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N° 4081

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 avril 2021

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES FINANCES, DE L’ÉCONOMIE GÉNÉRALE
ET DU CONTRÔLE BUDGÉTAIRE SUR LA PROPOSITION DE LOI

visant à l’instauration d’une taxe
sur les profiteurs de crise ( 4020),

PAR Mme Mathilde PANOT

Députée

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 Voir le numéro : 4020


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SOMMAIRE

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 Pages

Avant-propos

TRAVAUX DE LA COMMISSION

DISCUSSION GÉNÉRALE

Examen de l’article unique

Article unique Création d’une contribution exceptionnelle sur les surprofits tirés de la crise de la Covid-19 par les grandes multinationales

I. Taxer les profits nés de la crise : un impératif de solidarité et de justice sociale que ne permet pas l’état du droit

A. L’impôt sur les sociétés : un septuagénaire mal en point et inadapté pour imposer correctement les bénéfices

1. Un impôt mal en point : assiette mitée et taux en chute libre

a. Une assiette étroite

b. Un taux en diminution

c. Un taux implicite d’imposition favorable aux plus grandes entreprises

2. Une imposition des bénéfices inadaptée à l’économie moderne et dont les lacunes sont exploitées par les pirates fiscaux

a. Des règles anciennes et dépassées qui font actuellement l’objet de délicates négociations

b. Des pertes de recettes fiscales colossales à cause de l’évasion fiscale

B. La crise de la Covid-19 : en temps de guerre, la nécessité de taxer les profiteurs

1. Une crise désastreuse pour les plus précaires

a. Hausse de la précarité et baisse du niveau de vie : la crise a concerné les plus fragiles

b. Étudiants et enfants, la génération sacrifiée

c. La fragilisation des associations, menace pour une société solidaire et inclusive

d. L’impact sur les entreprises : des secteurs entiers à l’arrêt

e. Les mesures de soutien : une prise de conscience trop tardive de la vertu de la dépense publique et de l’inanité du corset budgétaire européen

2. Une crise dont certains ont tiré parti sans scrupule

a. Les surprofits mondiaux dans la crise : la manne du numérique

b. La crise pour les grandes entreprises françaises : Sanofi, champion des surprofits

c. Dividendes et Covid-19 : les actionnaires ne connaissent pas la crise

3. À profits de crise, taxe de crise : l’exemple de la Grande guerre

a. La contribution sur les bénéfices de guerre

b. La justification de la contribution sur les bénéfices de guerre : des débats d’une troublante actualité

c. « Nous sommes en guerre » : prendre la parole présidentielle au mot et en tirer les conséquences

II. Le dispositif proposé : une taxe exceptionnelle sur les profits de crise permettant de financer les urgences sociales

A. Une taxe ciblant les surprofits et reposant sur un mécanisme de taxation unitaire

1. Une taxe due par les plus grandes entreprises mondiales qui ont profité de la crise

a. Le critère du surprofit : un résultat net supérieur en 2020 par rapport à 2019

b. Le critère de taille : cibler les plus grandes entreprises

2. Une taxe assise sur le surprofit né de la crise, apprécié selon des modalités novatrices

a. L’assiette : l’excédent de profits réalisé en 2020

b. La détermination du surprofit : la taxation unitaire, mécanisme ambitieux et opportun

i. Le résultat net du compte de résultat : une assiette par défaut mais insuffisante

ii. La taxation unitaire : la garantie d’une juste contribution de toutes les entreprises

3. Une taxation des surprofits à hauteur de 50 %

4. Les modalités administratives de la nouvelle taxe

a. La déclaration et le paiement de la nouvelle taxe

b. Les obligations documentaires pesant sur les redevables

c. L’éventuelle accréditation d’un représentant fiscal

5. La question de la rétroactivité : une application temporelle qui n’apparaît pas présenter de difficultés constitutionnelles

a. Une assiette passée mais un impôt nouveau

b. Les précédents : des taxes portant sur une assiette passée

c. Un intérêt général difficilement contestable

B. Un rendement de plusieurs milliards d’euros renforçant la justice fiscale et sociale

1. Un rendement estimé à plusieurs milliards d’euros

2. Une taxation du surprofit pertinente et qui n’est pas excessive

a. Une assiette logiquement indifférente à la source des surprofits

b. Une taxation qui n’est pas excessive : le parallèle avec les surtaxes d’IS de décembre 2017

c. Une taxation à mettre en regard avec les cadeaux fiscaux pour les plus grandes entreprises depuis 2017

d. Une taxation ne dégradant pas l’attractivité de la France

e. Une taxation des surprofits cohérente avec les mesures fiscales prévues aux ÉtatsUnis et au Royaume-Uni et suggérée par le FMI

