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Logo2003modifN° 3786

 

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 janvier 2021

 

RAPPORT

FAIT

 

Au nom de la commission d’enquête (1)

relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques

et les doctrines de maintien de l’ordre

Président

M. Jean-Michel FAUVERGUE,

 

Rapporteur

M. Jérôme LAMBERT,

 

Députés.

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(1) La composition de cette commission d’enquête figure au verso de la présente page.

 


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La commission d’enquête est composée de : M. Jean-Michel Fauvergue, président ; M. Jérôme Lambert, rapporteur ; MM. Philippe Michel-Kleisbauer, Christophe Naegelen, Bruno Questel, Jean-Louis Thiériot, vice-présidents ; Mmes Valérie Bazin-Malgras, Aude Bono-Vandorme, M. Thomas Gassilloud, Mme Alice Thourot, secrétaires ; MM. Xavier Batut, Ugo Bernalicis, Florent Boudié, Mmes Coralie Dubost, Isabelle Florennes, Camille Galliard-Minier, M. Fabien Gouttefarde, Mmes Marietta Karamanli, Brigitte Kuster, M. Didier Le Gac, Mme Constance Le Grip, MM. Jean-François Mbaye, Nicolas Meizonnet, Ludovic Mendes, Stéphane Peu, Mme Cécile Rilhac, MM. Thierry Solère, Aurélien Taché, Mme Laurence Vanceunebrock, M. Charles de la Verpillière, membres.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Avant-propos de M. le Président Jean-Michel Fauvergue

I. Les manifestations récentes se caractérisent par une violence plus visible, à laquelle répond le durcissement du cadre juridique applicable

A. L’évolution des manifestations et des profils de leurs participants s’est accompagnée d’une visibilité accrue des violences

1. Même si les manifestations « traditionnelles » continuent d’exister, elles sont concurrencées par une multiplication des formes atypiques de contestation

a. Il existe deux types d’opérations de maintien de l’ordre

b. La persistance de manifestations « traditionnelles », plus souvent confrontées à la violence

c. La banalisation de nouvelles formes de contestation

2. Certaines manifestations sont marquées par la généralisation de la présence de participants violents

a. La violence pendant les manifestations n’est pas un phénomène nouveau…

b. … mais la présence d’individus violents lors de manifestations se fait plus courante

3. La captation vidéo et les réseaux sociaux rendent ces violences plus visibles

B. Dans un contexte marqué par une inflation du nombre de manifestations, des tensions grandissantes avec les forces de l’ordre apparaissent

1. Toujours plus nombreuses, les manifestations mobilisent intensivement les forces de l’ordre

a. Des chiffres en nette augmentation

b. Des effectifs fortement sollicités

2. Les tensions observées dans certaines opérations fragilisent les relations entre les forces de l’ordre et la population

a. Les prétendues « violences policières » peuvent faire l’objet de recours

b. Une augmentation inquiétante du nombre de fonctionnaires et militaires blessés

C. Une réponse administrative et judiciaire susceptible de porter atteinte à la liberté de manifester

1. Le renforcement des mesures visant à prévenir l’existence de troubles à l’ordre public

a. Une conception libérale du droit de manifester aujourd’hui remise en question

b. Le recours potentiellement abusif aux contrôles d’identité, aux fouilles et confiscations d’objets

2. Un cadre répressif fondé sur le développement des sanctions pénales

a. La pluralité des incriminations contraventionnelles et délictuelles applicables

b. L’augmentation corrélative des condamnations pénales

II. Les stratégies actuelles de maintien de l’ordre sont confrontées à des échecs opérationnels que le Schéma national du maintien de l’ordre a pour but de surmonter

A. La mobilisation d’unités non spécialisées et l’utilisation d’armes potentiellement inadaptées fragilisent les opérations de maintien de l’ordre les plus délicates

1. En principe confiées à des unités spécialisées, certaines opérations de maintien de l’ordre nécessitent de faire appel à d’autres unités moins bien formées

a. Les spécificités du maintien de l’ordre ont conduit les pouvoirs publics à le confier à des unités spécialisées

b. Réduit il y a plusieurs années, le nombre d’unités spécialisées ne permet plus de répondre aux besoins des autorités

c. D’autres unités sont parfois associées au maintien de l’ordre, ce qui peut entraîner de graves incidents

d. Ces unités sont encadrées par une chaîne de commandement qui mériterait d’être améliorée

2. Les unités chargées du maintien de l’ordre bénéficient de formations initiales et continues qu’il convient de renforcer

a. Les unités spécialisées sont formées au maintien de l’ordre mais ne parviennent pas toujours à remplir leurs obligations de formation continue

b. Les unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre demeurent insuffisamment formées à ses spécificités

c. L’ensemble des unités doivent être régulièrement formées au respect des exigences déontologiques

3. La violence de certaines manifestations rapproche les forces de l’ordre des manifestants et peut nécessiter de recourir à la force, dans un cadre juridique contraignant

a. Le principe cardinal de maintien à distance des manifestants n’est pas toujours applicable

b. Le recours à la force fait l’objet d’un encadrement juridique strict

c. Le recours au LBD dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre ne paraît pas nécessairement pertinent

d. L’efficacité des canons à eau pour disperser les manifestants doit inciter les pouvoirs publics à y recourir davantage pour les manifestations les plus violentes

e. La technique controversée de l’encerclement

B. Les difficultés à identifier, isoler et interpeller les éléments perturbateurs compliquent leur poursuite devant la justice

1. Les difficultés rencontrées pour sanctionner les auteurs de violences fragilisent l’action des forces de l’ordre

a. Parfois nécessaire, l’interpellation des individus violents durant les manifestations ne doit pas nuire aux opérations de maintien de l’ordre

b. L’interpellation a posteriori des auteurs de violence est à privilégier

2. Plusieurs solutions existent ou devraient exister pour favoriser le recueil de preuves et mieux sanctionner les auteurs de violences

a. Renforcer le rôle clé du renseignement

b. Généraliser le recours aux caméras piétons

c. Mettre en place un cadre juridique sécurisant pour l’utilisation des drones

d. Utiliser les produits de marquage synthétique

C. Les solutions apportées par le schéma national du maintien de l’ordre : entre progrès, risques et insuffisances

1. Le schéma national du maintien de l’ordre apporte des solutions demandées de longue date, notamment par les parlementaires

a. La modernisation du dispositif de sommations

b. Une meilleure information des manifestants

2. Une problématique persistante : la place des journalistes et des observateurs

a. Un rôle essentiel compromis par les violences dont les journalistes et les observateurs sont parfois victimes

b. Les dispositions du schéma national du maintien de l’ordre demeurent insuffisantes pour garantir leur protection

3. La présence de magistrats dans la salle de commandement : un risque de confusion ?

III. Le renforcement du contrôle des opérations de maintien de l’ordre s’avère indispensable afin de restaurer la confiance entre la population et les forces de l’ordre

A. Les interrogations entourant l’action des inspections générales soulignent la nécessité d’une reforme des organes de contrôle administratif interne

1. L’organisation et le fonctionnement des corps d’inspection administratifs soulèvent des critiques

a. L’activité croissante de l’IGPN et de l’IGGN depuis les manifestations des Gilets jaunes

b. Une action de contrôle interne des forces de l’ordre confrontée à des critiques

2. Les modèles étrangers peuvent être une source d’inspiration pour la réforme annoncée de l’IGPN et de l’IGGN

a. La diversité des modèles d’inspection interne en Europe : les exemples britannique et espagnol

b. Plusieurs pistes de réforme des inspections générales sont aujourd’hui envisageables

B. La nécessaire rénovation du traitement judiciaire du maintien de l’ordre

1. Une judiciarisation du maintien de l’ordre à deux vitesses

a. L’accélération de la judiciarisation des auteurs de violences survenues au cours des manifestations

b. La complexité du contrôle judiciaire opéré sur l’action des forces de l’ordre

2. Les pistes d’amélioration du traitement judiciaire des violences illégitimes au cours des opérations de maintien de l’ordre

a. Garantir l’identification des forces de l’ordre au cours de leurs interventions par le port visible du numéro RIO

b. Renforcer l’impartialité et l’efficacité des suites judiciaires données aux plaintes contre les membres des forces de l’ordre

C. Favoriser les réflexions transversales sur le maintien de l’ordre dans une optique inclusive

1. Un large cadre de concertation afin d’appréhender tous les enjeux

a. Privilégier une approche pluridisciplinaire

b. Réussir le rendez-vous du « Beauvau de la sécurité »

2. Une ouverture au-delà de nos frontières

a. Étudier les méthodes et les dispositifs mis en place à l’étranger

b. Mener un dialogue à l’échelle européenne

EXAMEN du rapport

Synthèse des propositions

Contributions

I. Contribution présentée par Mme Marietta Karamanli, au nom du groupe socialistes et apparentés

II. Contribution présentée par M. UGO BERNALICIS

I. Des effectifs spécialisés dans la gestion des manifestations

Garantir la spécialisation des effectifs déployés lors de manifestations

Assurer une formation dédiée à la gestion des manifestations

Renforcer la continuité des savoirs par la formation continue et le retour d’expérience

II. Un équipement dédié, adapté et légitime à la gestion des manifestations

Changer le paradigme de la militarisation du maintien de l’ordre

Renforcer la visibilité et la compréhension de la posture des effectifs déployés en manifestation à destination du public et des manifestants

III. Une communication au cœur de la gestion des manifestations

La communication en amont, au cours et a posteriori de la manifestation

La communication dans le cas de l’usage de la force

La clarification des échanges avec les autorités judiciaires

III. Contribution présentée par M. Christophe Naegelen

ANNEXE

Comptes rendus des auditions ()

 


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   Avant-propos de M. le Président Jean-Michel Fauvergue

 

Le maintien de l’ordre répond à un équilibre subtil :

– la protection d’une liberté fondamentale : celle de manifester pour défendre un droit, un idéal, une opinion,

– la préservation de l’intégrité physique des manifestants,

– la défense des personnes et des biens, potentiels victimes ou dommages collatéraux d’un trouble à l’ordre public qui pourrait résulter de cette action de manifester sur la voie publique,

– la préservation de celles et ceux qui sont en charge du maintien et du rétablissement de l’ordre public.

Le dialogue avec les organisateurs de manifestation, notamment les organisations syndicales, a longtemps été au cœur du succès d’un maintien de l’ordre sans violence, ou avec un recours très limité aux actions dynamiques des forces de sécurité intérieure.

Ces dernières années, deux facteurs ont compliqué les opérations de maintien de l’ordre et ont, à plusieurs reprises, altéré le droit de manifester des participants les plus pacifiques :

– l’émergence de groupes de casseurs, d’extrémistes et autres black blocs organisés, préparés et venus pour générer de la violence, contre les institutions et celles et ceux qui sont en charge de leur défense,

– plus spécifiquement avec le mouvement des Gilets jaunes, l’absence d’interlocuteurs expérimentés identifiés pour mettre en œuvre l’exercice du droit de manifester dans de bonnes conditions.

De nombreux policiers et gendarmes ont été pris pour cible délibérément par des éléments incontrôlés, de la manière la plus violente, faisant des milliers de blessés, dont certains très gravement atteints.

Face aux débordements et dans un contexte social difficile, des comportements inadaptés ont été constatés au sein des forces de l’ordre. Des actes isolés et illégitimes ont fait l’objet de procédures et de sanctions judiciaires et/ou administratives. Des enquêtes sont encore en cours d’instruction.

 

Si je ne peux cautionner le terme de « violence policière », qui renvoie à une traduction systémique d’un comportement déviant, nous souhaitons, avec Monsieur le Rapporteur et nos collègues membres de cette commission, que les violences illégitimes commises au sein des forces de l’ordre fassent systématiquement l’objet d’enquêtes et de poursuites adéquates.

