sont anglais, et que par conséquent les situations psychologiques varient et le rapport aux communautés n’est pas le même. Il s’agit néanmoins d’un élément à prendre en considération, que je ne comprends pas qu’on écarte d’un revers de main depuis des décennies, tous gouvernements confondus, car une telle attitude participe des mauvais rapports entre la population et la police, à partir du moment où l’entre-soi prime – dans l’apparence, du moins.

Votre question est révélatrice : le législateur, les ONG, comme le Gouvernement sont dans l’ignorance des chiffres exacts dans ce domaine.

Il se trouve que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), dans laquelle je siège au nom de la Ligue des droits de l’Homme, travaille également sur les rapports entre la police et la population. Nous avons auditionné le parquet de Paris. Une chose m’a frappé : lorsqu’il s’agit de comportements « ripoux » de policiers, c’est-à-dire de corruption, nous avons l’impression que l’IGPN fait son boulot. En revanche, dès lors qu’il s’agit de comportements des forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions, nous avons quelques doutes sur ce point.

Un exemple : le parquet de Paris a convenu au cours de son audition qu’il y avait un problème lorsque nous avons souligné que nous n’avions pas connaissance de plus de deux exemples de violences policières accompagnées de la circonstance aggravante de racisme. Or dans le lot de ces mêmes violences, il ne s’agit pas d’une chose extraordinaire, et je ne dis pas que la police est raciste. Or en la matière, nous n’avons rien, aucun élément !

J’ai vu avec bonheur – enfin, si je puis dire, on n’est jamais heureux que quelqu’un soit sanctionné – que le ministre de l’Intérieur avait tiré les conséquences de l’affaire du groupe WhatsApp. Cependant, pour le reste, nous ne disposons d’aucun chiffre : or ce n’est pas sain en démocratie.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Selon vous, même si les enquêtes sont menées, et bien menées, sous l’autorité de magistrats indépendants, l’entre-soi, c’est-à-dire le fait qu’elles soient instruites par des policiers, pose problème ? Vaudrait-il mieux qu’un service indépendant les conduise ?

M. Michel Tubiana. Dans mon esprit, l’entre-soi ne concerne pas simplement la police, mais aussi les magistrats. Qui est le bras armé des magistrats pour exécuter leurs décisions ou enquêter ? La police ! Or le parquet, qui est directement et quotidiennement lié, y compris la nuit, avec la police, est censé poursuivre les policiers. Cet entre-soi ne concerne donc pas seulement les forces de l’ordre, mais aussi l’institution judiciaire : c’est pour cette raison que le système anglais mériterait à mon sens des adaptations, car leur système judiciaire est complètement différent du nôtre.

Nous viendrons probablement plus loin à la question des observateurs dans les manifestations. À Montpellier, une des observatrices de la Ligue des droits de l’Homme, dûment identifiée, est devenue la tête de Turc des forces de l’ordre locales et a fait l’objet de deux poursuites. La première s’est terminée par une relaxe. Le procureur, qui n’était pas à l’origine de la décision de poursuite, a déclaré qu’il aurait été tout compte fait possible de ne pas poursuivre – sous-entendu, après avoir vu le dossier autrement que sous le seul angle de ce qui avait été rapporté par les policiers. Dans le second cas, qui s’est également terminé par une relaxe, des réquisitions de relaxe ont été prononcées de la même manière sur une partie des faits, ce qui montre que les décisions du parquet ont été prises uniquement sur la base des dires des policiers.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Il nous faut en effet parvenir à rétablir un lien de confiance entre les forces de sécurité, dont nous avons absolument besoin dans notre démocratie, et une partie de la population qui, à tort ou à raison, pense n’être pas traitée comme il le faudrait.

J’ai interrogé le préfet de police lors de son audition le 30 septembre et il m’a répondu qu’il n’y avait aucun problème. Or un rapport du Sénat de 2018 fait état d’un véritable malaise au sein des forces de sécurité, qui se manifeste notamment par un taux de suicide élevé.

Parmi les motivations relevées dans ce rapport figure un sentiment d’incompréhension et de divorce avec la population. Le Sénat signalait déjà que cette situation était niée par la hiérarchie qui ne prenait pas en compte les témoignages des hommes du rang.

Un travail comme celui que nous menons pour interroger ce malaise et formuler des préconisations pour y répondre est dans l’intérêt de la démocratie, de la population et des forces de sécurité elles-mêmes qui souffrent d’être mal appréciées par la population.

Avez-vous établi un bilan des dernières lois ou des derniers décrets visant à renforcer et à garantir le maintien de l’ordre public dans les manifestations ? À la suite des attentats, une série de lois sur la sécurité a essayé de rendre plus difficile la situation des délinquants qui se mêlent aux manifestants : a-t-elle été efficace ?

Par ailleurs, le rapport d’Amnesty énumère un certain nombre d’infractions retenues contre les manifestants. Pourquoi certaines d’entre elles vous semblent-elles problématiques ? Avez-vous d’autres exemples que celui du harcèlement d’observateurs cité à l’instant ?

Le rapport d’Amnesty considère que le délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences est une formulation vague qui permet de mettre des manifestants de côté ou de les placer en garde à vue. Comment pourrions-nous selon vous modifier la rédaction des articles en question pour éviter certains abus ?

Le délit d’attroupement n’est plus retenu par les parquets – ce qui est regretté par les syndicats de police – car il serait assimilé à un délit politique. Est-ce exact ?

Enfin, plusieurs restrictions au droit de manifester, à propos desquelles nous avons à nous interroger aux termes des textes internationaux, sont intervenues pendant l’état d’urgence sanitaire. Qu’en pensez-vous ?

Mme Anne-Sophie Simpere. Pour Amnesty International, le modèle anglais contient des éléments intéressants sur le plan du contrôle de la police. Il en va de même du modèle irlandais, qui comporte notamment un Ombudsman médiateur. La Suède dispose également d’un système de contrôle de la police plus indépendant que ce que l’on constate en France : il y a donc des exemples à étudier à l’étranger.

Nous avons effectivement publié récemment un important rapport sur l’utilisation du droit dans le cadre des manifestations, dans lequel nous pointons du doigt plusieurs délits qui sont soit en contradiction avec le droit international, soit définis de manière tellement vague qu’ils sont utilisés arbitrairement.

Dans la première catégorie figure le délit, trop général, de dissimulation du visage. S’il n’a plus aucun sens dans le contexte du Covid-19, en dehors de ce dernier on peut avoir des raisons tout à fait légitimes de dissimuler son visage. Au regard du droit international, il aurait fallu qu’il soit défini de manière plus étroite, puisque seule l’interdiction de se dissimuler le visage en vue de commettre des violences sans être reconnu aurait été acceptable.

Nous avons également mentionné dans le rapport la pénalisation de l’organisation d’une manifestation non déclarée. Or en droit international, les rassemblements spontanés et les manifestations non déclarées bénéficient également d’une protection. Si l’on peut évidemment demander aux participants de notifier les manifestations afin de faciliter leur organisation, il faut également trouver des moyens de les gérer sans en aucun cas poursuivre leurs organisateurs, d’autant que de nombreux témoignages montrent que des personnes ont été désignées comme organisatrices pour avoir simplement partagé des publications sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire sur la base d’éléments de preuve assez faibles.

S’agissant du délit d’attroupement, le simple risque de trouble à l’ordre public justifie la qualification d’attroupement puis la dispersion d’une manifestation. Or la non-déclaration d’une manifestation est considérée comme favorisant un tel risque. Les manifestations non déclarées ont été dispersées quasi systématiquement et n’ont donc pas bénéficié de la protection que leur offre normalement le droit international.

S’il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut jamais utiliser la force, il ne faut l’utiliser qu’en cas de violences généralisées ne pouvant être contenues autrement : la dispersion ne doit en effet intervenir qu’en dernier recours. Or elle a été utilisée de manière beaucoup trop systématique en France.

Concernant le délit de groupement en vue de la préparation de violences, nous avons reçu de nombreux témoignages de personnes placées en garde à vue et, bien souvent, non poursuivies – hormis quelques cas – parce qu’elles étaient en possession de matériel de protection contre les gaz lacrymogènes. Compte tenu de l’usage assez disproportionné qui est fait de ces gaz dans les manifestations en France, on comprend que les manifestants, comme les journalistes et les observateurs, éprouvent le besoin de se protéger. Pour nous, de tels éléments ne sont pas suffisants pour qualifier l’intention de préparer des violences. Il faut donc donner des instructions sur la manière d’utiliser ce délit.

Nous avons également relevé des cas d’utilisation du délit d’outrage, parfois pour de simples slogans : ainsi pendant le confinement, une banderole « non au Macronavirus » a conduit une jeune femme en garde à vue à Toulouse. Un syndicaliste a également été condamné pour outrage en réunion pour un slogan crié par un cortège lors d’une manifestation.

Nous dénonçons ce phénomène dans tous les pays, comme toutes les organisations de défense des droits humains. Un rapport du Comité des droits de l’homme sur le Bélarus critiquait ainsi sa législation en ce qu’elle interdit les pancartes et les banderoles contenant des propos insultants et portant atteinte à la dignité des représentants de l’État. Si ce n’est certes pas agréable, cela ne devrait pas être pénalisé car cela relève de la liberté d’expression tant qu’il n’y a pas d’appel à la haine, à la discrimination, à la violence ou à l’hostilité.

De nombreuses lois ont été adoptées avec l’objectif annoncé d’arrêter les manifestants violents. Nous nous sommes donc interrogés sur l’identité des personnes arrêtées, placées en garde à vue et poursuivies sur la base de cette législation. Or des milliers d’entre elles n’avaient pas commis de violences ! Il paraît donc essentiel de revenir sur cette législation, de constater qu’elle ne fonctionne pas, qu’elle est soit contraire au droit international, soit trop large, et qu’elle constitue une entrave au droit de manifester pacifiquement de milliers de personnes.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vos organisations ont demandé l’interdiction du lanceur de balles de défense (LBD) et des grenades de désencerclement. Le nouveau schéma propose de nouvelles grenades : cette solution convient-elle ?

Quelles garanties permettraient une utilisation du LBD dans le cadre du maintien de l’ordre ? Les caméras mobiles sont-elles par ailleurs de nature à apaiser les tensions et à favoriser un meilleur encadrement des manifestations ?

Le ministre de l’Intérieur souhaite interdire la diffusion de vidéos de policiers quand leur visage n’est pas flouté. Que pensez-vous de cette suggestion ? Il a enfin beaucoup été question du plaquage ventral : avez-vous une opinion à son sujet ? Peut-on se passer de cette technique ?

M. Michel Tubiana. La logique à l’œuvre dans toutes les hypothèses que vous avez citées fait primer non la protection des personnes, mais celle des forces de l’ordre et leur activité.

Je ne comprends toujours pas le rôle du LBD dans une manifestation puisqu’il s’agit d’une arme individuelle permettant de tirer sur un individu à des distances relativement courtes. Cette arme avait pourtant été présentée – on l’appelait alors le flash-ball – comme une arme non létale utilisée dans un rapport individuel, et non collectif, de violence.

Concernant les grenades, nous ne pratiquerons pas la politique du pire : c’est une bonne chose si elles sont moins violentes. Elles risquent néanmoins toujours d’entraîner des blessures totalement disproportionnées par rapport aux faits reprochés et peuvent viser des gens qui ne sont pas concernés. Nous verrons à l’usage.

Les techniques de plaquage ventral sont, pour certaines d’entre elles, interdites et prohibées.

Par ailleurs, que je sache, le ministère de l’Intérieur ne floute pas les visages des manifestants lorsqu’il diffuse des images de manifestation.

Le recours aux caméras serait extrêmement positif. Il serait intéressant à ce propos d’établir une typologie des oublis, des pannes et des indisponibilités de caméras qui surviennent dans les procédures concernant l’intervention des forces de l’ordre. Nous serions extraordinairement surpris du nombre de cas relevés.

J’observe – et je m’en félicite ! – que le ministre de l’Intérieur a rappelé dans le schéma l’obligation de porter le référentiel des identités et de l’organisation (RIO). M. Castaner, comme son prédécesseur, l’avait fait avant lui : or l’on voit encore des policiers qui ne le portent pas.

Certains d’entre eux sont en outre cagoulés, alors que le ministère souligne bien dans le schéma qu’il n’est pas question qu’ils le soient. Je pense que la démocratie se vit à visage découvert.

Mme Anne-Sophie Simpere. Nous demandons l’interdiction des grenades de désencerclement en raison de leur caractère indiscriminé et disproportionné, puisqu’elles peuvent crever un œil : elles contiennent en effet des plots qui partent dans tous les sens, sans contrôle. Des manifestants ont ainsi perdu un œil en recevant un plot alors qu’ils n’étaient pas visés initialement par le tir. Par principe, on ne peut donc pas viser avec de telles grenades.

Les objectifs opérationnels de la grenade modulaire deux effets lacrymogène (GM2L), grenade lacrymogène à effet assourdissant, sont par ailleurs contradictoires. Une grenade lacrymogène est faite pour disperser, une grenade assourdissante pour désorienter. On ne peut pas désorienter des personnes à qui l’on demande de se disperser : nous considérons donc que leur utilisation en maintien de l’ordre n’est pas légitime. Les polices européennes se passent d’ailleurs de telles grenades de désencerclement : nous ne comprenons pas bien pourquoi la police française devrait continuer à les utiliser.

Nous n’étions pas opposés aux LBD dans la perspective où ils pouvaient se substituer à des armes plus dangereuses, notamment aux armes à feu : or ils ont en réalité conduit à élever le niveau de violence. Compte tenu de la gravité et du nombre de blessures constatées, nous demandons leur suspension.

Si le plaquage ventral pourrait être, en soi, acceptable, il faut le replacer dans le contexte du recours à la force : il s’agit d’une technique potentiellement létale, qui ne peut donc être utilisée qu’en cas de menace grave et imminente sur la vie d’une autre personne. Or nous constatons – et nous l’avons documenté à partir de plusieurs contrôles liés au confinement – que le plaquage ventral est utilisé pendant un très long laps de temps sur des individus déjà maîtrisés. Dans de nombreux cas, cela aboutit à leur décès. L’usage de ce plaquage pose donc problème en France : nous demandons donc également sa suspension. L’usage de la force doit être strictement nécessaire et proportionné. Une force potentiellement létale ne peut donc être utilisée qu’en cas de menace imminente et grave sur l’intégrité physique d’une autre personne : or ce n’est pas dans ce contexte qu’il est utilisé.

Nous considérons par ailleurs que la non-diffusion d’images non floutées n’est ni nécessaire ni proportionnée. Si nous comprenons tout à fait que des policiers se sentent menacés – c’est lié au déficit de confiance dont nous parlions –, rien ne démontre cependant que des policiers seraient spécialement menacés pour avoir été identifiés sur une vidéo. Le problème est bien plus large. Cela n’est donc pas vraiment nécessaire, et ce n’est pas proportionné puisque cela entraverait la possibilité de documenter les pratiques de la police. Or c’est ce travail de documentation qui a permis de mettre en lumière un certain nombre de violations des droits humains. Cette disposition serait donc non nécessaire et non proportionnée : nous nous y opposerions.

Enfin, toutes les questions que vous avez posées se rapportent à l’usage de la force, mais le travail des forces de l’ordre n’est pas uniquement de l’utiliser. Que leur fait-on faire autrement ? Mieux appuyer leur rôle de protection et de respect des droits humains de tous aiderait probablement à améliorer les rapports entre la police et la population.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Si je suis, Madame Simpere, impressionné par vos connaissances encyclopédiques sur tout, en particulier sur les armes, les méthodes, ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas faire, elles vont en général toujours dans le même sens.

Je note au fur et à mesure de vos propos des choses qui n’existent pas ou qui sont fausses.

Monsieur Tubiana, vous comparez un manifestant avec un policier qui demande à être flouté. S’il est clair qu’actuellement, dans les reportages, personne n’est flouté, si les policiers et les gendarmes demandent à l’être, c’est en raison d’un précédent terroriste et de menaces qu’ils reçoivent de la part de manifestants envers eux-mêmes et leurs familles. C’est pourquoi il ne faut pas écarter de telles demandes d’un revers de main.

M. Jean-Louis Thiériot. Je ne peux qu’être touché par les principes – que nous avons en commun puisque j’ai prêté le même serment et porté jadis la même robe que Michel Tubiana – évoqués dans vos témoignages. Vous tenez à la notion de proportionnalité dans les moyens appliqués.

Madame Simpere, vous êtes apparemment hostile à l’obligation de déclarer une manifestation et vous avez évoqué des textes internationaux selon lesquels une manifestation non déclarée et une manifestation déclarée doivent être protégées de manière similaire. Toutefois, si une manifestation n’est pas déclarée, comment l’organisateur des forces de l’ordre peut-il anticiper son parcours et mobiliser les moyens nécessaires pour éviter éventuellement que cela ne dégénère ? C’est un vrai problème, à moins de faire du renseignement de façon extrêmement poussée, ce qui porterait atteinte à d’autres libertés individuelles.

Vous parlez régulièrement d’usage disproportionné de la force concernant l’interpellation et la neutralisation des fauteurs de troubles. Que proposez-vous pour qu’on les interpelle efficacement ?

Enfin, vous avez dit que les plaquages ventraux avaient causé des morts et donné des chiffres extrêmement importants. N’y aurait-il pas confusion entre le plaquage ventral et la technique de l’étouffement ? Il existe en effet deux méthodes distinctes : le fait de mettre une personne à terre, et le fait d’appliquer des pressions, notamment sur le cou, susceptibles d’avoir de très graves conséquences.

Mme Anne-Sophie Simpere. Nous ne sommes pas hostiles à la déclaration des manifestations, dont nous comprenons tout à fait l’intérêt, notamment s’agissant de leur préparation. Toutefois, si une manifestation spontanée a lieu, certains textes internationaux la protègent. Je n’y peux rien, c’est le droit international !

Comment la police peut-elle s’organiser ? Les forces de l’ordre parvenant à retrouver les manifestations spontanées pour les disperser, nous espérons qu’elles arriveront à les retrouver pour les encadrer. Souvent d’ailleurs, les cortèges spontanés partent de manifestations en cours.

Comment interpeller efficacement les fauteurs de troubles ? Nous ne sommes pas là pour donner des conseils opérationnels. Nous avons cependant noté que les personnes interpellées n’étaient pas des fauteurs de troubles et soulevons donc la question de l’efficacité et de l’application de certaines lois. Notre rapport ne porte pas sur les personnes qui ont commis des violences, mais sur toutes celles qui n’en ont pas commis.

Je n’ai pas donné de nombre de décès dus au plaquage ventral. Un rapport assez ancien d’Amnesty International porte sur ce sujet, mais il traite de plusieurs techniques : plaquage ventral, techniques de pliage et clés d’étranglement. Je ne connaissais pas le terme de « technique d’étouffement ».

Je suis désolée par ailleurs d’avoir l’air de savoir de quoi je parle, mais j’imagine qu’autrement vous ne m’auriez pas invitée.

M. Ugo Bernalicis. Il y a des tas de gens qui connaissent des tas de choses sur des tas de sujets à l’Assemblée nationale et en dehors, cela ne vous aura pas échappé.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Posez donc votre question, Monsieur Bernalicis, au lieu de faire des commentaires sur le commentaire du commentaire.

M. Ugo Bernalicis. Je commenterai autant que je le voudrais, Monsieur le président.

Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre prévoit de doter les tireurs de LBD de superviseurs. Ma première réaction a été positive, car je me suis dit qu’ainsi ces tireurs arrêteraient de tirer n’importe quand et n’importe comment. Une distinction très nette s’observe d’ailleurs sur ce point entre la police et la gendarmerie, justement en raison de la présence, non constante mais prévue dans la doctrine, de superviseurs chez les gendarmes. Cependant, cette évolution ne revient-elle pas à valider l’usage offensif du LBD en manifestation, alors qu’il est censé, selon la doctrine, être uniquement défensif et utilisé pour maintenir l’ordre, lorsqu’il est employé au cours de manifestations ? Quelle est votre analyse sur ce point ?

Lorsque des enquêtes sur la police sont menées par la police avec le parquet, cela peut effectivement poser problème. Quelles sont vos propositions concernant le rôle de l’autorité judiciaire en cas d’enquête sur la police ? Faudrait-il une information judiciaire automatique ?

Cela soulève également des questions de proportionnalité des poursuites judiciaires dont les manifestants peuvent faire l’objet et de traitement de la manifestation. Le schéma national porte une grande attention sur ce point et exprime notamment une volonté de judiciariser un maximum de choses : s’agit-il selon vous d’une entrave à la liberté de manifester ? Peut-on l’interpréter de la sorte ?

M. Michel Tubiana. Le principe même de l’usage du LBD en maintien de l’ordre paraît incongru. S’il y a un superviseur de plus, pourquoi pas ? Cependant, des superviseurs existent déjà au sein des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et de la gendarmerie.

Cela pose d’ailleurs indirectement un autre problème : quand il ne s’agit pas de ces deux corps, qui s’ils ne sont pas exempts de critiques ont tout de même reçu un minimum de formation, nous avons affaire à du tout-venant. Il ne faut pas prendre cette remarque de manière dévalorisante : à l’intérieur de la police, il s’agit de gens non formés. Or si l’on ajoute un superviseur non formé à des gens non formés, cela fait deux fois zéro, c’est-à-dire zéro ! Le risque reste par ailleurs le même.

J’en viens aux enquêtes sur la police : si l’organe d’enquête pouvait agir selon sa propre initiative, entreprendre ses propres démarches et être indépendant de manière institutionnelle des forces de l’ordre, il se trouverait dans la position d’un tiers. Un exemple ? Le traitement que le parquet réserve à aux procès-verbaux dressés par l’inspection du travail : cela ne donne pas grand-chose. Il n’empêche que cela nous donne l’occasion de dire qu’il existait, sur tel sujet, un tel procès-verbal.

Avant de se poser la question, tout à fait d’actualité, de l’indépendance du parquet, traitons au moins celle-ci.

Mme Camille Galliard-Minier. Monsieur Tubiana, je vous remercie car vous avez eu, au nom de la Ligue des droits de l’Homme, des paroles importantes. Dans le cadre de cette commission d’enquête, qui vise à rétablir la confiance, il me semble bon de le souligner.

Vous avez notamment dit que la police n’était pas raciste et qu’il n’y avait pas de racisme d’État. Or la perte de confiance tient parfois à certaines généralités que l’on peut faire sur les uns et les autres.

M. Jérôme Lambert. En tant qu’observateurs, êtes-vous en mesure d’opérer des distinctions entre les interventions, les comportements et les résultats des forces de l’ordre au cours de manifestations selon qu’elles soient ou non spécialisées dans le maintien de l’ordre, qu’il s’agisse donc de la police, des CRS, de la gendarmerie mobile, ou d’autres corps ?

Mme Anne-Sophie Simpere. Nous n’avons pas mené de recherche spécifique sur ce sujet. Cependant, les données disponibles relatives au nombre de plaintes ou au nombre de tirs laissent à penser qu’il y aurait beaucoup plus de retenue chez les forces spécialisées que chez celles qui ne le sont pas.

Le rapport de la commission d’enquête de 2015 recommandait d’ailleurs de confier le maintien de l’ordre à des forces spécialisées ou spécialement formées : cela fait partie des recommandations qui n’ont pas vraiment été suivies d’effet.

M. Michel Tubiana. Je ne parlerai jamais de racisme d’État dans ce pays.

Je ne dirai pas non plus que la police est raciste de manière générale, ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas de comportements systémiques racistes de l’État ni de manifestations de racisme à l’intérieur de la police, qui relèvent d’ailleurs d’une certaine forme de culture policière inscrite dans l’histoire et dont nous n’avons pas réussi à nous débarrasser.

Cela m’amène à un dernier point : je reste totalement insatisfait de l’ensemble des travaux que vous menez et que nous conduisons à la CNCDH sur cette thématique. Pourquoi ? Parce que derrière, il y a un responsable : le politique, car c’est lui qui a déterminé des choix, et qui s’est servi des forces de l’ordre dans telle ou telle perspective.

Vous savez ce qui s’est passé pendant la guerre d’Algérie. Cela a un nom – il s’agissait de crimes de guerre – et des responsables : avant les gens sur le terrain, le gouvernement de la République.

Nous aurons donc un jour à nous interroger sur la responsabilité des politiques.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il s’agit d’un vaste sujet qui remonte à loin.

Selon un article du Monde du 30 septembre 2020, Amnesty International « dénonce l’usage de la loi française » – cela tombe bien, vous êtes ici dans la fabrique de la loi : merci pour nous – « et le recours aux procédures judiciaires ».

Je ne comprends pas, car dans d’autres circonstances et dans d’autres commissions, j’ai entendu Amnesty International, ou d’autres organisations internationales de défense des droits, nous demander, notamment lors de discussions sur l’antiterrorisme, de respecter le rôle de garant des libertés individuelles du juge judiciaire. Or ce rôle du juge est mis en porte-à-faux par Amnesty International.

Si l’on met en cause la loi et cette institution indépendante qu’est la justice, à qui confie-t-on le contrôle ? Pas aux ONG, ce n’est pas possible ! Leur financement est trop occulte pour que l’on puisse leur faire confiance là-dessus.

M. Michel Tubiana. Le budget de la Ligue des droits de l’Homme est sur son site !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je n’ai pas parlé de la Ligue des droits de l’Homme.

M. Michel Tubiana. Vous parlez des ONG. Abstenez-vous, Monsieur le président, de généralités de ce genre.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Comment fait-on pour exercer un contrôle si l’on rejette la loi et le système de justice indépendant français ?

Mme Anne-Sophie Simpere. Si certaines lois – et seulement certaines d’entre elles – posent problème en droit français, notamment parce qu’elles sont contraires au droit international, il ne faut pas le prendre personnellement. Amnesty International a ainsi travaillé sur de nombreuses lois problématiques dans différents pays : en Espagne, en Pologne, ou encore à Hong Kong, sur la loi relative à la dissimulation du visage.

Pour l’essentiel, les manifestants sur le cas desquels nous avons travaillé dans le cadre du rapport sur le maintien de l’ordre n’avaient pas commis de violences. Placés en garde à vue, plus de la moitié d’entre eux n’a ensuite pas fait l’objet de poursuites et même lorsque cela a été le cas, la plupart des affaires se sont soldées par une relaxe. Si le filtre de la justice fonctionne donc relativement bien, elle se trouve cependant parfois contrainte d’appliquer des lois contraires au droit international, ce qui aboutit à des condamnations que nous critiquons.

Nous ne la critiquons donc pas de façon générale. Notre rapport, que je vous encourage à lire, s’appuie sur des recherches, sur plusieurs dizaines d’entretiens ainsi que sur des analyses juridiques conduites pendant une année par un chercheur indépendant basé à Londres. Il vaut donc mieux le lire plutôt que de le résumer en une phrase trouvée dans un article : je vous en laisserai donc un exemplaire.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie d’avoir répondu franchement à des questions franches.

 

 

 


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Audition du mercredi 14 octobre 2020

À 15 heures : Table ronde réunissant des chercheurs :

-          Mme Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris 8

-          M. Emmanuel Blanchard, maître de conférences au département de science politique de l’Université de Versailles-Saint-Quentin et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye

-          M. Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences en sociologie du droit à l’École normale supérieure

-          M. Fabien Jobard, sociologue, directeur de recherche au CNRS

-          M. Christian Mouhanna, chargé de recherche au CNRS, directeur du centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous commençons cette nouvelle série d’auditions en recevant plusieurs chercheurs spécialisés dans différentes matières sur les questions liées aux forces de l’ordre : Mme Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris ; M. Christian Mouhanna, chargé de recherche au CNRS, directeur du centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales ; M. Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences en sociologie du droit à l’École normale supérieure ; M. Emmanuel Blanchard, maître de conférences au département de science politique de l’Université de Versailles-Saint-Quentin et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et M. Fabien Jobard, sociologue, directeur de recherche au CNRS.

Cette table ronde, ouverte à la presse, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous céder la parole pour une brève intervention liminaire qui précédera nos échanges sous forme de questions-réponses, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Vanessa Codaccioni, M. Emmanuel Blanchard, M. Cédric Moreau de Bellaing, M. Fabien Jobard et M. Christian Mouhanna, prêtent simultanément serment.)

Mme Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris 8. Mesdames, messieurs les membres de la commission d’enquête, je vous remercie tout d’abord de nous avoir sollicités, mes collègues et moi-même, dans le cadre de cette commission sur le maintien de l’ordre. C’est en tant que socio-historienne de la répression et des violences d’État que je m’y exprimerai. C’est d’ailleurs à ce titre, je suppose, que certains membres ont souhaité m’auditionner aujourd’hui, ainsi qu’à propos de mes travaux sur les procès des policiers impliqués dans des violences.

Des cycles répressifs ou des événements particulièrement meurtriers marquent l’histoire du maintien de l’ordre, tout comme la gestion des quartiers populaires par la police et par l’État la marque également. Il ne fait aucun doute qu’avec son lot de personnes blessées, mutilées ces dernières années, mais aussi de morts, ces événements marqueront cette histoire et plus généralement notre histoire.

J’évoquerai les termes de « violences » et d’« empêcher » parce qu’ils me semblent importants.

Bien que souvent niées par le pouvoir, les violences policières sortent de l’invisibilisation grâce au travail des journalistes, des citoyennes et des citoyens, et des associations. Elles sont aujourd’hui bien documentées, à tout le moins pour le mouvement des Gilets jaunes ; on en connaît le terrible bilan, on en connaît aussi, et c’est important, les principales causes grâce aux chercheurs qui sont autour de cette table : contexte d’intervention, équipements et armement, type de communication avec les manifestants, stratégie de maintien de l’ordre décidée en amont par les préfets, forces et unités en présence, cadre légal de l’usage de la force, etc.

La nouvelle doctrine du maintien de l’ordre malheureusement ne changera rien aux violences, pas plus qu’elle ne limitera les atteintes à l’exercice de la liberté de manifester.

J’en viens au terme « empêcher ». Il renvoie au caractère préventif du maintien de l’ordre et à son caractère liberticide. Cette forme de répression en amont a toujours existé. Par exemple, pendant la guerre froide, la quasi-totalité des manifestations communistes était interdite, ce qui n’a pas empêché les communistes de participer à des manifestations par centaines, pas plus que n’a été empêchée la quasi‑totalité des manifestations pendant la guerre d’Algérie dont, vous le savez, certaines se sont déroulées dans des conditions catastrophiques conduisant à de nombreux morts. De nos jours, cette politique préventive est systématique en temps de paix et touche tout l’espace protestataire, en partie par l’application des méthodes et des dispositifs de la lutte antiterroriste à la répression des contestations politiques.

Nos méthodes actuelles de lutte antiterroriste sont préventives, c’est-à-dire qu’elles visent à empêcher que des attentats ne soient commis avant que leurs auteurs ne passent à l’acte. Cela nous paraît tout à fait normal mais nous en connaissons aussi les dérives : criminalisation de l’intention, criminalisation de possibles futurs actes, criminalisation des liens et des appartenances. C’est exactement la même logique punitive qui est utilisée aujourd’hui contre les mouvements sociaux, comme le montrent surtout les interdictions de manifester. Non seulement certaines manifestations sont interdites – c’est de plus en plus souvent le cas – mais les interdictions individuelles de manifester se sont aussi multipliées ces dernières années. Heureusement, la « loi anti-casseurs » qui a été votée a été en partie vidée de sa substance par le Conseil constitutionnel. Il subsiste toutefois son article 2 qui permet à la police judiciaire de procéder à des fouilles de sacs, de bagages, de voitures, en amont d’une manifestation. Ce sont des fouilles de même nature qui, avant la promulgation de la loi, ont conduit à arrêter et à garder à vue des centaines et même des milliers de Gilets jaunes, permettant ainsi de les neutraliser temporairement pour qu’ils ne puissent pas rejoindre le lieu des mobilisations.

Surtout, nous assistons à un phénomène circulaire entre maintien de l’ordre brutal et réactif et maintien de l’ordre préventif car si le maintien de l’ordre en France peut être répressif, il n’en poursuit pas moins un but dissuasif. Combien de personnes ont hésité ces dernières années à manifester de peur de perdre un œil, une main, un pied, d’être sévèrement blessées, mutilées ou tuées par la police ? Des centaines, plutôt des milliers, voire des dizaines de milliers.

L’enjeu est triple : premièrement, assurer l’intégrité physique des manifestantes et des manifestants et de la population en neutralisant la potentialité mutilante, voire meurtrière, des forces de l’ordre, et surtout en faisant respecter les conditions d’usage de la force dite légitime, l’absolue nécessité de la proportionnalité.

Deuxièmement, favoriser le plein exercice de la liberté de manifester par la limitation drastique des interdictions et par la limitation des atteintes dont elles sont l’objet – je pense en particulier à la pratique de la nasse.

Enfin et surtout, j’insiste sur ce point qui me paraît vraiment très important, permettre de voir et de juger l’action des forces de l’ordre, et ce à la fois en ne portant pas atteinte à la liberté d’informer et au droit de filmer les policiers, mais aussi et surtout en instaurant des conditions de jugement des forces de l’ordre et des conditions d’enquête sur leurs agissements qui répondent aux demandes de justice des victimes, de leur famille et de la population.

M. Emmanuel Blanchard, maître de conférences au département de science politique de l’Université de Versailles-Saint-Quentin et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les membres de la commission d’enquête, je vous remercie de me donner la parole dans le cadre de cette commission d’enquête, d’autant plus que ma présence n’avait aucun caractère d’évidence.

Je m’explique. Historien, je ne suis pas spécialiste du maintien de l’ordre à l’époque contemporaine. Spécialiste des temps d’exception – colonisation, guerre d’Algérie –, je ne reviendrai pourtant pas sur les longues périodes d’état d’urgence que nous avons récemment connues et qui n’ont pas été sans conséquence sur les pratiques du maintien de l’ordre. Vanessa Codaccioni en a dit deux mots et nous pourrons y revenir lors des questions.

Je souhaiterais cependant aborder rapidement trois points qui me semblent importants si l’on ne se résout pas à ce que le nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) soit centré sur des considérations techniques et tactiques.

La première remarque n’a rien d’original puisqu’elle a été évoquée dans le débat public et au sein même de cette commission, notamment par des syndicats de policiers et des représentants d’associations de gendarmes : la déprofessionnalisation du maintien de l’ordre est patente et a été relevée par les experts les plus en phase avec les représentations et revendications des policiers et gendarmes.

Compagnies républicaines de sécurité et gendarmes mobiles ont vu leurs effectifs fortement réduits ces dernières décennies – moins 7,5 % sur la seule période 2010-2015 – et ces professionnels du maintien de l’ordre sont de plus en plus accaparés par des missions éloignées de leur cœur de métier, réduisant d’autant leur temps de formation, crucial pour des unités dont la cohésion est le noyau même de la professionnalité. Je ne fais ici que paraphraser le rapport de la Cour des comptes, publié en février 2017.

A contrario, face à la recrudescence des mouvements sociaux, des effectifs de plus en plus nombreux, dont l’objet n’est pas le maintien de l’ordre et qui n’y ont jamais été formés, sont engagés dans les situations les plus délicates, dont la juste appréciation ne peut être que le fait de professionnels chevronnés.

Pour l’historien que je suis, la « doctrine » française du maintien de l’ordre – le mot est apparu dans le débat public depuis quelque temps – n’est pourtant pas simple à identifier. Mais si l’on considère qu’après les événements de mai-juin 1968, elle aurait dû constituer une forme d’opérationnalisation des principes éthiques du préfet Grimaud – je ne reviens pas sur la circulaire bien connue qui porte son nom – et qu’il s’agit de la mise en œuvre de techniques de distanciation ou plutôt de juste distance pour préserver tant manifestants que policiers, nous sommes loin du compte. Le remplacement d’une grenade par une autre ne modifiera en rien cette déprofessionnalisation des mises en scène et usages de la force.

Ma seconde remarque renvoie en particulier à l’introduction du nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Dans ce qui m’a été donné de lire, je relève, comme il est souvent dit dans le débat public, que ce sont « les manifestants qui ont choisi d’aller au contact et d’élever le niveau de violence dans les interactions avec les forces de l’ordre ». Bien que l’historien que je suis ait parfaitement conscience des atteintes que subissent aussi de nombreux policiers et gendarmes, il ne peut que s’interroger sur de telles assertions.

Des travaux récents – faute d’avoir le temps de lire de gros livres d’histoire ou de sociologie, on peut se replonger dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) – concordent dans la description de manifestants qui sont de moins en moins équipés pour prendre le dessus dans un combat, rapproché ou non, avec les forces de l’ordre. Pour évoquer des exemples concrets, on peut rappeler que les coups de feu venant des rangs manifestants ouvriers n’étaient pas rares jusque dans les années 1950. Au cours des décennies suivantes, agriculteurs et pêcheurs ont régulièrement fait montre de leur refus du caractère pacifique ou même réglé de la manifestation. Il n’était pas rare que les fusils soient de sortie lors de manifestations de viticulteurs. Pour livrer un exemple précis, je rappelle ce qu’il s’est passé à Montredon, au cœur du vignoble de Corbières, en mars 1976, où les viticulteurs firent parler la poudre, et la fusillade croisée dura près de vingt minutes. Il y eut deux morts tués par balles : un CRS et un viticulteur. À la suite de ces événements tragiques, la France fut frappée d’une forme de sidération, d’une prise de conscience. Si l’on remonte les dernières décennies à grand pas, on constate que l’évolution la plus frappante, y compris au cours de ces dernières années, tient aux manifestants dits « équipés », un terme utilisé régulièrement. Aujourd’hui, un manifestant équipé est une personne qui vient manifester avec du matériel de protection bien plus qu’avec des armes, de quelque nature qu’elles soient : armes par destination ou autres.

Il faut garder en tête l’évolution des équipements, ceux des forces de l’ordre comme ceux des manifestants. Il suffit de se reporter aux images d’il y a quelques décennies si l’on veut analyser les évolutions des violences manifestantes sans postuler qu’elles seraient inédites. Il ne s’agit pas de nier la violence, mais de la caractériser par rapport à ce qu’elle a pu être.

Bien que je ne sois pas forcément d’accord avec l’idée que le niveau de violence se soit élevé, il n’en reste pas moins – et c’est ma troisième remarque – que les manifestations ont changé ; elles sont devenues de plus en plus imprévisibles pour les forces de l’ordre, qui le disent régulièrement, et c’est indéniable. On a, en effet, assisté à une informalisation progressive du répertoire manifestant et au retour de l’indiscipline comme moyen de se faire voir et entendre, voire d’affirmer sa force.

Le cortège discipliné tenait bien davantage à la force des syndicats et au mouvement social qu’aux techniques d’un maintien de l’ordre largement délégué aux services d’ordre syndicaux. Un tel niveau d’auto-contrainte dans les cortèges et dans les manifestations s’entendait uniquement lorsque les centrales syndicales étaient en mesure d’obtenir au moins partiellement satisfaction aux revendications du moment.

Quand les évolutions économiques et les politiques publiques affaiblissent ces mêmes syndicats, voire les délégitiment, la coproduction du maintien de l’ordre devient impossible et les forces de police en sont réduites à tenter de rétablir un ordre et non plus à maintenir l’ordre – la distinction est essentielle –, rétablir un ordre dont la déstabilisation apparaît comme la seule tactique efficace pour une partie des manifestants et manifestantes.

À cet égard, toujours dans cette idée d’un effort de coproduction qui n’est plus pensé, nous avons assisté, selon moi, à un tournant le 1er mai 2019. Si le service d’ordre de la principale centrale syndicale, notamment dans la rue – en cas de contestation, il faut savoir s’il s’agit de la CFDT ou de la CGT, mais dans la rue, c’est indéniablement la CGT – est considéré comme un adversaire, les forces de l’ordre s’exposent à un isolement inédit.

Le schéma national du maintien de l’ordre ne pourra qu’être fragile, voire dangereux pour les forces de l’ordre elles-mêmes s’il est fondé sur des prémisses technicistes et antagonistes, ne laissant pas place à la coproduction de l’ordre inauguré il y a plus d’un siècle, lors de la deuxième manifestation Ferrer, le 17 octobre 1909.

M. Cédric Moreau de Bellaing, maître de conférences en sociologie du droit à l’École normale supérieure. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les membres de la commission, je ne veux pas parler pour mes collègues qui s’exprimeront après moi mais, à la suite de Mme Vanessa Codaccioni et de M. Emmanuel Blanchard, je crois, pour travailler sur ces thèmes en sociologie, en histoire ou en sciences politiques, que l’on peut dresser un diagnostic commun, celui d’une crise du maintien de l’ordre, en tout cas de moments effervescents du maintien de l’ordre actuel.

Plusieurs interprétations peuvent en être livrées qui, toutes, me semble-t-il, sont à prendre en considération ; M. Emmanuel Blanchard vient d’en évoquer un certain nombre. Les premières concernent les transformations organisationnelles du maintien de l’ordre, notamment la dépossession relative des forces spécialisées dans la mission spécifique du maintien de l’ordre, mission spécifique au profit d’autres forces qui ne sont pas formées spécifiquement à ces situations. Le phénomène n’est pas totalement nouveau, mais il s’est considérablement accéléré ces dernières années. Les responsables des CRS et des gendarmes mobiles s’en sont vivement plaints en 2018 et en 2019.

Une autre transformation organisationnelle passe par l’accroissement continu d’exigences d’interpellations en maintien de l’ordre, qui, lui non plus, ne date pas d’hier. En 2005, cette attente des autorités politiques vis-à-vis des forces de police a connu une accélération. À ce jour, on peut considérer qu’elle structure davantage encore les tactiques de maintien de l’ordre, comme le prouvent en partie les recommandations du nouveau SNMO.

L’évolution de l’armement abondamment commentée rejoint le premier point que j’ai évoqué. Il suffit de se reporter aux chiffres relatifs aux munitions de lanceurs de balles de défense (LBD) tirées pendant le mouvement des Gilets jaunes en fonction des services qui les ont utilisées pour s’en convaincre. Voilà un premier ensemble d’interprétations.

Le second ensemble rattache la crise du maintien de l’ordre à une situation critique plus large de l’institution policière. Le rapport de François Grosdidier et Michel Boutant de 2018 sur le malaise policier a montré que des problèmes d’organisation du travail ont été pointés à de nombreuses reprises lors des situations qui ont abouti à des confrontations particulièrement vives au cours de ces dernières années.

On est également en droit de s’interroger sur les modalités par lesquelles les forces de police exercent une réflexivité sur leurs propres pratiques. Quelque chose avait été tenté au niveau de la préfecture de police avec la cellule Synapse qui a pris fin pour des raisons exogènes qui méritaient d’être soulevées.

Cet ensemble d’éléments qui concernent la crise du maintien de l’ordre se rattache aux difficultés, notamment organisationnelles, que rencontre en général l’institution policière.

Le troisième ensemble d’interprétations s’attache à la compréhension de la crise du maintien de l’ordre au regard des transformations qui frappent les mouvements sociaux depuis quelques années. La manifestation de rue a été à ce point ritualisée en France que les stratégies de maintien de l’ordre sont parfois déstabilisées lorsque des groupes ne se plient plus à ses normes, parfois même en favorisent le basculement dans les affrontements. Ce constat s’est accéléré récemment, les responsables de la gendarmerie et de la police ayant regretté et signalé les problèmes de coordination et de communication avec une partie des protestataires à l’occasion de la commission d’enquête parlementaire de 2015 ; à l’inverse, nous avons assisté à une moindre compréhension des dispositifs et des stratégies de maintien de l’ordre de la part des manifestants, surtout lorsqu’il s’agissait de primo-manifestants. Ce fut le cas du mouvement des Gilets jaunes.

Le dernier ensemble d’interprétations porte sur le regain de conflictualité politique qui semble également caractériser les mouvements sociaux de ces dernières années. À cet égard, je rejoins M. Emmanuel Blanchard sur la nécessaire mise en perspective historique qui permet de relativiser certains diagnostics, tout en constatant que les situations évoluent et que la défiance à l’encontre des organisations syndicales et partisanes produit de nouvelles formes protestataires qui viennent rencontrer un phénomène qui n’est pas totalement homogène et qui concerne l’institution policière, ce que j’ai appelé « la tentation du faceàface » qui affecte une partie de la sécurité publique et qui se retrouve parfois au niveau du maintien de l’ordre.

Que pouvons-nous tirer de ces quelques éléments de diagnostic lorsqu’on les regarde avec les yeux du sociologue ?

Première conclusion, nous constatons une évolution de la division du travail à l’intérieur de l’institution policière qui se signale par une spécialisation à l’interpellation au détriment des logiques collectives qui fondaient les principes du maintien de l’ordre. Cela suppose de poser la question de leur reformulation ou de leur discussion, pas uniquement par à-coups. À de nombreux égards, il me semble que le schéma national de maintien de l’ordre, si son élaboration a pu soulever ces questions, finit avant tout par prendre acte de ce qui se pratique déjà.

Deuxième conclusion : il me semble que plusieurs éléments ont concouru à extraire les forces de l’ordre, du moins partiellement, de leurs fonctions d’interposition, c’est-à-dire de leur position tierce, entre les protestataires et les objets de ces protestations. C’est à la reconstruction de cette position tierce que l’analyse du maintien de l’ordre semble pousser, posant les vastes questions de la formation policière et des dispositifs à mettre en place dans les situations de maintien de l’ordre. Cela suppose aussi de sortir d’une logique selon laquelle on considère que deux camps se font face, ce qui ne doit pas être le cas. Enfin, il me semble nécessaire de rejoindre une des tendances qui, historiquement, a caractérisé l’évolution du maintien de l’ordre et qui a été largement documentée par les historiens, notamment par les historiens du XIXe siècle, selon laquelle les forces de l’ordre ont été constituées comme l’étalon du niveau de violence accepté et acceptable à l’occasion des mouvements de protestation collective au regard de leurs propres pratiques. Cela signifie ne plus faire des forces de l’ordre de simples forces qui réagissent, qui s’adaptent aux violences des personnes et des groupes auxquels elles sont confrontées, mais bel et bien celles qui donnent l’étalon du niveau de conflictualité, étant entendu que ce niveau de conflictualité doit être le plus bas possible.

Il faut également prendre toute la mesure de ce que disent nombre de responsables policiers et gendarmiques depuis longtemps : il est rare que des problèmes politiques et sociaux puissent avoir pour seule réponse des réponses policières. Bien sûr, cela excède les travaux de cette commission, mais non les missions de l’institution qu’est l’Assemblée nationale.

M. Fabien Jobard, sociologue, directeur de recherche au CNRS. Monsieur le président, madame la rapporteure, je vous remercie très chaleureusement de nous avoir conviés à exposer nos vues sur les questions qui font l’objet de cette commission et à répondre à vos questions.

Je n’ai pas préparé de propos introductif, étant entendu que nous sommes cinq, que le temps est limité et que vous souhaiterez sans doute nous poser des questions. Je me contenterai de rappeler quelques étapes de mon travail sur ces questions qui, selon moi, livrent des éléments d’information sur l’évolution du maintien de l’ordre en France.

En 1995, avec Olivier Fillieule, nous avons réalisé, pour le compte de l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure, une enquête sur le maintien de l’ordre, essentiellement auprès des cadres du maintien de l’ordre à Paris et des directions centrales. Les institutions policières étaient à l’époque très secouées par l’affaire Malik Oussekine, le tabassage à mort d’une personne qui rentrait chez elle pendant une manifestation. La doctrine qui prévalait alors était exprimée notamment par Jean-Marc Berlioz, haut fonctionnaire de la police nationale, qui déclarait que le maintien de l’ordre consistait tout simplement à montrer le plus de forces possible pour ne pas avoir à s’en servir.

Un peu plus de dix ans plus tard, j’ai travaillé auprès de divers acteurs sur la transformation du maintien de l’ordre, exclusivement à Paris, notamment après les épisodes des mobilisations lycéennes et étudiantes de 2006 contre le contrat première embauche. La situation avait considérablement évolué : d’une part, le caractère massif des forces déployées par les unités constituées commençait à passer au second rang. On parlait alors de binômialisation du maintien de l’ordre, c’est-à-dire la formation des escadrons de gendarmerie et des CRS en binômes, équipes légères d’intervention en section de protection et d’intervention qui autorisaient une plus grande mobilité, notamment pour interpeller les manifestants. L’interpellation des manifestants était donc confiée essentiellement aux unités professionnelles. On en trouve trace dans l’une des dernières pages du SNMO.

C’est ainsi qu’en 2008, nous avons vu émerger très fortement, dans un contexte documenté par Christian Mouhanna dans son article Culture du chiffre et police des étrangers, les impératifs d’interpellation et de judiciarisation. Les forces de police et de gendarmerie intervenaient à l’occasion de désordres de toute nature, dans un contexte très fortement marqué par les épisodes émeutiers qui avaient secoué la France en 2005, mais aussi et surtout peut-être en 2007, à Villiers-le-Bel, lorsque des forces de police et de gendarmerie avaient été visées par des tirs d’armes à feu. Rappelons que le flash-ball et le lanceur de balles de défense ne faisaient pas partie des armements policiers en 2008.

Enfin, au cours de ces deux dernières années, dans le cadre d’une recherche confiée par le Défenseur des droits à ce qui est devenu l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice qui vit ses dernières semaines, mon collègue Olivier Fillieule et moi-même avons de nouveau travaillé sur le maintien de l’ordre. Nous avons constaté le passage au second rang des unités constituées, qui forme l’une des lignes rouges du SNMO. Les escadrons de gendarmerie mobile et les CRS sont cantonnés à des postes fixes de barrages, de protection de bâtiments et autres, tandis que l’essentiel de la mobilité en manifestation, en vue notamment de l’interpellation, est confié à des forces de sécurité publique, essentiellement des forces de police nationale qui interviennent en contexte urbain. Les directions de la sécurité publique s’appuient alors essentiellement sur les ressources constituées par les forces de sécurité publique, les forces de police ordinaires, dirons-nous.

Un autre point repose sur le renforcement des logiques de judiciarisation, qui figurent dans le schéma national de maintien de l’ordre. Je ne reviens pas sur la brutalisation du rapport aux manifestants ; il vient d’être évoqué et je souscris en tout aux propos de M. Emmanuel Blanchard. La brutalisation est évidente et accompagne un processus de transformation des manifestations ; nous n’assistons pas nécessairement à une augmentation de la violence des manifestants contre les forces de l’ordre. Regardez les photographies de mai 1968 et vous verrez que les manifestants sont souvent mieux pourvus en équipements offensifs et défensifs que les policiers qui sont en face d’eux.

En 2016, je travaillais en Allemagne au Centre Marc-Bloch. Nous sommes intervenus avec Olivier Fillieule dans le débat français pour indiquer que d’autres manières de faire existaient en Europe et qu’elles tendaient à la désescalade, un terme qui, depuis la parution de notre article en 2016, s’est largement diffusé dans le débat français, notamment parce que l’on s’est rendu compte à cette occasion qu’un mouvement, j’ose le terme, « de civilisation » du maintien de l’ordre était à l’œuvre au sein des polices européennes, dont la France se tenait à l’écart.

À cette occasion, nous avions notamment évoqué l’Allemagne. Je rappelle que c’est dans ce pays que naissent les black blocs et que des tirs sur des fonctionnaires de police de Essen se sont soldés par deux morts à Francfort en 1987. C’est un pays qui a connu des évolutions assez semblables à celles de la France.

Pour conclure, je me réjouis qu’une commission ait été créée par l’Assemblée nationale. J’espère qu’elle saura faire la place à l’ensemble des personnes intéressées au débat public. J’ai suivi d’un peu loin les travaux d’élaboration du schéma national de maintien de l’ordre. Je trouve que le SNMO qui, par bien des aspects, est une production intéressante a été une occasion manquée de rencontre, notamment avec la société civile. Je ne crois pas être le seul ici à partager cette opinion. J’espère que votre commission d’enquête sera l’opportunité de réparer cette occasion manquée.

M. Christian Mouhanna, chargé de recherche au CNRS, directeur du centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. Monsieur le président, madame la rapporteure, je m’associe aux remerciements formulés par mes collègues pour cette invitation et pour l’écoute que vous voulez bien nous accorder, ce qui est d’autant plus intéressant que voilà plusieurs années que nous travaillons sur ces sujets et que nous avons parfois l’impression de ne pas toujours être entendus. Je vous remercie donc de prendre en compte nos remarques.

Je ne répéterai pas ce qui a été dit, je me glisserai plutôt dans des interstices pour compléter certains aspects.

En premier lieu, de quel point de vue nous exprimons-nous ? Il nous est souvent reproché d’être des intellectuels en chambre. À l’instar d’un certain nombre de mes collègues, j’ai observé de visu, physiquement, un certain nombre de manifestations – pour des raisons pratiques, essentiellement à Paris – mais aussi mené, j’y insiste, des entretiens auprès de policiers et de gendarmes de terrain comme à des postes de responsabilité. Ce qui peut paraître comme étant des éléments à charge contre les policiers ne doit pas être considéré ainsi ; il s’agit aussi d’un questionnement et d’une remise en cause qui viennent des policiers et gendarmes eux-mêmes. J’y insiste et je pense que mes collègues en seront d’accord. Certains policiers et gendarmes déplorent le comportement de leurs collègues. Si, vu de l’extérieur, on a l’impression d’une institution très solidaire et unie, il ne faut pas prendre cette impression pour argent comptant. Cette institution est traversée par de nombreux tiraillements et difficultés. Il importe de le relever.

À cet égard, j’évoquerai le poids des considérations hiérarchiques, peu évoqué jusqu’à présent.

En tant qu’observateur, je formulerai une première remarque rapide sur le constat d’un durcissement qui est peut-être le fait des manifestants mais aussi plus fortement celui des forces de l’ordre. Avant les manifestations des Gilets jaunes dont on a bien vu la violence, se sont déroulées dans Paris des manifestations de lycéens issus de milieux plutôt aisés, de quartiers plutôt tranquilles. À cette occasion, nous avons assisté, en quelque sorte, à une répétition de ce qu’il allait se passer quelques mois plus tard avec les Gilets jaunes, autrement dit une répression policière parfois assez dure, dénoncée par certains policiers eux‑mêmes. Des lycéens ont été placés en garde à vue dans des conditions dont la légalité était plus que douteuse, certains ont été interpellés parce qu’ils portaient des lunettes de piscine – on pourrait multiplier les exemples. Il ne s’agit nullement de remettre en cause le travail policier, mais de dresser des constats clairs dont nous pouvons témoigner pour y avoir assisté.

À cette époque-là, dans Paris, de jeunes lycéens, garçons et filles, qui manifestaient, étaient confrontés à une dure répression de policiers très équipés alors qu’ils étaient eux-mêmes plutôt sous-équipés, contrairement aux Gilets jaunes quelques semaines plus tard.

Dans la mesure où cette commission d’enquête traite de déontologie, je voudrais insister sur ce point, ayant moi-même, pour le compte de plusieurs directions de la police nationale, mené des travaux sur la déontologie vue par les policiers. À cet égard, je voudrais poser la question du nouveau code de déontologie en place depuis 2014, et du malaise ressenti par les policiers au regard de ce code.

Qu’est-ce qu’un code de déontologie si on se place du point de vue des différentes armées qui s’en sont dotées ? Je vais être un peu simpliste, les juristes m’en excuseront. Ce code souligne les circonstances dans lesquelles il est autorisé de ne pas obéir à sa hiérarchie parce que les ordres dérogent à un certain nombre de principes du droit ou des droits de l’homme, qui sont considérés comme supérieurs aux ordres donnés par cette hiérarchie. Or, on constate que la moitié des articles du nouveau code de déontologie, contrairement aux précédents qui avaient été rédigés sous l’autorité de Pierre Joxe, souligne qu’il faut obéir à la hiérarchie. La seconde partie développe la notion de discernement sur laquelle je n’ai pas le temps de revenir ici, à moins que vous ne souhaitiez m’interroger sur le sujet. Pour résumer, il ne s’agit pas d’un outil qui permettrait aux policiers de refuser, dans telle ou telle circonstance, les ordres de leur hiérarchie.

Je le souligne parce que l’on constate ce que l’on pourrait appeler « une politisation du maintien de l’ordre », l’utilisation du maintien de l’ordre non dans une logique exclusive de sécurité mais parce que le gouvernement, à tort ou à raison, s’étant senti menacé, a réagi, voire surréagi. Cela se traduit également à l’échelon local par des tensions avec certains membres de la hiérarchie intermédiaire qui sont prêts à appliquer ces directives, mais en tenant compte du contexte local, voire en restreignant, de temps à autre, l’usage de la force. En d’autres lieux, au contraire, la hiérarchie, soit pour faire plaisir aux échelons supérieurs, soit parce qu’elle a peur, incite les forces de l’ordre, les hommes de terrain, à être plus durs qu’ils ne le seraient spontanément.

Je ne reviens pas sur l’épisode de Nice. Sur le terrain, y compris à Paris, au moment des manifestations des Gilets jaunes, certains gendarmes mobiles ou policiers CRS ont exprimé leur malaise, estimant qu’on leur demandait d’accomplir des actes auxquels ils n’adhéraient pas. Cette interrogation des policiers a été au surplus relayée par le fait qu’il ne s’agissait pas de « la clientèle » habituelle des forces de police et de gendarmerie, autrement dit des jeunes issus des quartiers dits sensibles, mais de personnes appartenant plus ou moins aux mêmes milieux sociaux qu’eux. C’est ce que j’appelle « la crise du déjeuner du dimanche midi », lorsque les membres des forces de police se retrouvent mis en accusation par leur famille, leurs cousins, des amis issus des mêmes milieux qu’eux et qui ont, a priori, confiance dans la police car on sait bien que la confiance dépend du groupe social auquel on appartient.

On peut s’interroger sur le traitement des Gilets jaunes ou d’autres mouvements sociaux, tels que les mouvements écologistes qui avaient l’air gentil au départ, sur le traitement des réunions du vendredi et du samedi qui ont été gérées de plus en plus sévèrement, pour ne pas dire parfois violemment. Beaucoup de policiers s’interrogent actuellement ; je pense que cela reflète en partie le malaise policier.

Des personnes, plutôt proches, en tout cas sympathisantes de la cause policière, se retrouvent placées devant une grande incompréhension qui se mue parfois en une haine des services de police parce qu’elles se demandent pourquoi elles ont été traitées si durement alors qu’elles venaient seulement témoigner d’un malaise. Je ne reviens pas sur la genèse du mouvement des Gilets jaunes. L’impression qui domine parmi ces manifestants et que relaient certains policiers, c’est celle d’avoir été traités comme on aurait dû traiter une minorité de personnes plus violentes si l’on retient l’hypothèse que des groupes s’immiscent dans ces manifestations pour commettre des actes de violence. On peut s’interroger sur l’assimilation par les services de maintien de l’ordre d’une majorité plutôt bienveillante à une minorité agissante, considérée comme insupportable par un certain nombre de personnes.

Cette politisation du maintien de l’ordre met mal à l’aise une large partie des citoyens, y compris ceux qui n’adhèrent pas à des formes de délinquance, et des professionnels – on pourrait revenir de manière plus approfondie sur leur malaise. Cette politisation pose la question des relations hiérarchiques et de l’autorité au sein de ces institutions. Comment réagir en tant que professionnels quand des ordres contreviennent à leur savoir-faire professionnel dans un premier temps et à leur idée du respect des droits de la personne dans un second temps ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci de vos témoignages à tous. Merci également, monsieur Mouhanna, de cette définition du code de déontologie. Elle vous est propre, il fallait l’oser ! C’est un code de désobéissance.

M. Christian Mouhanna. L’étude commanditée par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été présentée devant les directeurs des services de la police nationale. Il est intéressant de comparer les codes de déontologie militaire à la genèse de ce que l’on a appelé les codes de déontologie. Nous avons interviewé Pierre Joxe à ce sujet et des personnes qui avaient été à l’origine du code de 1983. Il convient de relever que celui de 2014 pose des problèmes par rapport à ce que devrait être un code de déontologie. Je suis tout à fait d’accord pour une définition des rapports hiérarchiques ; elle a sa place dans nombre d’autres codes mais pas dans un code de déontologie. Il me semblait nécessaire de le préciser.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous avez soulevé plusieurs problématiques, présenté des observations qui, dans l’ensemble, se rejoignent, et nous vous en remercions. En revanche, vous n’avez donné que très peu de solutions ou de débuts de solution aux problèmes relevés. Avez-vous des suggestions à faire, des solutions à proposer, sur les points que vous avez soulevés ?

M. Fabien Jobard. Je suis sollicité par mes collègues pour vous offrir des pistes de solution, ce dont je les remercie chaleureusement.

On peut tout d’abord s’inspirer des expériences étrangères. Particulièrement sujette aux tumultes et aux affrontements entre policiers et schwarze Block, une ville comme Berlin – Berlin Ouest dans un premier temps, Berlin réunifiée ensuite – a tenté une politique de longue haleine pendant quinze ans afin de pacifier le rapport aux manifestants. Cette politique repose sur un certain nombre de dispositions et de réformes, et en premier lieu sur un impératif de communication permanente avec l’ensemble des manifestants et non uniquement avec les organisateurs.

Depuis le début du XXe siècle, une communication est instaurée entre forces de police et manifestants mais elle est uniquement envisagée avec les organisateurs déclarants de la manifestation ou les grandes organisations. Emmanuel Blanchard avait raison d’évoquer les images du 1er mai de 2019 lorsque des services d’ordre de grandes organisations syndicales ont été pris à partie par des forces de l’ordre. Ces images sont très marquantes au regard de l’histoire du maintien de l’ordre.

Communiquer avec l’ensemble des manifestants suppose la plus grande transparence possible sur les manœuvres engagées par les forces de l’ordre, qui ne sont pas conçues pour piéger les fauteurs de troubles, mais menées pour assurer la jouissance de la manifestation par l’ensemble des participants. Cet impératif de communication se traduit par la mise en place d’une kommunikationsteam et d’une communication par voie électronique, sur Twitter notamment, par SMS, panneaux divers, etc. Cela pourra être l’occasion d’utiliser la 5 G généralisée qui s’annonce.

De ce point de vue, le schéma national du maintien de l’ordre prend acte des évolutions et des enseignements, mais cela suppose de former des agents et de les immobiliser dans un contexte de crise des effectifs du maintien de l’ordre. Or nous ne sommes plus en mesure de montrer la force pour ne pas avoir à s’en servir, puisque les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et les compagnies républicaines de sécurité ont été atrophiés au fil des trente dernières années sous l’effet de facteurs divers.

À Hambourg, au G20 de 2017, auquel j’étais convié en qualité d’observateur, pas moins de 300 policiers étaient affectés à la communication avec l’ensemble des manifestants. La communication vise à justifier et à expliquer les manœuvres en cours et donc, en arrière-plan, à penser autrement le sens de la manœuvre. Nous ne sommes pas en terrain militaire, nous sommes en terrain essentiellement civil et politique. Ainsi que le disait Cédric Moreau de Bellaing, l’action des forces de police a pour finalité de se poser en tiers entre les protestataires et l’objet de leurs protestations, qui est bien souvent l’exécutif, et non comme le bras armé de l’exécutif. Il est important de penser la manœuvre comme s’inscrivant dans ce cadre.

Deuxièmement, une solution pourrait consister en l’augmentation des capacités d’action des unités constituées. À partir des années 90 et surtout dans les années 2000, sous le ministère puis la présidence de Nicolas Sarkozy, il a été considéré qu’elles coûtaient trop cher et que l’on allait donc les évider. Cela a touché les forces dotées d’organisations syndicales et les militaires dont on a fermé des escadrons de gendarmerie mobile. Par ailleurs, on a banalisé leurs missions. Or l’un des points fondamentaux d’un maintien de l’ordre réussi ne tient pas au statut mais à la professionnalisation des forces. Si être CRS ou gendarme mobile n’est pas une garantie à vie d’exercer ces missions dans le plus pur respect de la déontologie, c’est toutefois être formé à ce métier, notamment aux dynamiques et à la cohésion de groupe, aux situations qui suscitent la peur, l’angoisse, l’énervement, la fatigue. Telle est la formation au maintien de l’ordre. Ce n’est pas être formé à « faire de la courette » pour interpeller tel ou tel, ce sont là d’autres formations, d’autres métiers.

De ce point de vue, les options prises par le schéma national de maintien de l’ordre ne sont pas toujours très claires. L’option qui consiste à affecter à des tâches stationnaires les unités de force dites mobiles – mobiles en ce sens qu’on peut les convoquer sur l’ensemble du territoire – et à confier l’essentiel des manœuvres de mobilité aux forces de police urbaine, parfois à la gendarmerie départementale, implique un effort de formation et de professionnalisation et suppose de les budgéter très largement. Or aucun élément budgétaire ne figure dans le SNMO. Olivier Fillieule, Patrick Bruneteaux et moi-même nous sommes manifestés à ce propos car le budget reste le nerf de la guerre.

Dans un certain nombre de pays, à commencer par l’Allemagne, il n’existe pas, à proprement parler, d’unités de forces mobiles comme la France en est dotée, et c’est le principe de réversibilité qui s’applique. C’est ainsi qu’une unité de police – la gendarmerie n’existe pas – peut être affectée à une mission de sécurisation, de voisinage, de police de proximité, bürgernahe Politzei en allemand, c’est-à-dire « la police proche des citoyens », bref une mission de police urbaine au quotidien, ou bien une mission de maintien de l’ordre, ce qui implique de la former à la mesure des enjeux.

De quel budget s’arme le schéma national de maintien de l’ordre lorsqu’il insiste sur la nécessité de confier la manœuvre aux unités de police urbaine ? Ce n’est pas parce qu’il est écrit « gendarme mobile » ou « CRS » sur le dos de la chemise, de la casquette ou aux épaulettes de la tenue que ces personnes sont aptes au maintien de l’ordre, non, c’est bien parce qu’elles ont été formées dans ce but.

En ce qui concerne les gendarmes mobiles, je rappelle qu’il existe des exigences de repos et que 20 % des escadrons stationnent dans les territoires et départements d’outre-mer. À l’heure actuelle, les escadrons qui se déploient ont à peine la capacité de former trois pelotons, soit cinquante-cinq personnels actifs au sol, au contact de la manifestation. Le temps de formation, comme il a été souligné dans le rapport Rufin et par la Cour des comptes, s’atrophie d’année en année. Il convient donc de restaurer la formation, la cohésion de groupe et l’esprit de maintien de l’ordre ainsi qu’il avait été envisagé au départ.

Les évolutions que nous vivons actuellement sont très fortement marquées par deux événements historiques à l’échelle contemporaine. D’une part, les révoltes de la jeunesse dans les banlieues il y a quarante ans. Quand je m’entretenais avec des cadres policiers dans les années 90, leurs faits d’armes tenaient dans les manifestations de sidérurgistes, de gauchistes après mai 68 ; c’était la Corse, Aléria, Montredon. Aujourd’hui, les directions départementales de la sécurité publique (DDSP), pour la plupart, ont été formées à l’émeute urbaine dans la grande périphérie des agglomérations françaises. On peut relever dans le SNMO que les évolutions sont très marquées par cette dichotomisation de la manifestation : tant qu’il ne se passe rien, c’est une manifestation ; dès qu’il se passe quelque chose, nous basculons dans l’émeute. Or, c’est une mauvaise manière d’appréhender les choses, d’autant que cette analyse est attisée, d’autre part, par un second phénomène historique qui tient à l’omniprésence et à l’immédiateté de l’image, à commencer par celles diffusées par les chaînes d’information en continu : à propos d’une manifestation à Nantes, une chaîne sous-titrait « Nantes, vives tensions. » et l’on se rendait compte en regardant les images que le même feu de poubelle tournait en boucle. Ce n’est pas sain. Les journalistes font leur métier, ils veulent conquérir des téléspectateurs, des parts de marché, ils font ce qu’ils veulent, mais les responsables politiques doivent réagir face à de tels procédés avec mesure. De même pour la communication s’agissant de Facebook, YouTube et les reportages immédiats.

Auparavant, on assistait à une gestion patrimoniale du maintien de l’ordre ; autrement dit, on tolérerait de petits désordres si leur répression était susceptible de générer plus de désordres qu’il n’y en avait au départ. C’est ainsi que l’on pouvait tolérer des bris de vitrines, des destructions ou des dégradations. Aujourd’hui, je le reconnais volontiers, il est très difficile de les tolérer, dans la mesure où trois chaînes professionnelles sont présentes sur les lieux, relayées par des youtubeurs de toutes sortes, et que les mêmes images défilent en boucle. La responsabilité est essentiellement du côté des exécutifs, du ministère de l’Intérieur, des préfets, de la préfecture de police. Elle doit consister à décréter que la situation étant maîtrisée, on réagira plus tard, que l’on poursuit son action et à expliquer ce qui se passe, qu’un feu de poubelle est un feu de poubelle. Ce ne sont pas les forces du chaos qui se déchaînent comme on pourrait le croire de prime abord. Voilà donc quelques éléments destinés à nourrir la discussion.

M. Emmanuel Blanchard. Un historien qui prétendrait avoir des solutions pour le présent sortirait de son cadre professionnel, à l’instar d’un spécialiste de police scientifique ou d’un membre des brigades anti-criminalité qui décréterait avoir un point de vue professionnel sur le maintien de l’ordre. Il me semble qu’il s’agit là d’un élément de poids, même si, en creux, nombre de nos propos suggèrent des pistes, qui ont été développées par M. Fabien Jobard.

Nous tournons autour de deux questions principales, dont la professionnalisation. Si on parle de déprofessionnalisation, c’est qu’il existe des manières de reprofessionnaliser, auxquelles, bien sûr, il faut donner un contenu. Si, en ma qualité d’historien, je ne traite pas du présent, je m’autoriserai cependant à me projeter dans un futur un peu utopique : il existe des habilitations de police judiciaire. Pourquoi ne pas instaurer des habilitations au maintien de l’ordre ? Faire du maintien de l’ordre nécessiterait des heures de formation et une technicité reconnue. Il ne faut plus considérer que le maintien de l’ordre est le métier potentiel de tous les agents de la police nationale, car c’est bien à ce stade que nous sommes parvenus ces dernières semaines, y compris s’agissant des agents de police municipale qui ont été engagés plusieurs samedis, lors des manifestations dites des Gilets jaunes.

Je ne creuserai pas ce qui a très bien été développé par Fabien Jobard. Monsieur le président, vous avez indiqué que nous nous serions contentés de constater sans proposer. Il me semble pourtant que l’ensemble des personnes à cette table partagent une ligne assez forte qui forme une seconde piste, à savoir la nécessité de désenclaver le maintien de l’ordre. Or la proposition du schéma national du maintien de l’ordre pensée et élaborée n’a pas été concertée. J’ai entendu dans cette même salle les syndicats de police regretter de ne pas avoir été consultés.

Imaginons un schéma national du maintien de l’ordre qui s’élaborerait en associant la société civile, les manifestants au travers des syndicats et autres organisations. On pourrait ainsi penser le maintien de l’ordre, non comme une simple technique policière, mais comme une coproduction de l’ordre entre ceux qui défendent un droit fondamental et des façons de revendiquer et des policiers qui, comme les premiers, attendent que leur intégrité physique et leurs droits soient respectés.

Quelque chose dans la façon processuelle dont a été pensé ce nouveau schéma du maintien de l’ordre empêche de déboucher sur des solutions, en ce sens où il est très enclavé et très techniciste. On nous parle de tel type de matériels, de telles techniques, sans jamais associer les personnes ni les organisations qui, pourtant, sont fondamentales pour maintenir l’ordre et non pas simplement le rétablir. Le schéma que nous avons sous les yeux pense beaucoup plus en termes de rétablissement de l’ordre qu’en termes de maintien de l’ordre. La proposition consisterait à revenir à un schéma qui, dans la façon dont il serait pensé, déboucherait sur des solutions relevant du maintien et non plus du rétablissement de l’ordre, ainsi que rappelé par M. Jobard et par nos interventions dans lesquelles on peut puiser des éléments, même s’ils nécessitent d’être opérationnalisés.

Mme Vanessa Codaccioni. Je voudrais réagir à plusieurs des points évoqués à l’instant. Deux termes me semblent importants : exceptionnaliser et interdire. Monsieur le président, vous dites que nous n’avons rien proposé.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je n’ai pas dit que vous n’aviez rien proposé. C’est la seconde fois que je l’entends ; je vais donc rétablir mon propos, peut-être me suis-je mal exprimé.

Vous avez établi un constat. À l’issue de ce constat, quelles sont vos propositions ? M. Blanchard a avancé des propositions portant sur la méthode, il a évoqué ce que nous avions fait et la façon dont nous devrions procéder à l’avenir. Nous aurions aimé entendre des solutions sur le fond.

Mme Vanessa Codaccioni. En fait, vous connaissez déjà les propositions qui iraient dans le sens d’une amélioration du maintien de l’ordre, tel qu’éviter de radicaliser le mécontentement lors des manifestations. Comme l’a relevé Fabien Jobard, est-il nécessaire d’interpeller quelqu’un qui brise une vitrine, autrement dit peut-on mettre en balance l’atteinte à des biens et l’intégrité physique des manifestants ? Une vitrine vaut-elle un œil, une main, un pied ? Je le dis de manière un peu abrupte, mais telle est la vraie question. Je rappelle que les États doivent protéger la vie des manifestantes et des manifestants.

L’une des solutions pour éviter l’atteinte au droit à la vie serait d’exceptionnaliser des pratiques de violence qui radicalisent les mécontentements lors des manifestations. Par exemple, des pays européens n’interpellent pas systématiquement des individus afin de ne pas radicaliser les manifestants.

On sait aussi que la pratique de la nasse radicalise les mécontentements, voire peut déboucher sur d’autres violences et des débordements. Le Défenseur des droits s’est d’ailleurs exprimé sur cette pratique, dont il doute des fondements légaux. Je rappelle que la Cour européenne des droits de l’Homme s’est pronocée en 2012 sur ce sujet, rappelant que cette pratique ne pouvait être autorisée que dans des circonstances très exceptionnelles, lorsque de graves troubles sont sur le point d’éclater. Or, nous constatons que cette pratique de la nasse s’est banalisée et qu’elle radicalise le mécontentement. Après avoir manifesté pendant des heures, les manifestants ne repartent pas tranquillement dans des conditions apaisées.

Nous pourrons dire la même chose du type d’armement utilisé par la police. La police française est l’une des plus armées, voire elle est surarmée ; elle utilise des armes de guerre dont les autres pays européens ne disposent pas. Le nouveau schéma de maintien de l’ordre institue un superviseur pour autoriser les tirs de LBD, mais les LBD n’en restent pas moins une arme de guerre. Par ailleurs, en termes d’image, voyez dans quelles conditions sont utilisés les LBD, marquant à vie des personnes dans leur chair ! Il n’est pas étonnant que leur utilisation puisse paraître inacceptable. Je dirai exactement la même chose des grenades de désencerclement. Certes, on en a supprimé une pour la remplacer par un autre, la GM2L, mais elle n’en reste pas moins une grenade de désencerclement qui, au surplus, déstabilisera sensoriellement les manifestants. Là encore, dans quel but conserve-t-on ce type d’arme, classée arme de guerre ?

Les conditions de jugement des forces de l’ordre me semblent occuper une place essentielle. L’un des objectifs de ce débat est, prétendument, de restaurer la confiance entre la police et la population. Une partie de la population a peur de la police et considère que les policiers restent impunis et que leurs violences ne sont pas sanctionnées, qu’il y a deux poids, deux mesures. La question des procédures judiciaires, en cas de plaintes d’abus policiers, est centrale. Là encore, on est loin du compte si nous nous référons aux préconisations du commissaire aux droits de l’homme européen ou aux critères de procédures et de jugement des policiers établis par la Cour européenne des droits de l’homme. C’est un sujet qui mériterait que l’on s’y attarde parce que, même si, personnellement, je ne suis pas favorable à des sanctions pénales ni à la répression, nous savons que des peines dissuasives sont susceptibles de ramener à la raison certains membres des forces de l’ordre.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous venez de livrer des solutions précises en évoquant l’exceptionnalité des violences et leur laisser-faire, ce qui peut se concevoir et qui se pratique déjà parfois. Laisser brûler une poubelle pour éviter un désordre plus important se fait déjà parfois. Cela étant, il y a exceptionnalité et exceptionnalité. Le commerçant qui, derrière la vitrine de son magasin, craint pour sa vie ne perçoit pas forcément les choses de la même manière.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Il est préférable de le dire.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Oui, il vaut mieux le dire, il vaut mieux tout dire ici. Nous sommes dans une commission où il faut tout dire.

Retirer aux policiers une catégorie d’arme, pourquoi pas ? Mais, dès lors, comment vont-ils intervenir sans armes ? Il convient d’y réfléchir.

Éviter les procédures judiciaires ou faire en sorte qu’elles soient accélérées revient à remettre en cause le pouvoir des magistrats de suivre ces affaires et à ne pas leur faire confiance – même si, j’en suis d’accord avec vous, il convient de soulever ce problème. On peut partir de ce présupposé, et d’ailleurs certains l’ont fait. Il faut trouver des solutions, mais des solutions équilibrées de part et d’autre. Le maintien de l’ordre a vocation à maintenir l’ordre et suppose de ne pas tout laisser faire. C’est là que réside toute la difficulté.

Je note un petit problème. D’aucuns militent pour la professionnalisation, M. Jobard nous dit que les policiers ne sont pas professionnalisés. Je rappelle qu’ils suivent des formations.

M. Fabien Jobard. D’où mon insistance sur les budgets ; le sujet reste épineux. Dans cette maison même, des rapports dénoncent le fait que l’on peut de moins en moins former des policiers auxquels on demande toujours davantage.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. En effet, nous en avons d’ailleurs parlé ensemble à plusieurs reprises.

M. Emmanuel Blanchard. La question est de savoir s’il faut des unités spécialisées. Tout le monde s’accorde à dire que celles qui interviennent au titre du maintien de l’ordre doivent être professionnalisées et formées.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Actuellement, des équipes – les CRS et les gendarmes mobiles – sont professionnalisées et formées. La problématique porte sur les unités qui font du maintien de l’ordre et que l’on devrait mieux former. J’en suis d’accord.

S’agissant du lanceur de balles de défense, je ne veux pas vous apporter la contradiction, si ce ne sont les informations que nous avons reçues au tout début des rencontres sur le schéma national. Des policiers allemands et espagnols nous ont montré des images d’émeutes et de manifestations violentes, avec usage des LBD.

M. Fabien Jobard. Les Espagnols les ont retirés des armes utilisées après avoir constaté les dégâts qu’ils avaient provoqués lors de l’évacuation de la Puerta del Sol en 2011 et, en Allemagne, on n’utilise jamais les LBD lors des manifestations, jamais !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il ne s’agit pas de justifier, mais de dire la difficulté de croire à une situation idéale.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je vous remercie, car il est important pour nous qui travaillons sur ces sujets de les mettre plus largement en perspective et de vous entendre sur les actions à imaginer pour assurer le maintien de l’ordre de manière plus satisfaisante.

Après vous, il me semble important de le redire : la détérioration du lien entre police et population cause le plus grand tort aux policiers chargés du maintien de l’ordre. Il est souvent affirmé que les bonnes relations entre la police et la population conditionnent l’efficacité de la sécurité publique. Je retrouve cette idée dans vos propos : si on veut améliorer ces relations et les conditions dans lesquelles s’effectue le maintien de l’ordre, c’est pour que la population aille mieux, mais c’est aussi pour que les fonctionnaires qui en sont chargés travaillent dans des conditions plus acceptables. Nous avons connu, au cours de la dernière période, des incidents extrêmement violents de part et d’autre et assez spectaculaires à l’encontre des commissariats. Cela montre combien la détérioration de ce lien est préjudiciable à tout le monde et notamment aux policiers.

Comment lutter contre l’omniprésence des images que vous avez évoquée ? Certains policiers ont demandé la possibilité de filmer systématiquement. Une telle mesure serait-elle susceptible d’améliorer les choses ? Selon vous, serait-il possible de revenir à la doctrine Grimaud, dont nous semblons nous être quelque peu éloignés ?

Quel regard portez-vous sur la judiciarisation du maintien de l’ordre ? Le dernier schéma pose la question de savoir comment plus facilement préparer, en quelque sorte, la comparution des manifestants devant les magistrats. J’ai compris ce que vous reprochiez au code de déontologie ; si nous devions proposer une modification du code, quelles évolutions proposeriez-vous ?

M. Christian Mouhanna. S’agissant de l’amélioration des relations entre la police et la population, je serai un peu caricatural, mais au moins cela présentera-t-il l’avantage de la clarté. Jusqu’au début des années 2000, la police française de maintien de l’ordre fonctionnait plutôt bien, à l’inverse de la relation de la police du quotidien et de la population dans certains quartiers, notamment dans les quartiers sensibles.

Le diagnostic d’une dégradation des relations entre la police et la population a été dressé la première fois en 1977 par la commission Peyrefitte ; l’exercice a été réitéré avant la création de la police de proximité à la fin des années 90 et a fait l’objet d’analyses, y compris par des personnes comme le préfet Lambert et d’autres encore quand ils dressaient le bilan de leur carrière.

Selon les témoignages de mes collègues, la police du quotidien, qui ne marchait pas trop bien, ne s’est pas inspirée de la police du maintien de l’ordre ; on a plutôt assisté au phénomène inverse. Cela s’est traduit notamment par l’utilisation des brigades anti-criminalité unités assez controversées dans leur action dans les quartiers dits sensibles. Ces brigades anti-criminalité sont désormais utilisées au maintien de l’ordre. Il en va de même des LBD. Les unités de maintien de l’ordre s’inspirent de doctrines et de pratiques utilisées dans les banlieues, qui n’ont fait qu’accentuer la difficulté des relations entre la police et la population.

Les caméras, la technologie en général, ne sont pas inutiles, mais elles ne suffiront pas et ne seront pas la solution miracle pour l’apaisement de toutes les tensions. En effet, ce n’est pas parce que l’on équipera les policiers de caméras que les tensions en seront pour autant apaisées. La méthode a été évaluée en Suisse, au Canada et dans d’autres pays encore. Nous pourrions mener une évaluation en France si on nous en donnait des moyens et si on nous demandait de le faire. Si la technologie peut contribuer à diminuer les tensions, cela ne suffit pas, tout simplement parce qu’il est nécessaire de recréer ce lien à travers des campagnes de communication.

J’en viens à un point essentiel de votre question qui tient à la judiciarisation du maintien de l’ordre. Beaucoup de discours, encore maintenant, portent sur la justice rapide. Il s’avère que je travaille sur l’institution judiciaire depuis un grand nombre d’années. La notion de justice rapide mériterait d’être approfondie dans la mesure où l’on s’aperçoit que la comparution immédiate ne permet pas un travail de justice de qualité, du point de vue tant des auteurs que des victimes. J’insiste sur les victimes qui en sont très insatisfaites. Je reprends votre exemple du bijoutier dont la vitrine a été brisée et qui constate que les personnes interpellées passent en comparution immédiate. Surtout si elle est blessée, cette personne n’ira pas témoigner à l’audience et pensera que ses droits de victime n’ont pas été respectés.

Instaurer des procédures de justice rapide ne résoudra pas la question des manifestations ; au contraire, juger nécessite de prendre son temps et d’analyser les faits. Quand il y a des fumigènes, du bruit, etc., on voit bien que les images vidéo ne suffisent pas. Un travail de la justice qui passerait par des interpellations sur le long terme de personnes qui ont été reconnues, identifiées sur la base de témoignages, évidemment, est nécessaire. Que l’institution judiciaire sanctionne, certes, mais ce travail ne peut intervenir en réaction immédiate. Au surplus, la participation de la justice à l’écriture de certaines circulaires qui interviennent en amont des manifestations pose question, tant du point de vue du droit et de la justice que du point de vue de l’opérationnalité. Est-ce répondre à l’efficacité que de demander d’interpeller ou de contrôler les personnes qui portent des lunettes de piscine ? La question de l’efficacité nous préoccupe aussi.

Ce n’est donc pas par une justice rapide mais, au contraire, par une justice qui prendra le temps d’analyser, de prendre des décisions, que nous pourrons éventuellement apporter quelque chose, d’autant que la justice, dans le temps immédiat, sera toujours en décalage. On a inventé le traitement en temps réel dans les années 90, mais il est toujours en décalage parce qu’aucun magistrat n’est sur place pour condamner à l’instant T.

Sur le code de déontologie, je me ferai l’écho de questionnements des professionnels : jusqu’où peut-on aller quand un supérieur hiérarchique demande, par exemple, de charger une foule qui semble, du point de vue des professionnels policiers, plutôt calme ? La question s’est posée très concrètement. Nous avons reçu à ce sujet des témoignages de gendarmes, mais également de policiers – qui, sans doute, ont plus de difficultés à l’exprimer. On retrouve cette préoccupation chez des responsables policiers et gendarmes. Peut‑on refuser d’obéir à un préfet ou à un supérieur hiérarchique, non pas parce que tel ou tel aurait des velléités d’anarchisme ou ne respecterait pas les règlements de l’institution mais parce que, pour différentes raisons – panique, volonté de faire plaisir au politique ou déconnexion du terrain – il peut arriver qu’un responsable hiérarchique se trompe ?

Il faut indiquer aux policiers où se situent les limites et énoncer des règles – telle est la fonction d’un code de déontologie –, expliquer jusqu’à quel point il faut à tout prix obéir à sa hiérarchie. Placé dans une zone grise, le sujet mérite une discussion avec la hiérarchie, nécessite de demander la confirmation de l’ordre, une supervision, un contrôle, etc. Il peut arriver que la ligne rouge soit dépassée. Dans cette hypothèse, quand bien même la hiérarchie ordonnerait de faire ceci ou cela, les professionnels pourraient refuser parce que les chefs aussi peuvent se tromper. Telle est la question qu’il convient de poser si on veut parler de déontologie. Pour les policiers qui ne respectent ni les règles ni l’autorité, des règles administratives existent qui permettent de les sanctionner – et ils le sont de manière assez dure. Mais avoir le droit de refuser un ordre au nom de principes supérieurs me paraît essentiel.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. En cas d’ordre illégal, il existe depuis très longtemps un devoir de désobéissance. Comment l’articulez-vous avec votre propos ?

M. Christian Mouhanna. Je ne prétends pas vous donner la solution toute faite, c’est là un débat qui doit réunir professionnels de la sécurité, policiers et gendarmes qui disposent des témoignages que j’ai évoqués, ce n’est pas moi qui les ai inventés. Ce sont des témoignages directs, dont certains sont d’ailleurs parus dans la presse. Il s’agit de concevoir ensemble. C’est une réflexion qu’il conviendrait également de mener avec les élus du peuple, à différents niveaux, sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Ce serait également l’occasion de soulever les questions liées aux armes, aux techniques et aux limites – jusqu’où doit-on aller pour protéger une poubelle ? faut-il charger ? – et surtout poser la question des limites de l’utilisation de certains outils.

M. Cédric Moreau de Bellaing. Je précise que nombre des points que nous avons évoqués dans nos analyses se fondent essentiellement sur les propos des policiers et des gendarmes. Nous ne défendons pas un point de vue extérieur qui ne prendrait pas en considération le contexte parfois difficile des interventions policières.

S’agissant de la spécialisation de la profession dont il a beaucoup été question, ce sont les policiers, les responsables des CRS et des gendarmes mobiles eux-mêmes qui ont mis en avant que les interventions des forces non spécialisées, non formées au maintien de l’ordre, pouvaient être un problème.

J’entends bien que la relation peut parfois être ambiguë. Par exemple, des responsables CRS ou des gendarmes mobiles diront que le fait que des unités procèdent aux interpellations les arrange d’une certaine manière car cela leur évite de dégarnir leurs dispositifs et donc d’envoyer des effectifs procéder à l’interpellation et de présenter l’interpellé aux officiers de police judiciaire (OPJ). Lorsque ces unités, prélevées dans les brigades anti-criminalité ou les compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI), font du maintien de l’ordre, ce ne sont pas nous, universitaires, qui regardons cela de manière circonspecte ; ce sont les policiers eux-mêmes qui mettent en avant les problèmes que cela entraîne.

La question se pose dans les mêmes termes pour l’usage des lanceurs de balles de défense. Des articles de presse se font écho de policiers et de gendarmes qui expriment parfois leur malaise face à l’utilisation de ces armes. La représentante du ministère de l’Intérieur, auditionnée au Conseil d’État début 2019, a livré les premiers chiffres du nombre de munitions tirées. La gendarmerie a très rapidement publié ses propres chiffres, suivie par le service central des CRS, qui a indiqué que les CRS étaient loin d’avoir utilisé massivement ces munitions. Nous nous appuyons bien sur la parole des policiers et des gendarmes.

Sur le sujet de l’omniprésence des images, j’irai dans le même sens. Il s’agit d’un constat, je ne suis pas certain qu’installer des caméras sur les casques des policiers soit une solution. En 2016, pendant les manifestations contre la « loi Travail », des policiers ont demandé l’autorisation d’installer des GoPro sur leurs casques pour montrer des images de violences commises par les manifestants. L’évolution est inéluctable mais ne fera que déplacer les controverses.

La doctrine Grimaud qui suscite débat ne peut que passer par une transformation des pratiques, laquelle repose sur nos propositions relatives à la formation. Nous pourrions adopter la démarche comparative des services de police européens, pas nécessairement de maintien de l’ordre, confrontés à des phénomènes de violence, tels que la lutte contre le hooliganisme, qui ont expérimenté un travail réflexif collectif entre les forces de police, la population et parfois des groupes posant problème aux forces de police.

Favoriser d’un débat public sur un mode autre que celui de la controverse après des événements graves serait de nature à contribuer à améliorer le maintien de l’ordre.

M. Emmanuel Blanchard. Je poursuis sur la doctrine Grimaud car il est important de la resituer dans le contexte historique afin de rendre leur rôle aux élus et au ministre de l’Intérieur. En 1968, le préfet Grimaud a été défait politiquement. Nous évoquons différentes visions du maintien de l’ordre qui traversent la société, les gouvernements et les forces de police. Les visions du maintien de l’ordre sont très différentes. Certes, Maurice Grimaud restera préfet de police jusqu’en 1971, mais le nouveau ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, sera favorable à une vision tout autre du maintien de l’ordre : un maintien de l’ordre spectaculaire, judiciarisé, caractérisé par des interpellations, un maintien de l’ordre dans lequel force reste à la loi, selon les termes qui sont utilisés, même s’il s’agit de contourner le droit pour que force reste à la loi.

Ici, la doctrine Grimaud fait plutôt référence à une vision patrimoniale du maintien de l’ordre où le capital le plus important est le capital humain, où l’intégrité physique des policiers est considérée comme précieuse car il faut savoir que Marcel Grimaud était très attaché à ses policiers. S’il a pu écrire la lettre envoyée aux policiers parisiens en mai 1968, c’est parce qu’il était soutenu par le principal syndicat de police de l’époque. Cela ne l’empêchera pas d’être défait politiquement les années suivantes, comme le montrent l’affaire des viticulteurs dans les Corbières à Montredon à la fin des années 70 et l’affaire Malik Oussekine en 1986.

Nous voyons bien le balancement entre le maintien de l’ordre qui doit être, j’ose le mot, « viriliste », spectaculaire, où ce qui compte n’est pas tant que la manifestation se déroule le moins mal possible que l’image donnée de forces de l’ordre non mises en péril. Marcel Grimaud concevait le maintien de l’ordre comme la capacité à supporter ce qui serait insupportable pour des non-professionnels du maintien de l’ordre, à l’image des injures ou des lancers de projectiles. D’où la question de la formation que nous avons soulevée.

Dans le cadre du SNMO, il est évident que le ton qui sera donné par le ministre de l’Intérieur est primordial. Depuis quelques décennies, le ministre de l’Intérieur se présente comme le premier flic de France, ce qui n’a pas été le cas pendant longtemps. Si cette tonalité n’est pas contrebalancée par d’autres visions portées notamment à l’Assemblée nationale par les élus de la nation, les professionnels qui seront en mesure de se faire entendre seront plutôt ceux qui seront en faveur de l’interpellation, de la judiciarisation et de l’armement puisque le SNMO repose sur un dialogue entre professionnels du maintien de l’ordre, la société civile ayant très largement été mise à l’écart. Ceux qui sont pour la patrimonialisation, la mise à distance, la préservation de l’intégrité physique seront mis en difficulté s’ils ne se peuvent pas s’appuyer sur des paroles politiques fortes puisque, in fine, c’est bien ce qui arbitrera entre des visions qui ont toujours cohabité au sein même du corps policier au fil des décennies.

Mme Vanessa Codaccioni. Je voudrais revenir sur la question des images. Vous avez évoqué la possibilité pour les policiers de se filmer ou d’être porteurs de caméras. Mon collègue Christian Mouhanna vous l’a dit, dans plusieurs pays, l’expérience n’est pas concluante, y compris aux États-Unis, où les policiers sont filmés. Les caméras embarquées dans leur voiture n’ont malheureusement jamais empêché ce qu’on appelle, à tort, les bavures policières.

Donc, filmer, pourquoi pas si cela peut offrir des images d’une scène sous un autre angle, mais je tiens à vous alerter sur les dangers que représente la nouvelle stratégie de maintien de l’ordre qui encadrera le droit de filmer les policiers car elle touche à la liberté d’informer. Les journalistes sont actuellement vent debout contre le SNMO, et à raison, puisque leur identité devra être confirmée, ils devront posséder une carte de presse, être accrédités auprès des autorités, mettant en péril le travail de nombreux journalistes qui ne seront pas reconnus comme tels et la mission des observateurs des droits humains censés observer les manifestations.

Pour conclure sur ce point, des caméras sur les policiers pourquoi pas, mais préservons la liberté d’informer des journalistes.

Je veux revenir sur la question de la déjudiciarisation. Nous avons assisté à un fait extrêmement frappant pendant les manifestations des Gilets jaunes : un nombre inédit de 3 000 personnes ont été arrêtées, gardées à vue mais surtout jugées dans le cadre de la comparution immédiate qui, il faut le dire, est indigne de notre système judiciaire.

La comparution immédiate consiste en vingt-neuf minutes d’audience, soit un temps trop court pour que les avocats préparent la défense de leurs clients. Les accusés eux-mêmes ne peuvent se défendre en si peu de temps. C’est une justice punitive ; en effet, on s’aperçoit que le nombre de peines de prison ferme ainsi que celui des mandats de dépôt ont progressé. Ayant assisté à des comparutions immédiates et pu avoir accès à certains dossiers, j’ajoute que l’une des peines les plus appliquées aux Gilets jaunes a été l’interdiction de manifester à Paris pendant plusieurs années. On en revient à une forme de répression préventive.

L’un des grands crimes ou délits des Gilets jaunes a été la participation à « un groupement en vue de commettre des dégradations et des violences. » C’est, dirons-nous, l’héritage de la loi anti-bandes de Christian Estrosi de 2010 qui criminalise des intentions et des actes futurs. C’est ainsi que des Gilets jaunes ont été arrêtés parce qu’ils avaient un gilet jaune dans leur voiture ou parce qu’ils étaient en possession de genouillères ou d’un masque. Être arrêté pour ce type de délit est dangereux dans un régime démocratique.

De nombreux amis ou collègues avocats soulignent également le délit d’outrage, un délit problématique dans notre pays, utilisé par les policiers à la fois pour criminaliser des manifestants mais aussi pour se dédouaner lorsqu’ils sont eux-mêmes accusés d’abus dans l’usage de la force.

Il conviendrait de nous pencher sur ces deux délits. Il y aurait beaucoup à dire, mais je ne suis pas avocate.

M. Fabien Gouttefarde. Monsieur Mouhanna, je suis content que vous ayez indiqué dans vos propos introductifs que ce qui pouvait être entendu comme des propos à charge contre les forces de l’ordre ne devait pas forcément être pris en tant que tels car j’avoue les avoir un peu pris ainsi pour ce qui me concerne ! Je vais donc essayer de vous faire part de mon interprétation, même si je suis assez d’accord avec certaines des assertions des uns et des autres.

Monsieur Blanchard, il n’est pas rare de constater, avez-vous déclaré, que les manifestants ne sont plus équipés pour tenir tête aux forces de l’ordre, sous-entendu « contrairement à ce qui était le cas auparavant ». Nous comprenons que l’égalité des armes serait un élément important.

Certains d’entre vous, dans cette salle, ont participé à un documentaire récent sur le maintien de l’ordre, actuellement projeté au cinéma. Je m’empresse de préciser que je l’ai vu, sans quoi les réseaux sociaux m’inviteront plus ou moins gentiment à aller le voir ! J’ai donc bien vu ce documentaire qui traite largement du monopole de la violence légitime.

Notre contrat social implique que le policier et le gendarme aient des pouvoirs exorbitants. Le droit pénal, qui est produit notamment dans cette maison, rappelle qu’insulter ou blesser un policier ou un gendarme ne revient pas à insulter ou à blesser un tiers : cela constitue une circonstance aggravante. C’est bien la preuve que les forces de l’ordre ne sont pas sur un pied d’égalité avec les autres citoyens, d’un point de vue strictement juridique. Aussi, me semble-t-il, il n’y a pas d’égalité des armes et je pense que notre contrat social repose sur l’adage : force doit rester à la loi. Je ne suis pas gêné par l’idée que le maintien de l’ordre organise ce monopole de la violence désarmant les manifestants.

En tant que sociologues – même si vous ne l’êtes pas tous, vous portez tous un regard sociologique sur ces sujets –, vous devriez vous interroger sur une forme de banalisation ou de regard porté par une partie de notre société sur les forces de l’ordre et en contrepoint sur l’extraordinaire demande d’autorité qu’elle réclame. Voilà ma réaction.

J’en viens à ma question, qui s’adresse plus spécifiquement à M. Blanchard en sa qualité d’historien. Il s’agit d’une question ouverte, je n’ai pas d’a priori quant à la réponse.

Vous sembliez dire qu’en regardant dans le rétroviseur, nous constaterions que certaines violences manifestantes étaient plus importantes dans le passé, pendant les manifestations de 1968, par exemple. Est-il possible de porter un regard à caractère plus scientifique ? Concrètement, pouvons-nous mesurer les dégâts causés – le nombre de voitures brûlées, de personnes blessées –, les coûts engendrés, par exemple, entre les manifestations des Gilets jaunes et celles de mai 68 ? Des études comparatives ont-elles été réalisées sur le nombre de voitures dégradées en 2019 et en 1968, sur les remboursements des assurances ? Les chiffres permettraient des comparaisons.

Mme Camille Galliard-Minier. Merci beaucoup de votre présence aujourd’hui.

Il me semble que vos propos sont très intéressants pour accéder à une compréhension la plus juste possible sur ce manque de confiance et ce malaise dont vous avez tous fait état dans les relations entre les forces de l’ordre et la population.

En tant que parlementaires, nous sommes là pour trouver des réponses dans le cadre de cette commission. Nous poursuivons tous, me semble-t-il, le même objectif, qui consiste à trouver des solutions, ce à quoi vous avez largement contribué au cours de cette audition, en tout cas, nous allons pouvoir y réfléchir.

Il n’en reste pas moins que je vous poserai plusieurs questions.

Vous avez évoqué les manifestants d’un côté, les forces de maintien de l’ordre de l’autre. Nous avons le sentiment que des personnes s’immiscent dans ces manifestations pour uniquement contrarier l’ordre et pour casser. Je les appellerai « les casseurs », même si ce terme présente un caractère générique.

Ainsi que cela nous a été rapporté au cours d’autres auditions, les personnes ayant pour fonction de maintenir l’ordre peuvent être dans une relation « de confiance mutuelle » avec celles qui viennent manifester, dont des femmes et des enfants. Que des casseurs s’introduisent dans les manifestations pour y provoquer du désordre devient problématique. Depuis quand assistons-nous à ce phénomène ? Comment maintenir l’ordre dans ce contexte de violence suscité par des personnes extérieures à la manifestation ?

Je crois beaucoup à l’idée que vous avez présentée sur la communication, qui serait certainement un relais de confiance entre les manifestants et les agents du maintien de l’ordre.

J’entends bien vos arguments sur les LBD et sur les grenades de désencerclement. Vous parlez beaucoup de l’Allemagne. Dans les moments de violence, policiers et gendarmes doivent être dotés, si ce n’est de telles armes, en tout cas de moyens pour se défendre et protéger leur intégrité. Pourriez-vous citer un exemple de moyens qui doivent obligatoirement être donnés aux personnes qui sont là pour nous protéger et se protéger elles-mêmes ?

Vous avez, par ailleurs, opéré une distinction entre manifestations et émeutes, et relevé le mauvais emploi des termes. Aussi j’aimerais obtenir quelques éléments supplémentaires. Faut-il réfléchir en termes de degré ? Vous dites utile de tolérer du désordre, mais il est compliqué précisément d’établir à quel moment le désordre est tel qu’il nécessite d’intervenir.

M. Jérôme Lambert. J’ai un lourd passé de manifestant derrière moi, ayant commencé à manifester à quinze ans, au tout début des années 70, à une période où, je peux en témoigner – vous l’avez du reste souligné pour certains d’entre vous – les manifestations étaient parfois extrêmement violentes. Mais je ne dis pas pour autant que c’était bien. Je me souviens parfaitement des sidérurgistes, pour ne parler que d’eux. J’étais présent. Je me souviens du mouvement autonome à l’époque, qui n’était pas constitué de black blocs mais des anarcho-je-ne-sais-quoi qui mettaient le feu à des bâtiments. Des incendies avaient été provoqués au cours de quelques manifestations. Disant cela, je ne justifie rien, j’essaie seulement de replacer les choses dans leur contexte.

Vous avez cité le préfet Grimaud et sa doctrine ; aussi, je me permettrai une petite réflexion à ce sujet. À l’époque, à Paris en tout cas, au cours des trois semaines de mai 1968, les manifestants étaient principalement des étudiants, des filles et fils de bourgeois. C’était les enfants des personnes au pouvoir à l’époque qui manifestaient. La situation est un peu différente de nos jours.

À l’époque, le pouvoir a souhaité limiter les dégâts et éviter les morts – nous avons toutefois eu à déplorer la mort d’un commissaire de police à Lyon et d’un ouvrier à Flins. De mémoire, on il n’y a pas eu de décès d’étudiants.

Je reviens à l’interrogation de notre collègue Camille Galliard-Minier sur la différence à opérer entre manifestations et émeutes. J’ai en mémoire les images récentes de l’Arc de Triomphe. Moi qui suis de gauche et dont le cœur balance un peu du côté des Gilets jaunes, j’ai vu des images d’émeutes. Cela n’avait rien à voir avec une manifestation : on attaquait bille en tête, on cassait du flic. Je suis officier de réserve de gendarmerie, je n’aurais pas aimé être sous les projectiles.

Tirer des balles de défense sur une foule pour la disperser alors qu’on lui a demandé de partir et qu’elle n’obtempère pas peut se discuter. À cet égard, nous avons eu à connaître des usages de LBD très discutables. Mais quand il s’agit pour les forces de maintien de l’ordre de se protéger d’agressions susceptibles d’être mortelles, parce que les projectiles lancés pourraient causer de gros dégâts, il est nécessaire qu’elles disposent du matériel adéquat. Il ne s’agit pas vraiment d’une question, je voudrais vous faire réagir à mes propos.

M. Emmanuel Blanchard. Je vous remercie de votre intervention à double titre : d’une part, cela me permet de préciser mes propos qui auraient pu être mal compris ; d’autre part, parce que la question que vous dites poser en sociologue est très intéressante sociologiquement mais assez insoluble – je vais y revenir.

Contrairement à ce qui est indiqué en introduction du SNMO, il est compliqué de postuler a priori que les manifestants actuels seraient plus violents que ceux d’autrefois, « autrefois » renvoyant à des périodes très différentes. Qu’il y ait des violences, des violences extrêmes, des phénomènes émeutiers, bien sûr, et l’on peut trouver des moments paroxystiques de violence à chacune des époques. Nous pourrions citer les manifestations de 1934 ou la manifestation contre le général Ridgway en 1952.

J’ai constaté qu’une partie des manifestants est aujourd’hui équipée de façon relativement spectaculaire, qu’il s’agisse de leurs attributs de manifestant ou de leur manière de se protéger. Ils ne viennent pas manifester habillés comme ils le sont tous les jours. Ils viennent équipés. Ce sont avant tout des équipements défensifs alors que dans les manifestations qui avaient lieu jusqu’aux années 80, les manifestants étaient équipés de matériels offensifs. Je n’ai pas justifié leur attitude dans mes propos, je n’ai pas porté un point de vue légal sur la question, je me suis contenté d’observer.

Le débat visant à déterminer qui est le plus violent entre le Gilet jaune de 2019, le sidérurgiste de 1979, le viticulteur de 1976, le communiste de 1952 ou le manifestant d’extrême droite de 1934 est quasiment insoluble. Du point de vue matériel, monsieur Gouttefarde, vous étiez sur une piste extrêmement intéressante, mais elle devient une impasse dans la mesure où les biens ne sont plus assurés de la même façon. Nous ne pouvons pas trouver la réponse dans les polices d’assurance, puisqu’on a connu une élévation du taux d’assurance des biens ; en outre, la façon dont nous défendons nos biens aujourd’hui est de les assurer et de réclamer leur remboursement en cas de dommage, ce qui n’était pas le cas à d’autres époques.

La question des violences physiques est également très compliquée à mesurer. Même si nous sortons d’épisodes extrêmement douloureux pour les forces de l’ordre, nous ne mesurons pas d’élévation tendancielle d’atteinte à l’intégrité physique grave des policiers et des gendarmes dans notre pays. C’est difficile à dire quand la police est en deuil et a subi ce que je considère comme des outrages extrêmes, mais il convient de le rappeler, ce qui ne revient pas pour autant à justifier les comportements qui conduisent à ces atteintes graves quand bien même seraient-elles relativement rares.

Les sociologues posent une question, à laquelle je ne répondrai pas : la violence progresse-t-elle ou notre sensibilité à la violence évolue-t-elle en raison même du régime des images, qui lui-même change ? Les images de 1934, quand il y en a – elles sont rares – sont des images fixes, ce ne sont pas des images filmées et ne sont pas des images en temps réel. Un ensemble de facteurs a évolué. In fine, la façon d’analyser de la représentation parlementaire et de la société en général détermine si la violence est tolérable.

Un problème grave tient à la distorsion entre les analyses de fractions croissantes de la société. Voilà dix ans, les personnes qui mettaient en cause les violences policières appartenaient à des champs très circonscrits et très honorables – il ne s’agit pas de considérer qu’ils ne le sont pas – de l’espace politique.

Avant d’aller manifester, des personnes, parce qu’elles partageaient le quotidien des membres des forces de l’ordre ou par positionnement politique, étaient en faveur des forces de l’ordre ; elles se sont retournées ensuite, tenant des discours bien plus « radicaux » – j’utilise le terme parce qu’il est très souvent utilisé – que ceux des personnes qui, depuis des années, tenaient un discours critique des forces de l’ordre. C’est cela qui est problématique. Nous touchons là à des questions de représentations. Si les représentations entre les forces de l’ordre et des fractions de plus en plus larges de la société se creusent, il arrivera un moment où il sera compliqué que le maintien de l’ordre soit la coproduction de l’ordre que j’ai évoquée précédemment.

M. Christian Mouhanna. J’ajouterai un élément sur ces différences de perception, sans m’appuyer sur des modèles étrangers ou tirés de l’histoire. Il faut analyser la façon dont est gérée une grande partie des manifestations d’agriculteurs ces dernières années en France. Pour travailler avec la gendarmerie, nous constatons une certaine tolérance. Je ne tiens pas du tout un discours anti-agriculteurs, je veux seulement montrer la différence d’appréciation.

Les agriculteurs manifestent avec du gros matériel et commettent des destructions. Je vous rejoins sur les coûts qui parfois peuvent être élevés. Cela se gère à l’amiable avec les syndicats agricoles et très peu de personnes sont mises en cause ou judiciarisées. On observe une certaine tolérance, je ne dis pas que c’est bien ou mal, comparé à d’autres types de population – c’est que j’entendais quand je parlais de politisation. Un choix est fait de tolérer ou non, on pose le curseur, on décide des limites. Ce n’est pas totalement neutre. On laisse les agriculteurs commettre des actes que l’on considérerait comme intolérables si d’autres populations les commettaient.

Je réagirai sur le monopole de la violence, développé par le sociologue Max Weber, qui soulève la question de la légitimité. À votre argument juridique, on pourrait opposer l’article 12 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, cité abondamment dans les films, et d’autres articles qui affirment que la force publique ne doit pas être utilisée au profit de ceux qui la composent ou la dirigent. Certes, force doit rester à la loi, mais pour parvenir à régler certains problèmes, il arrive que l’on aille un peu trop loin. Ce qui peut être acceptable dans l’interprétation des patrouilles de police dans les banlieues se retrouve dans les questions de maintien de l’ordre. Il convient de poser la question dans le débat public et se demander jusqu’à quel point on peut tolérer certains actes. La poser fait partie de la communication tout comme le débriefing devrait faire partie d’échanges entre les professionnels policiers et la population. On tolère qu’une sous-préfecture soit détériorée, brûlée par certaines populations alors que l’on considère de tels actes intolérables quand une autre population les commet. On pourrait parler de la destruction de commissariats par des populations qui n’appartiennent pas à la catégorie des jeunes de banlieue, non pour dire que c’est mieux ou moins bien, mais pour montrer qu’il existe des différences de traitement.

Retenir certaines des solutions adoptées par les gendarmes pour gérer les manifestations agricoles en les transposant aux manifestations urbaines peut être une source d’inspiration intéressante.

M. Fabien Jobard. Vous avez demandé comment faisaient les policiers allemands pour rétablir l’ordre. Ils disposent de deux armes : d’une part, le nombre. Vous serez surpris en regardant des photos de manifestations dont on peut s’attendre qu’elles soient tendues : manifestations d’extrême droite, d’extrême gauche et très souvent manifestations et contre-manifestations. C’est le lot des manifestations problématiques en Allemagne. Les policiers sont donc en surnombre. Il y a de cela un peu plus de vingt ans, la police et la gendarmerie me disaient qu’il fallait montrer leurs forces pour ne pas avoir à s’en servir. Je puis vous assurer que les policiers allemands n’ont pas à s’en servir.

Autre équipement privilégié : le canon à eau. Je précise que si la puissance du jet du canon à eau est réglée au maximum, il s’agit d’une arme très douloureuse. À Stuttgart, en 2010, un manifestant s’est fait énucléer et a perdu l’usage de ses deux yeux. Du reste, l’État du Bade-Wurtemberg s’est fait condamner et a indemnisé le manifestant, si ma mémoire est bonne, à hauteur de 120 000 euros. C’est une arme, un moyen qui permet d’éloigner les foules, – et la réponse à votre question est dans votre question même – à la différence du LBD qui est une arme de légitime défense de soi ou d’autrui, ce n’est pas une arme de gestion des foules. Il s’agit là d’un sujet dont nous nous sommes longuement entretenus avec vous, monsieur le président.

Dans le domaine du maintien de l’ordre, l’intervention policière repose sur le principe de l’opportunité et du discernement. On ne peut pas considérer que la moindre infraction doit faire l’objet d’une sanction immédiate au prétexte que force doit rester à la loi. Force restera à la loi en dernière instance, pour ainsi dire, sur le long terme. Les institutions ne sauraient être menacées. S’agissant de la mise en mouvement de forces à vocation répressive destinées à faire cesser des infractions, cela doit rester du domaine de l’appréciation in concreto, sur le moment, et non pas un précepte général tel que force doit rester à la loi, sauf à se placer dans une dynamique d’escalade garantie.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci beaucoup de vos témoignages.

 

 

 


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Audition du mercredi 14 octobre 2020

À 17 heures : Audition commune de Mme Brigitte Julien, directrice de l’Inspection générale de la police nationale, et du général Alain Pidoux, chef de l’Inspection général de la gendarmerie nationale

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous accueillons Mme Brigitte Jullien, directrice de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), et le général Alain Pidoux, chef de l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN).

Avant de vous écouter, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(Mme Brigitte Jullien et le général Alain Pidoux prêtent serment.)

Mme Brigitte Jullien, directrice de l’inspection générale de la police nationale. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, avant d’en venir à la déontologie du maintien de l’ordre, je rappellerai que l’IGPN est une communauté d’hommes et de femmes réunis par des valeurs communes : l’objectivité, l’exemplarité, l’expertise. Nous sommes soucieux d’améliorer le fonctionnement de la police nationale et de faire de la déontologie un facteur de performance. Notre institution au service des citoyens remplit cette mission depuis plus d’un siècle au sein de la police nationale.

L’IGPN, ce sont 285 agents, dont 72 % de policiers et 118 enquêteurs officiers de police judiciaire qui agissent dans le cadre des enquêtes judiciaires et administratives.

En 2019, nous avons traité 1 460 enquêtes judiciaires et 224 enquêtes administratives, contre 1 180 enquêtes judiciaires en 2018, soit une augmentation de 23 % de l’activité judiciaire. Paradoxalement, le nombre des enquêtes administratives est en baisse, conséquence d’une meilleure appréhension par la hiérarchie des processus d’enquête, car l’IGPN n’a l’exclusivité ni des enquêtes judiciaires ni des enquêtes administratives.

En 2019, les forces de sécurité ont eu à gérer un type de manifestations particulier qui, comme en 2018, s’inscrivait dans un contexte dégradé d’extrême violence. Elles ont, à cette occasion, fait un plus grand usage des armes de force intermédiaire et de la force physique, soit pour maintenir à distance ou disperser des personnes hostiles, soit pour se défendre contre des actions violentes dirigées directement et à courte distance contre elles.

Certains usages de la force ont occasionné des blessures à des manifestants. Les plus graves ont été constatées au niveau des yeux et du visage – notamment après usage du lanceur de balles de défense (LBD) ou d’une grenade à main de désencerclement – ou au niveau des mains, sous l’effet de souffle d’une grenade lacrymogène instantanée (GLI).

Sur les 1 460 enquêtes judiciaires traitées en 2019, 389 avaient un lien avec l’ordre public, soit 27 %. En 2018, 95 enquêtes judiciaires sur les 1 180 effectuées avaient une relation avec l’ordre public, soit 8 % de nos saisines.

Les violences exercées contre les forces de l’ordre lors des manifestations ont atteint un nouveau degré et entraîné des ripostes nombreuses et plus fermes, donc un plus grand nombre de blessés. La récurrence des épisodes entraîne mécaniquement un risque plus élevé pour l’intégrité des personnes, usagers et forces de l’ordre. Si des blessures graves ont été provoquées par l’usage de la force ou des armes, aucun des moyens utilisés n’apparaît significativement de nature à créer plus de dommages que les autres.

Pour garantir l’accomplissement de sa mission de protection des personnes et des biens, le policier est autorisé par la loi, dans les limites de la nécessité et de la proportionnalité, à employer la force ou la contrainte légitime. Ces principes de proportionnalité et de nécessité dans l’usage de la force sont consacrés tant par le droit international et européen des droits de l’homme que par le droit interne, c’est-à-dire le code pénal et le code de la sécurité intérieure.

Il est permis de constater la tendance nette et très contemporaine à contester l’action de la police dès lors qu’elle recourt à la force – bien que ce recours soit a priori justifié juridiquement par la théorie de l’apparence. L’usage de la force est contesté au motif qu’il est violent. Or la violence incontestable, consubstantielle à l’usage de la force, n’est pas le signe et encore moins la preuve qu’elle soit injustifiée, pas plus du reste qu’une blessure causée.

Les manifestations des Gilets jaunes ont conduit les forces de sécurité à faire usage de la force dans des contextes souvent inédits d’extrême violence dirigée directement contre elles. Les manifestations répétées et la violence qui les a accompagnées ont donné lieu à une augmentation sans précédent du nombre de saisines judiciaires de l’IGPN. Ces saisines ne procédaient pas d’une suspicion, par une autorité judiciaire ou un service d’enquête, d’illégitimité de l’action de la police mais de la seule contestation de cette action par un usager.

Au sujet des Gilets jaunes, nous avons traité, depuis le 17 novembre 2018, 406 dossiers judiciaires, dont 311 ont été retournés à l’autorité judiciaire. Les suites connues de l’IGPN sont les suivantes : quatre condamnations, six poursuites, quatre mises en examen. Quinze policiers ont fait l’objet de mesures alternatives aux poursuites. Par ailleurs, 205 dossiers ont été classés par les parquets.

Soixante-sept enquêtes administratives ont été ouvertes par l’IGPN, dont trente ont déjà été retournées à l’autorité administrative. Dans huit enquêtes, il a été ou il va être retenu un usage disproportionné de la force à l’encontre de dix-sept policiers. Ces chiffres ne tiennent pas compte des enquêtes traitées par les autorités locales, puisque nous n’en avons pas l’exclusivité.

On assiste à une nette tendance à contester par principe tout usage de la force et même de la contrainte au nom de la liberté d’aller et de venir, quand bien même les ripostes et usages de la force par les forces de sécurité intérieure seraient pleinement justifiés. Cette judiciarisation systématique remet en question toute action de police. Ce constat qui touche essentiellement le maintien de l’ordre semble s’étendre au droit commun de l’opération de police judiciaire, voire des services d’intervention, tels que l’unité de recherche, assistance, intervention, dissuasion (RAID) ou la brigade de recherche et d’intervention (BRI), dans des interventions périlleuses.

Il résulte de cette situation un risque de paralysie des agents, au-delà de l’action de l’institution de la police, et un engorgement réel de l’inspection générale. Il convient de rassurer et de protéger les agents de police placés désormais dans une position d’incertitude et confrontés à un risque juridique exorbitant. Agir les expose de facto au risque contentieux. Ne pas agir ou différer le moment du recours à la force les expose physiquement et peut les conduire à échouer dans leur mission de protection des personnes et des biens. Cette question interroge la police nationale, mais aussi ses donneurs d’ordres, ses partenaires et la société, car c’est bien la légitimité du dernier rempart qui est ici contestée.

Général Alain Pidoux, chef de l’inspection générale de la gendarmerie. Merci de votre invitation à partager le regard du chef de l’inspection générale de la gendarmerie nationale, également référent déontologie de la gendarmerie.

Au cours des trois dernières années, nous avons été fortement sollicités. En 2018, on a compté 361 gendarmes mobiles blessés en mission de maintien de l’ordre, et 196 en 2019.

J’irai à l’essentiel pour indiquer le regard que nous portons, le constat que nous faisons et le travail que nous réalisons en matière de déontologie.

En ma qualité de chef de l’inspection, je peux dire que l’emploi de la force a été maîtrisé. Il n’y a pas eu de dysfonctionnement majeur et l’emploi des armes a été contenu.

Au regard du niveau de l’emploi, nous dénombrons très peu de signalements à l’IGGN. De 2018 aux six premiers mois de 2020, nous avons reçu soixante-sept réclamations de particuliers pour usage injustifié ou disproportionné de la force, dont vingt-trois liées aux manifestations des Gilets jaunes. En 2018, nous en avons eu vingt-sept, dont sept liés aux manifestations des Gilets jaunes. Seize saisines ont été clôturées, cinq ont donné lieu à un classement sans suite par l’autorité judiciaire, six n’ont pas encore fait l’objet de décision judiciaire et deux ont conduit à des poursuites ; les gendarmes ont été convoqués devant le tribunal correctionnel. En 2019, on dénombre trente-trois saisines, dont seize liées aux manifestations des Gilets jaunes et vingt-et-une saisines pour l’inspection générale. Dix ont été clôturées, quatre ont donné lieu à un classement sans suite de l’autorité judiciaire et six n’ont pas encore fait l’objet de décision. En 2020, nous avons eu sept saisines dont aucune n’est clôturée et qui toutes ont été transmises aux magistrats.

Comme l’IGPN, l’IGGN n’a pas le monopole des enquêtes internes. Quand elles sont simples, elles sont traitées par les sections de recherches, voire les brigades de recherches des régions.

S’agissant des statistiques disciplinaires, qui ne concernent que l’usage illégitime de la force, faute de pouvoir rechercher dans les bases, nous avons effectué des recherches manuelles. En 2018, dix-sept sanctions administratives ont été prononcées pour usage non maîtrisé de la force, quatorze en 2019 et treize depuis le début de l’année. Ces sanctions sont prises par les chefs des formations administratives.

Je peux formuler des propositions au directeur général ou au commandant des formations administratives, mais je n’ai pas le pouvoir de sanctionner. Le suivi que j’effectue me permet de dire que les gendarmes mobiles ont agi dans la quasi-totalité des cas avec beaucoup de discernement. La proportionnalité est avérée. Même si on en parle peu, nous sommes toujours confrontés à des maintiens de l’ordre très durs. Cette nuit encore, à Mayotte, nous étions engagés dans des opérations difficiles. Nous avons employé des grenades lacrymogènes et un tir de LBD. On parle peu de la France d’outre-mer, mais le maintien de l’ordre y est très difficile et la situation par endroits dégradée.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. On connaît l’existence de vos deux inspections, mais on a moins l’occasion de vous entendre et d’apprendre concrètement comment vos structures fonctionnent. Pourquoi les saisines sont-elles plus nombreuses en matière de police que de gendarmerie ? Madame la directrice, vous avez donné quelques chiffres pour 2019. Qu’advient-il des saisines ne donnant pas lieu à enquête judiciaire ? Pouvez-vous nous dire un mot des enquêtes administratives et des sanctions administratives prises à l’encontre d’agents en l’absence d’enquête judiciaire ?

Comment menez-vous vos investigations ? Vous n’avez pas l’un et l’autre de pouvoir de sanction direct, mais c’est sur vos rapports et vos recommandations que des sanctions sont éventuellement prises. Entendez-vous les personnes concernées ? Des conseils ou des avocats peuvent-ils intervenir ?

Nous avons entendu des critiques sur l’objectivité et la neutralité des inspections. Certains leur reprochent d’être juges et parties. À quels obstacles vous heurtez-vous pour faire la lumière sur les affaires dont vous êtes saisis ?

En novembre 2014, dans un rapport de l’IGGN et de l’IGPN – une commission d’enquête de l’Assemblée s’était également penchée sur les événements de Sivens – vous souligniez la complexité du cadre légal et réglementaire applicable à la gradation des moyens et matériels utilisés dans le cadre du maintien de l’ordre. Est-ce toujours d’actualité ? Comment rendre la gradation conforme aux principes ? Qu’en est-il de l’instruction commune d’emploi des munitions et des armes au maintien de l’ordre du 2 août 2017 ?

Il semble qu’un outil ait été mis en place pour faciliter les retours d’expérience des forces de gendarmerie et de police engagées dans des opérations de maintien de l’ordre. Avez-vous des éléments à ce sujet ? J’ai reçu récemment, comme certains de mes collègues, un fascicule où il est question des traumatismes subis par des agents engagés dans des opérations difficiles et des moyens de les traiter.

Avez-vous été associée à l’élaboration du nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) ? Avez-vous des préconisations à faire pour l’améliorer ?

Mme Brigitte Jullien. L’IGPN est davantage saisie que l’IGGN non parce que les gendarmes sont moins souvent en cause que les policiers, mais parce que les affaires ont souvent lieu en zone de police.

L’IGPN agit sous l’autorité du directeur général. En matière d’enquêtes administratives, nous pouvons être saisis par quatre autorités : le ministre de l’Intérieur, le directeur général de la police nationale, le préfet de police et le directeur général de la sécurité intérieure, en ce qui concerne les agents de la police nationale. L’IGPN est aussi compétente pour la préfecture de police. Les enquêtes administratives sont menées sur des manquements, puisque nous nous fondons sur le code de déontologie, que tous les policiers et les gendarmes ont constamment avec eux.

L’IGPN est la seule inspection à avoir contribué à la modélisation de l’enquête administrative, puisque nous avons créé en 2014 un guide pratique de l’enquête administrative prédisciplinaire. Validé par le tribunal administratif et le Conseil d’État, il est notre règle pour agir en ce domaine. L’enquête administrative n’a rien à voir avec une enquête judiciaire puisque nous n’avons pas de moyens de coercition. C’est un mémento que nous utilisons pour former les services de police à la réalisation de petites enquêtes administratives. L’IGPN n’est pas saisie de tout. Un vol dans un vestiaire entre collègues n’est pas traité par l’IGPN mais par l’autorité hiérarchique, dans le cadre du devoir de réaction de l’autorité administrative.

L’enquête administrative est menée selon les règles que nous avons établies et peut aboutir à des sanctions. Tout policier entendu dans une enquête administrative peut être assisté d’un conseil : avocat, collègue, syndicaliste, journaliste ou même psychologue.

Comme l’a dit très justement le général Pidoux, nous ne sommes ni une autorité de sanction ni une autorité de justice, mais une autorité d’enquête. Nous ne faisons que proposer des sanctions. En 2019, l’IGPN a proposé environ 300 sanctions ; l’autorité hiérarchique de la police nationale en a prononcé 1 678. En ce qui concerne les mauvais traitements à la personne, nous n’avons pas relevé de manquements spécifiques en matière d’ordre public. Le manquement au devoir de respecter la dignité de la personne, le manquement au devoir de protection de la personne interpellée et l’usage disproportionné de la force ou de la contrainte sont les trois types de manquements que nous avons relevés lors d’une opération de maintien de l’ordre, sur cinquante-deux sanctions enregistrées en 2019, c’est-à-dire 3 % de l’ensemble.

Bien que nous n’ayons pas de moyens de coercition, nous menons des enquêtes approfondies. Nous travaillons comme en enquête criminelle, car il y va de la responsabilité de l’administration et de l’honneur d’un policier. Ce n’est pas rien, puisqu’on se demande à chaque fois si le policier est digne de rester parmi nous. C’est la question que nous avons tous en tête lorsque nous conduisons une enquête.

L’instruction du 2 août 2017 régissant l’usage des armes au sein de la police et de la gendarmerie n’a pas été modifiée.

Quant à l’élaboration du SNMO, nous y avons été associés au début. Après les recommandations que nous avons faites, nous n’avons pas travaillé régulièrement avec le ministre de l’Intérieur, mais il a pris en compte les remarques de l’inspection sur le port de la cagoule, l’identification du policier, la grenade à main de désencerclement et l’information des manifestants.

Général Alain Pidoux. La gendarmerie mobile, ce sont 14 000 personnels, niveau comparable à celui des CRS. Notre cadre d’emploi, c’est à 80 % en zone de police et à titre exclusif outre-mer. J’ai évoqué nos difficultés à Mayotte, auxquelles s’ajoutent celles rencontrées en Nouvelle-Calédonie et en Guyane. Notre emploi est soutenu. Nous nous retrouvons souvent côte à côte avec les unités de CRS. Sur le terrain, on trouve des unités solides, rodées au maintien de l’ordre, tandis que des structures moins habituées aux confrontations peuvent rencontrer plus de difficultés.

L’IGGN compte vingt gendarmes enquêteurs qui réalisent les enquêtes administratives sensibles. Je dispose en outre d’un bureau des enquêtes administratives et d’un peu plus d’une dizaine de gendarmes répartis entre Paris et chaque zone de défense – où ils travaillent en binômes. Comme pour la police, nous avons rédigé un memento. Nous ne mettons pas les personnes en garde à vue, mais les enquêtes sont contraignantes, précises et réglementées. À l’issue d’une enquête administrative, nous déterminons les responsabilités et présentons au numéro deux de la gendarmerie, le major général, nos préconisations et nos propositions de sanction, de mobilité ou le recours à un conseil d’enquête pouvant aboutir à une radiation des cadres.

Il est facile de nous reprocher d’être juge et partie. Des études comparatives montrent que tous les pays ont, comme le nôtre, un système intégré dans lequel policiers et gendarmes enquêtent sur leurs propres troupes. Cette critique extérieure suscite de l’inquiétude dans les rangs de la gendarmerie où l’on éprouve un profond respect pour les personnels de l’IGGN. Comme souvent, nos amis canadiens ont essayé un autre système, qui fait appel à des personnels civils recrutés et formés. Mais depuis trois ans, ils subissent de graves dysfonctionnements et ont limogé leur directeur, jugé coupable de malversations. Je suis prudent. Le système actuel donne satisfaction. Nous connaissons la maison, nous avons des capacités d’investigation.

Je rappelle que nous agissons sous le contrôle quotidien des magistrats et d’autres autorités administratives indépendantes. Vous recevrez le Défenseur des droits, qui nous saisit environ trois fois par an. Nous faisons des enquêtes et nous lui répondons. La police comme la gendarmerie française sont des institutions très contrôlées et très observées.

Nous rencontrons parfois des difficultés à cause du manque de preuve, c’est-à-dire, souvent, d’images. Dans une enquête que nous venons de clore, nous avons pu montrer, grâce à une vidéo, qu’une personne âgée était tombée à une trentaine de mètres du premier gendarme, donc sans relation avec la présence des forces de l’ordre. Les magistrats s’appuient sur l’élément décisif qu’est la preuve par l’image. Je ne peux qu’être très favorable à une réflexion sur le développement du recours à l’image et au fait que policiers et gendarmes puissent capter les images et les retransmettre en direct. Convié à témoigner devant la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), j’ai exprimé le souhait que policiers et gendarmes aient les mêmes droits que les autres citoyens de capter les images et de les utiliser pour se défendre.

On dénonce souvent la complexité du cadre légal, mais quand la justice se prononce clairement, l’application de ses décisions est simple. Ce fut le cas dans une affaire récente relative à une centrale à gaz de production électrique, à Landivisiau. La sanction ayant été précisément énoncée – 5 000 euros d’amende pour les personnels entrant dans le périmètre fixé –, nous n’avons plus rencontré de problèmes. Il faut une grande clarté dans la volonté de faire respecter ce qui a été décidé et une grande cohérence dans les décisions régaliennes.

Depuis 2017, les instructions relatives à l’usage des armes sont claires. Au cours de ma carrière, j’ai vu notre arsenal s’enrichir pour le bien de tous et pour nous mettre en mesure de réagir avec toute la progressivité nécessaire. Nous avons vu arriver des LBD, puis des pistolets à impulsion électrique (PIE). Du bâton à l’arme à feu, toute une panoplie nous permet de graduer notre réponse. Un audit est en cours, qui débouchera sur des propositions au directeur général en vue de limiter le nombre de blessés dans les rangs de la gendarmerie départementale. J’ai invité l’officier général qui en est chargé à proposer le développement du PIE, qui est l’arme la plus facile d’emploi et la plus dissuasive. Quand on intervient à deux, le PIE permet de neutraliser en sécurité, par exemple une personne sous imprégnation alcoolique qui a frappé violemment sa compagne.

Une cellule de retour d’expérience (RETEX) a été constituée, dirigée par un général et un colonel. Le dispositif a été très utilisé pour la crise du covid. De tout temps, il y a eu, à Saint-Astier, une structure destinée à exploiter les rapports des commandants d’escadrons et des commandants de roulement intervenant pour le maintien de l’ordre. Nous avons une culture militaire du retour d’expérience. Dans la gendarmerie départementale, il est bien plus exploité qu’avant. En gendarmerie mobile, c’était déjà un réflexe.

L’inspection générale n’a pas été associée à la rédaction du schéma national du maintien de l’ordre, ce qui est tout à fait normal. Le directeur général connaissait l’ensemble des saisines et des difficultés auxquelles nous avions été confrontés. En trois ans, nous n’avons eu que neuf blessures par LBD, dont une grave. La direction des opérations et de l’emploi pour la gendarmerie a contribué avec le directeur général à l’élaboration du SNMO.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous avons entendu à plusieurs reprises ce plaidoyer en faveur du PIE, communément appelé Taser, que détiennent certains policiers et gendarmes, en service spécialisé ou non. Il est décrit comme un moyen moderne de suppléer à la neutralisation par étranglement et mise au sol, qui pose problème. Je suppose que le groupe de travail de la police nationale qui étudie les techniques d’interpellation a étudié l’usage du PIE. Vous avez tous et toutes, dans vos unités respectives, de très bonnes idées mais l’observateur a parfois l’impression d’un manque de transparence et d’ouverture à des gens de l’extérieur pour travailler sur les techniques professionnelles. Ces méthodes opérationnelles se traduisent par des faits sur la voie publique et, à ce titre, doivent être débattues par l’ensemble de la société. Quelques spécialistes sont venus participer à ces groupes de travail, mais pourquoi la police et la gendarmerie n’ouvrent-elles pas portes et fenêtres afin d’être moins critiquables par les médias et par une partie orientée de l’opinion publique, alors que, dans la majorité des cas, leur action sur le terrain est incontestable ?

Mme Brigitte Jullien. Deux groupes de travail ont été successivement constitués : le premier a été conduit par son directeur général, pour la gendarmerie ; le second a été confié par le directeur général de la police nationale à un directeur départemental de la sécurité publique, qui lui rendra ses conclusions. La restitution des conclusions est en cours. Ce dernier groupe de travail comprenait un médecin, des sportifs de haut niveau et d’autres personnes extérieures à la police nationale, ainsi que des usagers des techniques, c’est-à-dire des policiers de terrain. Il n’y avait pas que des formateurs en techniques et sécurité en intervention (TSI) enseignant sur leur tatami. Ce groupe de travail produira des conclusions intéressantes.

Si je ne peux dire pourquoi il n’y a pas plus d’ouverture, je puis indiquer que l’IGPN a proposé la création d’un comité d’évaluation de la déontologie de la police nationale, qui a été validée par le ministre de l’Intérieur. Ce ne sera pas une structure permanente, mais j’ai proposé d’y associer un député, un sénateur, des professeurs d’université, un magistrat, des avocats, des représentants d’associations comme l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) et Amnesty International, avec lesquelles je travaille, le Défenseur des droits, un journaliste. J’espère pouvoir le réunir au moins une fois d’ici à la fin de l’année pour échanger sur l’usage des armes et de la force. Je souhaite recueillir des propositions sur nos techniques d’intervention, sur notre façon de travailler et avoir l’avis de la société civile.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Lors de la table ronde précédant votre audition, on nous a dit que les armes non létales comme le LBD ou le Taser pouvaient se révéler dangereuses, dans la mesure où elles sont utilisées plus facilement que des tirs à balle réelle.

Général Alain Pidoux. Depuis dix ans, dans la gendarmerie, nous avons réduit annuellement le nombre d’ouvertures du feu de 23 %, celui-ci étant passé de quatre-vingt-dix en 2010 à soixante-quinze aujourd’hui. En trois ans, nous avons utilisé mille fois le LBD. J’estime que c’est un emploi d’une grande maîtrise. D’emblée, nous avons institué des superviseurs. Croyez bien que les gendarmes qui utilisent cette arme de force intermédiaire en mesurent la sensibilité et le danger potentiel. À l’évidence, il est bien moins dangereux de tirer avec un LBD qu’avec un pistolet et cela contribue à la diminution du nombre de tirs par arme à feu.

Je confirme que le PIE est une arme décisive, très dissuasive, certainement la plus dissuasive. Son développement et les nouveaux moyens attendus nous permettront d’être encore plus performants, d’autant que chaque PIE sera désormais équipé d’une caméra.

Je suis surpris que vous fassiez état d’un défaut de transparence. Depuis que nous travaillons sur les techniques d’intervention, c’est-à-dire depuis 2002, nous avons toujours associés aux réflexions des chercheurs, des médecins, pas seulement du service de santé des armées, et des sportifs. Nous avons supprimé tout ce qui pouvait être dangereux, ce qui a d’ailleurs conduit le ministre à ne pas nous convier au groupe de travail de la police nationale sur les techniques d’intervention, parce que nous n’étions pas concernés par certaines pratiques. En revanche, à Saint-Astier, un groupe de réflexion permanent travaille avec nos amis partenaires de la Guardia Civil, qui ont développé des méthodes éprouvées.

Les techniques que 80 000 personnels doivent maîtriser de manière réflexe doivent être accessibles au plus grand nombre. Face à quelqu’un qui a bu, qui a perdu la raison, qui est dangereux, qui fonce sur vous, le maniement doit devenir réflexe et les gestes doivent être faciles. Les hommes et les femmes que nous faisons intervenir ne sont pas toujours des deuxièmes lignes de rugby. Le PIE permet de maîtriser un adversaire parfois hors de contrôle, en réduisant au mieux sa dangerosité.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vous avez évoqué les difficultés du maintien de l’ordre en outre-mer. Pourriez-vous les préciser selon les territoires ? Des incidents ont-ils donné lieu à des suites disciplinaires ?

Général Alain Pidoux. J’ai insisté dans mon propos introductif sur la difficulté des outre-mer. Le directeur général de la gendarmerie a cité des chiffres : en dix ans, le nombre des blessés en intervention dans les outre-mer a augmenté de 118 %, contre 63 % dans l’Hexagone.

À Mayotte, il y a quasiment tous les soirs des confrontations, des barrages, des barricades. Les gendarmes sont soumis à des caillassages. Il y a trois jours, l’un d’entre eux a été touché à la gorge par un tesson de bouteille. Des jeunes sont hors de contrôle et nous devons continuer à rétablir la sécurité et à ramener le calme. Presque toutes les nuits, nous sommes à la manœuvre. J’ai rencontré des gendarmes mobiles de retour après trois mois d’emploi, épuisés et heureux de rentrer.

Avant de parler des sanctions, je soulignerai l’absence de problème. Cette année, je suis saisi d’une seule difficulté outre-mer. On ne peut pourtant pas dire que ces territoires sont exempts de crispations sociales. Ceux qui les connaissent peuvent témoigner que la présence de gendarmes, y compris de gendarmes mobiles, y est considérée comme un puissant régulateur social.

La Nouvelle-Calédonie est un territoire difficile. Nous avons dû remplacer le blindage de nos véhicules, parce que des tirs d’armes de grande chasse avaient traversé le blindage de véhicules blindés à roues (VBRG). Nous avons maintenant une vingtaine de véhicules de l’avant blindé (VAB). L’État doit continuer d’intervenir dans des conditions difficiles, même en dehors des périodes électorales que nous venons de vivre.

En Guyane, la violence est permanente. La proximité du Brésil, du Surinam, le trafic de produits stupéfiants provoquent de vives tensions. Regardez le nombre d’homicides dans ce département ! Le nombre d’ouvertures du feu par les services de gendarmerie représente environ la moitié de celui enregistré dans l’ensemble du territoire français.

Aux Antilles, le climat social reste fragile, en particulier à Fort-de-France. Le groupe Rouge Vert Noir, très virulent, oblige l’ensemble des partenaires de l’État à agir avec discernement. Les gendarmes présents pour réguler et intervenir en zone de gendarmerie, mais aussi en secteur de police, puisque nous sommes les seuls dans les territoires d’outre-mer, le font avec grande difficulté.

M. Meyer Habib. La police et la gendarmerie étant détentrices de la force légitime, j’ai beaucoup de mal, dans un État de droit, à entendre parler de « violences policières ». Je réfute fermement l’expression. Le maintien de l’ordre, mission de l’État régalien par excellence, repose avant tout sur la capacité de dissuasion, c’est-à-dire la possibilité d’emploi réel et proportionné de la force. Même si la prévention des dysfonctionnements motive votre présence aujourd’hui, je ne peux pas ne pas penser à ce qui s’est passé à Herblay, à Champigny-sur-Marne ou à Savigny-sur-Orge. Je vois des provocations, des policiers bousculés, insultés. Je vois des agressions des forces de l’ordre en meute. Ceux qui sont censés assurer l’ordre sont souvent paralysés, impuissants face au déchaînement de la violence. La peur de la police disparaît, ce qui est dramatique non seulement pour eux mais aussi pour la France et tous ses citoyens.

Il y a peut-être 25 % d’enquêtes en plus, mais aujourd’hui, tout est filmé. C’est pourquoi il me paraît urgent que des webcams filment toutes les interventions, comme c’est le cas dans certains pays comme Israël, que je connais bien. Cela tranquillise tout le monde. C’est une piste pour les législateurs que nous sommes.

Concernant la légitime défense, entre le système américain où des malheureux se font tirer dans le dos et le système français, il existe un juste milieu. Je suis d’accord avec Éric Ciotti pour dire qu’à Champigny-sur-Marne, on aurait dû ouvrir le feu face à une agression par des mortiers et des armes lourdes qui aurait pu tuer. Il convient d’assurer la protection juridique des forces de l’ordre. Un cadre doit leur permettre d’assurer leur fonction en toute sécurité, sans être tétanisés par la peur de perdre leur emploi ou de voir leur vie brisée pour une réaction qu’ils n’auraient peut-être pas dû avoir, mais qu’ils doivent déclencher en quelques dixièmes de seconde. Nombre de policiers sont à bout. Quand on parle de riposte, les gens pensent à une bavure, alors qu’il y en a très peu.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous avons bien entendu fait part de notre émotion face à un certain nombre de faits récents qui ont mis en cause la sécurité ou la vie de policiers.

M. Jérôme Lambert. Quelle est, parmi les saisines liées au maintien de l’ordre, la répartition entre celles concernant les forces spécialisées que sont les CRS et les gendarmes mobiles, et les autres ? Au cours de nos auditions, sont apparues les difficultés de la gestion par des forces non spécialisées d’une manifestation qui dégénère. On nous a dit que les CRS ou les gendarmes mobiles, plus rompus et mieux formés au maintien de l’ordre, géraient mieux ce genre de situation. Est-ce votre avis ?

Mme Brigitte Jullien. Depuis quelques années, les policiers sont équipés de caméras-piétons. Nous en avons expérimenté deux modèles. De fait, la vidéo s’impose désormais dans toutes les opérations de police. En matière judiciaire, tout support vidéo, quel qu’il soit, et pas seulement la caméra-piéton tenue par un policier, est admis par la justice. Dans de nombreuses affaires où des policiers sont mis en cause, les scènes filmées par des téléphones portables ont été prises en compte par la justice.

Les caméras-piétons sont acceptées et même réclamées par les forces de l’ordre. À la demande du directeur général, nous venons de rendre un rapport sur le prochain marché public à passer conjointement avec la gendarmerie. Nous notons qu’il existe une forte attente de la part des policiers d’un dispositif de caméras-piétons au rechargement rapide et facile d’utilisation. Nous ne devons pas les décevoir, au risque de voir le matériel finir à la poubelle.

La vidéo est indispensable. Dans nos enquêtes judiciaires, nous exploitons tous les supports vidéo. Nous visionnons des milliers d’heures, qu’elles proviennent de la préfecture de police, de Facebook, d’Instagram et de tous les autres réseaux sociaux, pour avoir toutes les prises de vue possibles et établir la chronologie des faits.

Je rappellerai que les armes de force intermédiaire nous ont été attribuées en tant que moyen de gradation d’usage. On ne veut pas dire aux policiers qu’ils n’ont que leur arme létale pour remplir leur mission. Il y a des bâtons de défense, le tonfa, le LBD, les grenades, dont la grenade à main de désencerclement. Je précise que le PIE n’est pas utilisé en mission de maintien de l’ordre. Il est destiné à neutraliser un individu en crise de folie, suicidaire ou autre.

Du point de vue juridique, en vertu du principe de protection fonctionnelle, dès qu’un policier est mis en cause, un dispositif suivi par les directions se met en place automatiquement. Il n’a pas de frais d’avocat à débourser et peut être représenté devant les tribunaux.

Nous n’avons pas établi la part du nombre de saisines effectuées selon qu’il s’agisse des CRS, des brigades anticriminalité (BAC), des brigades de répression de l’action violente (BRAV) ou des compagnies départementales d’intervention (CDI). Sur les 406 dossiers d’enquête relatifs aux manifestations des Gilets jaunes, 206 ont été classés, parce que l’usage de la force était légitime ou parce qu’on n’a pu identifier l’auteur du tir. En regardant les images de manifestations de Gilets jaunes, notamment dans les premiers mois, nous n’arrivions pas à identifier l’unité en présence au moment où la personne a été blessée, en raison du brassage phénoménal des forces en présence. Prévues, par exemple, porte de Vincennes, elles se sont retrouvées porte Maillot, parce qu’elles ont travaillé douze heures d’affilée et parcouru jusqu’à quarante kilomètres par jour en courant dans tous les sens. Or nous devons commencer par relever le positionnement des gens pour identifier le tireur. Il arrive aussi que la victime ne sache pas où elle était, beaucoup de provinciaux étant montés à Paris pour manifester. Si on ne sait pas où elle a été blessée, on ne peut savoir qui elle avait en face d’elle.

Si nous avons eu moins de personnes blessées par les tirs de LBD par les CRS ou autres unités constituées, que par les unités en civil, BRAV, BRI et BAC, c’est parce que les CRS n’utilisent pas le LBD en maintien de l’ordre. En revanche, les BAC et les CDI, habituellement positionnées dans les quartiers difficiles, emploient cet outil de lutte contre les violences urbaines. Projetées dans les manifestations, elles étaient dotées des outils pour interpeller. Davantage d’unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre ont fait usage du LBD, mais elles ne faisaient pas du maintien de l’ordre, elles étaient utilisées pour interpeller les fauteurs de trouble. Le dispositif global comprenait des unités constituées pour rétablir l’ordre et des unités en civil spécialisées pour faire de l’interpellation.

Général Alain Pidoux. Mesdames et messieurs les députés, je partage partiellement vos observations, mais soyez assurés que je ne ressens nulle impuissance. Je vois des gendarmes qui n’ont pas du tout peur de s’engager. Il y a trois mois encore, je voyais une gendarmerie capable de se mobiliser très rapidement sur le terrain pour faire face à des incidents. Soyez assurés que je ne ressens aucune impuissance de la part de l’État pour faire face à quelque problème que ce soit.

Je partage avec vous, et je l’ai dit d’emblée, le besoin de captation d’images qui doit nous amener à progresser, et les réflexions en cours nous conduiront certainement à le faire.

En revanche, je ne suis pas d’accord avec vous sur la légitime défense. Non, on n’aurait pas dû tirer. Ce n’est pas parce qu’on lance des pétards et des fusées sur elles que les forces de l’ordre doivent ouvrir le feu.

M. Meyer Habib. Au mortier !

Général Alain Pidoux. Dans la nuit du premier de l’an, on a tiré au mortier sur les gardes républicains de la caserne Kellermann, et nous n’avons pas ouvert le feu. Nous sommes sortis pour aller chercher les agresseurs et ils sont partis.

Il faut savoir raison garder et revenir à la proportionnalité. Comme au rugby, il faut aller sur le terrain de l’adversaire pour le faire reculer. La légitime défense, c’est grave ; ouvrir le feu, c’est d’une gravité absolue. En 2017, nous avons eu quatre morts liés à l’usage des armes par les gendarmes, sept en 2018, deux en 2019 et deux depuis le début de l’année. Aller voir les parents après que vous avez neutralisé quelqu’un, c’est très dur. Avant de tirer avec son pistolet, le gendarme fait preuve de maîtrise. Le GIGN se situe à un stade encore supérieur. Utilisons la panoplie de moyens de force intermédiaire dont nous disposons.

La protection fonctionnelle se déploie quand un gendarme a besoin d’être accompagné par un avocat. En six ans, le nombre de demandes de protection fonctionnelle a doublé, ce qui montre bien que l’adversité ne cesse de grandir.

Je voulais souligner un point qui n’a pas encore été évoqué, à savoir la place du chef. Sur le terrain, il faut des chefs. C’est le chef qui régule, agit, mobilise. C’est lui qui dit : « On monte ! », ou bien : « On va ouvrir le feu ! ». Les gendarmes ne sont pas toujours en binôme. La place du chef est essentielle. À la direction générale, nous travaillons sur la place du chef. Un document a été rédigé à ce sujet. En une phrase, un vrai chef est bienveillant, profondément humain, mais il est hyper exigeant et intransigeant sur les principes fondamentaux. C’est à ces conditions qu’un chef est respecté. Plus la situation devient périlleuse, plus il y a d’explosions, et plus le chef doit être serein et capable de mener ses hommes dans la bonne direction. Le premier d’entre eux est le directeur général, auquel je soumets des propositions de formation pour préparer les chefs de demain. Face à une plus grande adversité, à des difficultés croissantes et à la médiatisation, il doit être capable d’agir de la même façon lorsque tout va bien et le jour où, démuni de tout moyen technique, il doit commander à la voix.

Des pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG) ont été très utilisés pour renforcer les forces de police devant des préfectures. À Quimper, le directeur général a décidé de les équiper et de former le numéro un et le numéro deux de chaque PSIG. J’ai été surpris de constater à quel point ces personnels ont agi avec proportionnalité et discernement. Nous sommes intervenus au début, en tenue d’intervention mais sans bouclier et sans équipement spécifique. J’avais l’avantage en Bretagne d’avoir un PSIG qui, à ma demande, avait été exceptionnellement équipé pour gérer les matchs de football à Guingamp, quand l’équipe d’En avant Guingamp avait le bonheur de jouer en première division. Nous avons utilisé l’expérience acquise. Dans tous les départements, des moyens permettent aux personnels des PSIG d’intervenir avec de tels équipements et des chefs qui ont suivi à Saint-Astier la formation élémentaire nécessaire.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Comment l’action de ce chef s’articule-t-elle avec celle du superviseur de LBD ? Qui donne l’ordre ?

Général Alain Pidoux. Il y a quatre LBD dans chaque escadron, un par peloton, dirigé par un commandant de peloton. À côté du tireur de LBD, le superviseur identifie la personne la plus agressive qui a, par exemple, envoyé des bouteilles d’acide ou des jets divers. Ce sont des petites structures de sept personnes. Le chef qui est juste derrière lui donne le top pour procéder à un tir de LBD. Tout cela se passe dans un périmètre très réduit, une largeur de rue, qui permet de commander à vue et à la voix.

Mme Aude Bono-Vandorme. L’arrêté du 10 juin 2020 instituant un collège des inspections générales présidé par le chef de service de l’inspection générale de l’administration (IGA) prévoit qu’il soit réuni au moins quatre fois par an afin de veiller « à la cohérence méthodologique et déontologique des pratiques professionnelles de l’inspection générale ». Ce collège s’est-il déjà réuni et, le cas échéant, qu’est-il ressorti de cette réunion ?

Mme Camille Galliard-Minier. Notre commission d’enquête examine la question du respect de la déontologie dans le cadre du maintien de l’ordre. Au cours de nos auditions, nous avons constaté un défaut de confiance entre les forces chargées du respect de l’ordre public et les personnes venues manifester. Celui-ci résulte de l’impression que l’attitude des personnes chargées du respect de l’ordre public va parfois au-delà de la violence légitime ou proportionnée et que les sanctions – quand il y en a – sont prononcées tardivement. Le Premier ministre avait rappelé le triptyque confiance, respect et exigence, dont les deux premiers éléments sont aussi importants que le dernier. Vous êtes les détenteurs de l’exigence.

Madame la directrice, vous avez souligné dans vos propos liminaires que l’IGPN devait veiller à ce que les policiers soient correctement traités, ce qui est parfaitement normal, mais je vous ai peu entendue dire que vous étiez là aussi pour sanctionner ceux qui ne faisaient pas bien leur travail. Un policier qui ne fait pas bien son travail jette l’opprobre sur l’intégralité de la profession, ce qui a un effet déstabilisant pour notre société. Une société qui n’a pas confiance en sa police est une société qui va mal. Votre institution étant au cœur de cette problématique, il importe de recentrer cette notion pour assurer les personnes confrontées aux policiers que votre institution est là aussi pour les sanctionner.

Lorsque quelqu’un pense avoir été victime d’une blessure et de violences non justifiées, qui doit-il saisir ? Comment obtenir de la lisibilité sur les personnes sanctionnées et la nature de la sanction ? Cela me paraît nécessaire au bon fonctionnement de notre démocratie.

Mme Brigitte Jullien. Le collège des inspections générales ne s’est pas encore réuni ; il doit tenir une réunion préparatoire début novembre et être installé officiellement d’ici à la fin de l’année par Mme Marlène Schiappa.

En ce qui concerne le défaut de confiance envers les forces de sûreté intérieure et les sanctions jugées tardives, comme le directeur général vous l’a dit, la police nationale représente 7 % des effectifs de la fonction publique et totalise 50 % du nombre de sanctions prononcées pour l’ensemble de la fonction publique. En 2019, sur les 1 678 sanctions infligées, vingt-et-une prononçaient la révocation de policiers. On ne peut pas dire que la police nationale ne sanctionne pas.

Dans mon propos liminaire, j’ai évoqué l’ordre public et la déontologie mais je n’ai pas parlé de sanctions, parce que l’IGPN ne sanctionne pas. Comme l’IGGN, elle ne procède qu’à des enquêtes. Nous ne faisons que des propositions de sanctions à l’issue de nos enquêtes administratives. Nous ne jugeons pas non plus, ni ne condamnons. Comme tout enquêteur de police judiciaire, nous envoyons nos dossiers au procureur de la République. Nous avons fait près de 300 propositions de sanction qui sont détaillées dans le rapport annuel disponible sur le site internet du ministère de l’Intérieur

Les sanctions sont tardives parce qu’elles sont nombreuses. Les enquêtes sont longues et minutieuses, parce que nous nous demandons toujours si le policier est digne de rester parmi nous, s’il est encore digne d’être un des nôtres. Nous ne gardons pas les policiers indignes de l’être. Notre code de déontologie est notre droit. Tous les manquements commis par les policiers sont relevés et il n’y a pas d’indulgence à leur égard, car ce ne serait pas acceptable.

Les enquêtes sont longues en matière d’ordre public, parce que l’usage de la force est légitime. La loi autorise le policier à y recourir. Lorsqu’il y a une blessure dans une manifestation, même si elle est grave et mutilante, il faut toujours se demander si l’usage de la force était nécessaire, proportionné et légitime. Or aujourd’hui, l’action de la force publique est systématiquement contestée. Dans les 406 dossiers relatifs aux Gilets jaunes, il y a bien sûr des blessures mutilantes, mais il y a aussi la personne qui n’a pas pu aller où elle voulait parce que les policiers lui ont dit que la rue était barrée et qui dépose plainte parce qu’elle n’a pas pu exercer sa liberté d’aller et venir. Pour les personnes qui veulent se plaindre de l’action de la police, l’inspection générale a créé une plateforme de signalement accessible par internet. Nous y recevons près de 6 000 signalements par an. Soit nous les orientons vers le dépôt de plainte, soit nous appelons le service territorialement compétent afin qu’il rappelle la personne et lui explique ce qui s’est passé. Dans les cas farfelus, nous discutons avec la personne et le dossier n’est pas traité. Nous voyons de tout, de la victime au témoin, en passant par celui qui passe sa nuit sur les réseaux sociaux et qui nous envoie des vidéos.

Les images ne font pas tout. Pendant les manifestations des Gilets jaunes, une vidéo a tourné sur les réseaux sociaux où l’on voyait un policier ramasser tranquillement dans un sac des objets de la boutique du Paris Saint-Germain. Nous avons reçu le signalement et la vidéo par la plateforme. Nous avons regardé si une procédure pour vol à l’étalage en réunion sur les Champs-Élysées avait été engagée. En réalité, ce policier ramassait certainement du matériel qui avait échappé au vol afin de le joindre à la procédure. Ne pas approfondir les recherches peut conduire à des erreurs. La plateforme de signalement est ouverte à tous et nous traitons tous les signalements. Nous recevons aussi des courriers, des appels téléphoniques et, à la délégation de Paris, nous accueillons les plaignants physiquement pour prendre leurs plaintes comme dans un commissariat classique.

Général Alain Pidoux. Je ne reviendrai pas sur le collège des inspections générales. Nous travaillions déjà ensemble sur les caméras piétons, mais cette structure a pour objet de nous permettre de travailler conjointement sur des missions plus complexes ou sur des affaires comme celle de Sivens.

Nous avons, dans chacune des maisons, un référent déontologique – j’assure cette fonction pour la gendarmerie. Un référent déontologue ministériel, Christian Vigouroux, nous réunit environ cinq fois par an sur des thématiques comme la tenue ou le respect du secret professionnel. Nous pouvons également le saisir.

Je rappelle que la gendarmerie dispose aussi d’une plateforme sur laquelle nos concitoyens peuvent adresser leurs doléances. Nous en recevons en moyenne 1 500 par an, dont certaines farfelues, mais dont environ 150, soit 10 %, donnent lieu à des sanctions à l’encontre des gendarmes qui ont mal agi. Un gendarme qui, dans une gendarmerie, refuse de prendre une plainte commet une faute professionnelle qui est sanctionnée. Toute sollicitation donne lieu à une enquête. Nous demandons au commandant de groupement du département concerné de faire une enquête, de répondre directement ou de faire remonter le dossier en fonction de la gravité des faits.

Je le répète, je note une accentuation des violences ; des gens percutent des policiers ou des gendarmes parce qu’ils n’ont plus de permis. On assiste à une perte de repères. Il y a peut-être un défaut de confiance, mais ne nous laissons pas emporter. Je vois parmi nos concitoyens des hommes et des femmes qui aiment bien leurs gendarmes et leurs policiers. Dans la vallée de la Roya ou à Nice, j’entends des témoignages exceptionnels sur le travail des personnels. Je reviens d’outre-mer où j’ai également recueilli des témoignages forts. Ne nous laissons pas emporter par une composante certes réelle mais dont il faut bien mesurer l’ampleur réelle.

J’ai récemment accueilli un chercheur qui réalise pour la fondation Jean-Jaurès une étude sur les forces de sécurité. Nous avons exploré toutes les hypothèses. Pour ramener de la confiance, il faut redonner toute sa place à la transparence dans l’action, dans la sanction et dans le rôle des chefs. Parce que nous sommes capables de sévir en cas de faute, la transparence est décisive pour emporter la confiance de nos concitoyens. Ce respect, cette confiance et cette exigence nous animent et nous essayons de les faire vivre.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Madame la directrice, le ratio de 50 % des sanctions prononcées dans la fonction publique, que vous évoquiez, concerne-t-il des sanctions à la fois administratives et judiciaires ?

Mme Brigitte Jullien. Uniquement administratives.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci mon général, merci madame la directrice. Nous aussi, nous les connaissons, ces policiers et ces gendarmes qui sont au service de la population jour et nuit, souvent au péril de leur intégrité physique et parfois de leur vie. Soyez auprès d’eux les porte-parole de cette commission d’enquête pour les remercier de ce qu’ils font.

 

 

 


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Audition du mercredi 14 octobre 2020

À 18 heures 30 : M. Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits, accompagné de Mme Claudine Angeli-Troccaz, ancienne adjointe au Défenseur des droits en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous recevons M. Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits, et Mme Claudine Angeli-Troccaz, ancienne adjointe au Défenseur des droits, en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité.

Je précise que l’audition de Mme Claire Hédon, qui a remplacé M. Toubon en juillet dernier, est prévue le 4 novembre. Elle devrait être accompagnée par son adjoint chargé de la déontologie et de la sécurité, qui n’a pas encore été nommé, ce qui explique que nous avons d’abord sollicité M. Jacques Toubon et Mme Angeli-Troccaz.

Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jacques Toubon et Mme Claudine Angeli-Troccaz prêtent serment.)

M. Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits. Je suis heureux que vous ayez songé à demander au Défenseur des droits que j’ai été de juillet 2014 à juillet 2020 de vous apporter son point de vue sur la question du maintien de l’ordre, qui fait l’objet de votre commission d’enquête.

Le Défenseur des droits est en charge, de par la loi organique du 29 mars 2011, du respect de la déontologie de la sécurité, inscrite pour l’essentiel dans le code de la sécurité intérieure. Cela représente une activité considérable, plus de 1 000 saisines ayant été traitées l’an passé. Un pôle d’une douzaine d’agents y est entièrement consacré dans notre direction des affaires judiciaires.

Le maintien de l’ordre n’est pas, et de loin, le quotidien de la déontologie dans le domaine de la sécurité, qui porte sur beaucoup d’autres questions, mais il est crucial pour une institution à laquelle l’article 71-1 de la Constitution a confié la mission de veiller au respect des droits et des libertés fondamentales. Or le maintien de l’ordre doit permettre l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre de manifestations, de manière que celles-ci ne troublent pas l’ordre public.

Les circonstances actuelles sont particulièrement difficiles. Les modes de manifestation ont évolué. Certaines ont un caractère délibérément violent. Il n’en reste pas moins que l’objectif du maintien de l’ordre est la protection de l’intégrité physique des manifestants et des forces de sécurité, dans le respect de la liberté d’aller et de venir, et de manifester.

L’institution du Défenseur des droits, qui a commencé à fonctionner en 2011, s’est d’abord intéressée, en 2013, aux armes de force intermédiaire. J’ai publié en 2015 un rapport à ce sujet. Je le dis d’emblée, je ne veux pas consacrer ces quelques minutes au seul sujet de l’usage de la force dans le maintien de l’ordre. Je commencerai par vous présenter des observations générales, mais nous y reviendrons autant que vous le souhaitez, cette question étant parmi celles qui font le plus débat.

Après la décision de 2015 sur les armes de force intermédiaire, à la suite des manifestations contre la loi El Khomri et en lien avec la COP 21, certains députés ont pensé utile de demander au président de l’Assemblée nationale de l’époque, Claude Bartolone, de faire usage de l’article 32 de la loi organique relative au Défenseur des droits lui permettant de demander un avis à celui-ci. Le 14 février 2017, le président Bartolone nous a saisis d’une telle demande sur la doctrine du maintien de l’ordre, ses évolutions et le respect des règles de la déontologie de la sécurité. Ce travail, reporté en raison des élections présidentielle et législatives, a été effectué de juillet à décembre 2017, sous la direction de Claudine Angeli-Troccaz, qui a réalisé une quarantaine d’auditions. Nous avons remis notre rapport au président de Rugy en juillet 2018.

Par la suite, il ne s’est rien passé. Le rapport est sans doute parvenu à la commission des Lois, quelque temps après, mais dans de manière officieuse. S’agissant d’un avis destiné au président de l’Assemblée nationale et à la représentation nationale, je ne l’avais pas remis d’emblée au ministre de l’Intérieur mais, comme tout le monde en parlait, je l’ai remis moi-même à Christophe Castaner fin 2018. C’est alors, en novembre 2018, qu’ont eu lieu les premières manifestations des Gilets jaunes. J’ai ensuite remis un exemplaire du rapport au nouveau président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand.

En 2015, après la mort du jeune militant Rémi Fraisse lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens, nous avons donné notre avis à la commission d’enquête sur les missions et modalités du maintien de l’ordre. Mais nous nous sommes étonnés qu’après la remise de notre rapport, la représentation nationale n’ait pas songé, avant la présente commission d’enquête, à tirer parti de ces travaux.

Je laisse à Claudine Angeli-Troccaz le soin de dire quelques mots des huit recommandations principales du rapport de 2018.

Mme Claude Angeli-Troccaz, ancienne adjointe du Défenseur des droits, en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité. À la fin de l’année 2017, nous avons voulu faire un bilan de l’état du maintien de l’ordre, parce que nous avions constaté des difficultés récurrentes après les manifestations contre la loi travail. En outre, compte tenu de la situation à Sivens, nous voyions bien, par nos saisines, monter des réclamations sur les conditions d’exercice du maintien de l’ordre. Nous avons donc fait un travail d’analyse. Il s’agissait de faire un point et non de faire passer un quelconque message car nous constations des évolutions dans la pratique comme dans le déroulement des manifestations.

Nous avons entendu des techniciens du maintien de l’ordre de la police et de la gendarmerie, mais aussi des sociologues, des journalistes, des avocats, afin de consulter le plus largement possible les acteurs du maintien de l’ordre. Nous nous sommes déplacés sur le terrain, notamment à Rennes et à Toulouse. Le Défenseur a pris des contacts avec des homologues à l’étranger pour connaître les pratiques en Europe.

Nous avons fait un point et émis plusieurs recommandations au sujet de la formation, qui font consensus. Nous considérons que les unités spécialisées sont rompues au maintien de l’ordre. Nous n’avons pas constaté de difficultés avec les membres des unités constituées ou, à tout le moins, de saisine les mettant en cause. Les difficultés venant surtout des unités non formées au maintien de l’ordre, nous avons préconisé la formation de toutes les forces de l’ordre qui interviennent, parce que nous avions relevé des pratiques contradictoires. Sur ce point, nous avons été partiellement suivis dans le schéma national du maintien de l’ordre.

Nous avons souligné le besoin de communication Nous nous sommes en effet rendu compte que le maintien de l’ordre manquait de lisibilité, non seulement pour les forces de l’ordre elles-mêmes, dont les représentants nous ont dit ne pas toujours savoir quelles étaient les instructions, ce qu’on attendait d’elles et recevoir parfois des ordres contradictoires, mais aussi pour les manifestants. Les sommations ne sont pas audibles et compréhensibles. Sur ce point, le schéma national a apporté des réponses.

D’une manière générale, nous avons souligné le besoin d’une approche différente en termes de communication, qui doit être plus interactive et de nature à ouvrir un réel dialogue. On nous dit que les syndicats, et donc les manifestants, n’ont plus d’interlocuteur. Je pense néanmoins possible de trouver un moyen d’échanger et de mettre fin à cette situation de blocage. Un travail important reste à faire : tous les acteurs ont regretté le manque de visibilité et d’échanges, sans lesquels on ne peut avancer autrement que par plus de violence.

Concernant les armes de force intermédiaire, nous avons formulé des remarques sur plusieurs techniques, dont le lanceur de balles de défense (LBD). Nous avons constaté de manière objective, à partir de nos saisines et des témoignages que nous avons recueillis, que celui-ci apportait une réponse inadaptée au maintien de l’ordre. Dans une foule mouvante, cette arme imprécise n’atteint généralement pas sa cible et occasionne des blessures graves. Les utilisateurs disent eux-mêmes qu’elle est difficile à maîtriser et que sa marge d’incertitude est grande. Nous ne disons pas qu’il faut interdire le LBD mais nous alertons sur l’imprécision et la dangerosité d’une arme qui, dans le cadre théoriquement pacifique du maintien de l’ordre, peut causer de graves blessures à des personnes non visées. Ce n’est pas une arme adaptée au maintien de l’ordre.

M. Jacques Toubon. Nous n’avons pas outrepassé notre mission, dans la mesure où il revient aux autorités exécutives et au Parlement de définir la doctrine du maintien de l’ordre, parce que c’est une décision de caractère politique.

Dans l’avis que nous avons donné au groupe de travail réuni par Christophe Castaner, dont procède en grande partie le schéma proposé en septembre par Gérald Darmanin, et dans la décision-cadre prise à la suite des manifestations des Gilets jaunes, nous avons souhaité fixer des bornes juridiques relevant de la déontologie de la sécurité ou de principes généraux inscrits dans le code pénal, limitant ou réglementant l’action des forces de sécurité, policiers et gendarmes, unités dédiées ou non dédiées. Nous avons souligné qu’au regard des nombreux cas de saisines, c’étaient souvent les unités de gendarmerie et de police – essentiellement ces dernières – non dédiées au maintien de l’ordre qui généraient des difficultés dans l’usage des armes de force intermédiaire. C’est pourquoi nous avons insisté sur l’importance de réserver l’exercice du maintien de l’ordre aux unités spécialisées et formées à cette fin, c’est-à-dire principalement les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et la gendarmerie mobile. Nous avons passé un long moment à l’école de gendarmerie de Saint-Astier pour connaître la formation des gendarmes mobiles.

Nous avons donc donné un avis au groupe de travail. J’insiste sur ce point car tout cela est passé largement inaperçu. Pourtant, le 16 décembre 2019, nous avions eu, avec les membres du groupe de travail, tous spécialistes, une discussion intéressante, au cours de laquelle nous avions souligné trois points.

Premièrement, le maintien de l’ordre exige le respect de la loi. Nous avons mis en cause les techniques d’encagement, contraires à la liberté d’aller et venir, les contrôles d’identité délocalisés que nous considérons comme illégaux, parce qu’ils ne remplissent pas les conditions légales de la vérification d’identité, et les interpellations préventives qui tendent à écarter à l’avance des manifestants, les privant ainsi de la liberté de manifester.

Deuxièmement, nous avons évoqué l’usage de la force. L’article 431-3 du code pénal définit l’infraction de l’attroupement et les modalités de sommation. De plus, il encadre strictement le recours à la force pour disperser un attroupement. Or cette disposition est utilisée à l’encontre de groupes insérés dans des manifestations, composés de très nombreux participants, dont un certain nombre ne participent pas à l’attroupement. Dès lors, le recours à la force, spécifiquement prévu par ce texte pour des agissements constitutifs d’une infraction définie par la loi pénale et, comme toute loi pénale, d’interprétation stricte, se trouve étendu en pratique à des manifestants dont les agissements ou le comportement ne sont pas constitutifs de cette infraction. Cela constitue donc une illégalité, au sens propre du mot. Ces manifestants, d’ailleurs pacifiques, perdent ainsi la protection qu’ils peuvent attendre de la loi et sont exposés à l’usage de la force par les forces de l’ordre, d’autant plus que les sommations sont le plus souvent imperceptibles ou incompréhensibles. C’est l’application d’une disposition légale à certaines personnes qui constitue une illégalité.

Le troisième sujet évoqué avec le groupe de travail est l’identification des personnes, notamment les policiers ou les gendarmes, auteurs de tel ou tel geste ayant fait l’objet d’une saisine, d’une protestation ou d’une réclamation. Vous connaissez beaucoup d’affaires pour lesquelles l’inspection générale de la police nationale (IGPN) n’avait pu identifier les personnes. Il n’y a donc pas de contrôle déontologique effectif et encore moins de sanctions disciplinaires.

En 2013, mon prédécesseur, Dominique Baudis avait lancé l’Independant police complaints authorities network (IPCAN), un réseau de déontologues de la sécurité en Europe, de l’Estonie à la Grande-Bretagne, en passant par l’Espagne, le Luxembourg et d’autres. En décembre 2019, au milieu des grèves contre la réforme des retraites, nous avions tenu un séminaire intéressant au cours duquel nous avions échangé nos expériences. Je le souligne devant la commission d’enquête : il faut absolument que nous, c’est-à-dire le ministère, les universitaires, les syndicats de police, les parlementaires, acceptions de regarder ce qui se passe à l’extérieur et ne nous contentions pas de considérer systématiquement les travaux, souvent universitaires, faits en Allemagne, en Belgique ou ailleurs, comme inspirés par une critique des méthodes françaises. Ils exposent les progrès qui ont été faits. N’oublions pas qu’en Allemagne, la décision sur le maintien de l’ordre de la cour constitutionnelle de Karlsruhe date de 1985. Elle n’a pas été prise il y a quelques années pour les besoins de la cause. C’est un cadre fondamental pour les libertés en Allemagne, en particulier à Berlin, où la situation est la plus difficile.

Après avoir apporté notre expérience au groupe de travail, nous avons élaborée la décision-cadre du 9 juillet 2020, publiée huit jours avant que je quitte mes fonctions, qui fixait les principes à partir desquels nous traiterions les quelque 200 réclamations dont nous avions été saisis à propos des Gilets jaunes et, dans une moindre mesure, des manifestations lycéennes. Elle apporte quelques éléments de principe, établis à partir de l’expérience du maintien de l’ordre de novembre 2018 à début 2020.

Le premier principe concerne la conciliation entre la sécurité et les libertés. Nous avons traité des contrôles délocalisés : ils sont peut-être pratiques, mais ils ne sont pas conformes aux conditions de vérification d’identité définies à l’article 78-3 du code de procédure pénale.

Concernant les interpellations préventives, nous rappelons que le maintien de l’ordre est une mission administrative de prévention et d’encadrement par les forces de l’ordre de l’exercice du droit de manifester. Par conséquent, les forces de l’ordre doivent faire preuve d’une grande rigueur quant aux motifs de contrôle et d’interpellation, la garde à vue étant une mesure de privation de liberté qui a également pour conséquence, dans le contexte particulier du maintien de l’ordre, de priver un individu de son droit de manifester. C’est pourquoi nous considérons que les interpellations préventives ne sont pas conformes aux principes.

Nous avons traité de la confiscation d’objets à la suite de fouilles, une question qui s’est souvent présentée et pour laquelle nous avons constaté qu’il n’existait pas de cadre juridique. Le sujet mériterait d’être pris en considération par votre commission d’enquête. Si les fouilles font l’objet d’instructions du procureur de la République et sont régies par le code de procédure pénale, il n’existe pas de cadre juridique pour la confiscation d’objets.

Concernant le déroulement des manifestations, nous avons rappelé ce que nous avions dit contre l’encagement dans le rapport. Nous avons évoqué les interpellations en nombre, notamment dans le cadre des manifestations lycéennes. À ce sujet, les choses ne sont pas terminées, puisque la justice a été saisie. J’ai l’âge de savoir ce qu’était la loi anticasseurs de Raymond Marcellin, qui revenait à faire payer tout le monde pour quelques-uns. L’interpellation en nombre n’est naturellement pas admissible. S’agissant des manifestations lycéennes, il y a une véritable préoccupation.

S’agissant de l’usage de la force, je rappellerai que l’article R434-18 du code de la sécurité intérieure dispose que : « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. Il ne fait usage des armes qu’en cas d’absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut ». Cela renvoie entre autres aux lois, notamment la plus récente, sur la légitime défense pour les policiers, inspirée du modèle des gendarmes.

L’article R434-18 est explicite : l’usage de la force pendant les manifestations exige un effort de discernement. Nos propositions concernant les armes de force intermédiaire s’inscrivent dans ce cadre. Certaines armes, comme le lanceur de balles de défense, sont des instruments dont le policier ou le gendarme peut avoir besoin dans des opérations particulières de gendarmerie ou de police judiciaire ou préventive. Elles peuvent être utilisées dans des conditions de nature à protéger l’intégrité physique des uns et des autres. En revanche, une arme que son manuel décrit comme présentant une possibilité de déport d’un mètre à un mètre cinquante, dans le contexte d’une manifestation où il convient de faire preuve de discernement, de prudence, de protection de l’intégrité physique, n’est pas appropriée au maintien de l’ordre. Nous avons d’ailleurs constaté que le schéma proposé par Gérald Darmanin interdit les grenades offensives OF F1, les grenades à main de désencerclement (GMD) et les grenades lacrymogènes instantanées (GLI-F4).

Nous avons pris en 2016 une décision particulière sur l’affaire qui s’est déroulée à côté de la place de la République où, en éclatant et en lançant ses vingt projectiles, une grenade de désencerclement avait gravement blessé une personne. Nous avons clairement dit que l’utilisation de cette arme n’avait pas été faite conformément à son cadre d’emploi et qu’elle était très dangereuse. Mais s’agissant des armes de force intermédiaire, le schéma national publié le 16 septembre dernier avance sur certains sujets, en particulier la procédure d’utilisation du LBD.

Nous avons souligné le caractère problématique du recours à des unités non spécialisées. Dans nombre de cas, comme lors des deux manifestations de 2016, celle relative à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes, et celle contre la loi El Khomri, à Rennes, nous avons constaté que les décisions dommageables étaient souvent le fait de la police locale venue en renfort, notamment les brigades d’appui polyvalent (BAP). Le principe républicain des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre doit être plus strictement garanti.

Nous avons aussi demandé qu’en cas d’utilisation d’unités non pécialisées, elles obéissent toutes à une norme commune ; c’est particulièrement vrai dans le ressort de la préfecture de police. À cet égard, le schéma représente une bonne avancée.

Concernant les observateurs, autrement dit la liberté de la presse, nous avons rendu une décision en 2018 à propos de journalistes. Les principes de cette décision doivent inspirer la règle pour les observateurs. Une circulaire du ministère de l’Intérieur du 23 décembre 2008 prévoit que le policier ne peut pas faire obstacle au recueil et à la diffusion des images.

Enfin, nous avons évoqué le contrôle de l’action des forces de sécurité. Nous l’avons placé sous le signe de la confiance en traitant, d’une part, l’identification des personnes de manière à ce que l’on ne puisse plus classer une affaire, comme on l’a trop souvent fait, au motif que l’on ne sait pas qui a utilisé l’arme et, d’autre part, en abordant la question du manque de traçabilité de l’usage des armes de force intermédiaire. Nous avons demandé le respect de l’obligation, qui existe dans la loi, de rendre compte à l’autorité hiérarchique. Le schéma national apporte des progrès sur ce point en réitérant son incitation à utiliser les caméras-piétons. Pour ce qui nous concerne, nous pensons que la dangerosité de ces armes est telle qu’il serait beaucoup plus prudent de les enlever de la dotation, comme l’a fait le ministre Cazeneuve pour les grenades offensives après l’affaire de Sivens.

Le maintien de l’ordre consiste à permettre à des forces créées dans ce but par la République de disposer d’une « violence légitime et légale », c’est-à-dire de maîtriser l’ordre pour permettre de réaliser le droit fondamental de la liberté de manifester. C’est là que réside la difficulté. Le Défenseur des droits a essayé de poser les bornes du droit et de la déontologie dans le domaine de la sécurité. Aux responsables politiques, en particulier parlementaires, d’en tirer les conséquences qu’ils veulent. Mais l’épisode de fin 2018-2019 m’a beaucoup fait regretter que l’on n’ait pas pris en considération ces questions plus tôt, avant l’arrivée du nouveau gouvernement et la constitution de votre commission d’enquête.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Le nombre de réclamations relatives à la déontologie est en hausse importante. Quel est le profil type des gens qui réclament contre la police et contre la gendarmerie ? Comment une réclamation arrivant chez le Défenseur des droits est-elle traitée concrètement ? Vos recommandations sont-elles adressées aux administrations concernées ou est-ce à elles d’en prendre connaissance ?

Nous avons compris votre position sur les LBD, sujet sur lequel tout le monde commence à s’accorder.

Les autorités ont-elles pris en compte vos recommandations au sujet des contrôles d’identités délocalisés et de la technique de l’encerclement ? La réflexion en cours au ministère de l’Intérieur sur le placage ventral et les techniques d’étranglement correspond-elle à la prise en compte de votre opinion à ce sujet ?

Le rapport que vous avez présenté au président de l’Assemblée nationale invite à établir une distinction entre les missions de police administrative et celles de police judiciaire. Vous recommandez de recentrer le maintien de l’ordre sur les missions de police administrative. Or le schéma prévoit plutôt la judiciarisation des manifestants et le perfectionnement de la technique de police judiciaire.

Ce schéma modifie le dispositif des sommations, et nous pouvons considérer qu’il a tenu compte de vos observations sur ce point.

Le dispositif annoncé vous semble-t-il de nature à renforcer la communication entre les organisateurs des manifestations et les pouvoirs publics ?

Nous avons auditionné des chercheurs au sujet du code de déontologie commun aux policiers et aux gendarmes. Envisagez-vous de proposer des modifications afin que ce code garantisse mieux la relation de confiance entre la population et les forces de l’ordre ? Un intervenant a estimé que le code de déontologie devait permettre aux policiers et aux gendarmes concernées de ne pas exécuter un ordre qu’ils jugeraient illégal.

Enfin, le Défenseur des droits dispose-t-il des moyens financiers et juridiques suffisants pour mener à bien sa mission de contrôle de l’action des forces de l’ordre pendant les manifestations ? Avez-vous des observateurs dans les manifestations ?

M. Jacques Toubon. Quand j’ai pris mes fonctions, nous recevions 250 à 300 dossiers par an et, en 2019, nous avons atteint le chiffre de 1 200, dont 200 pour la période des manifestations des Gilets jaunes. Mais l’essentiel n’est pas la répartition, qui figure dans le rapport du Défenseur des droits pour l’année 2019, publié en mai dernier et que je suis venu présenter devant la commission des Lois de l’Assemblée. La majorité des saisines concernent de petites réclamations portant notamment sur le comportement des policiers ou des gendarmes recevant une plainte dans un commissariat ou une brigade de gendarmerie. Les affaires de maintien de l’ordre sont minoritaires. Nombre de questions spectaculaires sont relatives aux comportements individuels, comme l’affaire de Théo à Aulnay-sous-Bois, dont nous avons longuement traité.

La déontologie dans le domaine de la sécurité a pris dans nos activités une place qu’elle n’avait pas lors de la création de l’institution du Défenseur des droits, ce qui témoigne du fait que nous avons acquis une forme de reconnaissance de notre expertise et surtout de l’accroissement du nombre des problèmes. C’est pourquoi nous avons décidé, il y a trois ans, que les 520 délégués du Défenseur sur le terrain pourraient s’occuper de certaines affaires simples de déontologie, alors qu’auparavant, celle-ci était traitée uniquement au plan central.

Depuis que nous dénonçons l’illégalité des méthodes d’encagement, il n’y a eu aucune suite : elles continuent à être employées. J’ai cité un paragraphe de notre rapport à propos des interpellations préventives. La police des manifestations relève de la police administrative, de la police de prévention : ce n’est pas de la police judiciaire. Le mouvement vers la judiciarisation, inscrit en filigrane dans le schéma national du maintien de l’ordre, va à l’encontre de nos préconisations, alors que, sur un certain nombre de points, il comporte des progrès.

S’agissant de la communication et du dialogue, je vous remettrai le compte rendu du séminaire que nous avons tenu le 3 décembre 2019 avec nos homologues étrangers. Il contient des propositions intéressantes sur le dialogue, avec la fameuse doctrine allemande de la désescalade, la pratique des Belges de négociation de la présence dans l’espace public ou encore les méthodes britanniques, notamment à Londres, où les contrôleurs de la déontologie sont présents dans les manifestations. Il importe de savoir que les autres rencontrent les mêmes problèmes que nous. Dans les manifestations en Allemagne, les canons à eaux étaient souvent utilisés, jusqu’à il y a deux ou trois ans. Nous possédons des canons à eau mais on nous a toujours dit qu’on ne voulait pas les utiliser, du moins jusqu’aux dernières manifestations de Gilets jaunes ; puis nous les avons vus à l’œuvre sur les Champs-Élysées. La question mériterait, notamment dans une enceinte parlementaire comme celle-ci, une discussion. Où se situent les violences légitimes, les violences non légitimes, légales, pas légales, en légitime défense ou pas en légitime défense ?

Sur le code de déontologie, ma réponse est claire : commençons par l’appliquer avant de le changer ! Il est très bien !

Le Défenseur des droits a les moyens de son action. Doit-il envoyer des observateurs dans les manifestations ? Je n’en suis pas très partisan, parce qu’il doit garder une distance, une objectivité peu compatible avec l’émotion. Pour avoir participé à des manifestations et fait du maintien de l’ordre comme membre du corps préfectoral, je sais qu’une manifestation est toujours, même quand elle se passe bien, un moment de grande tension, générateur d’émotions.

Le ministère de l’Intérieur devrait tenir compte de nos propositions. Sur les quarante propositions de sanctions disciplinaires que j’ai faites pendant mon exercice, aucune n’a fait l’objet de suites de la part du ministre de l’Intérieur.

M. Fabien Gouttefarde. En décembre 2017, dans votre précédent rapport, vous invitiez les autorités publiques à la mise en œuvre de « stratégies négociées en matière d’ordre public » et à une réflexion « pour une gestion pacifiée du maintien de l’ordre » – c’était avant le mouvement des Gilets jaunes. Cela fait écho à une demande d’autorité qu’on sent monter dans la société française : les livres sur l’autorité se vendent très bien et les sondages les plus sérieux révèlent que de nombreux Français se raccrochent à cette valeur. Une chercheuse nous disait qu’en janvier 2019, à Paris, en plein mouvement des Gilets jaunes, face au saccage de magasins, on aurait pu se demander s’il fallait engager la force au risque de voir une personne éborgnée. Est-ce cela, une stratégie négociée du maintien de l’ordre ? Dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, qu’est-ce que cela implique concrètement ?

M. Jacques Toubon. Cela implique la remise en cause de deux dogmes. Le premier est celui de la mise à distance ; ce dogme a été, d’une certaine façon, balayé par l’attitude des nouveaux manifestants. Le second est celui du passage à l’affrontement en cas d’échec de la mise à distance. Nous avons trop tendance à considérer que l’on a préparé une manifestation si l’on a passé trois ou quatre heures de réunion avec les responsables du service d’ordre de la CGT à la préfecture de police. Il s’agit de savoir, dans un consensus préalable, ce qu’on veut faire de la manifestation. Cela permettrait de mieux juguler le phénomène des black blocs ou des manifestants les plus violents. Il faut un travail préalable, maintes expériences le démontrent. Ainsi, lors des manifestations à Hambourg, au moment du G 20, il y a eu un échec, parce que les forces n’ont pas appliqué au préalable les méthodes de désescalade appliquées à Berlin.

D’autre part, il faut toujours essayer de privilégier la loi du nombre à l’usage de la force. Les unités dédiées au maintien de l’ordre doivent toujours agir collectivement et pas individuellement. Au cours des manifestations, il est possible d’introduire des éléments, sinon de négociation, du moins de dialogue et de communication, afin que la dispersion se passe mieux qu’aujourd’hui. On se souvient de la fameuse manifestation du 1er mai, place de la Nation : c’est lorsqu’on demande aux manifestants de partir, en employant les moyens pour ce faire, que se produisent les incidents les plus graves.