3. Une taxation traduisant réellement l’ambition de la France en matière de lutte contre l’évasion fiscale

a. La question des conventions fiscales

b. La manifestation du refus français de l’évasion fiscale à l’appui d’une évolution ambitieuse des règles internationales

C. Les ajustements complémentaires susceptibles d’être apportés à la taxe : des pistes pour nourrir la réflexion

1. L’éventualité d’un mécanisme de lissage des bénéfices antérieurs

2. La question de l’opportunité d’un plafonnement de l’imposition globale

D. Une taxe qui n’est que le premier pas vers une plus grande justice fiscale

1. Poursuivre les efforts contre l’évasion fiscale, une exigence de justice

2. Réformer la fiscalité des entreprises et le régime des aides publiques

a. Reconstituer l’assiette de l’IS : « niche Copé » et régime mère-fille

b. Relever le taux de l’IS : même les américains le font !

c. Encadrer les niches fiscales : l’exemple du CIR

3. Mettre en place une vraie conditionnalité des aides publiques : un impératif environnemental, social et citoyen

4. Plafonner les dividendes : privilégier l’avenir au présent

5. Étendre l’effort de solidarité aux particuliers les plus riches :

annexe : Liste des personnes auditionnées par LA rapporteurE


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   Avant-propos

« Nous sommes en guerre […] l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale. Nous sommes en guerre. »

Par ces mots, le 16 mars 2020, le Président de la République Emmanuel Macron entendait mobiliser la Nation face à la pandémie de la Covid-19 et aux conséquences humaines, sociales et économiques qu’elle emportait.

Un an plus tard, le constat est cruel : des millions de morts dans le monde, dont plus de 100 000 en France ; environ 150 millions de cas détectés, dont plus de 5,5 millions pour notre pays ; un nombre incalculable de vies brisées, fauchées, d’entreprises mises à terre ; une précarité accrue et des inégalités qui explosent. Les plus modestes, les plus précaires sont les premières victimes de la crise, eux qui sont déjà mis à mal par les politiques libérales et en faveur des plus riches conduites depuis le début du quinquennat.

Cependant, tout le monde n’a pas supporté la crise de la même manière. Alors que la majorité de nos concitoyens souffraient de la crise, voyant leur niveau de vie se réduire et leur activité ralentie ou interrompue, d’autres, minoritaires mais puissants, ont réussi à s’enrichir durant cette épreuve collective, retirant de la crise des profits toujours plus élevés. Tel un phare d’indécence dans la tempête que nous traversons, de grandes multinationales ont tiré parti de la crise pour accroître leurs bénéfices. S’il est dur d’avoir 20 ans en 2020, il est en revanche plutôt commode d’être un géant du numérique ou de l’industrie pharmaceutique.

En ne retenant qu’un panel de 32 multinationales, l’ONG Oxfam a chiffré les surprofits de crise à 109 milliards de dollars. Pour la France, et en se limitant au CAC 40, ce sont d’après des informations publiques sept groupes qui ont vu leur résultat net 2020 dépasser celui de 2019, alors que le résultat net de l’indice pris dans sa globalité s’effondrait de 56 % sur la même période. Parmi ces privilégiés, le champion toute catégorie est le laboratoire Sanofi, dont le bénéfice net a progressé de 340 %. L’incapacité de cette entreprise à trouver un vaccin ne l’a pas empêché de faire de 2020 une année record pour elle, mais qu’attendre d’un groupe qui, tout en captant des dizaines de millions d’euros de crédit d’impôt recherche et d’aides publiques, licencie à tour de bras ?

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« Nous sommes en guerre. »

La guerre suppose des ressources, des recettes. Celle contre la pandémie n’échappe pas à cette règle historique immuable.

Or, l’imposition des entreprises, en particulier celle de leurs bénéfices, ne permet pas à l’heure actuelle de dégager des ressources suffisantes pour faire face à la crise et assurer le redressement national. L’impôt sur les sociétés repose sur une assiette mitée et un taux qui dégringole, devant atteindre 25 % à compter de l’année prochaine, soit un quart de moins que son niveau de 2017. Cet impôt se révèle aussi totalement inadapté aux réalités économiques modernes et aux évolutions technologiques, un constat largement mis à profit par les multinationales dans leurs pratiques d’évasion fiscale. Ce sont ainsi chaque année des milliards, voire des dizaines de milliards d’euros qui échappent au Trésor public et qui empêchent de conduire de vraies politiques publiques sociales et justes.

Que faire, dès lors ? Comment financer cette guerre ?

« Il paraît que nous sommes en guerre. Autrefois, lors des guerres, on instaurait un impôt sur les profits de guerre. »

Notre collègue Charles de Courson disait vrai, le 19 mars 2020 ([1]). Se tourner vers l’Histoire offre en effet une réponse : la contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels réalisés pendant la guerre, mise en place par la loi du 1er juillet 1916.