Par ailleurs, dans une société de l’image, que chacun peut visionner, que chacun peut capter à l’aide d’un simple téléphone et distribuer sans filtre sur les réseaux sociaux, le décalage entre le temps médiatique et le temps judiciaire est ressenti comme une inaction, voire une injustice, incompréhensibles par une grande partie de nos concitoyens.

Le rôle de notre commission a été, entre autres, de mettre en exergue cette complexité en tentant de rapprocher les points de vue et de réconcilier des parties qui, depuis trop longtemps, campent sur leurs positions sans remise en cause.

Très complémentaire du nouveau schéma national du maintien de l’ordre, le présent rapport offre de nombreuses autres pistes au pouvoir exécutif.

Il ouvre la voie à des réflexions à mener :

– une accréditation administrative des observateurs (reconnus par la jurisprudence européenne) suggérée par Monsieur le Rapporteur,

– une évolution de l’Inspection générale de la police nationale et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale,

– le dépaysement des enquêtes sur les violences illégitimes (suggestion qui me semble plus réaliste que la saisine inconditionnelle d’un juge d’instruction),

– et bien d’autres propositions qu’il s’agira d’adapter avec pragmatisme, en restant éloignés de passions dogmatiques, à la recherche de la concorde nécessaire entre la population et ses forces de sécurité.

Le travail de cette commission que j’ai eu l’honneur de présider a été particulièrement riche. Qu’il me soit permis de remercier tous ses membres avec une pensée chaleureuse pour les membres du bureau. Monsieur le Rapporteur n’a pas eu la tâche facile en prenant ses fonctions en cours de commission d’enquête : j’ai pu apprécier son ouverture d’esprit et son objectivité dans nos travaux communs.

 

 


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MESDAMES, MESSIEURS,

Le droit de manifester est un principe constitutionnel garanti par l’article X de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ancrée de longue date dans notre histoire, cette liberté s’exerce dans le respect des règles de l’État de droit qui assurent une conciliation subtile entre l’expression libre des opinions et la préservation de l’ordre public.

La multiplication de la fréquence des manifestations depuis celles contre la « loi Travail » de 2016, ainsi que la généralisation de formes de contestation « atypiques », à l’instar des manifestations hebdomadaires des Gilets jaunes en 2018-2019, ou l’émergence de « zones à défendre » (ZAD) ont bouleversé les équilibres préétablis en complexifiant l’action de la police et de la gendarmerie. Cependant, les phénomènes de violence émaillant certaines opérations de maintien de l’ordre ne sont pas inédits. Néanmoins, ils bénéficient désormais d’une médiatisation permanente et instantanée, faisant régulièrement apparaître, sans aucun filtre, des images de chaos, étayées par le nombre croissant de dégradations et de personnes grièvement blessées, manifestants, policiers et parfois simples badauds. L’influence décisive de l’image exacerbe de façon brutale et concrète les tensions qui traversent notre société. Ces images ont également pour effet de développer un certain sentiment de défiance entre une partie de l’opinion publique et les forces de l’ordre.

Ce constat, qui a motivé la création de cette commission d’enquête à la demande du groupe Socialistes et apparentés en juillet 2020, est plus que jamais d’actualité. La publication en septembre dernier du schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), et les réactions qu’elle a suscitées dans un contexte marqué par l’adoption par l’Assemblée nationale de la proposition de loi relative à la sécurité globale, puis l’ouverture annoncée au premier semestre 2021 de la concertation prévue dans le cadre du « Beauvau de la sécurité » soulignent l’importance fondamentale d’une réflexion parlementaire sur ce sujet.

Il apparaît ainsi indispensable de dresser un bilan des doctrines, de la déontologie et des pratiques du maintien de l’ordre, plus de cinq ans après le rapport rendu par la commission d’enquête « chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre » présidée par M. Noël Mamère et dont M. Pascal Popelin était le rapporteur. À la suite du drame de Sivens, qui avait coûté la vie de Rémi Fraisse, ce rapport avait pertinemment éclairé les enjeux entourant la doctrine française de maintien de l’ordre et esquissé des pistes de réformes envisageables, tant sur le plan opérationnel que juridique. Force est de constater que ce rapport et ses propositions n’avaient pourtant guère retenu l’attention du gouvernement.

Dans le contexte actuel, il demeure capital de poursuivre la réflexion autour de ces problématiques, au moment où l’action des forces de sécurité fait l’objet d’interrogations majeures, y compris au plus haut sommet de l’État, voire parfois de critiques sévères, pour lesquelles des réponses claires et circonstanciées sont attendues par l’opinion publique.

Alors que, dans certains contextes, maintenir l’ordre paraît de plus en plus délicat, les missions essentielles qu’accomplissent policiers et gendarmes en la matière doivent être analysées avec recul et précision, sans céder à la tentation du relativisme ou de la caricature. Le travail réalisé par la commission d’enquête, au travers des 46 auditions qu’elle a menées entre septembre et décembre 2020, a précisément visé à comprendre la nature des opérations de maintien de l’ordre survenues au cours de ces dernières années, en étudiant le rôle des forces de l’ordre et les moyens d’action auxquels elles recourent afin de garantir simultanément l’exercice du droit de manifester et le respect de l’ordre public. La commission d’enquête a tenu, sous l’impulsion de son Président et de ses deux rapporteurs successifs – Mme George Pau-Langevin, puis, à compter du 25 novembre 2020, M. Jérôme Lambert –, à entendre le point de vue de l’ensemble des parties prenantes. Ses travaux lui ont donné de nombreuses occasions d’exprimer sa reconnaissance à l’ensemble des membres des forces de l’ordre pour les missions qu’ils remplissent jour après jour, dans des conditions souvent très délicates. Si la Commission prend en considération des problèmes d’organisation et de moyens ou d’erreurs individuelles, c’est pour proposer des évolutions destinées à les corriger.

Le présent rapport fait état de l’évolution des manifestations depuis 2015 et de la visibilité accrue des violences, qui se sont accompagnées d’un renforcement du cadre administratif et judiciaire, au risque de fragiliser l’équilibre nécessaire à l’exercice du droit de manifester. À l’épreuve de tensions croissantes, les stratégies opérationnelles mises en œuvre par les forces de l’ordre paraissent perfectibles, qu’il s’agisse des objectifs poursuivis ou des techniques utilisées. En outre, la nécessité d’un contrôle de leur action à la fois efficace, pertinent et impartial peut justifier pleinement l’engagement d’une réforme de leur traitement judiciaire et du fonctionnement des corps internes d’inspection.

Votre rapporteur considère que les travaux de la commission d’enquête peuvent utilement contribuer aux réflexions actuellement engagées sur la modernisation de la doctrine et des pratiques du maintien de l’ordre. Au travers de trente-cinq recommandations, ils dressent des perspectives d’évolution qu’il conviendra d’approfondir afin de garantir de façon optimale la liberté de manifestation et la préservation de l’ordre public. C’est à cette condition exigeante que pourra se maintenir, voire parfois se rétablir, la relation de confiance entre tous les citoyens et les forces de l’ordre.

 

 


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I.   Les manifestations récentes se caractérisent par une violence plus visible, à laquelle répond le durcissement du cadre juridique applicable

Si la violence en manifestation n’est pas un phénomène apparu récemment, l’évolution des formes de contestation se traduit aujourd’hui par un regain de tensions entre les forces de l’ordre et les manifestants – ou, souvent, entre les forces de l’ordre et des individus bien distincts de ceux-ci, qui profitent de ces événements pour commettre des dégradations et des délits – dans un contexte marqué par une forte médiatisation des opérations de maintien de l’ordre et une prévalence inédite de l’image. Ces évolutions récentes ont conduit les pouvoirs publics à adapter le cadre juridique de la manifestation, au risque de restreindre dans les faits, parfois par des formes de dissuasion, la liberté de manifester.

A.   L’évolution des manifestations et des profils de leurs participants s’est accompagnée d’une visibilité accrue des violences

De nombreuses manifestations au sens classique du terme – une déclaration en préfecture, des organisateurs, un cortège – ont lieu régulièrement en France, mais ces dernières années sont marquées par la généralisation de manifestations jusqu’alors atypiques, comme l’a montré le mouvement des Gilets jaunes, qui s’est traduit par la multiplication d’événements à caractère plus ou moins spontané, sans organisateur, sans déclaration et, donc, sans concertation avec les autorités. En parallèle, les manifestations « traditionnelles » semblent de plus en plus souvent être « infiltrées » par des individus violents, dont la présence est souvent sans aucun rapport avec l’objectif revendicatif de la manifestation, et qui nuisent à l’organisation de l’évènement, à la sécurité des participants et à leur droit de manifester pacifiquement.

1.   Même si les manifestations « traditionnelles » continuent d’exister, elles sont concurrencées par une multiplication des formes atypiques de contestation

a.   Il existe deux types d’opérations de maintien de l’ordre

L’instruction du 21 avril 2017 relative au maintien de l’ordre public par la police nationale ([1]) définit le maintien de l’ordre comme « l’ensemble des opérations de police administrative et judiciaire mises en œuvre avec des policiers regroupés en unités d’importance très variable, à l’occasion d’actions organisées ou spontanées, hostiles ou bienveillantes, violentes ou pacifiques, à caractère revendicatif ou festif se déroulant sur la voie publique ou dans les lieux publics ».

Elle distingue deux types d’opérations :

– les services d’ordre public, qui nécessitent de mettre à disposition policiers et gendarmes « pour faire face à des actions collectives sur la voie publique ou dans les lieux publics, à caractère pacifique, festif, sportif ou culturel » présentant un risque faible de trouble à l’ordre public. L’objectif principal de ces opérations est de garantir l’exercice des libertés individuelles et collectives tout en les régulant ;

– les opérations de maintien et de restauration de l’ordre public, qui mobilisent policiers et gendarmes à l’occasion d’actions inopinées ou programmées. Ces actions sont de deux natures : soit elles présentent un risque a priori de violences ou de débordement, soit elles « constituent des atteintes à l’ordre public (violences, dégradations) ou ont des conséquences sur l’ordre public (crises majeures d’origine criminelle ou accidentelle) ». Ces opérations visent, non plus à garantir l’exercice du droit de manifester, mais à rétablir l’ordre public et à interpeller les auteurs de violences.

b.   La persistance de manifestations « traditionnelles », plus souvent confrontées à la violence

De nombreuses manifestations « traditionnelles » ont lieu chaque année en France, à l’initiative des centrales syndicales, des organisations politiques ou associatives. Elles se caractérisent le plus souvent par un « carré de tête » dans lequel figurent des personnalités publiques, suivi de manifestants encadrés par des membres des services d’ordre des organisateurs, qui défilent d’un point de départ vers un point d’arrivée, dans le cadre d’un parcours déposé en préfecture et négocié avec les pouvoirs publics. Les forces de l’ordre se positionnent sur les abords et peuvent également assurer une présence tout au long du parcours de la manifestation.

Ce modèle, pensé pour assurer la sécurité de la manifestation, et garantir aux participants leur liberté de manifester, structure les mouvements de foule et limite aussi les risques d’incidents en marge de l’évènement. Les organisations syndicales et leurs services d’ordre, particulièrement rompus aux techniques du maintien de l’ordre, savent comment orienter les manifestants. Comme l’observait M. Benjamin Daubigny, directeur départemental adjoint de la sécurité publique de l’Aube, « les diverses organisations syndicales ont pour habitude de structurer leurs mouvements et leurs manifestations en les déclarant en bonne et due forme, conformément à la loi, et en établissant des services d’ordre internes, plus ou moins efficients et visibles, mais qui ont toujours constitué […] des relais avec la population. » ([2])

 

Ces manifestations sont néanmoins parfois infiltrées par des individus violents, qui peuvent profitent des écarts qui se créent au sein du défilé entre les manifestants pour s’y introduire et s’y organiser, voire se positionner en tête de cortège pour être davantage visibles des médias couvrant l’évènement. Dans les deux cas, les services d’ordre sont débordés par ces individus qui se mêlent d’abord discrètement aux manifestants, avant de dissimuler leur visage au moment de commettre des infractions.