Le Défenseur des droits n’est pas ni spécialiste du maintien de l’ordre, ni une autorité exécutive, policière, ni un magistrat, mais il est capable de dire, à partir de ses saisines, de l’expérience, du droit, les trois ou quatre points qui n’ont pas été suffisamment pris en compte dans le schéma national du 16 septembre dernier. Celui-ci contient quelques mots, notamment sur le dialogue, allant dans le bon sens. Avant la présentation du schéma, nous avons entendu le ministre tenir des propos allant dans le sens d’une pacification des rapports, mais il n’y a pas eu de changement de doctrine. Le rapport de 2018 et la décision-cadre que nous avons prise au mois de juillet 2020 en appellent à des avancées sur le plan de la doctrine plus importantes que celles contenues dans le schéma national.

J’aimerais que votre commission d’enquête, plus encore que la commission constituée après la tragédie de Sivens, qui avait apporté un certain nombre d’éléments positifs, soit à même d’exposer une évolution de notre doctrine. Le moment est venu. J’en sais quelque chose puisque les réseaux sociaux, et même certains responsables syndicaux, n’ont cessé d’insulter le Défenseur des droits sur ce sujet. Je vois bien l’état de tension dans lequel s’inscrivent ces sujets. Une commission d’enquête comme la vôtre et la représentation nationale devraient avoir la capacité de faire avancer la philosophie du maintien de l’ordre. Les principes républicains sont intangibles, les lois sont les lois, y compris la dernière loi sur la légitime défense, qui a représenté pour les policiers un progrès important par son alignement sur le statut des gendarmes. Appliquons les lois, mais faisons-le dans un esprit qui marque, entre la police et la population, le retour de la confiance. Nous avons très souvent constaté un climat d’hostilité et de défiance. Il faut, pour le maintien de l’ordre, reconstruire la confiance entre les forces de sécurité et la population.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Compte tenu des positions divergentes des uns et des autres sur ce sujet, nous avons du travail !

 


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Audition du mercredi 21 octobre 2020

À 15 heures : Audition commune de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, et de Mme Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement territorial (audition à huis clos)

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous accueillons Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police (DRPP), et Mme Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement territorial (SCRT).

Je précise que cette audition se tient, à votre demande, mesdames, à huis clos. Un compte rendu sera établi, qui vous sera soumis pour relecture, et publié à l’issue de nos travaux

Je vais vous laisser la parole pour une brève présentation liminaire, qui précédera nos échanges sous forme de questions et de réponses.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure »

(Mmes Françoise Bilancini et Lucile Rolland prêtent serment.)

Mme Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement territorial. Le service central du renseignement territorial est actuellement composé de quelque 3 100 personnes et compte 255 implantations territoriales. Nous sommes compétents sur la totalité du territoire national, sauf à Paris et dans les trois départements de la petite couronne, qui relèvent de la compétence de la DRPP. La répartition des effectifs est la suivante : 10 % en central, dont la moitié est une force projetable de surveillance, et 90 % dans les territoires.

Nous avons pour mission principale de recueillir, de synthétiser et d’analyser le renseignement dans les domaines institutionnel, économique, social et sociétal, sur la radicalisation et la prévention dans la lutte contre le terrorisme. Par ailleurs, nous procédons à des enquêtes administratives – pour les naturalisations, par exemple – et nous participons à la sécurisation des déplacements officiels des personnalités gouvernementales.

En ce qui concerne le maintien de l’ordre, nous sommes un service de renseignement d’ordre public : notre rôle est donc de faire du renseignement, avant, durant et après les manifestations ; ce rôle est clairement établi dans notre doctrine d’emploi.

Avant la manifestation, nous anticipons en définissant le type de manifestation auquel nous serons confrontés, combien de personnes y participeront, quelle sera l’ambiance, mais aussi les risques de heurts ou encore les déplacements de manifestants d’une ville à l’autre.

Durant la manifestation, nous procédons à un suivi. Si elle a été déclarée, nous prenons contact avec les organisateurs sur place, sachant que nous les avons déjà rencontrés avant la manifestation, l’idée étant de détecter les éléments perturbateurs potentiels. Si la manifestation n’a pas été déclarée, il nous appartient d’essayer d’anticiper les mouvements qui pourraient être violents et de définir le trajet des manifestants – tant que la manifestation n’est pas déclarée, ils sont soupçonnés de vouloir commettre des actes contre l’ordre établi. Nous utilisons de façon accrue les moyens mis à notre disposition pour obtenir un maximum d’informations.

À l’issue de la manifestation, nous analysons la façon dont elle s’est déroulée, les événements qui s’y sont produits et ce que nous pouvons en déduire pour les manifestations futures du même type ou organisées par les mêmes personnes.

Tout ce que nous constatons durant la manifestation, nous le transmettons en temps réel au directeur du service d’ordre (DSO) – nous sommes en général avec lui dans le poste de commandement opérationnel (PCO). Nous lui fournissons toutes les informations nécessaires à l’organisation de son service d’ordre.

Il peut également nous arriver de participer à l’entrave. En effet, si nous identifions des individus en train de commettre des infractions, nous intervenons aussitôt. Par ailleurs, après la manifestation, si des infractions ont pu être captées par des caméras ou autres systèmes vidéo, nous procédons à une reconnaissance des individus, de manière à aider nos collègues chargés du volet judiciaire.

Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police. La DRPP, le service de renseignement de la préfecture de police (PP), n’est ni une direction générale ni un service central. Il s’agit d’un service de renseignement opérationnel, au sein d’un dispositif très intégré. Il constitue l’une des directions actives de la préfecture de police, au côté notamment de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC), directement en charge du maintien de l’ordre à Paris.

La particularité de la plaque parisienne est qu’elle est le lieu de toutes les manifestations, le réceptacle de toutes les grosses contestations sociales, environnementales, et le lieu de vie de nombreuses communautés étrangères. Nous travaillons sur différentes thématiques qui troublent l’ordre public.

La mission de la DRPP s’articule autour de trois mots clés.

D’abord, « anticipation ». Notre mission est de détecter la menace et de planifier l’événement avant la phase déclarative, si cela est possible. Aujourd’hui, de plus en plus de manifestations ne sont pas légalement déclarées, mais annoncées sur les réseaux sociaux. Nous les prenons en compte et allons sur les lieux pour observer le déploiement de ces différents mouvements.

Ensuite, « évaluation ». Nous évaluons le risque de violences et le nombre de manifestants potentiels. Nous entrons ensuite dans une phase d’observation des événements, en lien étroit avec la DOPC. Cette observation nous permet de tirer des enseignements par rapport aux comportements des manifestants que nous avons l’habitude de croiser, mais également de nous rendre compte de l’évolution violente de certains comportements, afin d’orienter la manœuvre de la DOPC.

Enfin, « identification ». Il s’agit, une fois la manifestation terminée, de contribuer à l’identification d’auteurs d’infraction. L’identification nous permet d’analyser les événements – avons-nous su anticiper, avons-nous détecté de nouvelles personnes, avons-nous constaté une radicalisation ? – et de préparer l’avenir et les prochaines manifestations.

La prise de contact avec les organisateurs et le recueil des déclarations, évoqués par Mme Rolland, ne font pas partie des missions des fonctionnaires de la direction du renseignement. Ce sont les brigades d’information de la voie publique (BIVP) de la DOPC qui jouent ce rôle d’unité de liaison avec les manifestants.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Mesdames, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Je souhaiterais que vous nous donniez quelques éléments chiffrés supplémentaires. Comment les effectifs sont-ils ventilés en fonction des différentes missions ? Ont-ils évolué au cours de ces dernières années ?

Vos agents vous communiquent des notes et des flashs d’ambiance afin de vous informer des risques de débordement ; combien en recevez-vous chaque année ? Avez-vous constaté une évolution ?

Comment vos services agissent-ils, en termes de maintien de l’ordre, en amont de la manifestation ? En quoi les modalités diffèrent-elles, selon que la manifestation a été déclarée ou non ?

Quelles sont les missions des agents présents lors des manifestations ? Les représentants des confédérations syndicales nous ont indiqué que les relations avec ces agents étaient bonnes en régions, mais plus difficiles à Paris.

Quelles méthodes vos directions utilisent-elles pour obtenir des informations ? Vous ne semblez pas pratiquer l’infiltration ; pour quelle raison avez-vous écarté cette technique ?

Nous avons vu, ces dernières années, se développer des messageries cryptées. Avez-vous les moyens de faire face à cette nouvelle donne ?

Un rapport d’Amnesty International évoque le cas d’un manifestant poursuivi pour ne pas avoir voulu donner les codes de sa messagerie : est-ce, selon vous, une infraction ?

Comment remédier à la difficulté de poursuivre devant la justice des manifestants violents ? Vos services pourraient-ils contribuer davantage à une forme de judiciarisation du maintien de l’ordre ?

Amnesty international, dans son rapport, considère que le maintien de l’ordre dans une manifestation consiste non pas à empêcher les participants de manifester mais à permettre aux personnes de s’exprimer librement. Or des manifestants ont été contrôlés durant de longues heures, ou poursuivis en tant qu’organisateurs ou participants à des manifestations interdites. En clair, le rapport indique que leur arrestation avait pour but de les empêcher de manifester. Or, toujours selon Amnesty international, une manifestation non déclarée ou une manifestation spontanée n’est en soi ni illégale ni passible de garde à vue. Quelle est votre opinion ?

Mme Françoise Bilancini. Je resterai un peu vague s’agissant du nombre de fonctionnaires et de l’organisation de la DRPP, l’organigramme étant protégé par le secret de la défense nationale. Disons que la direction compte quelque 800 fonctionnaires, répartis sur toute la plaque parisienne.

Ils sont divisés en deux pôles. Le pôle principal a pour mission la prévention du terrorisme, la radicalisation, le séparatisme, les communautés étrangères à risque et les subversions violentes. La mission du second pôle est le renseignement d’ordre public, avec des particularités propres à la plaque parisienne. Une division est en charge du trafic de stupéfiants et de la criminalité organisée ; elle partage le renseignement avec les cellules du renseignement opérationnel sur les stupéfiants (CROSS) et la brigade des stupéfiants. Une autre section est chargée du hooliganisme, du suivi des supporters violents – son activité, qui était en baisse, est en train de redémarrer avec le retour des supporters du Paris Saint-Germain (PSG).

Concernant le nombre de notes et de signalements, je n’ai pas de chiffres précis à vous livrer. En 2019, 7 000 manifestations ont eu lieu, elles ont toutes fait l’objet de plusieurs notes et signalements.

Lorsqu’une manifestation est déclarée, elle est prise en compte par la DOPC qui nous alerte. S’agissant des manifestations non déclarées, mais annoncées sur les réseaux sociaux, nous tentons de recouper différentes informations, de comprendre qui sont les organisateurs, et nous élaborons une note à l’attention du préfet de police pour qu’il estime s’il existe un risque de violences.

De sorte que, effectivement, sur Paris, nous produisons beaucoup de documents pour annoncer et décrire au mieux ce à quoi nous devons nous attendre. Ils permettent de définir le niveau du service d’ordre qui sera mis en place par la DOPC et les autres services.

Nous sommes en relation avec les représentants des syndicats pour discuter, de façon ouverte, de la partie qui nous concerne. Nous ne discutons pas uniquement des manifestations, mais aussi de la crise sanitaire ou encore du mouvement des Gilets jaunes. Nos relations ne sont pas mauvaises, même si certains syndicalistes, notamment les anciens, ont toujours une appréhension au contact de ce qu’ils appellent encore « les renseignements généraux ».

Je rappelle, et j’insiste sur ce point, que nous ne discutons pas avec eux des itinéraires ; c’est le rôle de la DOPC.

Nous disposons des moyens nécessaires pour ne pas être écartés des messageries de type Telegram. Mais il n’est pas évident de faire entrer une personne extérieure dans une boucle Telegram. Nous sommes donc très prudents.

S’agissant de l’accès à un téléphone portable, la DRPP n’est pas en position de demander à un manifestant ses codes. Nous ne sommes jamais au contact des manifestants de manière coercitive.

Pour poursuivre des manifestants qui auraient commis des violences, il convient de prouver les faits. Or ces preuves, notamment lors de grosses manifestations à Paris, sont difficiles à établir – je pense aux blacks blocs qui, vêtus de noir et cagoulés, ne sont pas faciles à identifier. Après la manifestation, nous menons un travail de recoupement, grâce à toutes les images que nous récoltons, et d’analyse pour tenter d’identifier les fauteurs de trouble. Il s’agit vraiment d’un travail de bénédictin, mais nous ne renonçons jamais. Nous avons effectivement la volonté d’aider les services judiciaires lorsque des manifestations ont été violentes.

Je vous rappelle que les manifestants interpelés en flagrant délit de violences sont traités par les agents en tenue, non par les agents de la DRPP.

Lorsque le rapport d’Amnesty international indique que la police n’a pas le droit d’empêcher les personnes de manifester, j’imagine qu’il fait référence à ce que certains appellent des « arrestations préventives » ; pour ma part, je ne sais pas de quoi il s’agit. Je sais juste que le Parquet peut autoriser des agents à prévenir la commission d’infractions ou à en relever. Ces missions ne concernent pas la DRPP, mais je puis affirmer que les agents qui procèdent aux interpellations et aux contrôles dans le cadre de manifestations le font toujours dans un cadre légal.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous n’avons aucun doute sur le fait que les agents agissent dans un cadre légal. La question posée par Amnesty international est de savoir si les contrôles préventifs sont conformes aux engagements internationaux.

Une personne qui participe à une manifestation non déclarée peut être soumise à une amende, certes, mais pas à une garde à vue.

Mme Françoise Bilancini. Lorsqu’une manifestation n’est pas déclarée, c’est, le cas échéant, l’attroupement qui est réprimé. De nombreuses manifestations, annoncées sur les réseaux sociaux n’ont pas été interdites et se sont déroulées normalement, alors que la loi dispose que toute manifestation doit être déclarée. Quoi qu’il en soit, je ne me prononcerai pas sur le rapport d’Amnesty international.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Ce rapport indique qu’une manifestation non déclarée n’est pas forcément illégale et que les participants ne sont pas nécessairement présents pour commettre des violences. Or certains ont été interpellés au motif qu’ils participaient ou souhaitaient participer à un attroupement violent.

Mme Françoise Bilancini. Il ne faut pas tout mélanger. Une manifestation spontanée, ou annoncée sur internet, ne sera pas forcément une manifestation violente. Ce peut être une marche blanche d’une communauté en hommage à une personne décédée ou une manifestation de soutien en réaction, par exemple, à un bombardement en Turquie sur des intérêts kurdes. Beaucoup d’étrangers vivant à Paris organisent ce type de manifestations de soutien. Nous ne les considérons pas comme des attroupements et nous ne les interdisons pas systématiquement. Je ne suis pas d’accord avec ce qui est dit dans le rapport d’Amnesty international.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je ne reviendrai pas sur les propos, qui se retrouvent généralement dans la presse, d’Amnesty international – cette organisation ne supporte pas la contradiction.

Nous sommes d’accord, participer à une manifestation non déclarée ne constitue pas un délit ; c’est l’attroupement qui est interdit. Et l’attroupement intervient après des sommations non suivies d’effet. Or Amnesty international semble considérer qu’interdire les attroupements spontanés est un délit politique – c’est en tout cas une idée répandue.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Pour ma part, il me semble que la notion demeure encore floue. Le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) va modifier la procédure relative aux sommations, ces dernières n’étant pas toujours entendues des manifestants.

Mme Françoise Bilancini. Je ne fais pas partie de la DOPC, je fais du renseignement. Je ne veux pas me défausser, mais il est important que chacun reste dans son rôle.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Puisque j’ai fait partie du groupe de travail qui a élaboré le SNMO, je peux vous indiquer que les trois sommations nécessaires pour dissoudre une manifestation ont été reformulées ; les services seront dotés de nouveaux moyens, notamment de haut-parleurs de forte capacité, et pourront envoyer des SMS aux manifestants. Cependant, le délit d’attroupement existe toujours : seuls les moyens d’information ont été améliorés.

M. Jean-Louis Thiériot. Il convient de distinguer les éléments de l’infraction spécifique d’attroupement et la règle de droit pénal général selon laquelle un délit est intentionnel, sauf cas particulier et spécial. Concernant la sommation, l’élément est purement technique : si le manifestant n’entend pas la sommation, le critère intentionnel ne peut être retenu, les conditions de commission du délit n’étant pas réunies. D’où la modification intervenue dans le nouveau schéma.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. J’imagine que vous transmettez à l’inspection générale de la police nationale (IGPN) et à l’inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) certains éléments recueillis lors d’opérations de maintien de l’ordre. Ces échanges sont-ils fréquents et donnent-ils lieu à enquête ? Si oui, avez-vous des retours ?

En 2015, le rapport relatif aux modalités du maintien de l’ordre républicain constatait que cette collaboration était très inégale selon les préfets et leur culture du renseignement. Est-ce toujours le cas ?

Enfin, dans une note d’avril 2020, le service du renseignement craignait une radicalisation de la contestation après le confinement. À partir de quels éléments avez-vous pu dresser ce constat ? Ces craintes vous paraissent-elles fondées aujourd’hui ?

Mme Lucile Rolland. S’agissant de la répartition des effectifs sur le territoire, ma réponse ne peut être simple : certains services sont composés de 12 personnes, d’autres en comptent 130. Disons que la moitié des 3 100 agents travaillent sur la prévention de la radicalisation et la lutte contre le terrorisme ; l’autre moitié remplit des missions liées à l’ordre public, à la connaissance des communautés étrangères, aux dérives urbaines et aux quartiers sensibles, aux enquêtes administratives, aux déplacements des personnalités politiques, etc.

Il est difficile de quantifier les notes, signalements ou flashs. Pas moins de 31 700 manifestations se sont déroulées en 2019 sur le territoire national, hors ressort de la préfecture de police. Plusieurs flashs sont transmis avant et durant chaque manifestation et une note synthétique est élaborée à son issue.

Les relations avec les organisations syndicales font partie de la fiche de poste des personnels qui travaillent au renseignement territorial (RT). Ils ont pour mission de rencontrer toutes les organisations, qu’elles soient généralistes ou spécialisées, y compris au sein des unités départementales – la Confédération générale du travail (CGT), par exemple, est décomposée selon des métiers spécifiques, tels que la CGT portuaire.

Nos relations sont, par définition, humaines. Elles peuvent donc plus ou moins bien se passer, mais je n’ai jamais entendu dire que nous ne pouvions pas parler avec tel ou tel syndicat.

Concernant les messageries cryptées, comme le compte rendu de cette audition sera publié, je préfère ne pas donner trop de détails. Je dirai simplement que tous les moyens qui nous sont attribués par la loi sont mis en œuvre. En outre, les contacts que nous avons, d’une part avec les organisateurs et, d’autre part, avec les loueurs de bus, la SNCF ou encore les municipalités nous permettent d’avoir un aperçu sur l’ambiance générale et d’anticiper.

Comme l’a indiqué Mme Françoise Bilancini, la non-remise de codes par un manifestant ne relève pas du renseignement.

Oui, nous participons à la judiciarisation en cas de maintien de l’ordre violent, de manifestations violentes ou d’interpellations ; on nous transmet des demandes d’identification d’individus qui ont commis des dégradations ou des actes de violence. Notre travail est de connaître le terrain ; ainsi nos collègues de la sécurité publique, de la gendarmerie ou de la police judiciaire pourront nous demander d’identifier à partir d’une vidéo un individu en train de casser une vitrine. Les casseurs n’agissant pas à visage découvert, nous effectuons des recherches, des recoupements, comme l’a décrit Mme Françoise Bilancini.

Je n’ai pas bien compris votre question relative à l’IGPN et l’IGGN. Nous nous interdisons de travailler sur nos collègues ; est-ce le sens de votre question ? De même, je n’ai jamais été interrogée par ces deux inspections depuis ma prise de poste, et je ne suis pas sûre que mes prédécesseurs l’aient été.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Si vous repérez un policier en train de commettre une énormité, transmettez-vous cette information à l’IGPN ?

Mme Lucile Rolland. Notre travail ne consiste pas à surveiller les policiers ou les gendarmes, mais les manifestants violents.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Si vous identifiez un manifestant violent, vous le signalez à la justice ?

Mme Lucile Rolland. Nous livrons cette information à la police judiciaire, oui.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Essayons d’être clairs. Vous transmettez les informations concernant un manifestant violent ou qui a commis un acte illégal à la police judiciaire. Si, devant des agents du renseignement, un policier ou un gendarme commet une exaction, quelle sera leur démarche ?

Mme Lucile Rolland. Nous parlons là d’une « faute détachable du service ». Mes agents n’arrêteront certainement pas l’action, car je leur demande de ne pas être dans la manifestation, mais, bien entendu, ils feront un rapport à leur hiérarchie.

M. le président Jean-Michel Fauvergue.  Pour le dire clairement, l’action sera dénoncée.

Mme Lucile Rolland. Oui, bien sûr.

Madame la rapporteure, vous mentionnez un rapport de 2015 qui indique que la collaboration avec les préfets est de nature inégale, selon leur personnalité. Il me semble que tous les préfets qui ont vécu les manifestations des Gilets jaunes – chaque jour en province durant les six premiers mois – ont compris l’importance des services du renseignement territorial.

Le préfet organise généralement une réunion hebdomadaire avec les chefs de police et de gendarmerie du département, au cours de laquelle chacun explique ce qui se passera dans la semaine, les affaires qui risquent d’être compliquées, etc. La parole est donnée en premier au chef du service départemental du renseignement territorial (SDRT) qui fait état du tissu social et économique contestataire, des incidents dans les cités sensibles, etc.

Les préfets savent bien que les chefs des SDRT apportent les informations qui permettront au directeur du service d’ordre d’organiser son service pour la manifestation. S’il s’agit d’un service important, le chef du SDRT sera présent dans la salle de commandement avec le préfet, le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) et le commandement de groupement. S’il s’agit d’un service moins fourni, nous aurons plus de monde sur le terrain et le chef sera en communication permanente avec le directeur du service d’ordre et la salle de commandement. Peut-être des problèmes ont-ils été constatés en 2015, mais je n’en ai eu aucun depuis que je suis en poste.

M. Christophe Naegelen. La commission d’enquête sur la situation, les missions et les moyens des forces de sécurité présidée par Jean-Michel Fauvergue et dont je fus le rapporteur n’a pas auditionné les services de renseignement. Ce fut sans doute une erreur.

Les renseignements disposent de sections départementales. Comment vous situez-vous par rapport aux DDSP ; existe-t-il une relation hiérarchique ?

À Paris, nous savons que la préfecture de police est omnipotente ; comment se passent les relations avec la direction générale de la police nationale (DGPN) ? Par ailleurs, comment fonctionnent les renseignements entre Paris et l’Île-de-France et les services de renseignement territoriaux ?

Mme Lucile Rolland. Le SCRT est une bizarrerie administrative. Il appartient à la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) qui, elle-même, appartient à la DGPN. Pour autant, le SCRT est un service mixte, police et gendarmerie – 13 % de nos agents sont des gendarmes. De sorte que nous sommes compétents dans les zones de sécurité publique police et dans celles de la gendarmerie.

Hiérarchiquement, le chef du service départemental du renseignement territorial est l’adjoint du directeur départemental de sécurité publique. En tant que cheffe du SCRT, je suis directrice centrale adjointe de la sécurité publique. Cependant, je considère que nous avons deux donneurs d’ordres infra-ministériels : le DGPN et le DGGN.

Même si le chef du SDRT est l’adjoint du DDSP et est noté, en tant que tel, par ce dernier, il sait aussi que le commandant de groupement, le préfet et le chef du service central font partie de sa chaîne hiérarchique.

Nous avons pour mission de récolter et de donner le maximum de renseignements à la DRPP sur les individus habitant en province qui souhaitent se rendre aux manifestations à Paris – que les manifestations soient pacifiques ou non.

M. Christophe Naegelen. Ne pensez-vous pas qu’il serait logique qu’il n’y ait qu’une seule direction unifiée du renseignement englobant les activités de renseignement de la préfecture de police et celles de la DGPN et de la DGGN ?

Mme Françoise Bilancini. Cette question devrait être posée au préfet de police. Je sais que vous l’avez auditionné. Il a dû vous expliquer l’importance de la plaque parisienne et celle des manifestations qui s’y déroulent. Paris étant le département et la ville capitale, elle a besoin d’un service de renseignement propre.

Nous sommes organisés très différemment du SCRT. L’équivalent de la DDSP ou de la DCSP, à la préfecture de police, est la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) et la direction territoriale de la sécurité de proximité (DTSP), dans les départements de la petite couronne. La DSPAP est une direction à part entière, tout comme la DRPP.

Les chefs de services territoriaux de la direction du renseignement ne sont pas des adjoints du DTSP de département. Ils sont placés sous mon autorité et c’est moi qui les note. Ils ne sont même pas notés par les préfets des départements de la petite couronne – dont la fonction, en termes d’ordre public, d’organisation et de compétences, diffère de celle du préfet de police.

Mon service est donc une direction indépendante de la DOPC et de la DSPAP.

M. Jean-Louis Thiériot. En matière de renseignement, la problématique de la judiciarisation a posteriori est bien réelle, ne serait-ce pour ne pas « griller » des sources ou des informations. Rencontrez-vous des difficultés, et si oui, quelles modifications législatives permettraient d’améliorer cet état de fait ?

Par ailleurs, pourriez-vous dresser une cartographie de la radicalisation des troubles à l’ordre public ou du moins des manifestations, qui sont de plus en plus en violentes ? Quelles évolutions pressentez-vous en ce domaine ?

Enfin, je profite de cette occasion pour vous dire que lorsque j’étais président du département de Seine-et-Marne, mes relations avec le renseignement territorial étaient excellentes et qu’elles ont été fort utiles dans certains moments compliqués.

Mme Françoise Bilancini. Je n’ai aucun problème quant à la judiciarisation a posteriori, dans le domaine antiterroriste ou dans celui de l’ordre public. Nous avons appris à travailler avec les services partenaires – DSPAP ou police judiciaire –, lesquels protègent nos sources. L’expression utilisée est : « blanchir le renseignement ».

S’agissant de la radicalisation des troubles à l’ordre public, je n’ai peut-être pas suffisamment de recul, ayant pris mes fonctions en 2017, mais il est clair qu’il y a un avant et un après les Gilets jaunes. La parole, les gestes et les actes ont été totalement libérés.

Le président M. Jean-Michel Fauvergue. Selon vous, quel est le pourcentage de manifestations violentes, à Paris, et de manière plus large, en France ?

Mme Françoise Bilancini. Toutes les manifestations parisiennes des Gilets jaunes lors des premières semaines ont été violentes. Aujourd’hui, les déambulations sauvages avec des dégâts en fin de manifestation constituent encore un risque.

S’agissant des autres manifestations, j’estimerai que 2 % d’entre elles sont violentes. Les manifestations les plus violentes sont en général celles du 1er mai, celle de 2018 ayant constitué un sommet, avec 1 200 blacks blocs.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vous confirmez qu’ils viennent de l’extérieur ?

Mme Françoise Bilancini. Je confirme qu’ils viennent de l’extérieur, de l’intérieur, de Paris, de la province, de partout !

Le président M. Jean-Michel Fauvergue. De l’étranger ?

Mme Françoise Bilancini. C’est possible.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Pourquoi les manifestations des Gilets jaunes dégénèrent-elles autant ?

Mme Françoise Bilancini. Le mouvement des Gilets jaunes est le mouvement du désespoir d’une classe « déclassée » de la société française, qui n’a pas trouvé, par la voie syndicale, un moyen d’expression convenable. Ils ont donc développé une réaction antisystème, comme peuvent le faire les militants d’extrême droite ou d’extrême gauche. Ce sont des gens malheureux. Le malheur, le déclassement, la pauvreté conduisent au désespoir, lequel mène à la violence.

Certains ont dit que les manifestations, notamment les plus importantes, avaient été récupérées par des militants de l’ultra-droite ou de l’ultra-gauche et que c’étaient eux qui commettaient les violences. En fait, le mouvement des Gilets jaunes a produit sa propre violence. Les gens qui se confrontent aux forces de l’ordre sur les barrages sont des gens ordinaires, sans engagement politique particulier, très loin de l’extrême gauche ou de l’extrême droite. Nous avons même vu des femmes qui sont « montées au carton » contre des membres des forces de l’ordre, armées de pierres.

Ces personnes sont désespérées. Elles ont créé des liens entre elles sur les ronds-points, samedi après samedi, et quand elles sont montées à Paris, ce Paris qui symbolise la coupure entre la France d’en haut et la France d’en bas et qui ne les comprend pas, elles ont commis des exactions.

Le président M. Jean-Michel Fauvergue. Le renseignement territorial a-t-il la même analyse, une violence qui serait celle du désespoir ?

Mme Lucile Rolland. Oui, tout à fait. Un préfet avait parlé de « la rancœur d’une population déclassée ».

Le mouvement s’est formé avec des retraités, des personnes précaires, des gens qui ont travaillé toute leur vie, dont certains avaient même deux boulots pour finir le mois. D’autres vivaient en périphérie urbaine ou rurale, avec tous les inconvénients de la ruralité et de l’urbanité et sans aucun avantage, aucun service public de proximité. C’est la raison pour laquelle le mouvement a démarré après l’annonce de la taxe sur les carburants. Ils ont besoin de leur voiture pour aller chez le médecin, à la banque. Le mouvement « Colère », la fronde anti-80 km/h, a été le précurseur du mouvement des Gilets jaunes.

Des ronds-points sont encore occupés aujourd’hui, au fin fond du territoire, dans des endroits très isolés. Et pas simplement le week-end, toute la semaine ! Quelle image pouvons-nous avoir de notre société quand le seul endroit de socialisation est le rond-point du coin ? C’est pathétique. Et cela en dit beaucoup sur la façon dont notre société est constituée.

Vous nous demandez quelle est la cartographie des manifestations violentes. La question que nous nous posons n’est pas de savoir où la contestation va exploser – nous connaissons les endroits –, mais qui seront les prochains Gilets jaunes. Avec la « tempête économique », pour reprendre les mots de l’ancien Premier ministre, qui arrive, le désespoir et la colère seront les ferments, une fois encore, du prochain mouvement social.

Le président M. Jean-Michel Fauvergue. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec ce constat. Avez-vous procédé à des analyses, établi des rapports que vous pourriez nous transmettre ?

Mme Françoise Bilancini. Nous ne pouvons rien vous transmettre. Mais bien évidemment, nous avons effectué tout un travail d’analyse sur ces personnes. Car celles que nous avons vu commettre des violences sur les Champs-Élysées étaient inconnues de nos services.

L’extrême droite a tenté de récupérer le mouvement, notamment les deux premiers samedis, mais elle a échoué. Elle leur a juste appris à construire des barricades. L’ultra-gauche est venue en observatrice, mais pour ses militants, les Gilets jaunes sont trop « fachos » ; ce sont des Gaulois franchouillards qui n’aiment pas les étrangers : ça ne leur plait pas. Alors certes, lors des dernières manifestations, certains sont venus pour casser un peu, mais il n’y a pas de connivences politiques. L’« ultra jaune », comme nous l’avons baptisé, n’a pas de culture politique comme les « anars », les « antifas » ou les autonomes.

Je reviendrai sur le désespoir, car la crise sanitaire a remis en avant la dureté et la précarité de la vie de ces personnes qui vivent de petits boulots. Nous l’avons indiqué dans une note : ce sont les Gilets jaunes qui nous ont assuré les livraisons pendant le confinement ; grâce à eux, nous avons mangé. Nous avons tous eu besoin des caissières, des aides-soignantes, des chauffeurs routiers et d’un certain nombre d’emplois précaires.

L’agglomération parisienne compte deux gros bassins d’emplois, dont les aéroports. Or toute l’activité aéroportuaire est en train de se casser la figure. Les personnes qui occupaient des emplois précaires habitent dans les départements de la grande et de la petite couronne, la fragilité économique les touche de plein fouet.

Le président M. Jean-Michel Fauvergue. Mesdames, je vous remercie.

 

 

 


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Audition du mercredi 21 octobre 2020

À 16 heures 30 : M. Michel Delpuech, ancien préfet de police

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous accueillons M. Michel Delpuech, qui a été préfet de police d’avril 2017 à mars 2019. Avant cela, sa carrière préfectorale l’a conduit à occuper de nombreux postes à Paris comme en région.

Monsieur le préfet, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(M. Michel Delpuech prête serment.)

M. Michel Delpuech, ancien préfet de police. Votre commission d’enquête, indique le document de présentation, « est chargée de travailler sur ʺ l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines du maintien de l’ordre ʺ. Elle a notamment pour objectifs de mieux comprendre le fonctionnement des unités chargées du maintien de l’ordre, les techniques et les armes utilisées, ainsi que le quotidien des fonctionnaires de police et de gendarmerie parfois confrontés à des situations de délinquance violente. Elle formulera des recommandations afin de rétablir une indispensable relation de confiance entre la population et les forces de l’ordre ».

Les propos que je tiendrai sont nourris par l’expérience d’un préfet, c’est-à-dire qu’ils exprimeront le point de vue de l’autorité civile qui a la charge de l’ordre public, détient des pouvoirs de police administrative et définit la stratégie des opérations. Ils refléteront l’expérience d’un serviteur de l’État que son parcours a amené à connaître de nombreuses situations de maintien de l’ordre, à Paris, certes, comme directeur de cabinet du préfet de police de 1999 à 2003, et bien sûr préfet de police d’avril 2017 à mars 2019, avec en particulier la crise des Gilets jaunes, mais aussi en province, comme préfet de Corse, en 2006 et 2007, préfet de la région Picardie, à Amiens, au moment du conflit Goodyear, entre 2009 et 2012, ou encore préfet à Lyon, au moment des manifestations contre la « loi El Khomri ».

Expérience très diverse, dans l’espace, donc. Une manifestation dure de militants nationalistes, la veille de l’élection présidentielle de 2007, à Ajaccio, n’appelle pas la même réponse qu’une manifestation des salariés de Goodyear dont les leaders fréquentent régulièrement et pacifiquement le bureau du préfet. Lyon a beau être une très grande ville, les enjeux n’ont rien à voir avec ceux de notre capitale : peu d’objectifs à protéger, beaucoup moins d’itinéraires et de territoires à couvrir, exposition médiatique de peu d’ampleur.

Expérience diverse aussi dans le temps, et c’est sans doute un constat majeur. En vingt ans, de 1999 à 2019, j’ai vu le contexte beaucoup évoluer sous l’effet de différents facteurs : facteurs technologiques, qu’il s’agisse des images instantanées ou des réseaux sociaux ; facteurs sociopolitiques, liés à l’affaiblissement des corps intermédiaires et à la montée des extrêmes, privant l’autorité de police d’interlocuteurs ou affaiblissant leur influence ; facteurs juridiques, par suite du renforcement des exigences de droit et, plus encore, de l’effectivité du contrôle du respect de la règle de droit dans les enquêtes judiciaires ou administratives et de la création du Défenseur des droits, ce qui est évidemment un progrès.

Dans ces évolutions, la montée des phénomènes de violence ciblant les forces de l’ordre et les biens est particulièrement préoccupante. La commission de violences lors de manifestations n’est pas nouvelle. Qu’on songe aux manifestations énormes des années 1970 contre l’implantation de centrales nucléaires, comme celle de Creys-Malville. Qu’on songe à l’incendie du Parlement de Bretagne, lors d’une manifestation de pêcheurs, en 1994. Mais aujourd’hui sont à l’œuvre des groupes qui, en France et ailleurs, théorisent le recours à la violence comme mode d’action et trouvent dans les manifestations le vecteur qu’ils exploitent, certains diraient qu’ils polluent, pour atteindre leur but. C’est notamment le phénomène des black blocs. Cette dérive violente met en péril l’équilibre d’inspiration libérale qui est le fondement du droit de manifester dans notre pays.

Le Conseil constitutionnel fait découler la liberté de manifester du droit d’expression collective des idées et des opinions, mais il affirme aussi que la sauvegarde de l’ordre public est un objectif de valeur constitutionnelle. Il faut concilier les deux, d’où notre tradition juridique : pas d’autorisation préalable mais une simple déclaration ; des mesures de police administrative nécessaires, adaptées, proportionnées, l’interdiction devant rester la mesure ultime ; du pénal pour sanctionner les manquements, le lien police administrative-police judiciaire, préfet-procureur étant essentiel.

C’est donc cet équilibre dans cette vision libérale qu’il convient de sauvegarder, pour ne pas dire retrouver, en se donnant les moyens juridiques, techniques et pratiques capables de casser une spirale perdant-perdant pour tout le monde : les riverains et les citoyens qui se sentent mal protégés, les manifestants dont certains déclarent qu’ils ont peur, les autorités et les forces de l’ordre accusées d’en faire trop ou pas assez, l’État de droit, en fragilisant une liberté essentielle.

Des réponses ont déjà été fournies, tant au plan opérationnel, notamment par le quadrillage, la mobilité et la réactivité que j’avais mis en œuvre, qu’au plan des normes, parmi lesquelles les textes de mars-avril 2019 et les orientations du schéma national du maintien de l’ordre, présenté en septembre dernier, dans lequel je me reconnais très largement.

Pour certains aspects comme la formation et l’équipement, ne nous cachons pas l’ampleur de la tâche pour approfondir les pistes de travail. Pour d’autres, sur le terrain de la technologie, du droit et souvent au carrefour des deux, je suis convaincu qu’il faudra encore faire bouger les lignes. Je pourrai parler longuement de la question des images, que nous avons encore traitée récemment au Conseil d’État. Ces évolutions sont indispensables. Elles doivent respecter les équilibres de notre cadre libéral qui, tout en dotant la force publique des moyens nécessaires, repose sur un postulat de confiance avec la population, confiance que les travaux de votre commission d’enquête se donnent pour ambition de rétablir.

Je serais trop long si je développais les sujets que je viens d’esquisser. La réponse à vos questions me fournira sans doute l’occasion d’y revenir. Permettez-moi cependant, au moment de conclure ce court propos introductif, de rendre hommage aux forces de l’ordre, en soulignant l’extrême difficulté de leur mission, en saluant leur professionnalisme et en exprimant à tous ma reconnaissance pour leur engagement dans les dispositifs dont j’ai eu l’honneur d’assumer la responsabilité.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous nous associons à votre hommage aux forces de l’ordre, qui remplissent une mission difficile.

On nous a souvent dit, et nous l’avons constaté, que l’organisation des manifestations et le profil des participants avaient changé. De plus en plus de manifestations ne sont pas préalablement déclarées. Quelles en sont les répercussions sur le travail des forces de l’ordre ?

Vous étiez en charge du maintien de l’ordre lors de la manifestation du 1er mai 2018, au cours de laquelle des groupuscules ont fait preuve de violence caractérisée. Pourquoi n’ont-ils pu être identifiés en amont et leurs membres appréhendés ? On a pensé que votre remplacement avait coïncidé avec un changement de doctrine. Vous êtes souvent assimilé à la « doctrine Grimaud ». Cela correspond-il à la réalité ?

Les représentants de l’association Gendarmes & citoyens préconisent de compartimenter les terrains d’opération afin que chaque rue ou quartier soit placé sous la responsabilité exclusive de la police ou de la gendarmerie. Cela présenterait-il un intérêt ?

En 2018, dans son rapport sur le maintien de l’ordre, le Défenseur des droits indiquait : « seuls les agents destinés à intégrer le corps des CRS sont formés au maintien de l’ordre, dans le cadre d’un module ʺ adaptation, premier emploi ʺ. Les agents affectés dans les services de la préfecture de police de Paris ou de la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) ne bénéficient pas d’une formation initiale spécifique au maintien de l’ordre ». Ce constat reste-t-il valable ?

La préfecture de police a mis en place, en 2017, une cellule baptisée Synapse, chargée de réfléchir à la doctrine du maintien de l’ordre. Son travail vous a-t-il été utile quand vous étiez sur le terrain ?

Enfin, on nous a dit que l’on ne pouvait effectuer la répression instantanée de toutes les infractions commises dans les manifestations, car il était impossible d’assurer à la fois le maintien de l’ordre et la préparation de la judiciarisation. Est-ce votre avis ? Quand et selon quels critères le préfet doit-il décider l’intervention des forces de l’ordre pour mettre un terme aux exactions, sachant que cette intervention peut entraîner un surcroît de violence ?

M. Michel Delpuech. J’ai évoqué la question des interlocuteurs, ou plutôt, des partenaires de l’autorité de police. En mars 1999, le lendemain de ma prise de fonctions de directeur de cabinet du préfet de police, Philippe Massoni, serviteur de l’État exceptionnel à qui je dois beaucoup, se trouvaient réunis dans mon bureau, à leur demande spontanée, les responsables de la CGT, interlocuteurs quotidiens de la préfecture de police pour l’organisation des manifestations. À l’époque, les services de renseignement avaient une relation fluide, permanente et constante avec les responsables des grandes centrales syndicales chargées du service d’ordre, qui discutaient de l’itinéraire et des modalités des manifestations. C’était parfait. À l’inverse, aucun interlocuteur des Gilets jaunes ne s’est déclaré. Nous avons fait quelques tentatives. Mes équipes ont passé un temps fou à essayer d’accrocher telle ou telle personne, mais celle-ci déclarait une manifestation à tel endroit et elle se produisait ailleurs. Ne pas savoir quand, où et combien affaiblit notre capacité d’anticipation.

De même, durant les opérations, lorsque le service d’ordre classique d’une CGT est sur le terrain, les fonctionnaires de police ont des interlocuteurs connus et identifiés. Ils sont côte à côte. Nous essayons toujours de le faire, mais il faut être deux. Quand, en tant que préfet fort d’une expérience parisienne de directeur de cabinet et de secrétaire général pour l’administration de la police (SGAP) de Paris, de deux postes de préfet à la préfecture de police de 1996 à 2003, j’ai dit à Bordeaux qu’il faudrait tout de même veiller à ce que les manifestations soient déclarées, je me suis entendu répondre : « Vous n’y pensez pas, monsieur le préfet, cela ne sert à rien, tout se passe bien, si on demande cela, on va les froisser ». Si le respect du fameux décret-loi du 30 octobre 1935 codifié dans le code de la sécurité intérieure est une tradition parisienne, c’est loin d’être le cas en province.

J’ajoute qu’il n’y a pas de sanction réelle. Organiser une manifestation sans déclaration préalable est passible d’une sanction pénale, mais encore faut-il le démontrer. Mes services avaient monté, en lien étroit avec le parquet de Paris, une procédure relative à l’organisation d’une manifestation non déclarée, visant un leader médiatique des Gilets jaunes fréquentant les plateaux de télévision – peut-être celui qui avait dit qu’il voulait aller à l’Élysée. Il a été condamné à 500 euros d’amende avec sursis en première instance et relaxé en appel ! Si l’on veut voir appliquer les règles de droit, il faut s’en donner les moyens.

Lors de la préparation de ce qui allait devenir la loi du 30 octobre 2017 visant à renforcer la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), que vous avez votée, j’avais suggéré au ministre de l’Intérieur de profiter de cette fenêtre législative pour tirer les leçons des manifestations contre la « loi El Khomri », au cours desquelles avait été incendié un véhicule dans lequel se trouvaient deux fonctionnaires de police, boulevard Saint-Martin, à Paris. Mon prédécesseur et ami Michel Cadot s’était alors heurté à des difficultés. J’avais suggéré de donner expressément le droit à l’autorité de police de prendre l’initiative d’une concertation avec ceux qui veulent manifester, par homologie avec la disposition votée pour les rave parties, il y a une dizaine d’années. Il faut renforcer la capacité de désigner des interlocuteurs en mettant en œuvre des moyens juridiques plus contraignants. Le défaut d’interlocuteur rend la gestion des événements beaucoup plus difficile et en amont et pendant.

Le 1er mai 2018, nous avons connu à Paris un rassemblement considérable de black blocs, au nombre de 1 200 à 1 400, alors que les services avaient anticipé une présence de 600 à 800, soit un niveau de mobilisation jamais atteint. En tête de la manifestation de 1er mai classique, partant de la Bastille, déclarée par les grandes organisations syndicales et réunissant 20 000 personnes, s’était produit un rassemblement de plus de 14 500 personnes qui n’adhéraient pas au dispositif classique et voulaient s’affranchir de toute contrainte, y compris du service d’ordre des syndicats. C’est là que s’étaient glissés les black blocs qui en ont pris la tête. À leur arrivée, ils ne sont pas black blocs, ils le deviennent en se grimant pendant l’événement.

Il faut des outils juridiques. La loi d’avril 2019 sanctionnant pénalement la dissimulation de tout ou partie du visage pendant une manifestation sur la voie publique n’existait pas encore. Néanmoins, à l’occasion d’autres manifestations de Gilets jaunes, nous avions obtenu du procureur de Paris des réquisitions assez larges permettant de contrôler si des participants pas à une manifestation n’étaient pas porteurs d’armes par destination, ce qui est sanctionné par l’article 431-10 du code pénal. À mon initiative, cette disposition est devenue le nouvel article 78-2-5 du code de procédure pénale, qui permet au procureur de la République de délivrer des réquisitions pour procéder à des contrôles d’identités et à des fouilles de véhicule ou de bagages. En mai 2018, les outils juridiques n’étaient pas de ce niveau et l’anticipation sur le terrain n’était pas calibrée. Les violences furent brèves mais spectaculaires. Nous avons procédé à 200 interpellations.

Vous évoquez un changement de doctrine et la fin de l’ancien monde que je représenterais. Maurice Grimaud est pour moi une référence. J’ai apporté un exemplaire de son ouvrage que m’a remis sa fille après me l’avoir dédicacé, car je me doutais que vous en parleriez. Je me reconnais pleinement dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre et je ne pense pas avoir agi de façon fondamentalement différente en prônant le quadrillage, la mobilité et la réactivité. Les détachements d’action rapide et de dissuasion (DARD) que nous avions mis en place pour procéder à des interpellations sont devenus les brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV-M).

Lors des manifestations traditionnelles organisées par une grande centrale ou des interlocuteurs connus, allant d’un point donné à une autre, si l’on place devant, derrière et sur les côtés quelques forces lourdes, des escadrons de gendarmerie ou des compagnies de CRS, il ne se passe rien. Quand des éléments très violents sont au cœur d’une manifestation, il faut à la fois éviter d’aller trop au contact, au risque de voir les forces de l’ordre prises pour cibles, comme ce fut le cas pendant les manifestations contre la « loi El Khomri » – j’en ai vu des images effrayantes – et se doter d’une capacité d’action rapide pour mettre fin au désordre éventuel. Constatant que les forces lourdes n’étaient pas adaptées à la réaction rapide, nous avions mis en place les DARD. Équipés bien plus légèrement, se déplaçant sur des petits deux-roues motorisés, ils peuvent aller très vite d’un point à l’autre et avoir la capacité d’interpeller.

Les forces mobiles ont un rôle considérable à jouer, car elles peuvent être un jour à Dunkerque et deux jours plus tard à Perpignan mais, sur le terrain, ces unités constituées, à la sécabilité d’un demi ou inférieure au quart, ne sont pas très souples. En dépit des efforts réalisés pour créer en leur sein des petites équipes d’interpellation, elles restent difficiles à manier. En outre, grâce à des équipes consacrées à l’interpellation, on peut faire ce que nous appelons dans notre jargon « le râteau » et faire procéder à des interpellations par des forces venant d’ailleurs. Réactivité et mobilité sont donc indispensables.

Vous pourrez visionner toutes les vidéos, vous constaterez qu’à partir du 8 décembre 2018, dans le cadre des manifestations des Gilets jaunes, j’ai toujours donné oralement et par écrit ordre d’appliquer la consigne du triptyque quadrillage-mobilité-réactivité.

Je me retrouve dans la nouvelle doctrine. Faire le lien avec les organisateurs, moderniser les sommations, utiliser des panneaux d’information à messages variables, tout cela me paraît excellent.

Nous avons constitué ces moyens d’action rapide à partir de des brigades anticriminalité (BAC) destinées à la lutte contre les violences urbaines dans les quartiers. Elles ont la réactivité, la mobilité et la souplesse nécessaires, mais des unités nouvellement constituées nécessitent une formation particulière. Pour devenir un DARD – je n’ai pas connu les BRAV-M –, une BAC requiert un accompagnement, car on n’intervient pas contre des manifestants comme contre des violences urbaines.

Je n’ai pas eu le sentiment d’une rupture. Ce que nous avions engagé dans le cadre des Gilets jaunes allait dans ce sens, de même que ce que nous avions engagé après le 1er mai 2018. Quand j’ai donné l’ordre d’intervenir au bas du boulevard de l’Hôpital, j’ai trouvé long le temps écoulé entre ma demande et l’exécution. Un équilibre est à trouver entre le positionnement à distance pour une manifestation classique où il est inutile d’exciter les gens et celui d’une manifestation où il faut être capable de sortir vite pour intervenir.

Répartir rues et quartiers entre police et gendarmerie n’est pas une bonne idée. Il faut un commandement unique et intégré qui, à Paris, passe par le relais de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC). CRS comme gendarmes mobiles reçoivent l’ordre par la salle de commandement de la DOPC, relayé par l’officier supérieur de gendarmerie ou par le commissaire des CRS qui s’y trouve. L’ordre descend par deux fils, sachant qu’il y a, à Paris, un commissaire auprès de chaque unité, ce qu’on ne trouve pas ailleurs. Assigner le maintien de l’ordre dans telle rue à la police et dans telle autre à la gendarmerie n’a pas de sens, puisque le commandement relève de l’autorité préfectorale. De même, en province, il faut un commandement unique, que les gens reçoivent les mêmes instructions.

En revanche, j’ai toujours donné pour consigne que ces unités pouvaient et devaient prendre des initiatives, dans un cadre maîtrisé. Si une unité se déplace sans que le commandement en soit informé, on crée le désordre. À Paris et à Lyon, des moyens particuliers comme les lanceurs d’eau peuvent être employés sur autorisation ex ante – pour les Gilets jaunes, je donnais des feux verts la veille – mais si on peut s’en passer pour une manifestation traditionnelle, il vaut mieux le faire. Il faut toujours employer les moyens les plus doux possible, afin d’éviter le piège de la spirale force-violence. Il faut trouver des réponses ailleurs, ce qui ne veut pas dire que les forces de l’ordre doivent être privées de moyens.

Les CRS et les gendarmes mobiles reçoivent des formations spécifiques, respectivement à Beynes, dans les Yvelines, et à Saint-Astier mais, à la préfecture de police, les fonctionnaires de la DOPC reçoivent une formation adaptée. Les six compagnies de la DOPC sont des couteaux suisses. Des groupes de cinq à six fonctionnaires peuvent remplir différentes missions, du maintien de l’ordre à la protection. Xavier Jugelé, assassiné le soir où j’ai pris mes fonctions, faisait partie d’un groupe de la DOPC qui avait été appelé pour protéger un intérêt turc. Le DOPC a été créé en 1999 dans le cadre d’une réforme décidée par Jean-Pierre Chevènement et par le préfet de police Philippe Massoni, et dont j’ai été la cheville ouvrière. À côté, nous avons créé la police urbaine de proximité. Nous l’avons fait à Paris parce que nous avions le sentiment que l’ordre public étouffait tout le reste et qu’il n’y avait plus rien pour faire la police de sécurité du quotidien.

La DOPC est composée de grands professionnels. Il faut faire respirer cette direction sans équivalent ailleurs en France. Le ministère de l’Intérieur doit mettre en place des débouchés, des circulations, des respirations, des allers et retours pour qu’elle ne soit pas isolée, comme je l’ai hélas constaté avec vingt ans de décalage, ce que j’ai un peu regretté.

La cellule Synapse a été créée par la DOPC. Elle était en place quand j’ai pris mes fonctions de préfet de police. C’était une excellente idée. Elle a produit des documents de qualité à partir de retours d’expérience de l’étranger. Des fonctionnaires sont allés observer des manifestations en Allemagne ou en Grèce pour enrichir leur expérience et contribuer à la formation.

Une difficulté reste non résolue. La loi régissant et encadrant l’utilisation des caméras individuelles par les militaires de la gendarmerie, les fonctionnaires de la police nationale, les policiers municipaux, les agents de sécurité des transports et de l’administration pénitentiaire, prévoit la constatation des infractions. Mais la gestion de l’ordre public, le maintien de l’ordre et le volet judiciaire ne figurent pas dans les finalités des dispositifs de vidéoprotection de la loi de 1995. Cela se règle par les dispositions de droit commun du code de procédure pénale, mais la recherche d’infraction, la finalité de pédagogie et du retour d’expérience n’y figurent pas. La cellule Synapse a été créée alors que l’indispensable utilisation des images n’a aucun cadre juridique. Un épisode de l’été 2018 a bousculé tout cela et c’est regrettable.

S’agissant de la constatation des infractions, vous pointez un sujet important. La relation entre police administrative et police judiciaire est satisfaisante. Ce n’est pas le procureur de la République qui doit diriger les forces de l’ordre pour le maintien de l’ordre mais il faut un continuum parfait pour organiser les suites judiciaires des constatations et pouvoir s’appuyer sur les réquisitions du procureur de la République pour réaliser les contrôles en amont. Je signalais le nouvel article 78-2-5 à l’origine duquel j’ai pris une large part. Les interpellations à chaud sont difficiles à réaliser par les forces de l’ordre et elles peuvent donner un résultat judiciaire médiocre. Il faut imputer tel fait, à tel moment à M. untel ou Mme unetelle. Les services interpellateurs remplissent des fiches prévues à cet effet, mais après une longue journée, ils ont parfois le sentiment que la priorité est ailleurs. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas en faire, notamment quand il y a de la casse, mais il faut les adosser à des éléments de preuve, comme des images d’une caméra portée. Je signale toutefois qu’une caméra portée n’a aucun cadre juridique.

En revanche, notre capacité d’exploitation des images a posteriori est faible. Juridiquement, on peut parfaitement le faire. Quand il s’est produit un attentat, la DGSI ou la PJPP est dotée d’une cellule vidéo chargée de saisir les images. C’est un travail lourd qui mobilise un grand nombre de fonctionnaires aguerris. À l’issue d’une manifestation, on a du mal à mobiliser pendant des heures des équipes afin de visionner un grand nombre d’images pour distinguer quelqu’un. Il faudrait faire appel à de nouveaux outils comme des logiciels d’assistance pour rapprocher des images, voire aller jusqu’à la reconnaissance faciale. Cela soulagerait les services et serait plus efficace. L’exploitation d’images à des fins judiciaires est une nécessité. Il faut un cadre législatif, car je n’aurais jamais laissé faire cela chez moi, mais ce serait un progrès.

À quel moment décide-t-on d’intervenir ? Tout ne doit pas venir du grand patron. Certaines situations doivent être gérées par le commissaire sur place. C’est parfois le préfet lui-même qui détecte une situation, notamment au travers de certaines images.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Les choses vont vite. Vous parliez de reconnaissance faciale et de recherche algorithmiques. Il faudra se pencher sur le sujet en vue de grands événements à venir, en particulier les Jeux olympiques de 2024. Une proposition de loi traitera prochainement de captation des images, mais pas encore d’algorithmie ou de reconnaissance faciale !

Il y a deux ans, nous votions une loi interdisant de manifester masqué et il est maintenant interdit de manifester non masqué !

M. Jean-Louis Thiériot. On peut souhaiter que cela passe !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Par-delà ce divertissement, qu’entendez-vous par « faire respirer la DOPC » ? Est-ce déplacer les fonctionnaires ? À la DOPC comme en province dans les sections d’intervention ou dans les compagnies d’intervention départementale, nous avons des unités spécialisées. Je porte témoignage que les CRS et les gendarmes ne sont pas les seuls à être spécialisés.

Pendant les manifestations de Gilets jaunes, il a beaucoup été fait usage du LBD, au prix de blessures. Or ce sont surtout les unités venues en renfort, moins bien formées à l’emploi de cette arme qui en sont à l’origine. Comment améliorer cet usage, sachant que le nouveau schéma national du maintien de l’ordre n’a pas retiré cette arme, dans la mesure où elle permet le maintien à distance sans recourir à l’arme létale de dotation ou aux poings ?

M. Michel Delpuech. Pendant les manifestations de Gilets jaunes est apparue une polémique sur l’emploi des LBD, responsables de dégâts. Quand on est préfet de police, on n’est jamais satisfait d’une blessure, et je l’ai parfois vécu douloureusement. Cela dit, le débat juridique a été tranché. Deux ordonnances du Conseil d’État disent clairement qu’il n’y a aucune raison de droit de demander au ministre de l’Intérieur le retrait de l’usage des LBD. Nos forces de l’ordre ont besoin d’un outil intermédiaire entre la force individuelle physique et l’arme létale. Durant l’épisode des Gilets jaunes, nous avons eu la chance de n’avoir eu aucun mort. J’ai vu l’arme létale sortir un jour. Si d’autres outils se mettent en place, pourquoi pas mais, en attendant, il est nécessaire de disposer d’un outil intermédiaire.

Les DARD que j’avais constitués à partir d’anciens fonctionnaires des brigades anticriminalité de l’agglomération ou des départements, sont formés à l’usage du LBD dans le cadre des violences urbaines et de la lutte contre la délinquance dans les quartiers. Il serait intéressant de définir une doctrine pour l’usage du LBD dans le maintien de l’ordre. J’avais dit au Défenseur des droits, qui m’avait interrogé en 2017 – et mon prédécesseur Michel Cadot avait dit de même –, que par principe, nous n’avions pas besoin de LBD pour la gestion d’ordre public classique. On peut l’avoir sous la main en cas de dérapage, mais on ne doit pas le sortir. Sans doute faut-il mieux l’utiliser. À la préfecture de police, nous avions mis en place le binôme comme cadre d’utilisation du LBD, ce qui a été repris dans le schéma national et ce qui était déjà le cas chez les CRS. En outre, il faut enregistrer les images. Il est nécessaire d’adapter la formation à un usage qui n’est pas celui pour lequel il a été conçu.

Nous avons donc créé la direction de l’ordre public et de la circulation en 1999 dans le but de protéger les moyens de la police urbaine de proximité. Constituée par Pierre Mure, un professionnel d’une rigueur exceptionnelle, elle dispose d’un savoir-faire précieux de l’ordre public parisien. En prenant mes fonctions de préfet de police, j’ai été inquiet de constater qu’une action souterraine était à l’œuvre pour la supprimer. J’ai de bonnes raisons de le dire, car je l’ai même entendu. J’ai tout fait pour la maintenir. Nous avons échangé avec Laurent Nuñez, qui avait été directeur de cabinet du préfet de police et qui partageait ce point de vue.

C’est toutefois une direction qu’il ne faut pas abandonner car nous avons besoin de cadres jeunes et dynamiques. On peut en être directeur à 40 ou 45 ans, mais après ? Cette direction doit être mieux intégrée dans la gestion de carrière des hauts fonctionnaires. Cela ne pose pas de problème au niveau de l’encadrement, du troisième corps, voire pour les officiers, mais il faut offrir des perspectives à l’encadrement supérieur, il faut que ça tourne. Les fonctionnaires doivent avoir envie d’y venir dans une perspective ascendante. Il existe un rapport de force. Quand la DOPC a été créée, en 1999, la préfecture de police était chargée de Paris. Avec Philippe Massoni, nous avions veillé à maintenir un équilibre entre la DOPC et la police urbaine de proximité (PUP), dont les effectifs étaient à peu près équivalents. En rattachant, sans grande préparation, les trois départements de la petite couronne au préfet de police, on a introduit un déséquilibre. On a créé une direction de 20 000 fonctionnaires et une autre de 5 000 fonctionnaires. La direction de 20 000 fonctionnaires trouve en elle-même les rotations et les évolutions que la DOPC ne peut offrir. Si les autorités, comme je le recommanderais toujours si on me le demandait, veulent conserver le savoir-faire de la DOPC, il faut songer aux carrières et les intégrer dans un parcours. Le poste de directeur de l’ordre public est sans doute l’un des postes de directeur de police les plus difficiles et les plus astreignants.

C’est ce que je voulais signifier en disant : « faire respirer la DOPC ». Je l’ai écrit au ministre de l’Intérieur de l’époque.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il s’agit des cadres et des cadres supérieurs.

M. Michel Delpuech. Ainsi que des commissaires, pour qu’ils puissent ensuite faire une belle carrière en province comme adjoint de la direction de la sécurité publique. J’ai vu des directeurs départementaux de la sécurité publique de grande qualité, avec lesquels je m’entendais formidablement bien. Il faudra qu’ils s’adaptent, comme nous le faisons tous. On n’est pas pleinement opérationnel du jour au lendemain. C’est quand même un choix fait par le général de Gaulle au moment de l’affaire Ben Barka. Les circulations doivent être plus fluides. C’est vraiment le rôle de la direction générale de la police nationale d’y veiller.

M. Jean-Louis Thiériot. En matière de maintien et de rétablissement de l’ordre, nous sommes tous conscients des difficultés que les hommes que vous aviez sous vos ordres ont traversées, et je m’associe aux hommages qui leur sont rendus.

Nous avons tous vu à la télévision des images de manifestants qu’on semblait laisser faire alors qu’il y avait des forces à proximité. Nous avons compris qu’interpeller à chaud rend souvent difficile d’apporter la preuve à la justice et dégarnit le dispositif. Comment concilier l’exigence du maintien de l’ordre avec la nécessité de ne pas laisser casser ?

Vous avez évoqué la nécessité d’utiliser de nouveaux outils juridiques ou technologiques comme la reconnaissance faciale et les techniques algorithmiques. Avez-vous connaissance de leur mise en œuvre dans d’autres pays ?

M. Michel Delpuech. Le maintien et le rétablissement de l’ordre, les interpellations et les interventions ne sont pas une science exacte. Le dosage est difficile à trouver. Personne ne dit jamais : n’intervenez pas, mais l’intervention ne doit pas faire plus de dégâts qu’elle ne rapporte. À Paris, 1 300 points sont protégés pour environ 4 000 caméras. Encore faut-il fixer le cadre juridique des caméras portées. On peut l’utiliser en direct, au moment de l’exaction ou ex post. Dans ce dernier cas, cela prend du temps. « Scotcher » plusieurs fonctionnaires devant leur écran est très lourd. On peut le faire pour des affaires gravissimes. Après qu’une équipe venue du Nord avait défoncé le portail d’un hôtel ministériel à l’aide d’un Fenwick, les fins limiers de la police judiciaire parisienne se sont mis au travail. On a trouvé les coupables en exploitant toutes les images, mais on ne peut pas le faire à grande échelle. Tout ce qu’on pourra faire juridiquement et technologiquement et au croisement des deux pour renforcer ces capacités sera efficace.

Je n’ai pas la connaissance d’exemples étrangers. Je ne peux donc pas vous répondre sur ce point.

En matière de judiciarisation, deux temps sont pour moi essentiels : l’amont et l’aval. Toutes les interpellations faites en amont dans le cadre des contrôles sous réquisition du procureur de la République sont très bienvenues. Le 8 décembre 2018, à Paris, il y a eu plus de 1 070 interpellations et 950 gardes à vue, ce qui ne s’était jamais vu. Beaucoup de ces interpellations étaient intervenues en amont, parce que le procureur Rémy Heitz avait délivré des réquisitions permettant de contrôler que des gens ne venaient pas avec des armes par destination ou dans une intention violente. Tout ce qui peut être fait dans le cadre de l’article 78-2-5, ajouté à l’article 78-2, me paraît très bienvenu. Ensuite, les moyens des services me paraissent insuffisants et j’appelle de mes vœux leur renforcement.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Le Défenseur des droits a critiqué le recours à des pratiques qu’il estime illégales, comme les contrôles délocalisés ou la technique de l’encagement. Peut-on les interdire ? Si oui, quelles sont les autres solutions ?

Par ailleurs, le Défenseur des droits a relevé que certains fonctionnaires d’unités non spécialisées, comme les BAC, présents lors d’opérations de maintien de l’ordre, ne sont pas toujours identifiables, car coiffés d’un casque de moto intégral. Avez-vous été informé de telles situations et comment y remédier ?

Un collectif de journalistes et de rédacteurs considère que le nouveau schéma national de maintien de l’ordre donne un feu vert aux forces de l’ordre pour les empêcher de rendre pleinement compte des manifestations puisqu’au moment de la dispersion, ils doivent s’en aller. Comment assurer le dialogue avec les journalistes présents, y compris les élèves journalistes, lors des manifestations ?

M. Michel Delpuech. Il s’agit de savoir ce qu’on entend par encagement. Vouloir tenir longtemps, ne serait-ce qu’un groupe de 40 personnes, en les entourant de forces de l’ordre n’est pas opportun. Le rapport de force se dégrade, la violence apparaît. En revanche, lorsqu’on interpelle des gens pour contrôler leur identité, il faut bien les garder avant l’arrivée des véhicules pour les conduire au commissariat. Je ne comprends pas cette critique. Si on renonce à cela, on perdra beaucoup de capacité de contrôle et d’interpellation, car les gens ne s’y livrent pas spontanément.

Je me souviens d’une manifestation des Gilets jaunes non déclarée, partie du Sacré-Cœur, dont un groupe significatif s’était engagé dans la rue Vignon, conduisant au carrefour de La Madeleine. Ils ont été tenus un moment par quelques membres de la DOPC ou des CRS, puis on les a fait sortir en effectuant des contrôles et quelques interpellations en vue de procédures judiciaires. Je ne vois pas ce qu’il y a à redire. De fait, quand vous êtes bloqué, votre liberté d’aller et venir est restreinte. Des réflexions sont en cours pour fixer un cadre juridique. Ce sera délicat.

Un de mes prédécesseurs à Lyon et le directeur départemental de la sécurité publique du Rhône de l’époque sont toujours dans des affres judiciaires pour une affaire d’encagement place Bellecour, en 2010.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Cela fait longtemps !

M. Michel Delpuech. J’ai croisé mon collègue il y a dix-huit mois et il m’en a encore parlé.

De plus, le mot encagement doit être banni. Le fait d’interrompre la progression ou le mouvement d’un cortège n’est pas toujours opportun. Vouloir fixer des gens en les tenant uniquement par des forces de l’ordre, c’est-à-dire par des fonctionnaires ou des militaires, est redoutable et ne peut durer. En revanche, c’est possible si vous avez des moyens physiques, et ils existent.

Je crois avoir répondu au sujet de l’emploi du LBD par la BAC. Mettre le sujet à plat sera un atout du schéma. Les intervenants doivent être identifiés et identifiables à leur tenue et leur formation à l’usage du LBD doit être adaptée au maintien de l’ordre.

Quand j’étais en responsabilité à la préfecture de police, je n’ai jamais eu aucune difficulté avec la presse. Nous avions un excellent service de presse et restions en relation permanente pendant les manifestations. Sur le terrain, les fonctionnaires de police veillent à protéger les journalistes. Encore faut-il qu’ils soient identifiés. On a parfois des difficultés avec des journalistes dont le statut est incertain. Je souhaite des relations confiantes, transparentes entre la presse et les forces de police. La presse est très demandeuse de la qualité de ces relations et nous aussi, mais il y a parfois des initiatives individuelles moins structurées que celles des grands organes de presse. Au moment des Gilets jaunes, il a pu se produire une charge au milieu de laquelle se trouvait un journaliste. C’est difficile pour les gens sur le terrain. On reconnaît un journaliste porteur d’un brassard « presse », mais pas celui dont la carte de presse est dans la poche. Dans la logique communication, information et confiance avec la population, il est indispensable d’avoir de bonnes relations avec la presse. 

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Monsieur le préfet, merci beaucoup de toutes ces précisions fort intéressantes.

 

 

 


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Audition du mercredi 28 octobre 2020

À 14 heures 30 : M. Alain Bauer, professeur en criminologie

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Madame la rapporteure, mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui par visioconférence interposée monsieur Alain Bauer, professeur de criminologie qui enseigne actuellement la criminologie appliquée au Conservatoire national des arts et métiers.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Cher Alain, je vais vous donner la parole pour une très brève intervention liminaire qui précèdera nos échanges sous forme de questions et de réponses.

Auparavant, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Alain Bauer prête serment.)

M. Alain Bauer, professeur en criminologie. Merci monsieur le président, mesdames et messieurs les députés. Votre commission porte sur l’état des lieux, la déontologie des pratiques, les doctrines de maintien de l’ordre en France. Il s’agit d’un sujet à la fois ancien, intéressant et empli de ce que j’appelle d’« authentiques légendes », c’est-à-dire la capacité qu’a la sphère médiatique, mais aussi parfois la sphère politique (il arrive également qu’un certain nombre de mes collègues se joignent à l’ensemble) de réinventer de magnifiques histoires sur les origines de la police d’État, son organisation et les méthodes utilisées.

Pour suivre ce dossier depuis extrêmement longtemps – plus de trente ans – puisque j’ai commencé à la fois comme syndicaliste étudiant « de l’autre côté », puis comme collaborateur de Michel Rocard essentiellement quand il était à Matignon entre 1988 et 1990. N’ayant pas arrêté de suivre ces questions depuis, je vais faire un retour historique. Le temps de l’académie et le temps de la politique ne sont pas les mêmes mais le premier permet parfois de remettre les choses en place.

Tout d’abord, le maintien de l’ordre n’est pas, en France, une affaire policière, mais militaire. Elle a été traitée de manière militaire pendant longtemps, en chargeant à cheval et au sabre pour « tirer dans le tas ». Ce n’est qu’à partir de 1921 et surtout de 1945 qu’on a commencé à considérer qu’il devait y avoir des unités spécifiques de maintien de l’ordre. Ce n’est pas un choix général. Beaucoup de pays n’ont pas d’unités spécifiques chargées du maintien de l’ordre. La France s’était fait un devoir de mettre en place des dispositifs innovants, par exemple en étant l’un des premiers pays à avoir un laboratoire de police scientifique à Lyon, ainsi qu’une école de police à la préfecture de police de Paris. La France a donc toujours été extrêmement novatrice en matière terroriste, criminelle et de maintien de l’ordre. Nous avons à peu près tout inventé, expérimenté et exporté pour le meilleur et pour le pire, malheureusement.

Nous avons inventé rapidement une doctrine, à tout le moins un dispositif qui visait à ce que des opérateurs spécialisés s’occupent de la question du maintien de l’ordre, ce qui n’a pas empêché d’autres opérateurs moins spécialisés de suppléer ou de compléter ceux-ci.

En deuxième lieu, la France a toujours eu une vision étatique étendue du maintien de l’ordre et de la sécurité publique. Dans la plupart des autres pays, le fédéralisme ou le partage entre sécurité privée et sécurité publique amène cette dernière à disposer de moins de moyens que la sécurité privée, ayant des compétences beaucoup plus restreintes en termes de territoire ou de compétence. Il faut que ce soit très grave et très important, ou uniquement sur un niveau de compétence précis et relativement restreint, pour que la sécurité publique d’État définisse des règles qui ne s’appliquent qu’à elle et qui n’ont pas vocation à s’imposer aux autres. C’est le cas aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, ainsi que dans la plupart des autres pays, y compris à l’intérieur de l’Union européenne.

L’essentiel de la doctrine d’emploi de la sécurité publique est né en 1968 sans qu’elle soit pensée comme telle. Cette doctrine est née d’une lettre du préfet Grimaud, expliquant ce qu’étaient les principes et les bases opérationnelles pour faire face à une émeute d’un genre nouveau, où l’on ne se retrouvait pas comme précédemment confronté à des agriculteurs ou à des ouvriers syndiqués à la CGT (ou ayant le « style CGT »). Traditionnellement, à un moment déterminé, chacun montrait ses muscles, l’un pour expliquer qu’il défendait l’État et l’autre pour justifier qu’il défendait la classe ouvrière ou la classe paysanne. Tout était régulé, réglé, organisé comme un tournoi ou un duel. Il y avait des règles, une sorte de « traité de Westphalie » du maintien de l’ordre, qui permettaient à chacun de s’en sortir avec le minimum de dégâts. Au fur et à mesure, ces dispositifs se sont énormément améliorés.

En 1968, ils se sont effondrés face à un opérateur totalement nouveau qu’on n’avait quasiment pas vu depuis 1941, c’est-à-dire les étudiants. Cette situation a conduit à une très forte retenue des forces de l’ordre, quelque peu désemparées, mal équipées, mais qui avaient une doctrine d’emploi consistant à occasionner le moins de morts et de blessés possibles. Cela n’a pas empêché qu’il y en ait en 1968, avec une demi-douzaine de morts et des milliers de blessés.

Dès 1971, dans une discrétion remarquable, la préfecture de police mettait en place un outil moderne, dynamique, rapide : les pelotons voltigeurs motorisés.

Entre 1971 et 1986, on a vu apparaître un outil qui fonctionnait relativement bien, avec des règles acceptées y compris par le syndicalisme étudiant.

En 1986, un évènement tout à fait inattendu a eu lieu. C’est l’apparition de ce qui s’appellera la « nébuleuse », l’arrivée de nouveaux opérateurs de la manifestation dans les confrontations avec l’État, à l’occasion de la loi dite Devaquet. Des collégiens et des lycéens dont le niveau de syndicalisation est faible mais la détermination forte, vont s’insinuer entre la première ligne de la manifestation (le service d’ordre central) et la première ligne de CRS et gendarmes mobiles. Ils vont aller à l’assaut en se défoulant assez joyeusement, avec une quasi-impossibilité de retrouver les règles (c’est-à-dire la déclaration, le parcours et surtout, le mode de relation entre les services de police et les organisations syndicales) qui organisaient la manifestation. Cela mènera même à un sommet des organisations syndicales et des services d’ordre spécialisés pour trouver une solution face à cette déferlante de jeunes gens qui n’obéissaient à aucune règle et n’avaient aucune expérience de la manifestation. Si j’allais jusqu’au bout, je dirais que c’est l’ancêtre de l’épisode des Gilets Jaunes, ces derniers étant beaucoup plus âgés et agissant d’une manière un peu plus violente.

Après 1986, tout le monde s’est interrogé à la suite de la suppression, justifiée, des pelotons voltigeurs motorisés, consécutive à la mort du jeune Malik Oussekine, et à l’absence de remplacement de ce dispositif. À cette époque, une réflexion a été menée par le préfet Massoni, l’inspecteur général Berlioz et quelques experts, sur le mode opératoire à utiliser face à des nouveaux manifestants n’ayant aucune culture de la manifestation. Les « amateurs » de la manifestation étaient apparus, et cela posait une série de questions. Cette fameuse « nébuleuse » a évolué au fil des années, elle a continué à attaquer les forces de l’ordre mais a décidé aussi d’attaquer des magasins puis de dépouiller les manifestants eux-mêmes, tout en se réfugiant au cœur de la manifestation, en étant sûre que la doctrine Grimaud serait suivie d’effet. Tel a été le cas, évitant de nombreux morts et blessés au fil des années.

En 2005, les émeutes quasi-insurrectionnelles qui ont conduit à la mise en place d’une législation d’exception rare en France, ont montré qu’il y avait une troisième évolution facilitée par les réseaux sociaux, les SMS et la téléphonie mobile. Ces moyens ont favorisé une très grande mobilité des opérateurs dans les émeutes dites « des banlieues ». Il y a eu ce qui ressemble vaguement à un retour d’expérience (RETEX), mais fait en interne avec peu de regards extérieurs, et donc peu de capacité d’analyse. Si la gendarmerie nationale a une assez bonne pratique du dialogue avec le monde académique et universitaire et avec l’expertise extérieure, la police nationale y est d’une réticence profonde, totale et presque absolue. Elle ne se meut, malgré les efforts récents de ses dirigeants, qu’avec beaucoup de prudence...

On a vu apparaître plus récemment, avec les Gilets Jaunes, une deuxième problématique liée au fait que des « amateurs » de la manifestation se retrouvaient face à des « amateurs » du maintien de l’ordre. En effet, les réductions considérables des effectifs en général, de la durée d’usage de ceux-ci, des effectifs à l’intérieur de chaque compagnie et de chaque section, ont contraint l’État à faire appel à des gens ne possédant aucune compétence en termes de maintien de l’ordre, pour faire du maintien de l’ordre avec des outils qu’ils ne connaissaient pas, ne comprenaient pas, ce qui a eu des effets tout à fait désastreux. Il s’agissait d’outils dangereux, utilisés par des gens qui n’en avaient ni la compétence ni l’expérience, ni la formation, et qui ont abouti à ce drame que furent les manifestations de Gilets Jaunes, marquées par un nombre important de blessés. Je précise bien qu’il s’agit pour moi d’un équilibre de l’amateurisme, et que le non-respect des règles de la manifestation vaut autant que la difficulté à mettre en ligne des gens ne sachant pas ce qu’était le maintien de l’ordre et qui n’avaient pas la compétence requise.

Aujourd’hui, nous sommes face à un nouveau schéma national de maintien de l’ordre, qui revient à des fondamentaux précis. C’est le retour d’unités dénommées les dispositifs d’action rapide (DAR) puis devenues les brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV-M), avec toujours l’idée que les compagnies d’intervention, les brigades anti-criminalité (BAC) ou autres dispositifs, sont toujours des unités palliatives et complémentaires au maintien de l’ordre. Se repose ainsi le problème de la spécialisation du maintien de l’ordre français.

À ce jour, ce qui était une particularité importante de la France en matière de sécurité publique n’existe plus. Il n’y a plus de référence du maintien de l’ordre à la française. La situation des deux dernières années a montré les limites profondes de l’exercice et l’immense difficulté qu’il y a à reconstruire non seulement un schéma national de maintien de l’ordre, mais également une analyse fine de ce que doivent être le maintien de l’ordre et ses limites. Comment admet-on qu’il y ait de la casse, puisqu’une vitrine se remplace contrairement à un œil, un bras ou un individu ? Il s’agit aussi de prendre en compte la dernière problématique liée aux professionnels du désordre, les blacks blocs.

Nous sommes dans une phase très particulière d’affrontements pour des raisons idéologiques, avec de la préparation et de l’entraînement. La plupart des « adversaires » quels qu’ils soient, sont en train de changer ou d’évoluer, alors que les services de l’État sont toujours dans une sorte de nostalgie de l’adversaire d’avant, qui était bien sous tous rapports et respectait toutes les règles. Cet adversaire n’est plus, ce qui nécessite de revisiter beaucoup de fondamentaux qui ne sont pas seulement de la technique, mais aussi des concepts, des outils. Pour ce faire, il faut avoir l’esprit ouvert.

Voilà monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, ce que je voulais vous dire de manière liminaire, peut-être un peu abrupte, mais il paraît que la diplomatie n’est pas mon naturel profond. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci monsieur le professeur, c’était effectivement très clair et très direct. La diplomatie, c’est bien quand c’est nécessaire. Cela ne l’est pas entre nous, nous savons de quoi nous parlons.

Avant de laisser la parole à madame la rapporteure, je voudrais vous poser plusieurs questions.

Vous constatez, et d’autres ont fait le même constat, que les forces de sécurité intérieures, la police en particulier – beaucoup moins la gendarmerie, vous l’avez dit – est peu ouverte au monde extérieur, a du mal à ouvrir ses portes et ses fenêtres. Nous l’avons vu à plusieurs reprises. En ce moment d’ailleurs, la police est en train de travailler sur les techniques d’interpellation, sur l’étranglement par exemple. Comment s’explique le fait que la police soit si peu ouverte sur le monde extérieur ? Comment faire pour que cela change ?

Ensuite, vous nous parlez de services spécialisés dans le maintien de l’ordre et de services non spécialisés. Dans le nouveau schéma national de maintien de l’ordre, vous constatez qu’il est fait référence à l’intervention de ces services non spécialisés. Comment peut-on faire pour spécialiser davantage les services qui ne le sont pas ? À titre d’exemple, ne serait-il pas bon de penser une direction métier du maintien de l’ordre, dans laquelle seraient non pas fusionnés mais mis de concert policiers et gendarmes, CRS et gendarmes mobiles avec un commandement commun, qui prendrait en compte la formation des unités non spécialisées. Que pensez-vous de cette idée ?

En troisième lieu, nous n’avons pas parlé du contrôle des opérations de police et de gendarmerie par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), dont nous avons entendu les responsables. Qu’on soit clairs : les enquêtes faites par l’IGGN et l’IGPN le sont sous l’autorité de magistrats, et sont en général assez bien faites. Cependant, demeure toujours la suspicion de défendre l’intérêt de la « boutique ». Que pensez-vous d’une unité sur le modèle anglais, autonome, de contrôle des forces de sécurité intérieure de ce type ?

M. Alain Bauer. Pour ce qui est de l’ouverture vers l’extérieur, il faut reconnaître que l’extérieur lui-même a longtemps tellement détesté la police qu’il était logique que celle-ci ne soit en situation de lui faire confiance. Il n’est ni utile ni nécessaire pour une institution de l’État, de solliciter des gens qui expliquent à la police qu’elle est une force répressive et fasciste. L’université, pendant longtemps, a été particulièrement agressive vis-à-vis des institutions de protection de l’État, pour de bonnes et de mauvaises raisons qu’il ne m’appartient pas de juger. Disons que l’université a fait beaucoup pour ne pas être acceptée facilement dans l’univers policier.

Les gendarmes ont trouvé une technique beaucoup plus intelligente. Ils ont commencé à recruter des docteurs et à proposer à des contractuels de les aider à passer des doctorats. Il y a près de trois cents doctorants dans la gendarmerie, ce qui a amené une relation d’une toute autre qualité. La gendarmerie a joué ce que Michel Rocard appelait « le sucre dans l’eau », c’est-à-dire que d’abord d’un côté l’on a du sucre, et de l’autre de l’eau, qui se regardent, puis quand on le jette dans l’eau il disparaît mais toute l’eau est sucrée. Par conséquent, la gendarmerie s’est fait digérer par l’académique, tout autant qu’elle a digéré le monde académique. En effet, elle a trouvé que c’était un moyen formidable, d’abord de survivre dans le processus d’intégration-mutualisation qui lui était imposé, mais également d’investir massivement sur les nouvelles technologies, d’où elle tire son épingle du jeu.

La police ne l’a pas vu, et en premier lieu parce qu’elle n’a pas la même chance que la gendarmerie. Malheureusement, le directeur général de la police nationale (DGPN) est plus un animateur de réunions qu’un chef structurel des unités placées sous son commandement. Je ne reviendrai pas ici sur le statut tout à fait spécial du préfet de police qui, depuis l’affaire Ben Barka, est officiellement en-dessous mais aussi l’égal du DGPN. La création de la direction générale de la sécurité intérieure a encore affaibli la situation du DGPN.

De plus, culturellement, la police n’arrive pas à comprendre l’intérêt d’une collaboration avec le monde académique. Autant la gendarmerie peut réfléchir en termes d’investissement qualitatif, autant la police nationale réfléchit en équivalent temps plein travaillé (ETPT), c’est-à-dire en postes et en quantitatif, pour des raisons marquées par l’histoire de la sécurité publique. De ce fait, il faudrait une véritable révolution culturelle, ce qui n’empêche pas l’actuel DGPN d’être parfaitement convaincu de l’enjeu qu’il y a à moderniser et requalifier la police, mais c’est extrêmement difficile.

Par ailleurs en France, le RETEX est considéré comme un mécanisme pour trouver quelqu’un à punir ou à sanctionner. Dans les pays anglo-saxons, il est plutôt perçu comme visant à améliorer le service rendu à la population, fluidifier les dispositifs, se mettre à niveau. On cherche assez peu à punir quelqu’un s’il n’y a pas une faute pénalement identifiable. Par conséquent, le RETEX se fait massivement en lien avec le monde extérieur et on demande toujours une aide à l’université du quartier ou du territoire.

Toutes les réformes de la police de New-York, y compris celle de 1974 pour interdire la clé d’étranglement, interdiction renouvelée en 1994, se sont faites en coopération avec le collège de justice criminelle de New-York, où j’enseigne. On trouve normal de demander leur concours aux académies qui forment les policiers, soit en formation initiale en cours du soir, soit en formation permanente en même temps que les écoles de police. Il faut préciser à cet égard que les écoles sont naturellement mixtes depuis toujours et que les diplômes ne sont donc pas des diplômes d’écoles professionnelles, mais des diplômes académiques. C’est le moment où en France, les grandes écoles (École des officiers, École nationale supérieure de police) ont raté la réforme Licence-Master-Doctorat (LMD) en se trouvant à côté, considérant que les diplômes militaires et sécuritaires vaudraient bien des diplômes académiques. Puis ces écoles, découvrant plus tard que ce n’était pas le cas, se sont rapprochées de Lyon III pour l’École nationale supérieure de police, de Paris II ou du Conservatoire national des arts et métiers pour l’École des officiers de gendarmerie, de Paris I, Paris II ou de l’École pratique des hautes études (EPHE) pour l’École de guerre. Chacun est venu chercher une caution académique et a commencé à travailler avec les universitaires, mais cela ne vaut que pour les commissaires de police, les officiers supérieurs de la gendarmerie nationale et les officiers supérieurs des armées. Tous les grades inférieurs sont restés dans un univers entre-deux, où l’on n’a trouvé ni utile ni normal de sceller la formation par la délivrance un diplôme académique. C’est dommage. C’est peut-être par là qu’il faudra « remettre le sucre dans l’eau », mais c’est l’une des difficultés.

Pour vous donner un exemple, lors d’une réunion convoquée par le ministre de l’Intérieur, son directeur de cabinet et le secrétariat général du ministère, on a vu arriver le directeur général de la sécurité intérieure, le directeur général de la gendarmerie nationale et l’un des polytechniciens chargés de mission de ce qui est censé être la direction des ressources humaines de la DGPN, qui n’avait pas trouvé indispensable d’être représentée à un niveau plus élevé. Ce chargé de mission ne savait d’ailleurs pas pourquoi il était là. C’est une histoire vécue !

Il y a donc un problème de compréhension de l’enjeu pour la survie de la police nationale elle-même en tant qu’entité de protection des populations, et par ailleurs de sa mission naturelle de protection de l’État.

Pour ce qui est des services spécialisés et non spécialisés, les rapports des inspections générales de la police nationale et de l’administration sur la police de proximité (bien avant qu’elle ne soit, paraît-il, « assassinée » par un ancien ministre de l’Intérieur devenu Président de la République) avaient déjà indiqué que la polyvalence posait un problème majeur. À force d’être polyvalent sur tout, on n’était plus compétent sur rien. Il y avait une difficulté dans cette idée de polyvalence. Les « Compagnie, marche » de la préfecture de police pouvaient peut-être marcher à Paris dans les années 1920. En revanche, le fait de donner des mitraillettes aux sapeurs-pompiers de Paris (puisque c’était une unité militaire) rendait peut-être joliment dans les défilés, mais ne répondait pas fondamentalement à la problématique. Or, l’une des vraies difficultés tient au fait qu’on se serve beaucoup des CRS et des gendarmes mobiles pour des missions statiques de protection de civils, d’institutions ou d’îlotages non opérationnels, alors qu’on demande à des unités ayant d’autres missions d’assurer des missions de sécurité mobile. Je pense que la solution est davantage de remettre les gens à la place où ils sont les plus compétents, plutôt que de « boucher les trous » avec ce qu’on a sous la main.  

Par conséquent, deux problématiques existent. En premier lieu, il faut renforcer quelque peu les effectifs à l’intérieur des unités, en prenant en compte à la fois la réduction du temps de travail, la réorganisation des unités et leur mobilité. Le rapport de la Cour des Comptes de 2017 est extrêmement précis et détaillé sur cette question, de sorte qu’il n’y a probablement pas grand-chose à ajouter.

En deuxième lieu, il faut se rappeler que de nouvelles compétences ont été mises en place, par exemple chez les CRS, avec sur l’antiterrorisme et la gestion de scènes de carnage, ce qui a modifié les choses. Si l’on considère les effectifs complets de CRS et de gendarmes mobiles, entre 20 et 30 % de l’effectif est constitué d’unités de soutien et non d’unités de présence effective et opérationnelle. Par conséquent, il est nécessaire de regarder les chiffres avec beaucoup d’attention, et de voir ce qui manque. Retourner à peu près à ce qu’était la situation de 2010, même un peu avant, résoudrait bien des problèmes puisque le nombre d’unités disponibles sur le territoire a été divisé par deux. Cela donne une idée de l’ampleur du problème lorsqu’on doit traiter des mouvements sociaux sur tout le territoire. La situation est similaire pour les armées, capables d’agir sur deux ou trois fronts en même temps, mais ne sachant plus le faire quand il n’y en a quatre. Ce sont les principes de déploiement de l’armée des États-Unis, et je pense que la nôtre n’est pas très éloignée de ces concepts.

En définitive, il manque des effectifs et de la spécialité. Il faut donner un niveau basique permettant de comprendre ce que sont les données fondatrices du maintien de l’ordre, inventer des outils (police administrative, police judiciaire, maintien de l’ordre) qui soient clairement identifiés. Il importe aussi de faire cesser la confusion sur les tenues pendant les opérations de maintien de l’ordre, qui ne permettent plus de savoir qui est qui. Cette situation aboutit à prétendre que tout ce qui se passe sur le terrain est de la faute des CRS, alors qu’ils sont très largement minoritaires lorsque des problèmes se posent. Personne n’est capable de reconnaître la couleur de la bande du casque qui permettrait de savoir qui est qui.

Par ailleurs, il faut repartir sur des bases de « qui fait quoi où », sans déplacer tout le monde en fonction de l’urgence liée aux restrictions et réductions importantes d’effectifs et de localisations. En effet, si à ces constats on ajoute celui de la « sur-localisation » de quatre compagnies de CRS et de quatre escadrons de gendarmes mobiles en Corse, territoire qui se trouve donc suréquipé en police mobile (ce qui est une curiosité tout comme en outre-mer), on mesure le dénuement du maintien de l’ordre sur la France continentale. Il y a là un enjeu très important de cartographie et de démographie policière.

Enfin sur votre question relative à l’inspection, ma position n’a pas beaucoup changé. Les inspections ont un rôle essentiel en matière de technique policière, quand on s’interroge sur la manière dont les policiers et les gendarmes font leur travail eu égard aux règles et à la déontologie qui sont les leurs. D’ailleurs, les inspections punissent énormément. La moitié des sanctions de la fonction publique d’État sont prononcées à la suite de l’intervention des inspections de police et de gendarmerie, alors que les professionnels concernés ne représentent même pas 10 % de l’ensemble. Il ne faut donc pas sous-estimer leur rôle répressif. En revanche, il y a un constat d’illégitimité naturelle dès lors qu’elles s’occupent de cas de confrontation entre un ou des policiers, un ou des gendarmes, et des populations civiles extérieures. Il y a là un problème que toutes les polices du monde connaissent, qui a partout été réglé de deux manières. La première est celle que vous proposez : une unité spécifique d’inspection indépendante mais ayant des compétences techniques et technologiques. Nous avons inventé cela avec le conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), qui est formé d’anciens policiers et autres personnels ayant des compétences, et pas seulement d’opérateurs civils. Il fallait à la fois de l’expérience et de la compétence, et trouver des moyens. J’anticipe sur votre proposition de loi future, monsieur le président…

L’autre option est de considérer qu’en cas de confrontation avec un civil, il faut l’intervention d’un élément extérieur, sans que cela remette en cause la compétence, la qualification ou l’expérience des inspections, qui sont extrêmement importantes. Ce pourrait être un représentant du Défenseur des droits, un ancien magistrat ou un représentant de la Conférence des bâtonniers par exemple. D’ailleurs, une unité spécifique chargée de la déontologie de la sécurité, désormais intégrée au sein de l’institution du Défenseur des droits, pourrait parfaitement jouer ce rôle. Dès lors que la plainte concerne une relation entre un citoyen lambda et la force de police ou de gendarmerie, on garde l’inspection telle qu’elle est. Celle-ci est saisie pour des raisons administratives ou judiciaires, mais obligatoirement s’y ajoute un opérateur extérieur, qui légitime la possibilité pour l’unité d’inspection en question de ne pas se trouver dans une configuration incestueuse. C’est peut-être une solution moins lourde que celle de créer un organe supplémentaire, mais les deux se valent.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Merci monsieur le professeur pour vos analyses, qui sont toujours limpides. Vous nous avez bien expliqué les évolutions des manifestations et des manifestants depuis quelques années. Vous avez notamment estimé, dans une interview précédente, que des erreurs stratégiques avaient été commises par la préfecture de police en décembre 2018. Vous avez dit aussi, par ailleurs, que la conception actuelle du maintien de l’ordre par la préfecture de police était marquée par une forme de passéisme ne permettant peut-être pas d’être aussi efficace que nécessaire. Est-ce que vous pourriez développer ce point ?

Par ailleurs, vous avez été très clair sur le fait qu’un certain nombre d’armes dont étaient pourvues les personnes responsables du maintien de l’ordre, notamment les lanceurs de balles de défense (LBD), étaient inadaptées au maintien de l’ordre puisqu’elles pouvaient provoquer des blessures très graves. Comment voyez-vous le remplacement de ces armes ? Est-ce que ce qui est prévu dans le nouveau schéma vous semble de nature à répondre efficacement aux difficultés que vous avez relevées ?

Vous avez aussi noté des changements, avec l’arrivée des téléphones portables qui servent d’appareil photographique et de caméra. Vous disiez qu’il y avait maintenant des millions de photographes amateurs, qui pouvaient aussi prendre des vidéos des incidents. Comment réagir à cette situation, et que préconiser aux responsables du maintien de l’ordre pour s’y adapter ?

En outre, vous avez évoqué l’intervention d’unités spécialisées, en disant qu’elles revêtaient un caractère amateur et pouvaient donc commettre des erreurs. Vous avez également mentionné la formation. Doit-on proposer de laisser le maintien de l’ordre uniquement aux unités spécialisées, ou devons-nous dispenser un minimum de formation à toutes les autres, au cas où elles devraient arriver en renfort ?

M. Alain Bauer. En décembre 2018 s’est posée la question de l’arbitrage entre la protection statique des sites et l’intervention. Or, le principe même d’une force mobile est d’être prévue pour être mobile et non statique. Malheureusement, depuis que, il y a un peu plus de vingt-cinq ans, on a demandé aux CRS – qui ne servaient pas suffisamment – de se territorialiser et de jouer les « bouche-trous » dans les quartiers qui posaient problème, on a commencé à transformer la fonction même d’une force mobile. C’est vrai que lorsqu’il ne se passe rien en matière de maintien de l’ordre, l’idée de les utiliser à autre chose n’est pas absurde. Néanmoins dans la mesure où cela a conduit à modifier les conditions de leur utilisation, puis à se demander s’il ne fallait pas supprimer les unités de CRS puisqu’elles ne servaient à rien, cela équivalait à se demander pourquoi renouveler le stock de masques puisqu’il n’y a pas d’épidémie. Puis on se réveillait brutalement un matin, en se disant : « C’est bizarre, il n’y en a plus ! ». Il y a donc, je crois, une nécessité à revenir aux fondamentaux.

Par ailleurs, la préfecture de police a eu, pendant longtemps, une vision arrogante et dénuée de tout respect pour les opérateurs de terrain sur l’art et la manière de maintenir l’ordre à Paris. Son processus d’instruction était à sens unique, sans plus aucune intervention d’opérateurs intermédiaires qui auraient pu suggérer de procéder autrement. La salle de commandement a toujours eu une grande difficulté à admettre qu’on pouvait discuter du maintien de l’ordre, et non pas seulement ordonner le maintien de l’ordre. C’est pour cela que j’ai expliqué qu’il fallait absolument arrêter ce processus qui niait la compétence et l’expérience des opérateurs de terrain, qu’il s’agisse de la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité (DCCRS), de la gendarmerie mobile ou même des responsables territoriaux qui étaient relativement formés et capables de faire des choix.

Le choix d’utiliser les forces mobiles de manière très statique a été motivé par la confiance placée en elles pour protéger l’Assemblée nationale, la Présidence de la République et quelques endroits symboliques, toutefois en oubliant le Sénat à l’époque. Cette omission a été réparée de justesse par des initiatives personnelles, ce qui prouve qu’elles ne sont pas totalement inutiles. Ce choix avait mis en exergue la nécessité de rétablir une logique de dialogue.

Les erreurs stratégiques de décembre 2018 sont celles-ci. Depuis lors, les choses ont beaucoup évolué. Je connais pour des raisons historiques le préfet Lallement, dont le caractère n’est peut-être pas toujours facile. Je note que du point de vue des modes opératoires de terrain, l’amélioration est visible.

Pour ce qui est de l’armement, j’ai indiqué que la transformation du flash-ball en LBD posait deux problèmes : que cela tirait deux fois plus vite d’une part, et que le palet avait été réduit au diamètre d’un œil d’autre part. Cela n’a pas été fait volontairement, mais il ne faut jamais laisser les comptables s’occuper des missions opérationnelles. Ils sont là pour défendre les deniers publics, pas pour devenir opérateurs de maintien de l’ordre. Le constat vaut tant pour les motos il y a quelques années, que pour les LBD.

Le LBD est un mauvais outil. Il est extrêmement dangereux. Plus on l’utilise pour le maintien de l’ordre, avec des gens qui n’ont pas la compétence de savoir à quoi il sert (ce n’est pas un outil d’autodéfense ou d’agression mais un outil de mise à distance) plus on provoque des problèmes comme ceux qui ont été constatés.

Pour la grenade GLI-F4, c’est exactement la même chose. Elle est expressément prévue pour ne pas être utilisée en maintien de l’ordre, et avait déjà été supprimée. Le stock est maintenant écoulé, et on est passé à un autre modèle. Le nouveau produit semble être de bonne qualité, à la fois pour la cuillère et la partie explosive. On peut considérer qu’il y a là un progrès. À mon avis, il faudrait plutôt s’orienter vers des dispositifs de moindre puissance, faisant moins de dégâts et tout à fait efficaces. Le benchmark international sur les outils de maintien de l’ordre le montre. Il existe des unités modernisées, de plus grande mobilité, plus rapides et efficaces, à l’instar des lanceurs d’eau, y compris colorée. Il y a de nombreuses options, mais je pense que le marquage et la puissance de l’eau suffisent largement en désarmant d’une partie importante des outils conservés à des fins insurrectionnelles. De tels outils n’ont plus rien à voir avec la liberté de manifester, même quand elle se traduit par de la violence.

Pour ce qui est des outils de téléphonie mobile, ils existent. La pensée magique, qui voudrait croire qu’ils vont disparaître et que plus personne ne prendra de photos, (et que d’ailleurs les éventuelles photos ne se retrouveront pas je ne sais où) est tout à fait étonnante ! Je suis plutôt favorable à la prise en compte de ces milliers de vidéastes amateurs, et à ce que la sécurité publique dispose des mêmes moyens. Il faut reconnaître que c’est un outil extrêmement utile, tant pour protéger des policiers en situation d’autodéfense ou agressés, que pour leur imposer des règles de déontologie qu’ils ont apprises mais qui se sont peut-être perdues. Quand on a un geste d’humeur après avoir reçu des cailloux, des excréments ou des boulons dans la figure pendant quatre heures ou six heures à prendre, on pourrait au moins montrer davantage que les trois minutes du geste d’humeur. On aurait l’ensemble de l’opération, ce qui est le principe fondateur pour juger d’éventuelles circonstances atténuantes ou aggravantes en fonction de ce qui s’est réellement passé, et pas uniquement de la mise en scène de l’épisode final.

Inutile de croire qu’on va supprimer la visibilité citoyenne des actions de maintien de l’ordre. Au contraire, je pense que la police doit se mettre à niveau et user des mêmes moyens, pour que nous ayons les deux versions d’un même évènement, pas seulement en trois minutes mais dans la durée. Vous l’avez vu d’ailleurs récemment dans un épisode tout à fait emblématique où une infirmière se disait agressée par des policiers. Elle-même avait pris un malin plaisir à y aller de bon cœur, ce qui ne justifiait rien mais expliquait beaucoup... Par conséquent, je suis très favorable à ce qu’on utilise positivement la présence de ces dispositifs plutôt que de les interdire, ce qui de toute façon n’arrivera jamais et ne servira pas à grand-chose. La protection de l’identité individuelle des policiers peut être un enjeu de vie privée, mais cela n’est pas un enjeu de maintien de l’ordre, d’exactions ou de lutte contre des exactions de policiers ou de gendarmes.

Enfin, je suis pour que toutes les unités soient formées. Néanmoins, le fait d’avoir une formation basique ne doit pas transformer les bénéficiaires de cette formation en spécialistes « bouche-trous ». Le fait d’avoir suivi une formation aux premiers secours est très souhaitable, mais cela ne vous transforme pas en chirurgien. Il faut donc être très attentif à ce que toutes les règles de déontologie soient clairement rappelées, pas seulement une fois au début de la carrière pendant une demi-heure, mais également au moment de cycles obligatoires de formation permanente et continue. De tels cycles me paraissent tout à fait indispensables, même s’ils ne doivent ni être trop lourds ni désorganiser les services. Il me paraît important que les bases puissent être données à tout le monde, mais avec les limites de l’exercice. Les opérations de maintien de l’ordre dynamiques, mobiles doivent être réservées à des opérateurs formés et spécialisés pour ces missions.

M. Fabien Gouttefarde. Merci monsieur le professeur pour vos propos. De mon côté, j’aurai une question de l’ordre de la sociologie, qui a trait au regard que porte la population française sur les forces de l’ordre, plus précisément sur cette forme de banalisation du statut de policiers et de gendarmes. Il s’agit pourtant d’agents dont notre droit souligne qu’ils bénéficient de pouvoirs spécifiques, mais également d’une protection particulière. Le droit pénal rappelle que, quand vous insultez un agent de police, ce n’est pas exactement la même chose que si vous insultez un citoyen lambda. Pour parler très concrètement monsieur le professeur, je pense par exemple à un acte que nous avons tous vu. Une compagnie de CRS évacue une rue lors d’une manifestation non autorisée, et on voit les manifestants crier : « Vous n’avez pas le droit de me toucher ! ». À l’autre bout du spectre, on pense au barrage de police forcé par un véhicule qui ne souhaite pas s’arrêter.

Bien évidemment, le spectre est large mais je comptais sur votre expertise du temps long pour préciser, peut-être également au travers de sondages, si cette banalisation était à votre sens une réalité.

Enfin dans certains modèles étrangers, notamment le modèle américain – je ne l’ai pas personnellement vérifié mais on le lit et l’entend souvent – l’outrage et les atteintes à l’autorité des forces de l’ordre sont très sévèrement réprimés. Pensez-vous, d’une part, que c’est une réalité ? D’autre part, estimez-vous cette répression plus forte pourrait être une piste intéressante à explorer ?

M. Alain Bauer. Tout d’abord, je n’ai jamais eu de problème particulier avec la répression. Je pense qu’il faut un équilibre entre la prévention, la dissuasion et la répression. On ne peut pas être dans le « tout préventif » comme si rien d’autre n’existait, tandis que le « tout répressif » comporte ses propres limites. En fait, il crée plus de tensions qu’il n’en résout. L’équilibre des trois me paraît donc important.

À quel moment en France, avant d’entrer à l’université, apprend-on le droit ? Jamais. Le droit est l’une des rares matières académiques que l’on aborde sans jamais avoir eu d’expérience. Il se trouve que j’enseigne aux États-Unis et qu’il m’arrive d’y vivre. J’y ai des filleuls. Dans leur école primaire, des procès sont reconstitués pour expliquer aux élèves qu’un jour ils seront jurés. On leur apprend donc, de manière très impressionnante pour des enfants, le droit criminel. Nous, nous voyons des films américains de droit criminel, qui amènent beaucoup de gens à penser que, dans une salle d’audience, l’avocat et le procureur sont assis de part et d’autre de l’allée centrale, alors qu’en France le procureur est positionné au-dessus. On dit « votre Honneur » à monsieur le juge, et on demande un « mandat de perquisition », ce qui fait toujours beaucoup rire les policiers.

Tant que cette culture du droit, donc de l’autorité, donc du respect, ne sera pas acquise, les problèmes persisteront. L’éducation civique n’est pas une formation au droit. D’ailleurs, beaucoup d’étudiants arrivant en première année de droit, en ont une vision cinématographique, ou sont là parce qu’ils ne savaient pas où aller ailleurs. Il y a vraiment un drame en première année de droit, avec plus de la moitié des étudiants qui vont disparaître entre la rentrée (visuelle ou virtuelle) et janvier. Par conséquent la culture du droit, qui est une culture du respect de l’autorité, des règles, du mode opératoire (y compris du fonctionnement du système judiciaire) n’existe quasiment pas ou très peu en France. Mécaniquement, tout ce qu’on n’apprend pas, il faut le vivre, sauf à être dans la situation exceptionnelle d’appartenir à une famille de juristes.

Le deuxième sujet réside dans la confrontation. L’État en France, a toujours été dans logique de confrontation avec la société parce qu’il considère que toute négociation passe par le rapport de force. Ce n’est pas du tout la culture de l’espace protestant ou anglo-saxon. Au contraire, le rapport de force apparaît lorsqu’on a raté tout le reste. La France a cette culture depuis les grandes jacqueries en 1347. Cela ne date pas d’hier ! La France n’a jamais considéré que les négociations puissent se faire dans le calme. Ce n’est pas la tradition de ce pays. Ce n’est pas non plus la tradition de l’État, ni malheureusement celle de la nation. C’est l’un des grands problèmes que nous rencontrons dans notre manière de dialoguer, ce qui explique les sujets de défiance et de remise en cause régulière. Je dis toujours à mes étudiants, lors du premier cours de l’année, que ce qui est nouveau est surtout ce qu’on a oublié. Tout ceci s’est déjà passé dans des épisodes précédents. Par conséquent, tous les petits noms d’oiseaux dont sont affublés les policiers et les gendarmes ne datent pas de l’année dernière ou de l’année d’avant. C’est une tradition ancienne. Ma famille est d’origine lyonnaise : Guignol fracasse la tête du gendarme à coups de bâton, au petit théâtre. Toute l’histoire de ce pays est marquée par des moqueries, des insultes ou des confrontations.

La grande différence, c’est que, pendant très longtemps et jusqu’en 1940-1941, les polices en France étaient locales, comme toutes les polices du monde. Je sais qu’il existe une grande tradition, qui voudrait que la police nationale soit née entre le mésozoïque supérieur et l’Antiquité romaine, mais enfin la police d’État est née de l’Occupation. Elle s’est malencontreusement appelée « police nationale », ce qu’elle est devenue lentement, mais à l’origine c’était une police de défense des institutions, une police de la collaboration. Seules quelques polices anciennement locales ont eu un comportement tout à fait remarquable durant cette période noire, de même que la préfecture de police, tardivement mais réellement au moment de la libération de Paris.

Il y a donc toute une série de difficultés dans la relation qui est désormais celle d’une police d’État centralisée, monopolistique, dont le rôle essentiel était de défendre les institutions puis, tardivement, les personnes et les biens. Pour sa part, la police municipale de Paris avait une particularité. Par son organisation et son découpage, conçus pour des raisons de protection du siège du pouvoir central, elle s’occupait aussi des personnes et des biens. Gabriel Nicolas de La Reynie avait inventé ce dispositif tout à fait nouveau, en même temps que les services postaux et d’hygiène. Le baron Haussmann avait fait de même, inventant une foule de choses très importantes pour l’éclairage, le sanitaire et la circulation, tout en proposant à l’empereur de bâtir des grands boulevards pour mettre huit canons en batterie, bien utiles pour réprimer une insurrection. La France est l’un des rares pays où l’urbanisation était d’abord un outil sécuritaire avant d’être un outil de développement.

En définitive, ces éléments pèsent dans la relation du citoyen avec l’État, et surtout avec sa police. C’était beaucoup plus facile dans l’espace de la gendarmerie nationale jusqu’à la ré-urbanisation, c’est-à-dire ce transfert de quatre à cinq millions d’habitants de zones urbaines vers des zones rurales devenues « rurbaines ». La culture de la ville a ainsi été transportée dans des espaces qui ne la connaissaient pas, ce qui a conduit à une modification très importante de la relation avec la gendarmerie et la police, qui désormais se rejoignent dans le nombre considérable d’agressions subies par les policiers et les gendarmes.

J’ajoute toujours à cet élément un élément comparatif, qui devrait faire réfléchir au fait qu’il ne s’agit pas uniquement d’un problème de policiers ou de gendarmes. Les mêmes situations arrivent en effet aux pompiers alors qu’ils ne tutoient personne, sauvent des vies, protègent les gens. On peut se demander pourquoi les pompiers se font agresser de manière aussi virulente. En réalité, la confrontation se fait culturellement contre l’État, contre ce qu’il représente et contre toutes les institutions représentant l’État. Je crois qu’il y a là un vrai problème qui dépasse très largement l’insulte ou le refus d’obtempérer. C’est un mouvement beaucoup plus important de recul du respect dû à l’État, en tant que service public. Mes propos sur les pompiers concernent également les agents EDF et les postiers. Ce matin encore, nous nous demandions pourquoi l’on trouve si peu de postiers dans certaines régions du pays : c’est tout simplement parce qu’ils ne veulent plus y mettre les pieds. Il y a là un enjeu de reconquête du service public, et pas uniquement de reconquête sécuritaire.

M. Fabien Gouttefarde. Ma dernière question avait trait à la comparaison avec les États-Unis, que vous connaissez bien.

M. Alain Bauer. Là-bas les polices sont locales. Tout le monde se connaît et se trouve dans une logique de proximité. L’affirmation des règles d’autorité est un processus lié à la nature même de ce que sont les États-Unis, c’est-à-dire un processus de décentralisation extrêmement important et un processus de contrôle citoyen à la fois sur la police et sur les autres citoyens. Il existe également une réprobation collective des actions contre les représentants de l’autorité, quelle qu’elle soit. L’équilibre des pouvoirs est aussi un équilibre du contrôle et de la poursuite. Cela étant, les grands jurys, qui comme vous le savez sont des jurys citoyens qui préparent une mise en examen à la place du procureur ou du magistrat quand il n’y a pas suffisamment d’éléments pour aller jusqu’au bout d’une procédure dont ils seraient les seuls maîtres, amènent à beaucoup protéger les policiers dans des situations qui paraîtraient tendues aux victimes. Toutefois le mouvement Black lives matter a bouleversé cet état de fait. Jusqu’à il y a deux ans, cette question était d’une évidence totale. Aujourd’hui, il y a un rééquilibrage au bénéfice des victimes. Aux États-Unis, il y a beaucoup de victimes de tirs de policiers, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il y a donc un rééquilibrage en cours, en particulier en faveur des victimes issues des minorités. Pour autant, ce rééquilibrage n’a pas amené une réduction des poursuites à l’encontre de ceux qui insultent des policiers. C’est un rééquilibrage par le haut et non pas par le bas.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci monsieur le professeur de votre intervention. Nous aurons sans nul doute l’occasion d’échanger à nouveau.

 

 

 


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Audition du mercredi 28 octobre 2020

À 15 heures 30 : Audition commune de Mes François Boulo et Thibault de Montbrial, avocats, et de M. Nicolas Hervieu, collaborateur du cabinet Spinosi & Sureau

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, madame la rapporteure, nous accueillons M. Thibault de Montbrial, fondateur du cercle de réflexion sur la sécurité intérieure, qui défend régulièrement des membres des forces de l’ordre ; M. Nicolas Hervieu, collaborateur au cabinet Spinosi & Sureau dont les fondateurs se sont souvent exprimés en faveur des libertés publiques, notamment du droit de manifester ; M. François Boulo, avocat à Rouen et l’un des porte-parole des Gilets jaunes. Il nous a semblé très important de réunir des avocats qui puissent nous présenter des points de vue différents.

Notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous céder la parole pour une brève intervention liminaire qui précédera nos échanges sous forme de questions-réponses, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Messieurs, je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Thibault de Montbrial, François Boulo et Nicolas Hervieu prêtent serment.)

M. François Boulo, avocat. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je formulerai deux observations liminaires.

D’une part, dans ma pratique professionnelle, je n’ai pas eu à connaître de dossiers de Gilets jaunes ou de policiers. Je ne pratique pas le droit pénal. Je m’exprime aujourd’hui en ma seule qualité de porte‑parole des Gilets jaunes de Rouen. Je suis un Gilet jaune et un citoyen engagé et j’ai participé à un certain nombre de manifestations à Rouen, à Évreux, au Havre et à Paris. Je m’appuie sur ma formation de juriste et ma qualité d’avocat pour conduire des analyses qui éclaireront peut-être votre commission sur les améliorations et les changements à apporter au maintien de l’ordre, ainsi que sur le ressenti d’un certain nombre de citoyens de notre pays.

D’autre part, je veux adresser un avertissement, qui doit être entendu comme un appel à une prise de conscience. La montée des violences dans les manifestations est constatée depuis plusieurs années. Les manifestations contre le contrat première embauche (CPE) en 2006 ne sont pas de même nature que celles de 2016 contre la « loi El Khomri » qui, elles-mêmes, diffèrent des manifestations des Gilets jaunes de 2018. On assiste à une montée de la radicalité.

Selon moi, deux raisons président à cette évolution.

La première tient à une politique qui engendre de plus en plus d’injustices fiscales et sociales, qui accroissent les inégalités. Elle conduit à un chômage structurel de masse depuis des années et à une explosion du taux de pauvreté. Ce constat est issu d’un rapport très récent du comité d’évaluation, conduit sous l’égide de France stratégie, d’où il ressort que les politiques des dernières années ont bénéficié en grande partie à 1,01 % des plus riches. Ce constat est de moins en moins accepté par la population qui rejette de plus en plus ces politiques.

La seconde, qui n’est pas seulement un sentiment, tient au constat d’impuissance de nombreux citoyens à voir changer la politique dans ce pays. De plus en plus de Français pensent, premièrement, que, quels que soient leurs votes depuis quarante ans, la situation reste inchangée, voire empire ; deuxièmement, que quand bien même les manifestations pacifiques réuniraient des millions et des millions de personnes, elles ne servent à rien car les gouvernants n’entendent plus les manifestants. Ce constat d’impuissance amène progressivement toujours plus de citoyens à manifester et, pour certains d’entre eux, à adopter une stratégie consistant à alimenter les violences, voire une stratégie d’affrontement avec les forces de l’ordre pour essayer, en désespoir de cause, de produire un résultat.

On ne réglera pas définitivement la montée des violences tant que nous n’aurons pas changé véritablement de politique. Tant que les politiques économiques échoueront – au-delà des orientations idéologiques présentes à l’Assemblée nationale, au-delà des différentes sensibilités politiques –, la violence, notamment au cours des manifestations, progressera. Je n’y reviendrai pas, car je sais que tel n’est pas le périmètre exact des travaux de cette commission. Pour résumer, nous ne traiterons pas la racine du mal aujourd’hui, ce qui ne nous empêchera pas d’en traiter les symptômes. Venons-en donc aux symptômes !

J’aborde la question avec, à l’esprit, deux objectifs qui me semblent déterminants. Réfléchir au maintien de l’ordre impose de s’interroger, tout d’abord, sur la façon de préserver la liberté de manifestation, ensuite, sur celle d’éviter par tous les moyens les affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants. Tels sont les deux éléments qui doivent conduire notre réflexion.

Je formulerai maintenant trois observations.

La doctrine du maintien de l’ordre nécessite d’opérer un choix. J’ai écouté les analyses d’Alain Bauer, que je rejoins en partie. Au début du mouvement des Gilets jaunes, nous avons assisté à un changement de doctrine. La doctrine de mise à distance des manifestants – maintenir policiers et manifestants le plus éloigné possible – a été abandonnée au profit d’une stratégie de contact. Mais il s’agit d’un choix qu’il convient d’assumer politiquement : plus il y aura de contacts, plus les affrontements se multiplieront, plus il y aura de blessures – et des deux côtés ! Pour preuve, les milliers de blessés, du côté des manifestants comme des policiers, que nous avons eu à déplorer.

Ce changement de stratégie pouvait se comprendre dans un climat insurrectionnel où certains manifestants créaient, de fait, le contact avec les policiers. Voulant rejoindre des lieux sensibles, des manifestants ont rendu inévitable le contact avec les forces de l’ordre. Dans ce cas exceptionnel, un changement de stratégie pouvait se comprendre. Le problème tient plutôt à sa généralisation. Dans les mois qui ont suivi ces premières manifestations insurrectionnelles, alors que la plupart des manifestations, autorisées ou non, consistaient classiquement à se rendre d’un point A à un point B, sans que la présence des manifestants au point A ou au point B ne pose problème, on a continué d’appliquer cette doctrine de mise au contact entre manifestants et forces de l’ordre. Je pense que c’est une erreur majeure parce que l’on a ainsi favorisé les blessures des policiers comme des manifestants.

Prévenir la casse matérielle est l’argument souvent utilisé pour justifier cette façon d’agir. Je ne suis pas certain que l’une ou l’autre des doctrines ait une influence sur le degré des dommages matériels, mais si elle doit en avoir une, de mon côté, le choix est vite fait : entre une voiture brûlée et l’œil crevé d’un innocent, je considère que notre pays se doit de protéger l’intégrité des personnes. Je dirai un mot de la pratique de la nasse, que j’ai personnellement vécue et qui doit être absolument condamnée. Je le souligne, parce que cette pratique est autorisée par le dernier document récemment publié par le ministre de l’Intérieur sur la doctrine du maintien de l’ordre. Certes, la pratique de la nasse est autorisée avec toutes les précautions sémantiques d’usage, mais, de fait, elle est autorisée.

Lorsque les manifestants se retrouvent dans l’impossibilité de sortir de la nasse, la peur monte instantanément, le niveau de tension s’élève. En outre, des gaz lacrymogènes sont généralement lancés. C’est le moyen assuré de créer des affrontements et de faire dégénérer rapidement la situation. On nous oppose l’argument d’une sortie possible, par laquelle les manifestants sont filtrés. Dans la réalité, entre le moment où l’autorisation est donnée aux policiers de faire sortir les manifestants et le moment où cette possibilité devient effective, il se passe de très longues minutes, parfois des heures. Lorsque les personnes sur la zone sont en grand nombre, le filtrage prend tellement de temps qu’elles sont bloquées une heure ou deux et qu’un tel délai ne fait qu’engendrer de graves blessures.

Je rejoins l’analyse d’Alain Bauer qui a évoqué la nécessité pour les policiers d’être formés. La présence de la brigade anti-criminalité (BAC) dans les manifestations est extrêmement dangereuse. Pour avoir assisté à certaines actions, je considère, je le dis comme je le pense, que ce sont des dangers publics. Je ne mets pas en cause les personnes, mais le fait qu’elles ne sont pas formées à de telles missions ; elles sont formées pour appréhender des délinquants, non pour gérer des manifestants. Il faut absolument que la BAC cesse d’intervenir dans les manifestations. Deux corps des forces de l’ordre sont prévus à cet effet : les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les gendarmes mobiles, les deux seules forces de l’ordre aptes à intervenir dans le cadre des manifestations, parce que les seules à être formées au maintien de l’ordre.

S’agissant de l’usage des grenades de désencerclement (GMD), la question se pose de leur retrait. Les suggestions d’Alain Bauer à cet égard sont très pertinentes, qui privilégient des armes de type marquage ou à l’eau, évitant ainsi d’infliger des blessures graves, qui se sont révélées extrêmement nombreuses lors des manifestations du mouvement des Gilets jaunes.

Ma deuxième observation tient à l’impunité des violences policières qui est en soi un grave problème. Dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, nous avons enregistré trente mutilés : vingt-cinq personnes ont perdu un œil, cinq une main. Pas une seule n’avait fait l’objet de poursuites judiciaires antérieurement, encore moins de condamnations. Ces personnes blessées sont des innocents.

Nous avons enregistré des centaines de blessés graves. Sur le site lemurjaune.fr, vous pouvez voir des centaines de photos de blessures graves infligées à la tête par des LBD et des grenades. Les conditions d’utilisation interdisent que l’on blesse les manifestants à la tête. Or on compte d’innombrables blessures qui n’auraient pas dû être. Par ailleurs, si l’on a enregistré des milliers de condamnations judiciaires à l’encontre des Gilets jaunes, il n’y en a quasiment pas eu contre les policiers. Le lien de confiance est désormais anéanti entre une partie de la population française et les forces de l’ordre, tout simplement parce que de nombreuses personnes, dont je fais partie, ont compris qu’en allant manifester, alors même qu’elles ne commettaient aucune infraction pénale, elles pouvaient être blessées injustement, illégitimement, à tout moment, parfois jusqu’à recevoir un coup grave qui fait basculer une vie. Des drames humains en attestent.

Je vous livrerai maintenant quelques pistes.

Premièrement, le constat est fait que de nombreux policiers ne portent pas leur relevé d’identité opérateur (RIO), qu’aucune discipline n’est imposée et qu’aucune sanction n’est appliquée en la matière ; en outre, si les manifestants le font remarquer aux policiers, ceux-ci leur rient au visage. Il faut trouver des solutions pour qu’ils le portent.

Au cours de l’audition de M. Bauer, j’ai entendu une remarque intéressante sur la multiplication des vidéos et sur le fait que les manifestants peuvent désormais filmer et photographier les policiers. À cet égard, une mesure de bon sens doit être prise. Selon moi, il ne convient pas d’interdire les vidéos ou les photos, surtout pas. Beaucoup de policiers portent des cagoules, ce qui n’est pas interdit, parce qu’ils ne veulent pas être reconnus ni être ennuyés dans leur vie personnelle, ce que je peux comprendre. Mais en contrepartie, ils doivent porter leur numéro d’identification, qu’il n’y ait pas d’impunité et que des procédures disciplinaires et pénales soient mises en œuvre en cas d’usage excessif de la force.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je précise que le port de la cagoule par les forces de l’ordre est interdit, excepté pour certaines unités spécialisées qui sont protégées par l’anonymat. Mais se masquer le visage au cours de missions de maintien de l’ordre n’est pas autorisé.

M. François Boulo. Je vous remercie de cette information, monsieur le président. J’avais fait des recherches pour vérifier ce point. À cette occasion, j’ai trouvé plusieurs articles de journalistes qui affirment le contraire.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je ne suis pas journaliste !

M. François Boulo. Je vous crois davantage, monsieur le président, que Libération ou je ne sais quel autre journal.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Les unités de maintien de l’ordre n’ont-elles pas cette possibilité ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Non, les unités d’intervention que j’évoquais ne sont pas les unités de maintien de l’ordre, mais celles des services de recherche, assistance, intervention, dissuasion (RAID), et du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) dont l’anonymat est totalement garanti par les textes.

M. François Boulo. Je ne veux pas trancher sur le port de la cagoule, mais, en tout état de cause, les forces de l’ordre doivent porter leur numéro d’identification. Dans ma bouche, les termes de « violences policières » signifient un usage excessif, disproportionné de la force qui constitue une infraction pénale. Je ne vise pas les usages autorisés de la force pour appréhender des individus délinquants qui commettent des infractions.

Deuxième observation : l’inspection générale de la police nationale (IGPN) ne fait pas, ou peut-être ne peut pas faire correctement son travail, et il est un fait que très peu de procédures aboutissent. Dans le cadre des procédures, nombre de témoins ne sont pas entendus par l’IGPN ; cela pose un vrai problème. Il faut soit réformer cette institution pour qu’elle devienne indépendante, soit, au moins, comme le suggère Alain Bauer, qu’une tierce personne indépendante intervienne pour garantir l’impartialité de la procédure. Cette institution, qui dysfonctionne et rend effective l’impunité des infractions commises par certains policiers dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, ne peut rester en l’état.

Une autre remarque s’inscrit dans le même sens : nombre des plaintes pénales qui sont déposées par les Gilets jaunes ou les manifestants de manière plus générale sont classées par les procureurs de la République. C’est lié à un véritable problème : les procureurs ne sont pas indépendants dans notre pays. La Cour européenne des droits de l’homme l’a jugé : ils sont sous l’autorité du ministre de la Justice. Prenons-en acte et confions directement ce type de procédures très particulières à des juges d’instruction, statutairement indépendants. Cela permettrait d’instruire à charge et à décharge les enquêtes dans cette matière assez sensible.

Je prends pour exemple le procureur de Nice dans l’affaire Geneviève Legay, sur laquelle Emmanuel Macron avait émis un commentaire. Le procureur avait reconnu avoir menti pour protéger le Président de la République, anéantissant la confiance que les citoyens pouvaient avoir dans leur justice.

Une réforme de l’IGPN s’impose pour que cette institution devienne indépendante ; parallèlement, il faut que les enquêtes judiciaires soient menées par des juges d’instruction plutôt que par des procureurs. Telle est ma suggestion.

Ma troisième observation porte sur le rôle des journalistes pendant les manifestations. Les journalistes sont, pour une large part, à l’origine de la connaissance que nous avons des dysfonctionnements qui surviennent au cours des manifestations. Ils jouent un rôle clé ; aussi faut-il les protéger, leur permettre eux-mêmes d’être protégés par des équipements de protection sans être inquiétés par les policiers, ce qui n’a pas toujours été le cas.

J’ai lu une préconisation préoccupante dans le changement de doctrine de maintien de l’ordre. En effet, le document prévoit que les journalistes ne bénéficient plus désormais d’un statut à part dans le cadre des opérations de dispersion. Or c’est précisément lors des opérations de dispersion que le risque de l’usage excessif de la force est le plus prégnant. Il faut permettre aux journalistes de faire leur travail. Ils sont identifiés comme tels, portent des équipements et le brassard « presse ». Ils doivent être en mesure de faire des images en photographiant et en filmant pour contrôler l’usage de la force. Les journalistes ont ce rôle prépondérant et il est essentiel de protéger leur statut.

Telles étaient les trois observations d’ordre général que je voulais vous présenter avant d’entrer dans la discussion.

Je me permets de vous dire que je suis réellement inquiet pour la suite. Je pense que nombreux sont ceux qui partagent mon inquiétude car en raison de la crise sanitaire et de la crise économique qui s’annonce, nous risquons d’assister à une nouvelle montée de la radicalité et des violences. Je le dis pour que tout soit dit, ici, aujourd’hui. Beaucoup des personnes qui ont manifesté sont convaincues que le pouvoir exécutif a volontairement organisé une stratégie de répression policière et judiciaire dans le cadre des manifestations. Aussi, les conclusions des travaux de votre commission et la loi qui en résultera permettront d’infirmer ou de confirmer les soupçons et les pensées de ces Français. Vous avez un rôle capital à jouer pour montrer aux Français que des mesures sont prises pour garantir la liberté de manifester en l’état – je dis bien « en l’état ».

Au cours des deux dernières années, l’État de droit a disparu dans les manifestations. Il est temps de le réinstaurer.

M. Nicolas Hervieu, collaborateur au cabinet Spinosi & Sureau. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, merci de votre invitation.

J’interviens ici au titre de mes fonctions au cabinet Spinosi & Sureau, du nom de ses deux fondateurs. Ainsi que vous l’avez souligné, Patrice Spinosi et François Sureau ont introduit une série de contentieux sur les questions de maintien de l’ordre, pour l’essentiel, au nom de la Ligue des droits de l’homme, mais aussi, récemment, du syndicat national des journalistes sur ces questions touchant à l’usage des techniques de maintien de l’ordre, tels que le lanceur de balles de défense ou les grenades, touchant à l’interdiction des manifestations ou à des sanctions pénales en cas de non-respect de cette interdiction administrative. En outre, récemment, un recours a été lancé contre le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) qui réforme la doctrine en matière de maintien de l’ordre.

La position que j’exposerai sera plutôt une position équilibrée, dans la mesure où elle est celle de la Ligue des droits de l’homme, tout comme celle du syndicat national des journalistes. Je trouve assez intéressant d’ailleurs que ce soit également celle des protagonistes manifestants, des Gilets jaunes en particulier. Cette position repose sur la volonté d’un équilibre entre l’exercice de la liberté de manifestation et la préservation de l’ordre public. Évitons les oppositions caricaturales, la préservation de l’ordre public tient grandement à cœur à tous ceux qui ont à l’esprit la protection de la liberté de manifestation. Rien n’est plus intolérable que des actes de délinquance et les infractions commis au sein des manifestations. Il n’est nullement question de remettre ici en cause les membres des forces de l’ordre ni même de nier plus que des dérapages ou des débordements, à savoir de véritables tentatives insurrectionnelles qui ont pu avoir lieu lors de ces manifestations. La question qui se pose est de savoir comment faire pour réduire la pression et éviter que cela ne se reproduise de façon aussi massive.

Dans le prolongement des propositions qui ont été présentées, il est intéressant de réfléchir à ce qu’il est possible d’envisager, notamment à votre niveau, en tant que législateurs. Qu’est-il possible de faire évoluer pour abaisser la tension et permettre que la radicalisation ne s’implante pas parmi les manifestants ?

Plusieurs pistes ont déjà été évoquées que nous rejoignons en partie au regard des actions menées.

Je souhaite appeler votre attention sur deux points essentiels, à commencer par l’exigence de transparence de l’action des forces de l’ordre comme de l’action des manifestants, car il faut relater les manifestations telles qu’elles se déroulent.

Parmi les exigences de transparence, il faut assurer l’identification des personnes qui participent au maintien de l’ordre sans les mettre en danger – cela est une évidence. À ce titre, le numéro RIO est essentiel. Or, concrètement, nous constatons que cette exigence n’est pas respectée et que ce non-respect n’est pas sanctionné.

Se pose également la question de la couverture des manifestations par des acteurs clés que sont les observateurs au sens général du terme. Vous avez évoqué les journalistes, qui jouent un rôle essentiel, mais il y a aussi les observateurs, lesquels ne prennent pas part à la manifestation mais documentent ce qui se passe, dans les deux sens au demeurant, et non à charge des forces de l’ordre, contrairement à ce qui est souvent décrit. Il est assez sain que le déroulement des opérations dans les manifestations soit documenté afin que nous-mêmes puissions en tirer toutes les conséquences et que des menaces à l’encontre des membres des forces de l’ordre soient mieux réprimées, mieux gérées et anticipées.

À cet égard, on ne peut pas dire que le SNMO apporte beaucoup d’éléments positifs. Certes, ainsi que l’a indiqué le ministre, la volonté est affirmée d’assurer la protection des journalistes lors des manifestations mais cette affirmation est suivie de restrictions préoccupantes, à commencer par le fait de conditionner le droit de se protéger dans les manifestations à la nécessité de prouver que l’on est journaliste, sous-entendu être détenteur de la carte de presse, ainsi que cela ressort de la lettre du schéma national du maintien de l’ordre et des arguments défendus par le ministre de l’Intérieur à l’occasion du recours actuellement devant le Conseil d’État. Le ministre de l’Intérieur l’a déclaré lorsqu’il est intervenu sur France Inter quelques jours après la publication du SNMO : on ne peut être journaliste sans carte de presse.

Lorsque l’on passe en revue les exceptions qui sont prévues dans le schéma national, on a le sentiment que l’on cherche à exclure certains journalistes qui gênent tout particulièrement, à savoir ceux qui n’ont pas la carte de presse et qui ont tendance à relater très abondamment les dérapages et violences des forces de l’ordre. La première question porte donc sur la protection effective des journalistes, notamment sur l’application du délit d’attroupement. Dans le SNMO, il est affirmé que le délit d’attroupement s’applique à tous, journalistes comme observateurs.

Je rappelle que le délit d’attroupement est le fait de se maintenir dans une situation alors que les forces de l’ordre ont demandé la dispersion parce que l’attroupement crée un risque de troubles à l’ordre public. Or les journalistes et les observateurs ne sont jamais en situation de participer à ces troubles ; ils ne sont qu’observateurs. Le ministre de l’Intérieur d’ailleurs ne nie pas que leur présence ne crée pas de trouble à l’ordre public ni davantage une gêne à l’action des forces de l’ordre. Dès lors, nous comprenons mal que le délit d’attroupement s’applique en ces termes.

Aussi est-ce à votre niveau que cela peut se jouer, ainsi que l’a rappelé hier le Conseil d’État dans sa décision sur le recours en référé, qu’il a rejeté faute d’urgence, laissant intacte la question. Par là même, le Conseil d’État a signifié qu’il revenait éventuellement au législateur de modifier la notion de délit d’attroupement. Le sujet est intéressant : protéger ceux qui relatent les opérations de maintien de l’ordre afin d’en tirer les conséquences et de disposer d’observateurs indépendants, surtout lorsque les situations d’attroupement dégénèrent.

Le second sujet qui me semble important, au regard de ce que nous avons pu observer dans le contentieux, a trait à la lutte contre les possibles détournements de procédure. Je vous renvoie au rapport d’Amnesty international qui a relativement bien documenté ces questions. Vous avez évoqué une radicalisation parmi les manifestants. Il est intéressant de noter, plus encore que l’arbitraire, le sentiment d’arbitraire qu’ils ressentent ; ils ont l’impression que l’on utilise des armes pénales non adaptées, telles que des incriminations taillées grossièrement pour placer en garde à vue des personnes qu’on libère immédiatement après la manifestation, autrement dit que l’on use des gardes à vue à des fins détournées. Normalement, on se sert de la garde à vue lorsque l’on constate une infraction. Elle doit donc être utilisée dans une majorité des cas à des fins de poursuites judiciaires ; or ce n’est pas ce que nous constatons dans les pratiques que nous avons observées, notamment lors des différents épisodes des Gilets jaunes.

Toujours pendant la crise des Gilets jaunes, une contravention a été créée sanctionnant le non-respect de l’interdiction administrative de manifestation, le préfet décrétant que la manifestation n’était pas autorisée. L’interdiction administrative préexiste ; ce qui est nouveau, c’est le fait de l’assortir d’une contravention.

La décision administrative du préfet crée une situation d’illégalité et ne peut pas être contestée à temps dans la mesure où les préfets annoncent l’interdiction d’une manifestation sans publier l’arrêté d’interdiction, ou alors en le faisant quelques heures à peine avant la manifestation, rendant impossible le contrôle de cet arrêté par le juge. L’enjeu est de faire en sorte que l’interdiction administrative de manifestation – tout à fait possible et légale – donne lieu à un contrôle juridictionnel effectif de la situation juridique de ceux qui participent à la manifestation interdite. Les manifestants qui persisteraient à se maintenir sur les lieux agiraient le cas échéant en contradiction avec une décision de justice.

Je ne m’étendrai pas davantage, mais je tenais à insister sur l’idée que le bilan de ces derniers mois ne doit pas être manichéen : ceux qui défendent la liberté de manifestation ne doivent en aucun cas être caricaturés comme des anarchistes ou des partisans de violences à l’encontre des forces de l’ordre, ce qui est absolument inconcevable. Tout le monde a intérêt à ce que la pression redescende.

Je ne m’aventurerai pas sur des terrains politiques, mais il est nécessaire que les citoyens conservent une confiance absolue à la fois dans l’État et dans les forces de l’ordre, même lorsqu’il s’agit pour eux de protester contre les choix politiques et économiques qui sont retenus. Il y a beaucoup à faire et, en tant que législateur, vous disposez de leviers d’action particulièrement utiles et efficaces.

M. Thibault de Montbrial, avocat. La parole est à la défense !

Un mot de contexte : vos travaux sont essentiels pour garantir l’un des piliers de notre vie démocratique qu’est le droit de manifester. Encore faut-il être vigilants et s’assurer que l’exercice du droit de manifester ne concoure pas à paralyser l’action politique.

Nous vivons dans une société de plus en plus violente – c’est un fait que tout le monde peut constater. Pour ce qui concerne le maintien de l’ordre, si la France a toujours eu une culture de la « baston de fin de manif », depuis le printemps 2016 et les manifestations contre la loi dite El Khomri, nous assistons à une intensification des violences et à un changement des modes opératoires extrêmement inquiétants.

Sans des réflexions comme celle que vous menez, la démocratie pourrait être paralysée par l’exercice de violences pendant les manifestations. Dès lors qu’un projet de loi susciterait le mécontentement d’une fraction de la population plus particulièrement concernée, il suffirait que 1 000 ou 1 500 personnes infiltrent systématiquement les manifestations pour que le gouvernement recule ; il aurait alors pour seul choix de laisser casser ou, au contraire, d’aller à des affrontements qui généreraient une problématique politique plus préoccupante que la question du retrait ou non du texte. Nous sommes confrontés à un double enjeu démocratique entre la liberté de manifestation et le fait que la loi reste l’expression de la volonté populaire prévue par la Constitution, car il n’est pas question que des groupuscules infiltrant des manifestations viennent bloquer le processus constitutionnel.

Dans 99 % des cas – je parle de 99 % des cas, mais je n’ai pas un seul contre-exemple à l’esprit –, les violences ne sont pas le fait de ceux qui ont appelé à l’organisation de la manifestation. La loi sur les questions de maintien de l’ordre a une triple vocation protectrice : protéger l’ordre public ; protéger les manifestants qui sont les premières victimes des violences commises pendant les manifestations ; protéger les fonctionnaires de police et de gendarmerie, en charge de l’exercice du maintien de l’ordre.

J’appelle maintenant votre attention sur un problème de vocabulaire. L’intervention de M. Boulo l’illustre de façon limpide. Comme toujours, si l’on ne pose pas les mots pour définir une situation avant de réfléchir à ladite situation, on risque d’adopter une position idéologique. Les termes de « violences policières » ne sont pas les termes idoines pour débattre de la légitimité du recours à la force par les forces de l’ordre dans la mesure où la police et la gendarmerie ont, en France, le monopole de la violence légitime. Si l’on parle de violences policières, on ne sait si l’on parle de violences policières légitimes ou non. Il faut soit modifier les termes, soit ajouter le mot « légitimes » ou, en l’occurrence, « illégitimes » et parler de la question de violences policières illégitimes. Je ne nie pas qu’il y en ait, mais poser le débat en termes de violences policières revient à postuler que la police et la gendarmerie ne peuvent utiliser la violence, ce qui est absurde.

Cela a également des conséquences sur la procédure. Depuis toujours, j’entends l’argument, exposé ici même, selon lequel il existerait une différence de traitement au cours des enquêtes. Elle porterait sur la légitimité des violences commises par les fonctionnaires d’une part, sur les violences commises à leur encontre d’autre part.

Tout d’abord, il n’existe pas de différence de traitement dans la décision de poursuivre ou non. La différence de traitement tient à la différence de régime. Je pense au traitement des violences contre les personnes dépositaires de l’autorité publique qui sont des infractions spécifiques avec circonstances aggravantes. Le simple constat matériel, identifié, de l’existence d’une violence commise à l’encontre d’une personne dépositaire de l’ordre public suffit à caractériser l’infraction. Dans ces conditions, dès lors que l’on est certain de l’identité de l’auteur de l’infraction – en cas d’incertitude, le tribunal prononce la relaxe, ainsi que cela se produit très souvent après les manifestations –, et que l’aspect matériel de la violence commise contre une personne dépositaire de l’ordre public est acté, on peut rapidement déférer l’auteur au tribunal par la procédure de la convocation par officier de police judiciaire (COPJ), voire en comparution immédiate. Au contraire, dans le cas d’une allégation de violences illégitimes commises par un policier ou un gendarme, le simple constat de l’existence de la violence ne suffit pas, puisque se posera la question de savoir si elle est ou non légitime et impliquera une enquête bien plus longue, plus complexe, qui nécessite d’entendre des témoins, de visionner des vidéosurveillances, autrement dit de mener un travail d’enquête.

En raison de la différence inhérente aux deux infractions – violence illégitime éventuelle commise par les forces de l’ordre d’un côté et violences commises contre les personnes dépositaires de l’autorité publique de l’autre –, il est normal que le traitement ne soit pas le même. Que les durées d’enquête soient si différentes est intrinsèquement lié à cette différence structurelle entre les infractions.

Je réponds à la suggestion émise par mon confrère quant à la possibilité de confier directement tout débat sur la légitimité de la violence d’un policier ou d’un gendarme à un juge d’instruction. Pour des raisons techniques, c’est le prototype d’une fausse-bonne idée. En effet, en France, les juges d’instruction sont des magistrats débordés. Aux termes de la loi, ils s’occupent des affaires de crimes – tous les crimes sont nécessairement confiés à un juge d’instruction – et des délits les plus graves. Confier à des juges d’instruction l’enquête sur une violence présumée illégitime d’un fonctionnaire de police n’accélérera pas la procédure. Que l’enquête soit efficace et l’affaire portée le plus rapidement possible au tribunal est, en soi, un objectif très légitime. Aussi peut-on réfléchir à la possibilité de nommer, par région, voire en se calquant sur la carte des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), un procureur spécialisé dans les affaires de violences illégitimes commises par les fonctionnaires de police. Il aurait également des compétences techniques, ce qui, en l’espèce, revêt une certaine importance. Mais confier l’affaire à un juge d’instruction n’apporterait, dans les faits, aucune amélioration notoire par rapport à l’objectif poursuivi par la réflexion.

Il convient d’avoir à l’esprit un second élément : puisque la police et la gendarmerie ont le monopole de la violence légitime, l’illégitimité éventuelle de l’acte ne découle pas de la matérialité des faits. Autrement dit, ce n’est pas parce que vous avez perdu un œil ou la main que l’acte du policier ou du gendarme qui a abouti à cette perte est nécessairement un acte fautif. Il faut, me semble-t-il, replacer l’église au centre du village et donc bien comprendre où se situe le cœur du débat. D’où l’intérêt de l’enquête et de la procédure, renvoyant ainsi à mes propos précédents.

Il convient de ne pas tomber dans le gouvernement de l’émotion. Ce n’est pas parce que l’on connaît le nombre des personnes qui ont perdu un œil ou une main qu’il faut en déduire que ces personnes n’ont pas commis d’infractions. J’entends l’argument selon lequel elles n’ont pas été poursuivies. Mais le fait de ne pas l’avoir été tient à une raison très simple : lorsqu’une personne ramasse une grenade, ce n’est pas pour la ramener chez elle en souvenir, mais pour la renvoyer sur les forces de l’ordre et commettre mécaniquement une violence illégitime par essence, puisque l’action est tournée contre les personnes dépositaires de l’autorité publique. Par malchance, si la grenade lui explose dans la main, la pratique des parquets, telle que je la connais, vise à considérer qu’il est inutile d’ajouter à un vrai changement de vie une comparution en correctionnelle alors que l’individu a déjà subi un préjudice physique, qui est terrible, que personne ne conteste car il ne s’agit pas de contester le caractère dramatique du dommage. En tout cas, il convient de bien avoir à l’esprit que ce n’est pas le résultat de la violence commise par la police ou la gendarmerie qui en détermine ou non la légitimité.

Je dirai maintenant quelques mots rapides sur le schéma national du maintien de l’ordre. En tant qu’avocat et président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure, je considère que la doctrine qui sous-tend le texte s’inscrit dans la bonne direction.

À mon sens, une plus grande concertation en amont est essentielle. Ainsi que je l’ai souligné précédemment, les organisateurs ne sont pas responsables des violences qui sont commises dans le cadre de leur manifestation. Le dialogue au cours de la manifestation est un élément crucial et les pistes proposées par le Gouvernement sont plutôt bonnes. Pourquoi ne pas améliorer encore ces échanges qui permettraient en temps réel ou quasi réel d’informer les manifestants présents au milieu de la foule ou qui ne voient pas vraiment ce qui se passe à deux cents ou trois cents mètres lorsqu’il s’agit de grandes manifestations ? Il faut toujours améliorer ce qui peut autoriser un dialogue et informer les manifestants de ce qui est en train de se passer.

Sur la mobilité du maintien de l’ordre, le contact est inévitable pour les raisons déjà évoquées. On ne peut considérer que quiconque commettrait un acte violent ne serait pas sanctionné au motif que l’autorité de l’État aurait une répugnance de principe à recourir à l’intervention des forces de l’ordre. Ce n’est pas possible. La question réside dans le glissement du curseur. Je rejoins totalement les propos de mes deux confrères lorsqu’ils soulignent que le maintien de l’ordre est une spécialité. Placer en situation de mobilité des personnes dont ce n’est pas le métier – les fonctionnaires de la BAC ou des compagnies de sécurité et d’intervention (CSI) – revient à prendre le risque que, maîtrisant moins les techniques propres à ce genre d’événements, elles ne commettent des imprudences susceptibles de conduire à des violences illégitimes. Le cœur du problème tient donc à la spécialité. Je crois que le directeur général de la police nationale (DGPN) et le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) vous l’ont dit. Nous sommes tous d’accord sur ce sujet.

Je conclurai mon propos en évoquant quelques points de détail qui permettront peut-être de lancer le débat.

Un problème d’identification des délinquants se pose lors des manifestations. À la fin du confinement, a été publiée la décision du Conseil d’État d’interdire l’utilisation des drones. Un débat est lancé sur la façon dont les drones peuvent être utilisés pour procéder à des contrôles de foule. Je ne vois pas comment la technologie formidable qu’offre le drone pourrait ne pas être employée. Il convient donc de réfléchir à la façon légale et la plus adaptée de le faire, mais je ne conçois pas que l’État se prive d’un tel outil, qui est aussi dans l’intérêt des manifestants puisqu’il évite les erreurs judiciaires.

S’agissant des journalistes, depuis que je sais lire et encore moins depuis que je suis avocat, je n’ai vu nulle part que la qualité de journaliste exonère de l’obligation de respecter la loi.

Certes, nombre des images spectaculaires qui ont été tournées proviennent de journalistes, mais la notion de journaliste non titulaire d’une carte de presse me laisse pantois ; cela reviendrait à parler d’un avocat qui n’a pas de carte professionnelle d’avocat ! Les diplômes et les exigences légales sont faits pour les protéger. Si l’on veut être journaliste, on devient journaliste mais on ne peut s’autoproclamer journaliste parce que l’on utilise une caméra au service du militantisme politique. On peut être journaliste et militant, mais si l’on est militant sans être journaliste, on n’est pas journaliste !

Troisièmement, il me semble indispensable de conserver un armement intermédiaire. On ne peut être dans la logique du tout ou rien. Un armement intermédiaire doit permettre de maintenir à distance. Si le choix oscille entre l’utilisation d’un outil collectif tel que le lanceur d’eau et le contact, il faut avoir conscience que le contact engendrera de la casse des deux côtés. Je pense que la grenade de désencerclement, qui évite bien des drames, est un outil indispensable, pas uniquement en maintien de l’ordre. Il est à noter qu’une grenade à éclats non létaux est venue remplacer la précédente.

Tout le monde est d’accord sur un point : la décision du tireur de LBD sera désormais soumise à l’accord d’un « superviseur » ; c’est un pas dans la bonne direction. Je ne suis pas sûr que beaucoup d’avocats tirent au LBD. C’est pourtant mon cas. On dénombre un taux élevé d’accidents de LBD. Viser un individu qui est en train de commettre une infraction – il s’agit souvent de jets de projectiles sur les forces de l’ordre –situé à vingt ou trente mètres dans la foule, est extrêmement délicat. Nous ne sommes pas au stand de tir, la cible n’est pas en carton à attendre tranquillement le projectile. Si la cible se baisse pour ramasser un projectile au moment du tir, il peut arriver que la personne située derrière reçoive la balle. Le sujet est extrêmement compliqué. On ne peut se résoudre à avoir comme choix uniquement l’abstention de la mise à distance ou l’utilisation d’une arme létale qui n’a évidemment pas de sens, sauf événement gravissime.

Quatrièmement, le respect de la déontologie passe par l’identification des fonctionnaires. Je suis favorable au port du RIO, qui, en général, est trop petit pour qu’on le voie vraiment. Dans le schéma national, il est demandé la généralisation du marquage dorsal, à l’instar des sportifs, par le port d’un numéro de grande taille et d’une lettre identifiant les fonctionnaires et leur unité. C’est la solution idoine, me semble-t-il, pour les identifier sur les images.

En tant qu’avocat, j’émets une réserve sur l’identification par le visage. La réflexion que nous conduisons s’inscrit dans le contexte actuel. De nos jours – et je ne parle plus de maintien de l’ordre –, un grand nombre de personnes cèdent à une logique de chasse aux policiers et aux gendarmes, qui va jusqu’à vouloir les atteindre dans leur vie privée. C’est ainsi que de plus en plus de policiers et de gendarmes sont agressés hors service. Des sites internet les ciblent par le biais d’images prises au cours de leur exercice professionnel, dont le maintien de l’ordre.

Il faut réfléchir à la question de l’identification des fonctionnaires, sur laquelle je suis évidemment d’accord, en mettant également dans la balance leur protection physique. Aussi, il est, selon moi, préférable d’identifier les fonctionnaires par lettres ou par chiffres que par le visage. Le SNMO interdit le port de la cagoule en maintien de l’ordre. Personnellement, que les fonctionnaires de police et de gendarmerie portent une cagoule ne me choquerait pas, dès lors que les autres éléments d’identification évoqués seraient présents. Si l’on maintient l’interdiction du port de la cagoule pendant le maintien de l’ordre, il faut se poser la question de l’interdiction de diffuser des images où l’on reconnaît les fonctionnaires. Dès lors, la diffusion publique d’images serait soit purement et simplement interdite, soit assortie de l’obligation de flouter les visages, de même que l’on floute les menottes des personnes entravées.

Je termine par un clin d’œil : si la seule motivation de ceux qui diffusent des vidéos de violences policières illégitimes résidait dans la sanction de gestes éventuellement punissables, les vidéos seraient directement envoyées à l’IGPN et au parquet et ne seraient pas diffusées massivement sur les réseaux sociaux en étant souvent, au surplus, tronquées. Je pense donc que la question de l’identification des policiers et des gendarmes en maintien de l’ordre est une question d’importance qui dépasse très largement le sujet du maintien de l’ordre et porte sur la sécurité physique de nos policiers et gendarmes.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie, messieurs, de ces précisions importantes et intéressantes, qui ne vont pas toutes dans le même sens, mais c’est tout l’intérêt de ce débat à la fois technique, éthique et déontologique. Nous ne le voulions surtout pas politique. Cela dit, monsieur Boulo, vous avez introduit un élément politique, une sorte de doxa que nous entendons souvent répéter à l’envi, comme autant de mantras – le chômage de masse, l’explosion du taux de pauvreté –, qui ignore que la France est l’un des pays où le taux de pauvreté est le plus bas. Cela se passait avant la pandémie, car, malheureusement, le covid rebat les cartes de manière rapide et sauvage. Il n’en reste pas moins que, avant le covid, le chômage baissait, et de belle manière. Vous avez relevé l’échec des politiques économiques. C’est votre avis. Nous sommes loin du débat que nous voulons instaurer aujourd’hui, et allons donc le recentrer.

Monsieur Hervieu, si nous savons ce qu’est un journaliste, avec ou sans carte, nous ne savons pas trop ce qu’est un observateur ; nous ignorons s’il existe un statut des observateurs, s’ils ont le droit d’être présents aux manifestations et la façon de les gérer.

J’ai bien entendu vos précisions sur l’utilité des drones. Sachez que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) demande au législateur de s’emparer du sujet car il n’existe pas de loi qui réglemente leur usage. Nous allons, par conséquent, nous saisir de cette question dont le traitement devient urgent.

Avant de céder la parole à Mme la rapporteure, j’aimerais avoir des précisions sur les observateurs.

M. Nicolas Hervieu. Il existe un statut juridique des observateurs qui résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans un arrêt de 2009 contre la Hongrie, elle qualifie les observateurs des droits humains, pour le cas précis des manifestations, à l’instar de la presse, de « chiens de garde publics ». En vertu de la Convention européenne des droits de l’homme, ils bénéficient de la même protection que celle accordée à la presse. En tant que tels, on estime que les observateurs sont des observateurs passifs et qu’ils ne participent donc pas à la manifestation. Leur fonction consiste à la documenter et ils occupent toujours une posture passive dans le déroulement de la manifestation.

Le fondement et le statut juridiques existent dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, mais ils n’ont pas encore donné lieu à des développements en droit interne, précisément parce que nous n’avons pas encore eu à connaître de contentieux. Mais ce sera le cas à l’occasion du recours concernant le schéma national du maintien de l’ordre.

Cette réponse me donne l’occasion de faire le lien avec la remarque portant sur les journalistes qui n’en auraient pas le titre parce qu’ils ne seraient pas titulaires d’une carte de presse. Pourquoi cette différence ? Les règles légales d’attribution de la carte de presse par la profession sont liées à une définition du statut du journaliste fixée par le code du travail, en son article L. 7111-3. Cette définition réserve l’attribution de la qualité de journaliste et, partant, l’attribution de la carte de presse, au fait d’être rémunéré à titre salarié, soit par un contrat à durée indéterminée, soit par un contrat à durée déterminée – ce qui inclut les piges. Nous savons que, dans notre société, de plus en plus d’activités ne relèvent pas du salariat mais du recours à des sociétés sous-traitantes ou à l’auto-entreprenariat. Les personnes non salariées exercent fonctionnellement la mission propre aux journalistes, notamment au regard de la définition posée par la loi de 2010 sur la protection des sources des journalistes, alors même que l’attribution des cartes de presse est en France conditionnée à une définition insuffisamment large. Je souligne à nouveau que ce constat n’est pas le mien, mais celui du ministre et des services du ministère de l’Intérieur qui l’ont indiqué devant le Conseil d’État. Dans ce contexte, la restriction n’est pas légitime.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il s’agit donc d’une jurisprudence issue d’un jugement rendu par la Cour européenne des droits de l’homme.

M. Nicolas Hervieu. Une affaire contre la Hongrie du 14 avril 2009.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Contre la Hongrie !

M. Nicolas Hervieu. Je relève votre étonnement sur la Hongrie. On a coutume en France de tiquer lorsque des affaires sont rendues contre d’autres États. Nous avons signé la Convention européenne des droits de l’homme, dont l’article 46 dispose que tous les États doivent respecter les arrêts rendus par la Cour. Il peut être gênant de ne pas suivre les arrêts rendus contre d’autres États comme on l’a vu en 2008, à la suite d’une affaire contre la Turquie sur la question du droit à l’assistance d’un avocat en garde à vue. Pendant deux ans, la France, notamment sa garde des Sceaux, avait estimé que cela ne concernait pas notre pays. Pour finir, le Conseil constitutionnel en a tiré les conséquences.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous n’allons pas entrer…

M. Nicolas Hervieu. Je répondais à votre remarque sur la Hongrie.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je n’ai pas fait de remarque, j’ai simplement dit « Hongrie ». Il s’agit donc d’une jurisprudence tirée d’un jugement rendu par la Cour européenne des droits de l’homme. Très bien.

Dans le nouveau schéma national, un paragraphe porte sur l’encagement, aux termes duquel : « Sans préjudice du nonenfermement des manifestants, condition de la dispersion, il peut être utile, sur le temps juste nécessaire, d’encercler un groupe de manifestants aux fins de contrôle, d’interpellation et de prévention d’une poursuite des troubles. Dans ces situations, il est systématiquement laissé un point de sortie contrôlé aux personnes. » La règle pose donc le principe du non‑enfermement des manifestants. Je livre ces éléments pour votre information.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je vous remercie, messieurs, de nous avoir apporté votre expérience et vos réflexions sur un sujet qui, ainsi que vous l’avez souligné, est important dans notre société car il soulève des difficultés liées à la confiance entre une partie de l’opinion et les forces de l’ordre, dont nous connaissons le rôle très important.

Parmi les éléments que vous avez relevés, des prises de position me semblent non négligeables. Ainsi, comme vous l’avez déclaré, la politique du maintien de l’ordre ne peut pas, à elle seule, être une réponse aux difficultés économiques et sociales que rencontre un certain nombre de nos concitoyens et qui les poussent à manifester dans la rue. La hiérarchie de la gendarmerie et de la police nous l’a dit : les forces de l’ordre ne peuvent pas tout régler dans une société. Elles interviennent à un moment donné, mais d’autres réponses sont à apporter pour résoudre les difficultés que vous avez évoquées.

Par ailleurs, je ne dois pas avoir la même connaissance des manifestations que le président de la commission car je sais que des observateurs sont présents depuis très longtemps. Je me souviens que la Ligue des droits de l’homme, en relation avec les Casques bleus, envoyait des personnes pour observer ce qui se passait sur le terrain sans prendre parti. Les échanges entre vous le montrent : peut-être serait-il utile de mieux caractériser le rôle de l’observateur, voire leurs droits et prérogatives. C’est là un élément non négligeable que le législateur peut contribuer à définir.

Vous avez évoqué, les uns et les autres, des incidents dont on a parlé ces temps derniers. Peut-on en conclure que le dispositif de maintien de l’ordre porte atteinte au droit de manifester ? Amnesty international semble dire que la manière quelque peu militaire dont les choses se passent dissuade de nombreuses personnes de manifester, ce qui est dommage.

Il a été rapporté que de nombreuses interpellations, parfois assez brutales, débouchaient rarement sur des poursuites judiciaires. J’ai bien entendu l’argumentation de maître de Montbrial qui a expliqué la différence entre violence légitime et violence illégitime. Dès lors que la violence est établie, on peut poursuivre le manifestant qui en est l’auteur ; dans le cas de violences provenant des forces de l’ordre, la procédure est plus compliquée et plus longue, car il faut reconstituer les faits pour juger de leur caractère légitime ou pas. Si nous comprenons la question des délais, il n’en reste pas moins que nous devrions, pour finir, enregistrer des poursuites. Comment expliquez-vous que le nombre de personnes poursuivies pour violences policières illégitimes soit si faible ?

Maître de Montbrial, vous avez parlé d’une forme de neutralité des parquets quand les affaires portaient sur des difficultés entre forces de l’ordre et interpellés. Pourriez-vous illustrer votre propos qui expliquerait peut-être les raisons pour lesquelles nous relevons un faible nombre de poursuites ?

Parmi les questions que se posent les associations, relevons que les articles du code pénal utilisés en l’espèce revêtent souvent une formulation assez vague. On nous a cité dans d’autres occasions l’article 222‑14‑1 du code pénal et le délit d’outrage. Qu’en pensez-vous ?

Monsieur Hervieu, en tant que défenseur de la LDH et du syndicat national des journalistes, vous observez que le nouveau schéma du maintien de l’ordre porte atteinte à la liberté de la presse et à la liberté individuelle. Le Conseil d’État a rejeté le référé, en l’absence d’urgence. Un recours au fond a-t-il été déposé et sur quels fondements ?

Enfin, le développement des échanges entre les forces de l’ordre et les manifestants font partie des pistes qui sont développées par le nouveau schéma de maintien de l’ordre. Pourriez-vous nous livrer votre avis sur le dispositif de liaison et d’information prévu dans ce schéma ?

M. François Boulo. Maître de Montbrial, je ne veux pas trancher sur le débat sémantique pour savoir s’il faut parler de violences policières ou de violences policières illégitimes. Sous le terme de violences, j’entends un usage excessif de la force, autrement dit une infraction. À vous de trancher sur les termes qu’il conviendrait d’utiliser dans le débat public pour que tout le monde s’accorde et que ne subsiste aucun point de désaccord d’ordre sémantique.

Vous avez instillé le doute, en demandant si les manifestants blessés n’avaient pas commis des infractions. Dans certains cas, le doute ne subsiste pas, que ce soit pour Jérôme Rodrigues ou pour Manu, le Gilet jaune qui a perdu un œil place d’Italie. Dans ces deux cas, les vidéos le montrent : Jérôme Rodrigues, parce qu’il était en train de filmer, et Manu, parce qu’il était filmé, n’étaient nullement en train de commettre une infraction. Nous le savons, nous n’avons pas à faire à des délinquants, mais à des personnes qui ont été mutilées sans aucune raison. Pour Manu, ce n’est ni la justice ni l’IGPN qui a mené l’enquête, mais Le Monde. Les journalistes ne devraient pas avoir à se substituer aux institutions pour mener les enquêtes lorsque des violences policières se produisent.

Cela m’amène à un autre point. Mon confrère de Montbrial essaie d’expliquer le décalage des chiffres. Je veux bien le concevoir, tant il est vrai que les dossiers sont plus difficiles à appréhender pour les policiers, car il convient de déterminer s’il y a eu ou non un usage excessif de la force. Si l’on se réfère aux chiffres au 30 juin 2019, on note plus de 3 000 condamnations judiciaires prononcées contre les Gilets jaunes. Aujourd’hui, les condamnations prononcées contre les policiers ne se comptent même pas sur les doigts de la main, à peine trois ou quatre. Le décalage ne se justifie pas, ce qui a engendré un sentiment d’impunité.

Je suggère de confier – d’autres pistes sont possibles – les procédures aux juges d’instruction plutôt qu’aux procureurs. Si l’argument, c’est de mettre en avant leur surcharge de travail et l’impossibilité, par conséquent, de leur confier une charge supplémentaire, la solution consisterait à embaucher des juges d’instruction ! Allons‑nous sacrifier l’État de droit faute de crédits ? Combien de temps encore allons-nous raisonner ainsi ? Si nous abordions le sujet, je sais très bien qu’il nous mènerait à des désaccords politiques de fond. Je n’y viens donc pas. Mais il faut assumer les conséquences. Soit nous confions les procédures aux magistrats qui sont statutairement indépendants, soit nous faisons le choix assumé de ne pas faire respecter l’État de droit dans notre pays, ce qui emportera des conséquences, qui se traduiront par des montées de radicalité ainsi que par des violences dans les mouvements de protestation.

Monsieur le président, sur les nasses, vous avez rappelé que le texte du SNMO prévoyait des points de sortie filtrés. J’en ai fait l’expérience, lors de la Marche pour le climat du 21 septembre 2019, à laquelle participaient des Gilets jaunes. Nous avons été bloqués pendant plus d’une heure. Les personnes qui n’ont pas réussi à se rapprocher des grilles du Palais du Luxembourg et qui étaient dans les rues adjacentes ont subi des jets de gaz et des violences, alors qu’elles ne faisaient pas toutes partie de groupuscules violents. De telles stratégies conduisent nécessairement à blesser des innocents.

Par ailleurs, le 16 novembre 2019, date anniversaire du début de la mobilisation des Gilets jaunes, j’ai réussi à m’échapper de la nasse, place d’Italie, parce que, après en avoir fait tout le tour, j’ai constaté que seule une rue n’était pas bloquée. J’étais positionné à ce point de jonction au moment où instruction a été donnée aux policiers de fermer cette dernière rue. Avec d’autres, j’ai eu le temps de sortir de la nasse. Pendant au moins deux heures, les manifestants ont été bloqués place d’Italie. Cela a donné lieu à des affrontements, à des blessures, notamment à l’encontre du Gilet jaune nommé Manu.

S’agissant des observateurs, il ne convient pas de les balayer d’un revers de la main. Ces personnes jouent un rôle essentiel : elles sont là pour observer ce qui se passe, d’un côté comme de l’autre. Peut-être pourrions-nous envisager une accréditation qui serait accordée par l’autorité administrative. Ces personnes font partie d’Amnesty international ou de la Ligue des droits de l’homme, autrement dit d’organisations structurées. On peut envisager qu’une accréditation particulière, administrative, leur soit accordée pour autoriser leur présence lors des manifestations, ce qui faciliterait le travail des policiers sur le terrain.

Je me permets deux dernières remarques. Au-delà des violences, qui sont les événements les plus graves, l’impunité à l’œuvre a conduit certains policiers à faire preuve de zèle dans l’application de la loi, voire dans la compréhension de l’esprit de la loi. Ainsi, le 14 juillet 2019, nous avons vu des policiers crever les ballons jaunes de personnes qui étaient venues pacifiquement et symboliquement porter des ballons jaunes en signe de contestation de la politique d’Emmanuel Macron. Je ne crois pas que la loi permette ce genre d’actes. Manifestement, il y a là une atteinte à la liberté d’expression. De la même manière, certains policiers se sont crus autorisés à conditionner la sortie des nasses, en tout cas des lieux de manifestations, au fait que les manifestants enlèvent tout vêtement jaune qu’ils portaient : pour l’un une cravate jaune, pour l’autre un chapeau. Nous en arrivons à des dérives qui ne peuvent être comprises ni par les citoyens ni par les manifestants. Il faut prendre la mesure de toutes les conséquences nées de l’impunité des policiers, qui a présidé au cours de cette période.

Sur la question du droit de manifester, parmi tous ceux qui ont été amenés à manifester, deux catégories de citoyens se détachent : ceux qui se sont radicalisés, qui ont intégré les black blocs et qui désormais sont convaincus que rien ne pourra s’obtenir autrement que dans la violence, et tous ceux qui ne viennent plus manifester par peur d’être blessés. Une telle situation, en France, au pays des droits de l’Homme, est anormale. D’aucuns pourraient penser sans le dire que, finalement, c’est une bonne chose que ces personnes restent chez elles et ne manifestent plus. Mais si nous ne permettons plus aux personnes de s’exprimer pacifiquement dans la rue, la frustration et la colère rejailliront tôt ou tard et à un degré de violence supérieur.

Il faut adopter une vision à long terme et prendre du recul, afin d’abaisser la tension en essayant de rendre à nouveau effective la liberté de manifester. Je ne nie pas que la montée des violences complique encore la tâche. Nous essayons de livrer aujourd’hui des pistes pour le permettre, sans non plus ignorer les impératifs de préservation de l’ordre public.

M. Nicolas Hervieu. Madame la rapporteure, un recours au fond a été déposé devant le Conseil d’État. C’est d’ailleurs une exigence pour que le recours en référé puisse être examiné. À cette occasion, une série de questions a été soulevée. Les sujets placés au cœur du référé sont relatifs à l’implication des journalistes et des observateurs dans un délit d’attroupement, à la question de conditionner le droit pour les journalistes d’être protégés au fait de disposer d’une carte de presse et de ne pas commettre de provocations. La notion de provocation pourrait conduire à priver un journaliste du droit d’être protégé ; on comprend mal ce que cela signifie. Enfin, le troisième point concernait le fait de privilégier l’accès à l’information au cours de la manifestation aux seuls journalistes porteurs d’une carte de presse.

La question de la nasse, quant à elle, fait actuellement l’objet d’un contentieux pendant devant la Cour de cassation, dont l’enjeu est central. D’autres questions pourront être soulevées au cours de cette procédure. Enfin, le Conseil d’État a vocation à statuer sous dix à douze mois sur le recours en annulation contre ce schéma national du maintien de l’ordre.

M. Thibault de Montbrial. Madame la rapporteure, vous demandez si les conditions de l’exercice du maintien de l’ordre contreviennent au droit de manifester. Selon moi, le problème ne se pose pas en ces termes. Il convient de définir la façon dont les manifestants peuvent continuer à manifester sans que leur intégrité physique soit menacée et sans que l’exercice du droit de manifester aboutisse à ce que d’autres intégrités physiques ou matérielles soient touchées. Le SNMO a davantage vocation à protéger contre les casseurs qu’à empêcher de manifester.

J’en viens à votre question sur le faible nombre de poursuites à l’encontre des personnes dépositaires de l’autorité publique. J’aurais évoqué la neutralité des parquets. Je ne suis pas certain d’avoir employé ce terme, mais si je l’ai fait, cela ne m’empêche pas de vous répondre. En France, le parquet a l’opportunité des poursuites. En cas de suspicion d’infraction pénale, en l’occurrence une suspicion de violence illégitime commise par un policier ou un gendarme, les premiers éléments sont portés à la connaissance du parquet qui a le choix d’ouvrir ou non une enquête. Actuellement, contre les forces de l’ordre – et pas seulement en maintien de l’ordre –, des individus pratiquent une politique consistant à noyer les parquets sous les plaintes contre les policiers pour essayer de paralyser l’action de la police, et incidemment l’action de l’IGPN. Je ne dis pas que la manœuvre est systématique mais ce sont des faits que nous observons et qui contraignent le parquet à faire des choix. Lorsque le parquet choisit de ne pas poursuivre, cela ne signifie pas qu’il violerait une obligation de neutralité, mais qu’il considère qu’il n’y a pas, dans le dossier considéré, d’éléments suffisants pour poursuivre, ce qui est souvent le cas dans les plaintes portées contre les policiers et les gendarmes.

Pour les dossiers qui justifient une enquête, le nombre de poursuites est faible, dites-vous. Ce n’est pas exact. Pour plusieurs raisons sur lesquelles je ne reviens pas, les enquêtes sont plus longues car il faut se poser la question concrète de la légitimité ou non de l’acte de violence, dans la mesure où sa seule manifestation ne permet pas en soi de conclusions. S’ajoute un facteur que l’on oublie souvent dans l’équation – je l’ai moi-même oublié tout à l’heure, c’est vous dire ! – : les enquêtes sur les actes commis par des policiers, par exemple, sont confiées à l’IGPN, un service d’enquête spécialisé, qui ne traite pas uniquement des questions de maintien de l’ordre, mais de toutes les difficultés de l’exercice du métier de policier. Les services de l’IGPN n’étant pas extensibles à l’infini, on assiste à un effet d’embouteillage, qui contribue à donner l’impression de ralentissement.

N’oublions pas la crise du covid. À mon cabinet, de mémoire, deux dossiers qui ont été audiencés à la fin de l’hiver ont été renvoyés à la fin de 2020, voire au début de l’année 2021. Aussi, lorsque vous déclarez que très peu de policiers ont été condamnés, la vraie question porte sur les policiers qui ont été jugés – car on n’est jamais à l’abri qu’ils soient relaxés. Mais il est vrai que de très peu de policiers ont été jugés. À Paris et dans certaines grandes villes de province, une série de procès sera audiencée dans les mois qui viennent. À l’été 2021, à supposer que les périodes de reconfinement ne soient pas trop longues, nous devrions disposer de statistiques sensiblement différentes sur la façon dont la justice aura traité les dossiers de violences illégitimes, excessives, de policiers.

Maître Boulo a indiqué que 3 000 manifestants avaient été condamnés. En cumulé, on comptabilise des centaines de milliers, voire des millions de manifestants, dans la mesure où, pour les seuls Gilets jaunes, des manifestations étaient organisées tous les samedis pendant dix‑huit mois. Si, pour finir, le ratio est de 3 000 sur plusieurs millions de manifestants, le chiffre ne me paraît pas particulièrement choquant. Heureusement que l’on ne compte pas 3 000 policiers ou gendarmes ayant commis des violences illégitimes ; si c’était le cas, on parlerait d’un autre pays que de la République française !

En conséquence, dénombrer quelques dizaines de dossiers litigieux sur la façon dont les forces de l’ordre ont exercé leur mission sur la base d’un tel ratio – je reprends le chiffre de mon confrère, ne disposant pas du chiffre précis –, me semble prévisible au regard du sujet.

Madame la rapporteure, vous avez ensuite demandé si le code pénal était suffisamment précis pour traiter un certain nombre de délits, dont les outrages. Ma réponse sera très simple : il me semble que c’est le cas. Ensuite, il appartient aux juges de faire leur travail.

Je répondrai enfin d’un mot à mon confrère. Monsieur Boulo, si vous voulez que je dise que le budget de la justice a besoin d’être significativement augmenté, bien plus encore que des 8 % annoncés, qui constituent déjà un bel effort, je suis d’accord à 100 % avec vous. Nous serons tous d’accord. D’une manière générale, en ces temps troublés où son autorité est fortement bousculée, avec un risque de fracture de notre société, je pense que l’État doit se reconcentrer sur les grands budgets régaliens dont la justice fait partie. Je quitte le terrain politique que j’ai abordé un quart de seconde pour retrouver celui de notre débat du jour.

L’accréditation des observateurs, dont il faut clarifier le statut, est une excellente idée. Si le statut de journaliste ne convient plus, il faut le modifier. Je n’ai pas de compétences professionnelles sur la question. Je puis seulement avancer, de mon point de vue d’avocat des forces de l’ordre, la nécessité de pouvoir identifier clairement les personnes au cours des manifestations, car nombreuses sont celles qui sont dans une logique de violence et qui tirent argument d’une prétendue qualité qui n’existe pas juridiquement. Si le droit ne correspond plus à l’évolution de la société, ce que je peux tout à fait entendre, il appartient à la représentation nationale de s’emparer du sujet. Mais on ne peut demander aux policiers de distinguer entre les bons et les mauvais journalistes, entre les vrais et les faux journalistes. Certains journalistes ont un statut, d’autres non. Aussi, clarifions la situation !

En conclusion, parce que mon confrère a déclaré que des personnes n’allaient plus manifester par peur d’être blessées, j’ajoute qu’il ne faut pas confondre la cause et les conséquences. Les personnes sont blessées parce qu’il y a de la violence dans les manifestations ; or ce ne sont jamais les forces de l’ordre qui la commettent en premier.

M. Fabien Gouttefarde. Tout d’abord, j’admire l’équilibre du panel des hommes de loi présents cet après-midi. Les points de vue sont nombreux et divers, ce qui fait tout l’intérêt du débat.

Je partage assez les propos introductifs de maître Thibault de Montbrial. Lors des auditions, je pose souvent la question de la banalisation du statut des forces de l’ordre et du regard que notre société porte sur elles et sur leur pouvoir, théoriquement exorbitant, qui est souvent contesté. Il est vrai que l’expression de « violences policières » sous‑entend de plus en plus souvent que toute répression par la police devient une violence policière. La question de la banalisation est intéressante.

Dans la mesure où je suis face à trois hommes de loi, je leur poserai une question strictement juridique. Il ne s’agit pas d’une question piège. Elle s’adresse plus spécifiquement à maître Boulo. M. Hervieu y a en partie répondu, mais je voudrais la creuser.

Si, demain, le préfet de police de Paris interdisait une manifestation sur les Champs Élysées et que je m’y rendais pour manifester, pouvez-vous nous rappeler, au regard de la loi, dans quelle situation je me place ? Vous y avez en partie répondu, mais j’y reviens, parce que vous avez dit, monsieur Boulo, qu’une grande partie des manifestants n’étaient pas en infraction et que les Français ne comprenaient pas qu’ils reviennent blessés, alors qu’ils n’étaient pas en infraction. Vous officiez à Rouen ; je suis élu de l’Eure. L’agriculteur ou la commerçante de mon village de mille habitants ne comprennent pas non plus vraiment pourquoi des personnes vont manifester quand une manifestation est interdite.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Pardon, mais des agriculteurs manifestent sans autorisation !

M. Fabien Gouttefarde. J’ai cité les agriculteurs, parce qu’ils sont nombreux dans mon secteur, mais ce peut être une commerçante ou une autre personne. Il est arrivé que le préfet interdise la manifestation et que celle-ci ait lieu aux endroits mêmes où elle était interdite. Souvent, le préfet a proposé des lieux plus propices au maintien de l’ordre, comme le Champ de Mars.

Mme Constance Le Grip. S’agissant du nouveau schéma national de maintien de l’ordre, nous avons entendu plusieurs d’entre vous vous exprimer sur la question des journalistes, des observateurs, de leur rôle et du statut qui pourrait leur être reconnu. Je ne vous ai pas entendu sur le volet relatif à la communication et à l’information, qui font partie des apports nouveaux, me semble-t-il. Je pense à l’information des organisateurs et des manifestants, qui passe par un nouveau dispositif de liaison et d’information, ainsi que par la modernisation des sommations. Ce chapitre sur les sommations, l’information et les liaisons vous semble-t-il de nature à réduire les tensions dans les manifestations ainsi que les menaces pesant sur l’intégrité physique des manifestants et des membres des forces de l’ordre ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Messieurs, merci de nous donner des réponses rapides, même si l’exercice est peut‑être nouveau pour vous, nous sommes contraints par l’horaire !

M. Nicolas Hervieu. Je ne vais pas commencer par dire que je serai concis, sinon je ne le serai pas... Le schéma contient des aspects très positifs. Lorsque l’on porte la parole de ceux qui le contesteront, on pointe généralement les éléments négatifs. Sans vouloir préjuger l’avis de mes collègues, je pense que notre avis est commun sur l’introduction d’éléments utiles, telles que la discussion et l’amélioration de la communication. La question de la modernisation des sommations prête, quant à elle, à débat car on peut s’interroger sur leur pleine efficacité. Nous verrons le contenu du décret que le schéma annonce.

Juridiquement, depuis la parution du décret de février 2018, se rendre à une manifestation qui a été interdite revient à commettre une contravention. Se pose la question de son interdiction administrative et des conditions dans lesquelles on peut envisager de contester sa proportionnalité. Dans certains cas, le préfet dit juste et fait correctement son travail d’encadrement ; dans d’autres, on peut en discuter. Il y a eu des hypothèses de suspension d’interdiction administrative de manifestation, sous réserve que l’arrêté soit publié suffisamment de temps à l’avance pour en saisir un juge.

M. François Boulo. Monsieur le président, la concision est devenue une habitude. En effet, désormais, nous n’avons plus tout à fait le temps de plaider dans les prétoires... Si M. Hervieu vous a répondu du point de vue juridique sur l’interdiction des manifestations, je vous ferai, pour ma part, une réponse plus circonstanciée, qui me semble plus juste. Pendant le mouvement des Gilets jaunes, les ronds-points ont été systématiquement évacués au bout de quelques jours. C’est ce qui a déplacé le mouvement de protestation, notamment en centre-ville dans les grandes villes de province. Puis est arrivé un moment où les préfectures ont interdit systématiquement les manifestations. Dès lors que l’on interdit aux gens d’exercer leur droit de manifester, ils bravent l’interdiction. Dans certains cas particuliers, tel l’anniversaire des Gilets jaunes, place d’Italie, la manifestation autorisée avait été organisée en lien avec la préfecture. J’étais sur place. Une demi-heure avant la manifestation, ses organisateurs ont appris qu’un arrêté d’interdiction venait d’être pris. La place d’Italie était bondée. Selon moi, ce fut là une décision très inconséquente car elle a placé tout le monde dans une situation impossible.

Face à la stratégie d’affrontement de certains groupes de manifestants contre les policiers, à Rouen, nous avons adopté des dispositifs différents. Lorsque les policiers avaient des cordons de fixation, empêchant la circulation fluide du cortège de manifestants, nous connaissions des heurts dès onze heures ou onze heures et demie du matin. En revanche, lorsque des dispositifs plus souples et plus larges ont été déployés, afin de protéger uniquement les lieux sensibles, et que le maximum de liberté de circulation a été laissé aux manifestants, nous n’étions confrontés à des heurts qu’en toute fin de manifestation, vers dix-sept heures ou dix-huit heures. Les manifestants, pour une très large majorité, viennent pour manifester et non pour affronter les forces de l’ordre. Ils ne s’arrêtent pas. Si des provocations interviennent, le cortège continue de défiler, et ceux qui étaient venus pour affronter les forces de l’ordre sont obligés d’y rester, pour être protégés. Plus on met de distance, moins on connaît de points de fixation, tout en interdisant aux personnes venues pour affronter les forces de l’ordre de le faire. Au mois de février, à Rouen, les policiers ont ainsi été positionnés très à distance, ce qui a permis d’éviter énormément d’affrontements et d’abaisser le niveau de tension en manifestation.

M. Thibault de Montbrial. Madame la députée, l’équipe de liaison et d’information, qui est au contact du directeur du service d’ordre selon le nouveau schéma, est un vrai progrès. Il convient aussi de noter l’utilisation de tous les moyens de communication, les mégaphones et les SMS. Ce sont des éléments qui vont dans la bonne direction. Certes, il faut éduquer les manifestants afin qu’ils prennent l’habitude de consulter sur leur portable les informations qui les concernent. Cela évoluera avec le temps. Il ne faut rien s’interdire pour renforcer la fluidité de l’information, car cela ne peut qu’être vertueux.

Aux sommations « première sommation », « dernière sommation » et « nous allons faire usage de la force », a été ajoutée la formule « quittez immédiatement les lieux ». La dernière sommation est plus claire encore, assortie du rappel « nous allons faire usage de la force ». Ceux qui n’ont pas envie de partir ne partiront pas, mais l’immense majorité des manifestants pacifiques qui viennent exercer leur droit constitutionnel à manifester pourront se dire que le moment est venu de partir vite et loin. J’ai été concis, monsieur le président !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci d’avoir respecté la consigne ; j’ignorais que vous aviez de l’entraînement dans les prétoires ! Je vous remercie beaucoup. Il est toujours intéressant d’échanger. Merci d’être venus jusqu’à nous par ces temps incertains – je parle du covid !

 

 

 


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Audition du mercredi 28 octobre 2020

À 15 heures : Table ronde de représentants de syndicats des officiers et des commissaires de police :

-          M. Olivier Boisteaux, président du Syndicat indépendant des commissaires de police

-          MM. Didier Rendu, secrétaire national du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, et Léo Moreau, chargé de mission

-          M. Anthony Lopé, conseiller technique au Syndicat du corps de commandement de la police nationale – Synergie officiers

-          M. Claude Fourcaulx, secrétaire général adjoint de l’Union des officiers UNSA

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous recevons les représentants des principaux syndicats des officiers et des commissaires de police.

Notre commission d’enquête a commencé ses travaux en réunissant les représentants des principaux syndicats de ce que l’on appelle le corps d’encadrement et d’application au sein de la police – c’est-à-dire les gardiens de la paix et les gradés.

Nous avons souhaité compléter notre vision en consultant aussi leurs supérieurs hiérarchiques, qui forment le corps de commandement et le corps de conception et de direction de la police nationale.

Nous accueillons ainsi M. Olivier Boisteaux, président du Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP), M. Didier Rendu, secrétaire national du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), M. Léo Moreau, chargé de mission au sein du SCSI, M. Anthony Lope, conseiller technique pour Synergie-Officiers et M. Claude Fourcaulx, secrétaire général adjoint de l’Union des officiers UNSA.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Olivier Boisteaux, Didier Rendu, Léo Moreau, Anthony Lope et Claude Fourcaulx prêtent successivement serment.)

M. Olivier Boisteaux, président du Syndicat indépendant des commissaires de police (SICP). Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) a été élaboré et mis en œuvre à la suite de travaux effectués dans un climat particulièrement lourd et délétère, qui reposait sur le dénigrement systématique des forces de l’ordre. Celles-ci ont été accusées de tous les maux, allant d’une police ultraviolente à une police raciste – j’en passe, je n’irai pas plus loin.

Cet épisode a été particulièrement mal vécu par les policiers, car depuis plusieurs années ils sont sur tous les fronts – que ce soit en matière de lutte contre le terrorisme, de gestion des différentes opérations menées par les Gilets jaunes, et maintenant de contrôle des règles imposées par la loi d’urgence sanitaire liée à la pandémie du covid-19.

Ils sont sur tous les fronts, mais dans quelles conditions ? C’est bien là le paradoxe. On leur reproche d’user d’une force trop importante alors qu’au travers de chacun des événements qu’ils ont eu à gérer, et même des opérations du quotidien, les policiers constatent inéluctablement la montée du niveau de violence auquel ils sont confrontés et la multiplication des attaques à l’encontre de tous ceux et celles qui incarnent l’autorité de l’État.

Le moral des effectifs est d’ailleurs d’autant plus affecté par la réponse judiciaire face à ces agressions récurrentes et toujours plus féroces, car cette réponse est très loin d’être à la hauteur de l’attente des policiers et n’est en aucune manière susceptible d’inverser la tendance.

C’est donc dans ce contexte que nous avons pris acte du contenu du nouveau SNMO. Ce dernier a modifié un certain nombre de règles – notamment les sommations utilisées dans le cadre de la gestion du maintien de l’ordre – et a également réduit les moyens en armement à la disposition des effectifs utilisés dans cette gestion. Je parle bien évidemment de la disparition des grenades lacrymogènes instantanées F4 (GLI-F4), déjà actée en début d’année 2020, mais aussi du remplacement de la grenade à main de désencerclement (GMD) par une grenade moins puissante. Certes, le lanceur de balles de défense (LBD) a été conservé, mais encadré, ce qui complique son utilisation.

Toutes ces mesures ont été la conséquence d’une réelle défiance à l’endroit de tous ceux qui ont été en première ligne et qui ont souvent payé dans leur chair leur engagement pour défendre le bon fonctionnement de nos institutions, et tout simplement, la République.

En tout état de cause, nous ne pouvons que constater que nous sommes confrontés en permanence, sur les opérations de maintien de l’ordre lourdes, à des groupuscules toujours plus violents, toujours mieux équipés et parfaitement entraînés à la guérilla urbaine. Pour autant, ce sont les forces de l’ordre qui ont été pointées du doigt comme trop virulentes. C’est pour le moins curieux, d’autant que, durant la gestion de tous ces épisodes extrêmement difficiles, nous n’avons déploré aucun décès chez les manifestants et assez peu de blessés graves – d’ailleurs, beaucoup moins que chez les forces de sécurité intérieure elles-mêmes.

Comprenez donc que les policiers en général aient le moral en berne, quand ils constatent avec quel mépris ils ont été traités et traînés dans la boue.