Face à l’épreuve ultime des générations du début du siècle dernier, le législateur, pendant la Grande guerre, a jugé nécessaire de faire contribuer ceux qui s’enrichissaient durant le conflit alors que les masses se battaient, souffraient, mourraient.

Face à l’épreuve des générations présentes, soyons à la hauteur de nos illustres prédécesseurs et marchons dans leur pas.

*

*     *

« Nous sommes en guerre. »

Prenons le Président de la République au mot, et tirons-en toutes les conséquences au nom de la solidarité nationale, pour donner à la Nation les moyens réels, concrets de se battre ensemble. Tel est l’objet de la présente proposition de loi.

Ce texte propose, à l’image de la loi de 1916, la création d’une contribution exceptionnelle sur les profits nés de la crise de la Covid-19. Seront concernées les plus grandes multinationales, où qu’elles se trouvent, françaises comme étrangères, dès lors qu’elles auront réalisé en 2020 un profit supérieur à 2019.

Ce surprofit, taxé à hauteur de 50 % de son montant, sera déterminé au moyen d’un mécanisme de taxation unitaire, consistant à appliquer aux bénéfices mondiaux d’un groupe le rapport entre son chiffre d’affaires français et son chiffre d’affaires mondial. La déclaration pays par pays garantira la mise en œuvre aisée du mécanisme ainsi prévu, qui constitue au demeurant un outil puissant contre l’évasion fiscale des multinationales.

Grâce à cette contribution, ce seront plusieurs milliards d’euros qui viendront dans les caisses de l’État, plusieurs milliards d’euros dont notre pays a un impérieux besoin.

Nous savons que, mis au pied du mur, le Gouvernement et sa majorité ne rechignent pas à surtaxer les grandes entreprises : rappelons-nous des contributions additionnelles à l’impôt sur les sociétés créées en 2017 pour financer le coût du contentieux lié à la taxe sur les dividendes, au nom du respect du sacro-saint 3 % de déficit.

Si le Gouvernement et sa majorité, pour de telles considérations, ont décidé de porter provisoirement le taux de l’impôt sur les sociétés à plus de 44 %, ils ne devraient avoir aucune difficulté à créer une contribution exceptionnelle sur les surprofits de la crise, qui devrait conduire au demeurant dans la plupart des cas à un niveau global d’imposition des bénéfices inférieur à celui de 2017…

Face à un tel précédent, et alors que le Fonds monétaire international luimême suggère le principe d’une telle contribution, il serait incompréhensible que ce texte ne soit pas adopté, sauf à assumer publiquement que les impératifs de respect de règles budgétaires européennes, devenues d’ailleurs caduques, priment sur les enjeux de justice et de solidarité.

Ces enjeux supposent d’ailleurs de constants efforts : à cet égard, la contribution proposée n’est qu’un pas, un premier pas sur un long chemin passant par une urgente réforme de la fiscalité internationale, une refonte de l’impôt sur les sociétés ou encore une réelle conditionnalité environnementale, sociale et fiscale des aides publiques.

En attendant ces travaux, faisons ensemble ce premier pas, soyons collectivement au rendez-vous de l’Histoire et inspirons-nous des mots du député de la Loire Gilbert Laurent qui, le 10 février 1916, rappelait dans notre hémicycle cette évidence : « Nul ne doit être autorisé à édifier sa fortune particulière sur cette calamité publique qui s’appelle la guerre. » ([2])

Nul doute que, face à la crise, face à la guerre, face aux besoins de notre pays, le texte ici proposé trouve un soutien unanime


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   TRAVAUX DE LA COMMISSION

   DISCUSSION GÉNÉRALE

Lors de sa réunion du 14 avril 2021, la commission examine la proposition de loi.

Mme Cendra Motin, présidente. Mes chers collègues, nous examinons ce matin la proposition de loi n° 4020 visant à instaurer une taxe sur les profiteurs de crise, dont Mme Mathilde Panot est la rapporteure et qui est inscrite à l’ordre du jour de la séance du jeudi 6 mai, réservée au groupe de la France insoumise.

Mme Mathilde Panot, rapporteure. « Ce pays, quel spectacle offre-t-il ? Je pourrais me demander aujourd’hui, l’âme inquiète, si nous ne sommes pas en train de préparer, de faire naître, deux France. Oui, je me demande, troublé, s’il n’y a pas la France du front où l’on se bat, où l’on risque sa vie tous les jours, à toute heure, à toute minute, et la France de l’intérieur, où l’on s’enrichit en toute quiétude. »

Cette phrase, collègues, a été prononcée par Fernand Merlin, parlementaire français, en 1916, au milieu d’une guerre menée « coûte que coûte ». Comme lui, je me pose cette question : quel spectacle les puissants que vous servez sont-ils en train de nous offrir ?