Les événements du 1er mai 2018 à Paris sont caractéristiques de ce type d’infiltration. Selon M. Michel Delpuech, ancien préfet de police, alors que la manifestation traditionnelle, déclarée et encadrée par les services d’ordre des centrales syndicales, réunissait 20 000 personnes, « plus de 14 500 personnes qui n’adhéraient pas au dispositif classique et voulaient s’affranchir de toute contrainte, y compris du service d’ordre des syndicats, [se sont rassemblées en tête de cortège]. C’est là que s’étaient glissés les black blocs ([3]) qui en ont pris la tête. À leur arrivée, ils ne sont pas black blocs, ils le deviennent en se grimant pendant l’événement » ([4]).

Des black blocs lors de la manifestation du 1er mai 2018, à Paris

Source : Thomas Samsun – Agence France-Presse

L’année 2016 et les manifestations contre la « loi travail » semblent représenter un tournant pour le maintien de l’ordre dans un cadre « classique » de manifestations déclarées, des black blocs s’étant, pour la première fois, imposés en tête de cortège. Selon M. Loïc Travers, secrétaire administratif général d’Alliance Police Nationale, « on constate à partir de ce moment-là une aggravation des blessures et le nombre de blessés explose. À l’époque, 600 policiers ont été blessés sur une période très courte de trois mois. En outre, le contact systématique a commencé de devenir la règle. » ([5])

Les manifestants présents venus simplement pour défiler et défendre leurs idées, souffrent du climat dans lequel se déroulent ces manifestations. Mme Céline Verzeletti, secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail (CGT), constate que « la façon dont le maintien de l’ordre est organisé ne permet pas de manifester en toute sécurité et liberté ; tout au contraire, elle pourrait dissuader des personnes de venir manifester. En cela, il s’agit d’une atteinte à la liberté de manifester. » ([6])

Outre la présence des black blocs, et d’autres individus cherchant seulement à profiter de l’événement pour commettre des délits (tels que des vols à l’occasion de pillages), la recrudescence de ces violences peut s’expliquer par un affaiblissement de l’encadrement de ces manifestations. Les services d’ordre des centrales syndicales sont désormais moins importants qu’auparavant, et donc moins capables de dissuader les auteurs de violences. M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation (DOPC) à la préfecture de police, a précisé à la commission d’enquête qu’ils « regroupent au maximum 150 à 200 personnes, ce qui ne permet pas la même régulation » qu’autrefois ([7]).

En outre, la coopération entre les forces de l’ordre et les services d’ordre des centrales syndicales s’est fragilisée. L’absence d’un contact permanent lors des manifestations entre les forces de l’ordre et les organisateurs a été regrettée par les représentants des centrales syndicales, pour lesquels une continuité dans l’échange permettrait de résoudre des difficultés survenant sur le parcours. Comme l’explique M. David Dugue, secrétaire confédéral de la CGT, une manifestation « peut s’arrêter brutalement puis redémarrer, un espace se crée et des véhicules en profitent pour passer. Une continuité dans l’échange permettrait de savoir qu’en tournant place de la Bastille, un décrochage a eu lieu, que la population est entrée dans la manifestation ou que des voitures sont passées […] Souvent, nos services d’ordre ou d’organisation assurent le virage par une chaîne humaine. Cela peut poser des problèmes parce qu’ils ne sont pas gardiens de l’ordre. » ([8])

Cette augmentation de la violence pourrait également s’expliquer par un contexte socio-économique et politique plus tendu, qui ne permet pas toujours aux organisations syndicales, politiques ou associatives, d’obtenir gain de cause dans leur rapport de force avec les pouvoirs publics, et conduit les manifestants les plus radicaux à se détourner de cette forme d’expression de la revendication. Selon M. Emmanuel Blanchard, maître de conférences au département de science politique de l’Université de Versailles-Saint-Quentin et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, « le cortège discipliné tenait bien davantage à la force des syndicats et au mouvement social qu’aux techniques d’un maintien de l’ordre largement délégué aux services d’ordre syndicaux. Un tel niveau d’autocontrainte dans les cortèges et dans les manifestations s’entendait uniquement lorsque les centrales syndicales étaient en mesure d’obtenir au moins partiellement satisfaction aux revendications du moment. » ([9])

Qu’elles qu’en soient les raisons, l’affaiblissement de cette forme de contestation se traduit par celui du droit de manifester pacifiquement, ce qui n’est pas acceptable.

c.   La banalisation de nouvelles formes de contestation

Ces dernières années sont également marquées par la banalisation de nouvelles formes de manifestations déstructurées, non déclarées, sans organisateur et sans revendications claires.

De nombreuses manifestations ne respectent aujourd’hui plus les règles, notamment de déclaration préalable. Selon M. Didier Lallement, préfet de police, environ 17 % des manifestations parisiennes n’avaient pas, en 2019, fait l’objet d’une déclaration préalable auprès de la préfecture de police ([10]), déclaration pourtant obligatoire ([11]).

Certains mouvements spontanés, comme les « marches blanches » ou les événements émotionnels en réaction à une actualité internationale, ne suscitent généralement pas de difficulté particulière.

Toutefois, lorsque les mouvements revendicatifs dégénèrent, il peut être gênant pour les forces de l’ordre de ne pas disposer d’un interlocuteur en leur sein. L’absence d’organisateur empêche en effet les pouvoirs publics de mettre en œuvre une stratégie concertée d’encadrement des manifestations, ce qui nuit in fine aux manifestants eux-mêmes. Selon M. Michel Delpuech, « aucun interlocuteur des Gilets jaunes ne s’est déclaré [auprès de la préfecture de police, lors des manifestations organisées dans le cadre de ce mouvement]. Nous avons fait quelques tentatives. Mes équipes ont passé un temps fou à essayer d’accrocher telle ou telle personne, mais celle-ci déclarait une manifestation à tel endroit et elle se produisait ailleurs. Ne pas savoir quand, où et combien affaiblit notre capacité d’anticipation. » ([12])

Ces contestations peuvent se révéler plus violentes à mesure que le mouvement s’affaiblit. M. Philippe Léon, président de la Fédération des commerçants et artisans professionnels de Toulouse, a expliqué à la commission d’enquête avoir tenu une quarantaine de réunions avec des instances représentatives locales des Gilets jaunes. Il y a constaté que, « progressivement, seuls sont restés les “ultra” et quelques “paumés”. Ceux qui portaient vraiment des revendications ont disparu au fil des semaines. En somme, le mouvement compte désormais moins de membres, mais ils sont plus violents. » ([13])

Comme l’a résumé M. David Ramos, vice-président de l’Association professionnelle nationale des militaires de la Gendarmerie du XXIème siècle « GENDXXI », pendant son audition, « aujourd’hui, les choses sont clairement plus chaotiques. Les manifestations ne sont pas structurées, gérées, encadrées par des organisateurs identifiés et expérimentés. L’imprévisibilité prime. L’insécurité et la violence sont monnaie courante. Désormais, de nombreuses manifestations sont uniquement lancées sans autorisation préalable pour détruire et s’en prendre aux forces de l’ordre. » ([14])

2.   Certaines manifestations sont marquées par la généralisation de la présence de participants violents

a.   La violence pendant les manifestations n’est pas un phénomène nouveau…

La violence en manifestations ou à leur marge est aussi ancienne que les manifestations elles-mêmes.

La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle ont été émaillés d’incidents particulièrement violents, alors que le maintien de l’ordre était encore une matière essentiellement militaire. Ainsi, le 1er mai 1891, à Fourmies, une dizaine de personnes ont été tuées par balle à l’occasion d’une manifestation ouvrière pour la journée de huit heures. À Narbonne, en 1907, une manifestation de viticulteurs a été fermement réprimée, occasionnant sept morts en deux jours.

Même après le développement d’unités spécialisées dans le maintien de l’ordre, les faits de violence dans les manifestations n’ont pas disparu. Comme l’a rappelé M. Benoît Muracciole, président de l’association Action Sécurité Éthique Républicaines, il existait, notamment dans les années 1970, un important degré de violence dans les cortèges. Ainsi, « la manifestation des sidérurgistes de Longwy et le démantèlement de l’industrie Boussac avaient provoqué des affrontements terribles entre les ouvriers et les forces de l’ordre. De même, à la fin des années 1970, les “autonomes”, que l’on pourrait comparer aux black blocs, étaient plus violents que les Gilets jaunes » ([15]).

Ces violences se traduisent également par l’apparition de ce que M. Alain Bauer, professeur en criminologie, a nommé « la nébuleuse », c’est-à-dire « l’arrivée de nouveaux opérateurs de la manifestation dans les contestations avec l’État » en 1986, lors des manifestations contre la « loi Devaquet ». « Des collégiens et des lycéens dont le niveau de syndicalisation est faible mais la détermination forte, vont s’insinuer entre la première ligne de la manifestation (le service d’ordre central) et la première ligne de CRS et gendarmes mobiles. Ils vont aller à l’assaut en se défoulant assez joyeusement, avec une quasi-impossibilité de retrouver les règles (c’est-à-dire la déclaration, le parcours et surtout, le mode de relation entre les services de police et les organisations syndicales) qui organisaient la manifestation. » Cette « nébuleuse » serait, selon M. Bauer, « l’ancêtre des Gilets jaunes » ([16]).

M. Cédric Mas, avocat, président de l’Institut Action résilience, a abondé dans ce sens, considérant qu’« en réalité, le profil des manifestants n’a pas nécessairement changé : il y a toujours eu des casseurs. Des lois anti-casseurs ont été votées dans les années 1970. Ce n’est donc pas ce qui a changé. » ([17])

b.   … mais la présence d’individus violents lors de manifestations se fait plus courante

Si la violence en manifestation a toujours existé, les nombreux acteurs auditionnés par la commission d’enquête constatent une inquiétante généralisation de la présence d’individus délinquants parmi les manifestants.

Le général Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, observe « une évolution des modes opératoires et du profil des manifestants : des stratégies d’actions violentes ont été développées, par les black blocs notamment, et nous avons vu apparaître des profils ultra-violents, comme à Notre-Dame-des-Landes, que l’on a appelés “l’ultragauche” ou les “ultrajaunes” » ([18]).

Si ces profils ont toujours existé, ils sont aujourd’hui plus nombreux, mieux organisés et plus visibles. Leurs motivations semblent également avoir changé. Alors que les manifestations les plus violentes étaient souvent un signe extrême de la contestation, voire du désespoir, de ceux qui y participaient, « ces dernières années [ont vu] apparaître des gens se joignant aux manifestations dans le seul espoir de les faire dégénérer et se montrant parmi les plus violents », selon M. Jérôme Foucaud ([19]).

Il convient toutefois de rappeler que l’essentiel des manifestations n’occasionne pas de violences et se déroule correctement. Comme l’a souligné M. Frédéric Veaux lors de son audition par la commission d’enquête, « la plupart d’entre elles ne requièrent pas la mise en œuvre de dispositifs lourds de sécurité par les forces de l’ordre ; seules des mesures de circulation ou de protection destinées à en faciliter le bon déroulement sont prises, en étant attentifs aux mesures qui concernent la prévention du terrorisme » ([20]).

Cette précision est d’autant plus importante que la forte médiatisation des opérations de maintien de l’ordre et des incidents qui peuvent s’y produire peut laisser croire à une proportion inverse.