Si cet épisode « anti-flics » – si vous me permettez l’expression – semble s’être un peu atténué, ce n’est que parce que le niveau de violence subi par notre institution a atteint des degrés invraisemblables et paroxystiques ces dernières semaines. Je vous rappellerai simplement l’affaire des deux policiers sauvagement agressés dans le Val-d’Oise, à Herblay, et les différents policiers fauchés par des véhicules – dont celui tué au Mans, en août, mais également la victime à Lille en septembre.

Je ne poursuivrai pas cette liste, qui devient une litanie, mais nous nous devons, devant la représentation nationale, de lancer un cri d’alarme face à ce manque de soutien à l’endroit de notre institution qui reste pourtant le dernier rempart républicain face à la barbarie et l’anarchie.

La réponse pénale devrait être implacable et sans le moindre état d’âme à l’égard de ces voyous et meurtriers, mais nous en sommes bien loin.

Nous aimerions également beaucoup que les images, très souvent sorties de leur contexte, qui sont diffusées sur les réseaux sociaux et dans les médias puissent être contrecarrées et recontextualisées par d’autres images à disposition des pouvoirs publics pour démontrer le fréquent bien-fondé des interventions décriées, mais également pour défendre l’honneur et l’image d’une institution qui en a bien besoin.

Enfin, je rappellerai devant cette assemblée – si besoin en était – que la police nationale, qui a été tant décriée, est pourtant l’administration la plus contrôlée qui soit, que ce soit par sa hiérarchie, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), les préfets, les procureurs de la République, le Défenseur des droits, les parlementaires – et la liste n’est pas exhaustive.

Vous avez, je l’espère, parfaitement compris notre profonde lassitude face à la manière dont nous sommes traités dans notre pays alors que notre institution et les forces de sécurité intérieure n’ont jamais été autant indispensables pour permettre une vie démocratique apaisée, dans un monde où la loi du plus fort semble progressivement faire son chemin.

M. Anthony Lope, conseiller technique pour le Syndicat du corps de commandement de la police nationale Synergie-Officiers. Je m’inscris complètement dans la ligne de la déclaration qui vient d’être faite.

Nous sommes très heureux de pouvoir répondre à vos questions sur ce sujet épineux du maintien de l’ordre, qui a suscité de nombreuses polémiques – pas toujours justifiées. D’autres questions nous paraissent en revanche tout à fait légitimes. Il est légitime que la représentation nationale veuille être informée. Je me tiens, nous nous tenons à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

M. Léo Moreau, chargé de mission au sein du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI). Au SCSI, syndicat majoritaire du corps de commandement, nous abordons la problématique du maintien de l’ordre et les évolutions en cours de réflexion ou qui peuvent être amenées par le SNMO avec l’objectif qu’il y ait moins de blessés, à la fois dans les rangs des forces de l’ordre, de nos collègues, et dans ceux des manifestants.

Le maintien de l’ordre a pu apparaître comme une matière un peu délaissée, notamment au début des années 2000, par les pouvoirs publics. Plusieurs évolutions se sont produites ces dernières années. Elles aboutissent enfin à une nouvelle doctrine qui, si elle ne révolutionne pas le genre, a au moins le mérite de poser un certain nombre de principes.

Pour être juste, il y a eu des évolutions depuis 2014 et la mort de Rémi Fraisse à Sivens qui avait déjà conduit à la création d’une commission d’enquête de l’Assemblée nationale. Sous l’autorité de Bernard Canezeuve au ministère de l’Intérieur, il y a eu des débuts d’évolution sur les matériels utilisés et les tactiques. Il y a eu une suite d’opérations de maintien de l’ordre tendus, vous le savez, au moment de la « loi travail » en 2016, de l’épisode des Gilets jaunes par la suite, et dernièrement du mouvement contre la réforme des retraites.

Le contexte dans lequel on fait du maintien de l’ordre a évolué, comme vous le savez, avec la pression des chaînes d’information en continu, des réseaux sociaux, et d’un certain nombre de personnes qui viennent essayer de pousser nos collègues à la faute tout en brandissant un téléphone pour pouvoir diffuser les images en direct.

Le contexte a changé, on ne fait plus du maintien de l’ordre exactement de la même manière qu’on pouvait le faire il y a encore dix ou quinze ans. Les attentes du pouvoir politique comme de l’opinion publique ont changé.

Les violences, extrêmement importantes, que nous avons constatées à l’égard des forces de l’ordre dans le cadre de plusieurs manifestations posent aussi un problème démocratique. Affiliés à la Confédération française démocratique du travail (CFDT), nous sommes attachés à la liberté de manifester et souhaitons que ceux qui viennent pour le faire pacifiquement et pour exprimer leur opinion aient la possibilité de le faire, sans que les manifestants et les forces de l’ordre soient pris à partie par des éléments violents qui viennent là pour des motifs qui n’ont souvent rien à voir avec ceux mis en avant par les organisateurs. Nous prenons tout cela en compte.

Nous tenons compte également de la différence entre la police et la gendarmerie. Les unités de gendarmerie départementale ne sont pas engagées en maintien de l’ordre, ce sont les escadrons de gendarmes mobiles qui le sont. Ces gendarmes sont constitués en pelotons, spécialisés. Ils sont l’équivalent de nos compagnies républicaines de sécurité (CRS). Nous avons évidemment nos unités de force mobile qui interviennent.

Cependant, comme nous l’avons vu notamment au moment des Gilets jaunes, lorsqu’il se produit des troubles généralisés ou quand les unités de force mobile sont trop éloignées, des unités de sécurité publique, dont ce n’est pas le métier à la base, sont amenées à intervenir. Or elles ne bénéficient pas toujours de la formation ni de l’équipement adéquats pour ce faire.

À titre d’exemple, et nos représentants locaux dans la zone ouest ont eu l’occasion de le redire au directeur général de la police nationale (DGPN) qui était en déplacement à Nantes cette semaine : les unités de police-secours sont régulièrement engagées sur des opérations de maintien de l’ordre ou de service d’ordre à Nantes, car l’activité y est assez importante dans ce domaine. Or elles ne peuvent pas commander sur Vetipol, notre vestiaire en ligne, les tenues ignifugées réservées aux unités spécialisées en maintien de l’ordre, alors que les collègues qui font partie de ces unités sont aussi exposés que les autres lorsqu’ils sont sur le terrain, même s’ils n’appartiennent pas formellement à une unité de maintien de l’ordre. Ils devraient pouvoir avoir accès à un ensemble de moyens de protection, de tenues et de formations, dès lors qu’on leur demande d’effectuer ces tâches de maintien de l’ordre.

Le SNMO a été rendu public en septembre. Nous regrettons que les organisations syndicales n’aient pas pu être associées davantage en amont à son élaboration. Il comporte cependant quelques éléments positifs, que nous avons salués.

Ce schéma opère tout d’abord un début de rattrapage sur les effectifs des unités de force mobile. C’est bien, mais ce n’est pas suffisant, car nous ne sommes pas encore revenus au schéma d’emploi qui prévalait avant la révision générale des politiques publiques (RGPP). Cette évolution a été assez problématique, les gendarmes ayant choisi de supprimer des escadrons dans la plupart des compagnies. Même si les compagnies ont été maintenues, elles sont souvent passées de quatre à trois sections. Cela posait problème s’agissant de la force de manœuvre que l’on pouvait déployer sur le terrain. La force de frappe étant réduite, il était plus difficile pour les unités de la montrer pour ne pas avoir à l’utiliser.

Je rappelle que notre syndicat est favorable au fait que quatre officiers, quatre membres du corps de commandement, soient toujours présents par compagnie de CRS, alors que l’on tend vers un modèle à trois officiers. La problématique de l’encadrement des unités de maintien de l’ordre est importante.

Le schéma comporte également plusieurs points positifs concernant l’autonomie des commissaires et des officiers sur le terrain, et leurs possibilités de réagir – dans le cadre, bien sûr, du schéma global décidé par le préfet et le directeur du service d’ordre. Il est important que nous disposions d’une capacité d’adaptation et que nous n’ayons pas toujours à attendre les ordres de la salle, y compris pour des « micro-manœuvres ».

Les éléments relatifs à la communication avec les manifestants de bonne foi nous semblent aussi aller dans le bon sens, notamment le dispositif de liaison et d’information. Ces missions ne sont pas nouvelles, elles ont longtemps été prises en compte dans un certain nombre de départements par les renseignements généraux – à l’époque où ils existaient – et par leurs successeurs du renseignement territorial. L’important est que ce cadre puisse exister pour que des policiers assurent la liaison avec les organisateurs tout au long de la manifestation. Les organisateurs nous disent en effet parfois que, s’ils ont un échange avant la manifestation, celui-ci ne se poursuit pas forcément durant celle-ci pour expliciter ce qu’il s’y passe. Sur ce point, le SNMO comporte donc des éléments positifs.

Nous saluons certains éléments relatifs à la judiciarisation. Nous pourrions probablement aller plus loin, notamment sur l’utilisation de drones, même si le cadre juridique devra être adapté pour permettre une exploitation pleine et entière des images, ou encore sur l’utilisation de produits de marquage codés (PMC) ou d’ADN synthétique. Des réflexions sont en cours sur certains de ces points.

Nous regrettons en revanche qu’il n’y ait pas davantage de mutualisation entre les deux forces, police et gendarmerie, sur certains matériels, notamment les engins lanceurs d’eau, et que l’on parte encore chacun de son côté. Cela nous semblait important, de même que pour les équipements blindés.

Comme le SNMO le prévoit, nous ferons le bilan d’ici un an, en ayant bien conscience de l’aspect particulier de la période en matière de maintien de l’ordre. En effet, compte tenu des conditions sanitaires, les opérations de maintien de l’ordre ont forcément été moins nombreuses en 2020 que durant l’année 2019, où plus de 30 000 manifestations se sont produites.

Il convient de rappeler que dans plus de 90 % des manifestations, cela se passe bien. Il ne se produit pas nécessairement de trouble à l’ordre public, et les collègues ne sont pas pris à partie.

Il faudra donc faire le bilan de cette nouvelle doctrine et des moyens qui seront donnés aux collègues.

Pour assurer l’efficacité de ce schéma, nous espérons que la direction générale de la police nationale (DGPN), la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) et la préfecture de police se l’approprieront de la même manière. Nous avons pu voir que ces différentes entités avaient parfois des conceptions de la doctrine et des idées de manœuvre qui n’étaient pas exactement les mêmes, ce qui entraînait un risque de confusion sur le terrain.

M. Claude Fourcaulx, secrétaire général adjoint de l’Union des officiers – Union nationale des syndicats autonomes (UNSA). L’union des officiers – UNSA que je représente remercie la commission d’avoir été invitée afin de pouvoir donner son avis, chose qui n’est pas fréquente pour notre organisation, à notre plus grand regret.

C’est pourquoi nous nous réjouissons de pouvoir faire entendre notre voix au sein de l’Assemblée nationale, devant les représentants de la Nation.

Je souhaiterais tout d’abord saluer la mobilisation totale et le professionnalisme des forces de l’ordre républicaines de notre pays, confrontées à une violence sans précédent ces dernières années.

Ne l’oublions pas, elles sont, comme d’autres acteurs, garantes de la démocratie et de la République. Nous ne le répéterons jamais assez.

L’ordre public est une mission fondamentale de la police nationale et de la gendarmerie nationale depuis 1921, soit il y a près d’un siècle, et la volonté de Georges Clemenceau, alors président du Conseil, de spécialiser une partie des forces de l’ordre dans le maintien de l’ordre public.

Nos institutions, police et gendarmerie, n’ont eu de cesse de s’adapter et d’évoluer en fonction des changements politiques et sociaux, qui ont rendu toujours plus complexe l’exercice de cette mission.

À la suite d’une décennie écoulée particulièrement éprouvante pour les forces de l’ordre sur l’ensemble du territoire, nous constatons que rares sont les manifestations d’ampleur et médiatisées qui ne dégénèrent pas en un affrontement avec les forces de l’ordre, en dégradations de biens publics et privés, ou encore en pillages.

La violence illégitime organisée par une minorité de manifestants et de professionnels de la subversion est devenue une habitude. Elle s’est substituée en partie – je dis bien « en partie » – au dialogue que les forces de sécurité ont toujours eu et continueront à avoir avec les représentants des manifestants ou, plus globalement, avec les manifestants eux-mêmes.

À cette violence illégitime s’oppose une violence légitime, détenue par les forces de l’ordre, encadrée et proportionnelle à la menace en cas de besoin.

Le problème pour les forces de l’ordre est bien celui-ci : la détention de la violence légitime, sa définition, sa justification et son utilisation éventuelle.

Le SNMO du 17 septembre 2020 précise et encadre le travail des policiers et des gendarmes en matière de maintien de l’ordre. Nous ne pouvons que nous en féliciter. Nous déplorons, comme d’autres organisations syndicales, de ne pas avoir été associés aux travaux d’élaboration de cette stratégie – état de fait qui caractérise un dialogue social en perdition au sein de la police nationale ces dernières années.

Le SNMO apporte un certain nombre de modifications et d’améliorations constructives. Il sera certainement la première pierre sur laquelle d’autres viendront s’assembler afin d’élaborer au fur et à mesure un outil performant et respectueux de la liberté d’expression à laquelle nous sommes toutes et tous attachés ici.

Cependant, nous ne pouvons que déplorer, sur un autre pan – qui n’a rien à voir avec le SNMO –, le pan judiciaire, le peu d’avancées concernant le traitement des violences de rue connexes aux manifestations contre les représentants des forces de l’ordre. Il semble apparemment normal pour notre société que des policiers soient blessés voire grièvement blessés, sans pour autant que la fonction qu’ils représentent soit sacralisée et qu’ils bénéficient en quelque sorte d’une ultra-protection pénale.

Que risque un manifestant, un casseur, un professionnel de la subversion en s’attaquant à un policier ? Il n’y a pas d’infraction spécifique. Le code pénal prévoit trois ans de prison et 45 000 euros d’amende, ou cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende lorsque les violences ont entraîné un arrêt de travail de plus de huit jours. Dans la réalité, en moyenne, c’est à cinq mois de prison que les agresseurs sont condamnés !

Nous rappellerons tout de même quelques chiffres : plus de 2 500 policiers et gendarmes blessés durant l’épisode du mouvement des Gilets jaunes, et quasi le même nombre dans les rangs des manifestants. Sur l’année 2018-2019, 73 000 manifestations ont été recensées en France, avec un taux de 0,05 incident et blessé sur l’ensemble.

Le 27 mars 2019, devant la commission des lois du Sénat présidée par Philippe Bas, les organisations syndicales Union des officiers – UNSA et UNSA Police étaient auditionnées sur les moyens déployés pour faire face aux actes de violence et de vandalisme commis à Paris le 16 mars de cette même année.

Nous avons proposé des pistes de progrès, comme l’amélioration de la coordination et du commandement opérationnel des forces de police et de gendarmerie, le développement de la mobilité des forces de maintien de l’ordre, ou encore l’organisation de contrôles préventifs en amont des manifestations à caractère sensible.

Nous sommes satisfaits que nos axes de réflexion aient été pris en compte et développés lors de la conception du SNMO, même si de nombreux points restent à améliorer.

Politiquement, quel ordre public et quelle police voulons-nous ? Voulons-nous une police comme la police allemande et sa manière d’intervenir, ou plutôt de ne pas intervenir – comme lors de l’inauguration de la Banque centrale européenne (BCE) à Francfort le 18 mars 2015 ? Sommes-nous prêts, en France, à voir des commissariats et des voitures de police brûler sans réagir de manière forte ? Il faut se rappeler, même si cela n’a pas été retransmis sur les chaînes françaises, que en 2015 deux commissariats de Francfort et plus de quinze voitures de la police allemande ont été incendiés.

Les techniques de désescalade de la police allemande sont-elles transposables en France ? Je ne le pense pas. Nous ne le pensons pas. Contre des manifestations violentes, de casseurs, cela ne fonctionne pas.

Nous ne voulons pas d’une police nationale qui présente aussi ses excuses, comme la police allemande, parce qu’elle n’aurait pas été à la hauteur, faute de moyens et d’ordres de rétablissement de l’ordre public.

Pour cela, notre police a besoin, toujours plus, de formation – qualitativement comme quantitativement. Pour cela, notre police a besoin de matériel moderne. Pour cela, notre police a besoin d’un commandement opérationnel de terrain, le directeur de service d’ordre ayant la confiance complète du responsable de l’ordre public. Pour cela, des moyens colossaux doivent être mis à la disposition de la police nationale afin de rattraper trois décennies de diète imposée à nos unités constituées de maintien de l’ordre.

Nous ne voulons pas que les manifestants violents et les casseurs aient plus de droits que les policiers qui sont, parmi d’autres acteurs, comme je l’ai dit plus haut, les garants, aussi, de la démocratie et de la République française.

Je terminerai par une citation de Georges Clemenceau qui illustre bien à mon sens les défis qu’il nous reste à relever en matière de réorganisation globale de notre police nationale et républicaine, afin que le lien entre la police et la Nation soit une réalité un jour prochain : « Il faut savoir ce que l’on veut. Quand on le sait, il faut avoir le courage de le dire. Quand on le dit, il faut avoir le courage de le faire. »

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci beaucoup.

La baisse des effectifs, déjà compensée, et qui continuera à l’être dans le cadre du nouveau SNMO, a été mise en avant dans vos interventions. Nous avons bien compris votre demande de moyens nouveaux, modernes. Ce sont des revendications pérennes, qui ne sont pas portées uniquement, d’ailleurs, par les spécialistes du maintien de l’ordre au sein de la police et de la gendarmerie.

Même s’il y a des progrès, il faut poursuivre les efforts dans ces domaines.

L’un de vous a évoqué par ailleurs la possibilité de partager, toutes forces de l’ordre confondues, des tactiques, des stratégies identiques et des doctrines. Ce point est intéressant. Les entraînements sont-ils identiques en effet entre la gendarmerie, la police et la préfecture de police ? Les systèmes de commandement sont-ils les mêmes en province et à Paris ? Quelles sont ces structures de commandement ?

Le nouveau schéma parle du responsable de l’ordre public (ROP) – il s’agit généralement du préfet –, du directeur du service d’ordre (DSO), du chef de secteur opérationnel (CSO) et du commandant de la force publique (CFP). Tout cela est-il bien huilé ? N’y aurait-il pas des progrès à faire en la matière ?

N’y aurait-il pas des progrès à faire sur les prêts de matériels, notamment les matériels 3D – drones, hélicoptères – ou encore les canons à eau ?

Ne faudrait-il pas former une direction métier rassemblant CRS et gendarmes mobiles – sans les fusionner, chaque corps conservant sa spécialité, mais en les plaçant sous un commandement commun ? Cela favoriserait des évolutions modernes dans le maintien de l’ordre. Nous constatons en effet qu’il y a beaucoup de choses à améliorer.

M. Léo Moreau. Le partage des doctrines et des moyens existe dans une certaine mesure. Nous ne partons pas de zéro. Comme les gendarmes ont dû vous le dire, les escadrons de gendarmerie mobile interviennent la plupart du temps en zone police, notamment dans l’agglomération parisienne, sous l’autorité de commissaires généralement issus de la préfecture de police qui font office d’autorité civile.

Pour autant, nous estimons que ce n’est pas fait suffisamment. Un certain esprit de chapelle prévaut encore de part et d’autre. Je ne suis pas là pour stigmatiser ou viser tel ou tel, mais nous le constatons.

Nous avions souhaité que cette mutualisation soit mise en œuvre dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2021, et que des engins soient estampillés « ministère de l’Intérieur » ou « maintien de l’ordre » plutôt que « police » ou « gendarmerie ». Or nous restons encore dans une logique où chacun surveille ses petits plutôt que de penser en commun.

Plusieurs forces sont habituées néanmoins à travailler ensemble. Les CRS et les gendarmes mobiles se croisent sur le terrain. Cela mériterait toutefois d’être développé, et pourrait sans doute l’être également au niveau de la formation.

M. Olivier Boisteaux. S’agissant des moyens 3D, il faut effectivement savoir évoluer. Ce point est d’ailleurs évoqué dans le SNMO.

Monsieur le président, vous parlez de partage de moyens 3D, notamment d’hélicoptères. À ma connaissance, la police nationale n’a rien à partager en l’occurrence, puisqu’elle n’en a pas. Il s’agirait donc simplement de se moderniser, et d’envisager qu’une force de sécurité intérieure étatisée qui compte 150 000 fonctionnaires dispose de moyens 3D. Pour l’instant, nous sommes à l’état zéro !

Ce serait effectivement bien qu’à l’avenir nous puissions avoir des hélicoptères, sans être obligés de quémander auprès des gendarmes lorsque nous en avons besoin, notamment en zone rurale – sachant qu’ils privilégient évidemment l’utilisation pour leurs propres troupes, ce qui est bien normal.

Quant aux drones, une évolution est en train d’apparaître. La préfecture de police s’est notamment dotée d’un certain nombre de matériels, ce qui n’est pas inintéressant. Des expérimentations sont menées. Nous devrions progresser dans ce sens.

S’agissant des hélicoptères, partant du néant nous ne pouvons en tout cas que progresser !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Aux yeux des députés, chargés du contrôle budgétaire – le budget étant en augmentation, je le rappelle –, l’idée serait aussi de progresser vers des moyens qui soient mis à la disposition des deux forces. Il me semble que les hélicoptères, s’ils sont détenus par la gendarmerie nationale, sont mis aussi à la disposition de la police nationale. C’était le cas dans les diverses missions que j’ai connues.

C’est de cela que l’on parle. Il n’est pas question que chacune des deux forces dispose du même matériel que l’autre, mais de favoriser la mise en commun. Cette mise en commun est importante pour pouvoir progresser sur les stratégies. Dans ce domaine, il y a peut-être des choses à faire.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Le sujet que nous traitons est préoccupant. Je ne suis pas convaincue que vous ayez bien situé notre démarche. À ma connaissance, dans notre proposition de résolution nous n’avons pas parlé de policiers racistes. Nous nous sommes interrogés sur ce qui nous a semblé une altération du lien de confiance entre la population et sa police. Nous nous sommes demandé quelles pouvaient en être les causes et, par conséquent, quels remèdes nous pourrions proposer pour pouvoir y répondre.

Le président du SICP nous a dit qu’il n’y avait pas eu beaucoup de blessés graves. Or quelqu’un a dit, dans une autre audition, qu’il y avait eu 2 500 blessés parmi les forces de l’ordre et autant du côté des manifestants. Ce nombre n’est pas négligeable !

De surcroît, M. Alain Bauer que nous avons entendu précédemment a pointé le nombre important de personnes éborgnées, attribuant cela à l’usage d’une arme comme le LBD qui n’est pas approprié au maintien de l’ordre. Il nous a dit également, avec cette espèce de superbe qui lui est propre, qu’il y avait eu des manifestants qui ne connaissaient pas les règles du jeu de la manifestation face à des membres des forces de l’ordre qui, pour une part d’entre eux, ne connaissaient pas le maniement des armes. Selon lui, c’est la raison pour laquelle tant de difficultés se sont présentées récemment.

Cela montre qu’il y a un sujet auquel nous devons réfléchir et sur lequel nous devons essayer d’avancer.

Il ne s’agit pas de mettre en accusation les policiers et les gendarmes. Nous savons parfaitement qu’entre le terrorisme et les manifestations diverses et variées, qui ont souvent été assez violentes, les forces de l’ordre ont été mises à rude épreuve dernièrement.

Pour autant, cela ne nous empêche pas de nous demander s’il ne serait pas possible de faire autrement, et mieux. C’est pourquoi nous sommes là, pour prendre votre avis.

On nous a dit que, compte tenu du fait qu’ils étaient beaucoup plus sollicités, les gendarmes et les policiers n’avaient plus le temps de remplir leurs obligations de formation continue. Partagez-vous ce constat, notamment pour la police nationale ?

Par ailleurs, nous sommes partis du code de déontologie que doivent respecter les fonctionnaires. Comme cela a été redit ce jour, 99 % des fonctionnaires font très bien leur travail, il y en a peut-être 1 % qui se comporte mal, et cela rejaillit sur tout le monde. Par conséquent, comment faire pour que les dispositions du code soient mieux respectées ? Quels amendements pourrions-nous y apporter ?

S’agissant de la stratégie du maintien de l’ordre, l’un d’entre vous a été assez critique à l’égard de la désescalade pratiquée à l’allemande. Or nous avons l’impression qu’il faudrait trouver un moyen de faire baisser la tension pendant comme après les manifestations. Existe-t-il une autre manière de faire que la désescalade à l’allemande, qui vous semblerait efficace pour y parvenir ?

Par ailleurs, le Défenseur des droits critique beaucoup les contrôles délocalisés et la technique de l’encagement. Avant vous, nous avons entendu des avocats, dont un avocat Gilet jaune. Ce dernier disait que, contrairement à ce que l’on croit parfois, il devait y avoir une sortie prévue pour les manifestants mais qu’elle était parfois très longue à se constituer. Or si l’on reste une heure à piétiner, cela peut être aussi une manière d’augmenter la tension.

Des débats ont aussi eu lieu à l’intérieur du ministère, entre le ministre et ses troupes, sur l’interdiction du plaquage ventral et des techniques d’étranglement. Nous avons entendu sur ce point des discours parfois contradictoires, certains disant que ces techniques étaient pratiquées dans la gendarmerie quand d’autres affirmaient le contraire.

Avez-vous une opinion là-dessus ? Pourrions-nous nous passer de ce type de technique ?

Que pensez-vous enfin de la présence simultanée sur une même opération de policiers spécialisés et de policiers non spécialisés ? Nous avons souvent entendu que ces derniers étaient plus susceptibles de faire un peu « le bazar » faute de formation.

M. Didier Rendu, secrétaire national du SCSI. Je vous remercie de nous permettre d’entrer dans le vif du sujet – sujet délicat, mais sur lequel nous ne pouvons faire l’impasse.

Marginalement, nous ne devons pas faire l’économie du constat de certains dysfonctionnements. Pour autant, il faut prendre dans sa globalité le niveau incommensurable d’engagement des forces – notamment sur l’ensemble des épisodes des Gilets jaunes – ainsi que l’hyper-sollicitation de nos collègues.

Cela ne revient pas à dédouaner ou à excuser les quelques comportements répréhensibles que nous pourrions mettre en exergue, mais il est important de les contextualiser au regard du niveau d’engagement exceptionnel des forces.

À titre d’exemple, les engagements des forces ont parfois dépassé les quinze heures en continu sur des vacations de CRS – alors qu’en maintien de l’ordre nous sommes plutôt habitués à fonctionner par vagues, avec des pics et des creux. Les engagements ont été vraiment complètement disproportionnés. Nos effectifs spécialisés n’étaient pas mal préparés à cela, mais ils n’y étaient pas habitués.

Or il fallait pouvoir tenir, avec le même niveau d’engagement, pour protéger les personnes et les biens, notamment ceux qui étaient venus manifester pacifiquement.

Il y a effectivement tout un débat sur les différentes techniques employées à l’occasion des opérations de maintien de l’ordre, notamment l’utilisation du LBD. L’emploi de cette arme intermédiaire a fait l’objet de nombreuses critiques.

Le SNMO vient encadrer son utilisation, notamment en prévoyant un superviseur. Ce superviseur existe déjà, sous un autre nom, dans les CRS. De plus, nous constatons que la grande majorité des blessures occasionnées par l’utilisation des LBD ne peut être imputée aux CRS.

Comme vous l’avez souligné, une difficulté se présente notamment en matière de formation continue. Au regard de l’engagement spécifique de tous les services de police, il est parfois très compliqué pour un fonctionnaire d’accéder aux stages demandés.

De plus, on observe une petite carence en formation sur les renforts d’effectifs non spécialisés, qui ne sont pas du tout aguerris aux techniques de maintien de l’ordre. Il serait important de développer cette formation.

Nous regrettons d’ailleurs que la formation commune sur le maintien de l’ordre dispensée aux commissaires de police, aux officiers et aux gardiens de la paix ait été abandonnée. Ce stage commun était l’occasion de partager l’ensemble des techniques existantes. De plus, cette approche du maintien de l’ordre ne se résumait pas uniquement aux techniques employées mais pouvait aussi avoir un intérêt sur le plan déontologique.

Comme vous le savez, notre organisation syndicale milite depuis très longtemps pour la création d’une académie de police, avec la volonté de fédérer l’ensemble des corps de la police nationale autour de certains sujets. La déontologie doit faire partie des pratiques ayant vocation à être enseignées de manière globale, au-delà de l’appartenance à un corps – que l’on soit gardien de la paix, officier ou commissaire.

M. Anthony Lope. Je reviens sur la technique de l’encagement, qui semble, peut-être légitimement, inquiéter. Ce terme est celui utilisé par les avocats. Je préfère parler plutôt d’encadrement.

L’objectif de cette méthode n’est pas d’empêcher les gens de manifester, de les retenir, ni même, comme on a pu l’entendre, de créer des sortes de gardes à vue à ciel ouvert. Absolument pas. Ces techniques servent à contenir une foule, dans l’objectif d’identifier des personnes ayant vocation à être interpellées – tout en ne perdant jamais de vue que le maintien de l’ordre doit toujours laisser une porte de sortie aux gens qui veulent quitter un dispositif ou se désolidariser d’un attroupement.

Que la technique puisse être améliorée, ou peut-être même revue, nous le concédons, mais les policiers n’ont pas pour objectif d’empêcher les gens de manifester.

M. Olivier Boisteaux. Madame la rapporteure, vous m’avez clairement interpellé en me reprochant d’avoir dit que je considérais qu’il n’y avait pas eu beaucoup de blessés chez les manifestants. Je réitère ce que j’ai dit, et l’assume pleinement.

Compte tenu du surengagement des forces de sécurité intérieure en maintien de l’ordre ces deux dernières années, nous avons à être extrêmement fiers de la façon dont les manifestations ont été gérées.

On nous dit que des gens ont été éborgnés. Je n’ai pas le chiffre exact en tête, mais cela reste quand même très marginal.

Nous parlons ici des manifestants qui ont été touchés dans leur chair. Ce qui m’intéresse plus, ce sont les policiers qui sont touchés dans leur chair.

Je vous rappelle, car on l’a peut-être un peu oublié, qu’à l’occasion de différentes manifestations des manifestants sont venus munis de boules de pétanque, d’acide, de frondes, de machettes, ou de marteaux. Il suffisait de voir ce qui était saisi à l’entrée de Paris à l’occasion des dernières manifestations – un arrêté ayant permis de fouiller les sacs – pour s’en rendre compte.

C’est une minorité, évidemment. Je ne dis pas que les manifestants sont tous comme cela. Cependant, il existe un noyau dur de gens d’une extrême violence – que nous n’avions jamais connue auparavant.

Pour autant, alors que les effectifs étaient épuisés physiquement et moralement – les forces étaient engagées tous les week-ends, pendant douze à quinze heures, il suffisait de regarder les informations pour le constater –, je trouve quand même que, dans l’ensemble et même si elle a été peut-être améliorée par le SNMO, la doctrine du maintien de l’ordre qui a été appliquée a porté ses fruits.

Vous citiez M. Alain Bauer, qui considérait que le LBD avait causé beaucoup de dégâts. Cependant, lorsque l’on se trouve face à des gens hyper violents, si on ne dispose pas d’une arme intermédiaire, que fait-on ? Il arrive un moment où, pour protéger la sécurité de nos troupes, on risque d’en arriver à utiliser une arme létale.

Même si un superviseur est désormais prévu – et existait déjà plus ou moins dans les faits, notamment chez les CRS et chez les gendarmes –, il n’est pas question d’envisager la disparition de cette arme.

Cette question ne se pose pas, car nous continuons à en être dotés. Cependant, il est toujours facile de l’extérieur d’expliquer qu’une ou deux personnes ont été blessées gravement. Je rappelle d’ailleurs que, généralement, les personnes blessées étaient restées sur les lieux d’un attroupement alors qu’il ne s’agissait plus d’une manifestation et que des sommations avaient été effectuées. Si elles avaient quitté les lieux, elles n’auraient pas eu de problème.

On nous dit aussi que certains manifestants connaissaient mal les règles. Je veux bien l’entendre. Le SNMO a d’ailleurs amélioré les sommations. Pour autant, je rappelle que nous retrouvions toujours un peu les mêmes, y compris sur les plateaux, et qu’ils étaient là tous les week-ends notamment dans le cadre des manifestations des Gilets jaunes. Je serais pour le moins surpris que ces gens-là ne connaissent pas les règles !

Préoccupons-nous avant tout de la manière dont nous pouvons juguler cette extrême violence et dont ses auteurs peuvent être sanctionnés. Généralement, lorsque les fonctionnaires de police ou de gendarmerie sont touchés dans leur chair, les sanctions prononcées sont quasi symboliques. Je pèse mes mots ! Même lorsqu’une peine de prison ferme est prononcée, la loi pénitentiaire prévoit que, pour une peine inférieure à deux ans, l’incarcération ne soit jamais la règle.

Il est rare que des gens soient incarcérés pour avoir violenté des policiers, ce que je trouve profondément scandaleux.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Ce sont les effets d’une loi votée par une majorité précédente. La loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice revient là-dessus et oblige à l’incarcération lorsqu’une sentence supérieure à un an de prison est prononcée.

M. Olivier Boisteaux. La question est de savoir si les policiers et les gendarmes sont vraiment protégés ou non. Certes, on nous dira que les magistrats sont indépendants. Je l’entends bien. Cela n’en reste pas moins un vrai problème de société. Nous sommes à l’Assemblée nationale, nous sommes là pour évoquer des problèmes de société.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous sommes en train de débattre de la réponse pénale immédiate adaptée, qui pose effectivement parfois problème. Toutefois, ce n’est pas l’objet de notre commission.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Le SNMO comporte des mesures relatives à l’identification des personnels. Plusieurs personnes ont souligné en effet que certains fonctionnaires mêlés aux manifestants n’étaient parfois pas identifiables.

Que pensez-vous des mesures prévues afin d’améliorer l’identification des fonctionnaires ?

Quelqu’un a proposé, lors d’une audition précédente, non de mettre en avant le référentiel des identités et de l’organisation (RIO), qui est petit, mais d’inscrire un numéro dans le dos des agents, comme sur les maillots des joueurs de football.

La question du port de la cagoule pour les agents s’est posée. Le fait de ne pas être à visage découvert pourrait effectivement être facteur de protection pour les fonctionnaires. En revanche, il faudrait dans ce cas qu’ils portent un numéro très clair et très lisible.

Par ailleurs, les journalistes s’estiment maltraités par le nouveau SNMO, car ce dernier prévoit l’obligation, pour eux aussi, de quitter les lieux une fois l’ordre de dispersion prononcé. Or cela les empêche de rendre compte de la suite des événements et leur complique la tâche.

Enfin, M. David Dufresne, un journaliste qui s’est fait engager comme gardien de la paix pour écrire une livre sur la police, aurait été traité d’« imposteur » dans un tweet. La plate-forme pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe a estimé que cette déclaration posait problème. Pensez-vous que cela soit de nature à améliorer la confiance entre les journalistes et les forces de l’ordre ?

M. Claude Fourcaulx. Le modèle de désescalade est utilisé en Allemagne dans des cas bien précis de manifestations pacifiques. Il a montré toutes ses limites lors de manifestations devenues plus rugueuses et plus violentes.

Nous sommes confrontés en France, peut-être par héritage révolutionnaire, à des manifestations très violentes sur les dix dernières années. Au vu des individus que nos policiers ont eu à rencontrer lors du maintien de l’ordre, j’ai du mal à imaginer que l’on puisse appliquer cette doctrine de désescalade en France.

Vous nous parlez de l’identification des policiers. Je vous réponds en évoquant l’identification des black blocs.

Vous nous parlez du respect des journalistes. Très bien ! À ce moment-là, il faudrait qu’ils soient parfaitement identifiés aussi par nos forces de l’ordre. Les règles seront alors bien posées pour tout le monde.

Il est vrai aussi que nous devons faire preuve de pédagogie par rapport aux grandes règles relatives au maintien de l’ordre et à la régulation des manifestations. Je vais dans votre sens. Depuis 2018, nous avons effectivement rencontré un nouveau public de manifestants qui n’était pas forcément rompu aux réglementations des manifestations.

Cependant, nous avons pu remarquer lors des différents épisodes des Gilets jaunes certains groupes de black blocs s’agréger volontairement à des groupes de Gilets jaunes. Au bout de deux ou trois week-ends de combats et de manifestations communes, ces primo-manifestants qu’étaient les Gilets jaunes devenaient, poussés par les black blocs, de redoutables adversaires sur le plan du maintien de l’ordre.

Comme je l’ai rappelé, la police n’est pas là pour réprimer une manifestation, mais pour garantir l’ordre public.

Sans policiers ni gendarmes, nous n’aurions pas de liberté d’expression ni de manifestation en France. C’est un axiome primordial qu’il faut répéter. Sans nous, il n’y aurait pas de liberté d’expression et de manifestation.

Je reviens à l’identification des policiers et des gendarmes. Je pense qu’ils sont relativement bien identifiés. Je voudrais qu’en face les gens s’identifient. Je ne pense pas que des gens habillés tout en noir, et qui lancent des billes d’acier ou des bouteilles d’acide sur nos policiers, soient venus pour manifester. Ils sont là pour s’en prendre aux forces de l’ordre.

J’ai parlé plus haut de violence légitime. L’armée et la police sont les seuls détenteurs de la violence légitime en France. Nous n’y pouvons rien. C’est ainsi. Encore heureux qu’il n’y ait que nous qui en soyons les détenteurs.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Les forces de l’ordre sont là pour permettre à une manifestation de se dérouler sans dommages excessifs pour les uns et les autres.

Serait-il possible de mieux s’appuyer sur les services de renseignement pour identifier la venue de black blocs et prévoir des effectifs adaptés en conséquence ? Nous avons parfois l’impression que les forces sont débordées par leur arrivée.

M. Claude Fourcaulx. Cela s’est effectivement vu, particulièrement à Francfort en 2015. La police allemande a vu débarquer des quatre coins de l’Europe plus de 2 000 personnes armées venues pour en découdre.

Cependant, il se pose là un vrai dilemme pour les forces de l’ordre.

Je vais être provocateur à dessein. Si, en matière de lutte contre le terrorisme nous avons une procédure pénale qui nous permet, à travers l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, d’intervenir en amont d’un attentat, en maintien de l’ordre il est très compliqué d’interpeller avant une manifestation – ou alors il faudrait être créateur de droit, et d’un droit à mon avis complètement illégitime.

Comment faire ? C’est une vraie question. Je ne vois qu’une seule solution : la densification de la coopération internationale, à l’image de celle qui a été effectuée pour combattre le hooliganisme. Les Anglais, les Allemands, les Néerlandais avaient leurs hooligans, et les polices échangeaient des informations à leur sujet. Il faudrait peut-être améliorer cette coopération internationale concernant les manifestations violentes.

Je n’ai pas de solution miracle, mais je mets en garde contre l’idée de vouloir réprimer une infraction qui n’a pas encore eu lieu.

M. Léo Moreau. Il est certain que le travail de renseignement est effectué. En tout cas, les fonctionnaires du renseignement territorial s’efforcent de le faire à chaque fois.

Pour autant, comme le disait Pierre Dac, « la prévision est un art difficile, surtout quand elle concerne l’avenir ». Ce n’est pas non plus une science exacte. On anticipe parfois correctement, et les forces sont alors bien dimensionnées. Parfois, les choses sont plus compliquées.

Nous sommes confrontés aussi à la difficulté de séparer le bon grain de l’ivraie dans les manifestations, et de distinguer les manifestants venus s’exprimer pacifiquement, qui ont tout à fait le droit le faire, des black blocs qui profitent de l’affluence pour se mêler aux manifestants lambda rendant ainsi leur identification et leur interpellation plus difficiles.

Le lien de confiance dont vous parlez est important, mais il concerne évidemment le citoyen pacifique de bonne foi, non celui qui vient pour casser ou pour s’en prendre aux forces de l’ordre.

Fort heureusement, le lien de confiance entre la police et la population ne se limite pas uniquement à la problématique du maintien de l’ordre. C’est toute l’ambiguïté de la double casquette de la police. Nous avons à la fois un rôle de protection et d’exercice de la coercition. Il est forcément plus valorisant pour un équipage de police-secours, dans son rapport à la population, de sauver de la noyade quelqu’un qui est tombé dans un fleuve que d’intervenir en maintien de l’ordre sur un attroupement. Pour autant, il faut bien que quelqu’un le fasse.

Il existe plusieurs pistes pour améliorer ce lien entre la police et la population.

Parmi d’autres idées, notre syndicat est favorable à la création d’une réserve opérationnelle au sein de la police nationale, à l’image de ce qui existe dans la gendarmerie, afin de resserrer ce lien entre les citoyens et la police. Cette réserve permettrait aux citoyens de participer à nos missions, de les découvrir et ainsi de mieux les comprendre.

Nous ne sommes pas opposés par ailleurs à l’identification des fonctionnaires – que cela passe par un numéro affiché dans le dos, ou autrement. Nous n’avons rien à nous reprocher, nous sommes une police républicaine. Le principe ne pose pas de problème.

En revanche, s’il est bon que les fonctionnaires soient identifiables, il ne faut pas qu’ils soient vulnérables.

On constate une inquiétude sur ce point chez nos collègues. Nous le voyons malheureusement tous les jours dans l’actualité, des collègues se font prendre à partie, parfois suivre jusqu’à leur domicile, voire agresser y compris hors du service.

Il faut trouver un équilibre pour que les collègues soient certes identifiables – il ne s’agit pas de dire que personne ne doit rendre de comptes –, mais sans être plus facilement pris à partie par les personnalités extrêmement violentes et hostiles à la police que nous voyons lors des manifestations. C’était aussi la préoccupation du ministre de l’Intérieur lorsqu’il parlait du floutage des images.

Enfin, nous ne rencontrons pas de difficulté avec les journalistes qui viennent en manifestation pour faire leur travail d’information et rendre compte de l’événement pour un média identifié. Cependant, il ne suffit pas de mettre un casque « presse » et de prendre un iPhone pour être journaliste et se croire dès lors au-dessus de la loi. Nous avons rencontré des difficultés opérationnelles avec des personnes qui se plaçaient entre nous et les personnes violentes, pour filmer, ce qui n’était pas pratique à gérer pour les effectifs engagés. Ce n’est pas ce que nous appellerions du journalisme au sens où nous le concevons.

Nous ne sommes évidemment pas hostiles à la liberté de la presse, mais il y a, là encore, un équilibre à trouver.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Le RIO a été créé pour identifier les policiers et les gendarmes en cas d’enquête judiciaire. Il constitue une sorte de plaque d’immatriculation. On peut le rendre plus visible, cela peut faire partie de nos propositions.

Toutefois, le but de ce RIO est qu’il soit identifiable par des gens habilités à l’identifier, pour conduire des enquêtes administratives et judiciaires. L’idée n’est pas qu’il soit identifiable par M. Tout-le-monde pour qu’il diffuse ensuite sur la toile le nom et le numéro de téléphone du policier ou du gendarme concerné. Il faudra trouver un système précis sur ce point.

Mme Constance Le Grip. Messieurs, je vous remercie pour la franchise de vos propos et de certaines prises de position qui peuvent peut-être dépasser à certains égards le strict cadre de notre commission d’enquête.

Vous vous trouvez devant des membres de la représentation nationale, c’est l’occasion de faire passer des messages et de dialoguer.

C’est pour moi également l’occasion de réaffirmer tout mon soutien aux forces de l’ordre, à la police et à la gendarmerie de notre République dont nous savons qu’elles exercent leurs missions, combien essentielles, dans des conditions de plus en plus difficiles et de plus en plus périlleuses.

Il a été question d’identification. La proposition de floutage des visages visant à protéger les membres des forces de l’ordre a également été évoquée. Une proposition de loi avait par ailleurs été déposée il y a quelques mois par M. Éric Ciotti visant à sanctionner la diffusion de vidéos ou d’images permettant de les identifier. Le ministre de l’Intérieur s’est exprimé également à ce sujet en septembre. Nous comptons bien pouvoir l’accompagner dans cette avancée législative.

J’imagine que vous êtes d’accord avec cette démarche et que vous en voyez le bien-fondé. Pourriez-vous réagir à cette proposition précise, qui vient de bords politiques différents mais néanmoins convergents dans la volonté concrète de protéger nos forces de l’ordre ?

M. Olivier Boisteaux. Nous sommes évidemment tout à fait favorables au floutage des visages des fonctionnaires de police en intervention.

Nous parlions plus haut des journalistes. Il y a beaucoup de pseudo-journalistes qui se promènent dans les manifestations et qui s’autoproclament journalistes parce qu’ils ont un téléphone portable. On retrouve ensuite les images un peu partout sur les réseaux sociaux. Cela est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, à neutraliser. On voit les visages de collègues jetés en pâture à l’ensemble de nos concitoyens, ce qui est dramatique.

Je pense que nous sommes tous d’accord sur ce sujet.

De même, il est affligeant de voir comment certaines images sont diffusées dans les médias ou sur les réseaux sociaux, montrant de pseudo-violences policières totalement sorties de leur contexte. Nous devrions pouvoir disposer d’images permettant de recontextualiser la manière dont les faits se sont produits et dont la force légitime a été utilisée.

Or cela s’avère extrêmement difficile. À titre d’exemple, les images issues des caméras-piétons ne sont utilisables que dans le cadre d’une procédure, par les magistrats.

Nous souhaitons qu’une multitude d’images – tirées des caméras-piétons, des drones, etc. – soit utilisée pour pouvoir communiquer sur l’image de l’institution.

Le lien police-population ne sera resserré qu’à partir du moment où l’on montrera que la police travaille dans des conditions très difficiles, et qu’elle ne se contente pas d’utiliser la force pour son bon plaisir – ce n’est bien évidemment pas le cas, mais c’est parfois ce que certains veulent démontrer.

Il serait possible de mobiliser les moyens modernes, sur les maintiens de l’ordre importants, pour expliquer à la population dans quelles conditions dramatiques les forces de l’ordre exercent leurs missions. Cela est vrai au quotidien, et cela l’a été particulièrement au cours de la période extrêmement longue, d’une violence extrême, que nous venons de traverser. Les forces de l’ordre travaillent dans des conditions difficiles en étant, en plus, totalement épuisées.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je souhaite vous poser une dernière question, à laquelle je ne parviens pas à obtenir de réponse.

Avez-vous, en tant qu’organisations syndicales, la possibilité de déposer plainte avec constitution de partie civile pour des violences contre les personnes que vous représentez, ou seul le ministre de l’Intérieur peut-il le faire ?

M. Olivier Boisteaux. Je ne le sais pas. Je pense que cela incombe au ministère de l’Intérieur qui incarne l’institution.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous essaierons de continuer nos recherches sur ce sujet.

Merci beaucoup d’avoir été présents devant nous, malgré le danger du covid-19 qui nous guette tous.

Soyez nos représentants auprès de l’institution et de l’ensemble de vos collègues pour dire combien nous plaçons d’espoir en eux, et les inviter à garder le moral. Nous allons travailler pour eux.

 

 

 


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Audition du jeudi 5 novembre 2020

À 9 heures : M. François Molins, procureur général près la cour de cassation

M. Jean-Louis Thiériot, président. La conférence des présidents a décidé que nos travaux de commission d’enquête se poursuivraient en visioconférence pendant cette période de confinement. Nous le regrettons, car il serait beaucoup plus agréable de tenir ces travaux en présentiel.

Nous commençons nos auditions du jour en accueillant M. François Molins pour aborder les aspects judiciaires, qu’il s’agisse des délits susceptibles d’être commis par des manifestants ou des éventuelles poursuites qui pourraient être conduites contre des forces de l’ordre, objets d’accusation d’usage excessif de la force.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. François Molins prête serment.)

M. François Molins, procureur général près la cour de cassation. Mon intervention se fait à la lumière des fonctions que j’occupe aujourd’hui à la Cour de cassation, mais aussi de celles que j’ai exercées à Paris pendant sept ans, dans un double contexte de très haut niveau de la menace terroriste et de forte contestation sociale.

De 2011 à 2018, j’ai connu au parquet de Paris les manifestations d’opposition au mariage pour tous, les manifestations pro-palestiniennes de l’été 2014, les manifestations qui ont suivi la mort de Rémi Fraisse, les manifestations de taxis et VTC, les manifestations contre la « loi El Khomri », celles liées à la COP21 et enfin celles des opposants aux réformes de la SNCF, du code du travail et des retraites.

Le tout s’est déroulé dans un contexte en évolution, marqué par un triple phénomène : l’augmentation et la radicalisation de la violence à l’égard des forces de l’ordre, avec la montée en puissance du phénomène des black blocs, le recours à la force pour rétablir l’ordre public et la contestation de plus en plus fréquente de la légitimité du recours à la force par les services de police.

Le Conseil constitutionnel fait découler la liberté de manifester du droit d’expression collective des idées et des opinions, mais il affirme aussi, dans le même temps, que l’ordre public est un objectif à valeur constitutionnelle. Le maintien de l’ordre public s’exerce dans le respect de la loi et le recours à la force pour rétablir l’ordre n’est justifié que s’il est nécessaire et proportionné à la situation. Il s’agit de maîtriser l’ordre public pour assurer le droit fondamental de manifester. L’article R.434-18 du code de la sécurité intérieure dispose ainsi que « le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. Il ne fait usage des armes qu’en cas d’absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut. » L’usage de la force doit donc toujours impliquer un effort de discernement.

Dans ce cadre, quel est le rôle de l’autorité judiciaire ? Le préfet dirige les forces de l’ordre et détermine la doctrine de maintien de l’ordre, mais ce rôle nécessite à mon sens une relation très étroite entre le préfet et le procureur pour assurer au mieux le déroulement des manifestations et surtout pour permettre un traitement judiciaire efficace et pertinent des infractions qui auraient été constatées dans le cadre de la manifestation. On ne peut en effet traiter les problématiques du maintien de l’ordre sans intégrer la dimension judiciaire, sauf à prendre le risque de se trouver en situation de ne pouvoir ni constater ni poursuivre les infractions graves qui auraient été commises au cours de la manifestation.

Le parquet intervient à trois stades : d’abord au stade de la préparation de la manifestation, ensuite au stade de l’organisation des dispositifs pour assurer des constatations et un traitement judiciaire efficace. Enfin, il intervient a posteriori lorsqu’il reçoit des plaintes mettant en cause les policiers pour des violences qui seraient considérées par les victimes comme illégitimes.

Dans ce cadre, le procureur agit en sa qualité de magistrat comme gardien de la liberté individuelle. Conformément au code de procédure pénale, il a pour rôle de contrôler la légalité des moyens mis en œuvre par les services de police et la proportionnalité des actes d’enquête au regard de la nature et de la gravité des faits, l’orientation donnée à l’enquête. Il veille à ce que les investigations tendent toujours à la manifestation de la vérité. Il faut toujours concilier ces impératifs de préservation de l’ordre public et d’efficacité d’un traitement judiciaire respectueux de ces principes.

Le code pénal définit la manifestation de manière relativement vague. La Cour de cassation a précisé le 9 février 2016 que constitue une manifestation « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d’un groupe organisé de personnes aux fins d’exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune ».

Au stade de la préparation d’une manifestation, le parquet intervient en statuant sur la délivrance de réquisitions de contrôles d’identité et de fouilles de bagage correspondant aux heures et au trajet de la manifestation. Il ne s’agit évidemment pas d’empêcher la manifestation de se dérouler, mais de s’assurer que des manifestants ne vont pas intégrer le cortège porteurs d’armes par nature ou par destination. Par définition, aucun citoyen n’en a besoin pour manifester, d’autant que le code pénal interdit de participer à une manifestation en étant porteur d’une arme. A Paris, la délivrance de réquisitions se pratiquait régulièrement dès lors qu’une manifestation importante allait se dérouler et que des renseignements laissaient craindre qu’elle puisse dégénérer. La préparation de ces réquisitions est donc fondée sur la qualité des renseignements que les préfets ont la responsabilité d’obtenir sur le caractère qu’aura la manifestation.

Au stade du traitement judiciaire des infractions, l’action de police judiciaire est indispensable, puisqu’elle permet à la fois d’assurer le respect des droits et libertés, mais aussi la qualité des réponses pénales apportées si des infractions sont commises. Cette action passe par l’organisation de dispositifs permettant, si des infractions sont commises, de les constater régulièrement et efficacement, en satisfaisant à l’exigence probatoire si l’on décide d’engager des poursuites pénales. Concrètement, il s’agit de préparer avec le préfet la mise en place de dispositifs – vidéo, enquêteurs judiciaires – pour rassembler les preuves des infractions qui seraient commises.

Les manifestations de 2013 à 2016 et les infractions qui y ont été commises ont mis en lumière les très nombreuses irrégularités constatées dans les procédures, se traduisant essentiellement par des avis très tardifs au parquet des gardes à vue et des retards dans la notification de leurs droits aux personnes placées en garde à vue, ce qui entraînait souvent leur remise en liberté, mais aussi de grandes difficultés pour caractériser les infractions commises et les imputer aux personnes interpellées.

Le préfet Michel Cadot et moi avons donc réalisé un retour d’expérience pour améliorer ces dispositifs. Nous avons mis en point une fiche d’interpellation, remplie par chaque gendarme ou CRS procédant à une interpellation, décrivant l’identité de l’agent de gendarmerie ou de police, les circonstances de l’interpellation, l’infraction constatée et les modalités de celle-ci. Cette fiche était à remettre immédiatement à l’officier de police judiciaire, en même temps que la personne interpellée.

Nous avons aussi imaginé des procès-verbaux de contexte, à rédiger systématiquement par la direction de l’ordre public et de la circulation de la préfecture de police, servant à éclairer les juges du tribunal correctionnel sur le contexte de la manifestation et les conditions dans lesquelles elle s’était déroulée.

Surtout, ces rencontres entre le parquet et la préfecture de police avaient permis, à l’époque, de faire évoluer la doctrine du maintien de l’ordre pour mettre fin aux stratégies d’encagement qu’on avait pu connaître, qui mènent à des interpellations massives et à des libérations tout aussi massives.

J’ai ainsi connu, suite à un encagement lors d’une manifestation liée à la COP 21, 312 interpellations pour non-dispersion de manifestation après sommation. Ces interpellations avaient donné lieu à des rappels à la loi et à seulement quatre gardes à vue, pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique.

Un tel bilan n’était pas satisfaisant. Nous avions donc fait évoluer la doctrine d’interpellation dans le sens d’un meilleur ciblage des personnes interpellées, pour effectuer des gardes à vue correspondant vraiment à la réunion de preuves matérielles. On évitait ainsi des interpellations de masse inutiles, compliquant à l’extrême la prise en charge des personnes interpellées et se traduisant le plus souvent par des nullités de procédure et donc par des remises en liberté des personnes.

Cette évolution de la doctrine nous avait conduits à prioriser les infractions pour lesquelles l’interpellation et le placement en garde à vue étaient systématiques. Nous avions retenu à l’époque les violences volontaires, les ports d’arme, les destructions et dégradations volontaires, les rébellions et les participations à la manifestation avec le visage dissimulé.

Les infractions autres, telles que la participation à une manifestation non déclarée, ou le refus de dispersion après sommation, ne donnaient plus lieu à interpellation, mais seulement à des vérifications ou à des contrôles d’identité, sauf si elles étaient accompagnées de l’une des infractions ci-dessus.

À l’époque, ce changement de doctrine avait permis une véritable amélioration du traitement policier et judiciaire des infractions constatées. Nous avions observé une baisse des classements sans suite et une meilleure efficacité des poursuites lancées devant le tribunal correctionnel.

Enfin, il existait sans doute un problème d’organisation policière et de logistique sur la plaque parisienne : quand nous sommes confrontés à des centaines d’interpellations, les gardes à vue sont dispersées dans plusieurs, voire tous les commissariats de police de Paris, voire de la proche banlieue. J’ai toujours pensé que la situation parisienne nécessitait de disposer d’un lieu adapté et unique de regroupement de ces gardes à vue, dont le traitement peut désorganiser profondément la police parisienne.

Je n’ai jamais oublié les événements survenus le 1er mai 2018, où la situation était telle qu’au lendemain des interpellations – il y en avait eu des centaines –, les commissariats parisiens n’étaient plus en mesure de traiter les nouvelles procédures induites par les dépôts de plainte arrivés dans la nuit et dans la matinée. La direction régionale de la police judiciaire parisienne avait alors proposé ses services pour traiter toutes ces procédures à la place des commissariats, compte tenu de la désorganisation que ces centaines d’interpellations avaient pu susciter au sein de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne.

Le dernier volet porte sur le traitement des plaintes pour violence illégitime. J’ai rappelé qu’il appartient au parquet de traiter les infractions commises au cours du maintien de l’ordre par les forces de l’ordre. En outre, le recours à la force n’est légitime que s’il est adapté et proportionné au but à atteindre ou à la gravité de la menace.

Or, les enquêtes du chef de violences illégitimes sont le plus souvent longues, non par mauvaise volonté, mais parce qu’elles sont complexes. La frontière est en effet souvent difficile à déterminer entre le recours strictement nécessaire à la force et l’emploi d’une force disproportionnée et partant, illégitime.

Il appartient au parquet de déterminer si des infractions ont été commises. Il est saisi le plus souvent, soit par des plaintes des victimes, soit par la saisine directe de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et notamment par le biais du dispositif Internet qu’elle a mis en place il y a déjà plusieurs années. Le parquet peut également se saisir d’office, même si cela est rare, lorsque les circonstances le permettent.

Quand des preuves tangibles peuvent être obtenues, l’action judiciaire peut dès lors être beaucoup plus rapide. J’en veux pour exemple une scène qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, où l’on voyait, dans le cadre d’une manifestation lycéenne, un policier en marge d’une manifestation donner un violent coup de poing à une personne à terre, devant le lycée Bergson à Paris. Nous avions ouvert d’office, sans attendre la plainte de la victime, une enquête confiée à l’IGPN. En quelques jours, le policier avait été identifié, placé en garde à vue et déféré au parquet de Paris pour faire l’objet d’une convocation par procès-verbal devant le tribunal correctionnel.

Cet exemple, certes peu fréquent, montre bien que lorsque l’autorité judiciaire a les moyens et la preuve pour déterminer le caractère illégitime d’un comportement policier, elle peut statuer sans difficulté et ouvrir des poursuites rapidement. Tel est cependant loin d’être le cas de la plupart des situations soumises à l’IGPN et à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Merci de cet exposé complet et synthétique, qui illustre bien l’esprit de clarté de notre droit continental et de notre droit français.

L’une des conditions de l’efficacité de notre lutte contre les troubles à l’ordre public tient à la chaîne pénale, c’est-à-dire à la capacité à recueillir suffisamment de preuves pour permettre à la justice de statuer, en ayant identifié les auteurs des infractions et en leur donnant la juste qualification. Pensez-vous que l’efficacité de la chaîne pénale puisse être améliorée, soit d’un point de vue technique, soit d’un point de vue juridique, pour vous permettre de poursuivre plus aisément les infractions commises dans le cadre des manifestations ?

Deuxièmement, les syndicats de policiers que nous avons entendus nous ont dit que depuis 2017, le délit d’attroupement n’était plus poursuivi, étant considéré par certains magistrats comme un délit politique. Je souhaiterais recueillir votre avis sur cette question.

M. François Molins. Je commencerai par la deuxième question. Je ne partage pas du tout les déclarations des syndicats de police. Je ne vois pas au nom de quoi les magistrats considéreraient les attroupements comme un délit politique.

Ces propos sont sans doute mal formulés et renvoient à une difficulté corrigée depuis par le législateur. La chambre criminelle de la Cour de cassation avait été saisie il y a quelques années d’un pourvoi émanant de la Cour d’appel de Toulouse. Cette dernière avait estimé que l’attroupement était une infraction politique, ne pouvant plus faire l’objet de ce fait de poursuites rapides par voie de comparution immédiate. En effet, une disposition de notre droit interdisait de poursuivre les infractions politiques par cette voie. Cette imperfection a été corrigée par le législateur, puisque vous avez modifié le code de procédure pénale pour autoriser les poursuites par voie de comparution immédiate contre les attroupements. Ce discours ne peut donc plus être tenu aujourd’hui, sauf à faire une lecture erronée des dispositions du code de procédure pénale.

Je ne pense pas que la marge de progression de la chaîne pénale puisse tenir à des évolutions législatives. J’ai la faiblesse de penser que nous disposons des outils dont nous avons besoin, compte tenu des dernières modifications législatives intervenues, notamment en 2012 et en 2019.

Si nous voulons être plus efficaces, nous devons nous organiser de manière plus rationnelle, tout en préservant l’équilibre entre l’exercice des libertés publiques et les nécessités de la répression. Sans judiciariser la manifestation elle-même, sa préparation doit inclure la mise en place des dispositifs qui permettrons, le cas échéant, de recueillir suffisamment de preuves pour démontrer que les personnes concernées ont bel et bien commis des infractions et peuvent être poursuivies devant les tribunaux. L’équilibre à trouver porte sur ces organisations.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Merci de cet exposé très clair.

Amnesty International a souligné dans son récent rapport sur le maintien de l’ordre que de nombreux manifestants interpellés ne sont pas poursuivis et sont finalement relaxés. Vous faites part des difficultés qu’il y a à recueillir des preuves suffisantes et à montrer des procédures robustes. Vous avez évoqué des fiches de liaison entre le parquet et le préfet. Savez-vous si ces procédures ont subsisté après que vous avez quitté vos responsabilités ?

L’idée de procéder à des contrôles d’identité pendant les manifestations a été évoquée par ailleurs. Or il semble que ces contrôles d’identité peuvent eux-mêmes soulever des difficultés, notamment si la personne contrôlée considère faire l’objet d’un traitement qui n’est pas équitable.

Le rapport de janvier 2018 du Défenseur des droits évoque une confusion entre les missions de police administrative et celles de police judiciaire. Le parquet s’efforce en quelque sorte de préconstituer le dossier judiciaire avant les manifestations. Le Défenseur des droits souhaite quant à lui recentrer le maintien de l’ordre sur la mission de police administrative, c’est-à-dire de prévention des difficultés. Il rappelle que les forces de l’ordre ont pour rôle principal de permettre aux manifestants de s’exprimer sans problème.

Enfin, vous faites part de vos réserves quant à la technique de l’encerclement parce qu’elle ne serait pas la plus efficace. Le Défenseur des droits se montre pour sa part très critique vis-à-vis de cette technique, ainsi que des fouilles systématiques. Qu’en pensez-vous ?

M. François Molins. Sur la première question, plus on interpelle un grand nombre de personnes, plus il est difficile de le faire dans des conditions régulières. Ce constat explique que tant de personnes soient remises en liberté. Tel est le cas, par exemple, de personnes placées en garde à vue alors que leurs droits leur ont été notifiés avec beaucoup de retard, sans que l’on puisse appliquer la notion de circonstances insurmontables. Il peut également arriver que la personne soit interpellée sans que l’on détienne les preuves permettant de lui imputer une infraction.

Cette problématique est toujours présente dans le cadre des manifestations. Pour cette raison, nous avions décidé de prioriser ceux qui commettaient les infractions les plus graves et non les auteurs de faits plus véniels et qui auraient été interpellés sans espérance de résultat, ce qui aurait nui à l’efficacité du traitement des premiers.

S’agissant des contrôles d’identité, il faut effectivement un traitement équilibré. Il ne s’agit pas de contrôler l’identité de tous les participants à la manifestation. Les contrôles étaient généralement effectués aux abords, pour s’assurer que les personnes qui allaient participer à la manifestation ne portaient pas d’armes dans leur sac à dos.

En effet, nous avons vu monter le phénomène des black blocs : soit des individus apportaient des armes dans leur sac, soit ils venaient « en civil », après avoir préalablement caché des vêtements. Ils arrivaient, allaient se changer et rejoignaient la manifestation en tête de cortège. Il pouvait ainsi y en avoir des centaines. Pour éviter d’être interpellés, ils enlevaient ensuite leurs vêtements, les brûlaient puis revenaient dans la manifestation en tenue « civile, » ne comportant plus aucune trace de participation à l’infraction.

On comprend dès lors l’intérêt de contrôles d’identité s’attachant à déterminer si telle personne venue pour participer à la manifestation ne possède pas dans son sac des boulons, des grenades, des marteaux et autres objets n’ayant pas vocation à faire partie de l’équipement d’un manifestant pacifique.

Votre troisième question porte sur les conclusions du Défenseur des droits sur une confusion entre police judiciaire et police administrative. Cette confusion ne doit pas exister.

La mission de la police administrative est de maintenir l’ordre public et de prévenir la commission d’infractions. Dans ce cadre, peuvent être légitimes des contrôles aux abords de la manifestation, dans son périmètre ou dans les gares, pour vérifier que des armes ne sont pas transportées.

La mission de la police judiciaire est de constater les infractions, d’en identifier les auteurs et de les poursuivre devant le tribunal. L’un ne doit pas prendre le pas sur l’autre. Le droit commun est de permettre l’exercice des libertés publiques, en l’espèce de permettre que les personnes venues pour manifester puissent le faire librement, en toute tranquillité, sans en être empêchées ni par les forces de l’ordre, ni par des trublions qui viendraient détourner le sens de la manifestation en commettant des violences. La police judiciaire intervient de façon supplétive : la meilleure situation est de ne pas avoir à y recourir.

Il est aussi de la responsabilité des pouvoirs publics, si des infractions graves ont été commises, que celles-ci puissent être constatées et que leurs auteurs soient poursuivis. Que dirait-on si, dans le cadre d’un cortège de manifestations, des dizaines de vitrines étaient cassées sans qu’on soit en mesure d’identifier l’auteur de ces dégradations ? La représentation nationale, les citoyens et les propriétaires de ces magasins ne seraient pas satisfaits. On ne peut donc faire l’économie, dans la préparation d’une manifestation, de l’association de l’autorité judiciaire, pour être en mesure, si des infraction graves sont commises, d’identifier les personnes qui en sont l’auteur.

Enfin, l’encagement ne me paraît pas une bonne stratégie. Il ne sert à rien. Il conduit à enfermer dans une sorte de nasse des personnes qui auraient peut-être voulu quitter la manifestation. Je ne vois pas d’avantage à cette technique. Sur le plan judiciaire, cette solution est la pire de toutes : elle ne permet de rien démontrer et l’expérience montre qu’elle ne peut conduire qu’à des irrégularités de procédure et à des mises en liberté très rapides. Elle est donc inefficace, qu’il s’agisse  du traitement des affaires ou du respectdes principes procéduraux.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous sommes d’accord sur le fait qu’il faut pouvoir interpeller des personnes détenant des armes par nature ou par destination. Il nous est rapporté le cas de personnes qui se voient confisquer des éléments de protection, comme des masques de plongée pour les personnes souhaitant se protéger des gaz lacrymogènes. Cela vous paraît-il légitime ?

Que pensez-vous du souhait du ministre de l’Intérieur de flouter les vidéos de policiers lors des opérations de maintien de l’ordre ?

M. François Molins. Je n’ai pas de réponse miracle à votre première question. Elle renvoie au climat anxiogène suscité par l’extrême violence connue à Paris depuis plusieurs années. Elle ne se limite absolument pas aux Gilets jaunes : les black blocs et cette forme de radicalisation de la violence sont intervenus à partir des années 2013-2014.

On peut effectivement penser que les masques de plongée servent à se protéger, en cas d’usage de gaz lacrymogène. On sait aussi que cet équipement fait partie de la panoplie de ceux qui viennent pour en découdre avec les forces de l’ordre. Quand on voit les images des personnes qui s’opposent aux forces de l’ordre, elles portent toutes un masque de ce type. Je peux donc comprendre qu’on veuille les écarter des manifestations.

Votre deuxième question porte sur le floutage. J’y suis peu favorable. Il est parfois difficile d’identifier certains policiers. Là aussi, la situation est compliquée. Il faut protéger les policiers, mais aussi être en mesure de les identifier dans les enquêtes pour violences illégitimes. Il convient de trouver un équilibre entre ces deux enjeux.

M. Ugo Bernalicis. J’écrivais dans le chat lors de votre intervention, monsieur Molins, que l’on assistait plutôt à un retour en arrière sur les interpellations collectives. Nous avons pu le constater lors des manifestations de Gilets jaunes, à Paris, mais pas seulement, avec plusieurs centaines d’interpellations – jusqu’à 800 ou 900 interpellations lors de la journée la plus forte –, conduisant à des difficultés judiciaires.

Les syndicats de police ne sont pas les seuls à dire que le parquet ne poursuit pas le délit d’attroupement. Le préfet de police a déclaré, lors de son audition par la commission d’enquête sur l’indépendance de la justice, qu’il interpellait systématiquement les organisateurs identifiés de manifestations non déclarées et que, systématiquement, le parquet ne les poursuivait pas. Ces propos m’avaient surpris – à la fois que la police interpelle, sachant que le parquet ne poursuivrait pas, car il est sous le contrôle de l’autorité judiciaire en la matière, et qu’il n’y ait systématiquement pas de poursuite du côté du parquet. Pouvez-vous vous exprimer à ce sujet ?

La proportionnalité s’applique au maintien de l’ordre, mais aussi aux moyens judiciaires employés, dès le contrôle d’identité puis en garde à vue, premiers outils d’enquête judiciaire. Une note interne de votre successeur, monsieur Heitz, préconisait au substitut de permanence les jours de manifestation de conserver le plus longtemps possible les personnes en garde à vue, pour qu’elles ne rejoignent pas de nouveau les cortèges, même en l’absence de toute preuve matérielle pour les poursuivre. Qu’en pensez-vous ?

Vous indiquez vous baser, lors de la préparation de la manifestation, sur les moyens du renseignement, y compris sur les notes de contexte rédigées pour le parquet. Or le renseignement est un pouvoir de police administrative et non de police judiciaire, à la main directe du préfet. La confusion ne commence-t-elle pas dès ce moment ? L’autorité judiciaire ne dispose pas de ses propres moyens de renseignement. Une évolution est-elle nécessaire ?

Enfin, sur les moyens de protection, j’ai systématiquement du sérum physiologique sur moi dès que je vais dans une manifestation. Je ne suis pourtant pas là pour casser des vitrines : je suis parlementaire. Même avant de l’être, je ne venais pas pour casser des vitrines. Des personnes ont été interpellées et placées en garde à vue pour le simple fait de détenir du sérum physiologique. L’usage tous azimuts du gaz lacrymogène est de plus en plus fréquent pour disperser les manifestations : même si vous n’avez rien fait, vous êtes exposés à du gaz lacrymogène.

Il est donc compréhensible que les personnes souhaitent s’en protéger, parce que ce n’est pas leur première manifestation. On l’a vu lors du mouvement des Gilets jaunes : l’apparition des masques de plongée et des masques respiratoires s’est faite au fil des manifestations. Les black blocs en ont effectivement systématiquement sur eux, mais ils n’ont pas que cela. N’y a-t-il pas là un manque de discernement dans les poursuites, sachant que l’interpellation est à la main de l’autorité administrative et non de l’autorité judiciaire ?

M. François Molins. Un attroupement est un rassemblement de personnes. Il n’est pas une infraction en soi. Il ne le devient que dans certaines conditions : si l’on continue d’y participer après les deux sommations de se disperser effectuées par la police, si l’on y participe en étant porteur d’une arme ou si l’on a provoqué un attroupement armé. L’attroupement n’est pas en soi susceptible d’être poursuivi ; il ne l’est qu’au travers de ces modalités. Il convient d’apprécier les déclarations qui peuvent être faites sur le sujet au travers de ces trois prismes.

Sur la proportionnalité des moyens employés, je n’ai jamais eu le sentiment, en répondant à des demandes de réquisition de contrôle d’identité, de donner des moyens disproportionnés. L’autorité judiciaire décide d’octroyer ou non la possibilité de procéder à des contrôles d’identité. Elle exerce donc un contrôle sur les demandes qui lui sont adressées, notamment sur leurs modalités et leur durée, pour s’assurer que la loi est respectée, de même que la jurisprudence, parfois évolutive, de la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Une fois la réquisition délivrée, il est du devoir de chaque citoyen de se prêter aux contrôles d’identité. Ils peuvent servir à écarter des cortèges de manifestations des personnes portant des armes dans leur sac à dos. En revanche, je ne vois pas comment on peut aujourd’hui placer en garde à vue une personne uniquement parce qu’elle possède sur elle du sérum physiologique.

L’autorité judiciaire s’efforce d’octroyer des moyens de la manière la plus honnête possible, en tenant compte bien évidemment des renseignements disponibles. Nous n’avons pas les moyens de vérifier les informations des services de renseignement, mais ce constat vaut pour tous les domaines, y compris la lutte antiterroriste. Nous sommes tenus d’apprécier la qualité et la précision du renseignement fourni en échangeant avec les services. Nous faisons partie d’une chaîne de confiance.

Si la direction du renseignement de la préfecture de police nous avertit que les réseaux sociaux sont très agités et que des centaines de black blocs risquent d’infiltrer le cortège pour prendre la tête de la manifestation, au nom de quoi viendrions-nous contredire ce type de renseignement ? L’expérience montre même que ces renseignements peuvent être en deçà de la vérité. J’en veux pour exemple la manifestation du 1er mai 2018. Ce jour-là, les services de renseignement avaient fait état de 500, 600 ou 700 black blocs déterminés à se placer en tête de manifestation. En réalité, ils ont été deux fois plus nombreux. Le renseignement peut donc être au-delà, mais aussi en deçà de la réalité. Ces éléments sont là pour éclairer les faits, donner un contexte et déterminer les modes de travail.

À ce sujet, pour répondre à une question posée, la fiche de liaison et les procès-verbaux de contexte mis en place en 2014-2015 continuent vraisemblablement à être utilisés par le parquet de Paris.

J’en viens à la question la plus difficile pour moi, qui porte sur la note interne évoquée par monsieur le député. D’abord, je ne l’ai jamais vue ni lue. Je n’en connais que ce que j’ai appris en écoutant la radio et en lisant les journaux. Cela ne change rien par rapport aux principes que j’ai indiqués au début de mon propos : notre rôle est d’apprécier la proportionnalité et de veiller à la légalité des moyens employés. Dès lors qu’une enquête est terminée et qu’on n’a pas contre une personne des éléments suffisamment probants pour la retenir, je ne vois pas comment on peut demander à des policiers de ne pas la remettre en liberté. Voilà tout ce que je peux dire, sachant que je n’ai jamais eu cette note entre les mains et que je ne l’ai jamais consultée.

Mme Aude Bono-Vandorme. Depuis les attentats de 2015 et l’état d’urgence, on a l’impression que la place de la police dans le système répressif a quelque peu changé. L’antiterrorisme est devenu préventif. En conséquence, de plus en plus de prérogatives d’exception ont été octroyées à la police. Les pressions et injonctions sur les forces de l’ordre se sont faites de plus en plus pressantes.

Ainsi, et pour reprendre une formulation de la politologue et historienne Vanessa Codaccioni, l’antiterrorisme serait pensé comme une guerre et la police se devrait donc de devenir guerrière, l’ennemi étant tout aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. Cette militarisation de la police s’incarne en partie, à mon sens, dans la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, par laquelle l’usage des armes à feu est désormais régi par un cadre unifié, applicable aux policiers, aux gendarmes, ainsi qu’aux douaniers et aux militaires déployés dans le cadre de l’opération Sentinelle.

Partagez-vous cette analyse ? Selon vous, quelle place faut-il donner à la lutte contre le terrorisme sur notre sol dans la définition et la gestion actuelle du maintien de l’ordre ?

Mme Brigitte Kuster. Dans votre propos préliminaire, vous avez parlé d’un lieu adapté et unique de regroupement pour les gardes à vue à Paris, partant du principe que les commissariats n’étaient plus en mesure de traiter les centaines de procédures dans le cadre d’interpellations nombreuses. Comme élue de Paris, je souhaiterais que vous développiez ce propos. Comment cette idée pourrait-elle se mettre en place ? Sous quelle autorité ?

M. François Molins. Je ne partage pas l’appréciation relayée dans la première question, sur la militarisation de la police. Nous ferions la guerre aux terroristes – certains hommes politiques le disent régulièrement. Sur le plan policier et judiciaire, l’antiterrorisme ne se fait pas dans un cadre guerrier, mais dans celui de l’état de droit. Il est régi par des règles de procédure pénale qui présentent simplement des particularités, puisqu’on peut recourir, en fonction des enjeux, à certaines règles exorbitantes du droit commun.

Ce qui peut prêter à l’ambiguïté est que nous pouvons, en matière d’antiterrorisme, intervenir non seulement au moment où les infractions sont commises ou tentées, mais aussi où elles sont préparées. L’association de malfaiteurs terroristes nous donne la possibilité d’investiguer des actions projetées ou préparées, ce qui nous permet d’intervenir beaucoup plus tôt.

Contrairement à ce que disent certains, et notamment l’auteur que vous avez évoqué, je ne pense pas du tout que l’antiterrorisme se traduise par une montée en puissance du renseignement. Je pense au contraire que l’antiterrorisme, depuis 2015, se traduit par une montée en puissance du judiciaire. Au travers du chef d’association de malfaiteurs terroristes, l’antiterrorisme a été conduit à judiciariser beaucoup plus tôt et beaucoup plus en amont des renseignements fournis par la direction générale de la sécurité intérieure et par d’autres services de renseignement, sous la pression de la recherche du risque zéro et pour éviter le passage à l’acte terroriste. Je ne m’inscris donc pas du tout dans la ligne des idées que vous avez évoquées.

Je persiste à penser que l’état de droit a été respecté dans notre pays. Le cadre d’usage des armes prévu à l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure ne concerne pas les opérations Sentinelle. Il a été voté et respecte les principes inscrits dans la Convention européenne des droits de l’homme.

Pour répondre plus précisément à madame Kuster, je n’ai pas voulu trop entrer dans les détails, mais notre idée s’inscrivait dans le cadre d’une organisation extrêmement complexe : les compagnies républicaines de sécurité et les gendarmes mobiles arrêtaient les personnes et les conduisaient à des policiers. Elles étaient réparties dans des fourgons grands ou petits, dont on attendait qu’ils soient remplis et qui partaient ensuite vers un grand nombre de commissariats. Dans cette situation, des manifestations aboutissaient à ce que des centaines de personnes interpellées soient réparties entre vingt, trente ou quarante commissariats parisiens, dont parfois les vingt commissariats d’arrondissement, le centre de traitement judiciaire situé rue de l’Évangile, dans le 18e arrondissement, mais aussi des commissariats du Val-de-Marne, des Hauts-de-Seine, voire de la Seine-Saint-Denis.

Ce système était évidemment chronophage et nécessitait beaucoup de moyens, en camions et en personnels. Il entraînait des délais d’acheminement et donc des difficultés pour notifier les droits à temps. Le tout forçait des centaines de policiers à travailler pour rien. Cette manière de faire désorganisait les commissariats, qui n’avaient pas de place dans les geôles pour y mettre d’autres gardés à vue, ne pouvaient pas traiter d’autres procédures, etc.

Notre idée consistait donc en un centre de traitement unique, à mettre en service en perspective d’une grande manifestation. Il aurait permis de regrouper en un même lieu l’ensemble des personnes interpellées, qui auraient bénéficié d’un traitement plus efficace, plus pertinent, et répondant mieux aux contraintes de notification des procédures. Nous pensions à l’époque aux lieux libérés par le dépôt de l’ancien Palais de justice. Nous avons fait état de cette idée à la fois au ministère de la Justice, au ministère de l’Intérieur et aux services du Premier ministre.

J’ai déjà évoqué l’exemple du 1er mai 2018. Le 2 mai au matin, la désorganisation était telle que les services de police parisiens n’étaient plus en mesure de traiter normalement les procédures arrivant au fil de l’eau dans les commissariats. Cette situation avait conduit monsieur Sainte, directeur de la police judiciaire, à nous contacter et à se porter volontaire pour traiter, à la place des commissariats, les procédures qui auraient normalement dû entrer dans leurs compétences.

Une réflexion me paraît nécessaire sur le sujet. Paris est de plus en plus le théâtre de grands événements. Il faut donner à la police et à la justice les moyens de travailler, avec des organisations qui existent déjà dans certains pays. Elles ne sont pas du tout liberticides, au contraire : il est plus facile de respecter et faire respecter les droits des citoyens avec ce type de dispositifs.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Pouvez-vous nous dire si les relations sont fluides entre le parquet et organes de contrôle internes que sont les inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales et si vous parvenez à traiter correctement les procédures ou les signalements qu’ils vous transmettent ? Pour finir, merci pour la clarté de votre exposé et de vos réponses.

M. François Molins. Les enquêtes sont souvent longues et difficiles, non par mauvaise volonté du parquet ni de l’autorité judiciaire, qui fait ce qu’elle peut. Elles le sont parce qu’il est difficile d’apporter la preuve de l’illégitimité de la violence, de faire la balance entre ce qui est proportionné et ce qui ne l’est pas.

Quand j’étais au parquet de Paris, j’ai toujours des relations très fluides et de confiance avec l’Inspection générale de la police nationale et avec l’Inspection générale de la gendarmerie nationale. Elles l’étaient d’autant plus que le parquet de Paris comportait une section spécialisée dans le traitement de ce contentieux, la section AC4. Elle était compétente dans le traitement de ces violences. Compte tenu de sa spécialisation, elle était tout à fait à même de traiter ces procédures correctement et efficacement.

Que peut-on faire de mieux ? Tout ce qui peut contribuer à plus de transparence dans le traitement des manifestations va dans le bon sens. Il s’agit de l’identification des policiers par leur matricule, des caméras portatives sur les policiers et les gendarmes, des moyens vidéo qui permettent d’identifier, apporter la preuve et de mieux apprécier les faits. Je n’ai pas donc de reproche à faire au travail ni de l’IGGN, ni de l’IGPN.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Une structure externe serait-elle susceptible d’apporter un résultat plus satisfaisant pour les particuliers, qui ont parfois l’impression que les procédures s’enlisent ?

M. François Molins. La question porte ici plutôt sur la présentation des choses et l’image donnée. Pourquoi ne pas nommer un jour un magistrat à la tête de ces inspections ?

M. le vice-président Jean-Louis Thiériot. Merci, monsieur le procureur général.

 

 

 


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Audition du jeudi 5 novembre 2020

À 10 heures : Mme Sarah Massoud et M. Nils Montsarrat, secrétaires nationaux du Syndicat de la magistrature

M.  Jean-Louis Thiériot, président. Nous poursuivons nos auditions sur les questions de judiciarisation du maintien de l’ordre et de fonctionnement de la chaîne pénale en recevant Mme Sarah Massoud et M. Nils Montsarrat, qui sont secrétaires nationaux du Syndicat de la magistrature. Comme il est d’usage, je vais vous donnez la parole pour une brève intervention liminaire qui précédera nos échanges sous forme de questions et de réponses.

Auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose à toute personne auditionnée par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est pourquoi je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. ».

(Mme Sarah Massoud et M. Nils Montsarrat prêtent serment.)

Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Je voudrais d’abord vous remercier de m’avoir invitée : je pense qu’il est essentiel que les magistrats aient la parole devant une telle commission d’enquête. Nous vous adresserons la semaine prochaine un document assez fouillé sur l’ensemble des questions que soulèvent vos travaux : toutes les références historiques, sociologiques, statistiques et doctrinales du syndicat, toutes les recherches, y seront détaillées. Ce que je dirai dans un temps limité lors de cette audition sera ainsi largement étoffé.

Je voudrais débuter en rappelant un élément qui doit absolument être présent à votre esprit : pour le Syndicat de la magistrature, penser le maintien de l’ordre doit se faire sous le prisme du droit de manifester et non l’inverse. Cette question n’est pas nouvelle. En mai 2015, une commission d’enquête parlementaire présidée par Noël Mamère avait conclu : « nous aboutissons à un rapport qui s’interroge sur la façon d’intégrer la possibilité de manifester dans le calme de l’ordre public. Il n’est donc plus question de garantir un droit, et de comprendre comment il peut être bafoué, mais au contraire de tenter de le circonscrire pour qu’il s’ajuste au maintien de l’ordre, dont les modalités ont par ailleurs déjà été modifiées. Cette inversion du prisme change pour beaucoup le sens et la raison de ce travail. »

Il est utile de regarder quel changement a été opéré depuis 2015 – et depuis bien plus longtemps d’ailleurs – et quel changement peut être opéré dans notre manière de penser le maintien de l’ordre. Il faut vraiment réfléchir sous l’angle du droit de manifester, de cette liberté fondamentale, et non l’inverse, ce que l’on tend malheureusement à faire depuis tant d’années et ce qui explique précisément les difficultés que l’on connaît. Je ne le dis pas de manière idéologique, mais en référence aux droits posés par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen – le président de la précédente commission d’enquête y faisait d’ailleurs référence – : liberté, propriété, sûreté, résistance à l’oppression… Or c’est bien la liberté qui doit être, selon moi, au cœur de la réflexion.

Liée à l’histoire des protestations sociales, la problématique du maintien de l’ordre est très ancienne et elle est avant tout politique : ce n’est pas seulement – même si je compte développer mon propos dans ce cadre – une affaire de techniques policières, ni de cadre juridique.

En France, le maintien de l’ordre pose difficulté parce ce qu’il est inefficace. Il ne faut pas avoir peur de peur de dire que nous, police et justice, sommes inefficaces, voire incompétents parce que nous ne protégeons pas les manifestants et parce que nous n’arrivons pas à neutraliser – je n’aime pas du tout ce mot – les protestataires violents. Cette inefficacité se double d’un déni, du côté tant de la justice que de la police, qui nous empêche de changer de paradigme et d’avancer. Depuis mai 2015 et la précédente commission d’enquête, rien n’a bougé ; au contraire, le problème s’est aggravé. Ce déni nourrit en outre la crise de confiance entre la population et les dépositaires de missions régaliennes que sont policiers et magistrats, crise de confiance dont les conséquences sont très graves. Pour le Syndicat de la magistrature, il est essentiel de se demander comment faire pour que la confiance renaisse entre la police et la population.

Les marqueurs sur lesquels nous devons travailler, en faisant preuve d’objectivité à défaut de courage politique, sont de plusieurs ordres. Il est d’abord absolument nécessaire de réaffirmer la doctrine traditionnelle du maintien de l’ordre « à la française » du début du XXe siècle, fondée sur trois principes : la mise à distance des manifestants ; l’intervention collective et sur ordre ; l’emploi graduel et réversible de la force. Cette doctrine n’est plus du tout à l’œuvre, non pas depuis cinq ou dix ans, mais depuis une vingtaine d’années ; je suppose que les sociologues et les historiens que vous avez entendus vous l’ont dit.

Il convient donc que nous parvenions opérationnellement à réaffirmer ces principes. Pour cela, il faut s’interroger sur deux autres marqueurs : la brutalisation du maintien de l’ordre et sa judiciarisation à outrance, qui conduisent à notre inefficacité et dont la conséquence première est d’entraver la liberté de manifester dont le respect est au cœur de la mission constitutionnelle du juge en tant que garant des libertés individuelles. S’impose à nous dès lors un nécessaire revirement, que je qualifierai presque de culturel en ces temps confus, pour enfin déclencher à la fois des moyens – je pense que Fabien Jobard en a très bien parlé : c’est aussi une question de moyens – et des dispositifs permettant de mettre réellement en œuvre, sur le terrain, une doctrine de désescalade, de mise à distance et de pacification des foules. Tels étaient bien les principes fondateurs du maintien de l’ordre à la française.

Je ne me complais pas ici dans des concepts ésotériques : nous en sommes les premiers témoins et il n’est pas question de nier la violence de certaines protestations et de certains protestataires, ni de mettre en doute l’étiolement de certains cortèges et la désorganisation de certaines manifestations. Je pense qu’il est important de prendre en compte dans vos réflexions la transformation de mouvements revendicatifs, dans le temps et dans l’espace. On l’a vu avec la création des ZAD (Zones à défendre), de mouvements tels que « Nuit debout » ou des manifestations des Gilets jaunes, presque tous les samedis. Le défi est de créer un cadre déterminé – car on voit bien qu’il est flou – et propice à la désescalade.

Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’arriver par l’ordre public – c’est-à-dire un cadre, une discipline, un sang-froid –, à une paix publique, qui seule sera le terreau de l’exercice des libertés individuelles, tel le droit de manifester. Pour le dire de manière un peu triviale : le maintien de l’ordre n’est pas une affaire de gros bras, mais de grande discipline et de fine tactique, ce qu’on a oublié depuis les années 2000.

Pour parvenir à une plus grande efficacité et à des manifestations moins violentes, le Syndicat de la magistrature propose notamment quelques pistes – je ne peux pas tout développer ; ce le sera dans notre document écrit.

La première est la démilitarisation des forces de l’ordre – je pense surtout aux unités non constituées et non dédiées au maintien de l’ordre. Je parle évidemment des armes de force intermédiaire – qui ont d’ailleurs été appelées de manière totalement incongrue « semi-létales », comme si on pouvait être à demi mort… – dont l’usage suit une logique inverse de l’objectif poursuivi à l’origine : la mise en distance et la protection des forces de l’ordre, qui comptaient de plus en plus blessés.

L’important travail de Sebastian Roché, qui est directeur de recherche au CNRS, du Défenseur des droits, d’ACAT France (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) montre qu’à rebours du moindre emploi des armes qu’il devait entraîner, le recours à des armes de force dite intermédiaire est exponentiel. Je n’évoque même pas ici la doctrine d’emploi : à elle seule, la mise à disposition de ces forces développe l’utilisation des armes et est donc propice à l’escalade qu’on voulait éviter, tandis que l’augmentation du nombre de blessés est très forte. L’origine étant ces armes de force intermédiaire, il ne faut pas avoir peur de penser à cette démilitarisation.

Autre piste de réflexion : un renforcement drastique de la formation, notamment ciblée sur les unités mobiles de maintien de l’ordre, qu’il faut « reprofessionnaliser » face aux nouvelles configurations de gestion des foules. Vous le savez, il y a une confusion, une porosité, entre les dispositifs de maintien de l’ordre et ceux de ce qu’on appelle la police urbaine. Les techniques qui avaient été employées, et qui le sont encore, dans certains quartiers, en lien avec des violences urbaines, ont été intégrées dans le dispositif de maintien de l’ordre. Or ces dispositifs sont à la fois totalement inefficaces et brutaux. On assiste à l’intervention d’unités qui ne sont pas formées au maintien de l’ordre et qui de surcroit sont armées. Je pense notamment aux brigades anti-criminalité (BAC), à certains effectifs des BSU (brigades de sûreté urbaine), au redéploiement des BRAV-M (brigades de répression des actions violentes motorisées). Ces unités ne sont pas formées au maintien de l’ordre ; qui plus est, on leur donne des instructions qui vont à rebours de la doctrine traditionnelle du maintien de l’ordre à la française. C’est la raison pour laquelle je dis que le défi est d’élaborer un cadre déterminé. Techniques de déploiement en cas de violence urbaine et techniques de déploiement de maintien de l’ordre sont contradictoires et les premières conduisent à ce que l’on appelle une brutalisation du maintien de l’ordre. Parce que les chaînes de commandement, les chaînes de responsabilités, les dispositifs de remontée d’usage des forces ne sont pas les mêmes, il est impératif de former les équipes, notamment celles des unités mobiles.

Troisième piste de réflexion : il faut absolument un engagement clair – totalement absent du nouveau schéma national du maintien de l’ordre publié il y a quelques semaines – en faveur d’une plus grande transparence de l’engagement des forces. Dans de nombreux pays, communiquer les chiffres – pas nécessairement sur le déploiement organisationnel mais par exemple sur l’usage des armes – est une obligation. J’ai été affligée de lire, dans le rapport de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour l’année 2016, dans la case sur l’utilisation des grenades de désencerclement, le chiffre zéro : il est hallucinant qu’on n’ait pas les chiffres. Comment voulez-vous qu’une commission d’enquête parlementaire comme la vôtre réfléchisse à la question du maintien de l’ordre, si vous n’avez pas de chiffres, si vous ne savez pas combien de grenades ont été utilisée ? Je sais que des instructions un peu plus précises ont été données en 2019 par la hiérarchie pour que les policiers fassent remonter le nombre de fois où ils avaient utilisé leurs armes, mais nous en sommes à la préhistoire dans la communication et la transparence de l’engagement des forces employées.

Autre piste de réflexion : il faut un déploiement massif – je ne parle pas de quelques dizaines mais de centaines de personnels – dans les dispositifs de médiation, en amont et en aval des manifestations. Les travaux de Fabien Jobard sur le maintien de l’ordre en Allemagne montrent fort bien l’efficacité de dispositifs extrêmement précis et totalement centrés sur la médiation – encore une fois, je ne parle pas de quelques dizaines mais de centaines de médiateurs présents au milieu des manifestations. La Belgique et la Suisse ont également utilisé ce dispositif. Mais il faut absolument qu’il s’agisse de personnels spécialisés, formés et qu’on y mette les moyens : affaire politique, le maintien de l’ordre est aussi une affaire de monnaie sonnante et trébuchante.

La France est dans le déni : enfermés dans le carcan de l’excellence française de la gestion du maintien de l’ordre du XIXe et du début du XXe siècles, nous ne nous ouvrons absolument pas à ce qui se passe à l’étranger. Pour construire une doctrine de pacification de la gestion des foules, la Suède, le Danemark, le Royaume-Uni, l’Espagne, le Portugal, Chypre, l’Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et les Pays-Bas ont mené ensemble, sur la base d’observations et d’études, une réflexion dans le cadre du programme Godiac (Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe). La France n’y a pas participé. De même, il y a très peu de sociologues et de policiers étrangers dans nos centres de formation. Oui, nous sommes encore à la préhistoire, c’est pourquoi je parle d’un nécessaire revirement culturel.

S’agissant enfin du traitement judiciaire du maintien de l’ordre, nous n’avons absolument pas peur de dire, au Syndicat de la magistrature, que nous sommes extrêmement brutaux, inefficaces, insatisfaisants et insuffisants. On n’est pas bons, parce qu’on utilise des infractions qui ne sont absolument pas efficaces pour traiter les personnes déférées. Les taux de classements sans suite secs – c’est-à-dire sans déferrements au stade des gardes à vue, qui sont d’ailleurs parfois pris par des parquetiers présents sur le terrain, soit dans les cellules de commandement, soit directement dans les commissariats – sont effarants. Pour avoir travaillé au parquet de Paris je peux témoigner des classements sans suite en raison de procédures indigentes, ou parce que des personnes ont été interpellées quasiment sans aucun élément probatoire. Il est absolument inacceptable que, dans un État de droit et dans un traitement judiciaire, le taux de classements sans suite soit aussi important. Et je parle de classements sans suite du tout, sans rappel à la loi.

Par ailleurs, la manière dont on utilise l’infraction de participation à un groupement en vue de la préparation de violences est un dévoiement total de l’objectif principal de ce délit, qui est ainsi détourné du champ pénal. On recourt massivement à cette infraction, pas forcément pour poursuivre devant un juge correctionnel : ceux qui arrivent devant le tribunal correctionnel sont majoritairement poursuivis pour violences volontaires, dégradations ou destructions volontaires graves. En revanche, peu de procédures judiciaires arrivent sous cette qualification car cette infraction est extrêmement difficile à caractériser. La Cour de cassation a d’ailleurs rappelé à de multiples reprises qu’il faut pour cela des éléments matériels en amont.

Je ne reviens pas sur la philosophie de cette infraction qui nous heurte beaucoup, au Syndicat de la magistrature, parce qu’elle est un peu le low cost de l’association de malfaiteurs. Très difficile à caractériser, elle n’est pas utilisée à des fins de poursuites, mais de maintien de l’ordre. On interpelle en masse sous cette qualification fourre-tout ; les commissariats sont submergés de gardes à vue ; les officiers de police judiciaire sont noyés sous les procédures à décortiquer ; tout cela pour éloigner les manifestants des zones de cortège, donc entraver la liberté de manifestation. Le détournement de cette infraction met en grande difficulté les magistrats, contraints de la caractériser alors qu’elle est totalement inappropriée à ce type d’événements.

La même logique est à l’œuvre avec le délit de détention d’armes, l’utilisation de la définition de l’arme par destination n’étant absolument pas conforme à l’article 132-75 du code pénal. On interpelle des personnes parce qu’elles ont des masques ou des outils : je parle de Gilets jaunes qui avaient des outils – qui n’avaient pas même été sortis du coffre de leur voiture ! – et qu’on a interpellés, placés en garde à vue, parfois pendant 48 heures, sous cette qualification. Vous voyez bien que ces détournements mettent l’institution et l’autorité judiciaires totalement sous la mainmise de la politique des préfets.

De même, le recours massif à la procédure accélérée dans l’urgence de la comparution immédiate est totalement inapproprié à de tels événements. En comparution immédiate, le temps est compté, les procédures sont transmises aux avocats et aux parties de manière totalement insatisfaisante, si bien qu’ils n’ont le temps ni de lire les documents, ni de monter leur défense, et que nous-mêmes ne pouvons caractériser ces infractions compliquées. Lorsqu’on a affaire à des faits graves, à des atteintes aux personnes, à des procédures qui concernent plusieurs mis en cause, à des violences policières, il faut absolument ouvrir des informations judiciaires car le Parquet n’a pas les moyens, dans l’urgence de la procédure accélérée, de caractériser des infractions de ce type.

La réussite d’un maintien de l’ordre ne doit pas être appréciée en fonction du nombre d’arrestations. Or, c’est largement ainsi qu’on évalue la prestation policière. Certes cela sert la communication des pouvoirs publics, qui se gargarisent de tels chiffres – il y a eu tant de gardes à vue, tant de déferrements, tant de condamnations – mais c’est, pour l’autorité judiciaire comme pour l’autorité policière, une erreur stratégique qui a des effets extrêmement contreproductifs à moyen et à long termes.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Pour traiter du maintien de l’ordre, vous nous avez parlé en premier lieu de la protection des manifestants, mais vous n’avez pas eu un mot pour les victimes des troubles à l’ordre public, notamment pour tous les magasins saccagés à Paris lors de ces manifestations. Lorsque vous citez la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, vous oubliez que l’article 2 traite de la sûreté et de la propriété – ici de ceux qui ne manifestent pas. Entendre des magistrats parler de judiciarisation à outrance est assez inquiétant…

Au-delà de cette grille de lecture idéologique qui est la vôtre, vous nous avez dit des choses très intéressantes, notamment que le nombre d’arrestations ne doit pas être une fin en soi. Je peux tout à fait vous rejoindre. La seule question intéressante en termes de doctrine du maintien de l’ordre est : comment faire en sorte, de manière concrète, que les fauteurs de trouble – parce que c’est ce sont eux qui nous intéressent, pas les manifestants qui exercent une liberté constitutionnelle – soient interpellés, déférés et, si on a des preuves, jugés et condamnés ? En clair, quels sont les éléments dont vous auriez besoin pour qu’on puisse amener plus efficacement devant les tribunaux dans lesquels vous rendez la justice, les personnes qui ont effectivement commis des délits et méritent d’être condamnées ? On sait toutes les difficultés à apporter la preuve et que beaucoup de personnes sont déférées sans qu’on puisse le faire. Mais comment avoir davantage de preuves pour rendre une justice plus efficace, ce qui relève bien de votre mission dans l’œuvre de justice ?

Mme Sarah Massoud. Nous sommes évidemment très sensibles à la question de la tranquillité publique et des potentielles victimes collatérales de ces événements. Mais lorsque je disais qu’il est sans doute nécessaire de changer de paradigme, cela signifie aussi accepter un certain degré de désordre. Je sais que cette idée est très impopulaire, mais nombre de sociologues et d’observateurs, y compris étrangers, ainsi que des normes internationales, nous y confrontent.

Peut-être cela nous est-il pénible, peut-être est-ce totalement impossible dans nos schémas très rationnels, mais une manifestation, c’est aussi de l’irrationalité, c’est aussi du désordre. Je vous invite à réfléchir en termes de discernement, de sang-froid, de proportionnalité : une vitre brisée vaut-elle qu’une escalade de violence en soit la conséquence ? Se concentrer entièrement sur la vitre brisée n’empêche-t-il pas de réfléchir à ce que l’interpellation consécutive aura comme effet sur la protection des manifestants, sur l’escalade de violence au préjudice des personnes, y compris des forces de l’ordre. Ne vaut-il pas mieux laisser cette vitre brisée – en sachant que des procédures seront ouvertes ensuite pour dégradations, qu’on pourra entendre et accompagner la victime et faire en sorte que les assurances aillent beaucoup plus vite – pour éviter une escalade de violences et de délits qui seront beaucoup plus problématiques ? Il faut absolument que vous intégriez cela à vos réflexions. Certes, se demander s’il faut accepter un degré de désordre nous amène sur le terrain de la sociologie et de la philosophie, mais c’est aussi ce que disent les instructions européennes : il faut l’accepter.

S’agissant de l’efficacité et de la preuve, les faits les plus complexes, les procédures qui mettent en cause plusieurs personnes rendent plus long le rassemblement des preuves. Il faut ouvrir des informations judiciaires, saisir des juges d’instruction… Pour avoir été juge d’instruction en banlieue parisienne, je vous assure que l’on est rarement saisi de faits de désordres et de violences liés au maintien de l’ordre. Lorsqu’on identifie des groupes de protestataires violents, des groupes radicaux, on peut ouvrir une information judiciaire. Elle conduit à procéder à des écoutes téléphoniques, à exploiter des vidéos, à recueillir des témoignages de personnes présentes sur les lieux mais aussi des forces de police qui ont conduit à la procédure ; à confronter les témoins. Qui peut faire un tel travail d’enquête ? Ce n’est pas le parquet, c’est un juge d’instruction. Qui plus est, le fait même que le juge d’instruction relève du siège et qu’il ait pour mission d’œuvrer à charge et à décharge, permet de lever la pression, à la fois sur les policiers et sur la teneur même de ce type d’affaires, auxquelles sont liées de fortes charges symboliques. Et ce travail passe par l’ouverture d’informations judiciaires : aujourd’hui, on en a très peu.

M. Jean-Louis Thiériot, président. La piste de la désignation d’un juge d’instruction est effectivement très intéressante mais elle pose le problème, que vous dénoncez aussi, du manque de moyens et du besoin de plus de magistrats.

Mme Sarah Massoud. J’ai effectivement commencé par vous dire que si l’on veut véritablement travailler sur le maintien de l’ordre, il va falloir des moyens supplémentaires.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Sur ce point, nous sommes d’accord. Sur d’autres, nous le sommes un peu moins : je ne vous cache pas que l’idée de la socialisation par les assurances des dégâts causés par les fauteurs de trouble me paraît curieuse car il convient quand même que l’auteur des faits soit condamné. Qu’éventuellement, l’assurance intervienne plus vite, c’est bien, mais un remboursement des dommages est bien souhaitable au titre des dommages et intérêts.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vos propos sont limpides et je pense que vous avez tout à fait raison d’insister sur l’idée que le maintien de l’ordre a pour première finalité de garantir la liberté fondamentale de s’exprimer et de manifester. Mais je souhaite vous poser quelques questions complémentaires.

Les juges d’instruction peuvent prononcer une mesure d’interdiction de manifester au titre du contrôle judiciaire. Arrive-t-il qu’une telle mesure soit prononcée, est-elle efficace et comment peut-on effectivement la contrôler ? J’ai bien noté votre proposition de confier ces affaires plutôt à des juges d’instruction afin que l’on ait une vision claire de ce qui se passe. Mais, pour l’opinion publique, la nomination d’un juge d’instruction est souvent perçue comme synonyme d’un enlisement des affaires de maintien de l’ordre ou de violences policières alléguées. Je pense à beaucoup d’affaires assez connues. Avez-vous une proposition à faire pour éviter cette impression que, quand on veut enterrer une affaire judiciaire un peu ennuyeuse, on ouvre une instruction qui va durer des années ?

Par ailleurs, pour vous, à quel moment un rassemblement devient-il un attroupement ? Un manifestant peut se trouver en faute, donc susceptible d’être poursuivi, s’il participe à un attroupement, alors que souvent il n’a pas eu conscience qu’on était passé de la manifestation à l’attroupement.

S’agissant des contrôles d’identité souvent effectués avant ou en marge des manifestations, par exemple pour repérer la présence d’armes, vous avez dit qu’ils pouvaient aussi empêcher que des manifestants se rapprochent de la manifestation. Quoi qu’il en soit, un certain nombre de manifestants ont l’impression qu’on ne procède pas aux contrôles d’identité de manière équitable entre les citoyens. Comment éviter ce sentiment que l’on a affaire à un contrôle discriminatoire ?

À propos de la diffusion de vidéos de policiers, il est demandé, notamment par le ministère de l’Intérieur, que le visage des policiers en action soit flouté. Que pensez-vous de cette idée ?

Enfin, pour pouvoir faciliter le passage entre le maintien de l’ordre et la judiciarisation, à supposer qu’on l’estime souhaitable, l’idée que des magistrats soient présents sur les lieux de manifestation vous semble-t-elle à creuser ?

Mme Sarah Massoud. Je n’ai absolument pas les chiffres concernant les interdictions de manifester dans le cadre de l’ouverture d’information et d’obligations du contrôle judiciaire. Et je présume que même que si on regardait les chiffres de la Chancellerie, on n’aurait pas ce niveau de détail dans les obligations et interdictions qui sont prononcées dans le cadre des contrôles judiciaires. Je vous parlerai donc de mon expérience professionnelle : oui, bien sûr, dans le cas de violences commises dans le cadre de manifestations, les magistrats y pensent et prononcent souvent, voire très souvent, des interdictions de manifester. Je peux même ajouter que ces obligations et interdictions sont mieux suivies dans le cas d’une information judiciaire que d’un classement sans suite, car le juge d’instruction désigne un service pour vérifier que le contrôle judiciaire est bien respecté. Surtout, en cas de non-respect, le risque d’une détention provisoire plane au-dessus de la tête du mis en examen.

Je suis tout à fait d’accord avec vous quant aux informations judiciaires qui s’enlisent – on en a encore eu récemment quelques exemples assez médiatiques. Mais je peux également vous dire que, même si on n’en parle pas, beaucoup d’affaires de violences dans le cadre des manifestations avancent. C’est une question non seulement d’effectifs de juges d’instruction et de greffiers, mais aussi de moyens pour les services enquêteurs dans des affaires très complexes et sous le feu des projecteurs : dans un dossier de violence policière, la pression est forcément supérieure.

Peut-être faudrait-il qu’une autre commission d’enquête se penche sur les services enquêteurs. Pourquoi désigne-t-on des services dépendant du ministère de l’Intérieur – inspections générales de la gendarmerie et de la police nationales – ce qui conduit à ce que des policiers enquêtent sur des collègues, même s’il advient également que des juges d’instruction enquêtent sur des policiers avec lesquels ils ont l’habitude de travailler. Outre que le service enquêteur manque de moyens pour mener à bien ses commissions rogatoires, on voit bien qu’on est aussi dans une forme de schizophrénie et que les liens hiérarchiques peuvent entraver certaines investigations. Il ne faut pas se mentir sur ce point.

Sans entrer dans la problématique des sommations, l’article 211-9 du code de sécurité intérieure est tout à fait clair sur la définition des attroupements. Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser, et c’est seulement à la suite de ces sommations qu’il y a attroupement et qu’il peut y avoir infraction si l’on y participe. La question n’est donc pas de savoir si cette infraction est suffisamment circonscrite et sa définition bien rédigée. C’est en outre un faux problème puisque ce n’est pas cette infraction qui est utilisée par les parquets, mais la participation à un groupement en vue de préparer des violences volontaires. Si l’on y a surtout recours, c’est parce que, pour l’attroupement, une décision de la Cour de cassation – qui a estimé en 2017 que l’attroupement était un délit politique – interdit la comparution immédiate, à la différence du cas du groupement en vue de participer à la préparation de violences volontaires.

On voit donc bien que ce n’est pas le délit d’attroupement qui pose problème, mais la manière dont sont faites ces sommations de dispersion : nombre d’observateurs ont démontré qu’elles ne sont pas toujours réelles, entendues ni suffisamment claires, d’autant qu’elles sont faites dans des moments de trouble avec projection de gaz lacrymogènes et mouvement des différents groupes.

Le contrôle d’identité est un vaste sujet que je ne peux pas développer en quelques secondes. Bien sûr, il y a des contrôles d’identité discriminatoires et la France a d’ailleurs été condamnée pour cela.

Dans le cadre des manifestations, les contrôles d’identité sont massifs, non pas dans la zone de manifestation, mais aux alentours. On y procède sur la base de l’article 78-2 du code de procédure pénale et de réquisitions du procureur de la République, rédigées à tour de bras aux abords des manifestations. Il s’agit ainsi d’une sorte de maintien de l’ordre préventif, d’ailleurs proscrit par les textes internationaux. C’est-à-dire que ces contrôles d’identité – que je qualifierais de totalement disproportionnés – ne sont pas conduits parce qu’on suspecte une infraction, ou parce qu’on a affaire à une personne dont on soupçonne qu’elle ne pourra pas justifier de son identité, ce qui devrait en être la base, mais servent en fait à dissuader les manifestants.

S’agissant des vidéos de policiers, vous faites référence à une disposition qui figure dans la proposition de loi sur la « sécurité globale » dont une nouvelle version a été déposée le 20 octobre dernier. Il me semble qu’il n’est pas clairement prévu de flouter le visage des policiers ou tout élément permettant de les identifier, notamment sur des lieux de manifestation, mais que dans certaines conditions, notamment si la sécurité de ces policiers devait être menacée par la diffusion de certaines images, il serait possible de ne pas exploiter ces vidéos. Tout ceci inquiète beaucoup le Syndicat de la magistrature.

On l’aura compris, on est dans le déni des violences policières. Et tant que ce sera le cas, on pourra multiplier les commissions d’enquête parlementaires, la situation continuera à s’aggraver et les policiers ne seront pas en sécurité, tout simplement parce que les Français n’ont plus confiance dans leur police. Pour moi, le contrôle démocratique, la possibilité de voir ce qui se passe, y compris dans les débordements qu’ils soient le fait des policiers ou des manifestants, est un pilier de notre démocratie.

Certes, les choses commencent à bouger légèrement et des réflexions un peu plus objectives – j’ai envie de dire « et sincères » – sont menées sur ces questions extrêmement graves, précisément parce qu’on a des images, celles de manifestants, de citoyens, qui ont le droit de savoir ce qui se passe lors des manifestations et ailleurs. Pouvoir filmer ce qui se passe dans l’espace public est un droit. Si la police ne devait plus être soumise à ce contrôle démocratique, on omettrait tout simplement de regarder en face ce qui se passe. Qui plus est, les premiers à vouloir regarder ce qui se passe et faire en sorte qu’il n’y ait pas de débordements et pas de violence – y compris policière –, ce sont les policiers eux-mêmes.

Enfin il n’y a pas de doctrine générale sur la question de la présence de magistrats sur les lieux de manifestations : c’est au cas par cas. Pour avoir été au parquet de Paris, je peux dire que la présence de parquetiers à la direction de l’ordre public et de la circulation, dans des lieux de commandement et dans les commissariats, a été une avancée très utile, du côté tant de l’autorité judiciaire que de l’autorité policière. J’ai vu certains officiers de police judiciaire ravis d’avoir des magistrats à leurs côtés, ne serait-ce qu’en raison du nombre élevé de gardes à vue lors de tels événements. Le fait que le magistrat soit présent pour pouvoir contrôler la mesure de garde à vue et pour pouvoir, le cas échéant, notifier soit des poursuites soit des classements sans suite, permet un meilleur décloisonnement entre les services et une accélération des procédures.

M. Ugo Bernalicis. Dans le cas des enquêtes, que ce soit pour mettre en cause des manifestants ou des policiers en cas de violences policières, quelles sont les pistes d’amélioration qu’on pourrait envisager ? Vous l’avez dit, quand des policiers sont en cause, la question de la pertinence du service enquêteur peut se poser. On a vu la différence, à Nantes, après la mort de Steve Maia Caniço – il s’agissait aussi d’une opération de maintien de l’ordre – entre l’enquête de la police judiciaire et celle de l’IGPN.

Mme Sarah Massoud. Lorsque des policiers sont mis en cause, j’ai parlé de schizophrénie des parquetiers et des juges d’instruction qui ont parfois à travailler avec ces policiers dans d’autres procédures, mais également de la grande difficulté pour des policiers d’enquêter sur des collègues. Le Syndicat de la magistrature est favorable à une sorte de moratoire sur cette question : il ne faudrait plus qu’il y ait ce lien hiérarchique entre l’IGPN et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale et le ministère de l’Intérieur. Dans d’autres pays, ces enquêtes sont confiées à des services totalement indépendants du ministère de la Justice comme de l’Intérieur, afin qu’elles soient totalement à l’abri du soupçon, qu’elles se déroulent de la façon la plus sereine possible, et qu’il n’y ait plus cette difficulté schizophrénique. Chancellerie et ministère de l’Intérieur doivent mener ensemble une vraie réflexion. Mieux vaudrait que ces enquêtes soient confiées à des services ad hoc, peut-être liés au ministère de la Justice.

D’ailleurs le Syndicat de la magistrature demande depuis longtemps que la police judiciaire ne dépende plus du ministère de l’Intérieur mais du ministère de la Justice. On voit bien que la direction d’enquête est à la charge du procureur de la République, des juges d’instruction, parfois même à la charge des juges des enfants et des juges correctionnels. Le lien entre le magistrat et son enquêteur doit être distinct de tout rapport hiérarchique.

M. le président Jean-Louis Thiériot. Merci beaucoup. Nous attendons avec intérêt le document que nous a promis le Syndicat de la magistrature.

 

 

 


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Audition du jeudi 5 novembre 2020

À 10 heures 45 : Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité magistrats FO, accompagnée de Mme Anne de Pingon, membre de la commission de contrôle

M. Jean-Louis Thiériot, président. Mes chers collègues, nous recevons Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité magistrats FO, et Mme Anne de Pingon, membre de la commission de contrôle, pour réfléchir à la judiciarisation et à la recherche de la plus grande efficacité possible de la chaîne pénale dans le cadre du maintien de l’ordre.

Avant de vous donner la parole, mesdames, pour une brève intervention liminaire, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Béatrice Brugère et Mme Anne de Pingon prêtent successivement serment.)

Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité magistrats FO. Cette audition s’inscrit dans un contexte politique particulier de manifestations plurielles sur tout le territoire, notamment celles des Gilets jaunes. Elles ont obligé les forces de l’ordre, dépassées par ces événements, à revoir leur schéma du maintien de l’ordre et à judiciariser au maximum les débordements.

Le traitement judiciaire apporté à ces manifestations et les instructions de politique pénale élaborées dans l’urgence ont posé des difficultés. L’objectif des magistrats n’est pas de rétablir l’ordre mais de rendre la justice. Nous devons nous interroger sur un potentiel glissement des missions de la justice en ce qui concerne les procédures et les incriminations utilisées, les peines prononcées, notre capacité à garantir la liberté constitutionnelle de manifester, ainsi que les atteintes possibles aux libertés publiques. Au cours des débats sur la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, qui avait été votée en urgence, nous avions appelé les parlementaires à la prudence, les invitant à ne pas légiférer trop rapidement sur les libertés et à inscrire dans un temps long les réponses à apporter aux débordements.

La difficulté était la suivante : les manifestations étaient infiltrées par des groupes professionnels de casseurs bien connus, les black blocs ou encore des groupes d’ultragauche, rompus à l’exercice de l’affrontement avec les forces de l’ordre et à la mise en œuvre de stratégies destinées à échapper aux interpellations. La majorité des manifestants s’est trouvée prisonnière de ces groupes. Certains individus, par mimétisme, se sont laissés entraîner et ont commis des actes violents. Il a donc été extrêmement difficile pour les forces de l’ordre, d’une part, de protéger le droit de manifester pacifiquement, ce qui est leur rôle principal et, d’autre part, de distinguer les activistes des manifestants classiques. Les forces de l’ordre ont subi de violentes attaques physiques les obligeant à riposter avec un équipement et un schéma du maintien de l’ordre inadaptés. Ce dernier a dû être modifié en cours de route.

Du côté de la justice, il y a eu une pression politique due à cet affolement. Cela a conduit la chancellerie à prendre des directives de politique pénale particulières en termes de poursuites. En effet, nous avions l’habitude d’utiliser le délit d’attroupement, qui réprime la participation délictueuse à une manifestation. Il a toutefois rapidement trouvé ses limites car, dans son arrêt du 28 mars 2017, la Cour de cassation a estimé que ce délit était de nature politique, ce qui a des incidences procédurales : pas de poursuite en comparution immédiate, convocation par procès-verbal, exclusion de la composition pénale, impossibilité pour le tribunal correctionnel de prononcer un mandat de dépôt.

Sous la pression des manifestations, la chancellerie a donné des instructions pour utiliser d’autres infractions, telles que la participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de destructions, prévue par l’article 222-14-2 du code pénal.

La circulaire du 22 novembre 2018 de la garde des Sceaux de l’époque, Mme Belloubet, a préconisé d’utiliser le délit d’entrave à la circulation routière, les violences avec armes par destination et le refus d’obtempérer aggravé pour favoriser des procédures rapides, dites procédures de comparution immédiate. Or, la qualification des faits pose problème : s’agissant d’une infraction pénale, les faits de participation à un groupement en vue de préparer des violences ou des destructions doivent en effet être analysés avec beaucoup de rigueur. Or, par exemple, avoir des lunettes de piscine dans un sac à proximité d’une manifestation avant son commencement justifie difficilement ce genre de qualification.

Dans ce contexte d’empressement, le parquet s’est sans doute laissé aspirer par une logique du maintien de l’ordre au détriment de la logique judiciaire. Les chiffres parlent clairement. Selon Le Monde, dans un article où il relaie des chiffres communiqués par le parquet de Paris, 2 948 personnes majeures ont fait l’objet d’une garde à vue entre le 17 novembre 2018 et le 22 juillet 2019. Or, les deux tiers de ces gardés à vue, soit 1 963 personnes, ont bénéficié d’un classement sans suite, le plus souvent après un rappel à la loi. Cela signifie que les faits qui leur étaient reprochés n’ont pu faire l’objet d’une qualification pénale. Seules 600 personnes ont été poursuivies par le tribunal correctionnel, dont 516 en comparution immédiate et en ne retenant pas la qualification d’attroupement puisque celle-ci ne permet pas la comparution immédiate. Le taux de personnes relaxées est de 13 % et le taux d’appel de 10 %, ce qui est relativement classique.

La polémique est venue d’une note intitulée Permanence gilets jaunes diffusée le 12 janvier 2019 par le procureur de la République. Dans cette note il était demandé de ne lever les gardes à vue que le samedi soir ou le dimanche matin, de ne pas reconvoquer les policiers en cas d’arrestation contestée, de limiter les exploitations des images tirées des caméras de vidéosurveillance – jugées très chronophages – et, enfin, d’assurer l’inscription des personnes gardées à vue dans le fichier du traitement d’antécédents judiciaires (TAJ), même lorsque les faits n’étaient pas constitués. Ces éléments conduisent à s’interroger sur une logique de maintien de l’ordre qui aurait pris le pas sur une logique judiciaire. Cela relance le débat sur l’indépendance du parquet à l’égard du pouvoir exécutif et pose la question d’un éventuel détournement de procédure. En effet, contrairement à ce que prévoit l’article 432-4 du code pénal, des personnes ont été maintenues en garde à vue alors que les faits n’étaient pas constitués.

La loi du 10 avril 2019 a été adoptée en pleine période de manifestations. Elle crée un délit de dissimulation du visage ; elle prévoit un régime général de la peine complémentaire d’interdiction de manifester ; enfin, elle étend les peines complémentaires d’interdiction des droits civiques, civils et de famille et d’interdiction de séjour aux délits d’organisation d’une manifestation non déclarée ou interdite et de dissimulation volontaire du visage lors d’une manifestation sur la voie publique.

Cette loi a également inséré dans le code de procédure pénale un nouvel article 78-2-5 autorisant la fouille des véhicules ainsi que l’inspection visuelle et la fouille de bagages aux abords des manifestations. Elle a surtout étendu au délit de participation à un attroupement la possibilité de recourir aux procédures de convocation par procès-verbal, de comparution immédiate, de comparution différée et de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Le caractère politique du délit d’attroupement a donc été supprimé pour permettre le recours à des procédures et des réponses pénales rapides, car la comparution immédiate autorise aussi le mandat de dépôt. Validée par le Conseil constitutionnel le 4 avril 2019, cette loi modifie de manière significative l’organisation des poursuites pénales et de la répression pour faire face aux manifestations.

Plusieurs éléments viennent compléter cette modification. Premièrement, la proposition de loi d’Éric Ciotti du 26 mai 2020 propose de rendre non identifiables les forces de l’ordre lors de la diffusion d’images dans l’espace médiatique. Deuxièmement, le nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), publié le 17 septembre 2020, vise à rendre les textes sur les sommations plus intelligibles. Il prévoit en outre l’introduction d’équipes judiciaires de constatation, les « groupes procéduriers », au sein des dispositifs afin de caractériser les infractions commises et d’identifier leurs auteurs. Il invite les magistrats à être présents dans les postes de commandement lors des décisions afin de faciliter un traitement judiciaire en temps réel. Troisièmement, la création temporaire de cellules dédiées à la poursuite des investigations judiciaires, en mixant des spécialités telles que celles des agents de renseignement, des procéduriers et des agents de la force publique, est destinée à accroître les chances d’identification des auteurs de faits.

Si de nombreuses personnes ont été placées en garde à vue, très peu ont été renvoyées devant un tribunal. Cette politique de « pêche au gros » visait à calmer les manifestants mais, dans les faits, on a eu énormément de mal à arrêter les leaders et les personnes commettant des troubles à l’ordre public. C’est la raison pour laquelle le nouveau schéma du maintien de l’ordre prévoit la présence d’officiers de police judiciaire (OPJ) pour faire de la procédure et identifier les activistes ainsi que les personnes susceptibles de provoquer des débordements en marge des manifestations. Très récent, le nouveau SNMO devra démontrer sa capacité à parvenir à poursuivre les personnes qui sont réellement à l’origine de troubles à l’ordre public.

Par ailleurs, deux points me semblent importants. Le premier concerne la possibilité d’utiliser des produits de marquage codés (PMC). Il s’agit d’un liquide inoffensif, projeté par un aérosol invisible à l’œil et décelable uniquement par fluorescence avec une lampe à ultraviolets. L’idée est de marquer à distance des individus auteurs d’infractions lorsqu’ils ne peuvent faire l’objet d’une interpellation immédiate, puisqu’ils sont souvent rompus à l’exercice et ont la capacité de s’échapper. Ce marquage sur la peau, qui peut traverser la couche de vêtements, ne disparaît que plusieurs jours après le tir. La traçabilité permettrait de mieux identifier les auteurs de troubles à l’ordre public et d’infractions.

Le second point porte sur les caméras-piétons, qui permettent de filmer et d’identifier les agitateurs. C’est une bonne piste : il faudrait que tous les membres des forces de l’ordre, et pas uniquement les porteurs de lanceurs de balles de défense (LBD), soient dotés de caméras-piétons.

La gestion des manifestations a été fortement critiquée. Dans son rapport d’activité pour l’année 2019, le Défenseur des droits dénonce la restriction de la liberté de manifester issue de la loi adoptée en urgence en avril 2019 et la pratique des contrôles d’identité délocalisés au commissariat. La commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, qui a auditionné notre syndicat, a invité les autorités françaises à ne pas apporter des restrictions excessives à la liberté de réunion pacifique. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a enjoint à la France de mener une enquête approfondie sur tous les cas d’usage excessif de la force survenus pendant les manifestations des Gilets jaunes.

L’usage des LBD et de grenades lacrymogènes instantanées pendant les manifestations fait également polémique. La France a été le seul pays de l’Union européenne à en utiliser. Une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été déposée en février 2019 afin de faire interdire l’usage du LBD. Toutefois, le Conseil d’État a refusé de transmettre cette QPC au Conseil constitutionnel.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Des évolutions sont intervenues avec la loi de 2019 et avec le nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Selon vous, que pourrait-on encore améliorer par la voie législative pour rendre la judiciarisation plus efficace ?

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Pensez-vous que le code de déontologie commun aux policiers et aux gendarmes, inséré dans le code de la sécurité intérieure, est suffisant pour rétablir l’indispensable relation de confiance entre la population et les forces de l’ordre ? Si non, quelles modifications pourrait-on proposer ?

Le Défenseur des droits a remis en question les contrôles d’identité délocalisés et la technique de l’encerclement. Quelles sont vos observations sur ces pratiques ?

Vous avez évoqué des éléments expliquant le faible nombre de poursuites judiciaires. Que pourrait-on faire pour améliorer les suites judiciaires données aux exactions ou aux infractions commises au cours des manifestations ?

Enfin, vous avez évoqué les organes de contrôle. La proposition de les confier à une autorité extérieure, comme le font les Anglais, vous semble-t-elle recevable ?

Mme Anne de Pingon, membre de la commission de contrôle. L’arsenal législatif, depuis la loi d’avril 2019, est suffisant pour poursuivre les infractions commises. Il est nécessaire, non pas d’ajouter de nouvelles infractions, mais de poursuivre plus efficacement les auteurs des faits les plus graves. C’est pour cette raison que nous vous avons évoqué les modes de preuves et les moyens mis à la disposition des enquêteurs et de la justice pour déterminer ce qu’il s’est réellement passé lors d’affrontements. Nous recommandons que tous les membres des forces de l’ordre soient équipés de caméras-piétons ventrales pour filmer au maximum le déroulement des manifestations.

L’intervention de magistrats du parquet au sein des postes de commandement, qui avait suscité nos réserves, figure désormais dans le nouveau schéma national de maintien de l’ordre. C’est une démarche très pédagogique, mais un magistrat doit analyser les faits sereinement avant de prendre une décision : celle-ci ne peut être dictée ni par l’urgence ni par l’émotion.

Vous nous avez demandé si les dispositions du code de déontologie étaient suffisantes pour maintenir la confiance entre la population et les forces de l’ordre. En tant que magistrats, nous ne pouvons pas vous répondre. Quand des infractions sont commises par les forces de l’ordre lors de manifestations, elles sont poursuivies, font l’objet d’une enquête et sont jugées. Toutefois, nous ne disposons pas de statistiques fiables sur le nombre de plaintes déposées par des manifestants qui auraient été blessés à l’occasion de ces attroupements ni sur l’issue de ces plaintes. Nous ne disposons que des textes de loi qui nous permettent de poursuivre les infractions.

Concernant l’opportunité de créer une autorité extérieure pour contrôler les agissements des policiers, nous ne pouvons pas davantage vous répondre. Si des infractions nous sont rapportées, nous enquêterons sur les faits dénoncés en toute indépendance.

Le rapport du Défenseur des droits a constaté la pratique de contrôles d’identité délocalisés : il a été demandé à certains manifestants de rejoindre des commissariats pour réaliser des contrôles d’identité, alors que cela pouvait être fait sur place. Les manifestants ne doivent pas être retenus pendant un temps excessif par rapport à la durée habituelle d’un tel contrôle.

Mme Béatrice Brugère. Concernant la polémique sur les violences policières, il faut conserver à l’esprit que les policiers se sont trouvés confrontés à des manifestations d’une violence inouïe. De plus, les responsabilités sont partagées avec la hiérarchie, qui a demandé aux policiers d’aller au contact – cela n’enlève évidemment rien à la responsabilité de ceux qui auraient commis des infractions. Or certains ont été équipés de LBD sans avoir reçu ni formation à leur utilisation ni entraînement. De même, les renforts déployés n’avaient pas l’habitude de les utiliser. Enfin, les cartouches commandées par le ministère de l’Intérieur ont rendu ces armes peu précises, voire dangereuses.

Si l’organisation générale du maintien de l’ordre par le ministère de l’Intérieur n’a pas été optimale, nous critiquons également le glissement opéré dans les instructions de politique pénale adressées aux magistrats du parquet. Très peu de gardes à vue ont débouché sur un renvoi devant le tribunal correctionnel : cela nous conduit à nous interroger.

La déontologie des policiers est très encadrée. Il faut replacer les faits dans un contexte plus général : la politique pénale a été débordée en raison d’un défaut d’anticipation. Il y a une incapacité à identifier et à interpeller les meneurs dans les manifestations, et pas seulement celles des Gilets jaunes ; on a l’impression de toujours interpeller les seconds couteaux. Cela pose de vraies difficultés car, d’une part, c’est injuste et, d’autre part, les infractions objets des poursuites ne tiennent pas devant un tribunal.

Comment améliorer le maintien de l’ordre et apporter une réponse pénale adaptée ? Celle-ci ne peut venir en soutien d’un maintien de l’ordre dépassé par les événements et susceptible de porter atteinte aux libertés. Ce n’est pas un problème de texte mais de doctrine et d’organisation. Cela peut passer par les caméras-piétons ou par une meilleure capacité à identifier les auteurs avec des technologies comme celle du marquage. Toutefois, il faut faire attention avec la technologie. Au ministère de la Justice, nous sommes dans l’incapacité d’exploiter des vidéos à l’audience, soit parce que c’est chronophage, soit parce que nous n’en avons pas les moyens techniques. Il faut donc mener une réflexion sur la doctrine et sur les moyens qui doivent l’accompagner.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vos observations rejoignent celles du criminologue Alain Bauer, qui a expliqué que des armes inadaptées avaient été confiées à des personnels insuffisamment formés. Notre but n’est pas d’incriminer mais de décortiquer le fonctionnement d’une chaîne de commandement pour détecter d’éventuelles erreurs.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Concernant l’identification des meneurs, pensez-vous que la collaboration entre le renseignement et la magistrature pourrait être meilleure ? Le renseignement territorial dispose d’informations relatives aux meneurs : celles-ci peuvent-elles être utilisées dans un cadre judiciaire ?

Vous souhaitez l’amélioration des moyens techniques. La proposition de loi relative à la sécurité globale, qui sera examinée par notre assemblée dans quelques jours, prévoit la généralisation des drones. Cela vous semble-t-il aller dans le bon sens ?

Mme Béatrice Brugère. La judiciarisation du renseignement est un sujet capital. Les services de renseignement connaissent très bien les leaders des groupes comme les black blocs ; ce sont des professionnels du trouble à l’ordre public. On peut s’étonner qu’ils ne soient pas neutralisés ou identifiés de manière plus significative, voire préventive par le renseignement. Notre syndicat est extrêmement favorable à des modifications de procédure pour fluidifier la judiciarisation du renseignement, ce qu’on appelle le renseignement criminel. C’est une question de doctrine : il y a soit un défaut d’anticipation, soit un défaut de volonté pour interpeller ces personnes connues par les services de renseignement. Il faut donc favoriser le travail en amont avec les parquets, c’est-à-dire changer de doctrine, être proactif, pour judiciariser plus rapidement le renseignement criminel et pour interpeller les leaders. Cela nécessiterait des modifications de la procédure et de la manière de travailler : les parquets auraient besoin de temps et de moyens pour parvenir à interpeller ces personnes-là.

Mme Anne de Pingon. L’utilisation de caméras haute précision pourrait faciliter le recueil de preuves, à condition que le drone ne filme que ce qui se trouve sur la voie publique, à l’exclusion des lieux privés.

Mme Béatrice Brugère. La question de l’exploitation des images demeure.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Il en va de même pour les moyens d’exploitation : qui met-on derrière la caméra ?

Mme Béatrice Brugère. Le système pénal est au bord de l’essoufflement et de la saturation. La technologie est là mais les moyens, la doctrine et la formation pour exploiter ces nouveaux modes de preuve ne sont pas au rendez-vous.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Cela supposerait évidemment des renforts en magistrats et en greffiers. Selon vous, une formation spécifique des magistrats et des greffiers serait-elle suffisante, ou bien faudrait-il d’autres outils ?

Mme Béatrice Brugère. Toute la chaîne pénale est obsolète en ce qui concerne l’exploitation technologique. La mobilité interne de notre corps implique une formation pour tous à ces nouvelles technologies et à cette nouvelle doctrine. Si nous voulons être performants et efficaces, une remise à niveau de notre justice doit être envisagée. Il faut toutefois veiller à ne pas tomber dans le tout technologique comme mode de preuve.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Je vous remercie.

 

 

 

 


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Audition du jeudi 5 novembre 2020

À 11 heures 30 : Table ronde de représentants de syndicats de journalistes :

-          M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ)-CGT 

-          Mme Dominique Pradalié, secrétaire générale du SNJ

-          M. Jean-François Cullafroz, trésorier national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)-Journalistes

-          M. Éric Dessons, élu CFDT au Comité social et économique de Lagardère médias

-          M. Gérard Fumex, délégué régional CFDT-Journalistes

-          M. Yohann Relat, journaliste à France Télévisions

-          M. Tristan Malle, secrétaire général du Syndicat général des journalistes-FO

M. Jean-Louis Thiériot, président. Mes chers collègues, pour clore cette matinée d’auditions, nous allons entendre des représentants des principaux syndicats de journalistes.

Nous recevons M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ)-CGT, Mme Dominique Pradalié, secrétaire générale du SNJ, M. Jean-François Cullafroz, trésorier national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)-Journalistes, M. Éric Dessons, élu CFDT au Comité social et économique de Lagardère médias, M. Gérard Fumex, délégué régional CFDT-Journalistes, M. Yohann Relat, journaliste à France Télévisions et M. Tristan Malle, secrétaire général du Syndicat général des journalistes-FO.

Nous souhaitons notamment avoir votre avis sur le nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) contre lequel un de vos syndicats a engagé un recours devant le Conseil d’État. Je vous donnerai la parole pour une très brève intervention liminaire qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses.

L’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Dominique Pradalié ainsi que MM. Emmanuel Vire, Jean-François Cullafroz, Éric Dessons, Gérard Fumex, Yohann Relat et Tristan Malle prêtent serment.)

Mme Dominique Pradalié, secrétaire générale du Syndicat national des journalistes (SNJ). Depuis le 7 janvier 2015, nous, journalistes, avons l’impression de vivre un cauchemar. Nous soutenons la liberté d’expression et d’information, mais nous nous heurtons à de nombreuses difficultés. La loi de 2015 sur le renseignement, la loi sur la protection des sources, la loi sur le secret des affaires, la loi sur les fake news restreignent nos libertés d’informer et nous contraignent.

Le SNJ a déposé un recours devant le Conseil d’État. Il nous semble en effet que le schéma national de maintien de l’ordre, et en particulier ses articles concernant les journalistes, consacre les faits lamentables observés sur le terrain lors des manifestations sociales. Depuis deux ans, des règles allant à l’encontre de la liberté de la presse ont été instituées. Notre syndicat a comptabilisé plus de 200 journalistes empêchés de travailler par les forces de l’ordre. Nos journalistes ont été insultés, injuriés, mis en garde à vue, blessés parfois sérieusement, empêchés de pénétrer ou de sortir des lieux de manifestations ; leurs cartes de presse ont été volées, déchirées. Le nouveau schéma, par ses éléments concernant la presse, accrédite l’idée que les journalistes ne sont que tolérés et qu’ils doivent prioritairement se plier aux besoins du maintien de l’ordre. Il indique qu’« il sera proposé aux journalistes des sensibilisations » au maintien de l’ordre, mais il ne prévoit pas la formation des policiers et des CRS au travail des journalistes.

Le schéma, en s’appuyant sur le code pénal, ne distingue pas le délit d’attroupement du fait de se maintenir dans un attroupement après sommation. Il confond les journalistes et les personnes participant à ces attroupements. Il précise que celles-ci doivent cesser l’attroupement dès lors que les forces de l’ordre le demandent. Or, les journalistes ne sont pas des participants. Ce sont des observateurs. Ces glissements sémantiques conduisent les forces de l’ordre à réprimer les journalistes et les empêchent de mener leur mission de témoignage et de transmission de l’information.

La Cour européenne des droits de l’homme le dit sans ambiguïté : « les médias jouent un rôle crucial en matière d’information du public sur la manière dont les autorités gèrent les manifestations publiques et maintiennent l’ordre. En pareille circonstance, le rôle de ʺ chien de garde ʺ assumé par les médias revêt une importance particulière en ce que leur présence garantit que les autorités pourront être amenées à répondre du comportement dont elles font preuve à l’égard des manifestants et du public en général, lorsqu’elle veille au maintien de l’ordre dans les grands rassemblements, notamment des méthodes employées pour contrôler ou disperser les manifestants ou maintenir l’ordre public. En conséquence, toute tentative d’éloigner des journalistes des lieux d’une manifestation doit être soumise à un contrôle strict. »

Ce n’est pas ce que prévoient les dispositions du schéma national de maintien de l’ordre qui, de plus, précise qu’un canal de référence pourrait être institué pour les personnes porteuses d’une carte de presse et accréditées. Cela divise la profession et oppose les détenteurs de la carte de presse en cours de validité aux autres journalistes. Pour quelles raisons faudrait-il être accrédité par la préfecture pour pouvoir se rendre à des manifestations dans le cadre de son travail ? Nous n’avons pas de réponse à ce sujet. Beaucoup de journalistes professionnels ne peuvent pas – souvent pour des raisons financières – avoir la carte de presse. La loi française n’impose pas à un journaliste de détenir une carte pour exercer son métier. M. Darmanin, interrogé sur ce point sur France Inter, avait dit que les plaintes et les signalements déposés seraient étudiés mais, depuis deux ans, nous n’avons aucune nouvelle. Nous avons appelé l’attention du Premier ministre et du Président de la République, mais nous n’avons obtenu aucune réponse.

La proposition de loi sur la sécurité globale est catastrophique. On souhaite interdire à notre profession de diffuser des photos ou des films des forces de l’ordre en action. C’est choquant. Il y a des caméras partout, des drones, des caméras de surveillance, les caméras de la police. Tout le monde pourrait filmer, sauf les journalistes ! Les exactions contre les journalistes sont le fait d’une petite minorité de policiers, mais malheureusement elles sont impunies depuis deux ans. Aujourd’hui, les premières décisions de justice sont enfin rendues et les policiers qui ont émis des procès-verbaux mensongers sous serment sont condamnés. Les vidéos et les photos permettent de témoigner de la réalité des faits. Comment fera-t-on si on n’a plus le droit constitutionnel de contrôler les actions des fonctionnaires de notre pays, rémunérés avec de l’argent public ?

M. Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT. Je partage l’ensemble des propos formulés par ma camarade Dominique Pradalié.

Les syndicats de journalistes sont tous d’accord pour dire qu’une défiance s’est installée depuis 2016, notamment depuis la « loi travail » promulguée sous la présidence de François Hollande. À cette époque, tous les syndicats avaient été reçus par Bernard Cazeneuve pour évoquer un nouveau schéma du maintien de l’ordre. Beaucoup de difficultés étaient survenues pendant les manifestations contre la « loi travail ». La situation s’était un peu arrangée et M. Cazeneuve nous avait informés que nous serions associés à ce nouveau schéma.

Depuis, la majorité a changé. Christophe Castaner est arrivé et, pendant les manifestations des Gilets jaunes et celles relatives à la réforme des retraites, on a connu les difficultés que vous connaissez. Les syndicats de journalistes ont été reçus par M. Castaner qui nous a refait la promesse que nous serions associés au nouveau schéma du maintien de l’ordre. Résultat : le schéma a été publié le 16 septembre à l’initiative de M. Darmanin, mais à partir des travaux menés par M. Castaner.

Une première requête a été introduite contre ce schéma par la Ligue des droits de l’homme et le SNJ, une seconde par la CGT et le SNJ-CGT. Il s’agissait d’un référé-suspension. Le jugement a été rendu le 16 octobre : nous avons perdu sur le côté suspensif, mais la requête au fond demeure.

Nous avons l’impression d’être une profession attaquée et de ne pas être soutenus par les pouvoirs publics. Des plaintes déposées auprès de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) n’aboutissent pas, des menaces pèsent sur nos sources et maintenant, on nous impose un nouveau schéma de maintien de l’ordre sans aucune concertation. On ne retrouve cela dans aucun des grands pays européens. Je vous invite à observer comment les choses se passent entre les forces de l’ordre et les journalistes en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, dans de grandes démocraties, où il y a de la concertation. Dans notre pays, il n’y en a plus et nous ne pouvons pas l’accepter.

Les propos de Dominique Pradalié sur le schéma du maintien de l’ordre sont exacts, en particulier s’agissant de la carte de presse. C’est une catastrophe pour la liberté de l’information. Les images diffusées dans les médias, tournées lors des manifestations, sont souvent réalisées par des journalistes précaires sans carte de presse. Ils vendent ces images à de grands médias mainstream. Établir une distinction entre les journalistes titulaires de la carte de presse et les autres représente un véritable danger pour la profession.

Nous ne souhaitons plus travailler ainsi. Notre démocratie n’a pas besoin d’un tel climat de défiance entre les journalistes et les pouvoirs publics. C’est impossible ! Nous demandons à être associés aux réflexions sur le maintien de l’ordre. M. Darmanin devait nous recevoir, mais, entre-temps, les deux requêtes ont été déposées devant le Conseil d’État. Nous verrons s’il est disposé à nous rencontrer, mais il n’est pas possible de laisser le schéma du maintien de l’ordre en l’état.

Le délit d’attroupement nous pose également problème. Les équipements que nous utilisons ont été remis en cause. Sur ce point, le juge se veut rassurant : « ne vous inquiétez pas, les journalistes pourront », mais nous ne pouvons plus travailler dans ces conditions. La société est dans un état grave. Il faut préserver les pépites que constituent la liberté d’expression et la liberté d’information, aujourd’hui tellement menacées. Il faut associer les journalistes à ces décisions.

M. Jean-François Cullafroz, trésorier national de la CFDT-Journalistes. La CFDT adhère aux propos de Dominique Pradalié, du SNJ, et à ceux d’Emmanuel Vire, du SNJ-CGT.

Depuis 1964, la CFDT a dans son acronyme la lettre « D » pour « démocratique ». Il est bien évident que le schéma national du maintien de l’ordre, comme la proposition de loi du groupe La République en Marche sur la sécurité globale, dont la discussion est à venir, ne nous conviennent pas.

Par ailleurs, alors qu’elle est prétendûment prônée par le Gouvernement, la concertation avec les organisations syndicales de la presse est inexistante. Ni le ministre de l’Intérieur ni les parlementaires de La République en marche ne nous reçoivent, avant d’élaborer un projet ou une proposition de loi, pour recueillir notre avis. Cela avait pourtant été le cas lorsque Christiane Taubira et le député Patrick Bloche avaient préparé un texte sur la protection des sources. Nous avions été associés et reçus à l’Assemblée nationale et avions pu inspirer des amendements au texte proposé.

Enfin, le 3 novembre dernier, la Fédération européenne des journalistes a adopté, lors de son assemblée générale, un texte qui soutient complètement l’opposition aux mesures annoncées. Nos collègues des pays européens, avec qui nous échangeons régulièrement, sont extrêmement préoccupés par la situation de la France, qui prétend être la patrie des droits de l’homme.

À la CFDT – comme dans d’autres organisations –, nous avons des syndicats de policiers : le Syndicat des cadres de la sécurité intérieure et Alternative Police. Nous partageons des points de vue différents, mais nous échangeons ensemble. Trois collègues journalistes pourront répondre concrètement à vos questions. Blessé lors d’une manifestation alors qu’il était en reportage, Éric Dessons du Journal du dimanche fait partie des trente journalistes qui ont porté plainte contre le ministre de l’Intérieur et qui ont demandé une enquête de l’IGPN. Gérard Fumex, lui, a été interpellé avec d’autres collègues le 12 septembre dernier à l’aéroport d’Annecy-Meythet par la gendarmerie. Enfin, Yohann Relat, qui travaille au service Société de France 2, était présent dans les manifestations et peut témoigner des comportements des forces de police et de gendarmerie à l’égard des journalistes.

Deux événements récents nous préoccupent. Outre celui du 12 septembre, qui a été évoqué à l’instant, des journalistes ont été interpellés le 3 octobre dernier à l’aéroport de Roissy, lors d’une manifestation du mouvement Extinction Rébellion. La barque est pleine et nous souhaiterions vraiment que nos parlementaires prennent soin de la presse.

M. Tristan Malle, secrétaire général du Syndicat général des journalistes-FO. Je partage les points de vue exprimés, qui reflètent l’opinion de toute la profession, mais aussi celle des institutions internationales de journalistes, d’associations de professionnels, d’associations de rédacteurs ou d’organismes comme la société civile des auteurs multimédia (SCAM). On constate un rejet unanime.

Malgré tout ce que nous essayons de faire, nous avons l’impression que, dans ce pays, les entraves au libre exercice du métier de journaliste ne cessent d’être renforcées. La proposition de loi relative à la sécurité globale imposera, encore une fois, un dispositif qui empêchera les journalistes de faire leur travail, de montrer la réalité du terrain, les éventuelles violences policières, qui, bien que rares, ont touché beaucoup de journalistes – plus de 200 d’entre eux ont été concernés en deux ans. C’est sans précédent. Et on veut nous en remettre une couche en nous empêchant de dénoncer les violences policières afin qu’elles deviennent invisibles. Voilà ce qu’il se passe aujourd’hui dans ce pays ! Cela ne peut que renforcer l’hostilité des forces de l’ordre envers les journalistes.

Arrêtons cela et revenons aux principes de la démocratie, à ceux de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Cette loi a été détricotée depuis des années et je pense que cela continuera. Ce n’est plus possible. Il faut que la représentation nationale, dont c’est le rôle, réaffirme le principe de la liberté de la presse dans notre pays. Il doit exister et être protégé « quoi qu’il en coûte », pour reprendre une expression désormais célèbre.

Enfin, nous attendons de pouvoir discuter d’un texte protecteur pour la profession.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Je vous remercie de vos propos, qui montrent la nécessité de concilier l’efficacité du maintien de l’ordre avec la liberté d’informer, cette dernière étant l’une de nos libertés fondamentales.

Quelle est la situation dans les autres pays européens en termes d’accès aux manifestations ? La carte de presse est-elle obligatoire dans certains pays, notamment européens ?

Mme Dominique Pradalié. Chacun des vingt-sept pays européens a son fonctionnement propre, notamment en matière de reconnaissance du journaliste. Longtemps, en Grande-Bretagne et en Italie, la carte de presse était délivrée par le syndicat représentant les journalistes. Les situations diffèrant d’un pays à l’autre, il est difficile de répondre de façon complète et documentée à votre question.

Avant-hier, lors de l’assemblée générale de la Fédération européenne des journalistes, personne n’a indiqué avoir eu de problème pour couvrir les nombreuses manifestations qui ont eu lieu en Italie, en Grande Bretagne ou en Allemagne depuis deux ans.

Cette année, la plateforme pour la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe a reçu dix-neuf alertes émanant de la France signalant des atteintes à la sécurité des journalistes. Cette plateforme est commune aux quarante-neuf pays du Conseil, et rien de comparable à ce que nous connaissons en France n’a été signalé dans les autres pays.

La Fédération européenne rassemble 250 000 journalistes européens. Je vous propose de lui demander un état de la situation puis de vous le transmettre.

M. Yohann Relat, journaliste à France Télévisions. L’espace public est à tout le monde. La restriction de l’accès à une manifestation est contraire à la liberté d’aller et venir et à la liberté de manifester. Cette disposition ne pose-t-elle pas un problème de constitutionnalité et de conformité à la convention européenne des droits de l’homme ?

Par ailleurs, nous ne nous exprimons pas aujourd’hui seulement pour des raisons corporatistes. Nous n’avons pas envie de nous faire malmener dans les manifestations ni que des manifestants le soient. Ce que l’on observe aujourd’hui en France est unique au niveau européen. Nous aimons notre métier, mais, plus largement, en notre qualité de citoyens, nous sommes attachés aux libertés publiques fondamentales consacrées par la République, notamment la liberté de la presse, la liberté de manifester, la liberté d’expression. Si les journalistes ne sont plus présents dans les manifestations, que devient la liberté d’expression ? Nous sommes là pour faire en sorte qu’elle ne devienne pas un droit virtuel.

Nous ne demandons pas à faire l’objet d’un traitement de faveur. Le problème vient de la doctrine du maintien de l’ordre, qu’il faut clarifier. Nos voisins européens sont dans la désescalade et maintiennent à tout prix une stratégie de discernement. Si on s’oriente, de manière croissante, vers une stratégie de contacts, d’interpellations systématiques, si les effectifs de police habituellement consacrés à la répression du banditisme sont déployés dans les manifestations, cela posera des problèmes aux journalistes, mais aussi à tout citoyen souhaitant exercer son droit de manifester, de s’exprimer et d’aller et venir.

M. Emmanuel Vire. En France, le statut du journaliste diffère de celui existant dans d’autres pays. Depuis 1935, une institution paritaire, la commission de la carte de presse, délivre les cartes de presse. Quand on parle avec nos collègues européens, on constate que le dialogue entre les forces de l’ordre et les journalistes n’existe plus en France. En Italie ou en Angleterre, les problèmes liés aux manifestations sont traités différemment.

Mme Dominique Pradalié. J’ai vécu de nombreuses manifestations, mais avant ces deux dernières années, il n’y avait jamais eu de difficulté insurmontable et le dialogue n’avait jamais été rompu. Autrefois, le ministère de l’Intérieur avait institué des officiers de référence. Il s’agissait de fonctionnaires anonymisés, qui ne faisaient pas partie des forces de l’ordre sur le terrain, mais auxquels les journalistes pouvaient s’adresser en cas difficultés.

Maintenant, nous faisons face à une situation plus brutale. Comment justifier qu’avant-hier, un fonctionnaire ait gazé M. Clément Lanot comme un vulgaire cafard, alors qu’il essayait de faire son métier, devant le lycée Colbert, à Paris ? Le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale dispose, en son article R. 434-14, que « Le policier ou le gendarme est au service de la population. Sa relation avec celle-ci est empreinte de courtoisie et requiert l’usage du vouvoiement. Respectueux de la dignité des personnes, il veille à se comporter en toute circonstance d’une manière exemplaire, propre à inspirer en retour respect et considération ». Les journalistes ne peuvent qu’être en accord avec cela. Même si nous exerçons des missions différentes, nous devons nous entendre pour travailler correctement.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Le code de déontologie de la police doit impérativement être respecté et je forme le vœu que le vouvoiement soit plus largement appliqué. Je pense qu’une grande partie de la représentation nationale partagera cet avis.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je remercie tous les participants car ils nous font ressentir l’exaspération des journalistes. Nous avions peut-être insuffisamment mesuré la difficulté de leurs conditions d’exercice.

Vous avez évoqué les incidents survenus au cours des manifestations. Pourriez-vous nous donner quelques exemples de difficultés concrètes survenues entre des journalistes et les forces de l’ordre ? Avez-vous eu le sentiment que leur traitement judiciaire est satisfaisant ?

Le nouveau schéma du maintien de l’ordre se réfère à la carte de presse. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont les difficultés pour obtenir cette carte ? Comment pourrait-on identifier le journaliste ou l’observateur, même s’il n’est pas détenteur de la carte de presse ?

Le recours à l’encontre du nouveau schéma du maintien de l’ordre a été motivé par la demande de dispersion des journalistes dès la survenance de la sommation. La décision rendue en référé à ce sujet ne semble pas claire. Qu’en pensez-vous ?

Concernant les équipements de protection des journalistes et leur possible identification, la solution du SNMO vous inspire-t-elle des réflexions et des réactions ?

Enfin, le ministre de l’Intérieur et, si je ne me trompe, les auteurs de la proposition de loi relative à la sécurité globale, souhaitent interdire la diffusion de vidéos de policiers ou de les flouter. On peut comprendre les contraintes de sécurité qui expliquent cette mesure, mais quelle serait la bonne solution selon vous ?

M. Tristan Malle. Vous nous interrogez sur les équipements de protection que nous portons. J’ai couvert de très nombreuses manifestations dans ma carrière. Je me souviens de certaines manifestations de viticulteurs du côté de Béziers en 1980 : elles n’étaient pas piquées des hannetons !

À cette époque-là, aucun journaliste ne portait d’équipement de protection. Désormais, nous nous protégeons le crâne. Pourquoi un tel changement ? Parce qu’une nouvelle forme de violence, sociale et physique, insupportable, s’est développée. Il est devenu impossible de travailler librement, dans de bonnes conditions.

Je comprends que les fonctionnaires de police souhaitent, comme chacun d’entre nous, protéger leur vie privée et leur intimité. Nous sommes entrés dans une dérive permanente où les rapports sont systématiquement violents entre les manifestants, les policiers et les journalistes.

Cela étant, le journaliste ne fait pas partie des manifestants. Il est là pour raconter, pour montrer, pour faire comprendre, et il n’a pas à se disperser comme tout le monde.

L’identification des journalistes pose effectivement problème. Il faut rappeler que la carte de presse n’est pas constitutive de la fonction de journaliste. Le code du travail indique que celui qui exerce le métier de journaliste est journaliste.

Mme Dominique Pradalié. Concernant les traitements judiciaires, nous n’avons malheureusement aucune information relative aux plaintes déposées par les journalistes. Un confrère, qui s’est fait exploser la rotule par une grenade tirée par un fonctionnaire, vient de voir sa plainte classée sans suite huit mois après les faits. Les 200 cas dont nous parlions ne sont pas survenus, comme le disent les Anglo-Saxons, in action. Ils se sont au contraire déroulés au repos avec des journalistes identifiables. En France, comme dans d’autres pays, et comme les usages le prévoient, le journaliste se signale dès lors qu’on lui demande quelque chose ou qu’il doit justifier de son identité. Autrement, il n’a pas à le faire. Au cours des cinq dernières années, je n’ai jamais vu quelqu’un prétendre indûment être journaliste.

Les équipements destinés à protéger les journalistes sont nécessaires. Les photos, témoignages et vidéos prouvent que les journalistes sont visés. Tous les médias qui sont en mesure de le faire fournissent des genouillères, des coudières, des protections, des casques, etc. Or, à plusieurs reprises, des journalistes ont été arrêtés et leur matériel de protection a été confisqué. Cela les oblige à quitter la manifestation et donc à cesser leur travail. Qui peut empêcher quelqu’un de travailler sans motif ?

M. Éric Dessons, élu CFDT au Comité social et économique de Lagardère médias. Je suis grand reporter photographe au Journal du dimanche et j’ai été très sérieusement blessé par la police durant l’acte IV des manifestations des Gilets jaunes. J’ai eu la main cassée. Celle qui tient l’appareil photo. J’ai été frappé à coups de matraque à deux reprises à dix minutes d’intervalle. La semaine précédente, lors des violences qui avaient eu lieu à l’Arc de Triomphe, j’ai fait une photo qui a été publiée en pages deux et trois du Journal du dimanche. Elle montrait la police se faire malmener. Mon travail est d’informer et j’ai montré ce que la police endurait. Je ne suis pas contre la police. La semaine suivante, j’ai été blessé sous les yeux de mes camarades photographes au Parisien et à Paris Match, entre autres. Les policiers m’ont frappé avec des matraques en fer, qui sont des armes létales.

Je me suis rendu à l’IGPN. Tout ce qui l’intéresse, c’est de savoir si nous disposons des images de l’événement. Mon affaire a été classée sans suite alors qu’il y avait des témoins. Je renouvelle donc ma plainte. Cela fait trente ans que je fais ce métier et que je couvre les mouvements sociaux. Je suis également grand reporter de guerre. Depuis deux ans, je n’ai jamais vu autant de violence. Nous sommes ultra-équipés mais, malheureusement, mes mains n’étaient pas protégées. Maintenant, je porte des gants coqués.

Un photographe ou un cameraman est toujours au cœur de l’action. Nous ne pouvons pas travailler de loin, c’est impossible. Nous sommes donc forcément face à la police et nous photographions les forces de l’ordre. On ne peut pas nous l’interdire ni nous demander de flouter les visages. Cela n’existe pas dans les autres pays. La dernière fois que l’on m’a demandé d’effacer des cartes mémoires, c’était à Tunis, sous Ben Ali. Je n’ai jamais été blessé sur un terrain de guerre, mais je l’ai été sur les Champs-Élysées durant l’acte IV des Gilets jaunes. C’était extrêmement violent. Il y a toujours eu de la violence dans les manifestations, il y a toujours eu des blacks blocs. Mais, désormais, la violence est présente des deux côtés.

Aujourd’hui, tous les photographes souhaitent continuer à faire leur métier et sont vent debout contre les mesures envisagées. Ils refusent d’avoir à se disperser à la moindre demande.

Maintenant, nous sommes obligés de faire attention à la police car, depuis deux ans, de nombreuses violences ont été commises contre les photographes, les cameramans et les journalistes. On se prend des coups. J’ai toujours refusé de remettre mon matériel et préféré prendre le risque de me faire embarquer. Je refuse de travailler sans protection. Le matériel photo coûte très cher et un pigiste n’a pas les moyens d’en racheter lorsqu’il est détruit par la police. Le droit d’informer est donc aujourd’hui en danger.

M. Emmanuel Vire. Pour en revenir à la décision du Conseil d’État, le juge a tourné autour du pot. Dans les manifestations, les journalistes sont tous identifiés. Pourquoi le juge en vient-il à subordonner la présence des journalistes à leur identification et à leur comportement ? De la même manière, le juge est évasif à propos de la carte de presse.

S’agissant du délit d’attroupement, le juge explique que les journalistes devront faire quelques pas sur le côté, à proximité des manifestants, après l’ordre de dispersion. C’est ambigu et nous allons contester cette mesure au fond.

Concernant le traitement judiciaire, nous n’avons aucun retour sur les multiples plaintes que nous avons déposées – c’est un gros problème.

Pour obtenir la carte de presse, en France, il faut remplir deux critères : le journalisme doit être l’activité principale et il doit rapporter au moins 40 % du SMIC mensuel. Ces critères empêchent de jeunes précaires – souvent de jeunes journalistes reporters d’images (JRI), pigistes, photographes – d’obtenir cette carte protectrice.

Cela nous renvoie à la condition des journalistes en France aujourd’hui et aux pratiques des éditeurs. De plus en plus de journalistes doivent faire de la communication, par exemple, pour vivre. Dès que la rémunération de cette activité représente plus de 60 % de leur revenu, ils ne peuvent plus prétendre à la carte de presse.

M. Gérard Fumex, délégué régional CFDT-Journalistes. Je suis journaliste dans la région d’Annecy, en Haute-Savoie, dans un média indépendant. Le 12 septembre dernier, nous avons reçu un communiqué de presse nous informant qu’une action était prévue par le groupe Extinction Rébellion, sans nous préciser les objectifs poursuivis. Avec un confrère, emmenés en voiture par deux personnes, nous nous sommes rendus sur les lieux. Il s’agissait d’une action sur l’aérodrome de Meythet destinée à s’opposer à la décision du conseil départemental, présidé par M. Christian Monteil, de prolonger de quinze ans la concession de l’aéroport. Le groupe Extinction Rébellion a franchi la clôture pour se rendre sur le tarmac, y déployer des banderoles et y manifester. Pour couvrir l’événement et pouvoir informer de la suite de l’opération, nous avons suivi le groupe. Nous étions donc présents, ce qui est notre travail de journaliste.

Peu de temps après, sept voitures de la gendarmerie et une dizaine de gendarmes de Meythet sont intervenus. Ils ont relevé les identités des manifestants et les ont invités à déposer à la gendarmerie tous leurs effets dans le calme. Aucune agressivité, ni d’un côté ni de l’autre, n’a été constatée et notre présence a peut-être permis d’éviter certaines dérives.

Toutefois, alors que nous avions signalé notre qualité de journaliste aux gendarmes, on nous a également demandé d’aller déposer nos affaires à la gendarmerie. Nous avons été assimilés à des délinquants ayant pénétré illégalement sur un terrain privé, ce qui n’est pas acceptable. Nous nous sommes exécutés, sans qu’il y ait eu de suite particulière.

Une autre fois, à Annecy j’ai été empêché par un policier d’accéder à une manifestation où j’étais invité. J’ai dû me rapprocher de son responsable hiérarchique pour être autorisé à passer. Cela signifie que des policiers locaux pratiquent la ségrégation à l’égard de certains journalistes. C’est inadmissible.

Mme Dominique Pradalié. Si les policiers portaient tous leur matricule référentiel des identités et de l’organisation (RIO), la question de l’identification ne se poserait pas. Dans certains pays européens, le nom des fonctionnaires est brodé sur leurs vêtements. Ce n’est pas ce que nous demandons, mais nous souhaitons que le RIO soit visible – on n’est pas obligé de mettre une caméra sous le nez des policiers chargés du maintien de l’ordre. Depuis le temps, les journalistes savent d’ailleurs très bien faire la différence entre les plans larges et les plans serrés quand c’est nécessaire.

Certaines personnalités politiques, même au plus haut niveau, se sont permis de mépriser la liberté de la presse, ce qui explique que certains fonctionnaires nous insultent. Cette mentalité est déplorable. La mission d’informer, qui relève du domaine de la loi conformément à l’article 34 de la Constitution, est battue en brèche par des gens qui, en toute impunité, bafouent une liberté fondamentale. Nous avons besoin d’aide et nous comptons beaucoup sur celle des parlementaires.

M. Yohann Relat. Lorsque mon collègue photojournaliste s’est rendu à l’IGPN, la première chose qui lui a été demandée, c’est l’identification. Si la capacité d’identification est restreinte, on crée alors un réflexe d’autocensure dans la profession qui ne permettra plus de documenter des exactions. C’est ubuesque. Comment faire pour fournir la preuve demandée par l’IPGN si nous ne pouvons plus filmer ?

Les conditions d’exercice de nos métiers en France ne sont plus satisfaisantes. Lors d’une manifestation des Gilets jaunes, un manifestant a été touché en pleine tête, vraisemblablement par un tir tendu de grenade lacrymogène, alors qu’il s’apprêtait à répondre aux questions d’un journaliste. Nous observons un manque de discernement des membres des forces de l’ordre.

S’agissant de notre protection, lors de la couverture des actes suivants des Gilets jaunes, France Télévisions a mis à notre disposition des équipements de sécurité et des gardes du corps. Cela change complètement les conditions d’exercice car nous sommes contraints de nous mettre en retrait, nous ne pouvons plus aller directement vers les gens. Cela change aussi le regard que les manifestants portent sur nous. Or, l’enjeu, lorsque nous couvrons une manifestation, est de pouvoir recueillir librement la parole des manifestants afin de comprendre leurs revendications et les raisons qui les poussent à descendre dans la rue. La présence d’un service d’ordre dénature complètement les relations.

Les modalités de dispersion sont également ubuesques. Les journalistes comme les participants doivent se disperser lorsque le signal est donné. Dans les dernières manifestations auxquelles je me suis rendu, à la fin, les journalistes ont été, comme les autres, pris dans une nasse. Comment le schéma national du maintien de l’ordre peut-il, compte tenu de cet état de fait, prescrire la dispersion ? Cela met en danger les journalistes et les manifestants.

M. Jean-François Cullafroz. Les faits observés à Paris l’ont également été à Lyon et dans les outre-mer. Désormais, les difficultés existent sur l’ensemble du territoire. Cela nous préoccupe.

Mme Dominique Pradalié. Je suis membre exécutif de la Fédération internationale des journalistes. Depuis deux ans, la France est regardée avec inquiétude par nos voisins européens mais aussi par d’autres pays. Le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et le Haut-commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme ont échangé avec nous à Paris au sujet des violences commises à l’égard des journalistes. Ils ont pris des photos et des vidéos et ont réalisé un rapport accablant. Certains disent désormais que la France n’est plus le pays des droits de l’Homme mais le pays de la déclaration des droits de l’Homme.

J’ai beaucoup travaillé avec des syndicats de policiers, à différentes époques. Je connais la difficulté de leur travail sur le terrain. Je connais la pression du chiffre imposée et les horaires interminables de ces fonctionnaires, mais nous devons retrouver une confiance mutuelle pour que les journalistes cessent d’avoir peur de la police.

Votre enquête parlementaire pourrait mettre ces points en exergue. Il convient de se rencontrer et de cesser de traiter les journalistes en ennemi, en quantité négligeable ou en cafard quand on les gaze.

M. Jean-François Cullafroz. Plusieurs membres de votre commission d’enquête sont membres de la République en marche. Ce groupe parlementaire serait bien inspiré de recevoir l’ensemble des syndicats de journalistes comme vous venez de le faire. Nous souhaitons en effet discuter de la proposition de loi sur la sécurité globale.

M. Jean-Louis Thiériot, président. N’étant pas membre de La République en marche, je transmettrai le message. Tous les syndicats de police et de gendarmerie, comme les responsables que nous avons entendus, ont constaté une aggravation considérable de la violence à l’égard des forces de l’ordre. Ne pensez-vous pas que la violence ressentie par votre profession est la conséquence d’une violence croissante générale, y compris de la part des manifestants ?

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. On nous a beaucoup dit que la violence des forces de l’ordre provenait d’unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre. Cela vous semble-t-il vraisemblable ?

M. Éric Dessons. J’ai été blessé par un membre d’une unité non spécialisée. Je suis journaliste, je prends des risques et je peux prendre des coups. Mais il est certain que la violence a augmenté. À ma sortie de l’hôpital, je ne voulais pas porter plainte car je considérais que cela faisait partie de mon métier. Mais, ce jour-là, un journaliste du Parisien a reçu un tir tendu dans le casque à moins de trois mètres et je ne pense pas qu’il s’agissait d’une erreur. Vingt-quatre photojournalistes ont également été blessés. Ça fait beaucoup.

La violence a augmenté envers la police, mais cela ne justifie ni les débordements ni l’attitude de la police à l’égard des journalistes. Quand nous sommes enformés dans une nasse, même en présentant notre carte de presse, nous ne pouvons pas en sortir pour faire notre travail. Nous nous faisons même insulter. Aujourd’hui – c’est hallucinant – des journalistes portent un gilet pare-balles à la demande de leur rédaction. Or, nous sommes en France !

Nous, les photographes, continuerons toujours à travailler de la même manière. Nous sommes au cœur de l’action, nous aimons ce que nous faisons, nous informons, nous ne sommes pas contre la police. Ce n’est pas parce qu’il y a un visage sur une photo que nous sommes contre la police ! Très souvent, sur les photos que nous prenons, les policiers ne sont pas reconnaissables. Cela arrange bien l’IGPN et permet de ne pas faire aboutir les enquêtes. Seules les plaintes comportant des images permettant d’identifier les policiers ont abouti. Aujourd’hui les policiers peuvent filmer, contrairement à nous.

Certes, la police est confrontée à beaucoup de violences, mais rien ne justifie sa propre violence et le fait qu’on nous empêche de travailler. L’objectif n’est pas d’être accompagné d’un garde du corps mais de se retrouver au cœur de l’action. Nous n’avons pas l’intention d’exercer notre métier en étant à l’écart.

Mme Dominique Pradalié. Nous avons rencontré beaucoup de policiers non spécialisés. Deux confrères ont été blessés par des tirs de lanceur de balles de défense (LBD). Les policiers à l’origine de ces tirs leur ont dit : « nous sommes désolés d’êtres armés comme ça. Nous sommes des policiers spécialisés en matière financière ». Ces policiers peu aguerris aux manifestations prennent peur et perdent leurs nerfs. Ça peut arriver. En revanche, l’impunité dont bénéficient les 200 policiers dont je vous ai parlé construit un système. Il ne s’agit plus de dérapages, d’erreurs ni d’une insuffisance de la formation.

Après avoir été victimes de violences par ceux qui se faisaient passer pour des Gilets jaunes ou qui en étaient, nous avions expliqué qu’il ne fallait pas confondre journalistes et médias. Dès que cette pédagogie a été entendue, les attaques ont cessé.

En revanche, nous avons ensuite été attaqués et agressés par les forces de l’ordre. C’est anormal. Arrêtons l’impunité, laissons travailler la presse, faisons de la désescalade dans tous les domaines.

M. Éric Dessons. Nous avons des brassards de presse et nous sommes identifiables. Depuis mon accident, comme beaucoup de journalistes, je porte un logo dans le dos, j’ai un deuxième brassard et je porte d’autres logos à l’avant et à l’arrière de mon casque. Nous sommes parfaitement identifiables et les erreurs devraient être exceptionnelles. Un photographe ne devrait pas perdre sa main ou son œil en se rendant sur une manifestation.

M. Jean-François Cullafroz. Sans légitimer la violence de quelque façon que ce soit, il faut reconnaître que ses formes actuelles trouvent vraisemblablement leurs racines dans l’exaspération croissante de la population

M. Jean-Louis Thiériot, président. Je vous remercie de votre témoignage complet et très intéressant.

 

 

 


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Audition du jeudi 12 novembre 2020

À 9 heures : M. Cédric Mas, avocat, président de l’Institut Action Résilience

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous recevons en première audition de cette journée M. Cédric Mas, avocat, président de l’Institut Action résilience, pour nous éclairer sur les questions de déontologie, notamment applicables aux forces de sécurité quand elles procèdent au maintien de l’ordre. Au sein du groupe socialiste, dont je fais partie, nous avons en effet eu le sentiment qu’il existait en ce moment une forme de crise de confiance entre une partie de la population et les forces de sécurité. Elle tient principalement à la façon dont les choses se sont déroulées lorsque des opérations de maintien de l’ordre ont eu lieu, et celles-ci sont actuellement assez fréquentes.

Nous avons souhaité vous entendre puisque vous dirigez un institut relatif à la résilience et que vous êtes spécialiste de ces questions de maintien de l’ordre. Je vous propose ainsi de nous dresser une présentation générale de votre avis sur ces questions. Ensuite nous aurons l’occasion de vous interroger.

M. Cédric Mas, président de l’Institut Action résilience. Vous avez entendu des universitaires et des chercheurs, qui sont bien plus compétents que nous sur ces questions de maintien de l’ordre. Je vais rappeler à quel titre je m’exprime et quels sont les travaux de l’Institut, qui fonctionne plutôt sur la résilience face à l’extrémisme violent, notamment le djihadisme et la menace terroriste. C’est sur cela que nous avons constitué notre institut et que nous travaillions à l’origine. Malheureusement les défis auxquels notre société démocratique est confrontée sont multiples. À la suite de la crise des Gilets jaunes, un certain nombre de sujets s’y sont ajoutés, relatifs à la question du maintien de l’ordre et des techniques utilisées. Je me suis plus particulièrement penché sur ces questions parce que je suis historien militaire et ai étudié un certain nombre de tactiques.

J’ai bien observé qu’il y avait un divorce entre les tactiques et les doctrines de maintien de l’ordre employées par l’armée française dans ses opérations extérieures. Dans le cadre de son rôle d’interposition et de mission de restauration de la paix, elle est ainsi très fréquemment confrontée à des opérations de maintien de l’ordre. Et les doctrines, tactiques et pratiques de maintien de l’ordre qui étaient mises en œuvre en France à l’attention des populations françaises, ainsi que dans les outre-mer, engendrent des questions. C’est à ce titre que nous avons pu identifier une impasse tactique dans laquelle sont aujourd’hui enfermées les forces de l’ordre.

Le droit de manifester est un droit inhérent aux libertés de circulation, d’association et d’expression. Il est protégé par le code pénal. Mais il s’agit surtout d’une action qui est irrésistible. Quel que soit le degré de contrôle de la société par une police, quel que soit le degré de dictature d’une société, il est impossible à un régime – y compris le plus dictatorial – d’empêcher des populations de sortir dans la rue pour s’exprimer. Cela peut être pour exprimer collectivement leur joie, leur peine, leur désir ou leur mécontentement. Et les exemples abondent encore aujourd’hui, par exemple au Belarus ou en Syrie. Quel que soit le niveau de violence de la répression, il ne sera pas possible – sauf à arrêter tout le monde – d’empêcher de manifester. La France a connu l’interdiction de manifester dans les rues sous la monarchie de Juillet. Elle a été contournée par les banquiers républicains et cela a fini par la chute de la monarchie de Juillet, en 1848.

L’acte de manifester vise à exprimer collectivement un sentiment sur la voie publique. C’est aussi une action politique. Parallèlement au vote, la manifestation publique est une autre manière de dialoguer entre les populations ou une partie de ces populations et les dirigeants. Ce dialogue comporte deux interlocuteurs : le pouvoir, local ou central, d’une part, et les manifestants, qui représentent une partie, un groupe ou la totalité de la population, d’autre part.

Entre ces deux éléments, un troisième acteur intervient : les forces de l’ordre. Cet acteur n’est normalement pas un des deux pôles de ce dialogue. Il doit être une force d’interposition, un intermédiaire qui permet que le dialogue se résolve de la manière la plus respectueuse de l’ordre républicain et des lois. D’autres ensembles existent qui n’interagissent pas directement, mais qui doivent être pris en compte : les médias et le reste de la population. Lorsqu’on manifeste, c’est à l’attention des journalistes, pour obtenir des images et ensuite toucher le reste de la population, et permettre de mener un dialogue avec le gouvernement ou les dirigeants ou d’exprimer quelque chose.

La mission de maintien de l’ordre ne doit donc pas se limiter à s’opposer à des manifestants ou à les combattre. Il y a un impératif d’impartialité et en cela votre commission me paraît pertinente, puisqu’elle a mis le doigt sur la nécessité de déontologie, et je dirais même d’« éthique » pour employer un terme qui est plus en vigueur au sein des forces militaires qu’au sein des forces de police. Plutôt que de « déontologie » on devrait parler d’« éthique » du policier, dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre. Il doit rester impartial, il ne doit pas s’opposer aux manifestants, prendre parti contre eux, mais il ne doit pas non plus fraterniser avec eux. Il fait partie d’une force d’interposition qui est là pour préserver le cadre dans lequel la manifestation peut se dérouler correctement.

Cette exigence d’impartialité qui doit régir les opérations de maintien de l’ordre se retrouve dans les débats relatifs aux décomptes des manifestants. C’est un débat très ancien, récurrent, qui montre que, du côté des manifestants ou de la population, on trouve parfois que les policiers qui effectuent un décompte selon des méthodes très encadrées ne sont pas impartiaux. C’est la raison d’être du maintien de l’ordre : rester impartial, ne pas prendre parti. Or, dans un certain nombre de cas, il a pu y avoir des prises de parti.

Le maintien de l’ordre n’est pas une opération de police, notamment de police judiciaire, ni une opération militaire. Certes, il est exercé par des forces de l’ordre qui relèvent du ministère de l’Intérieur et il s’agit de policiers, mais le maintien de l’ordre n’est pas pour autant une opération de police. L’appellation « maintien de l’ordre » est d’ailleurs trompeuse, on devrait plutôt parler de « gestion de foule », parce qu’il y a un maintien de l’ordre aussi lors de festivités, de carnavals, de rassemblements de supporters avant ou après un match de football. Il peut même y avoir un maintien de l’ordre lorsqu’il s’agit d’une fête privée qui se déroule dans l’espace public, telle qu’une une procession religieuse ou une manifestation politique.

Le maintien de l’ordre consiste en la gestion d’une foule. Ce n’est pas une opération militaire parce que les forces de l’ordre ne sont pas les adversaires des manifestants. Il n’existe pas d’opposition de volontés entre eux. Il n’y a pas de victoire, alors qu’un militaire va viser la victoire, l’anéantissement des forces morales ou des forces physiques d’un « ennemi ». Ce n’est pas le cas dans une opération de maintien de l’ordre. Enfin, pour paraphraser Clausewitz, le maintien de l’ordre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens, puisqu’une opération de maintien de l’ordre est un acte politique par définition.

Le maintien de l’ordre est une action collective : on gère une foule. On ne doit pas individualiser l’action de la police. Chaque fois qu’il y a une individualisation du maintien de l’ordre, qu’un policier se retrouve seul face un manifestant, il s’agit déjà d’un échec. Dans une doctrine de maintien de l’ordre, on doit gérer un espace, un flux, des lieux, des foules. Cela relève aussi d’unités de police qui doivent par définition être itinérantes, par exemple des gendarmes mobiles. Ces unités sont itinérantes parce qu’il s’agit d’une police qui doit gérer la lutte contre la délinquance, l’enquête, l’instruction des enquêtes criminelles. Elle doit ainsi être insérée dans une population pour recueillir les informations. Il est plus difficile d’enquêter quand on ne parle pas la même langue et quand on ne connaît pas les codes de la sphère, familiale ou locale, dans laquelle on doit élucider un crime.

Pour éviter la fraternisation, les opérations de maintien de l’ordre nécessitent justement une anonymisation et une collectivisation de l’action. Il ne faut surtout pas connaître les manifestants ; sinon, cela va poser problème. Le maintien de l’ordre relève donc d’une hiérarchie différente – c’est le cas en France –, qui devrait être reliée directement au pouvoir politique, puisqu’il s’agit d’une action politique.

Pour finir, le maintien de l’ordre nécessite des moyens, des techniques, des unités, mais la spécialisation des unités pose des problèmes budgétaires de plus en plus difficiles à gérer. Surtout, les moyens et les techniques doivent être différents de ceux des autres missions de police. Quand on doit interpeller quelqu’un, intervenir sur un crime, les techniques sont différentes, mais elles sont même l’inverse de celles qui sont nécessaires pour assurer un maintien de l’ordre réussi. Il faut comprendre qu’au sein même des forces de l’ordre il existe un certain nombre d’unités qui, non seulement ne sont ni formées ni équipées, mais qui vont agir à l’inverse de ce qui est nécessaire pour réaliser un maintien de l’ordre.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Il me semble important de rappeler ces principes de base, parce qu’on a parfois l’impression que, pour certaines personnes qui assurent le maintien de l’ordre, le manifestant est un peu l’adversaire. Je souhaite justement vous interroger sur le profil des manifestants, qui semble avoir changé. Pensez-vous que cela a contribué à l’évolution que nous constatons, et notamment que cela peut expliquer certains incidents qui ont été fortement médiatisés ces derniers temps ?

Par ailleurs, vous aviez estimé dans une interview sur France Info que l’échec du maintien de l’ordre résidait dans l’incapacité des forces de l’ordre à expulser les éléments perturbateurs du cortège, et donc à les séparer des manifestants pacifiques. Existe-t-il des techniques qui pourraient être utilisées pour séparer ces personnes violentes des autres manifestants ? Vous avez aussi dit qu’il y avait eu une militarisation du maintien de l’ordre en France ces dernières années. Qu’est-ce qui justifie cette évolution ? Et quels sont les enseignements que vous en tirez ?

Au sujet de la peine complémentaire à l’interdiction de manifestation qui est prévue dans notre droit, pensez-vous qu’elle est insuffisamment ou excessivement prononcée ? Les associations de défense des droits de l’homme estiment que les interpellations de personnes se font parfois avec une brutalité excessive, sans qu’il y ait pour autant des suites judiciaires. Avez-vous constaté cela ? Et pouvez-vous nous donner une explication quant à cet état de fait ?

M. Cédric Mas. Pour ce qui est de l’évolution du profil des manifestants, il s’agit d’un point sur lequel nous avons travaillé. Notre institut a travaillé avec le gouvernement, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) sur la supervision sur les réseaux sociaux des djihadistes et des personnes en voie de radicalisation, dans le cadre d’une opération en 2018 et jusqu’au début 2019. À cette occasion, nous avons pu assister à l’avènement des Gilets jaunes. En même temps que nous supervisions et que nous réalisions cette mission pour le compte du gouvernement, nous avons donc vu ce qui se passait à côté, avec d’autres profils au départ, mais des évolutions identiques. En réalité, le profil des manifestants n’a pas nécessairement changé : il y a toujours eu des casseurs. Des lois anticasseurs ont été votées dans les années 1970. Ce n’est donc pas ce qui a changé.

Deux choses ont changé. Le premier changement concerne l’ampleur et l’importance décisives de l’image et de la gestion de l’image, en particulier sur les nouveaux médias et les réseaux sociaux. En amont, cela a modifié la capacité des manifestants à se fédérer, et, en aval, leur capacité à exploiter des images malencontreuses qui montrent des choses qui peuvent êtres sorties de leur contexte et pas toujours de façon objective, telles que des violences qui peuvent paraître illégitimes. C’est quelque chose qui a beaucoup changé et qui n’a pas du tout été pris en compte par les forces de l’ordre. Cela explique pourquoi ce rôle d’interposition, cette légitimité en tant que force d’interposition entre les manifestants et les personnes auxquelles ils s’adressent – il s’agit souvent du pouvoir politique, mais pas nécessairement – a évolué vers une absence d’impartialité, pour devenir une opposition entre policiers et manifestants. C’est donc moins le profil des manifestants que les moyens dont ils disposent, notamment les moyens d’exploiter et de déformer des images, qui ont évolué.

Le second changement porte sur leur capacité à se radicaliser. Ce terme est un peu galvaudé, mais il est important. Il signifie qu’il va y avoir une escalade.

Face à cela, il est important de rétablir le rôle d’interposition et de tendre vers des techniques de désescalade et de gestion de l’image. Nous réfléchissons à des préconisations à ce sujet, notamment relatives à la question de la communication et de la gestion des images des médias, avant, pendant et après des techniques de désescalade. À titre d’exemple, même en appliquant les recommandations du dernier schéma national du maintien de l’ordre, les sommations restent la plupart du temps inaudibles des manifestants, c’est-à-dire que, lorsqu’il y a usage de la force pour faire évacuer un lieu, la plupart des manifestants ne comprennent pas ce qu’il se passe. Il est inacceptable que les moyens technologiques de communication modernes disponibles ne soient pas davantage utilisés. De même, si vous êtes dans une manifestation avec des volontés pacifiques et que vous voyez la manifestation déraper, vous n’avez pas la possibilité d’avoir accès dans l’instant à l’information sur les endroits où vous réfugier avec vos enfants pour éviter les gaz lacrymogènes et ne pas être mêlés à des éléments perturbateurs.

Cela renvoie à votre question « Comment séparer les éléments perturbateurs ? » Ce n’est pas en les arrêtant au milieu d’une foule pacifique. Il existe des techniques et des analyses sociologiques et psychologiques des réactions de foule qui sont totalement ignorées par les concepteurs des doctrines d’emploi et les organisateurs des opérations de maintien de l’ordre français. Ils les ignorent tellement qu’ils en sont encore à la psychologie des foules de Gustave Le Bon, qui date de 1895, alors que l’on sait parfaitement que si l’on veut séparer des éléments extrêmes dans une foule hétérogène – dont l’appétence à la violence, au risque, à l’opposition frontale avec les forces de l’ordre n’est pas toujours homogène – il ne faut surtout pas avoir une apparence d’action agressive. Il peut être envisageable de séparer les éléments perturbateurs en distinguant les opérations de maintien de l’ordre des opérations de police judiciaire qui impliquent une interpellation immédiate, avec des microcharges, l’utilisation des grenades de désencerclement, des lanceurs de balle de défense 40 mm (LBD 40) et celle des grenades lacrymogènes. Ces opérations de police judiciaire induisent nécessairement la mise en danger des opérateurs, des fonctionnaires de police et des manifestants dans le but d’arrêter un élément perturbateur.

Il faut séparer ces opérations-là des opérations de maintien de l’ordre qui doivent être des opérations de gestion de foule avec la préservation d’une distance. Pour ce qui est des techniques, c’est la désescalade qu’il faut mettre en œuvre, et notamment permettre à la foule de rejeter elle-même les éléments perturbateurs. Cela a été observé dans un certain nombre de manifestations : la foule peut être amenée à expulser elle-même des éléments perturbateurs qui voudraient s’y réfugier. Les techniques de séparation des éléments perturbateurs ne consistent assurément pas à aller chercher ces derniers au milieu d’une foule pacifique.

Dans la proposition de loi sur la sécurité globale qui est actuellement soumise à votre examen, est prévu le développement de l’usage des drones, qui peut éventuellement être, en matière d’opérations de maintien de l’ordre, un élément qui permet d’apporter des éléments de preuve d’infractions, sans avoir à aller arrêter les éléments au milieu de la foule, et donc créer les conditions d’une escalade et de l’impasse tactique. Il ne faut pas être manichéen sur la question, puisqu’il y a des points positifs, notamment l’usage des images vidéo et des drones lors des opérations de maintien de l’ordre, pour éviter ces sortes de microcharges qui stressent les gens qui ne comprennent pas pourquoi ils sont tout à coup chargés, alors même que, du point de vue des fonctionnaires de police, la microcharge est légitime puisqu’elle vise à arrêter une personne.