Il y a, en bas, ceux que la crise frappe de plein fouet, les premières de corvée, ces travailleurs essentiels, au front, à l’hôpital ou dans la grande distribution, et les autres, en haut, pour qui le coronavirus n’aura été qu’une succession de réjouissances et pour qui la fête continue.

Comme il fait bon vivre en France en 2021 !

On salue, par exemple, Stéphane Bancel, le PDG français de Moderna, qui célèbre cette année son entrée dans le classement Forbes des plus grosses fortunes de France, avec 3,5 milliards d’euros gagnés grâce à la pandémie mondiale, pendant qu’un million de personnes basculaient dans la pauvreté du fait de la crise sanitaire.

On souhaite une très belle année à tous ces milliardaires français, dont la fortune a augmenté de 55 % pendant l’épidémie, alors que 10 millions de pauvres et 300 000 personnes mal-logées tentent de survivre dans notre pays.

Ah ! Comme il fait bon vivre en France en 2021, quand on est riche !

On peut faire tant de choses ! Louer une île pour échapper au virus, multiplier les allers-retours dans sa maison de campagne, percevoir des dividendes sans rien faire, être membre du Gouvernement, augmenter ses bénéfices en pleine crise mondiale, promettre une prime à ses salariés de la grande distribution en la faisant financer par la collectivité, et ne jamais la leur verser, traiter les chômeurs d’assistés quand on a soi-même hérité de l’entreprise de papa, déjeuner en plein confinement dans des restaurants clandestins à 460 euros le menu, sans être sérieusement inquiété.

Quel spectacle ces puissants que vous servez donnent-ils au reste du monde ?

L’Angleterre a annoncé l’augmentation de son impôt sur les sociétés. Les États-Unis veulent faire de même, en plus d’augmenter la fiscalité sur les plus hauts revenus, et appellent à un taux minimal mondial d’impôt sur les sociétés. La Nouvelle-Zélande, quant à elle, augmente l’impôt sur le revenu des plus riches. Le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, appelle à taxer les profiteurs de crise. Même le Fonds monétaire international (FMI) plaide pour une hausse de l’impôt sur les revenus des plus riches, une hausse de l’impôt sur les sociétés et une taxe sur les profiteurs de crise. Bref, tous disent que votre ruissellement est une mauvaise blague à laquelle il est grand temps de mettre fin. Le gavage sur fond d’exonérations toujours plus grandes pour les riches, de rémunérations toujours plus énormes pour le capital, d’écrasement des salaires, c’est terminé, personne n’en peut plus ! Il ne manque plus que votre volonté politique, comme vous l’a rappelé Attac (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne) lors d’une journée d’action ce week-end pour dénoncer le « gang des profiteurs ». Qui doit payer la crise ? Les retraités, les chômeurs, les personnes salariées au Smic ou ce gang des profiteurs ? La fortune de Françoise Bettencourt Meyers a augmenté de 21 milliards en 2020, celle de Bernard Arnault de 62 milliards, celle de François Pinault de 15 milliards et celle de Patrick Drahi de 7 milliards.

Mais vous, pendant ce temps, vous jouez encore la mauvaise farce. Vous persistez à refuser de rétablir l’impôt de solidarité sur la fortune et vous maintenez votre « flat tax » sur le capital alors même que les milliardaires français sont, de loin, les plus riches d’Europe. Augmenter l’impôt sur les sociétés ? Jamais. Taxer les dividendes ? Vous n’y pensez pas ! Baisser les indemnités de millions de chômeurs alors que le nombre d’emplois s’effondre, pour économiser 2,3 milliards d’euros par an sur les plus pauvres ? Ah oui, volontiers ! Vous écrasez les chômeurs alors que tant perdent leur emploi et qu’il y en a déjà si peu. Retirez cette réforme injuste, répondez à la revendication de ceux qui occupent les lieux de culture !

Vous n’alliez pas vous arrêter en si bon chemin. Emmanuel Macron, c’est cinq ans de festivités pour les plus riches : « flat tax », suppression de l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune), douche au champagne d’argent public pour les grandes entreprises sans contrepartie, mais cinq ans de gueule de bois pour les pauvres, du fait de la baisse des aides personnalisées au logement (APL), de la suppression des emplois aidés, de la réforme de l’assurance chômage et de votre réforme des retraites qui fera travailler les gens plus longtemps, pour moins d’argent, et que vous voulez imposer coûte que coûte.

Je ne sais plus ce qui est le plus honteux : le fait que vous soyez à la ramasse ou que ce soit le FMI qui vous le dise.