3.   La captation vidéo et les réseaux sociaux rendent ces violences plus visibles

Un consensus s’est dessiné autour d’un constat, récurrent au fil des auditions de la commission d’enquête : le rôle déterminant de l’évolution des vecteurs d’information sur les manifestations. Comme l’expliquait M. David Ramos, auparavant « il y avait le journal télévisé, voire, pour les générations précédentes, le journal papier. L’information passe désormais, avant tout, par les réseaux sociaux. » ([21])

Le développement des images, captées par les smartphones et diffusées massivement sur les réseaux sociaux, mais également sur les chaînes d’information continue, se traduit par ce que la préfecture de police a qualifié d’« hypermédiatisation des événements en temps réel, par des médias traditionnels (notamment les équipes des chaînes d’information en continu), mais aussi la présence soutenue de journalistes de media indépendants parfois sans carte de presse ou de particuliers qui diffusent en temps réel le déroulement de la manifestation » ([22]).

Or, les réseaux sociaux ont pour conséquence d’inciter au développement de manifestations inopinées et non déclarées. Comme l’explique M. Didier Lallement, préfet de police, « il est alors impossible de trouver des organisateurs, et notre vieux système juridique fondé sur le délit d’attroupement trouve là l’une de ses limites. Les gens qui viennent ne sont pas les organisateurs, même s’il y en a vraisemblablement certains parmi eux, mais que l’on ne peut identifier. » ([23])

La circulation de ces images peut également tromper ceux qui les consultent et contribuer à dégrader la perception de l’action des forces de l’ordre. M. Olivier Boisteaux, président du Syndicat indépendant des commissaires de police, déplore « de voir comment certaines images sont diffusées dans les médias ou sur les réseaux sociaux, montrant de pseudo-violences policières totalement sorties de leur contexte. » ([24])

La publication d’une photographie montrant un policier en train de s’enflammer en marge de la manifestation parisienne contre la loi relative à la sécurité globale, le 5 décembre 2020, illustre ce caractère trompeur : alors que l’angle de prise suggérait que le fonctionnaire s’était enflammé à la suite d’un tir de projectile par un manifestant, l’inflammation d’un engin pyrotechnique a lieu en fait devant lui, sans qu’il ait été atteint.

cliché d’une manifestation parisienne contre la proposition de loi relative à la Sécurité globale, le samedi 5 décembre 2020

Source : Anne-Christine Poujoulat – Agence France-Presse.

Cette évolution technologique contribue à radicaliser le rapport de force entre policiers et gendarmes d’un côté, manifestants de l’autre. M. Cédric Mas a décrit précisément à la commission d’enquête les conséquences de ce phénomène, qui « a modifié [en amont] la capacité des manifestants à se fédérer, et, en aval, leur capacité à exploiter des images malencontreuses qui montrent des choses qui peuvent être sorties de leur contexte et pas toujours de façon objective, telles que des violences qui peuvent paraître illégitimes. C’est quelque chose qui a beaucoup changé et qui n’a pas du tout été pris en compte par les forces de l’ordre. Cela explique pourquoi ce rôle d’interposition, cette légitimité en tant que force d’interposition entre les manifestants et les personnes auxquelles ils s’adressent […] a évolué vers une absence d’impartialité, pour devenir une opposition entre policiers et manifestants. » ([25])

B.   Dans un contexte marqué par une inflation du nombre de manifestations, des tensions grandissantes avec les forces de l’ordre apparaissent

Le nombre de manifestations entraînant la présence des forces de l’ordre augmente régulièrement et nécessite une intense mobilisation des effectifs de police et de gendarmerie. Si une large majorité de ces manifestations se déroule sans difficulté, l’augmentation de la violence dans certaines d’entre elles se traduit par un nombre soutenu de réclamations et de recours de la part de manifestants, tandis que de nombreux policiers et gendarmes sont également victimes de faits de violence, qui peuvent aussi concerner leurs proches.

1.   Toujours plus nombreuses, les manifestations mobilisent intensivement les forces de l’ordre

a.   Des chiffres en nette augmentation

Le nombre de manifestations augmente de manière régulière en France, même si l’année 2020, marquée par la crise sanitaire du covid-19, fera sûrement exception à cette tendance de fond.

Selon les chiffres communiqués par la direction générale de la police nationale, 32 126 opérations de maintien de l’ordre ou services d’ordre ont eu lieu en 2019 en zone de compétence de la police nationale (« ZPN ») contre 27 098 l’année précédente, soit une augmentation de 18,5 % en un an. La préfecture de police en a encadré 6 933 ([26]), ce qui représente une augmentation de 54 % par rapport à 2007 ([27]).

M. Didier Lallement, préfet de police, a précisé à la commission d’enquête que, « chaque jour, en moyenne, plus de 28 000 personnes participent à des événements encadrés par la préfecture de police à Paris. Cela a représenté 10,5 millions de participants en 2019, à comparer aux 5,3 millions qu’ils étaient en 2008. De ces chiffres, on peut au moins tirer un enseignement objectif : en onze ans, le nombre de manifestants à Paris a doublé » ([28]).

Ces chiffres sont également en hausse par rapport à ceux communiqués dans le cadre de la précédente commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative au maintien de l’ordre, dont le rapport d’enquête fait état de 6 300 événements ayant eu lieu dans le périmètre de la préfecture de police et 7 400 dans la zone de compétence de la police nationale en 2014 ([29]).

b.   Des effectifs fortement sollicités

Le volume d’engagement des unités chargées du maintien de l’ordre est particulièrement élevé. Selon le général Christian Rodriguez, celui-ci a beaucoup progressé entre 2017 et 2019 : pour ce qui concerne les escadrons de gendarmerie mobile, le nombre de jours d’engagement a été multiplié par deux, voire par trois.

Ainsi, « sur un total de 109 escadrons, 65 ont été engagés quotidiennement dans des actions opérationnelles en 2018, 69 en 2019 et 76 au premier semestre 2020, avec des pointes à 105 escadrons : cela ne s’était jamais vu. Pendant la crise des Gilets jaunes, 105 ou 106 escadrons ont été mobilisés plusieurs week-ends durant, et le même niveau d’engagement a été fréquent pendant la crise sanitaire, celle-ci ne permettant ni congés ni repos. » ([30])

Le volume d’emploi des membres des compagnies républicaines de sécurité a lui aussi structurellement augmenté depuis 2015, d’après les données transmises par la direction générale de la police nationale.

Volume d’emploi des compagnies républicaines de sécurité depuis 2015

 

Nombre de mobilisations d’unités

Moyenne par jour

2015

2 905

7,96

2017

3 427

9,39

2018

4 478

12,27

2019

5 344

14,64

Source : contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête de la direction générale de la police nationale.

Cet engagement intense des forces de l’ordre contribue à la fatigue et aussi au stress qu’éprouvent les fonctionnaires et les militaires qui assurent les opérations de maintien de l’ordre. Comme l’a résumé M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur, « les manifestations se sont enchaînées à un rythme très soutenu pendant toute une période […] À la fatigue physique qui en résulte a pu s’ajouter une fatigue [...] psychologique, face à des manifestants qui criaient parfois des horreurs aux policiers – le fameux et terrible “Suicidez-vous !” qui nous a tous touchés. Et je passe sur les insultes et sur le fait que la moindre intervention de police soit désormais filmée par de nombreux portables, ce qui peut la rendre plus difficile. Tout cela atteint évidemment le moral des policiers. » ([31])

2.   Les tensions observées dans certaines opérations fragilisent les relations entre les forces de l’ordre et la population

Les chiffres dont la commission d’enquête a eu connaissance font état d’un nombre de blessés parmi les policiers et les gendarmes en augmentation chaque année. Même s’il n’existe pas de statistiques précises sur les blessés parmi les manifestants, le grand nombre de réclamations enregistrées par les organes de contrôle interne et externe des activités des forces de l’ordre illustre les tensions suscitées par certaines opérations de maintien de l’ordre.

a.   Les prétendues « violences policières » peuvent faire l’objet de recours

L’expression « violences policières » est fortement contestée, bien qu’elle ait été utilisée récemment par le Président de la République lui-même dans une interview au média en ligne Brut, le 4 décembre 2020.

L’emploi de l’adjectif « policières » pour qualifier ces violences est perçu par certains auditionnés comme renvoyant à des violences systémiques. Pour Me Laurent-Franck Liénard, parler de « violences policières » « revient à laisser entendre qu’il s’agirait, comme pour les violences conjugales, d’un phénomène extrêmement répandu et en quelque sorte normal dans le contexte social que nous connaissons : les policiers seraient nécessairement violents. Or ce n’est pas vrai. Il y a une différence entre le fait d’exercer la force au nom de l’État – car celui-ci a le monopole de l’exercice de la force – et celui de commettre des violences. Commettre des violences, c’est une infraction pénale ; exercer la force, c’est légitime. La question qui se pose, lorsqu’un policier ou un gendarme exerce la force, est de savoir s’il le fait de manière légitime. » ([32]) Il s’agit néanmoins d’une conception contestable, l’adjectif pouvant simplement renvoyer à la qualité de policier (ou de membre des forces de l’ordre en général) de l’auteur d’un acte de violence.

D’une manière plus convaincante, Me Thibault de Montbrial a observé, lors de son audition, que « les termes de “violences policières” ne sont pas les termes idoines pour débattre de la légitimité du recours à la force par les forces de l’ordre dans la mesure où la police et la gendarmerie ont, en France, le monopole de la violence légitime. Si l’on parle de violences policières, on ne sait si l’on parle de violences policières légitimes ou non. Il faut soit modifier les termes, soit ajouter le mot “légitimes” ou, en l’occurrence, “illégitimes” et parler de la question de violences policières illégitimes. » ([33]) C’est la raison pour laquelle votre rapporteur préfère qualifier ces faits de « violences policières ayant un caractère illégitime pour certaines d’entre elles ».

Il existe plusieurs procédures afin de dénoncer ces violences illégitimes. La victime peut déposer plainte ou saisir les inspections générales de la police ou de la gendarmerie nationales – ce qui vaut d’ailleurs régulièrement à la police d’être présentée comme « l’administration la plus contrôlée » ([34]) de France, ce qui est parfaitement exact dans l’absolu des données statistiques.

Selon les chiffres transmis par M. Frédéric Veaux, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été destinataire, depuis 2018, de 406 saisines judiciaires concernant le maintien de l’ordre dans les mouvements nationaux d’envergure – tels que les Gilets jaunes ou le 1er mai, dont 301 ont été transmises à l’autorité judiciaire. Sur la même période, elle a ouvert 67 enquêtes administratives, dont 30 ont été retournées à l’autorité administrative. Pour ce qui concerne le territoire de la préfecture de police, alors que 15 dossiers étaient traités ou en cours de traitement par l’IGPN en 2017, il y en avait 55 en 2019.

Structurellement, le nombre de saisines de l’IGPN, tous sujets confondus, est en nette augmentation. Le rapport annuel de l’inspection générale pour 2019 indique que 9 564 particuliers se sont adressés directement à l’IGPN, soit une hausse significative de 26 % par rapport à 2018. Elle fait par ailleurs état d’« un pic de 567 signalements, observé au mois de janvier, [qui] correspond à une période de forte mobilisation sociale et de confrontations violentes entre manifestants et forces de l’ordre, confirmant en cela la tendance amorcée au mois de décembre 2018. » ([35])

Les saisines concernant les gendarmes sont moins fréquentes : sur la période allant de janvier 2018 à juin 2020, la direction générale de la gendarmerie nationale a fait état de 67 réclamations relatives à un usage de la force injustifié ou disproportionné, mais sans préciser les circonstances de l’incident. Parmi ces 67 réclamations, 23 ont concerné les Gilets jaunes. Le bureau des enquêtes de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) a par ailleurs été saisi à 21 reprises par les autorités judiciaires dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre.