De plus, cela permettrait de mieux sécuriser les procédures judiciaires qui vont suivre, puisque cela apporte plus d’éléments objectifs de preuve. Dans une foule, avec le bruit, la fureur et le stress, comment en effet être certain d’avoir l’identification exacte d’éléments perturbateurs, qui vont changer de tenue, utiliser des éléments de reconnaissance différents ? C’est le meilleur moyen d’aboutir à des procédures qui ne vont pas avoir de suites et qui vont être insatisfaisantes, pour les forces de l’ordre, pour les pouvoirs publics comme pour la population. On pourrait donc traiter les éléments perturbateurs en séparant les opérations de maintien de l’ordre collectives à distance – gestion de flux, désescalade – des opérations de police judiciaire : interpellation, identification, collecte des éléments de preuve et présentation devant un juge.

Pour ce qui est du processus de militarisation du maintien de l’ordre, il se déroule dans les pires conditions, dans la mesure où les militaires sont singés sans que leur éthique et leur méthodologie soient mises en œuvre. Cette militarisation est ainsi très imparfaite, mais le maintien de l’ordre est une opération qui exercée par les forces de police de manière collective. Elle nécessite donc des outils et des méthodologies qui peuvent parfois être semblables à ceux de l’armée, pour ce qui est de l’encadrement, des manœuvres collectives, de l’utilisation des moyens collectifs. Il existe par exemple des armes collectives. Pour interpeller un dealer dans la rue, on ne va pas utiliser une arme collective, alors que les canons à eau, par exemple, sont des armes collectives. Ces aspects ne sont en tout cas pas nécessairement à rejeter. En revanche, la militarisation à mauvais escient, c’est par exemple l’utilisation de techniques qui créent un conflit entre une force qui doit être une force d’interposition et des manifestants qui vont être regroupés en un ensemble cohérent. De son point de vue, quand il reçoit des projectiles, le policier a tendance à considérer que toutes les personnes qui lui font face lui sont hostiles, alors que ce n’est pas nécessairement le cas.

En ce qui concerne l’interdiction de manifester, n’étant pas avocat spécialisé en droit pénal, je n’ai aucune compétence en la matière. Je préfère donc ne pas développer cette question.

Pour ce qui est des interpellations avec brutalité excessive, il faut savoir que le maintien de l’ordre inclut deux questions.

D’abord, est-il nécessaire d’user de la force pour faire cesser un trouble, et va-t-on charger une foule pacifique pour empêcher qu’une vitrine soit cassée ou une poubelle brûlée ? C’est au pouvoir politique de le décider. C’est lui qui va fixer la norme, de la manière la plus transparente possible, du niveau de tolérance de l’expression publique d’une émotion qui peut être une émotion négative, hostile, voire une colère. Il faut permettre qu’elle s’exprime collectivement, mais c’est au pouvoir politique de décider jusqu’à quel point. Le Conseil d’État a d’ailleurs reconnu aux pouvoirs publics la possibilité de refuser l’utilisation de la force publique pour faire respecter une décision de justice lorsque les dommages qui allaient en résulter allaient être supérieurs aux dommages qui résultaient de l’inaction de l’État. Cela a été reconnu par une jurisprudence très ancienne. Fixer cette limite en amont permet de l’expliciter pour que les manifestants le sachent et pour que l’action soit le plus légitime possible, y compris à leurs yeux.

Ensuite, où fixer la frontière entre les opérations de police judiciaire, les interpellations et les opérations de maintien de l’ordre ? Et je repose la question : quel est l’intérêt d’arrêter quelqu’un qui a jeté un projectile sur les forces de l’ordre alors que l’on est quasi certain qu’il ne sera pas condamné en comparution immédiate ou qu’il sera condamné à une peine qui ne servira à rien, dans le cadre d’une audience expéditive d’une vingtaine de minutes maximum pour évaluer l’intégralité de son dossier? Quel est l’intérêt alors que, par ailleurs, les choses se déroulent pacifiquement ?

À titre d’exemple, la manifestation des personnels soignants sur le Champ-de-Mars a totalement dégénéré simplement du fait d’une succession de microcharges, qui ont d’ailleurs échoué et mis en danger les fonctionnaires de police. Pour interpeller, vous êtes en effet obligé d’utiliser une violence plus importante puisque vous vous retrouvez isolé au milieu des manifestants. Et vous vous retrouvez avec des manifestants qui, au départ, n’étaient pas nécessairement tentés de jeter des projectiles, mais qui, se sentant agressés par des policiers et du fait d’une dégradation de l’image générale de la police, ont perdu confiance dans les forces de l’ordre, et voient les membres de celles-ci en équipement lourd se diriger vers eux. Naturellement les manifestants vont avoir un réflexe de défense, qui va être pénalement sanctionné, dans l’incompréhension générale. Personne ne peut se satisfaire de cette situation où sont mélangées des opérations qui sont de natures différentes et qui supposent l’utilisation de techniques qui vont aboutir à des résultats opposés. L’interpellation d’un délinquant à 6 heures du matin à son domicile dans une cité où on craint une réaction de la population environnante ne nécessite pas les mêmes techniques que l’interpellation de quelqu’un qui a jeté un pavé au milieu d’une foule pacifique avec des enfants et des personnes qui n’ont rien à voir avec la scène, qui ne l’ont pas remarquée et qui vont assister à une opération de police qui, de l’extérieur, apparaît illégitime. Ce n’est donc pas tant la brutalité excessive qui est en cause que l’interpellation elle-même. Il serait préférable de séparer les deux.

Séparer les deux, cela signifie par exemple que les forces de l’ordre engagées dans une opération de maintien de l’ordre ne doivent pas être en civil. Le Défenseur des droits dénonce régulièrement le port de casques de moto civils par des membres des forces de l’ordre. On ne peut pas différencier un casseur d’un élément de la brigade anti-criminalité (BAC) quand celui-ci n’a plus ses éléments d’identification et qu’il est au milieu du tumulte, de la fumée, etc. On ne peut pas rétablir le lien de confiance entre les populations et les forces de l’ordre quand les forces de l’ordre portent les mêmes tenues que les éléments perturbateurs des manifestations.

Il est très important de montrer sa force pour ne pas avoir à l’utiliser. La montrer, c’est notamment porter tous le même uniforme. Il est très important de bien distinguer les opérations de police des opérations de maintien de l’ordre : de les distinguer dans la temporalité, dans les techniques, dans les moyens. Et je pense que, dans les opérations de maintien de l’ordre, l’usage du drone pourrait permettre d’éviter le mélange des genres et de troubler la situation en créant une situation d’escalade, alors que, dans ce cadre, les forces de l’ordre doivent viser la désescalade.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous avons plutôt entendu des avis mitigés sur l’usage des drones. On nous a aussi dit que certains policiers n’étaient pas identifiés en tant que tels au sein des manifestations et que cela pouvait être le cas à des fins de renseignement.

M. Cédric Mas. La police du renseignement est la troisième des grandes activités des forces de police. Elle a ses techniques propres et nécessite de se mêler à la foule. Mais une personne qui fait du renseignement n’est pas équipée d’un casque de moto, d’une matraque ni d’un LBD 40 caché sous sa veste civile… Il ne faut pas se moquer du monde et faire croire des choses fausses.

Je parle pour ma part de l’utilisation des drones dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre. La problématique que nous avons aujourd’hui, c’est que les forces de l’ordre spécialisées dans le maintien de l’ordre sont de moins en moins nombreuses. Or, un maintien de l’ordre efficace commence par une exposition de la force pour éviter qu’elle ait à être utilisée. On a réduit de manière drastique les effectifs des forces spécialisées, qui constituaient auparavant l’excellence du maintien de l’ordre à la française, et on les a remplacées par de la mobilité. Les forces de l’ordre deviennent ainsi aussi mobiles que les éléments les plus perturbateurs de la manifestation, ce qui entraîne des problèmes de doctrine d’emploi. Et on va parfois compléter le dispositif par la mobilisation d’effectifs qui ne sont ni formés ni équipés pour le maintien de l’ordre et qui vont là aussi perturber.

Il me semble important que vous entendiez les réflexions des officiers des forces spécialisées en maintien de l’ordre, qui se plaignent que leur action soit troublée par les interventions de policiers qui ne pensent qu’à « faire de la courette », mettent en danger tout le monde et dégradent la situation, en créant les conditions d’une escalade. Cela crée aussi ces images désastreuses de policiers dont le comportement, les tenues sont identiques à ceux des éléments perturbateurs ou de casseurs. Or, on doit tout de suite faire la différence entre un membre des forces de l’ordre et un élément perturbateur – même dans la fumée des lacrymogènes, dans le stress de la manifestation qui est en train de dégénérer.

Je pense que le drone peut permettre d’économiser des effectifs, mais dans les opérations de maintien de l’ordre. Il ne s’agit pas d’avoir des drones en permanence au-dessus de nos têtes pour surveiller nos allées et venues et attenter à notre liberté. Dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, cela peut faciliter la judiciarisation sans créer les conditions tactiques d’une escalade entre les forces de l’ordre et les manifestants. Je pense que cela peut être une solution par le haut. Mais il faudrait en ce cas définir ce qu’est une opération de maintien de l’ordre : ce n’est pas une opération de police – police routière, police d’interpellation, police criminelle ou police d’enquête –, mais ce n’est pas non plus une opération anti-émeutes, qui se place à un autre niveau. Il faudrait donc mener une réflexion sur cette question.

Il faut poser la question de la pensée doctrinale et de la définition de la raison d’être du maintien de l’ordre. Aujourd’hui le retour d’expérience du maintien de l’ordre est complètement endogame, c’est-à-dire qu’au ministère de l’Intérieur on ne s’intéresse plus aux travaux d’universitaires et de chercheurs qui étudient de manière comparée les techniques utilisées en France et à l’étranger. Il faut impérativement que la réflexion se nourrisse des travaux sur la psychologie des foules, sur l’évolution des mouvements de contestation, sur l’utilisation des nouvelles techniques d’information et des réseaux sociaux et même de manipulation, sur les problématiques de droit comparé et de pratiques comparées du maintien de l’ordre. Il s’agit d’un enjeu décisif.

Il n’existe pas d’institut supérieur ou central d’étude du maintien de l’ordre au sein duquel se réuniraient tant des opérateurs – des opérationnels, des chefs d’unités spécialisées dans le maintien de l’ordre – que des universitaires, des chercheurs, et qui permettrait de nourrir une réflexion sur ces questions : À quoi doit servir une opération de maintien de l’ordre ? Quand est-elle réussie ? Quand est-elle un échec ? Pourquoi est-ce un échec ? Et que peut-on faire pour y remédier ?

Aujourd’hui le ministère de l’Intérieur se referme sur lui-même. La façon dont a été conçu et rédigé le schéma national du maintien de l’ordre est assez éloquente.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Avez-vous été associé à sa rédaction ?

M. Cédric Mas. Non, pas du tout. Mais d’autres chercheurs auraient pu y être associés et se sont plaints de ne pas l’avoir été. La rédaction montre d’ailleurs un déséquilibre complet, puisque des idées sont concédées d’un côté – « oui, il est vrai qu’il pourrait être intéressant d’utiliser d’autres moyens pour les sommations », sans que l’on donne aucune information –, et d’un autre côté on constate la régularisation de pratiques qui ont été observées ces dernières années sur le maintien de l’ordre. Il existe une problématique relative au maintien de l’ordre aujourd’hui en France. C’est un échec, un échec d’image. Les quatre principes du maintien de l’ordre à la française sont les suivants : la distanciation et la préservation des vies ; la spécialisation des forces en nombre suffisant ; la proportionnalité de l’emploi de la force aux nécessités ; la judiciarisation des exactions.

Ces quatre principes sont en échec. Et la difficulté est que cet échec est apparu au grand jour non seulement auprès de certaines portions de la population qui avaient l’habitude de manifester, mais aussi auprès du plus grand nombre. En effet, depuis un certain nombre d’années, des gens qui sont des primo-manifestants et qui étaient jusque-là plutôt favorables – par tradition ou par appétence – aux forces de police et à l’ordre s’en sont éloignés.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Pensez-vous que la généralisation des caméras-piétons peut jouer un rôle dans cette guerre d’images que l’on constate aujourd’hui dans les suites des manifestations ?

M. Cédric Mas. Il faut généraliser les caméras-piétons sur les policiers en patrouille dans le cadre d’opérations de police, mais le maintien de l’ordre est vraiment quelque chose de différent. Que des images soient prises par la police pour justifier et légitimer a posteriori son action dans les opérations de communication qui continuent après la manifestation – et pour l’instant nos forces de l’ordre ne prennent pas suffisamment en considération ces enjeux –, c’est une chose. Mais, à mon sens, dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre, la caméra-piéton est une individualisation. Or, le maintien de l’ordre doit être une opération collective. Chaque fois qu’une action est individuelle, c’est qu’il y a un problème. Il existe aujourd’hui des problèmes d’effectifs, de formation, de moyens, et ces manques sont remplacés par de mauvaises solutions. Pour moi, les caméras-piétons n’ont pas de raison d’être dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, puisque celles-ci sont nécessairement collectives. On doit être à distance, en unité constituée. C’est ainsi que doit se dérouler une opération de maintien de l’ordre.

En revanche, qu’il y ait des prises de vues de la part des forces de l’ordre avec des unités spécialisées, cela me paraît plus pertinent que l’utilisation d’armes telles que le LBD 40. Il s’agit d’une arme individuelle et elle ne devrait pas être employée dans le cadre du maintien de l’ordre. Elle peut être utile dans d’autres opérations de police, mais pas dans le cadre du maintien de l’ordre, qui nécessite de la distanciation et des techniques de désescalade. Il est préférable de mieux communiquer. Pour ma part, je préférerais qu’il y ait des forces de l’ordre en tenue avec des gilets reconnaissables au milieu de la manifestation, comme le font les Britanniques, pour informer en permanence les manifestants des voies qui leur sont ouvertes, de celles qui leur sont fermées, du fait que des éléments perturbateurs sont présents à tel endroit et que s’ils souhaitent, en tant que citoyens respectueux des lois, continuer à exercer leur droit sans être mélangés à des éléments perturbateurs, ils doivent se déplacer vers tel endroit, etc. Il peut s’agir d’éléments de communication pendant la manifestation.

Il existe ainsi : la communication avant la manifestation, avec notamment la prise de renseignements, pour essayer de paramétrer le niveau des moyens qui seront nécessaires face à une annonce de manifestation ; la communication pendant la manifestation, qui est primordiale pour légitimer les opérations, séparer les éléments perturbateurs et éviter de créer, à partir d’une foule agrégée d’individus, un groupe qui devienne compact et hostile aux forces de l’ordre ; la communication après la manifestation, pour rendre plus légitimes les opérations de maintien de l’ordre et les images qui peuvent en ressortir.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Il existe des organes de contrôle interne – l’Inspection générale de la police et de la gendarmerie nationale (IGGN) – et externe : le Défenseur des droits. Pensez-vous qu’aujourd’hui ils disposent de moyens suffisants pour traiter les plaintes, les incidents constatés durant les manifestations, ou faudrait-il modifier leurs moyens d’intervention ?

M. Cédric Mas. Les moyens dont ils disposent sont absolument insuffisants. Il y a un enjeu décisif pour le maintien de l’ordre, et plus globalement pour l’image de la police, qui ne fait que se dégrader en raison de cette perte de confiance. Cette perte de confiance découle de l’abandon de la posture d’impartialité et d’interposition de la police, notamment dans le cadre du maintien de l’ordre, qui vient notamment du déséquilibre total entre le délai des procédures judiciaires lorsqu’il y a des problèmes de comportement de policiers, par rapport au délai des procédures judiciaires lorsqu’il y a des problèmes relatifs au comportement du reste de la population. Quand on voit les images et le nombre des poursuites qui ont été diligentées et menées à leur terme à l’encontre de policiers dont le comportement est absolument inacceptable, poursuites qui sont pourtant indispensables pour restaurer l’image de la police, il apparaît nécessaire d’instaurer une procédure différente de celle qui existe aujourd’hui. En effet, celle-ci ne devrait pas reposer sur des organes endogames comme les inspections générales, ou dépourvu de moyens de poursuite et de judiciarisation comme le Défenseur des droits. Il y a là une très importante réflexion à mener.

Il s’agit d’un enjeu global, auquel les policiers vont peut-être dans un premier temps être collectivement opposés, mais qui conduirait à une amélioration de leur image. Force doit rester à la loi, et non force doit rester dans tous les cas aux personnes chargées de faire respecter la loi. Ce n’est pas la même chose. La loi, ce n’est pas le policier qui l’édicte, ce n’est pas le policier qui la personnifie. Il est seulement là en tant que fonctionnaire pour la faire appliquer. Et il peut être imparfait, comme tout être humain. Je souligne aussi qu’une autre procédure pour mieux contrôler et briser ce sentiment d’impunité que la population prête aux policiers – et qui d’ailleurs ne correspond pas à la réalité – doit prendre en compte la spécificité du maintien de l’ordre. Lorsque des opérations de maintien de l’ordre ont lieu, le policier est en effet sous les ordres, il agit collectivement. Un cadre est donc défini et clair. Dans ce cas, son comportement ne doit pas être jugé de la même façon que lorsqu’il participe à des opérations de police, routières, financières, administratives, ou une interpellation individuelle.

Il existe une demande de la population, dont votre commission est l’expression. Il s’agit quand même de la deuxième commission d’enquête sur ce thème depuis 2015. Elle avait donné lieu à 22 propositions, qui n’ont quasiment pas été suivies d’effets. C’est assez dramatique de devoir, cinq ans, après se reposer les mêmes questions, d’obtenir quasiment les mêmes réponses et de n’avoir toujours pas de suites dans les textes, notamment s’agissant des dispositifs de désescalade, de professionnalisation, de formation. Il me semble très important d’instaurer une instance impartiale et qui permette de restaurer l’image de la police, en traitant les demandes et les plaintes des manifestants contre des agissements de policiers individuels qui seraient sortis du cadre. Une fois qu’elles seront traitées dans une instance dans les mêmes délais que les plaintes contre les manifestants, l’impartialité sera naturellement rétablie. Cette impartialité est nécessaire pour une opération de maintien de l’ordre efficace.

Mme Camille Galliard-Minier. Vous avez été très clair et avez bien souligné que les forces chargées du maintien de l’ordre constituent un intermédiaire entre deux personnes qui doivent dialoguer. Il est absolument nécessaire qu’un pouvoir local ou central puisse discuter avec sa population, notamment à travers la manifestation, qui ne doit pas être appréhendée comme un acte forcément violent, mais au contraire comme une forme d’échange.

En ce qui concerne les armes telles que les LBD, certains ont souhaité qu’elles soient écartées. Pouvez-vous nous fournir quelques éléments complémentaires à ce sujet, puisque leur usage figure toujours dans le schéma du maintien de l’ordre ? Selon vous, devraient-elles être définitivement écartées de toute situation ? J’ai bien saisi qu’à certains moments il fallait quand même séparer, mettre à l’écart ou rejeter de la manifestation les éléments perturbateurs. Il y a donc une question de temporalité, alors comment faire et quels moyens donner ? On nous a notamment parlé de l’utilisation des canons à eau en Allemagne.

M. Cédric Mas. Le LBD 40 n’est pas un outil de maintien de l’ordre puisque c’est une arme individuelle. Or, le maintien de l’ordre doit être pensé, conçu, pratiqué comme une opération collective. Quand on s’interroge pour savoir s’il faut être formé à l’usage du LBD 40, s’il faut qu’il soit filmé, encadré par un binôme, un référent qui va décider quand il est pertinent, on est dans l’erreur. Le LBD 40 est une arme individuelle qui est conçue pour éviter à la police d’utiliser ses armes à feu. Chaque fois qu’un policier est amené à utiliser, y compris en légitime défense, son arme à feu, le recours à un LBD 40 est préférable parce qu’il est moins dangereux. Cela ne signifie pas qu’il ne l’est pas, mais il l’est moins pour l’intégrité physique de la personne visée. Dès lors que vous comprenez que le LBD 40 n’est utile que pour éviter d’avoir à sortir son arme à feu, vous comprenez qu’il n’a pas lieu d’être dans le maintien de l’ordre. Le LBD 40 ne sera utile qu’en situation d’émeute, face à des gens qui sont eux-mêmes armés.

Si on n’a pas d’outils pour remplacer le LBD 40, on en trouve… On trouve des outils collectifs : des barrières, par exemple. Je ne suis pas nécessairement contre l’usage des grenades en tant que telles : c’est un outil collectif. Le canon à eau en est aussi un, il repousse le manifestant et recrée cette distanciation qui est nécessaire à une opération de maintien de l’ordre. Il s’agit d’une gestion de foule, non d’un combat. Le LBD 40 est donc absolument à proscrire dans les opérations de maintien de l’ordre. Il ne peut être utilisé qu’après, en cas de situation d’émeute, et donc face à une foule violente, elle-même armée, et en tant qu’arme intermédiaire pour éviter d’avoir à sortir les armes à feu. Quand l’on vous dit « je n’ai pas d’autre outil que le LBD 40 », vous pouvez répondre : « Mais vous ne sortez pas votre pistolet ou votre fusil dans le cadre du maintien de l’ordre, pourquoi sortez-vous un LBD 40 ? » Le maintien de l’ordre étant une opération collective, les outils, techniques, formations et organisations des policiers ne doivent donc pas être les mêmes.

Votre commission d’enquête peut agir et essayer d’influer sur deux points.

D’abord, il est inacceptable que des forces de l’ordre ne soient pas en tenue et en uniforme lors d’une opération de maintien de l’ordre. On se plaint du manque d’effectifs, mais la moitié est en civil, donc invisible. Si elles sont en uniforme, on sait tout de suite où sont les forces de l’ordre. Ce sont des forces d’interposition et elles n’ont pas à se cacher. Elles sont dans leur rôle et elles sont légitimes dans leur opération.

Ensuite, seuls des outils collectifs doivent être utilisés. Cela vaut pour le LBD 40 comme pour la caméra-piéton. Il faut rester cohérent, puisque l’opération de maintien de l’ordre est une opération politique et qui doit consister pour la police à utiliser des techniques collectives.

Mme Laurence Vanceunebrock. Je ne voudrais pas que ma question soit perçue comme polémique, mais vous parlez de matériel collectif, en citant les barrières. J’ai moi-même été fonctionnaire de police pendant vingt-cinq ans et j’ai effectué du maintien de l’ordre au cours de mes missions. Il arrive parfois qu’un petit groupe de trois ou quatre fonctionnaires doive aller au contact des manifestants, parce que des exactions sont en train d’être commises. À ce moment, si une vingtaine de personnes se dirigent vers soi, je vois mal comment on peut subitement sortir du matériel collectif, comme des barrières, pour instaurer une distance entre le petit groupe de fonctionnaires qui est sur la voie publique et ces manifestants. Avez-vous d’autres pistes à suggérer que ce type de matériel, qui ne me semble pas totalement approprié à ce genre d’événement ?

M. Cédric Mas. Votre question est tout à fait judicieuse, puisqu’on ne va évidemment pas positionner à l’avance des barrières à l’endroit précis où ont lieu les faits. Mais, vous n’êtes plus dans une opération de maintien de l’ordre si vous allez au contact à trois au milieu d’une foule qui va nécessairement être hostile, parce que, de son point de vue, en allant au contact vous êtes l’« agresseur », quelle que soit la légitimité de votre intervention. Vous êtes alors dans une opération de police judiciaire, ou du moins de lutte contre la délinquance, où vous allez interpeller un délinquant. C’est nécessaire et légitime, mais vous n’êtes plus dans du maintien de l’ordre. Mais est-il nécessaire d’aller l’interpeller tout de suite ? Ne serait-il pas plus judicieux de collecter les éléments de preuve et de procéder à l’interpellation plus tard, plutôt que de provoquer une dégradation et une escalade dans une situation globale ?

Si vous allez au contact pour repousser un espace, vous gérez un flux et cela reste du maintien de l’ordre. Et là vous pouvez utiliser des barrières mobiles pour repousser les gens. Nous avons fréquemment vu des images de trois ou quatre policiers qui vont au contact. Ils se mettent en danger, ce dont témoigne l’augmentation du nombre de blessés. Ces policiers provoquent une escalade et mènent une opération qui ne relève plus du maintien de l’ordre. Elle peut être utile à une judiciarisation postérieure, mais le même résultat pourrait être atteint par d’autres moyens. Il faut repenser les opérations à partir de cette réflexion.

Ces opérations, ces microcharges, ces poursuites de personnes mettent en danger les fonctionnaires, créent du stress et entraînent globalement une impasse tactique, puisque à la fin, pour vous dégager, vous allez utiliser les LBD 40 ou les gaz lacrymogènes et vous allez finalement vous retrouver au contact de personnes qui au départ n’ont pas vu la scène. Si elles ne l’ont pas vue, pourquoi venir les « agresser » ? C’est ainsi qu’elles le perçoivent. Et cela est documenté depuis les années 1970, mais j’ai encore en permanence cette discussion avec des fonctionnaires de police. Peut-être ont-ils reçu des ordres par ailleurs, mais ils tournent alors le dos au maintien de l’ordre pour faire autre chose. C’est peut-être légitime à un moment donné, mais dans ces cas il faut utiliser d’autres outils.

Mme Laurence Vanceunebrock. Je comprends ce que vous voulez dire, mais pour ma part je faisais partie d’unités spécialisées et on ne peut pas laisser quelqu’un – qui que ce soit – être pris à partie par des participants d’une manifestation et se faire charger ou tabasser. Une manifestation est quelque chose de fluctuant, on ne peut pas toujours arriver à la contrôler et à rester dans une démarche sereine. Parfois ça déborde, et on est bien obligé d’intervenir. Je ne parle pas des dégradations, car je suis de votre avis sur ce point et pense qu’il est parfois préférable de renoncer à interpeller des manifestants ou des personnes qui se sont mêlées à la manifestation pour commettre des dégradations, puisque cela peut effectivement provoquer une escalade. Mais il y a des moments où, pour la protection d’autrui, on est obligé d’intervenir et alors de sortir du cadre de la manifestation. L’on peut se retrouver en petit groupe à devoir interpeller quelqu’un qui vient de commettre des violences – qui sont autre chose que des dégradations. C’est ce qui peut expliquer pourquoi il y a parfois, par nécessité, des choses qui sont faites, et pas toujours bien faites, par des forces de police qui sortent peut-être de leur cadre.

M. Cédric Mas. Je dirais que le maintien de l’ordre est aujourd’hui confronté à deux défis dans les sociétés occidentales républicaines et démocratiques.

Le premier défi a trait à la question des réseaux sociaux et de cette opposition d’images et de communication dans laquelle les forces de l’ordre partent perdantes parce qu’on ne leur a pas donné les moyens en amont d’exercer correctement leur mission, qui n’est même pas clairement définie. C’est pour cela qu’il est fondamental de repenser la doctrine au sein d’un institut qui serait ouvert à d’autres pensées. Il est inacceptable que nous soyons dans une espèce de milieu fermé d’où sortent des textes qui ont été rédigés on ne sait pas par qui ni comment. Cela a sûrement été fait par des gens très compétents, mais qui ne sont pas ouverts aux techniques.

Le second défi concerne les affrontements sur la voie publique entre manifestants et contre-manifestants. Le maintien de l’ordre comprend à la fois la gestion du flux de la manifestation et l’interposition entre différents groupes de manifestants qui veulent parfois en découdre ou s’opposer frontalement.

Un des points d’inflexion de cette perte de réussite du maintien de l’ordre à la française a été la manifestation des lycéens, où des personnes extérieures à la manifestation venaient les piller, leur voler leurs téléphones et leurs sacs. Les images ont été dramatiques. Les forces de l’ordre ont dû intervenir au milieu de la manifestation, pour arrêter des délinquants de droit commun qui venaient la perturber en agressant les manifestants. Il faut trouver des solutions pour séparer des groupes qui s’opposent et trouver des techniques de séparation efficientes.

Pour conclure, je dirais qu’il faut passer d’un maintien de l’ordre républicain à un maintien républicain de l’ordre, pour paraphraser un spécialiste du sujet. Le maintien de l’ordre se conçoit en tant que tel. Toute sa légitimité va tourner autour de sa méthodologie et de la manière dont on communique à son sujet. Ce n’est donc pas le maintien de l’ordre républicain, c’est le maintien républicain de l’ordre, c’est-à-dire respectueux de l’État de droit, de la proportionnalité et de la légitimité.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. C’est parfaitement exprimé. Il nous reste donc à réfléchir à tout cela… Je vous remercie de votre participation.

 

 

 


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Audition du jeudi 12 novembre 2020

À 10 heures : M. Christian Sonrier, président de l’Association des hauts fonctionnaires de la police nationale, accompagnée de M. Hubert Weigel, membre du comité directeur

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Soyez les bienvenus. Je vous propose de nous exposer en introduction comment vous appréhendez les questions de maintien de l’ordre.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Christian Sonrier et Hubert Weigel prêtent serment.)

M. Christian Sonrier, président de l’Association des hauts fonctionnaires de la police nationale (AHFPN). En préambule, je vais vous parler de cette association qui s’appelle pompeusement « Association des hauts fonctionnaires de la police nationale ». Nous sommes en réalité hauts fonctionnaires dès que nous entrons à l’école des commissaires de police. L’association a plusieurs décennies d’existence et n’était auparavant qu’une amicale, puisque les contrôleurs généraux ou les inspecteurs généraux qu’elle est censée réunir ne représentaient que quelques dizaines de fonctionnaires. Aujourd’hui, grâce à une série de réformes successives, nous avons un potentiel de 500 hauts fonctionnaires, à partir de commissaire général. Notre association compte un tiers de fidèles adhérents parmi ce vivier de 500 personnes. Il s’agit toujours de personnes qui ont au moins été commissaires généraux, qui ont eu des emplois de contrôleurs généraux, d’inspecteurs généraux ou de directeurs des services actifs.

L’association créait beaucoup de lien social et cela continue à être un de nos objectifs prioritaires. Elle crée un lien entre les retraités et les actifs, ce qui est très important, d’autant qu’ils viennent souvent d’univers très différents, de spécialités très diverses. La composition des membres de cette association, et surtout du ratio retraités/actifs, a changé. Ce ratio était d’un tiers d’actifs pour deux tiers de retraités, et il s’est aujourd’hui inversé : nous avons deux tiers d’actifs pour un tiers de retraités. Cela nous a conduits à être un « cercle de réflexion », une sorte de think tank, qui organise tous les ans des Rencontres – c’est ainsi que nous les appelons, que le ministre de l’Intérieur nous fait l’honneur de clore. Le thème abordé il y a deux ans était « Quelle police pour demain ? ». Cette année, c’était « Les policiers au cœur des violences », un sujet également très vaste. Nous n’avions pas trop voulu interférer dans le domaine de l’ordre public puisque nous savions qu’un groupe de travail était en place, dont Hubert Weigel faisait partie.

Nous avons été consultés pour le Livre blanc de la sécurité. Une mission d’information de l’Assemblée sur les contrats locaux de sécurité nous a également entendus. C’est très gratifiant pour nous d’être reçus aujourd’hui par des représentants de la nation dans le cadre de cette commission. Hubert Weigel est un homme de l’art, il ne manquera donc pas de répondre à vos éventuelles questions sur les aspects techniques. Pour ma part, je vous ferai plutôt part des questionnements que nous avons souvent au sein de notre association, sur des sujets peut-être « parisiens », comme le couple préfet-chef du dispositif de l’ordre public ; des sujets relatifs à la responsabilisation des chefs de secteur sur le terrain : ne dirige-t-on pas trop de façon verticale à partir d’une salle de commandement, avec de nombreux procédés techniques – caméras, radios plus performantes… – et donc la tentation de gérer tout du haut, et de ne pas assez responsabiliser les collègues de terrain ? ; une autre question que nous nous posons est celle de l’opportunité de la dichotomie de l’organisation parisienne entre la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) – qui gère l’ordre public et qui est quasiment un État dans l’État – et la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), que j’ai d’ailleurs dirigée. Nous nous demandons s’il est souhaitable que ces deux entités coexistent alors que, par le passé – il y a plus de vingt ans –, un seul directeur de la sécurité publique avait un cerveau avec les deux lobes pour trouver cet équilibre ente la police d’État et la police nationale de la population. Nos collègues de province continuent à le faire, et il devait trouver cet équilibre qui fait que sur le terrain on est davantage dans la proximité, et peut-être plus efficaces.

Nous nous interrogeons sur ces questions structurelles, mais qui ne sont parfois pas sans incidence sur la réalité du terrain.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le document que vous nous avez fait parvenir sur la police confrontée aux difficultés actuelles.

M. Christian Sonrier, membre du comité directeur. Dans notre panel de hauts fonctionnaires, nous avons la chance d’avoir des gens qui nous apportent un regard extérieur. Nous avons notamment beaucoup de collègues qui ont travaillé à l’international auprès des ambassades, comme attachés de sécurité. Nous avons des personnes qui travaillent à présent dans le privé. Elles nous apportent une vision de nos problématiques qui n’est pas du tout corporatiste. Nous avons aussi des personnes qui ont des fonctions électives, et je vous remercie de saluer de ma part le président de la commission qui est un proche de notre association.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous souhaitions vous interroger sur l’apparition de nouveaux profils de manifestants. Avez-vous constaté cette évolution ? Qu’est-ce que cela change pour le maintien de l’ordre ? Dans le cas des manifestations, on dit souvent que les casseurs sont des gens qui sont venus perturber la manifestation et qu’ils ne sont pas eux-mêmes des manifestants. Comment se fait-il qu’on ne puisse pas empêcher l’infiltration de ces gens parmi les manifestants ? Comment pourrait-on les isoler ?

Par ailleurs, dans le rapport de la Cour des comptes de 2017 sur les moyens du maintien de l’ordre, il est dit qu’il faudrait mieux utiliser des personnes formées au maintien de l’ordre et qu’il semble en outre que les capacités opérationnelles des forces mobiles soient aujourd’hui saturées. Cela expliquerait le recours à des personnes non formées. Qu’en pensez-vous ?

M. Hubert Weigel. Je vais essayer de répondre aux questions que vous venez de poser, mais avec l’appui et le concours de mon collègue. Nous avons bien entendu remarqué les comportements liés à de nouveaux modes d’expression de la part de manifestants, et ce depuis plusieurs années. Et on peut dire que c’est allé crescendo. On peut également souligner que notre pays n’est pas le seul à avoir fait ce type de constatations. Les premières manifestations où ont été observés de nouveaux modes de contestation assez violents, et de plus en plus violents, ont été les réunions internationales, qui se sont tenues en Italie, en France et en Allemagne. Des échanges que nous avons eus avec nos collègues étrangers, et en particulier européens, ont été fructueux sur ce plan, pour tenter de dresser un profil général de cette nouvelle forme de manifestation.

Il s’agit de manifestations plus violentes, plus agressives à l’égard des policiers et qui sont visiblement le fait de gens très bien organisés, sur lesquels il convient que nos services de renseignement– sous toutes leurs formes – obtiennent des éléments d’appréciation, pour permettre aux responsables de l’ordre public d’anticiper les manœuvres.

En ce qui concerne les moyens d’empêcher l’infiltration des manifestations par ce type d’individus, il faut déjà pouvoir observer les rassemblements, réunir des renseignements sur ces individus et obtenir de la part de l’autorité judiciaire des réquisitions qui permettent de procéder à des contrôles d’identité, à des palpations ou à des fouilles, pour éviter que ces individus – souvent armés et souvent équipés d’une manière inappropriée par rapport à une manifestation pacifique – ne puissent s’y infiltrer. Mais ces réquisitions s’obtiennent de plus en plus souvent et en bonne intelligence avec les procureurs. Ces individus font preuve d’une véritable habitude et d’un vrai professionnalisme. Et, une fois qu’ils se sont infiltrés dans la manifestation, la difficulté pour les responsables du maintien de l’ordre est de parvenir à les séparer des autres manifestants pour pouvoir les interpeller. Ce n’est pas chose aisée, le maintien de l’ordre étant un art d’équilibre : un équilibre entre le désordre toléré et le désordre intolérable.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vous ne m’avez pas répondu sur la question de la capacité des forces mobiles, qui est aujourd’hui quasi saturée, d’après la Cour des comptes.

M. Hubert Weigel. En effet. L’effectif des forces mobiles a été variable au cours des dernières années, avec cependant une diminution. Mais, pendant mes vingt-sept ans de fonctions au sein de la sécurité publique en province et pendant mes deux ans à la tête des Compagnies républicaines de sécurité (CRS), j’ai pu constater que, de toute façon, les forces mobiles n’étaient pas forcément suffisantes par rapport aux besoins. Je pense en particulier à la province, ayant été essentiellement en poste en province. Il m’est arrivé à plusieurs reprises d’avoir à traiter des manifestations en demandant le renfort de forces mobiles, mais celles-ci ne pouvaient pas venir.

En conséquence, la direction centrale de la sécurité publique a créé, voilà longtemps, les compagnies départementales de marche. Celles-ci consistent à récupérer des effectifs de tous les commissariats pour faire face à un événement dans un département, voire dans une zone, puisqu’il y a maintenant une organisation zonale de la sécurité publique. Cela ne peut pas remplacer les forces mobiles, mais permet de réaliser une première ou de premières interventions. Pour ce faire, il faut que les effectifs aient une formation minimale et surtout un équipement de protection et d’intervention adapté à cette mission. J’ai expérimenté l’utilisation de ces compagnies départementales de marche, notamment à l’époque où j’étais en poste dans un département du sud de la France. Les chantiers de développement du train à grande vitesse (TGV) – c’est donc assez ancien… – se traduisaient alors par des occupations et des manifestations parfois un peu violentes. Et le fait de rassembler une compagnie départementale de marche permettait à la fois de calmer le jeu avec les manifestants de l’époque, que beaucoup de policiers connaissaient, ce qui permettait une bonne approche, une négociation et in fine un règlement du problème dans les conditions les plus adaptées et les moins violentes possible, et de créer au sein des services une solidarité qui était pertinente pour le bon fonctionnement au niveau du département.

M. Christian Sonrier. Quand on parle d’unités spécialisées, on sous-entend les gendarmes mobiles d’un côté et les CRS de l’autre. Je dis « de l’autre » parce que chacun opère un peu dans son coin alors qu’ils font quasiment le même métier. Je ne parle pas des outre-mer, qui est réservés aux gendarmes mobiles, mais il pourrait y avoir une voie de progrès en rapprochant ces deux grandes entités.

Peut-être également faudrait-il se pencher sur l’esprit de responsabilisation. S’agissant de ceux qui profitent d’une manifestation pour venir créer un climat insurrectionnel et s’attaquer de façon très violente aux policiers, peut-être pourrait-on responsabiliser plus en amont. C’est dans les gares de la grande banlieue, par exemple, qu’il faut procéder à des fouilles. Il faut qu’il y ait une grande mobilisation pour qu’on puisse déjà détecter en amont ces gens qui vont venir avec des intentions très malveillantes.

Par ailleurs, sur le terrain, je pense qu’il faut laisser plus de pouvoir aux chefs de secteur sur un territoire, parce que les émeutiers, les fauteurs de troubles interviennent tellement rapidement qu’il ne faut pas attendre que les ordres viennent de beaucoup plus haut. C’est comme pour les services d’aide médicale urgente (SAMU) : il ne faut pas que l’acteur de terrain demande sans arrêt des instructions au Centre 15. Le chef de secteur dispose d’une pleine délégation pour apprécier sur le terrain la nécessité de procéder à telle ou telle interpellation. Je pense que si nous leur faisions plus confiance, si nous leur déléguions un peu plus de pouvoirs, ces chefs de secteur sur le terrain pourraient de façon plus rapide et plus efficace intervenir pour mettre fin à des débordements inacceptables.

M. Hubert Weigel. À ce sujet, il faut savoir qu’il existe une grande différence dans le mode de gestion du maintien de l’ordre entre Paris et la province. Ce qu’a décrit mon collègue à l’instant en soulignant le fait que les chefs de secteur attendent des instructions d’une salle de commandement, c’est plutôt une organisation parisienne. En province, le directeur départemental, qui est directeur du service d’ordre, reste généralement en salle de commandement – cela dépend de la taille du département – et délègue des responsabilités opérationnelles à des commissaires de police qui sont chargés de secteurs. Par définition, ces commissaires de police ont la possibilité de prendre des initiatives d’intervention lorsqu’ils constatent que des infractions sont commises dans leur zone de responsabilité déléguée.

Il est en effet à la fois désagréable et contestable pour l’opinion publique de voir sur des images télévisées des unités déployées en barrages devant lesquels, à 20 ou 30 mètres, des dégradations sont commises sans que les effectifs puissent intervenir. C’est ou c’était souvent le cas sur le secteur de la plaque parisienne, pour les raisons qu’évoquait mon collègue. C’est beaucoup moins le cas en province, où existe cette déconcentration et où cette capacité d’intervenir est donnée au commissaire chargé d’un secteur. Je parle essentiellement du commissaire et des zones de police urbaines puisque généralement les manifestations qui posent des problèmes se situent dans des zones urbaines, c’est-à-dire des zones de compétence de la police nationale.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Finalement, on a souvent le choix entre deux mauvaises solutions et deux mauvaises images… Le schéma national du maintien de l’ordre qui vient de sortir distingue les rôles du directeur du service d’ordre, du chef de secteur opérationnel et du commandant de la force publique. Et c’est apparemment là qu’il faut faire un choix pour savoir qui va décider. Vous dites que cela doit plutôt être celui qui est sur le terrain, et qu’il faut donc déconcentrer le pouvoir de décider et les responsabilités à prendre.

M. Hubert Weigel. Exactement. Il faut déconcentrer. Cela existe en province depuis longtemps. Mais il faut rappeler l’ossature hiérarchique et la répartition des responsabilités. Celui qui définit la stratégie du maintien de l’ordre dans le département, c’est le préfet. Il ne faut pas qu’il y ait de confusion à ce sujet. Celui qui est chargé d’exécuter et de mettre en œuvre l’effet recherché par les instructions du préfet, c’est le directeur du service d’ordre tel qu’il est défini dans le schéma du maintien de l’ordre. Ce directeur du service d’ordre est généralement le directeur départemental de la sécurité publique, puisque cela se passe essentiellement en zone urbaine. Ce directeur déconcentre sur le terrain à des commissaires chargés de secteur – les chefs de secteur opérationnels, selon la terminologie du schéma national du maintien de l’ordre –, qui doivent avoir la possibilité de prendre des initiatives dans leur secteur, que ce soit à Paris ou ailleurs.

M. Christian Sonrier. Je crois que ce sujet va encore s’amplifier avec le développement de toutes les nouvelles techniques de réception d’images, comme les drones. Quand on est dans la salle de commandement, on a effectivement l’impression qu’on peut tout gérer de son fauteuil. Et les personnes les plus expérimentées nous disent : « Attention, c’est un piège. Le mieux placé pour analyser une situation sur le terrain et l’opportunité de faire telle ou telle chose, c’est celui qui est sur le terrain, ce n’est pas celui qui reçoit les images. »

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vous avez expliqué de quelle manière vous êtes souvent amenés à rassembler des personnels d’un peu partout pour disposer d’effectifs suffisants face aux manifestants. Mais, dans les informations qui nous sont remontées, il semble que les incidents soient souvent le fait de membres du personnel qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre. Comment pallier cet inconvénient ?

Par ailleurs, vous nous avez expliqué que, pour éviter l’arrivée de fauteurs de troubles, il faut les arrêter en amont. Mais le Défenseur des droits a justement dénoncé, parmi les pratiques qu’il estime illégales, les contrôles délocalisés et la technique de l’encagement. Comment réagissez-vous par rapport à cette position du Défenseur des droits ?

M. Hubert Weigel. Pour ce qui est des policiers qui ne seraient pas assez formés, puisque par nécessité on « réquisitionne » les effectifs de tous les commissariats, c’est en partie vrai, mais aussi en partie faux. C’est une donnée réelle dans le sens où, parmi les effectifs rassemblés, certains sont plutôt spécialisés en police secours, mais il y en a aussi qui sont spécialisés – je pense aux brigades anti-criminalité – dans l’interpellation de fauteurs de troubles ou de délinquants dans des zones ou des circonstances extrêmement difficiles, notamment dans les quartiers qu’on appelle « sensibles » ou « difficiles ». Pour pallier cet inconvénient qui peut être grave, il y a nécessité de former les effectifs à des techniques de maintien de l’ordre. Celles-ci ne sont pas très compliquées sur le fond, puisqu’elles s’appuient généralement sur une capacité de rassemblement et d’intervention en unité constituée. Et désormais, dans les formations initiales que réalise la direction de la formation de la police nationale, une formation de ce type est en partie assurée.

Il faut aussi noter que les manifestations récentes qui ont entraîné cette réaction du Défenseur des droits rassemblaient des manifestants très divers. Et pour ces manifestations, les procédures judiciaires ont permis de déterminer que beaucoup des fauteurs de troubles –mais pas tous – venaient de ces fameux quartiers difficiles, où les policiers des brigades anti-criminalité savent parfaitement les interpeller sans qu’il y ait de difficultés. La particularité qui se présente dans une manifestation urbaine où il y a de nombreux participants, c’est qu’au moment de l’interpellation d’un fauteur de troubles, des mouvements spontanés de solidarité se créent de la part des manifestants, pour rendre l’interpellation plus compliquée. C’est une réelle difficulté, que le schéma national du maintien de l’ordre a bien notée. Et il l’a prise en compte en prévoyant de développer l’information tant des organisateurs des manifestations que des manifestants quant au déroulement de l’événement. À ce titre, l’exemple des policiers allemands qui utilisent des haut-parleurs de très forte capacité pour informer les manifestants d’un événement est particulièrement intéressant à développer.

Vous avez posé une autre question, qui a également été soulevée par le Défenseur des droits, sur le fait que les interpellations très en amont des manifestations étaient en soi critiquables. Il ne s’agit principalement de contrôles réalisés avec l’autorisation du procureur de la République, qui délivre des réquisitions aux forces de l’ordre, en fonction des renseignements obtenus et de l’analyse de la situation faite par les chefs des services d’ordre et des services de police.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je suis un peu étonnée de vos propos parce que, au moment des manifestations des Gilets jaunes, j’avais eu l’impression que les manifestants n’avaient pas le profil classique des quartiers sensibles.

Par ailleurs, que pensez-vous de la modernisation du dispositif des sommations ? Vous parlez des haut-parleurs puissants qui sont utilisés en Allemagne. Le schéma national prévoit aussi une amélioration du dispositif de liaison et d’information entre les forces de l’ordre et les manifestants. Comment appréhendez-vous cela ?

Enfin, un programme de recherche a été mené par neuf pays européens – Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe (GODIAC) – pour trouver de nouveaux moyens d’apaiser les relations entre les forces de l’ordre et les citoyens. La France n’a pas pris part à cette initiative. Pourquoi, à votre avis ?

M. Hubert Weigel. Pour ce qui est des Gilets jaunes, c’étaient effectivement de « braves gens », pour utiliser une expression policière. Mais vous l’avez vu à travers les comptes rendus journalistiques : se sont mêlés à eux des personnes qui, tout en portant des gilets jaunes pour certaines, n’avaient pas du tout le comportement de braves gens. Les procédures judiciaires qui ont été réalisées ont pu démontrer qu’il s’agissait parfois de voyous patentés.

En ce qui concerne la modernisation des sommations, je crois qu’au sein de l’institution policière tout le monde s’accorde sur la nécessité de le faire. Il s’agit d’expliquer clairement, avec un vocabulaire actuel, ce qui va se passer, afin que nos concitoyens qui participent à une manifestation qui dégénère puissent savoir quel comportement adopter avant qu’il n’y ait une « charge » – comme nous le disons dans notre vocabulaire professionnel – pour faire évacuer un secteur.

Pour ce qui est de la réflexion européenne GODIAC, il est malheureux que la France n’y ait pas participé. Nous disposons cependant des échos de nos officiers et de nos policiers ou gendarmes qui sont affectés dans les différentes ambassades. Et entre policiers européens nous pouvons avoir directement des échanges sur ces pratiques. Les Allemands ont ainsi une pratique sur laquelle eux-mêmes s’interrogent. Au sein d’une manifestation, ils disposent de policiers spécialement équipés, avec la mention de « médiateur » dans le dos, pour indiquer qu’ils sont là pour prendre contact avec les manifestants, apaiser les périodes de tensions et expliquer les mouvements qui vont être réalisés par les forces de l’ordre. Cependant, avec le changement de comportement et de mentalité des manifestants, même les Allemands se sont aperçus que ces « médiateurs » pouvaient être pris à partie et malmenés. Il faut donc les protéger, et cela entraîne à nouveau cette confusion dans l’esprit des manifestants entre la charge et la négociation.

Cela dit, il existe depuis fort longtemps en province les brigades d’information de la voie publique (BIVP), qui sont rattachées au chef de circonscription ou au directeur départemental de la sécurité publique. Dans une manifestation, ces brigades d’information de la voie publique ont pour vocation de rechercher le renseignement immédiat, pour connaître les intentions des manifestants. En effet, depuis plusieurs mois ou plusieurs années – et ça a été particulièrement le cas avec les Gilets jaunes –, nous n’avons plus de correspondant avec qui nous pouvons négocier dans les manifestations. Au début de ma carrière, les manifestations étaient un vrai plaisir, avec la Confédération générale du travail (CGT) notamment, puisque nous avions un correspondant. Nous négociions les itinéraires, nous négociions aussi parfois de fausses charges… C’était l’illustration d’une bonne entente et d’une bonne gestion de l’ordre public dans le respect des règles de la République.

Les choses ont évolué, les mentalités également, et il faut inventer de nouveaux systèmes, et surtout montrer à nos concitoyens que les forces de l’ordre – policiers ou gendarmes – sont d’abord là pour protéger les citoyens et leur liberté de manifester. C’est essentiel et c’est ce qui est fait au quotidien, et même souvent au détriment de l’intégrité physique, puisque à l’occasion des manifestations des Gilets jaunes ce sont environ 2 500 policiers et gendarmes qui ont été blessés, souvent gravement. Et presque autant de manifestants auraient été blessés. Nous sommes donc dans une situation où il est indispensable de rappeler à nos concitoyens que les forces de l’ordre de la République sont chargées d’assurer et de permettre l’exercice d’une liberté. Encore faut-il que cette liberté ne s’accompagne pas de débordements qui atteignent la liberté des autres citoyens.

M. Christian Sonrier. Je voudrais revenir sur un sujet qui me paraît essentiel : celui de la spécialisation. Il laisse entendre que l’on envoie des gens non formés sur une manifestation. Au moment des attentats, avec cette nouvelle forme d’attentats où les gens vont eux-mêmes provoquer le policier pour ensuite se faire tuer, nous avions ce débat : faut-il faire appel à des spécialistes, comme le RAID (recherche, assistance, intervention, dissuasion) et le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) ? Ou bien peut-on accepter qu’il y ait des primo-intervenants ?

Après réflexion, nous nous sommes dit qu’il fallait former des primo-intervenants plutôt que de laisser systématiquement les spécialistes intervenir, puisque ceux-ci arriveront toujours trop tard. Il ne s’agit pas de former tout le monde, mais de former les brigades anti-criminalité (BAC) et les pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG). Plutôt que de se limiter à des hyperspécialistes – qui ne seront jamais assez nombreux et ne pourront pas avoir la pleine efficacité –, il vaut mieux mettre en place de grandes actions de formation pour le policier de sécurité publique, qui doit être polyvalent et équipé. Avec tout ce réservoir de sécurité publique, on peut arriver à disposer de gens qui, sans être des hyperspécialistes, sont de bons professionnels pour traiter au mieux cette matière très difficile qu’est le maintien de l’ordre public.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je vous remercie, vous avez répondu à l’essentiel de nos préoccupations. Nous pouvons aussi nous reporter aux documents que vous nous avez transmis, qui sont très complets et intéressants.

 

 

 


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Audition du jeudi 12 novembre 2020

À 11 heures : Mes Arié Alimi, Raphaël Kempf et Laurent-Franck Liénard, avocats

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Chers collègues, nous auditionnons ce matin MM. Arié Alimi, Raphaël Kempf et Laurent-Franck Liénard, avocats.

Nous avons souhaité vous entendre, Maîtres, parce que vous avez tous trois défendu des personnes ayant participé à des manifestations ou des membres des forces de l’ordre. Notre commission d’enquête, en étudiant les opérations maintien de l’ordre et la déontologie qui doit présider à celles-ci, s’interroge notamment sur l’altération du lien de confiance entre une partie de la population et les forces de l’ordre, ainsi que sur les moyens d’y remédier.

Avant de donner la parole à chacun d’entre vous pour une intervention liminaire, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Arié Alimi, Raphaël Kempf et Laurent-Franck Liénard prêtent successivement serment.)

M. Laurent-Franck Liénard, avocat. Avant de débattre du maintien de l’ordre, de sa doctrine, de ses pratiques, de ses perspectives et de ses enjeux, il convient de s’arrêter un instant sur sa réalité. Il est trop facile de raisonner de façon abstraite, en opposant les principes les uns aux autres et en déterminant sa position en fonction de son expérience personnelle, de son orientation politique ou de son prisme intellectuel.

Le constat est brutal : il n’a jamais été aussi dangereux de maintenir l’ordre et de faire respecter la loi que lors des derniers événements auxquels ont été confrontés les policiers et les gendarmes. Avocat de ces derniers, je pense pouvoir témoigner tant de leurs remarquables qualités professionnelles et humaines que de la variété des attaques qu’ils subissent et de la très grande précarité de leur situation personnelle.

Lassé des manœuvres de quelques activistes qui tirent des généralités d’une image ponctuelle, je veux ici rappeler la réalité de ce que subissent les femmes et les hommes qui tentent de faire respecter l’ordre et la loi dans notre société : jets d’acide, de boules de pétanque hérissées de clous, de cocktails Molotov, de pavés détachés de la voirie, de barres de fer, de bombes agricoles remplies de chlore, de « cacatov » – des récipients remplis d’excréments – ou des coups de hache. S’ils ont le malheur de faire une chute, ils sont frappés, piétinés ; on leur arrache leur casque pour mieux les atteindre ; quand ils s’enflamment sous les cocktails Molotov, la foule applaudit ; on leur crie de se suicider. Il faut se représenter la violence physique et morale que subissent ainsi ceux qui portent l’uniforme. Il est difficile de concevoir la folie qui anime ceux qui, par idéologie ou par opportunisme, préparent et commettent ces actions violentes, ou encore remplissent des récipients avec leurs propres excréments dans le seul but de les lancer sur des policiers ou des gendarmes, qui ne font pourtant que leur travail.

En réponse à ceux qui dénoncent une prétendue impunité policière, je veux rétablir la vérité. Chaque plainte déposée donne lieu à une enquête sérieuse et exhaustive. Les membres des forces de l’ordre sont identifiés, entendus et poursuivis individuellement. Ils répondent devant la justice de leur action, indépendamment des conditions dans lesquelles elle est intervenue et même si la situation était tellement dégradée qu’elle tendait à l’insurrection. C’est une véritable incongruité : les manifestants dans les mouvements de contestation ultra-violents que nous connaissons depuis plusieurs années visent les policiers et les gendarmes parce qu’ils représentent le dernier rempart de l’État. En exerçant avec courage leur métier et en exposant leur intégrité physique, les membres des forces de l’ordre assurent la continuité de l’État et la survie de nos institutions. Pourtant, c’est à titre individuel qu’ils sont poursuivis : ils assument tous les risques à titre personnel, alors qu’on leur demande l’impossible. Les forces de l’ordre ont besoin tout à la fois d’une doctrine claire, d’ordres compréhensibles en situation dégradée et assumés par leurs auteurs, de moyens pour lutter efficacement contre les actions violentes et pour interpeller les meneurs sans blesser inutilement les personnes. Ils ont besoin également d’un traitement judiciaire tenant compte de la spécificité de leur mission, de son extrême difficulté et du caractère fondamental de ces enjeux.

Force est de constater que, sur plusieurs de ces points, l’incohérence demeure la règle. Pourquoi les gendarmes intervenant en maintien de l’ordre relèvent-ils d’une juridiction spécialisée et pas les policiers engagés sur le même événement et participant à la même action ? Pourquoi poursuit-on tantôt un commissaire divisionnaire pour les ordres donnés, tantôt un gardien de la paix qui exécute les ordres reçus ? Pourquoi déployer, au plus grave de la crise, des unités non formées au maintien de l’ordre et dont ni l’armement ni les modalités d’action ne sont adaptés à la gestion de tels événements ?

Votre réflexion devra prendre en considération ces femmes et ces hommes sous l’uniforme et sous le casque. Depuis des années, à chaque manifestation violente, à chaque fois que nos institutions sont attaquées, ils tiennent, parce qu’il y va de leur honneur et parce qu’ils croient profondément en la légitimité de leur action. Il n’est toutefois pas garanti qu’il en ira toujours ainsi, si la reconnaissance de la nation et la garantie de l’État pour lequel ils se battent leur font défaut. Il n’est pas non plus garanti que la violence désinhibée des contestataires n’aura pas des conséquences encore plus graves que celles que nous avons déjà connues.

Maintenir l’ordre est une absolue nécessité. Cela suppose de pouvoir compter sur des individus qui s’engagent : ne les négligez pas dans votre réflexion.

Mme George Pau-Langevin. C’est bien parce que nous avons compris qu’il existait une difficulté et que cela était mal vécu de part et d’autre que nous avons décidé de creuser le sujet et de proposer des solutions. Des femmes et des hommes appliquent des tactiques et des stratégies qui sont peut-être erronées. Nous devons réfléchir à tout cela pour tenter d’y voir plus clair.

M. Laurent-Franck Liénard. J’aimerais juste que l’on n’oublie pas que ces gens sont faits de chair et d’os et qu’ils vivent des choses terribles à chaque manifestation. Ils sont véritablement en danger et sont très souvent blessés.

M. Arié Alimi, avocat. Je suis très heureux d’avoir été invité pour parler de mon expérience en tant qu’avocat – je défends aussi bien des victimes d’actions policières que des policiers victimes de problèmes avec leur hiérarchie – et en tant que membre du bureau national de la Ligue des droits de l’homme.

J’essaye de mettre à profit cette expérience pour obtenir une vision objective et précise des problèmes soulevés depuis un certain temps par le maintien de l’ordre. La crise, d’abord latente, a pris de l’ampleur avec un événement marquant : le décès de Rémi Fraisse, en 2014. Celui-ci avait déjà donné lieu à une commission d’enquête parlementaire, à laquelle j’avais participé.

La raison de cette crise tient à un changement non écrit de la doctrine du maintien de l’ordre. La doctrine en cours jusque-là avait été définie par le préfet Grimaud. Elle consistait à appréhender les manifestants à distance, afin d’éviter les blessures et de prévenir tout emballement social. Le décès de Malik Oussekine, en 1986, avait ainsi entraîné une crise sociale ; il demeure, même si certains veulent l’oublier, un événement majeur de l’histoire de la République française. L’évolution de cette doctrine explique peut-être le décès de Rémi Fraisse, sur le site de Sivens, où des ordres de sévérité extrême avaient été donnés. L’implication de la hiérarchie, voire de l’autorité civile de commandement, a pu provoquer ce drame.

Le changement a conduit à ce que les opérations reposent davantage sur la confrontation et le contact, avec l’intrusion d’équipes de police qui n’ont pas l’habitude du maintien de l’ordre. Ainsi, les compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI) et les brigades anti-criminalité sont spécialisées dans l’anti-émeute : elles sont surtout formées à repousser des révoltes populaires.

De plus, ces équipes ont recours plus fréquemment à des armes comme le lanceur de balles de défense (LBD) et les grenades de désencerclement. Cela crée une conflictualité plus importante lors d’opérations de maintien de l’ordre, avec un nombre de blessés qui ne cesse de croître. La France aurait pu, comme beaucoup de pays européens, adopter la doctrine de la désescalade, qui vise à entretenir un dialogue et à pacifier la relation entre les forces de l’ordre et les manifestants. Ce choix n’a pas été fait, comme si l’on souhaitait délibérément maintenir une conflictualité pour asseoir l’autorité, voire une forme d’autoritarisme.

Toutefois, la société civile et les journalistes ont un rôle à jouer. Dans ce moment particulier de la Ve République, la manifestation d’opinions et l’expression journalistique sont la seule soupape de sécurité démocratique. Or certains éléments contenus dans le changement de doctrine du maintien de l’ordre – limitation de la possibilité de filmer pour les journalistes, de témoigner des pratiques policières pour les observateurs, et d’accéder aux procédures judiciaires en cas de violences policières – donnent à penser qu’il y a une volonté de réprimer l’expression démocratique.

Une nouvelle forme de criminalité, administrative ou policière, est en train d’émerger. Il en va ainsi de l’utilisation illégale de drones : alors que le Conseil d’État, sur saisine de la Ligue des droits de l’homme et de l’association La Quadrature du net, avait suspendu leur utilisation, la préfecture de police a continué à en faire usage. Les autorités administratives et préfectorales en sont arrivées à décider de ne pas respecter une décision du Conseil d’État ; elles ont délibérément fait un pas vers la criminalité. Il faut en parler parce que l’objectif de la préfecture de surveiller l’intégralité de la population l’amène à violer la loi.

Autre technique de plus en plus utilisée par la préfecture de police : l’encagement, qui consiste à enfermer les manifestants. Ce fut le cas lors de l’anniversaire des Gilets jaunes, place d’Italie, où ils ont été enfermés sans possibilité de sortie ; l’un d’entre eux a été éborgné par un tir de grenade à cette occasion. Selon la jurisprudence applicable à l’encagement, ne laisser aucune possibilité de sortie constitue une violation d’une liberté individuelle, donc un délit, voire un crime si l’encagement se prolonge.

De multiples agressions de journalistes et d’observateurs ont été documentées. Je n’entrerai pas dans le détail des instructions, mais je suis l’avocat de nombreux Gilets jaunes, comme Jérôme Rodrigues, qui a perdu un œil, place de la Bastille, peut-être parce qu’il filmait les policiers. Ces violences policières, dénoncées par un grand nombre de journalistes, s’expliquent sans doute par la volonté des policiers d’empêcher de filmer ce qu’ils sont en train de faire et d’en diffuser les images. D’autres techniques posent problème, comme celle consistant pour les agents des forces de l’ordre à enlever leur numéro RIO – référentiel des identités et de l’organisation –, ou encore à se cagouler de manière illégale. De plus, des dysfonctionnements de caméras-piétons ont été recensés dans de nombreux dossiers.

La diffusion d’images de fonctionnaires de police constitue un véritable enjeu. Il s’agit de l’un des derniers contre-pouvoirs, qui permet à la population de voir les éventuels abus commis par des fonctionnaires de police. Les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme ne sont pas les seuls à demander le maintien de cette possibilité : l’institution judiciaire le souhaite également ; l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) en a aussi besoin dans le cadre de ses enquêtes pour identifier les auteurs d’infractions. Il en va de même pour le parquet : M. François Molins a rappelé récemment que, dans le cadre de l’affaire du violent coup de poing dans la tête asséné par un fonctionnaire de police à un jeune homme devant le lycée Bergson, c’est grâce aux images diffusées par les réseaux sociaux que le parquet avait pu se saisir et engager une procédure ; sans cela, cette affaire n’aurait peut-être pas eu de suites judiciaires.

Le refus de l’image manifeste une volonté de neutraliser le dernier contre-pouvoir que représente l’expression démocratique dans le cadre des manifestations. Il est important de définir un cadre permettant de garantir cette liberté.

M. Raphaël Kempf, avocat. Vous m’avez invité car, ces cinq dernières années, j’ai défendu un grand nombre de personnes interpellées au cours des manifestations, placées en garde à vue, le cas échéant jugées, condamnées, voire incarcérées. J’ai également défendu, souvent de façon collective, avec d’autres avocats, un certain nombre de personnes victimes de violences policières au cours de manifestations.

Je souhaite vous faire part des problématiques juridiques que soulève le maintien de l’ordre, ainsi que de leurs conséquences sur la liberté fondamentale de manifester. J’aborderai trois points : les arrestations préventives et l’illégalité de certaines pratiques policières ; la judiciarisation du maintien de l’ordre et la criminalisation des manifestants ; les violences policières et l’impunité dont elles bénéficient.

Concernant les arrestations préventives, nous avons constaté, notamment au cours du mouvement des Gilets jaunes, le développement d’une pratique policière, sous le contrôle des procureurs de la République, consistant à interpeller et à placer en garde à vue de façon préventive des personnes qui se rendaient à une manifestation et n’y étaient pas encore arrivées. Ainsi, le 8 décembre 2018, le journal Le Monde a constaté que 1 082 personnes avaient été interpellées ce jour-là et que 974 avaient été placées en garde à vue : c’est absolument massif ! L’immense majorité de ces personnes ont ensuite bénéficié d’un classement sans suite et n’ont fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire : cela signifie qu’elles avaient été privées de leur liberté de manifester, et de leur liberté tout court, pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures de façon illégitime, voire illégale.

Cette technique repose sur l’article 78-2-2 du code de procédure pénale, qui autorise les procureurs de la République à prendre des réquisitions autorisant les officiers de police judiciaire (OPJ) à procéder à des contrôles d’identité, à des fouilles de bagages et à des visites de véhicules pour un nombre limité d’infractions, notamment en matière de terrorisme, d’armes ou de trafic de stupéfiants. Ce texte est issu des dispositions renforçant la lutte contre le terrorisme de la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne. Il est important de rappeler la généalogie de ce texte : initialement destiné à lutter contre le terrorisme, il a été utilisé en 2018 dans le cadre du maintien de l’ordre et de la répression des manifestations des Gilets jaunes.

J’ai pour ma part constaté des pratiques policières illégales, dont l’illégalité a ensuite été confirmée par certaines juridictions. Je citerai deux exemples.

Tout d’abord, dans un grand nombre de situations, les fouilles de bagages et les visites de véhicules étaient effectuées non pas par des officiers de police judiciaire, comme le prévoit expressément la loi, mais par des agents de police judiciaire. Dans un jugement du 31 janvier 2019, le tribunal de grande instance de Pontoise constate cette illégalité.

Par ailleurs, j’ai observé que les procureurs de la République ne respectaient pas toujours les exigences du Conseil constitutionnel relatives à la manière dont les réquisitions doivent être adoptées. Ainsi, un lien doit être établi entre des infractions préalablement constatées et les infractions recherchées au cours des manifestations. Le tribunal de grande instance de Lisieux, dans un jugement du 4 juin 2019, a par exemple annulé des réquisitions du procureur de Lisieux qui avaient été prises en vue de contrôler des personnes se rendant à Paris pour manifester le 8 décembre 2018 : elles avaient été interpellées très préventivement, à plusieurs centaines de kilomètres de Paris, et plusieurs heures avant les manifestations !

Ces deux formes d’illégalité, reconnues à plusieurs reprises par les tribunaux, ne sont pas anodines. Ce ne sont pas de simples vices de procédure : elles ont une nature systémique. Si, dans certains cas, les tribunaux ont pu constater l’illégalité de ces méthodes, je fais l’hypothèse, étayée par les faits et donc solide, que, dans les nombreuses affaires qui n’arrivent pas devant les tribunaux – ceux-ci n’ont pas vocation à connaître l’intégralité des gardes à vue ni l’intégralité des interpellations menées avant ou pendant les manifestations –, un grand nombre de pratiques policières étaient purement et simplement illégales. Cela pose un réel problème car, pour que la population puisse avoir confiance dans la police, celle-ci doit respecter l’État de droit.

Le procureur de la République de Paris, il y a un peu plus d’un an, avait adressé aux magistrats de son parquet une note, révélée par Le canard enchaîné et par le site internet de la radio France Info, dans laquelle il leur demandait de garder à vue les manifestants interpellés préventivement jusqu’à la fin des manifestations des Gilets jaunes, quand bien même il n’y aurait rien à leur reprocher. Cette pratique judiciaire a eu pour effet de porter atteinte à la liberté de manifester de nombre de nos concitoyens.

Deuxième point : la judiciarisation du maintien de l’ordre et la criminalisation des manifestants. Cela concerne donc l’étape d’après, une fois que les personnes ont été interpellées et renvoyées devant un tribunal. Il est fait usage, de façon massive, d’un délit que vous connaissez probablement, prévu par l’article 222-14-2 du code pénal, qui punit la participation à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la commission de violences ou de dégradations – délit récent, créé par la loi du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public. Ce délit ne punit pas un acte de violence ou de dégradation – le code pénal prévoit déjà ce cas – mais l’intention collective de commettre des violences et des dégradations. C’est une révolution dans notre droit parce qu’on ne punit pas un geste mais une intention. Ce délit a été utilisé de façon massive dans le cadre de procédures de comparution immédiate ; des centaines de manifestants, notamment des Gilets jaunes, ont été jugés en urgence pour ce motif peu après les manifestations.

Cela me fait penser à un délit qui a existé dans notre droit entre 1970 et 1981, qui était prévu par l’article 314 de l’ancien code pénal. Créé par la loi du 8 juin 1970, dite loi anti-casseurs, il punissait ceux qui participaient à une manifestation au cours de laquelle des violences ou des dégradations étaient commises, sans qu’eux-mêmes y aient personnellement participé. Ce délit a été abrogé par la loi du 23 décembre 1981 – il est important de rappeler aux législateurs que vous êtes que les lois peuvent être abrogées. J’ai le sentiment que l’article 222-14-2 joue à notre époque le rôle de l’ancien article 314 du code pénal en privant certains de nos concitoyens de la possibilité d’exercer leur liberté de manifester.

Je n’ignore pas qu’il arrive que des violences et des dégradations soient commises au cours des manifestations. Je ne suis pas naïf et j’ai déjà défendu des personnes accusées d’infractions de ce type. Néanmoins, il y a un véritable problème de sérénité de l’enquête concernant ces infractions. Lorsqu’un policier est mis en cause pour des violences illégitimes, une enquête est menée pendant de longs mois, des vidéos sont recherchées, des témoins sont auditionnés, tandis que le policier reste en liberté dans l’attente du résultat de l’enquête. Mais lorsqu’un manifestant est mis en cause, par exemple pour avoir jeté un pavé en direction de fonctionnaires de police, l’enquête menée n’est pas suffisamment approfondie et repose souvent sur les seules déclarations des policiers consignées sur une simple fiche d’interpellation – il s’agit d’un imprimé avec des cases à cocher, un peu comme un questionnaire à choix multiples, que les policiers remplissent sur un capot de véhicule, dans la rue, au moment de l’interpellation. Malheureusement, les tribunaux se contentent trop souvent de cette fiche d’interpellation pour condamner les personnes qui leur sont présentées. Cette pratique est de nature à nuire à la confiance que la population peut avoir dans sa police. Les manifestants contestent ensuite les faits qui leur sont reprochés, avec le sentiment que l’enquête menée n’est pas de la même qualité que celle visant les policiers mis en cause.

J’ajoute que le projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030, qui a été adopté le 9 novembre dernier en commission mixte paritaire, a introduit un nouveau délit, celui de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité, dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement. C’est un nouvel exemple de cette tendance à la criminalisation des mouvements sociaux. Ce nouveau délit, qui peut être puni d’une peine d’emprisonnement et d’une lourde amende, est très problématique, car il est de nature à nuire à la liberté d’expression au sein des universités, mais également à la liberté de manifester. Rappelez-vous qu’en mai 2018, un grand nombre de jeunes gens ont été interpellés dans l’enceinte du lycée Arago – certains ont été poursuivis, d’autres, remis en liberté – dans des conditions indignes de notre République. Ce nouveau délit, en tout cas, aurait pour effet de limiter la liberté de manifester dans les universités, alors même qu’elles sont historiquement, en France, un lieu de débat et de liberté.

S’agissant, enfin, des violences policières. Maître Liénard a dit qu’elles ne bénéficiaient d’aucune impunité. M. Jacques Toubon a pourtant indiqué, lorsqu’il a quitté son poste de Défenseur des droits il y a quelques mois, qu’au cours des six années de son mandat, il avait demandé, comme c’est son rôle, des sanctions disciplinaires dans trente-six dossiers mais qu’aucune n’avait été prise par l’autorité hiérarchique, à savoir le ministère de l’Intérieur. Il est vraiment problématique que cette autorité administrative indépendante, qui est notamment chargée de veiller au respect de la déontologie par les policiers et les gendarmes n’ait, en six ans, obtenu aucune sanction.

Les pratiques illégales de la police dans certaines situations, de même que certaines pratiques judiciaires, ont pour effet de limiter le droit de manifester. Comme je m’exprime devant des représentants de la nation, je tenais à finir mon intervention par ces mots, que Georges Clemenceau a prononcés devant la représentation nationale le 1er février 1881, à l’occasion de l’examen de la loi sur la liberté de la presse : « La République vit de liberté ; elle pourrait mourir de répression, comme tous les gouvernements qui l’ont précédée et qui ont compté sur le système répressif pour les protéger. » Puissent ces mots continuer de guider notre réflexion.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Maître Kempf, vous avez dit que les trois objectifs du maintien de l’ordre sont la désescalade, la démilitarisation et la déjudiciarisation. On a pourtant l’impression que la philosophie, comme la pratique du maintien de l’ordre, se sont écartées de ces principes. Qu’en pensez-vous, les uns et les autres ?

Le droit du maintien de l’ordre a connu des évolutions, notamment avec la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations. Même s’il est encore tôt pour faire un bilan, que pouvez-vous nous dire de l’application de ce texte ? Pensez-vous qu’il va dans le bon sens ?

Le schéma national du maintien de l’ordre a fait évoluer la doctrine. Les avocats ont-ils été associés à son élaboration ? Un référé déposé devant le Conseil d’État contre le SNMO a été rejeté : que pensez-vous de ce schéma ?

Les syndicats de police nous ont dit que le délit d’attroupement n’est plus retenu par les parquets depuis 2017. Le confirmez-vous ? Ce chef de poursuite a-t-il été remplacé par un autre ?

Vous avez parlé des observateurs présents dans les manifestations : pensez-vous qu’ils devraient avoir un statut plus clair et plus protecteur ? Plusieurs d’entre eux disent avoir déjà été insultés. Surtout, avec le schéma national du maintien de l’ordre, il sera désormais possible de les sommer de quitter les lieux.

M. Raphaël Kempf. Maître Alimi vous répondra sur la question de la désescalade et de la démilitarisation. S’agissant de la déjudiciarisation, vous avez compris que c’est un mouvement que je soutiens, à titre personnel. Je considère en effet que la volonté actuelle de judiciariser le maintien de l’ordre aboutit, dans certaines situations, à une instrumentalisation de la justice par le pouvoir politique. Je pense notamment à l’épisode où Mme Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, s’est rendue au parquet de Paris, le 2 décembre 2018, pour annoncer que des dizaines de Gilets jaunes seraient jugés dès le lendemain en comparution immédiate, pour leur participation à la manifestation du 1er décembre. C’est un parfait exemple de la manière dont la justice peut être utilisée par le pouvoir politique pour donner une réponse répressive immédiate à des violences constatées dans l’espace public au cours d’une manifestation. Une telle instrumentalisation est déplorable. Et lorsqu’on examine les dossiers, on s’aperçoit que rares sont les personnes à avoir été reconnues coupables de violences ou de dégradations. Le taux de relaxe est particulièrement important, bien plus que dans d’autres dossiers de droit commun.

Il est effectivement un peu tôt pour faire le bilan de l’application de la loi du 10 avril 2019. L’une de ses dispositions les plus symboliques est celle qui interdit de dissimuler son visage au cours d’une manifestation sans motif légitime. À l’époque, ce délit avait été créé de façon explicite par la représentation nationale pour permettre aux policiers, au cours d’une manifestation, d’interpeller et de placer en garde à vue des personnes qui se masquaient le visage. Ce n’est qu’à l’issue de la garde à vue, voire à l’audience devant le tribunal correctionnel, qu’on examinait si elles avaient, ou non, un motif légitime de le faire. Cette disposition a été introduite pour donner un pouvoir d’interprétation supplémentaire aux forces de l’ordre au cours des gardes à vue.

Si vous me permettez un parallèle avec l’actualité, je pense qu’il pourrait être fait un usage similaire par les policiers de l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale, qui punit le fait de diffuser des images de policiers dans le but de porter atteinte à leur intégrité physique ou psychique. Peut-être qu’à l’issue d’une garde à vue ou d’un débat devant le tribunal correctionnel, il sera démontré, dans l’immense majorité des cas, que les personnes qui filmaient les policiers n’avaient pas l’intention de porter atteinte à leur intégrité. Néanmoins, ce texte permettra aux policiers d’interpeller et de placer immédiatement en garde à vue toute personne qui filme la police. C’est pourquoi je me permets d’appeler votre attention sur les usages, non seulement judiciaires, mais aussi policiers, d’un texte comme celui-ci.

Je vous confirme que le délit d’attroupement n’est plus retenu par les parquets. Il faut savoir que ce délit est considéré par la jurisprudence de la Cour de cassation – et ce, depuis très longtemps –, comme un délit politique. Or une tradition républicaine qui remonte au XIXe siècle veut, en France, que l’on ne juge ni les délits de presse, ni les délits politiques, au moyen des flagrants délits ou des comparutions immédiates. Un certain nombre d’avocats et d’avocates ont soutenu devant les juridictions que le délit d’attroupement ne pouvait être jugé en comparution immédiate, respectant, en cela, la jurisprudence de la Cour de cassation. C’est sans doute la raison pour laquelle les parquets ont fait le choix de recourir au délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations, lequel n’est pas considéré comme un délit politique – ce que je regrette, à titre personnel.

Sur le statut des observateurs, comme sur le schéma national du maintien de l’ordre, je préfère laisser mes confrères s’exprimer.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je crois que le délit qui consiste à se masquer le visage est tombé en désuétude, du fait de la situation sanitaire.

M. Arié Alimi. Je sais que le président de la Ligue des droits de l’homme a été reçu pendant une journée, ou une après-midi, au moment de l’élaboration du schéma national du maintien de l’ordre, mais les avocats, eux, n’ont pas été consultés. Pour ma part, en tout cas, je ne l’ai pas été. Nous avons pourtant une certaine expérience de la manière dont le maintien de l’ordre est mis en pratique et nous aurions pu donner un éclairage sur les conséquences judiciaires et administratives que pouvait avoir le futur schéma national.

Nous sommes actuellement dans un cycle de violences qui ne cessent de croître, entre les forces de l’ordre, c’est-à-dire l’État, et la population – ou, en tout cas, ceux de nos concitoyens qui recourent au mode d’expression démocratique qu’est la manifestation. Je doute qu’on parvienne à mettre fin à ce cycle de violences en réprimant l’exaspération sociale et en l’empêchant de s’exprimer. C’est pourtant ce qu’entend faire le schéma national du maintien de l’ordre, en introduisant une distinction entre les bons et les mauvais journalistes, entre ceux qui ont une accréditation et ceux qui n’en ont pas. Les premiers obtiendront cette accréditation auprès de la préfecture et observeront la manifestation du côté des forces de l’ordre. Le schéma national fait aussi une distinction entre les journalistes qui ont une carte professionnelle et ceux qui n’en ont pas. Or, dans la loi de 1881, ce qui définit un journaliste, c’est le contrat de travail qui le lie à une société de presse ou à une rédaction ; la carte professionnelle n’est qu’un bénéfice du statut de journaliste, et en aucun cas une de ses composantes. Le schéma national du maintien de l’ordre va donc nécessiter une nouvelle modification de la loi de 1881, qui est l’un des piliers de notre République, et qui fonctionnait très bien.

Les observateurs des pratiques policières, qui sont affublés d’une chasuble pour être parfaitement reconnaissables, et dont le statut est désormais reconnu par les conventions internationales, sont neutres et viennent observer ce qui se passe dans les manifestations, sans y prendre part. Nombre d’entre eux ont pourtant été agressés physiquement ou interpellés de façon abusive : je pense notamment à Camille Halut, à Montpellier. Interpellée à plusieurs reprises, elle a été relaxée à chaque fois. Elle a aussi subi des violences policières, comme d’autres observateurs, mais aussi des journalistes, dont certains ont été matraqués.

Il me semble que l’objet du nouveau schéma national du maintien de l’ordre – et l’article 24 de la proposition de loi sur la sécurité globale va dans le même sens – est de créer une propagande d’État en désignant des bons journalistes, correspondant à l’idéologie du Gouvernement. On est en train d’imposer une vision du journalisme et de créer des journalistes d’État : c’est très grave, car le journalisme est l’un des chiens de garde de la démocratie.

Concrètement, on va légaliser certaines pratiques qui ont déjà cours, comme la dispersion des journalistes, qui sont pourtant là pour regarder, filmer et rendre compte de ce qui se passe. Ce sera la même chose pour les observateurs, car le SNMO abolit la distinction qui existait entre les journalistes et les observateurs, d’une part, et les manifestants, d’autre part. Tout le monde sera logé à la même enseigne, sauf ceux qui auront été accrédités préalablement, et qui regarderont les choses du côté des forces de l’ordre. C’est un fait très grave, une entaille profonde dans notre fonctionnement démocratique.

La loi du 10 avril 2019, qui interdit la dissimulation partielle ou intégrale du visage, s’applique et a déjà donné lieu à des poursuites. Mon confrère Raphaël Kempf a mentionné un certain nombre de pratiques illégales ; j’ajoute que des personnes ont été interpellées parce qu’elles avaient du sérum physiologique dans leur sac, ou un Gilet jaune, c’est-à-dire un objet d’expression démocratique. On a assisté à une kyrielle d’interpellations absolument injustifiées. Je confirme, moi aussi, que le délit d’attroupement a été abandonné au profit du délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations. Ces interpellations ont eu lieu sous l’autorité du duo constitué par le préfet et le parquet – des circulaires les encourageaient à collaborer –, mais dans un cadre que je considère comme illégal, puisqu’elles ont été faites de manière préventive, bien avant les manifestations.

Vous dites, madame la rapporteure, que le délit de dissimulation du visage est tombé en désuétude : oui et non. Des manifestations sont prévues dans les jours qui viennent : l’une d’elles doit avoir lieu devant l’Assemblée nationale, le 17 novembre, pour protester contre l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale. La dissimulation intégrale ou partielle du visage est sanctionnée si elle est « sans motif légitime », ce qui laisse une grande marge d’interprétation. Mais ce qui est le plus inquiétant pour nous, juristes, c’est la coexistence, dans le corpus juridique, de deux infractions antinomiques : l’infraction pénale de dissimulation partielle ou intégrale du visage, d’une part, et l’infraction de non-dissimulation du visage par un masque, d’autre part, qui est sanctionnée par une contravention. J’ai rarement vu une telle situation. Aujourd’hui, des manifestants peuvent être sanctionnés pénalement, à la fois parce qu’ils ont un masque et parce qu’ils n’en ont pas. Une mise en cohérence des textes s’impose.

M. Laurent-Franck Liénard. Quand j’écoute mes confrères, j’ai l’impression que nous ne parlons pas des mêmes événements. Les manifestations qu’ils décrivent sont celles que l’on a connues par le passé : des manifestations déclarées, avec des cortèges apaisés et, éventuellement, quelques heurts sur la fin. Mais nous ne sommes plus du tout dans ce cadre-là : le 1er décembre 2018, mes clients policiers ont serré la main à des Gilets jaunes qui venaient manifester à sept heures quarante-cinq et, à huit heures, ils se sont battus avec eux. En quelques minutes, ces « messieurs tout le monde » sont devenus fous : ils voulaient brûler la République, aller à l’Élysée et tuer le Président de la République !

Les forces de l’ordre ont dû s’adapter pour faire face à des actes d’une violence inimaginable. Pour ne prendre qu’un exemple, lorsque la CRS 43 a été impliquée dans l’affaire du Burger King, cinquante hommes se sont retrouvés face à deux mille manifestants qui leur lançaient des pavés. Dans un tel contexte, on ne peut pas dire que ce sont les forces de l’ordre qui font le choix de l’escalade : elles ne font que s’adapter à une violence inouïe, totalement inédite dans l’histoire de la République française. La désescalade ne peut être le fait que des manifestants, les forces de l’ordre ne faisant que s’adapter à la violence qu’on leur oppose. Force est de constater que la violence émane des manifestants, Gilets jaunes ou black blocs, et non des forces de l’ordre, dont la vocation est de maintenir l’ordre de la manière la plus paisible possible.

Il est totalement faux de dire que les forces de l’ordre visent et blessent volontairement les gens qui les filment : ce n’est pas vrai. Si M. Jérôme Rodrigues a été blessé pendant qu’il filmait, c’est évidemment un accident. Qui peut penser qu’un policier ou un gendarme qui se lève le matin pour faire appliquer la loi va prendre un flash-ball ou un LBD et tirer sur une personne qui la filme pour qu’elle arrête de le filmer ? Dire cela, c’est de la malhonnêteté intellectuelle ! Il peut certes y avoir des accidents avec ce type de matériel, et c’est pourquoi je préconise, premièrement qu’il y ait un maximum de caméras et d’observateurs au cours des manifestations, à condition évidemment que les observateurs soient neutres, et deuxièmement, que l’on n’utilise des armes d’impact qu’en cas d’absolue nécessité.

Au cours des manifestations des Gilets jaunes, le LBD a effectivement été beaucoup trop utilisé, il a été mis dans les mains de personnes qui n’étaient pas formées et qui n’étaient pas suffisamment encadrées. S’il y a eu de nombreux blessés, c’est du fait de l’impréparation des personnels et d’un déploiement excessif de ces armes d’impact, qui sont très dangereuses et qui doivent être maniées avec beaucoup de précautions. À cet égard, le schéma national du maintien de l’ordre, qui repose sur le binôme constitué par le donneur d’ordre et l’opérateur, me semble parfaitement adapté, à condition que la responsabilité pénale du donneur d’ordre soit inscrite dans le texte, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Celui qui donne l’ordre d’utiliser un LBD contre une personne doit en assumer la responsabilité pénale : aujourd’hui, seule la responsabilité pénale du tireur est engagée, et cela ne me satisfait pas.

Je suis très étonné d’entendre que la liberté de manifester se heurterait à un système répressif. Je ne pense pas le système soit répressif ; je pense que le système a été débordé par la violence de l’événement et par son caractère répétitif. Tous les week-ends, les Gilets jaunes allaient affronter les forces de l’ordre. À la longue, les personnes qui sont sous l’uniforme, policiers et gendarmes, ont pu être fatiguées et désorientées. Imaginez ce que c’est que de prendre son service à huit heures, de finir à vingt-deux heures, sans avoir ni mangé, ni bu de toute la journée, de n’avoir eu qu’une pause de cinq minutes et d’être confronté, du matin au soir, à des gens qui veulent vous tuer ! À la fin de la journée, il y a des raisons de manquer de lucidité et d’être un peu perdu !

Quand j’entends parler de « cycle de violences » et de « propagande d’État », je suis obligé de réagir. Il faut remettre l’église au milieu du village ! Les policiers et les gendarmes, dans leur très grande majorité, essaient de faire régner l’ordre de la manière la plus paisible possible, tout simplement parce qu’ils n’ont pas envie d’être blessés, tout simplement parce qu’ils n’ont pas envie de se battre. Ils ont envie de prendre leur service,de rentrer chez eux le soir et d’embrasser leurs enfants. Il faut arrêter de penser que ce sont des gens qui ont envie de casser du manifestant : ce n’est pas vrai. Les gens que je défends sont de bons pères de famille, et de bonnes mères de famille, car il y a aussi des femmes engagées au service du maintien de l’ordre. J’en ai encore défendu une cette semaine, qui a reçu une bouteille d’acide et qui a vu, à côté d’elle, un de ses collègues prendre feu à cause d’un cocktail Molotov. Il faut que tout le monde soit raisonnable, de part et d’autre, et je peux vous dire que les fonctionnaires de police, comme les militaires de la gendarmerie, le sont.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Maître Liénard, en quoi l’introduction d’un donneur d’ordre, pour l’utilisation du LBD, constitue-t-elle une garantie ?

M. Laurent-Franck Liénard. C’est une garantie, d’abord parce que l’initiative viendra de deux personnes : celui qui donnera l’ordre, en fonction de son analyse de la situation, et l’opérateur, qui acceptera d’exécuter cet ordre. Le tir résultera du raisonnement de deux personnes et on risque moins de se tromper à deux que tout seul. Par ailleurs, si celui qui donne l’ordre engage sa responsabilité pénale, il agira avec beaucoup plus de mesure.

Celui qui tire avec un LBD a l’œil sur le viseur, il est dans une dynamique. Le donneur d’ordre, lui, est en retrait, il a une vision d’ensemble et est plus à même de voir si le tir risque de provoquer des blessures injustifiées – ce que l’on appelle des « dommages collatéraux ». Par exemple, si un manifestant s’apprête à jeter un cocktail Molotov mais qu’une autre personne se trouve à côté et risque d’être blessée, il dira à l’opérateur de ne pas tirer tout de suite. Tout cela me semble aller dans le sens de la sécurité des manifestants.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit une modification du dispositif des sommations et il met beaucoup l’accent sur la nécessité de développer le dialogue entre les manifestants et les autorités. Est-ce, selon vous, une évolution positive ?

M. Laurent-Franck Liénard. Pour ma part, je suis tout à fait favorable à ces évolutions. Il faut que la sommation soit claire et parfaitement compréhensible pour toute personne se trouvant sur la voie publique. Il est important d’expliquer aux gens qu’ils doivent partir sans tarder, parce qu’une charge va avoir lieu. Il faut discuter avec les gens, le plus possible, pour leur faire comprendre qu’une situation est illicite, et surtout qu’elle est dangereuse. Une charge ne doit intervenir que lorsqu’elle est nécessaire : il faut donc que le trouble à l’ordre public soit évident. Il faut expliquer aux gens qu’ils troublent l’ordre public, par exemple lorsqu’ils bloquent la circulation alors que d’autres personnes ont absolument besoin de passer. Cela suppose évidemment que l’on puisse les raisonner. Or les gens auxquels mes clients ont été confrontés au cours des dernières manifestations étaient totalement déraisonnables. Il faut évidemment encourager le dialogue et la discussion, mais force doit rester à la loi, et il faut parfois mettre une barrière. Sinon, c’est l’anarchie.

M. Arié Alimi. La désescalade est la seule voie possible. Or ce n’est pas ce que prévoit le schéma national du maintien de l’ordre. Certains de ses éléments sont d’ailleurs contradictoires. On veut ainsi légaliser l’encagement, qui est justement l’une des premières sources de conflictualité : quand vous enfermez, comme dans une nasse, des gens qui essaient simplement de s’exprimer en manifestant, que vous leur envoyez des gaz et que vous leur tirez dessus avec des LBD, il va de soi que cela provoque des affrontements. De fait, c’est l’un des premiers facteurs déclenchant des confrontations entre les forces de l’ordre et les manifestants. Vous ne pouvez donc pas à la fois légaliser l’encagement, qui constitue une atteinte forte et profonde au droit de manifester, et dire que vous souhaitez une meilleure communication – sans dire d’ailleurs en quoi celle-ci peut consister.

De très nombreux pays européens ont élaboré des protocoles de désescalade. La France a toujours refusé d’y participer. J’aimerais comprendre pourquoi, alors que c’est une voie qui permet la pacification des relations entre les forces de l’ordre et les manifestants. Cela ne masque-t-il pas en réalité une idéologie, une politique qui consistent à affirmer un certain autoritarisme ? En effet, si la logique de la désescalade, qui fonctionne pourtant dans un certain nombre d’autres pays européens, était mise en œuvre, on n’aurait plus la possibilité d’asseoir la force de la loi, comme appelle à le faire mon confrère Laurent-Franck Liénard.

Les sommations, dit-on, vont être modifiées. En réalité, seuls les propos utilisés dans ce cadre sont modernisés ; rien ne change quant au dialogue engagé avec les manifestants. À cet égard, il faut bien comprendre que les manifestations ont changé. Avant, il y avait des manifestations officielles, d’ailleurs légitimées par le pouvoir, pilotées par les organisations syndicales, avec un service d’ordre qui permettait d’éviter les débordements. Avec la décrédibilisation des corps intermédiaires – notamment celle des syndicats – et la crise sociale, cette forme d’organisation interne aux manifestations est de moins en moins possible. Or cette structuration est justement ce qui permet le dialogue entre les forces de l’ordre, la préfecture et les organisateurs. On est dans un nouveau schéma national du maintien de l’ordre justement parce que les corps intermédiaires ont été décrédibilisés.

Il faut trouver une toute nouvelle méthode pour instaurer le dialogue, notamment en repérant les personnes avec qui il est possible de discuter. Ne devrait-on pas dialoguer bien en amont avec toutes les composantes de la manifestation ? Au lieu de cela, la préfecture prononce l’interdiction de manifester la veille, voire le jour même, pour empêcher les référés-liberté. C’est devenu une pratique commune. Ainsi, en novembre 2019, la manifestation prévue place d’Italie pour l’anniversaire des Gilets jaunes avait été autorisée. Le préfet de police l’a interdite alors qu’elle avait déjà commencé, et a imposé immédiatement une nasse, ce qui a entraîné les débordements que nous avons vus à la télévision, mais aussi les violences et graves atteintes physiques dont certains manifestants ont été victimes.

Concrètement, il faut donc choisir entre la désescalade et une répression qui risque de nous entraîner définitivement vers la conflictualité et l’accroissement de la violence. On ne saurait se contenter de dire que force doit revenir à la loi. Au contraire, il faut engager un dialogue permanent, trouver de nouvelles méthodes de dialogue entre l’État et les manifestants.

M. Raphaël Kempf. Le dialogue est évidemment fondamental, mais une autre chose pose problème : l’accoutrement des gendarmes et des policiers faisant face aux manifestants. On a l’impression qu’il s’agit de fantassins allant au combat – d’ailleurs, ils sont équipés d’armes classées par le code de la sécurité intérieure parmi les armes de guerre. Ce n’est pas de nature à permettre un dialogue apaisé entre eux et les manifestants.

Cela dit, et pour répondre aux inquiétudes de mon confrère Laurent-Franck Liénard à propos de la violence, je tiens à préciser que, dans l’immense majorité des dossiers que j’ai traités, les faits n’étaient pas de la nature de ceux qu’il a évoqués : souvent, on juge des personnes qui ont jeté quelque chose en direction des policiers, mais sans avoir blessé ni même atteint qui que ce soit, au point que l’on ne connaît même pas l’identité de la victime supposée. Dans l’immense majorité des cas, aucune blessure n’est à déplorer. Surtout, la judiciarisation du maintien de l’ordre et la criminalisation des manifestants n’ont, à mon sens, aucun effet sur le degré de violence d’une manifestation.

En revanche, et c’est là un fait absolument capital, ces évolutions ont des conséquences concrètes quant au respect effectif de la liberté de manifester : un certain nombre de nos concitoyens et concitoyennes sont désormais réticents à participer à des manifestations. Je le constate chez un grand nombre de mes clients et clientes, que je défends depuis très longtemps : ils ont peur d’y perdre une main, un pied, un œil, ou, sans parler de blessures aussi graves que celles qui peuvent conduire à un éborgnement, craignent de recevoir un projectile ou tout simplement d’être incommodés par des gaz lacrymogènes. Cette peur est bien réelle et il faut l’entendre, plutôt que de rejeter systématiquement la responsabilité sur les manifestants. Un grand nombre de personnes ont aussi la crainte – très relayée, car les gens parlent entre eux – d’être arrêtés, placés en garde à vue de façon arbitraire, même s’ils n’ont rien à se reprocher.

Tout cela a pour effet de dissuader les gens de se rendre à des manifestations, ce qui me paraît constituer un problème démocratique absolument fondamental : il est totalement inacceptable que, dans notre pays, certaines personnes ne souhaitent plus exercer ce qui constitue pourtant l’une de leurs libertés fondamentales, au motif qu’elles ont peur de perdre un œil ou d’être enfermées arbitrairement. Il est donc évident qu’il faut réfléchir à une solution et sortir du débat visant à savoir si ce sont les forces de l’ordre qui s’adaptent à la violence des manifestants ou bien l’inverse. Là n’est pas la question : il faut tout faire pour respecter la liberté fondamentale de manifester. Cela suppose de ne plus recourir aux armes de guerre face aux manifestants, mais aussi de trouver des modalités de désescalade et de dialogue. Cela ne peut passer, en outre, que par la fin, d’un côté, de la criminalisation des manifestants, et, de l’autre, de l’impunité pour les violences commises par des membres des forces – impunité qui, je le répète, est à mon avis réelle. Certes, dans certains cas, des policiers ont été condamnés, mais ils sont trop rares.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. J’aimerais connaître également votre position concernant l’interdiction de diffuser des vidéos de policiers, prévue par la proposition de loi relative à la sécurité globale. Le port visible du numéro d’identification vous paraît-il suffisant, tout en garantissant la sécurité des forces de l’ordre ?

Par ailleurs, vous avez exprimé des points de vue un peu différents sur les suites qui doivent être données aux incidents relevés : selon vous, les enquêtes menées par l’IGPN et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) sont-elles suffisamment objectives ? Pourrait-on s’y prendre autrement ? En Grande-Bretagne, un office indépendant est chargé des enquêtes. Sans mettre en cause, évidemment, la loyauté des personnes qui exercent dans ces inspections, ne faudrait-il pas envisager un autre positionnement ?

M. Arié Alimi. Pour tout dire, nous avons énormément de dossiers traités par l’IGPN, car nous gérons une centaine de dossiers de violences policières. La directrice de cet organe a indiqué publiquement que, selon elle, les violences policières n’existaient pas, relayant ainsi la parole politique. On ne peut que s’interroger sur le fonctionnement futur de l’IGPN et sur l’orientation que prendront les enquêtes : les agents vont-ils vraiment enquêter sur les violences policières si celles-ci n’existent pas ?

Depuis dix-sept ans que je travaille sur des dossiers de violences policières, j’ai constaté une évolution. Pendant très longtemps, aucune issue judiciaire, aucun travail véritable de l’IGPN n’étaient possibles. Cela bloquait souvent dès le niveau de l’instruction. Il y avait une culture de l’impunité totale. Or le traitement judiciaire des violences policières par l’IGPN a connu une évolution, peut-être du fait de l’augmentation de ces violences, ou bien parce que les vidéos ont permis de les voir, notamment dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes. De fait, celui-ci a été marqué par un accroissement considérable des violences graves, débouchant sur des mutilations et des infirmités permanentes – par exemple la perte d’un œil ou d’une main. Beaucoup de nos concitoyens ont ainsi vu leur vie détruite à cause de l’action de la police.

Je prendrai l’exemple de l’interpellation de Cédric Chouviat, sans pouvoir entrer dans le détail car certains éléments sont couverts par le secret de l’instruction. Certes, cela ne relevait pas du maintien de l’ordre, mais des événements similaires pourraient se produire dans ce cadre. Je n’ai jamais vu un dossier aussi bien traité. Cédric Chouviat, livreur de 42 ans, a été étranglé par des policiers à l’occasion d’un simple contrôle routier. À mon sens, la seule raison pour laquelle il a été interpellé de manière aussi musclée, ce qui a conduit à son décès, c’est qu’il était en train de filmer les policiers.

J’ai cité cet exemple car la vidéo y joue un rôle important. Que se passerait-il si la diffusion de telles images était interdite ? Il deviendrait impossible de révéler à l’opinion publique la plupart des cas de violences policières dont il a été question ces dernières années et qui ont trouvé une issue judiciaire, avec des mises en examen et des renvois devant les tribunaux, permettant ainsi la manifestation de la vérité. Je pense notamment au dossier de Geneviève Legay, cette militante de 74 ans bousculée par des policiers lors d’une manifestation à Nice. Le Président de la République, mais également Christian Estrosi, le préfet et le procureur de la République chargé de l’enquête, ont indiqué qu’il n’y avait pas eu de contact entre les policiers et Mme Legay. On a là une parole d’État, une parole judiciaire qui nie la violence policière. C’est la même chose dans tous les dossiers de violences policières : celles-ci sont niées. On dénie la possibilité d’obtenir la vérité, voire d’engager une action judiciaire – pour poursuivre le même exemple, le procureur de la République en question, M. Prêtre, a reconnu par la suite qu’il avait en réalité menti dans ce dossier.

La diffusion de vidéos sur les réseaux sociaux est la seule possibilité pour les victimes d’obtenir l’ouverture d’une enquête par le procureur de la République – lequel, je le rappelle, est également le superviseur des fonctionnaires de police qui enquêtent. Historiquement, c’est ce phénomène qui a débloqué la situation : dans le dossier de Cédric Chouviat comme dans celui de Geneviève Legay, c’est la diffusion d’images sur lesquelles les fonctionnaires de police étaient reconnaissables qui a permis d’obtenir d’autres images puis le lancement de procédures, alors que l’institution judiciaire se refusait à ouvrir des enquêtes préliminaires. Les vidéos sont devenues des objets judiciaires. L’interdiction de leur diffusion va priver les victimes d’une issue judiciaire.

Du reste, l’IGPN elle-même a évolué à ce propos : elle déclare désormais qu’elle a besoin de ces vidéos pour enquêter. Le parquet considère lui aussi que, sans ces images, on ne pourrait pas identifier les policiers, d’autant que ces derniers refusent de l’être : par exemple, ils enlèvent leur numéro de RIO. De même, ils n’indiquent pas quelles armes ils utilisent dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre. Très souvent, les juges d’instruction sont dans l’impossibilité d’identifier les policiers. Dans un grand nombre de dossiers, on sait que des LBD et des grenades ont été utilisés, mais comme la police refuse de le confirmer et que les supérieurs des policiers concernés refusent de donner leur identité, les juges sont bloqués. L’article 24 de la proposition de loi, outre le fait qu’il constitue une atteinte gravissime à la liberté d’informer, va rendre impossible la solution judiciaire. C’est probablement là son objectif, d’ailleurs : il s’agit de garantir l’immunité judiciaire des policiers.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Messieurs, vous ne m’avez pas répondu s’agissant de la possibilité de créer un organe extérieur ou de modifier le rattachement des enquêteurs des inspections générales.

M. Laurent-Franck Liénard. Nous sollicitons l’anonymisation des fonctionnaires de police et l’interdiction de filmer leur visage. En effet, les policiers n’interviennent pas à titre personnel : ce sont des représentants de l’État. On ne saurait raisonner comme si nous vivions dans une société apaisée. Actuellement, les policiers sont directement pris à partie, voire menacés, notamment par des terroristes. On peut certes prétendre que ce n’est pas vrai, mais les faits sont là : des policiers sont attendus chez eux et tabassés devant leur famille. D’autres sont agressés dans les trains. Moi-même, j’ai été attaqué dans un TGV parce que je suis l’avocat de policiers. Les policiers et les gendarmes n’affichent pas fièrement leur qualité dans leurs interactions sociales, c’est même tout le contraire : ils dissimulent autant que possible leur métier, notamment pour éviter que leurs enfants soient agressés à l’école. Voilà pourquoi il faut cacher le visage des policiers. Il s’agit non pas de leur garantir l’impunité mais d’assurer la sécurité de leurs familles. On ne compte plus le nombre de policiers agressés. Lisez Actu17 : tous les jours l’un d’entre eux se fait attaquer parce qu’il a été identifié comme étant flic.

En ce qui concerne la déclaration de la directrice de l’IGPN, ce n’est qu’une question de sémantique, mais il est vrai que nous avons perdu la guerre des mots. Elle a tout simplement voulu dire que l’expression « violences policières » n’était pas adaptée : il s’agit de violences illégitimes commises par des dépositaires de l’autorité publique. Certains policiers et gendarmes commettent des violences et, ce faisant, engagent leur responsabilité personnelle sur le plan pénal. Dire que ce sont des violences policières, cela revient à laisser entendre qu’il s’agirait, comme pour les violences conjugales, d’un phénomène extrêmement répandu et en quelque sorte normal dans le contexte social que nous connaissons : les policiers seraient nécessairement violents. Or ce n’est pas vrai. Il y a une différence entre le fait d’exercer la force au nom de l’État – car celui-ci a le monopole de l’exercice de la force – et celui de commettre des violences. Commettre des violences, c’est une infraction pénale ; exercer la force, c’est légitime. La question qui se pose, lorsqu’un policier ou un gendarme exerce la force, est de savoir s’il le fait de manière légitime. Si tel n’est pas le cas, cela devient de la violence commise par un policier, mais il ne s’agit pas de violence policière.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Il est quand même utile d’identifier la personne qui l’a commise !

M. Laurent-Franck Liénard. Évidemment, mais je vous rassure : chaque fois que des violences sont commises par des policiers dans le cadre d’une manifestation, ils sont identifiés, car ils sont facilement identifiables. Certes, il arrive qu’un individu soit blessé sans qu’on sache ni par qui ni par quoi, mais ce n’est pas pour autant qu’on essaye de cacher la vérité. Chaque tir de LBD donne lieu à la rédaction d’une fiche. Il est faux de prétendre que les juges sont bloqués.

Mon confrère Arié Alimi a dit que l’enquête sur la mort de Cédric Chouviat avait été rendue possible par la diffusion de vidéos. Or Cédric Chouviat est décédé à la suite d’une opération de police, ce qui entraîne évidemment le déclenchement d’une enquête par le parquet : c’est fait deux heures après. Il n’est pas sérieux de prétendre que sans la diffusion d’une vidéo il n’y aurait pas eu d’enquête et que l’on n’aurait jamais entendu parler de la mort de Cédric Chouviat. Je suis désolé de le dire, mais c’est totalement faux. Une enquête a été menée, et il se trouve que, de part et d’autre, des vidéos ont été produites. En effet, Cédric Chouviat avait filmé, mais les fonctionnaires de police aussi. Le parquet a produit les images de M. Chouviat, et ma cliente, de son côté, avait remis les siennes à l’IGPN, car elle avait filmé avec son téléphone portable l’intégralité de ses interactions avec Cédric Chouviat. Il faut donc arrêter de dire que l’on essaye de cacher les choses. Au contraire, les policiers veulent avoir des images de ce qu’ils font, parce qu’ils n’ont rien à craindre.

S’agissant de la neutralité de l’IGPN, je puis vous dire, pour y aller chaque semaine, que ses agents ne sont pas tendres du tout avec les policiers. Dans l’affaire Chouviat, l’un des fonctionnaires mis en cause a été entendu pendant huit heures – et il ne s’agissait que d’un seul acte d’instruction. Les enquêteurs vont donc au bout des choses.

Je puis aussi vous dire, car j’en suis le témoin – de même que maître Alimi, d’ailleurs, que des juges mettent en examen des policiers, les poursuivent, les placent sous contrôle judiciaire, prononcent à leur encontre des interdictions d’exercer, de porter des armes ou de se rendre dans tel ou tel endroit. Il est faux de prétendre que nous sommes dans un système d’impunité. Si tel était le cas, mon cabinet serait vide ; or il est plein de policiers et de gendarmes poursuivis devant la justice. Ce que je dis fait rire maître Alimi. Sans doute est-ce parce qu’il sait très bien que nous sommes opposés dans de nombreuses procédures judiciaires. Quoi qu’il en soit, il faut donc arrêter de dire qu’il n’y a pas de poursuites : c’est faux, il y en a tous les jours.

L’IGPN travaille autant qu’elle le peut, mais ses enquêteurs ne sont pas assez nombreux. Il n’en demeure pas moins que ce sont de vrais enquêteurs de police judiciaire, qui font extrêmement bien leur travail, à charge et à décharge. Lisez leurs rapports d’enquête, que l’on appelle rapports de synthèse de l’IGPN : vous verrez qu’ils ne sont pas tendres du tout avec les policiers et qu’ils décrivent précisément les faits et le cadre légal. Ces rapports sont envoyés à l’autorité qui engage les poursuites, c’est-à-dire le parquet – car l’IGPN n’est pas une autorité de poursuite : elle enquête, et elle le fait très bien.

Si l’on voulait confier ses missions à une autre structure, il faudrait que celle-ci ait des pouvoirs de police judiciaire. Elle devrait également disposer d’enquêteurs armés et équipés de gilets pare-balles, car les agents de l’IGPN sont parfois confrontés à des réactions violentes de la part de personnes qu’ils interpellent, par exemple quand ils débarquent à six heures du matin chez un « ripou ». Il faudrait, par ailleurs, que les dispositions du code de procédure pénale et du code pénal s’appliquent à ces agents. Seul un service de police ou de gendarmerie respecte tous ces critères.

De plus, si vous chargez des policiers d’enquêter sur les violences commises par des gendarmes, ou l’inverse, vous tomberez dans le même écueil que maintenant : ce sont des membres des forces de l’ordre, enquêtant sur d’autres membres des forces de l’ordre. Or ils sont les seuls à pouvoir le faire. Un enquêteur, c’est un enquêteur. Certes, madame la rapporteure, on pourrait envisager, dans le cadre d’une commission d’enquête, que vous commenciez à enquêter sur les violences policières,…

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Rassurez-vous, je n’ai pas cette prétention !

M. Laurent-Franck Liénard. …mais vous vous heurteriez très vite à votre incompétence en la matière, car mener une enquête suppose un schéma intellectuel qui vous ferait défaut : récolter des indices, mener des auditions, confondre des suspects, cela suppose une formation spécifique et une pratique professionnelle. Il n’est pas raisonnable de dire que n’importe qui pourrait enquêter sur des violences commises par un policier. Cela demande un véritable travail d’enquête – et donc des capacités d’enquête qu’une structure indépendante n’aurait pas.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. On nous dit que les forces de l’ordre sont très contrôlées, que de nombreuses sanctions sont prononcées. La perception qu’en a le public tient-elle au fait qu’il s’agit de sanctions administratives, internes au corps et dont on n’a pas connaissance ?

M. Laurent-Franck Liénard. On peut toujours dire que les sanctions administratives ne sont pas de vraies sanctions. Si impunité il y a, je considère quant à moi que c’est pour les délinquants comparaissant devant les tribunaux correctionnels : quand on est condamné à six mois d’emprisonnement avec sursis, c’est une plaisanterie. Dans ces conditions, les délinquants continuent à commettre des délits, hélas. En revanche, les sanctions administratives que peuvent prononcer les conseils de discipline contre des policiers, ce n’est pas de la plaisanterie : ils encourent vingt-quatre mois de suspension sans solde. Autrement dit, du jour au lendemain, à partir du moment où l’arrêté de suspension leur est notifié, ces gens ne travaillent plus et n’ont plus d’argent pendant deux ans. Ils doivent pointer au chômage ou essayer de se faire embaucher comme videurs dans une boîte de nuit, en attendant d’être rétablis dans leurs droits. Ce sont donc de véritables sanctions. Les policiers courent de vrais risques, tous les jours : ceux de perdre la vie, de donner la mort et d’être privés de leur travail. Il n’y a aucun autre métier sur terre où l’on risque cela.

M. Arié Alimi. D’abord, en matière de violences policières, l’une des causes les plus fréquentes du classement sans suite tient au fait que l’auteur n’a pas pu être identifié, alors même que l’origine de la blessure est attribuée, par expertise, soit à un tir de LBD soit à une grenade. Il est faux de prétendre le contraire.

Ensuite, on nous dit que de nombreux policiers sont victimes d’agressions dans le cadre de leur vie personnelle après qu’ils ont été reconnus sur les réseaux sociaux, mais nous attendons désespérément que le ministère de l’Intérieur nous fournisse des chiffres précis. À titre personnel, je ne connais pas de policier à qui cela soit arrivé. Je pense qu’il n’y en a que très peu. Quoi qu’il en soit, la commission d’enquête pourrait contribuer à faire la lumière sur ce point : si nous disposions des chiffres, cela nous permettrait de déterminer si la diffusion d’images représente un véritable danger pour les fonctionnaires de police.

Enfin, en ce qui concerne l’IGPN, je suis assez d’accord avec maître Liénard : il faut que des policiers participent aux enquêtes, et il doit s’agir avant tout d’agents ayant la qualité d’officier de police judiciaire et disposant des compétences pour le faire. C’est la raison pour laquelle, en Grande-Bretagne, il y a des policiers qui enquêtent. En revanche, ce qu’il faut, au sein d’une nouvelle structure indépendante, c’est qu’il n’y ait pas seulement des policiers, de manière à éviter que joue l’esprit de corps. Il y a un conflit d’intérêts structurel dans le fait de demander à des policiers d’enquêter sur d’autres policiers : cela ne fonctionne pas et ne fonctionnera jamais. Il faut une direction collégiale, incluant des personnes de la société civile : magistrats ou anciens magistrats, connaisseurs du droit, mais aussi policiers à la retraite, n’ayant donc plus à se soucier de leur carrière. Cela permettrait de limiter les risques de conflits d’intérêts et de partialité.

M. Raphaël Kempf. Il me semble important de réagir à ce que mon confrère Laurent-Franck Liénard vous a indiqué, notamment à propos de l’interdiction de filmer les policiers et de diffuser les images, dans le but, a-t-il dit, de protéger les policiers. En réalité, cela aurait pour effet de soustraire l’action de la police au regard de la société et des citoyens. En démocratie, ce n’est pas possible. Il faut que la police soit vue et examinée. C’est comme cela que nous agirons aussi efficacement que possible contre ce que maître Liénard appelle des violences illégitimes et que nous persistons à appeler des violences policières.

Il a également indiqué que des policiers se font agresser tous les jours. Pour défendre un certain nombre de gens à qui on reproche des agressions de ce type, je peux vous dire que les policiers ne se font pas attaquer parce qu’une vidéo permettant de les identifier a été diffusée sur les réseaux sociaux. Les agressions en question font suite à des outrages, à des rébellions ou à des violences résultant d’interactions entre les citoyens et des policiers.

Par ailleurs, il est absolument capital de pouvoir diffuser sur les réseaux sociaux des images de policiers et de violences policières : cela permet d’identifier les auteurs de ces violences, et, dans certaines situations, les victimes peuvent se reconnaître. Je me souviens du cas d’un manifestant qui, en 2016, avait été frappé par un brigadier de police alors qu’il était à terre. C’est grâce à une vidéo faite par un tiers et diffusée sur les réseaux sociaux qu’il a réussi à déterminer dans quelles circonstances cela s’était produit.

Enfin, on vous dit qu’aucun organe indépendant ne pourrait mener une enquête comme l’IGPN. Je tiens toutefois à rappeler que le Défenseur des droits et ses services réalisent des enquêtes extrêmement poussées sur les violences et les violations par les forces de l’ordre de leur déontologie. Si j’avais une seule proposition législative à faire pour lutter contre l’impunité, ce serait de rendre obligatoire pour le ministre de l’Intérieur l’application des décisions du Défenseur des droits . Comme je le disais, Jacques Toubon a demandé des sanctions disciplinaires dans trente-six dossiers en six ans, ce qui n’est pourtant pas beaucoup, mais aucune n’a été suivie d’effet : chaque fois le ministre de l’Intérieur a décidé de ne pas prononcer de sanction. Dès lors, maître Liénard a beau considérer que les sanctions sont massives et systématiques, je dis quant à moi, en observant les faits, en analysant les dossiers et en me fondant sur les déclarations du Défenseur des droits, que c’est faux.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Merci à tous pour votre participation et pour les pistes que vous nous avez permis d’envisager. Vous étiez aussi convaincus que convaincants.

 

 

 


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Audition du jeudi 12 novembre 2020

À 14 heures 30 : Table ronde de représentants de commerçants : M. Édouard Lefebvre, délégué général du Comité Champs-Élysées ; MM. Philippe Léon, président de la Fédération des commerçants et artisans professionnels de Toulouse, et Antoine Nori, président de la commission Sérénité

M. Thomas Gassilloud, président. Je vous prie d’excuser le président Fauvergue, qui m’a demandé de le remplacer, ainsi que le président du Comité Champs-Élysées, Jean-Noël Reinhardt, qui a eu un empêchement.

Il nous semblait nécessaire d’entendre le témoignage de ceux qui subissent les conséquences économiques directes des manifestations non maîtrisées et qui ont été particulièrement éprouvés ces dernières années, notamment du fait de la multiplication des actes de violence en marge de ces manifestations.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête, y compris en visioconférence, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(MM. Édouard Lefebvre, Philippe Léon et Antoine Nori prêtent successivement serment.)

M. Édouard Lefebvre, délégué général du Comité Champs-Élysées. Les enseignes du Comité Champs-Élysées considèrent qu’elles n’ont pas vécu d’année normale depuis 2015, marquée par deux attentats terroristes. Nous comptabilisons 70 actes des Gilets jaunes, dont six ont été très violents, avec des dégradations et des mises à sac qui ont occasionné pour les enseignes des travaux de rénovation et plusieurs semaines de fermeture. Parallèlement, il faut aussi citer les grèves qui ont obéré l’activité de décembre 2019. Sans compter certains matchs de football qui donnent lieu à des « festivités », lesquelles laissent très rapidement place à des provocations envers les forces de l’ordre et à la volonté d’en découdre, de casser et de piller. Certes, depuis le 16 mars dernier, aucune manifestation ne s’est tenue sur les Champs-Élysées puisque la préfecture bloque ce secteur. Mais cette situation a une conséquence économique pour nos adhérents. Les incidences du coronavirus ne sont pas non plus négligeables.

En somme, depuis cinq ans, des phénomènes extérieurs affectent de manière majeure les grands groupes et les indépendants des Champs-Élysées. Du fait du mouvement des Gilets jaunes, leur chiffre d’affaires a été nul tous les samedis de la mi-novembre à fin décembre 2018. Dans la mesure où les samedis comptent d’ordinaire double, la perte de ces six samedis a représenté un demi-mois de chiffre d’affaires en moins, soit 10 % de l’année. Le même type de calcul peut être effectué en 2019, de nombreux samedis ayant été soit occupés par les Gilets jaunes, soit neutralisés du fait de la sécurisation décidée par la préfecture. Nous ne nous plaignons pas de cette sécurisation, mais elle a des conséquences sur nos résultats, y compris lorsqu’elle consiste à fermer préventivement des stations de métro pour éviter les cortèges inopinés. Dans la mesure où six stations de métro desservent les Champs-Élysées, les gens vont faire leurs courses ailleurs, même en l’absence de trouble à l’ordre public.

Lorsqu’on les interroge, les directeurs de brasseries et de magasins historiques, comme les familles qui tiennent une pizzeria ou un café sur les Champs-Élysées, soulignent le développement de l’appétence à la violence. Auparavant, certains restaurateurs restaient ouverts 24h/24. À force de devoir appeler la brigade anti-criminalité (BAC) de nuit ou le commissariat pour signaler des clients qui partaient sans payer l’addition, ils ont commencé par recourir aux services d’un portier, puis en sont venus à encaisser le dîner à la commande et, finalement, à cesser de travailler après 2 heures du matin, voire minuit. La clientèle de nuit devient réellement violente, alors même qu’elle est composée de personnes qui travaillent et qui ont de l’argent. La violence est de plus en plus acceptée. L’autorité est de plus en plus contestée, y compris celle d’un maître d’hôtel qui demande le règlement d’une addition. Cette tendance de fond est assez inquiétante.

M. Philippe Léon, président de la Fédération des commerçants et artisans professionnels de Toulouse. Notre fédération représente les 33 associations de la ville et environ 1 500 commerçants. Les rues du centre-ville de Toulouse, zone à forte densité commerciale, ont connu 90 semaines d’actions des Gilets jaunes, dont des dizaines de dates ponctuées de violences extrêmes et 70 % des samedis marqués par des nuages de gaz lacrymogène. Cette situation a entraîné la faillite de plus de 50 commerces et fragilisé l’ensemble des 1 500 autres. Il faut en prendre conscience.

Le droit de manifester ne doit pas être supérieur aux autres – ceux de circuler, de travailler, de vivre. C’est pourquoi nous vous proposons de réfléchir à la notion de « zone de protection commerciale », pour les zones à très forte densité commerciale, dans lesquelles les manifestations pourraient être soumises à une autorisation préfectorale préalable. Toulouse est une ville un peu particulière, puisqu’elle compte environ 430 manifestations par an, toutes au même endroit – dans la zone de haute densité commerciale. Heureusement, toutes ne sont pas violentes et ne perturbent pas l’ordre public. Pour autant, elles perturbent indirectement l’activité commerciale. Par précaution, en effet, la préfecture bloque les transports, empêchant ainsi l’accès des citoyens au centre-ville dont les rues sont systématiquement occupées par les manifestations, lesquelles consistent désormais souvent à bloquer la chaussée. C’est donc une atteinte au droit du travail des commerçants et de leurs salariés.

Il n’est pas question de renoncer au droit à manifester, mais la protection des zones à très forte densité commerciale pourrait lui être opposée.

M. Thomas Gassilloud, président. Le phénomène est-il réellement monté en puissance au cours des 10 ou 20 dernières années ?

Quelle est la prise en charge par les assurances des conséquences de telles manifestations ? Est-elle suffisante ?

Êtes-vous associés au travail effectué en amont des manifestations, notamment par la préfecture ?

Considérez-vous que la stratégie du maintien de l’ordre à la française nécessite des ajustements ?

M. Antoine Nori, président de la commission Sérénité. Toulouse est l’une des villes les plus contestataires d’un des pays les plus contestataires. Les manifestations y ont toujours été nombreuses, mais j’observe une évolution – révélée spectaculairement par les Gilets jaunes, mais pas seulement. : nombre d’entre elles sont plutôt des rassemblements, désormais. Les messages, quand il y en a, sont hétéroclites même s’ils sont surtout contre le système.

M. Édouard Lefebvre. Il y a un côté « cocotte-minute ». Certaines personnes ne sont pas associées au cœur de la revendication de départ, mais ressentent le besoin de se joindre au mouvement parce qu’elles ne savent plus comment exprimer leur rage ou leur désespoir.

M. Antoine Nori. S’agissant des Gilets jaunes, les personnes désespérées étaient présentes durant le premier tiers des actions. Par la suite, les actions étaient très orientées politiquement, autour du thème de la lutte des classes. La différence avec les périodes précédentes vient de la porosité – terrible – entre ceux qui manifestent et ceux qui viennent pour dégrader.

Le rassemblement en centre-ville, devant des enseignes qui attirent du monde, excite davantage les casseurs. Finalement, le droit de manifester l’emporte sur tous les autres puisqu’il empêche les familles de circuler, les clients de se rendre dans les magasins et les commerçants de travailler. Les riverains sont excédés par le bruit. Qui plus est, le préfet bloque l’accès des véhicules à la chaussée par sécurité : ce sont désormais les piétons qui déambulent sur la chaussée, sur laquelle les voitures n’ont plus le droit de rouler. C’est le monde à l’envers !

Par ailleurs, les assurances n’interviennent pas tant que des vitrines ou du matériel ne sont pas cassés. La notion de perte d’exploitation en cas de manifestation n’existe pas. Si la fin de la crise sanitaire voit le retour de manifestations de Gilets jaunes ou d’autres, nous ne nous en sortirons pas et nous ne pourrons pas rembourser nos prêts garantis par l’État.

M. Philippe Léon. La mairie de Toulouse a chiffré la dégradation du seul matériel urbain de l’hyper centre-ville lors des manifestations à 8,5 millions d’euros.

M. Antoine Nori. Les pouvoirs publics nous ont associés en amont lorsqu’ils étaient informés qu’une manifestation risquait de dégénérer – surtout pour nous demander de protéger nos vitrines et de fermer nos magasins. En somme, ils nous prévenaient que la ville n’était plus à nous, mais aux Gilets jaunes.

M. Philippe Léon. Nous n’avons pas été associés, mais de temps en temps informés de ce qui risquait de se passer. Le système « Alerte commerces », mis à disposition par la Fédération et par la Chambre de commerce et d’industrie, permettait à la préfecture de nous envoyer des SMS en cas de difficultés. Malheureusement, ces SMS n’ont pas été envoyés préventivement, mais juste avant l’arrivée des casseurs ou même une fois qu’ils étaient déjà là. Lorsque nous les recevions, il était trop tard.

Après un grand laisser-faire de la part des forces de l’ordre fin 2018 et début 2019, les consignes étant « pas de bavure », une deuxième période s’est ouverte à partir de mars 2019, quand des consignes non écrites ont demandé aux préfets une plus grande fermeté. Ceux-ci se sont alors trouvés pris entre le marteau et l’enclume : s’ils agissaient, c’était à leurs risques et périls car ils n’étaient pas couverts par leur hiérarchie. Il y a eu un défaut d’ordres précis de la part du ministère.

M. Édouard Lefebvre. Nous avons reçu un expert en sécurité, coutumier des black blocs et des méthodes des forces de l’ordre dans l’univers normé des grandes grèves sociales encadrées par les principaux syndicats et leurs imposants services d’ordre. Il a indiqué qu’aujourd’hui, ces mêmes services se font déborder par diverses initiatives des Gilets jaunes, qui n’ont pas de service d’ordre et sont même parfois volontairement désordonnés. Cela rend la situation plus complexe pour la police. Outre le changement de préfet, les méthodes et l’organisation de la préfecture de police et de sa direction de la sécurité ont elles-mêmes évolué. La police est désormais moins statique, pour s’adapter à la nouvelle forme des cortèges.

Le sujet des assurances n’est pas simple. En dépit des déclarations initiales, le niveau de protection contre la perte d’exploitation est très variable d’un contrat à l’autre, d’un commerçant à l’autre. Dans certains cas, la perte d’exploitation des enseignes concernées n’était pas la conséquence de la casse de matériel, mais de l’encerclement tous les samedis par des manifestants. Un des commerçants adhérents du Comité m’a indiqué qu’il n’allait tout de même pas casser lui-même sa vitrine pour pouvoir solliciter son assurance ! Certaines situations étaient véritablement absurdes. Les réparations et les indemnisations ont donc été plus ou moins bonnes. Plusieurs adhérents du Comité ont dû hausser le ton contre les assureurs.

Le Comité n’a pas à se plaindre de la coordination avec la préfecture de police. Au contraire. Les réunions d’information improvisées au début du mouvement des Gilets jaunes sont devenues systématiques, tous les vendredis à 14 heures 30, pendant presque un an. Au-delà de la diffusion d’informations factuelles, elles étaient l’occasion de donner une tonalité. Pour le Comité, par exemple, il était intéressant de savoir qu’une manifestation prévue devant la gare Saint-Lazare s’était d’abord vu refuser un parcours via les Champs-Élysées.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Avez-vous pu poursuivre en justice les auteurs des dégradations ? Ont-ils été retrouvés ? Avez-vous été indemnisés ?

M. Édouard Lefebvre. Je n’ai pas connaissance d’un auteur des faits qui aurait été jugé à la suite de la plainte de propriétaires d’un lieu privé, même si tous les commerçants concernés ont porté plainte – ne serait-ce que pour leur assurance. Le plus souvent, le cas échéant, le motif retenu par le procureur est celui de violence en réunion.

M. Philippe Léon. La préfecture de Toulouse est très fière que notre ville soit celle dans laquelle les procédures judiciaires ont le plus souvent abouti. Pour autant, je n’ai pas non plus connaissance qu’un commerçant ait été partie civile dans ces procédures.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Une autre stratégie de maintien de l’ordre permettrait-elle de mieux protéger vos commerces ? Lorsque les télévisions montraient des casseurs en train de lancer des pavés ou de s’approcher des forces, les téléspectateurs avaient le sentiment qu’on ne les en empêchait pas.

M. Antoine Nori. Dans leur face-à-face avec la police, les Gilets jaunes étaient filmés par soit d’autres Gilets jaunes, soit par des supporters, soit par les street medics – bras armés des Gilets jaunes qui, dans leurs sacs, disposent de toute sorte d’objets qui n’ont rien à voir avec la médecine. La police, elle, ne filmait pas les manifestants. Dans ce jeu du chat et de la souris, les Gilets jaunes insultent, narguent, provoquent et n’attendent qu’une chose : une bavure, pour faire le buzz. Il faudrait que les casques des policiers soient équipés d’une caméra. Cela les protégerait et rétablirait une forme d’équité.

Il importe aussi de protéger davantage les zones à forte densité commerciale, dans lesquelles il est plus simple de faire beaucoup de dégâts et où les rassemblements peuvent être plus dangereux compte tenu du grand nombre de personnes. En l’occurrence, la quasi-intégralité des manifestations se tient dans ces zones.

Quant au moment le plus opportun pour l’intervention des forces de l’ordre, la vérité d’un jour n’est pas toujours celle du lendemain.

M. Philippe Léon. Nous avons fait appel à un expert, inspecteur général de la police nationale en retraite, afin qu’il nous éclaire. D’après lui, le principe de précaution est devenu excessif. L’exécution des ordres reçus par les forces de l’ordre est parfaite et si une déficience existe, elle est le fait du commandement. Les jeunes gendarmes mobiles ou les policiers de ville en tenue et au contact des manifestants sont parfaitement aptes à intervenir. Le problème vient du cadre d’intervention et des ordres reçus, souvent contradictoires.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. D’autres spécialistes considèrent aussi qu’il ne faut pas s’en prendre à l’homme de rang, mais à la stratégie générale ou à l’organisation du maintien de l’ordre.

Vous avez évoqué des provocations visant à faire sortir les forces de l’ordre de leurs gonds. Avez-vous assisté à des scènes de violence à l’encontre de manifestants ou de policiers ?

M. Antoine Nori. Oui. Le premier samedi du mouvement des Gilets jaunes, la place Victor-Hugo était en travaux. Les manifestants ont dévasté le stockage du chantier, envoyé des pavés sur la police et même foncé sur elle avec une pelleteuse. En revanche, je n’ai jamais vu de corps à corps. Les manifestants ne sont pas très courageux. Ils jettent des projectiles et profèrent des insultes, parfois même des menaces de mort. Alors qu’il faisait très chaud, j’ai vu des manifestants boire des canettes de bière puis les tendre aux policiers ou les jeter à leurs pieds. Mais ce n’était filmé que d’un côté. S’ils étaient équipés d’une caméra, les policiers seraient protégés, puisqu’on verrait ce qui se passe de part et d’autre.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Il est question de généraliser les caméras mobiles pour les policiers. Une expérimentation avait été lancée par Manuel Valls, mais retardée en raison du manque d’autonomie des caméras.

Les manifestations sont-elles plus apaisées depuis que le mouvement des Gilets jaunes s’est atténué ?

M. Antoine Nori. Oui, mais les casseurs ont toujours tendance à s’en mêler.

M. Philippe Léon. Il faut distinguer les black blocs de la petite délinquance suburbaine, qui fait du larcin opportuniste à la marge des manifestations, quelles qu’elles soient. Le temps où les manifestations organisées par les syndicats étaient encadrées par un service d’ordre et où l’on savait de qui se méfier est terminé.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vous suggérez que les manifestations se tiennent à l’avenir en dehors des zones à forte densité commerciale. Envisagez-vous d’autres mesures de prévention pour vous éviter de subir de nouveaux dommages ?

M. Édouard Lefebvre. J’aimerais avoir la solution, mais ce n’est pas le cas. Nous avons réfléchi à la possibilité d’obtenir dans la loi l’interdiction, sauf exception, de manifester sur les Champs-Élysées au regard de leur statut de « trésor national ». Mais cela imposerait aux pouvoirs publics de sélectionner certaines manifestations. Nos avocats pensent d’ailleurs que cette disposition, même exceptionnelle et strictement limitée à l’adresse « Champs-Élysées », serait jugée anticonstitutionnelle.

Initialement, les Gilets jaunes sont venus sur les Champs-Élysées parce qu’ils voulaient investir le palais de l’Élysée. Mais en général, les manifestants ne choisissent pas ce lieu, du fait de sa taille : si vous êtes 1 000 sur les Champs, votre manifestation passe pour un échec – ce qui est moins le cas Place de la Bastille, par exemple.

On a beaucoup dit que la police n’empêchait pas les dégradations. Parfois, les ordres sont donnés de ne pas intervenir. La doctrine née dans les années 1960-1970 est statique, car les manifestations l’étaient également, à l’époque. Ainsi, alléger un point de défense pour protéger un commerce peut introduire une faille dans le dispositif de sécurisation. J’ai toutefois le sentiment que la préfecture a évolué en recourant à nouveau aux « voltigeurs », ce qui n’était plus le cas depuis l’affaire Malik Oussekine. L’utilisation de « chevaux légers » permet d’intervenir très rapidement – même si aucune solution ne sera jamais parfaite.

Mme Laurence Vanceunebrock. La proposition de circonscrire un quartier, comme vous le proposez pour Toulouse mais qui pourrait aussi concerner les Champs-Élysées, ne relève-t-elle pas plutôt du domaine réglementaire ?

M. Thomas Gassilloud, président. Certaines manifestations violentes n’ont pas fait l’objet de déclaration. L’inscription de la notion de zone de protection commerciale, dans la loi ou dans le domaine réglementaire, n’aurait donc pas changé grand-chose. Pouvez-vous préciser votre propos ?

M. Philippe Léon. Si une manifestation n’est pas déclarée, elle ne peut être interdite qu’en cas de péril à l’ordre public. C’est pourquoi nous proposons la création d’une zone de protection commerciale, dans laquelle les manifestations seraient soumises à autorisation préfectorale préalable. Sans cette dernière, elles seraient interdites de fait. Cela éviterait d’avoir à évaluer le risque de péril à l’ordre public. On inverserait, en quelque sorte, la charge de la preuve.

M. Thomas Gassilloud, président. Pour exercer le droit de manifester, une déclaration préalable est nécessaire.

M. Philippe Léon. Pour autant, sans déclaration préalable, une manifestation n’est pas automatiquement interdite.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Les instances européennes considèrent que le droit de manifester prévaut sur l’autorisation. C’est aussi la raison pour laquelle les organisateurs ne sont pas responsables des problèmes qui pourraient survenir au cours d’une manifestation non déclarée. Avec les réseaux sociaux, l’habitude de déclarer une manifestation au préalable pour négocier les modalités de son organisation avec la préfecture s’est un peu perdue. Il est donc plus facile d’être débordé par les événements.

M. Thomas Gassilloud, président. Il serait intéressant de savoir si le droit de manifester porte aussi sur le lieu où est organisée la manifestation, ou s’il serait possible d’exclure certaines zones sensibles.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. À Toulouse, la zone commerciale est bien identifiée. Mais à Paris, il en existe de très nombreuses. Seules deux zones sont à sécurité renforcée, autour de l’Assemblée nationale et du palais de l’Élysée.

M. Édouard Lefebvre. Certains samedis, le préfet de police prend un arrêté d’interdiction de manifester qui lui permet de contrôler, de verbaliser et éventuellement d’éloigner les manifestants qui voudraient envahir les Champs-Élysées. C’est une mesure raisonnablement efficace. Au départ, ces arrêtés ont été attaqués au tribunal administratif par les soutiens et les mobilisateurs des Gilets jaunes qui sévissent au travers des réseaux sociaux. Mais ils ont tous été confirmés. En revanche, ils seraient très attaquables s’ils étaient pris de façon permanente, pour d’autres motifs ou un autre jour de la semaine.

M. Thomas Gassilloud, président. Ils sont pris pour un motif d’ordre public et non d’intérêts commerciaux.

M. Édouard Lefebvre. Il est légitime que le préfet de police cherche à limiter les débordements aux alentours des lieux symboliques du pouvoir légitime. Cela dépasse de loin le Comité Champs-Élysées. En somme, il existe un outil nous concernant, mais il est fragile – et je ne pense pas qu’il soit applicable à Toulouse. À tout le moins, il ferait davantage débat.

M. Antoine Nori. Le droit de manifester prime-t-il constitutionnellement sur celui de rouler sur la chaussée ou de déambuler dans les rues ? C’est devenu une habitude, un acquis. Mais s’est-on posé la question de bon sens : pourquoi le droit de manifester est-il, dans son mode opératoire, supérieur à celui de circuler ? Tout le monde ne s’informe pas en permanence, et on ne prévient pas nécessairement qu’une manifestation aura lieu. Les manifestants deviennent donc soudainement prioritaires.

M. Thomas Gassilloud, président. La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres…

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Les forces de l’ordre ont pour mission de concilier les droits des uns et des autres, ou la liberté de manifester avec celle de travailler. Cet équilibre n’est pas toujours simple à trouver. Il n’existe pas de recette miracle.

M. Philippe Léon. Les Champs-Élysées constituent une exception, du fait de la proximité de l’Assemblée nationale et de la résidence du Président de la République. Ailleurs, le risque d’atteinte aux symboles de la République n’existe pas, même si l’on peut s’en prendre aux préfectures. Aussi les préfets prennent-ils un risque, aux yeux de la loi, quand ils interdisent une manifestation en se fondant sur leur propre appréciation. Le système est bancal. En France, quand on veut exercer son droit de manifester, on peut écraser tous les autres droits. C’est ce qu’on nous explique au quotidien.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Dans la Constitution, la liberté d’expression fait partie des droits fondamentaux, pas celui de circuler en voiture.

M. Philippe Léon. Ni la liberté de manifester.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Elle découle de la liberté d’expression.

M. Philippe Léon. Mais elle n’est pas dans la Constitution.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Si. La liberté d’expression figure dans la Constitution et est garantie par les instances européennes.

M. Philippe Léon. On assimile liberté d’expression et droit de manifester. C’est une erreur, parce que le droit de manifester écrase alors tous les autres.

M. Antoine Nori. Si on continue ainsi, au rythme actuel des contestations sociales – justifiées ou pas –, les centaines de millions d’euros investis chaque année pour relancer les commerces de centre-ville, c’est-à-dire les zones à forte densité commerciale, seront inutiles. Le vivre ensemble et le pacte social disparaîtront. Des familles avec des poussettes et des enfants se font gazer tous les samedis ! J’ai vu une trentaine de personnes se réfugier dans mon commerce de centre-ville, qui peut en accueillir une quinzaine au maximum. Le préfet nous a expliqué qu’il n’avait pas les moyens d’interdire ces manifestations. Pourtant, tout le monde savait parfaitement ce qui allait arriver. On peut comprendre qu’au début, avec l’effet de surprise, les forces de l’ordre aient peiné à réagir. Mais au bout de 90 samedis, le temps d’adaptation est largement dépassé. Le dernier gazage général du centre-ville de Toulouse date de septembre dernier, il y a deux mois. On nous dit que c’est normal et qu’on ne peut pas interdire ces manifestations.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. C’est bien parce que nous ne trouvons pas que la situation est normale que nous travaillons sur ce sujet.

M. Thomas Gassilloud, président. Jusqu’à présent, on pouvait considérer que la restriction temporaire d’une liberté se justifiait par l’invocation, temporaire elle aussi, d’une autre liberté. La nouveauté vient de la récurrence du phénomène, depuis quelques années. Malheureusement, les manifestants favorisent les lieux qui leur apportent la plus grande visibilité.

M. Philippe Léon. C’est la raison pour laquelle nous proposons une autorisation préalable, pas une interdiction. Nous ne parlons pas non plus de déclaration : il s’agirait de demander l’autorisation de manifester dans telle zone à la préfecture, qui déciderait si c’est possible ou non. Aujourd’hui, on ne peut que très difficilement dire non à une manifestation. Demain, il y aurait une obligation de demander une autorisation préalable et si la réponse était négative, la manifestation ne pourrait pas avoir lieu. Les préfectures disposeraient d’un nouvel outil juridique qui leur permettrait d’interdire plus facilement les manifestations dangereuses.

M. Thomas Gassilloud, président. C’est le rôle de cette commission d’enquête de recueillir des propositions.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous allons étudier la vôtre.

M. Thomas Gassilloud, président. Il sera également intéressant de faire une comparaison internationale, pour voir comment d’autres pays qui disposent de zones commerciales très denses et touristiques ou des lieux de pouvoir traitent le sujet.

Le président Fauvergue nous a rejoints. Souhaitez-vous intervenir ?

M. Jean-Michel Fauvergue. Il est important d’entendre les commerçants, envers lesquels une manifestation sur la voie publique, quand elle se passe mal voire très mal, comme ce fut assez souvent le cas ces derniers temps, crée des problèmes particuliers de violence. Votre questionnement est logique et de bon sens. Il est difficile de comprendre pourquoi il n’est pas possible de juguler ces phénomènes.

Dans notre pays, comme dans toute démocratie, le droit de manifester est une liberté fondamentale. Ces derniers temps, il a beaucoup dégénéré. Pour autant, ce n’est pas ce droit qui pose problème. Nous devons plutôt réfléchir à la possibilité d’écarter de la voie publique ceux qui veulent casser – ce qui est opérationnellement très difficile, surtout à une époque où les forces de l’ordre sont directement mises en cause.

M. Thomas Gassilloud, président. Nous observons un soutien croissant de nos concitoyens aux commerces de proximité. Des actions de prévention sont-elles envisageables ? Il s’agirait de sensibiliser les manifestants au fait que lorsqu’ils s’attaquent à un commerce de proximité, ils s’attaquent à des personnes qui se lèvent tôt pour aller travailler et servir leurs clients. Les manifestations agrègent de nombreux individus anti-système. C’est peut-être la raison pour laquelle les établissements bancaires sont particulièrement ciblés. En tant que propriétaires de commerces, avez-vous le sentiment que les manifestants vous visent pour dérober vos produits ou parce que vous représentez aussi le système ?

M. Philippe Léon. Je peux vous répondre précisément puisque nous avons tenu 40 réunions avec des membres des instances représentatives des Gilets jaunes locales, mais aussi certains « ultra ». Individuellement, ils comprenaient notre problématique et allaient porter notre parole dans les assemblées générales – où nos représentants étaient également présents et parfois applaudis. Mais au moment de décider collectivement d’une nouvelle manifestation, celle-ci était reconduite à l’instar des précédentes et allait nous faire autant de mal. Progressivement, seuls sont restés les « ultra » et quelques « paumés ». Ceux qui portaient vraiment des revendications ont disparu au fil des semaines. En somme, le mouvement compte désormais moins de membres, mais ils sont plus violents.

M. Thomas Gassilloud, président. Vous percevez donc peu la possibilité de faire de la prévention.

M. Antoine Nori. Ils nous disent qu’ils manifestent pour nous !

M. Philippe Léon. La prévention est compliquée. Indépendamment des Gilets jaunes, nous comprenons que quelqu’un qui souhaite exprimer son insatisfaction veuille le faire là où c’est le plus visible. En centre-ville, les médias seront là. Les notions de libre expression et de manifestation sont intimement liées au désordre à l’ordre public et aux commerçants, et à l’annihilation des autres droits.

Au Japon, les manifestants portent une fleur blanche à la boutonnière : tout le monde sait qu’ils sont mécontents, sans que cela trouble l’ordre public ou remette en cause l’équilibre économique des commerces et des petits indépendants.

Ce n’est pas la contestation elle-même qui pose problème, mais sa forme et ce qu’elle est devenue. Il ne s’agit pas d’atteindre au droit d’expression ou au droit de manifester. Et nous comprenons bien que les manifestants préfèrent exprimer leur mécontentement là où c’est le plus visible.

M. Édouard Lefebvre. C’est en centre-ville, en effet, que le trouble crée l’intérêt des médias. Si les caméras des chaînes d’information en continu étaient à la sortie d’un hangar d’Amazon, les manifestations se dérouleraient à coup sûr là-bas.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Souhaitons que vous n’ayez pas trop de manifestations dans la période qui vient. Vous avez déjà à supporter les conséquences de la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19.

M. Édouard Lefebvre. Souhaitons qu’il n’y ait pas trop de manifestations en décembre, surtout.

M. Thomas Gassilloud, président. Souhaitez-vous dire un dernier mot ?

M. Édouard Lefebvre. Même si 1 000 kilomètres séparent Paris et Toulouse, nous avons la même perception des choses, indépendamment de la spécificité des Champs-Élysées. Le commerce, qui était une grande spécialité française, est malade – dans une société qui peine à échanger et qui fonctionne de plus en plus en silo. L’expression des mécontentements est de plus en plus violente, y compris dans la vie quotidienne. Les commerçants le perçoivent. À l’origine, d’ailleurs, ils voyaient le mouvement des Gilets jaunes plutôt de manière bienveillante. Aux Champs-Élysées, 10 000 salariés travaillent dans le commerce. Peu d’usines emploient autant de personnes désormais. Parmi ces 10 000 salariés, une grande part est en situation de progrès social. La vente au détail est un vecteur d’ascension sociale qui fonctionne encore. Nous avons besoin de vous !

M. Thomas Gassilloud, président. Nous essaierons de faire le maximum.

M. Antoine Nori. On a érigé le droit de manifester en religion. C’est normal, mais il doit en être de même pour le droit de travailler. Or il est empêché par le droit de manifester.

M. Philippe Léon. J’insiste, c’est la forme de la contestation qui pose problème, et non le droit de manifester ou la liberté d’expression. Après 90 semaines de mouvement des Gilets jaunes à Toulouse, 49 commerces ont fait faillite et tous les autres ont un genou à terre. S’ajoutent à cela le premier confinement et celui que nous vivons aujourd’hui, qui ont un effet dévastateur. La prévention doit aboutir à changer la forme de la contestation, afin qu’elle n’aliène pas les autres droits, en particulier le droit du public à circuler. Malheureusement, on confond « contestation » et « gêne ». Il est peut-être possible de faire entendre sa contestation sous une autre forme.

M. Thomas Gassilloud, président. Je vous remercie. Vous l’avez compris, notre questionnement porte sur la doctrine du maintien de l’ordre mais aussi, plus globalement, sur notre droit et sur les évolutions qui traversent notre société. Au-delà de vos considérations techniques, il est très intéressant de connaître votre appréciation de la situation et la façon dont vous vivez, au plus proche du terrain, ces manifestations.

 

 

 

 


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Audition du jeudi 12 novembre 2020

À 16 heures : Audition commune de MM. Valentin Gendrot et David Dufresne, journalistes

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de deux journalistes dont les travaux ont récemment retenu l’attention : M. David Dufresne, réalisateur du documentaire Un pays qui se tient sage, sorti le 30 septembre dernier, qui traite très directement du thème de notre commission d’enquête, et M. Valentin Gendrot, dont le livre Flic, publié à la rentrée, raconte deux années passées en tant qu’adjoint de sécurité (ADS) dans la police parisienne, notamment, de mars à août 2019, au sein du commissariat du 19e arrondissement de Paris.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous céder la parole, messieurs, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Valentin Gendrot et M. David Dufresne prêtent successivement serment.)

M. David Dufresne, journaliste. Je suis très heureux d’être auditionné par votre commission d’enquête, qui plus est en votre présence, monsieur le président, car nous allons beaucoup parler de journalisme, avec sans doute en toile de fond votre proposition de loi relative à la sécurité globale. Il paraît pour le moins étonnant de former une telle commission sur le maintien de l’ordre et de légiférer déjà en partie sur ces questions.

Je suis, en effet, le réalisateur du film Un pays qui se tient sage, qui est sorti le 30 septembre. Celui-ci donne la parole à des policiers, des sociologues, des chercheurs, des mutilés, des historiens, dont certains ont été auditionnés par votre commission d’enquête. Pour avoir suivi très attentivement presque tous les travaux de cette dernière, je sais qu’il y a été cité à plusieurs reprises.

Ce documentaire constitue la suite logique d’un travail précédent de signalement de violences policières, avérées ou suspectées, intitulé « Allô Place Beauvau, c’est pour un signalement », hébergé d’abord sur Twitter puis sur Mediapart. Y ont été recensés, pour la seule séquence des Gilets jaunes, 27 éborgnés, 5 mains arrachées, la mort de Zineb Redouane à Marseille, 100 tirs de lanceurs de balle de défense (LBD) dans la tête, ce qui est rigoureusement interdit, et 340 blessures à la tête. Ces chiffres n’ont jamais été contestés par le ministère de l’Intérieur pour la simple raison qu’ils se situent en deçà de la réalité.

J’ai commencé ce travail de signalement parce que j’ai été sidéré par une brutalité policière que je ne connaissais pas, alors même que j’avais étudié la question du maintien de l’ordre depuis les années 1990, à travers d’autres films ou d’autres livres. J’ai également été sidéré à la fois par le silence médiatique qui l’a accueillie, au moins au départ, si neutre qu’il en devenait coupable, et par le déni politique, dont je crains que cette commission d’enquête ne contribue pas à le renverser. Encore ce matin, l’avocat Laurent-Franck Liénard, qui représente des policiers, a tenu, au cours de son audition, des propos qui tiennent de la fable : « Les violences ne viennent jamais des policiers, mais uniquement des manifestants. »

Mon travail a servi à la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et au Parlement européen, qui m’ont reçu tous deux en janvier 2019, ainsi qu’à l’ONU et à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

Pas plus qu’aucun journaliste ni collectif, je ne suis dans la haine. On cherche aujourd’hui à cadenasser le discours en faisant passer tous ceux qui observent et critiquent la police pour des militants anti-police ou antirépublicains. C’est pénible mais surtout terrible pour l’éclairage qui est ainsi donné aux contre-pouvoirs que sont la presse et l’opinion publique, et – je vais vous surprendre – l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN).

Je termine en rappelant deux articles essentiels de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

« Art. 12. La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » – votre commission s’honorerait à garder cet article constamment à l’esprit ;

« Art. 15. La Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

Voilà de quoi j’aimerais vous entretenir.

M. Valentin Gendrot, journaliste. Également journaliste, je suis âgé de 32 ans et l’auteur de Flic – Un journaliste a infiltré la police, paru le 3 septembre dernier aux éditions Goutte d’Or, dont le propos est de raconter le quotidien d’un policier dans un quartier populaire, que je définis comme un arrondissement où les relations entre la population et la police sont réputées sensibles et où la police n’a pas les moyens de travailler.

Pour cela, j’ai passé le concours de policier contractuel, à l’issu duquel j’ai suivi une scolarité de trois mois au sein de l’École nationale de police (ENP) de Saint-Malo, dont je suis sorti avec une habilitation au port d’une arme sur la voie publique. Pour mon premier poste, j’ai été affecté à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de police de Paris (IPPP), dans le 14e arrondissement. Par le jeu des mutations, j’ai réussi à intégrer le commissariat du 19e arrondissement, rue Erik Satie, où je suis resté cinq mois et trois semaines, avant de démissionner de la police nationale.

L’objectif de ces deux années d’infiltration était d’entrer là où le grand public ne peut pas aller, pour raconter les cuisines d’un commissariat et en retirer les éléments constitutifs des deux grandes problématiques actuelles de la police nationale : le mal-être des policiers, caractérisé par le taux de suicides au sein de la profession qui le place au deuxième rang national, la dégradation des conditions de travail qui conduit les agents à acheter leur équipement professionnel – gants, lampes, chaussures – sur leurs deniers personnels, la défiance d’une partie de la population et le manque de reconnaissance ; les violences policières, qui existent et qui sont même récurrentes s’agissant du commissariat du 19e arrondissement.

Les violences policières prennent deux formes différentes : elles s’exercent soit sur des personnes gardées à vue, soit sur des migrants – j’ai assisté à trois ou quatre tabassages dans un fourgon de police. Dans les deux cas, personne ne dit rien ; c’est l’omerta, la loi du silence. Ce qui s’est passé dans les cellules de garde à vue ou dans le fourgon de police y reste. Les ondes radio de la police ou le logiciel de main courante informatisée (MCI) n’en gardent aucune trace.

Tels sont les aspects que j’explore dans mon livre, que je considère comme un travail de journaliste plutôt que d’infiltré dans la police.

Au cours de mes trois mois de scolarité à l’ENP, les questions de déontologie ont été balayées en quelques heures seulement au travers du code de déontologie de la police qui régit les pratiques des policiers en France, et en des termes assez abstraits : rien de factuel ni de concret. Or le décalage entre la théorie et la pratique est énorme. Ainsi, ce code interdit le tutoiement, mais, au quotidien, personne ne respecte cette interdiction, moi pas plus que les autres.

Clairement, le lien entre la police et la population est dégradé, chacune considérant l’autre comme le clan d’en face. Depuis la suppression de la police de proximité, le lien s’est rompu progressivement, en tout cas dans le 19e arrondissement.

À la suite de la publication du livre, j’ai reçu des messages de félicitation. Beaucoup de ceux qui m’étaient adressés par des gens que je connaissais se terminaient par : « Fais attention à toi ». Cela me semble assez symptomatique du peu de confiance accordée à la police, de la défiance qu’elle inspire. Certes, certaines personnes détestent la police et le font entendre par des slogans dans les manifestations, mais d’autres, qui ne la connaissent pas, qui ne manifestent pas, m’ont quand même mis en garde, comme si l’on ne pouvait pas parler de la police ni de ce qui se passe à l’intérieur d’un commissariat.

Baisse de la confiance, hausse de la défiance : il faut y faire attention, et il ne me semble pas que les textes de loi comme celui qui est actuellement à l’étude soient de nature à contrarier ces évolutions. Ce n’est pas en floutant le visage des policiers que l’on va avancer. On se leurre en le croyant.

Les violences policières que j’ai pu observer au sein du commissariat du 19e arrondissement n’étaient le fait que d’une minorité de policiers racistes et violents, mais c’est l’ensemble des policiers qui ont subi la désagrégation de la confiance, car cette minorité n’était que trop rarement condamnée. Il faut que la police fasse le ménage et, effectivement, que l’IGPN soit indépendante.

Pour rétablir la confiance envers la police, il faut restaurer le lien avec les habitants. Les policiers doivent pouvoir patrouiller dans les rues en dehors de missions d’intervention, sans que cela donne lieu à des poussées d’adrénaline. Lorsque nous sortions du commissariat, c’était pour aller patrouiller en voiture dans les quartiers où il y a toujours à faire : à aucun moment il n’y avait de dialogue entre les deux clans.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Monsieur Gendrot, j’ai lu votre livre avec attention : vous avez assisté et participé à des violences policières, et vous relatez quatre faits commis par deux fonctionnaires surnommés Mano et Bullitt – l’IGPN n’aura sans doute pas de mal à les retrouver. Est-ce suffisant pour en arriver à la conclusion qu’il existe un racisme et une violence systémiques au sein de l’organisation policière ?

M. Valentin Gendrot. Si vous avez vraiment lu mon livre, à aucun moment je ne parle de racisme systémique. En revanche, j’attribue à une minorité de policiers un comportement raciste et violent.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Selon vous, ces comportements perdurent parce qu’ils ne sont pas dénoncés, en particulier par leurs collègues. Lorsque vous y avez assisté et participé, les avez-vous rapportés à la hiérarchie ?

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Il les a dénoncés a posteriori : c’est le principe même de l’enquête.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il est tout de même particulier de participer pour dénoncer…

Pourquoi les collègues témoins sur le terrain ne dénoncent-ils pas les faits ?

M. Valentin Gendrot. Infiltrer un environnement, en l’occurrence un commissariat de police, c’est prendre un train en marche. Mon objectif était de me fondre dans le collectif, pas de me faire remarquer. Lorsque j’ai été témoin de violences policières, j’ai fait comme les autres policiers : je ne les ai pas dénoncées.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. C’est précisément ma question : pourquoi ?

M. Valentin Gendrot. Dans une institution aussi corporatiste que la police, il n’y a pas de traître, on ne se balance pas les uns les autres. Si vous prenez le risque de balancer, vous allez être ostracisé, placardisé, peut-être victime d’intimidations ou de brimades. Pour ma part, j’ai fait un faux témoignage parce que l’enquêtrice du service de l’accueil et de l’investigation de proximité (SAIP) du commissariat du 19e arrondissement m’avait dit de ne pas m’inquiéter, et assuré qu’il ne s’agissait que d’une formalité. J’ai pensé que les dés étaient pipés et que l’enquête serait mise sous le tapis. La cheffe de bord du véhicule – Sabrina dans le livre –, tout en affirmant elle-même à Mano, l’auteur des coups qui ont donné lieu à dépôt de plainte pour violences policières de la part de la victime, qu’il s’agissait bien de violences policières, a fait comme moi et le chauffeur : elle a produit un faux témoignage.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Peut-être vais-je vous étonner, en trente ans de police, j’ai eu sous mon autorité des fonctionnaires qui m’ont rapporté des faits – assez rares – de ce type, qui se sont soldés par des procédures administratives et judiciaires. C’est ce que je ne comprends pas dans votre livre. Des policiers qui ont le courage de rapporter de tels faits, cela existe. On l’a encore vu récemment s’agissant d’un service de Seine-Saint-Denis (CSI 93), qui a été dissous – ou pas, mais peu importe. Votre livre met donc en exergue un fait qui ne concerne que deux fonctionnaires et qui n’est pas monnaie courante dans l’ensemble de la sphère policière.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Là n’est pas la question, monsieur le président. Nous avons invité ces journalistes pour qu’ils nous fassent part de leurs témoignages personnels. Ce n’est pas en leur racontant nos propres expériences que nous avancerons.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. L’important est de savoir pourquoi, selon M. Gendrot, qui a travaillé comme ADS, une telle omerta existe dans ce cas particulier.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Monsieur le président, nous auditionnons des gens qui nous disent, les uns, que tout va bien dans la police, qu’il n’y a aucun problème et que tout est sous contrôle, les autres, qui sont d’avis différent. Il faut laisser la parole aux uns comme aux autres.

Quelles réactions votre livre, monsieur Gendrot, et votre film, monsieur Dufresne, ont-ils suscité de la part de la police et de la gendarmerie ? Il est intéressant de voir si ces deux corps peuvent leur donner une suite positive dans la mesure où ils mettent en lumière des dysfonctionnements internes. C’est de cette manière que nous pouvons essayer d’avancer.

M. David Dufresne. Si je comprends bien, nous débordons du cadre du maintien de l’ordre.

Monsieur le président, avec tout le respect que j’ai pour la représentation nationale, vous venez de montrer le déni à l’œuvre : vous avez tiré argument de vos trente ans passés dans la police pour la défendre. C’est votre droit, mais cela illustre typiquement ce que je disais en introduction. M. Gendrot a rapporté deux faits ; c’est vrai qu’ils ne se produisent pas dans tous les commissariats. Nous pourrions néanmoins vous parler de ce qui se passe au dépôt du tribunal judiciaire de Paris, où un policier a dénoncé ses collègues en raison d’agissements similaires, ou à Rouen, où un autre a été obligé de révéler l’existence d’une boucle WhatsApp audio pour démontrer l’existence d’agissements racistes. Et il y en a d’autres, à Aubervilliers ou ailleurs. À chaque fois, on a crié haro sur le messager !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. C’est très bien que de tels faits soient dénoncés.

M. David Dufresne. Formidable ! Sauf que de telles dénonciations doivent passer par voie de presse parce que l’IGPN ne fait pas son travail. Cela ne l’empêche pas, parfois, de faire grief aux intéressés – par l’intermédiaire du préfet, à Paris – de ne pas avoir dénoncé de tels faits assez vite. Ce système est complètement fou !

Vous récusez, et M. Gendrot semble plutôt d’accord avec vous, le fait qu’il existerait un racisme systémique. Pour ma part, je pense qu’il existe. Vous avez employé le mot qui convient précisément : l’omerta, qui suppose précisément un système. A minima, il en existe un, humain et fondé sur la peur, au sein de la police. Écoutez ce que disent ces nouveaux lanceurs d’alerte qui, depuis le début de l’année, révèlent des choses de l’intérieur !

Bien entendu, parler de la police en général n’a pas de sens ; c’est un raccourci. Elle est le théâtre de multiples discussions et tiraillements. Les syndicats majoritaires que vous avez auditionnés ont, grosso modo, une parole à peu près identique, celle de leur corps et de ses intérêts bien compris. Mais il y en a d’autres, ultra-minoritaires, comme la CGT Police nationale, Vigi ou Sud Intérieur, qui ne reprennent absolument pas le discours ambiant. Or ces derniers représentent tout de même une partie de la police.

Votre commission a tout intérêt à s’ouvrir à autre chose qu’aux discours convenus que l’on nous répète comme des mantras à longueur de temps sur les chaînes de télévision. Il y a un véritable malaise au sein de la police. Croyez-vous franchement que je ne dispose pas d’informateurs en son sein ? Bien sûr que si, car il faut que cela sorte. C’est une véritable cocotte-minute !

Pour en revenir au maintien de l’ordre, le problème est apparu au grand jour avec les Gilets jaunes, mais il est bien évidemment antérieur : cela fait trente ou quarante ans qu’il est assuré dans les quartiers d’une façon absolument indigne d’un pays démocratique.

Monsieur Fauvergue, vous avez dit à propos de la CSI 93 : dissoute ou pas dissoute, peu importe. Eh bien, non, pas peu importe, car si sa dissolution avait été annoncée, Mediapart a révélé il y a quelques jours qu’en réalité elle ne l’avait pas été ! C’est ça, l’omerta, c’est ça, le problème ! Pour suivre les dossiers, je trouve qu’il y a un manque de sérieux au sein de la police. Elle est tétanisée, et cela peut se comprendre, parce qu’elle se trouve tout à coup sous le feu de critiques de l’intérieur et de l’extérieur ; des vidéos et des images circulent, que certains aimeraient ne plus voir ou en tout cas pouvoir contrôler.

Dans le maintien de l’ordre, deux thermomètres permettent, selon moi, de mesurer les violences policières : l’IGPN – mais celui-là est largement cassé, et je peux vous fournir les documents qui me permettent de le dire – et la presse et l’opinion publique. Pendant dix-huit mois de mouvement de Gilets jaunes, j’ai comptabilisé 127 signalements attestés de presse, c’est-à-dire de journalistes ou de vidéastes arrêtés, de cartes mémoire effacées, de téléphones matraqués, d’objectifs visés. Ce matin, Me Laurent-Franck Liénard vous a pourtant affirmé que les policiers ne visent jamais les caméras.

Des campagnes sont systématiquement menées contre les journalistes, accusés d’être militants et anti-flics. Madame la Rapporteure a eu la gentillesse d’interroger un syndicat de police que vous avez auditionné sur une liste de journalistes soi-disant anti-flics figurant sur son compte Twitter, et faisant très clairement de nous des cibles. Dans cette liste figurait mon ami Taha Bouhafs, objet pas plus tard qu’hier soir d’un tweet du ministre de l’Intérieur : est-ce que vous vous rendez compte ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Parlez-nous de l’IGPN.

M. David Dufresne. Laissez-moi d’abord préciser que les chiffres ont été repris et consolidés par Reporters sans frontières – qui n’est pas l’organisme le plus radical qui soit – dans son rapport sur la liberté de la presse. La France occupe la trente-quatrième place, et les faits qui l’y ont fait reculer...

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous avons bien compris ce que vous vouliez dire.

M. David Dufresne. Vraiment ? Et qu’ai-je voulu dire ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Le débat a permis de soulever un point intéressant concernant le rôle de l’IGPN et de l’IGGN. Pourquoi dites-vous que le thermomètre est cassé ? Comment rendre l’une et l’autre plus efficaces ?

M. David Dufresne. Je vais vous répondre au sujet de l’IGPN, mais j’espère avoir le plaisir de vous parler, tout à l’heure, des points 2.2.1, 2.2.2 et 2.2.4 du nouveau schéma national du maintien de l’ordre, qui concernent les journalistes et sont très éloquents.

J’ai étudié avec Pascale Pascariello, journaliste à Mediapart, près de soixante-dix dossiers d’enquêtes menées par l’IGPN, liés au mouvement des Gilets jaunes. Nous nous sommes intéressés aux raisons pour lesquelles le parquet avait décidé de classer sans suite nombres de procédures transmises par l’IGPN. L’identification laborieuse des policiers auteurs de violences ou de tirs arrive quasiment en deuxième position. Les preuves sont souvent exploitées tardivement, au risque de disparaître. Il n’est pas rare que les vidéosurveillances soient trop tardivement réquisitionnées, les armes non expertisées, les enregistrements radio de la police non saisis. Enfin, le recours disproportionné à la force est souvent légitimé à l’aide de cette phrase si commode : « l’infraction est insuffisamment caractérisée ». À mon sens, l’IGPN sert de lessiveuse aux violences policières illégitimes.

J’ai souvent entendu dire, au cours de vos débats, que l’IGPN était très sérieuse. Elle l’est, en effet ! Elle emploie d’ailleurs les meilleurs enquêteurs et n’hésite pas à pousser les investigations très loin dans certaines affaires internes à l’administration, comme l’utilisation de véhicules de police à des fins personnelles. M. Gendrot aborde ce sujet dans son ouvrage. En revanche, dès qu’il s’agit de violences policières, il y a un angle mort. Le sociologue Cédric Moreau de Bellaing, que vous avez auditionné et qui est plutôt modéré, évoque, lui aussi, ce sujet dans son livre.

Brigitte Jullien, directrice de l’IGPN, que vous avez également entendue, écrit dans l’éditorial du rapport de l’IGPN sorti en juin 2020, que l’ambition première de l’IGPN est de « valoriser l’institution et ses agents ». Eh bien, ce ne devrait pas être cela ! Son ambition première devrait plutôt être de devenir une police des polices.

Le sujet a été abordé par des sociologues et nous ferions bien de nous inspirer des exemples anglo-saxons, notamment en Angleterre, où l’équivalent de notre IGPN est placé sous l’autorité du ministère de la Justice et non sous celle du ministère de l’Intérieur. Bien évidemment, des policiers siègent dans les commissions pour partager leur expertise, leurs connaissances, leur vécu, mais des représentants des familles des victimes y ont également leur place, tout comme des juristes, des avocats. L’Angleterre, à la suite des affaires de racisme qui ont éclaté au sein de sa police dans les années 1980-1990, a organisé un débat national – il me semble que vous vous demandez aussi, de votre côté, comment améliorer le lien entre la police et la population. Dès lors que la police est contrôlée, le niveau de confiance en elle s’élève. L’actuelle IGPN, police des polices au service de la police, ne fonctionne pas. Au-delà des violences policières, la population a découvert que l’IGPN poussait très peu ses enquêtes au bout.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous souhaiteriez donc que notre IGPN soit indépendante, sur le modèle anglo-saxon.

M. Valentin Gendrot. Je ne peux que souscrire à l’idée d’une IGPN à l’anglaise. Que des policiers, en France, enquêtent sur des policiers me laisse perplexe. Au bas de la convocation que j’ai reçue pour être auditionné par l’IGPN figurait le tampon du ministère de l’Intérieur. Cela ne vous choque visiblement pas mais moi, si.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous devriez vous abstenir d’essayer de lire dans mes pensées, car ce que vous y trouveriez vous surprendrait. J’ai pris des positions à ce sujet.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vous avez relaté un certain nombre de faits, l’un et l’autre, notamment M. Dufresne, dans son documentaire. Avez-vous remarqué si les comportements que vous dénonciez étaient davantage le fait de certaines unités des forces de l’ordre ? On nous a expliqué qu’il y avait une différence entre les agents formés pour le maintien de l’ordre et ceux qui, appelés en renfort, n’étaient pas formés à un usage adapté de certaines armes intermédiaires, comme les LBD, et n’avaient pas un comportement approprié. Savez-vous si des suites administratives ou judiciaires ont été données à ces exactions ? Des sanctions ont-elles été prononcées ?

M. David Dufresne. Pour l’instant, il n’y a eu que des très peu de procès, la plupart concernant des violences policières euphémisées : un policier qui a lancé un pavé – arme qui ne fait pas partie de la dotation de la police – sur une personne, d’autres qui ont fait un croche-pied à des manifestants, à Toulouse ou ailleurs, un autre qui a donné une paire de gifles. Les cas les plus graves – mais beaucoup sont déjà classés – en sont au stade de l’instruction. Peut-être donneront-ils lieu à des procès, voire à des condamnations.

On le sait, le temps judiciaire est long mais il me semble déloyal de convoquer massivement en comparution immédiate des Gilets jaunes le lundi qui suit les manifestations du samedi et de prendre tout son temps pour des faits de violences policières. La justice devrait être équitable et prendre son temps pour tout le monde ou pour personne. Pour ma part, je préférerais que ce soit pour tout le monde. Finalement, le mot de suspicion est faible, car le nombre d’affaires classées est très élevé. Référez-vous au travail que j’ai réalisé avec d’autres journalistes de Mediapart pour décortiquer quatre-vingts dossiers suivis par l’IGPN.

Le maintien de l’ordre a une histoire – vous le savez puisqu’elle a été évoquée au sein de votre commission. À partir des années 1990, mais surtout 2000, les corps constitués que sont les gendarmes mobiles et les CRS sont progressivement, et pour de multiples raisons, remplacés ou rejoints par les brigades anticriminelles, les BAC. Celles-ci ne sont pas formées au maintien de l’ordre mais à la gestion des violences urbaines, ce qui est très différent mais pas tant que cela lorsqu’il s’agit d’intervenir lors de manifestations, y compris de manifestations festives comme celle de la Fête de la musique qui s’est déroulée à Nantes dans la nuit du 21 au 22 juin 2019 et au cours de laquelle Steve Maia Caniço a trouvé la mort. Cinq instructions sont en cours et nous saurons peut-être un jour ce qu’il s’est passé. En tout cas, on sait que la BAC de Nantes est incriminée.

Je ne sais pas si Valentin Gendrot a été confronté à une telle situation avec ses collègues du commissariat du 19e arrondissement, mais imaginez l’état d’esprit de ces gardiens de la paix à qui on annonce, le vendredi, qu’ils devront assurer le maintien de l’ordre le lendemain, alors qu’ils ne sont ni formés, ni entraînés, ni équipés, puisque certains doivent même acheter leur casque chez Go Sport ou Décathlon. Leurs représentants vous l’ont dit : ils ont eu peur, légitimement. Contrairement aux hommes sur lesquels vous aviez autorité, monsieur Fauvergue, qui ont appris à maîtriser leur peur dans n’importe quelle situation, ceux-là ont été envoyés sur le terrain pour maintenir l’ordre sans y avoir été formés. Écoutez le Général Bertrand Cavallier, qui a dirigé le centre de Saint-Astier où sont formés tous les gendarmes mobiles, et qui apparaît dans mon film : la première leçon à retenir, pour maintenir l’ordre, est de savoir absorber les coups. Si vous envoyez sur le terrain des hommes qui ne sont ni formés ni équipés pour absorber les coups, ils sortiront leur LBD et tireront comme au ball-trap !

M. le président Jean-Michel Fauvergue.  Merci. Essayons d’éviter les monologues…

M. David Dufresne. Deux avocats de policiers vous ont tenu les mêmes propos, dans cette enceinte. Me Thibault de Montbrial a rappelé que le LBD n’était pas fait pour maintenir l’ordre et Me Liénard a considéré que le LBD était trop utilisé. Pour répondre à madame la rapporteure, selon les chiffres de « Allô Place Beauvau », les LBD sont essentiellement utilisés par la BAC, un peu moins par les CRS et quasiment pas par les gendarmes.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Rappelons, au passage, que personne ici n’incrimine le travail des policiers. Nous voulons seulement comprendre pourquoi certains comportements inadaptés ont pu se produire et revoir, le cas échéant, la stratégie générale. En tout état de cause, nous savons très bien que le travail des policiers est difficile.

M. Aurélien Taché. Le petit-fils de policier que je suis ne peut que souscrire aux propos de madame la rapporteure.

J’ai eu l’occasion de m’entretenir de ces sujets avec des policiers qui sont venus me trouver, en particulier un jeune commissaire. Ils montraient une certaine lassitude face à l’organisation même de la police : hiérarchisée, très bureaucratique, aux étages multiples, comme c’est le cas, malheureusement, de nombreuses institutions en France, sans compter le rôle prépondérant des syndicats sur les carrières. Il en résulte parfois, même si cela reste rare, que des personnes, sur le terrain, fassent régner un climat délétère en toute impunité parce qu’elles font partie du bon syndicat. Je vous livre ces témoignages même s’ils ne sont pas forcément représentatifs de la profession puisque ce sont ceux des policiers qui ont demandé à me rencontrer. Partagez-vous ce sentiment, monsieur Gendrot ?

Par ailleurs David Dufresne s’est étonné que nous ayons commencé l’examen de la proposition de loi relative à la sécurité globale, déposée par monsieur Fauvergue, alors que cette commission d’enquête n’a pas encore rendu ses conclusions. J’en suis également surpris. De fait, autant j’approuve les mesures prévues pour renforcer les moyens de la police, en particulier la police municipale, autant je suis plus circonspect quant aux dispositions, ajoutées depuis, relatives au maintien de l’ordre et aux manifestations. Il est ainsi proposé de filmer plus massivement les manifestants grâce à des outils comme les drones, les caméras-piétons ou en recourant à la technologie de la reconnaissance faciale. Qui plus est, les journalistes considèrent que cette proposition de loi pourrait limiter leur travail. Je m’inquiète des conséquences sur le droit de manifester. Nous avons déjà adopté une loi dite anticasseurs, il y a dix-huit mois, par laquelle nous avions essayé de mettre fin aux comportements violents dans les manifestations, en ouvrant la possibilité pour les préfets de prononcer des interdictions préalables de manifester. Avec cette proposition de loi, nous ouvrons la voie à une généralisation de la surveillance, qui multipliera les risques de porter atteinte au droit de manifester, ce qui pose problème.

C’est vrai, les comportements violents sont une réalité et nous devons aider les policiers à les combattre. Pour autant, nous ne devons pas porter atteinte aux libertés individuelles de nos concitoyens, en particulier celle de manifester, ni empêcher les journalistes de travailler et de dénoncer les violences commises par les policiers.

M. David Dufresne. Il est, en effet, quelque peu embarrassant d’évoquer ici, dans une commission d’enquête présidée par monsieur Fauvergue, des violences policières en sachant que la proposition de loi présentée par le même monsieur Fauvergue sera examinée en séance publique mardi prochain, en particulier son fameux article 24. Tout le monde a bien compris que l’objectif est d’éteindre l’incendie allumé par la mise en évidence de pratiques policières inadmissibles. On nous dit qu’il ne sera pas question de floutage, que seule la teneur des textes accompagnant les vidéos pourra être mise en cause, mais le flou le plus total entoure ces mesures. On sait qu’il s’agit de gages donnés aux syndicats de police, dont certains considèrent, d’ailleurs, que la proposition de loi n’irait pas assez loin.

Monsieur Taché a soulevé le problème des syndicats de police. Jusque dans les années 1990, le partage était assez équilibré entre les syndicats de police de droite et de gauche. Aujourd’hui, suivant l’évolution de la société, ou l’anticipant, beaucoup de syndicats se sont droitisés, voire droitisés à l’extrême et n’ont plus qu’une vision répressive de la police. On en vient d’ailleurs à se demander, en lisant les tracts, les tweets ou certains communiqués, si les syndicats n’auraient pas pris le pouvoir sur le politique, en particulier place Beauvau. Que faut-il penser de l’intervention de monsieur Darmanin expliquant aux journalistes de BFM, le 2 novembre, au moment où l’examen de cette proposition de loi débute, qu’il a promis aux policiers que leur image ne serait plus identifiable ? La police, qui est un service public, ne se transforme-t-elle pas en lobby pour faire pression sur les parlementaires ? Faut-il légiférer dans ces conditions ?

Nous sommes extrêmement inquiets parce qu’il est porté atteinte, d’une manière évidente, à la liberté d’informer, non seulement des professionnels mais de l’ensemble de nos concitoyens. Sans y croire, nous avons bien compris le sens du discours rassurant des défenseurs de ce texte, car nos concitoyens qui se sont mis à filmer, à documenter et à diffuser sont, en effet, les vraies cibles. Le nerf de la guerre, qui est au cœur de l’article 24 de la fameuse proposition de loi, est la diffusion, non la captation. Le ministère de l’Intérieur avait, en effet, rappelé, dans une circulaire de 2008, que les policiers n’ont pas plus de droits que les autres et ne peuvent s’opposer à ce qu’on les filme. Le vrai problème est posé par la diffusion.

Il aurait fallu faire le contraire de ce que vous proposez : organiser un véritable débat pour partager les connaissances. Cela fait vingt ou trente ans que l’on nous explique  – et encore dans ce texte – que nous n’avons rien à craindre des caméras de surveillance ni des drones. Mais les policiers, eux, auraient des raisons de craindre d’être filmés ! Cette affaire est très mal ficelée, mais peut-être monsieur Fauvergue pourra-t-il nous en donner les raisons. Monsieur Taché, vous étiez d’accord avec l’esprit initial de ce texte qui était de renforcer les moyens des polices municipales, voire des sociétés privées. Or d’autres dispositions ont été ajoutées, notamment pour ce qui est des drones, sans parler de cet article 24, absolument fascinant dans la mesure où il est contraire à la Constitution et aux textes européens relatifs à la liberté d’informer.

Vous pouvez être certains que la bataille fera rage jusqu’à vendredi prochain car, au travers de cette proposition de loi, vous portez atteinte à la liberté d’informer, qui ne se situe pas au-dessus des autres, mais dont découlent toutes les autres.

M. Valentin Gendrot. Le niveau de défiance de nos concitoyens à l’égard de la police est très élevé. Où veut-on en venir, avec ce texte ? À cacher les violences policières parfois perpétrées lors des manifestations ? Il me semble, au contraire, que les citoyens et les policiers eux-mêmes auraient intérêt à ce qu’on puisse parler de ces violences policières.

Ce matin ont été diffusés sur le site de Mediapart des enregistrements que j’avais réalisés lorsque je travaillais dans ce commissariat. Leur diffusion devrait permettre au grand public de saisir la problématique et de mieux comprendre comment des policiers peuvent maquiller une bavure en établissant un procès-verbal d’interpellation mensonger. Ces vidéos montrent des policiers tabasser des habitants du 19e arrondissement dans des garages ou des halls d’immeubles. Il faut mettre des mots sur ce qui se passe. Pourquoi voulez-vous le cacher ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Monsieur Gendrot, vous avez assisté à ces violences et vous y avez participé. Vous décrivez même cette scène, dans votre livre, au cours de laquelle vous avez immobilisé un mineur d’origine étrangère qui se faisait frapper par la police. Non seulement vous avez participé à ces violences policières mais vous ne les avez pas dénoncées, allant jusqu’à établir de faux témoignages.

M. Valentin Gendrot. Tout comme mes collègues.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Certes, mais les faits restent choquants, pour le commun des mortels comme pour l’ancien chef de la police que je suis, même si j’ai bien compris que vous appréciiez peu, les uns et les autres, que je puisse me prévaloir d’une expérience de plusieurs dizaines d’années.

Revenons à votre cas : avez-vous été convoqué par l’IGPN, pour complicité par exemple ? Une enquête est-elle en cours ?

M. Valentin Gendrot. J’ai été auditionné en octobre par l’IGPN et il n’a été question que des violences policières que j’ai relatées dans mon livre, en particulier celles dirigées contre cet adolescent noir de 16 ans, que j’ai appelé Konaté. Le sujet des violences policières est extrêmement banal. StreetPress a publié, encore ce matin, un article concernant d’autres violences policières commises dans le commissariat du 19e arrondissement. On peut toujours dire que les violences policières n’existent pas et essayer de les cacher sous le tapis, mais elles restent très visibles.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Arrêtez de caricaturer ! Personne ne dit que les violences policières n’existent pas, pas plus nous que les syndicats que vous vilipendez. Il existe deux camps, l’un pour qui les violences policières sont systématisées et l’autre pour qui elles seraient le fait d’individus qui prennent la liberté de commettre des actes racistes et violents – extrêmement choquants, je vous le garantis – dans la plus totale omerta. C’est ce que vous semblez nous dire, d’ailleurs, monsieur Gendrot mais, à ce propos, vous avez, vous aussi, profité de cette omerta et votre responsabilité est importante en ce domaine.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. C’est le comble ! Vous reprochez d’avoir profité de l’omerta à quelqu’un qui a justement écrit un livre pour la dénoncer !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Avez-vous lu le livre, au moins ?

Mme George Pau Langevin, rapporteure. J’en ai lu des extraits. En tout cas, j’espère qu’à la suite de cette commission, les enquêtes seront accélérées et que nous en apprendrons davantage. Il est de l’intérêt de tous, en particulier des policiers, de faire la lumière sur ces comportements inadmissibles pour mettre de côté leurs auteurs.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous sommes tous d’accord sur ce point.

Pour revenir à l’organisation de l’IGPN, faites-vous une différence avec celle de l’IGGN ?

M. David Dufresne. Pour ne rien vous cacher, deux capitaines de l’IGGN m’ont contacté suite à mes signalements. Je leur ai répondu, en bon journaliste, que seul ce qui avait été rendu public était public. Si ses finalités sont les mêmes que celles de l’IGPN, il me semble que l’IGGN prend ses enquêtes plus à cœur. Grosso modo, on nous explique, là encore, qu’il n’y a rien à voir, mais certains des rapports de l’IGGN révèlent un souci du détail assez poussé. Ainsi, ils ont pu faire exploser des grenades GLI-F4, dont l’usage est aujourd’hui limité aux entraînements, pour connaître leur champ d’action et les conséquences de leur utilisation. Cela étant, l’IGGN a été moins sollicitée que l’IGPN pour les opérations de maintien de l’ordre, en particulier lors des manifestations des Gilets jaunes.

Les deux structures sont équivalentes : des fonctionnaires enquêtent, en interne, sur leurs collègues, anciens ou futurs. En effet, on ne fait pas toute sa carrière à l’IGPN et il arrive toujours un moment où l’on part dans un autre service, celui de la brigade de recherche et d’intervention ou celui de la police judiciaire. Pour avoir entendu Mme Brigitte Jullien, vous avez dû relever quelques nuances entre sa vision du travail et celle qu’en avait Mme Marie-France Monéger-Guyomarc’h, à qui elle a succédé. Me Alimi vous l’a fait remarquer ce matin : madame Jullien, contrairement à ce que vous dites, monsieur Fauvergue, nie l’existence des violences policières. Quant à Emmanuel Macron, Président de la République, il a demandé, en mars 2019, à ce qu’on ne parle pas de « violences policières » ni de « répression », car ces mots seraient inacceptables dans un État de droit. L’omerta commence tout en haut ! Dès lors qu’un Président de la République se permet de prononcer une telle phrase, il est bien évident que la chaîne de commandement fait circuler l’information et que tout le monde se tait.

La finalité des enquêtes menées par l’IGGN est la même que celle des enquêtes menées par l’IGPN et la justice ne s’en trouve pas bien servie. Bien évidemment, la décision de classer une affaire n’appartient ni à l’IGPN ni l’IGGN ; c’est le parquet qui en décide, mais sur la base des enquêtes menées par la police des polices ou la gendarmerie des gendarmeries. En tout cas, il subsiste une suspicion de connivence, qui doit absolument disparaître.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Au niveau de l’IGPN, du parquet ?

M. David Dufresne. Discutez-en avec les victimes de violences policières. Elles peuvent avoir le sentiment que la justice classe, à la rigueur de bonne foi, sur le fondement d’enquêtes qui, elles, n’auraient pas été menées de bonne foi.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Si je vous comprends bien, le fait que des policiers enquêtent sur d’autres policiers ferait naître une suspicion légitime, ce qui vous conduit à proposer de consacrer l’indépendance de l’IGPN et de l’IGGN, afin de les rendre incontestables aux yeux de l’opinion publique.

M. David Dufresne. Oui, tout simplement. C’est le système scandinave ou anglais, avec tantôt des médiateurs, tantôt un équivalent de l’IGPN sous l’autorité du ministère de la Justice, par exemple. Ce n’est alors plus la même chose. Il faut absolument tendre vers cela.

Rappelez-vous le Premier ministre Édouard Philippe, sur le perron de Matignon, quand on a appris la découverte du corps de Steve Maia Caniço, à Nantes. Il a été le premier à dire qu’il ne pouvait pas se satisfaire de l’enquête IGPN. Tout est sous la table, c’est évident.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Une enquête de l’Inspection générale de l’administration (IGA) a suivi.

M. David Dufresne. Précisément. Il a demandé une enquête de l’IGA, en disant qu’il avait un doute. Vous pouvez revoir les images de son allocution.

M. le président Jean-Michel Fauvergue.  Avez-vous, l’un et l’autre, soulevé des problèmes de management particuliers au sein des administrations ?

M. Valentin Gendrot. Pour ce qui concerne le commissariat du 19e arrondissement, les problèmes de management sont clairs : il y a un gouffre entre les policiers de base, qui sont sur le terrain, et la hiérarchie.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Pourquoi ?

M. Valentin Gendrot. Les policiers qui appartiennent à la hiérarchie policière, de lieutenant jusqu’à commissaire, ne sont pas sur le terrain. Ils n’y sont jamais – une seule fois, j’ai vu un commandant venir avec nous sur le terrain.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Comment cela s’explique-t-il ?

M. Valentin Gendrot. La hiérarchie reste dans les bureaux du commissariat du 19e arrondissement. Le plus gradé sur le terrain est un brigadier-chef ou un major. Les hauts gradés du commissariat ne sont pas sur le terrain ; tout en bas, les comportements racistes, violents, prennent le pouvoir.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Diriez-vous que, s’il y avait davantage de gradés, d’officiers, éventuellement de commissaires, sur le terrain, on parviendrait à canaliser des Mano et des Bullitt ?