Il y a encore un siècle, l’idée de taxer les profiteurs de la crise ne souffrait d’aucune polémique. Citons le ministre des finances de l’époque : « Tout le monde trouvera juste que ceux qui doivent à la guerre un supplément de revenus alors qu’elle a causé à d’autres tant de misères et de ruines, participent pour une part plus large aux dépenses qu’elle entraîne. Cette idée est tellement simple qu’il n’est pas besoin d’opposer dans un tableau plus ou moins impressionnant l’enrichissement rapide des premiers à la détresse prolongée des seconds pour qu’elle s’impose à l’esprit. »

Cette idée était si limpide que la proposition fut adoptée à 470 voix contre une – et vous représentez cette voix hostile, celle des profiteurs. En 1916, les taxer n’avait rien de honteux. « Nous sommes en guerre », martelait le Président de la République l’année dernière.

Pour protéger les plus riches, vous raffolez d’un argument qui est devenu un grand classique : si on les taxe, les grandes entreprises investiront ailleurs. Vous vous livrez à ce chantage permanent, si bien qu’aucune mesure de justice fiscale ne serait possible ni même souhaitable. Vous êtes pourtant les premiers à dire qu’il faudrait faire confiance aux grands groupes. Dans ce cas, serait-il raisonnable de leur part de quitter le pays parce qu’on leur demande de faire preuve d’un peu de solidarité nationale ? Devons-nous continuer à baiser les pieds d’entreprises immorales ? Après tout, vous les avez suffisamment arrosées d’argent public. Avant l’épidémie, les aides publiques aux entreprises augmentaient de 6 % par an. Avant 2008, elles s’élevaient à 65 milliards d’euros chaque année, 110 milliards d’euros en 2012 et, juste avant la crise, 150 milliards d’euros. Chaque Français leur signe tous les ans un chèque de 2 000 euros par votre intermédiaire. N’est-ce pas largement suffisant pour se remettre d’une taxe ?

Mais votre thèse préférée reste celle de la psychologisation des citoyens. Les Français seraient un peuple haineux, envieux, jaloux et mesquin, qui n’aimerait pas la réussite. Mettons de côté ce que vous entendez par « réussite ». Les Français ne sont pas ainsi. Ils s’étonnent simplement que vous ne cherchiez pas l’argent où il se trouve et vous regardent, perplexes, gesticuler dans tous les sens, faisant les poches aux plus petits, car vous êtes toujours très inspirés quand il s’agit d’appauvrir les classes moyennes, les ouvriers et les employés, les précaires, mais vous tremblez des mains quand il faut taxer une poignée de privilégiés. Ils aimeraient que vous mettiez fin à la folie des riches.

Par exemple, Sanofi, entreprise française, qui a perçu plus d’un milliard d’euros de crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) durant les dix dernières années, envisage pourtant de licencier plus d’un millier de personnes. Elle n’a pas trouvé de vaccin mais son bénéfice net a augmenté de 340 % l’année dernière. Des incapables, qui nous coûtent cher.

Amazon, champion de la pollution et de la maltraitance salariale, a réalisé un bénéfice de 21,3 milliards de dollars en 2020, soit le double de l’année précédente. Son PDG, Jeff Bezos, a vu sa fortune personnelle bondir de 24 milliards de dollars. À eux seuls, les cinq « GAFAM » – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – ont tiré de l’année de la pandémie un excédent de profits de 46 milliards de dollars.

La grande distribution s’est gavée sur le malheur de la fermeture des petits commerces, les compagnies d’assurance ont économisé des millions d’euros sur l’automobile et la couverture habitation, tout en refusant d’indemniser ces mêmes petits commerces. J’aurai une pensée fraternelle pour les salariés de Carrefour et de Monoprix qui se mobilisent afin d’obtenir une augmentation et le paiement de la prime qu’on leur avait promise.

Rien que pour le CAC 40, sept entreprises ont tiré des surprofits pendant la crise, mais nous devrions les laisser profiter tranquillement d’une situation de plus en plus insupportable pour ceux qui ne peuvent rouvrir leurs terrasses, accueillir leurs clients, retrouver un travail. Vous êtes de bien mauvais économistes car vous n’arrivez jamais à faire le lien entre l’accumulation pour un côté de la société et le vide matériel pour l’autre. Vous ne pouvez pas demander toujours aux mêmes de serrer encore un peu les dents quand une poignée s’engraisse sans scrupule, aux yeux de tous.

Voici le sens de notre proposition : arrêter ce délire qui consiste à laisser les entreprises se gaver sur le malheur national. Nous n’acceptons pas que des entreprises aient pu tirer des bénéfices d’une situation qui afflige le plus grand nombre, ni que l’État soit complice par son inaction.