Outre les inspections générales, les victimes peuvent aussi s’adresser au Défenseur des droits, institution en charge du respect de la déontologie de la sécurité ([36]). En 2019, le Défenseur des droits a ainsi été saisi 1 957 fois de réclamations en lien avec la déontologie de la sécurité. Les statistiques ventilées de l’institution ne permettent pas d’identifier précisément quelles réclamations, parmi ce total, concernent des opérations de maintien de l’ordre. Toutefois, M. Jacques Toubon a précisé à la commission d’enquête que « la majorité [d’entre elles] concernent de petites réclamations portant notamment sur le comportement des policiers ou des gendarmes recevant une plainte dans un commissariat ou une brigade de gendarmerie. Les affaires de maintien de l’ordre sont minoritaires. » ([37])

L’appréciation positive de l’action des forces de l’ordre semble s’éroder quelque peu, mais elle demeure néanmoins largement majoritaire auprès de nos compatriotes. Le 5 mars 2020, une étude OpinionWay révélait que 66 % des Français sondés déclarent avoir confiance en la police – contre 74 % pour l’étude similaire de décembre 2018. En comparaison, en 2020, 78 % des Allemands et 73 % des Britanniques sondés ont déclaré faire confiance à leurs polices. ([38])

b.   Une augmentation inquiétante du nombre de fonctionnaires et militaires blessés

Votre rapporteur note et s’inquiète de l’augmentation du nombre de blessés parmi les policiers et les gendarmes.

Selon M. Didier Lallement, en 2019, 236 policiers et gendarmes ont été blessés dans des événements de maintien de l’ordre sur le territoire de compétence de la préfecture de police. En ZPN, 353 policiers avaient été blessés en 2018 et 413 en 2019, auxquels il faut ajouter plus de 1 500 CRS « contusionnés », c’est-à-dire des fonctionnaires qui poursuivent leur mission malgré leurs blessures légères, selon les chiffres communiqués par Mme Pascale Regnault-Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité (DCCRS), pendant son audition. Les blessés étaient au nombre de 224 en 2014, selon les chiffres cités par la précédente commission d’enquête sur le maintien de l’ordre, qui constatait déjà une augmentation tendancielle du nombre de blessés parmi les gendarmes et les CRS entre 2008 et 2014 ([39]). Une récente enquête publiée dans le quotidien Le Figaro affirme par ailleurs, à partir des données fournies par la DGPN, que le nombre de policiers blessés en service a été multiplié par plus de deux en quinze ans, tandis que les violences et outrages à agent de police ont augmenté de 60 % en presque vingt ans ([40]).

En zone de compétence de la gendarmerie nationale (ZGN), depuis 2010, le nombre total d’agressions physiques sur les gendarmes a augmenté de 76 %, celui des agressions avec arme a doublé et le volume de blessés parmi les gendarmes a crû de 64 %. En 2018 et 2019, respectivement 361 et 196 gendarmes ont été blessés pendant une opération de maintien de l’ordre ([41]).

Ces violences concernent également les familles des membres des forces de l’ordre. Mme Aurélie Laroussie, présidente de l’association Femmes des forces de l’ordre en colère, a fait part à la commission d’enquête des menaces – parfois de mort – dont elle était victime, ainsi que des intimidations que subissent ses enfants. Dans le cadre de son engagement de présidente de l’association, elle a pris connaissance d’autres témoignages similaires au sien. Ainsi, « une autre épouse de fonctionnaire a par exemple trouvé des mots sur son pare-brise avec des menaces de mort. Nous avons également eu connaissance de cas de messages déposés dans les boîtes aux lettres, ce qui signifie que les auteurs de ces menaces connaissent jusqu’à l’adresse de notre domicile. Le problème le plus important et le plus récurrent a trait au harcèlement de nos enfants dans les établissements scolaires. » ([42])

C.   Une réponse administrative et judiciaire susceptible de porter atteinte à la liberté de manifester

Le cadre juridique du droit de manifester s’est durci au cours des dernières années, encadrant désormais de façon très stricte la liberté de manifestation sur le plan administratif et judiciaire.

1.   Le renforcement des mesures visant à prévenir l’existence de troubles à l’ordre public

a.   Une conception libérale du droit de manifester aujourd’hui remise en question

Les articles L. 211-1 et L.211-2 du code de la sécurité intérieure imposent aux organisateurs ([43]) d’une manifestation de la déclarer auprès de la mairie ([44]) entre trois et quinze jours avant la date prévue de la manifestation ainsi que d’en préciser l’objet, la date, l’heure, le lieu et l’itinéraire. Reprenant les dispositions du décret-loi du 23 octobre 1935, ce régime déclaratif illustre la conception libérale qui entoure la liberté de manifestation considérée par la jurisprudence constitutionnelle ([45]), européenne ([46]) et administrative ([47]) comme un droit fondamental.

Il revient cependant au législateur de concilier la protection effective de cette liberté avec les impératifs d’ordre public et de sécurité des personnes et des biens, dans un contexte actuel caractérisé par des risques accrus de débordements. Selon les circonstances d’espèce et les informations dont elles disposent, les autorités administratives apprécient concrètement si les conditions des manifestations préalablement déclarées sont susceptibles de représenter un trouble à l’ordre public. Le cas échéant, sur le fondement de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure, l’autorité compétente peut prononcer par arrêté l’interdiction de la manifestation, dès lors que seule l’interdiction est en mesure de prévenir l’apparition de ces troubles, conformément au principe traditionnel du droit administratif selon lequel « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception » ([48]). L’interdiction prononcée peut alors être contestée par la voie du recours en référé devant le juge administratif, qui contrôle la proportionnalité de la mesure au regard des circonstances. Il s’agit donc d’une décision théoriquement exceptionnelle, comme le rappelle M. Francis Lamy, président adjoint de la section de l’intérieur du Conseil d’État :

« Les préfets recourent rarement à l’interdiction. […] C’est plus complexe en cas de risques importants de troubles à l’ordre public : le préfet doit-il faire prévaloir la liberté de manifestation, ou pas ? Il doit apprécier les circonstances et, s’il a le sentiment que la manifestation peut entraîner d’importants dommages, il peut être amené à l’interdire. […] Une décision de ce genre n’est jamais facile à prendre. Interdire une manifestation, c’est courir le risque qu’elle se déroule quand même ; ne pas le faire vous expose – à juste titre , si elle crée des désordres, aux protestations des élus de la ville concernée. Si les décisions d’interdiction sont rares, c’est que le dilemme est complexe et l’évaluation se fait au cas par cas. » ([49])

En outre, le non-respect d’une interdiction administrative de manifester ou la non-déclaration préalable d’une manifestation ([50]) n’autorise pas pour autant l’État à procéder à sa dispersion. Les articles L. 211-9 du code de la sécurité intérieure et 431-3 du code pénal permettent aux forces de l’ordre de mettre fin à ces manifestations uniquement à la condition qu’elles soient « susceptibles de troubler l’ordre public », cette condition étant requise afin de caractériser le délit d’attroupement puni d’un an d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende ([51]). L’ancien préfet de police Michel Delpuech déplore également la clémence dont feraient preuve les tribunaux judiciaires à l’encontre des organisateurs de manifestations non-déclarées : « Organiser une manifestation sans déclaration préalable est passible d’une sanction pénale, mais encore faut-il le démontrer. Mes services avaient monté, en lien étroit avec le parquet de Paris, une procédure relative à l’organisation d’une manifestation non déclarée, visant un leader médiatique des Gilets jaunes fréquentant les plateaux de télévision – peut-être celui qui avait dit qu’il voulait aller à l’Élysée. Il a été condamné à 500 euros d’amende avec sursis en première instance et relaxé en appel ! » ([52])

À l’épreuve de la multiplication des manifestations au cours de ces dernières années, notamment à l’occasion des 52 000 manifestations des Gilets jaunes ([53]) en 2018-2019, ce cadre juridique particulièrement protecteur fait désormais l’objet de critiques croissantes. L’approche libérale du droit de manifester est de plus en plus contestée par certains, en ce qu’elle ne serait plus en mesure de garantir la préservation de l’ordre public, entravant ainsi les capacités de l’État à prévenir et à réprimer efficacement les infractions commises au cours des manifestations. Lors de l’audition des représentants des commerçants, M. Antoine Nori, président de la commission Sérénité de la Fédération des commerçants et artisans professionnels de Toulouse, s’est interrogé sur la « sacralisation » du droit de manifester qui bénéficierait selon lui d’une protection préférentielle excessive : « Le droit de manifester prime-t-il constitutionnellement sur celui de rouler sur la chaussée ou de déambuler dans les rues ? C’est devenu une habitude, un acquis. Mais s’est-on posé la question de bon sens : pourquoi le droit de manifester est-il, dans son mode opératoire, supérieur à celui de circuler ? Tout le monde ne s’informe pas en permanence, et on ne prévient pas nécessairement qu’une manifestation aura lieu. Les manifestants deviennent donc soudainement prioritaires. » ([54])

La visibilité accrue des violences constatées au cours des manifestations depuis celles contre la « loi travail » en 2016 a conduit le Gouvernement et le législateur à faire évoluer ce paradigme, en dépit de la latitude pourtant importante laissée aux autorités compétentes par la jurisprudence administrative afin d’interdire des manifestations susceptibles de troubler l’ordre public. À titre illustratif, des interdictions administratives de manifester ont été reconnues légales dès lors qu’elles ont pour objet de faciliter la circulation sur certaines voies publiques de la commune ([55]), en cas d’insuffisance des forces de l’ordre disponibles ([56]), à la lumière de la gravité des incidents survenus à l’occasion de manifestations précédemment organisées ([57]) ou encore au regard du comportement passé des membres de l’association déclarante et de la difficulté des forces de l’ordre à manœuvrer sur les lieux de la manifestation ([58]).

Dans ce contexte, à l’initiative du Sénat, le Parlement a adopté en mars 2019 une proposition de loi visant à renforcer et à garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations ([59]). Parmi plusieurs mesures tendant à compléter les outils préventifs et répressifs à la disposition des forces de sécurité et du juge judiciaire afin de prévenir et de sanctionner les infractions commises lors des manifestations, l’article 3 de la proposition de loi prévoyait la mise en œuvre d’une interdiction administrative de manifester. Dès 2015, le rapport de notre ancien collègue Pascal Popelin au nom de la commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux du maintien de l’ordre préconisait déjà l’introduction d’une telle interdiction administrative, assortie de plusieurs conditions garantissant la proportionnalité et le caractère adapté d’une telle mesure ([60]).

La portée de l’interdiction prévue par l’article 3 adopté par le Parlement présentait un caractère particulièrement large, dans le but d’assurer l’efficacité concrète du dispositif. Premièrement, l’interdiction administrative pouvait frapper un individu sans que ne soit apportée la preuve que celui-ci ait précédemment commis – ou s’apprêterait à commettre – des actes de violences au cours d’une manifestation. Deuxièmement, toutes les manifestations pouvaient être concernées par l’interdiction d’accès, indépendamment de l’existence de risques avérés de troubles à l’ordre public. Enfin, l’interdiction pouvait s’appliquer sur l’ensemble du territoire national pour une durée maximale d’un mois.