M. Valentin Gendrot. Probablement. Monsieur Fauvergue, vous parliez tout à l’heure du faux témoignage que j’ai été amené à faire. Au moment où se produisent le faux en écriture publique – le procès-verbal d’interpellation mensonger –, la plainte de Mano contre l’adolescent, la plainte de l’adolescent contre Mano, puis mon faux témoignage, je ne suis pas sûr que la chaîne hiérarchique soit au courant de ce qui se passe.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Elle n’est pas au courant parce qu’elle n’est pas informée ou parce qu’elle ne s’y intéresse pas ? Qu’est-ce qui pose problème ?

M. Valentin Gendrot. Elle n’est pas informée tout simplement parce qu’elle n’est pas là. Dans le commissariat du 19e arrondissement, cela se passe au rez-de-chaussée.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Puisque vous avez été policier pendant environ deux ans, vous savez qu’il y a une hiérarchie dans la police nationale, et une obligation de rendre compte. Si la hiérarchie sommitale n’est pas tout le temps sur le terrain, des hiérarchies intermédiaires doivent l’être – un problème se pose peut-être à ce niveau –, mais il y a aussi obligation de rendre compte. L’officier de police judiciaire (OPJ) n’a-t-il donc pas rendu compte, lui non plus ? Que s’est-il passé ?

M. Valentin Gendrot. En tout cas, au moment où il a fallu faire les dépositions auprès de l’enquêtrice du SAIP, à aucun moment nous n’avons vu de personne de la hiérarchie policière. Cela s’est passé entre nous, comme on classe quelque chose avec un côté « pas vu pas pris ».

Je fais une supposition en disant que la chaîne hiérarchique n’a probablement pas été informée. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’est jamais sur le terrain. Durant les six mois que j’ai passés dans le commissariat du 19e arrondissement, je ne l’ai vue qu’une fois sur le terrain.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. L’OPJ appartenait-il au commissariat ou venait-il de l’extérieur ?

M. Valentin Gendrot. C’était un OPJ du commissariat, bien sûr.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il y a donc une promiscuité.

M. Valentin Gendrot. Tout à fait.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Tout cela contribue à l’omerta dont vous parliez.

M. Valentin Gendrot. Oui, bien sûr.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. C’est important. Madame la rapporteure, j’essaie de faire avancer la réflexion.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Monsieur Dufresne, vous avez parlé de l’exemple anglais, d’une inspection avec un rattachement différent et une certaine autonomie par rapport à la police. Vous n’avez pas du tout évoqué la possibilité d’accroître les pouvoirs du Défenseur des droits, une autorité extérieure, qui dispose de peu de services susceptibles de réaliser des enquêtes. Cette piste pourrait-elle être creusée ?

M. David Dufresne. Le Défenseur des droits Jacques Toubon, au moment de son départ, a rappelé que toutes les saisines – une soixantaine, selon Me Alimi ou Me Kempf  – qu’il avait faites sur la question des violences policières ou du racisme étaient restées lettre morte. Le Défenseur des droits n’a jamais reçu de réponse. On voit, là aussi, que l’on fait face à un mur ; qu’on l’appelle omerta, mur du silence ou déni, tout cela, c’est la même chose.

Le Défenseur des droits pourrait effectivement être une institution intermédiaire. Dans un modèle à l’anglaise, il aurait évidemment un siège autour de la table. Vous avez l’équivalent en Espagne, avec le Défenseur du peuple. C’est une piste vers laquelle on peut aller.

Le métier d’officier ou de commissaire a changé. Monsieur Fauvergue, vous le savez bien mieux que moi, le commissaire Maigret n’existe plus. Les commissaires sont des managers. Depuis les années 1990 et la politique du chiffre, qui est remise au goût du jour par Gérald Darmanin, ils remplissent des tableurs Excel et doivent rendre des comptes, quasiment au sens comptable du terme – je parle là de la haute hiérarchie. On fait des bâtons et on demande aux gens de traiter le plus grand nombre d’affaires et, si possible, de les élucider dans le même moment. Donc, on va plutôt vers le trafic de stupéfiants – le shit, pour le dire nettement : on arrête le consommateur et l’affaire est résolue. Les gens de la base, me semble-t-il, se plaignent de cela, de ne plus avoir de relations professionnelles avec leur hiérarchie qui, elle, est soumise à une pression.

Qu’il y ait une souffrance au travail, une pression folle sur les policiers, est une évidence. La question est de savoir si c’est au citoyen noir ou arabe de supporter le racisme, parce qu’il y aurait une souffrance policière. Est-ce au manifestant, quelle que soit sa couleur de peau, de recevoir des coups de LBD parce que les policiers seraient fatigués et auraient une hiérarchie défaillante ? Bien sûr que non ! C’est bien pour cela que la situation est extrêmement grave.

Quand on écoute les syndicats, la souffrance des policiers est une excuse, une justification. Non, pas du tout : c’est une explication, et elle doit être résolue. Je trouve que les syndicats ne vont pas au bout des choses en ne remettant pas en cause les raisons de leur propre malheur. Elles sont toujours rejetées sur les autres – observateurs, manifestants, passants. Là aussi, une IGPN ou IGGN indépendante permettraient peut-être à ces personnes d’ouvrir les yeux.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Voulez-vous dire que les syndicats de police – peut-être pas tous, je ne sais pas si vous généralisez – ne sont pas assez proactifs dans l’analyse du travail de la police actuellement, et qu’ils pourraient faire progresser les choses, s’ils y réfléchissaient ?

M. David Dufresne. Bien sûr ! Il faudrait que les syndicats sortent du rôle dans lequel ils se sont installés, de cogestion de carrière. Cela dit, c’est fini depuis quelques mois. L’agitation publique syndicale, avec des prises de position très dures, vise aussi à garder des adhérents puisque les syndicats auront et ont déjà moins de poids dans la carrière des policiers. Les syndicats de police obtiennent des scores soviétiques – jusqu’à 90 % de votes favorables –non pas par conviction, mais parce qu’ils sont en position de force pour une mutation ou un avancement.

Pendant très longtemps, ils ont été – et ils sont encore – courroie de transmission du ministère de l’Intérieur pour expliquer telle ou telle doctrine. Ils sont également informateurs de journalistes pour expliquer tel ou tel fait divers. Mais dès lors qu’il s’agit de réfléchir à la doctrine, au travail, même si, évidemment, certaines personnes dans les syndicats y réfléchissent, ce ne sont pas celles-là que l’on met en avant, ce ne sont pas celles-là qui ont le plus de poids.

Je suis un partisan du débat, de la connaissance. Or les syndicats ferment le débat, ils cadenassent. Un syndicat de commissaires très en vue a eu la tête du sociologue Sébastian Roché, devenu trop radical à son goût, alors que, pendant des années, il avait donné des cours à l’École nationale supérieure de police.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Que voulez-vous dire par « a eu la tête » ?

M. David Dufresne. Je parle de son poste, bien sûr.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Le sociologue travaillait dans la police comme contractuel ?

M. David Dufresne. Il donnait des cours à l’école des commissaires. Depuis un an ou deux, il ne peut plus y enseigner. Cela fait partie de la construction de cette police, qui se vit en vase clos. Cela, ce n’est pas possible. Vous les avez eus, devant vous, en audition. Ils ont agi comme cela.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. À ce propos, pensez-vous que l’on puisse améliorer la formation, et sur quels aspects, afin d’avoir des professionnels plus conscients et plus au fait des réglementations et des nécessités antiracistes ?

M. Valentin Gendrot. Je peux parler de la formation que j’ai reçue à l’École nationale de police, à Saint-Malo. Les vrais manques concernent la déontologie. L’étude du code de déontologie représente 1 % de la formation, soit quatre ou cinq heures d’une formation, qui plus est très abstraite, sans prise avec le réel.

La formation sur les violences conjugales, elle, a duré trois heures – une heure, pendant laquelle le formateur a expliqué comment des couples pouvaient en venir à des situations de violences conjugales, et deux heures à regarder un film. C’est tout. Sachant que de nombreuses interventions de police sont liées à des violences conjugales et familiales ou à des différends entre voisins, c’est très court.

Les formations pratiques portaient sur des aspects répressifs – savoir menotter, effectuer des contrôles routiers, des patrouilles, apprendre à tirer, faire de la boxe, du self-défense –, rien qui soit en rapport avec « protéger et servir », la devise que chaque policier porte pourtant sur la manche droite de son uniforme. En école de police, en tout cas quand on est policier contractuel en formation, il n’y a pas de « protéger et servir » : on n’est pas là pour servir la population, on cherche à culpabiliser la personne en face de soi.

Ce qu’il faut améliorer, c’est le traitement des violences conjugales, l’accueil du public, le lien avec la population ; c’est aussi le recrutement.

La police fait face à de gros problèmes de recrutement. Une enquête récente du Monde a montré que le problème est très vaste, en particulier en Île-de-France ou à Paris, où sont affectés pour leur premier poste 90 % à 95 % des jeunes policiers. Or c’est rarement la région d’origine de ces policiers, qui sont de plus souvent originaires de milieux populaires ou de classes moyennes. J’en suis un représentant : provincial, de classe moyenne, je suis arrivé à Paris pour mon premier poste. La vie n’est pas du tout la même à Paris ou en Île-de-France qu’à Limoges ou Châtellerault : la population, les problématiques ne sont pas les mêmes. La formation des policiers est un chantier colossal, tout comme le recrutement – je suis bien placé pour le savoir puisque, étant journaliste identifié, j’ai tout de même été recruté dans la police.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous avez été recruté comme adjoint de sécurité, une voie qui, comme celle des cadets de la République, permet d’intégrer la police nationale. Dans votre livre, vous parlez, sans d’ailleurs y insister beaucoup – peut-être à dessein ? – de collègues issus de la diversité. Même si j’entends vos remarques sur la longueur de la formation d’origine, ce système de recrutement intégrateur, comme il y en a peu dans notre administration, vous semble-t-il toujours viable, valable ou faut-il le revoir de fond en comble, vu de votre courte expérience policière ?

M. Valentin Gendrot. À l’École nationale de police de Saint-Malo, en tout cas dans la 115e promotion d’adjoints de sécurité à laquelle j’ai appartenu, il n’y avait que des blancs.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Ce n’est pas ce que vous avez écrit dans votre bouquin.

M. Valentin Gendrot. Vous avez mal lu, car si je parle de diversité, c’est au commissariat du 19e arrondissement, pas à l’école.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. J’ai dû mal lire, sans doute. Reste que la diversité est présente dans les commissariats et dans d’autres écoles de police. Cela marche plutôt pas mal. Qu’en pensez-vous ?

M. Valentin Gendrot. À l’école de police de Saint-Malo, la diversité était valable pour les promotions de gardiens de la paix qui était formées en même temps que moi. Dans les promotions d’adjoints de sécurité, il n’y avait que des blancs, hommes comme femmes.

Ce qui n’allait pas, je l’ai pointé du doigt : qu’aient pu devenir ADS une personne ayant un casier judiciaire, et une autre, qui partageait ma chambre, ayant été proche des milieux néonazis normands. Qu’un journaliste puisse devenir policier en plein état d’urgence est un vrai problème. Je pense que vous partagerez mon point de vue. Ce sont ces « trous dans la raquette » que j’ai pointés.

Pour le reste, c’est effectivement un vecteur d’intégration pour des gens qui avaient auparavant des emplois précaires. Cela dit, les adjoints de sécurité signent un contrat de trois ans, renouvelable une fois. S’ils ne réussissent pas le concours de gardien de la paix, ils restent précaires pendant six ans. Mais, vous avez raison, ce peut être un vecteur d’intégration.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Monsieur Gendrot, le néonazi que vous citez dans votre livre a-t-il commis des violences policières ? A-t-il tenu la main d’un mineur issu d’une minorité pour que ses collègues le tabassent ? A-t-il fait la même chose que vous, ce pseudo-néonazi que vous accusez ? Vous l’accusez, certes, mais votre comportement n’est pas exemplaire du tout.

M. Valentin Gendrot. Ce policier était en formation avec moi à Saint-Malo. Ensuite, nous n’avons pas travaillé au même endroit, puisqu’il a été affecté en Normandie et moi, à Paris. Je ne sais donc pas ce qu’il est devenu ni ce qu’il a été amené à voir, s’il a été conduit à participer à des violences policières ou à en être le témoin.

Vous me reprochez, depuis tout à l’heure, d’avoir tenu les mains de cet adolescent noir de 16 ans. Vous pouvez me le reprocher, si vous le voulez, mais si je l’ai fait à ce moment, c’était pour une bonne et simple raison. Il est assez facile, un an après les faits, de dire qu’il fallait faire ceci ou cela. C’est assez simple et assez petit, pour le dire franchement. Si je maintiens les bras de l’adolescent à ce moment, c’est parce que j’ai peur. C’est un réflexe pour qu’il cesse de se débattre, car s’il continuait, il aurait pu frapper par inadvertance le policier qui était à côté de lui, et cela se serait alors encore plus mal passé. Si je lui tiens les mains, c’est simplement pour cela.

J’aurais très bien pu ne pas parler de cette affaire et, moi aussi, la mettre sous le tapis. Or j’en parle, parce que j’ai tous les éléments pour montrer une bavure policière de A à Z, et comment les policiers se couvrent entre eux pour protéger un policier. En la racontant, je ne me mets pas du tout à mon avantage. Je le fais, simplement parce que je suis dans une logique d’honnêteté. Vous pouvez me reprocher d’avoir tenu les mains de cet adolescent. Vous n’y étiez pas.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je ne le reproche pas. Je vous dis que j’en suis choqué.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous sommes surtout choqués que cela ait pu exister et puisse se passer dans nos commissariats. En l’espèce, il est important de le faire savoir.

Concernant le recrutement, on sait que dès que quelqu’un est nommé dans nos quartiers ou en Seine-Saint-Denis, son but est d’en repartir le plus rapidement possible. Les policiers qui y sont affectés, comme les enseignants ou d’autres fonctionnaires, s’y sentent en punition. Par conséquent, on n’a pas durablement les personnes les mieux formées à des postes qui, objectivement, sont les plus difficiles. C’est cela qu’il faudrait arriver à inverser dans la fonction publique, tant pour les policiers que pour d’autres agents.

Pour les gardiens de prison, c’est encore plus net. La diversité, dans les prisons parisiennes ou de région parisienne, est encore plus présente qu’ailleurs. Dès qu’un gardien de prison peut repartir et retourner dans sa province, il le fait. La fidélisation des agents est un vrai sujet. Elle passe sans doute par un meilleur soutien ou une meilleure rémunération des postes dans ces quartiers ou dans la région parisienne, faute de quoi, on a affaire à des jeunes pas forcément formés ou à des personnes qui ne sont pas toujours de la meilleure qualité.

M. Valentin Gendrot. Bien sûr ! Comme je l’ai dit, 90 % à 95 % des premiers postes de policiers, contractuels ou gardiens de la paix, sont attribués en Île-de-France ou à Paris. Bien souvent, les policiers arrivent de province, en trimbalant dans leurs valises leur méconnaissance et l’émotion de la séparation d’avec sa région ou son milieu d’origine.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Ils sont paumés !

M. Valentin Gendrot. Ce sont des déracinés, qui n’aspirent qu’à retourner en province – en Bretagne, dans le Sud.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Dans un environnement plus calme.

M. Valentin Gendrot. Dans un environnement certes plus calme, mais aussi qu’ils connaissent mieux, où ils ont leur famille, leurs proches. Lorsqu’ils arrivent à Paris, s’ils sont célibataires, ces gardiens de la paix se retrouvent seuls. Arriver seul à son premier poste à Aubervilliers, c’est très difficile à vivre personnellement, pour un homme comme pour une femme.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Tout à fait.

M. David Dufresne. Les lanceurs d’alerte qui, à l’intérieur de la police, sont victimes des policiers, sont souvent issus de la diversité. Ce sont ces policiers qui font notamment remonter le racisme qui a parfois cours dans certains commissariats.

Puisque votre préoccupation vise la relation entre la population et la police, j’indique qu’au Danemark, les policiers sont formés non pas en huit mois, comme les gardiens de la paix en France, mais en trois ans. La cote de popularité des policiers en Scandinavie est de 80-90 %. Il y a un lien très net entre la formation, les missions et la relation avec la population.

M. Valentin Gendrot. Je suis entièrement d’accord.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci beaucoup. Il y avait des choses intéressantes, je ne vous le cache pas.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vous voyez, président !

M. David Dufresne. Vous voyez qu’il fallait l’accepter tout de suite !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Au lieu de rester dans votre domaine de compétences, bien cadré, essayez de relire les propos des uns et des autres, et ce que j’ai dit sur certains sujets. Je le redis, il y a des choses tout à fait intéressantes.

Oui, monsieur Gendrot, je suis choqué par ce que vous avez fait. Je suis sorti de ce système, mais j’ai rencontré la violence, à tous les niveaux, et la mesquinerie. Je vous garantis que de nombreux policiers, de chefs de police et de forces de sécurité essaient de faire respecter la déontologie, du mieux possible.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous l’entendons. Nous sommes tous d’accord là-dessus.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Ils ne sont pas aidés, quand on ne vient pas leur apporter l’information.

M. David Dufresne. Président, je ne comprends pas la manœuvre, ou, au contraire, je la comprends trop bien : vous essayez d’accabler monsieur Gendrot !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Calmons-nous, je n’accable personne !

M. David Dufresne. Si ! Le problème n’est pas monsieur Gendrot ; le problème que vous étudiez, c’est la police. Monsieur Fauvergue, il faut être sérieux !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. L’audition est terminée, mais nous aurons sans doute le plaisir de discuter ensemble. Il serait intéressant que cela se passe en tête-à-tête, cela éviterait des prises de position à destination du public. En tout cas, merci beaucoup aux uns et aux autres.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Merci pour votre travail.

 

 

 


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Audition du jeudi 12 novembre 2020

À 17 heures 30 : M. Dominique Sopo, président de SOS racisme

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Pour clore cette journée, nous accueillons M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, dont l’audition était particulièrement attendue.

Je tiens à souligner, madame la rapporteure, que si nous avons eu quelques réticences à le recevoir, ce n’est aucunement par hostilité à l’endroit de l’association qu’il préside ; nous voulions seulement éviter que cette invitation ne laisse à penser que nous accréditions l’idée selon laquelle les forces de l’ordre seraient racistes. M. Sopo nous éclairera sans doute à ce propos.

J’ajoute que nous avons prévu d’organiser prochainement une table ronde avec des policiers et des gendarmes issus de la diversité.

Je précise également que cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous donner la parole, monsieur Sopo, pour une très brève intervention liminaire, qui précédera un échange sous forme de questions et de réponses, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Dominique Sopo prête serment.)

M. Dominique Sopo, président de SOS racisme. J’ai en effet demandé à être auditionné car, depuis de nombreuses années, SOS racisme s’intéresse aux relations entre la police et plus généralement les forces de l’ordre, et les populations. Il se trouve que les problématiques liées au racisme sont loin d’en être absentes.

Avant même les manifestations qui ont suivi le meurtre de George Floyd, aux États-Unis, nous avons eu l’occasion d’intervenir à ce propos alors que des policiers, à L’Île-Saint-Denis, avaient qualifié de « bicot » un Égyptien tout juste repêché de la Seine, en déclarant qu’un problème de racisme se posait au sein des forces de l’ordre et qu’il devait être traité. Ce n’est pas forcément agréable à entendre, mais il faut aussi savoir faire preuve d’une maturité suffisante pour affronter les problèmes et leur trouver une solution.

La question du racisme au sein des forces de l’ordre est fondée sur des éléments objectifs : ainsi, les analyses électorales réalisées tant par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), que par l’Institut français d’opinion publique (IFOP) ou la fondation Jean-Jaurès à partir de diverses méthodes – sondages, analyses des résultats de bureaux de vote, notamment à proximité des casernes – montrent un tropisme très marqué pour le vote d’extrême droite, une inclination manifeste à l’endroit d’un parti dont les positions ne se résument pas à la seule sortie de l’euro.

Nous avons également eu à connaître ces derniers mois de révélations constantes sur l’existence de groupes WhatsApp, de formats assez réduits, mais aussi de forums de discussion beaucoup plus importants – 8 000 ou 9 000 personnes –, sur Facebook dans lesquels des gendarmes et surtout des policiers échangeaient, postaient, « likaient » des messages qui fleuraient bon le racisme – personne en tout cas ne réagissait pour s’y opposer.

De son côté, la presse a publié toute une série de témoignages – je vous renvoie aux articles de Laure Daussy dans Charlie Hebdo, ou de Didier Hassoux et Dominique Simmonot dans Le Canard enchaîné – et des reportages vidéo ont été diffusés, sur BFM notamment, dans lesquels des fonctionnaires de police, masqués, disaient être témoins de problèmes relationnels avec la population et eux-mêmes victimes d’un climat qu’ils ont qualifié de « raciste ».

Selon certains articles de presse, les personnes d’origine maghrébine et subsaharienne sont presque constamment qualifiées de « cafards » ou de « bâtards » dans certains commissariats ou compagnies ; sans oublier les remarques à l’adresse de certains policiers lorsque des prévenus d’origine maghrébine sont amenés au commissariat : « On ramène tes cousins »… SOS racisme a reçu à plusieurs reprises des témoignages de policiers qui, sous le sceau du secret, nous ont fait état d’agissements de ce genre.

Face à une telle situation, nous considérons que la parole publique est défaillante. Je suis moi-même fonctionnaire d’État, enseignant : je n’ai pas entendu beaucoup de paroles de soutien de la part de l’État à la suite de témoignages en série de fonctionnaires de police dénonçant des actes de racisme dont ils se disaient victimes. C’est tout à fait singulier. Face à ce type de remarques, de constats ou d’accusations, diront certains, la réaction au niveau de la parole publique est pratiquement toujours la même : défense de l’institution, raidissement, négation du phénomène ; or on ne peut pas régler un problème que l’on nie… C’est une parole de citadelle assiégée, avec un schéma discursif à peu près constant : ce sont des problèmes isolés, les sanctions sont lourdes, arrêtez de salir toute une institution… Et on ferme le ban, d’une certaine façon.

Une telle situation suscite bien évidemment des tensions. La dégradation des rapports, de la vision qu’on a de la police, du système de représentation de toute une partie de la population, voire chez certains fonctionnaires de police, ne peut que nuire au bon déroulement des missions. Au final, tout le monde est perdant : les forces de l’ordre se retrouvent à devoir faire face à des tensions de plus en plus vives, et certaines populations à subir des comportements qui ne sont pas admissibles.

Il est tout de même très étonnant que notre pays soit incapable d’affronter ces problèmes, à la différence, par exemple, de la Grande-Bretagne qui, en 1997, suite aux travaux de la commission Macpherson, avait su trouver des solutions, même si elles sont discutables et peut-être imparfaites. D’autant que les raisons en sont assez connues : un corps de métier exposé au danger est d’autant plus porté au corporatisme qu’il faut pouvoir, quoi qu’il en soit, compter sur son collègue, ce qui peut favoriser une certaine omerta. Il est fréquent d’entendre des policiers expliquer qu’il leur est impossible de témoigner de ce qu’ils subissent, sous peine d’être immédiatement « carbonisés » dans leur métier. La commission Macpherson s’était d’ailleurs penchée sur ce phénomène, qui appelle des réponses adaptées.

Des problèmes de formation se posent également, même si des efforts ont été faits ces dernières années, notamment par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), de même qu’un problème d’encadrement et, sans doute, d’affectation de policiers dans des zones où ils seront confrontés à des populations sur lesquelles ils projetteront des systèmes de représentation dégradés, sans avoir reçu de formation suffisante pour les prévenir.

Quant aux sanctions, elles ne sont pas vraiment effectives, ce qui n’est pas sans rapport avec la question du corporatisme. On fait souvent état de la dureté de l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN) ; mais l’article très intéressant de Charlie Hebdo que j’ai mentionné relève que le nombre de sanctions pour faits de racisme est quasiment nul, alors même que les enquêtes de presse montrent que ce type de faits, de paroles, de comportements est manifestement très fréquent.

Contrairement au discours que l’on entend souvent, SOS Racisme n’est pas anti-police. Je suis moi-même enseignant, je ne suis pas contre les corps de l’État, bien au contraire ; du reste, je sais que si ce n’est pas la police qui assure le maintien de l’ordre, ce sont des milices qui s’en chargeront, lesquelles présentent beaucoup moins de garanties que la police, qui est – ou doit être – encadrée par des lois et une déontologie. Reste que nous sommes face à un problème, et qu’il nous faut collectivement en débattre et l’affronter afin de le résoudre. Rester dans le déni ne mène nulle part, si ce n’est qu’il dégrade l’ambiance, y compris pour les policiers. En démocratie, il n’est pas possible de traiter différemment des personnes en raison de leurs origines, ni de laisser des failles béantes dans les rapports entre des fonctionnaires chargés de missions aussi importantes, et qui peuvent nécessiter le recours à la force, et les populations sur lesquelles s’exerce le maintien de l’ordre, mais également dans les relations des policiers vis-à-vis d’une partie de leurs collègues.

J’espère que ces propos liminaires auront été suffisamment brefs et explicites.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie pour ces propos effectivement explicites et explicatifs.

Le constat que vous avez dressé ne demande pas à être contesté, mais à être discuté très sérieusement. Vous avez identifié des problèmes de formation, d’omerta – les personnes que nous avons auditionnées avant vous ont également fait état de gens qui se taisent en raison d’un fort sentiment corporatiste au sein d’une citadelle assiégée, pour reprendre votre expression ; vous avez également parlé de l’attitude de la hiérarchie. Avez-vous en tête des solutions qui ont fonctionné, ou qui pourraient fonctionner ?

M. Dominique Sopo. J’en ai quelques-unes… Le rapport de la commission Macpherson avait préconisé l’intégration de personnels issus d’autres corps que celui des forces de l’ordre, notamment pour accomplir des tâches administratives, afin de casser la logique corporatiste inhérente à ces métiers à risque. Une analyse sur le long terme serait certes nécessaire, car le corporatisme peut se reconstituer, mais l’idée de faire tourner dans les commissariats des personnels qui ne viendraient pas du ministère de l’Intérieur aurait le mérite d’y introduire un regard extérieur et de sortir de ces logiques de l’entre-soi.

Ensuite, un renforcement assez radical s’impose pour la formation, plutôt délaissée pendant de nombreuses années, – même si la situation commence à changer un peu. Il conviendrait également de s’interroger sur l’encadrement, où un problème spécifique se pose, davantage dans la police que dans la gendarmerie ou dans d’autres corps de l’armée. Je vous renvoie au livre de Valentin Gendrot, que vous venez d’auditionner : manifestement, quelque chose ne va pas. Ajoutons que si l’État veut des personnels motivés, compétents, capables de faire preuve d’une certaine hauteur malgré la difficulté de la tâche, encore faut-il qu’il leur verse des salaires en proportion des tâches et du danger lié à ces métiers : sans aller jusqu’à parler de clochardisation, force est de constater qu’un problème de rémunération se pose au sein des forces de l’ordre. Nul doute que s’il était réglé, la profession connaîtrait moins de tensions et attirerait des profils aux comportements plus conformes à la déontologie.

Par ailleurs, une réforme des corps d’inspection me semble nécessaire. J’estime que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) ne sont pas à même de traiter des questions de racisme au sein de la police et de la gendarmerie, pour une raison très simple : si elles se montrent très dures – au demeurant, elles ne font que leur métier – à l’encontre de flics ripoux ou des manquements de tous ordres, cette dureté n’est plus de mise dès lors qu’il s’agit d’un problème de relation entre les forces de l’ordre et la population et laisse immédiatement place à une forme d’abstention, une logique de dédouanement. C’est également ce qui se produit face à des phénomènes de racisme entre collègues. Il faudrait un corps d’inspection ad hoc qui traiterait systématiquement de ces sujets, pendant que l’IGPN et l’IGGN s’occuperaient des problèmes strictement « interno-internes ». C’est une question d’efficacité ; en tout état de cause, on aurait besoin d’autres corps d’inspection, à tout le moins mixtes, ou même qui n’incluraient aucun membre des forces de l’ordre, ou seulement de manière très minoritaire. C’est ce qui se fait dans certains pays d’Europe du Nord, où cela ne soulève pas de problème particulier.

Pendant des années, ce phénomène a fait l’objet d’une forte dénégation, constamment entretenue par le pouvoir politique, et ce bien avant 2017. Un gros travail de pédagogie s’impose pour faire comprendre qu’il existe bel et bien : on pourrait, par exemple, réaliser des enquêtes de ressenti au sein de la police, et faire entendre une parole réelle, qui puisse rapporter des témoignages sans être systématiquement délégitimée. Ces enquêtes de ressenti pourraient faire l’objet de discussions et favoriser une prise de conscience collective : non, certains comportements ou systèmes de représentation ne peuvent pas perdurer, il n’est pas normal, lorsque l’on est fonctionnaire, d’entretenir avec certains de ses collègues un rapport dégradé en raison de leurs origines.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Qu’entendez-vous par « enquête de ressenti » ?

M. Dominique Sopo. Cela pourrait prendre la forme de questionnaires envoyés aux fonctionnaires de police, ou d’entretiens, dans lesquels d’autres thématiques que le racisme pourraient du reste être abordées. Il s’agirait de dresser, par des méthodes quantitatives ou qualitatives, un état des lieux des façons d’agir au sein de ce corps, notamment entre collègues : c’est particulièrement à ce niveau que ce travail d’enquête serait le plus de nature à faire évoluer les mentalités et bouger les lignes. De nombreux membres de forces de l’ordre pourraient ainsi se rendre compte que leurs collègues d’origine maghrébine, subsaharienne ou ultramarine peuvent souffrir des blagues et des remarques déplacées, et que l’ambiance ainsi créée les empêche de le dire en face aux personnes qui se permettent ce genre de pratiques. On pourrait faire le parallèle avec le sexisme : il est très compliqué, dans certains environnements, pour les femmes victimes de sexisme, de faire observer que certains comportements, blagues ou attitudes leur posent problème. On peut très facilement, en créant une certaine ambiance, se rassurer : personne ne s’est jamais plaint, donc il n’y a pas de problème… En fait, il y a bien un problème. Ces enquêtes, dont les modalités demandent à être précisées, pourraient très bien être menées, de façon indépendante, par des chercheurs en sciences sociales, par exemple, qui rendraient leurs conclusions au ministère, aux syndicats et aux autres parties prenantes de la sécurité publique.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. On nous a parlé de testing. Qu’en pensez-vous ?

M. Dominique Sopo. C’est un peu compliqué. Pour commencer, il faut une loi qui nous protège : le testing suppose d’aller dans un commissariat pour voir comment on est traité lorsqu’on dépose plainte. Et je ne vois pas comment faire du testing à propos des relations entre collègues ; cela ne s’y prête pas. Nous avons déjà songé à voir dans les commissariats s’il y avait des différences de traitement en fonction de l’origine des intéressés ou des faits dont on venait se plaindre, au risque de nous voir poursuivis pour dénonciation de faits imaginaires – dès lors qu’il s’agit de testing, les faits invoqués ou les victimes pourraient ne pas être réels. Une telle pratique demanderait à être très encadrée : on ne peut pas perturber le fonctionnement des services de police en portant plainte pour des faits imaginaires, et, dans l’état actuel du droit, ce serait un délit. Il faut tout de même faire un peu attention.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Lors d’une précédente audition, nous avons entendu parler d’un testing réalisé par des services de contrôle, qui avaient « injecté » – j’espère que l’on me pardonnera cette expression – des collègues au sein d’une brigade.

M. Dominique Sopo. Une opération de ce genre pourrait éventuellement se concevoir pour confirmer certains comportements en cas de suspicion. Mais prenons garde – ce disant, je me sens un peu à contre-emploi en imaginant la réaction des syndicats de police – aux répercussions que cela pourrait entraîner sur le plan de la confiance : les phénomènes de psychose aussi sont une réalité. C’est en tout cas une idée à examiner avec énormément d’attention.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Dominique Sopo, je vous remercie de vos analyses. Je me réjouis que nous vous auditionnions, notamment parce que l’association SOS Racisme entretient des relations très régulières avec les mouvements de jeunes, notamment ceux issus des quartiers populaires, que l’on a vu manifester récemment. Pouvez-vous évoquer la façon dont ces jeunes et ces associations perçoivent leurs relations avec la police ? Comment remédier aux problèmes qui se posent en la matière ?

Par ailleurs, nous avons souvent entendu dire, dans le cadre des travaux que nous avons menés, que certaines techniques d’interpellation et certaines armes posent problème. Dans le cadre de votre approche du maintien de l’ordre, vous êtes-vous intéressé à ce sujet ? Êtes-vous favorable à une modification des techniques de maintien de l’ordre ?

Enfin, vous avez lancé une pétition demandant aux pouvoirs publics d’interroger les logiques du maintien de l’ordre et d’ouvrir le chantier de la lutte contre le racisme. Quelle suite lui a été donnée ? S’agissant plus particulièrement des contrôles d’identité, notamment ceux effectués en marge des manifestations, avez-vous l’impression qu’ils visaient davantage les personnes issues de la diversité ? Si oui, que pourrait-on faire pour remédier au problème ?

M. Dominique Sopo. Cela fait beaucoup de questions… Mais le maintien de l’ordre est un sujet très riche.

Je répondrai d’abord sur l’appel que nous avons fait paraître dans Le Parisien, signé par 300 personnalités et représentants d’associations, au lendemain de l’affaire du « bicot », dont chacun se souvient. Cet appel était adressé au Premier ministre, à l’époque Édouard Philippe. Après un mois de silence, nous avons reçu une réponse de son directeur de cabinet qui, pour être courtoise, n’en était pas moins une fin de non-recevoir. Si l’on n’est pas capable d’entendre la voix d’associations et de personnalités qui manifestement ne cherchaient pas à mettre à bas la police ou l’État, mais demandaient simplement de faire en sorte que la situation s’améliore, c’est bien que quelque chose ne fonctionne pas, et cela pose un gros problème démocratique.

Il faut bien comprendre aussi que, pour les jeunes des quartiers populaires, il n’est pas évident de prendre position sur ces questions. Si vous les interrogez de façon un peu serrée, bon nombre admettent avec réalisme qu’il peut exister des problèmes de délinquance assez sérieux dans les quartiers populaires, liés notamment au trafic de drogues, et que l’intervention policière peut y être plus dangereuse qu’ailleurs. La plupart des jeunes des quartiers populaires ne sont ni naïfs ni aveugles, ils reconnaissent volontiers que ces situations existent. En revanche, il leur est très difficile de faire publiquement état, lorsque vous les interrogez individuellement, des problèmes qu’ils ont avec la police : ce serait courir le risque d’être assimilés à des délinquants ou d’être soupçonnés d’entretenir des relations avec la police. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’ils ne passent pas leur temps à se plaindre à ce sujet qu’ils n’ont rien à en dire, comme l’ont notamment démontré les manifestations du mois de juin, qui ont rassemblé de nombreux jeunes issus des quartiers populaires partout en France.

Pour ce qui est des contrôles au faciès, plusieurs études démontrent que cette pratique a cours. D’après celle qu’ont menée MM. Jobard et Lévy, la probabilité que les jeunes dont le teint basané et le style vestimentaire suggèrent qu’ils viennent de quartiers populaires soient contrôlés par la police dans le quartier de Châtelet-les-Halles est incalculablement plus élevée que pour les autres. D’autres études ont été menées sur des zones plus localisées, notamment dans le sud de la France ; d’autres encore ont consisté à demander à certains adolescents combien de fois ils étaient contrôlés en un mois. Il en ressort clairement que le contrôle est non seulement bien plus fréquent pour les personnes noires et arabes que pour les autres, mais qu’il se passe généralement plus mal – en termes de tension, voire de suites. Il existe donc bien un problème de contrôle au faciès, qui renvoie à toute une série de préjugés et de stéréotypes. Là aussi, ce phénomène a été nié pendant très longtemps, alors même que des études menées dans nombre de pays démontraient l’existence de biais – au demeurant, on se demande pourquoi il n’y en aurait pas. Dès lors, pourquoi nier le phénomène ? Il nous semble plus intelligent de s’attacher à y trouver une solution. Dès 2006, nous avons proposé de rendre obligatoire la délivrance d’un récépissé de contrôle d’identité, afin d’en limiter le nombre, car certains sont inutiles ou tout simplement vexatoires. Ce serait sans doute un moyen d’inciter les fonctionnaires de police et de gendarmerie à repenser leur pratique : si l’on est obligé de remplir un formulaire à chaque contrôle, on y réfléchit à deux fois…

Enfin, s’agissant des techniques d’interpellation, nous avons publié une adresse citoyenne, notamment à la suite de l’affaire Théo en 2017, demandant la révision des techniques d’interpellation, car elles peuvent manifestement provoquer des tensions. Il faut également mener une révision des logiques de maintien de l’ordre, en particulier celles mises en œuvre par les brigades anti-criminalité (BAC), souvent mises en cause lorsque se produisent des tensions entre les forces de l’ordre et la population. Une remise à plat et des débats s’imposent, pour identifier les techniques d’interpellation et les logiques d’intervention qui posent problème. Elles doivent faire l’objet d’un débat démocratique – il n’y a pas de raison que tel ne soit pas le cas. Moi qui suis enseignant, je suis parfois très gêné d’entendre tout un chacun donner son avis sur la façon dont il faut organiser l’éducation nationale, mais c’est ainsi, et c’est une bonne chose : c’est la démocratie.

La question des techniques utilisées par les forces de l’ordre ne peut pas être monopolisée par les syndicats de police ; c’est pourtant ce que souhaitent certains d’entre eux, qui adoptent une attitude très agressive vis-à-vis de tous ceux qui appellent à un droit de regard citoyen. C’est pourtant la norme pour les autres secteurs de l’État ; certes, le maintien de l’ordre est un secteur particulier, compte tenu des prérogatives exceptionnelles dévolues aux membres des forces de l’ordre, mais c’est peut-être en raison de ce caractère exceptionnel qu’il y a d’autant plus urgence et intérêt à fixer les modalités d’un débat démocratique constant afin de faire en sorte que la sécurité soit un objectif partagé entre ceux dont c’est le métier et le reste de la population. À partir du moment où se multiplient les fractures et les tensions, où les ambiances deviennent aussi pourries, le maintien de l’ordre ne peut qu’y perdre en efficacité.

M. Jean-Louis Thiériot. Votre association a-t-elle été saisie de cas de racisme à l’encontre des forces de l’ordre ? Lors de la manifestation organisée par la famille d’Adama Traoré, un CRS issu de la diversité s’est fait traiter de « vendu » et a été attaqué en raison de ses origines. Quel regard portez-vous sur ce type de situations ?

M. Dominique Sopo. Nous n’avons jamais été saisis de dossiers dans lesquels des personnes se seraient vues reprocher d’appartenir aux forces de l’ordre en considération de la couleur de leur peau, mais je n’ignore pas que ce phénomène existe.

Il n’est pas évident de faire partie de la police pour les personnes d’origine maghrébine ou subsaharienne : les tensions liées au racisme peuvent aboutir à ce type d’accusations, extrêmement désagréables. Pour ces personnes, le choix de faire partie des forces de l’ordre n’est pas un chemin si évident, et il faut particulièrement les entendre lorsqu’elles dénoncent des actes racistes de la part de leurs collègues. J’ose espérer que ces chemins se banaliseront dans les années à venir : on voit davantage de personnes d’origine maghrébine ou subsaharienne dans la police nationale qu’il y a vingt ou trente ans, l’ancienneté des phénomènes migratoires entraîne une normalisation des populations, qui vont se répartir au sein de la société de façon de plus en plus indépendante de leur origine.

SOS racisme n’a pas été saisie de ces phénomènes, au demeurant tout à fait condamnables. En tout cas, ils montrent comment, lorsqu’on refuse de prendre un problème à bras-le-corps, on se retrouve tous perdants : ces situations de tension finissent par affecter négativement l’ensemble des parties prenantes au maintien de l’ordre.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Nous pourrions interroger le ministère de l’Intérieur afin de savoir si des procédures ont été décidées pour protéger les policiers victimes de propos racistes. Nous pourrions aller plus loin pour comprendre de qui il s’agit.

SOS racisme a-t-elle été associée à la production du nouveau schéma de maintien de l’ordre ?

Certaines associations comme la Ligue des droits de l’homme (LDH) envoient des observateurs lors des manifestations. Faites-vous de même ? Si oui, quelles observations avez-vous recueillies ? Pensez-vous qu’un statut particulier soit nécessaire pour protéger les observateurs ?

Beaucoup d’incidents ou de comportements inadaptés de la part des forces intervenant dans le maintien de l’ordre seraient, nous a-t-on dit, le fait d’unités non spécialisées. Pensez-vous qu’il soit possible d’en limiter le nombre en ne faisant appel qu’à des forces aguerries au maintien de l’ordre ?

Nous avons évoqué les organes de contrôle, et l’exemple de la Grande-Bretagne. Donner des prérogatives plus importantes au Défenseur des droits ou aux inspections générales – en changeant leur rattachement – permettrait-il d’améliorer les suites données aux réclamations liées aux manifestations ?

M. Dominique Sopo. Nous n’avons pas été consultés sur le nouveau schéma national de maintien de l’ordre.

Contrairement à la LDH, SOS racisme n’envoie pas d’observateurs dans les manifestations. Cela étant, nous sommes bien évidemment en faveur d’un statut particulier. À défaut, ces observateurs risquent d’entrer dans des situations très conflictuelles avec les policiers ou les gendarmes, qui vont se considérer comme remis en cause par leurs observations. Un tel statut permettrait d’apporter un regard extérieur sur le déroulement des manifestations et d’éviter les tensions inutiles. Il est normal que des citoyens puissent regarder, sans gêner, la manière dont le maintien de l’ordre s’applique. Les observateurs de la Ligue des droits de l’Homme ne me semblent pas des témoins malhonnêtes qui rapporteraient n’importe quoi ; ces associations font un travail extrêmement sérieux, avec lequel les forces de l’ordre ne seront sans doute pas d’accord, mais qui n’en offre pas moins un point de vue exigeant sur la question des droits de l’Homme.

Je n’ai pas d’avis au sujet des unités non spécialisées. Il s’agit d’une question distincte de celle du racisme au sein de la police, plutôt liée aux manifestations des Gilets jaunes, et qui intéresse la déontologie et les techniques d’intervention. J’y suis sensible en tant que citoyen, mais elle n’entre pas spécifiquement dans l’objet de l’association SOS Racisme.

J’ai déjà dit quelques mots des organes de contrôle. Tant qu’ils n’éviteront pas l’écueil du corporatisme – l’IGPN et l’IGGN ne peuvent s’en affranchir – l’effectivité des sanctions en cas de comportements racistes envers des collègues ou des personnes mises en garde à vue ou contrôlées ne progressera pas. Il y a manifestement un problème à ce sujet : Charlie Hebdo a demandé au ministère de l’Intérieur le nombre de sanctions pour des faits de racisme au cours des dernières années. Le service d’information du ministère avait été surpris par cette question : il n’avait pas les chiffres. Finalement, il a fait état de douze sanctions en deux ans ; c’est dire si leur ineffectivité est manifeste. Nous-mêmes avons des témoignages de membres des forces de l’ordre qui ne saisiront ni leur hiérarchie ni l’IGPN, tout simplement par crainte que cela ne leur retombe dessus.

Qui plus est, tout ne relève pas de faits pénalement qualifiables : des ambiances, des mauvaises relations ou des comportements « borderline » ne justifient pas une saisine de l’autorité de contrôle. C’est tout l’intérêt des enquêtes de ressenti : au-delà des cas individuels qui ne relèvent pas d’une qualification pénale, il est possible d’améliorer la situation par des constats partagés, par des actions de formation, par le dialogue. Tout ne se règle pas par la sanction – sinon, cela se saurait…

Il faut prévoir des organes de contrôle spécifiques sur ces sujets, composés en grande partie ou en totalité de personnalités extérieures aux forces de l’ordre – magistrats, personnes qualifiées, associations – et traiter ces problèmes de façon plus structurelle, par la formation, l’organisation des forces de l’ordre, et les choix d’affectation : il n’est pas très intelligent d’envoyer les personnes les moins expérimentées dans les endroits les plus durs, qui sont souvent les plus éloignés de leur quotidien et de leurs références culturelles. Les plus jeunes dans le métier, qui n’ont pas l’autorité née de l’expérience, auront tôt fait de confondre autorité et humiliation, et de se laisser entraîner dans une logique dysfonctionnelle. Et quand bien même chacun est responsable de ses actes, l’État ne peut pas plonger ses propres agents dans des situations qui les condamnent à adopter de telles logiques. L’État doit également assumer sa responsabilité dans la façon dont il organise et affecte ses ressources humaines, dont il les considère, dont il les rémunère, dont il les forme, dans les techniques d’intervention qu’il encourage et le niveau de répression qu’il estime légitime pour assurer la sécurité publique au quotidien.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous arrivons au terme de cet échange très intéressant. Je regrette seulement, à titre tout à fait personnel, la logique de bloc à bloc : dans vos propos très riches et pertinents, vous dénoncez certains défauts dans l’organisation des forces de l’ordre, dont certains sont réels, mais vous ne remettez jamais en cause les agressions sur la police et la gendarmerie, particulièrement violentes – M. Thiériot en a donné un exemple très précis. Nous gagnerions à poursuivre ce travail pour permettre la naissance d’une police du XXIe siècle, irréprochable, ou tout au moins à laquelle il serait moins fait de reproches de racisme ou de violence.

Vous êtes fonctionnaire d’État, monsieur Sopo, je l’ai aussi été, et les fonctionnaires sont pour la plupart exemplaires. Il existe un vrai problème d’omerta au sein de la police, qui nuit à la connaissance de ces affaires au plus haut niveau. Mais chacun doit reconnaître ses fautes : la police elle aussi est particulièrement agressée, au point que nous devons écrire des lois pour la protéger.

Merci en tout cas de vos réponses qui auront été pour moi très enrichissantes.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Souhaitons que nos travaux permettent de faire progresser cette police du XXIe siècle.

 

 

 


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Audition du mercredi 18 novembre 2020

À 14 heures 30 : Audition commune de Mme Sabina Sebaihi, vice-présidente de l’Association des maires Ville et banlieue de France, et MM. David Marti et Gaël Perdriau, co-présidents de la commission sécurité de France Urbaine

M. Jean-Louis Thiériot, président. Je vous prie d’excuser notre président, M. Jean-Michel Fauvergue, retenu en séance plénière. Mme George Pau-Langevin ayant été nommée adjointe de la Défenseure des droits, elle quittera très prochainement l’Assemblée nationale et son successeur au poste de rapporteur sera bientôt désigné. Elle assure néanmoins encore ses fonctions aujourd’hui.

Nous recevons M. David Marti, maire du Creusot, et M. Gaël Perdriau, maire de Saint-Étienne, co-présidents de la commission Sécurité de France Urbaine, ainsi que Mme Sabina Sebaihi, adjointe au maire d’Ivry-sur-Seine et vice-présidente de l’association des maires Ville et banlieue de France, l’AMVBF.

Notre commission d’enquête a souhaité recueillir l’avis d’élus municipaux quant à la manière dont sont menées les opérations de maintien de l’ordre. Il s’agit de connaître vos éventuels souhaits d’amélioration, notamment pour rétablir le lien de confiance entre citoyens et forces de l’ordre. Le maintien de l’ordre n’est possible qu’avec des acteurs de proximité. Or les maires sont, par définition, l’échelon de proximité – « la République à hauteur d’homme et d’engueulade », ai-je coutume de dire.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(Mme Sebaihi, M. Marti et M. Perdriau prêtent serment.)

Mme Sabina Sebaihi, vice-présidente de l’AMVBF. Je vous remercie de nous donner l’opportunité d’éclairer la représentation nationale.

Je suis assez frappée de constater la méconnaissance qu’ont les élus et les citoyens des chaînes de commandement et d’action des policiers et des gendarmes lorsqu’ils font du maintien de l’ordre. En France, depuis 1935, le droit de manifester suppose une déclaration préalable en préfecture de la part des organisateurs des manifestations. Il revient aux préfets, relais directs du pouvoir politique, de garantir l’ordre public. Même si l’on a tendance à l’oublier au regard de la violence des manifestations des dernières années, le maintien de l’ordre doit permettre l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre des manifestations, de manière à ce que celles-ci ne troublent pas l’ordre public.

Or la technique de la nasse, de plus en plus pratiquée lors des manifestations, participe souvent à l’escalade, plutôt qu’à la désescalade – même si la plupart du temps, les donneurs d’ordre et les officiers s’efforcent de retarder autant que possible cette action, conscients qu’il sera très difficile de faire retomber la tension une fois que les affrontements auront eu lieu. C’est peut-être ce qui donne au maintien de l’ordre français son caractère particulier : il ressemble d’abord à de l’attentisme, voire à de la passivité, avant une intervention massive qui exclut, la plupart du temps, un retour en arrière.

La nasse est une zone gazée et compacte, dans laquelle il est impossible d’avancer ou de reculer et où il peut pleuvoir des coups de matraques ou d’armes non létales. Hier, je participais au rassemblement contre la proposition de loi relative à la sécurité globale devant l’Assemblée nationale. Au moment de partir, nous avons eu à subir cette technique de nasse. La manifestation était pourtant déclarée et il n’y avait pas de débordement particulier. Lorsque nous nous sommes retrouvés encerclés dans une rue dont il était impossible de sortir, j’ai eu peur et je me suis sentie entravée dans ma liberté de me déplacer. Se trouvaient aussi parmi nous des personnes qui ne manifestaient pas mais rentraient chez elles après leur journée de travail. La tension est très rapidement montée entre les manifestants et les forces de l’ordre, qui bloquaient le passage sans explication.

Je rappelle qu’à la suite des manifestations des Gilets jaunes, le Défenseur des droits lui-même a réclamé une évolution de la doctrine du maintien de l’ordre et préconisé de mettre fin à la technique de nasse.

S’agissant du volet juridique du sujet, plusieurs textes régissent – de manière fragmentaire – le maintien de l’ordre, comme le code de la sécurité intérieure, le code de procédure pénale, des arrêtés préfectoraux ou encore des instructions internes. Ils émanent de plusieurs institutions, avec des statuts différents. La circulaire du 8 novembre 2012 adressée aux directeurs zonaux de CRS, par exemple, couvre des contextes dans lesquels les forces de l’ordre ne sont pas attaquées mais où elles peuvent prendre l’initiative, après avoir effectué les sommations d’usage, d’utiliser diverses techniques et armes à leur disposition. Elles peuvent ainsi effectuer des charges pour disperser un attroupement, à l’aide de grenades lacrymogènes, de GLI-F4 ou de grenades de désencerclement.

Si l’effet parfois mortel de ces armes fait encore débat en France, leur usage est totalement prohibé par les forces de police allemandes, britanniques, belges et suédoises. En Allemagne, une décision de la cour constitutionnelle de 1985 impose aux forces de police le principe cardinal de désescalade ainsi qu’un dialogue permanent pour tenter de discipliner les modes de contestation.

En France, l’utilisation disproportionnée d’armes est autorisée dans le cadre des manifestations, y compris par des policiers qui ne sont pas formés aux techniques de maintien de l’ordre – comme les brigades anti-criminalité (BAC) qui ont usé de LBD et blessé de nombreux manifestants pendant le mouvement des Gilets jaunes. Par ailleurs, il n’existe pas de mécanisme de désescalade, comme des médiateurs. Au contraire, le recours à la technique de la nasse accroît la tension entre les manifestants et les policiers.

Les policiers eux-mêmes dénoncent depuis plusieurs années l’inefficacité et la dangerosité de ces méthodes. Un rapport conjoint de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), publié le 13 novembre 2014, concède que « les infléchissements de doctrine ou d’équipements sont fréquents », tout en reconnaissant que « au-delà de la question des armes et munitions, la bonne information de la population sur les objectifs, les méthodes et les risques du maintien de l’ordre doit être développée. Une communication institutionnelle doit se déployer de manière permanente et ponctuelle dans une perspective plus pédagogique ». Sa première recommandation consiste à « introduire un dispositif de visibilité ou de compréhension de la posture des forces à destination du public et des manifestants ». À ma connaissance, cette recommandation n’a jamais été suivie d’effet.

L’IGPN et l’IGGN soulignent également « la complexité des dispositions réglementaires du code de sécurité intérieure, qui ne sont pas d’un accès et d’une compréhension immédiats. Aucun critère n’est défini, permettant de conditionner le passage d’une phase de maintien de l’ordre à une autre. » Cette situation est insatisfaisante tant pour les policiers, qui exercent leur profession dans des conditions dégradées, que pour les manifestants, qui ne comprennent pas les violences auxquelles ils doivent faire face en l’absence de médiateur. Malgré la technologie dont nous disposons, il est impossible d’avertir les manifestants d’une charge ou d’une intervention massive des forces de l’ordre.

J’en viens à la question de la relation entre la police et la population. Cette notion préoccupe fortement les élus, notamment ceux des villes de banlieue. L’article 24 de la proposition de loi en cours de discussion est vivement contesté. La loi existante protège déjà les policiers, il suffit de l’appliquer. Il n’est peut-être pas utile d’ajouter encore à l’empilement de lois et de textes juridiques. Il est certain, en revanche, que ce n’est pas en limitant la liberté de la presse et en donnant à penser aux citoyens que les policiers sont au-dessus des lois que l’on améliorera cette relation. Dans certaines affaires, les vidéos ont permis d’enquêter et de disposer de preuves – je pense à l’affaire Cédric Chouviat ou à l’affaire Alexandre Benalla. Il faut également poser la question de l’IGPN, une autorité qui n’est pas indépendante du ministère de l’Intérieur, et où des policiers enquêtent sur d’autres policiers.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Je précise que nous souhaitons surtout entendre votre expérience et vos réflexions d’élus locaux sur le maintien de l’ordre lors de manifestations. Des centres-villes ont été ravagés, provoquant la colère très compréhensible de la population. Comment éviter que de telles scènes ne se reproduisent, tout en préservant le droit de manifester ?

M. David Marti, co-président de la commission Sécurité de France urbaine. De toute évidence, la sécurité régresse dans nos villes. La délinquance évolue tant par sa violence que par sa fréquence et les lieux dans lesquels elle s’exerce. Les faits de délinquance ont toujours existé, mais les élus locaux observent unanimement leur montée en puissance sous toutes leurs formes, de la petite délinquance jusqu’au grand banditisme, en passant par les violences urbaines, extrêmement dommageables pour les habitants et ceux qui les subissent au quotidien. L’insécurité est une réalité, pas un sentiment. Les lois et les ministres passent, et la situation ne fait que s’aggraver. Les causes sont diverses, mais le constat est bien celui-là.

Nous constatons collectivement la régression des moyens dévolus par l’État à la sécurité publique – sous certains gouvernements plus que d’autres, même s’il ne s’agit pas de tenir un discours partisan. Cette diminution des moyens a concerné tant la prévention que le traitement de la délinquance. Le fait le plus marquant a été la réduction du nombre de fonctionnaires de police, drastique il y a quelques années. Le Gouvernement souhaite rétablir ces effectifs, mais les moyens ne sont pas adaptés au niveau d’insécurité dans nos villes.

Nous constatons aussi, dans les discussions relatives au livre blanc sur la sécurité ou aux contrats de sécurité, la volonté de substituer la police municipale à la police ou à la gendarmerie nationale. De plus en plus, le débat est reporté sur les maires qui disposent d’une police municipale, suffisante ou insuffisante, armée ou non. Cela nourrit un sentiment d’échec et creuse la fracture entre les territoires et entre les maires eux-mêmes. La situation devient inacceptable, au regard des moyens dont nous disposons. Les contrats de sécurité, qui seront lancés à titre expérimental, le démontrent : l’État met des forces de police en place, à condition que les maires déploient des moyens supplémentaires. Nous sommes très vigilants et nous alertons depuis longtemps sur ce déport vers les polices municipales. La pression sur les maires est constante : la population estime qu’ils sont les chefs de la sécurité et leur reproche de ne rien faire face aux violences et aux faits de délinquance dont elle est victime au quotidien. Mais les maires se trouvent démunis.

L’évolution de la délinquance est également liée à la progression exponentielle du trafic de drogue, avec la professionnalisation de son organisation, y compris dans des villes moyennes qui étaient épargnées jusqu’ici. Non seulement les moyens doivent être accrus, mais ils doivent être adaptés à cette nouvelle délinquance. Pourtant, nous fonctionnons selon un système mis en place depuis des années, y compris dans le volet police/justice. Un important travail d’adaptation – y compris de certaines lois – est nécessaire pour renforcer la réactivité. Je ne pense pas seulement aux peines d’emprisonnement qui peuvent être prononcées, mais aussi au traitement judiciaire et à la prévention des petite et primo délinquances.

Voilà la situation telle qu’elle ressort de mon expérience et de nos échanges dans le cadre de notre association.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Je rappelle que le cadre de notre mission est le maintien de l’ordre, pas la délinquance en général. Il s’agit d’entendre les expériences qui ont été les vôtres lors des manifestations des Gilets jaunes ou contre la réforme des retraites.

M. Gaël Perdriau, co-président de la commission Sécurité de France urbaine. Le maintien de l’ordre est une mission régalienne. Les communes n’interviennent donc à aucun moment dans les opérations du maintien de l’ordre. Pour autant, une ville comme Saint-Étienne y participe de deux manières. D’une part, nous transmettons les images de vidéosurveillance à la police nationale, un élément que celle-ci a considéré comme décisif lors des manifestations de l’an dernier. À ce propos, peut-être l’État pourrait-il contribuer à l’équipement des communes en systèmes de vidéosurveillance – les crédits du fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) étant loin d’être suffisants ? D’autre part, nous contrôlons la circulation très en amont et très en aval des manifestations, pour éviter que les personnes qui n’ont pas choisi d’y participer s’y retrouvent coincées, contribuant involontairement à accroître la confusion. D’après les dires de la police nationale, cette action est indispensable.

Les services municipaux ne sont ni informés des opérations qui seront conduites par les forces de l’ordre ni consultés quant à la méthode. Bien que relativement impliqués, nous restons des observateurs. La relation à la population est également absente. Certes, avant de charger ou de lancer des gaz, les forces de l’ordre procèdent à des sommations. Mais d’autres approches pourraient être envisagées pour favoriser le dialogue.

Les manifestations des Gilets jaunes ont donné lieu à une grande incompréhension. L’insuffisance des moyens humains a transformé les forces de l’ordre en spectateurs. Plusieurs dizaines de magasins ont été saccagés et pillés sous les yeux des policiers, qui n’ont pas pu intervenir car ils n’étaient pas assez nombreux. Qui plus est, des gaz lacrymogènes ont été lancés sur des familles qui se trouvaient à quelques encablures des manifestations pour les disperser, comme si elles s’apprêtaient à exercer des actes répréhensibles. Les moyens sont parfois inadaptés, parfois clairement insuffisants.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Que pensez-vous du nouveau schéma national du maintien de l’ordre ? Avez-vous été sollicités par le ministère de l’Intérieur pour apporter votre pierre à la construction de cet édifice ?

Êtes-vous en contact avec le renseignement territorial ? Vous informe-t-il en amont ?

Êtes-vous en lien avec les préfectures, ne serait-ce que pour discuter des itinéraires ou des éventuelles négociations avec les organisateurs des manifestations ? Des améliorations pourraient-elles être apportées en la matière ?

Vous avez évoqué le sentiment d’incompréhension terrible des habitants dont les villes ont été saccagées, alors même que les forces de l’ordre étaient présentes. Cette non-intervention résulte-t-elle d’un choix doctrinal qui mériterait réflexion – les forces de l’ordre indiquent qu’elles n’interviennent pas pour ne pas accroître la violence ? Ou est-elle simplement liée au manque de moyens ?

M. Gaël Perdriau. Ni les villes ni France urbaine n’ont été consultées lors de l’élaboration du schéma national du maintien de l’ordre, qui ne nous a pas non plus été communiqué. Je ne peux en dire davantage puisque je n’ai pu en prendre connaissance.

En amont des manifestations, nous avons des contacts avec les renseignements territoriaux et la préfecture et nous pouvons donner un avis – consultatif – sur les manifestations et sur leur itinéraire. Mais nos critères ne sont pas toujours les mêmes que ceux de l’État. Alors que je tenais à ce que les manifestations des Gilets jaunes ne traversent pas le centre-ville, le préfet m’a répondu qu’il n’aurait pas les moyens de faire respecter l’itinéraire autorisé si les manifestants décidaient d’en suivre un autre, aussi préférait-il accepter la demande des manifestants pour être certain de savoir où ils iraient.

Pendant les manifestations, le manque de moyens est criant. La non-intervention des forces de l’ordre est également liée à la doctrine : des ordres leur ont été donnés de ne pas bouger.

M. David Marti. Je n’ai, moi non plus, jamais été consulté sur le schéma national du maintien de l’ordre.

Nous avons peu de contacts avec les renseignements territoriaux. Le cas échéant, ils se font via la sous-préfecture ou le commissariat.

Pour le reste, la ville du Creusot fait figure d’exception puisqu’elle n’a pas connu de manifestations de Gilets jaunes. Il y en a eu d’autres, plutôt bien organisées par les syndicats et qui ont donné lieu à très peu d’interventions des forces de police.

Mme Sabina Sebaihi. Nous n’avons pas du tout été consultés sur le nouveau schéma national du maintien de l’ordre, ni en tant qu’élus ni en tant qu’association. Je n’en ai pas pris connaissance. Il est dommage qu’il ait été produit sans attendre les conclusions de la commission d’enquête.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Lors de manifestations, les maires et les élus sont en première ligne pour assurer la sécurité des personnes et des biens. Vous avez expliqué ne pas être suffisamment en relation avec les préfectures en amont. Que suggérez-vous pour améliorer la préparation des manifestations et pour assurer un meilleur dialogue au cours de ces dernières, y compris lorsque la situation commence à dégénérer ? Le nouveau schéma national prévoit un renforcement des dispositifs de liaison et d’information avec les organisateurs durant la manifestation. Les maires devraient-ils aussi être associés ?

Une circulaire de juillet 2011 interdit aux policiers municipaux de participer à des opérations de maintien de l’ordre. Serait-il opportun de faire évoluer le droit en la matière ? La proposition de loi relative à la sécurité globale, en cours d’examen, vise à confier des pouvoirs complémentaires aux polices municipales. Jugez-vous opportun qu’elles puissent être sollicitées pour ces opérations ?

Comment améliorer les relations entre les collectivités territoriales et les autorités préfectorales pour assurer le maintien de l’ordre ?

M. Gaël Perdriau. Comme je l’ai dit, les relations existent en amont des manifestations. Nous donnons notre avis, même s’il n’est pas toujours suivi. Peut-être faudrait-il améliorer les modalités du dialogue ? En tout cas, je ne trouve pas choquant que le préfet décide in fine en matière de maintien de l’ordre. C’est son rôle.

Je suis opposé à ce que les polices municipales participent au maintien de l’ordre. Leur mission est de veiller à la tranquillité publique. La sécurité et le maintien de l’ordre relèvent clairement de la police nationale. En revanche, il serait temps de faire avancer le sujet de l’interopérabilité des moyens de communication, afin que les policiers municipaux aient accès aux fréquences de la police nationale. Cela faciliterait les échanges.

M. David Marti. Les relations sont plus ou moins fluides en fonction des personnes en place. Le dialogue existe, mais il peut être amélioré.

Lorsqu’il y a eu des manifestations au Creusot, la police municipale n’est pas intervenue, mais elle était présente, en appui de la police nationale. Des prérogatives supplémentaires pourraient être confiées aux polices municipales pour leur permettre d’être plus efficaces et plus réactives, mais dans le cadre de leur mission de tranquillité publique. Cela fait partie des demandes formulées par France urbaine.

Il faut faire évoluer les systèmes, car les manifestations ne sont plus celles, organisées par des syndicats, que nous connaissions. Par exemple, lors des mouvements des Gilets jaunes, aucun interlocuteur n’était identifié. C’est là que se situe la difficulté. Les associations d’élus ont fait des propositions dans ce domaine.

Mme Sabina Sebaihi. Il est indispensable que les maires soient en liaison permanente avec les services préfectoraux, en amont et pendant les manifestations. De fait, les élus locaux disposent de moyens de communication de proximité. Nous avons besoin d’informer les manifestants des parcours et des issues, notamment. Je le répète, la nasse accroît et cristallise les tensions, et conduit à des dégradations. Il faudrait cesser de recourir à ce dispositif.

J’ai entendu les propos de MM. Perdriau et Marti, mais je considère que faire participer les policiers municipaux au maintien de l’ordre, tel qu’il est conçu aujourd’hui, créerait un précédent dangereux. Nous savons à quoi ont conduit les interventions de la BAC lorsqu’elle a utilisé des LBD. Et l’on demanderait aux policiers municipaux d’être partiellement armés lors des opérations, alors qu’ils ne sont ni formés au maintien de l’ordre ni au maniement des armes qui seraient mises à leur disposition dans ce cadre ?

En revanche, il serait intéressant de réfléchir à un rôle de médiation de la police municipale durant les manifestations, pour renforcer la communication avec les manifestants et permettre la désescalade.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Je n’ai pas entendu que France urbaine est favorable à ce que la police municipale fasse du maintien de l’ordre stricto sensu, mais plutôt de la sécurisation.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Pourriez-vous nous transmettre les propositions que vous avez mentionnées ?

Les maires sont-ils informés des suites judiciaires données aux infractions constatées dans leur commune, notamment lorsque du mobilier municipal a été dégradé ? Êtes-vous partie prenante aux procédures ?

M. David Marti. Nous ne sommes pas partie prenante. Nous sommes même rarement informés des suites.

Nous vous transmettrons volontiers nos propositions, que nous avions remises il y a un certain temps aux députés Fauvergue et Thourot, auteurs de la proposition de loi relative à la sécurité globale.

M. Gaël Perdriau. Il est très rare que nous ayons un retour de la part de la justice. La ville a connaissance des décisions lorsqu’elle a déposé plainte pour dégradation du mobilier urbain, mais elle n’est jamais informée des suites judiciaires lorsque des arrestations ont lieu.

Pourriez-vous nous transmettre le schéma national du maintien de l’ordre ? Je regrette, à l’instar de Mme Sebaihi, qu’il ait été rédigé avant la fin de vos travaux. Il est dommage que les associations d’élus n’aient pas été consultées en amont de cette nouvelle doctrine, alors qu’elles sont sans doute concernées par son contenu.

Mme Sabina Sebaihi. En septembre 2019, le forum français de sécurité urbaine a remis au Premier ministre un livre blanc pour la sécurité des territoires, avec 130 propositions concrètes.

Nous sommes très rarement tenus au courant des suites judiciaires lorsque des dégradations ont été commises sur le territoire de nos communes.

Enfin, je n’ai pas affirmé que mes collègues étaient favorables au recours à la police municipale dans le cadre du maintien de l’ordre. Je les ai entendus dire qu’ils souhaitaient un élargissement de ses prérogatives.

M. David Marti. Nous ne souhaitons pas un élargissement des prérogatives des polices municipales à tout prix. Nous partons simplement du constat qu’elles sont de plus en plus appelées à intervenir et qu’elles n’ont pas les moyens d’agir. Soit elles ne sont pas sollicitées, et elles restent dans leurs missions classiques de prévention, de dialogue et de remontée d’information ; soit elles sont appelées, dans le cadre des contrats de sécurité, à exercer d’autres missions de proximité publique, et elles doivent disposer des moyens correspondants.

Mme George Pau-Langevin. Lorsque les policiers municipaux apportent leur soutien aux policiers nationaux lors d’une manifestation, sont-ils dotés d’équipements spécifiques ?

M. David Marti. Les équipements ont évolué. Au Creusot, il y a encore moins de dix ans, les policiers municipaux n’avaient pas d’arme. L’évolution a fait que, pour les protéger, nous avons dû progressivement les équiper de bombes lacrymogènes, de matraques, de caméras, de Taser et de gilets de protection. Désormais, lorsqu’ils sont sur le terrain, et quelle que soit la mission qu’il doivent accomplir, ils ressemblent à des robots, je caricature à peine. Mais ils ne disposent pas d’armes létales. Je résiste encore – pour l’instant.

M. Jean-Louis Thiériot, président. Je vous remercie d’avoir fait part de votre expérience de terrain.

 

 

 


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Audition du mercredi 18 novembre 2020

À 16 heures : Mes Aminata Niakate, présidente de la commission Égalité du Conseil national des barreaux, et Jérôme Karsenti, membre de la commission Liberté et droits de l’Homme

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Nous avons déjà organisé deux tables rondes réunissant des avocats défendant les uns des manifestants, les autres des policiers, et nous avons pu constater que leurs positions étaient radicalement différentes. Nous attendons donc avec beaucoup d’intérêt l’avis du Conseil national des barreaux (CNB), qui représente l’ensemble des avocats de France.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous céder la parole, madame, monsieur, et conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mes Aminata Niakate et Jérôme Karsenti prêtent successivement serment.)

M. Jérôme Karsenti, membre de la commission Liberté et droit de l’Homme du Conseil national des barreaux. Bien que ce ne soit pas l’objet de votre commission d’enquête, je ne peux faire l’économie d’une réflexion d’actualité, en lien avec deux textes en discussion à l’Assemblée nationale. La proposition de loi relative à la sécurité globale présente les réponses de la majorité en matière de politique de maintien de l’ordre. Critiquée par un certain nombre de défenseurs des libertés, elle tend à augmenter les pouvoirs de la police municipale et de la police nationale, par la surveillance des manifestations par drone et la reconnaissance faciale des manifestants, et – corollaire étrange – à limiter les contrôles par l’interdiction de filmer les policiers dans une intention malveillante. Quant au projet de loi de programmation de la recherche, il vise à sanctionner l’intrusion dans une université, au risque d’empêcher des étudiants de débrayer, de manifester dans l’établissement, de s’opposer à des réformes de l’université.

Depuis presque trente ans, nous voyons se succéder des lois dites antiterroristes, de renforcement de la sécurité intérieure ou de surveillance qui tendent à accroître de façon considérable – je ne dirai pas encore inquiétante – les pouvoirs de police. De ce fait, alors que, pour des personnes de ma génération, manifester était un acte militant mais aussi festif, auquel on pouvait convier sa famille, où l’on pouvait retrouver des amis avec qui on partageait une communauté de vues, tel n’est plus du tout le cas. J’en ai encore fait l’amère expérience hier en allant manifester contre la proposition de loi relative à la sécurité globale. Au CNB, nous avons peur non de la police mais de ce qui peut arriver : une balle, une grenade de désencerclement, un mouvement de foule, etc.

Cela résulte d’une double évolution : la nette augmentation des violences policières – c’est-à-dire tant du nombre de blessés que de la gravité des blessures – et le développement d’un sentiment d’impunité des policiers du fait de la diminution des contrôles et sanctions en cas de dérive.

Contrairement à ce que l’on entend trop souvent dire, la transformation des politiques de maintien de l’ordre est bien antérieure au mouvement des Gilets jaunes, puisque des techniques de maintien de l’ordre, certes plus circonscrites, utilisées notamment dans les ZAD (les « zones à défendre »), préfiguraient ce à quoi nous assistons désormais constamment dans les manifestations.

Cette situation nous semble porter gravement atteinte à la démocratie. Nous considérons que l’expression libre des points de vue et le droit de manifester sont menacés par le sentiment d’insécurité pesant sur les manifestations compte tenu des politiques de maintien de l’ordre mises en œuvre.

Nous en avons relevé trois causes.

La première est l’intervention récente d’unités non spécialisées, notamment les brigades anticriminalité (BAC) et les brigades spécialisées de terrain (BST), qui n’ont ni la même formation ni les mêmes méthodes que celles mises en œuvre auparavant, ont recours à des stratégies de contact plutôt que, comme autrefois, de mise à distance et emploient des techniques violentes, tel le plaquage ventral – pensons à Cédric Chouviat, décédé du fait de cette pratique. Leur commandement n’est pas unifié, contrairement à celui des CRS qui leur permet de développer des stratégies communes : de petites unités qui viennent se greffer sur le commandement principal agissent de manière libre et désordonnée, sans aucun contrôle du nombre d’armes, de balles ou de grenades utilisées, ce qui n’est pas le cas non plus pour les CRS – ni pour les gendarmes.

La deuxième est la judiciarisation de la politique de maintien de l’ordre, c’est-à-dire le passage d’une police administrative à une police judiciaire. Ce problème était déjà évoqué dans le rapport, rédigé par Noël Mamère et Pascal Popelin, d’une précédente commission d’enquête sur le maintien de l’ordre qui avait enquêté sur la mort de Rémi Fraisse à la lumière d’un rapport commun des inspections générales de la police nationale (IGPN) et de la gendarmerie nationale (IGGN), non soupçonnables de parti pris à ce sujet.

La troisième cause est liée aux pratiques policières. Au plaquage ventral déjà évoqué, j’ajouterai les conditions du contrôle d’identité préventif, le risque que les fouilles non encadrées ne dégénèrent en conflit et la technique des nasses.

De plus, le nouveau schéma national du maintien de l’ordre maintient l’usage du LBD, dont le Défenseur des droits, dans la recommandation n° 2 de son rapport de décembre 2017, préconisait pourtant la suppression en raison des mutilations consécutives à son usage. Quant au remplacement de la grenade GLI-F4 par la GM2L, il ne répond pas à l’exigence de protection des droits de l’Homme, puisqu’il s’agit toujours d’un équipement classé parmi les matériels de guerre et susceptible de provoquer des dommages irréversibles sur les manifestants ou les citoyens en général. En outre, la grenade à main de désencerclement (GMD) est remplacée par une autre grenade dont on mesure mal les effets : on affirme qu’elle sera moins dangereuse, mais elle projettera de petits plots de plastique capables d’entrer dans la chair humaine : ce n’est donc pas une solution.

J’en viens à quelques pistes de réflexion.

Il convient de favoriser la formation au maintien de l’ordre des policiers non formés, notamment ceux des BAC, si leur intervention devait être maintenue. Une formation commune favoriserait l’unification des pratiques et des politiques.

Nous espérons un retour des politiques administratives mais, pour limiter les risques de judiciarisation abusive, nous proposons que les procureurs et les parquets soient plus fréquemment représentés dans les manifestations.

Nous proposons la suppression de toutes les armes et de tous les équipements classés matériels de guerre. D’autres modes de fonctionnement et types d’armes peuvent être utilisés. Les jets à eau, par exemple, sont tout aussi efficaces, sans risque d’entraîner des troubles ou des mutilations définitives.

Pour ce qui est des contrôles d’identité, nous privilégions l’utilisation du récépissé. C’est une voie que nous avons déjà suggérée par le passé et encore récemment au Parlement.

Enfin, il convient de renforcer les contrôles et les sanctions des policiers défaillants. Les services d’enquête de l’IGGN et de l’IGPN doivent être placés sous l’égide d’une autorité indépendante, qui pourrait être le Défenseur des droits : chargé du service de déontologie des policiers, il serait cohérent qu’il le soit également du contrôle de l’impartialité de l’enquête. Tous les avocats le savent, les enquêtes sont menées à décharge. Même si je ne pense pas que cette piste sera suivie, les enquêtes devraient être indépendantes et impartiales. Ce n’est pas faire injure aux parquets de dire qu’ils protègent par nature les forces de police. En cas de plainte, le parquet se fait d’abord l’avocat des policiers et n’instruit pas réellement son enquête à charge et à décharge. À ce problème, il existe une solution simple : de même que, en cas de diffamation, une plainte permet à une victime de saisir directement un juge d’instruction sans passer par le procureur de la République, de même, en cas de violences policières, un juge d’instruction indépendant, placé sous l’autorité du Conseil supérieur de la magistrature, devrait pouvoir systématiquement enquêter à charge et à décharge.

Mme Aminata Niakate, présidente de la commission Égalité du Conseil national des barreaux. Le CNB est également soucieux de concilier l’exercice du droit de manifester et les objectifs légitimes de sécurité.

Alors que le contrôle d’identité est encadré par le droit, le CNB regrette qu’il n’existe aucune traçabilité de cet acte s’il n’est pas suivi d’une procédure : un acte essentiel de la procédure pénale, de nature à porter atteinte aux libertés, ne laisse aucune trace, privant ainsi les justiciables de possibilité de recours. C’est la raison pour laquelle le CNB soutient la mise en place d’un récépissé de contrôle d’identité afin d’établir les faits et de donner de la solennité à l’acte. Ce serait aussi un vecteur d’apaisement de la relation entre la police et les citoyens.

Le CNB n’a pas pris officiellement position sur les caméras-piétons, mais si sa préconisation concernant le récépissé de contrôle d’identité est rejetée, il pourrait proposer que les policiers en soient dotés en permanence pour les protéger et pour protéger les citoyens, à condition toutefois que les données captées soient accessibles à toutes les parties ou, à tout le moins, aux avocats. Nous n’avons pas tranché la question, nous y réfléchissons encore.

Enfin, selon nous, la pratique de la nasse doit être interdite. Entraver la sortie d’une manifestation est générateur d’affrontements et de violences à l’encontre de personnes qui ne demandent qu’à quitter l’endroit. Une pratique de dispersion est plus conciliable avec des objectifs de sécurité que l’enclavement des personnes dans un lieu dont ils souhaitent s’éloigner, lequel peut être source de tensions, de violences et d’affrontement.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. La plupart des incidents lors des manifestations sont-ils le fait de membres d’unités non spécialisées, insuffisamment formés au maintien de l’ordre ?

M. Jérôme Karsenti. Sans aucun doute. Le fait d’être constamment devant nos écrans, connectés aux réseaux sociaux, présente au moins l’avantage de nous informer sur les manifestations. Or les éléments fournis par la presse, mais aussi par les avocats intervenant aux côtés des blessés permettent de comprendre que les incidents sont dus, dans la majorité des cas, aux forces non spécialisées que sont les BAC, qui transposent dans les manifestations le comportement – par ailleurs discutable, voire condamnable – qu’ils adoptent dans les quartiers sensibles, si bien que la manifestation est devenue une guerre de tranchées. Manifester n’est plus considéré par les policiers comme une liberté mais comme une transgression. Le fait que les policiers agissent selon une logique non plus de maintien de l’ordre pacifié, mais d’affrontement, appelle à son tour l’affrontement. La montée en pression résulte d’une pratique non plus distanciée, organisatrice et encadrante, mais d’affrontement.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Le dispositif de liaison et d’information entre les manifestants et les forces de l’ordre annoncé dans le nouveau schéma du maintien de l’ordre vous convient-il ? Comment améliorer les échanges d’informations ?

M. Jérôme Karsenti. Les indications figurant dans le nouveau schéma restent sommaires, mais l’intention est bonne. L’amélioration de la transmission de l’information est un préalable indispensable. Nos mails sont parfois plus agressifs que nos échanges oraux, mais si l’on discute avec quelqu’un, il est plus facile de se comprendre et de se respecter. Plus on développera les logiques de discussion et d’échange avant et pendant les manifestations, plus on sera à même d’apaiser les tensions. Au vu des éléments de synthèse dont nous disposons, il nous est difficile de savoir ce qui sera mis en place et comment, mais nous ne pouvons que nous réjouir d’une telle annonce.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Équiper systématiquement les policiers de caméras mobiles serait-il de nature à apaiser les tensions entre manifestants et forces de l’ordre en protégeant les uns et les autres ? Si oui, qui doit avoir accès aux données ?

Mme Aminata Niakate. Cela peut être source d’apaisement si les images sont captées en permanence, sans possibilité d’interrompre l’enregistrement à sa convenance – ce qui peut être très contraignant pour les policiers, qui font un métier difficile –, et accessibles à toutes les parties.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Quel regard portez-vous sur l’emploi des armes dites intermédiaires telles que le LBD40 dans les opérations de maintien de l’ordre ? J’ai cru comprendre que vous ne les appréciiez pas. Par quoi les remplacer pour faire face aux débordements ?

M. Jérôme Karsenti. Auparavant, les manifestants comme moi étaient effrayés à la vue de policiers équipés de matraques, mais ce n’étaient que des matraques. Le recours à des armes de guerre est révélateur d’une option politique : c’est la réponse à l’expression d’un droit, celui de manifester. De ce point de vue, la formulation même de votre question est significative : comment s’en passer ? Mais on avait toujours pu s’en passer jusqu’alors !

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. J’évoquais le cas des débordements.

M. Jérôme Karsenti. Mais les politiques de maintien de l’ordre en Allemagne, en Grande-Bretagne ou en Belgique n’utilisent pas ces armes de guerre. La France est stigmatisée par des organisations internationales de protection des droits de l’Homme pour leur usage et pour leur existence même. Sans être un spécialiste des armes, je sais qu’il existe pour contenir les débordements des solutions qui ne sont pas utilisées en France.

Ces armes de guerre ont des effets dévastateurs. Je pourrais faire la liste des personnes qui, depuis deux ans, ont été gravement blessées par un tir de LBD – perte d’un œil, blessure définitive, invalidité permanente. On ne peut pas continuer comme ça ! Même en cas de débordement, l’utilisation d’armes n’est pas conforme au principe de légitime défense puisque ce n’est pas au recours à des armes qu’elle répond. Une police censée être exemplaire ne peut se comporter à la manière d’une formation militaire dans une guerre. C’est cette philosophie qu’il faut changer.

Les GM2L, par lesquelles le schéma national du maintien de l’ordre préconise de remplacer les grenades GLI-F4, ne contiennent certes pas de TNT, mais des éléments pyrotechniques et exercent un double effet lacrymogène et assourdissant – supérieur à 165 décibels. Or un niveau supérieur à 120 décibels peut provoquer des dommages irréversibles : la logique suivie n’est donc pas celle d’une transformation des pratiques de maintien de l’ordre.

Malgré les déclarations d’intention, l’usage d’armes de ce type reste une réalité. À notre sens, la seule solution est la transformation radicale des politiques de maintien de l’ordre après une réflexion sur la nature des manifestations et les moyens de les encadrer. J’ajoute que si l’on n’avait pas réduit les effectifs il y a quelques années, les policiers seraient suffisamment nombreux pour contrôler une manifestation sans user d’armes humainement dévastatrices.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. L’avis du Conseil national des barreaux nous importait, car vous êtes souvent appelés à intervenir dans les procédures judiciaires qui suivent des débordements.

Avez-vous eu connaissance de faits discriminatoires en raison de l’origine, ou perçus comme tels, imputables aux forces de sécurité dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre ?

Alors que le nombre d’interpellations, parfois brutales, se multiplie, peu débouchent sur des poursuites judiciaires. Comment l’expliquez-vous ?

L’association Amnesty International, dont nous avons auditionné des représentants, considère que le délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences, introduit dans le code pénal en 2010, est défini par une formulation vague qui a facilité son utilisation par les autorités, avant ou pendant des manifestations, pour placer en garde à vue des personnes venues manifester et engager des poursuites au nom de motifs peu convaincants – poursuites qui n’ont très souvent débouché sur rien.

Des associations ont engagé un recours devant le Conseil d’État contre le nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Selon vous, celui-ci porte-t-il atteinte à la liberté de la presse et à la liberté de manifester ?

Mme Aminata Niakate. Nous avons eu connaissance de faits discriminatoires dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, à l’occasion de contrôles d’identité. Bien que le CNB ne soit pas l’avocat des justiciables, mais réfléchisse aux questions de justice et à l’organisation des barreaux, nous nous sommes prononcés en faveur de la délivrance d’un récépissé, notamment pour lutter contre le contrôle d’identité dit au faciès. Nous estimons la solennité du récépissé de nature à limiter le nombre de contrôles d’identité que certains ressentent comme discriminatoires.

De nombreux rapports relèvent ce genre de discrimination. L’un d’eux, émanant de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, fait état des résultats d’une étude réalisée entre octobre 2007 et mai 2008 par des chercheurs au Centre national de la recherche scientifique : les personnes perçues comme noires couraient 3,3 à 11,5 fois plus de risques et celles perçues comme arabes 1,8 à 14,8 fois plus de risques de faire l’objet d’un contrôle que celles perçues comme blanches.

Nous soutenons l’instauration d’un récépissé pour que l’acte de contrôle soit utilisé à meilleur escient, plus efficacement et moins arbitrairement – actuellement, il ne laisse aucune trace et prive de toute possibilité de recours, en particulier en matière pénale.

M. Jérôme Karsenti. Nous vivons dans une société de plus en plus clivée, où la police est perçue comme un ennemi, alors qu’elle est là pour maintenir l’ordre – j’aime à rappeler que le policier est un gardien de la paix ayant pour mission la pacification du territoire : il ne s’agit pas d’opposer les uns aux autres. Ne nous voilons pas la face : la proposition de loi relative à la sécurité globale prévoit certes que l’absence de malveillance dans l’intention de filmer fasse l’objet de contrôles a posteriori, mais, d’emblée, les policiers pourront confisquer les portables et placer en garde à vue ceux qui auront voulu les filmer. Or on ne peut pas, d’un côté, réduire les possibilités de contrôle des abus par le citoyen, et, de l’autre côté, ne pas mettre en place des contre-pouvoirs.

Nous avons rencontré de nombreux élus afin de soutenir l’instauration du récépissé de contrôle, mais aucune majorité ne semble se dessiner en ce sens. Des arguments de nature peu juridique nous sont régulièrement opposés. Le contrôle d’identité est tout de même le plus grand acte judiciaire à n’être contrecarré par aucun contre-pouvoir, à ne faire l’objet d’aucune vérification. Il reste donc invisible, sauf en cas d’outrage, de rébellion ou de violences, lesquels donnent lieu à l’établissement d’un procès-verbal par le policier.

Depuis des mois, voire des années, nous demandons ce qui s’oppose à ce que le contrôle d’identité, prévu par les dispositions de l’article 78-2 du code de procédure pénale, donc encadré par des conditions précises, soit réalisé dans le cadre de garanties fixées par la loi. On nous répond par l’utilisation de la caméra-piéton, mais, pour avoir à connaître de nombreuses procédures concernant des incidents lors desquels une caméra ou des GPS étaient présents, je sais qu’il est souvent déclaré dans le procès-verbal soit que la caméra était éteinte, soit que le GPS était bloqué, soit que le champ de la caméra de surveillance était occulté par un panneau ou un arbre. On ne peut donc pas faire une absolue confiance à cette solution.

La caméra est un témoin transparent de la réalité : elle ne répond pas aux conditions prévues par la loi. En tant qu’avocat, je n’ai pas envie que les policiers en soient munis, de connaître leurs faits et gestes, que tout passant soit filmé : je souhaite avoir la garantie que le policier exerce ses missions dans le cadre de la loi et qu’en cas contraire, un recours sera possible. Or les dispositions de l’article 78-2 ne permettent aucun recours contre un contrôle d’identité préventif. Il est tout simplement incroyable, dans une démocratie comme la nôtre, de ne pouvoir faire valoir ce point de vue.

Le récépissé de contrôle n’est pas la panacée, car il ne répond qu’en partie à la question fondamentale des discriminations, mais c’est un commencement. On nous dit qu’il est trop compliqué d’imposer de nouvelles formalités à des policiers qui doivent déjà en accomplir beaucoup. Pourtant, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le dispositif d’attestation dérogatoire s’est mis en place avec une rapidité et une évidence sans pareille. Le récépissé de contrôle n’est pas plus difficile : il s’agit que les policiers remettent un récépissé et en conservent un double pour signaler tel contrôle, tel jour, à telle heure et pour tel motif. C’est la réponse que nous proposons pour éviter les contrôles abusifs et discriminatoires.

Je partage l’analyse d’Amnesty International. La définition de la participation à un groupement permet de mettre tout le monde dans le même sac et de poursuivre sans distinction. Or, à l’origine, la force du droit pénal réside dans l’identification de la personne ayant commis l’acte. Mais, de plus en plus, le périmètre s’étend et la notion même de groupement est élargie. On peut être considéré comme faisant partie d’un acte en réunion sans y avoir participé, simplement parce que l’on est censé avoir été dans le groupe. Ces poursuites non individualisées permettent de viser tout un chacun à partir du moment où l’on estime qu’il fait partie d’un groupement identifié comme tel.

Cela entraîne des contrôles préventifs destinés à empêcher l’accès à la manifestation. Lors des premières périodes d’état d’urgence, on a interpellé des gens manifestant à propos de la COP21 : on se servait de l’état d’urgence lié à la menace terroriste pour empêcher de manifester des militants opposés à la tenue de la COP21, alors que leur revendication sociale, classique, n’avait strictement rien à voir avec cette menace. Ainsi, par les politiques de maintien de l’ordre et en usant de plus en plus des états d’urgence successifs, intégrés progressivement au droit commun, on empêche le débat social de se tenir librement. À l’affaissement ou à la disparition des partis politiques, au discrédit des syndicats, qui ne sont plus considérés comme défendant les intérêts des travailleurs, à l’émiettement de la société, on ajoute le sentiment que l’on ne peut plus aller manifester à cause de contrôles préventifs discriminatoires ou empêchant telle personne ou tel groupement de se déplacer. Le contrôle de ces pratiques n’est possible qu’une fois la manifestation passée, de sorte que l’on assiste à un abandon du recours judiciaire, déjà laborieux quand on dispose de tous les éléments. L’usage du maintien de l’ordre prend parfois la forme d’un cadenassage du mouvement social, de l’empêchement d’expressions libres d’opposition à une loi ou à une disposition.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Dans certaines affaires, des vidéos ou des images prises par téléphone portable ont permis de comprendre ce qui s’était passé. Le ministre de l’Intérieur souhaite interdire la diffusion de vidéos de policiers. Pensez-vous que le port visible du numéro RIO (le référentiel des identités et de l’organisation) puisse être un moyen alternatif de garantir la sécurité des forces de l’ordre tout en permettant l’identification ?

On nous a dit – vous en avez parlé vous aussi – que la plupart des incidents lors des manifestations étaient le fait d’unités non spécialisées.

Le dispositif des sommations doit-il être modifié, dans la mesure où certains manifestants ne les entendent pas ou ne les comprennent pas ?

On reproche aux enquêtes de l’IGPN et de l’IGGN leur manque d’objectivité dans la mesure où ces instances appartiennent au corps qu’elles contrôlent. Cela peut-il être amélioré par l’adoption d’un système inspiré du modèle anglais, associant au corps d’enquête des personnes qui ne sont pas policiers ou gendarmes ?

Mme Aminata Niakate. Je ne sais pas si l’interdiction de la captation d’images de policiers serait compensée par la visibilité du numéro RIO, mais le CNB est opposé à cette interdiction qui aurait eu pour regrettable effet d’empêcher l’émergence de l’affaire Benalla, par exemple. En revanche, l’apparition du numéro RIO peut utilement compléter le dispositif de maintien de l’ordre et être source d’apaisement en attestant la qualité de policier de l’intervenant.

L’identification peut aussi faciliter les sommations. Elles sont peu entendues, alors que les services de police sont équipés. Peut-être faut-il des mégaphones ?

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Que pensez-vous de l’envoi de SMS aux personnes présentes dans la zone ?

Mme Aminata Niakate. Pourquoi pas ? Je ne sais pas si cela ne pose pas des difficultés eu égard aux données personnelles – bien que les forces de l’ordre en disposent déjà. Les réseaux sociaux sont aussi un outil dont elles pourraient se servir lors des manifestations. 

M. Jérôme Karsenti. Comme je l’indiquais dans mon propos introductif, l’IGPN et l’IGGN devraient être réformées. Quand on est à la fois juge et partie, on obéit à une logique de protection, même si je dois à la vérité de dire que, dans les derniers dossiers que j’ai eu à traiter, l’accueil, l’écoute et le professionnalisme des enquêteurs m’ont agréablement surpris : l’esprit et la manière de procéder ont un peu changé. Cela étant, en raison de la consanguinité, l’enquête ne peut pas être indépendante. J’ai suggéré le rattachement à une autorité indépendante. Pourquoi l’IGGN n’enquêterait-elle pas sur la police judiciaire, et l’IGPN sur la gendarmerie ? En revanche, des personnes qui ne seraient pas des enquêteurs auraient-elles capacité à agir dans ce cadre ? Qui seraient-elles, quel serait leur crédit ? Il faudrait y réfléchir. Je n’ai pas d’opinion à ce sujet ; la première garantie, c’est que l’enquête se fasse sous l’égide d’une autorité indépendante ou d’un juge d’instruction.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Je vous remercie de votre participation et de nous avoir fait connaître votre avis, qui est important.

 

 


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Audition du mercredi 18 novembre 2020

À 17 heures : M. Benoît Muracciole, président de l’association Action Sécurité Éthique Républicaines

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Chers collègues, nous recevons M. Benoît Muracciole, président de l’association Action sécurité éthique républicaines (ASER). Nous avions prévu d’entendre cette association en même temps que le collectif Désarmons-les ! mais ce dernier n’a pas répondu à nos sollicitations. L’ASER est une association loi 1901 qui a pour but la promotion des droits de l’Homme dans le champ de la paix et de la sécurité.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vais vous donner la parole, monsieur, pour une brève intervention liminaire, qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Benoît Muracciole prête serment.)

M. Benoît Muracciole, président de l’association Action sécurité éthique républicaines. L’association ASER se consacre au respect des droits de l’Homme dans le maintien de l’ordre, le recours à la force et l’usage des armes. Elle a été créée en 2011 par d’anciens membres d’Amnesty International spécialisés dans ces questions et d’anciens officiers de police. J’ai pour ma part participé à de nombreux colloques internationaux pour faire avancer ce sujet.

L’idée sur laquelle repose cette association remonte à 1976. Il s’agissait de réunir des officiers de police et des experts des droits de l’Homme pour œuvrer en faveur de l’apaisement et de la compréhension mutuelle, afin de concilier l’exercice de la force publique, extrêmement difficile et complexe, et l’exigence de respect des droits de l’Homme. Certaines organisations non gouvernementales (ONG) oublient que les représentants des forces de l’ordre aspirent eux aussi au respect des droits de l’Homme. Nous nous sommes très vite rendu compte que le comportement de certains affectait non seulement les citoyens mais également leurs collègues qui, dans leur majorité, sont convaincus de la nécessité d’exercer leur métier en bons professionnels. Voilà la logique dans laquelle nous nous sommes engagés.

En outre, comme chercheur, j’ai participé à des missions de recherche en situation de guerre et j’ai travaillé avec des sortants de prison adultes. Nous avons donc à la fois une réflexion et une expérience pratique reconnue dans ces domaines.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. L’organisation des manifestations et le profil des personnes qui y participent ont-ils changé ces dernières années ? Quelles répercussions ces évolutions ont-elles sur le maintien de l’ordre ?

M. Benoît Muracciole. Cela a changé, en effet, puisque notre société évolue. Mais nous sommes assez surpris par l’emploi du qualificatif de « violences ». Ayant commencé jeune, dans les années 1970, je me souviens très bien du degré de violence dans les cortèges à l’époque. La manifestation des sidérurgistes de Longwy et le démantèlement de l’industrie Boussac avaient provoqué des affrontements terribles entre les ouvriers et les forces de l’ordre. De même, à la fin des années 1970, les « autonomes », que l’on pourrait comparer aux black blocs, étaient plus violents que les Gilets jaunes.

La configuration des manifestations a changé. Les Gilets jaunes n’ont pas d’encadrement. Autrefois, il y avait une négociation préalable entre les syndicats et les autorités civiles chargées de la gestion de la manifestation. Cette discussion semble avoir disparu depuis un certain temps.

De plus, seuls les gendarmes mobiles et les compagnies républicaines de sécurité (CRS), spécifiquement formés à la gestion des foules et à l’accompagnement des manifestations, intervenaient à l’époque. Désormais, nous voyons intervenir les brigades anticriminalité (BAC) et les brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M). Pour avoir tenté de dialoguer avec certains d’entre eux, je me suis très vite rendu compte qu’ils étaient dans un état de stress et de peur terrible. Or la peur brouille le jugement et détruit la capacité d’évaluation et de mise à distance nécessaire dans l’exercice du maintien de l’ordre.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Quel est votre avis sur l’intervention de membres d’unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre ? Il me semble que ces personnes n’ont pas reçu une formation adéquate et ne sont pas suffisamment aguerries pour gérer une manifestation. Les débordements peuvent-ils être la conséquence de ce manque de spécialisation ?

M. Benoît Muracciole. Plusieurs points nous paraissent très importants.

Premier point : le recrutement. Certains pays se donnent les moyens de tester les personnes recrutées et vérifient leur capacité à résister aux pressions et aux violences, qui sont très éprouvantes.

Deuxième point : la formation. Il faut organiser des tests simulant des violences lors de la formation initiale. Les Québécois, par exemple, font venir des comédiens qui poussent les stagiaires à se positionner et à réagir à de telles situations. La formation continue, quant à elle, diffère entre la gendarmerie, qui porte une réelle attention à ce travail, et la police nationale, dont la formation n’accorde pas une place suffisante à ce type de scénarios et ne rappelle pas avec la force nécessaire ce que représentent le maintien de l’ordre et le travail dans des conditions extrêmement difficiles.

Troisième point : la responsabilité. Comment se gère-t-elle ? Nous travaillons à créer un contrôle indépendant et externe de tous les services de sécurité intérieure – gendarmerie, police nationale, douanes, etc. Nous avons puisé quelques idées dans les expériences existant en Europe du Nord, qui sont intéressantes.

Le code européen d’éthique de la police adopté par le Conseil de l’Europe dispose dans son chapitre VI, à l’alinéa 59, que « la police doit être responsable devant l’État, les citoyens et leurs représentants. Elle doit faire l’objet d’un contrôle externe efficace. » et, à l’alinéa 60, que « le contrôle de la police par l’État doit être réparti entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. »

Les Nations unies ont adopté des principes de base sur le recours à la force et l’usage des armes à feu par les responsables de l’application des lois. Ils traitent à la fois de responsabilité et de contrôle indépendant, ce qui permet aux citoyens de reconnaître une légitimité à l’action de la force publique et aux représentants de la force publique afin d’établir une relation de confiance avec les personnes auxquelles ils font face.

La situation a changé : si, auparavant, seuls quelques gendarmes et CRS recherchaient l’affrontement personnel, on a le sentiment désormais que les manifestants sont l’ennemi. Lors des nombreuses manifestations de Gilets jaunes auxquelles j’ai participé comme observateur, j’ai discuté avec les gendarmes mobiles : en général, cela ne se passait pas mal et quand les manifestations étaient encadrées par les seuls gendarmes mobiles, le niveau de violences baissait très nettement. En revanche, quand nous tentions de dialoguer avec des agents de la BAC ou de la BRAV-M, nous recevions des insultes : j’avais l’impression de travailler avec des jeunes sortant de prison.

Le contrôle protège non seulement les citoyens mais également les policiers, qui sont parfois instrumentalisés par les politiciens – il faudra aborder ce sujet. Un contrôle renforce celui qui a une idée juste de l’exercice du maintien de l’ordre ; il est capable d’intervenir auprès d’un collègue pour lui demander de se calmer. Si l’on ne fait pas baisser la pression, tout le monde en pâtit.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Le schéma national du maintien de l’ordre comprend un dispositif de liaison et d’information entre les manifestants et les forces de l’ordre. Comment pourrait-on l’améliorer ? Le dispositif actuel est-il suffisant ? Vous aviez l’air de dire que cela marche mieux avec la gendarmerie qu’avec la police. Quelles solutions pourrait-on apporter pour que cela fonctionne mieux ?

M. Benoît Muracciole. C’est une question d’ensemble : le maintien de l’ordre est au cœur de la relation police-citoyens. Dans les villages, dans les quartiers, dans les villes, il devrait y avoir des lieux de rencontre et de dialogue entre les représentants de la force publique et les citoyens. C’est vraiment une nécessité : quand les gens se connaissent, les motifs d’irruptions de violences diminuent. Les détachements envoyés dans un endroit qu’ils ne connaissent pas pourraient interroger les centrales des CRS ou des gendarmes mobiles – certains appellent cela du renseignement – et prendre contact avec les autorités civiles sur place pour s’informer.

Il est évident que le dialogue est possible au début des manifestations. La structuration du mouvement des Gilets jaunes ne permet pas, il est vrai, la constitution de délégations, mais il est très aisé de nouer des contacts quand on est sur place. Les Gilets jaunes discutent énormément entre eux. Certains sont excédés parce qu’ils subissent déjà une violence sociale terrible ; il est difficile de communiquer avec eux, mais ils sont entourés par d’autres personnes dont certaines sont prêtes à dialoguer. Quand j’étais observateur, j’ai plusieurs fois été pris dans des nasses – voilà une technique nouvelle ! J’ai essayé de discuter avec les CRS, qui ne pouvaient rien faire ; quand j’interrogeais le gradé, il refusait souvent de parler car il était lui-même sous la pression de sa hiérarchie. Dans ces conditions, la violence ne peut que monter de part et d’autre.

J’ai également pu observer que certaines personnes, même sans formation spécifique, parviennent toujours à faire baisser le niveau des violences, tandis que d’autres le font systématiquement exploser. Un travail en ce sens doit donc être réalisé au cours de la formation. L’échange est possible, tant au début des manifestations que pendant celles-ci.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Que pensez-vous du souhait du ministre de l’Intérieur d’interdire la diffusion des vidéos de policiers ou de flouter leur visage lorsqu’ils sont en intervention, pour les protéger ?

M. Benoît Muracciole. Pour ASER, l’essentiel, ce sont les droits de l’Homme et le respect des engagements internationaux et nationaux de la France. Selon l’article XII de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » La transparence est absolument nécessaire pour garantir le respect de cette règle.

Le conseil des droits de l’Homme des Nations unies a par ailleurs indiqué que « des atteintes importantes aux droits de l’Homme et aux libertés fondamentales, notamment le droit à la vie privée, le droit à la liberté d’expression et d’opinion, et le droit à la liberté d’association et de réunion pacifique » plaçaient la France en contradiction avec ses engagements internationaux.

La réaction de certains syndicats de police traduit la montée aux extrêmes des violences, et donc de la peur. Si des parlementaires ont proposé cette disposition, sous la pression de policiers et de gendarmes, c’est parce que la peur grandit. Cela démontre que l’on n’a plus aucune confiance en sa propre action ni dans la capacité de sa hiérarchie à rattraper un agent lorsque la violence devient trop forte – il m’est arrivé de voir un capitaine ou un commandant relever un CRS parce qu’il était en état de choc. Nous assistons à une fuite en avant, à une montée aux extrêmes dans la violence. Ce texte ne fera qu’aggraver la défiance et provoquera des violences encore plus importantes à la prochaine manifestation.

Dans de très nombreuses affaires, nous n’aurions pas pu prouver l’usage disproportionné de la force sans les vidéos. De même, la vidéo peut dédouaner les représentants de la force publique qui seraient visés par des accusations. Si cette proposition de loi est adoptée, le retour en arrière sera extrêmement dommageable.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Lors de la marche pour le climat, en 2019, l’observatoire parisien des libertés publiques avait dénoncé un dispositif de maintien de l’ordre quasi militarisé et des atteintes réitérées au droit de manifester. Partagez-vous ce constat ?

Le délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences, introduit dans le code pénal en 2010, est très souvent utilisé lors des manifestations. Selon Amnesty International, ce délit est extrêmement flou. Est-ce aussi votre avis ?

Par ailleurs, le schéma national du maintien de l’ordre récemment publié a été attaqué par certaines associations et par les journalistes car il comporterait des dispositions contraires à la liberté de la presse et à la liberté de manifester. Avez-vous pris connaissance de ce schéma ? Partagez-vous ce point de vue ? Que faudrait-il faire pour l’améliorer ?

Enfin, des observateurs de la Ligue des droits de l’Homme présents dans une manifestation à Toulouse auraient été insultés et blessés par des policiers. Faut-il, selon vous, accorder une protection particulière aux observateurs ?

M. Benoît Muracciole. Je répondrai au préalable à la question qui m’a été posée sur l’armement intermédiaire. ASER demande depuis des années un moratoire sur l’utilisation du flash-ball, du lanceur de balles de défense LBD 40 et du Taser. Le général Alain Pidoux, à la tête de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), a défendu devant votre commission d’enquête, l’utilisation du Taser, ou pistolet à impulsion électrique, qui permettrait de gérer les situations extrêmes, notamment lorsque des personnes sont sous l’emprise de l’alcool. Mme Brigitte Jullien, directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), lui a rappelé que le Taser n’était pas admis dans le maintien de l’ordre – et il me semble absolument évident que le LBD ne doit pas l’être non plus.

Les Nations unies ont déclaré que le Taser violait la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en raison des dommages infligés. De plus, il est inscrit dans la doctrine d’emploi du pistolet à impulsion électrique que celui-ci ne doit pas être utilisé à l’encontre des personnes sous l’emprise de l’alcool ou de drogues, ou de personnes instables sur le plan psychiatrique.

Nous avons été saisis à deux reprises par des familles, notamment par celle de Loïc Louise, un jeune Réunionnais de dix-neuf ans qui est mort à Orléans de plusieurs tirs de Taser, alors qu’il était soûl. Il était venu en métropole pour se former avant de repartir exercer son métier chez lui et c’est ainsi qu’il a trouvé la mort, dans un accident terrifiant. Quand le général Pidoux dit que le Taser est une arme intermédiaire formidable pour contenir des personnes sous l’emprise de l’alcool, voilà un contre-exemple qu’on peut lui opposer.

J’ai été témoin de la défense au procès d’Olivier Besancenot, quand il a été attaqué par Antoine Di Zazzo, représentant de Taser France. J’ai rencontré aussi les frères Smith, qui ont mis au point cette arme. L’un d’eux a abandonné la société Taser pour créer un autre système visant à contenir des individus violents, parce qu’il considère que le Taser est bien trop dangereux.

J’en viens au LBD 40. Lorsqu’il a commencé à être utilisé, j’ai pensé qu’il allait susciter, chez les jeunes, une envie de défier et de provoquer encore plus les forces de l’ordre. Dans la mesure où ils ne risquaient pas de mourir, mais seulement de prendre un bon coup, je me suis dit qu’ils allaient y voir une occasion de se mesurer au danger, à la violence. Cela ne s’est pas vérifié. Sur le plan du maintien de l’ordre, en tout cas, le LBD n’apporte rien aux gendarmes et aux CRS. De nombreuses personnes ont été blessées, ont perdu un œil ou ont été traumatisées par le LBD et les médecins qui les ont soignées ont dit qu’il s’agissait de blessures de guerre. Le maintien de l’ordre est une action collective et le LBD 40 est une arme individuelle : ils ne peuvent pas fonctionner ensemble. C’est une évidence.

Les Nations unies ont interpellé le gouvernement français au sujet des violences qui ont marqué les manifestations des Gilets jaunes. Or l’usage du LBD 40 en est l’illustration la plus terrible. J’ai rencontré des jeunes gens, mais aussi des personnes plus âgées, qui renoncent à aller manifester de peur de perdre un œil ou de subir l’un des traumatismes décrits dans les nombreux rapports sur l’usage de cette arme.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vous ne m’avez pas dit si vous jugiez, vous aussi, que le dispositif de maintien de l’ordre déployé lors de la marche pour le climat et la justice sociale était quasi militarisé, mais je crois comprendre que c’est le cas ?

M. Benoît Muracciole. En effet. Je songe aussi à l’épisode où des jeunes militants écologistes, au cours d’une manifestation déclarée, avaient occupé un pont et s’étaient fait « gazer » par un officier de police qui passait par là. Cela renvoie à la question de l’encadrement. Nous sommes humains et il peut arriver à chacun d’entre nous de perdre la tête, mais plus on est formé à gérer ce genre de situation, moins grands sont les risques. Or les effectifs des policiers formés au maintien de l’ordre ne cessent de décroître. Et ceux qui n’en ont pas la culture sont davantage amenés à commettre des erreurs. Il est absolument nécessaire de renforcer l’encadrement et de faire en sorte qu’il soit perçu comme une manière d’éviter l’usage disproportionné de la force.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Et s’agissant du statut des observateurs ?

M. Benoît Muracciole. Les observateurs doivent absolument être protégés, mais c’est vrai aussi des citoyens et des représentants de la force publique : tout le monde doit être protégé. Lorsque j’ai été observateur dans une manifestation contre le sommet du G8 à Évian, je n’ai pas eu le sentiment de devoir être davantage protégé. Ce qui importe, c’est que, comme citoyen, je n’aie pas à subir une punition collective. Si quelqu’un, à côté de moi, lance un pavé aux forces de l’ordre, il faut que celles-ci réagissent à cet acte précis, sans s’en prendre aux personnes qui sont autour et qui viennent manifester pacifiquement – car l’immense majorité des gens manifeste pacifiquement. Le problème – et c’est une perversion de la montée aux extrêmes dans l’utilisation des moyens de violence –, c’est que, petit à petit, les gens finissent par se dire qu’il n’y a que la violence qui marche, qu’elle seule peut faire bouger les politiques et faire avancer la société. Or c’est une illusion terrible.

Les gouvernements, depuis les années 2000, ont abandonné la désescalade. L’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), créé par Pierre Joxe, était un lieu de réflexion transpartisan extrêmement intéressant, car il réunissait des gens de tous horizons qui réfléchissaient ensemble aux meilleurs moyens de garantir la sécurité des citoyens. Le commissaire principal qui faisait partie d’ASER avait coutume de dire que lorsqu’il est entré dans la police comme inspecteur, il y avait la police-secours : la police était là pour protéger les citoyens. Cette idée de protection, nous l’avons malheureusement perdue, à la fois pour les citoyens et pour les représentants des forces de l’ordre. Or c’est un tout.

Ce qui m’a frappé en écoutant l’audition de Mme Brigitte Jullien et du général Pidoux, c’est que l’un et l’autre ont tendance à être sur la défensive dès lors qu’on émet une critique. La critique est pourtant nécessaire pour maintenir la confiance, qui est nécessaire pour bâtir la légitimité. Sans légitimité, on va vers des affrontements de plus en plus forts.

C’est pour cela qu’ASER réfléchit depuis très longtemps aux moyens de créer un contrôle indépendant et externe de la force publique, en s’inspirant de l’expérience des pays nordiques. Il nous semblerait important que le Parlement prenne part à ce projet. On pourrait par exemple imaginer que la commission des Lois de l’Assemblée nationale et celle du Sénat désignent un collège de sept personnes. Au sein de notre ONG, certains souhaiteraient que des policiers ou des gendarmes en fassent partie – c’est mon cas – et d’autres, non : nous n’avons pas encore trouvé d’accord sur cette question. En tout cas, l’idée serait de réunir des gens de tous horizons : des juristes, mais aussi des représentants d’ONG et des chercheurs, car certains d’entre eux ont développé une réelle expertise sur la question de la violence depuis une dizaine d’années.

Ce collège engagerait des enquêteurs venant de la société civile, mais peut-être aussi de la police nationale et de la gendarmerie nationale, l’idée étant à la fois de bénéficier de leur expérience et de montrer qu’il ne s’agit pas d’opposer les uns aux autres. Il faut absolument restaurer la confiance de part et d’autre. Ce collège remplacerait l’IGPN et l’IGGN. Les enquêteurs produiraient des avis, qu’ils pourraient transmettre directement à l’autorité judiciaire : c’est à partir de ces enquêtes indépendantes que les juges prendraient leurs décisions.

Il y a quelques années, j’ai rencontré Mme Marie-France Monéger-Guyomarc’h, avec le ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Bernard Cazeneuve, pour évoquer la situation de M. Maxime Beux, qui a perdu un œil à cause d’un tir de flash-ball. Là encore, c’est une histoire terrible, puisque l’accident est survenu alors qu’il sortait d’un match de football. Ce fut une discussion très intéressante, car chacun avait vraiment envie de comprendre le point de vue de l’autre. Nous lui avons montré une vidéo, dont elle n’avait pas connaissance. La question des films est vraiment très complexe : il y a des gens de bonne foi qui veulent qu’on reconnaisse leur travail et qui veulent défendre leurs collègues qui font bien leur travail, mais on a atteint un tel niveau de violence que certains policiers ont le sentiment d’être en guerre.

Nous pensons qu’il faut remplacer l’IGPN et l’IGGN par ce collège de sept personnes et par les enquêteurs qu’il embauchera. Petit à petit, il faudrait qu’ils soient assez nombreux pour entretenir un vrai dialogue avec nos concitoyens, même avec ceux qui ne sont pas directement concernés et qui n’ont pas de plainte à déposer. On pourra, ce faisant, construire une relation plus apaisée entre les forces de l’ordre et les citoyens. Je n’emploierai pas l’expression de « police de proximité », mais c’est un peu l’idée. Il est essentiel que les représentants de la force publique s’engagent avec les citoyens.

Je vis entre la Corse et le XVIIIe arrondissement : j’ai vu un policier traverser le marché Dejean la main sur son arme. C’est dire à quel point les policiers se sentent perdus ! On n’est pas loin du point de rupture. Votre commission d’enquête est une très bonne chose ; celle qui était présidée par Noël Mamère avait déjà fait avancer la réflexion. Nous regrettons seulement – je ne sais si c’est par manque de temps – que les syndicats CGT, VIGI et Sud Intérieur n’aient pas été auditionnés, car ils ont aussi une expertise tout à fait intéressante. En tout cas, il faut absolument mettre fin à cette spirale de violence.

M. Jérôme Lambert. J’ai moins une question à vous poser qu’un petit commentaire à faire, auquel vous pourrez peut-être réagir. Nous sommes de la même génération, même si je suis un peu plus âgé que vous, et j’ai moi aussi participé aux manifestations du début des années 1970, dont certaines pouvaient atteindre un très haut degré de violence. Je me rappelle qu’une manifestation parisienne avait fait la une de Paris Match, parce qu’un gendarme mobile, pris à partie par quelques manifestants très violents, avait été très grièvement blessé.

Vous avez rapproché le mouvement dit des « autonomes » des black blocs : c’est vrai, en un sens, mais certains de ses membres ont surtout donné naissance à Action directe. Quarante-cinq ans plus tard, nous avons oublié le niveau de violence de l’époque. Il y a toujours eu, dans notre pays, des manifestations où des voitures brûlaient, où des vitrines volaient en éclat, où on comptait des blessés parmi les forces de l’ordre comme parmi les manifestants, mais je crois que quelque chose a tout de même changé. Il me semble que les manifestations qui dégénèrent dans la violence sont beaucoup plus fréquentes : autrefois, c’était une ou deux manifestations par an, dont on garde le souvenir : je pense à celle de Creys-Malville ou à la manifestation contre la guerre du Vietnam de janvier 1973.

De nos jours, il ne se passe pas un mois sans qu’une manifestation tourne au vinaigre, à la violence et à l’affrontement. Les manifestants se renouvellent, parce que ce ne sont pas forcément les mêmes personnes qui défilent à Paris, à Montpellier ou ailleurs, mais les forces de l’ordre, elles, bougent beaucoup et sont constamment en activité. On les utilise au-delà du raisonnable, à la limite de leurs capacités physiques et mentales, en les sollicitant plusieurs fois par mois. Je connais bien ces sujets, pour avoir suivi les travaux de l’INHESJ, il y a une vingtaine d’années, et je peux comprendre que certains représentants des forces de l’ordre arrivent à saturation : cela peut expliquer certains dérapages, même chez des professionnels aguerris et formés au maintien de l’ordre. Et que dire alors des policiers qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre et qu’on appelle en renfort toutes les semaines… Cela dit, chez les manifestants non plus, il n’y a pas que des tendres.

Vous avez souligné que les policiers et les gendarmes ne reçoivent pas la même formation. J’ai effectivement le sentiment que leurs formations ne sont pas exactement équivalentes.

M. Benoît Muracciole. On n’a pas évoqué les manifestations de pêcheurs et d’agriculteurs, dont certaines sont pourtant très violentes, par exemple en Corse. Il est vrai que les manifestations violentes sont plus fréquentes qu’auparavant, mais il faut souligner que la situation sociale est bien plus dure qu’il y a quarante ans : cela peut aussi expliquer l’augmentation du niveau de violence. Je partage votre analyse au sujet de la surutilisation des gardes mobiles et des CRS : de moins en moins nombreux, ils sont donc plus utilisés et plus fatigués psychiquement. S’agissant de la formation, je n’ai pas été invité à assister à celle qui est dispensée à Saint-Astier.

Permettez-moi d’évoquer une anecdote : je me souviens d’une manifestation contre la guerre du Golfe, en 2003. Nous avions fait un sit-in devant l’Assemblée nationale et nous avons été embarqués par des CRS. Quand on manifestait il y a quarante ans, on disait : « Ne tapez pas sur la figure ! », et là, on disait : « Pas le pull ! Pas le pull ! ». Entre ces deux époques, l’attitude des CRS et des gardes mobiles a connu un changement impressionnant : en 2003, ils venaient pour nous déloger, mais pas pour nous faire mal. Il y en avait peut-être quelques-uns qui avaient des comptes à régler, comme toujours, mais c’est tout.

Depuis, a-t-on durci les formations ? Y décrit-on les manifestants comme des ennemis ? Je n’en sais rien, mais il serait intéressant qu’en tant que parlementaires, vous assistiez à ces formations, car on n’en sait pas grand-chose.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je voulais aller à Saint-Astier mais je pense que nous n’en aurons pas le temps.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. C’est vraiment d’actualité, il faudrait tout de même y aller ! Monsieur Muracciole, je vous remercie d’avoir si utilement éclairé notre commission.

 

 

 


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Audition du mercredi 25 novembre 2020

À 14 heures 30 : Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, accompagnée de Mme Pauline Caby, adjointe de la Défenseure des droits, en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous accueillons Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, accompagnée de Mme Pauline Caby, adjointe de la Défenseure des droits, en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité. Mme Caby n’a été nommée que le 10 novembre, ce qui explique la date relativement tardive de cette audition au regard du déroulement de nos travaux. Nous avons entendu le 14 octobre vos prédécesseurs, M. Jacques Toubon et Mme Claudine Angeli‑Troccaz.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mmes Hédon et Caby prêtent serment.)

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je vous remercie d’avoir sollicité mes observations dans le cadre de votre commission d’enquête. L’institution du Défenseur des droits, grâce aux saisines qu’elle reçoit et instruit, est un observateur privilégié des pratiques des forces de maintien de l’ordre. La Commission nationale de déontologie de la sécurité puis le Défenseur des droits développent, depuis près de vingt ans, une connaissance de ces pratiques.

À la demande du président de l’Assemblée nationale, le Défenseur des droits a réalisé en 2017 une étude sur « les conséquences de la doctrine et de la pratique du maintien de l’ordre en France par les forces de l’ordre au regard des règles de déontologie qui s’imposent à elles ». Le rapport, assorti de recommandations, a été remis en janvier 2018 à M. François de Rugy. En 2019, le Défenseur des droits était auditionné dans le cadre d’un groupe de travail, créé par le ministre de l’Intérieur, en vue d’élaborer le nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Face à la persistance des saisines relatives à des violences ou à des atteintes aux libertés fondamentales lors de manifestations, le Défenseur des droits a adopté, en juillet 2020, une décision-cadre portant recommandations générales sur les pratiques du maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie.

Les nombreuses recommandations faites depuis la création de l’institution reflètent toujours la position du Défenseur des droits : je ne les rappellerai pas toutes et je m’intéresserai surtout au nouveau schéma national du maintien de l’ordre, au sujet duquel je rendrai un avis.

Le Défenseur des droits – l’institution et moi‑même – sommes conscients des difficultés inhérentes à la mission de maintien de l’ordre dont la particularité est de garantir la liberté de manifester. Le schéma rendu public le 16 septembre 2020 expose les principes de l’action des forces de maintien de l’ordre, qui sont ainsi formulés explicitement pour la première fois par la publication d’un document. L’effort de transparence dont il témoigne mérite d’être salué.

Plusieurs points positifs correspondent à nos préconisations. Premièrement, la place donnée à la formation, à l’équipement et au contrôle des unités dédiées au maintien de l’ordre. Deuxièmement, l’importance de l’identification des agents et le rappel de l’interdiction du port de la cagoule. Troisièmement, la création d’équipes de liaison et d’information pour assurer un dialogue permanent entre les participants à la manifestation et les responsables du maintien de l’ordre. Quatrièmement, la modernisation des sommations. Cinquièmement, le retrait de la grenade manuelle de désencerclement (GMD).

Cependant, certaines dispositions contenues dans le schéma ne me paraissent pas à même de prévenir le renouvellement des manquements à la déontologie, que nous constatons, et de lever les obstacles matériels à un contrôle effectif.

Je développerai en particulier six aspects de ce schéma : la communication, la transparence, les lanceurs de balles de défense (LBD), les armes de force intermédiaire, la judiciarisation et les pratiques attentatoires aux libertés.

Le nouveau schéma relève d’une volonté d’améliorer la communication entre les forces de l’ordre et les manifestants. Je me félicite de deux avancées notables : la modernisation des sommations et la création d’un dispositif de liaison et d’information. Le Défenseur des droits préconisait, dans son rapport de 2018, de renforcer la communication et le dialogue dans la gestion de l’ordre public. En favorisant la concertation et en rendant l’action des forces de l’ordre plus compréhensible, le recours à la force peut être largement limité, en témoigne la gestion de l’ordre public en Allemagne, en Belgique et au Royaume‑Uni. Cependant, certains moyens de communication envisagés dans le schéma – SMS, réseaux sociaux – présentent des risques d’atteinte aux libertés individuelles ou à l’égalité devant l’accès aux informations.

S’agissant de la transparence, les dispositions prévues ne permettent de faciliter ni l’identification des forces de l’ordre ni le travail des journalistes. Tout d’abord, l’obligation d’identification des forces de l’ordre n’est rappelée que pour les personnels d’unités constituées – compagnies républicaines de sécurité (CRS), escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et compagnies d’intervention de la préfecture de police (PP). S’agissant des unités de renseignement ou d’interpellation, ainsi que de celles intervenant en renfort de manière inopinée, aucune solution n’est envisagée pour faciliter leur identification. Ce sont pourtant leurs membres qui sont le plus souvent impliqués dans les saisines que nous recevons et pour lesquels les problèmes d’identification sont récurrents. Malgré nos demandes, il a parfois été impossible de connaître le service auquel ces policiers appartenaient.

Par ailleurs, si la proposition de loi relative à la sécurité globale était votée en l’état, notre mission s’en verrait encore compliquée en raison de l’absence d’image des faits. J’insiste, l’identification de tout agent participant à une opération de maintien de l’ordre est indispensable au contrôle des forces de l’ordre, lui‑même condition essentielle de la confiance envers celles‑ci.

S’agissant des journalistes, le schéma leur reconnait une place particulière au sein des manifestations. Cependant, les formulations employées ne permettent pas de comprendre quelles évolutions de la pratique du maintien de l’ordre interviendront, ni si elles permettront effectivement aux journalistes d’exercer librement leur profession au cours d’opérations de maintien de l’ordre. Le texte rappelle par exemple la nécessité de préserver l’intégrité physique des journalistes. L’objectif est louable mais ne devrait-il pas concerner l’ensemble des personnes présentes ? Cette préoccupation ne me semble pas relever d’une vigilance particulière à l’égard des journalistes.

De même, rendre la communication entre les forces de l’ordre et les journalistes plus fluide en instaurant une meilleure connaissance mutuelle est souhaitable. Mais cela ne saurait se traduire par un contrôle des forces de l’ordre sur les journalistes qui pourraient ou non couvrir les manifestations. Cela ne peut non plus conduire à accorder un statut privilégié à certains d’entre eux en vertu d’un critère, quel qu’il soit, érigé comme tel par le ministère de l’Intérieur et ne correspondant à aucune règle de la profession de journaliste.

Enfin, les autorisations du port d’équipement de protection sont difficiles à comprendre. Par qui l’identification des journalistes devra-t-elle être confirmée ? À quel moment ? Comment pourra-t-il être établi que leur comportement est exempt de toute infraction puisqu’elle relève, tout comme la qualification des faits, de l’autorité judiciaire ?

Par ailleurs, le schéma rappelle que le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit de journalistes ou de membres d’associations. Il appartient uniquement à l’autorité judiciaire de déterminer si une infraction est constituée à l’encontre d’un prévenu, le ministère de l’Intérieur ne peut donc pas le décider à l’encontre d’un journaliste dans l’exercice de sa profession.

Je m’inquiète cependant qu’une telle disposition conduise à entériner l’usage de la force à l’égard des journalistes présents, ce qui aurait pour conséquence de les empêcher d’exercer leur mission en cas de manœuvre de dispersion. L’exemple récent de la dispersion d’une manifestation devant l’Assemblée nationale l’illustre.

Alors que le Défenseur des droits préconisait l’abandon des LBD en maintien de l’ordre, le schéma confirme leur maintien. Depuis novembre 2018, nous comptons quarante-six saisines pour blessures graves dues au LBD. Malheureusement, l’évolution de son cadre d’emploi n’emporte pas les garanties suffisantes pour écarter les risques liés à son usage.

Dès lors que le positionnement d’un superviseur auprès des tireurs de LBD ne concerne que les unités constituées et que les cas de légitime défense en sont exclus, la portée de ce cadre est en fait limitée. En effet, dans la pratique, ces unités – les CRS, les EGM et les compagnies d’intervention de la PP  utilisent peu le LBD en manifestation. De plus, dans la très grande majorité des saisines que l’institution reçoit concernant des blessures par LBD, la légitime défense est invoquée pour justifier le tir.

L’équipement en caméras-piétons des forces de l’ordre dotées de LBD peut être utile pour un contrôle a posteriori mais ne résout pas les dangers liés à son usage qui tiennent au nombre élevé de personnes présentes et aux mauvaises conditions de visibilité. Il est particulièrement difficile, voire impossible, pour le tireur d’appréhender tous les risques avant de tirer.

Dès lors, je réitère notre recommandation concernant l’arrêt de l’usage du LBD en manifestation. En effet, les tirs, qu’ils soient exécutés en situation de légitime défense ou non, atteignent régulièrement des personnes qui n’étaient pas visées et à l’encontre desquelles l’usage de la force n’était donc pas justifié.

S’agissant des autres armes de force intermédiaire, les attentes formulées par l’institution semblent avoir été davantage entendues. Je relève le remplacement de la GMD par un modèle plus récent et supposé moins vulnérant. En effet, comme l’avait montré le Défenseur des droits dans une décision publiée en juillet 2019, son emploi a eu des conséquences bien plus graves que celles présentées dans sa documentation. L’utilisation de la nouvelle grenade, de même que celle de la grenade GM2L en remplacement de la grenade GLI‑F4 fera l’objet d’une attention particulière.

Les graves atteintes à l’intégrité physique que les armes de force intermédiaire sont susceptibles d’occasionner justifient d’engager une réflexion approfondie. Le Défenseur des droits l’avait recommandé à plusieurs reprises, le schéma l’a pris en considération : le lancement d’un travail continu de recherche de solutions moins vulnérantes ouvre la possibilité de réelles avancées et mérite d’être salué. Je veillerai à ce que la Défenseure des droits y soit associée.

J’appelle votre attention sur une évolution entérinée dans le schéma qui me paraît préoccupante. Il s’agit de la place prépondérante donnée à la judiciarisation du maintien de l’ordre. En effet, à côté de la mission administrative de prévention et d’encadrement de l’exercice du droit de manifester, la mission d’interpellation se voit accorder une place accrue et s’accompagne de la recherche d’une plus forte mobilité des forces de l’ordre. Cet objectif se traduit par l’engagement d’unités hors forces mobiles, telles que les brigades anti‑criminalité (BAC), dans les opérations de maintien de l’ordre.

Or la majorité de nos saisines concerne l’intervention en cours de manifestation d’unités dont l’objectif est d’interpeller les auteurs d’infractions. Elles sont le plus souvent en civil, ne portent donc aucun équipement de protection et se trouvent rapidement exposées. Elles font en conséquence un usage plus fréquent des armes de force intermédiaire, notamment du LBD, et agissent le plus souvent sans coordination avec les unités spécialisées.

Enfin, ces unités interviennent parfois pour participer à la mission de maintien ou de rétablissement de l’ordre, toujours sans équipement et avec un matériel inadapté ne permettant pas la gradation dans le recours à la force. La judiciarisation est d’autant plus inadaptée au contexte de maintien de l’ordre que les conditions pour respecter les garanties procédurales en cas d’interpellation ne sont pas réunies, qu’il s’agisse du respect des droits des personnes interpellées ou du contrôle effectif par l’autorité judiciaire, souvent retardé en raison du grand nombre d’interpellations concomitantes.

Les difficultés occasionnées par la judiciarisation ont pour conséquence de dégrader très fortement la perception que les manifestants ont des forces de l’ordre et les rapports police‑population. Je rappelle les recommandations formulées par le Défenseur des droits de ne confier la mission de maintien de l’ordre qu’à des unités spécialisées, donc formées, équipées et organisées pour agir collectivement.

Enfin, le Défenseur des droits avait recommandé que soit mis fin aux pratiques conduisant à priver de libertés des personnes, sans cadre juridique. Je regrette que les préconisations formulées en ce sens n’aient pas été entendues. Ainsi, la technique d’encerclement est maintenue bien qu’elle porte atteinte, en dehors de tout cadre légal, à la liberté d’aller et venir. La précision selon laquelle il est systématiquement laissé un point de sortie contrôlé aux personnes paraît en outre incompatible avec une interpellation. S’agissant des contrôles délocalisés et des interpellations préventives dont le Défenseur des droits avait pointé l’illégalité, le schéma reste muet. Enfin, aucune clarification n’est apportée quant au cadre juridique du recours à la confiscation d’objets. Nous continuerons donc d’être vigilants concernant ces pratiques, si elles venaient à se reproduire.

En dépit de quelques avancées significatives, notamment s’agissant de la communication avec les manifestants, le schéma ne répond pas suffisamment à nombre des préconisations que le Défenseur des droits avait formulées.

En conclusion, je souhaite évoquer les pratiques dans d’autres pays européens. L’Allemagne pratique ainsi la désescalade définie comme « la neutralisation des conflits par le biais de médiations et d’arrangements à l’amiable tout en évitant le recours à l’interpellation et au dépôt de plainte ». Autre exemple : la Belgique, avec la gestion négociée de l’espace public qui implique une priorité donnée au dialogue et à la coordination. Nous faisons partie de l’IPCAN, Independent Police Complaints Authorities’ Network, réseau européen des institutions en charge du contrôle de la déontologie des forces de sécurité, avec lesquelles nous partageons les bonnes pratiques. Sachez que les policiers allemands sont tous formés à la désescalade de la violence. Une telle formation me paraît absolument indispensable pour nos forces de sécurité en France.

J’espère que ma présentation contribuera à vos réflexions pour aboutir à un rapport et des recommandations permettant d’atteindre un meilleur équilibre entre la nécessité de maintien de l’ordre et l’exercice de la liberté de manifester.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. La place prépondérante donnée à la judiciarisation est un point fort de votre exposé. En particulier, vous visez plusieurs stades de la manifestation : en amont, c’est‑à‑dire les interpellations préventives, les confiscations d’objets, les contrôles délocalisés, qui se font sous instruction et contrôle des magistrats, puis les interpellations en cours de manifestation qui se font en général pour des flagrants délits de casse ou d’agression. Cela vous pose problème compte tenu sans doute des manières d’interpeller. À partir du moment où des délits sont commis en marge d’une manifestation, comment fait‑on et que préconisez‑vous ? Peut‑on continuer à interpeller ? Faut‑il tout arrêter ou laisser les délits être commis ? Comment peut‑on à la fois avoir un équilibre entre le moins possible de violences de part et d’autre – même si la violence des forces de l’ordre est légitime – et le fait d’arrêter de tels délits qui peuvent dégénérer, et continuer à protéger les biens et les personnes ?

Mme Claire Hédon. Je suis inquiète de la situation actuelle parce que notre démocratie est touchée quand la population n’a plus confiance dans sa police – et parfois réciproquement. En cas de dérapages de manifestants, des interpellations sont évidemment nécessaires mais les dérapages de policiers doivent aussi être suivis de sanctions. C’est une de mes grandes préoccupations et la crédibilité de ce qui sera décidé en dépend.

Lors de notre dernier collège, j’ai été frappée par un avis que nous avons rendu sur les conditions d’’interpellation d’un manifestant. En voyant la vidéo, je ne comprends pas que ce sont des forces de l’ordre qui l’interpellent et je pense que le manifestant ne l’a pas compris non plus, raison pour laquelle il se débat. Par la suite, lorsqu’il est à terre et maintenu, un policier continue à le frapper. Nous avons alors un problème d’identification du policier en question.

Je ne doute pas qu’il faille interpeller quand il y a dérapage des manifestants. Il est intéressant d’observer ce qu’il se fait en Allemagne, en Belgique et en Grande‑Bretagne dans des circonstances où les personnes sont repérées et identifiées mais ne sont pas toujours interpellées pendant la manifestation, mais après, ce qui permet une désescalade de la violence. Mon propos n’est pas qu’il ne faut pas arrêter les casseurs mais qu’il faut examiner comment contribuer à la désescalade de la violence dans le cours d’une manifestation plutôt que l’augmenter.

Mme Pauline Caby, adjointe à la Défenseure des droits. La judiciarisation, c’est‑à‑dire le souci d’interpeller les auteurs d’infractions pour y mettre fin, est évidemment légitime. Néanmoins, cette pratique récente présente le risque de contact avec les manifestants par des agents qui, pour être efficaces, ne sont pas ou sont mal identifiés et identifiables. Ainsi, il existe un risque élevé qu’une solidarité se crée avec les manifestants contre les fonctionnaires de police. Outre la dénonciation de ce risque qui peut aboutir à des violences, il s’agit d’assurer une meilleure coordination de l’intervention des forces dans le cadre du maintien de l’ordre et de l’interpellation. À défaut, on aboutit à ce que nous voyons dans le cadre de nos saisines : des actions mal comprises, des attaques contre les fonctionnaires de police, des violences commises manifestement par ces derniers alors qu’ils ne sont ni identifiés ni identifiables – ce qui est extrêmement dommageable car cela empêche toute possibilité de contrôle et, éventuellement, de sanction.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. J’entends que vous défendez les non‑interpellations donc la non‑judiciarisation pour éviter une montée en puissance de la violence et la mauvaise ambiance de la manifestation.

Mme Claire Hédon. Mon propos n’a pas été aussi définitif. Il y a des questions de circonstances, de moyens et de façons d’interpeller. Réfléchir à des interpellations en décalé peut être intéressant.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous l’entendons mais il est de temps en temps nécessaire, compte tenu de la violence, en particulier de certains groupuscules à l’intérieur de la manifestation, d’intervenir pour faire cesser cette violence.

Mme Claire Hédon. Lorsqu’elle s’exerce contre des personnes, il est évident qu’il faut agir sur-le-champ.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Les interventions de police judiciaire sont réalisées sous le contrôle de l’autorité judiciaire, ce qui doit théoriquement apporter plus de garanties. Tout le travail effectué par les agents, surtout par les officiers de police judiciaire, est fait sous le contrôle d’un membre du parquet ou d’un juge d’instruction quand une instruction est ouverte. Êtes-vous d’accord que la judiciarisation et le contrôle du juge vont dans le sens de ce que vous défendez, c’est‑à‑dire la protection des droits ?

Mme Pauline Caby. L’intervention d’un juge est tout à fait positive et garantit les droits. Quand on parle de judiciarisation, le souci porte sur l’interpellation en cours de manifestation. Il ne s’agit pas de faire obstacle à l’exercice d’une mission de police judiciaire de sanction et de répression des infractions commises au cours de manifestations. Ce qui est plus problématique, c’est l’intervention de forces non identifiées et non identifiables au milieu des opérations de maintien de l’ordre.

Mme Claire Hédon. Dans certains dossiers auxquels nous avons accès, des interpellations massives font que les services judiciaires sont débordés. Par conséquent, l’accès aux droits est retardé, quand il n’est pas empêché.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Vous nous avez apporté beaucoup d’informations dont j’ai pris bonne note. Je vous interrogerai sur quelques points que vous n’avez pas abordés ou que nous pouvons creuser.

En 2019, le Défenseur des droits a été saisi de près de 2 000 réclamations relatives à la déontologie dans le domaine de la sécurité, contre 185 en 2010. Quelles sont, selon vous, les raisons de cette forte augmentation ? Parmi ces saisines, combien concernent des faits de violence commis par des membres des forces de l’ordre lors des manifestations ? Y a‑t‑il une évolution des chiffres ces dernières années ? Avez‑vous pu déterminer quelles unités de police et de gendarmerie faisaient le plus souvent l’objet d’une telle réclamation ? Y a‑t‑il un profil type des personnes qui réclament votre intervention ? S’agit‑il plutôt de jeunes, de gens qui participent à la manifestation ou qui se trouvent sur place et sont pris à partie par les uns ou par les autres ?

S’agissant de la saisine, pouvez‑vous nous décrire le traitement habituel des réclamations enregistrées par vos services ? Quelle part des recommandations que vous formulez est suivie par les administrations concernées ? Si cette part est faible, avez‑vous une explication quant à ce résultat ?

Mme Claire Hédon. Il n’y a aucun doute quant à l’augmentation du nombre des saisines, qui résulte évidemment des manifestations des Gilets jaunes, mais aussi de la notoriété de l’institution qui, à force de rendre des avis, est plus connue et repérée.

Pour vous donner quelques chiffres, nous avons 743 saisines en cours de traitement dans le domaine de la déontologie de la sécurité, dont 95, soit 12 %, concernent la thématique du maintien de l’ordre. Plusieurs vagues se distinguent : de 2013 à 2015, avec le mouvement de la « Manif pour tous » et les zones à défendre (ZAD), le Défenseur des droits avait reçu environ 40 saisines. Entre 2016 et 2018, nous avons reçu 122 réclamations liées aux manifestations contre la loi travail et 33 à la mobilisation de la ZAD de Notre‑Dame‑des‑Landes. Depuis la fin de l’année 2018, c’est‑à‑dire depuis le début des manifestations des Gilets jaunes, nous avons reçu 199 réclamations ; 150 sont liées aux Gilets jaunes et à diverses manifestations, lycéennes contre la loi Blanquer, concernant le climat ou les retraites. 114 ont été traitées et 85 sont encore en cours d’investigation. Vous m’avez demandé quelles unités revenaient le plus dans les réclamations : 56,6 % concernent la police, 16,6 % les gendarmes, le reste porte notamment sur l’administration pénitentiaire.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Avez‑vous fait une distinction entre les forces spécialisées dans le maintien de l’ordre – c’est‑à‑dire principalement les CRS et les unités spécialisées de la préfecture de police – et les autres policiers qui peuvent être conduits à intervenir de façon ponctuelle ou en renfort, comme on le voit fréquemment ?

Mme Claire Hédon. Je ne suis pas en mesure de vous donner des pourcentages mais il est manifeste qu’il y a beaucoup moins ou quasiment pas de dérapages pour les unités formées au maintien de l’ordre. Cela ramène à une de nos préconisations : la formation est absolument essentielle. En effet, nous avons beaucoup plus de saisines concernant des forces de sécurité qui n’ont pas été formées au maintien de l’ordre, notamment la BAC.

Qui nous saisit ? Difficile de vous répondre. S’agissant des jeunes, nous n’avons pas calculé de moyenne d’âge, il faut que nous creusions. Nous essayerons de vous répondre a posteriori mais je ne suis pas sûre que nous ayons cette information. Les saisines peuvent arriver directement de personnes mais aussi d’avocats, c’est assez varié.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Parmi les gens qui vous saisissent, y a‑t‑il des personnes qui indiquent qu’elles étaient là presque par hasard et d’autres qui sont des manifestants patentés ?

Mme Claire Hédon. Oui, il y a eu des personnes qui étaient là par hasard, mais je ne suis pas capable de vous en donner le pourcentage.

Mme Pauline Caby. Si le nombre des saisines est aussi élevé, c’est qu’elles ne concernent pas seulement le maintien de l’ordre mais aussi des refus de dépôt de plainte. Le champ de compétences du Défenseur des droits est très large. Il n’implique pas uniquement la police et la gendarmerie nationales mais également la police municipale, la sécurité privée ou le domaine pénitentiaire. Il est ainsi difficile d’établir des statistiques concernant le seul maintien de l’ordre.

S’agissant du traitement, à la réception d’une réclamation, lorsqu’elle est suffisamment précise, elle fait l’objet d’une instruction auprès d’un pôle du Défenseur des droits. Un nombre élevé de réclamations ne peuvent pas donner lieu à une suite parce qu’elles sont insuffisamment précises ou circonstanciées et n’apportent aucun élément. Lorsque ce préalable est rempli, une procédure contradictoire est engagée avec auditions et communication de pièces quand un dossier judiciaire est ouvert. Si des manquements sont constatés, une note récapitulative est rédigée, permettant de recueillir les observations de la personne mise en cause afin d’aller au bout de la réflexion et de l’échange. Au terme de ce processus, une décision est élaborée et, pour les manquements les plus graves, soumise à un collège – composé du Défenseur des droits, de son adjoint et de huit membres désignés par diverses autorités – qui procède à une délibération et à un échange. Le projet de décision éventuellement amendé est finalement adopté et aboutit à des préconisations qui sont ensuite portées à la connaissance des personnes concernées.

Mme Claire Hédon. Sachez que lorsque nous arrivons à ce stade, dans 90 % des cas, nous ne constatons pas de manquement. Nous demandons l’engagement de poursuites disciplinaires dans 1 % du total des saisines. Ce n’est donc pas si fréquent et il est d’autant plus choquant que, ces trois dernières années, aucune de nos préconisations n’ait été appliquée.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Quand vous dites qu’aucune de vos préconisations n’a été appliquée, c’est‑à‑dire que vous avez signalé des manquements de la part de forces de l’ordre – si oui, à qui ? au ministre de l’Intérieur ? – et qu’il n’y a pas eu de suite donnée ?

Mme Claire Hédon. Exactement, il n’y a eu aucune suite, ce qui est inquiétant. Mon souhait est d’apaiser la situation car il s’agit d’un point essentiel de notre démocratie : la population retrouvera confiance dans sa police si les dérapages font l’objet de sanctions.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Les administrations vous ont-elles répondu ? Si oui, que vous ont‑elles dit ?

Mme Claire Hédon. Oui, nous recevons des réponses mais cela n’est pas suivi d’effet.

Mme Pauline Caby. En fait, la réponse est un refus d’engager des poursuites. Dans ses décisions, le Défenseur des droits ne demande jamais de sanctions – c’est un pouvoir qui appartient au ministre de l’Intérieur –, mais l’engagement de poursuites disciplinaires. Dans les rares cas, statistiquement et même en valeur absolue, où de telles poursuites ont été préconisées, cela n’a pas été suivi d’effet. En général, il est répondu qu’il est trop tard ou que la situation a évolué – évidemment la décision intervient plusieurs années après les faits. On trouve toujours une raison, un prétexte pour que les poursuites ne soient plus ni utiles ni opportunes.

Mme Claire Hédon. Sauf erreur de ma part – je parle sous le contrôle de mes équipes – il nous est aussi dit de temps en temps qu’une procédure est en cours devant les tribunaux. Ce ne paraît pas une bonne raison car cela n’empêche pas des sanctions administratives.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Pouvez‑vous nous indiquer le nombre d’affaires ces dernières années où vous avez saisi le ministre sans qu’il y ait eu de suites ?

Mme Claire Hédon. Cela arrive environ dix fois par an.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. À propos de ces affaires, demandez‑vous directement que des sanctions soient prises après un début d’enquête, ou que les inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales (IGPN et IGGN) conduisent une enquête administrative ou judiciaire ?

Mme Claire Hédon. Nous demandons très clairement l’engagement de poursuites disciplinaires à l’issue d’une enquête, nous ne demandons pas directement des sanctions. Nous venons de rendre un avis concernant l’affaire Théo : cela vous montre le temps qu’il nous faut après avoir écouté les différentes parties de façon contradictoire. Notre travail est complémentaire de celui que peut faire l’IGPN. Nos avis servent aussi aux juridictions ; nous avons des échos dans ce sens, notamment pour cette dernière affaire.

Mme Pauline Caby. Ce sont des enquêtes avec des auditions dans lesquelles les intéressés sont entendus, éventuellement assistés par un avocat ou une personne de leur choix tel qu’un représentant d’un syndicat ou un supérieur hiérarchique. Cette procédure présente de nombreuses garanties et permet d’aller assez loin dans la recherche de la vérité, tout en respectant les droits des personnes entendues.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. C’est une vraie enquête administrative et disciplinaire.

Mme Claire Hédon. Nous faisons aussi de la formation à la déontologie des forces de sécurité. Nous y insistons sur le fait que nous sommes un organe de contrôle externe de la déontologie qui peut servir à les protéger lorsque, justement, nous pouvons prouver qu’il n’y a pas eu de manquement.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. En fait vous arrivez souvent à cette conclusion.

Nous avons pris connaissance du rapport qui a été présenté en 2018 au président de l’Assemblée nationale. Vous en avez repris plusieurs points dans votre exposé. L’un d’entre eux est revenu souvent au fil de nos auditions : la formation au maintien de l’ordre, d’une durée inégale en fonction des unités – police, gendarmerie, éventuellement avec des différences au sein de la police. Avez-vous suivi cela après la remise du rapport ? Estimez-vous que la formation a pris meilleure tournure ou la situation est-elle toujours la même ?

Mme Claire Hédon. Nous n’en avons pas connaissance. Dans le nouveau schéma, la question de la formation est effectivement abordée. Nous avons néanmoins l’impression que des unités qui ne sont pas formées sont encore envoyées pour du maintien de l’ordre. J’ai peur que ce soit ce qu’il s’est passé le 24 novembre.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Les unités en cause appartiendraient à la BAC – je dis cela sous toute réserve – dont les membres n’ont effectivement pas une grande formation au maintien de l’ordre. Ils sont bons pour interpeller mais ce n’est pas nécessairement ce qu’on leur demandait de faire.

Mme Claire Hédon. Je crois même qu’ils n’ont aucune formation au maintien de l’ordre. Ce n’est pas le même métier.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Vous aviez aussi mentionné dans votre rapport l’interdiction des plaquages ventraux et des techniques dites d’étranglement. Les annonces faites par le gouvernement, qui évoquent l’étude de modifications, vous semblent‑elles aller dans le bon sens ou manquent‑elles encore de précision ? Suivez-vous cela de près ?

Mme Claire Hédon. Nous n’avons pas d’avis, nous étudions cela au cas par cas. Lors de notre dernier collège, un membre nous a interpellés sur le déficit de formation des forces de l’ordre à l’interpellation avec menottage, avec un usage raisonnable de la force et en évitant les techniques que vous citiez. Je ne peux pas vous en dire plus mais la formation me paraît là aussi essentielle.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. La dernière décision cadre adoptée sous le mandat de M. Toubon comporte plusieurs recommandations générales relatives au maintien de l’ordre. Le ministre de l’Intérieur disposait d’un délai de deux mois pour répondre. Ce délai est passé, vous a‑t‑il répondu ? Si oui, quelle suite a‑t‑il donnée aux recommandations formulées par l’ancien Défenseur des droits ?

Mme Claire Hédon. La réponse est justement le nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Nous avons également échangé avec lui avant la sortie du rapport, en redisant nos préconisations. S’agissant de l’étranglement, nous savons que les gendarmes ne l’enseignent pas, ce qui est intéressant.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Cela n’empêche pas qu’ils soient efficaces mais ils peuvent aussi faire l’objet, comme d’autres, de critiques pour leurs méthodes.

Mme Claire Hédon. Nous avons très peu de cas concernant les gendarmes. J’en profite pour vous signaler ce qu’il s’est passé lors d’une des dernières manifestations – je ne sais pas si c’était devant l’Assemblée nationale ou au Trocadéro – où les gendarmes ont retiré leurs casques : on est vraiment dans une situation de désescalade de la violence. Une manifestante avait invectivé les forces de l’ordre de façon assez violente et, en signe d’apaisement – ils l’ont dit – ils ont retiré leurs casques, ce qui a fait baisser la tension. C’est très intéressant car cela montre qu’il y a bien des méthodes propices à la désescalade. Je me dis d’ailleurs que nous devrions tous suivre des formations à la désescalade de la violence…

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Vous avez raison. J’ai toutefois été le témoin d’une manifestation où des forces de l’ordre – des gendarmes je crois mais peut‑être des CRS – avaient retiré leurs casques : malheureusement un d’entre eux s’est pris une pierre sur la tête quelques instants après. Cela peut être dangereux.

Le code de déontologie de 2014 vous semble‑t‑il suffisamment précis pour garantir l’indispensable relation de confiance entre la population et les forces de l’ordre que vous avez mise en avant ? Est‑il somme toute adapté ou préconiseriez‑vous des évolutions, des précisions ou des modifications ?

Mme Claire Hédon. Il y a beaucoup de choses dans le code de déontologie. Mais il ne vous a pas échappé que cela fait quatre mois que je suis en fonction : je n’ai pas la prétention de pouvoir répondre à une telle question – nous prenons habituellement avec mes équipes le temps de le faire.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Comment voyez‑vous évoluer le contrôle de l’IGPN et de l’IGGN ? Ce n’est pas nécessairement de leur faute, mais visiblement vous n’avez pas eu de réponse pour plusieurs cas que vous avez signalés. Puisque vous allez judicieusement chercher de nombreuses informations à l’étranger, envisagez‑vous une évolution « à l’anglaise », avec un service de contrôle indépendant – pas nécessairement une autorité administrative indépendante ?

Mme Claire Hédon. L’IGPN ou l’IGGN font des recommandations, ce ne sont pas elles qui prennent la sanction. Nous sommes l’organe de contrôle externe. Comment rendre ces inspections plus indépendantes ? C’est une vraie question. J’ai rendez‑vous prochainement avec l’IGGN. En tout cas, les nominations pour six ans non renouvelables donnent une grande indépendance.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Avez‑vous observé des failles dans l’encadrement ou le management en général ? Si oui, avez‑vous des recommandations ?

Mme Claire Hédon. Je suis heureuse que vous me posiez cette question parce que je pense effectivement que, quand il y a des dérapages, il y a aussi des problèmes de management et qu’il ne faudrait pas se contenter de sanctionner ceux qui sont en bas de l’échelle. Dans l’affaire Théo – nous le disons dans notre avis –, il y a un évident problème de management. Je ne ferai pas de généralité mais cette question se pose et est à observer de très près.

La vidéo où une infirmière fait un doigt d’honneur à un policier et où celui‑ci lui tire ensuite les cheveux m’a fortement choquée. Il est inadmissible de faire un doigt d’honneur à un policier mais il est franchement inadmissible d’y répondre en tirant les cheveux. Mais, et c’est ce qui fait le lien avec votre question, comment ne pas voir que nos personnels soignants comme nos policiers sont épuisés et qu’il y a une responsabilité de l’État dans l’épuisement de ses services publics ?

Mme Pauline Caby. Il n’est pas possible de s’en tenir au geste constitutif d’un manquement lors d’une opération de maintien de l’ordre : l’encadrement est la clef de compréhension des actes considérés. Ses failles permettent souvent la commission de tels actes, surtout lorsqu’il n’y a ni sanction ni contrôle interne. Le management est également concerné en cas de problème d’identification en manifestation car il est de sa responsabilité, pour en permettre le contrôle, de veiller au suivi et à la traçabilité des opérations menées. Il est donc primordial de s’intéresser à l’encadrement.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous vous remercions de vos réponses et de cette discussion très intéressante.

 


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Audition du mercredi 25 novembre 2020

À 15 heures 30 : Table ronde sur la diversité au sein des forces de l’ordre (audition à huis clos) :

-          Mme Hanane Bakioui, cheffe du bureau de l'inspection générale de la police nationale

-          Capitaine Mohamed Sylla, officier coordinateur de la classe préparatoire intégrée de la gendarmerie nationale

-          Mme Linda Kebbab, auteure du livre Gardienne de la paix et de la révolte

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Parce qu’il nous a semblé nécessaire d’entendre des membres des forces de l’ordre représentants de la diversité de la société française, nous recevons maintenant Mme Hanane Bakioui, M. Mohamed Sylla et Mme Linda Kebbab. Pour que vous vous sentiez tout à fait libres de vos propos, mesdames, monsieur, cette table-ronde se tient à huis clos, mais un compte rendu sera rédigé qui vous sera transmis pour relecture.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires qui s’imposent aux personnes auditionnées par une commission d’enquête, je vous invite à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Hanane Bakioui, Mme Linda Kebbab et M. Mohamed Sylla prêtent serment.)

Mme Hanane Bakioui, cheffe du bureau de l’inspection générale de la police nationale de Nice. Née au Maroc, je suis arrivée en France à l’âge de sept ans sans parler le français. J’ai appris cette langue le soir, avec une institutrice, alors que j’étais au cours préparatoire, puis j’ai suivi un parcours scolaire classique jusqu’à obtenir en 1999 une maîtrise de droit public sans être en mesure, faute d’argent, de poursuivre mes études au-delà. J’ai alors appris par hasard l’existence d’emplois jeunes au sein de la police nationale, où je suis entrée en 2001 en tant qu’agent de sécurité. Je n’ai donc pas intégré ce corps par vocation, mais j’y suis restée par conviction. J’ai passé avec succès le concours de gardien de la paix mais échoué une première fois aux concours d’officier et de commissaire de police. Cela ne m’a pas dissuadée de poursuivre dans cette voie, et j’ai suivi, à Clermont-Ferrand, le cycle court de formation préparatoire au concours de commissaire de la police nationale, que j’ai réussi en 2012.

Selon la définition qu’en donne le dictionnaire Larousse, la diversité est « l’ensemble des personnes qui diffèrent les unes des autres par leur origine géographique, socio-culturelle ou religieuse, leur âge, leur sexe, leur orientation sexuelle, etc., et qui constituent la communauté nationale à laquelle elles appartiennent ». Pour répondre à la nécessité d’assurer la diversité en son sein, la police nationale a mis au point plusieurs dispositifs tels que les cadets de la République ou les classes préparatoires intégrées (CPI) qui permettent précisément à chacun d’intégrer l’institution selon ses mérites. D’autre part, des dispositions ont été prises en faveur de la promotion interne : la validation des acquis professionnels et, depuis cette année, le mentorat des candidats aux concours internes. La police nationale a bien progressé en cette matière, mais la route reste longue. Des places plus nombreuses seraient nécessaires tant dans les CPI qu’en promotion interne pour élargir les possibilités de promotion sociale. Il conviendrait aussi de faire davantage de publicité de ces dispositifs encore peu connus.

Capitaine Mohamed Sylla, officier coordinateur de la classe préparatoire intégrée de la gendarmerie nationale. Âgé de 32 ans, je suis à la tête de la classe préparatoire intégrée de la gendarmerie nationale (CPIGN). Ayant eu vent, en 2010, de l’existence de cette classe, j’ai présenté ma candidature, qui a été retenue ; j’ai donc intégré la première promotion et suivi une formation de qualité, enrichissante et fructueuse. Lauréat du concours, j’ai accompli les deux années de formation réglementaires avant de prendre le commandement du peloton d’intervention de Saint-Quentin, avant qu’en 2017 mes chefs ne me confient le commandement de l’escadron de gendarmerie mobile de Sarreguemines. Au cours de ces sept années de commandement opérationnel, j’ai assuré de nombreuses missions parfois complexes, telles l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou le traitement de la crise des Gilets jaunes, et des tâches de police administrative et de police judiciaire. Mon propos sera donc sous-tendu par mon expérience de gendarme mobile. Au sujet du thème que vous abordez aujourd’hui – le racisme au sein de la gendarmerie, à savoir le gendarme soit comme auteur, soit comme victime – je tiens à dire qu’à mon sens la lutte contre toute forme de discrimination, harcèlement ou violence est une priorité de la maison à laquelle j’appartiens. Mon parcours en est une illustration, et la création, il y a dix ans, de la CPIGN, en est une autre : ce dispositif donne pleinement satisfaction et répond à son objectif de promotion de la diversité et de l’égalité des chances.

Mme Linda Kebbab, gardienne de la paix, déléguée syndicale. Au regard de nos patronymes, il apparaît que « la diversité » s’invite en ces murs. On s’étonnera que la situation soit tristement atypique et cela fait s’interroger : l’universalisme républicain serait-il une utopie en échec ? Pour ma part, je suis entrée dans la police par conviction, et j’y ai peu progressé, mes activités syndicales ayant eu pour conséquence que l’on oppose des refus à mes demandes de formation interne, notamment pour l’accès au concours de commissaire de police – mais ce n’est pas un drame.

L’un des motifs de déclenchement de vos travaux est la mort de George Floyd aux États-Unis. Cet événement a été transposé en France, ce qui a conduit à s’interroger sur les relations entre la police et la population et sur des faits internes de discrimination. Les forces de l’ordre traversent de fortes turbulences et c’est peu dire que ses membres sous uniforme souffrent de l’hostilité permanente à laquelle ils sont confrontés. Il est donc important de s’intéresser aux causes qui peuvent provoquer des dérapages individuels, un certain radicalisme au sein des deux forces et un renfermement communautaire. J’espère que votre commission d’enquête s’oriente en ce sens.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. L’invitation de membres de la police et de la gendarmerie « issus de la diversité », ce qui pour nous est une chance, a été mûrement réfléchie par les membres de notre commission. Les forces de l’ordre ont été mises en cause, quelquefois à raison, parfois un peu trop rapidement, certains considérant le problème comme systémique. C’est pourquoi nous voulions parler de l’intégration dans la police et la gendarmerie, dont vous êtes les meilleurs exemples. Cette intégration n’est pas le fruit du hasard : la police nationale et la gendarmerie nationale l’ont voulue, et c’est pourquoi ont été créés le dispositif des cadets de la République et les CPI. Comment ressentez-vous les agressions extérieures dont sont victimes les forces de l’ordre ? Mme Kebbab a fait état du syndrome de la citadelle assiégée : le fort corporatisme des forces de l’ordre distend les relations entre elles et la population.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Mme Kebbab a mentionné l’« hostilité » aux forces de l’ordre. Nous parlons plutôt de la défiance d’une partie de la population, défiance qui nous a conduits à constituer cette commission d’enquête pour cerner le phénomène et tenter d’y apporter des solutions. Mettant de côté l’aspect « diversité », qui en l’espèce m’indiffère, j’aimerais savoir comment vous, policiers et gendarmes, analysez ce climat de défiance, voire d’hostilité.

Mme Hanane Bakioui. Nous le vivons mal..

M. Jérôme Lambert, rapporteur. …vous le ressentez donc ?

Mme Hanane Bakioui. Bien sûr. Quand nous déclinons notre qualité, on ne nous tombe pas dans les bras ! Il se trouve que toute l’attention se porte sur certaines opérations de maintien de l’ordre alors que les missions de la police sont autrement plus larges. C’est à nous que l’on s’adresse pour mettre fin aux tapages nocturnes mais aussi pour secourir des mineurs victimes d’agressions, et encore dans les cas de violences conjugales ; c’est aussi nous qui passons des heures à établir des procédures relatives à des actes terroristes ou à des trafics de stupéfiants. La police ne fait pas que du maintien de l’ordre lors des manifestations sur la voie publique : on est policier 24 heures sur 24, 365 jours par an. Quand je suis d’astreinte et que l’on m’appelle à 2 heures du matin, j’y vais ! Ce métier nous colle à la peau. Aussi, ces attaques font mal, et nous sommes malheureux de l’image qui nous est renvoyée.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Vous considérez que cette image est déterminée par le maintien de l’ordre ?

Mme Hanane Bakioui. Des images tournent en boucle qui réduisent la police à cela alors qu’elle est bien plus diverse, sans que jamais l’accent soit mis sur le nombre phénoménal d’interventions quotidiennes qui ne donnent pas lieu à des échauffourées. L’image qui nous est renvoyée est réductrice, mais elle nous atteint, bien sûr.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. J’adhère à ce propos. Cependant, certaines des images diffusées vous heurtent-elles ?

Mme Hanane Bakioui. Bien sûr. Nous agissons dans le cadre des dispositions du code pénal et du code de déontologie, et ce que certaines images montrent est inadmissible. Mais le temps médiatique et le temps judiciaire ne sont pas les mêmes. L’immédiateté, devenue la règle, empêche la réflexion. Si des manquements ont eu lieu, si des infractions ont été commises, elles sont évidemment intolérables, mais il ne faut pas que l’ensemble de la police nationale soit mis en cause.

Capitaine Mohamed Sylla. Vous mettez l’accent sur le délitement du lien entre le citoyen et les forces de l’ordre mais il me semble que le phénomène plus général est celui du rejet de l’autorité dans toute la société. Pour autant, le désamour que certains peuvent exprimer n’est aucunement généralisé. Gendarme mobile, j’ai baroudé en métropole et outremer et j’ai ressenti un fort amour pour ma maison chez de nombreux citoyens, heureux de voir des gendarmes. Seule une minorité remet en cause le travail que nous faisons. Les militaires que sont les gendarmes sont déterminés à réaliser leurs missions dans toutes les situations, même quand elles sont très dégradées parce que certains cherchent la confrontation systématique avec les forces de l’ordre.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Les jeunes gens qui intègrent la CPIGN vous interrogent-ils au sujet de l’image, pas toujours bonne, des forces de l’ordre ?

Capitaine Mohamed Sylla. Ils aspirent à assurer la sécurité des citoyens, à servir au mieux l’institution et le pays et ne se posent pas ce type de questions. Notre statut impose aux gendarmes d’être exemplaires, ils le savent : c’est ce que les citoyens attendent de nous et c’est ce qui nous est inculqué lors de la formation initiale et pendant les formations continues.

Mme Linda Kebbab. La défiance envers les forces de l’ordre est quasiment culturelle au sein du peuple français. Mais sur le terrain, c’est de l’hostilité que nous ressentons, notamment dans les quartiers où le taux de criminalité est élevé ; cumulée à ce qui fait notre vie quotidienne – la confrontation à la mort, aux maladies, aux violences intrafamiliales… –, elle peut provoquer un renfermement. Évoluer dans un climat d’hostilité permanente suscite des crispations, des frictions et entraine certaines situations dénoncées par les media, lesquelles ne sont pas systémiques contrairement à ce que prétendent nos détracteurs. Je ne dis pas que nous ne devons pas nous interroger sur des comportements qui ne devraient pas être, ou travailler à ce qu’ils ne se produisent plus : nous devons être exemplaires. Pour autant, on ne peut pointer des comportements individuels pour accuser une institution entière dont les membres engagent leur intégrité physique quand ils font usage de la force légitime.

En ma qualité de policière issue de la diversité, est-ce que je juge fondées les accusations à l’encontre de la police ? Non. Le corporatisme policier, souvent décrié, fonde la confiance réciproque que nous nous portons ; nous savons pouvoir compter les uns sur les autres. Nous sommes un corps uni et c’est extrêmement précieux. Je l’ai écrit dans une tribune parue il y a quelques mois dans le magazine Marianne : dans la police nationale se nouent des amitiés, multicolores sur nos peaux mais d’une seule teinte sur le terrain – celle de notre uniforme, le bleu. Les dérapages et les comportements individuels répréhensibles doivent être dénoncés et traités comme tels pour qu’ils ne se réitèrent pas mais il faut en parallèle lutter contre la stigmatisation dont les forces de l’ordre font l’objet par une société qui prétend mener ce combat pour d’autres.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Le corporatisme dont vous exposez très bien les raisons provoque parfois les difficultés que les citoyens peuvent avoir à se faire entendre quand ils dénoncent certains comportements. Vous êtes une force solidaire, et ce que vous considérez comme un dérapage mineur peut être très mal ressenti par les citoyens lambda, entraînant défiance et hostilité. N’est-ce pas là une explication possible ?

Mme Linda Kebbab. Le corporatisme s’observe aussi chez les magistrats, les journalistes et les parlementaires d’un même groupe politique. Ce n’est pas malsain, c’est agir comme un seul homme, dans le cas qui nous occupe au sein de la police nationale. Je veux d’ailleurs pondérer ce qui est dit de la défiance des citoyens envers les forces de l’ordre : selon l’IFOP, 65 % des personnes interrogées ont confiance en la police. Certes, on constate une érosion de 15 points en quinze ans et il faut lutter contre ce phénomène, mais c’est une partie très audible de la population qui s’exprime bruyamment à ce sujet. Nous sommes attachés aux valeurs républicaines ; nous demandons que les effectifs des forces de l’ordre soient maintenus et augmentés et que l’on mette un terme à la stigmatisation et aux amalgames. De même que lorsqu’un attentat a lieu on s’emploie à très juste titre à combattre l’amalgame visant une communauté religieuse dans son ensemble, de même l’institution, les élus et l’État doivent lutter contre ces amalgames-là et l’utilisation de faits divers, aussi dramatiques soient-ils, comme prétexte à une généralisation abusive.

Alors que notre expression publique est limitée par le devoir de réserve, nous sommes fustigés par des gens qui saturent l’espace médiatique sans que réponse leur soit faite – certains parlementaires jouent même un jeu très dangereux. J’ai moi-même été victime de propos racistes tenus par un journaliste qui m’a traitée d’« Arabe de service » après que j’ai expliqué pourquoi on ne pouvait faire un parallèle entre la mort de George Floyd aux États-Unis et celle d’Adama Traoré en France. Nous ne sommes pas suffisamment entendus quand nous demandons à être défendus.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. C’est dire l’intérêt de vous entendre aujourd’hui. Le discours décrivant une violence et un racisme systémiques au sein des forces de l’ordre porte sur la police plus que sur la gendarmerie. Ce reproche fait aux forces de l’ordre et l’érosion de la confiance que la population place en elles ne signifient-ils pas que leur organisation n’est plus adaptée à notre époque et qu’elle est donc insatisfaisante ?

Mme Hanane Bakioui. Membre de jurys de recrutement, je puis dire que la police est de plus en plus à l’image de la population française. Peut-être l’organisation est-elle à revoir mais cela ne peut se faire en quelques mois ; c’est un travail de longue haleine qui demande une vision pragmatique. Les relations entre la population et la police se détériorent depuis quelques années d’un part parce que la police est sur tous les fronts, qu’il s’agisse des attentats ou, maintenant, de la crise sanitaire ; l’actualité et les menaces qui pèsent ont pour conséquence une plus grande distance. L’idée d’une police du quotidien est excellente – c’est la reprise de la police de proximité installée à partir de 1997 – car la population a besoin que la police soit visible, proche physiquement dans des postes de police. Parce que c’est de moins en moins le cas, les contacts réguliers s’amenuisent. Lors de mon entrée dans le corps, en 2001, il y avait encore une forme de police de proximité et nous connaissions les commerçants et les habitants du quartier ; ce lien s’est perdu et nous devons le restaurer. Aujourd’hui, il est certain qu’une vraie défiance, peut-être même une hostilité, à l’encontre des forces de l’ordre s’est installée.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. En est-il de même pour la gendarmerie ? La création des brigades territoriales de contact était-elle nécessaire ?

Capitaine Mohamed Sylla. Gendarme mobile et donc chargé parfois de la sécurité publique, j’ai constaté dans toutes les missions auxquelles j’ai été affecté que la gendarmerie est implantée et reconnue dans ses territoires de compétence, où les relations avec les citoyens sont plutôt bonnes ; si défiance il y a, elle est le fait d’une infime minorité. Pour renforcer encore le lien, peut-être conviendrait-il de mieux faire connaître les dispositifs visant à accroître la diversité au sein du corps.

Il n’y a pas de racisme systémique dans la gendarmerie. J’y suis entré il y a dix ans, je vous l’ai dit, et je peux témoigner de promotions internes – sous-officier puis officier – sans aucune difficulté. La CPI donne des résultats plus que satisfaisants : la gendarmerie va chercher des jeunes gens de divers horizons, âgés de 22 à 26 ans, titulaires d’un master 2 ou en cours de validation de ce master et qui veulent se forger une identité militaire. Ils sont très méritants car ils étudient dans des conditions très difficiles, et ils réussissent brillamment. Ce dispositif, qui permet aux enfants de la République de la servir, est l’illustration d’une méritocratie réussie. Il gagnerait à être développé, car le fait que des jeunes s’identifient à l’institution et sachent qu’ils peuvent devenir officier de gendarmerie portera ses fruits dans les années à venir.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Bien entendu, en parlant de « racisme systémique dans la police et la gendarmerie », je ne fais que citer les termes d’un discours que je suis loin de reprendre à mon compte. La police du voisinage telle qu’elle existe dans les pays anglo-saxons vous manque-t-elle ?

Mme Linda Kebbab. Considérablement, notamment dans les zones à forte densité de population. La fin de la police de proximité, dont les effectifs ont été affectés à d’autres missions chronophages, a eu pour effet que nous avons progressivement désappris notre propre secteur, perdu le lien avec les commerçants et les gardiens d’immeubles ; je l’ai constaté moi-même à Créteil.

Le ministère de l’Intérieur a reçu le label « Diversité ». Le tremplin existe pour intégrer une institution magnifique, mais sans doute la publicité faite à cette possibilité est-elle insuffisante dans les quartiers dont les habitants entendent malheureusement des discours qui sapent leur confiance en la police nationale. De nombreux jeunes gens m’ont expliqué avoir eu envie d’intégrer la police mais y avoir renoncé car ils craignaient des discriminations internes. La police doit effectivement moderniser sa communication. Face à des associations très organisées sur ce plan, nous sommes défaillants ; cela nous empêche de faire naître l’appétence pour l’entrée dans les forces de l’ordre chez des jeunes gens qui ont un cursus universitaire mais qui éprouvent des réticences à cette idée. La difficulté ne tient pas à un « racisme systémique » mais à un problème d’organisation, l’absence d’écoute de ceux qui apportent du nouveau. C’est sur ce point que la police nationale gagnerait à modifier son approche.

Mme Constance Le Grip. Xénophobie, racisme, antisémitisme, homophobie ont-ils progressé en interne ? À l’extérieur de vos institutions, mis à part les torrents de boue charriés par les réseaux sociaux – un sujet en soi –, avez-vous le sentiment, au-delà d’une inqualifiable haine « anti-flic », d’une hausse de racisme et de l’antisémitisme ?

Mme Hanane Bakioui. Depuis mon entrée dans le corps, en 2001, j’ai plutôt perçu une évolution vers une police à l’image de la société. Il n’est plus extraordinaire que des commissaires ou des officiers soient issus de la diversité. Je n’ai jamais eu à souffrir de racisme à titre personnel, et quand il m’est arrivé, lors d’interventions, d’entendre des propos de ce type, j’ai toujours dit qu’ils étaient inadmissibles. L’attitude des fonctionnaires de police s’est inversée : plus personne ne tolère des propos homophobes, antisémites ou racistes, et les comportements discriminatoires sont immédiatement dénoncés ; l’omertà n’existe plus. Je suis fière de ce que je fais, ne m’en cache pas et n’ai jamais eu à souffrir de racisme ou d’hostilité du fait de ma fonction. Mais certains de mes collègues ont été pris à partie en raison de leur origine. De manière générale, je n’ai pas le sentiment d’une augmentation de faits racistes, antisémites ou homophobes, qui sont autant d’infractions pénales.

Capitaine Mohamed Sylla. Vous avez devant vous un officier pleinement épanoui qui, grâce à la gendarmerie, a réalisé son rêve d’enfant et rendu ses parents heureux. Pour la gendarmerie nationale, la lutte contre toutes les formes de discriminations est une priorité mise en œuvre par la formation d’une part, les sentinelles d’autre part.

La formation initiale comporte des modules « Éthique » et « Déontologie » destinés à faire comprendre aux élèves que de tels comportements, contraires à nos valeurs, sont inacceptables au sein de l’institution. De plus, la gendarmerie a conclu treize conventions avec des associations d’aide aux victimes, dont la Licra et FLAG !, qui interviennent en cours de formation pour sensibiliser les élèves à ces questions. Dans le cadre de la formation continue, des référents « égalité professionnelle et diversité » (RED) sensibilisent leurs confrères de toutes les unités à ces questions par des mises en situation. Enfin, une documentation élaborée par la Licra est mise en ligne pour sensibiliser les personnels.

La chaîne de commandement, elle-même sensibilisée à ces questions, n’hésite pas à sanctionner ceux qui franchissent les lignes rouges éthiques et déontologiques. Tout militaire victime ou témoin de violence, de discrimination ou de harcèlement peut, sans devoir passer par le filtre hiérarchique, le signaler directement à la plateforme « StopDiscri » ; elle relève de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), qui mène des investigations sur chaque signalement.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Avez-vous une idée du nombre de signalements reçus par ce biais ?

Capitaine Mohamed Sylla. Je ne dispose pas de ces chiffres ; la direction générale de la gendarmerie nationale ou l’IGGN pourront vous les communiquer. Je n’ai pas constaté d’augmentation d’actes de ce type ; au contraire, tout est fait pour combattre de tels comportements et raréfier ces faits. À titre personnel, je n’ai pas été victime de racisme en opération, même lors de missions complexes, et je n’ai pas eu vent que les hommes et les femmes placés sous mes ordres l’aient été.

Mme Linda Kebbab. Je n’ai jamais été victime de discrimination raciste mais je sais qu’il y a du racisme dans la police comme dans tout métier. J’en ai connaissance par les remontées auprès de ma confédération syndicale. Mais quand on évoque la hausse des propos ou actes racistes par des policiers, il reste à déterminer, comme pour les violences conjugales, si l’augmentation est réelle ou si c’est un effet de la libération de la parole. J’ose croire qu’il s’agit de la deuxième branche de l’alternative, et c’est tant mieux.

Il faut aussi s’interroger sur les suites, la gestion de ces événements par les conseils de discipline. Le travail de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) se fait sous la surveillance du parquet mais j’ai connaissance de quatre événements auxquels l’administration n’a trouvé de réponse qu’après que le directeur général lui-même a été informé. On en vient à aborder des questions de ressources humaines : les effectifs de la police nationale sont étiques ; le niveau des concours nationaux baisse ; de moins en moins d’agents veulent exercer dans les dépôts des tribunaux un métier très difficile, où côtoyer la misère crée des contextes qui peuvent entraîner des comportements déviants. Quand on a découvert que des policiers tenaient des propos suprémacistes indéfendables à Rouen, l’IGPN a fait un très bon travail et nul n’a imaginé trouver d’excuse à ces comportements. Néanmoins, il peut se trouver que l’IGPN conseille une suspension mais que le fautif reste en service : les effectifs sont à ce point exsangues que l’on glisse la poussière sous le tapis, attendant une décision de justice pour définir une réponse administrative. Il en va pourtant de la souffrance des victimes de ces propos ou de ces actes. J’ai le souvenir d’autres infractions aussi graves – un major tenant des propos discriminatoires à une policière qui a menacé pour cette raison de mettre fin à ses jours ; une intervention syndicale a été nécessaire pour faire cesser cela, alors qu’une action judiciaire devrait couper net cette gangrène qui a un impact sur tout un service, voire toute la police.

La plateforme StopDiscri dont a parlé le capitaine Sylla – Signal-discri au sein de la police nationale – a le mérite d’exister ; des affiches, dans tous les services, font connaître son existence et encouragent à signaler les infractions. Cependant, on est très loin d’un racisme systémique. Au contraire, police et gendarmerie sont chargées de lutter contre ce phénomène et prennent en compte les plaintes déposées à ce sujet. Rien, dans le code génétique des policiers, ne les prédétermine à être racistes ! Le président de l’association SOS Racisme a évoqué devant vous la tendance des policiers à voter pour l’extrême-droite, l’associant à un comportement raciste – cela n’engage que lui, car un policier est un électeur comme un autre : il se dirige vers le parti dont le programme politique lui convient, selon qu’il parle de protéger les forces de l’ordre ou qu’il accuse la police de racisme systémique. Si l’électorat favorable au Rassemblement national au sein de forces de l’ordre est certainement un peu plus élevé que la moyenne nationale – mais il n’est sûrement pas de l’ordre de 70 % –, les policiers ne sont pas racistes pour autant, et ils ne s’intéressent pas particulièrement aux questions d’immigration ou d’antisémitisme. Ces assertions dangereuses doivent être corrigées. Pour ce qui est de la hausse des actes racistes, j’espère que votre commission d’enquête trouvera les solutions possibles.

L’éducation à la laïcité, débat de société, se déplace vers la police quand on nous demande d’intervenir pour verbaliser une femme portant un voile intégral dans l’espace public ou pour libérer une voie publique d’une prière de rue. La méconnaissance de ce qu’est la laïcité ne se rencontre pas seulement dans la police : on la constate aussi chez les journalistes et les parlementaires. L’Observatoire de la laïcité a souhaité participer à la formation initiale des policiers pour leur apporter des éléments supplémentaires à ce sujet mais des freins administratifs font que cette intention reste inaboutie. La police gagnerait pourtant à ce que des intervenants extérieurs participent à la formation initiale et continue de ses agents, ouvrant ainsi des points de vue différents, non corporatistes.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Que pensez-vous de l’évolution conduisant à confier de plus en plus souvent des missions de maintien de l’ordre à des unités non spécialisées, non préparées, mal formées et surmenées, situations qui entraînent des bavures ?

Mme Hanane Bakioui. La formation est un sujet primordial. Si des unités spécialisées existent, il y a une bonne raison à cela ; à l’inverse, on ne s’avisera pas de demander à un membre d’une CRS de faire une procédure pénale. Le maintien de l’ordre est une spécialité très exigeante, mais quand les effectifs sont contraints on fait avec ce qu’on a. La chute du nombre de CRS et de gardes mobiles demande une analyse sérieuse. Pour pallier ces manques, des modules de formations sont dispensés à d’autres agents pour éviter que des situations dégénèrent.

Capitaine Mohamed Sylla. Le maintien de l’ordre est une spécialité qui ne s’improvise pas et c’est pourquoi les gendarmes mobiles assument cette mission en temps de paix, en temps de crise et en temps de guerre. Tous les gendarmes sont formés aux rudiments du maintien de l’ordre, tous passent au centre d’entraînement des forces de gendarmerie. Un gendarme mobile a un savoir-faire et un savoir-être, et la satisfaction des autorités d’emploi montre que leur laisser cette spécialité est un choix pertinent. Mais aux temps de la crise des Gilets jaunes, les unités de forces mobiles étaient en nombre insuffisant. Il faut, comme cela a commencé d’être fait, augmenter l’effectif des escadrons de gendarmes mobiles. Nous sommes sur la bonne voie.

Mme Linda Kebbab. La gestion des foules est un métier. Dans mon ouvrage Gardienne de la paix et de la révolte, je parle longuement de la gestion des manifestations de Gilets jaunes, y compris par des effectifs de la préfecture de Paris non aguerris, jetés face à des éléments radicaux sans moyens matériels, sans formation et sans l’appui d’unités constituées. Mille postes manquent à l’effectif des CRS, si bien que les taux de rotation sont bien supérieurs à ce qu’ils étaient auparavant, et que les personnels s’épuisent. Les compagnies devraient recevoir des renforts au plus vite, mais parce qu’il faut aussi garnir les rangs du renseignement, de la lutte antiterroriste et des services travaillant dans les quartiers de reconquête républicaine, on n’y arrive pas.

Il y a vingt-quatre heures, un camp de migrants manipulés a été démantelé par les effectifs de la préfecture de police de Paris. Y avait-il urgence à agir dans la soirée alors qu’il suffisait d’attendre le lever du jour et le départ des caméras et des avocats ? Les CRS savent gérer les camps de migrants de manière professionnelle. Pourquoi procède-t-on de la sorte ? Je le crie depuis deux ans, ce qui m’a valu quelques remontées de bretelles administratives, mais je le redemande : pourquoi manque-t-il mille CRS ? Je suis très attachée à la liberté de manifester, expression de la démocratie sociale ; les CRS permettent de sécuriser les manifestations et d’éviter que des individus mal intentionnés ne les gangrènent. Il faut absolument nourrir leurs rangs, qui s’éclaircissent au fil des départs en retraite, en créant une nouvelle appétence à intégrer des unités indispensables à la République.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mesdames, monsieur, je vous remercie.

 

 

 


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Audition du mercredi 25 novembre 2020

À 17 heures : M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, accompagné de M. Nicolas Hennebelle, premier vice-procureur, et de Mme Claire Vuillet, vice-procureure.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Cette audition va nous permettre de nous pencher sur le traitement judiciaire des faits commis à l’occasion d’opérations de maintien de l’ordre, qu’il s’agisse des délits susceptibles d’avoir été commis par des manifestants ou d’un usage excessif de la force par des membres des forces de l’ordre.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(M. Heitz prête serment.)

M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris. Le sujet qui nous réunit est d’une actualité brûlante. Il est au cœur de l’activité du parquet de Paris. Durant tout le mouvement des Gilets jaunes, entre le 1er mai 2018 et la fin 2019, nous avons eu à traiter 4 133 gardes à vue, dont près de 1 000 pour la seule journée du 8 décembre 2018 : 31 % d’entre elles ont débouché sur un rappel à la loi, 27 % sur des poursuites, 36 % sur un classement sans suite et 6 % sur des affaires toujours en cours d’examen. Mon parquet a dû effectuer un travail considérable de filtre et d’appréciation, avec les difficultés que j’évoquerai, pour déférer les auteurs des faits les plus graves devant la juridiction de jugement.

La volumétrie est tout aussi spectaculaire s’agissant des plaintes contre les forces de l’ordre – à plus de 90 % contre des policiers. Sur les 224 procédures que nous avons eu à connaître, 148 affaires ont été classées sans suite, 25 ont donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire, 5 viendront en jugement très prochainement et 46 sont encore à l’examen.

Je mentionne ces chiffres pour planter le décor et souligner le défi que constitue le traitement judiciaire de ce type de manifestations pour le parquet. Chaque affaire appelle une réponse individualisée après un examen minutieux de la procédure. Cela nous a valu de revoir notre organisation. En effet, très souvent, les manifestations en question ont eu lieu le week-end : il a fallu traiter les gardes à vue le dimanche. C’est également un défi pour toute la juridiction de Paris, qui a dû organiser des audiences supplémentaires et des comparutions immédiates, et prévoir de nouveaux modes de traitement pour utiliser toute la palette des réponses pénales.

La judiciarisation a atteint une ampleur historique. Pendant de nombreuses années, elle est restée marginale. Certes, des heurts et des violences étaient parfois commis dans les manifestations, mais peu de personnes étaient traduites devant les tribunaux et les juridictions. On indemnisait les commerces cassés, on trouvait des solutions, mais les suites judiciaires étaient assez peu nombreuses.

En l’occurrence, la judiciarisation trouve sa justification dans la volonté d’apporter une réponse pérenne, en évitant la récidive des comportements par leurs auteurs – notamment les « professionnels de la violence » que sont les personnes qui s’inscrivent dans des mouvements du type des black blocs. Du fait des manifestations à répétition, une réponse judiciaire est apparue nécessaire pour mettre les interpellés hors d’état de nuire. C’est la raison pour laquelle la juridiction recourt majoritairement aux interdictions de paraître. La volonté de tous les acteurs judiciaires est de faire en sorte que la paix soit rétablie, que l’ordre public soit assuré et que la réitération des faits soit évitée.

Chaque manifestation a donné lieu à un retour d’expérience. La clé de la réussite réside dans la préparation et l’anticipation de la judiciarisation des faits.

Plusieurs difficultés doivent être surmontées. Souvent, lors d’une manifestation, le principe du maintien de l’ordre l’emporte et la finalité judiciaire devient marginale. Or, si on veut judiciariser certains faits, il faut des procédures solides, reposant sur des éléments de constatation objectifs pouvant être produits devant une juridiction. Une première difficulté se pose au stade de l’interpellation. Les officiers de police judiciaire (OPJ) sont peu nombreux dans ce dispositif souvent complexe. Il faut donc travailler sur les conditions de l’interpellation, pour que des OPJ soient présents, encadrent et donnent des instructions, et que les interpellations soient bien ciblées. En effet, on nous reproche souvent, collectivement, d’interpeller ceux qui courent le moins vite et qui ont commis les faits les moins graves. Il existe souvent un décalage, que nous vivons et que constate l’opinion publique, entre des faits extrêmement violents – magasins cassés, incendies… – et le profil des interpellés – certains d’entre eux ont pu se laisser déborder ou entraîner sans avoir véritablement le profil de casseurs, lesquels sont habitués à s’échapper et à éviter l’interpellation.

Il nous faut des procédures solides : des fiches de mise à disposition exhaustives ou décrivant la position exacte de l’interpellé à un instant donné, des procès-verbaux de contexte précis permettant de situer les faits dans une chronologie et dans une action de maintien de l’ordre déterminée, de la vidéo exploitable et exploitée. C’est souvent une véritable gageure, dans le temps de la garde à vue et en urgence, même si d’importants progrès et une progression qualitative ont été observés dans les procédures qui nous ont été soumises au fil des manifestations des Gilets jaunes. Un savoir-faire s’est développé, qui passe par des détails comme la mention, sur la fiche de mise à disposition, du numéro de téléphone portable de l’agent interpellateur, pour que l’OPJ puisse le contacter et lui faire préciser les conditions exactes du déroulement des faits.