Cette taxe sur les profiteurs de crise repose sur deux critères : un chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros et un bénéfice, en 2020, supérieur à celui de l’année précédente. Nous proposons de taxer 50 % de ces bénéfices supplémentaires en retenant le principe de la taxation unitaire, qui lie le niveau d’activité d’une entreprise dans un pays à l’assiette fiscale, afin de contourner cette curieuse manie des grands groupes de pratiquer l’évasion fiscale. En se bornant aux entreprises du CAC 40, le produit de cette taxe s’élèverait à 6 milliards d’euros, soit dix-sept fois le rendement annuel de votre taxe sur les GAFAM et trois fois le rendement annuel des économies que vous voulez réaliser sur le dos des privés d’emplois, grâce à votre réforme de l’assurance chômage. Elle permettrait ainsi de répondre aux urgences sociales qui ne manquent pas, dans notre pays.

Collègues, peut-être n’y a-t-il pas d’argent magique mais certaines poches sont plus remplies que d’autres. Les tours du capital ne sont pas bien compliqués à comprendre.

Si vous ne saisissez pas ce moment historique pour taxer les fortunes colossales et indécentes, quand le ferez-vous ?

Il n’est pas seulement question de justice fiscale. L’accumulation illimitée de richesses dans la période que nous vivons est immorale, voire contraire à la nature humaine qui veut que nous soyons solidaires dans les temps troubles. Rousseau écrivait que l’âme humaine est mue par la pitié, l’empathie, c’est-à-dire la répugnance instinctive à voir souffrir son semblable. C’est ce sentiment naturel qui fonde toute communauté politique républicaine. Nous vous enjoignons à la préserver. « L’unité morale de ce pays ne peut être maintenue que si tout le monde, à quelque rang, à quelque place qu’il se trouve, est animé du même sentiment de sacrifice et de devoir » déclarait un parlementaire, il y a un siècle. Tous les profiteurs de crise que j’ai nommés précédemment en font sécession et fragmentent notre nation.

Cette proposition de loi n’est qu’un avant-goût car croyez bien, collègues, que si nous étions aux manettes, nous ne parlerions pas que d’une contribution exceptionnelle. C’est d’une véritable réforme fiscale dont ce pays a besoin. Amazon ne devrait pas être taxée qu’une seule fois. Elle devrait commencer par payer ses impôts en France, comme doivent le faire d’ailleurs tous les contribuables français, par l’impôt universel, qu’ils vivent dans notre pays, ou qu’ils résident dans un État moins redistributif. Sanofi ne doit pas se contenter de rembourser les cadeaux et s’excuser de son inutilité crasse alors que 100 000 de nos compatriotes sont morts mais être nationalisée pour investir vraiment dans la recherche et empêcher que ne survienne une nouvelle crise de cette ampleur.

De cette tribune, nous disons aux 200 familles qui ont profité de la crise : Rendez l’argent ! Vous avez déjà provoqué la mort de dizaines de milliers de nos compatriotes en essorant l’hôpital public et les administrations sanitaires ! Cet argent, nous vous demandons de le rendre, non pas parce que nous n’aurions pas confiance dans votre sens de l’intérêt général, mais pour vous avertir que nous le récupérerons, de gré ou de force.

Certaines PME paient plus d’impôts que n’importe quel grand groupe qui pille le pays et planque son magot au Luxembourg ou en Irlande. En France, Amazon paie 0,04 % de son chiffre d’affaires, et je ne parle pas d’OpenLux, ces 15 000 traîtres à la patrie qui possèdent au Luxembourg des sociétés totalisant 100 milliards d’euros d’actifs, soit 4 % du PIB français. Contre tous ceux-là, vous n’avez pas un mot, jamais. En revanche, former les agents de la CAF (caisse d’allocations familiales) au flicage intensif, vous savez faire. « Il avait sous les yeux mes comptes bancaires et épluchait chaque ligne. Avais-je vraiment besoin d’un abonnement internet ? À quoi avais-je dépensé ces vingt euros retirés en liquide ? » Voilà le type d’inquisition que subissent les plus pauvres de notre pays.

Selon le sociologue Denis Colombi, l’argent des pauvres est source de fantasmes. Vous l’imaginez toujours mal dépensé, mal utilisé, mal alloué. Quand ils s’achètent un téléviseur ou un smartphone, vous leur tombez dessus. Or, sans téléviseur, on ne peut pas suivre les annonces contradictoires de Jean Castex, sans smartphone on ne peut pas accéder aux formulaires en ligne ou à ses droits. Les pauvres ne sauraient pas gérer leur budget, soi-disant. Ils seraient donc responsables de leur situation. Pourtant, ils font preuve d’une ingéniosité sans borne quand il s’agit de nourrir une famille avec la moitié d’un SMIC. En revanche, l’argent des riches coule de source. Questionne-t-on les milliardaires sur la manière dont ils emploient leur argent ? Jamais ! Une voiture, deux voitures, trois voitures, quatre maisons, cinq maisons, un yacht, pourquoi pas un avion, ce ne sont pas les moutons que ces gens comptent avant de s’endormir. En l’espèce, vous vous gardez bien de dire qu’ils dépensent de manière déraisonnable et qu’ils détruisent la planète, par la même occasion.