Le Conseil constitutionnel a censuré l’intégralité de cet article, considérant que « compte tenu de la portée de l’interdiction contestée, des motifs susceptibles de la justifier et des conditions de sa contestation, le législateur a porté au droit d’expression collective des idées et des opinions une atteinte qui n’est pas adaptée, nécessaire et proportionnée. » ([61])

Mme Sylvie Hubac, présidente de la section de l’intérieur du Conseil d’État, observe cependant que la censure constitutionnelle laisse une porte ouverte à la mise en place d’un dispositif législatif plus équilibré ([62]). Votre rapporteur considère que la réintroduction d’une interdiction administrative de manifester ne saurait constituer une réponse véritablement opportune, conformément à la position exprimée par M. Laurent Nuñez, ancien secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur : « Nous sommes dans un État de droit, il faut en tenir compte. On ne peut pas empêcher comme cela les gens de manifester, il faut que les Français et Françaises le comprennent. J’allais dire qu’on aimerait pouvoir le faire, mais non : on ne peut pas le faire, c’est tout ; la question ne se pose pas. » ([63])

Au-delà des évidentes difficultés juridiques précédemment évoquées, cette solution entraînerait, plus qu’une évolution, une rupture très nette avec la conception libérale du droit de manifester. Elle risquerait par ailleurs d’entraîner des pratiques abusives, sans que celles-ci puissent être, le cas échéant, contestées en temps utile devant le juge administratif. Comme le souligne le Syndicat de la magistrature dans sa contribution écrite remise à la commission d’enquête, l’autorité administrative ne sera pas nécessairement en mesure de présenter des « griefs matériels ou objectivables » ([64]) pour motiver ces interdictions, ouvrant ainsi la voie à de potentielles dérives attentatoires aux libertés.

Le décret n° 2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire a également matérialisé la volonté du Gouvernement de s’écarter du modèle traditionnel libéral sur lequel repose le droit de manifester. Motivé par des raisons sanitaires, son article 3 prévoyait l’interdiction générale des rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert et mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes. Par son ordonnance rendue le 13 juin 2020 ([65]), le juge des référés du Conseil d’État a suspendu l’application de cette disposition, eu égard à l’atteinte disproportionnée portée au droit de manifester : « Le juge a considéré que cette interdiction n’était pas justifiée puisque le code de la sécurité intérieure prévoit un système de déclaration et la possibilité pour le préfet d’interdire une manifestation, en tant que de besoin. Une interdiction réglementaire absolue et générale est donc illégale et non justifiée. En outre, le juge des référés a relevé qu’on pouvait parfaitement laisser des manifestations se dérouler grâce aux gestes barrières et à des protocoles d’organisation, alors même qu’on était en état d’urgence sanitaire. » ([66])

Le 14 juin 2020, le Premier ministre a donc modifié ce décret pour supprimer l’effet utile de l’interdiction précitée, en précisant que celle-ci ne s’appliquerait pas aux manifestations autorisées par le préfet de département, le droit de manifester étant ainsi assujetti à un régime d’autorisation administrative.

L’ensemble des mesures envisagées depuis la crise des Gilets jaunes ayant pour but ou pour effet de restreindre la liberté de manifester et dont l’aboutissement a souvent été contrecarré par les juges constitutionnel et administratifs révèlent le changement de paradigme aujourd’hui à l’œuvre : consacrée comme un droit fondamental, la liberté de manifester fait désormais l’objet d’un encadrement renforcé au nom de la préservation de l’ordre public. Si l’évolution du cadre légal et réglementaire vise à atteindre cet objectif au demeurant légitime, elle comporte également des risques d’abus qu’il convient d’identifier et de prévenir.

b.   Le recours potentiellement abusif aux contrôles d’identité, aux fouilles et confiscations d’objets

Face à la recrudescence de violences, les contrôles d’identité aux abords des manifestations sont massivement utilisés par la police et la gendarmerie, au risque de brouiller la distinction entre les missions relevant de la police administrative et celles incombant à la police judiciaire.

Alinéas 1er à 8 de l’article 78-2 du code de procédure pénale
 

Les officiers de police judiciaire et, sur l’ordre et sous la responsabilité de ceux-ci, les agents de police judiciaire et agents de police judiciaire adjoints mentionnés aux articles 20 et 21-1 peuvent inviter à justifier, par tout moyen, de son identité toute personne à l’égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner :

qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction ;

ou qu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit ;

ou qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit ;

ou qu’elle a violé les obligations ou interdictions auxquelles elle est soumise dans le cadre d’un contrôle judiciaire, d’une mesure d’assignation à résidence avec surveillance électronique, d’une peine ou d’une mesure suivie par le juge de l’application des peines ;

ou qu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire.

Sur réquisitions écrites du procureur de la République aux fins de recherche et de poursuite d’infractions qu’il précise, l’identité de toute personne peut être également contrôlée, selon les mêmes modalités, dans les lieux et pour une période de temps déterminés par ce magistrat. Le fait que le contrôle d’identité révèle des infractions autres que celles visées dans les réquisitions du procureur de la République ne constitue pas une cause de nullité des procédures incidentes.

L’identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut également être contrôlée, selon les modalités prévues au premier alinéa, pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment à la sécurité des personnes ou des biens.

L’article 78-2-2 du code de procédure pénale précise les infractions pour lesquelles les contrôles d’identité peuvent être effectués sur réquisitions du procureur de la République, pour une durée maximale de vingt-quatre heures et dans des lieux précisément déterminés. Il s’agit des actes de terrorisme, d’infractions en matière de prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs, de possession d’armes et d’explosifs, de vol, de recel et de trafic de stupéfiants.

Lors des auditions conduites par la commission d’enquête, il est apparu que la multiplication des contrôles d’identité effectués sur le fondement de l’article 78-2-2 s’explique davantage par le souci de contrôler et ainsi d’empêcher, en amont de la manifestation, la participation de potentiels fauteurs de troubles que par la volonté de rechercher les auteurs des infractions précitées qui n’ont, par principe, pas encore été commises à ce stade, et ne sauraient à elles seules correspondre à l’ensemble des infractions susceptibles d’être commises au cours des manifestations.

Le Défenseur des droits rappelle opportunément que « ces contrôles d’identité sur réquisitions n’exigent pas, contrairement aux contrôles d’identité soumis à la condition préalable de la commission ou présomption de commission d’une infraction ([67]), de critères objectifs pour leur mise en œuvre. Ils peuvent donc être pratiqués indépendamment du comportement de la personne contrôlée. Cette absence de condition objective favorise les risques de discrimination ([68]) et des comportements des forces de l’ordre non conformes à la déontologie. » ([69]) Cette situation avait déjà été dénoncée par le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale publié en 2015 qui évoquait à juste titre « un sentiment de violation arbitraire des libertés fondamentales par les forces de police » ([70]).

Votre rapporteur considère que le détournement des dispositions prévues par l’article 78-2-2 du code de procédure pénale représente une véritable dérive qui nuit autant à la cohérence des outils juridiques susceptibles d’être utilisés qu’aux relations, déjà dégradées, entre les manifestants et les forces de l’ordre, comme l’a d’ailleurs reconnu le préfet de police lui-même : « D’aucuns, je le sais, ont le sentiment que certains contrôles d’identité sont des prétextes pour empêcher les manifestations. » ([71])

Plus qu’un sentiment, le Syndicat de la magistrature souligne la réalité de ce constat : « En pratique, la procédure de contrôle d’identité est régulièrement détournée et entrave par voie de conséquence l’exercice du droit de manifester [...] Force est de constater que dans le cadre des manifestations, l’utilisation industrielle de l’article 78-2 transforme cette disposition légale en un blanc-seing à destination des policiers et des gendarmes de sorte que, sous couvert de ce cadre juridique, ils peuvent bloquer les manifestants et les empêcher de se rendre dans les cortèges. » ([72]) Lors de son audition par la commission d’enquête, Mme Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, apporte une précision supplémentaire : « Ces contrôles d’identité – que je qualifierais de totalement disproportionnés – ne sont pas conduits parce qu’on suspecte une infraction, ou parce qu’on a affaire à une personne dont on soupçonne qu’elle ne pourra pas justifier de son identité, ce qui devrait en être la base, mais servent en fait à dissuader les manifestants. » ([73])

Il est à cet égard important de rappeler le rôle qu’exerce le parquet dans la délivrance des réquisitions sollicitées par la préfecture, ce que confirme expressément M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation : « L’autorité judiciaire décide d’octroyer ou non la possibilité de procéder à des contrôles d’identité. Elle exerce donc un contrôle sur les demandes qui lui sont adressées, notamment sur leurs modalités et leur durée, pour s’assurer que la loi est respectée. » ([74]) Votre rapporteur souligne la nécessité d’une véritable coordination de l’autorité administrative et de l’autorité judiciaire, dans le respect de l’indépendance de cette dernière et des prérogatives de chacune.

Les réquisitions délivrées par le parquet doivent donc être strictement proportionnées aux buts qu’elles poursuivent, comme l’a rappelé Me Raphaël Kempf lors de son audition : « Le tribunal de grande instance de Lisieux, dans un jugement du 4 juin 2019, a par exemple annulé des réquisitions du procureur de Lisieux qui avaient été prises en vue de contrôler des personnes se rendant à Paris pour manifester le 8 décembre 2018 : elles avaient été interpellées très préventivement, à plusieurs centaines de kilomètres de Paris, et plusieurs heures avant les manifestations ! » ([75])

Cette pratique se conjugue à la mise en œuvre, également controversée, de contrôles d’identité dits « délocalisés » effectués sur le fondement de l’article 78-3 du code de procédure pénale aux termes duquel une personne refusant ou se trouvant dans l’impossibilité de justifier son identité peut ainsi être, en cas de nécessité, retenue sur place ou dans le local de police où elle est conduite aux fins de vérification.

Le Défenseur des droits souligne régulièrement le caractère potentiellement abusif et illégal de contrôles délocalisés effectués par les forces de l’ordre aux fins d’interpeller un groupe de personnes pendant une manifestation puis de les en éloigner afin de contrôler leur identité : « Dans une décision du 4 décembre 2019, [le Défenseur des droits] a pu constater, à l’issue de ses investigations, l’illégalité du recours à un contrôle délocalisé, privant plus de quarante personnes de liberté pendant une période de presque trois heures, en dehors de tout cadre juridique et sans que l’autorité judiciaire, garante des libertés individuelles, n’en soit informée à un quelconque moment. » ([76])

Dans le but de sécuriser juridiquement les contrôles préventifs opérés aux abords des manifestations tout en améliorant leur efficacité, la loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 a créé l’article 78-2-5 du code de procédure pénale qui instaure un nouveau régime de contrôles réalisés par la police judiciaire. Comme le précise M. Michel Delpuech, l’objectif est de renforcer les moyens à la disposition des forces de l’ordre afin de rechercher les auteurs de l’infraction, sanctionnée par l’article 431-10 du code pénal, de détention illicite d’une arme lors de la participation à une manifestation ([77]) :

« À l’occasion d’autres manifestations de Gilets jaunes, nous avions obtenu du procureur de Paris des réquisitions assez larges permettant de contrôler si des participants à une manifestation n’étaient pas porteurs d’armes par destination, ce qui est sanctionné par l’article 431-10 du code pénal. À mon initiative, cette disposition est devenue le nouvel article 78-2-5 du code de procédure pénale […] En mai 2018, les outils juridiques n’étaient pas de ce niveau et l’anticipation sur le terrain n’était pas calibrée. » ([78])

Sur réquisition du procureur de la République, les officiers de police judiciaire et, sous leur responsabilité, les agents de police judiciaire sont désormais autorisés à procéder à des inspections visuelles et à des fouilles de bagages, ainsi qu’à des visites de véhicules circulant, arrêtés ou stationnant sur la voie publique, sur les lieux d’une manifestation et à ses abords immédiats afin de prévenir le port d’une arme pendant une manifestation. Ces fouilles sont circonscrites aux lieux de la manifestation et à ses abords immédiats.