Il faut aussi faire la distinction entre les procédures traitées en flagrant délit, qui peuvent donner lieu à des poursuites rapides, et les investigations plus longues. Nous avons ouvert une trentaine d’informations et d’instructions lors des séquences des Gilets jaunes, dont certaines sont encore en cours et nécessitent des investigations très complexes, exigeant des croisements de téléphonie mobile, d’empreintes ADN et de vidéos. Nous avons ainsi pu élucider le saccage de l’Arc de Triomphe commis le 1er décembre 2018 ; ses auteurs comparaîtront prochainement devant la juridiction de jugement. J’ai en mémoire d’autres affaires très graves, comme le vol d’un fusil d’assaut, qui ont donné lieu à des investigations dans la durée. Notre parquet mène ce travail. Il l’a fait lors des manifestations des Gilets jaunes et, dernièrement, à l’occasion de la finale de la ligue des champions de football, fin août 2020, dont les graves débordements dans le centre de Paris ont entraîné des suites judiciaires étendues : plus d’une centaine d’interpellations et une trentaine de comparutions immédiates.

S’agissant des violences illégitimes, la section « presse et protection des libertés publiques » travaille en lien très étroit avec l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), qui est le plus souvent saisie. Là encore, l’examen de la proportionnalité et de la nécessité de l’usage de la force représente un travail considérable. Plusieurs procédures importantes commencent à connaître des suites concrètes, avec un décalage dans le temps qui n’est pas toujours compris et accepté par les victimes.

Nous avons fait l’objet de critiques, selon lesquelles nous nous serions notamment prêtés à des gardes à vue préventives. Pourtant, nous manifestons toujours la volonté d’apporter une réponse proportionnée et individualisée. Notre réponse judiciaire aux événements que j’ai évoqués a été tout à fait adaptée. Elle n’a d’ailleurs pas été critiquée. Nous avons veillé à ce que les audiences se tiennent dans de bonnes conditions, notamment à des horaires acceptables, quitte à multiplier les audiences de comparution immédiate. Depuis deux à trois ans, cette activité représente un enjeu considérable pour le parquet de Paris, comme pour les autres parquets de France, puisqu’elle s’exerce sous le regard des médias, du Défenseur des droits et des organisations humanitaires – ce qui nous conduit à faire preuve d’une très grande précision dans notre action, laquelle est très exigeante.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Le fait que les procédures judiciaires soient directement placées sous l’autorité d’un magistrat, garant des libertés individuelles, renforce-t-il la garantie des droits, dans le cadre de l’action globale de maintien de l’ordre ? La Défenseure des droits, que nous avons auditionnée tout à l’heure, estime, comme son prédécesseur, que la judiciarisation soulève des interrogations. De nombreuses ONG s’émeuvent de cette tendance : certaines évoquent une judiciarisation « à outrance ». Considérez-vous que la judiciarisation représente un progrès, dans la mesure où elle permet au magistrat qui conduit l’enquête de vérifier que les droits ont été respectés ?

M. Rémy Heitz. Elle est absolument indispensable. Dès lors que les manifestations ont vocation à se répéter – plusieurs week-ends de suite, dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes –, il est indispensable de pouvoir sanctionner les faits et délits commis, d’autant qu’il s’agit souvent de délits graves, de violences et de dégradations de biens publics. J’insiste sur l’attention que nous portons à la proportionnalité. Comme je l’ai précisé, les comparutions immédiates n’ont représenté que 16 % des 4 133 gardes à vue. Pour le reste, il y a eu beaucoup de rappels à la loi. Nous avons fait la distinction entre les personnes de bonne foi – que nous avons laissées manifester dès lors que la manifestation était possible –, celles qui venaient avec l’idée de se protéger des gaz lacrymogènes, équipées de masques ou de lunettes de piscine – que nous avons laissées repartir sans poursuite devant la juridiction de jugement, parfois après un simple rappel à la loi –, et celles qui venaient avec l’intention d’en découdre, équipées de masques à cartouche pour affronter les forces de l’ordre – que nous avons déférées devant le tribunal et, pour celles qui avaient commis des faits graves de violence ou de dégradation, condamnées.

Sanctionner ce type de faits est absolument normal, dans un État de droit : c’est assurer la garantie de pouvoir manifester. Nous défendons le droit pour chacun de manifester paisiblement, dans les règles de la République. En l’occurrence, le spectacle donné par les casseurs, des groupes très marginaux, était inadmissible et appelait une réponse.

Je maintiens que la réponse judiciaire est proportionnée. Les critiques ont porté sur certains placements en garde à vue. Or ces derniers ne sont pas décidés par le procureur de la République, mais par l’OPJ. Les réponses du tribunal, elles, n’ont pas donné lieu à des critiques particulières – et pour cause, chacun a pu voir qu’elles étaient adaptées. Elles consistaient avant tout à éviter la récidive, avec des prononcés d’interdiction de paraître. Alors que ce mouvement a duré longtemps, rares sont les personnes que nous avons vues plusieurs fois. L’avertissement judiciaire solennellement délivré par une juridiction ou par le procureur de la République dans le cadre d’un rappel à la loi a suffi. Il y a eu très peu de violations de l’interdiction de paraître.

Je maintiens donc que la judiciarisation est indispensable, sous peine de menacer la liberté de manifester et de nourrir un sentiment d’impunité très néfaste pour le fonctionnement démocratique.

Je maintiens aussi que tous les actes de violence policière qui nous ont été signalés ont fait l’objet d’investigations et, souvent, à notre initiative. Quand nous avons vu certaines scènes filmées, nous avons ouvert des enquêtes avant de recevoir la plainte des victimes. Certaines enquêtes ont même été ouvertes sans plainte. Nous avons pris les devants dans nombre d’affaires, en saisissant l’IGPN.

Je défends le rôle de la justice dans cette matière. Encore une fois, c’est une garantie du droit de manifester.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Combien de magistrats ont supervisé les 1 000 gardes à vue du 8 décembre 2018 ?

M. Rémy Heitz. Habituellement, un nombre limité de magistrats est présent le week-end sur un plateau de permanence. Selon les week-ends, ils sont deux ou trois. Lors du week-end du 8 décembre 2018, nous avons mobilisé des renforts : entre dix et quinze magistrats étaient présents à certains moments de la journée. Chacun s’est vu attribuer un secteur. En effet, suivant les manifestations, les gardés à vue ont été rassemblés dans Paris, par exemple dans l’ancien dépôt de l’île de la Cité ou dans les commissariats. Même les procureurs adjoints du tribunal, qui sont les magistrats les plus anciens, les plus expérimentés et les plus gradés sont allés au dépôt pour effectuer des rappels à la loi. Le 8 décembre 2018, près de 300 personnes ont été déférées au tribunal.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. C’est une mobilisation considérable au regard du nombre de magistrats dont vous disposez.

M. Rémy Heitz. Nous avons fait appel à des magistrats qui n’appartenaient pas à la section qui traite habituellement ces affaires à la permanence, tout en veillant à ce que chacun – même des magistrats non spécialisés – apporte une réponse cohérente, et que l’ensemble soit harmonisé.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Est-ce la raison pour laquelle vous avez – peut-être devrais-je dire vous auriez, mais je pense que les faits sont établis – rédigé une note à destination des magistrats du parquet, qui les incitait à prolonger les gardes à vue ? Était-ce pour avoir le temps de mieux gérer les choses ou pour d’autres raisons ?

M. Rémy Heitz. Non. J’ai déjà été interrogé à ce sujet par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire et je me suis expliqué à de très nombreuses reprises à propos de ce document, que j’ai sous les yeux. Il ne s’agit pas d’une note signée du procureur de la République, mais d’un mémento relatif à l’organisation pratique de la permanence.

Ce mémento comporte des considérations très techniques et pratiques. Un passage dont je confesse une certaine maladresse dans la rédaction – il est toujours facile de voir les choses à froid, deux ans après – et dont je vais vous expliquer l’objectif, indique que « sauf irrégularité manifeste de la procédure ou erreur sur le mis en cause, les levées de garde-à-vue motif 21 », c’est-à-dire quand l’infraction n’est pas suffisamment caractérisée, « ou 56 », lorsqu’il y a un rappel à la loi, « doivent être privilégiées le samedi soir ou le dimanche matin afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de troubles ». Voilà ce qui a fait polémique. C’était une recommandation de bon sens, qui a été sortie de son contexte. Il s’agissait d’attendre la fin de la manifestation pour éviter une réitération éventuelle des faits.

Nous avons joué notre rôle de garants des libertés individuelles. Nous avons toujours été extrêmement attentifs à ne pas faire durer les gardes à vue de façon injustifiée. Le code de procédure pénale prévoit d’ailleurs que l’une des finalités de la garde à vue est d’éviter le renouvellement immédiat de l’infraction.

Je confesse que la formule retenue est peut-être maladroite. En effet, dès lors qu’une infraction est insuffisamment caractérisée, la garde à vue doit être levée dans les meilleurs délais. Tel a été le cas, en pratique. Personne ne s’est plaint d’une garde à vue qui aurait duré trop longtemps ou dont la durée aurait été injustifiée.

À la suite de mes déclarations, le président de la commission d’enquête m’a adressé un signalement indiquant que je n’aurais pas dit toute la vérité quant à cette note – que je lui ai envoyée, en précisant à nouveau qu’il ne s’agit pas d’une note du procureur, mais d’un document pratique envoyé aux magistrats de permanence. Se voir reprocher ce type de choses, qui s’inscrit dans un fonctionnement et dans une pratique professionnelle du quotidien, est parfois décourageant.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Comme vous l’avez souligné, ce n’est pas le magistrat mais l’OPJ qui met en garde à vue. Le magistrat, lui, a la faculté, au terme de la garde à vue…

M. Rémy Heitz. De lever la garde à vue.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. …de la prolonger, à la demande de l’OPJ.

M. Rémy Heitz. En l’occurrence, dans ce que je vous ai lu, il n’a jamais été question de prolonger la garde à vue.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. D’accord.

M. Rémy Heitz. Il était simplement question d’attendre la fin de la manifestation si la garde à vue expirait, par exemple, à dix-sept heures dans le premier délai de vingt-quatre heures. Il n’a jamais été question de prolonger une garde à vue. Jamais !

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Mais ce n’est pas le magistrat qui décide de lever une garde à vue, c’est l’OPJ.

M. Rémy Heitz. Non, c’est le procureur. L’OPJ décide du placement en garde à vue, mais c’est le procureur de la République qui décide de la lever.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Par ailleurs, vous avez évoqué les « professionnels de la violence ». Un certain nombre de manifestants – un bon nombre, peut-être, dans certains cas – étaient bien formés à la violence, sans nécessairement être des professionnels. On a vu des images très significatives, parfois effrayantes. Pensez-vous que, parmi toutes les personnes déférées, et surtout condamnées, figuraient les « gros poissons », ou s’agissait-il surtout de petites prises ? Je ne doute pas que les personnes appartenant à cette seconde catégorie étaient coupables de délits et avaient de bonnes raisons d’être sanctionnées. Cela étant, les qualifieriez-vous tous, aujourd’hui, de « professionnels de la violence » ?

M. Rémy Heitz. Pas du tout ! Ce n’est pas ce que j’ai dit. Les personnes déférées et condamnées présentaient des profils très différents, en fonction desquels le parquet et le tribunal ont adapté leur réponse. Dans le mouvement des Gilets jaunes, des personnes très intégrées et sans antécédent – par exemple, de nombreux artisans – se sont laissé emporter. Ces personnes ont le plus souvent été condamnées à des peines de principe, c’est-à-dire avec sursis, parfois à une interdiction de paraître pour éviter qu’elles ne reviennent manifester. Elles n’ont pas été traitées comme des auteurs de violences graves ou de dégradations graves. Nous faisons évidemment le départ entre ceux qui se sont laissé entraîner et ceux qui viennent pour en découdre, parfois avec du matériel, et qui sont des habitués de la violence. Ceux-là sont poursuivis en comparution immédiate et sont condamnés à des peines plus lourdes ; ils ont parfois des antécédents.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je ne doute pas que, parmi les condamnés, il y ait des profils violents. Cela étant, en relisant des comptes rendus, je constate qu’en général, quand on évoque les condamnations, on met plus souvent en avant des personnes qui, sans être là par hasard, n’ont pas non plus commis les actes les plus graves.

M. Rémy Heitz. Cela tient à l’interpellation. Sur le terrain, il est souvent difficile d’interpeller…

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Quelqu’un qui court vite !

M. Rémy Heitz. …des habitués de la violence. Plusieurs personnes ont été interpellées pour avoir recelé des produits trouvés dans les magasins ou être parties avec un cendrier du Fouquet’s. Il va de soi que nous n’avons pas demandé des peines très lourdes à leur encontre, les faits pouvant se comprendre dans le contexte. Mais il est vrai qu’il est plus facile d’interpeller ces personnes que celles qui ont cassé et qui sont parfois beaucoup plus agiles.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. On observe, chez les citoyens que nous représentons, une forme d’incompréhension quant à la différence de traitement des auteurs d’actes de violence durant un rassemblement. Tandis qu’un manifestant peut passer en comparution immédiate dans les deux ou trois jours, tel membre des forces de l’ordre, auteur d’un acte de violence mal justifié ou mal compris, n’est pas encore jugé longtemps après les faits – c’est le cas de beaucoup d’entre eux.

M. Rémy Heitz. Cette incompréhension tient au temps judiciaire et au double décalage que j’évoquais tout à l’heure. D’une part, outre les comparutions immédiates, des instructions judiciaires ont été ouvertes au sujet des personnes qui ont commis les faits les plus graves. Ainsi, les auteurs de la dégradation de la porte d’un ministère, fait relativement grave, n’ont été jugés que dernièrement. Il a fallu un temps d’instruction pour les confondre et établir leur responsabilité. D’autre part, avant de traduire un policier ou un gendarme devant un tribunal, des investigations relativement complexes sont nécessaires : il faut exploiter des vidéos, procéder à des auditions de la hiérarchie, identifier le fonctionnaire.

Le décalage dans le temps ne signifie pas qu’aucune réponse n’est apportée, laquelle ne se limite pas non plus à ce qu’on donne à voir. Des affaires liées au mouvement des Gilets jaunes, qui arrivent maintenant à l’audience, n’intéressent plus les médias. En tout état de cause, la justice passe.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Comment appréciez-vous le sentiment de défiance qui, à entendre les uns et les autres, a eu tendance à se diffuser, ces derniers temps, à l’encontre des forces de l’ordre ? La justice a-t-elle un rôle à jouer ?

M. Rémy Heitz. Un élément nouveau doit être mentionné, dans ce phénomène de société : le rôle des chaînes d’information continue et des médias. Les événements sont vécus en direct. Mais parfois, il existe un décalage entre la réalité et ce qu’on donne à voir. Les manifestations donnent lieu à une très forte mobilisation des forces de police. Si la majorité des fonctionnaires font leur travail avec sang-froid et humanité, dans le respect des règles républicaines, il arrive que des débordements se produisent. Il est intéressant de constater que les violences illégitimes sont surtout le fait d’unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre et moins rompues à ces opérations et ces techniques. Les plaintes à l’encontre des unités de gendarmes mobiles ou des CRS sont peu nombreuses. C’est pourquoi je plaide pour une professionnalisation toujours accrue.

Dans l’opinion, les éléments se mêlent et se confondent. L’opinion elle-même est très volatile. Il faut ajouter à cela la déformation ou l’exploitation qui est faite de certains événements. Une chose est sûre, mes collègues du parquet et du tribunal chargés de juger ces incidents essaient toujours de garder la tête froide et de faire preuve de la plus grande sérénité.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Avez-vous été associés à la réflexion sur l’élaboration du schéma national du maintien de l’ordre ?

M. Rémy Heitz. Non. Nous y avons été peu associés. Un groupe de travail sur le maintien de l’ordre s’était réuni à la chancellerie en 2018, mais, en tant que procureur de Paris, je n’ai pas été directement consulté sur le schéma proprement dit. Je pense que le ministère l’a été, en particulier la direction des affaires criminelles et des grâces.

Une barrière demeure entre les techniques du maintien de l’ordre, qui relèvent de la responsabilité du préfet, du ministère de l’Intérieur et des forces de l’ordre, et le traitement judiciaire des débordements. Ces deux approches sont très différentes. Pour nous, c’est le travail local qui importe, celui que nous conduisons à la veille de chaque manifestation avec le préfet de police et ses équipes, pour préparer l’événement et surtout le dispositif de prise en compte des débordements au plan judiciaire – nombre d’OPJ présents, caméras, rédaction de procès-verbaux préformatés, qualifications… Nous avons souvent retenu le délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences. Il existe d’autres incriminations, tel l’attroupement, armé ou non armé, qui exige des sommations. Aussi avons-nous travaillé avec la préfecture de police pour décider dans quel cadre telle ou telle infraction pourrait être retenue, puisque le dispositif législatif a été très sérieusement complété et enrichi avec la loi du 10 avril 2019.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Pensez-vous que le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale, en vigueur depuis quelques années, devrait être réétudié au regard de la situation actuelle ?

M. Rémy Heitz. J’aurais tendance à répondre par l’affirmative. Ce type de code mérite d’être constamment actualisé, revu, reconsidéré et, surtout, diffusé. C’est ainsi que le recueil des obligations déontologiques des magistrats, établi et diffusé par le Conseil supérieur de la magistrature, a été réécrit après quelques années. Chaque réédition de ce type de document est l’occasion de rappeler les règles. On a toujours intérêt à effectuer ce travail de veille déontologique et de révision quasi permanente, car les choses évoluent. J’évoquais le rôle des chaînes d’information continue et des médias, et la façon dont sont restitués les événements. Il y a cinq ans, la situation était très différente. Les manifestations que notre pays connaît depuis deux ans ont changé l’approche que nous avons de ces sujets.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie, monsieur le procureur.

 

 

 


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Audition du mercredi 25 novembre 2020

À 18 heures : M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, accompagnée de Mme Catherine Teitgen-Colly et M. Simon Foreman, membres, et de M. Thomas Dumortier, conseiller juridique

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous recevons M. Jean-Marie Burguburu, président de la commission consultative des droits de l’Homme (CNCDH), accompagné de Mme Catherine Teitgen-Colly et M. Simon Foreman, membres, et de M. Thomas Dumortier, conseiller juridique.

La CNCDH s’intéresse particulièrement au thème de notre commission d’enquête. Elle y a notamment consacré une note d’actualité en novembre 2017. En janvier 2020, elle a rendu publique une déclaration sur les violences policières illégitimes pendant les manifestations des Gilets jaunes et elle conduit depuis plusieurs mois une réflexion globale sur l’usage de la force publique, s’agissant en particulier des modalités de l’organisation du maintien de l’ordre, réflexion qui devrait prochainement faire l’objet d’une publication.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Madame, messieurs, je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Marie Burguburu, Mme Catherine Teitgen-Colly, M. Simon Foreman et M. Thomas Dumortier prêtent successivement serment.)

M. Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de l’Homme. La commission nationale consultative des droits de l’Homme, assimilée à une autorité administrative indépendante, n’est pas de création récente : elle a été créée en 1947 à l’instigation de René Cassin, prix Nobel de la paix.

Le rôle de la CNCDH est double. En interne, elle est le conseil indépendant des pouvoirs publics en matière de droits de l’Homme, de libertés fondamentales, de droits fondamentaux. À l’international, elle est le garant des engagements de la France en droit international humanitaire. Son rôle est proche de celui des organisations internationales en droit humanitaire, notamment les institutions de l’ONU, à Genève.

La CNCDH a reçu plusieurs mandats de l’État, dont l’un des plus anciens est le dépôt annuel d’un rapport sur l’état de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations. Plus récemment, elle s’est vu confier l’élaboration de rapports relatifs à la lutte contre la haine anti-LGBT, au handicap ou à l’exploitation des êtres humains, sujets liés aux droits de l’Homme au sens large. Par conséquent, la CNCDH s’intéresse naturellement aux relations entre la police et la population et, corrélativement, au maintien de l’ordre.

Elle n’est pas uniquement composée de doctrinaires, avocats ou professeurs de droit ; elle plonge ses racines dans la vie quotidienne. Elle compte soixante-quatre membres, dont soixante désignés par le Premier ministre et quatre membres de droit : un membre de votre Assemblée, un sénateur, un membre du Conseil économique, social et environnemental et la Défenseure des droits, Claire Hédon. Les soixante autres membres sont répartis en deux collèges travaillant toujours ensemble. Le premier comprend une trentaine de personnes physiques, qualifiées pour leurs connaissances ou leur expérience en matière de droits de l’Homme : professeurs de droit, avocats, magistrats, journalistes. Les trente autres sont des représentants de personnes morales, c’est-à-dire d’organismes, d’associations, d’organisations non-gouvernementales, des principales confédérations syndicales, de la CGT au MEDEF, d’organisations humanitaires comme la Cimade (comité inter-mouvements auprès des évacués), du Secours catholique, d’ATD Quart-monde, d’organisations s’occupant du droit des handicapés, du droit des femmes, du droit de l’internet, des représentants des groupes LGBT, etc. Toutes ces personnes se réunissent au minimum une dizaine de fois par an en assemblée plénière – j’en tiendrai une demain, – qui émet des avis, des déclarations et des recommandations, publiés au Journal officiel. C’est dire le caractère officiel de notre activité. Tous ces membres sont nommés pour trois ans par le Premier ministre, le mandat des personnes physiques étant renouvelable une fois.

Un comité de coordination et un Bureau réunissent le président, les deux vice-présidentes et la secrétaire générale. La CNCDH emploie une douzaine de conseillers juridiques salariés et le secrétariat général. Il est hébergé, en toute indépendance, dans les locaux du Premier ministre.

Vous savez maintenant ce qu’est la CNCDH. Je suis presque certain que vous l’ignoriez, car elle est parfois trop discrète, mais depuis ma nomination, il y a une dizaine de mois, je m’efforce de mieux faire connaître son action.

Elle n’a pas pour mission de gêner l’action du gouvernement mais de lui rappeler les engagements internes et externes de la France en matière de droits de l’Homme, c’est-à-dire la Constitution et, dans le bloc constitutionnel, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789, la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée par l’assemblée générale des Nations unies en 1948 et la déclaration européenne des droits de l’Homme de 1950. Ces contraintes juridiques obligent la France non en raison d’engagements internationaux mais au regard du bloc constitutionnel. Les droits de l’Homme font partie du système républicain. On ne peut gérer correctement la République sans avoir présents à l’esprit les droits de l’Homme et sans les respecter, car ils sont la démocratie.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Votre commission s’est intéressée, à plusieurs reprises, au maintien de l’ordre et aux interventions des forces de l’ordre. Quel est son point de vue en la matière ?

M. Jean-Marie Burguburu. La règle générale est la suivante. Le maintien de l’ordre est nécessaire. La Déclaration de 1789 y faisait déjà référence. Sans doute les manifestations étaient-elles différentes mais, dans un État constitué, l’organisation de la société nécessite une force de l’ordre, laquelle doit être proportionnée à l’usage qui en est fait, sur instruction des pouvoirs publics, en l’espèce, du gouvernement, c’est-à-dire du ministre de l’Intérieur, des préfets ou d’autres instances. Non seulement le maintien de l’ordre n’est pas en soi critiquable, mais il est nécessaire. La question est de savoir dans quel but on l’exerce, avec quels moyens et en fonction de quelles considérations. J’entends bien que ni un policier ni un gendarme ne pratique le maintien de l’ordre avec, dans la main droite, un instrument contondant et, dans la main gauche, les textes de loi. Mais nous estimons que dans leur nécessaire formation, qui doit prendre du temps, on leur fournit les moyens d’avoir présents à l’esprit les impératifs qui font de la France un État démocratique et non une dictature où les forces de l’ordre seraient employées dans des desseins autres que ceux strictement nécessaires.

Mme Catherine Teitgen-Colly, membre de la commission nationale consultative des droits de l’homme. Nous travaillons sur les relations entre forces de l’ordre et population. Notre interrogation n’est pas entièrement nouvelle, puisque nous avons déjà rendu deux avis en ce domaine, l’un en 2016, sur les pratiques des contrôles d’identité, l’autre, le 23 février 2017, sur la loi relative à la sécurité publique. Nous indiquions dans ce dernier, au paragraphe 7, que « Devront tôt ou tard être posées les difficiles questions des missions de la police, de son rapport au public, des conditions statutaires et matérielles de ses fonctionnaires […]. Elles devront l’être selon des modalités permettant l’émergence d’un débat public, qui seul sera à même de créer les conditions d’une réforme reposant sur des bases suffisamment partagées ». Nous vous remercions donc de nous avoir invités à participer à un élément du débat public sur ce sujet.

Depuis ces rapports, des événements dramatiques se sont produits, qui conduisent à s’interroger sur la confiance des citoyens dans les forces de l’ordre.

Nous n’avons pas encore pris position : notre avis devrait être rendu au mois de janvier, mais nous avons procédé à un certain nombre d’auditions. Entamées au printemps dernier, elles ont été interrompues par le confinement. Nous avons commencé par entendre des sociologues ayant travaillé sur les rapports entre la police et la population. En septembre et octobre, nous avons organisé des auditions quasi hebdomadaires de représentants de forces de l’ordre, de syndicats, d’autorités morales, d’associations d’usagers, de corps d’inspection de la police et ce sera, dans les jours qui viennent, le tour de la gendarmerie. Par conséquent, l’avis de la CNCDH n’a encore été ni rédigé ni approuvé. Notre expression doit rester prudente pour ne pas présenter comme l’opinion de la commission ce que nous retirons des auditions organisées jusqu’à maintenant.

Nous avons d’abord constaté le haut niveau de défiance de la population à l’égard des forces de l’ordre, sentiment désormais bien connu. Il s’agit donc de rétablir la confiance. Il ressort des auditions que ce rétablissement nécessite de rappeler les missions des forces de l’ordre. L’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, qui pose les principes fondamentaux de notre démocratie, dispose : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous. » Relevons que la police est mentionnée à propos de la garantie des droits de l’Homme et du citoyen. La mission de la police est donc bien d’assurer, comme le disait Waldeck-Rousseau, la garantie de ces droits.

Il importe de rappeler que la police est au service de la population. Toutefois, les exigences de sécurité qui ne cessent de se renforcer conduisent à perdre de vue la priorité des missions de la police : garantir les droits de l’Homme et du citoyen. De ce fait, on voit apparaître une défiance à l’encontre de la manière d’assurer le maintien de l’ordre.

Notre objectif est moins de dénoncer les violences policières que de nous interroger sur la manière de rétablir la confiance entre les forces de l’ordre et la population. Recréer un dialogue entre la population et les forces de l’ordre passe par l’information. Il ressort de diverses auditions un manque total d’information, des citoyens comme des services de police eux-mêmes, sur la manière d’exercer cette mission. Or le citoyen a un droit de regard sur le fonctionnement de la police. Il doit obtenir l’information dont il a besoin. Nos auditions montrent une exigence de transparence, la nécessité de lutter contre l’opacité et d’éviter ce que certains appellent le déni des violences policières, qui doivent être reconnues et non « euphémisées ». Parler de bavure policière signifie que, de temps à autre, un policier commettrait un acte moins respectueux de la déontologie ou, plus grave, du code pénal. Il convient donc d’abord de dire ce que sont ces violences, d’en prendre acte, de les mesurer, d’en identifier les auteurs, de situer le problème dans la chaîne hiérarchique.

Il convient également de prendre acte de la perception de la violence policière par l’opinion publique. Celle-ci n’est peut-être pas identique dans toutes les strates de la population, car une partie de la population est directement concernée par les violences et des contrôles d’identité discriminatoires, qui s’apparentent à des contrôles au faciès. Certes, ils sont réprimés par les juridictions mais tout le monde ne va pas devant une juridiction…

Il faut aussi prendre acte du malaise policier. Lors ces auditions, ils ont exprimé un fort malaise lié non seulement aux conditions matérielles du travail ou à l’insuffisance du matériel, mais aussi à l’organisation de la hiérarchie.

Après avoir posé le cadre général, je laisserai à parole à Simon Foreman, qui est avec moi rapporteur de l’avis que devons rendre en janvier. Notre premier souci est de mesurer l’ampleur de ces violences et les sanctions prononcées à l’encontre des auteurs de comportements répréhensibles, mais nous n’avons pas d’indicateurs des dommages causés, pas plus que sur les dysfonctionnements quotidiens de la police de tous les jours et de l’accueil dans les commissariats.

Les premières auditions ont mis en lumière l’exigence d’une application réelle de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

M. Simon Foreman, membre de la commission nationale consultative des droits de l’Homme. L’angle de la réflexion que nous conduisons depuis un an est plus large que la vôtre : votre commission d’enquête concentre ses travaux sur le maintien de l’ordre alors que nous examinons plus globalement la relation de la population avec les forces de l’ordre.

Les nombreux policiers, syndiqués ou non, que nous avons rencontrés depuis plusieurs mois, ont fréquemment dénoncé de très mauvaises conditions de travail génératrices de mal-être. Certaines résultent de manques de moyens, tandis que d’autres pourraient être corrigées sans incidence financière. Ils nous ont dit que les jeunes recrues étaient le plus souvent affectées en région parisienne ou dans de grandes villes, alors que les candidats aux concours proviennent de l’ensemble du territoire. Ils regrettent une déterritorialisation du policier qui, dès sa sortie d’école, est affecté dans une grande ville qu’il ne connaît pas, sur des territoires difficiles. C’est une difficulté que ne connaissent pas les gendarmes, qui vivent en caserne et sont connus de la population locale.

En matière de ressources humaines, le métier de policier semble mal perçu de l’intérieur même de la fonction. Il y a un mal-être policier. On évoque souvent un taux de suicide bien plus élevé que la moyenne. De ce mal-être résulte une perte d’attractivité, qui entraîne une baisse de qualité du recrutement. Les derniers concours n’ont pas permis de couvrir le nombre de places ouvertes, supérieur à celui de candidats reçus.

La qualité de la formation est aussi remise en cause. Le passage à une durée de formation de huit mois en école et de seize mois en pré-affectation sous forme de stages est assez généralement regretté. La formation est jugée trop courte et les sciences humaines n’y ont quasiment aucune place. La formation à l’usage des armes pendant la formation initiale comme pendant la suite de la carrière est critiquée. Qu’un policier soit censé ne faire que trois heures de tir par an explique en partie les accidents déplorés ces dernières années. La disparition de l’encadrement intermédiaire est également regrettée, en particulier en région parisienne. Si la hiérarchie supérieure est très présente et le recrutement à la base important, la hiérarchie intermédiaire fait défaut. Autant de thèmes liés au recrutement et à la formation qui nous semblent mériter réflexion.

Comme nous examinons le maintien de l’ordre sous l’angle de l’amélioration de la confiance entre police et population, on nous a souvent parlé de l’anonymat des policiers. Sans évoquer le floutage des visages, le matricule RIO, censé être visible en permanence, ne l’est pas pendant les opérations de maintien de l’ordre, parce que les tenues, dites de ninja, imposées pour les opérations, masquent le matricule. La difficulté nous semble facile à résoudre, ne serait-ce que par le port, par-dessus la tenue, d’une chasuble portant le numéro.

La technique de la nasse développée ces dernières années est révélatrice du glissement d’une mission de maintien de l’ordre vers une mission de police judiciaire, puisqu’employée en vue de procéder à des interpellations. L’évolution de la finalité des techniques de maintien de l’ordre ne favorise pas l’instauration de la confiance entre policiers et manifestants. On nous a souvent parlé de désescalade sur le terrain et de la disparition des officiers de liaison. Leur rétablissement dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre semble bienvenu et de nature à remplacer sur le terrain une culture de l’opposition par une culture de dialogue et de médiation.

De même, l’emploi des drones pour la surveillance des manifestations ne nous paraît pas aller dans le sens du rétablissement d’un lien humain entre le policier et le manifestant. On pourrait s’inspirer de l’expérience des pays étrangers. Au Royaume-Uni, des policiers présents de façon visible au cœur des cortèges peuvent informer à la fois leur hiérarchie sur l’ambiance de la manifestation, et les manifestants sur l’action policière en cours. On nous a rapporté que dans les manifestations des Gilets jaunes, il y a deux ans, des slogans hostiles à la police avaient remplacé les slogans du genre « La police avec nous ! ». Au fil de l’hostilité croissante, des gestes auraient pu rétablir la confiance, comme celui d’un commissaire de police qui, après les sommations, était venue expliquer aux manifestants leur sens juridique et leurs effets. Cet effort d’humanisation avait été reçu avec soulagement et avait changé la donne.

La perte de visibilité des missions de maintien de l’ordre est problématique. L’emploi de nasses pour les interpellations paraît en changer la nature, et le tuilage des services fait perdre de vue leurs vocations initiales. L’exemple classique est l’utilisation des brigades anti-criminalité (BAC) pour le maintien de l’ordre.

Je ne reviendrai pas sur les contrôles d’identité dont a parlé Catherine Teitgen-Colly.

Pour ce qui est du contrôle de l’activité policière, certains ont le sentiment que la police évolue en vase clos, dans un système non irrigué par l’extérieur. La hiérarchie supérieure reste présente mais, depuis la disparition de la hiérarchie intermédiaire chargée d’exercer un contrôle direct, la base est laissée en roue libre. Quant à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et l’Inspection générale de l’administration (IGA), sans critiquer le travail de l’une ou de l’autre, elles posent les questions de l’impartialité objective et de la théorie de l’apparence. Si le juge rend la justice, encore faut-il que cela se voie. Telle la femme de César, l’IGPN et l’IGGN doivent être insoupçonnables, ce qui conduit à envisager la participation d’instances extérieures. La cheffe de l’IGPN, Mme Jullien, nous a fait part du projet de création d’un comité auquel participeraient des professionnels extérieurs, des représentants d’association, des magistrats ou des avocats. Une personne auditionnée évoquait l’hypothèse de faire intervenir un tel comité consultatif au niveau de la direction générale de la police nationale ou de la gendarmerie nationale. Ce sont des pistes auxquelles nous réfléchissons et que nous pourrons mentionner dans l’avis que nous rendrons au mois de janvier.

De par son caractère militaire, la gendarmerie possède une culture du retour d’expérience que n’a pas la police nationale. Les policiers eux-mêmes ont regretté l’absence d’un lieu où, après un événement, un accident ou une mission qui aurait mal tourné, ils pourraient « débriefer », le décortiquer entre eux, voire avec des tiers dignes de confiance, pour ne pas être pris en tenaille entre l’opérationnel et la sanction disciplinaire, et en tirer des leçons à faire remonter à la hiérarchie.

Nous retirons de nos auditions l’impression que le système n’est pas irrigué par le haut. J’ai mentionné la faible place des sciences humaines dans la formation initiale. À l’autre bout du spectre, la disparition de l’Institut national des hautes études de sécurité et de justice (INHESJ), outil de réflexion qui alimentait la hiérarchie policière et le ministère de l’Intérieur, nous paraît un signal inquiétant. Le système semble également manquer d’irrigation horizontale par échange avec les forces de police d’autres pays. Personne ne comprend que la France n’ait pas voulu participer au programme européen de recherche sur le maintien de l’ordre dans les manifestations GODIAC, réunissant des pays du Sud, de l’Est et du Nord et chargé de réfléchir et de comparer les pratiques.

Dans un système refermé sur lui-même, les policiers eux-mêmes expriment un malaise. Pour rétablir la confiance de la population dans la police, il faut commencer par rétablir la confiance de la police en elle-même et ne plus se borner aux indicateurs quantitatifs. En dépit du discours officiel, la culture du chiffre reste prégnante et vécue comme une contrainte susceptible d’éloigner les policiers de certaines de leurs missions. Mettre l’accent sur le nombre de contrôles d’identité à réaliser ou le nombre d’amendes forfaitaires à distribuer dans le mois éloigne le policier de sa mission de gardien de la paix, laquelle n’est pas quantifiable. Il faudrait donc définir des indicateurs qualitatifs. La police n’a pas encore fait sa révolution culturelle du service et de la qualité.

Comme le précisait Catherine Teitgen-Colly, ce que nous disons elle et moi n’engage que notre impression de rapporteurs à l’instant « t » d’un travail en cours. Nous saurons ce que la commission consultative des droits de l’Homme en pense lors de l’adoption de notre rapport et de notre avis, en janvier.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je vous remercie. Nous n’avons jamais eu envie d’interrompre votre présentation qui a pourtant duré près de quarante minutes. Votre propos est d’autant plus intéressant qu’il rejoint les préoccupations qui nous animent. Les rapports entre les Français et leur police nécessitent un état des lieux, qui est le premier sujet de notre commission d’enquête.

Vous rendrez un rapport en janvier, en sorte que notre calendrier est presque calé sur le vôtre. J’aurais préféré que nous rendions le nôtre après avoir pu l’enrichir grâce au vôtre, mais la présentation de vos travaux nous néanmoins sera très utile.

En janvier 2017, vous avez déjà, de manière prémonitoire, alertée. Nous avions d’ailleurs créé lors de la précédente législature une commission d’enquête relative au maintien de l’ordre dont j’étais membre. En janvier 2017, vous aviez rédigé une note formulant plusieurs recommandations visant à mieux encadrer les pratiques de contrôle, insistant notamment sur la formation.

Les recommandations de la CNCDH ne servent-elles à rien puisque, trois ans plus tard, nous sommes amenés à poser les mêmes questions ? Vous êtes un organisme dont on entend parler mais dont on ne connaît pas toujours bien les avis et recommandations. Comment ressentez-vous la non-prise en compte de votre travail ?

Le 28 janvier 2020, le CNCDH a fait une déclaration sur les violences policières illégitimes et évoqué « une rhétorique de la riposte » de la part des pouvoirs publics pour répondre aux violences commises par certains manifestants. Sur quelles observations cette analyse repose-t-elle ? Après tout, si les forces de police prennent des pavés sur la figure et interviennent à leur tour pour faire cesser le trouble dont elles-mêmes ou d’autres sont victimes, cela apparaît moins comme une « rhétorique de la riposte » que comme de la légitime défense. Les rapports entre la population et la police se tendent, ce qui inquiète les législateurs soucieux de la République et de la démocratie que nous sommes. Nous savons le rôle que doit jouer la police pour la protection des citoyens dans tous les aspects de leur vie, y compris quand ils manifestent.

Mme Catherine Teitgen-Colly. Le suivi des avis est un problème, comme l’insuffisante connaissance de la commission nationale consultative des droits de l’Homme. C’est tout de même incroyable, dans la mesure où la création de cette institution, en 1947, époque de l’adoption la Déclaration universelle des droits de l’Homme, a été voulue par René Cassin pour faire connaître le sentiment de l’opinion publique ! Et alors qu’on recherche à connaître ce sentiment en créant de multiples commissions, on ignore parfois nos travaux, à telle enseigne que la commission doit souvent se saisir elle-même, comme elle en a la compétence, pour traiter notamment des projets ou propositions de loi susceptibles de porter atteinte aux droits et libertés.

Nous ne sommes pas les seuls à rencontrer une difficulté de suivi, puisque la Défenseure des droits, dont nous avons auditionné les responsables du pôle déontologie de la sécurité, la partage – ou la partageait, s’agissant de son prédécesseur. Des avis sont rendus dans une certaine indifférence, ce qui est d’autant plus regrettable que, comme l’indiquait le président, ils sont le fruit d’un travail de réflexion et d’auditions en vue de comprendre ce que ressent la société civile sur des sujets essentiels. Grâce au formidable relais des ONG, des syndicats, des représentants des grands courants de pensée et religieux, nous sommes en présence d’un outil de connaissance.

Les avis sont publiés au Journal officiel. Tant mieux si l’audition de notre commission permet de la faire davantage connaître. Nous sommes d’ailleurs régulièrement auditionnés par les deux assemblées.

M. Simon Foreman. S’agissant de la « rhétorique de la riposte », je n’ai pas la mémoire précise de la formulation de notre déclaration de janvier, adoptée en fonction de l’actualité de l’époque. Cela devait faire référence à un discours du Président de la République ou du Premier ministre. Cette image nous a paru critiquable car la police ne doit pas être présentée aux citoyens comme étant dans un camp contre un autre. Lorsque la police assure le maintien de l’ordre pendant une manifestation, elle a pour mission première, selon l’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, de permettre son bon déroulement. Il ne s’agit pas de nier l’existence de personnes mal intentionnées, violentes, venues pour « casser » du policier, mais de rappeler que la police n’est pas là pour riposter et que sa mission première est d’assurer la pacification et de permettre aux manifestants d’exercer une liberté. Quant à ceux qui violent la loi, on ne répond pas à un jet de pavés par un jet de pavés mais par une interpellation et la mise en œuvre d’une procédure judiciaire.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous entendons des voix discordantes en matière de judiciarisation du maintien de l’ordre. Le procureur de la République de Paris que nous venons d’auditionner estime que l’autorité judiciaire étant, selon l’article 66 de la Constitution, garante des libertés individuelles, la judiciarisation va plutôt dans le bon sens. À l’inverse, la Défenseure des droits ou des représentants d’ONG y sont hostiles. Quelle est votre position ?

M. Simon Foreman. Il convient de préciser les termes. Je ne sais pas ce que la Défenseure des droits ou les ONG veulent dire en s’opposant à la judiciarisation du maintien de l’ordre. Si l’alternative est entre traiter la violence des casseurs par la voie judiciaire ou les traiter par un retour de violence, il faut retenir la judiciarisation. Le maintien de l’ordre relève de la compétence de la police administrative mais, en cas de délit, des officiers de police judiciaire doivent intervenir pour y mettre un terme et on bascule dans une activité de police judiciaire. Mais il me manque le contexte des prises de position auxquelles vous vous référez.

Mme Catherine Teitgen-Colly. Encore faut-il savoir ce qu’on entend par judiciarisation. Toutes les décisions administratives relatives à une manifestation relèvent, si elles sont contestées, de la compétence du juge administratif. En revanche, si l’on glisse de la police administrative vers la police judiciaire par des opérations d’interpellation, cela relève de la compétence du juge judiciaire. Mais je ne sais pas très bien non plus ce dont il s’agit.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il s’agit exactement de cela. Lors de troubles à l’ordre public et de manifestations graves marquées par la répétition de faits délictuels, les interpellations et des procédures judiciaires sont, nous disait le procureur, de mieux en mieux ciblées et font l’objet de procédures de plus en plus solides. Mais, dans ce domaine précis, il y a des discours opposés.

M. Jean-Marie Burguburu. Le droit de manifester, liberté fondamentale, ne comporte, ni explicitement ni implicitement, le droit de casser, de molester des policiers ou de se livrer à des déprédations diverses. Seules les libertés d’opinion et d’expression sont garanties. Si, au cours d’une manifestation, des personnes, dans la manifestation ou à l’occasion de la manifestation, se livrent à des actes répréhensibles, peut intervenir, et je doute que la CNCDH ait quoi que ce soit à y redire, une judiciarisation, qui commence par l’interpellation. Le problème est celui de l’interpellation. Lorsque l’on peut apporter la preuve, par la flagrance ou par d’autres éléments, qu’une personne individuelle a commis un acte répréhensible, c’est relativement facile, mais lorsque les faits sont commis en groupe ou par une personne cachée au sein d’un groupe, ça l’est beaucoup moins. La judiciarisation est la conséquence judiciaire après interpellation de la constatation d’actes répréhensibles, suivie d’une garde à vue et, le cas échéant, d’une présentation devant le juge d’instruction. C’est un processus normal qui n’est pas contraire à la liberté de manifester, car manifester, ce n’est pas commettre des actes répréhensibles.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous êtes plutôt sur la ligne du procureur de la République.

M. Jean-Marie Burguburu. Cela ne me surprend pas, d’une part, parce que, bien que président de la CNCDH, je reste avocat, d’autre part, parce que cela ne doit pas poser de problème pour des gens agissant de bonne foi. Si les manifestations se déroulaient sans déprédations ni actes violents, à l’encontre, soit des forces de l’ordre, soit de contre-manifestants, soit de tiers non intéressés, et sans déprédations sur des biens, la question ne se poserait même pas. Si on défile en hurlant des slogans et en brandissant des pancartes, la libre manifestation est assurée sans problème, mais ce n’est hélas plus ainsi.

M. Simon Foreman. Je ne suis pas certain que les deux discours soient incompatibles. Rappelons que l’encadrement d’une manifestation relève du maintien de l’ordre et non de la police judiciaire. Normalement, il n’a pas à être judiciarisé. La police judiciaire n’a pas sa place dans le maintien de l’ordre. En revanche, dès lors qu’on déborde de l’exercice pacifique de la liberté de manifestation et que des délits sont commis, d’évidence, leur traitement doit être judiciaire.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je suis d’accord avec vous : le maintien de l’ordre est administratif et bascule dans le judiciaire quand des exactions ou des délits sont commis. Il n’y a pas de double discours, mais il y a des discours entièrement différents. L’un est tenu par le procureur de la République, d’autres le sont par des ONG, certaines organisations tenant un discours ambigu consistant à dire : pas de judiciarisation. Sur le terrain, vous venez de le dire, quand sont commis des actes de casse, des délits ou des agressions contre les forces de l’ordre mais aussi contre d’autres manifestants ou des commerçants, on passe à la judiciarisation par des interpellations et sous l’autorité des magistrats, garants de la liberté individuelle.

M. Jean-Marie Burguburu. Il ne peut en être autrement. Il n’y a pas de difficulté à ce sujet. Soyez assuré que du côté de la CNCDH, il n’y a pas de double discours. Veuillez le noter !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je le répète, je n’ai pas dit cela.

M. Jean-Marie Burguburu. Nous sommes d’accord.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. J’entends par double discours deux discours tenus par la même personne, là, il y a deux discours tenus par des organisations différentes.

Mme Catherine Teitgen-Colly. Nous sommes en difficulté pour répondre, dans la mesure où nous ne connaissons pas l’analyse complète de la Défenseure des droits.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Elle est publique !

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Avez-vous été associés, d’une manière ou d’une autre, à l’élaboration du nouveau schéma national du maintien de l’ordre ?

M. Jean-Marie Burguburu. Non ! La CNCDH devrait être consultée par les pouvoirs publics – le ministère de l’Intérieur, le Premier ministre – et les deux assemblées sur les sujets touchant aux droits de l’Homme, mais nous ne le sommes, hélas ! pas suffisamment. Heureusement, nous avons un droit d’auto-saisine sur des sujets liés aux droits de l’Homme, à partir duquel nous élaborons nos avis, déclarations et recommandations.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Vous pourriez donc émettre un avis sur le nouveau schéma.

Le code de déontologie commun à la police et à la gendarmerie, élaboré à partir de 2014, n’a que six ans, mais tout change vite. Le considérez-vous toujours bien adapté ou doit-il fait l’objet de quelques révisions ?

Mme Catherine Teitgen-Colly. C’est une question que nous n’avons pas examinée. Il faudrait que nous nous livrions à une étude sérieuse et que nous en discutions entre nous.

M. Jean-Marie Burguburu. Nous allons le faire dans le rapport sur la police et la population, mais nous pouvons d’ores et déjà dire que le principe même d’un code de déontologie de l’action policière est en soi une excellente chose.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci beaucoup de vos interventions riches qui nous ont éclairés sur de nombreux points.

 

 


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Audition du jeudi 26 novembre 2020

À 9 heures : Table ronde réunissant des acteurs de terrain (audition à huis clos) :

-          M. Benjamin Daubigny, directeur départemental adjoint de la sécurité publique de l’Aube

-          Colonel Jean-François Lafforgue, ancien chef du groupement III/6 de gendarmerie mobile de Toulouse

-          M. Éric Peterle, commandant de la CRS 44

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous avons souhaité entendre différents acteurs de terrain responsables d’unités spécialisées dans le maintien de l’ordre – CRS et gendarmes mobiles – mais aussi le responsable de la sécurité départementale d’un département rural. Compte tenu de leurs fonctions, l’audition a lieu à huis clos.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. J’invite chaque intervenant à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Les intervenants prêtent serment.)

M. Benjamin Daubigny, directeur départemental adjoint de la sécurité publique de l’Aube. Je suis commissaire de police à Troyes, chef du service de voie publique et directeur départemental adjoint de la sécurité publique depuis cinq ans. Mon expérience du maintien de l’ordre est limitée à un département de province où les problèmes d’ordre public sont tout relatifs par rapport à ceux que connaissent les grandes agglomérations. Toutefois, nous observons depuis plusieurs années, notamment depuis le mois de novembre 2018, une intensification des mouvements sociaux.

Le maintien de l’ordre public requiert donc un engagement nettement accru, ce qui a obligé nos services, ainsi que le responsable opérationnel que je suis, à procéder à des réorganisations et à des adaptations.

Colonel Jean-François Lafforgue, ancien chef du groupement III/6 de gendarmerie mobile de Toulouse. Au cours des treize dernières années, hormis plusieurs périodes de détachement en opérations extérieures, j’ai successivement occupé les fonctions de chef du département « maintien de l’ordre » de l’École des officiers de la gendarmerie nationale, de commandant en second et de commandant d’un groupement de gendarmerie mobile. Ma vision de l’ordre public, en France et à l’étranger, qu’il s’agisse de ses acteurs, de ses contraintes, de sa doctrine et ou de son évolution récente, est celle d’un professionnel engagé – comme d’autres – et lucide.

Avant de répondre à vos questions, j’aimerais aborder trois points : la gendarmerie mobile et ses missions ; les crises sociales successives que traverse le pays et leurs conséquences pour les forces de l’ordre ; l’adaptation de la gendarmerie mobile en cours et ses perspectives.

La gendarmerie mobile est au cœur de l’institution de la gendarmerie nationale. Comme j’avais l’habitude de l’enseigner à mes élèves officiers, l’histoire récente du maintien de l’ordre public, dont découle sa spécificité, trouve son origine dans les troubles sociaux de la fin du XIXe siècle. Les grandes grèves de viticulteurs et de mineurs étaient traitées par la troupe, comme on disait alors, composée de régiments d’infanterie et de cavalerie, ce qui provoquait inévitablement des dérives. Avant même la Première Guerre mondiale, l’instauration d’une unité professionnalisée était envisagée. Les pelotons mobiles de gendarmerie ont été créés en 1921. Les crises sociales de l’entre-deux-guerres, notamment les manifestations d’anciens combattants, qui étaient des héros de guerre, ont confirmé la nécessité de disposer de forces de maintien de l’ordre professionnalisées, tenues et encadrées, faisant preuve de rigueur et de mesure en matière d’usage de la force.

Depuis lors, il existe une réserve gouvernementale spécialisée dans le maintien de l’ordre, composée des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et de cent neuf escadrons de gendarmerie mobile. Ces escadrons regroupent 14 000 membres au sein de dix-huit groupements de gendarmerie mobile répartis dans les zones de défense. Notre organisation, propre à la gendarmerie nationale, mais comparable à celle de nos camarades CRS, repose sur des unités constituées. Ce schéma a été repris par le département des opérations de maintien de la paix de l’ONU, qui recommande l’utilisation de forces de police intégrées en unités spécialisées d’environ 140 membres pour maintenir l’ordre public dans les pays en difficulté.

Cette histoire, bien que récente, démontre que les unités chargées de l’ordre public doivent être professionnalisées.

La gendarmerie mobile forge la cohérence de la gendarmerie. Outre sa mission de maintien de l’ordre, elle incarne notre statut militaire et est porteuse de notre esprit de corps ainsi que de nos traditions. La gendarmerie nationale est organisée autour de la gendarmerie mobile. La plupart des jeunes gendarmes, à la sortie de l’école de sous-officiers, sont affectés dans un escadron de gendarmerie mobile. Cela permet à la gendarmerie mobile de maintenir la jeunesse de ses effectifs, qui exercent un métier physique, et aux intéressés de compléter leur formation, ce qui est d’autant plus pertinent que le service militaire n’existe plus. Les gendarmes débutants doivent acquérir de la maturité et développer leur sens de la collectivité avant d’être affectés dans une unité territoriale, en milieu périurbain ou rural, où ils seront plus isolés qu’en unité de maintien de l’ordre. Chaque gendarme est d’abord un gendarme mobile.

Le maintien de l’ordre forge notre éthique, pas uniquement la déontologie. L’éthique est la règle morale qui établit nos normes, les limites et les devoirs de notre action, applicable à l’échelon individuel. Le comportement de chaque gendarme mobile doit être exemplaire, d’autant que nous sommes régulièrement confrontés à la violence au cours de nos opérations. Bien entendu, nous sommes attachés au code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale, rédigé sous l’égide du ministère de l’Intérieur et qui fixe les droits ainsi que les devoirs de la profession.

J’en viens à mon deuxième point. Notre pays connaît une succession de crises assez inédites, dont les conséquences pour les forces de l’ordre sont significatives. La gendarmerie mobile fait l’objet d’un fort engagement, alors même que ses effectifs ont été réduits. Elle doit faire face, dans un contexte de menace terroriste, aux crises sociales qui se succèdent depuis 2015. Lors des manifestations contre la loi travail, les forces de l’ordre ont été confrontées à une violence exacerbée. Par ailleurs, plusieurs zones à défendre (ZAD) se sont formées, notamment à Notre-Dame-des-Landes, ce qui a mené à des opérations de maintien de l’ordre très dures. Citons également la crise des Gilets jaunes et les manifestations contre la réforme des retraites.

Ces crises sociales s’enchevêtrent, et la crise sanitaire mobilise de nombreuses unités de gendarmerie mobile dans le cadre du renforcement des unités territoriales. Simultanément, nous devons assurer la mise en œuvre de la posture permanente de sécurité et le contrôle de nos frontières, qui a été renforcé. En outre, la gendarmerie mobile est fortement engagée outre-mer, à hauteur de vingt et une unités. Même si le prisme parisien tend à le faire oublier, ces unités doivent gérer de nombreuses crises, comme celle récemment provoquée par la tempête Irma, dans des conditions de forte rusticité. En Guyane, l’opération Harpie mobilise l’essentiel des effectifs des sept unités de gendarmerie mobile. À Mayotte, le contexte social est très tendu.

En métropole, la crise est à son paroxysme depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, à la fin de l’année 2018. Ces crises sont hors normes en raison de leur fréquence et de leur intensité, ainsi que du caractère polymorphe de la contestation. Nous sommes confrontés à un adversaire d’un type nouveau, cherchant systématiquement à déstabiliser et à défier l’ordre établi. Il utilise les réseaux sociaux et fait de la violence un mode d’expression, s’efforçant de pousser les forces de l’ordre à la faute pour légitimer son action. Par ailleurs, le mouvement des Gilets jaunes présente une forte dispersion géographique, et une imprévisibilité qui ne l’est pas moins en matière de lieux de rassemblement, de dates, d’effectifs, voire de modes d’action. La fréquence des manifestations est inédite et leur enjeu médiatique est majeur, dans un rapport souvent asymétrique.

Nous en tirons plusieurs conséquences. Tout d’abord, il est difficile de prévoir l’emploi des forces. L’unité de coordination des forces mobiles (UCFM) doit les répartir sans toujours disposer de suffisamment d’unités à déployer sur le terrain, en dépit de la capacité à monter rapidement en puissance dont a fait preuve la gendarmerie mobile. Les 1er et 8 décembre 2018, la crise sociale a mobilisé l’intégralité de nos effectifs, à l’égal d’un sommet du G7. De tels taux d’emploi accélèrent l’usure des militaires, d’autant plus que nous avons perdu des unités. La gendarmerie territoriale en pâtit aussi. Depuis 2018, elle ne reçoit presque plus aucun renfort de la gendarmerie mobile, exception faite de la période de crise sanitaire qui s’est ouverte au printemps. L’engagement continu de la gendarmerie mobile dans le maintien de l’ordre prive de renforts nos camarades de la gendarmerie départementale.

Ces crises, au fond, sont symptomatiques de l’évolution des comportements. En dix ans, le nombre d’agressions de gendarmes a augmenté de 76 %. L’augmentation des agressions à main armée est de 100 %. Quant au nombre de blessés en service, il a augmenté de 64 %. En 2018 et en 2019, 557 gendarmes ont été blessés dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre, malgré les importants moyens de protection dont nous disposons. Pour nos aînés, il était relativement rare que des gendarmes soient blessés dans de telles proportions. Cela démontre la violence exacerbée de nos confrontations avec un adversaire déterminé.

Mon troisième point a un rapport direct avec l’objet de la présente commission d’enquête. Une adaptation est nécessaire, et j’aimerais tracer quelques perspectives à ce sujet.

J’aborderai d’abord les mesures que nous avons prises. Nous avons rendu l’emploi des forces plus souple. Compte tenu du taux d’emploi élevé des effectifs, nous avons laissé une marge d’initiative aux commandants d’unité, qui peuvent ainsi réduire ou augmenter le nombre de gendarmes déployés. Nous avons renoncé à certaines missions assez éloignées des prérogatives de la gendarmerie mobile, telles que la sécurité du palais de justice de Paris et le transfèrement des détenus. Les forces ainsi libérées seront plus utilement employées au maintien de l’ordre. Par ailleurs, nous disposons de moyens techniques tels que les drones et les produits de marquage codés, qui constituent des avancées intéressantes. En outre, les effectifs de la gendarmerie mobile augmenteront de 300 personnes au cours du quinquennat, en dépit d’un budget contraint, ce qui n’est pas négligeable.

Le schéma national de maintien de l’ordre reprend des mesures que nous avons prises et réaffirme les prérogatives de commandement de la force publique. Nos capacités blindées sont maintenues. Elles sont indispensables pour intervenir dans les ZAD, mais aussi en milieu urbain, ce qui est assez inédit en métropole. Plusieurs bonnes pratiques ont été gravées dans le marbre, s’agissant notamment de la place accordée aux journalistes. La gendarmerie mobile fait participer des journalistes à des exercices depuis les années 2000. Nous avons conclu en 2012 un contrat de formation avec la profession, afin que les journalistes sachent comment nous travaillons et puissent s’insérer dans nos unités, ce qui est une bonne chose. Du point de vue opérationnel, les unités spécialisées seront davantage associées à la direction centrale de la sécurité publique, et leur mobilité sera accrue.

Parmi les nouveautés, citons l’introduction d’un principe de médiation. Il s’agit de mieux communiquer avec les manifestants. Nous avons revu les sommations et les avertissements, car les demandes des forces de l’ordre sont parfois difficiles à comprendre pour les manifestants. L’enseignement dispensé au centre national d’entraînement des forces de gendarmerie (CNEFG) de Saint-Astier intégrait déjà, outre les sommations réglementaires et les avertissements, la mise en œuvre d’une communication avec les manifestants dans chaque compartiment de terrain. Certains sont très coopératifs : il faut leur indiquer de façon claire qu’ils doivent se disperser dès lors que l’autorité publique a décidé de mettre un terme à la manifestation.

Parmi les points d’attention qui demeurent, citons la nécessité de préserver le principe de distanciation. La gendarmerie mobile veille attentivement à assurer l’insécabilité des unités engagées dans le maintien de l’ordre. Tout au long du siècle dernier, elles n’ont jamais été engagées isolément, et s’apparentaient davantage à une compagnie qu’à un peloton. Presque tous nos partenaires européens travaillent de cette façon. « Saucissonner » les unités pourrait placer les gendarmes ou les policiers en difficulté. Par ailleurs, nous demeurons attentifs à la mise en œuvre de la technique de la nasse, ainsi qu’à son encadrement juridique. Lors des opérations de maintien de l’ordre, il faut toujours se ménager la possibilité de disperser l’adversaire, ce qui suppose de lui laisser une échappatoire identifiée comme telle.

En définitive, l’usage de la force, dans le cadre du maintien de l’ordre, est strictement encadré par un corpus législatif et réglementaire très dense. Il obéit aux principes de proportionnalité, d’absolue nécessité, de gradation et de distanciation, qui font l’objet d’une reconnaissance à l’échelon international.

Le respect de ces principes est une préoccupation constante de la hiérarchie de la gendarmerie mobile, mais aussi de chaque militaire engagé dans la gendarmerie nationale. En dépit de conditions d’emploi dégradées et de contraintes fortes, nous œuvrons chaque jour à la préservation de cette liberté publique qu’est le droit de manifester.

Ces principes sont un élément inhérent de notre instruction collective et individuelle, nos troupes doivent être professionnelles, instruites et entraînées. Leur respect est aussi facilité par le professionnalisme de la chaîne décisionnelle dans son ensemble. Il ne suffit pas que les unités de terrain soient professionnelles, il faut aussi un cadre d’emploi et un schéma clairs, permettant de répartir les rôles entre le directeur de la sécurité publique, le commandement des forces de maintien de l’ordre et l’autorité préfectorale, ainsi que le procureur de la République, dès lors que nous introduisons une politique de l’avant destinée à anticiper la judiciarisation croissante du maintien de l’ordre.

La gendarmerie mobile est donc un outil adapté au large spectre de ses missions. Elle se pose constamment la question de la légitimité de l’emploi de la force, dans un souci éthique permanent. La formation de ses membres est bonne et reconnue comme telle. La valeur de ses commandants d’unité est également reconnue et fait la fierté de l’institution. Nous demeurons attentifs aux évolutions de notre métier, en conservant une confiance raisonnable dans l’avenir.

M. Éric Peterlé, commandant de la CRS 44. Depuis six ans, j’ai commandé plusieurs compagnies républicaines de sécurité. J’ai à mes côtés mon adjoint, qui est capitaine de police, ainsi que le major chargé de la section de protection et d’intervention de quatrième génération (SPI 4G), dont les membres sont formés pour intervenir dans les tueries de masse et les attentats, et l’un de ses agents.

Mon unité a été engagée lors de la manifestation de l’Arc de Triomphe, le 1er décembre 2018. C’est à ce titre que j’interviens. La particularité de cette journée n’est pas la violence de la manifestation, comparable à d’autres que j’ai connues au cours de ma carrière, mais sa durée. Nous avons été déployés à 5 heures du matin autour du palais de l’Élysée. À midi, nous avons été envoyés d’urgence en renfort autour de l’Arc de Triomphe. Je me suis placé sous l’autorité du commissaire de police chef de secteur, qui a demandé à ma compagnie de se déployer entre l’avenue Victor Hugo et l’avenue Foch. Les événements, très intenses, ont duré de midi à vingt heures. Nous avons tiré près de 1 000 grenades, ce qui nous a obligés à demander un réapprovisionnement. Nous avons eu la chance de déplorer peu de blessés. Un de mes agents souffre encore de problèmes d’acouphènes, et vingt autres ont été légèrement blessés, ce qui, compte tenu des événements, est une prouesse. Les policiers de ma compagnie sont très jeunes, mais l’encadrement est de très bon niveau.

Face à des manifestants déterminés, nous avons adopté une attitude non seulement défensive, mais aussi offensive. Nous avons notamment aidé une compagnie d’intervention attaquée par des jets de cocktail Molotov avenue Foch, en flanc-gardant les manifestants pour la soulager. Nous avons également chargé sur le plateau de l’Arc de Triomphe afin que les pompiers puissent accéder à un bâtiment en feu et en évacuer les occupants. En somme, nous avons subi de nombreux assauts des manifestants, mais nous sommes aussi intervenus. Mon plus beau bilan est le faible nombre de blessés à la fin de la journée. Mes collaborateurs et moi-même nous tenons à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. J’ai le plaisir de remplacer George Pau-Langevin, qui a été nommée adjointe de la Défenseure des droits. J’ai suivi les travaux de notre commission d’enquête depuis le début, et j’étais membre de la commission d’enquête sur les missions et modalités du maintien de l’ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation sous la précédente législature. Je suis donc au fait de ces problèmes.

Notre commission d’enquête a été formée parce qu’il nous a semblé que les conditions d’exercice du maintien de l’ordre, ainsi que la façon dont il était perçu au sein de la population, soulevaient certaines questions.

Nous savons combien le maintien de l’ordre est une fonction essentielle dans la République, sans laquelle il ne peut y avoir de libertés publiques. Cet ordre est manifestement bien assuré, mais les conditions de son maintien suscitent l’émoi dans une part importante de la population en raison de faits propagés ou révélés par les médias et les réseaux sociaux. Il faut que nos institutions tiennent, mais aussi que l’opinion publique nourrisse une totale confiance dans le comportement de chaque agent.

Nous avons donc institué la présente commission d’enquête afin d’auditionner des professionnels, comme vous, ainsi que des représentants d’associations et des acteurs de la société civile. Nous souhaitons faire le point sur la façon dont les choses se passent et sont ressenties, afin d’en tirer des enseignements.

Je souhaiterais avoir votre sentiment sur l’évolution des manifestations – plusieurs d’entre vous en ont fait état. Des manifestations violentes ont émaillé l’histoire de nos républiques, mais avez-vous ressenti, dans votre pratique quotidienne, une évolution de ces manifestations, marquée par la participation d’un nouveau type de manifestants ?

Auparavant, les manifestations regroupaient des gens organisés dans des syndicats, des associations, des partis politiques, qui étaient formés, en tout cas, encadrés. Ces deux dernières années, on voit apparaître des éléments beaucoup plus individualisés, ainsi que le phénomène des black blocs. Il a eu son pendant dans le passé : le mouvement des autonomes n’était pas très tendre puisque, d’une certaine manière, il a donné naissance à Action directe.

Quel est votre sentiment sur l’évolution de vos adversaires, puisque le mot a été employé ? Je pense qu’il fait référence aux personnes qui se livrent à des actes délictueux et non aux manifestants eux-mêmes. Pensez-vous que le nouveau schéma de maintien de l’ordre répond à ces enjeux et à ces difficultés ?

M. Benjamin Daubigny. Mon expérience est loin d’être comparable à celle de mes camarades de la gendarmerie mobile ou des compagnies républicaines de sécurité. J’ai néanmoins pu mesurer cette évolution au cours des cinq dernières années passées à ce poste. En cinq ans, j’ai eu l’occasion de diriger certains services d’ordre. Je fais d’ailleurs la part des choses entre un service d’ordre et un maintien de l’ordre – il sera peut-être opportun de revenir sur cette sémantique.

L’évolution se manifeste par une forme de déstructuration des mouvements auxquels nous avons à faire face en tant que policiers. Les diverses organisations syndicales ont pour habitude de structurer leurs mouvements et leurs manifestations en les déclarant en bonne et due forme, conformément à la loi, et en établissant des services d’ordre internes, plus ou moins efficients et visibles, mais qui ont toujours constitué, du moins dans le territoire où je sers, des relais avec la population. À ce titre, la communication avec les manifestants n’est pas une nouveauté : nous la pratiquons en sécurité publique depuis de nombreuses années. Bien entendu, lorsque nous avons affaire à une manifestation de 1 500 personnes pour vingt-cinq à trente policiers, il est absolument nécessaire d’échanger pour éviter toute escalade concourant à la violence.

Cette déstructuration, observée depuis le mouvement des Gilets jaunes, se traduit d’abord par la difficulté à trouver des relais à l’intérieur des groupes pour discuter de l’orientation des manifestations, pas toujours déclarées, et qui ne respectent pas systématiquement l’itinéraire convenu. C’est un travail important d’humanisation et de relations interpersonnelles. Le chef d’un service d’ordre sur un territoire rencontre de manière régulière les mêmes manifestants, et il se crée un contact qui devient naturellement plus personnel que l’anonymat des grandes manifestations. Je parle d’un territoire relativement provincial, même s’il s’agit d’une agglomération urbaine.

Le manque de relais se traduit aussi par la difficulté à identifier des leaders dans les mouvements de manifestation. Depuis le mouvement des Gilets jaunes, c’est souvent celui qui crie le plus fort qui emporte l’adhésion d’une partie des manifestants. Ces derniers suivent le mouvement, avec un côté revendicatif certain, et parfois festif : on s’amuse à déambuler dans les rues de l’agglomération, à provoquer la police et la partie de la population qui est en désaccord. Finalement, on a des leaders d’opportunité, temporaires.

L’expérience de certaines manifestations lors des premières semaines du mouvement des Gilets jaunes l’a montré : en fonction du sens du vent, tel ou tel leader imposera un mouvement à la foule. Si elle décide de ne pas le suivre, ce leader aura perdu toute crédibilité et ne réapparaîtra plus dans les semaines suivantes.

Notre territoire n’a pas reçu le concours d’unités de forces mobiles au-delà des tout premiers jours, Troyes ayant malheureusement été le théâtre d’incidents dès le 17 novembre 2018, avec l’envahissement temporaire de la cour de la préfecture. Il a fallu que les services territoriaux s’adaptent, tant le service départemental du renseignement territorial que les services de voie publique, qui ont revu leurs contacts et leurs modes d’intervention. Nous avons beaucoup échangé avec les manifestants, au point qu’après plusieurs semaines de mouvement, avec le tassement de la fréquentation, nous avons pu mieux réguler les manifestations non déclarées – aux itinéraires parfois fantasques – grâce au dialogue avec certains manifestants qui, encore aujourd’hui, viennent me saluer et échanger pendant plusieurs dizaines de minutes.

La difficulté vient aussi de l’absence de cadrage pendant des semaines. Les organisations syndicales traditionnelles ont joué leur rôle par la suite, apportant leur concours à l’encadrement de certaines manifestations pour contrôler les flux et juger de l’opportunité de se rendre dans tel ou tel lieu de l’agglomération, contribuant ainsi à une meilleure régulation générale de la manifestation.

Le droit de manifestation a été parfois bafoué par les personnes qui s’en réclamaient, puisque les règles établies par la loi n’ont pas été respectées. Néanmoins, un dialogue permanent et la tentative de régulation ont permis d’atténuer le mouvement au fil des semaines et d’éviter certains incidents que nous avions connus dans les premiers jours.

S’agissant de l’adhésion de la population, et de son ressenti envers ce maintien de l’ordre, je crois pouvoir affirmer qu’à Troyes, la population a eu peur du comportement de certains manifestants dans les premières semaines du mouvement des Gilets jaunes. Après une vague populaire, le 17 novembre 2018, réunissant des personnes de différents horizons, la fréquentation des manifestations s’est très fortement réduite dès la semaine suivante. Les exactions, qui ont entraîné des dégradations importantes dans la cour de l’hôtel de ville et des blessures graves de policiers de sécurité publique – un major a eu une jambe fracturée ce jour-là –, relayées par les médias, ont permis à la population de comprendre qu’au sein d’une manifestation revendicative classique, ou en tout cas d’un mouvement de grogne sociale, pouvaient se trouver des acteurs dangereux pour l’ordre républicain. Depuis ces faits, on assiste globalement à une adhésion de la population à la réponse opérationnelle qui a été apportée, tant de la part des commerçants de Troyes, qui ont apprécié de voir un accompagnement de la police sur certains mouvements, que de gens en bordure de manifestation, qui nous témoignent assez régulièrement leur soutien.

Ce constat est sans doute à rebours de certaines images que l’on peut voir dans les médias ou dans de grosses agglomérations. La réalité de terrain dans un territoire comme le mien est que la police nationale n’est pas mise en difficulté par la population. Elle n’est pas opposée à la population et la population n’est pas opposée à sa police. En revanche, cette population est clairement opposée aux exactions qui sont commises.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je vous remercie pour ces propos éclairants. Les exactions dont vous faites état, à Troyes, ne sont pas le fait de black blocs ou de personnes qui viennent de quartiers périphériques piller les magasins. Pouvez-vous déterminer le profil de quelques-unes de ces personnes ? J’imagine qu’elles ne doivent pas être des centaines. Qui, à Troyes, se livre à de tels comportements ?

M. Benjamin Daubigny. Je ferai preuve de beaucoup d’humilité car nous aurions été contents d’identifier l’intégralité des personnes qui ont commis ces méfaits. Ce n’est pas toujours évident dans le cadre de troubles graves à l’ordre public.

J’ai qualifié d’exactions les actes dont j’ai fait l’expérience le 17 novembre 2018. Des personnes, sous couvert d’envahir la préfecture, ont bousculé un préfet, un colonel de gendarmerie, une directrice départementale de la sécurité publique, pour accéder à des locaux qui ne leur étaient pas ouverts. Des gens, à l’aide de pierres et de pavés qu’ils ont arrachés au sol de la rue, ont caillassé pendant plus d’une heure mes effectifs et moi-même, alors que nous protégions le bâtiment de l’hôtel de ville – la défense des institutions fait partie de nos missions. À cette occasion, ils ont dégradé du mobilier et blessé des policiers. Ces exactions sont des infractions pénales.

Les personnes que nous avons pu interpeller ne présentent pas de profil type : quelques mineurs ; des personnes qui travaillaient, d’autres qui ne travaillaient pas ; certaines habitaient le centre-ville, d’autres des quartiers périphériques. Il s’agissait quasi exclusivement d’hommes, mais il est impossible d’en dresser un profil fondé sur leurs convictions ou  leurs manières d’être.

Le profil des personnes qui provoquent de l’agitation au sein d’une manifestation est un enjeu pour les services de renseignement. Au-delà du travail en amont et pendant une manifestation, le but est d’analyser à quoi nous sommes confrontés pour essayer de comprendre l’évolution de la société et ces mouvements, et anticiper ce qui peut se passer du point de vue de l’ordre public.

Chaque manifestation est différente. C’est pourquoi j’insiste sur l’humilité. Les gens que je retrouvais face à moi de semaine en semaine n’ont pas eu un comportement identique à chaque fois. Le 24 novembre 2018, une nouvelle manifestation de Gilets jaunes a envahi la gare de Troyes. Une personne à l’intérieur m’a copieusement insulté. Les conditions n’étant pas réunies, je n’ai pas pu l’interpeller. Plusieurs mois après, lors d’une nouvelle manifestation de Gilets jaunes, cette personne est venue s’excuser de son comportement ce jour-là, en expliquant qu’elle était énervée. Les profils peuvent donc évoluer en fonction des manifestations, alors que l’on a affaire à la même personne.

Colonel Jean-François Lafforgue. L’évolution de l’encadrement des manifestations évoqué par le rapporteur est totalement avérée. Traditionnellement, même lors des manifestations violentes, un service d’ordre était intégré. Cela fait de plus en plus souvent défaut. C’est l’une des difficultés, mais ce n’est pas la seule.

L’accroissement des violences dans les manifestations tient à un problème de contrat social chez certaines personnes. Les violences auxquelles les policiers et les gendarmes sont confrontés dans le cadre de l’ordre public se rencontrent aussi lors d’un contrôle tout simple sur la voie publique, par exemple un contrôle routier. J’ai volontairement cité le nombre d’agressions par arme à feu sur les gendarmes, qui montrent l’augmentation de la violence, pas seulement dans nos fonctions relevant purement du maintien de l’ordre public. Malheureusement, la société se sent de plus en plus autorisée à agir violemment envers les forces de l’ordre.

L’exemple d’agressions sur les pompiers a été récemment repris par des chercheurs. Les pompiers ne viennent pas réguler une manifestation ou empêcher l’expression d’une revendication sur la voie publique, mais porter secours à des personnes ou à des biens. Comme l’a dit le commandant de la CRS 44, des pompiers ont dû être soutenus dans le cadre de manifestations pour atteindre un bâtiment en feu et secourir des personnes.

Cela n’est pas seulement de la responsabilité de la gestion des forces de l’ordre sur le terrain lors d’une manifestation : la violence est malheureusement aussi induite par une perte de repères et de valeurs de la part de certains citoyens.

Je partage tout à fait le propos de M. le commissaire selon lequel la foule peut être dangereuse – nous l’enseignons dans nos écoles de formation. Le leader est celui qui crie le plus fort, qui peut être le plus violent, qui incitera à brûler une voiture. Et il y aura des moutons, qui peuvent non seulement provoquer des destructions de biens, mais aussi agresser des forces de l’ordre, et réaliser plus tard qu’ils l’ont fait malgré eux ou sous couvert du phénomène de foule. C’est très net.

Je le note d’autant plus dans mes récentes fonctions, où j’ai réalisé des missions de maintien de l’ordre. Malgré l’encadrement dont nous disposions, nous avons tout de même dû utiliser des gaz lacrymogènes pour tenir le terrain. Il s’agissait, en Corse, d’un conflit social traditionnel : des gens manifestaient pour la défense de leur emploi. Ils avaient un cadre bien précis, ils savaient où ils voulaient aller et leur idée n’était pas de casser du policier ou du gendarme. Malheureusement, de plus en plus fréquemment, on assiste à des manifestations sociales où une partie des manifestants n’a pas un discours politique ou une revendication très claire. En revanche, si un policier ou un gendarme se trouve isolé, il risque sa vie.

Cinq cent cinquante-sept blessés parmi les gendarmes mobiles au cours des deux dernières années, alors que nous manœuvrons uniquement en unités constituées, c’est beaucoup. Donc, en effet, il y a beaucoup plus de violences, une perte très nette de l’encadrement syndical, mais aussi une perte de valeurs individuelles de certains Français qui sont prêts à tout et considèrent que le policier ou le gendarme fait partie d’une autre bande, et représente un ennemi ou un adversaire.

Nous utilisons toujours le terme d’adversaire, qui correspond, dans le cadre d’un attroupement, à des personnes qui ne veulent pas arrêter les dégradations ou mettre fin à la manifestation. Heureusement, tous les manifestants n’en sont pas, mais nous sommes confrontés à des adversaires de plus en plus violents.

M. Éric Peterlé. En tant qu’unité mobile, la CRS 44 est intervenue lors du mouvement des Gilets jaunes à Paris, Lille, Dunkerque, La Rochelle, Nantes, Toulouse, Bourges, Nevers, Besançon, Toulon, et Lyon, j’en oublie peut-être. Si nous n’avons pas eu à intervenir beaucoup lors des deux premiers actes, à partir de l’acte III, nous avons dû intervenir dans toutes ces villes, aux quatre points cardinaux de la France.

Oui, il y a beaucoup de violence. Je pratique le maintien de l’ordre depuis plus de trente ans, j’ai constaté les changements. À côté des casseurs professionnels, présents pour des raisons politiques ou qui profitaient de la situation pour casser, il y avait des gens qui n’avaient pas l’habitude de manifester. Parmi les personnes interpellées, certaines avaient un casier judiciaire vierge, mais, emportées par l’excitation et le mouvement de foule, elles ont commencé à commettre des exactions, contre nous ou contre des magasins. D’autres personnes profitaient du désordre et de l’affolement pour « faire leurs courses » c’est-à-dire piller les magasins. Parmi les personnes qui n’avaient pas l’habitude de manifester, certaines ne comprenaient pas les barrages d’arrêt que nous formions : la manifestation devant partir d’un point A et finir à un point B, nous indiquions qu’ils ne pouvaient pas suivre un autre itinéraire, dans le respect du droit de manifester. Ces personnes ne comprenaient pas que les forces de l’ordre les empêchent de passer ailleurs, affirmant que c’était leur liberté. De même, elles ne connaissaient pas les sommations lors des interpellations, ni la notion d’attroupement. Il y avait donc une certaine méconnaissance de la part de ces personnes qui n’avaient pas l’habitude de manifester. Avec le mécontentement et le mouvement de foule, elles devenaient agressives contre nous ou commettaient des actes condamnables. Ces traits se retrouvaient dans chaque manifestation, partout en France.

Un capitaine de la CRS 44. J’étais gardien de la paix en Seine-Saint-Denis. En 2007, à la suite des événements de Villiers-le-Bel, j’ai pu constater une violence accrue, mais plutôt sporadique. Aujourd’hui, avec les Gilets jaunes, cette violence s’est accentuée. Pour reprendre les propos du colonel, nous sommes dans une logique d’adversaires, dans un schéma de guerre : certains manifestants en veulent aux forces de l’ordre, au point d’avoir l’idée de les tuer. Nous constatons la violence inouïe qui les anime sur la voie publique, avec des leaders qui cherchent à nous disperser, à nous isoler et à attenter à notre vie.

Le changement sémantique, de manifestant à adversaire, emprunté à une terminologie de guerre, traduit cette apparition d’individus déterminés et empruntant nos tactiques de manœuvre, au point de nous mettre en difficulté. Sans nos moyens intermédiaires – grenades et autres –, nous serions assaillis.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je comprends bien ce que vous dites, mais la difficulté doit être très grande pour discerner, dans une foule de plusieurs centaines ou milliers de personnes, les manifestants un peu « moutons » – qui ne sont pas là dans une optique de « guerre » même s’ils ne veulent pas nécessairement faire le bien –, et ceux que vous qualifiez d’adversaires, contre lesquels vous considérez être en guerre, et qui ne sont sans doute qu’une poignée ou quelques dizaines.

Face à une foule au sein de laquelle se trouve une dizaine de gens éminemment dangereux, qui vous veulent le plus grand mal, dont vous devez vous protéger, comment parvenez-vous à opérer ? Vous devez vous protéger, vous tirez au lanceur de balles de défense (LBD), vous lancez des grenades assez puissantes contre quelques dizaines de personnes, qui font partie d’un ensemble de plusieurs centaines. Les problèmes surviennent à ces moments, n’est-ce pas ?

Un capitaine de la CRS 44. On identifie les éléments dangereux à leur dynamique – ils sont mobiles et nous invectivent –, à leur gestuelle, et à leurs propos envers nous. Un leader va se dégager, les individus à proximité se rassemblent autour de cette personne pour tenter de nous perturber et de nous déstructurer, afin de nous mettre en difficulté. On voit que ces individus posent problème.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Ils existent, tout le monde le sait, mais comment faites-vous la part des choses entre ces personnes et toutes celles qui sont autour ?

Un capitaine de la CRS 44. Par leur violence, tout simplement.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je comprends, mais lors d’une intervention, éventuellement de tirs de LBD, des gens sont atteints, alors qu’ils ne sont pas responsables des jets de projectiles ou des insultes graves. Ce sont ces circonstances qui soulèvent des interrogations. Comment faites-vous pour limiter ces difficultés ou du moins y faire face ? Quelles méthodes employez-vous pour faire face à des gens très déterminés et très dangereux, mais qui sont souvent noyés au milieu de plusieurs centaines voire milliers de personnes – c’est d’ailleurs leur tactique, je l’entends bien – ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Pour préciser la question posée, lors d’une riposte des forces de l’ordre, est-il possible de discriminer entre les responsables des violences et les autres ? Est-ce possible dans une manœuvre de bloc ?

M. Éric Peterlé. Il y a deux éléments importants dans le rôle d’un commandant d’unité : la formation et la cohésion. Effectivement, nous sommes parfois obligés de subir sans intervenir parce que des éléments très violents sont au milieu d’autres personnes.

Les moyens lacrymogènes permettent de disperser une foule, et nous filmons les gens. La section de protection et d’intervention (SPI) est entraînée pour aller chercher les personnes virulentes au milieu des autres manifestants. Le major va vous expliquer sa méthode particulière.

Un major de la CRS 44. Au cours de mes trente-trois années de service au sein des CRS, j’ai connu des manifestations plus ou moins violentes, et il est vrai que celle du 1er décembre 2018 l’était particulièrement.

Chaque manifestation est différente. Même si des schémas d’intervention sont préparés au préalable, il n’est pas possible d’en prévoir pour toutes les manifestations. Il faut tenir compte du nombre et de la nature des manifestants. Nous pouvons trouver des éléments de la nébuleuse des blacks blocs au milieu d’une manifestation de gens qui viennent simplement faire état de leurs problèmes.

Nous devons faire la part des choses et estimer ce que l’intervention peut nous rapporter. Intervenir peut apporter une solution, ou au contraire compliquer les manœuvres à venir. Pour manœuvrer, nous avons besoin de moyens et d’effectifs, le problème est souvent de disposer des effectifs suffisants pour manœuvrer en toute sécurité en fonction du nombre de personnes à traiter.

Quand la manœuvre est possible, nous devons également disposer de l’autorisation : ce n’est pas forcément nous qui prenons la décision d’intervenir. Mais dès lors que la décision a été prise, nous allons effectuer les manœuvres propices et les mieux adaptées à la situation, de façon à isoler le mieux possible le groupe d’individus concernés. À défaut d’avoir la totalité du groupe, nous cherchons à en extirper les meneurs. En règle générale, si nous récupérons un ou plusieurs meneurs, la dynamique du groupe sera cassée, ce qui permettra de mettre fin en partie aux exactions commises. Mais c’est d’une grande difficulté, c’est pourquoi avant de prendre la décision d’intervenir, nous pesons le pour et le contre.

Différents moyens sont disponibles, il existe des grenades aux effets variés, selon le résultat souhaité, c’est à nous d’utiliser les bons moyens en fonction de la situation.

Colonel Jean-François Lafforgue. La manœuvre est un point essentiel. Si possible, elle doit être pensée en amont. C’est le rôle du directeur de service d’ordre, en lien avec le commandant de la force publique. Ils doivent connaître le terrain, savoir où disposer les forces, anticiper le schéma que prendra la manifestation. Même si la manifestation n’est pas déclarée – c’était souvent le cas avec les Gilets jaunes – nous avons un historique du lieu de rassemblement, nous pouvons anticiper le parcours qu’ils vont prendre et déterminer les lieux sensibles en termes d’ordre public qu’il faut interdire. Cette préparation en amont permet de canaliser plus efficacement une manifestation.

Lors de la manœuvre, il est parfois possible de séparer les manifestants classiques d’un groupe violent. C’est l’idéal, mais ce n’est pas toujours facile. Lorsque la manifestation est encadrée par un service d’ordre, comme lors des grandes manifestations parisiennes du 1er mai, les manifestants ont tendance à se désolidariser des groupuscules très violents, ce qui facilite le travail des forces de l’ordre.

Un autre aspect est très important. Dans les grandes villes, il y a beaucoup de caméras, il est donc possible de judiciariser rapidement et d’identifier les meneurs. Il ne sert à rien de se faire plaisir en allant interpeller n’importe qui ; il faut interpeller quelqu’un qui commet un délit. Et le délit doit être caractérisé devant un juge, c’est le travail de judiciarisation de l’avant. En zone police, un service spécialisé se charge de suivre les caméras. Cela nous permet, lors d’une manifestation ultérieure, de repérer un individu qui a cassé un magasin, commis un vol ou frappé un policier. Nous pouvons alors recevoir l’ordre de l’interpeller en flagrant délit. Parfois, les services de renseignement de la police vont nous demander de leur signaler des individus considérés comme dangereux par les services judiciaires.

L’intervention peut être décidée par une autorité. Lorsqu’un individu ou un groupe a commis des exactions identifiées et qu’il n’est pas possible de laisser faire, le directeur de service d’ordre, en lien avec le commandant de la force publique, va décider d’une intervention et choisir l’unité qui va intervenir.

Dans d’autres cas, l’unité au contact qui constate un crime ou un délit flagrant peut, d’initiative, essayer d’interpeller l’individu. C’est alors que joue la professionnalisation des forces. Il faut être très mesuré dans l’emploi de la force, et surtout discriminant. C’est ce qui peut nous être reproché sur le terrain : face à des individus violents au sein d’un groupe de personnes qui ne l’est pas, nous ne devons pas nous tromper d’adversaires et interpeller la bonne personne. Et il ne faut pas utiliser des moyens de force intermédiaire disproportionnés, car ils vont focaliser l’attention sur les travers commis par la police ou la gendarmerie alors que l’objectif était de maintenir l’ordre. Parfois, comme l’a dit le major, interpeller un ou deux leaders extrêmement violents va dissuader leurs camarades de continuer à commettre des exactions, par exemple détruire des véhicules sur le passage d’une manifestation, comme on le voit souvent.

Certains aspects ne relèvent pas des forces de l’ordre : il est beaucoup plus facile de faire du service d’ordre à Toulouse – où j’ai été affecté – car le maillage très important de caméras offre une vision très claire de la manœuvre de l’adversaire et du schéma que prend la manifestation. Ces informations permettent de repérer le bon moment pour intervenir, lorsqu’un groupe violent s’est séparé du reste de la manifestation, ce qui facilite grandement l’intervention et sécurise le droit à manifester sur la voie publique. Dans d’autres villes de province, où il n’y a presque aucune caméra, nous sommes tributaires d’un hélicoptère de la gendarmerie qui ne peut filmer qu’une partie du parcours de la manifestation et doit refaire le plein de carburant.

Cet aspect peut aider, mais sur le terrain, c’est la manœuvre qui permet d’être discriminant, et la professionnalisation des policiers et des gendarmes qui permet d’être mesuré dans l’emploi de la force. L’erreur n’est pas admissible dans le cadre de l’ordre public, car si nous nous en prenons à quelqu’un qui n’est pas l’auteur d’un délit, notre action sera difficile à justifier, nous n’obtiendrons rien au niveau de la justice et nous mettrons en cause l’action des forces de l’ordre sur le terrain.

Tout cela suppose d’être professionnels, formés, de faire des exercices, d’avoir de l’expérience. Il ne faut pas déployer une troupe trop jeune, et l’encadrement de la gendarmerie mobile et des CRS est essentiel. Il ne faut pas que des policiers ou des gendarmes soient isolés, car ils courent le risque d’être blessés et de faire des erreurs s’ils répondent d’initiative.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Depuis le début de nos travaux, on nous parle de la spécialisation des personnes chargées du maintien de l’ordre. Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit que des forces qui ne sont pas spécialisées puissent intervenir, à condition qu’elles aient été formées.

La spécialisation est-elle l’avenir ? Si c’est le cas, avons-nous la possibilité de faire intervenir partout sur le territoire national des forces spécialisées – CRS, gendarmes, mais aussi compagnies d’intervention ? Lors d’une période qui requiert beaucoup moins de maintien de l’ordre, à quoi pourrait-on employer les unités spécialisées ?

Il est également beaucoup question de désescalade, et des pays qui seraient champions dans le domaine. Le directeur départemental adjoint nous a donné quelques exemples de telles techniques. La stratégie de désescalade est-elle possible, et quelles en sont les limites ? Ceux qui ne sont pas professionnels du maintien de l’ordre en parlent beaucoup, mais ils n’arrivent pas à la décrire précisément. Est-ce une solution envisageable, et peut-elle être utilisée dans toutes les situations ?

M. Benjamin Daubigny. En sécurité publique, police généraliste, nous avons tendance, ces dernières années, à pousser plus loin la spécialisation au maintien de l’ordre dans certaines filières métier. Des acquis professionnels sont validés par des stages ou des formations. Pour autant, nous restons une police généraliste. Lorsqu’il n’y a pas de maintien de l’ordre ou de service d’ordre – l’activité des derniers mois a été très allégée du fait de la situation sanitaire – il ne faut pas que les unités formées perdent leurs acquis.

Il faut des unités spécialisées en sécurité publique, ce qui ne veut pas dire qu’elles y soient exclusivement dédiées, mais qu’elles ont reçu des formations spécifiques. Dans le département de l’Aube, trente à quarante personnes sur un total de cent trente-cinq agents de voie publique ont été formées parce qu’elles appartiennent à des compagnies d’intervention – qui correspondent aux anciens groupes d’ordre public pour les petits commissariats – ou aux brigades anti-criminalité (BAC), qui contribuent également au maintien de l’ordre.

En plus, nous avons réalisé des exercices communs avec d’autres directions départementales, dans un schéma de renfort mutuel qui a été repris dans le schéma national du maintien de l’ordre. Ces exercices ont permis de former des unités de premier niveau d’intervention, notamment police secours, à des schémas tactiques simples, à la compréhension d’un vocabulaire en matière de maintien de l’ordre, pour intégrer plus facilement les manifestations, traditionnelles ou non.

Il faut continuer à former les policiers de sécurité publique aux enjeux du maintien de l’ordre, tant au cours de la formation initiale – ce fut mon cas au sein de l’École nationale supérieure de police – qu’en formation continue. Il faut prévoir des temps de formation, valoriser cette formation et disposer de formateurs en techniques de sécurité d’intervention, qui n’existent pas à l’heure actuelle. Il est indispensable de disposer de personnes capables de former les autres. Il est important de former les policiers ; avoir des policiers formateurs compétents et reconnus l’est aussi.

La notion de désescalade était intégrée dans la doctrine de maintien de l’ordre du directeur général de la police nationale du 21 avril 2017. C’est une notion compliquée à définir. En tant que responsable de sécurité publique, je l’entends comme le dialogue, une forme d’humanisation – c’est-à-dire de personnalisation des relations avec les manifestants. La limite de la désescalade a été très bien expliquée par mes collègues : il y a des faits que nous ne pouvons tolérer, pas seulement à l’égard des policiers. Je ne veux pas centrer le débat sur les agressions de policiers par les manifestants, c’est l’atteinte à l’ordre républicain qui est en jeu. Le maintien de l’ordre, c’est le maintien de l’ordre républicain. Il faut définir conjointement avec l’autorité préfectorale et l’autorité judiciaire les lignes rouges qui ne peuvent être franchies lors des manifestations. Le bon sens qui nous anime tous au quotidien en tant que policiers et gendarmes est aussi un facteur de désescalade, ainsi que notre capacité judiciaire à constater des infractions en flagrance. Nous adaptons nos réponses opérationnelles et notre capacité de projection pour interpellation en gardant conscience qu’il ne faut pas créer un trouble plus grand que celui qui existe.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. L’organisation territoriale actuelle permet-elle d’avoir à proximité une compagnie de CRS ou un escadron de gendarmes mobiles ? Et que feraient les unités spécialisées s’il y a très peu de maintien de l’ordre à réaliser ?

Colonel Jean-François Lafforgue. Les escadrons sont toujours employés, sauf lorsqu’ils sont en repos, en permission ou en instruction. Leur emploi dépend plutôt de la répartition des missions qui leur sont données. Lorsqu’ils sont employés très intensément pour l’ordre public, les autres missions en pâtissent. Si, en 2021, il n’y avait aucune manifestation, les cent neuf escadrons seront employés en sécurité publique générale.

Les missions des gendarmes mobiles sont très variées. Tous les gendarmes sont assermentés, ils sont formés à la sécurité publique générale en école. Ils perdent leur qualification judiciaire quand ils sont affectés à l’ordre public, mais ils peuvent travailler en renfort, dans les massifs montagneux l’hiver ou sur les plages pendant l’été. Ils renforcent la gendarmerie départementale en cas d’afflux de population ; ils seront toujours employés : le Président de la République a récemment demandé de renforcer des départements pour le contrôle aux frontières, et des gendarmes mobiles sont déployés à ce titre dans les Pyrénées ou en Savoie.

Les unités sont réparties partout sur le territoire national, nous disposons de forces professionnalisées prêtes à intervenir partout, outre-mer comme sur le territoire métropolitain.

L’idéal, en effet, est d’employer des unités spécialisées. Nos capacités ont été réduites il y a quelques années, tandis que le volume d’ordre public est devenu intense. Dans plusieurs villes de province, les directeurs départementaux de la sécurité publique ont dû se débrouiller avec des unités constituées de bric et de broc, de policiers venus des BAC ou des compagnies départementales d’intervention. Ils n’ont pas la même expérience, parfois ils n’ont pas l’équipement nécessaire, et la coordination ne se fait pas de manière aussi facile qu’entre les gendarmes mobiles et les CRS. Ce n’est pas la solution idéale, mais je ne jette pas la pierre aux directeurs départementaux qui ont la responsabilité de l’ordre public dans leur ville et doivent composer avec leurs moyens.

La stratégie de désescalade est de deux ordres. C’est d’abord la responsabilité des troupes sur le terrain. Il faut n’utiliser que la force strictement nécessaire, et dès que la situation s’apaise, il ne faut pas que la troupe remette de l’huile sur le feu par une intervention intempestive. Il faut essayer de réduire la pression au minimum possible.

En amont, un travail doit être réalisé par la préfecture, les groupements de gendarmerie départementale ou la DDSP, qui doivent discuter avec les responsables des manifestations et leur proposer des itinéraires qui leur conviennent. C’est le dialogue en amont et pendant les manifestations qui permet la désescalade. C’est plus difficile lors des manifestations récentes ou des rassemblements non déclarés, qui n’ont pas de responsables identifiés. Il est alors plus difficile de trouver des correspondants sur le terrain pour jouer la désescalade.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Est-ce que la montée en puissance de la tenue – casques, boucliers, protections – est prise en compte dans la stratégie de désescalade ?

M. Éric Peterlé. Je laisse à ma directrice centrale, Mme Regnault-Dubois, que votre commission auditionne cet après-midi, le soin de vous donner une réponse pour l’ensemble des CRS. À mon niveau de commandant de compagnie, la spécialisation tient surtout à la formation. Nous disposons de vingt-cinq jours par an pour nous former, c’est très intensif.

Tous les gardiens de la paix qui sortent d’école, les agents qui viennent d’autres services tels que la police de l’air et des frontières ou la sécurité publique et qui rejoignent les CRS viennent se former à Joigny, ainsi que les autres compagnies. J’assure l’hébergement pour les formations qui se déroulent sur mon site, qui bénéficie de sa position géographique centrale. Ces formations et cette spécialisation sont très importantes pour nous, qui travaillons en unités constituées.

S’agissant de l’emploi des forces en l’absence d’opération de maintien de l’ordre, je serai en position avec mon unité dans les Hauts-de-Seine ce soir, pour sécuriser Asnières. Et à tout moment, notre unité peut être appelée pour intervenir en cas de violences urbaines ou partir en maintien de l’ordre. Il y aura toujours de l’activité, et nous pouvons changer de cadre à tout moment. Il faut maintenir notre formation au maintien l’ordre, nous pouvons aider à sécuriser les aéroports, prévenir des attentats, puis être appelés ailleurs.

En matière de désescalade, je pense qu’il faut montrer sa force pour ne pas l’utiliser. Le port du casque s’impose en cas de jets de projectiles car je dois protéger mes fonctionnaires, mais face à une foule calme, nous gardons les boucliers derrière et les casques sur le côté. Nous nous sommes entraînés récemment, et en dix à vingt secondes, mon personnel peut s’équiper du casque et des boucliers. Je suis attaché au respect d’une grande discipline pour le maintien de l’ordre. Si les manifestants voient les agents discuter entre eux et regarder leur téléphone portable, l’impression donnée n’est pas bonne. Mais s’ils voient une compagnie débarquer, bien encadrée et vigilante, cela peut aider. Je ne suis pas un commandant va-t-en-guerre, l’essentiel est que la mission soit remplie, que les manifestants aient pu exercer leur droit de manifester et que tous les membres de mon unité reviennent indemnes. Dans le sigle CRS, le « R » signifie républicain, c’est mon leitmotiv à la tête de mon unité.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous sommes tous partisans d’une police républicaine respectable et respectée. Nous vous félicitons de ce que vous avez fait, et vous avez tout notre soutien.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. Lors des opérations de maintien de l’ordre au cours desquelles des personnes violentes s’attaquent à vous, peut-on recenser, de manière marginale ou significative, la présence de personnes de nationalité étrangère qui viendraient dans un but de déstabilisation sans lien avec le débat social interne ?

M. Benjamin Daubigny. Je n’en ai jamais vu dans les manifestations au cours desquelles j’ai servi.

Colonel Jean-François Lafforgue. Oui, lors des manifestations de type ZAD, nous retrouvons des étrangers participant à la mouvance anarchiste. Il existe une mouvance internationale qui fait fi des frontières. Des Français peuvent rejoindre des manifestations violentes de black blocs en Allemagne ou en Europe du Nord. Des travaux ont été menés par la préfecture de police de Paris. Lors de contrôles réalisés en amont des manifestations ou de passage en garde à vue d’individus violents, il y avait un certain nombre d’étrangers.

Lors des manifestations classiques, je n’ai pas vu de personnes étrangères, qui appartiennent aux mouvements anarchistes ou blacks blocs. Par contre, quand les Gilets jaunes lancent un appel à une manifestation nationale dans un lieu, on peut s’attendre à y trouver une dizaine ou une centaine d’individus venus de l’étranger et appartenant à la mouvance extrémiste de gauche.

M. Éric Peterlé. Je n’ai pas connu de tels cas au cours de ma carrière. Les blacks blocs sont très difficiles à traiter. Mon major me rapportait que, lors du sommet de l’OTAN à Strasbourg, des éléments de cette mouvance étaient venus de l’étranger pour déstabiliser.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci beaucoup de vos réponses.

 

 

 


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Audition du jeudi 26 novembre 2020

À 10 heures 30 : M. Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous accueillons M. Frédéric Péchenard, qui a occupé les fonctions de directeur général de la police nationale (DGPN) de 2007 à 2012, après une carrière de commissaire de police. Il est actuellement conseiller de Paris et vice-président du conseil régional d’Île-de-France, chargé de la sécurité.

Dans quelques instants, je vous donnerai la parole pour une brève intervention liminaire qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses.

L’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Frédéric Péchenard prête serment.)

M. Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale. Pendant trente ans, j’ai été commissaire de police, exerçant essentiellement en police judiciaire. Ensuite, et pendant cinq ans, j’ai été directeur général de la police nationale. Aujourd’hui, je suis préfet en détachement puisque j’ai été élu vice-président de la région Île-de-France, où je suis chargé de la sécurité et de l’aide aux victimes.

En qualité d’élu, conseiller de Paris du 17e arrondissement, j’ai été amené à suivre les manifestations nombreuses des Gilets jaunes. Les manifestations les plus visibles se sont déroulées dans le 8e arrondissement, autour de l’Arc de Triomphe et sur les Champs-Élysées, mais assez rapidement les manifestants refoulés se sont déplacés dans le 17e arrondissement. Aux côtés de Geoffroy Boulard, le maire de cet arrondissement, nous sommes allés soutenir les commerçants et voir ce qu’il se passait. Je suis donc à la fois un ancien policier et un ancien directeur général de la police, et j’ai suivi les manifestations avec un regard extérieur.

La doctrine française de maintien de l’ordre consiste à garantir le respect de deux exigences constitutionnelles d’égale importance : la liberté de manifester et la préservation de l’ordre public. Cette doctrine du maintien de l’ordre, dite à la française, est très exigeante en termes de déontologie et vise à éviter les excès de violence. D’ailleurs, quand j’étais directeur général de la police, les compagnies républicaines de sécurité (CRS) étaient souvent réclamées à l’étranger pour conduire des actions de formation. Le but absolu de la police française est de n’avoir aucun mort, quoi qu’il arrive. À ma connaissance, la dernière personne tuée au cours d’une manifestation est Malik Oussekine, en 1986 ; les policiers qui ont porté les coups ont été condamnés par la cour d’assises.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Depuis que vous avez quitté votre poste de directeur général de la police nationale, comment percevez-vous l’évolution des opérations de maintien de l’ordre ? La violence à l’égard des forces de l’ordre a-t-elle augmenté ? La violence légitime des forces de l’ordre a-t-elle dû s’adapter à celle des manifestants ?

M. Frédéric Péchenard. Incontestablement, la situation a changé. Il y a toujours eu des moments difficiles dans les opérations de maintien de l’ordre, mais personnellement je n’avais jamais observé de choses aussi difficiles, récurrentes, violentes que celles constatées au cours des manifestations parisiennes dans le contexte des Gilets jaunes.

Je suis obligé de remonter à mai 1968 pour me souvenir d’événements comparables. En mai 1968 j’avais onze ans et mon père, parce qu’il estimait que c’était son devoir d’éducateur de me montrer ce que pouvaient être des violences, m’avait emmené voir plusieurs manifestations : j’en ai donc conservé un souvenir précis. Je n’ai pas retrouvé dans ma mémoire d’événement aussi violent jusqu’aux Gilets jaunes. Il y a eu certes des moments difficiles, avec des blessés, des exactions, des agressions des forces de l’ordre et des pillages, mais cela durait peu de temps.

Je me souviens également, lorsque j’étais directeur général de la police, d’affrontements très durs avec les black blocs qui s’étaient déroulés lors du sommet de l’OTAN à Strasbourg en 2009. Un hôtel avait été brûlé et nous avions assisté à des scènes de guérilla urbaine, mais ces affrontements avaient duré deux jours avant de se calmer définitivement. La difficulté avec les manifestations actuelles, et notamment celles des Gilets jaunes, c’est la récurrence dans le temps. Tous les samedis, les scènes se sont reproduites et cela a fatigué les policiers, tant physiquement que nerveusement.

Je ne crois pas qu’il faille modifier la doctrine du maintien de l’ordre dite à la française. Une manifestation, normalement, regroupe des gens qui viennent manifester pacifiquement ; elle est déclarée et encadrée. Lorsque j’étais directeur général, il y avait des services d’ordre efficaces, celui de la CGT notamment, et cela permettait aux policiers de rester à bonne distance. Le premier pilier de la doctrine, c’est la liberté de manifester. Cela implique de protéger le cortège et de gérer tous les à-côtés, comme la circulation automobile. Les forces de l’ordre restent donc en retrait, si possible peu visibles, et il n’y a pas de contact. C’est une des raisons pour lesquelles on emploie les grenades lacrymogènes ou la technique des bonds en avant, parfois appelés des charges. Cela consiste pour les CRS ou les gendarmes mobiles à réaliser une progression rapide de 20 mètres, l’avancée d’une masse d’hommes en noir suffisant à faire reculer les manifestants.

Cependant, lorsque la manifestation revendicative se révèle être une émeute, les choses sont très différentes. Cela est notamment le cas lorsque l’on constate, dès le départ de la manifestation, que certains renversent puis brûlent des voitures et des poubelles, agressent les policiers et cherchent l’affrontement. Nous ne sommes alors plus face à des manifestants, mais à des délinquants. Il ne s’agit plus d’un maintien de l’ordre classique, mais d’un rétablissement de l’ordre et il n’y a pas d’autre possibilité que d’aller au contact et de procéder à des interpellations.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Peut-on considérer que le profil des manifestants a évolué ? Auparavant, on avait affaire à des cortèges syndicaux parfois durs, mais encadrés, comme lors des manifestations de sidérurgistes. Aujourd’hui, les manifestations ont un caractère plus individualiste. On voit apparaître des gens que l’on ne connaît pas, qui ne sont pas encadrés, qui partent dans tous les sens et suivent celui qui crie le plus fort et agit le plus violemment. Les black blocs existent, naturellement, comme auparavant existaient des mouvements anarchistes ou autonomes. Toutefois, cela n’explique pas les violences constatées dans les manifestations récentes. Quel regard portez-vous sur cette évolution des manifestants et de leurs comportements ?

M. Frédéric Péchenard. Il s’agit de distinguer les manifestants des black blocs. Qu’il s’agisse de mouvements autonomes, de casseurs ou de black blocs, il s’agit toujours de militants, généralement liés à la mouvance de l’ultra-gauche, se cachant dans une manifestation pour commettre des exactions, notamment des agressions des forces de l’ordre. Il y a également toujours eu, en marge de ces manifestations, plutôt en fin d’après-midi, des gens venus pour piller en profitant des difficultés ambiantes.

Toutefois, la plupart des manifestants ne posent pas de problème. Selon les informations relatées dans la presse, les Gilets jaunes arrêtés après avoir commis des dégradations ou des actes de délinquance étaient totalement inconnus des services de police. Souvent, ces personnes ne sont plus très jeunes, travaillent, ne font jamais parler d’elles et soudainement, dans la rue, se transforment et commettent des actes graves. La première fois que je me suis rendu sur une manifestation de Gilets jaunes, j’ai été surpris de constater que les affrontements avec les forces de l’ordre étaient survenus très rapidement. Il n’y avait ni pilleurs ni black blocs, mais seulement une foule composée de gens comme vous et moi, très remontée.

Cela est vraisemblablement dû à un manque d’encadrement ou à un encadrement qui fait volontairement monter la pression. J’ai le souvenir de manifestations où le service d’ordre de la CGT était vraiment en lien avec les forces de police déployées sur le terrain : il était possible de travailler en complémentarité et les choses se passaient parfaitement bien. Je crois donc qu’il faut se pencher sur ce point et améliorer les services d’ordre des manifestations.

Mme Constance Le Grip. Le nouveau schéma national de maintien de l’ordre (SNMO) introduit plusieurs changements relatifs aux techniques de désencerclement et à l’emploi de grenades explosives. Qu’en pensez-vous ?

Quel regard portez-vous sur l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) ? Que pensez-vous de son fonctionnement actuel ? Avez-vous des observations et des propositions à faire ?

M. Frédéric Péchenard. L’inspection générale a été récemment mise en cause, certains demandant même son remplacement par une autorité administrative indépendante. De nombreux autres corps de métier disposent d’une inspection interne et cela ne pose aucun problème. Ces corps de métier refuseraient d’ailleurs une inspection interne qui ne soit pas majoritairement composée de personnes représentant leur corporation, comme c’est le cas pour l’Ordre des médecins ou le Conseil supérieur de magistrature.

L’IGPN a une double casquette. La première est administrative. L’IGPN est placée sous l’autorité du directeur général de la police nationale. En dehors du côté répressif administratif, l’IGPN réalise beaucoup d’audits et d’enquêtes à la demande du directeur général de la police nationale. Cela permet d’avoir une idée de ce qu’il se passe et d’améliorer les choses. De nombreuses informations remontent par l’IGPN. Cette inspection générale doit donc impérativement rester sous les ordres du directeur général de la police nationale, car il en a besoin pour exercer son métier.

L’autre casquette est judiciaire. L’Inspection générale de la police nationale est composée de cabinets d’audit, mais aussi de cabinets d’enquête où sont affectés des officiers de police judiciaire. Ceux-ci sont, rappelons-le, directement placés sous les ordres des magistrats soit du parquet en cas d’enquête préliminaire ou de flagrance, soit de juges d’instruction en cas d’ouverture d’une information. À ce moment-là, l’inspection générale ne dépend plus du directeur général de la police ou du ministre de l’Intérieur puisqu’elle est placée sous l’autorité des magistrats. Comme partout ailleurs, quand des magistrats donnent des instructions aux officiers de police judiciaire, ceux-ci les exécutent.

L’IGPN travaille sous l’autorité de la justice, de magistrats indépendants, en tout cas pour les juges d’instruction, et je ne pense pas qu’il existe d’autorité plus indépendante que celle de la justice dans notre pays. Il faut continuer à faire confiance à l’Inspection générale de la police nationale, sous l’autorité des magistrats, pour sanctionner, si besoin, les policiers.

Les conseils de discipline de la police sanctionnent beaucoup. Il y a en France 5 millions de fonctionnaires et 150 000 policiers. Chaque année, la moitié des sanctions administratives de la fonction publique concerne les policiers. Quand j’étais directeur général, on révoquait une centaine de policiers par an. On ne peut donc pas dire que la police protège ses brebis galeuses, bien au contraire. Les policiers conduits à passer devant un conseil de discipline ne le trouvent jamais trop mou ou agréable. L’IGPN est un outil indispensable et il faut conserver les choses en l’état.

Concernant le nouveau schéma national de maintien de l’ordre, nous avons des unités spécialisées dans ce domaine, dont le travail, la réflexion et l’entraînement sont tournés vers le maintien de l’ordre. Or, ces unités ne sont pas systématiquement employées, en tout cas pas en première ligne. Cela peut paraître curieux, mais les CRS et les gendarmes mobiles ont l’habitude de subir pendant de nombreuses heures des insultes, des coups, des lancers de boulons : ils y sont entraînés. C’est un métier très difficile. Ils sont préparés à agir systématiquement en groupes, en unités constituées, et cela permet d’avancer doucement, de reprendre possession du terrain progressivement, sans donner une impression de flou dans leurs déplacements.

A contrario, certaines équipes comme les brigades anti-criminalité (BAC) peuvent être engagées sur des opérations de maintien de l’ordre. Ce n’est pas une hérésie : ces personnes sont des volontaires formées et elles disposent d’une habilitation. Toutefois, leur métier de base n’est pas le maintien de l’ordre, mais l’interpellation en flagrant délit. Les gens des BAC ont l’habitude de travailler en groupe de trois ou quatre personnes, dans un voire deux véhicules, et ils procèdent à des interpellations. Ce n’est pas le même métier. Sur certaines manifestations, les BAC ont été employées systématiquement en première ligne et c’est une erreur tactique. Leur rôle pendant les manifestations devrait être de suivre puis d’interpeller les personnes situées à l’intérieur du cortège et qui commettent des exactions ou des vols.

Je recommande donc un emploi plus important en première ligne des unités de maintien de l’ordre. Elles ne sont pas aussi statiques qu’on le dit. Il existe ainsi, dans chaque compagnie républicaine de sécurité, une section spécialisée dans l’intervention. Certains CRS peuvent bloquer un passage ou protéger un immeuble public en tenant la position quoi qu’il arrive, tandis que d’autres CRS sont chargés d’interpeller, avec des techniques efficaces, au besoin en se déplaçant.

En ce qui concerne les armes, les policiers doivent en détenir pour se défendre. Ils exercent un métier très difficile et doivent rétablir l’ordre. Ils ont donc besoin d’être protégés et de pouvoir se défendre. Il est normal que les policiers disposent d’armes dites intermédiaires. Rappelons que les policiers, comme les gendarmes, sont tous porteurs, y compris en maintien de l’ordre, d’une arme à feu. C’est une arme létale qu’on emploie fort heureusement rarement. Il faut toutefois s’assurer que les policiers bénéficient  de protections et d’armes intermédiaires.

Il ne faut toutefois pas hésiter à se poser des questions sur ce sujet. Les armes de défense intermédiaires doivent être certes efficaces, mais elles ne doivent pas causer de dommages irréversibles ou gravissimes. Ce point est important, notamment pour faciliter l’acceptabilité de l’intervention de la police par le plus grand nombre. Si l’on peut comprendre qu’une personne soit arrêtée, placée en garde à vue et condamnée parce qu’elle a été surprise en train de casser, de mettre le feu ou de jeter des boulons, personne ne peut en revanche admettre qu’un œil soit crevé au cours d’une manifestation. Les responsables politiques et les policiers doivent se pencher sur l’existence de ces armes intermédiaires et faire une balance précise entre l’efficacité nécessaire de ces armes et leur dangerosité. Certaines choses ne sont pas acceptables et il faut donc savoir faire évoluer l’équipement des policiers.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Quel est votre positionnement sur le lanceur de balles de défense (LBD) ? Les blessures graves que vous évoquiez sont intolérables et sont essentiellement liées à l’utilisation de cette arme intermédiaire. Faut-il supprimer les LBD, ou les maintenir, ou les mettre uniquement à disposition des unités spécialisées dans le maintien de l’ordre telles les CRS, les gendarmes mobiles et les compagnies d’intervention ?

M. Frédéric Péchenard. Le flash-ball est une arme nécessaire. Jusqu’à une date récente, il était peu employé en maintien de l’ordre. Cette arme équipait plutôt les brigades anti-criminalité. En effet, lorsque vous êtes trois, dans un quartier sensible, la nuit, à interpeller et que vous êtes pris à partie par une quarantaine de personnes, vous n’avez pas beaucoup d’autres moyens de maintenir les gens à distance que le flash-ball, qui était une version un peu courte du lanceur de balles de défense et avait comme inconvénient principal d’être très imprécis.

Le lanceur de balles de défense est une arme du même type. Il est certes plus précis, mais ce n’est pas un fusil de tireur d’élite ! Cette arme me semble indispensable dans les émeutes urbaines ou pour les brigades anti-criminalité. Toutefois, elle est moins intéressante en maintien de l’ordre. Sur toute la période des Gilets jaunes, la quasi-totalité des tirs de LBD n’a été le fait ni des gendarmes mobiles ni des CRS. Cette arme intermédiaire est en effet peu utile dans un contexte de maintien de l’ordre classique où les gens doivent être gardés à distance. Normalement, les grenades de désencerclement ou les gaz lacrymogènes suffisent.

En revanche, l’utilisation du LBD pour maintenir les gens à distance n’est pas judicieuse. En effet, lorsque l’on quitte le maintien de l’ordre pour entrer dans le rétablissement de l’ordre, la doctrine est d’aller au contact. À ce moment-là, il faut interpeller les gens. C’est un moment difficile, un acte de violence légitime, et il peut y avoir des blessés sous l’œil souvent malveillant de caméras. Le lanceur de balles de défense ne paraît pas être une arme intermédiaire absolument indispensable.

C’est un sujet irrationnel. Nous avons en France une police et une gendarmerie formidables, exceptionnelles, avec un très haut niveau de recrutement, de formation et de déontologie. Certains ont fait des comparaisons avec des polices étrangères, notamment avec les polices américaines. Je me suis tout de suite inscrit en faux. Les Américains ont 15 000 forces de police distinctes, certaines très bonnes, d’autres très faibles. Nos systèmes ne sont pas comparables. Nous avons, en France, deux forces de sécurité intérieure, très hiérarchisées, centralisées, contrôlées, entraînées et il y a tout lieu d’en être satisfait.

Je suis incapable de vous dire combien de personnes ont été blessées dans les manifestations. Si notre seule source de renseignements est un blog tenu par un militant de l’ultra-gauche, j’ai un doute sur l’exactitude des informations ! Sur un sujet aussi délicat, nous ne pouvons pas nous laisser déborder par l’émotion. Il faut avoir des données précises et fiables. Il y aurait intérêt à faire quelque chose d’exhaustif pour savoir qui a été blessé, dans quelles conditions, connaître la gravité des blessures et réfléchir calmement à des solutions pour améliorer les choses. C’est le but de votre commission d’enquête. Si cette arme se révèle être trop dangereuse, il faut la changer ou la remplacer. Il faut peut-être qu’elle soit plus précise, moins puissante et envisager d’autres armes intermédiaires dont il faudrait durcir l’utilisation.

Nous sommes tous très frappés par les images diffusées à la télévision et sur les réseaux sociaux. Selon la provenance de ces images, on voit des malheureux au sol en train de se faire frapper par des policiers et sur d’autres, au contraire, des policiers systématiquement obligés de reculer, avec un nombre important de blessés. Je pense qu’il faut donner à la police les moyens de montrer les enregistrements. Dans Paris, les enregistrements sont systématiques par des caméras de vidéoprotection, les policiers ont des caméras individuelles et les forces mobiles disposent d’un caméscope par unité.

Pour des raisons essentiellement juridiques, la police ne se sert pas d’images vidéo. Or, cela permet de savoir ce qu’il s’est passé et de restituer les faits dans leur contexte. Souvenez-vous de cette femme de 50 ou 60 ans, en blouse blanche, lors d’une manifestation d’infirmières. Elle s’était soudainement retrouvée entourée par plusieurs policiers avant d’être interpellée. Lors de la diffusion de ces images, de nombreuses personnes s’étaient demandé s’il était utile d’avoir cinq policiers pour interpeller de manière violente cette pauvre infirmière. Or, quand on regarde les images, on voit bien que la présence des cinq policiers permet d’éviter une interpellation violente. Seul le surnombre permet de faire des interpellations sans violence. Peu de temps après, les images filmées avant l’interpellation ont été diffusées : on y voyait cette femme insulter les policiers, leur cracher dessus, leur faire des doigts d’honneur et leur envoyer des projectiles. En visualisant toute la séquence, on comprenait que son interpellation était parfaitement légitime.

Il faut donc toujours se méfier des petits bouts de vidéos de quelques secondes. Ils ne permettent pas de savoir ce qu’il s’est passé avant et après, et conduisent à se laisser déborder par l’émotion ou manipuler par les ennemis de notre police ou de notre système. L’information tronquée et parcellaire est sans doute l’élément le plus grave : soudain une image est montée en épingle et conduit à l’hypothèse des violences policières. Or ce n’est pas vrai : la police et la gendarmerie françaises ne sont pas des forces de sécurité violentes.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Du temps, pas si lointain, où vous étiez commissaire puis directeur de la police, certaines manifestations étaient violentes et l’ordre était maintenu ou rétabli sans utilisation de LBD. Puisque l’on a pu se passer de cette arme pendant si longtemps, est-elle vraiment nécessaire ?

Le souci de notre commission est d’améliorer les choses en formulant des propositions. Comment les Français peuvent-ils être solidaires des policiers lors d’un attentat, et adopter un comportement totalement différent au lendemain d’une série de manifestations ? C’est la question que nous nous posons et la raison pour laquelle cette commission a été constituée. Tous les Français n’ont pas formulé de critiques à l’encontre des forces de l’ordre, mais l’image de la police s’est dégradée. Cela tient souvent à des comportements individuels, sanctionnés par l’IGPN ou les tribunaux. Toutefois, ce n’est pas la sanction qui est importante, c’est l’acte. Les violences policières sont marginales, mais nous devons tout mettre en œuvre pour éviter de surajouter du trouble et permettre aux Français d’apprécier la police et la gendarmerie, qui sont nécessaires à l’ordre public et donc à la liberté.

Étant préfet de formation, élu et citoyen, quel est votre sentiment sur ce qu’il se passe dans notre société aujourd’hui, sur la défiance à l’égard des forces de l’ordre ? Doit-on craindre un bouleversement compte tenu de l’évolution de notre société vers plus d’individualisme et moins de respect de l’ordre social ? J’aimerais connaître votre sentiment sur la relation entre les forces de l’ordre et la société.

M. Frédéric Péchenard. Depuis mon entrée dans la police, en 1981, j’ai suivi les sondages annuels destinés à évaluer la confiance des Français dans leur police. Le dernier a été réalisé il y a quelques semaines seulement. Depuis toutes ces années, le pourcentage de satisfaction, de reconnaissance, de confiance à l’égard de la police et de la gendarmerie oscille entre 75 % et 88 %. Seule l’armée bénéficie d’un pourcentage supérieur. Les Français ont donc plus confiance dans la police que dans n’importe quel autre corps de métier, à l’exception des militaires. Seul un petit nombre de personnes déteste la police et la majorité des Français soutient la police et la gendarmerie.

J’ai été très frappé par plusieurs slogans aussi désagréables qu’absurdes. Je pense à « tout le monde déteste la police » mais aussi à celui entendu en mai 1968 : « CRS SS ». Lors du mouvement des Gilets jaunes, j’en ai entendu un autre, plus ignoble encore : « Suicidez-vous ! ». La police est un des métiers où l’on observe le plus de suicides, et l’année dernière a été une année noire, marquée par un taux record de suicides. Lorsque j’étais DGPN, j’avais fait réaliser par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) un travail remarquable sur ce sujet. La police n’est pas l’exact reflet d’une société – il y a plus d’hommes que de femmes, moins de jeunes, moins de personnes âgées, etc. – mais il avait été constaté que l’on se suicidait davantage dans la police que dans le reste de la population. Cela veut bien dire qu’être policier est un métier difficile. Entendre des manifestants crier « suicidez-vous ! » m’a donc profondément blessé.

Je vous rappelle que l’emploi de la force par la police est légitime. Quand vous interpellez quelqu’un qui ne se laisse pas faire, vous procédez alors à une interpellation de vive force. Si on vous porte des coups, vous pouvez alors répondre en portant des coups, puis mettre la personne au sol avant de la menotter. Lorsque j’étais jeune commissaire dans des services d’intervention, j’ai passé beaucoup de temps dans la rue et procédé à de nombreuses interpellations. Parfois, ces interpellations se passent très bien, parfois mal, voire très mal. Ce n’est pas de la faute de la police, mais de la personne interpellée. Si celle-ci se laisse faire – ce qui est le minimum que l’on puisse attendre d’un citoyen –, il n’y a pas de violence. En revanche, si la personne se débat et porte des coups aux policiers alors, bien évidemment, il y aura une réaction car force doit rester à la loi.

Dans le 17e arrondissement où j’habite et suis élu, j’ai observé des scènes de guérilla. Je n’avais jamais vu ça : des voitures en flammes rue de Prony, la rue de Courcelles intégralement dévastée. Je regrette que la police n’ait pas été plus vigoureuse pour empêcher cela. Il y a donc le ressenti des manifestants, mais aussi celui de l’immense majorité des gens qui, de leurs fenêtres, voient leurs voitures brûler ou les carreaux être cassés. Malheureusement, selon la vieille expression du dictionnaire des idées reçues, la police a toujours tort.

L’année dernière, j’ai écrit un livre, Lettre à un jeune flic. À cette occasion, j’ai rencontré des jeunes policiers, des jeunes gardiens de la paix, des jeunes officiers, des jeunes commissaires. Je les ai trouvés très bien, tant au niveau intellectuel qu’en matière de respect de la société, de déontologie et d’enthousiasme républicain. Ils sont encore mieux que nous l’étions au même âge.

Je constate une montée de la violence et des tensions. Je crois que nous sommes entrés en France, et ailleurs dans le monde, dans un cycle de violence. Dans une société, il y a des cycles de tranquillité et des cycles de violence. Ma génération a eu la chance, en France, de ne connaître aucune guerre. Mon grand-père a fait la guerre de 1914 puis a été rappelé en 1939. Mon père avait l’âge pour partir à la guerre d’Algérie. Mais aujourd’hui, combien d’élus, de personnes au pouvoir dans les entreprises ont connu une guerre et ces moments extrêmement durs ? Très peu.

J’avais coutume de dire que la France était un pays de moins en moins violent, citant en exemple le nombre des homicides. C’est un item intéressant, car ce sont les faits de violence les plus graves, et il n’y a pas de chiffres noirs à ce sujet. En France, entre 1990 et 2012, soit moins d’un quart de siècle, le nombre d’homicides a diminué de moitié.

Malheureusement, depuis 2014, les choses ont changé. C’est à partir de cette date que les homicides en France ont commencé à réaugmenter d’année en année. Certains l’expliquent par le terrorisme. Moi, je pense que le terrorisme est une manifestation de la violence. De plus, même en ôtant le nombre de morts liés au terrorisme, on constate une augmentation des homicides en France. Il semblerait que ce phénomène touche également d’autres pays, notamment l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Objectivement, depuis 2014, nous sommes entrés dans un cycle où les violences sont plus importantes.

Je vous invite à prendre connaissance du travail remarquable réalisé la Fondation pour l’innovation politique (FONDAPOL). Il retrace quarante ans de terrorisme islamiste de 1979 à 2019. FONDAPOL a étudié tous les attentats terroristes islamistes survenus dans le monde depuis le début de la guerre entre l’Afghanistan et l’URSS, considérée comme la matrice du djihad moderne. Pendant ces quarante années, il y a eu 33 000 attentats. Ils ont causé dans le monde entier 167 000 morts, mais c’est pendant ces six dernières années que les deux tiers des attentats et les trois quarts des morts sont survenus. Soudain, depuis 2014, le terrorisme dans le monde, et particulièrement en France, a augmenté de manière significative. Les actes de terrorisme, dont l’objectif est de nous impressionner, nous ont particulièrement affectés. Lorsque j’étais directeur général de la police, pendant cinq ans, hormis l’affaire Mohammed Merah en 2012, le terrorisme islamiste nous a frappés exclusivement à l’extérieur de nos frontières, notamment en Afrique. Depuis 2014, chaque mois, nous avons été frappés sur notre sol, de manière récurrente et violente.

À ces difficultés se greffent les crises. La crise sanitaire actuelle débouchera probablement sur une crise économique très dure et donc sur une crise sociale vraisemblablement plus forte que celle qui fut à l’origine du mouvement des Gilets jaunes. Les mois à venir ne seront pas faciles. Il y aura également certainement une crise sécuritaire. Bien qu’il faille les prendre avec précaution et avec recul, les chiffres de la police sont mauvais. La libération massive de détenus – 14 000 détenus ont été libérés, soit 20 % des détenus – n’a pas amélioré la situation.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie, monsieur le préfet. Le contenu de votre intervention était intéressant, tant dans l’analyse que dans l’ode à la police, à la gendarmerie et aux forces de sécurité intérieure présentes pour défendre nos valeurs démocratiques.

 

 


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Audition du jeudi 26 novembre 2020

À 11 heures 30 : Mme Aurélie Laroussie, présidente de l’association Femmes de forces de l’ordre en colère

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Nous continuons nos auditions en accueillant Mme Aurélie Laroussie. Elle est présidente de l’association Femmes des forces de l’ordre en colère. Cette association soutient l’ensemble des forces de l’ordre et dénonce leurs conditions de travail en général, mais ce n’est certainement pas un hasard si, à l’origine de sa constitution, se trouve un groupe Facebook créé par une épouse de CRS.

Je précise que cette audition va être diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Mme Laroussie, je vais vous donner la parole pour une très brève intervention liminaire qui précèdera nos échanges sous forme de questions-réponses. Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Mme Laroussie, je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(Mme Aurélie Laroussie prête serment.)

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Il nous semblait important d’entendre votre parole en tant que représentante de l’association de l’ensemble des femmes de membres des forces de l’ordre. Est-ce une association uniquement de femmes ou comprend-elle aussi des conjoints ou des compagnons ? Avez des hommes dans votre association ?

Mme Aurélie Laroussie, présidente de l’Association femmes des forces de l’ordre en colère. Oui, des hommes en font partie. C’est par exemple le cas du secrétaire de l’association, qui est mari de gendarme.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Vous regroupez donc des compagnons et des compagnes de membres des forces de l’ordre.

Mme Aurélie Laroussie. Voilà. Nous avons débuté avec des conjoints et conjointes et nous avons aujourd’hui beaucoup de familles (avec notamment des mères de policiers et de gendarmes). Nous avons aussi énormément de citoyens qui nous ont rejoints et qui viennent vers nous plus facilement. Ils soutiennent la police et la gendarmerie mais – par respect – ils n’osent pas forcément aller au-devant de ces gens-là. Ils viennent donc nous soutenir, nous les épouses. Nous avons peut-être ce côté plus humain entre nous.

Je voudrais tout d’abord vous remercier, M. Fauvergue et tous les membres de cette commission, de nous donner la parole. La parole que je vais porter aujourd’hui est celle des hommes et des femmes du terrain (que ce soit des policiers ou des gendarmes). Aujourd’hui, il est avant tout question du maintien de l’ordre donc je parlerai en premier lieu des CRS et des gendarmes mobiles. Je vais également porter la parole des épouses, des époux ainsi que des familles, qui peuvent subir certaines situations au travers des fonctionnaires qu’elles côtoient. Comme je le dis souvent, nous ne sommes pas sur le terrain mais nous subissons tout de même beaucoup de choses au quotidien. J’espère donc pouvoir donner un côté un peu plus humain à notre police et à notre gendarmerie. Je pense que c’est mon rôle. Je ne rentrerai pas dans les aspects techniques du maintien de l’ordre en lui-même, n’étant pas policière moi-même. Je suis mariée depuis maintenant huit ans avec un CRS. Après chaque opération de maintien de l’ordre, j’ai un débriefing de la part de mon mari ou de ses collègues sur leur ressenti à propos de ce qu’il s’est passé, en bien ou en mal, mais aussi sur leurs demandes et leurs revendications. J’espère ainsi pouvoir vous apporter certaines informations qui pourraient servir la cause.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Très bien. Vous parlez du débriefing de la part de votre conjoint, ce qui me surprend car – dans une ancienne vie – il m’avait souvent été dit de ne pas ramener à la maison les problèmes du travail, même si nous sommes bien obligés d’en parler un peu. De là à faire un débriefing de ce qu’il s’est passé durant la journée, cela m’étonne. J’espère que ce n’est pas un débriefing complet et que ce sont uniquement des éléments qui ont marqué votre mari.

Avant de laisser la parole aux collègues qui voudront intervenir, j’aurai une question. Nous avons entendu à l’instant l’ancien directeur général de la police nationale, le Préfet Frédéric Péchenard, qui est un ancien policier. Il évoquait des moments de manifestations où des individus particulièrement véhéments s’étaient approchés des forces de l’ordre en tenant des propos du style « Suicidez-vous, suicidez-vous ! ». Ce sont des paroles qui peuvent frapper particulièrement les familles, et j’ai moi-même reçu beaucoup de témoignages en ce sens. Je voulais savoir comment vous avez perçu ces propos et s’ils sont de nature à influer sur la sérénité de vos maris, compagnons ou compagnes. Pensez-vous que leurs conditions d’exercice se sont compliquées au cours des dernières années ? En tant que membres de leur famille, craignez-vous pour leur santé physique ou psychologique ?

M. Jérôme Lambert, rapporteur de la commission. Je me permets de compléter l’intervention de M. le président Fauvergue. J’ai bien noté que vous étiez présidente de l’association Femmes des forces de l’ordre en colère. Je souhaitais savoir contre qui ou contre quoi vous êtes en colère. Est-ce contre le système, contre la hiérarchie de vos compagnons ou vos compagnes, contre les adversaires auxquels ils font face ?

Mme Aurélie Laroussie. Si je comprends bien votre question, monsieur le rapporteur, vous souhaitez savoir pourquoi le terme « en colère » est contenu dans le nom de notre association. Le slogan « Suicidez-vous ! » auquel le président Fauvergue faisait allusion nous a vraiment fait très mal, et particulièrement à moi puisque j’étais très amie avec Maggy Biskupski, dont vous avez dû entendre parler. Elle s’est suicidée le 12 novembre 2018 et ce slogan a été utilisé quelques mois après son décès. Quand vous avez vécu le suicide d’une amie, ce slogan est particulièrement douloureux.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Je me permets de vous interrompre pour préciser aux collègues députés que Maggy Biskupski était l’une des responsables du mouvement des policiers en colère, qui n’a rien à voir avec l’association de Mme Laroussie. Nous avons fait le choix de ne pas solliciter ce mouvement dans le cadre de notre commission d’enquête car il s’agit d’un mouvement qui a quelque peu dévié.

Mme Aurélie Laroussie. Lorsque vous avez vécu le suicide de quelqu’un de proche et que vous entendez ce slogan abject, « Suicidez-vous ! », c’est très dur à supporter. Je ne comprends pas comment il est possible de demander à des hommes et des femmes – quel que soit leur uniforme – de se suicider. Les gens en oublient complètement le fait que, lorsqu’un fonctionnaire de police ou un militaire met fin à ses jours, il laisse un mari ou une femme, des enfants, des parents et des amis. Ces policiers et ces gendarmes ont une famille derrière eux. Or, j’ai malheureusement l’impression qu’aujourd’hui les gens ne voient plus qu’un uniforme et qu’ils ne se rendent pas compte qu’un policier peut être papa et mari, et qu’il peut être amené à conduire ses enfants à l’école le matin ou à leur faire faire leurs devoirs. On a complètement déshumanisé les forces de l’ordre. Est-ce que c’est une volonté politique ou médiatique ? J’aurais tendance à dire – même si le mot est peut-être mal choisi – qu’il s’agit d’une « mode » : c’est une mode de critiquer la police, aujourd’hui, et l’on ne peut plus la défendre sans être insulté ou menacé, comme je le suis tous les jours.

Concernant les conditions d’exercice des forces de l’ordre, je pense que, depuis deux ans – soit depuis le mouvement des Gilets jaunes – elles se sont particulièrement détériorées. En face des forces de l’ordre, certains manifestants sont de plus en plus violents. Tout mouvement, qu’il soit social ou syndical, et quel que soit son sujet, est l’occasion de caillasser, d’insulter voire – pour parler « cash » – de « crever du flic ». Lorsque vous regardez les vidéos de manifestations, vous pouvez entendre des slogans tels que « Tout le monde déteste la police » ou « Suicidez-vous ! ». Où sont les revendications dans ces mouvements-là ? Il n’y en a plus aucune. C’est juste le plaisir d’aller dans la rue et de caillasser et insulter des flics. Je respecte évidemment le droit de manifester en France et j’ai été la première à aller dans la rue, mais j’estime que, dès lors qu’on s’y rend, il faut avoir des revendications claires. Aujourd’hui, il n’y a plus aucun meneur dans ces manifestations. Je me mets à la place d’un policier sur une opération de maintien de l’ordre qui voudrait parler à l’organisateur d’une manifestation et j’ai l’impression que, bien souvent, il n’y en a plus. Dès lors, les manifestations peuvent partir dans tous les sens et elles sont infiltrées par plusieurs groupuscules qui viennent juste pour en découdre, et pas pour faire avancer des revendications.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. J’entends vos propos. Il existe encore des manifestations traditionnelles, avec des revendications. Je citerai par exemple les manifestations pour le climat, qui ont des objectifs assez clairs. Ce que vous dénoncez, si je comprends bien, ce sont les manifestations qui seraient des prétextes pour des violences, contre les policiers et les gendarmes mais pas seulement.

Mme Aurélie Laroussie. Hier, un CRS m’a contactée en vue de mon audition. Il y a deux ou trois jours, il intervenait sur une manifestation d’un mouvement féministe à Toulouse. En soi, la cause des droits des femmes est bonne, mais le mouvement a dévié vers des slogans anti-flics. Dans ces cas-là, je ne vois pas le lien avec les droits des femmes.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je vous écoute avec beaucoup d’intérêt et je comprends tout à fait les difficultés que vous devez traverser – les uns et les autres – dans votre vie de famille lorsque vous êtes compagne ou compagnon d’un membre des forces de l’ordre, qui aujourd’hui rencontrent des difficultés dans l’accomplissement de leurs missions, même s’ils le font avec un grand professionnalisme. Il est vrai que leurs conditions d’emploi sont de plus en plus exigeantes et qu’ils doivent revenir à leur domicile passablement fatigués voire épuisés, ce qui peut d’ailleurs engendrer de grosses difficultés, aussi bien dans leur métier que dans leur vie sociale.

J’en reviens à la question que je vous posais à l’instant. Je ne veux pas insister excessivement, mais je souhaiterais avoir des précisions sur l’objet du terme « en colère ». Êtes-vous en colère contre la société, contre le Gouvernement, contre la hiérarchie, contre les opposants, contre les journalistes ou contre tout le monde ?

Mme Aurélie Laroussie. Il faut savoir d’où est parti ce mouvement. Pour être honnête, je l’ai lancé il y a trois ans à la suite de l’affaire Théo et de toutes les violences – des émeutes, des violences urbaines – qu’elle a entraînées. Dans les discours de cette période, tous les policiers étaient racistes et violents. À titre personnel, j’étais en colère contre cet amalgame qui visait l’ensemble de l’institution de la police et de la gendarmerie. J’étais loin d’imaginer alors que je serais, trois ans plus tard, devant vous aujourd’hui. Si je l’avais su, je n’aurais peut-être pas utilisé le terme « en colère », mais il est vrai que je l’étais alors, à force d’entendre ce que j’entendais dans les médias et dans la rue envers notre police.

J’étais en colère, à ce moment-là, contre les jeunes délinquants auxquels les forces de police et de gendarmerie étaient confrontées. Au bout de quelques mois et – maintenant – de quelques années, la colère s’est un peu orientée vers le Gouvernement, vers certaines hiérarchies – pas toutes car il y a encore de bons patrons, heureusement. J’étais aussi en colère contre cette politique du chiffre, contre le laxisme de la justice, et contre tout ce qui fait que l’on se retrouve aujourd’hui à avoir une police malade, marquée par de nombreux suicides. Malheureusement, je déplore aussi l’état dans lequel notre pays est en train de sombrer. Pour moi, la sécurité est un enjeu majeur et lorsqu’on voit tout ce qu’il se passe tous les jours dans ce pays, je me dis qu’il y a de quoi être en colère.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Vous avez parlé de votre colère contre l’amalgame selon lequel l’ensemble de la police serait raciste. Nous comprenons bien que vous ne supportiez pas cet amalgame.

Mme Aurélie Laroussie. Je dirais que c’est un peu le cheval de bataille de certains partis politiques. S’ils n’avaient pas la « violence policière » à dénoncer, que feraient-ils d’autres ? J’aurais d’ailleurs quelque chose à leur demander : ils dénoncent la discrimination, qui est un mot à la mode. Je la dénonce tout autant, ne nous méprenons pas. Notre société dénonce la discrimination religieuse, sexuelle ou encore physique, mais j’aurais une question sur la manière dont peuvent être qualifiées les menaces de mort ou de viol dont mes filles et moi pouvons faire l’objet sous le seul prétexte que je suis femme de flic. J’appelle cela de la discrimination professionnelle, et j’en ai déjà parlé avec M. Fauvergue. Si aujourd’hui je suis menacée, ce n’est pas par rapport à ma couleur de peau, à mon orientation religieuse ou politique, mais tout simplement parce que je suis femme de flic, que je le revendique, que je le crie haut et fort, que je le médiatise et que je défends les forces de l’ordre. Je suis donc menacée à cause de la profession de mon mari. Quand va-t-on enfin mettre les bons mots sur de tels actes ? Comment qualifieriez-vous cela ? Pour moi, il s’agit clairement de discrimination professionnelle.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Ces menaces – en particulier de mort – amènent plusieurs questions de ma part. Comment ont-elles été exprimées ? Était-ce sur les réseaux sociaux, par l’intermédiaire de vidéos, par exemple ? Avez-vous engagé des procédures pénales à la suite de ces menaces ?

Mme Aurélie Laroussie. Elles s’expriment principalement sur les réseaux sociaux, que ce soit Twitter, Facebook, par des messages privés ou même à la vue de tous. La plus grave menace que j’ai subie a été envoyée par mail. Son auteur avait trouvé des informations sur ma vie privée et sur le collège de ma fille. Il est clair que les réseaux sociaux font énormément de mal. J’ai porté plainte et j’ai été reçue par la juge il y a un an et demi. Depuis, il ne s’est rien passé. Je me suis constituée partie civile pour avoir accès au dossier et il apparaît que la personne incriminée est très défavorablement connue des services de police. Elle vit maintenant en Allemagne et j’ai appris qu’elle avait tenté d’assassiner sa propre sœur.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Une instruction est bien ouverte, n’est-ce pas ?

Mme Aurélie Laroussie. Oui, mais je n’ai plus eu de nouvelles depuis un an et demi.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Avez-vous relancé la juge en charge du dossier ?

Mme Aurélie Laroussie. J’ai changé d’avocat entretemps et je l’ai relancée, mais est-ce véritablement à moi de le faire ?

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. L’important ici est de savoir que vous avez été menacée en tant que femme de policier, de même que vos filles. Je retiens aussi que la justice a lancé une procédure. Il faut savoir qu’une instruction peut durer deux à trois ans. Nous pouvons le regretter évidemment.

En tant que présidente de votre association, d’autres conjoints ou conjointes vous saisissent-ils pour des problématiques de ce type ?

Mme Aurélie Laroussie. Oui, bien sûr. Une autre épouse de fonctionnaire a par exemple trouvé des mots sur son pare-brise avec des menaces de mort. Nous avons également eu connaissance de cas de messages déposés dans les boîtes aux lettres, ce qui signifie que les auteurs de ces menaces connaissent jusqu’à l’adresse de notre domicile. Le problème le plus important et le plus récurrent a trait au harcèlement de nos enfants dans les établissements scolaires.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Comment ce harcèlement se traduit-il ?

Mme Aurélie Laroussie. Nos enfants sont victimes d’insultes dans les cours d’école ou sur les réseaux sociaux, mais également d’agressions physiques. La responsable de l’association pour la région Auvergne – Rhône-Alpes avait accordé une interview à France 3 à l’occasion d’une manifestation il y a deux ans environ. Son fils – qui était en troisième à l’époque – a ensuite été agressé physiquement avec une bouteille de bière cassée. Elle lui a été jetée dessus, ce qui lui a ouvert l’arcade sourcilière. La raison invoquée était – je cite pour être bien claire – « Ta maman est une pute à flic. On l’a vue à la télé défendre les flics ». Ce jeune homme s’est retrouvé avec l’arcade ouverte et a dû être déscolarisé puis changé d’établissement scolaire. Voilà où nous en sommes, et c’est un exemple parmi tant d’autres. Des récits comme celui-là, nous en entendons tous les jours. Nous demandons à nos enfants de ne pas dire à l’école que leur père ou leur mère est policier ou gendarme. Lorsqu’il faut remplir les fiches d’informations en début d’année scolaire, on ne le mentionne pas.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Selon vous, d’où proviennent ces comportements, que nous connaissons et qu’évidemment nous condamnons ? Je ne suis pas convaincu que ce soit un phénomène très répandu. Il n’en demeure pas moins qu’ils existent, vous en faites état. Qu’ils soient généraux ou moins généraux, quelle est l’explication que vous – dans le cadre de votre association – donnez à ces comportements ? Il ne s’agit pas d’excuser qui que ce soit, bien entendu. Mais de votre point de vue, d’où vient cette façon de se comporter à l’égard des policiers, qui se retrouve y compris parmi des enfants ?

D’où provient cette dérive ignoble qui, d’ailleurs, ne touche pas seulement les policiers ? Je fais aussi l’objet de menaces de mort qui donnent lieu à des enquêtes, et beaucoup de personnes peuvent être concernées pour une raison ou pour une autre, qui ont à voir avec leurs activités militantes, professionnelles ou autres. En tout cas, quelle est votre analyse à ce sujet ?

Mme Aurélie Laroussie. Comme vous l’indiquez, c’est certes le fait d’une minorité, mais elle est bruyante et fait énormément de mal. C’est notamment vrai sur les réseaux sociaux sur lesquels, en ce moment, l’article 24 de la loi relative à la sécurité globale fait débat. Pour m’être entretenue du sujet avec différents représentants politiques, je trouve qu’il va être difficile à mettre en œuvre, mais c’est un autre problème. Ce climat anti-flic est dû aux réseaux sociaux et aux médias en général, qui vont constamment relever des faits de violences policières. Si une violence a été commise un jour, vous allez en entendre parler sur toutes les chaînes d’information pendant des semaines et des semaines.

En revanche, on ne communique jamais sur les beaux gestes de la police nationale et de la gendarmerie. J’estime qu’il revient désormais aux médias et à vous – les élus de la République – d’orienter l’opinion et d’essayer de donner une image positive en insistant sur le fait que le policier n’est pas seulement celui qui gaze ou qui matraque dans les manifestations. La police comprend différents services. Pour ne citer qu’elles, les équipes des brigades des mineurs font un travail exceptionnel et sauvent des enfants. Tout cela, il n’en est pourtant jamais question dans le débat public : on ne montre que le côté répressif de la police nationale et de la gendarmerie. Cela me fait penser à un « lavage de cerveau » : on oriente l’opinion publique dans le sens que l’on veut, et le pire est que cela fonctionne.

Quand j’interviens dans le débat public, je me fais régulièrement insulter sur les réseaux sociaux. J’ai à plusieurs reprises fait le test d’échanger par messages privés avec l’auteur de ces insultes pour discuter « entre quatre yeux ». Je peux vous assurer que, lorsqu’il n’y a pas cet effet de meute, une conversation peut avoir lieu avec ces personnes. Je pense qu’il va falloir aller davantage dans ce sens. Je ne sais pas si cela doit passer par le service de communication de la police ou de la gendarmerie ou par le ministère de l’Intérieur, mais je pense vraiment qu’il existe un problème de communication sur les beaux gestes de la police et de la gendarmerie. Par exemple, j’apprécie beaucoup les actions de l’association Raid Aventure Organisation, qui est présidée par Bruno Pomart, que vous connaissez certainement.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Nous entendrons M. Pomart cet après-midi.

Mme Aurélie Laroussie. C’est très bien. J’adore cette association car elle fait énormément pour la communication entre les forces de l’ordre et les jeunes. La proximité s’est complètement perdue et tout est fait aujourd’hui pour creuser encore cet écart, ce qui n’est pas bon du tout. Il faut expliquer aux jeunes ce que sont la police et la gendarmerie.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Ce que vous venez de dire concernant cette proximité qui s’est perdue est particulièrement éclairant. Nous essayons de remettre cette notion sur le devant de la scène avec la police du quotidien. Comment expliqueriez-vous cette perte de proximité ?

Mme Aurélie Laroussie. Comme nous le savons tous, il y a déjà eu d’importantes pertes d’effectifs. C’est à mon sens un gros problème. Je pense aussi que cette situation est liée à un mauvais emploi des différents services. Pour avoir parlé avec des CRS, ils soulignent qu’ils passent trois quarts de leur temps à faire des gardes statiques, parfois devant des portes sans personne derrière. À mon sens, ce n’est pas leur rôle. D’autres services de la police nationale pourraient certainement être affectés à ces missions.

Il est souvent question de quartiers difficiles ou de zones dites de non-droit. Pour en avoir parlé avec des policiers qui travaillent au sein des brigades anti-criminalité (BAC) ou en civil, ils mettent en avant qu’ils se trouvent face à des personnes qui veulent en découdre avec eux. En parallèle, vous avez des CRS qui sont prêts à intervenir dans ces quartiers-là mais qui ne sont pas employés pour ce type de missions. Pourtant, les policiers de la BAC soulignent bien que la réaction n’est pas la même lorsque ce sont les CRS qui interviennent dans ces quartiers. La présence des CRS pourrait dès lors être un moyen de faire baisser la pression dans ces zones, alors que nous savons bien comment cela se termine lorsque ce sont des équipes de la BAC qui y sont envoyées. Aussi, il faudrait peut-être réorganiser les services en tenant compte de leurs compétences et de leurs missions.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Si je comprends bien, vous considérez qu’il serait bien d’adopter parfois une stratégie différente, en faisant occuper le terrain par des fonctionnaires qui sont davantage formés – comme c’est le cas pour les CRS – au dialogue et à ce que l’on a maintenant tendance à appeler la désescalade. Est-ce le sens de votre propos ?

Mme Aurélie Laroussie. Exactement. Le terme de désescalade est le bon. Je pense que nos CRS et nos gendarmes mobiles sont formés pour ce type de missions, ce qui est moins le cas d’autres services. Une policière basée à Sartrouville m’avait par exemple indiqué qu’après avoir fait intervenir les CRS dans son secteur, la situation s’était fortement détendue. Les tirs de mortier avaient cessé et des CRS ont même pu parler avec des jeunes sur place, parce qu’ils ont une approche différente. Le fait qu’ils arrivent en nombre peut aussi aider à calmer les jeunes.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. L’effet de nombre joue certainement, de même que le fait que les CRS ne sont pas les policiers qui sont sur place au quotidien.

Mme Aurélie Laroussie. Tout à fait. Dans ces quartiers-là, les habitants connaissent les fonctionnaires de la BAC puisqu’ils les voient tous les soirs ou presque, ce qui fait qu’il n’y a plus ni crainte ni respect à leur égard. Si vous faites venir dans un quartier de région parisienne 90 CRS d’une compagnie de province, ce n’est plus le même rapport de force car les habitants ne les connaissent pas. Parmi les CRS, vous avez beaucoup d’hommes d’un âge un peu plus mûr et qui sont – malgré tout ce qui peut être dit – des pères de famille. Avec leur maturité, ils peuvent certainement apporter un sens des relations différent, avec davantage de communication et de discussion.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Si je résume, il faudrait faire de temps en temps – je ne sais pas si c’est généralisable – « la police autrement ».

Mme Aurélie Laroussie. Voilà. Pour moi, il existe actuellement un gros problème d’emploi et de doctrine. Sur des manifestations comme nous en voyons en ce moment, ce sont des compagnies d’intervention (CI) qui sont envoyées en priorité alors qu’elles comprennent dans leurs rangs beaucoup de fonctionnaires récemment sortis de l’école de police. Sans vouloir être critique à leur égard, ce sont pour la plupart des « gamins » de 25 ans et ils ne sont pas du tout formés pour intervenir sur des opérations de maintien de l’ordre. Dès lors, il est compréhensible qu’ils soient submergés par le stress, voire la peur. Un policier ressent toujours un peu de stress – et c’est nécessaire. Il est à craindre qu’un jeune appartenant à une compagnie d’intervention puisse mal le gérer et avoir des gestes inappropriés.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Les compagnies d’intervention sont pourtant des compagnies de police de sécurité publique spécialisées dans le maintien de l’ordre. Est-ce qu’il existe de votre point de vue une problématique d’encadrement ? Les CRS sont très encadrés avec une forte hiérarchisation, entre les brigadiers, les brigadiers-chefs, les majors et les officiers. Comme ce sont des unités constituées, toute la hiérarchie est sur le terrain avec un encadrement qui se rapproche assez de celui en vigueur chez les gendarmes – sans vouloir comparer les uns et les autres. Cette notion d’encadrement peut-elle jouer selon vous dans le cas des compagnies d’intervention ou des BAC ?

Mme Aurélie Laroussie. En vue de mon audition, j’ai sondé les différents corps et services. En ce qui concerne les compagnies d’intervention, j’ai eu des retours qui allaient dans le sens d’un manque de formation et d’entraînement, mais aussi d’un déficit de moyens et de matériel. J’ai un très bon ami qui a dû acheter – sur ses deniers personnels – pour 500 euros de matériel afin de s’équiper en vue des manifestations les plus virulentes du mouvement des Gilets jaunes. Ce manque d’équipement joue de fait sur la sécurité et sur la sérénité de ces policiers au moment d’aborder une opération de maintien de l’ordre, car ils savent qu’ils n’ont pas l’entraînement, les connaissances et encore moins les protections adaptées.

La semaine dernière, deux policiers ont tiré au sort lequel des deux prendrait un casque et lequel des deux prendrait les jambières. Nous en sommes là. Comment voulez-vous que ces fonctionnaires de police aillent travailler sereinement sur une opération de maintien de l’ordre en se sachant eux-mêmes insuffisamment protégés et potentiellement en danger, au vu de la détermination des manifestants qu’ils peuvent trouver en face d’eux ?

Comme vous l’indiquiez, les CRS représentent un corps un peu à part de la police nationale. Ils peuvent s’appuyer sur une forte cohésion et une grande solidarité, sachant qu’ils partent régulièrement en déplacement pendant deux ou trois semaines. Ils vivent ensemble et se connaissent parfaitement, ce qui peut aussi les aider.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Ils ont une vraie cohésion de groupe.

Mme Aurélie Laroussie. Il est vrai qu’elle ne se retrouve peut-être pas dans les autres services de la police nationale. Le management de la hiérarchie pose aussi problème, c’est ce que la plupart des policiers disent. Le management a laissé la place à la politique du chiffre : ce qui intéresse un patron aujourd’hui, c’est que ses équipes ramènent des affaires et que des croix soient mises dans les cases pour que les chiffres soient bons. Les policiers se sont engagés pour servir et pour protéger les citoyens, et non pour amener du chiffre. Aujourd’hui, la police nationale est gérée comme une entreprise du fait de cette prépondérance du chiffre. Le management qui est opéré en découle et il tend à déshumaniser complètement la police. C’est un point qui nous est souvent partagé par nos hommes.

J’ai pu prendre connaissance de notes de service provenant de plusieurs directions départementales de la sécurité publique, qui menacent de sanctions nos fonctionnaires de police dans le cas où ils contracteraient le Covid-19, car ce serait le signe qu’ils n’auraient pas appliqué comme il se doit les gestes barrière. En parallèle de cette pression par rapport au respect des gestes barrière, certaines compagnies de CRS sont logées dans des endroits où les sanitaires sont communs, par exemple. C’est quelque peu contradictoire. Nos hommes ne savent plus comment se positionner. En cas de problème, ils ne sont pas du tout soutenus par leur hiérarchie.

Aujourd’hui, je me demande qui peut avoir envie de rentrer dans la police. Mon mari est CRS depuis 20 ans. Il est rentré dans la police par vocation, sachant que mes beaux-frères sont CRS et que mon beau-père l’était également. Autant vous dire que la police est sacrée dans ma belle-famille. Mais, après 20 ans de travail, mon mari est écœuré et ne voit plus le métier de CRS que comme un travail alimentaire. Il attend la retraite, et c’est tout.

Les policiers sont constamment incriminés, ils voient des téléphones qui filment tout et ils pâtissent d’un manque de suivi judiciaire. Pour les fonctionnaires de BAC ou de Police Secours, il n’est pas rare que des individus qu’ils placent en garde à vue se retrouvent dehors quelques heures après seulement. Dans certains cas, ils en sont à 40, 50 voire 70 interpellations et les individus restent malgré tout libres. Dès lors, ces policiers peuvent s’interroger sur l’utilité de leur travail.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Nous avons bien compris votre message et il était important d’avoir votre témoignage. Nous avons également compris le paradigme général dont vous avez fait état, ainsi que les problèmes bien spécifiques que peuvent vivre les compagnons et les compagnes de policiers.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je tenais à vous remercier, Madame. Vous avez eu des paroles très fortes. Si nous prenons comme argent comptant tous vos propos, c’est problématique, même si certains éléments ont également été exprimés dans le cadre d’autres interventions que nous avons pu entendre. Sans tous les lister de nouveau, les griefs et les réflexions que vous portez sur l’organisation générale des services sont assez alarmants, et je n’ai pas de raison de ne pas vous croire. Je pense que vous portez la parole d’un certain nombre de conjoints de fonctionnaires, qui eux-mêmes ressentent les choses ainsi. Tous ces éléments méritent réflexion, et j’espère que nous parviendrons dans notre travail à faire ressortir ces points d’achoppement concernant l’état d’épuisement des fonctionnaires et l’écart qui peut exister entre ce qui leur est demandé et la réalité du terrain.

Mme Aurélie Laroussie. C’est moi qui vous remercie. J’espère que mon audition aura servi à mettre en lumière des points que, du fait de leur devoir de réserve, nos hommes ne peuvent pas mentionner.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Ils ont leurs conjoints et leurs conjointes pour le faire, de même que leurs organisations syndicales. En tout cas, merci d’avoir témoigné. Nous avons l’habitude de remercier les hommes et les femmes qui exercent le métier de policier, et nous remercions aujourd’hui la porte-parole des conjoints de policiers et de policières. Merci beaucoup de votre témoignage, qui est important pour nous.

 

 

 


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Audition du jeudi 26 novembre 2020

À 14 heures 30 : Audition commune de Mme Pascale Regnault Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, M. Jean-Marie Salanova, directeur central de la sécurité publique au ministère de l’Intérieur, et M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation à la préfecture de police

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous allons entendre Mme Pascale Regnault-Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité au ministère de l’Intérieur, M. Jean-Marie Salanova, directeur central de la sécurité publique à la direction générale de la police nationale du ministère de l’Intérieur, et M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre et de la circulation de la préfecture de police. Madame, messieurs, il nous est apparu pertinent de vous recevoir ensemble afin de mieux comprendre la répartition des rôles entre les différentes forces de police. Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous donner la parole pour une brève intervention liminaire, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Pascale Regnault-Dubois, M. Jean-Marie Salanova et M. Jérôme Foucaud prêtent successivement serment.)

Mme Pascale Regnault-Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité (DCCRS). Je souhaite vous présenter rapidement la maison CRS que je dirige depuis le 1er août dernier. À mes côtés, se trouve le contrôleur général Thierry Guion de Meritens, sous-directeur des opérations à la direction centrale.

Les compagnies républicaines de sécurité constituent la réserve générale de la police nationale à disposition permanente des autorités gouvernementales. Leur raison d’être originelle, la préservation des institutions républicaines sur l’ensemble du territoire, constitue un ancrage historique, mais au fil de plus de soixante-quinze années d’existence, les compagnies républicaines de sécurité ont su faire évoluer leurs capacités opérationnelles au rythme des besoins de sécurité de notre société.

Si le maintien de l’ordre reste le domaine de prédilection de la maison CRS, d’autres missions spécialisées ont été développées : la police de la route, le secours en montagne, la sécurisation des lieux de villégiature, la protection des hautes personnalités et différents dispositifs de prévention de la délinquance au bénéfice des publics scolaires. Au fil des années, le spectre des missions de la maison CRS s’est enrichi et diversifié : sécurisation, lutte contre la délinquance aux côtés de la sécurité publique, missions de contrôle des phénomènes migratoires aux côtés de la direction centrale de la police aux frontières. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et les tueries de masse, la maison CRS est également une des forces primo-intervenantes du schéma national d’intervention.

Le maintien de l’ordre, cœur de métier des CRS, est assuré par soixante unités du service général, soit environ 8 200 fonctionnaires, hommes et femmes. Leur organisation, leur capacité à être projetées en tout temps et en tout lieu, leur autonomie logistique permettent à ces unités de répondre efficacement à tous les enjeux, au profit des services territoriaux.

Afin de préserver l’ordre public, la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité s’est organisée pour garantir le maintien optimal en condition opérationnelle de toutes ces unités, notamment par un dispositif de formation particulièrement exigeant : formation individuelle mais, également, surtout pour le maintien de l’ordre, formation collective. La formation permet, en effet, aux effectifs de s’adapter sans délai aux nouvelles menaces auxquelles ils sont confrontés.

Tous les fonctionnaires affectés à la DCCRS, qu’ils sortent de l’école ou y soient mutés, bénéficient d’une formation de base leur permettant d’assimiler la doctrine d’intervention et d’acquérir les actes réflexes individuels et collectifs indispensables à l’exercice de leur mission. Cette formation, d’une durée de trois semaines, est également dispensée aux officiers nouvellement affectés.

Dans la continuité de cette première formation, la formation continue au maintien de l’ordre s’organise autour de dispositifs nationaux, dans trois de nos centres de formation, à Lyon, Rennes et Dijon, et par la mise en œuvre d’entraînements spécifiques. Chaque unité de service général doit effectuer trois périodes de recyclage par an et seize journées d’entraînement, pour une valeur cible de vingt-cinq jours de formation par an. Ces périodes d’entraînement permettent de réaliser les objectifs de formation collective et individuelle, notamment les habilitations et la validation de l’emploi à l’armement.

En complément de ces formations au sein des unités et dans les centres, des périodes de recentrage opérationnel des compagnies sont organisées dans chaque unité afin qu’elles soient « recyclées » sur l’ensemble des missions de maintien et de rétablissement de l’ordre par une équipe spécialisée de formateurs.

Enfin, chaque année, les soixante unités de service général font l’objet d’une évaluation notée, portant sur un exercice d’ampleur regroupant tout le spectre d’intervention des opérations de maintien de l’ordre. Cette évaluation permet d’adapter la formation de l’unité, en prenant en compte ses forces mais aussi, éventuellement, les points à améliorer.

Ces moments de formation, importants pour la vie des unités, sont aussi un temps de rappel des règles déontologiques et juridiques.

La formation, évolutive, est d’autant plus importante que les modalités de contestation ont profondément changé au cours des dernières années. Des groupes très violents infiltrent les cortèges dans le seul but de s’en prendre aux forces de l’ordre. Les jets d’engins incendiaires et de projectiles dangereux deviennent un procédé courant de la contestation et d’affrontement sur la voie publique. Les groupes de délinquants profitent des manifestations pour dégrader des biens, piller des commerces ou, parfois, tout simplement se défouler en commettant un maximum d’exactions.

Face à ces violences, il a fallu adapter nos équipements et nos tactiques pour gagner en mobilité, l’objectif étant de permettre à nos concitoyens d’exercer leur liberté de manifester, et de protéger les manifestants en écartant ceux qui veulent être violents.

Un autre objectif me tient particulièrement à cœur : la sécurité des hommes et des femmes des compagnies, qui est un impératif tout autant que leur efficacité. L’engagement exceptionnel des compagnies républicaines de sécurité pour maintenir l’ordre public a un coût humain puisque nous déplorons chaque année plusieurs centaines de blessés lors de manifestations : 353 en 2018, 413 en 2019, auxquels il faut ajouter les très nombreux « contusionnés », c’est-à-dire les collègues qui poursuivent leur mission malgré leurs blessures légères – plus de 1 500 en 2019.

La nécessaire professionnalisation du maintien de l’ordre a été rappelée dans le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) mis en œuvre depuis septembre dernier. Nous avons été associés à l’élaboration de cette doctrine, ce qui va nous inciter à poursuivre notre réflexion pour plus de mobilité et de réactivité, afin de préserver la liberté de manifester de nos concitoyens.

M. Jean-Marie Salanova, directeur central de la sécurité publique (DCSP). Comme vous m’y avez autorisé, je suis accompagné de M. Jean-Cyrille Reymond, contrôleur général, sous-directeur des missions de sécurité, responsable au sein de notre direction centrale de l’opérationnel de la sécurité publique.

La DCSP est pleinement concernée et engagée dans le maintien de l’ordre. Sous-direction de la direction générale de la police nationale (DGPN), elle constitue le maillage de base des services de police des quatre-vingt-seize départements français, hors Paris et la petite couronne. Elle emploie 68 000 policiers et agents pour assurer la sécurité de 27 millions d’habitants, au sein de 297 circonscriptions de police, dont 96 correspondent à des préfectures, particulièrement exposées en termes d’ordre public.

Qui dit maillage de base, dit capacité à intervenir sur tous les sujets, y compris en matière d’ordre public. Nous sommes régulièrement primo-intervenants, dans l’attente de l’arrivée des services spécialisés tels que les CRS. Ainsi, lors des tristement célèbres attaque et incendie partiel de la préfecture du Puy-en-Velay, les policiers de la sécurité publique de la circonscription ont dû attendre un certain temps, compte tenu de l’éloignement de tout grand centre urbain, avant de recevoir du soutien. Nous intervenons aussi éventuellement en complément d’unités spécialisées programmées lors de grands événements ou d’importantes opérations de maintien de l’ordre. Enfin, au quotidien, il nous arrive d’intervenir de manière autonome pour toute une kyrielle d’événements d’ordre public, faute de disponibilité de moyens spécialisés.

Entre 2018 et 2019, 60 % à 70 % des heures des fonctionnaires de la sécurité publique en maintien de l’ordre ont été effectuées sans forces de renfort ; selon les années, 40 % à 50 % le sont avec forces de renfort. Ces chiffres se veulent l’illustration du fait que la sécurité publique doit être organisée pour répondre dès que nécessaire.

En tant que responsables territoriaux, ce sont les directeurs départementaux de la sécurité publique (DDSP) qui organisent et pilotent le dispositif d’ordre public – une organisation miroir de celle de la gendarmerie, avec les commandants de groupement. C’est logique puisqu’ils connaissent les territoires, les populations, les responsables des groupes et associations représentatifs et organisateurs de manifestations. Ils répondent donc de la sécurité du territoire, sous l’autorité du préfet.

Le DDSP, assisté des chefs de circonscription, dispose de divers moyens pour assurer cette mission : il suit l’actualité du service par le biais des données et notes d’information du service départemental du renseignement territorial ; il professionnalise ses moyens humains par la formation et l’entraînement ; il les équipe ; il dirige les opérations sur le terrain, y compris en « multimoyens », c’est-à-dire avec des forces de renfort spécialisées dans le maintien de l’ordre ; enfin, il assure le contrôle, la déontologie et, le cas échéant, le suivi des affaires judiciaires si des policiers ont été auteurs d’infractions pénales dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre.

Au total, le spectre des compétences de la sécurité publique est particulièrement large, l’ordre public recouvrant des questions de renseignement, de stratégie, de gestion de moyens et de tactique. C’est en animateur de l’ensemble de ce spectre que je me présente devant vous et que je répondrai bien volontiers à vos questions.

M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation (DOPC) à la préfecture de police. La direction de l’ordre public et de la circulation est assez jeune : sa création date de 1999. Elle a trois domaines de compétence : l’ordre public, bien sûr, la circulation, mais aussi la protection des institutions. Elle est compétente sur Paris et les départements de la petite couronne, et sur ceux de la grande couronne pour ce qui est de la coordination de la circulation.

En 2019, la DOPC a géré 7 000 événements qui ont rassemblé 11 millions de personnes sur la voie publique, soit un peu moins d’une vingtaine par jour en moyenne ; 80 % constituaient des manifestations revendicatives. Par rapport aux 4 500 événements gérés en 2007, cela représente une hausse de 54 % en douze ans. Cette évolution nous a conduits à faire des efforts de rationalisation de l’emploi des forces.

Particularité de la capitale, nous intervenons lors de nombreux événements à retentissement international – la COP21 en 2015, l’Euro de football en 2016 – et national. Citons, pour ces derniers, les manifestations récurrentes sur les Champs-Élysées telles que l’arrivée du Tour de France et la Saint-Sylvestre – 400 000 personnes cette année, qui n’était pas la plus fréquentée –, et autres défilés du 8 mai, du 14 juillet et du 11 novembre. En matière de maintien de l’ordre public, nous avons, comme les services de mes deux collègues, deux ans de manifestations de Gilets jaunes derrière nous, et d’autres manifestations d’ampleur comme celles du 1er mai chaque année et, plus récemment, celles contre la loi travail. Enfin, nous gérons les abords du Stade de France et du Parc des Princes lors des matchs. La préparation de la Coupe du monde de rugby, en 2023, et surtout des Jeux olympiques et paralympiques, en 2024, nous occupe déjà beaucoup.

Pour exécuter ses différentes missions, la DOPC s’appuie sur son état-major et sur l’expertise qu’elle sollicite en interne ou en externe. L’état-major compte 230 hommes et femmes, qui préparent quotidiennement les dispositifs et les pilotent – c’est notre spécificité. L’expertise est remarquable en ce que nos personnels ont une parfaite maîtrise de la topographie parisienne et que les forces opérationnelles ont une capacité de mobilité et de projection importante. Nous nous signalons aussi par l’intéropérabilité de nos dispositifs au sein de la DOPC mais aussi avec les CRS et les gendarmes. Ainsi, pendant les manifestations de Gilets jaunes, avec les CRS, nous avons mis en place des groupes d’appui projetés (GAP), constitués de deux compagnies de CRS et d’une de nos sections d’intervention civile, qui ont bien fonctionné. Avec la gendarmerie, nous avons constitué des brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M), brigades mobiles constituées de binômes à moto, avec des personnels de la DOPC et de la Garde républicaine.

Pour assurer notre travail au quotidien, nous disposons de trente commissaires de police, experts en maintien de l’ordre – je le dis avec beaucoup de fierté – ainsi que de six compagnies d’intervention de jour et d’une septième la nuit, chacune composée de 200 policiers et 20 officiers. Bien sûr, ces moyens sont sans commune mesure avec ceux de Pascale Regnault-Dubois. Ces compagnies interviennent suivant deux schémas : le schéma traditionnel qui ressemble un peu à ce que font les unités de forces mobiles ; des schémas plus innovants, avec de nouveaux modes de fonctionnement, comme les BRAV-M motos et les BRAV quatre roues, qui répondent à l’évolution des manifestations et des manifestants.

Une deuxième entité spécifique et très particulière est constituée par les brigades d’information de la voie publique (BIVP), composées de 140 personnels en civil qui assurent la préparation opérationnelle des manifestations, puis la liaison constante avec les organisateurs de manifestations et les manifestants. Le schéma national de maintien de l’ordre a consacré cette méthode en lui donnant une autre appellation, mais l’idée est la même.

La sous-direction de la circulation est une troisième entité. C’est une grosse machine qui concourt au maintien de l’ordre lors des manifestations en assurant la régulation de la circulation et des flux routiers autour de ces événements. Sur certaines grosses manifestations, nous engageons 350 à 400 fonctionnaires de police ; c’est énorme.

D’autres unités sont encore plus spécialisées : le groupe d’intervention et de protection (GIP), qui répond à de nouvelles formes de manifestations spectaculaires, assure des missions de désentravement et d’escalade pour récupérer drapeaux, bannières ou toute chose à décrocher ; la brigade fluviale vient en soutien lorsque les manifestants sont proches des ponts de la Seine ; l’unité des moyens aériens intervient avec des drones ; le service de soutien opérationnel, unité peu connue mais très importante, gère des équipements utiles au maintien de l’ordre – barrières, tracteurs anti-barricades, engins lanceurs d’eau, etc.

Je fais également appel à des « experts extérieurs » : la direction du renseignement de la préfecture de police, dont j’utilise l’évaluation quotidienne des risques et des menaces ainsi que les prévisions d’affluence pour chaque événement pour dimensionner mes dispositifs ; la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), qui assure le traitement judiciaire des interpellés – 2 444 en 2019 ; la brigade des sapeurs-pompiers, qui intervient avec des dispositifs autonomes ou intégrés dans nos unités ou celles des CRS et gendarmes pour répondre à des besoins immédiats d’extinction de feu ou de secours à personne ; les CRS et gendarmes mobiles, auxquels nous faisons régulièrement appel. La DOPC est capable de traiter 70 % des événements en autonomie, mais pour certains événements quotidiens ou pour les grosses manifestations, nous faisons appel aux unités de défense nationale. Ainsi, il y a deux ans pour le 1er mai, soixante-cinq unités de forces mobiles ont été engagées.

En 2019, année particulière, un peu supérieure à la moyenne habituelle, nous avons bénéficié de 3 900 unités de forces mobiles pour assurer le maintien de l’ordre. Cela suppose une certaine expertise en salle de commandement, car tout le monde n’est pas capable de gérer trente ou quarante unités de forces mobiles.

Quelques mots sur le contexte particulier de la capitale, même si on constate certains phénomènes identiques ailleurs sur le territoire français. La portée des événements que nous gérons est amplifiée depuis quelques années par l’usage très intensif des réseaux sociaux. En outre, chacun des événements est hypermédiatisé du fait de la présence des chaînes d’information continue. Nous avons la chance et le privilège que leur siège social se situe à Paris : il leur est donc facile d’arriver rapidement sur les événements. Cela a vraiment changé notre façon de faire et de réagir.

On constate un changement de nature des manifestations, dont un certain nombre, et certains manifestants en leur sein, ne respectent plus les règles juridiques classiques en la matière. En 2019, on a ainsi dénombré 17 % de manifestations non déclarées, ce qui était très supérieur à la moyenne. En outre, les services d’ordre ont quasiment disparu, notamment lors des manifestations de grandes centrales syndicales. Il y a trente ans, lorsque j’ai commencé à m’occuper de maintien de l’ordre à la préfecture de police, nous avions face à nous des organisations syndicales très structurées, dotées de gros services d’ordre ; aujourd’hui, les services d’ordre regroupent au maximum 150 à 200 personnes, ce qui ne permet pas la même régulation.

Un autre élément nouveau, qui date de ces dernières années, est la formation, devant les manifestations, de « pré-cortèges » non contrôlés par les organisateurs et plus ou moins agités ou infiltrés par des individus radicaux, donc plus ou moins difficiles à gérer. C’est ce que nous appelons dans notre jargon la nébuleuse, qui présente une difficulté supplémentaire pour nous.

Dans certaines manifestations, et pas seulement celles qui ne sont pas déclarées, nous avons également du mal à trouver des interlocuteurs.

Enfin, les réseaux sociaux permettent aux manifestants de se mobiliser, que le rassemblement soit déclaré ou non, et de le faire de manière instantanée, ce qui nous empêche d’anticiper.

En ce qui concerne la contestation, un élément important est la radicalisation de certaines manifestations, sous l’effet de deux facteurs : la présence accrue de néo-manifestants, notamment depuis le mouvement des Gilets jaunes ; la haine anti-flics, illustrée par l’exemple parlant des manifestants criant « Suicidez-vous ! » aux policiers qui étaient devant eux, place de la République.

Ces éléments tout à fait nouveaux nous ont conduits à changer notre façon de faire. La mutation n’est pas achevée, mais elle est bien amorcée. En mars 2019, dans un discours resté célèbre dans nos rangs, le Premier ministre nous avait donné plusieurs pistes de travail. Concernant la préfecture de police et la DOPC, on nous a demandé un commandement unifié – c’est chose faite – et plus de mobilité et de réactivité, raison pour laquelle nous nous sommes efforcés de développer les moyens que j’ai cités. Le Premier ministre voulait également modifier la manœuvre judiciaire postérieure à la manifestation, car nous avions été confrontés à des difficultés liées au traitement en masse des interpellés et l’efficacité de notre réponse judiciaire était en jeu.

Nous avons créé deux nouvelles structures : les BRAV et les BRAV-M, à moto. J’ai été amené – sous plafond d’emplois – à renforcer les effectifs des compagnies d’intervention, qui atteignent désormais 200 policiers par compagnie, soit 120 personnels opérationnels sur le terrain. Cela me permet de faire face au souci quotidien des nombreuses petites manifestations que je dois gérer seul, parce que l’on ne me donnera pas suffisamment d’unités de forces mobiles pour cela. En contrepartie de cette hausse des effectifs, les jours de basse intensité, les personnels concernés participent à la sécurisation à la manière des compagnies de CRS au profit de la direction de la sécurité de proximité.

Je terminerai par quelques remarques.

Dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre, on retrouve plusieurs éléments et pratiques qui ont commencé à être mis en œuvre à la préfecture de police, notamment en matière de communication, ce qui est plutôt une bonne chose pour nous.

Avec le préfet de police, nous avons décidé de poursuivre notre réforme des compagnies en en créant une huitième, toujours sous plafond d’emplois. En outre, alors que nous avions au sein de l’état-major un embryon d’unité destiné aux petits RETEX après les manifestations, j’ai décidé d’en faire un service de la stratégie travaillant notamment à la planification et aux RETEX, essentiels à la pratique quotidienne du maintien de l’ordre.

La nécessité du dialogue et de la communication avec les manifestants est également soulignée dans le schéma national du maintien de l’ordre. Nous nous efforçons donc de faire évoluer nos pratiques en la matière, par exemple par l’acquisition de porte-voix numériques ou la création, préconisée par le SNMO, d’un dispositif de panneaux à message variable.

Concernant la formation, nous essayons de faire à peu près la même chose que ce qu’a décrit Pascale Regnault-Dubois, à ceci près que nous ne bénéficions pas d’un module initial – mais nous nous rattrapons sur ce point grâce à la sous-direction de la formation de la préfecture de police.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous représentez tous des services spécialisés de maintien de l’ordre ou en avez sous votre autorité. Dans la police tout au moins, existe-t-il des formations communes à ces différents services ? De même, partagez-vous les fameux RETEX, et si oui, est-ce de manière formalisée, par l’intermédiaire d’organes dédiés, et officielle ?

Mme Pascale Regnault-Dubois. Tout policier suit une première formation commune à tous, à l’école de police, avant de rejoindre les directions spécialisées ou la direction la plus généraliste, celle de la sécurité publique. La direction centrale des compagnies républicaines de sécurité dispense une formation spécifique après cette formation initiale.

La politique de formation commune est un axe de réflexion. Le SNMO met ainsi l’accent sur les entraînements communs, et la DCCRS y est très favorable, comme je le suis à titre personnel. Ils existaient déjà, au gré des événements, notamment avec la sécurité publique dans l’ensemble du territoire. Mais nous avons l’intention de formaliser cette pratique sous l’égide de la DGPN, que les entraînements se fassent avec la sécurité publique ou avec la DOPC, voire les gendarmes. Mieux se connaître pour mieux travailler ensemble, telle est la philosophie que nous devons adopter et dont nous allons poursuivre et développer la mise en œuvre dans le cadre du SNMO.

Concernant les RETEX, ils participent d’une politique très ancienne au sein de la maison CRS. Nous avons ainsi, au sein de la direction centrale, un bureau de la prospective et de la réflexion tactique, et chaque opération de maintien de l’ordre donne évidemment lieu à un RETEX. Sauf événement très particulier, ils se déroulent d’abord entre nous et sont l’occasion d’adapter nos tactiques à ce à quoi nos collègues ont été confrontés sur le terrain. Depuis quelque temps, notamment depuis la crise des Gilets jaunes, nous avons entrepris de partager les RETEX avec les autres directions. C’est important, d’autant que, dans ce domaine comme pour les entraînements communs, nous avons encore une marge de progression ; en tout cas, cette politique de RETEX a officiellement été mise en œuvre au sein de la DGPN et fait régulièrement l’objet de réunions entre différentes directions engagées dans un même service d’ordre.

M. Jean-Marie Salanova. Chaque chef de service, sous l’autorité de son directeur départemental, organise des formations propres à chaque unité spécialisée. La direction centrale de la sécurité publique compte 67 compagnies départementales d’intervention (CDI) réunissant 2 300 policiers très spécialisés. Nous organisons des formations et des entraînements communs pour les unités de départements et de circonscriptions proches, ainsi qu’avec les CRS, comme vient de le dire ma collègue, mais aussi avec les gendarmes. Dans ces cas, ils sont de bien moindre ampleur puisqu’ils concernent les unités généralistes des petites directions départementales de la sécurité publique.

Pour revenir à l’exemple du Puy-en-Velay, il ne peut y exister d’unité spécialisée en matière de maintien de l’ordre compte tenu de la taille de la circonscription et du nombre de policiers qui y sont affectés. Nous y faisons des entraînements avec nos camarades gendarmes, que ce travail transversal intéresse comme nous.

De manière institutionnalisée, le SNMO nous demande de développer les entraînements, spécialement multiforces. Nous sommes donc en train de monter, avec Pascale Regnault-Dubois et nos équipes respectives, des plans d’entraînement commun.

Concernant les RETEX, chaque directeur départemental, conformément aux instructions, organise des débriefings locaux en présence des responsables, du plus grand nombre possible d’agents étant intervenus lors des événements les plus significatifs et des formateurs du département, afin que le centre de formation identifie les points forts et les points faibles et adapte la formation en conséquence.

À la DCSP, nous procédons également à des débriefings au niveau national pour les grands événements tels que le G7 de Biarritz, pilotés en temps réel sur place par le directeur central et son sous-directeur. Ces débriefings peuvent se traduire par de nouvelles notes de service ou de préconisations afin d’améliorer en permanence notre maîtrise technique et notre professionnalisme.

M. Jérôme Foucaud. Outre les modules de formation initiale assurés par la sous-direction de la formation de la préfecture de police, les membres des compagnies d’intervention de la DOPC bénéficient d’environ 19 000 à 20 000 heures de formation par an.

En 2019, nos modalités de fonctionnement à cet égard ont été perturbées par la pression que nous avons subie en matière de maintien de l’ordre. Nous avons ainsi dû annuler plusieurs des exercices que nous envisagions, notamment ceux en commun avec les CRS et les gendarmes. Mais nous en avions déjà fait et nous en avons programmé d’autres, avec la DCCRS, pour le début de l’année prochaine. À Paris, le problème se pose du lieu d’entraînement.

Quant aux RETEX, nous avons la chance de bénéficier d’un dispositif particulier incluant la présence permanente d’un représentant des gendarmes, conseiller technique du préfet de police mais qui assure essentiellement la mission de liaison en matière d’ordre public, ainsi que de l’apport du chef de délégation CRS. Celui-ci passe beaucoup de temps au sein de ma direction du fait qu’il participe soit aux réunions d’état-major de préparation que nous avons quotidiennement avec CRS et gendarmes, soit à l’organisation en salle de commandement où chaque entité a ses représentants.

Il y a quelques mois, je l’ai dit, nous avons créé un service de la stratégie au sein de l’état-major. Dans ce cadre, nous nous sommes efforcés d’institutionnaliser et de systématiser nos RETEX. Jusqu’à présent, ces derniers étaient plutôt internes à la préfecture de police et destinés aux commissaires de police responsables des forces mises à ma disposition, mais rien ne s’oppose à une démarche plus générale et systématique. En tout cas, les deux correspondants que je viens d’évoquer sont bien associés à nos débriefings.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Si nous avons voulu cette commission d’enquête, c’est parce que vous n’avez pas manqué de travail ces dernières années et que cela a pu créer certaines difficultés, que vous et vos homologues nous ont confirmées. À nous de les analyser pour en tirer et en diffuser les leçons.

Parmi ces difficultés figure l’évolution de certains manifestants – je ne mets pas tout le monde dans le même panier. Il y a toujours eu de la violence dans les manifestations, mais des degrés ont été franchis dans ce que vous avez appelé la haine anti-flics et son expression – vous avez cité le terrible « Suicidez-vous ! ». Vous, dont les unités, au contact des manifestants, entendent tout cela, que pensez-vous de ces discours, au-delà de leur ignominie ? À quoi tient cette nouvelle violence physique et verbale ? Les manifestants sont-ils les mêmes qu’auparavant ? Les hommes et femmes placés sous votre commandement vivent forcément mal ce phénomène. Quelles réponses pouvez-vous leur apporter ?

Mme Pascale Regnault-Dubois. Le niveau élevé de violence constaté ces dernières années n’est pas un phénomène inédit. Par le passé, il caractérisait déjà les manifestations de marins-pêcheurs, par exemple. Mais l’évolution récente est particulièrement difficile pour les CRS comme pour l’ensemble des policiers qui interviennent sur la voie publique et œuvrent au quotidien pour la sécurité de leurs concitoyens. Cela vient de la surmédiatisation des violences : à la nécessité de les gérer pendant la manifestation s’ajoute ensuite le passage en boucle de leurs images sur certaines chaînes d’information.

Quant à la violence elle-même, elle n’est pas facile à expliquer, mais résulte sans doute en partie des réseaux sociaux, sur lesquels tout est possible, sans plus de barrières, de sorte que l’on s’emballe ensuite en manifestant, et que même des personnes qui ne sont pas violentes se radicalisent ponctuellement lors de certains regroupements. À ces cas s’ajoutent les groupes organisés désormais bien connus, dont les black blocs et d’autres venus semer le désordre et s’en prendre aux institutions, représentées à leurs yeux par les policiers.

C’est difficile à vivre pour les policiers, mais il nous appartient de nous adapter en permanence à de telles évolutions. Il s’agit d’un combat quotidien au sein de la DCCRS : tous les jours, le bureau de la prospective et de la réflexion tactique dont j’ai parlé réfléchit à notre adaptabilité et à notre réactivité, les deux maîtres mots de la maison CRS face à ce niveau de violence. Comment équiper les policiers, par exemple ? Rappelons-nous les images montrant des policiers en feu, voire en flammes, lors de manifestations. Nous avons le devoir de les protéger. Il nous faut également adapter notre mode de fonctionnement et nos techniques afin d’être efficaces, c’est-à-dire de mettre très rapidement hors d’état de nuire ceux qui viennent dans les manifestations pour casser ou pour s’en prendre aux forces de l’ordre.