Je conclurai par cette belle phrase d’Isidore Tournan, parlementaire comme vous et moi, prononcée il y a un siècle : « La France a montré de quels prodiges de bravoure et d’endurance elle est capable. Tous les espoirs sont permis si, dans votre pensée comme dans votre action, vous ne séparez jamais l’idée de patrie de l’idée de justice. »

Oui, collègues, les Français ont fait preuve de patience, depuis un an, éloignés de leurs proches, parfois en deuil quand la maladie passe, déprimés et vivant dans l’angoisse du lendemain. Ceux-là ont déjà consenti plus que leur part d’efforts quand tant d’autres vivent la belle vie, à l’abri de cette calamité publique qu’est la crise sanitaire. Mettons ces derniers à contribution, sauvons la République par la justice.

M. Laurent Saint-Martin, rapporteur général. Madame la rapporteure, vous avez décidé de faire de ce texte, non pas vraiment une initiative législative, mais une tribune politique. C’est votre choix. Après tout, vous êtes libre d’utiliser votre « niche parlementaire » comme vous le souhaitez. Je considère, pour ma part, que votre propos siérait davantage à la séance publique qu’à notre commission. Vous avez en face de vous des législateurs du droit fiscal, qui travaillent plusieurs mois par an sur les sujets que vous avez abordés : en tant que rapporteur général, je ne trouve pas correct de les traiter de serviteurs de puissants. Nous attendions de votre part des propositions fiscales précises… (Exclamations de M. Ugo Bernalicis)

Mme Cendra Motin, présidente. Monsieur Bernalicis…

M. Ugo Bernalicis. Il y a un problème, madame la présidente, c’est deux poids deux mesures ! Vous ne râliez pas quand tout le monde élevait la voix tout à l’heure.

Mme Cendra Motin, présidente. On ne s’interpelle pas, dans cette commission. Je suis à la tribune avec Mme la rapporteure et je serais intervenue pour faire cesser le brouhaha s’il avait été tel qu’elle n’aurait pu s’exprimer. Je vous prie de vous tenir correctement et de ne pas interrompre le rapporteur général.

M. Ugo Bernalicis. Bravo ! Quelle mauvaise foi !

Mme Cendra Motin, présidente. Ne m’obligez pas à prendre d’autres décisions, s’il vous plaît.

M. Laurent Saint-Martin, rapporteur général. Votre proposition de loi vise à instaurer une taxe sur les profiteurs de crise. Qu’entendez-vous par ce terme-là, qui est fort ? Reprenez-moi si je me trompe mais je comprends, à la lecture de l’article unique du texte, qu’il s’agirait d’une entreprise dont le résultat net en 2020 serait strictement supérieur à celui de 2019. Autrement dit, vous êtes contre la création de richesse et la réalisation de profits par une entreprise privée, particulièrement en temps de crise. Allons ainsi droit au but, nous comprendrons mieux la finalité de votre proposition.

C’est dommage car vous auriez pu profiter de l’occasion pour aborder les problèmes réellement complexes que peut faire naître une crise. Je pense en particulier à la création des bulles d’actifs. Lorsque, pour surmonter une crise économique, les banques centrales jouent le rôle de pompiers en injectant massivement de la monnaie pour soutenir le tissu économique, les salariés et l’ensemble des citoyens, les conséquences économiques et sociales peuvent être sérieuses. La bulle immobilière que connaissent les États-Unis et qui pourrait concerner notre continent est une conséquence problématique de la création monétaire exceptionnelle en temps de crise. On pourrait aussi citer le cas des survalorisations d’entreprises susceptibles de créer des effets de rente. Si vous aviez appelé notre attention sur ces situations de rente, problématiques et indues, nées de la réponse monétaire à la crise, en proposant de redistribuer la richesse à l’échelle européenne voire mondiale par l’intermédiaire de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), j’aurais compris. Au contraire, vous voulez exiger d’une entreprise, qui s’en serait sortie pendant la crise, de rendre des comptes, en payant une taxe, au motif que ses dirigeants seraient des profiteurs ! Rendons-nous compte de la violence et de l’indécence du propos !

Nous devrions plutôt encourager ceux qui ont réussi à surmonter la crise et dégager des bénéfices, car ils ont pu sauver des emplois et investir pour en créer de nouveaux demain. C’est cet objectif que nous avons poursuivi en accordant des aides d’urgence et en établissant un plan de relance.