M. Jacky Coulon, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats, rappelle que ces contrôles sont en théorie limités à la recherche d’armes dont il pourrait être fait usage pendant une manifestation : « Ces réquisitions sont justifiées par le fait qu’un certain nombre de personnes pouvaient vouloir venir à une manifestation avec des boules de pétanque, alors qu’elles n’avaient pas forcément l’intention de jouer aux boules, ou avec des armes. Le contrôle, dans ces cas-là, est justifié, tout comme le placement en garde à vue. » ([79])

M. François Molins estime que le cadre juridique établi par l’article 78-2-5 du code de procédure pénale est dénué d’ambiguïté : « Je ne vois pas comment on peut aujourd’hui placer en garde à vue une personne uniquement parce qu’elle possède sur elle du sérum physiologique. » ([80]) Cependant, la pratique a pu, là encore, occasionner certaines dérives qui vont au-delà d’un simple excès de zèle :

« En revanche, lorsqu’une personne a simplement des lunettes de piscine, parce qu’elle a peur de recevoir des gaz lacrymogènes, et qu’elle se fait interpeller, l’interpellation est alors abusive, tout comme le placement en garde à vue, qui est alors levé par le parquet et peut être traité dans le cadre du retour d’expérience, en faisant savoir aux forces de police que telle ou telle interpellation n’était pas justifiée. Cela étant, le principe du contrôle d’identité et des fouilles, sur réquisition du procureur, n’est pas critiquable en soi. Mais son application peut l’être quelquefois. » ([81])

Ce témoignage révèle le recours potentiellement disproportionné à des fouilles corporelles et à des interpellations massives en amont des manifestations, ce que déplorait déjà le Défenseur des droits dans son rapport publié en décembre 2017 : « Le Défenseur des droits dénonce ces mesures de fouille et de filtrage qui portent atteinte aux libertés individuelles, sont source de tensions à l’occasion des manifestations et contribuent à la dégradation des relations police-population. » ([82]) Si l’application de l’article 78-2-5 du code de procédure pénale a pu effectivement améliorer la détection d’armes et l’interpellation de leurs détenteurs en amont des manifestations, son utilisation abusive contribue hélas à détériorer la confiance des citoyens envers l’action des forces de l’ordre et à fragiliser l’exercice du droit de manifester.

En outre, la généralisation de ces fouilles soulève de nombreuses interrogations quant aux modalités de confiscation et de restitution des objets saisis par la police et la gendarmerie, au risque de porter atteinte au droit de propriété. Dans sa décision-cadre publiée le 9 juillet 2020, le Défenseur des droits souligne en effet que « de nombreuses personnes se sont plaintes auprès du Défenseur des droits de s’être vues confisquer des objets ou matériels de protection qui n’étaient pas illicites et qui ne présentaient aucun danger pour leur porteur ou pour les autres, tels que des gilets jaunes, du sérum physiologique, des lunettes de piscine, masques, gants, ou banderoles. Ces objets ont, soit été confisqués et leurs détenteurs libres de circuler ensuite, soit saisis lorsque leur découverte était à l’origine d’interpellations et de poursuites judiciaires. Lors de ces confiscations, certaines personnes expliquent avoir été laissées sans explication sur la procédure à suivre pour obtenir la restitution de leurs biens ou n’ont jamais pu les récupérer. » ([83])

Conformément à la préconisation émise par le Défenseur des droits, cette situation appelle nécessairement une clarification, par le pouvoir réglementaire, du cadre juridique applicable afin de garantir et de faciliter la restitution des objets confisqués en amont des manifestations. À l’issue des auditions de la commission d’enquête, votre rapporteur considère qu’il est indispensable de sécuriser juridiquement les règles applicables à la confiscation et à la restitution des objets saisis.

D’une part, le champ des objets prohibés apparaît incertain, ce qui laisse une marge d’appréciation potentiellement excessive aux forces de l’ordre afin de déterminer les matériels ou équipements dont la possession n’est pas autorisée au cours d’une manifestation. D’autre part, il apparaît que la confiscation éventuelle de matériels de protection, à l’image des lunettes de piscine ou de gants, a pour effet de dissuader les personnes détenant ces objets de participer à la manifestation, ce qui entrave directement leur droit de manifester, tout en participant à l’élévation des tensions dès le début de la manifestation.

Recommandation n° 1 : Clarifier les règles applicables à la confiscation des objets saisis en amont des manifestations et préciser les modalités de leur restitution à leur propriétaire à l’issue des manifestations, hors cadre d’une éventuelle procédure judiciaire.

De plus, votre rapporteur déplore vivement la non-remise du rapport prévu par l’article 5 de la loi du 10 avril 2019 imposant au Gouvernement d’informer annuellement de manière détaillée le Parlement sur l’application de ces mesures, s’agissant notamment de la mise en œuvre des dispositions de l’article 78-2-5 du code de procédure pénale. Outre le non-respect de la volonté du législateur, l’absence d’information publique sur ces pratiques témoigne de la relative opacité qui les caractérise, alimentant ainsi des interrogations légitimes quant à leur légalité.

2.   Un cadre répressif fondé sur le développement des sanctions pénales

a.   La pluralité des incriminations contraventionnelles et délictuelles applicables

La judiciarisation des infractions commises au cours des manifestations s’inscrit dans un cadre législatif et réglementaire ayant fait l’objet d’un renforcement significatif au cours de la dernière décennie. L’évolution de l’arsenal répressif vise à élargir et à faciliter l’engagement de la responsabilité pénale des fauteurs de troubles. La loi du 10 avril 2019 constitue l’aboutissement de ce processus.

Le code pénal sanctionne sévèrement la commission de délits constatés au cours de manifestations, s’agissant notamment du vandalisme ([84]) et des vols ([85]). En outre, l’arsenal législatif permet de réprimer les délits d’entrave volontaire à l’arrivée de secours ([86]), les délits de rébellion simple, en réunion ou armée, et de provocation à la rébellion ([87]), les outrages commis à l’encontre des dépositaires de l’autorité publique ou d’une mission de service public ([88]) et les entraves à la circulation routière ([89]).

De nombreuses incriminations délictuelles permettent également de sanctionner de façon plus ciblée des comportements pénalement répréhensibles susceptibles de survenir au cours des manifestations.

L’article 431-10 du code pénal dispose que la participation à une manifestation en étant porteur d’une arme est punie de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Toutes les armes telles que définies par l’article 132-75 du code pénal sont concernées, c’est-à-dire aussi bien les armes par nature que les armes par destination ([90]) ainsi que les armes factices. La jurisprudence de la Cour de cassation appréhende cette incrimination de façon particulièrement large dans la mesure où « le seul fait d’en avoir été trouvé porteur au cours d’une manifestation caractérise le délit […] indépendamment de l’usage qui en a été fait ou auquel on a pu l’avoir destiné, et ce quand bien même la participation du prévenu à la manifestation n’aurait été que fortuite » ([91]). Sauf motivation spéciale, la juridiction compétente est tenue de prononcer l’interdiction de détenir ou de porter, pour une durée maximum de cinq ans, une arme soumise à autorisation, ainsi que la confiscation d’une ou de plusieurs armes dont le condamné est propriétaire ou dont il a la libre disposition.

L’article 431-4 du code pénal réprime le fait pour une personne non armée de continuer volontairement à participer à un attroupement après que les sommations ont été légalement accomplies dans leur intégralité et perçues par les mis en cause ([92]). La peine encourue s’élève à un an de prison et 15 000 euros d’amende ([93]).

Depuis 2009, le législateur a créé de nouvelles infractions dans le but de réprimer plus efficacement les fauteurs de troubles. Le décret n° 2009-724 du 19 juin 2009 a créé l’article R. 645-14 du code pénal qui sanctionne d’une amende contraventionnelle de la cinquième classe ([94]) le fait pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage, sans motif légitime, afin de ne pas être identifiée dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public. La jurisprudence administrative a considéré que cette infraction contraventionnelle était conforme aux exigences constitutionnelles et conventionnelles relatives au principe de légalité des peines ([95]).

La loi du 10 avril 2019 a créé l’article 431-9-1 du code pénal afin d’élever au rang délictuel la dissimulation illicite du visage au cours de manifestations. La méconnaissance de cette disposition est punie d’une peine d’emprisonnement d’un an et de 15 000 euros d’amende. Au-delà du renforcement du caractère dissuasif d’une telle interdiction, la création de ce délit autorise l’interpellation et le placement en garde à vue des auteurs de l’infraction avant leur défèrement en vue d’une audience de comparution immédiate, ce que ne permet pas l’article R. 645-14 du code pénal sur la base duquel les policiers et les gendarmes peuvent seulement contrôler l’identité du contrevenant, puis dresser un procès-verbal de leurs constatations ([96]).

Si cette disposition peut s’avérer utile afin de mettre hors d’état de nuire des black blocs infiltrés au sein ou en marge des manifestations, le Syndicat de la magistrature souligne les dérives potentielles que peut entraîner son utilisation par les forces de l’ordre :

« Ainsi, l’interdiction de la dissimulation de tout ou partie du visage a donné lieu au placement en garde à vue de 210 personnes et à 41 condamnations entre avril et octobre 2019. Or, l’interdiction de la dissimulation du visage dans le cadre de manifestations ne saurait être poursuivie que si une personne se livre à un acte de violence ou démontre clairement son intention de le faire de manière imminente. Le fait de dissimuler son visage ne constitue pas à lui seul une intention violente ou autrement délictueuse et peut être justifié car des manifestants peuvent craindre d’être identifiés ou se protéger contre les effets nocifs du gaz lacrymogène. Ces infractions, aux contours flous, sont retenues pour permettre d’interpeller largement, y compris des personnes qui n’ont commis aucune violence ou dégradation et ne présentent pas de danger pour l’ordre public. » ([97])

L’existence d’une double incrimination contraventionnelle et délictuelle présente une certaine redondance dans la mesure où les faits visés par ces deux infractions sont quasiment identiques ([98]). Votre rapporteur souligne le manque de cohérence résultant de la combinaison des articles R. 645-14 et 431-9‑1 du code pénal, ce qui nuit à la clarté du droit applicable en la matière.

Recommandation n° 2 : Abroger l’article R. 645-14 du code pénal relatif à l’infraction contraventionnelle de dissimulation illicite du visage au cours des manifestations.

En outre, il convient de s’interroger sur la portée pratique de cette interdiction de dissimulation illicite du visage à l’épreuve du contexte sanitaire résultant de la pandémie de covid-19. L’article L. 3136-1 du code de la santé publique prévoit en effet que le non-respect de l’obligation de port du masque dans l’espace public est sanctionné par une amende contraventionnelle de la quatrième classe. L’articulation de cette disposition, certes contingente à la crise sanitaire actuelle, avec l’interdiction de dissimulation illicite du visage peut soulever une certaine difficulté, comme le souligne Me Arié Alimi :

« La dissimulation intégrale ou partielle du visage est sanctionnée si elle est sans motif légitime, ce qui laisse une grande marge d’interprétation. Mais ce qui est le plus inquiétant pour nous, juristes, c’est la coexistence, dans le corpus juridique, de deux infractions antinomiques : l’infraction pénale de dissimulation partielle ou intégrale du visage, d’une part, et l’infraction de non-dissimulation du visage par un masque, d’autre part, qui est sanctionnée par une contravention. J’ai rarement vu une telle situation. Aujourd’hui, des manifestants peuvent être sanctionnés pénalement, à la fois parce qu’ils ont un masque et parce qu’ils n’en ont pas. Une mise en cohérence des textes s’impose. » ([99])

Cette situation entraîne une réelle insécurité juridique qui porte autant préjudice à la liberté de manifester qu’à l’efficacité de la lutte contre les troubles à l’ordre public.

Recommandation n° 3 : Préciser que la notion de « motif légitime » énoncée par l’article 431-9 du code pénal intègre le port d’un masque pour des raisons sanitaires afin de rendre inapplicables les sanctions relatives à la dissimulation du visage au cours des manifestations.

Le durcissement du cadre répressif s’observe également à la lumière des nouvelles incriminations contraventionnelles et délictuelles afférentes à la participation à une manifestation.

D’une part, l’article R. 644-4 du code pénal créé par le décret n° 2019-208 du 20 mars 2019 prévoit que la participation à une manifestation non autorisée est punie d’une amende contraventionnelle de la quatrième classe ([100]).