Ces réflexions tactiques, nous les menons en permanence et nous les adaptons au contexte ; elles débouchent sur des doctrines qui sont enseignées lors de la formation dont je vous ai parlé dans mon propos liminaire. En effet, les CRS bâtissent leur doctrine à mesure que la société évolue. Cette doctrine a donc déjà été modifiée et va l’être encore pour se conformer à ce qui nous est demandé dans le cadre du SNMO.

Le rôle de la hiérarchie est de soutenir les policiers sur le terrain quand ils sont en difficulté ou blessés. Au sein de la DCCRS, nous nous sommes organisés pour cela. J’ai cité le nombre annuel de blessés dans nos rangs ; un blessé est toujours un blessé de trop, qu’il s’agisse d’un policier ou d’un manifestant.

M. Jean-Marie Salanova. Réactivité et adaptabilité, c’est effectivement ce que recherchent au quotidien tous les services de police, leurs chefs et leurs hommes.

Les policiers chargés de la sécurité publique que j’ai l’honneur de diriger sont confrontés à la violence lors d’un très grand nombre de leurs interventions : non seulement dans les manifestations, mais au quotidien, parce que l’équipage, retenu par une autre intervention, est arrivé en retard, parce qu’il interdit à quelqu’un de passer dans une rue, pour son bien la plupart du temps, à cause d’une fuite de gaz par exemple. Cette violence est verbale et physique, voire psychologique.

À l’heure actuelle, la société, et sans doute pas la seule société française, rencontre un problème en matière de respect de l’autorité, qui alimente la tension dans les relations avec les représentants des forces de l’ordre.

La violence peut être le fait de manifestants qui « dévissent », mais ce sont les cas les moins nombreux. Elle résulte le plus souvent du noyautage des manifestations par des groupes ultras ou extrêmes. Ceux-ci se noient dans la masse, s’en extraient subitement pour commettre des exactions contre les policiers et la population, s’en prendre aux vitrines des magasins en bordure de cortège ou au mobilier urbain, puis reviennent au milieu des manifestants. C’est l’une des grandes problématiques que nous avons à traiter aujourd’hui. L’influence des réseaux sociaux est également forte, soit qu’ils appellent à la violence, soit que leurs membres s’auto-échauffent, soit qu’ils sont échauffés par des individus appartenant à des groupuscules dans le but de faire dégénérer les manifestations.

Pour que cette violence soit mieux gérée par les policiers, il faut, bien évidemment, s’appuyer sur la formation et l’adaptation des techniques, mais également sur l’encadrement – son existence, sa formation, sa présence et sa force.

En matière d’équipements, outre ceux dédiés à la protection, la vidéo est devenue indispensable en ce qu’elle permet de recueillir des données susceptibles d’être présentées à la justice si des exactions sont commises, mais également de montrer le contexte dans lequel les policiers sont intervenus. La communication est d’ailleurs un autre outil de gestion de la violence. Pour rassurer les policiers, pour les conforter, la hiérarchie policière doit expliquer aux médias et à la population ce qui est fait en matière de gestion de l’ordre public, comment et pourquoi. Il s’agit d’ailleurs d’un élément important du SNMO.

Enfin, après avoir été au cœur de l’action, les policiers doivent pouvoir prendre du recul dans le cadre de leur vie personnelle afin de retrouver la sérénité nécessaire aux prochaines opérations de maintien de l’ordre, si difficiles. Ce rétablissement psychologique est tout à fait indispensable. Là encore, la hiérarchie a un rôle d’accompagnement à jouer.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je suppose que les petits groupes qui noyautent certaines manifestations, s’ils sont organisés, sont identifiés et connus.  « Que fait la police ? », ai-je envie de dire. Il doit bien y avoir moyen de prévenir et, éventuellement, de poursuivre. On n’a pas toujours le sentiment que ce sont leurs membres qui sont présentés devant la justice. On voit un maçon ou des gens somme toute ordinaires, qui peut-être ont couru moins vite que les professionnels du désordre. Ne disposez-vous pas de moyens, en amont comme en aval, pour empêcher ces groupes de sévir ?

M. Jean-Marie Salanova. Nous avons des moyens, en amont et en aval ; nous les utilisons et ils portent leurs fruits, même si ce n’est certainement pas assez. Ces résultats sont  insuffisamment médiatisés, ce qui pourrait laisser croire que l’on se satisfait du quotidien.

Des groupes qui viennent perturber les manifestations, nous en connaissons certains ; parfois nous les suivons, parfois même nous intervenons avant qu’ils passent à l’action. Nous avons ainsi eu deux affaires, l’une à Bordeaux, l’autre à Orléans, dans lesquelles nous avons interpellé des groupes le matin, alors qu’ils étaient en train d’organiser les exactions qu’ils projetaient de commettre lors d’une manifestation de Gilets jaunes l’après-midi. À Bordeaux, sur un seul samedi, il a été procédé à dix-sept interpellations et présentations à la justice de personnes qui préparaient, entre autres munitions, des bouchons de liège plantés de clous destinés à être envoyés avec des frondes à la figure des policiers, des boulons, des morceaux de fer… À Orléans, l’intervention préalable a permis de mettre hors d’état de nuire et de poursuivre devant la justice un groupe de six à huit personnes. 

Nous pouvons voir à la manière dont se déroule une manifestation si des groupes s’y sont infiltrés. Dans ce cas, c’est un long travail de reconstitution judiciaire qui sera conduit, les équipes judiciaires enquêtant pour identifier, notamment sur des images de vidéo-protection, les auteurs d’exactions, afin de les livrer à la justice.

Dans les grandes villes de province, notamment Nantes, Bordeaux, Montpellier, Toulouse, Marseille et Lyon, au moment des manifestations successives de Gilets jaunes, nous avons créé des équipes judiciaires chargées du traitement des violences commises, qui ont permis de procéder à un nombre significatif d’interpellations. Les personnes qui courent moins vite que les autres, qui sont médiatisées par les journalistes, représentent effectivement une part de notre activité, mais une part seulement.

J’espère avoir expliqué clairement le travail de fond et au long cours que nous menons dans ce domaine.

M. Jérôme Foucaud. J’ai souvenir de manifestations, notamment d’agriculteurs, particulièrement violentes, mais plusieurs choses ont changé. D’abord, la raison de la violence, qui n’est plus toujours liée au désespoir. Ces dernières années, on a vu apparaître des gens se joignant aux manifestations dans le seul espoir de les faire dégénérer et se montrant parmi les plus violents. Ensuite, cette violence s’exprime parfois de façon exacerbée, ce qui peut aller, même si ce n’est pas tout à fait nouveau, jusqu’à des jets de cocktails Molotov sur les fonctionnaires. Enfin, et surtout, il y a le rôle de la communication. Les réseaux sociaux ont libéré la parole : on peut y dire n’importe quoi. Dans cette masse de propos extrêmement violents et haineux, il est utopique de penser que la justice pourrait poursuivre leurs auteurs – un Gilet jaune qui veut éventrer le Président de la République, des groupes radicalisés qui appellent à venir déborder une manifestation de soignants. Toutes ces choses nouvelles, qui n’existaient pas il y a vingt ans, nous ont forcés à nous adapter, même s’il reste du chemin à faire, parce que l’imagination est sans limite.

Pour lutter efficacement contre la violence des groupes organisés, il faut disposer d’une évaluation de la menace et d’informations. La tâche est difficile s’agissant des néo-manifestants et elle est encore compliquée par la vitesse de la communication – les téléphones portables n’existaient pas il y a vingt ans. Notre stratégie repose sur l’information fournie par la direction du renseignement ainsi que par différents services, dont la précision conditionne notre anticipation.

Par ailleurs, intervenir avant les manifestations nécessite qu’un délit ait été commis – les interpellations préventives n’existent pas dans notre pays. Savoir que certains individus identifiés, par exemple comme faisant partie de l’ultragauche, vont y participer, ne justifie pas de les interpeller.

S’agissant des modes d’action, la spécialisation de certaines de nos unités dans le maintien de l’ordre public se justifie précisément, comme nous nous en sommes rendu compte au cours de l’épisode des Gilets jaunes, par la nécessité de travailler sur ces manifestants d’un nouveau genre. Il faut pouvoir faire preuve de résilience, ce que l’on ne peut pas demander à un fonctionnaire lambda, de même que l’on ne peut pas demander à un policier de base de faire un travail d’intervention comme celui du RAID (Recherche, assistance, intervention, dissuasion) ou du GIGN (Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale). Un CRS a l’habitude d’être confronté aux insultes ou aux jets de projectiles : c’est parce qu’il est difficile de travailler dans de telles conditions que le maintien de l’ordre est un métier.

Ces deux dernières années, nous avons été confrontés à un phénomène très spontané, très rapide et très violent, qui nous a dépassés. Nous avons réagi comme nous avons pu, en utilisant l’ensemble de nos forces. Le retour à une période plus normale nous impose d’affirmer avec plus de force encore que ce sont des policiers spécialisés qui doivent répondre à cette violence et à cette menace.

Enfin, la difficulté, dans le maintien de l’ordre, c’est d’arriver, dans une configuration où des exactions sont commises, à intercepter les délinquants et à les amener devant un magistrat dans de bonnes conditions, c’est-à-dire en étant en mesure de caractériser la commission du délit. Ce n’est pas toujours facile lorsque, face à une foule hostile, il faut choisir entre interpeller un individu qui vient de commettre une exaction et maintenir le dispositif de maintien de l’ordre. Ce sujet est d’ailleurs abordé par le SNMO et un groupe de travail sur le travail judiciaire post-maintien de l’ordre a été constitué.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous êtes unanimes à considérer que le maintien de l’ordre implique une professionnalisation et qu’il doit être assuré par des unités spécialisées, dont chacun de vous dispose. Néanmoins, en matière de sécurité publique, cette possibilité de riposte immédiate n’existe pas à certains endroits. Est-on capable d’aller vers plus de professionnalisation et plus d’interventions confiées à des policiers spécialisés ? Le directeur central de la sécurité publique peut-il garantir, là où cela s’avère nécessaire, la mobilisation immédiate de services spécialisés, qui auraient, par exemple, pu intervenir au Puy-en-Velay ?

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Bien souvent, ce sont des unités non spécialisées, comme les brigades anti-criminalité (BAC), qui interviennent dans des opérations de maintien de l’ordre, sans doute en raison du manque de moyens. Au cours de nos auditions, on nous a indiqué que, lorsque des difficultés comportementales survenaient, elles étaient souvent le fait de ces fonctionnaires, mal préparés ou formés à d’autres types d’intervention. Comment vivez-vous le mélange sur le terrain des uns et des autres ? N’est-il-pas, selon vous, source de certaines difficultés ?

M. Jean-Marie Salanova. Si j’étais militaire, s’agissant de la sécurité publique, je parlerais de la donnée de commandement ; comme je suis civil et directeur d’administration centrale, je parle de contexte de la problématique, à savoir des territoires nombreux, disposés de manière dispersée et non cohérente sur le territoire. Contrairement à Paris et la petite couronne où une zone d’urbanisation unique couvrant trois départements est placée sous une responsabilité unique, nos zones de concentration urbaine sont espacées les unes des autres, en fonction de l’occupation du territoire. Par conséquent, l’organisation de la sécurité publique est la conjugaison de l’ensemble des moyens propres à ma direction et de ceux dont je peux bénéficier en renfort.

Pour les manifestations dont les informations laissent penser qu’elles vont être à la fois d’un grand volume et d’une grande intensité, nous bénéficions de l’apport de forces extérieures professionnalisées que sont les CRS et les gardes mobiles. Pour les manifestations du quotidien de moindre ampleur, qui représentent cinquante à quatre-vingt-dix rassemblements par jour, nous avons créé des unités spécialisées dans l’ordre public dans 67 villes sur 290, les 2 300 policiers les composant ayant été spécifiquement distraits de l’effectif global.

Compte tenu de la taille des unités territoriales – de petite, comme le Puy-en-Velay, à moyenne, comme Limoges, Brive ou Montauban – et du nombre réduit d’événements d’ordre public, l’individualisation de forces spécialisée et entraînées à une activité qu’elles exerceront très peu présente peu d’intérêt. L’option a donc été prise, depuis deux ans, de former des policiers du quotidien au maintien de l’ordre public, en transversalité et de manière commune avec leurs camarades gendarmes locaux. Ce dispositif a également été mis en place dans le cadre du schéma national d’intervention en matière de lutte contre les faits de terrorisme, de sorte que, depuis le mois de mai 2019, nous organisons des entraînements spécifiques et fournissons des équipements spéciaux aux policiers.

Nous irons encore plus loin puisque le ministre de l’Intérieur a souhaité que l’on crée des directeurs zonaux de la sécurité publique, qui fédéreront plusieurs départements et seront situés entre le niveau central et les circonscriptions de police. Leur mission consistera à participer à la formation au maintien de l’ordre et à l’équipement des policiers ainsi qu’au contrôle de leur action individuelle et collective. Le but est de disposer d’une structuration intermédiaire technique pour mettre en place et renforcer un travail de professionnalisation, d’encadrement et de contrôle, que notre organisation actuelle, avec une administration centrale microcéphale comptant 160 agents pour 68 000 policiers, soit la moitié des policiers de France, ne permet pas d’accomplir suffisamment.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie beaucoup d’avoir complété notre information. Nous aurons sans doute l’occasion de reparler du sujet à l’occasion de la sortie prochaine du livre blanc, qui devrait annoncer une départementalisation.

M. Jean-Marie Salanova. Elle est lancée !

M. le président Jean-Michel Fauvergue.  Oui, en particulier dans les outre-mer. Il y aura trois sites d’expérimentation, dont les Pyrénées-Orientales, me semble-t-il.

 

 


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Audition du jeudi 26 novembre 2020

À 16 heures : Mme Cécile Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, et M. Jacky Coulon, secrétaire général

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Chers collègues, nous poursuivons nos travaux, en auditionnant Mme Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, et M. Jacky Coulon, secrétaire général, qui n’étaient pas disponibles lorsque nous avons reçu les deux autres syndicats représentatifs des magistrats, il y a quelques semaines. C’est ce qui explique cette audition décalée.

Madame, monsieur, avant de vous donner la parole pour une brève intervention liminaire, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Céline Parisot et M. Jacky Coulon prêtent successivement serment.)

M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats. Nous représentons l’Union syndicale des magistrats, le syndicat majoritaire chez les magistrats. Apolitique et pluraliste, il réunit un quart des magistrats français et a recueilli 64 % des voix aux dernières élections professionnelles. Je souhaitais nous présenter rapidement, parce que, si nous avons l’habitude d’intervenir devant la commission des Lois, certains députés de cette commission d’enquête nous connaissent moins.

Le contexte juridique dans lequel intervient votre commission est tout à fait particulier. Plusieurs textes de nature différente ont été récemment publiés – ainsi le schéma national de maintien de l’ordre (SNMO) au mois de septembre – ou sont en discussion : la proposition de loi pour la sécurité globale a été adoptée par l’Assemblée nationale cette semaine ; d’autres sont annoncés, comme le projet de loi confortant les principes républicains. Ce contexte donne lieu à des débats dans la société, ainsi que l’illustre une chronique de maître Spinosi, avocat au Conseil d’État, parue hier dans Le Monde sous le titre : « Avec toutes ces lois sécuritaires, nous construisons les outils de notre asservissement de demain ». Voilà qui est de nature à tous nous interpeller sur des débats d’une actualité brûlante.

L’Union syndicale des magistrats est attachée à l’État de droit et au respect des libertés fondamentales auxquelles participe la séparation des pouvoirs. À ce titre, elle met en garde contre toute remise en cause de la distinction entre police administrative et police judiciaire. Au premier rang des libertés fondamentales se trouve la liberté de manifester publiquement son opinion : il serait inconcevable en démocratie que soit instauré un régime d’autorisation administrative de manifester. Seule l’autorité judiciaire doit pouvoir limiter cette liberté ; pourtant, alors même qu’elle découle de la Déclaration des droits de l’Homme, cette liberté n’est reconnue par aucun texte législatif. Le législateur a manqué l’occasion de le faire dans le cadre de la loi du 10 avril 2019, sur laquelle je reviendrai.

La liberté fondamentale de manifester doit être conciliée avec la nécessaire préservation de l’ordre public, qui garantit la sûreté des personnes impliquées ou non dans les manifestations, à quelque titre que ce soit : les manifestants, les membres des forces de l’ordre et les tiers, qu’ils se soient introduits dans la manifestation ou qu’ils aient été de simples passants. La sûreté des biens est également reconnue par la Déclaration des droits de l’homme et doit évidemment être prise en compte dans la conciliation des libertés fondamentales. Tant qu’aucune infraction n’est commise, on se trouve dans le domaine de la police administrative : l’autorité judiciaire n’intervient que pour autoriser ou requérir des atteintes aux libertés, comme les réquisitions de contrôle d’identité, qui sont prévues aux articles 78-2 et suivants du code de procédure pénale ; mais, en principe, elle n’a pas à s’immiscer dans ce qui relève de la police administrative.

Il en va tout autrement dès qu’une infraction est commise ou qu’une personne se plaint d’en être la victime. C’est alors à l’autorité judiciaire, et à elle seule, d’avoir le monopole des investigations pénales, quelle que soit la qualité du plaignant. Certains, y compris devant vous, je crois, ont dénoncé une différence de traitement selon que le plaignant était un manifestant ou un membre des forces de l’ordre. C’est oublier que ces deux types d’enquête relèvent de deux situations tout à fait différentes : mis à part les militaires en opération, seul un membre des forces de sécurité intérieure peut légitimement faire usage de la force, à la double condition qu’elle soit proportionnée et absolument nécessaire à l’exercice de ses missions. Pour savoir si cette condition est remplie, il faudra une enquête approfondie, qui prendra nécessairement du temps – c’est ce que l’on appelle le temps judiciaire. Il est impératif qu’elle soit menée par une autorité judiciaire indépendante, pour éviter tout soupçon d’une justice qui couvrirait l’action du pouvoir exécutif caractérisée, en l’occurrence, par l’action de la police.

Dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, les blessures occasionnées aux manifestants sont, le plus souvent, le fait de fonctionnaires d’unités de sécurité publique qui sont amenés à intervenir alors que ce n’est pas leur métier habituel et qu’ils sont parfois insuffisamment formés et équipés : c’est toute la question de l’intervention des brigades anti-criminalité (BAC) au sein des unités de maintien de l’ordre. L’usage d’armes dites intermédiaires comme le lanceur de balles de défense (LBD) est délicat : s’il permet de viser plus précisément que son ancêtre, le flash-ball, et qu’il est interdit de viser au niveau du visage, la cible est mouvante, elle peut se baisser ou être subitement cachée par quelqu’un qui passe ; c’est ainsi que peuvent se produire des accidents, surtout lorsque le fonctionnaire de police n’est pas suffisamment formé à l’usage de cette arme dans les circonstances très difficiles du maintien de l’ordre. On peut concevoir l’usage du LBD dans une intervention de police judiciaire, lors d’une émeute urbaine, par exemple, mais dans le cadre du maintien de l’ordre, dans une manifestation avec beaucoup de personnes, c’est beaucoup plus difficile.

Néanmoins, compte tenu de la mission des forces de l’ordre et de l’augmentation de la violence qu’elles rencontrent de la part des manifestants ou de ceux qui se sont introduits dans les manifestations, il ne paraît pas envisageable de les priver de l’usage de ces armes intermédiaires. Mais il faut que l’usage en soit réservé à des fonctionnaires formés, spécialisés et qui agissent sur les instructions d’un supérieur. De ce point de vue, l’USM approuve les préconisations du schéma national de maintien de l’ordre, qui prévoit explicitement l’intervention d’un superviseur.

Certains dénoncent un prétendu laxisme des juges pour les faits commis en marge des manifestations, soit par des manifestants, soit par des individus s’étant introduits dans la manifestation, en invoquant, d’une part, le faible nombre de condamnations et, d’autre part, leur indulgence injustifiée. Il est vrai que le nombre de classements sans suite et de relaxes est plus important que ce que l’on rencontre d’habitude. Il se justifie en fait par un manque de preuves, en raison de l’insuffisance des procédures établies en cette matière. L’expérience montre que la qualité d’enquêteur de police judiciaire est peu compatible avec la participation aux opérations de maintien de l’ordre et la qualité des procédures s’en ressent : comment concevoir qu’un fonctionnaire de police qui procéderait à une interpellation, dans le cadre du maintien de l’ordre, puisse, sans abandonner sa mission, mener les investigations de police judiciaire ?

Dans ces conditions, on a assisté à un certain nombre de remises en liberté et de classements sans suite des procédures, à la suite d’interpellations manifestement irrégulières au regard de la loi, dans la mesure où elles n’avaient pas été suivies d’une notification des droits des gardés à vue. Qui plus est, les preuves permettant d’incriminer la personne interpellée sont souvent insuffisantes pour justifier des poursuites ou une condamnation : c’est tout le problème de l’identification de la personne auteure de l’infraction. C’est pourquoi l’USM est favorable à l’usage de moyens tels que les drones, à condition qu’ils soient limités à la surveillance de l’espace public dans un cadre juridique déterminé par la loi. Le Conseil d’État avait d’ailleurs eu l’occasion de dire que l’on ne pouvait utiliser les drones sans cadre juridique législatif.

Le second élément qui pourrait permettre d’améliorer les preuves pour exercer des poursuites et obtenir la condamnation des auteurs d’infraction, c’est l’utilisation de produits de marquage ciblé – de l’ADN synthétique – sur la peau ou les vêtements de la personne visée. C’est aussi l’usage des caméras-piétons qui peuvent servir de preuve à la condition que l’on ait l’absolue certitude que la vidéo n’ait pas été manipulée. Mais, pour que ces éléments de preuve soient utiles, encore faut-il que la justice soit dotée de moyens matériels et humains pour les exploiter.

Certains regrettent que les peines d’emprisonnement ne soient ni systématiques ni d’assez longue durée. À ceux-là, il convient de rappeler que le code pénal prévoit bien d’autres peines et que l’emprisonnement ne peut être prononcé que lorsque toute autre peine paraît manifestement inadaptée à la personnalité des prévenus – les profils des personnes interpellées sont extrêmement variables et s’apparentent assez peu souvent à celui de délinquants et casseurs « professionnels », si je puis dire – et aux circonstances des faits. Il arrive aussi que les peines prononcées soient jugées exagérément sévères par d’autres : à l’occasion de débats, on m’a cité des cas de condamnations manifestement disproportionnées au regard des faits commis. Une telle constatation est de nature à relativiser la critique précédente d’une insuffisante sévérité à l’égard des personnes poursuivies à l’occasion de tels événements.

Sur le plan juridique, la dernière loi promulguée dans cette matière est celle du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public dans les manifestations. Cette loi a complété le dispositif législatif antérieur, notamment en permettant d’utiliser les procédures rapides, comme la comparution immédiate ou la convocation par procès-verbal, pour les infractions commises à l’occasion d’attroupements. Elle a aussi prévu la peine complémentaire d’interdiction de manifester. C’était là, à notre sens, l’occasion – manquée – pour le législateur d’ériger, dans un premier temps, la liberté de manifester en principe, avant de présenter, dans un second, ses exceptions. L’USM avait déjà eu l’occasion de souligner que la situation la préoccupait, bien avant les manifestations des Gilets jaunes, à la suite de la réintégration dans le droit commun de mesures auparavant réservées à la lutte contre le terrorisme ou de l’accumulation de nouveaux délits, souvent aux seules fins d’ouvrir la possibilité de placer des personnes en garde à vue – ainsi la création du délit de dissimulation du visage à l’occasion d’une manifestation.

Nous avons également fait savoir que les nombreuses interpellations réalisées à l’occasion de ces manifestations avaient mis la justice en difficulté pour répondre à l’afflux de procédures. Ce problème est à la fois celui des moyens nécessaires à leur traitement – les milliers de gardes à vue à gérer en particulier le week-end – et celui du statut du parquet. En effet, l’insuffisante indépendance du parquet, cautionnée par le Gouvernement et le Conseil constitutionnel, ne permet pas de mettre fin au doute sur la manière dont les procédures sont conduites, et les accusations de complaisance envers les policiers mis en cause peuvent y trouver un fondement. Nous continuons donc à plaider pour une réforme constitutionnelle permettant d’établir la séparation des pouvoirs en France et à penser qu’en l’état de ce statut de plus nombreuses ouvertures d’informations judiciaires seraient nécessaires. Le juge d’instruction est le magistrat indépendant : il doit pouvoir, de façon privilégiée, être chargé de gérer ces affaires particulièrement sensibles. À défaut, il sera très difficile de restaurer le lien de confiance entre le citoyen et les institutions.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Si je ne suis actuellement pas membre de la commission des Lois, j’y ai siégé pendant cinq législatures. Je connais donc bien votre organisation et je la respecte infiniment. Après plusieurs mois d’auditions, nous avons recueilli beaucoup d’informations, et il est toujours intéressant d’avoir des retours qui se confortent les uns les autres. Le procureur de la République de Paris nous a communiqué hier plusieurs éléments identiques à ceux dont vous venez de faire état.

Au cours de certaines manifestations, énormément de gardes à vue ont été signifiées par les officiers de police judiciaire. M. le procureur a même évoqué le nombre de 1 000 pour une seule journée, pour une quinzaine de parquetiers de permanence, finalement renforcés, dans l’extrême urgence, par quelques autres : manifestement, les effectifs n’étaient pas à la hauteur des besoins. Que pensez-vous de cette façon de procéder qui consiste à mettre en garde à vue un manifestant, moins dans l’intention de le poursuivre devant la justice que pour l’écarter de la manifestation durant douze ou vingt-quatre heures ? Cela peut paraître choquant : on va en garde à vue quand il y a un problème. Mais lorsque 90 % de ces gardés à vue sont libérés au bout de quelques heures, on se demande où étaient les problèmes…

Le Défenseur des droits, que nous avons auditionné, nous a fait part du recours aux contrôles d’identité délocalisés, à la technique de l’encerclement et aux fouilles systématiques en amont des manifestations. Aux yeux de votre organisation, ces pratiques sont-elles de nature à poser difficulté au regard du droit de circuler et d’avoir, si l’on est maçon ou électricien, un tournevis dans sa poche ou dans sa mallette ?

Mme Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats. Il y a bien un déséquilibre total des forces entre les effectifs policiers sur le terrain et les effectifs du ministère public, qui ne sont, quoi qu’il en soit, pas vraiment comparables : il y a à peine 2 000 magistrats du parquet dans toute la France. Quinze parquetiers, cela revient presque à 10 % des magistrats du parquet non spécialisé à Paris.

Les excès de contrôles qui ont été constatés en amont des manifestations des Gilets jaunes ont malheureusement pu être cautionnés par des notes internes au ministère de la Justice, notamment une note d’Olivier Christen, du cabinet du garde des Sceaux, et une autre du procureur, qui indiquait que certains individus pouvaient être retenus un peu plus longtemps en garde à vue pour éviter de les remettre sur le terrain parmi les manifestants. Ces pratiques me paraissent liées à la difficulté extrême de gérer une telle masse de manifestations, tant pour les forces de l’ordre que pour le ministère de la Justice, et un afflux de procédures tout à fait exceptionnel pendant des semaines. Cela a pu conduire à certains excès. La réponse à votre question était un peu comprise dedans…

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Vous pouviez avoir un regard différent.

Mme Céline Parisot. Non : il y a eu ces notes, notamment celle du procureur de Paris qui a fait scandale à l’époque – je ne révèle rien de secret. Nous avions trouvé le procédé tout à fait choquant.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Le Défenseur des droits nous a alertés sur les possibles dérives des contrôles d’identité délocalisés et des fouilles systématiques. Quel regard portez-vous sur ces pratiques ? Les magistrats peuvent-ils vraiment les contrôler ?

Mme Céline Parisot. Ces contrôles en amont s’inscrivent dans le cadre de la police administrative : ils ne donnent lieu à aucun compte rendu aux magistrats du parquet. Jacky Coulon pourra compléter ma réponse, puisqu’il a été magistrat du parquet contrairement à moi.

M. Jacky Coulon. Il y a effectivement eu et il y a encore des réquisitions pour des contrôles d’identité ordonnés par le procureur pour éviter des attroupements en vue de commettre des violences. Ces réquisitions sont justifiées par le fait qu’un certain nombre de personnes pouvaient vouloir venir à une manifestation avec des boules de pétanque, alors qu’elles n’avaient pas forcément l’intention de jouer aux boules, ou avec des armes. Le contrôle, dans ces cas-là, est justifié, tout comme le placement en garde à vue. En revanche, lorsqu’une personne a simplement des lunettes de piscine, parce qu’elle a peur de recevoir des gaz lacrymogènes, et qu’elle se fait interpeller, l’interpellation est alors abusive, tout comme le placement en garde à vue, qui est alors levé par le parquet et peut être traité dans le cadre du retour d’expérience, en faisant savoir aux forces de police que telle ou telle interpellation n’était pas justifiée. Cela étant, le principe du contrôle d’identité et des fouilles, sur réquisition du procureur, n’est pas critiquable en soi. Mais son application peut l’être quelquefois.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Ma prochaine question est un peu en marge du maintien de l’ordre. Le législateur a créé une amende forfaitaire délictuelle pour l’usage de stupéfiants, qui a été mise en application il y a quelques mois. Or la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), dans une circulaire du 31 août 2020, limite sa portée et, partant, l’action du législateur, ce qui me semble assez choquant. À la page 8 de la circulaire, on lit ainsi que l’article L. 3421-1 du code de la santé publique permet de mettre en œuvre la procédure d’amende forfaitaire pour le droit d’usage des stupéfiants sans opérer de distinction entre les produits stupéfiants, puis, juste en dessous, qu’il convient toutefois de réserver le recours à cette procédure à certains produits stupéfiants et uniquement lorsque de petites quantités sont découvertes sur le mis en cause ! L’administration limite ainsi dans deux domaines – la quantité et la nature du produit – l’action du législateur. N’est-ce pas une ingérence énorme ?

Mme Céline Parisot. L’expérimentation du dispositif nous a conduits à solliciter les retours de nos collègues, pour savoir ce qu’ils en avaient pensé et la manière dont il était appliqué chez eux. Tous les parquets n’ont pas la même vision du dispositif : plusieurs l’ont limité à certains stupéfiants ; d’autres à une certaine quantité, qui n’est pas non plus la même partout. Nous avons fait valoir que ce n’était pas forcément très cohérent. Je n’avais pas connaissance de la circulaire que vous citez. Mais quand nous avons constaté, au vu des retours des collègues, les différences parfois importantes entre ressorts proches – nous avons d’ailleurs été entendus récemment à ce sujet par la représentation nationale –, nous avons fait savoir que ce type de distinctions de la part de la DACG ne nous semblait pas bienvenu. Nous avons fait valoir que les différences d’application entre les parquets ne nous paraissaient pas liées à des circonstances locales qui auraient justifié une politique pénale différente, dans la mesure où chaque procureur peut appliquer de manière différente le texte. Cela ne nous paraissait pas logique. Dans l’ensemble, il apparaît que l’amende est peu appliquée. Notamment à Marseille, qui l’expérimente depuis septembre, nos collègues constatent qu’il y a très peu de procédures et qu’elles concernent des personnes qui n’auraient peut-être pas fait l’objet d’une procédure antérieurement : le policier se serait probablement contenté d’écraser le joint… Désormais, pour les gens relativement conciliants, à défaut d’écraser le joint, il délivre cette amende. Néanmoins, on a plus l’impression qu’il s’agit d’une politique du chiffre de la part de la préfecture de police que d’une véritable politique pénale cohérente.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Dans la mesure où c’est une amende forfaitaire délictuelle, basée sur l’acceptation et qui est immédiatement transmise, de manière électronique, au service de Rennes, elle peut échapper aux parquets locaux, ce qui expliquerait qu’ils n’en aient qu’une vue partielle. Nous n’avons en effet pas les mêmes chiffres. Si l’on réintègre toutes ces amendes électroniques, on s’aperçoit que le dispositif fonctionne plutôt bien.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Votre organisation a-t-elle été, de près ou de loin, concernée par la réflexion sur le nouveau schéma du maintien de l’ordre ?

Mme Céline Parisot. Absolument pas. Nous avons des syndicats partenaires dans d’autres professions. L’un d’entre eux, dans la police, nous a prévenus quand ce nouveau schéma a été annoncé, puis quand il est sorti, mais c’est tout.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Auriez-vous souhaité être sollicités ? L’évolution du schéma va-t-elle dans le bon sens pour vous ou relevez-vous des sources de difficultés à venir ?

Mme Céline Parisot. Certains points ne nous semblent forcément pas très clairs, notamment sur le lien avec le judiciaire. La manière d’utiliser les moyens du maintien de l’ordre en manifestation ne nous regarde que de très loin – plus comme citoyens que comme magistrats, en réalité. Nous avons discuté entre nous de ce que pouvaient recouvrir exactement ces liens avec le judiciaire ; nous n’en savons rien, puisque nous n’avons pas été associés et que nous n’avons pas reçu d’explications de notre ministère. La mention de journalistes titulaires d’une carte presse, accrédités auprès des autorités, a également retenu notre attention. Mais c’est surtout ce lien avec le judiciaire qui nous intrigue : il est fait mention d’une plus grande intégration du judiciaire au dispositif, mais nous ne voyons pas très bien ce que cela recouvre exactement.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Peut-être s’agit-il de la présence d’un magistrat dans les salles de commandement pour vérifier comment les choses s’organisent sur le terrain ?

Mme Céline Parisot. Si c’est de cela qu’il s’agit, nous y sommes clairement opposés. Une intégration directe du parquet dans le dispositif de maintien de l’ordre nous paraît tout à fait inadaptée : chacun son rôle. Pour nous, le parquet doit rester physiquement et symboliquement distinct des forces de l’ordre. La réponse judiciaire doit se faire avec un minimum de recul. Même si elle a désormais lieu en temps réel avec la permanence pénale, elle n’est pas non plus faite à chaud sur place. Le préfet est responsable du maintien de l’ordre et le procureur de la réponse judiciaire : ce sont deux choses différentes. Il nous semble que la présence d’un parquetier sur place lui ferait courir un risque d’instrumentalisation très important, d’autant qu’il serait dans l’impossibilité matérielle de contrôler directement chaque interpellation, ce qui n’est de toute façon pas son rôle : il y a des procédures pour cela. S’il est indispensable d’améliorer la prise en compte de la dimension judiciaire des débordements liés au maintien de l’ordre, cela relève, d’après nous, de la responsabilité des services de police et de gendarmerie : c’est à eux qu’il revient de mobiliser préventivement sur le terrain, à cette fin, des équipes d’officiers de police judiciaire et d’agents de police judiciaire, en plus des effectifs de maintien de l’ordre, pour offrir de meilleures conditions de judiciarisation et, comme le disait Jacky Coulon tout à l’heure, faciliter l’établissement de la preuve.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie d’être venus jusqu’à nous numériquement pour cette audition très intéressante.

 

 

 


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Audition du jeudi 26 novembre 2020

À 16 heures 45 : M. Bruno Pomart, président de l’Association Raid Aventure Organisation

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Nous accueillons M. Bruno Pomart, qui est le président de l’association Raid Aventure Organisation. Cette association a pour objectif d’améliorer les relations entre les forces de l’ordre et la population au travers de plusieurs dispositifs permettant notamment aux jeunes d’interagir de manière positive avec des policiers. De telles initiatives sont particulièrement pertinentes et nécessaires dans le contexte actuel de durcissement des relations avec les forces de l’ordre, dont les tensions pendant les manifestations sont une illustration. Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale. M. Bruno Pomart, je vais vous donner la parole pour une très brève intervention liminaire qui précèdera nos échanges sous forme de questions-réponses. Comme vous allez sûrement l’expliquer, vous étiez policier au sein du RAID. Je précise que vous êtes également le maire d’un petit village dans l’Aude.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Mme Laroussie, je vous invite donc à lever la main droite et à dire « Je le jure ».

(M. Bruno Pomart prête serment.)

M. Bruno Pomart, président de l’association Raid Aventure Organisation. Tout à fait. M. le président, Mesdames et Messieurs les députés, je suis d’abord très heureux de pouvoir parler devant vous et exposer le travail que je mène en tant qu’ancien policier et en tant qu’acteur associatif engagé depuis 30 ans. J’ai 61 ans. J’ai passé 36 ans au sein de la police nationale et 30 dans le monde associatif. Comme l’a indiqué M. le président Fauvergue, je suis maire d’une petite commune de 125 habitants dans le département de l’Aude. J’ai également été nommé par le préfet de l’Aude directeur du service national universel (SNU), qui est un peu mis entre parenthèses actuellement compte tenu de la crise sanitaire. J’ai commencé ma carrière dans la police en 1981, comme gardien de la paix CRS et sportif de haut niveau – j’étais membre de l’équipe de France de lutte. Entre 1982 et 1984, j’ai été affecté au service de la protection des personnalités. À ce titre, j’ai assuré la sécurité de Joseph Franceschi, alors secrétaire d’État à la sécurité publique, auprès du ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre. En 1985, j’ai eu l’immense bonheur d’être sélectionné parmi les 70 policiers de la première unité du RAID lors de sa création et de son implantation à Bièvres. Comme vous le savez tous, cette unité est spécialisée dans le règlement des problématiques de terrorisme et de prises d’otages entre autres. Je suis resté au sein du RAID jusqu’en 1997, à un moment où j’ai changé d’optique et où j’ai été mis à disposition par le ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Jean-Louis Debré, pour travailler sur les quartiers de Corbeil-Essonnes. Pendant huit ans, j’ai ainsi été affecté comme chargé de mission à la politique de la ville auprès de Serge Dassault, qui était maire de Corbeil-Essonnes.

Si j’ai quitté le RAID à ce moment, c’est tout simplement parce que je m’interrogeais beaucoup sur les problématiques de relations entre jeunes et police. C’était la période – vous vous en souvenez sûrement – des émeutes de quartiers qui avaient éclaté un peu partout en France, de Vaulx-en-Velin aux quartiers de la périphérie parisienne et des grandes banlieues. J’ai donc décidé de contribuer à la lutte contre ces problèmes d’émeutes en travaillant au contact des jeunes. C’est aussi à cette époque que j’ai créé l’association Raid Aventure Organisation, qui existe maintenant depuis plus de 20 ans. Je ressentais alors la nécessité de remettre en place du lien entre la police, la population et les jeunes. Je pense que c’est essentiel. Même si elle n’a pas encore complètement été exploitée, il s’agit à mon sens d’une vraie solution et mon expérience m’a conforté dans cette idée. Cette association mobilise plus de 250 policiers bénévoles, qui travaillent donc à mes côtés. Ils sont issus de brigades anti-criminalité (BAC), de compagnies républicaines de sécurité ou encore de compagnies d’intervention, soit tout le spectre des services de police. L’objectif de l’association était et est toujours de déconstruire les stéréotypes qui peuvent exister sur la police en général, sur la violence prétendument policière ou encore sur les méthodes de la police. Ce sont des thématiques très présentes dans l’actualité depuis quelque temps, même si elles sont prégnantes en fait depuis de nombreuses années.

Nous faisons donc en sorte de créer du lien social au travers des actions que nous menons. Parmi celles-ci, je peux en citer deux qui rencontrent un vif succès puisqu’elles ont été reconnues par les différents gouvernements qui se sont succédé, ce qui me permet de préciser que notre action est apolitique. Nous travaillons avec des villes de toutes tendances politiques qui font peut-être partie des circonscriptions de certains des députés présents à cette audition. Je pense par exemple à Sarcelles ou à Saint-Ouen. Nous sommes actifs sur tous ces secteurs. Nous avons créé deux dispositifs. Il s’agit premièrement de Prox’Aventure, qui est déployé actuellement dans une centaine de villes en France et qui mobilise depuis plusieurs années plus de 45 000 enfants et jeunes (âgés entre 8 et 25 ans). Il consiste à organiser des journées à thèmes au sein même des quartiers avec des membres de l’association, avec des policiers municipaux, avec des élus (c’est important pour nous) ou encore avec des associations référentes (que nous connaissons et qui sont recommandables). Je peux vous assurer que le succès que nous remportons est important et que nous sommes un peu dépassés par les demandes formulées soit par les préfets, soit par les maires. Nous sommes énormément sollicités pour apporter des réponses à toutes les problématiques de violences urbaines, qui peuvent être liées à des sujets de maintien de l’ordre, que ce soit par rapport à des situations de violences urbaines ou de manifestations. Ce travail nous permet d’expliquer aux enfants les missions de la police (avec par exemple les gestes techniques de policiers d’intervention) et les conditions dans lesquelles se déroulent les interpellations. Nous expliquons aussi pourquoi il faut répondre favorablement lorsqu’un policier vous contrôle ou vous interpelle. Au travers de ces actions, nous apportons à mon sens une véritable réponse dans le but de retisser du lien social entre la police et la population (et plus particulièrement la jeunesse).

Le second dispositif concerne des séjours que nous organisons sur un site de Dreux, en Eure-et-Loir. Nous y accueillons tout au long de l’année des enfants pour des semaines à thème qui permettent de travailler sur des aspects purement sportifs tout en créant du lien avec ces jeunes. Nous avons des temps de rencontre et de discussion pour évoquer toutes les problématiques que rencontrent ces jeunes, et je peux vous assurer qu’elles sont nombreuses. Elles peuvent porter sur des questions de religion – qui peuvent être assez prégnantes dans ces quartiers – mais aussi de sujets de violences et d’interpellations dans le cadre des rapports entre la police et la population. Pour nous, c’est un moyen de créer une forme de désescalade à travers ces actions. J’insiste sur le fait que ce travail est vraiment plébiscité par les élus. Nous avons par exemple été repérés par le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) et par l’Agence nationale de cohésion des territoires, ce qui est pour nous une vraie reconnaissance. Il est intéressant de voir que les institutions – et notamment les délégués des préfets, qui ont un rôle important sur les problématiques des quartiers –, les associations et les élus ont la volonté de faire société ensemble et d’avancer sur ces problématiques de relations entre police et jeunes, et population de façon plus générale. C’est un travail assidu que nous menons depuis un certain temps et qui a été intensifié depuis six ans. Notre objectif est de pouvoir le développer encore. À ce titre, j’ai eu la chance hier d’avoir une écoute attentive de la part de représentants de la formation au sein de la police nationale. Il nous semblerait intéressant de pouvoir aller dans les écoles de police et d’impliquer – dans le cadre de stages – des jeunes policiers dans notre structure pour leur permettre de venir à la rencontre de jeunes des quartiers. En effet, cette connaissance des quartiers semble précieuse pour les nouveaux policiers. Nous souhaiterions en outre pouvoir intervenir de façon massive dans les collèges et les lycées. Nous allons faire en sorte de développer ce type d’actions avec l’aide des partenaires institutionnels qui nous soutiennent, à l’instar de la Région Île-de-France. L’idée est là aussi d’aller à la rencontre des élèves et de pouvoir parler de ces problématiques de relations entre les jeunes et la police.

C’est un cadre général que nous sommes en train de poser, et j’ose espérer que nous aurons une réponse favorable de la part du ministère de l’Intérieur. Au-delà de la réforme du maintien de l’ordre et des pratiques qui y sont associées, je pense que nous devons travailler sur tout un environnement si nous souhaitons trouver des solutions à toutes les problématiques de violences, qui ont encore émaillé l’actualité des derniers jours. Je suis convaincu de l’importance du travail d’associations comme la nôtre. Nous ne sommes pas les seuls à œuvrer dans ce domaine, même si nous sommes peut-être les leaders – sans faire de forfanterie – en ce qui concerne le rapprochement entre les jeunes et la police. Je pense que le travail de fond que nous menons permettra, sur la durée, d’améliorer la situation, même si je sais qu’en politique ce sont bien souvent des réponses immédiates qui sont recherchées. Nous ne pouvons pas tout attendre de la police nationale, pas plus que des polices municipales. Je suis persuadé que c’est ensemble que nous réussirons à résoudre ces problèmes de violence pour aller vers plus de cohésion sociale. Voilà en résumé le travail que nous essayons de mener depuis de nombreuses années avec le soutien des institutions, des villes et élus de tous bords politiques, et de l’État. Je suis à votre disposition pour répondre à des questions si vous le souhaitez.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Merci cher Bruno Pomart. Pour tout vous dire monsieur le rapporteur, j’ai peu de questions parce que je connais bien Bruno Pomart et la structure qu’il a mise en œuvre. J’ai participé à plusieurs reprises à des actions organisées par cette association, et j’avais suggéré à madame George Pau-Langevin – à qui vous avez succédé récemment – d’entendre Bruno Pomart dans le cadre de cette commission d’enquête. Je vais donc vous laisser la parole, monsieur le rapporteur. J’ai bien noté par ailleurs la demande d’intervention de madame Isabelle Florennes.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Merci monsieur le président. Je dirai d’emblée que vous avez de la chance de connaître Bruno Pomart, et que je suis ravi de l’entendre aujourd’hui. Je tiens, monsieur Pomart, à vous remercier pour votre intervention et à vous féliciter pour l’ensemble de votre carrière. C’est principalement votre action au sein de Raid Aventure Organisation qui nous intéresse aujourd’hui, même si votre expérience passée – à Corbeil-Essonnes en particulier – vous a aussi permis de travailler sur les sujets relatifs au lien entre citoyens et forces de police. Vous avez dû noter que notre questionnement dans le cadre cette commission d’enquête avait trait principalement à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre. Des faits récents nous poussent à nous interroger sur un certain nombre de difficultés, même s’il faut éviter de trop les « monter en épingle ». Si la police conserve – fort heureusement d’ailleurs – la confiance d’une grande partie de la population – moi le premier –, ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas s’interroger sur certains comportements et sur les réponses que nous devons mettre en œuvre pour les éviter.

Je suis ravi de mieux connaître votre association grâce à votre intervention. Je m’y étais rapidement intéressé avant votre audition, mais je n’aurais malheureusement pas été en mesure de répondre si j’avais été questionné il y a une semaine sur l’objet de l’association Raid Aventure Organisation. J’espère que cette structure va être de plus en plus connue, et nous aurons certainement l’occasion de souligner tout le bien que nous pouvons en penser au travers du compte-rendu qui sera produit par la commission.

Je vais me permettre de vous poser une question plus directement liée aux sujets de maintien de l’ordre et au métier de policier qui était le vôtre. Il apparaît que les conditions d’emploi des forces de l’ordre sont très difficiles ces dernières années, en lien notamment avec la tenue de manifestations toutes les semaines ou presque. Lors de celles-ci, nous avons vu intervenir de plus en plus souvent des unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre. Au travers des nombreuses auditions que nous avons pu réaliser, nous avons aussi pu constater que quand des incidents pouvaient survenir entre des manifestants et des forces de l’ordre, ils pouvaient résulter d’une mauvaise préparation des forces de police – ou d’une partie d’entre elles. Pour être plus précis, je pense notamment à des unités qui ne sont pas spécifiquement formées au maintien de l’ordre tout en étant certainement excellentes dans leurs pratiques quotidiennes, des unités de la BAC par exemple.

Quel regard portez-vous sur ce sujet ? Etes-vous d’accord sur la nécessité de former réellement les policiers et les gendarmes aux problématiques spécifiques au maintien de l’ordre. Nous savons tous qu’il existe en la matière des unités spécialisées et que ce ne sont pas souvent elles qui sont mises en cause. Je voudrais avoir votre point de vue sur ce mélange que nous pouvons avoir sur des lieux de manifestations entre différents services de police et de gendarmerie. S’ils sont censés agir de manière coordonnée, nous pouvons avoir parmi eux des éléments qui interviennent en étant simplement munis de brassards, qui peuvent courir de droite à gauche, qui interpellent, qui parfois font usage de lanceurs de belles de défense (LBD) (car il faut bien qu’ils se dégagent lorsqu’ils sont dans des situations compliquées) et qui peuvent provoquer des drames. Je vous laisse la main si vous le voulez bien.

M. Bruno Pomart. Avec plaisir. Merci monsieur le député pour votre question. Je suis de façon très attentive les sujets de maintien de l’ordre, que j’ai pratiqué il y a très longtemps maintenant. Même si les opérations pouvaient être violentes, ce n’était pas comparable avec ce à quoi peuvent être confrontées les forces de l’ordre depuis l’avènement des Gilets jaunes. Vous comprendrez bien que ces manifestations – qui sont hors cadre, inorganisées et sans service d’ordre – ont posé beaucoup de problèmes à nos forces de l’ordre, y compris pour celles qui sont considérées dans le monde entier comme des exemples en matière de maintien de l’ordre (comme c’est le cas des CRS ou des escadrons de gendarmerie mobile). Il est vrai que le Gouvernement et la préfecture de police (si nous nous focalisons sur Paris, quand bien même des problématiques ont été rencontrées à Toulouse et dans d’autres grandes agglomérations) ont eu des difficultés à gérer le maintien de l’ordre et les groupuscules profitant de manifestations non autorisées et inorganisées – il est important de le souligner – pour venir en découdre avec les policiers et vandaliser des magasins. Nous avons eu le mouvement des blacks blocs mais aussi des groupuscules d’extrême gauche et d’extrême droite. En tout état de cause, il s’agit de groupes incontrôlables et incontrôlés.

Dans les premières opérations de maintien de l’ordre qui se sont déroulés dans ces conditions, je pense que la police a été réellement surprise. Je suppose que d’autres personnes entendues vous ont indiqué avant moi qu’il était compliqué de répondre à ces groupes, que les forces de l’ordre n’avaient pas l’habitude de voir dans ces manifestations. La réponse de la préfecture de police a été de renforcer les effectifs de forces de l’ordre en faisant venir des équipes de BAC, qui sont des unités qui sont habituées à faire du « saute dessus » comme on le dit. Ce sont des policiers qui sont très compétents dans leur domaine, c’est-à-dire pour aller chercher des voyous, les repérer et les appréhender lorsque c’est nécessaire. Ils ont un vrai rôle et un savoir-faire en la matière. Il paraît certain que les rôles et les missions ont été confondus, avec comme aboutissement des actions désordonnées qui ont même dû gêner des équipes comme celles de la compagnie de sécurisation et d’intervention de Paris (la CSI 75), qui font un très bon travail en soutien des compagnies de gendarmes mobiles et de CRS. Ces dispositifs ont créé un certain nombre de problèmes et une réorganisation a été opérée, le préfet de police alors en place en faisant d’ailleurs les frais. L’arrivée du Préfet Lallement s’est accompagnée de la création des détachements d’action rapide (DAR) puis des brigades de répression de l’action violente (BRAV), ce qui me semble être une véritable réponse pour faire face aux agissements des groupuscules ultra-violents qui sont très mobiles, comme j’ai pu le constater dans des manifestations à Toulouse. Pour les policiers et les équipes légères de la gendarmerie, il est très difficile d’agir vis-à-vis de ces individus sans risquer des contacts avec les manifestants, parmi lesquels ils arrivent à se mouvoir. Je pense sincèrement que les BRAV ont aussi amené quelque chose d’intéressant d’un point de vue psychologique. Lorsque vous voyez arriver dans des secteurs insécurisés des motos en doublettes avec dessus des équipes préparées, c’est assez marquant au niveau psychologique, voire répressif si nécessaire, les BRAV ayant vocation à intervenir contre des éléments subversifs et violents. Ils ne sont évidemment pas là pour taper sur des manifestants, vous vous en doutez bien.

Je pense qu’un travail a été fait pour renforcer la capacité d’action pour faire face à des formes de manifestations auxquelles les forces de l’ordre n’étaient pas habituées. Lorsque je suis devenu CRS en 1981, j’ai couvert des manifestations des marins-pêcheurs notamment. Même si elles pouvaient aboutir à certaines violences, l’encadrement par les organisations syndicales permettait qu’elles se déroulent relativement bien dans l’ensemble. Je trouve que la préfecture de police et plus généralement le ministère de l’Intérieur ont su réagir dans une période où les manifestations se succédaient chaque semaine dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes. Il reste à mon sens du travail à effectuer dans le domaine de la formation, mais il me semble que l’État a pris les devants sur ce sujet. La formation continue paraît elle aussi essentielle pour les forces de l’ordre, dans le sens où elle peut leur permettre de s’entraîner et d’anticiper ce à quoi elles pourraient être confrontées en manifestations, en prenant en compte surtout ces éléments ultra-violents qui sont très compliqués à cerner et à intercepter pour les forces de police.

Je ne sais pas si j’ai répondu précisément à votre question. Le travail réalisé par la préfecture de police – si je prends l’exemple des manifestations parisiennes – en faisant en sorte de réaliser des bouclages sur des secteurs bien précis et des contrôles d’identité avec des fouilles de sac me semblait primordial et nécessaire. Malgré tout, des groupuscules étaient assez malins pour anticiper ces mesures et pour cacher du matériel. Comme j’ai pu le constater à Toulouse, le niveau d’organisation de ces groupuscules extrémistes était assez impressionnant et ils connaissent parfaitement les techniques de guérilla urbaine. C’est un élément auquel nos forces de l’ordre n’étaient pas vraiment habituées, les compagnies de CRS étant avant tout vouées à se former un barrage, à éviter que les foules avancent et à les repousser lorsque c’est nécessaire. Nous n’étions pas habitués à voir des groupuscules capables de se mouvoir en permanence et de venir au contact des forces de l’ordre comme ils l’ont fait dans le cadre de ces manifestations.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Merci, cher Bruno Pomart. Je laisse la parole à ma collègue Isabelle Florennes.

Mme Isabelle Florennes. Merci messieurs. Je me souviens vous avoir rencontré sur un plateau de télévision pendant le mouvement des Gilets jaunes.

M. Bruno Pomart. Tout à fait.

Mme Isabelle Florennes. Je me souviens des éclairages que vous aviez apportés concernant le maintien de l’ordre, mais je ne connaissais pas à l’époque votre autre casquette de président de l’association Raid Aventure Organisation. Je suis en tout cas heureuse de découvrir cette autre casquette. Étant une élue des Hauts-de-Seine, je souhaitais avoir votre avis sur l’évolution des échauffourées que nous connaissons de plus en plus, avec par exemple des tirs de mortiers réguliers dans un certain nombre de nos villes en banlieue et dans certains quartiers de Paris. Sur l’année écoulée, ces faits inquiètent de plus en plus les habitants, qui sont amenés à créer des collectifs dans leurs quartiers. Face à cette montée de violence qu’ils ne connaissaient pas – du moins pas dans ces proportions–, je trouve que les élus sont assez démunis. Par exemple, à Suresnes, nous avons subi des tirs de mortier à proximité de l’hôpital pendant une semaine environ durant le confinement. Ensuite, un bus a été brulé en plein centre-ville. Les habitants de la ville parlent encore de ces faits et je suppose que les forces de l’ordre ont aussi été marquées. Dans d’autres quartiers, à Nanterre, nous avons assisté à des faits tels que vous les décriviez dans votre intervention, avec une intervention de forces de l’ordre – de la BAC me semble-t-il – qui s’est envenimée, donnant lieu à des incendies plusieurs soirs durant. La préfecture de police a repris les choses en main en faisant en sorte d’assurer une présence dans les rues et d’éviter de tomber dans des guet-apens. En tant que parlementaire et en tant qu’élue, cet épisode m’a fait prendre conscience de la nécessité de former les élus et les citoyens sur les manières d’intervenir de la police, ce que vous semblez faire auprès des jeunes. Je souhaitais savoir si votre association a des relais dans les Hauts-de-Seine et si vous partagez mon point de vue sur le fait qu’il serait intéressant de former les citoyens et les élus sur les questions de maintien de l’ordre dans nos villes.

M. Bruno Pomart. Merci madame la députée pour votre question. Nous sommes effectivement amenés à intervenir dans les Hauts-de-Seine, à Villeneuve-la-Garenne ou Argenteuil par exemple. Suite à des événements qui ont touché Argenteuil, nous avons engagé depuis un an un travail en lien avec le maire de la ville. Il essaye vraiment de recréer du lien sur le terrain et ainsi de faire en sorte de lutter contre les problématiques de salafisme qui existent dans certains quartiers – ce qui n’est pas propre à Argenteuil. Le travail que nous menons n’empêche pas de nouveaux événements de se produire, mais je suis convaincu que c’est tous ensemble que nous trouverons des solutions. Pour participer régulièrement à des émissions sur le maintien de l’ordre, je constate que le regard se porte trop exclusivement sur la police, nationale ou municipale. Or, je considère que c’est tous ensemble que nous parviendrons à relever les défis qui sont les nôtres dans ce cadre. Au travers des actions que nous menons avec l’association Raid Aventure Organisation, nous associons les élus locaux car j’ai conscience des difficultés qui sont les leurs dans les grandes villes en particulier. De mon point de vue, il faut parvenir à mettre – ou remettre – en place un tissu associatif. Sans faire de politique (je suis apolitique, que ce soit clair), j’estime que nous avons tué depuis 20 ans les mouvements associatifs. Il y avait en leur sein du bon et du mauvais, mais il en est de même au sein de la police par exemple, où 99 % des policiers font parfaitement bien leur travail et où 1 % seulement ne se comportent pas correctement. Je crois vraiment que l’on a tué le monde associatif depuis une vingtaine d’années dans ces quartiers. Or, ces associations avaient un rôle d’amortisseur comme Raid Aventure Organisation peut l’avoir dans le cadre de ses actions. Parfois, des personnes me disent « C’est bien ce que vous faites, mais concrètement il y a toujours des problèmes ». Comme vous devez le savoir en tant qu’élus, il y a toujours des problèmes à régler car la société en génère en permanence de nouveaux. Dans le monde associatif, nous sommes là pour jouer ce rôle d’amortisseur. Si nous n’étions pas là, ce serait bien pire. Je me souviens que lors de conseils de prévention de la délinquance, Serge Dassault me disait régulièrement « M. Pomart, je ne comprends pas, il y a toujours des problèmes » et je lui répondais « monsieur le maire, si nous n’étions pas là il y en aurait encore beaucoup plus des problèmes ». Il n’existe pas de solution miracle en la matière. Lorsqu’une municipalité aménage un beau rond-point avec des fleurs, c’est tout de suite visible et concret. En revanche, le travail de l’humain et du social est beaucoup plus compliqué à mettre en œuvre.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Il coûte cher également.

M. Bruno Pomart. Vous avez tout à fait raison. Les élus se demandent parfois quelle est l’utilité d’engager de l’argent sur ces aspects, et je suis convaincu que c’est pertinent. Encore une fois, je pense que si nous arrivons à remettre du tissu et du lien social à travers des associations de quartiers, ce sera positif. Il faut que ces associations soient reconnues, et je trouve que le travail initié par madame Nadia Hai autour de la représentation d’associations républicaines et de la signature de chartes par leurs présidents va dans le bon sens pour éviter des dérives sectaires comme nous pouvons en connaître. Il semble intéressant de trouver des associations sur lesquelles les élus pourraient se reposer. Tout ce qui peut se passer actuellement dans certains quartiers (comme l’utilisation de feux d’artifice) est pour moi un signe que des jeunes sont laissés à l’abandon. Si personne n’est là pour temporiser, jouer ce rôle d’amortisseur et éviter à ces jeunes de faire des bêtises, l’évolution que nous connaissons depuis 30 ans environ se poursuivra. Même si du travail est réalisé dans un certain nombre de villes dans le domaine de la prévention, il n’en demeure pas moins que nous avons de plus en plus de mal à traiter certains groupuscules de jeunes dans les quartiers. De ce point de vue, l’application immédiate de sanctions à l’encontre d’auteurs de délits serait certainement de nature à remettre les pendules à l’heure et serait également utile aux acteurs associatifs et éducatifs dans leur travail de prévention.

En définitive, il me semble nécessaire de mener un travail pour arriver à davantage de cohésion entre les élus et les associations, et permettre de résoudre les problèmes qui se posent actuellement. Ce n’est pas uniquement en déployant davantage de forces de police que nous y parviendrons, à mon avis. Il faut construire la sécurité de nos villes avec l’ensemble des acteurs et moyens qui peuvent être mobilisés dans ce cadre. Je pense ici tant à la police nationale, à la police municipale, à la vidéosurveillance, à la justice, aux associations, aux structures de médiation et d’éducation qu’aux élus. Il semble également intéressant de s’appuyer sur les délégués du préfet, qui font le lien entre les élus et l’État. Cette coordination semble fondamentale pour mener à bien des actions dans le domaine de la politique de la ville. Au bout de 30 ans que je suis engagé sur ces aspects, j’y crois encore !

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je souhaitais revenir avec vous sur l’augmentation – même si elle n’est pas exagérée – de la défiance que peuvent ressentir les jeunes en particulier à l’égard des forces de police. Le fait que beaucoup de jeunes passent un certain temps chaque jour devant des écrans ou sur les réseaux sociaux crée-t-il un attrait pour des images sensationnelles, scandaleuses ou sortant de l’ordinaire dans cette partie de la population ? Si tel est le cas, que pouvons-nous faire pour lutter contre ce phénomène selon vous ?

M. Bruno Pomart. Les réseaux sociaux et internet ont quelque chose de fabuleux, mais ils peuvent en contrepartie contribuer à véhiculer des éléments très néfastes pour notre société. Je pense notamment à la problématique des fake news ou à tout ce que l’on peut voir lorsqu’éclate une affaire impliquant la police ou relative au maintien de l’ordre. Par rapport aux questions d’images, la loi portée par monsieur Fauvergue et madame Thourot a du sens pour moi, car il faut aussi parvenir à protéger nos forces de l’ordre sans aller à l’encontre des libertés des citoyens. C’est quelque chose qui me semble essentiel dans la conjoncture actuelle.

Au risque de paraître redondant ou simpliste, il convient de travailler dans le domaine éducatif (y compris dans les familles) et de la responsabilité. A ce titre, le CIPDR a su mettre en avant des associations qui – au niveau national – mènent des actions fortes en matière de pédagogie, notamment pour faire en sorte de déconstruire un certain nombre de stéréotypes. Il faut bien expliquer que les policiers sont des personnes comme vous et moi, qu’ils ont une mission qui est contrôlée par l’État et qu’ils sont soumis à un cadre déontologique. J’insiste sur le fait que dans 99 % des cas, les policiers font parfaitement bien leur travail. Nous avons près de 300 000 membres des forces de l’ordre en France et ces personnes effectuent un travail formidable pour assurer notre sécurité, pour protéger les familles, pour porter secours, pour interpeller et pour lutter contre la délinquance. C’est un message que nous portons auprès des enfants que nous côtoyons dans le cadre de nos actions. Il est vrai que, parfois, des dérapages peuvent se produire, avec des policiers qui ne se comportent pas correctement. Lorsque c’est le cas, l’Inspection générale de la police nationale voire les tribunaux sont là pour les sanctionner. En 2019, plus de 2 000 policiers ont été sanctionnés et nous le soulignons également lorsque nous discutons avec des enfants ou des jeunes. Il est totalement faux d’insinuer que les policiers feraient ce qu’ils veulent. Ils sont sanctionnés lorsqu’ils doivent l’être. La police est l’administration la plus sanctionnée. C’est à nous – en tant qu’acteurs associatifs – de faire passer ce type de messages tout au long de l’année et pour aider à déconstruire des idées préconçues. Les policiers interviennent et interpellent au besoin pour des raisons bien déterminées. Si des dérapages se produisent, il faut que leurs auteurs soient sanctionnés car des règles et des lois sont applicables à tout le monde.

Tout ce travail de pédagogie doit être effectué sur le terrain afin de réussir à casser cette spirale de défiance à l’égard de la police. Je serai prochainement sur des plateaux de télévision pour discuter de ce qu’il s’est passé lors d’une intervention impliquant un producteur de musique, et je ferai encore une fois en sorte de souligner qu’il ne faut pas se fier qu’aux images. Si des fautes ont été commises de la part de policiers, la justice fera son travail. Jusqu’à preuve du contraire, elle ne s’exerce pas dans les médias, pas plus que sur les réseaux sociaux.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Vous avez raison sur ce point, mais l’opinion se fait bien souvent en dehors du cadre de la justice.

M. Bruno Pomart. C’est pour cette raison qu’il faut déconstruire ces stéréotypes et apporter de la contradiction systématiquement, sans pour autant protéger n’importe quels agissements bien entendu. Il est certain que les mauvais comportements de certains peuvent contribuer à jeter l’opprobre sur toute la profession. Des associations et des mouvements se sont fait une spécialité de se saisir de ce type d’affaires pour – à mon sens – déconstruire la société, ce contre quoi je ne cesserai de me battre.

Pour poursuivre sur ce sujet des comportements déviants de la part de policiers, nous avons porté une proposition auprès de la direction des ressources et des compétences de la police nationale. Elle consisterait à accueillir plus systématiquement ces fonctionnaires dans notre structure associative. Nous avons déjà eu affaire à des policiers qui au départ n’étaient pas du tout d’accord avec le travail de prévention que nous menons, et qui y ont adhéré par la suite en voyant ce que nous faisions concrètement. En ce sens, nous pouvons jouer un rôle de réhabilitation vis-à-vis de policiers qui commettraient des erreurs sanctionnables dans le cadre de leurs missions.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. C’est quelque chose que je ne savais pas.

M. Bruno Pomart. C’est assez récent. J’estime par ailleurs que le ministère de l’Intérieur devrait communiquer systématiquement lorsque des sanctions sont prononcées à l’encontre de policiers.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Sur les deux derniers jours, nous avons appris que la police et la gendarmerie étaient de grands vecteurs d’intégration de personnes issues des minorités. Je trouve en complément très intéressante l’initiative – dont vous faites état – consistant à faire participer à des actions de votre association des policiers qui auraient eu des comportements inadaptés dans le cadre de leurs fonctions. J’en profite pour vous demander si votre association emploie des personnes dans le cadre de travaux d’intérêt général (TIG).

M. Bruno Pomart. Oui. Il arrive que des jeunes suivis par la justice nous soient confiés. Nous travaillons même avec des centres éducatifs fermés. Il faut savoir cependant que les TIG qui sont prononcés ne sont pas toujours effectués en totalité. Je regrette d’ailleurs à ce sujet que nous n’ayons pas suffisamment de réponse immédiate lorsque des faits délictueux sont commis. Comme je le répète souvent aux jeunes que nous accueillons, la sanction a valeur d’exemple. Lors des semaines que nous organisons sur notre site de Dreux, nous les terminons généralement par une séance de quad. Si les jeunes n’ont pas eu un comportement correct pendant la semaine, cette sortie est tout bonnement annulée. C’est une forme de carotte ou de sanction, selon le point de vue duquel l’on se place. Dans ce domaine, il me semble que la justice devrait faire des efforts pour prononcer des sanctions rapides, même si je comprends que les tribunaux soient chargés.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Nous sommes quelques-uns à pousser en faveur de réponses pénales immédiates et adaptées, qui ne soient pas forcément des peines d’incarcération.

Je vous remercie pour votre intervention, cher Bruno Pomart. Je précise que tout député peut vous contacter pour travailler avec vous dans le cadre de votre association.

M. Bruno Pomart. Tout à fait. Je suis à la disposition des députés qui le souhaitent. Il me semble que monsieur Pupponi – avec qui nous travaillons à Sarcelles – fait partie de votre commission. Nous intervenons aussi à Saint-Ouen, à Garges-lès-Gonesse, et dans un certain nombre de villes de la couronne parisienne. Nous comptons bien évidemment sur la représentation parlementaire pour nous soutenir, sachant – je le rappelle – que nous n’avons pas de couleur politique au sein de notre association. Depuis 30 ans qu’elle existe, elle a été soutenue par tous les gouvernements qui se sont succédé. Notre objet est d’agir pour faire avancer notre société vers plus de vivre-ensemble. Je sais que les élus ont bien besoin d’aide et de soutien associatifs dans ce domaine.

M. le Président Jean-Michel Fauvergue. Merci à vous, et à très bientôt.

 

 


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Audition du jeudi 26 novembre 2020

À 17 heures 45 : M. Abdelkader Haroune, commissaire de police, membre du conseil présidentiel des villes (audition à huis clos)

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous avions invité M. Haroune à notre table ronde sur la diversité au sein des forces de l’ordre qui s’est tenue hier, mais il a préféré être reçu séparément, notamment en raison de ses fonctions au sein du conseil présidentiel des villes. Afin de lui permettre de s’exprimer plus librement, nous avons décidé que l’audition se tiendrait à huis clos, compte tenu de ses fonctions.

Avant de vous donner la parole, monsieur Haroune, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, comme l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires l’impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête.

(M. Abdelkader Haroune prête serment.)

M. Abdelkader Haroune, commissaire divisionnaire, membre du conseil présidentiel des villes. Je n’ai effectivement pas souhaité intervenir en même temps que d’autres personnes, pour éviter toute polémique.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Bien. Sachez simplement que nos auditions, jusqu’à présent, n’ont pas été polémiques du tout.

M. Abdelkader Haroune. Je suis très honoré de me présenter devant vous. Vous m’avez convié à cette audition en ma qualité de fonctionnaire de police pour parler de la diversité au sein de la police nationale, une thématique sur laquelle j’ai eu à travailler, mais pour toute la haute fonction publique, dans le cadre de mes fonctions au sein du conseil présidentiel des villes.

Permettez-moi tout d’abord de rendre hommage à mes collègues fonctionnaires de police et à l’ensemble des forces de sécurité intérieure. Pour être à leurs côtés chaque jour, je peux témoigner non seulement des sacrifices qu’ils font pour assurer au quotidien la sécurité de nos concitoyens, mais aussi de leur professionnalisme et de leur abnégation. Les critiques que l’on a pu entendre ici ou là, notamment les accusations de racisme – disons le mot –, relayées dans les médias, sont le témoignage d’une volonté gratuite de dénigrement de la part de certains. Puisque vous m’avez également convié en raison de mes origines sociales, si l’on considère ce dernier critère, nous pouvons être fiers de notre police, qui n’a jamais été aussi républicaine que depuis les mouvements sociaux de ces dernières années.

Mais dire que tout va bien serait mensonger. D’ailleurs, si je suis devant vous, c’est bien qu’il reste encore des marges de progrès, identifiées dans le cadre de mes fonctions au conseil présidentiel des villes et que je souhaiterais partager avec vous.

Ce qui manque à la France, c’est de lutter contre la fracture sociale entre le petit peuple et la haute fonction publique. En effet, l’égalité des chances est la promesse républicaine ; elle complète l’égalité des droits. Si celle-ci consiste à traiter chacun de la même manière indépendamment de sa classe sociale, de son origine, de son sexe et de son âge, l’égalité des chances consiste à permettre à chacun de trouver dans la société la place qui correspond à ses aspirations, à son talent et à ses efforts. En assurant la fluidité sociale, elle contribue à faire progresser la société en laissant s’épanouir toutes les formes de talent. Il faut donc que la position de chacun ne soit due qu’à son propre mérite.

Dans un livre intitulé Entrer dans l’élite, publié en 2012, Jules Naudet, suivant quelques parcours exceptionnels de personnes de familles défavorisées jusqu’aux plus hautes responsabilités professionnelles, notamment dans la haute fonction publique, établit que la France ne correspond pas au rêve républicain, qui permet une ascension sociale fulgurante en une seule génération, mais au modèle des castes de l’Inde : chacun se cramponne à son prétendu statut social, convaincu d’un risque majeur de déchéance pour ses enfants, ce qui contribue à bloquer toute fluidité intergénérationnelle.

L’une des réponses qui a été proposée et continue de l’être par des tribunes publiées notamment ces derniers jours est de permettre la création de classes préparatoires aux grandes écoles dites intégrées, alors qu’elles existent déjà pour beaucoup d’institutions depuis une dizaine d’années sans que le dispositif se soit révélé probant pour les concours de catégorie A+. En réalité, cela témoigne d’une méconnaissance, volontaire ou non, de la question. Luc Rouban, sociologue au CNRS, auditionné dans le cadre d’une commission d’enquête au Sénat, a indiqué que deux tiers des jeunes Français d’origine maghrébine ayant fait Sciences Po Paris décident de ne pas s’orienter vers la fonction publique, car ils estiment qu’ils vont y être victimes de discriminations. Par ailleurs, dans le cadre de nos travaux au sein du conseil présidentiel des villes, nous avons identifié des personnes issues de la diversité ayant passé avec succès les concours d’entrée à l’ENA, à l’École normale supérieure (ENS), HEC ou Polytechnique. Alors pourquoi veut-on créer des classes préparatoires intégrées ?

En réalité, les talents existent ; ce qui manque, c’est la volonté de leur donner davantage de visibilité lorsqu’ils occupent des postes où ils pourraient servir de modèle à tous ceux qui ne croient plus à leurs chances, à ce rêve républicain qui constitue le socle de notre société. Certaines administrations l’ont parfaitement compris, notamment le ministère de la Justice, où le porte-parole de l’administration est issu de la diversité ; peut-être est-ce la raison pour laquelle ce ministère est l’un de ceux qui attirent le plus de jeunes issus des minorités.

Les classes préparatoires intégrées ou la proposition récente de créer un cinquième concours pour l’accès à l’ENA, réservé à des jeunes issus des quartiers de la politique de la ville, sont à notre sens une mauvaise idée, qui stigmatise encore davantage les jeunes issus de ces quartiers difficiles comme étant incapables de suivre une scolarité normale, ce qui est faux. Peut-être certains veulent-ils ainsi donner l’illusion que la question a été traitée, quitte à ne rien changer du tout.

S’agissant de ce problème essentiel, il est temps de changer les mentalités si l’on ne veut pas aggraver la fracture sociale et le communautarisme. Nous avons des solutions, que nous avons proposées dans le cadre du conseil présidentiel des villes et formalisées dans une proposition de loi soutenue par l’opposition sénatoriale et qui devrait être débattue en janvier. Les mesures préconisées sont simples ; elles suivent trois axes.

Le premier est la création de statistiques géographiques, fondées sur l’adresse du lycée fréquenté, afin de vérifier que toutes les administrations prennent bien la question en considération, notamment dans la haute fonction publique. Les travaux réalisés montrent en effet que les postes occupés par une personne issue de la diversité sont proportionnellement plus nombreux parmi les emplois subalternes que parmi ceux de haut fonctionnaire. Le deuxième axe est la création d’une autorité publique indépendante chargée de vérifier, par un rapport rendu public, que les administrations mènent une véritable politique en ce domaine, en fonction de critères objectifs. Enfin, il me semble important de proposer à chaque haut fonctionnaire de parrainer un étudiant issu des quartiers de la politique de la ville et qui se destinerait à la haute fonction publique, comme l’a fait Mme George Pau-Langevin, qui était encore tout récemment rapporteure de votre commission d’enquête, dans le cadre de l’association Les Chemins de la réussite, que je préside.

Le temps presse, car c’est la promesse républicaine qui est en jeu, rien de moins que la capacité de notre société à défendre nos valeurs, garantie de son avenir.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je suis très heureux de faire votre connaissance, même par visioconférence. Vos propos sont fort intéressants, qu’on les approuve en partie ou entièrement ; les sujets qu’ils soulèvent sont importants pour notre vie collective actuelle et future.

Pourriez-vous évoquer le rapport entre votre activité au sein du conseil présidentiel des villes, d’une part, et, d’autre part, les liens entre la police, notamment dans son activité de maintien de l’ordre, et la population, en particulier les jeunes ? Cette question est en débat dans notre société, même si elle ne divise pas la France en deux – mais nous devons veiller à ce que les signaux faibles ne deviennent pas de véritables problèmes et à ce que la police, dont le rôle de défense des libertés est essentiel, reste bien intégrée au corps social. Comment améliorer les relations entre une partie des Français et leur police ?

M. Abdelkader Haroune. Je suis moi aussi très heureux de faire votre connaissance – j’ai été averti cet après-midi de votre récente prise de fonction comme rapporteur de la commission d’enquête.

C’est, je pense, en raison de mon statut de fonctionnaire de police que l’Élysée m’a demandé de siéger au conseil présidentiel des villes – je ne sais pas qui en particulier a proposé mon nom. Pour tout vous dire, je ne me suis jamais occupé de ces questions auparavant, me limitant à mon activité professionnelle de policier. C’est dans le cadre du conseil présidentiel des villes que j’ai entrepris d’y réfléchir et que j’ai pris conscience de certaines choses.

Dans le cadre des groupes de travail qui ont été constitués au sein du conseil présidentiel des villes, j’ai été chargé de travailler avec trois autres personnes sur la fonction publique. Le Président de la République nous a indiqué que la nécessité de changer l’image de la haute fonction publique afin que celle-ci reflète mieux la société était pour lui un sujet important de préoccupation. Son message à ce sujet a toujours été clair.

Nous avons donc travaillé, conduit des études, des recherches, consulté ; nous avons été reçus par la rapporteure à l’Assemblée nationale du projet de loi de transformation de la fonction publique qui a été voté il y a un peu plus d’un an.

Nous avons ensuite formulé des propositions. Nous avions notamment constaté que les talents existent mais manquent de visibilité ; en clair, les personnes qui en ont les capacités ne s’orientent pas volontairement vers la fonction publique faute de modèle. Le but n’est assurément pas de faire du communautarisme, ni de la discrimination positive – ce serait le meilleur moyen de stigmatiser davantage certaines franges de la population. On est français, on est républicain, on passe des concours ; s’il y a des difficultés, on s’adapte.

Pour ma part, je ne suis pas un exemple, je suis quelqu’un qui a voulu s’en sortir. Je ne pense pas avoir eu des facilités : mon père est français, s’est battu dans les troupes françaises – il était harki, ce que l’on appelait un supplétif –, et notre famille – neuf enfants, une mère qui ne travaillait pas – est arrivée en France avec pour tout bagage une valise. Au camp de Rivesaltes, il fallait se partager un cartable pour quatre ; nous étions parqués. Je ne veux pas faire de misérabilisme, mais nous ne sommes même pas partis de rien, nous sommes partis de moins que rien. Quand vous devez reconstruire votre vie dans un pays dont vous ne maîtrisez pas la langue, je peux vous dire que c’est très compliqué. Nous avons cru aux vertus de la République, aux bourses d’études, et nous avons tous fait des études supérieures. Mon frère ainé est magistrat, président de chambre d’instruction ; mon plus jeune frère commande une compagnie de CRS. Je pourrais parler de la même façon de chaque membre de ma famille. Je veux simplement dire que ce n’est pas l’argent qui fait le bonheur ou la réussite : c’est la volonté. Mon père nous a inculqué cette volonté, l’amour de la France, de la République, et le respect. Ces valeurs, nous les avons appliquées. Et voilà où nous en sommes aujourd’hui.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Quel est votre point de vue sur une fraction de notre société – une société dont vous faites pleinement partie – qui semble jeter le discrédit sur la police ? Il ne s’agit pas d’une majorité de Français, loin s’en faut, mais nous sommes gênés par leurs propos et nous aimerions pouvoir leur apporter des réponses, que ce soit pour les démentir ou pour admettre l’existence de problèmes qui doivent être corrigés.

M. Abdelkader Haroune. J’ai trouvé ce débat sur la police – pardonnez-moi de le dire – un peu déplacé. J’ai passé environ vingt-cinq ans dans la police ; je ne me reconnais pas dans ce qui est dit dans la presse sur le racisme ou les violences illégitimes. Il est facile de stigmatiser, comme le fait l’opinion publique, une profession dont l’activité est aussi délicate : nous sommes chargés d’assurer la protection de l’ordre public face à des individus qui n’ont pas envie de le respecter, ce qui crée d’emblée une confrontation entre deux positions antagonistes.

Au cours de ma carrière, je n’ai jamais vu un policier exercer une violence illégitime ; j’ai vu des policiers recourir à la violence après avoir reçu des pavés pendant une demi-heure, s’être fait insulter, cracher dessus – c’est ce que l’on appelle la violence légitime. Je ne dis pas qu’il n’existe pas de débordements ; moi, en tout cas, je n’en ai pas constaté.

Je suis français, mais je vous ai parlé de mes origines. Ce qui me blesse le plus, c’est que l’on dise que la police est raciste. Je ne me reconnais pas dans ce discours ; j’ai même un peu honte que l’on puisse traiter sa police de cette façon. Tous les jours, je suis avec des policiers, à qui je donne des instructions, qui les respectent, qui me respectent ; je suis au milieu d’eux. On ne se reconnaît pas dans ces descriptions. Vous ne pouvez pas imaginer les blessures et les souffrances qu’entraîne, pour les policiers, le fait d’entendre dire tous les jours à la radio et à la télévision qu’ils sont racistes. Je ne peux pas laisser dire cela.

On ne connaît bien que ce que l’on pratique. Je ne justifie rien, mais je peux expliquer certaines choses. Je vous invite à assister à des opérations de maintien de l’ordre. J’en ai assuré beaucoup lorsque j’étais chef d’état-major dans le Pas-de-Calais. Des agriculteurs m’ont tiré dessus avec des pétards ; je peux vous garantir que quand vous recevez ce genre de pétards, pendant un quart d’heure, une demi-heure, une heure, vous avez peur.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Des pétards agricoles, pas des objets de loisir !

M. Abdelkader Haroune. Oui. Nous défendions la préfecture, j’étais responsable du maintien de l’ordre : je ne bougeais pas. J’avais peur !

Sans vouloir justifier quoi que ce soit, j’essaie simplement d’expliquer que c’est facile de s’en prendre à sa police. Je ne souhaite pas que l’on remette en cause l’action de la police, qu’on la critique, à cause de débordements que l’on peut constater ici ou là et que personne ne cautionne. On peut essayer de comprendre sa police, ceux qui la font, et qui sont des êtres humains. J’ai régulièrement des collègues blessés, je l’ai été moi-même à plusieurs reprises. Est-ce qu’on en parle ? Est-ce que vous êtes allés dans les hôpitaux pour rencontrer les policiers dépressifs ? Un de mes collègues s’est suicidé. Ces souffrances, on n’en parle pas.

J’essaie d’avoir un point de vue objectif. Je dis qu’il faut aimer sa police. Parce que j’aime ma police et parce que j’aime la France, je dis aussi qu’il y a des choses qui ne vont pas. Parce que j’aime la France, je dis : attention, nous avons une fracture sociale. Je l’ai signalée. Je sais de quoi je parle : quand j’enlève mon uniforme, je suis un citoyen normal. Il faut prendre cette fracture en considération. Il ne faut pas une France à deux vitesses : ceux qui habitent les quartiers, comme cela a été mon cas, ne doivent pas être stigmatisés alors que 95 %, voire 98 % d’entre eux sont des gens bien, et même exceptionnels, qui essaient de s’en sortir, qui font des petits boulots… Pourquoi les considérer comme des illettrés à cause de 2 % d’entre eux ?

Pourquoi ne met-on jamais en valeur les gens des quartiers qui ont réussi ? Pourquoi le discours ambiant consiste-t-il toujours à dire qu’on va leur donner de l’argent, organiser des concours de la quatrième chance ? J’ai des collègues et amis qui ont fait l’ENA ou Polytechnique. Pourquoi ne pas en parler ? Quand on annonce sur BFM ou sur CNews que l’on va créer des écoles de la cinquième chance, la population se dit : « C’est encore pour eux ! » Et on perd toute légitimité.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Avez-vous la réponse à ces questions ?

M. Abdelkader Haroune. Oui. Nous en discutons avec certains parlementaires ; je vous l’ai dit, nous sommes à l’origine d’une proposition de loi ; les dispositions que nous proposons et que je vous ai énumérées ont été transmises à Mme Nadia Hai, ministre déléguée chargée de la ville, avec qui je suis en contact, ainsi qu’avec la ministre chargée de la fonction publique ; il est prévu que nous en parlions en visioconférence mardi prochain.

Pour avoir vécu dans les banlieues, je suis intimement convaincu – c’est un avis purement personnel qui ne concerne pas la police – que la gestion de la politique de la ville n’est ni cohérente ni satisfaisante depuis une cinquantaine d’années. On s’en occupe aujourd’hui comme on le faisait il y a cinquante ans, quand, dans les années soixante et soixante-dix, on faisait venir des immigrés du Maghreb qui étaient illettrés : on se contente d’injecter de l’argent pour remettre cette population à flot. Le politique – je ne fais pas de politique, je parle du politique – n’a pas changé de mentalité depuis cette époque. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de difficultés dans les quartiers, mais le constat actuel de ces difficultés est erroné. Les habitants de la banlieue, de la cité, ne sont plus les mêmes que dans les années soixante-dix. Par exemple, à l’université – j’y enseigne –, en quatrième ou cinquième année, un tiers des étudiants sont issus de la diversité.

Ce que je propose, c’est que l’on valorise ces quartiers au lieu de leur donner de l’argent. Aujourd’hui, on leur donne de l’argent, mais quand quelqu’un croise un Maghrébin qui a bac plus trois ou quatre, il change de trottoir de peur de se faire égorger ! Pourquoi n’essaie-t-on pas de détecter des talents ? Je connais, à Roubaix, un chef d’entreprise qui a débuté comme commis et qui a fini par ouvrir sa boulangerie, où il emploie quatre ou cinq personnes. Saviez-vous que des personnes issues de la diversité, vivant dans les quartiers, ont fait l’ENA, Polytechnique, l’ENS ? J’ai un compatriote – pardonnez-moi l’expression : il est, lui aussi, enfant de harki – qui a été reçu major à l’ENS. Est-ce qu’on en parle ? Je voudrais que l’on aille dire sur CNews ou BFM que la France, ce sont des gens qui sont venus d’Algérie avec une valise et qui ont fait l’ENS, parce qu’ils croient à la France et aux vertus de la République. Ce qui me blesse, c’est d’entendre que l’on va donner 500 milliards aux quartiers ou créer un diplôme spécifique : c’est faire pire que mieux !

M. Aurélien Taché. Nous avons eu l’occasion de travailler ensemble, monsieur le commissaire divisionnaire, autour des questions liées à la politique de la ville, notamment les discriminations, et je suis très heureux de vous retrouver dans le cadre de cette commission d’enquête.

Je suis tout à fait d’accord avec les propos que vous avez tenus en préambule : la police n’est ni raciste, ni violente. Des actes violents ou racistes peuvent être commis et il faudra trouver les moyens d’y répondre. Il faut chercher à comprendre sa police mais il faut aussi chercher à comprendre sa jeunesse. Je suis sensible à votre analyse : il y a beaucoup de désespérance, nourrie par le sentiment d’être montré du doigt, bloqué par un plafond de verre. Bien évidemment, quand on voit votre parcours, on serait tenté de ne pas croire à ce plafond de verre car vous apportez la preuve qu’une brillante carrière dans la haute fonction publique est possible. Nous avons eu l’occasion d’y réfléchir ensemble : au-delà du volontarisme politique et du discours ambiant, qui doit évoluer, que faudrait-il changer afin de permettre à tous les jeunes des quartiers de profiter de l’ascenseur social, pour l’ensemble des métiers, en particulier ceux de la police, et d’accéder, comme vous ou le président de notre commission, aux plus hautes fonctions ?

D’une manière ou d’une autre, nous devrons rapprocher ces deux mondes pour qu’ils se comprennent mieux, sinon nous courons au-devant de difficultés certaines.

M. Abdelkader Haroune. Je suis enchanté de vous revoir, monsieur le député. En toute modestie, j’ai une proposition à vous faire, car vous avez raison, le lien social est au cœur du problème. Nous devons faire en sorte que les jeunes puissent croire au rêve républicain, quelle que soit l’administration qu’ils choisissent. Le petit peuple – l’expression est d’usage – doit pouvoir y accéder. J’ai une solution très simple, qui ne coûte rien : créer une autorité publique indépendante à qui l’on confierait un seul mandat, celui de déterminer la part des gens, au sein des administrations, qui ont passé leur baccalauréat dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville et les quartiers ruraux. Seul cet élément géographique serait retenu car il est concret et non discriminatoire. Chaque année, cette haute autorité serait chargée d’établir une étude statistique, comme il en existe d’ailleurs pour la place des femmes. De la sorte, nous saurions quelles administrations respectent ces critères ou non.

Des observatoires ont été créés pour évaluer les politiques de la ville, notamment l’observatoire des discriminations. Un adjoint au Défenseur des droits est chargé de la lutte contre les discriminations. Mais, en l’espèce, la situation est la même que pour les limitations de vitesse : elles ne servent à rien si vous n’avez pas prévu de contrôles routiers pour les faire respecter.

L’outil que je vous soumets est simple et j’aimerais qu’il fasse l’objet d’une proposition de loi dont vous pourriez débattre. Serait-il parfaitement déplacé de vérifier, pour une fois sous la Ve République, que nos administrations s’assurent du respect du critère d’intégration sur la seule base du lieu de passage du baccalauréat ? Chaque année, cette haute autorité devrait rendre un rapport, comme le fait le Conseil d’État, dressant la liste des lieux où les préfets, les recteurs et bien d’autres fonctionnaires ont passé leur baccalauréat. Nous aurons ainsi une vision parfaite de notre haute administration et vous pourrez dire aux jeunes des quartiers que l’avenir ne sera plus comme avant car, dorénavant, l’autorité publique garantira qu’à compétences égales, seul le mérite sera pris en compte. Dès lors, vous aurez réconcilié les jeunes des quartiers avec le politique. En attendant, vous pourrez tenir tous les discours que vous voulez, la fracture sociale est là. Les gens n’ont plus confiance. Si on veut rétablir la confiance, il faut franchir le pas et créer cette autorité publique indépendante, en lui permettant de prononcer des injonctions, comme le fait l’Autorité de la concurrence ou l’Autorité des marchés financiers. Le seul critère sera le lieu où les jeunes ont passé leur bac. Cette solution pourrait intéresser tout le monde. Rien n’empêche un jeune issu des quartiers privilégiés – pardonnez-moi l’expression – de passer son bac dans le lycée d’un quartier classé politique de la ville. Dès lors, nous verrons bien, dès la première année, si ce que je dis est vrai ou faux. Oui ou non, retrouve-t-on les jeunes issus des quartiers de la politique de la ville, à compétences égales, à mérite égal, au même titre que les autres dans la haute fonction publique ?

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je vous comprends bien mais les hauts fonctionnaires ou les dirigeants de grandes entreprises représentent une proportion infinitésimale de la population dans son ensemble. Nous n’avons pas les chiffres mais je suppose qu’ils ne doivent pas dépasser 1 % de la population générale. Je vous pose donc la question et peut-être me répondrez-vous avec conviction et véhémence : la réussite du voisin d’escalier donnera-t-elle des perspectives aux 99 % restants ? Certes, ils pourront toujours nourrir l’espoir que leurs enfants réussissent mais si la réussite se situe à ce niveau, cela me rappelle – pardon de faire un peu de politique – quelqu’un qui voulait que les jeunes Français aient envie de devenir milliardaires : on peut toujours rêver, mais ce n’est pas donné à tout le monde !

Je ne sais pas si on peut changer la donne en fixant la barre aussi haut et en leur répétant qu’ils peuvent devenir commissaire divisionnaire, préfet, recteur, professeur d’université. Bien sûr, ils le peuvent mais dans la réalité, combien sont-ils, pour l’ensemble de la population, à poursuivre d’aussi brillantes carrières ?

Bref, je ne sais pas si ce discours quelque peu élitiste, que je comprends du reste parce que la République a besoin de générer des élites, offrira des perspectives qui mobiliseront toute une classe d’âge, où qu’elle vive.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il me semble important au contraire de mettre en avant ceux qui accèdent à l’« élite », même s’ils sont peu nombreux. C’est une manière de transmettre un message fort, celui que tout le monde, sans discrimination, peut y arriver.

Cela étant, je me demande pourquoi nous échouons. Est-ce par manque de volonté politique ? Par réticence de la haute administration dont les membres se protégeraient en empêchant d’entrer ceux qui ne feraient pas partie de cette forme d’aristocratie ? Quelle est votre analyse ?

M. Abdelkader Haroune. L’objectif n’est pas l’élite mais l’image. Aujourd’hui, lorsqu’on croise un Maghrébin, on change de trottoir parce qu’on a peur qu’il soit un terroriste – pardonnez-moi la crudité de cette expression. Lorsque j’étais directeur départemental de la sécurité publique, les jeunes venaient me voir à l’occasion des cérémonies pour s’étonner que je sois commissaire divisionnaire.

N’est-il pas légitime, dans une République, d’essayer de changer les images ?

Vous me dites que seulement 1 % de la population accède aux plus hautes fonctions mais savez-vous pourquoi je suis entré dans la police ? Quand on a vécu dans des camps, qu’on a manqué d’argent pour se chauffer, il n’est pas question de devenir policier, et encore moins commissaire de police. Si j’ai voulu entrer dans la police, c’est tout simplement que la série télévisée Starsky et Hutch me plaisait bien. J’ai commencé des études de droit mais, voyez-vous, ma première ambition était d’échouer parce que je n’avais pas d’argent pour me payer des études. Mon père me disait : « Le jour où tu redoubles, tu arrêtes et tu cherches un travail. » Eh bien, moi, je voulais interrompre mes études parce que j’en avais assez de souffrir.

Or, chaque année, j’ai réussi mes examens et un jour, je me suis rendu dans un commissariat de police pour retirer un dossier de candidature au concours de gardien de la paix. Le policier, lorsqu’il a vu mes diplômes, m’a dit : « Non, vous ne serez pas gardien de la paix. » Et il m’a donné les dossiers pour passer les concours de lieutenant et de commissaire de police. On parle des policiers racistes mais celui-ci, au lieu de se dire qu’on n’avait rien à faire d’un Maghrébin, m’a donné ma chance, et je suis entré dans la police.

Par cette anecdote, je veux simplement vous faire comprendre l’importance de l’image. Je lance un cri d’alerte : ne peut-on pas, s’il vous plaît, changer cette image des jeunes des quartiers ? Il est important d’avoir des modèles. L’objectif n’est pas de faire de tous ces jeunes des préfets ou des directeurs d’administration mais de changer leur image pour que la population ne voie plus en eux des égorgeurs ou des terroristes mais des gens comme tout le monde, qui font des études et sont intégrés. Est-on obligé de toujours retrouver dans les faits divers des Mokhtar, des Mohammed, des Mamadou ? Bon sang, pourquoi en est-il ainsi ? J’ai bien mon avis là-dessus mais, si vous le permettez, je n’ai pas envie d’en parler. En revanche, je peux vous assurer que la volonté du Président de la République est claire et que je n’ai jamais trouvé un seul parlementaire qui ne soit pas d’accord avec moi quant à la nécessité de faire changer le regard de la société sur les quartiers, pour favoriser l’intégration. On peut dire que le communautarisme commence lorsque des gens qui ont des diplômes de niveau bac+4 ou bac+5 ne trouvent même pas un poste de stagiaire parce qu’ils font peur.

Je me suis occupé des émeutes de 2005, émaillées de nombreuses violences urbaines. Paradoxalement, je continue à penser que c’était une bonne période car on se prenait peut-être des pavés sur la tête mais au moins les jeunes voulaient qu’on s’occupe d’eux. Je ne cautionne pas ces actes, loin de là, mais il n’y a pratiquement plus de violences urbaines à présent : les gens sont résignés.

Je vous le dis, simplement, avec le cœur : sauvez cette population, faites attention à ces jeunes qui croient à la France, à la République. Permettez-leur d’accéder au rêve républicain. Changeons les choses. Ne donnons plus d’argent. Essayons une autre méthode. Pourquoi n’avoir rien tenté de nouveau depuis une vingtaine d’années ? On a donné de l’argent en lien avec la politique migratoire mais pourquoi, maintenant, ne pas changer ? Pourquoi s’obstiner à vouloir ouvrir des écoles de la cinquième chance alors que des jeunes de ces quartiers ont intégré les grandes écoles ? Je vous pose la question même si j’ai l’impression d’avoir la réponse – que je préfère garder pour moi. N’est-ce pas, peut-être, considérer que le travail est fait ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Votre réponse est énigmatique mais votre analyse est intéressante. J’ai bien conscience des difficultés que vous présentez mais je n'ai pas les réponses.

J’ai essayé d’obtenir un poste de sous-préfet pour un universitaire guyanais qui souhaite occuper de telles fonctions. C’est la croix et la bannière, malgré les accords de principe que m’ont donnés les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé. Je vous pose à nouveau la question : l’administration, qui peut avoir un pouvoir de blocage important et parfois l’exercer, ne serait-elle pas en cause ?

M. Abdelkader Haroune. Un parlementaire très renommé faisait la différence entre les meubles et la poussière dans les ministères…

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je suis d’accord avec vous. Nous sommes issus du même moule et il nous est difficile de comprendre pourquoi on n’y arrive pas quand le chef prend une décision au plus haut niveau. C’est donc bien qu’à des niveaux intermédiaires, dans l’administration, des tasseaux sont mis en travers de la route pour bloquer certaines avancées. Certaines administrations, certaines grandes écoles – je ne vise pas spécifiquement l’ENA –, certains secteurs de formation ne se montreraient-ils pas particulièrement corporatistes ? Envers tout le monde, d’ailleurs, car les personnes issues de la diversité ne sont pas les seules à en souffrir. Celles issues de milieux socialement défavorisés sont dans la même situation.

M. Abdelkader Haroune. Vous avez parfaitement raison. D’ailleurs, ma proposition de retenir pour seul critère celui du lieu de passage du baccalauréat permettrait de prendre en considération tous les jeunes des quartiers, pas seulement ceux issus de la diversité – pardonnez-moi l’expression. Les jeunes des quartiers de la politique de la ville, quelle que soit leur couleur de peau, vivent tous dans les mêmes conditions, dans leur barre HLM.

Quant à la réponse à votre question, elle peut être très simple : créez cette autorité publique indépendante. Comme le Conseil d’État, elle rendrait son rapport chaque année et les parlementaires feraient leur œuvre en demandant aux administrations concernées si elles ont un problème de recrutement ou d’identification et si, le cas échéant, elles ont besoin d’aide. Les études menées par cette autorité publique indépendante, statistiques géographiques à l’appui, permettraient d’en savoir beaucoup plus. Les différents ministères pourraient expliquer devant la représentation nationale pourquoi si peu de leurs fonctionnaires sont issus des quartiers de la politique de la ville. La représentation nationale tirerait les conséquences de leurs réponses. Peut-être aussi ce travail mettra-t-il en évidence l’absence de volonté d’aboutir. Dans ce cas, il faudra mettre fin à la politique de la ville telle qu’elle est conçue pour développer une nouvelle approche. Il serait déloyal envers la représentation nationale et le peuple de poursuivre une politique de la ville qui se contente de déverser de l’argent public pour honorer le contrat.

Cette mesure n’est pas exceptionnelle mais pour la première fois, sous la Ve République, nous disposerions d’un critère qui permette de mesurer la représentation des jeunes de ces quartiers dans la haute fonction publique. Peut-être cela sera-t-il une raison de se souvenir plus tard de ce que nous aurons fait aujourd’hui.

En tout cas, il ne coûterait rien de la prendre.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Avez-vous déjà fait cette proposition ?

M. Abdelkader Haroune. Oui. Elle sera soutenue par le groupe socialiste au Sénat en janvier 2021. Des discussions sont en cours avec la ministre de la Fonction publique et la ministre déléguée chargée de la politique de la ville. Nous ne sommes pas d’accord sur tout mais nous essayons d’avancer malgré les difficultés.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Cette commission d’enquête a été demandée par le groupe socialiste, auquel le rapporteur appartient. Je ne veux pas me défausser, cependant, et je suis prêt à soutenir votre proposition si nécessaire.

M. Abdelkader Haroune. Je vous parle avec le cœur. Je n’ai rien à prouver, rien à gagner. Voyez dans quelle situation nous nous retrouvons. Il faut faire quelque chose pour ces gens, qui se sentent républicains, qui, comme moi, adorent la France. Le projet de loi contre le séparatisme est une bonne chose mais, je vous en prie, n’oubliez pas les jeunes. « Vous respectez les lois de la République ? Voilà ce qu’on a fait pour vous. Vous ne respectez pas les lois de la République ? Voilà ce qu’on a fait pour vous. »

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Une loi qui ne ferait que montrer du doigt ne serait pas très porteuse, c’est certain. Il faut combattre certaines dérives mais il faut aussi offrir d’autres perspectives.

M. Abdelkader Haroune. Exactement. Le projet de loi contre le séparatisme ne doit pas devenir une loi de séparation. Tous les jeunes des quartiers de la politique de la ville ont compris le discours. Ils aiment la France, ils sont prêts à la servir, mais ils vous conjurent de ne pas les séparer de la France.

Vous savez très bien que le peuple n’a plus confiance dans le politique. Qu’est-ce que vous coûterait cette autorité publique indépendante chargée de s’assurer que le peuple est représenté dans les plus hautes instances ? C’est un problème de visibilité. Le Président de la République répète qu’il faut associer le peuple aux décisions qui sont prises. Il est demandé aux citoyens de participer à l’élaboration de la politique de la ville par l’intermédiaire du conseil présidentiel des villes, de proposer des mesures pour préserver le climat. Pourquoi ne leur demanderait-on pas de prendre part à la conception du projet de loi contre le séparatisme ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Lors de la table ronde organisée sur la diversité au sein des forces de l’ordre, les policiers et les gendarmes ont tenu des propos similaires.

Merci, cher Abdelkader Haroune, d’avoir répondu à nos questions. J’ai été sensible à vos réflexions. L’une d’elles m’a particulièrement marqué : certains jeunes issus de ces quartiers sont sortis de l’ENA mais ils se sont perdus dans la nature et personne ne les met en avant.

M. Abdelkader Haroune. Pas seulement de l’ENA : de l’École polytechnique ou de l’École normale supérieure aussi. Le fils d’un de mes amis harkis était major du concours de l’ENS. Il devrait être nommé prochainement dans une ambassade.

 

 

 


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Audition du mercredi 2 décembre 2020

À 16 heures 30 : M. Manuel Valls, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, alors que nous avons déjà procédé à un grand nombre d’auditions et que nous approchons de la fin de nos travaux, nous avons souhaité entendre certains de nos anciens ministres de l’Intérieur afin qu’ils nous fassent part de leur expérience du maintien de l’ordre.

M. Manuel Valls a accepté notre demande, et nous le remercions vivement pour sa disponibilité. Il a occupé les fonctions de ministre de l’Intérieur de mai 2012 à mars 2014, avant de les quitter pour devenir Premier ministre.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le Premier ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Manuel Valls prête serment.)

M. Manuel Valls, ancien ministre de l’Intérieur, ancien Premier ministre. Vous avez déjà reçu de nombreux spécialistes du maintien de l’ordre ; je me contenterai donc de quelques remarques.

J’ai été confronté, dans mes fonctions de ministre de l’Intérieur et de Premier ministre, à des situations de maintien de l’ordre de natures différentes mais qui ne sont pas nouvelles dans la vie politique, économique et sociale de notre pays. Je pense aux manifestations contre le mariage pour tous organisées par La Manif pour tous, à des manifestations plus classiques d’agriculteurs, ou encore à celles des Bonnets rouges, en Bretagne, qui se voulaient peut-être, dans une certaine mesure, une anticipation du mouvement des Gilets jaunes, émaillées de phénomènes plus violents, notamment à Quimper. Je pense aussi aux manifestations contre la loi travail, tout au long du printemps 2016, au drame de Sivens, avec le décès de Rémi Fraisse, et aux différents épisodes qui ont marqué l’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Avec Bernard Cazeneuve, qui était ministre de l’Intérieur lorsque j’étais chef du Gouvernement, nous avons dû faire face aux évolutions de ce type de mouvements. Alain Bauer, que vous avez auditionné récemment, vous a rappelé quelques éléments historiques.

Dans les heures qui ont suivi mon installation place Beauvau, mon directeur de cabinet, qui était un grand préfet, a appelé mon attention sur les difficultés que pouvait représenter le maintien de l’ordre. Alors que nous avions des inquiétudes en matière de terrorisme, avec des départs en Syrie, et que nous devions traiter des problèmes de délinquance, il a tenu à me dire que ce serait ma tâche la plus difficile. Le maintien de l’ordre peut en effet faire basculer la vie politique française ou le destin d’un ministre. Ces opérations sont toujours délicates, notamment du fait de l’atomisation de la société, du rôle croissant des réseaux sociaux – des apéritifs Facebook peuvent être organisés en quelques minutes – et de la perte de puissance des organisations syndicales, qui étaient encore capables, dans les années soixante-dix et peut-être au début des années quatre-vingt, d’organiser de grandes manifestations d’agriculteurs ou d’ouvriers. Tout cela a changé : aujourd’hui, des manifestations de lycéens ou d’étudiants peuvent dégénérer à tout moment, avec le risque de connaître un accident, un drame, ou de commettre une faute ayant un impact considérable sur l’opinion.

La vie du ministère de l’Intérieur et la mémoire collective des préfets sont sans doute marquées par la doctrine Grimaud de mai 1968 : la situation politique était alors exceptionnelle, il y avait beaucoup de monde dans la rue et les manifestants s’exprimaient avec violence, mais grâce au professionnalisme de ce grand préfet de police, il y eut peu de victimes. L’autre événement qui a marqué un certain nombre d’entre nous, parce que nous étions alors dans la rue, ce sont les manifestations contre la loi Devaquet en 1986 et la mort de Malik Oussekine, avec tout le débat qui s’ensuivit sur les pelotons voltigeurs. En arrivant au ministère de l’Intérieur, je savais donc que je serais confronté, d’une manière ou d’une autre, à ce type de mouvements.

Si le ministre de l’Intérieur définit un certain nombre de principes et rappelle des règles et des valeurs, il n’est pas chargé de l’organisation du maintien de l’ordre, qui doit rester une affaire de professionnels. Les policiers et les gendarmes, qui agissent sur le terrain sous l’autorité des préfets et de leurs responsables hiérarchiques, doivent avoir une expérience, une formation, une doctrine d’emploi de la force dans le cadre du maintien de l’ordre. J’insiste tout particulièrement sur l’importance de la formation continue, face aux évolutions de la société, qui doit permettre aux forces de l’ordre de faire cesser les éventuelles violences tout en protégeant les biens publics, les commerces, l’espace public et les citoyens, en respectant nos principes et nos valeurs, et en évitant les drames humains. De ce point de vue, je ne pense pas qu’il y ait eu de véritable changement dans la doctrine et les principes de nos forces de sécurité depuis plusieurs décennies, même s’il a pu y avoir des évolutions ou des adaptations en matière de maintien de l’ordre.

Sur le terrain, ce sont les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les gendarmes mobiles qui sont chargés du maintien de l’ordre. Ils en maîtrisent parfaitement les techniques, sont entraînés et utilisent généralement la force avec beaucoup de discernement.

Ces dernières années, face à la menace terroriste, à la multiplication des manifestations et à l’accroissement de la pression en matière de sécurité, les forces de l’ordre, notamment celles qui sont chargées du maintien de l’ordre, ont été sollicitées en permanence et mises à rude épreuve. C’est incontestablement ce qui explique les tensions et la fatigue qu’elles ont pu ressentir. Il n’y a plus aujourd’hui de manifestations véritablement massives : quand on considère que les rues de Paris sont envahies par une foule nombreuse, on parle en réalité de 15 000 à 50 000 personnes, ce qui est très peu. Comparés à la grande manifestation du 11 janvier 2015, organisée après les attentats, qui rassembla plusieurs millions de personnes et fut sans doute la manifestation la plus importante depuis la Libération, les cortèges d’étudiants ou d’opposants à telle ou telle réforme sont relativement modestes, même s’ils nécessitent un déploiement important de forces de l’ordre. Ces dernières craignent, à juste titre, les manifestations où des groupes violents s’infiltrent pour les provoquer, pour créer des tensions ou pour casser.

Il est vrai que le nombre de CRS et de gendarmes mobiles a été considérablement réduit ces dernières années. Quand je suis arrivé au ministère de l’Intérieur, nous avons augmenté les effectifs des forces de l’ordre, conformément aux engagements du président Hollande pendant la campagne, en privilégiant surtout la sécurité publique et les unités de terrain présentes dans les commissariats et les brigades de gendarmerie. Après les attentats terroristes, nous avons poursuivi cet effort et renforcé les services de renseignement. Les unités de CRS et de gendarmes mobiles n’ont pas été considérées comme prioritaires, pour des raisons principalement budgétaires. Voilà pourquoi ce sont très souvent de nouvelles unités de sécurité publique qui ont été utilisées pour le maintien de l’ordre, sans avoir forcément l’entraînement, la formation et le discernement nécessaires pour ce type de mission. Dans les enquêtes ouvertes pour blessures – notamment pour blessures graves – par les inspections générales, les mis en cause sont souvent des personnels dévoués, bien évidemment, mais qui n’ont pas toujours été formés au maintien de l’ordre ou à l’utilisation des équipements mis à leur disposition.

Aussi, les principes sur lesquels est fondée la doctrine du maintien de l’ordre sont bons, mais la diminution des personnels, l’engagement d’unités non formées et non entraînées, la dégradation des matériels de protection et l’accroissement de la fatigue expliquent les problèmes de gestion du maintien de l’ordre rencontrés depuis le mouvement des Gilets jaunes.

Ce qui s’est passé il y a quelques jours sur la place de la République est sans doute d’un autre ordre : un renseignement n’est peut-être pas remonté, l’opération d’évacuation a sans doute été organisée à la va-vite, certains policiers n’étaient peut-être pas suffisamment formés, mais je n’ai pas tous les éléments pour en juger. Quoi qu’il en soit, on retrouve là tous les éléments qui rendent les opérations de maintien de l’ordre particulièrement difficiles, notamment la présence de personnes en détresse, de familles, de femmes et d’enfants, mais aussi de militants politiques.

Si nous voulons revenir aux fondamentaux du maintien de l’ordre, il faudra donc incontestablement prévoir des moyens supplémentaires, n’utiliser que des unités de CRS et de gendarmes mobiles très bien formées et éviter au maximum que d’autres types d’unités n’interviennent.

Se pose aussi la question des formes d’intervention. Après l’abandon des pelotons voltigeurs en 1986, on est progressivement revenu à des unités qualifiées, entraînées, capables de rentrer dans les manifestations après la première ligne. Je considère pour ma part que ce type d’unités reste indispensable compte tenu des éléments qui peuvent s’infiltrer dans les cortèges pour provoquer des tensions, des guets-apens et des violences. Ces dernières doivent évidemment être évitées, mais je ne suis pas sûr que cela soit tout à fait possible compte tenu de l’état de notre société, de son éclatement, de la crise de l’autorité, de la montée de l’individualisme et de la fragilité des partis politiques comme des syndicats. Le ministère de l’Intérieur doit donc renforcer non seulement sa doctrine, mais aussi ses moyens afin de mieux répondre à ces nouvelles formes d’intervention sur la voie publique.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie pour votre exposé très clair. Vous avez plaidé pour un maintien de la professionnalisation des CRS et des gendarmes mobiles, mais vous n’avez pas évoqué les compagnies d’intervention, qui sont spécialisées et qui existent tant en province qu’à Paris. Les considérez-vous aussi comme des professionnels du maintien de l’ordre ?

Dès lors que le maintien de l’ordre est l’affaire de professionnels, et sans aller pour autant jusqu’à une fusion des structures existantes, ne serait-il pas intéressant de créer une direction métier, qui intégrerait CRS et gendarmes mobiles et serait directement à la disposition du ministre plutôt que des directeurs généraux ?

On a recréé des unités chargées des interpellations pendant les manifestations et de l’engagement immédiat des poursuites judiciaires. Quelle est votre opinion sur la judiciarisation prévue dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre et défendue par le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, que nous avons auditionné la semaine dernière ?

M. Manuel Valls. Il convient de maintenir les compagnies d’intervention, que j’ai évoquées en creux dans mon propos liminaire. Au vu du type de manifestations et des défis auxquels nous sommes confrontés en termes de maintien de l’ordre, elles sont indispensables ; leur intervention est complémentaire de l’action des CRS et des gendarmes mobiles. Nous devons évidemment assurer leur formation, en tenant compte des formes d’intervention qui sont les leurs.

Je n’ai pas beaucoup réfléchi à l’opportunité de créer une direction métier, mais cela me semble une bonne idée.

Je vois tout l’intérêt du couple interpellation-judiciarisation que le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris a défendu devant vous. Cela permettra aux autorités d’être plus efficaces face aux exactions commises à l’occasion des manifestations et de mettre fin au sentiment d’impunité qui peut s’imposer.

J’insiste : le maintien de l’ordre est une affaire de professionnels. Toutes les unités qui interviennent en la matière doivent donc être très professionnalisées, très bien formées, très bien suivies.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Monsieur le Premier ministre, avant votre intervention liminaire et votre réponse aux questions du président Fauvergue, j’avais une dizaine de questions à vous poser. Vous avez déjà répondu à certaines d’entre elles, mais il m’en reste tout de même quelques-unes.

Vous aviez souhaité qu’un code de déontologie commun aux policiers et aux gendarmes soit mis en place. Il est entré en vigueur le 1er janvier 2014, juste après votre départ de la place Beauvau, alors que vous étiez Premier ministre. Quelles ont été les raisons qui ont conduit à en décider l’élaboration ? Ce processus a-t-il suscité certaines oppositions internes ? Près de sept ans après sa publication, pensez-vous que ce code de déontologie devrait faire l’objet d’une révision ?

En 2013, neuf pays européens ont participé au programme de recherche Godiac (Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe), soutenu par l’Union européenne et destiné à trouver de nouveaux moyens d’apaiser les relations entre les forces de l’ordre et les citoyens. Pourquoi la France n’y a-t-elle pas pris part ?

Que pensez-vous de la démarche ayant conduit à l’adoption du schéma national du maintien de l’ordre, ainsi que des mesures qu’il contient ?

Que vous inspirent les pistes retenues par l’actuel ministre de l’Intérieur, s’agissant en particulier de la formation, de l’encadrement et de l’équipement des forces de l’ordre ? Je pense aussi au contrôle des forces de police et de gendarmerie par les inspections générales, que vous n’avez pas encore évoqué. Une évolution serait-elle nécessaire, bienvenue ou tout simplement utile ?

M. Manuel Valls. Lorsque je suis arrivé au ministère de l’Intérieur, j’avais un programme, un projet, qui était le fruit d’une réflexion menée depuis plusieurs années, essentiellement au sein de ma formation politique, par des spécialistes des sujets de sécurité – je pense à Daniel Vaillant, qui avait été ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Lionel Jospin, ainsi qu’à Bruno Le Roux, Julien Dray et Jean-Jacques Urvoas, avec lesquels j’avais beaucoup débattu pendant les dix années où étions dans l’opposition.

Nos deux idées principales étaient d’augmenter de nouveau les moyens de la police et de la gendarmerie, qui avaient été diminués durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, et de créer des zones de sécurité prioritaires. C’est ce que nous avons fait en 2012 et 2013, au terme d’une large concertation et malgré quelques tensions avec les syndicats de policiers et les représentants des gendarmes. Nous voulions fluidifier le plus possible la coopération avec le ministère de la Justice, puisque ces zones de sécurité prioritaires étaient sous la responsabilité conjointe des préfets et des procureurs de la République. Au fond, il s’agissait de concentrer les moyens là où ils étaient les plus nécessaires, en nous basant sur les statistiques et la réalité vécue par les habitants, en associant les élus, et de combattre toutes les formes de délinquance – on observait alors, notamment en zone de gendarmerie, une augmentation très sensible du nombre de cambriolages, souvent liés à des réseaux qui opéraient partout en France mais en particulier dans l’Ouest.

Notre projet comportait également un rappel des règles de déontologie, qui concernent les rapports entre les forces de l’ordre et les citoyens, et une réflexion sur les contrôles d’identité, alors inachevée.

J’ai considéré que le code de déontologie, commun à la police et à la gendarmerie, devait être rénové – il ne l’avait pas été depuis Pierre Joxe. Il est le fruit d’un travail de bonne qualité, approuvé par l’ensemble des forces, à l’exception d’un syndicat ; en tout cas, cela n’a pas donné lieu à des divergences. L’élément qui a provoqué le plus de débats était l’apposition, à mes yeux indispensable, du numéro de matricule sur chaque uniforme, y compris pour les agents de police intervenant en civil, afin de faciliter la reconnaissance des agents par ceux qui sont contrôlés.

J’ai toujours dit, même si ce point fait débat, que le ministre de l’Intérieur était le premier flic de France. Clemenceau, le premier grand ministre de l’Intérieur, moderne, au début du XXe siècle, était confronté à des violences incroyables – il ne s’agissait pas de maintien de l’ordre mais de répression contre les fameux Apaches et les criminels détroussant des personnes –, qui ont donné lieu à la création des « brigades du Tigre », que nous connaissons tous grâce à une belle série télévisée.

Le ministre de l’Intérieur doit tout faire pour protéger les policiers face aux violences – raison pour laquelle il est le premier flic de France – et les soutenir. Mais cet engagement de la part des responsables politiques va de pair avec un rappel très clair de la règle. Tout policier ou gendarme qui ne respecte pas la loi, la déontologie ou les valeurs de la République doit être sanctionné. C’est le rôle de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et de la justice. Comme mes prédécesseurs ou mes successeurs, je n’ai pas hésité à sanctionner : ainsi, quand nous avons découvert que la brigade anti-criminalité BAC Nord de Marseille se livrait à toute une série de trafics, elle a été dissoute et des sanctions administratives ou judiciaires ont suivi.

Très honnêtement, je ne me souviens pas de ce programme de recherche de l’Union européenne. Pour ma part, et même si François Hollande s’était prononcé plutôt positivement sur ce point pendant la campagne, je n’étais pas favorable à la remise d’un document par chaque agent, policier ou gendarme, à celui qu’il interpelle. Je ne l’ai pas acceptée, non pas parce que les syndicats n’y étaient pas favorables, mais parce que je ne voyais pas quelle pouvait être l’efficacité d’une telle mesure. Cela posait en effet des problèmes soulevés par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), et des problèmes de mise en œuvre du côté de la justice. C’est peut-être pour cela que nous n’avons pas participé à ce programme.

Dans les débats que j’ai eus sur ce sujet avec Dominique Baudis, alors Défenseur des droits, j’ai insisté sur le code de déontologie, sur le numéro de matricule, sur la nécessité d’équiper les forces de caméras-piétons. Je reconnais que nous sommes très loin de ce que nous devrions avoir mis en œuvre, notamment concernant les fameuses caméras-piétons – j’ai sans doute été l’un des premiers à les évoquer : elles me paraissent très importantes, tant pour protéger les forces de sécurité que pour faire toute la transparence quand cela est nécessaire. Toutefois, nous avons sans aucun doute atteint une limite dans le débat d’une très grande complexité sur l’apaisement du rapport avec les citoyens. C’est l’ancien maire d’Évry qui parle, mais aussi l’ancien ministre de l’Intérieur : j’ai constaté les tensions permanentes avec les policiers, les BAC et les CRS dans certains quartiers où régnait une forme de guérilla, qui rendaient l’intervention des forces de l’ordre particulièrement difficile. Ce n’était pas une question d’apaisement ni un problème de police de proximité : les forces de l’ordre dérangeaient des trafics de drogue, intervenaient contre l’occupation des halls d’immeubles et la mise en mise en coupe réglée d’un certain nombre de quartiers.

Nous avons réformé l’Inspection générale de la police nationale. Nous aurions peut-être pu aller plus loin. Je sais bien qu’il y a un débat sur l’indépendance de l’IGPN ; c’est un débat qui me gêne parce que nous avons des inspections générales dans tous les corps d’administration. La police et la gendarmerie doivent être encore plus vertueuses que toutes les autres administrations, compte tenu du rôle qui est le leur dans la société, mais ceux qui ont assumé la direction de l’inspection générale de la police ou la gendarmerie sont des femmes et des hommes d’une très grande qualité professionnelle et dont l’indépendance ne peut pas être mise en cause.

Il n’en demeure pas moins une forme de péché originel, qui nécessite soit une réflexion sur une structure beaucoup plus indépendante – je n’y suis pas favorable –, soit l’intervention d’autres acteurs, comme le Défenseur des droits, en cas de contestation entre les forces de l’ordre et un ou des citoyens. Au stade des procédures administratives – les procédures judiciaires donnant lieu à d’autres formes d’interventions –, un représentant du Défenseur des droits pourrait intervenir aux côtés des citoyens, aux côtés des policiers, pour permettre la manifestation de la vérité.

Concernant le schéma national du maintien de l’ordre, je ne l’ai pas analysé dans le détail mais les grandes lignes présentées par le ministre de l’Intérieur me paraissent aller dans le bon sens.

S’agissant de la formation, je ne vois pas véritablement de différences entre ce qui est proposé et ce qui existe déjà. Il faut être extrêmement attentif à ces sujets. Bernard Cazeneuve a eu raison de rappeler les améliorations qu’il avait lui-même apportées à cette formation, dont la qualité doit être une préoccupation du ministre de l’Intérieur et de la hiérarchie.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il me semble, et vous me corrigerez si je me trompe, que c’est sous votre magistère que l’Inspection générale des services (IGS) a été fusionnée à l’IGPN.

M. Fabien Gouttefarde. Vous avez évoqué, dans votre propos introductif, la célèbre doctrine Grimaud. Les spécialistes de la sécurité publique évoquent aussi une autre doctrine, un peu plus tardive, mais qui revient un peu au même – vous me direz, d’ailleurs, si vous voyez une différence –, à savoir la doctrine Malik Oussekine depuis 1986. Son principe cardinal est simple : il faut éviter au maximum tout contact direct entre les forces de l’ordre et les manifestants, contenir la violence plutôt que la réprimer pour éviter à tout prix un nouveau drame. Cette doctrine a été celle du maintien de l’ordre au moins jusqu’aux journées les plus difficiles du mouvement des Gilets jaunes, en décembre 2018. La violence était toutefois déjà présente en 2016 et même un peu avant : ainsi, lors de l’examen de la loi travail, votre gouvernement a fait les frais des black blocs, qui commençaient à agir sur notre territoire. En tant que ministre de l’Intérieur, puis Premier ministre, avez-vous ressenti le besoin de modifier cette doctrine ?

Mme Aude Bono-Vandorme. Nous nous attachons spécialement, dans cette commission, aux problématiques que rencontrent les forces chargées du maintien de l’ordre. Les images insoutenables des manifestations de samedi nous rappellent que nous devons tout mettre en œuvre pour protéger ceux qui nous protègent. Mais le problème est global, à mon sens : en de très nombreux endroits, tous les représentants de l’État sont agressés, qu’ils représentent l’ordre ou non. Les pompiers et les facteurs n’osent plus se rendre dans certaines cités : la défiance envers les institutions est généralisée. Ayant été ministre de l’Intérieur, puis Premier ministre, avez-vous constaté le délitement du lien entre une partie de la population et les représentants de l’État ?

Mme Constance Le Grip. Monsieur le Premier ministre, vous avez déjà répondu à plusieurs des questions que je voulais vous poser, notamment sur une éventuelle réforme de l’IGPN et sur votre avis concernant le nouveau schéma national du maintien de l’ordre.

J’aimerais vous interroger non pas sur l’intégralité des sept « péchés capitaux » récemment relevés par l’actuel ministre de l’Intérieur, mais sur l’un d’entre eux : l’encadrement. Gérald Darmanin a soulevé un problème de chaîne de commandement, avec l’absence d’un dispositif d’encadrement intermédiaire, ce qu’il appelle des « sous-chefs ». Que pensez-vous de l’idée de revoir la chaîne de commandement et de prévoir des échelons intermédiaires pour améliorer l’efficacité du dispositif d’encadrement ?

M. Manuel Valls. Je commencerai par une remarque générale. Nous vivons dans une société de plus en plus désintégrée. Je ne ferai pas un cours sur cette question car je suis sûr que nous faisons tous ce même constat, à défaut d’en partager les causes et les conséquences politiques. Nous faisons face à différentes formes de violence, avec une contestation de toute forme d’autorité – pas seulement celle de l’État –, la montée de l’individualisme, le rôle particulièrement important joué par les réseaux sociaux, la contestation de la parole publique, la fin de l’encadrement des mouvements par les organisations politiques ou syndicales – même si mai 1968 constituait déjà une première contestation de ces organisations. La contestation de l’autorité de l’État et de tous ceux qui le représentent fait désormais partie du quotidien des forces de sécurité, posant de véritables difficultés, avec un passage à l’acte de violence, toujours spectaculaire et particulièrement inquiétant.

Face à cela, on peut toujours s’adapter. La doctrine d’intervention pensée après la mort dramatique de Malik Oussekine, en 1986, et consistant à éviter le contact, n’a pas réellement pu être appliquée. On voit bien qu’on ne peut pas toujours éviter le contact, par exemple dans les quartiers où des violences sont exercées contre des médecins ou contre les pompiers qui, eux, portent l’uniforme. J’ai connu cela à Évry, à Corbeil ou à Courcouronnes. C’est très symptomatique de la violence de la société, parce qu’on s’attaque à des personnes qui sauvent des vies, médecins ou sapeurs-pompiers, auxquels on tend de véritables guets-apens, tout comme aux forces de l’ordre. Cela montre que la société est devenue globalement plus violente.

Il me semble nécessaire d’adapter la doctrine du maintien de l’ordre en ayant recours à des forces permettant de mieux maîtriser des manifestations rassemblant moins de personnes, mais beaucoup plus difficiles à contenir. Nous avons besoin d’unités qui interviennent à l’intérieur des manifestations, au-delà de la première ligne, même si cela constitue une vraie difficulté. Cela n’a pas été fait dans un certain nombre de manifestations, ces dernières années, rendant incompréhensible l’attitude des forces de l’ordre face au pillage de commerces et à la destruction de biens publics. Le ministre de l’Intérieur, le Gouvernement et les préfets sont confrontés à une forme de contradiction. Au-delà du travail qu’accomplissent les CRS et les gendarmes dans le cadre de la doctrine Grimaud-Oussekine, il est indispensable que ces unités soient capables d’intervenir davantage au sein même des manifestations, même si ce n’est pas leur seul rôle.

La désescalade n’est pas une tâche aisée. Il faut « reciviliser les manifestations », pour reprendre l’expression d’Alain Bauer, avec des unités de police qui ne ressemblent pas à des RoboCops, en faisant en sorte également que les manifestations se déroulent dans des espaces circulaires, et pas uniquement dans le cadre de marches. Lors des manifestations contre la « loi travail », à la suite des dégradations commises contre la façade d’un hôpital parisien, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Bernard Cazeneuve, avait négocié avec des représentants du mouvement social et avec les syndicats pour éviter les violences en marge ou en fin de manifestation, en mettant en avant des organisations sociales structurées, ayant l’habitude des manifestations ; mais cela demeure compliqué.

Il y a une manifestation qui n’a pas donné lieu à des violences physiques – il y a eu des violences verbales, certes, mais nous sommes dans une démocratie, où chacun s’exprime – et dont l’ampleur a surpris tout le monde : celle qui a eu lieu au mois de juin de cette année, devant le palais de justice de Paris, dans le cadre de l’affaire Adama Traore. Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été convoquées en peu de temps, mais pas par des syndicats ou des partis politiques traditionnels : c’est une foule qui s’est déplacée. Le nombre relativement important de manifestants samedi dernier, alors que nous sommes en pleine période de confinement, montre également que les citoyens peuvent se rendre spontanément dans des manifestations, ce qui rend difficile la négociation des parcours. La doctrine d’emploi de la force doit donc s’adapter à chaque fois.

La police comme la gendarmerie ont leurs unités d’élite : le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), le RAID – recherche, assistance, intervention, dissuasion – ou les brigades d’intervention et de recherche (BRI) l’ont démontré. Les policiers et les gendarmes chargés du maintien de l’ordre sont eux aussi d’un niveau exceptionnel. Je tiens Philippe Klayman, que j’ai nommé patron des CRS et qui est resté en poste plusieurs années, pour un très grand professionnel, malgré toutes les difficultés auxquelles il a fait face. Les CRS ont agi dans des conditions difficiles et je pourrais dire la même chose de la gendarmerie. Pour ne prendre qu’un seul exemple concernant cette dernière, lors de La Manif pour tous, dirigée contre le mariage pour tous, les gendarmes avaient été mis en cause parce qu’ils avaient utilisé des gaz lacrymogènes en présence de familles avec des poussettes. La place de l’Étoile n’est pas un lieu habituel de manifestation mais, à chaque fois, les policiers ou les gendarmes ont agi avec le plus grand discernement, malgré la fatigue et les tensions.

Toutefois, la crise morale, matérielle et sociale que traversent les policiers est réelle. Souvent jeunes, ils connaissent les problèmes de la société pour les subir eux-mêmes, pour vivre parfois dans les quartiers les plus compliqués, pour être eux-mêmes souvent issus de la diversité. Il faut mettre tout cela à plat, mais cela demande du temps, et agir sous la pression est toujours extrêmement difficile.

Nous n’éviterons pas un débat sur la nature même de notre police. Sans aller jusqu’à changer le nom du ministère de l’Intérieur – ce serait ridicule –, il faut sans doute mener une réflexion sur la formation des policiers et sur l’encadrement. Je vais m’aventurer sur un terrain très dangereux, mais il se trouve que la gendarmerie, par sa hiérarchie, par une chaîne de commandement sans doute beaucoup plus linéaire, beaucoup plus verticale – plus jupitérienne, comme on dit aujourd’hui – est davantage capable de faire face à la crise de l’autorité. On me rétorquera que les gendarmes n’agissent pas sur le même terrain que les policiers : c’est vrai, encore que, dans les zones périurbaines, on assiste à des phénomènes qui ne sont plus très éloignés de ceux qu’on connaît dans les banlieues, comme le démontrent les affrontements de Persan-Beaumont, dans le Val-d’Oise. Les policiers, par leur métier, par leurs origines, par leur statut civil, interviennent dans des conditions encore plus difficiles. On ne prend pas suffisamment en considération le bouleversement que représente pour eux le fait d’être pris pour cible par des gens qui leur ressemblent, d’une certaine manière, et avec lesquels ils partagent parfois les mêmes quartiers, la même culture, la même musique, les mêmes modes de vie. C’est pour cela que j’évoque une forme de crise morale.

Pour citer un exemple qui me vient à l’esprit, je me demande comment, dans la police française, on peut être commissaire en sortant de l’école sans avoir au préalable une véritable expérience de flic de terrain. Avec le classement, les premiers qui sortent de l’école choisissent en général – pas toujours – les commissariats de la préfecture de police : il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Redéfinir la hiérarchie et l’encadrement de la police me semble être une piste incontournable.

La crise matérielle dont je parle n’est pas forcément liée au salaire : elle concerne également la rénovation des commissariats, l’acquisition de voitures, de nouvelles armes et d’équipements de protection. Beaucoup de choses ont été faites mais cela prend toujours du temps. On n’évitera pas non plus le débat sur le temps de travail – un véritable serpent de mer – ou sur les heures supplémentaires, dont le non-paiement a été épinglé à plusieurs reprises par la Cour des comptes. Si on ne règle pas ces problèmes, la crise morale et sociale dans la police se poursuivra, alors que cette dernière est soutenue par une très grande majorité de Français.

Toutefois, certaines forces politiques veulent mettre en cause l’institution policière et utilisent chaque événement dans ce but – cela n’excuse en rien les violences exercées par un certain nombre de policiers ces derniers jours. L’expression « violences policières » elle-même, que je n’utilise jamais, montre l’existence d’une volonté de s’en prendre à l’ensemble de l’institution, même s’il est vrai que quelques policiers la salissent.

Je ne sais pas si ce sont des « péchés capitaux » mais il faudra faire évoluer la formation et l’encadrement. L’organisation de la hiérarchie policière ne me semble pas suffisamment adaptée à la réalité de la délinquance et de l’insécurité dans notre pays.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, pour vos propos très éclairants. Je veux juste préciser que le recrutement des commissaires se fait à la fois par concours externe, par concours interne avec un minimum de quatre ans d’ancienneté dans la police et par la voie des acquis professionnels ; ce dernier recrutement donne de très bons résultats.

Chers collègues, vous avez reçu des documents de la direction de la coopération internationale, qui est une direction active du ministère de l’Intérieur. Vous pourrez constater, en lisant le comparatif qu’elle a établi avec l’Allemagne, que ce pays n’est pas tout rose en matière de maintien de l’ordre.

Monsieur le Premier ministre, ce fut un plaisir de vous revoir. Sachez que vous me manquez ; vous manquez à certains…

M. Manuel Valls. Et moins à d’autres ! (Sourires.)

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je ne sais pas ! En tout cas, ce fut un plaisir et nous vous remercions pour cet éclairage limpide.

M. Manuel Valls. Merci et bravo pour le travail que vous faites !

 

 

 


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Audition du mercredi 2 décembre 2020

À 17 heures 30 : M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux en auditionnant M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur et actuel coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme.

Monsieur le secrétaire d’État, c’est au titre de vos anciennes fonctions que nous vous auditionnons. Vous étiez au ministère de l’Intérieur au moment des manifestations des Gilets jaunes, qui ont constitué un véritable défi pour le maintien de l’ordre. Avant cela, vous aviez été directeur de cabinet du préfet de police, puis préfet de police des Bouches-du-Rhône. Votre expertise en matière de maintien de l’ordre est donc incontestable.

Je précise que cette réunion est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous donner la parole pour une brève intervention liminaire, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Laurent Nuñez prête serment.)

M.  Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, au cours des dernières années, l’exercice du maintien de l’ordre est devenu de plus en plus compliqué – c’est un euphémisme – pour des raisons que je vais tenter de vous exposer.

Depuis 2016 et, précisément, depuis les manifestations contre la « loi El Khomri », de plus en plus de cortèges sont infiltrés par des individus radicaux qui tentent par tous les moyens de faire dégénérer les manifestations et de commettre des violences, des exactions et des atteintes aux biens et aux personnes.

La grande majorité des manifestants n’a rien à voir avec ces groupuscules, cela va de soi. L’objectif du maintien de l’ordre, c’est d’encadrer une manifestation pour qu’elle se déroule bien et d’assurer ainsi la liberté d’expression et de manifestation, et, dans le même temps, d’éviter qu’elle ne dégénère et ne soit l’occasion de la commission de violences et de dégradations. C’est un subtil équilibre : encadrer pour assurer l’exercice d’une liberté, d’une part, et garantir l’ordre public et républicain en évitant les violences physiques et les dégradations, d’autre part. Or cet équilibre est de plus en plus difficile à atteindre.

Après le mouvement contre la « loi El Khomri », d’autres manifestations ont été émaillées de violences : je pense au 1er mai 2018 à Paris, qui a été difficile à gérer, et, bien sûr, aux manifestations des Gilets jaunes, à Paris et partout en France. Je ne prétends évidemment pas que la majorité des manifestants s’est montrée violente, mais force est de constater qu’un certain nombre de groupuscules ont infiltré les cortèges et se sont livrés à des exactions : dégradation de commerces et de mobilier urbain et, trop souvent, prise à partie directe des forces de sécurité intérieure. Désormais, on a l’impression qu’il faut qu’une manifestation dégénère pour qu’elle ait un impact.

Pour faire face à cette évolution, il a fallu adapter le maintien de l’ordre à la française. Ce mouvement a commencé à la fin de l’année 2018, précisément après la manifestation parisienne du 1er décembre : des évolutions importantes sont alors intervenues dans la pratique du maintien de l’ordre, à la fois à Paris et dans le reste du pays. Elles ont consisté à modifier la doctrine de gestion des manifestations pour donner beaucoup plus de mobilité et de réactivité aux effectifs de policiers et de gendarmes qui les encadrent. La mobilité, c’est le fait de pouvoir se déplacer aux abords d’un cortège quand des individus s’en détachent pour commettre des exactions ou quand ils en commettent au sein même du cortège : il faut que les forces de l’ordre puissent se déplacer rapidement pour y mettre un terme. La réactivité, c’est la capacité à mettre un terme aux violences le plus vite possible et à procéder à des interpellations.

Alors que, par le passé, les cortèges étaient plutôt encadrés à distance, il a fallu prévoir des dispositifs beaucoup plus mobiles et réactifs et réorganiser les services d’ordre. J’insiste sur le fait que le maintien de l’ordre consiste à faire cesser des violences mais aussi, à chaque fois que c’est possible, à permettre aux manifestants les plus paisibles, qui sont toujours majoritaires, d’exercer leur droit d’expression. Lors de la manifestation du 1er mai 2019 à Paris, par exemple, des individus de l’ultragauche, de la « mouvance anarcho-autonome » et des Gilets jaunes radicalisés, que nous appelions les ultra-jaunes, se trouvaient en tête du cortège et l’empêchaient de partir. Les forces de l’ordre sont intervenues pour que ce défilé revendicatif, organisé par les organisations syndicales représentatives, puisse avoir lieu.

Des adaptations ont donc été introduites dès la fin de l’année 2018, qui se sont traduites par un document que le ministre de l’Intérieur a rendu public l’été suivant : c’était la première ébauche du schéma national du maintien de l’ordre. À l’époque, j’étais au côté de Christophe Castaner. Nous avons souhaité formaliser la doctrine opérationnelle qui, dans les faits, était mise en œuvre depuis décembre 2018 et qui reposait notamment sur les notions de mobilité et de réactivité, et sur les interpellations. Nous avons également travaillé– et Gérald Darmanin a validé cette approche – à améliorer la communication avec les manifestants, grâce à un dispositif de liaison et d’information. Désormais, des officiers de liaison servent de relais entre les forces de l’ordre et les organisateurs des manifestations autorisées – il en existait déjà au sein de la préfecture de police. S’il faut, par exemple, modifier un itinéraire, ce sont ces officiers de liaison qui se chargent d’en avertir les organisateurs. De même, si une manifestation dégénère, l’officier de liaison peut inciter les manifestants à se disperser rapidement, afin d’éviter les troubles. Dans l’autre sens, les manifestants peuvent eux aussi faire passer des messages aux forces de l’ordre par l’intermédiaire de ces officiers de liaison.

Une autre évolution importante introduite par le schéma national concerne les sommations : si une manifestation se transforme en attroupement violent, les forces de l’ordre font généralement des sommations avant de disperser la manifestation. Le schéma national entend rendre ces sommations beaucoup plus visibles – et lisibles – que ne le prévoient actuellement les textes réglementaires. Les forces de l’ordre sont invitées à indiquer plus explicitement aux manifestants que la sommation sera suivie d’une dispersion et que le fait de se maintenir dans une manifestation après une sommation est un délit. L’utilisation de panneaux lumineux et l’envoi de SMS sont des solutions envisagées. La communication avec les manifestants est vraiment un élément important du schéma.

J’ai déjà mentionné l’évolution qui a conduit, depuis la fin de l’année 2018, à donner plus de mobilité et de réactivité aux forces de l’ordre. On est allé aussi vers davantage de déconcentration dans la prise de décision : désormais, les forces de l’ordre peuvent réagir plus vite, sans remonter systématiquement à la salle de commandement, à condition de rester dans le cadre défini par l’autorité qu’est le préfet de département ou le préfet de police, à Paris et Marseille. Je passe rapidement aussi sur l’effort qu’il est prévu de faire pour améliorer l’équipement des forces et leur formation.

Les forces de sécurité intérieure que j’ai eu beaucoup de plaisir à diriger, à de nombreuses reprises, dans le cadre de services d’ordre, sont mues par une seule volonté, celle d’assurer le libre exercice du droit de manifester. C’est leur fierté et leur honneur que de garantir l’exercice de cette liberté, en faisant en sorte que les manifestations se déroulent dans la plus grande sécurité et la plus grande sérénité. J’en profite pour saluer l’engagement des forces de sécurité intérieure au service du maintien de l’ordre public. Elles le font avec beaucoup de courage et de détermination, dans un contexte de plus en plus difficile. Samedi dernier encore, d’après les chiffres rendus publics par Gérald Darmanin, 98 membres des forces de l’ordre ont été blessés, ce qui est considérable. L’engagement des forces de sécurité intérieure pour garantir la sérénité des manifestations est indéniable et il faut le saluer.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Sachez, monsieur le secrétaire d’État, que cette commission salue, dès qu’elle en a l’occasion, le courage et le dévouement des forces de l’ordre, dont l’intégrité physique est souvent menacée.

Nombre des spécialistes que nous avons auditionnés estiment qu’il faut laisser le maintien de l’ordre aux professionnels, c’est-à-dire aux compagnies républicaines de sécurité (CRS), aux gendarmes mobiles et aux compagnies d’intervention qui, à Paris et en province, sont formées au maintien de l’ordre. Mais ces professionnels sont-ils assez bien répartis sur le territoire pour pouvoir intervenir immédiatement lorsque se produit une manifestation spontanée, comme celle qui a eu lieu récemment au Puy-en-Velay, par exemple ? Les directeurs départementaux de la sécurité publique (DDSP) ont-ils la possibilité de faire intervenir ces professionnels en l’espace de dix ou vingt minutes ?

Ma seconde question concerne la judiciarisation, dont il est beaucoup question dans le schéma national du maintien de l’ordre. Elle est défendue à la fois par les professionnels du maintien de l’ordre et par les magistrats, mais attaquée par d’autres, qui estiment qu’elle bride le droit à la manifestation. Quel est votre point de vue sur cette question ?

M.  Laurent Nuñez. Votre première question est fondamentale et vous donnez vous-même des éléments de réponse. Certains effectifs sont spécialisés dans le maintien de l’ordre, dont c’est le métier : ce sont les compagnies républicaines de sécurité, les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et les compagnies d’intervention de la préfecture de police, les fameuses CI, qui ont été mises à contribution samedi dernier et dont plusieurs membres ont été blessés.

Il faut regarder la réalité en face. Pendant le mouvement des Gilets jaunes, il est arrivé, certains samedis, que des manifestations aient lieu en de très nombreux points du territoire national. Ce n’étaient pas des regroupements massifs, mais il y en avait un peu partout. Il n’était évidemment pas possible de déployer des CRS et des EGM sur l’ensemble du territoire.

Par ailleurs, de plus en plus de manifestations ne sont pas déclarées et ont lieu de façon spontanée, à Paris et ailleurs. Lorsque cela se produit, les effectifs spécialisés dans le maintien de l’ordre public ne sont pas toujours disponibles. Pourtant, force doit toujours rester à la loi et à l’ordre républicain : garantir l’ordre républicain, c’est l’engagement que prennent tous les ministres de l’Intérieur. Il faut donc bien réagir aux manifestations qui se déroulent en des points du territoire où ne sont déployés ni CRS, ni EGM, ou à des moments de la journée où ces effectifs ne sont pas présents.

Pendant le mouvement des Gilets jaunes, des effectifs de police ou de gendarmerie généralistes, plutôt en charge habituellement de la sécurité publique, ont été engagés dans des opérations de maintien de l’ordre. Du reste, c’est ce qui arrive tous les jours en France quand des manifestations spontanées ont lieu. Cela pose évidemment la question de la formation de ces effectifs, et le schéma national prévoit qu’ils soient formés à la gestion du maintien de l’ordre. Cela pose également la question de leur équipement : on ne fait pas du maintien de l’ordre comme on fait du contrôle routier ; il faut un casque, parfois un bouclier.

Le maintien de l’ordre ne sera jamais l’apanage des forces spécialisées : ce serait souhaitable, mais c’est impossible. Le ministre de l’Intérieur a certes annoncé que les CRS, les EGM et les compagnies d’intervention allaient voir leurs effectifs renforcés, mais il serait illusoire de croire que ce sera le cas partout. C’est pourquoi il faut faire un effort de formation au maintien de l’ordre pour l’ensemble des effectifs de police et de gendarmerie. Comparaison n’est pas raison, mais cela me fait penser à une autre formation très généraliste qui a été dispensée à l’ensemble des forces de l’ordre. Lorsque la France a été frappée par les attentats en 2015, on s’est aperçu d’une chose dont vous avez parfaitement connaissance, monsieur le président, en tant qu’ancien chef du RAID : lorsqu’une attaque terroriste a lieu, les primo-intervenants sont souvent des gendarmes ou des policiers, appelés sur place par une personne qui a entendu des coups de feu et qui a composé le 17. Après ces attentats, on a déployé un schéma national d’intervention, afin que l’ensemble des effectifs soient formés et capables d’agir en cas d’attaque terroriste. Cela n’a rien à voir avec le maintien de l’ordre, mais cet exemple montre qu’il est possible de déployer un dispositif de formation au plan national. Il reste que le maintien de l’ordre doit demeurer, autant que possible, le fait d’unités spécialisées. Lors des événements du Puy-en-Velay, ce sont des effectifs de gendarmerie et de police qui sont allés protéger la préfecture et assurer le maintien de l’ordre, sans forcément faire partie des forces spécialisées.

J’en viens à la question de la judiciarisation. Celle-ci ne bride certainement pas le droit de manifester. Elle s’organise sur le terrain : le schéma national du maintien de l’ordre incite les préfets et les procureurs à constituer des équipes spécialisées dans la judiciarisation, qui ont vocation à être présentes sur le terrain, au plus près de l’action, pour constater des infractions et interpeller des individus qui, souvent, sont jugés en comparution immédiate. Loin de brider la liberté de manifester, la judiciarisation permet, lorsque des violences sont commises, de procéder à des interpellations, soit en flagrant délit, soit au terme d’investigations menées a posteriori. Je suis évidemment très favorable à la judiciarisation car le maintien de l’ordre public consiste à la fois, je le rappelle, à garantir la sécurité des cortèges et à traduire devant la justice ceux qui se sont rendus coupables de violences ou de dégradations. Ce qui est judiciarisé, ce n’est pas l’expression d’une opinion, fort heureusement, mais la commission d’infractions.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Monsieur le secrétaire d’État, nous sommes heureux de vous entendre. Je tiens à rappeler que l’objectif de cette commission d’enquête n’est pas de mettre en cause qui que ce soit, car nous savons combien l’organisation du maintien de l’ordre est une question délicate. Nous avons bien conscience que les forces de l’ordre sont les gardiennes de la sécurité de tous pour assurer la liberté de chacun. L’objectif de nos auditions, et du rapport qui en découlera, c’est, à notre modeste niveau, de faire des propositions. L’actualité a conduit le ministre à s’emparer de ce sujet, si bien que certaines des propositions auxquelles nous travaillons depuis plusieurs mois peuvent se trouver court-circuitées. Mais l’essentiel, après tout, c’est que les choses avancent.

J’aimerais vous faire part d’une réflexion au sujet du niveau de violence des manifestations. J’ai soixante-trois ans, j’ai commencé à manifester à l’âge de quinze ans, en 1972 ou 1973. Dans les années qui ont suivi, j’ai le souvenir de manifestations violentes : c’était l’époque des anarchistes et du mouvement autonome, dont une partie a donné naissance à Action directe. Cela amène à nuancer l’idée selon laquelle quelque chose de nouveau serait en train de se produire.

Ce qui a peut-être changé, c’est la fréquence des manifestations : ces derniers mois, il y en a eu, peut-être pas tous les jours, mais presque, à l’échelle du territoire national. Auparavant, il y avait quelques grandes manifestations, comme celles des sidérurgistes, dont certaines dégénéraient. La multiplication actuelle des manifestations créée des difficultés spécifiques, puisque les forces de l’ordre sont épuisées. Mais, s’agissant de la nature même de la violence, je ne sais pas s’il y a une vraie différence avec ce qui se passait dans les années 1970. La violence existait, et la réponse à cette violence n’était pas exactement la même. Quoique… On se ramassait aussi des coups de matraque, il y a quarante-cinq ans !

Après cette réflexion générale, à laquelle vous pourrez peut-être réagir, j’en viens à mes questions. J’aimerais connaître, d’abord, le rôle du ministre de l’Intérieur, ou du secrétaire d’État que vous étiez, dans l’organisation des opérations du maintien de l’ordre. Pouvez-vous préciser le rôle qui a été le vôtre lors des différents actes des Gilets jaunes ? Le ministre donne-t-il des ordres, ou bien supervise-t-il les choses, d’une façon plus globale ?

Vous dénoncez les modes opératoires des blacks blocs, des ultra-jaunes et, globalement, des extrémistes, de droite comme de gauche. Comment expliquez-vous que les autorités n’arrivent pas à résoudre le problème que pose la présence dans les cortèges de ces individus organisés et très violents qui, je le crois – ou du moins, je l’espère –, sont connus des services de police et de renseignement ? Comment se fait-il que l’on ne puisse pas, dans le contexte de judiciarisation que vous avez décrit, retrouver ces individus et les empêcher de nuire, pour quelque temps au moins ? Je vous le demande, parce qu’on a l’impression de voir toujours les mêmes.

Vous dites aussi que la diffusion d’images sur les réseaux sociaux donne une caisse de résonance aux casseurs, et je vous rejoins volontiers. Une voiture qui brûle filmée en gros plan et dont l’image tourne en boucle pendant des heures peut donner le sentiment que Paris est en train de brûler, ce qui laisse une mauvaise impression dans l’opinion. Que les images mettent en cause des manifestants ou des représentants des forces de l’ordre ne change rien à cette impression.

Que pensez-vous, enfin, de ce que nous dit le Défenseur des droits sur le recours à certaines pratiques policières ? Quand on discute avec le Défenseur des droits, avec des parlementaires, avec d’autres élus ou avec des responsables syndicaux, des critiques sont formulées et on a parfois l’impression qu’elles le sont en pure perte. Comment vivez-vous cela ?

M. Laurent Nuñez. Sur le premier point, je ne veux pas occulter le fait qu’il y a eu dans le passé des manifestations violentes. Simplement, ce que nous avons vu à partir de 2016, ce sont des groupuscules qui ont recommencé à tirer profit des manifestations pour s’y infiltrer et commettre des exactions. En outre, d’autres spécialistes vous le confirmeront, il y a beaucoup plus de manifestations sur la voie publique qu’auparavant : la liberté de manifester est totale dans notre pays, et, à Paris, leur nombre a augmenté. Or si la plupart, notamment quand elles sont organisées par les centrales syndicales sont déclarées, encadrées, font l’objet d’un travail commun aux forces de sécurité et à leur service d’ordre et se passent très bien, elles peuvent néanmoins être infiltrées par telle ou telle mouvance. C’est ce phénomène nouveau que je cherchais à décrire.

Les autonomes ou Action directe, auxquels vous avez fait allusion, avaient basculé, au-delà de la revendication, dans une forme d’action en lien étroit avec le terrorisme et la grande délinquance : leur mode d’expression n’était pas celui dont nous parlons.

En ce qui concerne le rôle du ministre de l’Intérieur ou de son secrétaire d’État dans l’organisation des manifestations, moi qui ai occupé ce poste après avoir été adjoint du préfet de police, donc placé à la tête de services d’ordre, je peux dire que c’est le préfet de département qui est à la manœuvre du point de vue opérationnel, avec son directeur du service d’ordre – généralement l’autorité de police ou de gendarmerie compétente –, dans un cadre qu’il a défini. Le ministre ou le secrétaire d’État donne le cadre général, qui est connu : éviter les débordements et les exactions, interpeller les auteurs de violences. Comme le répète souvent Gérald Darmanin à juste titre, il est également chargé de fournir des moyens d’action aux forces de l’ordre : équipement, moyens matériels, soutien – le soutien du ministre a toujours été essentiel pour ses troupes. Mais la conduite du service d’ordre est effectuée sur le terrain, au plus près des opérations, par le préfet et le directeur du service d’ordre. Le schéma national du maintien de l’ordre le rappelle d’ailleurs très clairement.

Concernant la gestion des manifestants violents, on entend souvent dire qu’il serait bien plus facile de les arrêter avant qu’ils n’infiltrent un cortège, puisqu’ils sont connus. En réalité, juridiquement, il n’est pas si simple d’empêcher des personnes d’aller manifester parce que l’on suppute qu’elles vont commettre des violences : le droit français ne le permet pas. Une disposition législative qui visait à permettre de prononcer à l’encontre de certaines personnes une interdiction administrative de manifester a ainsi été jugée contraire à la Constitution. Nous sommes dans un État de droit, il faut en tenir compte. On ne peut pas empêcher comme cela les gens de manifester, il faut que les Français et Françaises le comprennent. J’allais dire qu’on aimerait pouvoir le faire, mais non : on ne peut pas le faire, c’est tout ; la question ne se pose pas.

En revanche, les services de renseignement peuvent détecter certains individus, ce qui permet au responsable du service d’ordre de s’organiser : si les individus à risque repérés sont très nombreux, on peut supposer que la situation va devenir compliquée.

Il est également possible de prononcer des interdictions judiciaires de manifester : quand une personne s’est rendue coupable de violences, elle peut être condamnée et ne plus pouvoir se rendre à une manifestation.

Vous avez parlé des black blocs. Il ne s’agit pas de l’ultra-gauche, ni de l’ultra-droite, ni des « ultra-jaunes », ni d’autres individus, mais d’une forme d’organisation : au milieu, à la tête ou en queue de cortège, des personnes généralement vêtues de noir se regroupent pour commettre des exactions. C’est donc plutôt un mode opératoire qu’une mouvance, et même s’il est plutôt l’apanage des mouvances de l’ultra-gauche et des anarcho-autonomes, des mouvements d’ultra-droite peuvent aussi s’organiser en black blocs.

Plus récemment, on a vu des individus parfaitement inconnus des services être confondus et interpellés pour avoir commis des violences, par effet d’entraînement, dans un mouvement de foule. C’est une difficulté supplémentaire : les violences et exactions ne sont pas l’apanage des individus connus des services de renseignement.

Concernant les critiques émises par le Défenseur des droits, j’ai beaucoup de respect pour cette autorité administrative indépendante et, si je ne connais pas la nouvelle Défenseure des droits, j’avais dans mes anciennes fonctions, à la préfecture de police puis au ministère, des échanges permanents avec M. Toubon, que je connais très bien, notamment au sujet du maintien de l’ordre.

Il faut avoir à l’esprit que le maintien de l’ordre, quand la situation dégénère vraiment, ne peut plus être traditionnel. On l’a vu pendant le mouvement des Gilets jaunes. On bascule parfois dans l’insurrection, l’émeute urbaine ; les forces de l’ordre doivent alors immédiatement rétablir l’ordre et la sécurité, protéger nos concitoyens de violences, protéger les vitrines d’exactions : le maintien de l’ordre prend une autre forme. C’est l’objet d’un débat quasi philosophique que nous avons souvent avec le Défenseur des droits. Le maintien de l’ordre, c’est encadrer une manifestation, éviter qu’elle ne dérape ; mais, face à des scènes d’émeute urbaine, les forces de l’ordre sont tenues d’intervenir. L’usage de la force, rendu alors indispensable par les exactions, et dont policiers et gendarmes ont le monopole, est toujours encadré, normé – certains types d’armement peuvent être utilisés, d’autres non –, et doit être proportionné, sous le contrôle de l’Inspection générale de la police nationale et de la justice qui, souvent, saisit cette dernière. Ce contrôle est très rigoureux ; le ministre de l’Intérieur l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours encore, la police nationale représente 7 % de la fonction publique d’État, mais est concernée par 55 % des sanctions qui y sont prononcées.

Voilà ce que je réponds à certaines interrogations sur la conduite du maintien de l’ordre. Les Français ne toléreraient pas que nous laissions commettre des exactions. Ce n’est pas possible ! C’est cela, l’ordre républicain. Une manifestation commence, se déroule normalement si des violences ne surviennent pas, et c’est la fierté et l’honneur des forces de l’ordre que de l’encadrer ; mais, en cas d’exactions, il n’est pas possible de ne pas intervenir pour y mettre un terme – et, je le répète, cela se fait toujours de manière très proportionnée.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Vous dites qu’il n’est pas possible de laisser commettre des exactions, mais plusieurs des personnes que nous avons auditionnées nous ont tenu le discours inverse. Il existe donc bien deux théories différentes à ce sujet.

Mme Constance Le Grip. J’aimerais aborder le schéma national du maintien de l’ordre, à l’élaboration duquel vous avez beaucoup travaillé et qui formalise la nouvelle doctrine de gestion des manifestations à laquelle vous avez ardemment contribué au côté de Christophe Castaner. Il soulève plusieurs questions : sur les armes intermédiaires – lanceur de balles de défense (LBD), nouvelles grenades ; sur les techniques d’encerclement ou de nasse ; enfin, sur la contribution grandissante aux opérations de maintien de l’ordre – pour des raisons de ressources humaines et budgétaires – d’unités non spécialisées, et ses conséquences en matière de formation et d’équipement. Quelles différences l’inscription de ces points dans le SNMO a-t-elle introduites ? Depuis son entrée en vigueur, les inflexions qu’il opère dans ces domaines se traduisent-elles concrètement sur le terrain ?

Mme Valérie Bazin-Malgras. Je souhaite vous interroger sur le moral de nos forces de l’ordre, beaucoup plus employées qu’auparavant et sous pression. N’avons-nous pas trop de mal à recruter des jeunes dans la police ou dans la gendarmerie ? Souhaitent-ils encore s’investir pour défendre leur pays et nous défendre au quotidien ? Les conditions de travail sont très difficiles ; dès qu’un policier commence à travailler dans une manifestation, il est filmé et livré à la vindicte populaire sur les réseaux sociaux, ce que je désapprouve – j’avais défendu une proposition de loi d’Éric Ciotti à ce sujet. Faudrait-il faire davantage dans la loi de manière à protéger ceux qui nous protègent ?

M. Laurent Nuñez. Madame Le Grip, en ce qui concerne les armes intermédiaires, le SNMO comporte en effet plusieurs éléments nouveaux. D’abord, il confirme le principe du retrait – retrait qui était déjà effectif – des fameuses grenades GLI-F4 contenant des explosifs, remplacées par des grenades à effet détonant sans explosif. Les GLI-F4 n’étaient utilisées que dans des cas extrêmes, après sommation, quand il fallait se dégager, de manière proportionnée ou en situation de légitime défense.

De même, l’usage du LBD, prévu par le schéma, est possible en maintien de l’ordre, notamment quand la situation dégénère en émeute urbaine. Lors de la séquence de manifestations des Gilets jaunes, le LBD a été très utilisé au début, quand il y avait énormément de violences et de prises à partie et qu’il fallait interpeller et se défendre, notamment le 1er puis le 8 décembre 2018, ou le 5 janvier 2019 à Paris ; ensuite, son usage a diminué. Ce qui a été décidé dans le SNMO et que Gérald Darmanin a acté, c’est la présence systématique d’un superviseur qui analyse la situation avant le recours au LBD. Le ministre de l’Intérieur a en outre décidé que ce superviseur ou le tireur devrait être muni d’une caméra-piéton, si possible à fixation ventrale, de sorte que l’on puisse voir ce qui se passe et comprendre la scène.

L’utilisation de ces armes intermédiaires, dont le principe est qu’elle doit rester proportionnée, est indispensable. M. le président a dit que d’autres avant moi avaient affirmé que l’on pouvait laisser commettre des exactions dans les manifestations ; je l’avoue, cela me surprend, car l’ordre républicain n’est pas politique : il correspond à ce que demandent tous les Français, être protégés. On ne peut donc pas tolérer des exactions dans les manifestations, ni proscrire l’usage des armes intermédiaires en cas de violences : les policiers ne sauraient s’en passer, à moins d’utiliser leur arme administrative – l’arme létale.

En ce qui concerne la technique de l’encerclement ou de la nasse, le SNMO en rappelle l’usage, qui ne peut être que ponctuel, rendu possible par des circonstances très particulières – pour éviter qu’un groupe n’aille au contact d’un autre, pour effectuer des contrôles d’identité qui sont autorisés dans certaines conditions –, mais souligne à ce sujet une règle fondamentale : toujours prévoir une sortie – non pas une sortie libre mais, s’agissant d’un groupe dans lequel des exactions ont été commises, ce que le jargon policier appelle une « sortie contrôlée ».

En réponse à votre question sur les forces mobiles – CRS, EGM, compagnies d’intervention de la préfecture de police –, je répète que le principe est de faire assurer prioritairement le maintien de l’ordre par ces effectifs, mais qu’il est illusoire de penser que ce sera toujours possible. Ce ne l’était parfois pas au moment du mouvement des Gilets jaunes et ce ne le sera pas lors de manifestations non déclarées ou spontanées, car les effectifs spécialisés ne seront pas toujours disponibles. D’où la nécessité – qui figure dans le schéma – de disposer d’un plan de formation au maintien de l’ordre des forces généralistes de police et de gendarmerie, notamment des compagnies de sécurité et d’intervention ou des brigades anti-criminalité. J’ai écouté très attentivement le ministre de l’Intérieur dire qu’il fallait faire encore plus en matière de formation et d’équipements de protection.

Madame Bazin-Malgras, je vous confirme que le moral des forces de l’ordre n’est pas toujours très bon. Les manifestations se sont enchaînées à un rythme très soutenu pendant toute une période. Le début de la séquence remonte en réalité aux attentats de 2015, qui ont appelé l’installation dans l’ensemble du territoire national de dispositifs de sécurisation – de manifestations, de rassemblements, de lieux de culte de manière dynamique à certaines périodes. Puis, pour les manifestations, des effectifs ont été engagés samedi après samedi en bénéficiant de très peu de repos. À la fatigue physique qui en résulte a pu s’ajouter une fatigue que je qualifierai de psychologique, face à des manifestants qui criaient parfois des horreurs aux policiers – le fameux et terrible « Suicidez-vous ! » qui nous a tous touchés. Et je passe sur les insultes et sur le fait que la moindre intervention de police soit désormais filmée par de nombreux portables, ce qui peut la rendre plus difficile.

Tout cela atteint évidemment le moral des policiers, et je mentirais en disant que les choses n’ont pas été compliquées à certaines périodes, en tout cas lorsque j’étais secrétaire d’État ; Christophe Castaner et moi-même en étions évidemment conscients. Mais nous avons toujours constaté un engagement sans faille des forces de l’ordre : elles ont toujours répondu présent, même dans les moments les plus délicats. Et j’ai la faiblesse de penser que cette situation n’a pas d’effet sur le recrutement au sein de la police et de la gendarmerie : une grande partie de nos jeunes concitoyens veulent s’engager pour servir les forces de sécurité intérieure, en raison du rôle très important que celles-ci jouent dans la défense de notre démocratie et de la République ; ils l’ont amplement démontré ces dernières années.

En ce qui concerne votre dernière question, la loi doit évidemment protéger les policiers. Vous faites certainement référence au débat récent. Je ne m’y inviterai pas, car ce n’est pas mon rôle et je n’ai pas connaissance de tous ses tenants et aboutissants. J’ai tout de même entendu le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur rappeler de manière très claire et précise qu’il faut de toute façon aboutir à un dispositif qui protège les policiers lorsque, comme c’est trop souvent le cas, sont diffusés sur les réseaux sociaux des éléments permettant de les identifier, en conséquence de quoi certains peuvent être menacés jusque sur les lieux où ils vivent. Comme ancien secrétaire d’État à l’Intérieur et ancien responsable des services de police, il m’est tout à fait insupportable d’entendre certains avocats ou d’autres personnes remettre en cause le fait que certains policiers soient menacés à leur domicile. Je puis vous assurer que c’est la réalité. Je l’ai vécu, j’ai connu des personnes concernées ; ce n’est pas agréable, et cela résulte de cette diffusion d’éléments d’information et d’identification. C’est en ce sens, je crois, que le Gouvernement travaille, avec les parlementaires, pour trouver la meilleure disposition législative possible.

M. Philippe Michel-Kleisbauer. À votre solide expérience aux postes supérieurs de la haute fonction publique – vous avez été l’adjoint du préfet de police – s’ajoute votre expérience dans le champ politique, vis-à-vis de laquelle vous avez maintenant un recul de quelques mois : le temps de la restitution est peut-être venu. En tirez-vous une grande leçon que vous voudriez transmettre ? Y a-t-il quelque chose que vous auriez voulu faire différemment, davantage ? Auriez-vous des conseils à donner sur la question qui nous préoccupe ?

M. Laurent Nuñez. Le mouvement des Gilets jaunes et les manifestations qui lui ont été liées étaient d’ampleur inédite. Je ne fais pas d’amalgame entre les manifestants et les individus violents, mais, pour connaître personnellement beaucoup de policiers et de gendarmes engagés dans les services d’ordre, et pour en avoir rencontrés au côté de Christophe Castaner lorsque j’étais secrétaire d’État, je sais qu’ils sont nombreux à dire qu’ils n’avaient jamais été confrontés à un tel niveau de violence. Il faut s’en souvenir. On était bien au-delà de ce que permet la liberté d’expression : on était tombé dans des violences graves contre les biens, contre les personnes et contre les forces de l’ordre, souvent immédiatement prises à partie dans les cortèges. Il fallait leur apporter une réponse – proportionnée – et non rester passifs : l’ordre républicain en dépendait.

Les leçons à tirer de l’expérience figurent dans le schéma national du maintien de l’ordre. Ces manifestations nous ont fait prendre conscience du fait qu’il fallait sans doute mieux communiquer au cours de la manifestation, d’où la proposition de créer des dispositifs de liaison et d’information et d’établir un contact avec les manifestants.

Je classe dans la même catégorie l’amélioration des sommations, visant à mieux expliquer ce qui se passe et, quand une manifestation se transforme en attroupement à cause de violences et qu’il faut la disperser, à mieux signifier à la grande majorité des manifestants, non impliquée, que c’est pour cela que les policiers vont jeter des grenades afin de riposter et de défendre des biens et des personnes. Il est fondamental que les sommations soient plus explicites, visibles et compréhensibles. Trop souvent, des manifestants interrogés sur des chaînes d’information en continu ont dit ne pas comprendre l’action de la police, ayant l’impression que les policiers s’en prenaient aux manifestants, ce qui n’est évidemment jamais le cas.

Voilà l’une des grandes leçons : il faut mieux expliquer l’action de la police. C’est le sens de l’axe du SNMO consacré à la communication et de l’effort qu’il annonce.

L’autre grande leçon, dont j’ai déjà abondamment parlé, concerne les dispositifs de réactivité et de mobilité qui ont été instaurés et qui vont perdurer. Ils permettent aux forces de l’ordre de se projeter d’un point à l’autre de la capitale. Quand les cortèges dégénèrent, les manifestants cherchent à aller vers les lieux de pouvoir, à se disperser en plusieurs petits groupes et à créer le plus de perturbations possible afin, comme ils disent, d’« éclater » les forces de l’ordre. Il a donc fallu un dispositif opérationnel de mobilité des forces de l’ordre pour répondre à celle des manifestants.

D’où la création par le préfet de police des brigades de répression de l’action violente (BRAV) à moto, qui sont tout sauf des voltigeurs, contrairement à ce que l’on a pu entendre. Ces derniers faisaient de l’ordre public à moto, matraque en main, alors que les BRAV sont motorisées pour pouvoir se déplacer rapidement dans Paris sans être contraintes par les embarras de circulation et intervenir face à des groupes à risque : les effectifs qui assurent le maintien de l’ordre ne sont pas les conducteurs, mais les passagers, qui mettent pied à terre avant de former des groupes et d’intervenir.

Comme professionnel de ces questions, je retiens cette seconde leçon, opérationnelle : désormais, en matière de maintien de l’ordre, il faut être très mobile et réactif ; c’est ce que font remarquablement les forces de sécurité intérieure.

Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, pour cet échange très intéressant.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci, monsieur le secrétaire d’État, cher Laurent, et au plaisir de vous revoir.

 

 


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Audition du jeudi 3 décembre 2020

À 18 heures : M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, après l’intervention liminaire de M. le garde des Sceaux, notre échange se déroulera sous forme de questions et réponses. Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Avant de vous donner la parole pour une brève intervention liminaire, monsieur le garde des Sceaux, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice, prête serment.)

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Votre commission d’enquête porte sur l’état des lieux, la déontologie des pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre en France. Je vous remercie de me permettre de m’exprimer sur ce sujet, particulièrement d’actualité. Notre société et notre époque traversent depuis de nombreuses années des crises de natures diverses qui s’expriment régulièrement par des manifestations, hélas théâtres d’affrontements d’une rare violence. Les forces de l’ordre sont souvent la cible de groupes très organisés et des dégradations de biens publics ou privés accompagnent régulièrement ces exactions.

C’est dans ce cadre que les services de police et de gendarmerie nationale sont fortement mobilisés pour des opérations de maintien de l’ordre qui relèvent de leur mission de police administrative. En effet, le maintien de l’ordre public n’est pas une prérogative du ministère de la Justice. Il n’en demeure pas moins que l’autorité judiciaire a une place importante dans ces dispositifs. Le ministère de la Justice est celui des libertés ; or, il convient de le rappeler, même si personne ne l’a oublié, la liberté de manifester est évidemment une garantie essentielle à notre démocratie, qu’il faut à tout prix protéger. C’est ce à quoi s’emploient les forces de l’ordre dans les dispositifs qu’elles déploient.

Malheureusement, comme vous, je constate que les manifestants ne peuvent plus participer à un défilé sur la voie publique sans que des violences ou des dégradations d’une extrême gravité ne s’y déroulent. Cette réalité met en péril la sécurité de ceux qui souhaitent exprimer légitimement et pacifiquement leurs convictions, ce qui est l’essence même de notre démocratie. Depuis quand un défilé du 1er mai – qui pouvait auparavant réunir des familles – ne s’est-il pas terminé en affrontements violents avec les forces de l’ordre ?

L’intervention de l’autorité judiciaire dans ces opérations de maintien de l’ordre doit aussi s’entendre dans ce contexte : à l’occasion de la commission d’infractions, bien sûr, pour faire identifier et interpeller leurs auteurs avant de les poursuivre devant les tribunaux quand les faits sont caractérisés, mais aussi par des contrôles préventifs, pour éviter que des personnes mal intentionnées n’intègrent les cortèges afin d’y semer le trouble. C’est pourquoi nous avons engagé un travail important pour assurer une meilleure prise en compte des impératifs judiciaires dans les opérations de maintien de l’ordre.

Plusieurs circulaires ont été diffusées par mon ministère ces dernières années dans cet objectif : la circulaire du 20 septembre 2016 relative à la lutte contre les infractions commises à l’occasion des manifestations et autres mouvements collectifs ; la circulaire du 9 avril 2018 relative au traitement judiciaire des infractions commises en lien avec l’opération d’évacuation de la zone d’aménagement différée (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes ; les circulaires du 22 novembre et du 6 décembre 2018 relatives au traitement judiciaire des infractions commises en lien avec le mouvement de contestation dit des Gilets jaunes.

Je me réjouis que le schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), établi très récemment par le ministère de l’Intérieur, prenne en compte cette dimension judiciaire, indispensable corollaire au maintien de l’ordre public. Il prévoit ainsi l’intégration plus formelle du dispositif judiciaire sous l’autorité du procureur de la République, afin d’accélérer le traitement judiciaire des auteurs de violence. Cette évolution vise à préserver le droit de manifester et la liberté d’aller et venir contre les troubles graves à l’ordre public et à assurer la sécurité de nos concitoyens. L’intervention de l’autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles, permet de veiller à la qualité des enquêtes menées à charge, et bien sûr à décharge, de garantir le respect de la procédure et d’assurer une sanction rapide et efficace en cas d’infractions avérées.

L’expérience a démontré qu’il était nécessaire de prévoir une meilleure association de l’autorité judiciaire dans la phase préalable de la manifestation, notamment par une association aux réunions préparatoires. Cette articulation permet d’anticiper la dimension judiciaire de l’événement, souvent délaissée au profit du maintien de l’ordre, et de mieux coordonner les actions. Le rôle du procureur de la République est à cet égard central. Sa présence au cours du dispositif permet notamment un contrôle plus rapide des motifs justifiant un possible placement en garde à vue, une vérification des charges en temps réel permettant d’optimiser la réponse pénale qui, bien sûr, doit être apportée.

Comme le ministère de la Justice l’a déjà rappelé à plusieurs reprises par voie de circulaire, les auteurs d’infractions dans le cadre de manifestations doivent faire l’objet d’une réponse pénale rapide et adaptée aux troubles causés à l’ordre public. Mais l’autorité judiciaire peut parfois intervenir avant que les infractions ne soient commises : c’est le cas pour les contrôles d’identité dit préventifs, qui visent à empêcher l’introduction de tout type d’objet pouvant être assimilés à des armes par destination.

Prévenir la commission de l’infraction est évidemment tout aussi important que de la traiter au mieux, si elle est finalement commise. Mais le procureur de la République n’est jamais tenu de délivrer les réquisitions sollicitées par les services de police ou de gendarmerie : il apprécie librement si les réquisitions de contrôle d’identité lui paraissent utiles, adaptées et proportionnées. D’ailleurs, la présence du procureur de la République sur les lieux de réalisation des contrôles d’identité, encouragée par mon ministère dès 2007 dans tous cadres, et non uniquement celui des manifestations, est de nature à garantir le respect des droits des personnes contrôlées et à s’assurer de l’absence de caractère discriminatoire du contrôle effectué.

En outre, ces réquisitions sont encadrées dans le temps et dans l’espace et ne peuvent jamais conduire à des contrôles généralisés, qui contreviendraient aux principes constitutionnels. Enfin, ce n’est que lors du constat d’infraction que les contrôles conduisent à des mesures privatives de liberté, par exemple lors de la découverte d’armes par destination ou de substances dangereuses, qui peuvent caractériser le délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de destructions, quand cette découverte est associée à d’autres éléments objectifs.

Toutes les mesures prises à l’encontre de manifestants le sont en application d’un cadre légal strict, contrôlé par l’autorité judiciaire, qu’il s’agisse des retenues à la suite d’une vérification d’identité, ou des gardes à vue décidées par un officier de police judiciaire (OPJ) sous le contrôle du procureur.

Enfin, le SNMO rappelle les exigences de professionnalisme et d’exemplarité attendues lors de l’emploi de la force dans les manifestations : la force doit être absolument nécessaire, strictement proportionnée et graduée, avec des moyens adaptés. Il prévoit que chaque usage d’une arme de force intermédiaire est tracé. Une doctrine propre à l’emploi du lanceur de balles de défense (LBD) a été définie, avec la désignation systématique d’un superviseur pour chaque tireur. Ces évolutions répondent utilement aux procédures dont mon ministère a eu connaissance dans le cadre des remontées d’informations relatives à celles d’entre elles mettant en cause des forces de sécurité intérieure (FSI) lors des manifestations.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci, monsieur le garde des Sceaux. Nous entendions surtout parler de la judiciarisation dans le domaine des techniques de maintien d’ordre et du maintien de l’ordre lui-même – c’est tout l’intérêt de votre présence. Depuis quelques années, elle s’est invitée dans le débat, et c’est heureux.

Lors de nos auditions, plusieurs représentants de mouvements respectables, comme Amnesty International ou la Ligue des droits de l’homme, se sont plaints de cette judiciarisation croissante. Certains sont même allés jusqu’à affirmer qu’elle allait à l’encontre de la protection du droit et de la liberté de manifester. Que pensez-vous de ces affirmations ?

M. Éric Dupond-Moretti. Je vous répondrai avec beaucoup de liberté : quand les membres d’Amnesty International ou de la Ligue des droits de l’homme manifestent, ce qui est leur droit le plus absolu, ils ne le font pas avec des poings américains, des marteaux, des barres de fer, des masques, des lunettes de piscine, tout matériel qui ne me semble pas indispensable place de la République.

On a aujourd’hui une conception de la liberté assez singulière. Comme citoyen, j’observe les manifestations ; parfois, on qualifie de fascisme le fait de demander à nos concitoyens de porter le masque. Des mots ont été dévoyés, dont celui de « liberté ». Les forces de l’ordre n’entravent jamais les manifestations. Elles visent à permettre que ces dernières se déroulent sans les violences que nous déplorons.

Je le redis avec une forme de nostalgie : j’ai le souvenir de manifestations du 1er mai, par exemple, où l’on pouvait tranquillement se promener avec sa famille. Si le droit de manifester est une liberté absolue, c’était aussi celle des commerçants d’ouvrir leur commerce le week-end dernier. La liberté, ce n’est pas le droit d’entraîner les autres à des exactions, ce n’est pas le droit d’exercer des violences, ce n’est pas le droit de jeter des pavés sur les policiers, ce n’est pas le droit de dégrader des vitrines ou des abribus. Quand certains arrivent dans une manifestation avec des marteaux, je me félicite que la judiciarisation préventive permette de les interpeller. S’ils ne l’avaient pas été, qu’auraient-ils fait de leurs marteaux ?

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je vous remercie pour votre liberté de ton. J’espère que vous la garderez pour répondre à mes questions. Sans chercher à vous titiller, je me permets une petite réflexion sur le port des lunettes de piscine dans une manifestation : peut-être n’êtes-vous pas allé manifester depuis longtemps, mais pratiquement toutes les manifestations d’une certaine ampleur, à Paris en particulier, ont tendance à dégénérer, et pas seulement à la fin : alors que la foule est encore là de manière parfaitement légale, des incidents surviennent, auxquels on répond par des tirs de lacrymogène. J’ai les yeux fragiles ; si je devais participer à une manifestation, sans avoir l’intention de casser quoi que ce soit, j’aurais tendance, à titre purement préventif, à emporter une paire de lunettes de piscine pour ne pas pleurer comme une madeleine. Faut-il vraiment les mettre dans la même catégorie que les marteaux ? D’ailleurs, au cours des auditions, on nous a confirmé que ceux qui étaient pris avec des lunettes de piscine n’étaient jamais poursuivis.

Vous avez également rappelé que les forces de l’ordre étaient là pour empêcher les incidents. C’est effectivement leur rôle, mais force est de constater, et de le déplorer, que bien souvent, elles n’empêchent plus les manifestations de dégénérer. Comment parvenir à un meilleur traitement des situations de tension ?

Certaines manifestations, notamment celle du 1er décembre 2018, ont donné lieu à près d’un millier de gardes à vue. Vous n’étiez alors pas garde des Sceaux, mais pensez-vous que le dispositif des parquets est adapté ? Dans ce cas de figure, même s’ils ne procèdent pas aux gardes à vue, combien de parquetiers sont présents pour les contrôler ?

M. Rémy Heitz, procureur de la République de Paris, nous a confirmé qu’une note, dont la paternité de la rédaction reste à déterminer, avait été rédigée, incitant les magistrats du parquet à prolonger les gardes à vue des manifestants interpellés. Pour quelles raisons ? On peut se dire qu’en les maintenant au chaud, cela en fait un peu moins dans la rue qu’en les libérant au bout de quatre heures… Peut-être est-ce l’objectif recherché ? Une telle note ne pose-t-elle pas en soi problème au regard du respect des libertés, surtout quand la plupart des gardes à vue qui interviennent au cours des manifestations se traduisent par des libérations sans poursuites ? Ce dernier point peut également nous interpeller.

M. Éric Dupond-Moretti. Je veux bien vous concéder que la présence de lunettes de piscine dans un sac n’est peut-être pas un élément suffisant – d’où l’intérêt de l’intervention d’un magistrat. Le procureur analyse toujours les faits, à charge et à décharge : vous portez de temps en temps des lunettes de piscine parce que vous avez les yeux fragiles, mais vous n’avez pas en même temps un marteau scotché sur la poitrine, une barre de fer ou un poing américain… On a découvert des tonnes de ferraille dans le cadre des contrôles préventifs !

Vous me parlez d’améliorer le traitement. Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant que je ne suis pas ministre de l’Intérieur, mais les contrôles préventifs, qui conduisent à l’interpellation de ces individus porteurs de tout un attirail – passons sur les lunettes de piscine –, améliorent singulièrement le traitement de l’événement, puisqu’ils n’iront pas casser au cours de la manif… L’idée centrale, c’est bien de préserver la liberté absolue de manifester tranquillement et de s’exprimer pacifiquement, ce qui est l’objectif de 99,99 % des manifestants. Et puis vous avez le reste, autrement dit les casseurs. Et ceux-là, il faut absolument qu’on les arrête.

Pour commencer, ce sont eux, d’une certaine façon, qui entravent les manifestants et mettent leur sécurité en danger. Extraordinaire paradoxe : il arrive que les manifestants manifestent contre la police, ce qui est leur droit de citoyens, pendant que les malheureux policiers sont obligés, c’est normal et c’est leur devoir, de protéger ceux qui viennent jusqu’à leur demander de se suicider ! Et on vient me dire que les libertés sont menacées dans ce pays ? Il y a peu de pays où on peut manifester ainsi et dire des choses pareilles aux policiers…

Bien sûr, il y a aussi des violences policières, qui ont été judiciarisées, et c’est normal. J’essaie d’être un homme nuancé et de bons sens. Je n’aime pas le manichéisme : ce n’est pas tout blanc ou tout noir. Il y a évidemment chez certains policiers des comportements qui ne sont pas républicains, mais cela ne permet pas de jeter l’anathème et l’opprobre sur toute la police, je pense que nous en serons d’accord.

Lorsque des exactions sont commises, le contrôle et le traitement préventifs ont tout leur intérêt. Les chiffres sont éloquents : à l’occasion des manifestations des Gilets jaunes, 3 393 gardes à vue ont été prononcées, pour 555 comparutions immédiates, 187 convocations par officier de police judiciaire (COPJ), 44 comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), 942 rappels à la loi par délégué du procureur, 79 enquêtes préliminaires, 36 informations judiciaires, 1 327 classements sans suite. À eux seuls, ces chiffres démontrent que le parquet analyse bien tous les éléments à charge et à décharge ; il est probable que, parmi les mille trois cent vingt-sept classements sans suite, il y a probablement quelqu’un qui se promenait avec des lunettes, qui n’avait pas le profil d’un casseur, mais juste les yeux fragiles… Mais cela, c’est le travail du parquet et c’est son honneur de le faire.

Vous m’interrogez sur une note interne qui a soulevé beaucoup de discussions. Le garde des Sceaux, vous le savez, ne peut rien demander aux procureurs, si ce n’est par voie de circulaire ; comme il s’agit d’une note interne, vous demanderez au procureur de la République, si vous souhaitez l’auditionner, en quoi elle consiste et pourquoi il l’a prise. C’est lui qui en est le responsable, pas le garde des Sceaux. Ce disant, je ne me mets pas à distance du procureur de la République : c’est à vous d’interroger les gens sur ce qu’ils ont pu faire et qui peut les engager. Cette note interne a été signée par le procureur de la République ; cela ne vient pas de la chancellerie.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Nous l’avons fait. Je souhaitais juste savoir si vous approuviez cette pratique, mais vous pouvez vous dégager de toute responsabilité en indiquant que c’est celle du procureur…

M. Éric Dupond-Moretti. Je ne me dégage de rien. Vous savez bien que je ne peux pas donner d’ordres au procureur pour des raisons qui tiennent à la séparation des pouvoirs. Ce n’est pas un détail ! Je ne fuis pas votre question, je dis seulement que cela ne relève pas de ma responsabilité. Vous avez interrogé le procureur ; chacun doit répondre de ce qu’il a fait. Je ne peux rien vous dire d’autre. Et cela ne veut pas dire que je me désolidarise de cette note interne ; je redis seulement que je n’en suis pas à l’origine.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Dans votre propos liminaire, vous avez évoqué la présence de groupes très organisés au sein des manifestations. S’ils sont très organisés, c’est qu’on les a identifiés. En conséquence, les services de police et de justice doivent avoir un regard sur eux s’ils ont commis des actes répréhensibles. Ont-ils fait l’objet d’enquêtes judiciaires, comme certains mouvements islamistes ou d’autres mouvements néfastes à la paix publique ? La justice ne peut-elle donc pas intervenir de manière préventive et les poursuivre ? On arrête de nombreux manifestants – vous avez cité les chiffres –, mais s’intéresse-t-on aussi à ceux qui organisent tout cela ?

M. Éric Dupond-Moretti. À ma connaissance, des enquêtes ont été lancées par le parquet de Paris et sont en cours. Elles visent les black blocs et un certain nombre d’autres groupes ultraviolents, notamment d’extrême droite. Je ne peux pas vous en dire plus.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Je comprends tout à fait. Il est déjà bien de savoir que vous enquêtez sur ces groupes.

M. Éric Dupond-Moretti. Ne mélangeons pas les choses : de la même façon qu’une note interne du procureur n’est pas une circulaire du ministre, moi, je n’enquête sur rien.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. J’entends bien !

M. Éric Dupond-Moretti. Je sais que des enquêtes sont en cours, rien de plus. J’en aurai connaissance, non pas en lisant les procès-verbaux, car ils ne remontent pas à la chancellerie, mais lors des remontées d’information, c’est-à-dire, certainement, quand elles auront abouti – ce que j’espère évidemment.

Je suppose que les groupes en question font aussi l’objet d’une surveillance par les services, mais c’est au ministre de l’Intérieur qu’il faut demander ce qu’il en est. En ce qui me concerne, je suis dans l’impossibilité de répondre à ces questions précises.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre prévoit que des magistrats peuvent être invités dans certains lieux de décision, à l’image des salles de commandement. Qu’en pensez-vous ? Nous avons interrogé quelques magistrats à ce propos : ils sont très sceptiques, pour ne rien vous cacher.