D’autre part, la loi n° 2010-201 du 2 mars 2020 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public a créé l’article 222-14-2 du code pénal qui sanctionne la participation à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou de dégradations de biens. La peine encourue s’élève à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Inspiré de la loi n° 70-480 du 8 juin 1970 dite « loi anti-casseurs » abrogée en 1981, ce délit fait l’objet de critiques sévères émises par le Syndicat de la magistrature : « Nous constatons que l’infraction de participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires, de destructions ou de dégradations, délit obstacle défini à l’article 222-14-2 du code pénal, […] est totalement détournée du domaine du champ pénal pour être mise au service du maintien de l’ordre […] Cette infraction pénale putative créée en 2010 dispense l’autorité policière et judiciaire de prouver la participation à des dégradations ou à des violences. » ([101])

Le recours à l’article 222-14-2 du code pénal peut ainsi présenter un caractère abusif en ce qu’il permet le placement en garde à vue des personnes interpellées sur ce fondement, sans que la matérialité des faits qui leur sont reprochés ne soit suffisante pour justifier des poursuites ultérieures : « L’utilité de cette infraction est indépendante des suites judiciaires, puisqu’il suffit qu’elle permette un placement en garde à vue pour entraver les mobilisations (à Paris, sur 904 gardes à vue en lien avec la journée du 8 décembre 2018, 494 procédures ont été classées sans suite, dont 288 avec des rappels à la loi par OPJ, outre 160 classements après rappels à la loi par DPR ([102])). Pas de poursuites donc, mais au moins 24 à 48 heures de privation de liberté. » ([103])

Lors de son audition conjointe avec M. Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, Mme Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer à Amnesty International France, a confirmé cette observation :

« Concernant le délit de groupement en vue de la préparation de violences, nous avons reçu de nombreux témoignages de personnes placées en garde à vue et, bien souvent, non poursuivies – hormis quelques cas – parce qu’elles étaient en possession de matériel de protection contre les gaz lacrymogènes. Compte tenu de l’usage assez disproportionné qui est fait de ces gaz dans les manifestations en France, on comprend que les manifestants, comme les journalistes et les observateurs, éprouvent le besoin de se protéger. Pour nous, de tels éléments ne sont pas suffisants pour qualifier l’intention de préparer des violences. » ([104])

La circulaire du ministre de la Justice du 20 septembre 2016 relative à la lutte contre les infractions commises à l’occasion des manifestations et autres mouvements collectifs n’apporte pas non plus de détails permettant de caractériser les éléments constitutifs de l’infraction ([105]), ce qui entretient une zone d’ombre sur les modalités d’application de cet article 222-14-2. Ces constats soulignent la nécessité de mieux encadrer le recours à cette incrimination afin, d’une part, de préserver son effet utile, et, d’autre part, d’éviter qu’il ne serve de fondement légal à des interpellations abusives ayant pour conséquence directe de porter atteinte à la liberté de manifester.

Recommandation n° 4 : Préciser par instruction ministérielle les éléments constitutifs du délit de groupement en vue de la préparation de violences prévu par l’article 222-14-2 du code pénal.

Le développement des incriminations contraventionnelles et délictuelles afin d’interpeller et de sanctionner plus efficacement les fauteurs de troubles a logiquement entraîné une forte hausse des condamnations pénales prononcées à l’occasion d’événements survenus au cours de manifestations ces dernières années.

b.   L’augmentation corrélative des condamnations pénales

Selon les données statistiques du ministère de la Justice ([106]), les condamnations pénales prononcées par les tribunaux judiciaires relatives à des infractions susceptibles d’avoir été commises dans le cadre de manifestations présentent une forte hausse entre 2016 et 2019 ([107]).

 

Infractions pénales

Nombre de condamnations prononcées

2016

2017

2018

2019

Organisation d’une manifestation interdite ou sans déclaration préalable (article 431-9 du code pénal)

13

19

6

42

Dissimulation illicite du visage (article 431-9-1 du code pénal)

-

-

-

41

Participation à un groupement en vue de commettre des violences (article 222-14-2 du code pénal)

236

203

439

1 192

Participation sans arme à un attroupement (article 431-4 du code pénal)

54

24

36

244

Participation avec arme à un attroupement (article 431-5 du code pénal)

283

311

345

453

Provocation à un attroupement armé (article 431-6 du code pénal)

7

11

15

27

Violences lors de manifestations sur la voie publique

132

93

153

601

S’agissant de la dissimulation illicite du visage sanctionnée par l’article 431-9-1 du code pénal, le nombre de condamnations prononcées à compter d’avril 2019 correspond quasiment à celui des amendes contraventionnelles infligées au titre de l’article R. 645-11 entre 2013 et 2018 ([108]).

Parallèlement à la hausse très nette du nombre de sanctions pénales réprimant les délits susmentionnés, la loi du 10 avril 2019 a étendu le champ d’application de la peine complémentaire d’interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique régie par les articles 131-32-1 et 434-38-1 du code pénal. Créée par la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995, cette peine complémentaire peut être prononcée en plus d’une peine principale, pour une durée maximale de trois ans, lorsque la personne poursuivie a été reconnue coupable de certaines infractions commises lors du déroulement de manifestations sur la voie publique. Avant l’entrée en vigueur de la loi du 10 avril 2019, ces délits regroupaient les violences réprimées par les articles 222-7 à 222-13 du code pénal et certaines destructions, dégradations ou détériorations de biens, sanctionnées par les articles 322-1 à 322-3 et 322-6 à 322-10. La décision de condamnation précise les lieux dans lesquels s’applique l’interdiction prononcée.

La loi du 10 avril 2019 a élargi le périmètre de ces délits à la participation à un groupement en vue de la préparation de violences, à la participation délictueuse à une manifestation illicite sur la voie publique et au délit de dissimulation du visage pendant une manifestation, prévu par l’article 431-9-1. Cette peine complémentaire a ainsi été prononcée 342 fois en 2019 contre 75 fois en 2018. Par comparaison, elle n’a été appliquée qu’à 32 reprises entre 1995 et 2017.

Cette augmentation exponentielle des condamnations pénales procède d’une stratégie assumée de judiciarisation du maintien de l’ordre qui vise à identifier, interpeller et sanctionner les auteurs d’actes de délinquance commis au cours des manifestations. Cet objectif est légitime dans la mesure où les pouvoirs publics doivent pouvoir répondre de façon ferme et dissuasive à la multiplication de faits de violences émaillant les défilés qui, en plus de troubler l’ordre public, fragilisent l’exercice du droit de manifester. En outre, votre rapporteur souligne le rôle essentiel du juge judiciaire dans ce processus, en tant que garant constitutionnel des libertés individuelles.

Cependant, la judiciarisation accrue implique nécessairement la mise en œuvre de dispositifs opérationnels conduisant à multiplier les contacts entre les manifestants et les forces de l’ordre. Dans une logique circulaire, cette orientation peut alors alimenter à son tour une escalade des tensions si les moyens utilisés par la police et la gendarmerie sont inadaptés, voire porteurs de certains risques. Il apparaît par conséquent primordial d’analyser les stratégies et les tactiques déployées dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre afin d’envisager, à la lumière des difficultés et des échecs auxquelles elles peuvent être confrontées, les pistes d’améliorations susceptibles d’être explorées.

 


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II.   Les stratégies actuelles de maintien de l’ordre sont confrontées à des échecs opérationnels que le Schéma national du maintien de l’ordre a pour but de surmonter

Le maintien de l’ordre a longtemps été une prérogative de l’armée, avant d’être confié à des unités de gendarmerie puis de police spécialisées, formées de manière spécifique, dotées d’armes pensées pour garantir une réponse adaptée et proportionnée à l’attitude des manifestants, et d’un commandement assurant le bon déroulement de ces opérations, par nature complexes. Des unités non spécialisées peuvent également être associées à ces activités, de manière régulière ou exceptionnelle, ce qui a pu générer des incidents graves, notamment dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes.

Alors que les pouvoirs publics souhaitent désormais renforcer la réponse judiciaire aux faits de délinquance commis en marge des manifestations, les forces de l’ordre et les magistrats sont confrontés à des difficultés pour identifier, isoler et interpeller les individus violents. Le schéma national du maintien de l’ordre publié en septembre dernier propose des solutions pour améliorer le traitement judiciaire de ces opérations. Plus largement, il prévoit de nombreuses évolutions dont certaines vont dans le bon sens, quand d’autres suscitent des interrogations, voire même de l’inquiétude.

A.   La mobilisation d’unités non spécialisées et l’utilisation d’armes potentiellement inadaptées fragilisent les opérations de maintien de l’ordre les plus délicates

Les compagnies républicaines de sécurité de la police nationale, les escadrons de gendarmerie mobile de la gendarmerie nationale et, sur le territoire de la préfecture de police, les compagnies d’intervention, sont en principe les unités chargées d’assurer les opérations de maintien de l’ordre.

Leur effectif est toutefois insuffisant pour répondre à l’ensemble des besoins sur le territoire national, ce qui explique l’intervention d’autres unités dont le maintien de l’ordre n’est pas la spécialité et qui ne sont ni formées ni entraînées à cela. Cette association, ainsi qu’une dotation en armes qui évolue, mais peut sembler inadaptée aux conditions dans lesquelles s’opère le maintien de l’ordre, sont à l’origine d’une proportion importante des incidents constatés.

1.   En principe confiées à des unités spécialisées, certaines opérations de maintien de l’ordre nécessitent de faire appel à d’autres unités moins bien formées

Jusqu’au XXème siècle, le maintien de l’ordre a été assuré principalement par l’armée. Cette absence de spécialisation a donné lieu à de nombreux incidents, comme en attestent les événements de Fourmies en 1891, Narbonne en 1907 et Draveil-Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges l’année suivante.

a.   Les spécificités du maintien de l’ordre ont conduit les pouvoirs publics à le confier à des unités spécialisées

Créés en 1921, les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) sont les premières unités spécialisées remplaçant l’armée dans son rôle d’encadrement des manifestations. Les EGM interviennent dans les opérations de maintien de l’ordre, y compris les plus dégradées, et peuvent donc être mobilisés pour évacuer une zone à défendre (ZAD) ou contre une insurrection armée ([109]). Ils sont en outre les seuls à intervenir dans les opérations se déroulant outre-mer.

En 2020, 12 446 gendarmes composaient les 109 escadrons de gendarmerie mobile – soit 12,7 % de l’effectif total de la gendarmerie nationale – chacun d’entre eux comptant 110 gendarmes regroupés en 18 groupements de gendarmerie mobile dont un groupement blindé ([110]).

Force spécialisée au sein de la police nationale, les compagnies républicaines de sécurité (CRS) ont été mise en place par un décret du 8 décembre 1944. Il existe aujourd’hui 60 compagnies de service général réparties sur le territoire, auxquelles s’ajoutent plusieurs compagnies spécialisées ([111]). La direction centrale des compagnies républicaines de sécurité (DCCRS) dispose ainsi de 8 200 policiers spécialisés dans le maintien de l’ordre, qui dépendent actuellement de sept directions zonales.

Les unités de force mobile – c’est-à-dire les CRS et les EGM –, dont la doctrine d’emploi est définie dans l’instruction commune DGPN-DGGN du 29 décembre 2015 relative à l’emploi des forces mobiles dans la police nationale et la gendarmerie nationale ([112])interviennent régulièrement conjointement. Comme l’a expliqué le général Christian Rodriguez dans sa contribution écrite aux travaux de la commission d’enquête, « l’engagement de la gendarmerie mobile se fait essentiellement en zone de compétence de la police nationale (ZPN). Ainsi, depuis le 1er janvier 2019, les EGM ont été engagés à près de 80 % en ZPN. Ils travaillent donc régulièrement aux côtés des forces de la police nationale et par conséquent des CRS. » ([113])

Des forces mobiles réparties sur le territoire national :
illustration au 1er juin 2018