M. Éric Dupond-Moretti. La coopération entre la police et la justice est essentielle. Le fait que la justice soit présente permet d’abord, sur le terrain probatoire, d’établir un certain nombre de choses : quand le procureur a vu, il a vu… Je pense que le ministère de l’Intérieur est lui aussi demandeur de cette coopération. Et pour ma part, je souhaite l’intensifier, car je trouve qu’il est bon que police et justice travaillent aussi étroitement que possible l’une avec l’autre.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Certaines associations, dont je n’ai pas besoin de donner le nom car nous les connaissons tous, déplorent justement la proximité entre les forces de l’ordre et le ministère public. Ne pensez-vous pas qu’il pourrait quand même être utile d’opérer une certaine distanciation, dans la mesure où, parfois, des violences sont commises par des membres des forces de l’ordre ? Heureusement, de tels faits sont assez rares, mais ils posent question à l’opinion, autant que les violences à l’encontre des policiers, lesquelles sont tout à fait inacceptables. Or la proximité entre les forces de l’ordre et le ministère public peut interroger. En tout cas, certaines associations défendent cette idée dans les médias. Quelles réflexions cela vous inspire-t-il ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Certaines associations ont effectivement évoqué une proximité de nature à nuire à la qualité des réponses immédiates apportées aux violences policières, notamment sur le plan judiciaire. Elles demandent donc une distanciation, tout en souhaitant aussi, bien évidemment, que les procureurs dirigent les enquêtes, ce qui me semble assez antinomique.

M. Éric Dupond-Moretti. Vous connaissez certainement ce très vieux slogan, qui nous avait tous amusés : « Police partout, justice nulle part ». Là, ce serait plutôt : « Police présente, et justice qui regarde ». En effet, de quoi s’agit-il ? Des magistrats du parquet vont se retrouver dans les salles de commandement. Cela leur permettra de comprendre les enjeux et les difficultés, mais il ne s’agit pas de cautionner quoi que ce soit. De quel droit leur ferait-on une sorte de procès a priori ? Au prétexte qu’ils sont tout près des policiers, ils feraient mal leur travail, ils abdiqueraient sur leurs principes, et cette forme de proximité deviendrait malsaine ? Ce n’est pas du tout ainsi que j’envisage les choses. Je pense même que cela offre davantage de garanties : quand le procureur a vu un certain nombre de choses, cela peut être plus intéressant sur le terrain probatoire qu’un procès-verbal.

D’ailleurs, ce que disent ces associations n’a pas de sens : dans l’enquête préliminaire, qui contrôle le travail de la police ? Le procureur. Est-ce qu’il viendrait à l’idée de certains de ces dénonciateurs professionnels de dire que, du fait de la proximité entre le parquet et la police, la justice ne contrôle pas le travail des OPJ ? Dire cela conduirait à l’effondrement de toute la procédure pénale s’agissant de l’enquête préliminaire. Pour moi, au contraire, la présence d’un magistrat, constitutionnellement garant de la liberté individuelle, c’est un plus, non un moins.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Que pensez-vous du dépaysement systématique de l’instruction et du jugement des affaires mettant en cause des policiers ou des gendarmes, dans le but, sinon de renforcer, à tout le moins de ne pas mettre en cause l’impartialité et la neutralité des magistrats ? J’ai déjà une idée de votre réponse, mais je vous pose quand même la question…

M. Éric Dupond-Moretti. D’abord, le dépaysement n’est pas systématique : dans une petite juridiction, il est normal de dépayser, précisément pour ne pas prêter le flanc à la suspicion. Mais dans une grande juridiction, l’affaire n’est pas dépaysée, ce qui est tout aussi normal : c’est le juge naturel qui s’en occupe. Je vous ferai remarquer que, dans l’affaire de M. Zecler, ce producteur de musique qui a été tabassé dans des conditions scandaleuses, c’est le parquet de Paris qui a déféré les policiers et requis le placement en détention de deux d’entre eux, et ce sont des juges d’instruction parisiens qui ont ordonné leur placement en détention.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. J’entends bien.

M. Ugo Bernalicis. Monsieur le garde des Sceaux, vous avez rappelé un certain nombre d’évidences concernant la procédure et le fonctionnement de la justice, en tout cas tel qu’il devrait être. Mais, vous l’aurez bien compris, au fur à mesure des auditions, qu’il y a parfois un hiatus entre ce qui devrait être et ce qui se passe sur le terrain.

Samedi dernier, par exemple, j’aurais bien aimé avoir des lunettes de piscine. J’étais place de la République, à Lille, dans une manifestation autorisée. La veille, à vingt-trois heures, la marche avait été interdite – ce qui pose d’ailleurs la question de la possibilité de recours : à Paris, il a été possible d’en former un, mais pas à Lille. Quoi qu’il en soit, je suis donc resté place de la République pendant toute la durée de la manifestation. Certains participants ont voulu se mettre en mouvement, car c’est pour cela qu’ils étaient venus. En définitive, je me suis retrouvé entouré de gaz lacrymogène. Heureusement, j’avais sur moi du sérum physiologique – j’en prends toujours, car le gaz lacrymogène, ce n’est pas très agréable.

Au regard du nouveau schéma national du maintien de l’ordre, prévoyez-vous d’envoyer aux procureurs une circulaire de politique pénale précisant la manière dont vous concevez le rôle de l’autorité judiciaire – en l’occurrence, plus précisément, celui du ministère public ? J’ai bien compris que vous ne pouviez pas donner d’ordre à Rémy Heitz, même s’il est placé sous votre autorité hiérarchique… Quoi qu’il en soit, va-t-on dire aux procureurs d’aller, non pas seulement dans les salles de commandement, qui ne reflètent qu’une partie de la réalité, mais sur le terrain ? Vont-ils contrôler les fouilles opérées par les policiers sur le fondement de l’article 78-2-2 du code de procédure pénale ? Prendront-ils le pouls des manifestations ? Bref, s’impliqueront-ils pleinement dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre ?

Et puis, vous pourriez aussi leur rappeler qu’on ne place pas une personne en garde à vue lorsqu’on n’a pas d’éléments contre elle – ce que vous venez d’ailleurs de nous dire. Il faut avoir un moyen de contrôler ce qui se passe. Le taux de classement sans suite très élevé s’explique certes par le fait que l’autorité judiciaire fait son travail – heureusement –, mais il montre aussi que la police a interpellé assez largement, et sur la base d’éléments peu probants. Certes l’autorité judiciaire fait son travail, mais entre-temps vous aurez été retenu jusqu’à vingt-quatre heures – pour ne pas dire plus : je pense à ce cameraman de France 3 qui a passé trente-six heures en garde à vue après la manifestation devant l’Assemblée nationale, il y a deux semaines.

Je comprends donc les principes que vous avez énoncés, et nous les partageons tous, mais la difficulté réside dans leur application : prévoyez-vous une circulaire d’application en la matière ?

M. Bruno Questel. Lors de son audition devant notre commission, le préfet Lallement a souligné la difficulté d’organiser le travail des forces de l’ordre compte tenu du fait que, désormais, beaucoup de manifestations ne sont pas déclarées, contrairement à ce que prévoient les textes en vigueur. Considérez-vous vous aussi, monsieur le garde des Sceaux, que ce phénomène croissant représente une gêne pour la bonne organisation des services placés sous votre responsabilité ? Considérez-vous, à ce stade, qu’il est nécessaire de réviser le régime de déclaration des manifestations ?

M. Éric Dupond-Moretti. D’abord, répétons-le, manifester sans autorisation constitue une infraction – je précise que ce n’est pas le ministère de la Justice qui délivre les autorisations. En disant cela, je réponds partiellement à votre question, monsieur Questel, mais aussi à l’une de celles qui m’ont été posées par M. Bernalicis.

Par ailleurs, rappelons une chose toute simple : il est facile de regarder une manif à la télé, sur une chaîne d’info en continu, peu importe laquelle, mais il est plus compliqué d’être sur place. Je ne cherche pas à défendre obstinément les forces de l’ordre : quand elles commettent des infractions, elles doivent être sanctionnées. C’est clair, net et précis : l’uniforme républicain, la police républicaine, cela a un sens.

En effet, il y a parfois des interpellations et des gardes à vue. Je fais d’ailleurs remarquer à M. Bernalicis que c’est la police qui décide de la garde à vue, pas le parquet. Les chiffres que je vous ai donnés tout à l’heure me paraissent tout à fait éloquents. La justice fait ensuite le tri, si vous me permettez cette expression : 1 327 classements sans suite sur 3 393 gardes à vue. Le pourcentage des classements sans suite est donc extrêmement important. Cela veut dire que l’autorité judiciaire fait son travail.

Je ne veux pas défendre à tout prix la police, disais-je, mais il faut quand même se dire un certain nombre de choses : il y a parfois de la lassitude, de la fatigue, de la peur aussi du côté de la police. Pour le comprendre, il n’est qu’à voir certaines images. Voilà quand même des gens qui sont là pour protéger notre paix, notre liberté de manifester, et qui se prennent des pavés dans la figure… Ce contexte-là, il faut l’avoir à l’esprit quand on analyse la situation et qu’on disserte à ce propos. C’est toute la différence entre ceux qui sont au charbon et ceux qui sont tranquillement installés dans leurs fauteuils – dont je fais partie.

Disons les choses clairement : dans la confusion, au milieu de la foule et dans les gaz lacrymogènes, sans parler du reste, il peut évidemment arriver d’interpeller quelqu’un qui ne mérite pas de l’être. C’est là où l’intervention judiciaire est essentielle – à partir du poste de commandement, mais surtout quand le parquet fait son travail, c’est-à-dire veille au respect des règles qui sont les nôtres et qui nous honorent. Oui, monsieur Bernalicis, j’ai parlé de lunettes de piscine. Si les choses sont faites dans les règles, vous ne risquez pas d’être placé en garde à vue quand vous ne faites que porter des lunettes de piscine ; mais si, en plus, vous avez en votre possession un poing américain ou une barre de fer – ce que je ne saurais imaginer un seul instant de votre part –, il ne me choquerait pas que vous alliez en garde à vue.

On peut disserter des heures sur ce qu’il aurait fallu faire, sur ce que l’on aurait pu faire : il est tellement facile de réécrire l’histoire. Moi, je me mets, ne serait-ce que deux secondes, à la place de ces hommes et de ces femmes qui, alors qu’ils assurent notre liberté de manifester, sont pris à partie, insultés. Nous avons tous entendu des gens qui, protégés par les policiers, leur disaient : « Suicidez-vous ! ». Mais, de la même façon, monsieur Bernalicis, je ne suis pas très heureux quand un Gilet jaune est blessé : cela me touche infiniment. Ce que je souhaite, c’est que, dans nos débats, nous évitions de tomber dans le manichéisme : essayons de faire dans la nuance, d’envisager les choses comme elles doivent l’être. Il n’y a aucune place, dans cette question, pour l’idéologie.

Vous me demandez si je compte prendre une nouvelle circulaire pénale. J’ai déjà égrené toutes celles qui ont déjà été prises. Mais, comme je l’ai dit le jour de mon arrivée à la chancellerie, ma porte est ouverte à tous ceux qui veulent discuter – mais pas en versant dans le nihilisme, dans l’idéologie ou dans l’excès. Si vous avez un certain nombre de choses à me proposer en vue d’améliorer la situation, je vous le dis très ouvertement, je suis preneur. Mais il faut aussi voir ce qui se passe quand on est au cœur de la manif, quand ça tape, ça insulte, ça casse. Et on me permettra aussi d’avoir une pensée pour tous ces commerçants qui rêvaient de rouvrir leur magasin, de retrouver la liberté de commercer – car c’est aussi une liberté – et qui n’ont pas pu le faire à cause de la violence des manifestations. Tout cela est donc infiniment compliqué. Encore une fois, il n’y a aucune place ici pour le dogme.

J’espère vous avoir répondu. En tout cas, je l’ai fait le plus sincèrement possible.

M. Meyer Habib. Je vous ai écouté avec beaucoup d’attention, même je suis l’audition depuis Tel-Aviv, grâce à mon iPhone, dans des conditions compliquées. Quoi qu’il en soit, ce débat est intéressant, car il y a de la bonne foi de tous les côtés.

En France, la détention administrative n’existe pas, contrairement à certains pays, dont Israël, qui y ont recours pour éviter certaines bombes à retardement. Que ce soit pour des islamistes, des terroristes, des militants d’extrême droite ou tout simplement pour des gens dont on sait qu’ils ont été dangereux et qu’ils peuvent encore l’être, êtes-vous favorable, à titre personnel, à un changement de la législation permettant d’utiliser chez nous la détention administrative ?

Dans certaines manifestations, en France, par exemple il y a deux semaines, à Montpellier, on lit sur des pancartes : « Non à l’israélisation de la France », ce que j’interprète comme signifiant : « Non à la judaïsation de la France », et l’on entend des appels au boycott, ce qui est interdit. Ces manifestations s’accompagnent de troubles à l’ordre public. Mais, le plus souvent, elles ne sont pas réprimées : ceux qui y participent restent en liberté, et défilent semaine après semaine dans la plus grande impunité. J’aimerais vous entendre sur ce point, monsieur le garde des Sceaux, même si je crois vous avoir rappelé certaines règles le 20 octobre, dont l’interdiction du boycott, en particulier celui qui vise les produits israéliens.

M. Éric Dupond-Moretti. Je viens de prendre une circulaire pour rappeler que tout appel au boycott motivé par l’antisémitisme doit faire l’objet de poursuites. Dans ce genre de manifestations, malheureusement, on entend tous les slogans du monde. J’ai même vu la tête du Président de la République sur une pique, ce qui a légitimement ému Robert Badinter, d’ailleurs.

Je dis que l’on dénature le mot « liberté », que ce soit en raison du confinement, du masque, ou que sais-je encore. On mélange tout. On voit des gens manifester librement – ce qui est heureux – pour expliquer qu’en France on vit sous une dictature. Et ils sont protégés par des policiers, dont c’est le boulot, parfois ingrat.

Face à des excès comme ceux que vous dénoncez, que voulez-vous que je vous dise ? Ils existent, et à chaque fois que l’on peut interpeller les individus exprimant cette haine, on le fait, et on les sanctionne. Vous savez que je suis intervenu pour lutter contre la haine en ligne, et je le ferai encore, notamment dans le cadre du projet de loi qui sera présenté bientôt au Parlement.

Je note, dans un message qui apparaît sur l’écran, que M. Bernalicis a écrit à tout le monde qu’il avait été « plutôt nuancé, pour une fois ». Cela prouve qu’il a de l’humour, et c’est très bien !

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Il se connaît surtout très bien…

M. Ugo Bernalicis. Et il confirme !

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Une dernière question, monsieur le garde des Sceaux, concernant les enquêtes de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Certes, ces organes ne dépendent pas du tout de vous, mais peut-être avez-vous, en tant que ministre, mais aussi en tant que citoyen, un avis sur les réformes de leur fonctionnement qui seraient envisagées par le Gouvernement ? On entend le ministre de l’Intérieur les évoquer.

M. Éric Dupond-Moretti. Mon avis est réservé, en ce sens que je sais seulement qu’une réforme est en cours, ou en tout cas envisagée par le ministère de l’Intérieur. Chacun va s’occuper des siens : j’envisage moi aussi d’ouvrir une réflexion sur la responsabilité des magistrats, et je viens de parler de la déontologie des avocats et des notaires. Si nos services sont consultés par le ministère de l’Intérieur, nous ferons entendre notre petite musique, mais, à ce stade, je n’ai rien à vous dire de particulier là-dessus. Je sais simplement qu’une réflexion est en cours. Cela prouve que l’on réfléchit, au ministère de l’Intérieur comme au ministère de la Justice, ce qui est plutôt rassurant… (Sourires.)

M. le président Jean-Michel Fauvergue. En effet, mais c’est le cas depuis longtemps !

M. Éric Dupond-Moretti. Je n’ai pas dit qu’on ne réfléchit à la chancellerie que depuis que j’y suis ! Je ne me permettrais pas de dire des choses pareilles, et vous ne me le pardonneriez pas.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci beaucoup d’avoir pris de votre temps pour répondre à nos questions, monsieur le garde des Sceaux. Ce fut fort intéressant et agréable.

Mes chers collègues, à la semaine prochaine pour de nouvelles auditions.

 

 


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Audition du mercredi 9 décembre 2020

À 14 heures 30 : Mme Sylvie Hubac, présidente de la section de l’intérieur du Conseil d’État, et M. Francis Lamy, président adjoint de cette section

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Mes chers collègues, nous sommes heureux d’accueillir Mme Sylvie Hubac, présidente de la section de l’intérieur du Conseil d’État et M. Francis Lamy, président adjoint de cette section. Si nos travaux nous ont conduits à auditionner un grand nombre de magistrats judiciaires, il nous a semblé important d’entendre aussi des membres du Conseil d’État. En effet, cette institution – en particulier la section de l’intérieur – veille au respect des droits, en s’assurant que le pouvoir exécutif n’enfreint pas le cadre juridique délimitant son action, notamment en matière de maintien de l’ordre.

La réunion est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Vous aurez la parole pour une intervention liminaire, qui précédera notre échange, sous forme de questions et de réponses.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, madame, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Sylvie Hubac et M. Francis Lamy prêtent serment.)

Mme Sylvie Hubac, présidente de la section de l’intérieur du Conseil d’État. Votre commission s’est donné pour mission d’enquêter sur « l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre ». Je m’attacherai à rappeler ce que sont, vus depuis nos fonctions, les principes essentiels auxquels est soumis l’exercice du maintien de l’ordre, son cadre juridique, les nouvelles problématiques auxquelles il est confronté et les réflexions que celles-ci appellent.

Les principes essentiels sont connus. La force publique trouve son ancrage constitutionnel dans l’article 12 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, qui énonce que « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » C’est un bien commun à l’ensemble des citoyens, au service de la défense des libertés, ou de leur rétablissement quand il y est porté atteinte.

S’agissant plus particulièrement de la liberté de manifester, aucun texte constitutionnel ne la consacre, mais le Conseil constitutionnel a reconnu un droit à l’expression collective des opinions en s’appuyant sur l’article 10 de la déclaration des droits de l’Homme. Ce droit doit être concilié avec la préservation de l’ordre public, qui est un objectif de valeur constitutionnelle. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), pour sa part, n’affirme pas la liberté de manifestation en tant que telle, mais fait découler des articles 9, 10 et 11 de la convention européenne le droit à la liberté de réunion pacifique. Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions qu’à la condition que celles-ci soient prévues par la loi, poursuivent un but légitime, soient nécessaires dans une société démocratique, c’est-à-dire fondées sur des motifs pertinents et suffisants.

Je rappelle que le maintien de l’ordre est une mission de police administrative générale, qui relève exclusivement de l’État. Il n’est pas au nombre des missions de la police municipale, et la Constitution exclut que des agents de sécurité privée y participent. Dans l’exercice de cette mission de police administrative, les unités de police ou de gendarmerie qui interviennent n’ont pas le pouvoir de décision : le décideur est l’autorité civile, qui est toujours identifiable et responsable devant le Gouvernement, mais aussi l’opinion et les élus. Le maintien de l’ordre est, on le sait, un art tout d’exécution ; il constitue une mission délicate. L’emploi de la force est soumis – la jurisprudence du Conseil d’État, dans ses fonctions consultatives comme contentieuses, y fait très souvent référence – aux principes cardinaux de la nécessité, de la proportionnalité – à tout moment et, plus particulièrement, dans le feu de l’action –, de la gradation et de la réversibilité. L’article R. 434-18 du code de la sécurité intérieure dispose que « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi seulement lorsque c’est nécessaire et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. Il ne fait usage des armes qu’en cas d’absolue nécessité […] ». Il ne doit, en somme, pas confondre l’usage de la force et l’arbitraire.

Si, enfin, le maintien de l’ordre est une opération de police administrative, son articulation avec la police judiciaire est indispensable, tant dans la phase préparatoire à des manifestations que dans sa phase d’exécution – notamment en matière de judiciarisation, si des violences sont commises.

Le cadre juridique du maintien de l’ordre est un régime de liberté : celui de la déclaration, fixé par l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure. La formalité de la déclaration a pour objet de permettre le dialogue et la négociation sur le déroulement de l’événement. Le préfet dispose d’un pouvoir d’interdiction, qui est utilisé en dernier recours, en cas de risque de trouble grave à l’ordre public, sous le contrôle du juge. La manifestation non déclarée ne peut être dispersée, quant à elle, que si elle trouble l’ordre public, après deux sommations. Le rassemblement devient alors un attroupement et ses participants peuvent être pénalement poursuivis. Des peines complémentaires d’interdiction de manifester peuvent être prononcées par le juge judiciaire en cas de condamnation pour faits de violence ou de dégradation commis sur la voie publique. Depuis la loi du 21 janvier 1995, il est possible d’installer un dispositif de vidéosurveillance provisoire lors des manifestations et d’interdire, dans les vingt-quatre heures qui précèdent, le port et le transport d’objets pouvant constituer une arme.

Depuis quelques années, le maintien de l’ordre est confronté à de nouvelles problématiques ; j’en discerne quatre principales. Premièrement, on voit apparaître de nouvelles formes d’expression collective dans l’espace public, souvent sans déclaration ni organisateur identifié. Deuxièmement, on constate la participation aux manifestations d’individus ou de groupes d’individus extrêmement violents ; la rue se transforme parfois en véritable champ de bataille. Troisièmement, l’usage de la force est sans doute socialement moins bien accepté. L’opinion manifeste souvent le refus de la violence. La dernière évolution importante est celle des technologies, techniques et outils opérationnels employés par les forces de l’ordre, qu’il s’agisse des armes non létales, des nouvelles technologies de surveillance ou d’internet et des réseaux sociaux, qui ont contribué à une couverture quasi-systématique des manifestations en temps réel et à des regroupements à la fois spontanés, agiles et massifs.

La loi du 10 avril 2019 a tenté d’apporter des réponses et de donner de nouveaux instruments légaux d’autorité, afin de mettre hors d’état de nuire les casseurs et les agresseurs. On peut citer trois mesures fortes : la possibilité, sur la réquisition du procureur, de procéder à des fouilles visuelles des personnes et au contrôle des sacs à l’entrée d’un périmètre délimité, six heures avant le début de la manifestation ; la création d’un délit puni d’un an d’emprisonnement pour ceux qui dissimulent partiellement ou complètement leur visage ; la possibilité pour l’État de se retourner contre les casseurs. Le Conseil constitutionnel a toutefois invalidé la création d’une interdiction administrative de manifester.

A priori, on peut penser que le dispositif – qui se déploie sous le contrôle du juge administratif et du juge judiciaire – est assez complet et adapté. Des évolutions sont toutefois possibles dans deux domaines.

Sur le plan juridique, il est peut-être envisageable de réétudier la création d’une interdiction administrative de manifester, car le Conseil constitutionnel a sans doute laissé un espace ouvert. Un deuxième outil se trouve dans le projet de loi adopté ce matin en conseil des ministres : l’élargissement des motifs de dissolution des groupements de fait, notamment à ceux qui provoquent à des « manifestations armées » – premier motif énoncé dans le texte – mais aussi à des « agissements violents contre les personnes et les biens ». Le troisième outil qui pourrait se révéler utile est l’encadrement – prévu par la proposition de loi sur la sécurité globale – des caméras embarquées, qui doivent être un instrument d’appui au commandement, dans la mesure où elles sont utilisées à une échelle « macro ». Enfin, on pourrait réfléchir à l’ajout d’une mesure sur le maintien de l’ordre dans les dispositions relatives à la déontologie des membres des forces de l’ordre.

Sur le plan opérationnel, il peut être envisagé de moderniser la formation au maintien de l’ordre ; cela peut concerner tant les autorités civiles que celles de police et de gendarmerie. Il faut par ailleurs renforcer la coopération entre la police et la justice – c’est un sujet capital, souvent rappelé –, en essayant de dégager des moyens pour juger plus vite, notamment au moyen des comparutions immédiates. On sait toutefois que, dans la pratique du maintien de l’ordre, c’est parfois difficile. L’objectif à poursuivre consiste à juger plus rapidement ceux qui commettent des violences manifestes dans l’espace public, car l’opinion ne peut comprendre ni accepter l’impunité ou le retard dans la sanction.

M. Francis Lamy, président adjoint de la section de l’intérieur du Conseil d’État. Dans mes anciennes fonctions préfectorales, j’ai eu à gérer quelques opérations de maintien de l’ordre. En France, ce dernier relève de la responsabilité du préfet, de l’autorité civile de l’État, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays. Ça me paraît être un des fondements de l’ordre public républicain. La distinction entre l’autorité préfectorale et l’autorité de police est essentielle. Il y a une répartition des rôles. L’autorité de police ou le colonel de gendarmerie est le professionnel de la manœuvre, sur lequel s’appuie le préfet. Ce dernier – ou son directeur de cabinet – dimensionne le dispositif, négocie avec les interlocuteurs ou essaie de les trouver. Avec le procureur, il décide de l’organisation de la judiciarisation, qui est devenue un élément fondamental alors que, pendant de nombreuses années, elle était absente. C’est même devenu une exigence, car des atteintes sont portées non seulement aux biens et aux personnes, mais aussi à la liberté de manifestation, par les groupes s’introduisant dans les cortèges pour semer le désordre. La réponse judiciaire est très importante, et doit être parfaitement adaptée et ciblée. Elle ne doit pas créer de tensions avec les manifestants.

Il y a huit ou neuf ans, déjà, nous étions confrontés à la difficulté de trouver un interlocuteur dans certaines manifestations sur la voie publique. La mode était alors aux « apéros géants », par exemple sur la plage ou en plein centre-ville, dans les Alpes-Maritimes, ou à Rennes, ce qui causait des désordres publics majeurs. La question était de savoir comment responsabiliser celui qui était en train de préparer la « manifestation », au sens du code de la sécurité intérieure. J’avais créé un profil Facebook, ce qui avait permis d’entrer en contact avec des gens qui ne lisent pas la presse et ne regardent pas les communiqués de la préfecture. Cela nécessite une certaine dose d’imagination et d’improvisation.

Le préfet, ou son représentant, doit être très présent pour déterminer le dimensionnement de l’opération, cerner le profil de la manifestation. Son rôle est essentiel au moment de lever le dispositif et quand des changements de posture interviennent. Par exemple, la décision de lancer des grenades lacrymogènes est très importante et ne peut incomber au responsable de la police : elle relève du préfet. Celui-ci doit s’impliquer tout en faisant confiance au directeur départemental de la sécurité publique (DDSP), qui est généralement concerné. Le DDSP est le professionnel de la manœuvre, qui doit faire des propositions au préfet. Ce tandem est essentiel, comme celui qui associe le préfet et le procureur. Dans les années 2008 et 2009 ont été créés les états-majors de sécurité, pour traiter les questions de sécurité générale, qui trouvent leur prolongement naturel, aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de préparer une manifestation.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Je souhaiterais vous interroger au sujet de l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale, adoptée par l’Assemblée nationale en première lecture, qui a fait couler beaucoup d’encre. Son objet est d’interdire la diffusion d’images permettant d’identifier des policiers ou des gendarmes dans un but malveillant, sans préjudice du droit d’informer. Cette disposition vous semble-t-elle pertinente ? Est-elle de nature à renforcer la sécurité des forces de l’ordre tout en préservant la liberté de l’information ?

Mme Sylvie Hubac. Nous avons examiné l’article 25 du projet de loi confortant les principes républicains – l’avis a été publié. Cet article crée dans le code pénal un délit consistant à révéler, diffuser ou transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne dans le but de l’exposer à un risque immédiat d’atteinte à son intégrité physique ou psychique. C’est une infraction punie de trois ans d’emprisonnement, ou cinq ans lorsque les faits sont commis au préjudice d’une personne dépositaire de l’autorité publique.

Cette disposition est en réalité beaucoup plus large que l’article 24 de la proposition de loi, puisqu’elle concerne toute personne pouvant être l’auteur des révélations et animée par l’intention de nuire. La peine est aggravée si la personne visée est dépositaire de l’autorité publique. Nous n’avons pas identifié d’obstacles, au regard du principe de légalité des délits et des peines, à l’insertion de cette disposition dans le code pénal. Elle pourrait toutefois se heurter à des difficultés d’application, puisque l’auteur doit manifester l’intention particulière d’exposer une personne à un risque d’atteinte à son intégrité physique ou psychique, ce qui peut être difficile à démontrer. L’auteur de l’infraction pourrait être un journaliste, dès l’instant où l’intention de nuire est démontrée.

La question de l’articulation entre cette disposition et l’article 24 de la proposition de loi se pose, puisque ce dernier se trouve, dans une certaine mesure, contenu dans l’article 25. Un second problème tient à la question de la répression, puisque les deux délits ne sont pas du tout punis des mêmes peines.

L’article 24 ne vise pas les mêmes incriminations : il réprime l’intention malveillante résultant du fait de filmer des policiers dans le but « manifeste » – c’est ce que prévoit la dernière rédaction du texte – de porter atteinte à leur intégrité physique ou psychique. On ne peut pas ne pas souscrire à une telle incrimination. Certains se sont posé la question du droit d’informer : il me semble qu’il reste entier, d’autant que le délit est créé dans la loi sur la liberté de la presse, et non dans le code pénal.

Mais l’interprétation qu’en ont faite certains est sans doute juste : créer une interdiction de diffuser les images des forces de l’ordre peut conduire ces dernières à interdire, de fait, l’utilisation d’équipements permettant l’enregistrement d’images. L’article posait donc plus de difficultés dans son application que dans ses principes.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Notre collègue rapporteure George Pau-Langevin ayant été nommée adjointe à la Défenseure des droits, elle a quitté le Parlement il y a trois semaines. Étant également membre de la commission d’enquête depuis le début de ses travaux, je l’ai remplacée. Il y a cinq ans, j’avais déjà participé à une commission d’enquête portant sur le maintien de l’ordre.

Pouvez-vous nous préciser la fréquence des recours formés contre les interdictions administratives de manifester ? Quels éléments sont pris en compte par le juge administratif dans l’examen de ces recours ? Récemment, une interdiction de manifester a été levée par le juge administratif. De telles annulations sont-elles fréquentes ?

La faculté laissée à l’autorité administrative d’interdire tardivement des manifestations ne remet-elle pas en cause l’exercice d’un droit de recours effectif ? Quand l’interdiction est prononcée quelques heures à peine avant la manifestation, comment la contester ? Peut-on saisir un juge aussi tardivement ?

Mme Sylvie Hubac. Je n’ai pas de statistiques sous les yeux, mais nous pouvons essayer d’en obtenir et vous les communiquer. Je pense qu’il y a peu d’interdictions de manifestations car cela reste une arme à laquelle les préfets recourent de manière extrêmement mesurée. En vue de cette audition, j’ai fait des recherches dans la jurisprudence du Conseil d’État concernant des décisions rendues sur des interdictions de manifester. Au cours des dernières années, je n’en ai pas trouvé. Peut-être y en a-t-il davantage au niveau des tribunaux administratifs ou des cours administratives d’appel ?

Comme dans toutes les matières de police, le contrôle du juge sur de telles décisions est cardinal : il analyse la nécessité de l’interdiction et le caractère adapté de la mesure ; il vérifie si elle est justifiée au regard des très graves troubles à l’ordre public qui auraient pu se développer si l’interdiction n’avait pas été prononcée.

Vous avez fait allusion à une décision récente du Conseil d’État, intervenue dans un cas assez particulier – lors de l’état d’urgence : le juge des référés a suspendu une décision du Premier ministre prise dans le cadre de ses pouvoirs exceptionnels, et qui l’avait conduit à interdire préventivement toute manifestation. Le juge a considéré que cette interdiction n’était pas justifiée puisque le code de la sécurité intérieure prévoit un système de déclaration et la possibilité pour le préfet d’interdire une manifestation, en tant que de besoin. Une interdiction réglementaire absolue et générale est donc illégale et non justifiée. En outre, le juge des référés a relevé qu’on pouvait parfaitement laisser des manifestations se dérouler grâce aux gestes barrières et à des protocoles d’organisation, alors même qu’on était en état d’urgence sanitaire.

M. Francis Lamy. J’ai regardé rapidement dans notre base de données et je confirme les propos de la présidente, il y a assez peu d’interdictions. Nous pourrons demander des statistiques à la section du contentieux et vous les faire parvenir.

Les préfets recourent rarement à l’interdiction. Bien sûr, elle va de soi quand il s’agit de provocations. C’est le cas lorsque des manifestants identitaires déposent une demande de manifestation pour organiser un apéritif rosé-porchetta à la sortie de la mosquée. C’est plus complexe en cas de risques importants de troubles à l’ordre public : le préfet doit-il faire prévaloir la liberté de manifestation, ou pas ? Il doit apprécier les circonstances et, s’il a le sentiment que la manifestation peut entraîner d’importants dommages, il peut être amené à l’interdire. Ce fut le cas il y a quelques années : des manifestations pour la Palestine se répétaient, et se déroulaient très mal. Il n’y avait pas vraiment d’organisateur, ni de service d’ordre, ou l’organisateur donnait l’impression d’être complètement débordé.

Une décision de ce genre n’est jamais facile à prendre. Interdire une manifestation, c’est courir le risque qu’elle se déroule quand même ; ne pas le faire vous expose – à juste titre ‑, si elle crée des désordres, aux protestations des élus de la ville concernée. Si les décisions d’interdiction sont rares, c’est que le dilemme est complexe et l’évaluation se fait au cas par cas.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Nous l’avons constaté lors des manifestations des Gilets jaunes. De semaine en semaine, dans certains lieux, elles étaient quasi systématiquement l’occasion de débordements de violence. Un tel raisonnement aurait alors pu s’appliquer, mais cela restait délicat…

Mme Sylvie Hubac. Oui, car la liberté est la règle et la police, l’exception.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Madame Hubac, vous avez évoqué le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale, applicable depuis 2014. Ses dispositions vous semblent-elles suffisantes pour garantir l’indispensable relation de confiance entre la population et les forces de l’ordre ? Devrait-il faire l’objet de modifications ? Vous avez notamment parlé d’éléments relatifs au maintien de l’ordre. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Mme Sylvie Hubac. Le code de déontologie comporte des dispositions de nature à assurer une relation de confiance entre la population et les forces de police ou de gendarmerie. Il explique le comportement requis vis-à-vis de la population. Les règles existent donc.

S’ils évoquent l’emploi de la force ou encore les relations de courtoisie, les articles du code de la sécurité intérieure qui constituent ce code ne comportent pas vraiment de dispositions relatives à la déontologie dans les opérations de maintien de l’ordre. Compte tenu du contexte actuel, il conviendrait peut-être d’expliciter le comportement attendu des forces de gendarmerie et de police dans les opérations de ce type.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. C’est une idée que nous pourrions creuser ; je vous remercie. Dans une décision du 24 juillet 2019, le Conseil d’État a estimé que le recours aux lanceurs de balles de défense (LBD) dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre ne portait pas une atteinte excessive à la liberté de manifestation et à la liberté d’expression. Pouvez-vous expliquer les motifs de cette décision ?

Certes, les LBD n’empêchent pas les manifestants de se rassembler. Mais, quand ils sont rassemblés et que des incidents interviennent, les tirs de LBD, parfois au milieu de la foule, peuvent provoquer de graves dommages – je le dis sans aucune acrimonie. Or les personnes ne sont coupables que de manifester à un moment où la manifestation n’est pas encore terminée.

Mme Sylvie Hubac. Le litige ne portait pas sur un cas spécifique d’usage de LBD mais sur les textes qui permettent d’en faire usage. Le Conseil a considéré que le législateur et le pouvoir réglementaire avaient clairement défini les conditions d’usage de ces armes : il ne peut en être fait usage qu’en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée. Les règles elles-mêmes ne sont pas contestables, l’encadrement de leur usage étant légitime et adapté.

À partir du moment où la doctrine d’emploi de ces armes énumère de façon limitative les circonstances dans lesquelles elles peuvent être utilisées, on ne peut suspecter les agents de la police nationale ou les gendarmes de ne pas faire usage de leurs armes dans le respect de ces conditions. Le cadre réglementaire n’appelle donc pas de censure.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Vous avez donc jugé le cadre général ?

Mme Sylvie Hubac. C’est cela. La situation serait différente en cas d’emploi inapproprié de telles armes dans une manifestation. On pourrait alors, éventuellement, aller jusqu’à rechercher la responsabilité de l’État pour faute lourde dans l’exercice des opérations de maintien de l’ordre.

M. Francis Lamy. Vous avez tout dit, madame la présidente. Le Conseil d’État a considéré que le refus d’abroger l’instruction ministérielle de 2017 qui encadre l’usage des LBD n’était pas illégal, pour les raisons que vous venez de rappeler, cet usage étant strictement encadré en termes de proportionnalité et interdit à l’encontre de personnes en situation de vulnérabilité. Il a estimé que l’instruction ne méconnaissait pas les articles 2 et 3 de la convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, qui interdisent les comportements violents et la torture.

Il s’agit d’une application classique de la jurisprudence, le Conseil d’État ayant analysé les dispositions de l’instruction au regard du recours déposé et les ayant jugées proportionnées et adaptées.

Mme Sylvie Hubac. Je compléterai par un autre exemple : à l’inverse, en 2008, alors que j’étais présidente de la chambre du contentieux qui jugeait cette affaire, nous avons annulé un décret autorisant des agents de police municipale à se servir de pistolets à impulsion électrique, considérant qu’il s’agissait d’armes nouvelles, dont le maniement était complexe, et qui présentaient des dangers. Nous avions estimé que leur usage devait être très précisément encadré et contrôlé et que tel n’était pas le cas, puisque les agents de police municipale n’étaient pas suffisamment formés pour s’en servir de manière proportionnée et adaptée.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Dans une décision du 27 octobre dernier, le Conseil d’État a considéré que le fait que l’obligation de se disperser soit applicable aux journalistes présents dans un attroupement ne constitue pas une « atteinte grave et immédiate » aux « conditions d’exercice du métier de journaliste et à la liberté d’informer ». En clair, si des journalistes sont présents dans un attroupement et que les forces de l’ordre ordonnent la dispersion, ils doivent obtempérer de la même manière que les autres individus présents sur place. Je considère pour ma part qu’un journaliste n’a pas exactement dans la même position qu’un manifestant. Comment justifiez-vous cette décision ?

Mme Sylvie Hubac. Je ne l’ai pas sous les yeux, mais je pense que le juge administratif a tenu compte des risques liés à la situation. Une opération de dispersion peut s’accompagner de violences, dégénérer. Tous ceux qui se trouvent sur place doivent donc respecter les sommations. Je comprends tout à fait la position que vous défendez, monsieur le rapporteur, mais faut-il laisser des journalistes courir de tels risques ?

M. Francis Lamy. Pendant que la présidente Hubac vous répondait, j’ai eu le temps de chercher la décision en question. Je peux donc apporter un complément à ce qu’elle vient de dire.

Les requérants contestaient le paragraphe du schéma national du maintien de l’ordre, rendu public le 16 septembre 2020, aux termes duquel, lors de la dispersion d’un attroupement, il n’y a pas lieu d’établir de distinction entre les journalistes et les manifestants. Dans sa décision, le Conseil d’État s’est fondé sur l’article 431-4 du code pénal, qui ne prévoit aucune exception : « Le fait […] de continuer volontairement à participer à un attroupement après les sommations est puni d’un an d’emprisonnement ». Le Conseil relève que, sur ce point, le schéma national du maintien de l’ordre ne fait donc que rappeler la loi.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Il convient sans doute de la modifier un peu, car le fait qu’il ne puisse plus y avoir aucun témoin extérieur lors des opérations de maintien de l’ordre interroge. Les journalistes sont là pour porter témoignage – dans un sens ou dans l’autre, d’ailleurs. Il est toujours utile d’avoir des observateurs sur le terrain.

Un débat a lieu autour de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et, dans une moindre mesure – je la mentionne pour le parallélisme des formes –, de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), chargées de contrôler l’action des forces de l’ordre. Les fonctionnaires de police et les militaires qui siègent dans ces instances sont conduits à mener des enquêtes sur leurs propres collègues. Quel regard portez-vous sur leur objectivité et leur neutralité ? Je ne prends pas parti et n’incrimine personne : encore une fois, le débat est dans la sphère publique. Avez-vous des réflexions relatives à la nécessité d’assurer une indépendance organique et administrative réelle de ces organes par rapport aux directions de la police et de la gendarmerie ?

Mme Sylvie Hubac. J’ai cru comprendre que le Président de la République s’était exprimé en ce sens : il a appuyé l’idée d’un contrôle externe.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Nous pouvons alimenter la réflexion du Président de la République en même temps que la nôtre !

Mme Sylvie Hubac. Non seulement le débat est sur la place publique, mais apparemment des décisions vont être prises. Pour ma part, je pense que contrôle interne et contrôle externe doivent se combiner pour permettre la plus grande objectivité dans l’analyse de ce qui s’est passé et de ce qui a posé problème. L’idée d’un contrôle externe aux forces de gendarmerie et de police me semble donc devoir être développée. Du reste, cette fonction est déjà exercée, en partie, par le Défenseur des droits, dont le rôle en matière de déontologie est important. On peut imaginer que sa compétence soit élargie.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. On peut effectivement l’imaginer, entre autres choses.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. La notion d’attroupement, telle que la définit le code pénal, peut entraîner une confusion dans l’esprit des manifestants, et même dans celui des journalistes. En effet, comme vous l’avez rappelé, un rassemblement devient un attroupement dès lors qu’il est « susceptible de troubler l’ordre public ». Pensez-vous, comme le suggérait le rapporteur, qu’il conviendrait de clarifier la notion, de la définir plus précisément ?

Mme Sylvie Hubac. Non seulement le code pénal définit ce que sont les attroupements, mais il décrit la procédure destinée à les disperser. En revanche, il n’y est pas question de la riposte graduelle qui peut s’avérer nécessaire face à une manifestation, notamment à la fin, puisque c’est souvent là que surgissent les problèmes. Une clarification est peut-être nécessaire. Cela permettrait de lever certaines interrogations, de dissiper certaines ambiguïtés.

M. Francis Lamy. C’est une question difficile. L’article 431-3 du code pénal dispose : « Constitue un attroupement tout rassemblement […] susceptible de troubler l’ordre public. » On peut se demander pourquoi il n’est pas écrit « qui trouble l’ordre public », même si, en fait, il n’est pas certain que cela changerait fondamentalement les choses : cette rédaction laisserait elle aussi une part d’appréciation subjective. Il est vrai néanmoins que le curseur serait alors placé de manière un peu différente. Je me demande quelles conséquences cela aurait, notamment sur les fins de manifestation, dont parlait la présidente Hubac. Une fois que l’heure limite a été atteinte, la manifestation est terminée : si elle se poursuit, elle se transforme en attroupement. Quand les choses se passent bien, les forces de l’ordre annoncent la fin de la manifestation et invitent les participants à se disperser, et ces derniers le font. Il n’est pas certain que les préfets auraient la même latitude pour demander la dispersion une fois la manifestation terminée si l’on remplaçait les mots « susceptible de troubler l’ordre public » par les mots « qui trouble l’ordre public ».

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Je suis sûr que ces réflexions intéresseront M. le rapporteur.

M. Jean-Louis Thiériot. Merci, madame la présidente, monsieur le président adjoint, pour ces exposés : j’y ai retrouvé la clarté propre aux conseillers d’État, à laquelle je prenais plaisir chaque fois que, dans ma vie d’avocat, j’accompagnais des confrères avocats aux conseils. C’est toujours un plaisir de suivre les débats du Conseil d’État.

Je voudrais vous interroger à propos de la gestion en amont des manifestations. Nous sommes tous très choqués par les violences commises par les black blocs ou assimilés. Elles posent la question suivante : comment se fait-il, alors que le renseignement territorial a identifié une bonne partie de ces individus, que l’on n’a pas pu les mettre hors d’état de nuire avant la manifestation ?

En 2019, le Conseil constitutionnel a censuré l’article 3 de la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, qui prévoyait notamment la possibilité pour l’autorité administrative d’assigner à résidence des personnes susceptibles de causer un trouble à l’ordre public. J’aurais souhaité savoir, au regard de l’expérience du Conseil d’État dans un domaine où les principes généraux du droit rejoignent peu ou prou le bloc de constitutionnalité, quelle solution vous pourriez envisager, à droit constitutionnel constant. Il s’agit d’éviter, en passant si besoin par la voie législative, que des black blocs identifiés comme tels participent à des manifestations, avec pour résultats les dégâts que l’on a vus. Par ailleurs, certains ont proposé, pour prévenir les agissements de ces personnes, de leur appliquer les dispositions de la législation antiterroriste. Même si, à titre personnel, je ne suis pas favorable à cette idée, je suis intéressé de connaître l’avis des éminents experts du droit que vous êtes.

Mme Sylvie Hubac. Je laisserai à Francis Lamy le soin de vous répondre concernant la législation antiterroriste, dont il est un grand spécialiste.

S’agissant de votre première question, il y a, d’une part, ce qui est permis par le droit, et, d’autre part, ce qui pourrait l’être si l’on remettait l’ouvrage sur le métier.

Il est possible d’effectuer un certain nombre de contrôles. Sur réquisitions du procureur de la République, des contrôles visuels et des fouilles peuvent être organisés dans un périmètre de protection, ce qui permet d’arrêter certaines personnes animées par des intentions violentes et de les empêcher de rejoindre la manifestation. C’est ce qui s’est passé, notamment lors du mouvement des Gilets jaunes, aux points d’accès aux manifestations et dans les gares. Malheureusement, ces contrôles sont insuffisants.

Ce que l’on pourrait envisager de faire, comme je le disais dans mon propos liminaire, c’est de travailler de nouveau sur l’interdiction administrative de manifester. En effet, si le Conseil constitutionnel a censuré la disposition, il n’a pas fermé complètement la porte. Il a relevé, dans sa décision, que l’interdiction prononcée par la loi anticasseurs de 2019 n’était pas conforme à la Constitution pour plusieurs raisons.

Premièrement, il était possible, sur le fondement de ce texte, d’interdire à une personne de manifester sans avoir apporté la preuve qu’elle avait commis des violences lors d’une manifestation antérieure.

Deuxièmement, le législateur n’avait pas imposé que la manifestation à laquelle il s’agissait d’interdire l’accès présente des risques avérés de troubles à l’ordre public.

Troisièmement, l’interdiction de manifester n’était pas assez circonscrite dans le temps et dans l’espace. D’une part, il n’était pas obligatoire de s’appuyer sur des faits récents commis par la personne pour prononcer l’interdiction. D’autre part, celle-ci pouvait durer un mois et concerner l’ensemble du territoire national.

Sur ces trois points, des réglages peuvent être envisagés. Il me semble donc possible de réfléchir de nouveau à l’interdiction administrative de manifester.

M. Francis Lamy. Monsieur Thiériot, la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) permet effectivement de prononcer des assignations à résidence et de définir des périmètres de protection, mais ces dispositions ne sont pas applicables aux black blocs, car je ne pense pas que l’on pourrait qualifier ces derniers de membres d’une organisation terroriste – en tout cas, cette qualification serait extrêmement fragile.

En ce qui concerne la possibilité d’instaurer une interdiction administrative de manifester tout en respectant la décision du Conseil constitutionnel, je rejoins tout à fait ce qu’a dit Mme la présidente Hubac. J’insisterai également, pour ma part, sur l’importance des décisions d’interdiction judiciaire de manifestation, car la législation en la matière s’est beaucoup enrichie ces dernières années. Cela suppose de judiciariser le plus possible les troubles graves suscités par certains individus à l’occasion de manifestations. Il est vrai qu’il est très difficile d’établir des procès-verbaux lors d’une manifestation, car la situation peut être extrêmement confuse. Toutefois, ce sont des unités spécialisées qui le font, et non les agents chargés du maintien de l’ordre, comme le prévoit à juste titre le code de procédure pénale – car on ne peut pas être à la fois juge et partie. Il est d’autant plus important de judiciariser ces faits que, depuis la loi de 2019, leurs auteurs peuvent être inscrits au fichier des personnes recherchées au titre des décisions judiciaires. À cela s’ajoutent les nouvelles possibilités de contrôle à l’occasion de manifestations – fouilles, contrôles d’identité –, sur réquisitions du procureur.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre prévoit que des magistrats « peuvent être invités à être présents dans certains lieux de décision », tels que les salles de commandement. En tant que magistrats de l’ordre administratif, pensez-vous que votre place est dans ces lieux ?

Mme Sylvie Hubac. Personnellement, non, je ne le pense pas.

M. Francis Lamy. Tout au plus le préfet peut-il inviter le procureur – et encore, cela dépend de la relation qu’ils entretiennent. Le procureur peut se rendre dans la salle de commandement, mais il ne le fera pas spontanément, sauf en cas d’opérations de judiciarisation importantes nécessitant qu’il donne des directives. En ce qui concerne les autres magistrats, non, leur place ne me semble pas être là. Il y a, à mon avis, un risque de confusion.

Mme Sylvie Hubac. Tout à fait !

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Merci pour vos explications. Nous allons tâcher de nous en servir pour formuler des propositions de nature à faire avancer la réflexion et progresser le bien commun.

M. Philippe Michel-Kleisbauer, président. Merci beaucoup pour ces explications, qui, comme le disait Jean-Louis Thiériot, étaient comme toujours impeccables.

Chers collègues, je vous rappelle que nous nous retrouverons à seize heures trente pour l’audition de l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve.

 

 


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Audition du mercredi 9 décembre 2020

À 16 heures 30 : M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous auditionnons M. Bernard Cazeneuve, qui fut Premier ministre et ministre de l’Intérieur – nous nous en souvenons tous, moi en particulier, et je n’ai eu qu’à m’en féliciter.

Avant de vous donner la parole, monsieur le Premier ministre, je vous demande, au nom de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Cazeneuve prête serment.)

Je vous propose maintenant de nous décrire ce que vous avez vécu au sein du ministère de l’Intérieur, en particulier concernant le maintien de l’ordre, puisque, pendant que vous étiez aux responsabilités, vous avez connu non seulement les attentats mais également d’importantes opérations de maintien de l’ordre. Nous passerons ensuite aux questions, destinées à éclairer notre commission d’enquête.

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur. Monsieur le président, merci infiniment de vos propos introductifs et de m’offrir l’hospitalité au sein de votre commission d’enquête. C’est pour moi un très grand plaisir et un très grand honneur de revenir devant le Parlement – même si je dois dire qu’il est plus difficile de le faire lorsque l’on n’est plus ministre : on a certes moins de pression, mais aussi moins de moyens administratifs et de collaborateurs pour préparer l’audition avec toute la rigueur nécessaire. Malgré tout, j’ai un peu de mémoire et quelques éléments que j’ai pris en note lorsque j’étais aux responsabilités et que j’utilise parfois quand j’écris mes ouvrages, pour rendre compte de mon action. Je vais donc puiser dans mes souvenirs pour vous restituer le fruit de l’expérience qui a été la mienne pendant trois ans place Beauvau.

Le premier point sur lequel je voudrais insister est le fait que, comme vous l’avez vous-même souligné, nous avons été soumis pendant ces trois années à une juxtaposition d’événements particulièrement difficiles qui ont mis à l’épreuve les forces de l’ordre. D’abord, bien entendu, les attentats terroristes de 2015 et 2016, sur lesquels je ne m’attarderai pas car ils ne sont pas le sujet de votre commission d’enquête, mais qui – vous le savez parfaitement, monsieur le président – ont singulièrement mobilisé l’énergie des forces de l’ordre, y compris de fonctionnaires et de militaires qui ne faisaient pas partie des forces d’intervention que sont le groupement d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), le RAID (Recherche, assistance, intervention, dissuasion) ou la brigade de recherche et d’intervention (BRI) et qui ont pu être confrontés à des situations très difficiles.

Nous avons aussi fait face à des formes de contestation nouvelles – qui relèvent, elles, du sujet qui vous occupe, le maintien de l’ordre – avec la constitution des zones à défendre. À Sivens ou à Nantes, à proximité du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, pendant des semaines, voire des mois, des groupes de plusieurs centaines de personnes ont occupé des terrains au motif qu’ils étaient hostiles à des projets d’infrastructures ayant fait l’objet des procédures légales en vue de leur réalisation, considérant que, la cause étant bonne, ils pouvaient se permettre d’outrepasser toutes les règles de droit, y compris en organisant des manifestations violentes ; la violence était alors théorisée comme le moyen légitime de s’opposer à la volonté de la puissance publique, y compris lorsque celle-ci appliquait des décisions qui avaient été prises, je le répète, dans le respect rigoureux de toutes les procédures de droit. La relation que certaines formes nouvelles de contestation entretiennent ainsi avec le droit et l’État de droit pose un problème très sérieux, politique et philosophique.

Enfin, des manifestations particulièrement violentes, notamment contre la « loi travail », ont mobilisé les forces de l’ordre. Les modalités d’intervention y rappelaient l’action des autonomes à une autre époque : des groupes très mobiles se constituant en commandos, petits d’abord, plus nourris ensuite, se déguisant ou se masquant pour opérer de façon dissimulée et se livrer à des violences sur les personnes, notamment les forces de l’ordre, et sur les biens publics. Très récemment, lors des manifestations qui se sont déroulées à Paris, on a vu à l’œuvre ces mêmes phénomènes, notamment à l’égard des forces de l’ordre, illustrés par des images très choquantes montrant que la violence se déploie désormais sans limites.

Quand on parle de maintien de l’ordre, il faut donc englober non seulement les manifestations et les formes nouvelles de contestation, mais aussi cette violence urbaine, également nouvelle, qui peut appeler le maintien ou le rétablissement de l’ordre dans des circonstances parfois imprévisibles et mettre à l’épreuve l’autorité de l’État et les forces de l’ordre.

Le second point sur lequel je voudrais insister, et que le président de la commission d’enquête a parfaitement à l’esprit pour avoir alors été un acteur opérationnel – au demeurant talentueux –, est le suivant. Les décisions prises par le pouvoir exécutif concernant l’organisation, les effectifs, les moyens de la police peuvent avoir des effets très déstabilisants pour les forces de l’ordre pendant de très nombreuses années. Il est très long et très compliqué de construire un dispositif de maintien et de rétablissement de l’ordre qui soit solide, qui permette à l’autorité de l’État de s’exprimer et de s’incarner ; il est également très long d’établir des relations de confiance entre la police et la population en instillant au cœur de la police nationale l’ensemble des principes qui font sa grandeur et son honneur, c’est-à-dire les principes républicains ; il est très long de donner à la police et à la gendarmerie les moyens d’accomplir leurs missions. En revanche, quand on prend de mauvaises décisions, c’est très rapidement que les équilibres sont remis en cause et les forces de sécurité affaiblies, de surcroît dans un contexte de montée de la menace.

Je sais que vous avez évoqué ces questions au cours des précédentes auditions, pour en avoir suivi plusieurs parce que je m’y intéressais. Je voudrais donc saisir l’occasion de celle-ci pour rappeler plusieurs éléments, en m’en tenant aux seuls faits et avec une grande précision, car les sujets dont il s’agit sont trop sérieux pour être livrés au plaisir de la polémique, des joutes politiciennes ou des mises en cause personnelles de tel ou tel ministre, trop sérieux aussi pour que celui qui en parle se laisse aller aux facilités de l’imprécision.

D’abord, la révision générale des politiques publiques, sur le contenu de laquelle je ne veux pas m’exprimer ; si j’ai, bien entendu, mon avis sur la question, je peux tout à fait comprendre qu’un gouvernement ait souhaité, pour des raisons tenant à la nécessité de rétablir les comptes publics ou à sa vision de la modernisation de l’administration, procéder à des déflations massives d’effectifs et à la diminution significative des budgets alloués aux forces de sécurité, hors titre 2 – c’est-à-dire des budgets de fonctionnement courant ; toujours est-il que de telles décisions ont naturellement des conséquences.

Lorsque sont supprimés 13 000 postes dans la police et dans la gendarmerie, cela se traduit par exemple – c’est un élément qui n’a pas été évoqué devant votre commission d’enquête et que vous retrouverez aisément dans les rapports parlementaires élaborés au cours des dernières années – par la suppression de près de 13 unités de force mobile. Or on sait que seule la moitié des forces mobiles est susceptible d’être employée chaque jour, puisqu’on ne peut utiliser que 50 % de leur nombre total afin que celles précédemment appelées sur le terrain puissent reconstituer leurs forces, ce qui, compte tenu de la multiplication et de la juxtaposition des crises, n’a pas toujours été possible au cours des dernières années. Notre pays en comptant environ 130, ce sont donc à peu près 20 % des effectifs de forces mobiles disponibles dont on a privé les préfets et le ministre de l’Intérieur lorsqu’il est confronté à des tensions extrêmes sur le terrain. Cela n’est pas sans effet sur les conditions opérationnelles du maintien de l’ordre.

Vous avez également évoqué la mobilisation, en renfort, d’autres effectifs que ceux des unités de force mobile de la gendarmerie et de la police, notamment les brigades anti-criminalité (BAC) ou les pelotons de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG), en critiquant d’ailleurs les conditions dans lesquelles on est parfois contraint de les employer. Mais eux aussi ont été très fortement affectés par les déflations d’effectifs.

J’ajoute à cela que la diminution des crédits hors titre 2, de 17 % entre 2008 et 2013 pour la police et la gendarmerie, a aussi affecté le fonctionnement des services, compliquant l’acquisition de matériels.

Enfin, vous avez beaucoup parlé de la formation – le ministre de l’Intérieur actuel a eu grandement raison d’évoquer le sujet devant la commission des Lois. Sur ce point également, il faut être très précis. Toujours pour des raisons liées à la révision générale des politiques publiques, les moyens alloués à la formation des policiers et des gendarmes ont connu une diminution très significative. Plutôt que m’en tenir à un propos général, je vais vous donner des éléments précis, car je ne suis pas sûr qu’ils aient été portés à la connaissance de votre commission d’enquête – même si vous les retrouverez eux aussi dans les rapports parlementaires de ces dernières années.

En 2009, huit centres de formation de la police ont été supprimés et trois ont été transformés ou intégrés à des établissements plus importants. En 2010, ce sont deux écoles nationales de police, à Marseille et à Vannes, qui ont été fermées. En 2011, deux écoles nationales de police, à Paris et Draveil, ont été transformées en centres de formation régionaux. En 2012, les écoles de police de Châtel-Guyon et de Fos-sur-Mer ont elles aussi été fermées. En 2013, l’École nationale supérieure des officiers de police de Cannes-Écluse a fusionné avec l’École nationale supérieure de police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or dans le cadre de la création d’un établissement public administratif unique.

Surtout – car c’est décisif pour les moyens de formation de la police et de la gendarmerie –, le 1er septembre 2010, la direction de la formation de la police nationale a fusionné avec la direction de l’administration de la police nationale, cessant ainsi d’être une direction centrale de l’administration de Beauvau pour devenir une sous-direction. Or on sait parfaitement, quand on a été en poste au sein du ministère de l’Intérieur, que ce n’est pas la même chose de se battre pour les crédits d’une sous-direction que pour ceux d’une direction d’administration centrale. On sait aussi qu’une sous-direction n’a pas la même capacité d’impulsion et de conception politique, qu’elle ne traduit pas de la même manière la priorité absolue accordée par le ministère de l’Intérieur à la formation.

C’est la raison pour laquelle j’ai décidé en juin 2016 de consacrer de nouveau à la formation une direction d’administration centrale, dotée de 2 500 collaborateurs et dirigée par un excellent haut fonctionnaire, M. Philippe Lutz. Nous avons choisi de mettre l’accent sur la nécessité de renforcer la formation initiale des policiers – et des gendarmes, puisque nous avons implanté des écoles de formation, notamment à Dijon, au profit de la gendarmerie. Cet accroissement des moyens s’est articulé à la réforme du code de déontologie entreprise par mon prédécesseur, Manuel Valls. La direction de la formation avait également pour objectif de renforcer considérablement la formation continue des policiers ainsi que des gendarmes.

J’ai entendu dire ou lu – en tout cas, j’ai bien vu que le sujet faisait débat – qu’il aurait été décidé en 2016, pour des raisons liées au terrorisme, de ramener de douze à dix mois la durée de formation des gardiens de la paix. Ce n’est pas exact ; je veux, sur ce point aussi, être très précis. Il a effectivement été décidé de ramener la durée de formation de douze à dix mois, mais pour une toute petite catégorie de fonctionnaires de police, les adjoints de sécurité (ADS) ayant passé le concours de gardien de la paix, et pour un an seulement, parce qu’ils avaient déjà reçu une formation avant de passer le concours et qu’il fallait déployer des effectifs sur le terrain face à une menace terroriste alors très forte. Cette décision prise pour un an ne remettait pas du tout en cause la volonté et l’impulsion qui s’étaient matérialisées par la renaissance de la direction de la formation. Plus tard, en 2020, il a été décidé de ramener à huit mois la durée de formation initiale des policiers, le reste de la période – deux ans au total – étant consacré à des stages. C’est un choix sur lequel les ministres qui ont eu à prendre cette décision se sont exprimés, j’imagine.

Dans la mesure où le sujet s’est emparé subitement des esprits, il est important de rétablir les faits, car c’est ce faisant, dans la plus grande rigueur et avec la plus grande volonté d’exactitude, que le Parlement peut jouer son rôle de contrôle et de restitution aux citoyens de la vérité sur les choix faits par les différents acteurs politiques. Il est important de remettre ces faits en perspective pour une raison très simple : ma conviction profonde est que le confortement de la relation entre la police et la population, dans un esprit de confiance mutuelle, et la montée en gamme de nos services de sécurité, au nom des exigences déontologiques et de rigueur opérationnelle qui doivent s’attacher notamment aux opérations de maintien de l’ordre, dépendent de la capacité de l’État à s’inscrire dans la continuité des politiques publiques et à persévérer s’agissant des questions porteuses d’enjeux stratégiques nationaux. C’est important pour la vie démocratique et la nécessaire confiance entre les institutions et les citoyens.

Je me permettrai donc de former devant votre commission d’enquête le souhait que, sur ces sujets essentiels, on observe moins d’instrumentalisation politique et plus de continuité dans l’action de l’État ; que les acteurs publics, par-delà leurs différences politiques, soient davantage capables, par adhésion commune à l’idéal républicain, de valoriser mutuellement ce qu’ils font au lieu de profiter des circonstances ou des commissions d’enquête parlementaires pour s’engager dans des démonstrations parfois très hasardeuses.

J’en viens aux opérations de maintien de l’ordre. Vous le savez, lorsque j’étais ministre de l’Intérieur, un événement tragique est survenu dans le cadre d’une de ces opérations, à Sivens. Le ministère s’en est trouvé fortement ébranlé car le décès d’un jeune militant, lors d’une manifestation où il entendait défendre sa conception et ses convictions, constitue ce qu’il faut bien appeler un échec. Tout débordement, toute violence, a fortiori un décès est un échec, pour le ministère de l’Intérieur, et pour celui qui le dirige.

Il nous fallait comprendre les raisons pour lesquelles cette tragédie était survenue, alors que des consignes de maîtrise, d’apaisement et de proportionnalité avaient été données et que les instructions et les ordres d’opération étaient très clairs. J’ai missionné l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), mais aussi l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), pour faire la lumière sur ce drame et analyser les difficultés qui se posaient en matière de maintien de l’ordre. Je me suis fondé sur leurs conclusions pour réformer ou améliorer les dispositifs existants. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de rendre compte de mes décisions devant les Français et la représentation nationale – j’ai notamment été auditionné dans le cadre de la commission d’enquête créée à la suite du drame de Sivens et présidée par Noël Mamère.

Ces décisions reposaient sur trois principes : améliorer la prévention en amont des manifestations afin que celles-ci se déroulent dans les meilleures conditions ; moderniser le cadre juridique ; communiquer, dans la transparence, les informations aux citoyens. Par ailleurs, les propositions du préfet Christian Lambert, que j’avais chargé d’une mission sur la formation du corps préfectoral en matière de maintien de l’ordre, ont été fort utiles.

Pour ce qui est de la prévention et de l’information des manifestants, j’ai préconisé de créer un lien permanent entre les responsables civils, notamment préfectoraux, et les organisateurs, de manière à envisager en amont la façon d’assurer le bon déroulement des manifestations. Même si j’ai constaté combien il pouvait être difficile d’atteindre ces objectifs, notamment lors des manifestations contre la « loi travail », je crois qu’il est nécessaire de chercher à tout prix à entrer en contact avec les organisateurs et à organiser les choses de façon scrupuleusement honnête.

En matière de renseignement, j’ai souhaité que nous puissions identifier, avec le concours des services de renseignement de la préfecture de police et des autres départements – ce qui était plus difficile car le renseignement y avait été asséché par la fusion des renseignements généraux et de la direction de la surveillance du territoire – les individus susceptibles de contribuer aux violences, afin de les empêcher de prendre part aux manifestations. C’est ainsi que chaque manifestation contre la « loi travail » a fait l’objet de réunions très spécifiques entre le préfet Cadot, mon cabinet et moi-même.

Pour ce qui est de la modernisation du cadre juridique, nous avons été amenés à créer les conditions de l’intervention d’une autorité civile – cela figure dans le rapport de l’IGPN de 2014, comme dans les travaux parlementaires. Parce que les personnels autorisés à utiliser des moyens de défense peuvent commettre des actes aux conséquences graves faute d’une vision globale de la manifestation, la présence d’un superviseur nous a semblé fondamentale.

Nous avons également modifié les règles relatives aux sommations avant l’intervention des forces de l’ordre afin d’avertir ceux qui seraient désireux de commettre des violences, et de limiter les risques pour les manifestants pacifiques.

Ayant constaté les blessures potentiellement mortelles que les moyens de défense pouvaient occasionner et soucieux de marquer très clairement la volonté du ministère à la suite du décès de Rémi Fraisse, j’ai décidé d’interdire les grenades offensives.

Pour renforcer la transparence, nous avons décidé que les opérations seraient filmées afin que les images puissent, en cas de contestation, restituer les conditions dans lesquelles les forces de l’ordre avaient été amenées à intervenir. D’ailleurs, j’ai toujours été très favorable à ce que les commissions d’enquête puissent avoir accès à l’ensemble des ordres d’opération donnés par les préfets, ainsi qu’à l’ensemble des instructions données par les ministres ou leur cabinet préalablement aux opérations. Cette transparence est susceptible d’améliorer le contrôle par le Parlement des missions conduites par les forces de l’ordre sous l’autorité des préfets. L’obligation pour le Gouvernement de rendre ainsi compte de son action est facteur de vérité, dans un univers où les questions liées au maintien de l’ordre sont instrumentalisées à des fins politiques – nous en sommes témoins aujourd’hui.

Je voudrais, pour conclure, évoquer le contexte actuel. Nous sommes tous ici ardemment républicains, et nous vivons comme une blessure pour le pays et la République la dégradation de la relation entre la population et les policiers, ou du moins ce que des acteurs politiques ou médiatiques relatent de cette perte de confiance. Ceux qui exercent, ou ont exercé, des responsabilités politiques doivent faire en sorte que ce lien ne soit pas davantage abîmé, qu’il puisse se décliner selon les modalités de la confiance et du respect, mais aussi de la gratitude.

Lorsque j’étais ministre de l’Intérieur, j’ai souvent été amené, en raison des événements auxquels la France a été confrontée, à me tenir derrière les cercueils de policiers et de gendarmes, aux côtés de leurs enfants. Je veux dire mon immense gratitude aux forces de l’ordre pour le travail qu’elles accomplissent. Je n’oublierai jamais ni leur courage ni le sacrifice de leur vie pour assurer notre sécurité. Je n’oublierai jamais non plus les échanges que j’avais presque quotidiennement avec les camarades d’un policier, dans le coma après avoir été attaqué par un multirécidiviste, lorsque j’allais lui rendre visite : ils me disaient leur quotidien, leurs souffrances, les épreuves auxquelles ils étaient confrontés dans leur mission de fonctionnaires de l’État.

Il existe aujourd’hui une tendance à théoriser une consubstantialité de la violence à la police. On parle aisément de violences policières, moins facilement du travail accompli par les policiers. Pour ma part, je ne parle pas de violences policières, non parce que j’ignore qu’il existe des policiers violents qui manquent à leurs obligations déontologiques – ils doivent être rigoureusement sanctionnés, sans la moindre concession, car ils portent atteinte à la réputation de la police dans son ensemble – mais parce que je pense qu’utiliser l’expression « violences policières », c’est laisser accroire qu’il existe une violence consubstantielle à la police, que l’État serait organisé, avec des instructions données au plus haut niveau de la hiérarchie policière et préfectorale, pour reléguer ou réprimer des citoyens. Si tel était le cas, il faudrait résolument se dresser et lutter pour que l’emportent les valeurs et les principes de la République.

De même qu’il ne faut jamais, dans les opérations de maintien de l’ordre ou dans la lutte contre le terrorisme, rompre l’équilibre entre la sécurité des Français et les libertés fondamentales, on doit toujours rechercher l’équilibre entre la plus grande fermeté à l’égard de ceux qui manquent à leur devoir et la nécessité d’exprimer aux forces de l’ordre notre gratitude pour le travail qu’elles accomplissent. Lorsque l’esprit de nuance s’efface, lorsque par des mots ou des expressions on procède à des instrumentalisations politiques hasardeuses, on contribue à faire mal à la République.

Cette relation de confiance, je l’ai vue s’exprimer de façon spectaculaire à l’occasion de la manifestation du 11 janvier 2015, lorsque des policiers furent acclamés par les Français. Il y avait alors un amour partagé du pays, la conscience aiguë des épreuves auxquelles il était confronté, l’idée que nous faisions tous ensemble nation, le sentiment puissant d’appartenir à une même communauté que le terrorisme cherchait à mettre à genoux.

Nous sommes aujourd’hui dans un contexte où tout peut basculer, où les crises qui se juxtaposent engendrent des tensions extrêmes. Je ne peux que vous remercier d’avoir créé cette commission d’enquête. Par le débat, la confrontation des points de vue et des expériences, la mise en évidence de faits, vous vous attachez à éclairer la représentation nationale, la presse et les Français sur la complexité de la mission des forces de l’ordre et sur la nécessité de leur donner les moyens de l’accomplir dans les meilleures conditions.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Monsieur le Premier ministre, je vous remercie. Il est important, dans le contexte actuel, de rappeler la gratitude que nous devons aux forces de l’ordre.

Vous avez parlé de formes nouvelles de contestation et des violences urbaines. Faut-il les opposer aux manifestations traditionnelles et les gérer de façon différente, dans la mesure où elles sont souvent plus violentes ?

Vous avez évoqué la baisse des effectifs, des moyens qui leur étaient consacrés et des moyens destinés à la formation – partiellement restaurés depuis –, et souligné la nécessaire continuité de l’action de l’État, par-delà les changements de majorité. Nous ne pouvons que partager votre vision. Existe-t-il d’autres voies pour améliorer le lien entre les forces de l’ordre et la population et faire évoluer les techniques de maintien de l’ordre ?

Enfin, lorsque vous étiez ministre de l’Intérieur, vous avez été confronté à la présence de black blocs ou de groupes ultras dans les manifestations. Comment étaient-ils gérés ? Y avait-il des consignes particulières ?

M. Bernard Cazeneuve. Si l’on réfléchit de façon globale à la problématique du maintien de l’ordre, on s’aperçoit que les troubles à l’ordre public qui justifient une intervention pour maintenir ou rétablir l’ordre découlent de phénomènes différents.

Ces dernières années, les manifestations ont été accompagnées de violences et ont donné lieu à des polémiques sur la relation entre les forces de l’ordre et les manifestants. L’incompréhension va grandissant, les tensions augmentent ; cela ne peut que poser un problème de respiration démocratique. Aucun vrai républicain, soucieux de la liberté de manifester et du nécessaire respect entre citoyens et forces de l’ordre, ne peut accepter de voir ces violences prospérer. Avec les zones à défendre, on a assisté à une nouvelle forme de contestation, dont on a vu qu’elle posait des problèmes de maintien de l’ordre – j’en ai fait l’expérience dans des conditions difficiles et parfois tragiques. Enfin, on a vu se produire des phénomènes d’émeutes urbaines, qui ont conduit, en 2005, au déclenchement de l’état d’urgence et à des opérations de rétablissement de l’ordre.

De par votre expérience personnelle, monsieur le président, vous savez que ce ne sont pas les mêmes techniques et les mêmes unités qui sont utilisées. On ne traite pas de la même manière le maintien ou le rétablissement de l’ordre dans une manifestation et face à des violences urbaines. Dans le premier cas, la compétence du maintien de l’ordre est entre les mains d’unités spécialisées, les unités de force mobile de la police et de la gendarmerie : ce sont les compagnies républicaines de sécurité (CRS), pour la police, et les unités de force mobile, pour la gendarmerie, dont vous avez souligné l’utilité. Face à des violences urbaines, même s’il peut arriver de faire intervenir ces unités, ce sont plutôt les BAC ou les PSIG qui se trouvent en première ligne.

Les modalités et les techniques d’intervention sont très différentes dans les deux cas et il est très important que chacun reste dans son couloir de nage, avec sa formation, ses compétences et ses techniques. Ce qui a créé des difficultés – et on ne peut en blâmer aucun responsable de l’État –, c’est l’obligation dans laquelle on s’est parfois trouvé, parce que le nombre d’unités de force mobile n’était pas suffisant pour couvrir l’ensemble des manifestations sur le territoire national, de mobiliser des unités plus classiques, qui ne sont pas spécifiquement formées au maintien de l’ordre. À cet égard, la décision qui a été prise de donner à toutes les unités de police un minimum de formation au maintien de l’ordre est pertinente.

Il est vrai que les moyens ne font pas tout, monsieur le président, je suis absolument d’accord avec vous sur ce point. Mais sans moyens, on ne fait plus rien. Si j’ai parlé de persévérance, c’est parce que, dans un contexte de montée des violences, la relation entre la police et la population doit être approfondie et préservée. Il faut absolument poursuivre les efforts de formation et d’équipement de la police. Vous connaissez parfaitement ces sujets et, si ce que je dis ne correspond pas à la réalité, vous pourrez me contredire, mais les crédits de la police et de la gendarmerie, hors titre 2, ont connu une stagnation au cours des trois dernières années, alors qu’ils avaient bénéficié, entre 2013 et 2017, d’une augmentation de l’ordre de 17 %. Vous me direz que cela est compensé par le plan de relance et il faut reconnaître qu’il donne, pour les crédits hors titre 2, des moyens au ministère de l’Intérieur. Je ne prétends pas donner des conseils à qui que ce soit, car je n’ai aucune légitimité à le faire, mais une grande confiance n’exclut jamais une petite méfiance et il faudra veiller à ce que les crédits alloués soient bien dépensés. Or nombre d’entre eux doivent l’être dans le cadre d’appels à projets : il faudra s’assurer que le ministère de l’Intérieur mobilise effectivement ces crédits, pour que les annonces soient bien suivies d’effets.

Vous me demandez ce que l’on peut faire, au-delà de la question des moyens, pour améliorer la relation de la population avec la police. L’actuel gouvernement a adopté un schéma national du maintien de l’ordre, dont l’inspiration me paraît bonne et qui s’inscrit dans la continuité des mesures que j’avais été amené à prendre, comme ministre de l’Intérieur, avec mon prédécesseur au poste de Premier ministre, M. Manuel Valls. M. Laurent Nuñez en a rappelé les grands principes devant votre commission la semaine dernière : réactivité, mobilité, interpellations et judiciarisation. Le schéma prévoit également un approfondissement des relations entre les forces de l’ordre et les manifestants en amont des manifestations : je serais très mal inspiré de contester cette orientation, qui s’inscrit également dans la continuité des décisions que j’ai moi-même pu prendre par le passé. Dans un contexte de montée des violences, je ne peux que souscrire à ces orientations, que je trouve bonnes.

Vous m’interrogez, enfin, au sujet des black blocs. Ce terme ne désigne pas une association secrète, mais une modalité de comportement dans les manifestations : des individus se détachent et, dissimulant leur visage, commencent à casser. Il y a plusieurs façons de traiter ce sujet et il convient, dans la mesure du possible, de le faire en amont, par la voie du renseignement. On ne peut vouloir la liberté de manifestation et d’expression, l’apaisement dans la relation entre les forces de l’ordre et les manifestants et la restauration de la confiance – autant de valeurs et de principes républicains intangibles auxquels on ne peut déroger – et, en même temps, ne pas souhaiter que tous ceux qui s’attaquent à ces valeurs et à ces principes en rendant les manifestations impossibles ne soient pas, dès l’amont, empêchés de s’y rendre. Je suis donc très favorable au développement du renseignement. Les grands principes du schéma national du maintien de l’ordre, que nous avons déjà été amenés à mettre en œuvre lorsque nous étions en responsabilité – réactivité, mobilité, interpellations, judiciarisation –, me semblent garantir une bonne politique du maintien de l’ordre. Mais je reconnais que tout cela est extrêmement difficile à faire de manière opérationnelle.

D’ailleurs, à aucun moment, depuis que j’ai quitté la place Beauvau, je n’ai mis en cause un ministre de l’Intérieur ou un préfet de police, car je sais la difficulté de ces fonctions. Ce n’est pas parce qu’on a cessé d’exercer des responsabilités qu’il faut se mettre à faire des commentaires sur tout, comme si on n’avait pas soi-même éprouvé des difficultés au moment où on était en responsabilité. Ce serait totalement irresponsable que de procéder ainsi : ne comptez pas sur moi pour faire des déclarations sur telle ou telle décision, car je sais la difficulté de la tâche. Je trouve que les orientations définies, sur ces questions, vont globalement dans la bonne direction.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Monsieur le Premier ministre, vous avez tenu des propos clairs et précis ; j’aimerais sortir un peu du champ de votre intervention et vous interroger sur la façon dont vous voyez l’évolution de notre société. En 2014, déjà, vous aviez fait une déclaration à l’occasion d’une manifestation violente qui s’était déroulée à Rennes : vous aviez constaté qu’une extrême violence avait été dirigée contre les policiers et les gendarmes, parce qu’ils portaient l’uniforme, et vous vous en étiez fort justement ému. Quelles sont, à votre avis, les origines de ce phénomène ? Il n’est pas complètement nouveau, puisque vous l’évoquiez déjà en 2014, mais il perdure, et peut-être même s’amplifie-t-il.

Est-ce un phénomène d’ensemble ou n’est-ce le fait que de quelques centaines d’individus qui utilisent toutes les caisses de résonance qu’ils trouvent pour créer du trouble ? Ce trouble, en tout cas, est une réalité, puisque de nombreux Français semblent porter un jugement extrêmement sévère sur les forces de l’ordre, alors que celles-ci ont une mission très délicate à remplir. Cela ne doit évidemment pas empêcher, vous l’avez dit, que lorsqu’un gendarme ou un policier franchit la ligne jaune, son acte soit signalé. D’où vient cette défiance d’une partie de la population vis-à-vis des forces de l’ordre ? Et, surtout, comment peut-on la combattre ? J’aimerais avoir l’avis du responsable politique que vous avez été, et que vous êtes resté, sur cette évolution sociétale.

M. Bernard Cazeneuve. Votre question, monsieur le rapporteur, est très profonde, presque philosophique. Je vais y répondre en vous exposant mes convictions.

Je pense qu’il y a un affaissement des principes et des valeurs de la République, pour de multiples raisons qui mériteraient de longs développements. Je pense, d’abord, que la numérisation de la société a engendré une perte d’altérité. Lorsque l’on peut, dans l’anonymat et en toute impunité, se mettre à insulter son prochain, à tenir des propos racistes, antisémites, homophobes, à insulter des responsables publics, lorsque l’on considère que le tweet peut, à lui seul, alimenter le débat public – alors que l’usage de la phrase brève est généralement au service des idées les plus courtes –, il n’y a plus de place pour le raisonnement, plus de temps pour la réflexion. Lorsque toute décision publique est immédiatement remise en cause, lorsque tout est mis sur le même plan et que la parole d’un scientifique peut être contestée par le premier venu, sur les réseaux sociaux ou sur un plateau de télévision, c’est la confusion, la perte de repères, la perte de sens, la perte d’altérité, et cela ne contribue pas à l’apaisement de la société. Lorsque l’on peut, par le truchement de ces mêmes réseaux sociaux, organiser en quelques minutes une manifestation autour d’un slogan sommaire, ou sous le coup d’une pulsion, on n’est pas dans le contexte d’un exercice démocratique apaisé, où chacun dit ce qu’il a à dire, parfois avec virulence, mais dans le refus de la violence physique. La violence verbale, désincarnée, qui s’exprime sur les réseaux sociaux, n’est rien d’autre que la préfiguration de la violence physique. C’est la raison pour laquelle je m’étais beaucoup mobilisé, après les attentats, pour obtenir des géants du numérique, les GAFA, qu’ils nous aident dans le travail de sensibilisation contre la haine numérique. J’avais été absolument effrayé de voir le nombre de messages haineux, antisémites, anti-musulmans, anti-religieux, anti-institutionnels qui s’étaient diffusés sur les réseaux sociaux et je pensais qu’un contre-discours, face à ce processus de radicalisation, était nécessaire.

Le deuxième élément qui explique la montée de la violence, c’est le fait que nous vivons dans une société où la radicalité est considérée comme la forme d’expression politique à valoriser, tandis que la nuance et la pondération sont considérées comme une forme d’amollissement de la pensée. Je suis très frappé de voir que la radicalité a gagné beaucoup d’espace et suscite de plus en plus d’adhésion, alors que c’est pour moi une facilité, tandis que la nuance et la pondération sont le vrai courage.

Il y a un travail politique et idéologique à faire, auquel toute personne attachée à la République doit contribuer : la préoccupation de la France et de la nation et la promotion des valeurs de la République doivent toujours être préférées à l’intérêt politique à très court terme que l’on peut espérer de telle ou telle forme d’expression politique. Pour être très clair, lorsque j’entends des représentants de la nation, des responsables politiques qui prétendent aux plus hautes responsabilités de l’État, dire au sujet d’un ministre de l’Intérieur – votre serviteur – qu’il a contribué à l’organisation de l’assassinat de Rémi Fraisse ; quand je vois ces mêmes responsables politiques aller dans des manifestations de Gilets jaunes pour dire aux manifestants de se méfier des policiers parce que ce sont des barbares, j’estime qu’on est là, avec cette parole irresponsable, face à l’incarnation d’une radicalité politique que je combats, parce qu’elle est contraire à l’idée que je me fais de la France et des valeurs auxquelles elle doit se référer.

Enfin, le ministère de l’Intérieur et les institutions publiques doivent être tenus rênes courtes. Le ministère de l’Intérieur ne peut pas être le ministère de la sécurité seulement, au motif qu’il serait le ministère du monopole de la violence physique légitime. Il est aussi le ministère des valeurs républicaines et de la laïcité, le ministère des libertés publiques. Il doit se vivre comme tel et c’est la raison pour laquelle ceux qui sont à la tête de cette administration doivent veiller à ne jamais sortir de l’esprit de pondération et d’équilibre. Il faut être absolument intransigeants avec les manquements à la déontologie, comme avec les comportements qui pourraient laisser penser qu’on a la moindre complaisance à l’égard de propos racistes ou de violences inacceptables, à l’instar de celles qu’a subies, il y a quelques jours, un producteur à Paris. Les images de ces violences sont épouvantables et le Président de la République a eu raison de dire son indignation. Il faut la dire et sanctionner ces policiers, parce qu’ils portent atteinte à l’honneur de la police dans son ensemble.

Pour faire prévaloir cet équilibre, il y a une manière d’être en République qu’il faut faire partager au plus grand nombre. La transgression, la disruption, la radicalité doivent s’effacer face à la part de responsabilité, de pondération, d’esprit de nuance que la République appelle par construction. La laïcité, qui est beaucoup mise en évidence ces derniers jours, et à juste titre, est une valeur de tolérance, mais aussi de respect, d’altérité et de pondération. Je pense que c’est le recul de ces valeurs qui fait perdre à la vie publique son sens et qui laisse à la violence une part trop grande. J’ai toujours été extrêmement dur à l’égard de ceux qui se laissaient aller à ce type de facilité, parce que je pense qu’ils doivent être idéologiquement combattus.

Mme Marietta Karamanli. Monsieur le Premier ministre, je vous remercie d’avoir partagé avec nous votre expérience et votre vision des choses, inspirée de ce que vous avez connu.

Le ministre de l’Intérieur a récemment évoqué des insuffisances majeures, qui expliqueraient une partie des violences. Selon vous, le sentiment d’une plus grande violence, liée aux activités de police, est-il justifié ? Comment s’explique-t-il ? Y a-t-il un écart croissant entre les faits et leur gravité, d’une part, et le sentiment qu’en a l’opinion, d’autre part ? Si tel est le cas, comment combler cet écart ? Doit-on mieux compter et objectiver les faits et leur gravité ? Enfin, quelles instances internes au ministère ou au niveau de l’État sont de nature à prévenir, limiter et punir ces violences – ce qui pourrait modifier le sentiment qu’en a l’opinion ?

M. Bernard Cazeneuve. Le travail d’objectivation de la gravité des faits de violence en vue de leur sanction relève de l’IGPN et de l’IGGN, qui jouent un double rôle.

Tout d’abord, à l’instar de l’Inspection générale de l’administration du ministère de l’Intérieur, elles conseillent le ministre, qui peut solliciter leur avis dans le cadre de réflexions prospectives, y compris sur les questions relatives au maintien de l’ordre. Ainsi, lorsque j’ai constaté que des grenades de désencerclement avaient occasionné des blessures importantes sur un individu lors d’une manifestation contre la « loi travail », j’ai demandé que l’on contrôle tous les stocks de grenades et que l’on me fasse des propositions sur les conditions d’utilisation de ces matériels. Sur ce sujet comme sur d’autres, tels la formation ou l’équipement des forces de l’ordre, les inspections générales peuvent jouer un rôle déterminant de conseil, qui n’est pas un rôle de sanction.

Ces inspections générales sont également amenées à intervenir après que des manquements sérieux et graves ont été constatés au sein des forces de l’ordre. Elles le font généralement en collaboration très étroite avec l’autorité judiciaire, qui est indépendante et qui les sollicite pour accomplir, aux côtés des magistrats, un travail d’investigation permettant de déterminer si les faits sont établis. Je tiens à rappeler ce cadre car je sais que la performance des inspections générales, leur capacité à sanctionner et leur indépendance font débat.

On peut sans doute aller plus loin en faisant intervenir le Défenseur des droits, même si j’ai parfois eu avec lui des débats difficiles et des rapports conflictuels, notamment lorsqu’il a tenu des propos injustes à l’égard de mon administration alors que j’avais engagé une opération de relocalisation et de protection des migrants à Calais. Mais j’ai toujours reconnu qu’il fallait que « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », pour reprendre l’expression de Montesquieu, et que le Défenseur des droits pouvait représenter un contre-pouvoir et exercer un contrôle utile dans une démocratie, même lorsqu’il exprime une indignation injuste. Il devrait inscrire son action dans le cadre d’un dialogue plus étroit avec les inspections générales.

On a évoqué la possibilité de nommer à la tête des inspections générales de très hauts fonctionnaires, pour une durée non renouvelable, de manière à renforcer leur indépendance. Je n’y suis pas défavorable – de même que je ne suis pas défavorable à la présence d’un représentant du Défenseur des droits au sein des inspections générales. En revanche, je souhaite que ces dernières ne voient pas leurs relations avec le ministre coupées, car elles jouent un rôle très important de conseil du Gouvernement.

Pour améliorer la perception des choses par l’opinion, le contrôle parlementaire comme celui qu’exerce votre commission d’enquête est déterminant. Je serais d’ailleurs très favorable à ce que l’action des forces de sécurité fasse l’objet d’une commission d’enquête permanente. La publication régulière de rapports, à l’instar de ce qui se fait déjà en matière de renseignement, permettrait d’assurer une certaine transparence sur le rôle des forces de l’ordre. Ainsi, le Parlement exercerait pleinement ses prérogatives de contrôle de l’exécutif sur des sujets où la question de l’exercice des libertés publiques fondamentales est constamment posée.

Enfin, il est très important de renforcer la relation du ministère de l’Intérieur avec l’université et le monde de la recherche. Les crédits en faveur de la recherche sur ce sujet avaient été complètement coupés, avant d’être rétablis à un niveau modeste, de l’ordre de 500 000 ou 600 000 euros, la dernière année où j’étais ministre de l’Intérieur, avec la volonté de les augmenter encore à l’avenir. On a eu grand tort de supprimer l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), créé à l’époque de Pierre Joxe, car on a besoin de lieux où universitaires, associations, ONG et administrations se rencontrent pour confronter leurs points de vue sur les sujets de sécurité. Le ministère de l’Intérieur ne peut rester recroquevillé sur lui-même, arc-bouté sur le seul objectif d’assurer la sécurité des Français, même si c’est sa mission régalienne ; il doit être capable de s’ouvrir, de rendre compte de son action et de parler avec l’ensemble des acteurs de la société. Moderniser ce ministère pour apaiser la relation avec la population, c’est aussi accepter de s’engager durablement et avec persévérance dans cette voie.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Seriez-vous favorable à une déconnexion de l’IGPN et de l’IGGN des directeurs généraux, et à leur rattachement direct au ministre de l’Intérieur, par exemple ? De même, verriez-vous d’un bon œil la création d’une direction métier dédiée au maintien de l’ordre, qui regrouperait les CRS et les gendarmes mobiles, sans bien évidemment fusionner ces deux structures ?

M. Meyer Habib. Comme vous, monsieur le Premier ministre, je trouve que l’expression « violences policières » est maladroite. Dans un État de droit, la police a le monopole de la force légitime.

En mars 2016, quelques mois après les terribles attentats contre Charlie Hebdo, l’Hypercacher et le Bataclan, vous avez été auditionné par la commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015. Alors que nous avions pris conscience de l’importance du facteur temps – au Bataclan, les forces de sécurité avaient mis beaucoup de temps à intervenir, comme pourrait nous le confirmer Jean-Michel Fauvergue, alors patron du RAID –, je vous ai demandé de revoir la doctrine d’intervention de nos forces de l’ordre pour leur permettre d’aller plus rapidement au contact des terroristes, comme cela se passe d’ailleurs en Israël. Vous m’avez répondu que ce n’était peut-être pas une mauvaise idée et que vous y réfléchissiez. En effet, vous avez pris vos responsabilités et mis au point un schéma national d’intervention, présenté en avril 2016.

Permettez-moi de faire un parallèle avec la question du maintien de l’ordre. Les récents événements à Paris sont invraisemblables et choquent tous les Français : alors que des vitrines étaient cassées, les forces de l’ordre sont parfois restées immobiles. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait revoir leur doctrine d’intervention, en particulier face aux black blocs ? Dès le premier jet de pierres, les forces de l’ordre devraient aller au contact des individus violents ; il faudrait aussi mobiliser plus d’agents en civil, et peut-être prévoir une procédure de détention administrative. En la matière, le doute doit profiter aux Français : si certaines personnes repérées par les services de renseignement sont susceptibles de prendre part à des violences dans le cadre d’une manifestation, il faut les arrêter, car la présomption de risque de troubles à l’ordre public doit primer sur le droit de manifester. Je vous appelle encore une fois à vous inspirer des méthodes israéliennes, non parce qu’elles sont meilleures mais parce que les forces de l’ordre en Israël ont souvent plus d’expérience.

M. Bernard Cazeneuve. Il faut en effet adapter la doctrine d’intervention des forces de l’ordre, mais dans le respect rigoureux de l’équilibre que nous évoquons depuis le début de cette audition, qui est l’équilibre de la République. On ne peut pas rompre avec le principe de proportionnalité dans l’usage de la force, ni perturber, en s’inspirant de ce qui existe dans tel ou tel pays, l’équilibre entre le maintien ou le rétablissement de l’ordre et le respect de la liberté de manifestation – ces deux principes sont d’ailleurs étroitement liés.

Comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, le maintien de l’ordre est d’autant plus facile que le dialogue avec les organisateurs des manifestations se passe bien. Il faut donc créer, en amont des manifestations, les conditions d’un dialogue étroit avec leurs organisateurs, dans un climat de confiance et de responsabilité partagée, même si chacun doit rester dans son rôle – ce n’est pas aux organisateurs des manifestations de prendre la responsabilité du maintien de l’ordre.

Il faut prévoir une capacité d’intervention pour rétablir l’ordre lorsque les choses dégénèrent, par exemple à cause de la présence de black blocs. Aussi le schéma national du maintien de l’ordre, qui apparaît comme un approfondissement des décisions prises en 2014 et 2015, va-t-il dans la bonne direction. Il faut maintenant veiller à ce que le dispositif français, qui consiste à assurer la mobilité des forces de l’ordre, leur capacité d’interpellation et l’engagement de poursuites judiciaires, fonctionne correctement. La sévérité doit s’imposer lorsque des casseurs empêchent les manifestations de se dérouler normalement, remettant ainsi en cause la liberté de manifester sereinement et pacifiquement. Le maintien de l’ordre à la française doit évoluer, s’adapter, dans le respect de la tradition de notre pays.

S’agissant des actes de terrorisme, j’ai conçu le schéma national d’intervention de sorte que l’une des trois forces d’intervention spécialisée puisse intervenir en tout point du territoire national en moins de vingt minutes. Cela montre la capacité de l’État à faire face à des actes d’une extrême violence ; là encore, c’est la condition de la confiance entre l’État et les citoyens et de l’efficacité des actions conduites par le ministère de l’Intérieur.

La proposition d’une direction métier dédiée au maintien de l’ordre mérite d’être examinée de près. La police nationale dispose d’une direction de la formation, tandis que la gendarmerie a ses propres dispositifs et ses propres écoles. Pour ma part, je suis très favorable à la création de lieux d’échanges d’expériences et à l’organisation de formations conjointes sur les sujets les plus sensibles.

M. le président Fauvergue a également proposé la déconnexion des inspections générales des directeurs généraux du ministère de l’Intérieur. Je ne suis pas du tout opposé à des évolutions quant au rattachement de telle ou telle structure à telle ou telle direction. Nous l’avons d’ailleurs déjà fait en matière de renseignement : ainsi, la direction générale de la sécurité intérieure a été rattachée directement au ministre de l’Intérieur lorsque la menace terroriste a augmenté, car il nous semblait nécessaire d’instaurer un lien opérationnel plus direct avec le ministre. En revanche, je serais très hostile à ce que les inspections générales sortent du champ du ministère de l’Intérieur, du fait du double rôle de ces structures, qui accomplissent déjà leurs missions en toute indépendance. Certes, on peut encore améliorer cette indépendance et renforcer les dispositifs de sanction en cas de manquement. Les prises de position du Défenseur des droits sont toujours susceptibles de crisper les ministres de l’Intérieur, mais j’ai été très sensible aux propos tenus par Mme Hédon dans La Croix. Ses propositions méritent d’être entendues et soumises au débat – chacun donnera sa vérité et nous réussirons à trouver un certain équilibre.

Je n’ai pas encore eu l’occasion de m’exprimer à propos des événements survenus place de la République, qui ont suscité débats et polémiques. Si l’on veut que ces opérations se passent dans de bonnes conditions et ne creusent pas le fossé entre les citoyens et l’État, il faut respecter quelques éléments de méthode. Lorsque nous avons procédé, à l’automne 2016, à l’évacuation en plusieurs jours de près de 12 000 personnes à Calais, les forces de l’ordre étaient présentes mais n’ont pas eu à intervenir. En effet, pendant des mois, en liaison avec les maires et les préfets, nous avons ouvert 675 stands d’accueil et d’orientation à travers le pays pour mettre les migrants à l’abri ; malgré quelques conflits, nous avons travaillé avec la Cimade, le Secours populaire et le Secours catholique pour que cette mise à l’abri se passe dans des conditions humaines conformes à l’idée que je me faisais de l’action du ministère de l’Intérieur. Cette préparation était très difficile et a pris beaucoup de temps, mais elle a permis de conduire l’opération de façon plus apaisée. Le dispositif de la place de la République était certes différent, du fait de la présence de migrants très vulnérables, de certaines organisations et sans doute aussi d’une part de manipulation, mais les images que nous avons vues ne sont pas conformes à l’idée que nous nous faisons d’une intervention du ministère de l’Intérieur. En préparant l’opération, en assurant le relogement des personnes évacuées, en expliquant dans les médias le but de l’intervention quelques heures avant celle-ci et en la conduisant de façon méthodique et sincère, les autorités auront moins d’ennuis que si elles agissent sous la pression.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Merci, monsieur le Premier ministre. Votre éclairage était important pour nos travaux, et cela m’a fait plaisir de vous revoir. Nous tous, membres de cette commission d’enquête et députés de la nation, partageons le sentiment de gratitude envers nos forces de l’ordre que vous avez exprimé tout à l’heure.

 


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Audition du jeudi 17 décembre 2020

À 17 heures : M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour la dernière audition de notre commission d’enquête. Nous recevons donc, comme il se doit, M. Gérard Darmanin, ministre de l’Intérieur, déjà longuement entendu par la commission des Lois le 30 novembre dernier. Même si l’audition ne portait pas exclusivement sur les questions de maintien de l’ordre, elles ont été largement abordées.

À cette occasion, monsieur le ministre, vous avez évoqué des projets de réforme que vous pourrez sans doute détailler. Depuis, un « Beauvau de la sécurité » a été annoncé pour janvier prochain, nous l’évoquerons probablement.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Avant de vous donner la parole pour une brève intervention liminaire, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, prête serment.)

M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur. Le maintien de l’ordre doit, en premier lieu, garantir la liberté de manifestation. Il doit en outre protéger les personnes, les biens et l’ordre public. Si la liberté de manifester, liberté constitutionnelle, est évidemment sacrée, les manifestations doivent se dérouler dans des conditions permettant la protection des manifestants, des forces de l’ordre protégeant les manifestants et, bien sûr, de l’ordre public.

Au regard des difficultés sociales et économiques que connaissent beaucoup de pays, et singulièrement le nôtre, l’ordre public a connu de nombreux ajustements, dont certains importants. Ainsi, jusque dans les années 1920, ce sont les armées qui géraient l’ordre public. Ensuite, la gendarmerie nationale a créé des unités spécialisées, puis les forces du ministère de l’Intérieur se sont progressivement vues transférer cette mission très particulière, et régalienne, et se sont professionnalisées.

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix – on se souvient des manifestations violentes qui avaient eu lieu à Seattle en 1999 lors d’un sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) –, puis plus récemment chez nous, notamment dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, les manifestations ont changé, impliquant une évolution de la doctrine qui guidait le maintien de l’ordre.

Les manifestations liées au mouvement des Gilets jaunes ont été particulièrement éprouvantes. Elles ont créé un ordre nouveau, auquel la police nationale et la gendarmerie nationale se sont adaptées. À cette époque, elles ont eu à gérer 52 000 manifestations et 2 000 policiers et gendarmes ont été blessés. Il s’est agi d’un moment de tensions très importantes, de répétition des efforts et de présence sur tout le territoire national.

J’appelle votre attention sur les trois principales différences de ces nouvelles formes de manifestations par rapport aux manifestations d’avant. En premier lieu, elles ne respectent pas toujours les règles des manifestations. Cela paraît peut-être tautologique mais, avant de les réprimer, la police doit avant tout prévenir les troubles. Pour cela, il faut que les manifestations fassent l’objet d’une déclaration. Or certaines ne sont pas déclarées. Il est alors bien difficile pour la police de discuter avec les organisateurs afin de prévenir les troubles, et de faire œuvre de pédagogie en expliquant ce qui est possible, et ce qui ne l’est pas.

Lorsque l’on doit intervenir pour réprimer des troubles à l’ordre public, c’est évidemment plus difficile en cas de manifestation « sauvage » que lorsqu’elle est déclarée. En effet, dans ce dernier cas, les manifestants sont tenus de suivre le parcours déclaré, ce qui permet à la police et à la gendarmerie de le baliser et de le sécuriser. En outre, en fin de manifestation, les participants doivent savoir partir puisqu’une manifestation qui dure au-delà de l’horaire déclaré devient illégale. Ainsi, les images de la place de la République nous ont certes choquées, mais la manifestation qui s’y déroulait n’était pas déclarée. Les forces de l’ordre n’ont donc pas pu échanger de manière pacifique avec des organisateurs. Si tel avait été le cas, la manifestation aurait pu se dérouler conformément aux lois de la République, votées par le Parlement. Cela aurait également permis d’encadrer les horaires, évitant ainsi des sommations, qui font parfois naître des difficultés.

Les manifestations respectent de moins en moins le cadre juridique. C’est un premier problème pour la police et la gendarmerie nationale. En outre, elles sont de plus en plus souvent infiltrées par des individus toujours plus violents – casseurs ou black blocs, je vous laisse le choix de la terminologie. Cette irruption de violence n’a souvent rien à voir avec l’objet de la manifestation. De plus, la situation est régulièrement aggravée par le fait que le service d’ordre de la manifestation est de moins en moins présent. Jadis, lors des grandes manifestations sociales, la CGT – j’espère qu’elle ne m’en voudra pas de la prendre pour exemple – encadrait les manifestations avec un service d’ordre professionnel qui travaillait avec la police nationale. Cela permettait d’exprimer des contestations, parfois très fortes, tout en garantissant la sécurité de la manifestation sans que la police n’ait à intervenir.

Aujourd’hui, pour résumer, des individus de plus en plus violents infiltrent des manifestations de plus en plus nombreuses, avec des services d’ordre de moins en moins présents. Les manifestants les plus violents sont donc face à face avec la police et la gendarmerie. Enfin, il y a de plus en plus de manifestations : 52 000, je le répète, uniquement pour le mouvement des Gilets jaunes. En conséquence, les forces de l’ordre sont de plus en plus sollicitées alors qu’elles ont dû faire face à des suppressions d’effectifs dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Elles peuvent de plus en plus difficilement s’entraîner ou se former car elles sont sans cesse amenées à intervenir sur les manifestations. Ajoutées à la fatigue, ces difficultés expliquent une partie des incidents, d’autant que certains policiers ou gendarmes sollicités lors de ces manifestations ne sont pas préparés au maintien de l’ordre : ils n’ont pas reçu les mêmes formations que les personnels spécialisés et ne sont donc pas en mesure de reproduire les mêmes gestes face à des situations compliquées.

En conclusion, trois points expliquent les difficultés rencontrées par les forces publiques depuis quelques années dans le maintien de l’ordre public en France et la création de votre commission d’enquête : des manifestations non déclarées ou qui ne respectent pas toujours les termes de leur déclaration ; des individus de plus en plus violents avec un service d’ordre de moins en moins présent ; des effectifs sans cesse sollicités.

Nous avons essayé de répondre à ces difficultés dans le cadre du schéma national du maintien de l’ordre, que j’ai publié en tant que ministre de l’Intérieur, suite à un long travail engagé par mon prédécesseur. Il est peut-être encore imparfait, j’en conviens bien volontiers, mais c’est la première fois qu’un tel document est publié dans l’histoire du maintien de l’ordre en France. Ces dispositions, dont l’élaboration a été accompagnée d’une large consultation, faisaient auparavant l’objet de circulaires internes au ministère de l’Intérieur. En outre, c’est un document attaquable. Il a d’ailleurs été attaqué en référé devant le Conseil d’État, qui a, pour l’instant, donné raison au ministère de l’Intérieur. Nous pourrons y revenir si vous le souhaitez.

L’utilisation du lanceur de balles de défense (LBD), qui a soulevé certaines questions suite aux manifestations des Gilets jaunes, est désormais contrôlée par un superviseur. Depuis que je suis ministre de l’Intérieur, le LBD a du reste été extrêmement peu utilisé et n’a, à ma connaissance, entraîné aucune blessure. Au cours des dernières manifestations à Paris, la préfecture de police n’y a pas eu recours.

En outre, afin de mieux identifier les agents de police et de gendarmerie en cas d’intervention, j’ai refusé leur équipement en cagoule, à l’exception de ceux en prise directe avec le feu, d’où nos débats sur leur protection sur les réseaux sociaux – mais je n’y reviendrai pas.

J’ai demandé, sur proposition du directeur général de la police nationale (DGPN) et du directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) le remplacement des grenades de désencerclement, qui posaient des difficultés d’utilisation lors des manifestations. Les nouvelles ont été largement testées à l’entraînement.

J’ai amélioré et souhaite continuer à améliorer l’entraînement conjoint de nos forces : préfecture de police, gendarmerie nationale, police nationale. Cela passe notamment par la création de postes au sein des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et chez les gendarmes mobiles, afin qu’ils disposent de quatre sections. En 2021-2022, cela équivaudra à cent quarante équivalents temps plein (ETP) complémentaires dans la gendarmerie et quatre-vingt-dix au sein des CRS et de la préfecture de police. Sous le quinquennat du Président de la République, plus de six cents personnes auront ainsi été recrutées au sein des CRS et des gendarmes mobiles, afin d’améliorer le maintien de l’ordre à Paris, comme en région.

Leur matériel empêche parfois les gendarmes et les policiers d’intervenir dans de bonnes conditions. En effet, leurs véhicules ou leurs équipements de protection sont parfois déficients, voire très anciens. Ainsi, les difficultés s’accumulent quand certains véhicules ont plus de quarante-cinq ans, qu’on y a froid l’hiver, qu’on a du mal à se déplacer car leurs portes tombent – alors que la mobilité est une garantie du maintien de l’ordre dans une manifestation –, quand des policiers ou des gendarmes doivent acheter eux-mêmes leurs protège-tibias chez Décathlon – j’espère, monsieur le président, que vous excuserez cette publicité pour une entreprise du Nord. (Sourires.)

En 2021, 81 millions d’euros seront investis dans l’équipement de ces policiers et gendarmes affectés au maintien de l’ordre. Nous allons changer la quasi-intégralité des véhicules de maintien de l’ordre : deux cent cinquante pour la gendarmerie nationale et deux cents pour la police nationale. Cela concernera les camions bagages, les ateliers, les camions réfrigérés, les portes drones, les gros lanceurs d’eau. Cela permettra sans doute aux forces de l’ordre d’intervenir dans de meilleures conditions.

Qu’en est-il de la relation avec les journalistes, qui a fait couler beaucoup d’encre ? Les journalistes sont des acteurs essentiels en termes de contrôle de ce que font la police et les manifestants. Ils doivent couvrir les manifestations sans contrainte, mais ils risquent aussi leur vie et leur intégrité physique car ces dernières sont parfois très violentes. Nous devons donc les protéger des charges de la police. Pour cela, il faut pouvoir les distinguer, afin d’éviter que des policiers ne les touchent au cours de ces charges. Il faut en outre rappeler – on l’oublie un peu trop souvent – que la police nationale et la gendarmerie protègent aussi de très nombreux journalistes des manifestants. Nous nous souvenons tous des images lors des événements liés aux Gilets jaunes.

La commission présidée par Jean-Marie Delarue, mise en place par le Premier ministre, va examiner cette relation. Certaines dispositions figurent déjà dans le schéma national du maintien de l’ordre. Malgré l’avis favorable du Conseil d’État, le ministère de l’Intérieur est tout à fait prêt à écouter, à améliorer et à modifier certaines de ces dispositions afin que les journalistes puissent accomplir leur métier dans de bonnes conditions.

Enfin je reviendrai sur les casseurs, qui n’ont rien à voir avec les manifestants. Qu’on les appelle casseurs, black blocs ou voyous, ils sont là pour « casser du flic », et du bien public, mais aussi parfois s’en prendre aux journalistes ou aux manifestants. Les services de renseignement, comme les policiers, sont accaparés par la lutte contre l’islamisme radical. Ils doivent travailler davantage à mieux connaître ce phénomène nouveau. En général, les black blocs n’ont pas de casier judiciaire, et ils n’annoncent pas ce qu’ils vont faire avant de le faire. J’ai chargé le préfet de police d’effectuer en amont ce travail de renseignement, afin de mieux connaître ces personnes.

En outre, les contrôles et les interpellations préventifs nous permettent d’être plus efficaces – ce fut le cas samedi dernier. Ils sont systématiquement réalisés sous l’autorité du procureur de la République. Il ne s’agit donc pas d’arrestations arbitraires, comme j’ai pu le lire. Cela permet de vérifier l’intérêt de transporter des vis, des parapluies avec des pointes, des couteaux ou des marteaux quand on manifeste. Nous devons évidemment pouvoir continuer à réaliser ces contrôles.

Avec le garde des Sceaux, nous travaillons également conjointement sur les interdictions de paraître. Elles existent déjà dans les quartiers : quand des dealers ou des personnes posent des problèmes importants, on ne les emprisonne pas, mais on leur interdit d’aller dans le quartier où ils ont commis leurs méfaits, où ils sont connus. Nous pourrions imaginer un tel dispositif pour permettre au juge, administratif ou judiciaire, de prononcer une interdiction de paraître qui empêcherait les gens identifiés comme violents d’intervenir dans des manifestations. De cette façon, les véritables manifestants pourraient manifester sans que les casseurs ne les privent de ce droit et n’affaiblissent la revendication qu’ils portent, tout en protégeant les services de police.

Si le maintien de l’ordre est une mission régalienne, chacun sait qu’elle est très difficile. Je profite donc de cette audition pour remercier tous les policiers et les gendarmes, ainsi que les agents de la préfecture de police et ceux des préfectures, pour leur travail difficile, courageux, souvent patient.

Les quelques gestes condamnables de certains, contraires à la déontologie, ne doivent pas cacherr la forêt de policiers et de gendarmes qui, prenant des coups et des blessures, des insultes et des crachats, font respecter les valeurs de la République et permettent aux manifestants de manifester. Dans un climat de grande violence, ils portent haut l’uniforme de la République ; je suis très fier d’être leur ministre.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Chaque fois qu’elle en a eu l’occasion, cette commission a rendu hommage à nos forces de l’ordre, qui le méritent amplement et qui ne sont pas à la fête ces derniers temps.

Je tiens à rendre à César ce qui est à César : la création de notre commission a été demandée par le groupe Socialistes de l’Assemblée nationale. C’est donc à lui qu’en revient le mérite et c’était une très bonne idée. J’ai simplement l’honneur de la présider.

Vous avez répondu à beaucoup de mes questions, en particulier celles concernant les conditions matérielles du maintien de l’ordre. Le plan de relance comporte-t-il des mesures ciblées ?

Vous avez évoqué la formation, spécifique pour le maintien de l’ordre. Vous avez raison, il y a un véritable fossé entre les unités spécialisées – CRS, gendarmes mobiles, compagnies d’intervention – et les autres, qui interviennent au cas par cas. Ces dernières bénéficieront-elles d’une formation au maintien de l’ordre, même si elles n’ont pas vocation à en faire quotidiennement ?

L’encadrement fait partie des « sept péchés capitaux » – c’est l’expression que vous avez employée en commission des Lois et qui, depuis, fait florès. Comment comptez-vous décliner le renforcement annoncé s’agissant des opérations de maintien de l’ordre, en particulier au sein de la police nationale ?

M. Gérald Darmanin, ministre. S’agissant des conditions matérielles, tous les équipements ne pourront pas être financés par le plan de relance. Seuls les crédits consommés dans les deux prochaines années et répondant à des critères écologiques sont éligibles. C’est le cas du renouvellement de certains véhicules.

Nous avons aussi inséré des crédits supplémentaires dans le budget pour 2021. Je peux en fournir le détail à votre commission, les montants sont très élevés. Les véhicules de commandement et de transmissions et les véhicules de maintien de l’ordre sont inscrits aux crédits du budget ordinaire lorsqu’ils ne relèvent pas du plan de relance, de même que les cent camions bagage, les dix porte-drones et les sept engins lanceurs d’eau. Les 12 000 gilets quatre-en-un, extrêmement importants pour les forces de l’ordre, ne sont pas inscrits au plan de relance mais au budget ordinaire. Tout ce que nous pouvions inclure dans les crédits écologiques l’a été, et tout ce qui n’en relevait pas a été inscrit dans le budget ordinaire.

Vous évoquez les personnels qui ont participé aux opérations sans être spécialistes du maintien de l’ordre. Cela explique parfois certains débordements, sans les excuser. Ce n’est pas du tout le même travail d’être policier de voie publique ou chargé du maintien de l’ordre. Les opérations de maintien de l’ordre imposent de s’entraîner avec les autres, le préfet, qui dirige les opérations lors d’une manifestation devant coordonner les unités. Le schéma national du maintien de l’ordre a d’ailleurs permis de rappeler qui était responsable de quoi, notamment du choix de la stratégie, qui doit être inspirée par un bon renseignement.

Nous augmentons fortement le nombre de gendarmes mobiles et de CRS qui s’occuperont de maintien de l’ordre, mais il faut également effectuer un travail important de formation des policiers de voie publique, qui pourront participer à des opérations de maintien de l’ordre en appoint. Il faut aussi leur fournir un équipement : pendant la crise des Gilets jaunes, nous avons entendu trop de policiers expliquer qu’ils avaient acheté eux-mêmes leur équipement. D’ailleurs, ils n’avaient pas les mêmes uniformes ni le même matériel d’intervention. Il faut mettre fin à cette situation et prévoir un kit et une formation pour les policiers de voie publique qui pourraient ponctuellement être utilisés pour faire du maintien de l’ordre, notamment dans les villes de province.

Parmi les « sept péchés capitaux » figurent la formation initiale et continue. Je reçois les syndicats de police demain : ce sera l’occasion de préparer le « Beauvau de la sécurité ». Nous tirerons toutes les conséquences de ces travaux pour les policiers de voie publique.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Comme vous l’avez souligné, la constitution de cette commission d’enquête, il y a plusieurs mois, répondait à une série d’événements qui se produisaient depuis des années. Ainsi, lors de la précédente législature, une commission d’enquête sur les forces de l’ordre à laquelle je participais et que présidait notre ancien collègue Noël Mamère, avait déjà été créée. Le maintien de l’ordre n’est donc pas un sujet nouveau. Nous avons reçu plusieurs de vos prédécesseurs, et quasiment tous ont souligné combien cette tâche était compliquée, sur le terrain et pour le ministre de l’Intérieur.

Je ne sais si nous devons nous en féliciter, mais cette commission d’enquête a été rattrapée par les événements. Les sujets identifiés il y a cinq mois sont en effet plus actuels encore, et ont fait l’objet d’une intervention très appuyée du Président de la République et de vous-même, monsieur le ministre. C’est très intéressant, bien que cela nous coupe l’herbe sous le pied, puisque vous avez abordé des points sur lesquels nous avions l’intention de mettre l’accent. Mais, après tout, cette expression commune sera une bonne chose. Je ne doute pas que ce soit le cas puisque nous avons la volonté de faire en sorte que la police et la gendarmerie puissent travailler au maintien de l’ordre dans de meilleures conditions à l’avenir, dans un cadre renouvelé, comme le permet le nouveau schéma du maintien de l’ordre que vous avez publié.

Nous avons effectué une cinquantaine d’auditions, et des questions demeurent.

Vous avez abordé le sujet de la formation, sans vraiment définir le futur schéma. Vous allez en discuter avec les syndicats. Sachez que la formation, initiale et continue, constitue une préoccupation forte. Beaucoup d’informations nous sont en effet parvenues selon lesquelles la formation continue n’est pas toujours au niveau auquel on pourrait s’attendre. Quant à la formation initiale, son format a été revu à la baisse.

Vous avez soulevé la question de l’encadrement intermédiaire des forces de l’ordre. Comment souhaitez-vous le réformer ?

Les personnes que nous avons auditionnées ont souvent abordé la réforme du contrôle, en particulier de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), récemment évoquée aussi par vous-même ainsi que par le Président de la République. Pouvez-vous nous faire part de vos pistes de réflexion ? Le rapport que nous rendrons mi-janvier contiendra quelques suggestions à cet égard. Faites-vous une distinction entre l’IGPN et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) ?

Pouvez-vous déjà indiquer les modalités d’organisation du « Beauvau de la sécurité », notamment son calendrier ? De nombreux députés souhaitent que le Parlement y soit associé, même si nous sommes bien conscients que cela relève de l’exécutif.

Depuis de nombreuses années, les recommandations du Défenseur des droits en matière de déontologie des forces de l’ordre ne sont pas du tout entendues par les différents ministres de l’Intérieur. Comment l’expliquer ?

M. Gérald Darmanin, ministre. La question de la formation se pose pour tous les policiers nationaux et les gendarmes.

Pour le maintien de l’ordre, le plus important est l’entraînement, notamment avec les autres. À Paris, trois forces interviennent : les agents de la préfecture de police, les CRS et les gendarmes mobiles. Chacun a un responsable, une manière de faire et parfois du matériel différent. La coordination doit être parfaite, et l’action en commun exige beaucoup de répétitions. Or les terrains font défaut. Ainsi, les agents de la préfecture de police doivent sortir de la zone de la préfecture pour s’entraîner. Il se pose donc des problèmes de matériel, d’encadrants et de formateurs, et de temps pour se former.

À la formation que nous devons aux professionnels du maintien de l’ordre, il faut ajouter celle des policiers de voie publique, qui sont engagés pour le maintien de l’ordre de façon occasionnelle. Je rappelle que lors du mouvement des Gilets jaunes, nous avons connu 52 000 manifestations. C’était tous les samedis, parfois en semaine. Il fallait cependant continuer de garantir la liberté publique. Parfois, ce sont des policiers municipaux qui ont participé à ces opérations en province, alors que ce n’est pas du tout leur rôle. Les policiers nationaux ou les gendarmes de voie publique doivent donc également être formés ; nous devons y travailler.

La question de l’encadrement intermédiaire concerne l’ensemble de la police nationale et de la gendarmerie nationale, pas uniquement les unités chargées du maintien de l’ordre. De manière générale, lors des opérations de maintien de l’ordre, l’encadrement intermédiaire est sur le terrain, avec les sections de CRS et de gardes mobiles. Le problème de l’encadrement ne se pose donc pas vraiment pour eux. En revanche, la supervision est un enjeu. Il faut qu’il y ait toujours une personne pour contrôler et conseiller les autres, à l’image de ce qui a été mis en place pour les LBD. Ce n’est pas simplement par crainte qu’une personne utilise à mauvais escient une arme qui peut être létale, mais parce que, face à la peur causée par un manque d’expérience ou la violence extrême d’un groupe très proche, le réflexe humain peut conduire à utiliser cette arme. C’est le cas avec les LBD, qui ne sont pas toujours utilisés à la distance pour laquelle ils ont été conçus, ni conformément à la stratégie mise en place pour la manifestation. Le superviseur ne doit pas nécessairement être physiquement proche, les moyens techniques permettant de superviser les choses à distance, avec des images, du recul.

En matière d’encadrement, de manière générale, je pense qu’il devrait y avoir plus d’officiers ou de sous-officiers sur la voie publique, au milieu des femmes et des hommes qui servent la République sur le terrain.

Il faut aussi former les chefs. Commander implique des responsabilités particulières. Les hommes et les femmes du rang ne sont pas les seuls à devoir être formés. Le général de Gaulle disait que la culture générale était la meilleure formation pour être chef, mais il peut aussi être utile de comprendre les enjeux, les mouvements de foule, les casseurs ou les typologies de terrain, de savoir comment gérer la peur des hommes et les difficultés d’une situation donnée. L’encadrement doit donc être utilisé tous azimuts, mais le maintien de l’ordre est sans doute le domaine dans lequel il doit être le plus proche du terrain.

Concernant l’IGPN et l’IGGN, je répète que les inspections doivent rester à la main des administrations. Si nous détachions ces inspections de l’administration, il faudrait le faire dans tous les ministères. Pourquoi ne s’intéresser qu’aux inspections du ministère de l’Intérieur ? Il y a aussi des inspections à Bercy, au ministère de la Justice… Il est normal que le ministre et les directeurs généraux aient à leur main une inspection dans le cadre de procédures administratives.

L’IGPN travaille parfois pour l’autorité judiciaire. Ainsi, elle officie en tant que service d’enquête pour le procureur de la République de Paris dans l’affaire Zecler, et je peux assurer sous serment que je n’ai aucune information sur l’enquête en cours, qui a pourtant conduit à placer des policiers sous mandat de dépôt. Ce n’est pas parce qu’il nomme le chef de l’inspection que toutes les informations remontent au ministre. Le fait d’être organiquement rattaché à quelqu’un n’interdit pas l’indépendance dans l’action.

Pour autant, je partage l’idée qu’il faut améliorer le fonctionnement de l’IGPN. Lorsque l’IGPN fait des remarques, y compris dans des procédures administratives, elles ne sont pas contraignantes. Nous pourrions prévoir que l’administration soit tenue de répondre sous trois mois lorsque l’IGPN propose des sanctions. Nous pourrions aussi rendre ces propositions contraignantes ; aujourd’hui, un directeur général de la police nationale ou de la gendarmerie peut décider de ne pas appliquer la proposition de l’inspection. Peut-être cette décision devrait-elle être motivée. Nous pouvons également envisager de ne pas placer des policiers ou des gendarmes à la tête de ces inspections. Peut-être faut-il prévoir de rendre public leurs rapports ? C’est ce que j’ai fait chaque fois que j’ai eu à connaître d’inspections sur des sujets qui étaient publiquement débattus.

En tout cas, je pense qu’on peut maintenir l’IGPN et l’IGGN, sans créer des autorités administratives indépendantes, qui réduisent le pouvoir du politique et atténuent la responsabilité du ministre de l’Intérieur devant le Parlement, tout en améliorant nettement leur fonctionnement.

S’agissant du « Beauvau de la sécurité », je compte bien associer le Parlement au grand débat public sur la sécurité. Il complétera les réflexions prospectives du Livre blanc pour la sécurité Intérieure que j’ai fait publier.

Le président Fauvergue a noté que mon intervention sur les « sept péchés capitaux » avait fait florès – il est vrai que les péchés intéressent tout le monde. (Sourires.) Cela recouvre la formation initiale et continue, l’encadrement, les contrôles internes – donc l’IGPN et l’IGGN –, les moyens mis à disposition, la captation des interventions – nous avons longuement débattu de la question de l’image pendant l’examen de la proposition de loi sur la sécurité globale – le maintien de l’ordre, qui n’a pas toujours bénéficié des moyens nécessaires pour qu’il se fasse dans de bonnes conditions pour les policiers et les gendarmes, et le lien avec la population.

Je souhaite, après ma rencontre avec les syndicats de police demain et les représentants de la gendarmerie lundi prochain, que nous puissions lancer fin janvier les « Beauvau de la sécurité ». J’utilise le pluriel à dessein, car ce processus sera très décentralisé. J’entreprendrai un tour de France pour discuter directement avec les policiers et les gendarmes, leur encadrement, mais aussi le personnel administratif, les élus locaux, les associations et tous ceux qui s’intéressent aux questions de sécurité. Le tout, en lien parfait avec les parlementaires, permettra de créer les conditions de la loi de programmation qu’attend depuis longtemps le ministère de l’Intérieur, la fameuse LOPPSI.

Depuis le rattachement de la Gendarmerie nationale au ministère de l’Intérieur, alors que Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur, il n’y a pas eu de grande réflexion stratégique. Il a fallu gérer le terrorisme et d’importants problèmes d’ordre public, comme le mouvement des Gilets jaunes. Je suis très satisfait d’être le ministre de l’Intérieur qui mettra en place ce grand débat, en lien avec les élus.

M. Jean-Louis Thiériot. Chacun, ici, peut se féliciter de la réussite du maintien de l’ordre, malgré la présence de casseurs violents, lors de la manifestation de samedi dernier à Paris. La réussite de la manœuvre utilisée – un encagement, dans le jargon policier – est évidente : on n’a vu ni magasins détruits ni voitures brûlées. Cette tactique doit-elle devenir la norme en présence de casseurs violents ? Faut-il améliorer le schéma national du maintien de l’ordre en ce sens ?

Elle suppose cependant la mise en place, le long de la manifestation, d’un tapissage qui requiert des effectifs importants. Or, vous avez mentionné, parmi les « sept péchés capitaux », le sous-dimensionnement. Ne conviendrait-il donc pas de réfléchir à un renforcement du rôle des réserves de la police et de la gendarmerie afin que leurs membres participent au maintien de l’ordre ou permettent de libérer des effectifs de police qui pourraient être affectés à l’encadrement des manifestations ?

Enfin, la captation d’images, qui est de nature à rassurer nos concitoyens, est également utile à la judiciarisation du maintien de l’ordre, nécessaire pour mettre hors d’état de nuire et sanctionner les fauteurs de troubles – que je distingue évidemment des manifestants pacifiques. Comment pouvons-nous progresser en la matière ? Faut-il ajouter à la captation d’images la reconnaissance faciale, qui faciliterait l’identification des fauteurs de troubles, donc leur déferrement devant la justice ?

M. Ugo Bernalicis. Monsieur le ministre, puisque le préfet de police vous rend compte directement, je souhaiterais savoir quel est votre rôle exact dans la chaîne de commandement lorsque des manifestations, notamment celles qui peuvent avoir un écho médiatique, se déroulent à Paris. Quelles consignes avez-vous donné, par exemple, lors de la manifestation de la place de la République, où des exilés s’étaient regroupés sans avoir effectué de déclaration préalable, et lors de la manifestation de samedi dernier ?

Pour certains, celle-ci a été un succès, dans la mesure où les casseurs n’ont pas cassé ; d’autres s’interrogent sur le bilan des interpellations et des procédures judiciaires, puisqu’un nombre très élevé de classements sans suite a été prononcé. La projection de policiers au sein de la manifestation n’a-t-elle pas en définitive provoqué un trouble supplémentaire pour les personnes qui souhaitaient manifester tranquillement et qui ont été souvent gazées et molestées, parfois interpellées ? De fait, nos voisins européens critiquent vivement cette technique d’intervention. Les Anglais et les Allemands notamment en reviennent à la doctrine initiale, selon laquelle les effectifs chargés du maintien de l’ordre doivent avant tout « encaisser » et garder à distance plutôt qu’aller au contact et interpeller.

Quel a été votre rôle lors de ces deux manifestations ? Quelles consignes avez-vous données ? Quelles informations vous ont été transmises ? Étiez-vous présent dans la salle de commandement ?

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Je tiens à préciser que la direction de la coopération internationale (DCI) nous a adressé une documentation abondante et intéressante sur les techniques de maintien de l’ordre utilisées à l’étranger, qui se trouvent être généralement éloignées de ce que l’on en dit habituellement.

Mme Aude Bono-Vandorme. Les nombreuses réformes du renseignement territorial et la réduction de ses moyens au cours des dernières années ont nui à la connaissance du tissu social. Depuis le début du quinquennat, le Gouvernement, conscient de ces problèmes, a renforcé ses moyens humains et financiers. Récemment, vous avez étendu les fichiers Prévention des atteintes à la sécurité publique, Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique et Enquêtes administratives aux personnes présentant un danger pour la sécurité de l’État, notamment les intérêts fondamentaux de la nation. Qu’attendez-vous de cette extension ? Avez-vous l’intention d’entreprendre d’autres réformes en la matière ?

Mme Constance Le Grip. Je salue à mon tour l’action des forces de l’ordre, policiers et gendarmes, qui remplissent des missions de plus en plus difficiles avec beaucoup de courage et de dévouement. Dans le cadre de notre commission d’enquête, créée à l’initiative du groupe Socialistes, nous avons pu entendre beaucoup d’interlocuteurs différents, dont les messages sont parfois divergents mais qui nous ont tous permis de prendre pleinement conscience de la difficulté de la tâche du maintien de l’ordre.

Je souhaite pour ma part vous interroger sur les techniques utilisées en la matière. Jean-Louis Thiériot a évoqué la technique l’encagement qui aurait été pratiquée samedi dernier, avec succès. Qu’en est-il de la technique de la nasse, dont je peine à savoir si elle est toujours utilisée et qui fait actuellement l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité ?

M. Gérald Darmanin, ministre. Madame Bono-Vandorme, nous avons en effet alloué au renseignement territorial des moyens importants. Ceux-ci ont d’abord été essentiellement consacrés au suivi des individus radicalisés ; ils permettent désormais de renforcer également le suivi des contestations sociales. Il est en effet très important pour nous de connaître le nombre des personnes susceptibles de participer à une manifestation afin de déterminer le nombre de membres des forces de l’ordre qu’il nous faudra mobiliser pour l’encadrer. Pour ce faire, nous nous fondons sur des prédictions, qui ne se vérifient pas toujours du reste, car la météo sociale est bien difficile à prévoir, compte tenu du rôle croissant des réseaux sociaux et du manque de structuration des partis et des associations contestataires. Ce n’est pas parce que, sur une page Facebook, des milliers de personnes se donnent rendez-vous le lendemain qu’elles seront effectivement toutes présentes à la manifestation prévue. Nous continuerons donc d’affecter des moyens à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) et aux renseignements territoriaux.

Monsieur Bernalicis, les jours de manifestation, je ne participe pas directement aux décisions qui sont prises et je ne suis pas présent dans la salle de commandement. Il m’est arrivé, en tant que ministre de l’Intérieur, d’aller saluer les agents, à la fin d’une manifestation, dans la salle de commandement ou sur le terrain, mais il ne me paraît pas souhaitable de participer directement aux décisions qui sont prises. J’ai d’ailleurs rappelé, dans le schéma national du maintien de l’ordre, que la personne responsable de celui-ci lors d’une manifestation est le préfet : celui du département concerné en province et, dans la région parisienne, le préfet de police pour la zone qui relève de sa compétence.

Il m’arrive souvent de faire le point avec le directeur général de la police nationale (DGPN) ou le préfet de police, selon la zone concernée, sur les informations recueillies par le renseignement – manifestations prévues, nombre de personnes attendues – afin de déterminer les moyens que l’on peut consacrer au maintien de l’ordre. Le préfet de police de Paris, le DGPN ou les préfets de département m’adressent en effet des demandes concernant le nombre de forces qu’ils souhaitent avoir à leur disposition. Mon cabinet – qui m’en rend compte car, souvent, je n’interviens pas directement – doit alors rendre un arbitrage difficile. De fait, il nous faut parfois rappeler certaines forces – je pense à ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie, par exemple – qui peuvent être en intervention pour contrôler les frontières, lutter contre le terrorisme ou assurer la sécurité de bâtiments publics.

Par ailleurs, dans le schéma national du maintien de l’ordre, le ministre de l’Intérieur laisse aux préfets de département ou au préfet de police le choix de la stratégie : faut-il « serrer » la manifestation, lorsqu’on pense qu’elle sera violente, ou lui laisse-t-on de l’espace ? Le choix dépend de la déclaration, du parcours, des forces disponibles, de la nature de la manifestation. En général, le préfet de police m’indique ce qu’il va faire et, comme c’est un professionnel, je l’écoute ; je l’interroge mais je n’ai jamais eu à réformer sa décision. Il m’arrive également de dire aux préfets des départements dans lesquels se trouvent les villes où la contestation est la plus importante – Toulouse, Nantes, Bordeaux, Rennes… – ou, le plus souvent, au préfet de police ce que je souhaite. Par exemple, avant la dernière manifestation parisienne, j’ai prévenu le préfet de police que je ne souhaitais pas que l’on revoie des images de saccage de magasins ou de policiers à terre et violemment attaqués ni que l’on dénombre cent policiers ou gendarmes blessés. Je lui ai donc demandé de prendre les dispositions nécessaires – je définis la stratégie, il élabore la tactique –, notamment d’entreprendre une démarche auprès du procureur de la République afin de pouvoir effectuer des contrôles préventifs, lesquels ont permis, samedi dernier, de procéder, dès le début de la manifestation, à une trentaine d’interpellations et de saisir des marteaux et des couteaux, qui n’ont rien à faire dans une manifestation.

J’ai donc défini la stratégie et demandé au préfet de police de réaliser des interpellations et de ne pas laisser se développer les black blocs, quitte à intervenir. À ce propos, permettez-moi d’apporter une correction : il s’agissait, non pas d’intervenir dans la manifestation, comme certains d’entre vous l’ont dit, mais de réaliser un flanc-gardage afin de l’encadrer, notamment pour protéger les commerces, voire, lorsque c’était nécessaire, de la couper en deux pour protéger les manifestants eux-mêmes. Cette technique n’est pas celle de la nasse, sur laquelle je reviendrai.

Le préfet de police – éventuellement les préfets de département – m’indique le nombre de personnes susceptibles de manifester, me fait part de ses craintes et, le cas échéant, des difficultés liées à la tenue d’autres manifestations simultanées – l’une de Gilets jaunes, une autre contre la proposition de loi sur la sécurité globale, par exemple. En fonction de ces éléments, je rends un arbitrage sur l’effectif des forces qui seront à sa disposition. Le jour même, il me tient régulièrement informé du déroulement de la manifestation, me prévient avant de mener certaines actions – qu’il s’agisse de porter secours à des personnes, d’intervenir dans telles conditions ou, lorsqu’il considère que la manifestation est terminée, d’émettre des sommations – et me communique le nombre de blessés au sein des forces de l’ordre ou parmi les manifestants lorsqu’il est connu.

Vous avez affirmé, monsieur Bernalicis, qu’un certain nombre de manifestants auraient été interpellées indûment. D’abord, je rappelle que les interpellations sont toujours effectuées sous le contrôle de l’autorité judiciaire. À propos de ces manifestations au cours desquelles l’intervention des services de police a été selon vous un peu forte, je précise que trente placements en garde à vue ont été décidés le 5 décembre et cent vingt-cinq le 12 décembre. Sur les trente premières, seulement sept classements sans suite ont été prononcés, ce qui démontre la pertinence des interpellations dans un contexte opérationnel extrêmement dégradé. Il appartient au garde des Sceaux d’évoquer les réponses pénales qui ont été apportées, mais on dénombre beaucoup de comparutions immédiates, de rappels à la loi et de convocations par un officier de police judiciaire (OPJ) ou un tribunal de police. Sur les cent vingt-cinq gardes à vue du 12 décembre, quarante dossiers ont été classés sans suite. Les réponses judiciaires ont donc été importantes, parmi lesquelles trente rappels à la loi après déferrement, onze rappels à la loi par un OPJ, quinze renvois en comparution immédiate – c’est un nombre très élevé –, cinq poursuites d’enquête ; dix-neuf mineurs étaient mis en cause, dont quatre ont été déférés devant un délégué du procureur avec poursuite d’enquête.

Bien entendu, dans des conditions extrêmement dégradées, il peut arriver que certaines gardes à vue aboutissent à un classement sans suite, mais ces chiffres démontrent que la police ne fait pas un usage disproportionné des moyens autorisés par le procureur de la République. J’ajoute que, très souvent, pour ne pas dire toujours, un certain nombre de sommations sont faites et que, lorsque les violences commencent, les manifestants qui ont participé aux actions violentes ne restent pas près des casseurs ; la police nationale intervient donc à bon escient dans ces conditions.

La stratégie dépend très largement des effectifs que nous avons à notre disposition. Pour que les manifestations se déroulent bien, il faut prévoir correctement le nombre des participants et s’efforcer de deviner si des casseurs seront présents – ils n’envoient pas de SMS au ministère de l’Intérieur. Cela est d’autant moins évident que la loi relative au renseignement nous empêche de procéder à des interceptions qui nous permettraient d’identifier les professionnels du désordre, si j’ose dire. Par ailleurs, des policiers et des gendarmes sont très largement utilisés dans de nombreuses opérations, notamment de police. Avant chaque samedi, nous devons donc savoir si c’est à Rennes, à Lille, à Paris ou à Lyon que la situation sera la plus tendue. Car, une fois que vous avez décidé de la disposition des forces sur le territoire national, il est trop tard : ce n’est pas le samedi matin que vous déplacez des centaines de CRS à travers la France pour les affecter 500 kilomètres plus loin l’après-midi.

Il y a une forme de pari, fondé sur le renseignement – je peux témoigner à cet égard du grand professionnalisme du ministère de l’Intérieur –, qui détermine la technique employée par la police nationale et la gendarmerie nationale.

La technique de la nasse – je lis comme vous la décision de justice, madame la députée – est commentée et parfois critiquée par des institutions comme le Défenseur des droits. Le schéma du maintien de l’ordre rend possible, à chaque fois – c’était l’aspect le plus critiqué de ce dispositif – une sortie de la nasse, avec, éventuellement, un point de contrôle, dans des conditions garantissant la liberté des manifestants et la proportionnalité de l’intervention. Je vous renvoie au 3.1.4 du schéma national du maintien de l’ordre, aux termes duquel « Sans préjudice du non-enfermement des manifestants, condition de la dispersion, il peut être utile, sur le temps juste nécessaire, d’encercler un groupe de manifestants aux fins de contrôle, d’interpellation ou de prévention d’une poursuite des troubles. Dans ces situations, il est systématiquement laissé un point de sortie contrôlé aux personnes. » Autrement dit, la technique de la nasse est autorisée en cas de troubles, pour une durée réduite. Le Défenseur des droits ou les juridictions critiquent souvent le fait qu’elle s’étend sur plusieurs heures – je ne donne évidemment pas de consigne en ce sens au préfet, en général. Un point de sortie est toujours institué, où les personnes peuvent être contrôlées si elles disposent de moyens d’identification ou de matériels proscrits dans le cadre de manifestations.

Sans entrer dans le débat relatif à la captation d’images ou à la reconnaissance faciale, il faut reconnaître que les images jouent un rôle essentiel, qu’elles émanent des drones, des caméras de vidéoprotection ou des matériels dont sont équipés les fonctionnaires – caméras piétons, voire caméras fixées sur les armes. Je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on filme lorsqu’on utilise un lanceur de balles de défense (LBD), par exemple – j’ai d’ailleurs évoqué cette question lors de mon audition devant la commission des Lois – même si cela soulève des questions techniques et juridiques, mises en avant, notamment, par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).

Vous établissez des comparaisons avec l’étranger : je vous invite à regarder ce que font les pays anglo-saxons en matière de marquage des manifestants violents. Ce procédé permet parfois de ne pas intervenir tout de suite et d’identifier les intéressés, qui dissimulent souvent leur identité. Plusieurs pays procèdent à des marquages, non seulement à l’aide d’images mais aussi au moyen de techniques modernes, qui pourraient recueillir l’intérêt de votre commission. C’est un outil qui est de nature à renforcer l’efficacité des forces de l’ordre, mais qui a des incidences sur les libertés publiques.

M. Jérôme Lambert, rapporteur. Compte tenu du grand nombre de personnes que nous avons auditionnées, je pense que notre rapport – que nous adopterons, je l’espère, de manière consensuelle, mi-janvier – contribuera à nourrir la réflexion qui a cours actuellement sur la déontologie et les pratiques des forces de l’ordre. Je ne vous demande naturellement pas d’engagement mais j’espère qu’avec vos collègues du Gouvernement et l’ensemble des autorités, vous prendrez en compte nos réflexions et nos propositions. Nous essaierons de faire œuvre utile et de contribuer à ce que le lien entre les forces de l’ordre et les citoyens soit renoué dans un climat de confiance mutuel. Il s’agit de faire en sorte que la police n’ait pas peur des manifestants, et réciproquement.

Les représentants des forces de l’ordre présentes sur le terrain nous ont indiqué, à plusieurs reprises, que le fonctionnement de la chaîne de commandement était parfois à l’origine d’une difficulté. Il arrive en effet que des policiers et des gendarmes, qui se trouvent à quelques mètres d’un événement, soient obligés d’attendre que la salle de commandement leur intime l’ordre d’avancer. On voit parfois des images de forces de police statiques, qui peuvent surprendre. Peut-être fait-on une mauvaise interprétation des choses et ne les voyez-vous pas comme cela ? Il nous semble qu’un commandement local suffirait pour faire parcourir une courte distance à cinquante ou cent policiers ou gendarmes.

M. Gérald Darmanin, ministre. Les images d’interventions de la police et de la gendarmerie au cours de manifestations qui se passent mal, dans lesquelles sévissent des casseurs, sont toujours violentes. On y voit généralement des scènes confuses, où des pavés sont jetés, où des gens cassent des vitrines à coups de barre de fer, frappent des policiers à terre, s’en prennent à des journalistes. Les images sont nécessairement violentes, dès lors que l’on maintient l’ordre public face aux casseurs. Or, parfois, l’image nous empêche de penser ; c’est sans doute un problème assez répandu au sein de notre société. Il m’est arrivé, en voyant des images, de me dire que la scène avait été extrêmement violente, avant de constater, après avoir regardé le film sous plusieurs angles et lu le rapport des services de police, qu’elle l’était moins qu’elle ne le paraissait. Inversement, il arrive que l’image ne rende pas compte de la violence des événements.

Je voudrais rappeler aussi que le maintien de l’ordre est une activité dangereuse et sensible et qu’en conséquence, les manœuvres doivent être ordonnées. La manifestation se transforme parfois en champ de bataille. C’est pourquoi les chefs ont une responsabilité particulière, en ce qu’ils doivent veiller à l’usage proportionné de la force et à la bonne organisation des moyens sur le terrain. Il ne s’agit pas simplement d’intervenir parce que des méfaits sont commis : il faut le faire dans des conditions qui respectent, le plus possible, l’intégrité physique des personnes interpellées comme des membres des forces de l’ordre.

On peut se satisfaire qu’au cours des 52 000 manifestations de Gilets jaunes, qui ont parfois été très violents, les forces de l’ordre, qui ont été très sollicitées et qui ont compté au total pas moins de 2 000 blessés dans leur rang, n’aient à aucun moment fait usage de leurs armes de poing. Rappelons-nous ce policier à terre, roué de coups, qui, grâce à sa présence d’esprit et à son calme – je ne sais pas si tout le monde aurait eu la même maîtrise – a fait le choix de ne pas se saisir de son arme, de ne pas tirer en l’air, pour ne pas prendre le risque de toucher un de ses agresseurs.

Il faut accepter le fait que le commandement soit parfois un peu lent mais ordonné. En voyant certaines images, on peut s’étonner du fait que la police n’intervienne pas, mais cela permet aussi d’éviter que les choses se terminent dans le sang, notamment pour les forces de l’ordre.

Vous évoquez avec raison la question de la déconcentration des décisions. Dans le schéma du maintien de l’ordre, nous expliquons la répartition des attributions entre le préfet, qui est responsable des opérations, le commandant, qui a pour mission d’appliquer la décision préfectorale, et les chefs d’unité, qui sont sur le terrain. Les moyens technologiques, le recours à la vidéo sont mis au service des objectifs visés. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, le ministère de l’Intérieur est à votre disposition pour vous apporter des précisions sur le réseau radio du futur. Nous développons ce dispositif en prévision, notamment, des Jeux olympiques de Paris et de la Coupe du monde de rugby.

Les policiers n’auront plus seulement entre leurs mains des talkies-walkies mais auront accès à des images, à de la 3D, pour comprendre ce qui se passe sur les théâtres d’opération et intervenir. Cela leur permettra d’agir plus rapidement et laissera peut-être – vous avez raison – une marge d’appréciation aux chefs, sur le terrain. Encore faut-il avoir accès à un terminal numérique pour localiser ses collègues, ce qui n’est pas toujours évident dans la confusion. À l’heure actuelle, seule la salle de commandement dispose des images. Ce ne sera le cas demain, ce qui autorisera la déconcentration du commandement.

J’appelle toutefois votre attention sur le fait que la personne responsable de la manifestation et de l’ordre public a une vision globale de l’événement, sait où se trouvent les individus violents, connaît les rues, les impasses, les caractéristiques urbanistiques, l’existence de travaux. Elle sait qu’il ne faut pas mener de charge à tel moment, que les forces de l’ordre ne peuvent faire 100 mètres de plus, parce qu’elles se trouveraient, par exemple, prises en étau, et donc contraintes d’utiliser leurs armes. Je suis favorable à une plus grande déconcentration, grâce à un meilleur renseignement, mais cela ne peut aller jusqu’à l’autoentreprise – et ce n’est pas ce que vous avez dit, monsieur le rapporteur. Il faut parfois accepter que les images donnent une vision passive de la police, en ayant à l’esprit le caractère dangereux et sensible des manœuvres de maintien de l’ordre, qui doivent être ordonnées. Samedi dernier, les images ont pu être très violentes alors que la manifestation s’est soldée par un très faible nombre de blessés, aucune voiture brûlée, aucun commerce attaqué, et beaucoup d’interpellations. Il ne fallait pas s’arrêter à l’image prise à un instant t et diffusée sur les réseaux sociaux, mais regarder le bilan.

M. le président Jean-Michel Fauvergue. Nous nous souvenons tous de ce motard de la police qui, il y a un peu plus d’un an, alors qu’il était pris dans la tourmente et agressé, avait sorti son arme avant de se raviser et de la remettre dans son étui, faisant ainsi preuve d’un sang-froid exceptionnel. Merci, monsieur le ministre, pour vos précisions, qui sont riches d’enseignements.

 

 


([1]) Instruction du 21 avril 2017 relative au maintien de l’ordre public par la police nationale, NOR : INTC1712157J.

([2]) Audition de M. Benjamin Daubigny, directeur départemental adjoint de la sécurité publique de l’Aube, du 26 novembre 2020.

([3]) Originaire de Berlin Ouest dans les années 1980, la mouvance des black blocs s’est notamment illustrée en 1999, à l’occasion d’un sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, durant lequel l’état d’urgence a été décrété à la suite des violences causées par ses participants. Leur présence s’est généralisée, au début des années 2000 et singulièrement dans la décennie 2010, lors de sommets et d’évènements internationaux. Vêtus de noir et cagoulés, les black blocs sont généralement animés par des idéaux révolutionnaires radicaux, anticapitalistes et contre la police, avec laquelle ils cherchent souvent la confrontation.   

([4]) Audition de M. Michel Delpuech, ancien préfet de police, du 21 octobre 2020.

([5]) Audition de M. Loïc Travers, secrétaire administratif général d’Alliance Police Nationale, du 16 septembre 2020.

([6]) Audition de Mme Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail, du 7 octobre 2020.

([7]) Audition de M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation à la préfecture de police, du 26 novembre 2020.  

([8]) Audition de M. David Dugue, secrétaire confédéral de la CGT, du 26 novembre 2020.

([9]) Audition de M. Emmanuel Blanchard, maître de conférences au département de science politique de l’Université de Versailles-Saint-Quentin et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, du 14 octobre 2020.  

([10]) Contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête de la préfecture de police.

([11]) Articles L. 211-1 à L. 211-4 du code de la sécurité intérieure.  

([12]) Audition de M. Michel Delpuech, ancien préfet de police, du 21 octobre 2020.  

([13]) Audition de M. Philippe Léon, président de la Fédération des commerçants et artisans professionnels de Toulouse, du 12 novembre 2020.  

([14]) Audition de M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIe siècle « GENDXXI », du 16 septembre 2020.

([15]) Audition de M. Benoît Muracciole, président de l’association Action Sécurité Éthique Républicaines, du 18 novembre 2020.

([16]) Audition de M. Alain Bauer, professeur en criminologie, du 28 octobre 2020.

([17]) Audition de M. Cédric Mas, avocat, président de l’Institut Action résilience, du 12 novembre 2020.

([18]) Audition du Général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, du 30 septembre 2020.

([19]) Audition de M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation à la préfecture de police, du 26 novembre 2020.  

([20]) Audition de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, du 30 septembre 2020.  

([21]) Audition de M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIe siècle « GENDXXI », du 16 septembre 2020. 

([22]) Contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête de la préfecture de police.  

([23]) Audition de M. Didier Lallement, préfet de police, du 30 septembre 2020.

([24]) Audition de M. Olivier Boisteaux, président du Syndicat indépendant des commissaires de police, du 28 octobre 2020.

([25]) Audition de M. Cédric Mas, avocat, président de l’Institut Action résilience, du 12 novembre 2020.

([26]) La préfecture de police est compétente à Paris ainsi que dans les départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne.  

([27]) La commission d’enquête n’a pas pu obtenir de statistiques concernant le nombre de manifestations ayant eu lieu en zone de compétence de la gendarmerie nationale.

([28]) Audition de M. Didier Lallement, préfet de police, du 30 septembre 2020. 

([29]) Rapport d’enquête n° 2794 de M. Pascal Popelin en conclusion des travaux de la commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens, Assemblée nationale, XIVème législature, 21 mai 2015, pp. 47-48.

([30]) Audition du général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, du 30 septembre 2020. 

([31]) Audition de M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, du  2 décembre 2020.

([32]) Audition de Me Laurent-Franck Liénard, avocat, du 12 novembre 2020.

([33]) Audition de Me Thibault de Montbrial, avocat, du 28 octobre 2020.  

([34]) Selon les termes de M. Olivier Boisteaux, président du Syndicat indépendant des commissaires de police, auditionné le 28 octobre 2020.  

([35]) Rapport annuel d’activité de l’IGPN 2019, page 19.

([36]) En application de l’article 4 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits.

([37]) Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, du 25 novembre 2020.

([38]) Baromètre de la confiance politique, vague 11, février 2020.

([39]) Rapport d’enquête n° 2794 (XIVème législature) de M. Pascal Popelin, précité, page 53.

([40]) « Les violences contre la police ont doublé en quinze ans », Le Figaro (en ligne), 15 novembre 2020.

([41]) Contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête de la direction générale de la gendarmerie nationale.  

([42]) Audition de Mme Aurélie Laroussie, présidente de l’association Femmes de forces de l’ordre en colère, du 26 novembre 2020.   

([43]) Dans un objectif de simplification procédurale, la loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 prévoit que la déclaration préalable peut être signée par un seul organisateur, indépendamment du lieu de résidence de celui-ci.

([44]) Si la manifestation a lieu à Paris, la déclaration préalable doit être effectuée auprès de la préfecture de police.

([45]) Conseil constitutionnel, décision n° 94-352 DC, 18 janvier 1995.

([46]) Cour européenne des droits de l’homme, Barraco c/ France, 5 mars 2009.

([47]) Conseil d’État, Ministère de l’Intérieur c/ Association Solidarité des Français, 5 janvier 2007.

([48]) Conseil d’État, Baldy, 10 août 1917.

([49]) Audition de M. Francis Lamy, président adjoint de la section de l’intérieur du Conseil d’État, du 9 décembre 2020.

([50]) Comme indiqué supra, selon les chiffres communiqués par la préfecture de police à la commission d’enquête, 16,9 % des manifestations ayant eu lieu à Paris en 2019 n’ont pas fait l’objet de déclaration préalable.

([51]) Article 431-4 du code pénal.

([52]) Audition de M. Michel Delpuech, ancien préfet de police, du 21 octobre 2020.

([53]) Selon le chiffre communiqué par M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, lors de son audition par la commission d’enquête le 17 décembre 2020. Il prend en compte l’ensemble des événements organisés, chaque jour pendant la période, par les Gilets jaunes et comptabilisés par le centre de veille du ministère de l’Intérieur à partir des remontées des directions et des préfectures.  

([54]) Audition de M. Antoine Nori, président de la commission Sérénité de la Fédération des commerçants et artisans professionnels de Toulouse, du 12 novembre 2020.

([55]) Conseil d’État, Legastelois, 21 janvier 1966.

([56]) Cour administrative d’appel de Bordeaux, Association rétaise des amis d’Henri Béraud, 19 juillet 1999.

([57]) Conseil d’État, M. Pojolat, 26 juillet 2014.

([58]) Conseil d’État, Lehembre, 30 décembre 2003.

([59]) Cette proposition de loi est devneue la loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations.

([60]) Rapport d’enquête n° 2794 (XIVème législature) de M. Pascal Popelin, précité, pp. 112-113.

([61]) Conseil constitutionnel, décision n° 2019-780 DC, 4 avril 2019.

([62]) Audition de Mme Sylvie Hubac, président de la section de l’intérieur du Conseil d’État, du 9 décembre 2020.

([63]) Audition de M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, du 2 décembre 2020.

([64]) Contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête du Syndicat de la magistrature.

([65]) Conseil d’État, Ligue des droits de l’Homme, CGT-Travail et autres, 13 juin 2020.

([66]) Audition de Mme Sylvie Hubac, président de la section de l’intérieur du Conseil d’État, du 9 décembre 2020.

([67]) Il s’agit des contrôles d’identité effectués en application du 3ème alinéa de l’article 78-2.

([68]) Voir par exemple l’enquête réalisée par le Défenseur des droits en janvier 2017 Enquête sur l’accès aux droits, Volume 1 : Relations police/population : le cas des contrôles d’identité.

([69]) Défenseur des droits, Rapport sur le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie, décembre 2017, p. 35.

([70]) Rapport d’enquête n° 2794 (XIVème législature) de M. Pascal Popelin, précité, p. 111.

([71]) Audition de M. Didier Lallement, préfet de police, du 30 septembre 2020.

([72]) Contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête du Syndicat de la magistrature.

([73]) Audition de Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, du 5 novembre 2020.

([74]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 novembre 2020.

([75]) Audition de Me Raphaël Kempf, avocat, du 12 novembre 2020.

([76]) Défenseur des droits, Décision-cadre n° 2020-131 du 9 juillet 2020 relative à des recommandations générales sur les pratiques du maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie, p. 6.

([77]) L’article 431-10 du code pénal prévoit que le fait de participer à une manifestation ou à une réunion publique en étant porteur d’une arme est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

([78]) Audition de M. Michel Delpuech, ancien préfet de police, du 21 octobre 2020.

([79]) Audition de M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, du 26 novembre 2020.

([80]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 novembre 2020.

([81]) Audition de M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, du 26 novembre 2020.

([82]) Défenseur des droits, rapport de décembre 2007, précité, p. 37.

([83]) Défenseur des droits, décision-cadre précitée, p. 8.

([84]) L’article 322-3 du code pénal prévoit que la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Le fait de tracer des inscriptions, signes ou dessins sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 15 000 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsque ces faits sont commis par plusieurs personnes, lorsqu’ils sont commis par une personne dissimulant volontairement son visage afin de ne pas être identifiée ou lorsque le bien détruit, dégradé ou détérioré est destiné à l’utilité ou à la décoration publique et appartient à une personne publique ou chargée d’une mission de service public. Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende en cas de cumul de deux de ces circonstances.

([85]) L’article 311-4 du code pénal punit de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende le vol lorsqu’il est précédé, accompagné ou suivi d’un acte de destruction, dégradation ou détérioration, lorsqu’il est commis par plusieurs personnes ou par une personne dissimulant volontairement leur visage afin de ne pas être identifiées. Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 euros d’amende lorsque deux des circonstances énumérées sont réunies, et à dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende en cas de cumul des trois circonstances.

([86]) Article 223-5 du code pénal.

([87]) Articles 433-6 à 433-10 du code pénal.

([88]) Article 433-5 du code pénal.

([89]) Article L. 412-1 du code de la route.

([90]) Il s’agit de tout autre objet susceptible de présenter un danger pour les personnes assimilé à une arme dès lors qu’il est utilisé pour tuer, blesser ou menacer ou qu’il est destiné, par celui qui en est porteur, à tuer, blesser ou menacer.

([91]) Cour de cassation, chambre criminelle, 26 janvier 1965.

([92]) En outre, l’article 431-5 réprime le fait de participer à un attroupement en étant porteur d’une arme (trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende). La peine est portée à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende si l’auteur porteur d’une arme continue à participer à l’attroupement après sommations ou s’il dissimule son visage afin de ne pas être identifié. L’article 431-6 punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende la provocation à un attroupement armé. La peine est portée à sept ans de prison et 100 000 euros d’amende si la provocation a été suivie d’effet.

([93]) Lorsque le participant dissimule volontairement en tout ou partie son visage afin de ne pas être identifié, la peine est portée à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.

([94]) Soit un montant égal à 1 500 euros. Ce montant est doublé en cas de récidive.

([95]) Conseil d’État, Syndicat national des enseignants du second degré, 23 février 2011.

([96]) La décision de poursuivre les contrevenants appartient au parquet.

([97]) Contribution écrite du Syndicat de la magistrature.

([98]) La rédaction de l’article 431-9-1 du code pénal est légèrement plus large que celle de l’article R. 645-14 dans la mesure où elle prévoit que le délit s’applique au cours d’une manifestation ou à l’issue de laquelle des troubles à l’ordre public sont commis ou risquent d’être commis, l’article R. 645-14 mentionnant seulement la volonté de ne pas être identifié dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public.

([99]) Audition de Me Arié Alimi, avocat, du 12 novembre 2020.

([100]) Soit 135 euros.

([101]) Contribution écrite du Syndicat de la magistrature.

([102]) Délégués du procureur de la République.

([103]) Contribution écrite du Syndicat de la magistrature.

([104]) Audition de Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France, du 7 octobre 2020.

([105]) La circulaire du 20 septembre 2016 (p.10) énonce simplement que « la caractérisation de plusieurs faits matériels permettant de démontrer la volonté d’un groupe de personnes de causer des dégradations ou de commettre des violences suffit à permettre leur interpellation et à exercer des poursuites. »

([106]) Ces données sont notamment présentées par Amnesty International France dans son rapport : Arrêté-e-s pour avoir manifesté publié en septembre 2020, p. 10.

([107]) Les données disponibles relatives aux condamnations prononcées sur la base de l’article 222-14-2 ne précisent pas la proportion de manifestants condamnés sur ce fondement.

([108]) Soit 47 condamnations selon les statistiques du casier judiciaire national mentionnées dans le rapport de Mme Alice Thourot du 23 janvier 2019 sur la proposition de loi dite « anti-casseurs » (p. 38).

([109]) Les EGM disposent d’un matériel spécifique leur permettant de réaliser leurs missions dans un environnement dégradé. Ils ont à leur disposition une centaine de véhicules blindés, un engin d’aide à la mobilité des escadrons, qui leur permet d’aménager les terrains difficiles. La gendarmerie a également créé la cellule nationale d’appui à la mobilité (CNAMO) qui intervient dans les désentravements et le dégagement d’obstacles.

([110]) Certains EGM sont spécialisés dans l’action en montagne ou l’escorte nucléaire.

([111]) Il existe ainsi deux compagnies spécialisées dans l’action en montagne, six unités motocyclistes zonales et une unité mise à la disposition du service de la protection (SDLP).

([112]) Instruction commune DGPN-DGGN n° 2015-6371D DGPN/CAB et 97635 DGGN/CAB du 29 décembre 2015 relative à l’emploi des forces mobiles dans la police nationale et la gendarmerie nationale.

([113]) Contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête de la direction générale de la gendarmerie nationale.

([114]) Audition de M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation à la préfecture de police, du 26 novembre 2020.

([115]) Audition de Mme Pascale Regnault Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, du 26 novembre 2020.  

([116]) Audition de M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur, du 9 décembre 2020.

([117]) Rapport d’enquête n° 2794 (XIVème législature) de M. Pascal Popelin, précité, p. 71.  

([118]) Les effectifs autorisés sont un instrument de pilotage des effectifs de la gendarmerie nationale qui répartissent le nombre d’ETP autorisés par la loi de finances en cours d’exécution, par département et par unité. Ils sont ventilés sur proposition des commandants de région et arrêtés par le directeur général de la gendarmerie nationale. 

([119]) Ainsi que l’a expliqué M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, durant son audition, « en raison des missions permanentes que doivent effectuer ces compagnies de service général du fait de la vague d’attentats, de la pression migratoire et de la mise en place du plan VIGIPIRATE, et en prenant également en compte les besoins de formation, les périodes de déplacement et les droits à repos, il ne reste en moyenne que 5 à 7 unités disponibles par jour pour répondre aux sollicitations des autorités administratives ou gouvernementales concernant le maintien de l’ordre ». Ainsi, en moyenne, 5 à 7 compagnies sont disponibles chaque jour, ce qui n’est pas toujours suffisant pour assurer les opérations de maintien de l’ordre. 

([120]) Audition de M. Manuel Valls, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur, du 2 décembre 2020.

([121]) Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, du 17 décembre 2020.

([122]) Le 1er décembre 2018, en marge d’une manifestation de Gilets jaunes, la préfecture du Puy-en-Velay (Haute-Loire) avait été incendiée par des manifestants.  

([123]) Audition de M. Jean-Marie Salanova, directeur central de la sécurité publique, au ministère de l’Intérieur, du 26 novembre 2020.

([124]) Audition de M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation à la préfecture de police, du 26 novembre 2020.  

([125]) Audition du général de brigade Christophe Herrmann, sous-directeur de la défense, de l’ordre public et de la protection à la direction générale de la gendarmerie nationale, du 30 septembre 2020.  

([126]) Défenseur des droits, décision-cadre précitée, p. 17.

([127]) Audition de Me François Boulo, avocat, du 28 octobre 2020.  

([128]) Audition de M. Johann Cavallero, délégué national CRS d’Alliance Police nationale, du 16 septembre 2020.

([129]) Pour un exemple récent, voir la décision n° 2020-202 du Défenseur des droits du 24 novembre 2020.  

([130]) Audition de M. Cédric Mas, avocat, président de l’Institut Action Résilience, du 12 novembre 2020.

([131]) Schéma national du maintien de l’ordre, p. 8.  

([132]) Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, du 17 décembre 2020.  

([133]) Audition de M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, du 2 décembre 2020.

([134]) Le groupement opérationnel CRS (G.O. CRS) pour la police nationale ou le groupement opérationnel de maintien de l’ordre (G.O.M.O. GM) pour la gendarmerie nationale.

([135]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 2.4.3.  

([136]) Audition de Mme Sylvie Hubac, présidente de la section de l’intérieur du Conseil d’État, du 9 décembre 2020.

([137]) Cour des comptes, La préfecture de police de Paris, Réformer pour mieux assurer la sécurité dans l’agglomération parisienne, décembre 2019, p. 136.  

([138]) Ibid., p. 137.  

([139]) Audition de M. Hubert Weigel, membre du comité directeur de l’association des hauts fonctionnaires de la police nationale, du 12 novembre 2020.  

([140]) Audition de M. Léo Moreau, chargé de mission au sein du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, du 28 octobre 2020.

([141]) Audition de M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, du 2 décembre 2020.  

([142]) Audition de Me Jérôme Karsenti, membre de la commission Liberté et droits de l’Homme du Conseil national des barreaux, du 18 novembre 2020.

([143]) Défenseur des droits, décision-cadre précitée, p. 16-17.  

([144]) Cet apprentissage comprend un ensemble d’enseignements détaillés par la direction générale de la police nationale dans sa contribution écrite : l’organisation et les principes tactiques en maintien de l’ordre, le débarquement et l’embarquement des unités, les manœuvres élémentaires et cadres d’ordre, les différents barrages, le cadre juridique, l’utilisation du parc et des moyens, le commandement opérationnel, la gestion de situation dans le cadre de maintien de l’ordre et de violences urbaines.

([145]) Audition de M. Denis Hurth, responsable secteur formation d’UNSA Police, du 16 septembre 2020.   

([146]) Ibid.

([147]) Audition de M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIe siècle « GENDXXI », du 16 septembre 2020.  

([148]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 2.7.

([149]) Audition de M. Denis Hurth, responsable secteur formation d’UNSA Police, du 16 septembre 2020.   

([150]) Audition de M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur, du 9 décembre 2020.

([151]) Audition de M. Denis Jacob, secrétaire général d’Alternative Police, du 16 septembre 2020.   

([152]) Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, par la commission des Lois de l’Assemblée nationale, du 30 novembre 2020.

([153]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 2.4.6.

([154]) Décret n° 2013-1113 du 4 décembre 2013 relatif aux dispositions des livres Ier, II, IV et V de la partie réglementaire du code de la sécurité intérieure.

([155]) Décret n° 86-592 du 18 mars 1986 portant code de déontologie de la police nationale.

([156]) Parmi ces principes, figurent notamment la neutralité, le respect de la dignité des personnes, l’assistance aux personnes en danger, le respect du principe hiérarchique, la probité, le discernement, l’impartialité, le respect de la dignité de sa fonction, la courtoisie.

([157]) Audition de M. Valentin Gendrot, journaliste, du 12 novembre 2020.  

([158]) Louis Lépine, Mes Souvenirs, 1929, p. 131.

([159]) Audition de M. Manuel Valls, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur, du 2 décembre 2020.  

([160]) Audition de Me Arié Alimi, avocat, du 12 novembre 2020.  

([161]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 2.5.

([162]) Audition de M. Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale, du 26 novembre 2020.

([163]) L’article R.434-18 du code de la sécurité intérieure dispose ainsi que « le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. Il ne fait usage des armes qu’en cas d’absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut. »

([164]) Dans sa contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête, la direction générale de la gendarmerie nationale précise que cette formation comprend un rappel réglementaire et spécifique du LBD et un tir minimal de 2 cartouches, complété par des exercices de mises en situation.  

([165]) Contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête de la direction générale de la gendarmerie nationale.

([166]) Audition de Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France, du 7 octobre 2020.

([167]) Défenseur des droits, Le maintien de l’ordre au regard des règles de déontologie, décembre 2018, p. 26.

([168]) Audition de Mme Claudine Angeli-Troccaz, ancienne adjointe au Défenseur des droits en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, du 14 octobre 2020.   

([169]) Audition de Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France, du 7 octobre 2020.  

([170]) Audition de M. Loïc Travers, secrétaire administratif général d’Alliance Police Nationale, du 16 septembre 2020.  

([171]) Audition de M. Laurent Noulin, référent national en charge des CRS d’Alternative Police, du 16 septembre 2020.

([172]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 3.3.2.

([173]) L’expression « canon à eau » peut désigner deux dispositifs : les engins lanceurs d’eau (ELE) pouvant embarquer entre 4 000 et 7 500 litres d’eau, et les lanceurs d’eau portables (LEP), qui doivent être branchés en permanence à une borne incendie pour fonctionner.

([174]) La loi de finances pour 2021 prévoit que ces crédits s’élèvent à 133,05 millions d’euros en autorisations d’engagement (AE) et en crédits de paiement (CP) pour la police nationale, contre 54,96 millions d’euros en 2020. Ils sont de 98,3 millions d’euros en AE et CP pour la gendarmerie nationale, contre 74,1 millions d’euros en CP l’an passé.   

([175]) Projet annuel de performance annexé au projet de loi de finances pour 2021, programme 176, police nationale, p. 52.

([176]) Projet annuel de performance annexé au projet de loi de finances pour 2021, programme 152, gendarmerie nationale, p. 35.  

([177]) Audition de M. Léo Moreau, chargé de mission au sein du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, du 28 octobre 2020.

([178]) Contribution écrite de la direction générale de la police nationale.

([179]) Audition de M. Johann Cavallero, délégué national CRS d’Alliance Police nationale, du 16 septembre 2020.

([180]) Audition de Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France, du 7 octobre 2020.  

([181]) Défenseur des droits, décision-cadre précitée, p. 10.

([182]) Cour européenne des droits de l’Homme, 15 mars 2017, affaire Austin et autres c/ Royaume-Uni (grande chambre).

([183]) Ibid., point 66.

([184]) Ibid., point 68.

([185]) Schéma national du maintien de l’ordre, p. 7.

([186]) Selon les termes de l’article 53 du code pénal, « est qualifié crime ou délit flagrant le crime ou le délit qui se commet actuellement, ou qui vient de se commettre. Il y a aussi crime ou délit flagrant lorsque, dans un temps très voisin de l’action, la personne soupçonnée est poursuivie par la clameur publique, ou est trouvée en possession d’objets, ou présente des traces ou indices, laissant penser qu’elle a participé au crime ou au délit. »

([187]) Audition du colonel Jean-François Lafforgue, ancien chef du groupement III/6 de gendarmerie mobile de Toulouse, du 26 novembre 2020.  

([188]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 3.2.2.

([189])  Audition de M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIe siècle « GENDXXI », du 16 septembre 2020.

([190]) Contribution écrite de la direction de la coopération internationale du ministère de l’Intérieur.

([191]) Sur le territoire de la préfecture de police, ce n’est pas la DRPP mais les brigades d’information de la voie publique (BIVP) de la DOPC qui sont chargés d’échanger avec eux.

([192]) Audition de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police, du 21 octobre 2020.

([193]) Audition de M. François Molins, procureur général près la cour de cassation, du 5 novembre 2020.  

([194]) Audition de Mme Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement territorial, du 21 octobre 2020.  

([195]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 2.3.2 : « les services de renseignement jouent un rôle primordial dans le dispositif global de gestion de l’ordre public. Leur compétence étendue et leur implication au plus près des territoires, leur articulation étroite avec les unités de la police et de la gendarmerie sont ainsi mis à contribution pour anticiper les risques et renseigner l’autorité administrative en amont de l’événement pour établir les dispositifs et pendant les rassemblements pour les adapter. La détection et l’identification des éléments à risque, en temps réel, demeurent également essentielles pour prévenir les troubles. »

([196]) Audition de M. Marc Rolland, porte-parole de l’Association professionnelle nationale militaire Gendarmes et citoyens, du 16 septembre 2020.

([197]) Ces dispositifs permettent aux CRS et EGM d’enregistrer toutes les phases d’action des unités, y compris lors de l’engagement de la force et des armes, afin de justifier a posteriori de la légalité et de la légitimité des tirs.

([198]) Unité nationale dépendant du groupement blindé de gendarmerie (GBGN)

([199]) Référentiel des identités et de l’organisation – voir infra.

([200]) Audition de M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIe siècle « GENDXXI », du 16 septembre 2020. 

([201]) Audition du général de brigade Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie, du 7 octobre 2020.

([202]) Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé.

([203]) Cet article dispose : « lorsque la sécurité des agents de la police nationale ou des militaires de la gendarmerie nationale ou la sécurité des biens et des personnes est menacée, les images captées et enregistrées au moyen de caméras individuelles peuvent être transmises en temps réel au poste de commandement du service concerné et aux personnels impliqués dans la conduite et l’exécution de l’intervention. »

([204]) Audition du général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, du 30 septembre 2020.

([205]) Le recours aux drones est particulièrement utile au printemps et à l’été dans les milieux arborés, les arbres réduisant la visibilité de l’équipement au sol. Place de la République, à Paris, les arbres masquent une partie de l’espace.

([206]) Il existe toutefois une circulaire en date du 27 juillet 2018 relative à l’emploi des aéronefs télépilotés dans la police nationale. L’emploi des drones dans le gendarmerie nationale relève de la réglementation militaire, qui se compose notamment de l’arrêté du 24 décembre 2013 fixant les règles relatives à la conception et aux conditions d’utilisation des aéronefs militaires, de l’instruction 1550/DSAÉ/DIRCAM du 23 novembre 2017 relative aux directives et procédures d’exécution des vols de drone en circulation aérienne militaire en temps de paix et de l’instruction 94000 /GEND/DOE/SDSPSR/BSRFMS du 1er juillet 2019 relative à l’emploi des systèmes de drone au sein de la gendarmerie.

([207]) Conseil d’État, 18 mai 2020, Surveillance par drones.

([208]) Conseil d’État, 22 décembre 2020, Surveillance par drones. Le point 7 précise les raisons conduisant le Conseil d’État à maintenir sa position, malgré le recours au logiciel de foutage : il estime que, « si ce dispositif permet de ne renvoyer à la direction opérationnelle que des images ayant fait l’objet d’un floutage, il ne constitue que l’une des opérations d’un traitement d’ensemble des données, qui va de la collecte des images par le drone à leur envoi vers la salle de commandement, après transmission des flux vers le serveur de floutage, décomposition de ces flux image par image aux fins d’identifier celles qui correspondent à des données à caractère personnel pour procéder à l’opération de floutage, puis à la recomposition du flux vidéo comportant les éléments floutés. Dès lors que les images collectées par les appareils sont susceptibles de comporter des données identifiantes, la circonstance que seules les données traitées par le logiciel de floutage parviennent au centre de commandement n’est pas de nature à modifier la nature des données faisant l’objet du traitement, qui doivent être regardées comme des données à caractère personnel. »

([209]) Nouvel article L. 242-2 du code de la sécurité intérieure tel que rédigé à l’issue de la première lecture par l’Assemblée nationale de la proposition de loi.

([210]) Nouvel article L. 242-3 du code de la sécurité intérieure.

([211]) Nouvel article L. 242-4 du même code.

([212]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 3.4.2 : « La maîtrise de la 3ème dimension est essentielle dans le maintien de l’ordre moderne. L’engagement de moyens aériens (hélicoptères, drones) devra être renforcé et développé, en faisant effort sur les capteurs optiques et les capacités de retransmission, mises en œuvre dans un cadre juridique adapté. Ces moyens sont utiles tant dans la conduite des opérations que dans la capacité d’identification des fauteurs de troubles. »

([213]) Audition de Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité magistrats FO, du 5 novembre 2020.  

([214]) Audition de M. Michel Delpuech, ancien préfet de police, du 21 octobre 2020.

([215]) Audition de Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité magistrats FO, du 5 novembre 2020.

([216]) Audition du général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, du 30 septembre 2020. 

([217]) Contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête de la direction générale de la gendarmerie nationale.  

([218]) « Les mesures d’Édouard Philippe peuvent-elles enrayer la violence des manifestations des "gilets jaunes" ? » France Info, 20 mars 2019.

([219]) Schéma national du maintien de l’ordre, éditorial de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur.

([220]) Cette dernière sommation sera réitérée en cas d’usage d’une arme à feu.  

([221]) Rapport d’enquête n° 2794 (XIVème législature) de M. Pascal Popelin, précité, p. 107.  

([222]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 2.1.4.  

([223]) Audition de M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, du 2 décembre 2020.  

([224]) Ibid., point 2.1.2.  

([225]) Ibid.  

([226]) Audition de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, du 30 septembre 2020.  

([227]) Audition de Me Thibault de Montbrial, avocat, du 28 octobre 2020.  

([228]) CEDH, 20 octobre 2015, Pentikäinen c/ Finlande, n° 11882/10, point 89.

([229]) Audition de Mme Dominique Pradalié, secrétaire générale du SNJ, du 5 novembre 2020.   

([230]) Défenseur des droits, décision-cadre précitée, p. 18.  

([231]) Schéma national du maintien de l’ordre, points 2.2.1 à 2.2.4.

([232]) Ibid., point 3.5.3.

([233]) Ibid., point 2.2.4.

([234]) Audition de M. Nicolas Hervieu, collaborateur du cabinet Spinosi & Sureau, du 28 octobre 2020.

([235]) Ibid., point 2.2.2 : « un officier référent peut être utilement désigné au sein des forces et un canal d’échange dédié mis en place, tout au long de la manifestation, avec les journalistes, titulaires d’une carte de presse, accrédités auprès des autorités. »

([236])  Audition de M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ)-CGT, du 5 novembre 2020.

([237]) Cour de Cassation, 18 janvier 2005, n° 03-30.355. 

([238]) Cour européenne des droits de l’Homme, 14 avril 2019, Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, point 27.

([239]) Audition de M. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, du 12 novembre 2020.  

([240]) Schéma national du maintien de l’ordre, point 3.2.5.  

([241]) Audition de Mme Cécile Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, du 26 novembre 2020.

([242]) Audition de Mme Anne de Pingon, membre de la commission de contrôle du syndicat Unité magistrats FO, du 5 novembre 2020.  

([243]) Audition de Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du syndicat de la magistrature, du 5 novembre 2020.

([244])  Les enquêtes judiciaires peuvent également être confiées aux services locaux compétents de la police et de la gendarmerie nationales.

([245]) L’IGPN précise que 82 % des enquêtes judiciaires qu’elle accomplit sont menées sous l’autorité du parquet et 18 % sous l’autorité d’un juge d’instruction.

([246]) Audition de Mme Brigitte Jullien, directrice de l’IGPN, du 14 octobre 2020.

([247]) 67 enquêtes administratives ont également été ouvertes par l’IGPN, dont 30 ont déjà été retournées à l’autorité administrative. Dans 8 enquêtes, il a été ou il va être retenu un usage disproportionné de la force à l’encontre de 17 policiers.

([248]) Audition de Mme Brigitte Jullien, directrice de l’IGPN, du 14 octobre 2020.

([249]) En outre, 9 564 particuliers se sont adressés directement à l’IGPN en 2019, dont la moitié par l’intermédiaire de la plateforme de signalement.

([250]) Dans son rapport annuel d’activité 2019 (p. 16), l’IGNN précise que « moins de 50 signalements » recueillis sur la période 2018-2019 concernaient les opérations de maintien de l’ordre.

([251]) Par exemple, un mauvais accueil du public ou des délais excessifs de traitement d’une procédure.

([252]) Soit 20 enquêteurs en matière judiciaire, 6 enquêteurs en matière administrative et 6 enquêteurs également répartis au sein des trois antennes déconcentrées de l’IGGN créées en septembre 2019 à Lyon, Marseille et Bordeaux.

([253]) Audition de Mme Brigitte Jullien, directrice de l’IGPN, du 14 octobre 2020.

([254]) L’IGPN dispose de huit antennes régionales situées à Bordeaux, Lille, Metz, Marseille, Fort de France, Lyon, Rennes et Nice.

([255]) Ministère de la Justice, Rapport annuel du ministère public 2019, p. 33.

([256]) L’article 1er du décret n° 2013-784 du 28 août 2013 prévoit ainsi expressément que l’IGPN est un « service actif de la direction générale de la police nationale. »  

([257]) Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, du 17 décembre 2020.

([258]) Entretien avec Cédric Moreau de Bellaing et Sébastien Roché, Mediapart, 12 juin 2020.

([259]) Défenseur des droits, Rapport annuel d’activité 2019, p. 60.

([260]) Sur les 285 agents de l’IGPN, 72 % sont des policiers, 19 % des personnels administratifs et techniques et 9 % appartiennent à d’autres catégories de personnels (magistrat de l’ordre administratif, contractuels, apprentis…).

([261]) Audition de M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, du 25 novembre 2020.

([262]) Audition de M. David Dufresne, journaliste, du 12 novembre 2020.

([263]) Audition de M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, du 7 octobre 2020.

([264]) Idem.

([265]) Audition de M. David Dufresne, journaliste, du 12 novembre 2020.

([266]) Idem.

([267]) Audition du général Alain Pidoux, chef de l’IGGN, du 14 octobre 2020.

([268]) À la suite de l’IPCC (« Independent Police Complaints Commission ») créée en 2004.

([269]) Entre le 1er avril 2019 et le 31 janvier 2020, les forces de police britanniques ont enregistré 28 223 plaintes déposées à leur encontre.

([270]) Audition de M. Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l’Intérieur, ancien Premier ministre, du 9 décembre 2020.

([271]) Audition de M. Benoît Muracciole, président de l’association Action sécurité éthique républicaines (ASER), du 18 novembre 2020.

([272]) Audition de M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, du 25 novembre 2020.

([273]) Audition de Me Jérôme Karsenti, membre de la commission Libertés et droits de l’Homme du Conseil national des barreaux, évoque une alternative, du 18 novembre 2020.

([274]) Lors de son audition, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a confirmé cette hypothèse : « Nous pouvons également envisager de ne pas placer des policiers ou des gendarmes à la tête de ces inspections. »

([275]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 novembre 2020.

([276]) Les relations entre le Défenseur des droits et les inspections générales se traduisent essentiellement par des demandes de renseignements. Le rapport annuel d’activité 2019 de l’IGPN précise que celle-ci a été saisie de 118 demandes de renseignements en 2019, portant notamment sur les questions relatives au maintien de l’ordre.

([277]) Audition de M. Manuel Valls, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur, du 2 décembre 2020.

([278]) Audition de Mme Pauline Caby, adjointe de la Défenseur des droits en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, du 25 novembre 2020.

([279]) Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, du 17 décembre 2020.

([280]) Le rapport annuel d’activité 2019 de l’IGPN précise simplement que les 276 propositions de sanctions présentées par l’IPGN à l’autorité hiérarchique représentent 16 % de l’ensemble des sanctions prononcées par la DGPN.

([281]) C’est-à-dire les sanctions du 2e groupe (radiation du tableau d’avancement, abaissement d’échelon, exclusion temporaire d’une durée maximale de quinze jours et déplacement d’office), du 3e groupe (rétrogradation et exclusion temporaire comprise entre trois mois et deux ans) et du 4e groupe (mise à la retraite d’office et révocation).

([282]) Circulaire du 22 novembre 2018 relative au traitement judiciaire des infractions commises en lien avec le mouvement de contestation dit « des gilets jaunes », p. 6.

([283]) Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice, du 3 décembre 2020.

([284]) Amnesty International France, rap. cit., p. 39.

([285]) Cour de cassation, chambre criminelle, 28 mars 2017.

([286]) Article 230-19 du code de procédure pénale.

([287]) Audition de M. Rémy Heitz, procureur de la République de Paris, du 25 novembre 2020.

([288]) Contribution écrite du Syndicat de la magistrature.

([289]) Idem.

([290]) Audition de Mme Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats, du 26 novembre 2020.

([291]) Audition de M. Rémy Heitz, procureur de la République de Paris, du 25 novembre 2020.

([292]) Audition de M. Christian Mouhanna, chargé de recherche au CNRS et directeur du centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, du 14 octobre 2020.

([293]) Ministère de la justice, Rapport annuel du ministère public 2019, p. 35.

([294]) Audition de M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, du 26 novembre 2020.

([295]) Audition de M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, du 5 novembre 2020.

([296]) Audition de Me Thibault de Montbrial, avocat, du 28 octobre 2020.

([297]) Audition de Me Raphaël Kempf, avocat, du 28 octobre 2020.

([298]) Audition de Mme Brigitte Jullien, directrice de l’IGPN, du 14 octobre 2020.

([299]) Audition de M. Gérald Darmanin devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale, du 30 novembre 2020.

([300]) À l’exception des cas limitativement prévus par l’arrêté du 7 avril 2011.

([301]) Réponse ministérielle à la question écrite n° 31827 de M. Julien Aubert, 10 novembre 2020.

([302]) Contribution écrite de la direction générale de la gendarmerie nationale.

([303]) Réponse ministérielle, précitée.

([304]) Ibidem.

([305]) À l’image du télégramme du directeur général de la police nationale du 30 décembre 2019.

([306]) Audition de Me François Boulo, avocat, du 28 octobre 2020.

([307]) Défenseur des droits, décision-cadre précitée, p. 20.

([308]) Ibidem.

([309]) Schéma national du maintien de l’ordre, septembre 2020, p. 22.

([310]) Audition de Me Jérôme Karsenti, membre de la commission Liberté et droits de l’Homme du Conseil national des barreaux, du 18 novembre 2020.

([311]) Audition de Me François Boulo, avocat, du 28 octobre 2020.

([312]) Dans l’hypothèse où le service en charge de l’enquête n’est pas l’IGPN ou l’IGGN.

([313]) Conseil constitutionnel, décision n° 2018-756 QPC, 17 janvier 2019.

([314]) L’article 698-1 du code de procédure pénale précise ainsi que, s’agissant des infractions commises par les gendarmes dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, l’action publique est engagée par le parquet et non à la suite d’une plainte de la victime.

([315]) Audition de Me Laurent-Franck Liénard, avocat, du 28 octobre 2020.

([316]) Audition de M. Alain Bauer, professeur de criminologie, du 28 octobre 2020.

([317]) Audition du général Alain Pidoux, chef de l’IGGN, du 14 octobre 2020.

([318]) Rapport d’enquête n° 2794 (XIVème législature) de M. Pascal Popelin, précité, p. 119.

([319]) Audition de M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Intérieur, du 9 décembre 2020.

([320]) Lors de son audition par la commission d’enquête le 17 décembre 2020, le ministre de l’Intérieur s’est engagé à ce que le Parlement soit associé à cette démarche.

([321]) Articles R. 434-2 à R. 434-33 du code de la sécurité intérieure.

([322]) Audition de Mme Sylvie Hubac, présidente de la section de l’Intérieur du Conseil d’État, du 9 décembre 2020.

([323]) Audition de M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, du 25 novembre 2020.

([324]) Communiqué de presse du Premier ministre, 7 décembre 2020.

([325]) Audition de M. Bruno Pomart, président de l’Association Raid Aventures Organisation, du 26 novembre 2020.

([326]) Audition de Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, du 5 novembre 2020.

([327]) Voir notamment leur ouvrage Politique du désordre. La police des manifestations en France, Le Seuil, 2020.

([328]) La logique de désescalade a été consacrée par l’arrêt Bockdorf rendu par le tribunal constitutionnel allemand en 1985.

([329]) Audition de M. Hubert Weigel, membre du comité directeur de l’association des hauts fonctionnaires de la police nationale, du 12 novembre 2020.

([330]) Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe.

([331]) Allemagne, Autriche, Danemark, Espagne, Hongrie, Portugal, Royaume-Uni, Slovaquie, Suède, Chypre, les Pays-Bas et la Roumanie.

([332]) Knowledge, Facilitation, Communication, Differentiation

([333]) Voir le rapport de l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) : Maintien de l’ordre : à quel prix ?, mars 2020, pp. 147 à 151.

([334]) Independent Police Complaints Authorities Network

([335])  Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.