Revenons-en à votre taxe. Laissons de côté les risques élevés de neutralisation du dispositif par les conventions fiscales, dont vous avez sans doute conscience. Vous avez rappelé, à juste titre, que les États-Unis et la Grande-Bretagne prévoyaient d’augmenter l’impôt sur les sociétés. Rappelons cependant que la France est le pays dans lequel les prélèvements obligatoires sur les entreprises sont parmi les plus élevés au monde. Si vous voulez faire converger la fiscalité au niveau mondial, comme je le souhaite également, vous ne devez pas prendre en compte le seul impôt sur les sociétés mais l’ensemble des prélèvements obligatoires, qu’il s’agisse des impôts de production, encore élevés même si nous les avons réduits, ou de toutes les cotisations. Le fait que les États-Unis relèvent le taux de leur impôt sur les sociétés, après l’avoir extrêmement réduit sous la présidence de Donald Trump, ne doit pas nous inciter à augmenter le nôtre également. Plutôt que le parallélisme des formes, nous devons au contraire rechercher la convergence fiscale pour que la compétitivité des entreprises européennes, en particulier des nôtres en France, ne soit pas mise en difficulté.

Nous aurions pu, également, réfléchir aux moyens d’améliorer encore notre niveau de redistribution qui est le plus élevé au monde, mais je ne partage en aucun cas votre idée que des personnes morales et, par conséquent, tous leurs salariés, deviendraient des profiteurs parce qu’ils ont résisté à la crise. Cette proposition de loi est une insulte à leur endroit. Vous vouliez, au travers de votre tribune politique, attaquer le patronat mais vous vous êtes trompée de cible car, en l’espèce, les salariés sont les premiers « profiteurs » des entreprises qui survivent à la crise. (Interruption de M. Ugo Bernalicis  « C’est incroyable ! » sur plusieurs bancs)

Mme Cendra Motin, présidente. Essayons d’écouter à présent, dans le calme, les orateurs des groupes. (Nouvelle interruption de M. Ugo Bernalicis.)

M. Daniel Labaronne. Puis-je m’exprimer ?

Mme Cendra Motin, présidente. C’est mon dernier avertissement, monsieur Bernalicis. Vous n’êtes peut-être pas familier des usages de notre commission, que vous avez rejointe pour l’occasion, mais je vous rappelle que nous avons pour règle d’écouter tout le monde.

M. Daniel Labaronne. Madame la rapporteure, je m’en tiendrai à l’exposé des motifs de votre proposition de loi et à son dispositif. Je n’utiliserai pas ici mon intervention comme tribune politique mais je m’en réserverai le droit dans l’hémicycle.

Vous dressez plusieurs constats : certaines entreprises du numérique ne paieraient pas suffisamment d’impôts et des acteurs du commerce en ligne seraient coupables de fraudes à la TVA. Ces constats peuvent être partagés mais votre réponse n’est pas à la hauteur des enjeux économiques. Vous voudriez ainsi nous faire croire que la majorité n’a apporté aucune réponse à ces vrais problèmes et que l’article unique de votre proposition de loi pourrait être la solution efficace et équilibrée. Nous pensons le contraire. Vous vous contentez de faire un coup politique et un buzz médiatique en jouant sur l’émotion. C’est votre droit et nous en avons l’habitude.

Vous proposez une mesure choc, sans chiffrage, ni évaluation ou étude d’impact : un dispositif ponctuel que je qualifierai de simpliste, voire d’aveugle.

La refonte d’une fiscalité qui ne serait plus adaptée à la multiplicité des acteurs, à la complexité des échanges ou des modes de commercialisation est un processus qui mérite que l’on s’y attarde mais qui demande du temps car il est bien plus complexe qu’une taxe qui tiendrait dans l’article unique d’une proposition de loi, qu’un hashtag ou qu’un slogan. Au passage, je m’étonne que le FMI vous serve subitement d’allié : n’avez-vous pas dénoncé la tutelle que nous imposerait la troïka FMI, Commission européenne, Banque centrale européenne ?

La majorité n’est pas dans l’émotion, elle a agi. La France fut ainsi l’un des premiers pays à taxer les GAFA, en 2019. Grâce à notre action, les ministres de l’économie et des finances de l’Union européenne se sont accordés pour définir un cadre commun à la taxation des entreprises de l’économie numérique. Bref, nous ne vous avons pas attendue pour avancer dans ce domaine.

Je terminerai en constatant, à la lecture de votre exposé des motifs et de l’article unique, que votre seuil d’assujettissement oscille entre 100, 150 et 750 millions d’euros, ce qui ne témoigne pas d’une rédaction très rigoureuse. Il va de soi que notre groupe votera contre cette proposition de loi.

Mme Véronique Louwagie. Le sujet revient régulièrement dans les orientations de la France insoumise : taxer, taxer toujours plus. Vous proposez aujourd’hui de reproduire le modèle de la contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels réalisés pendant la Première guerre mondiale, votée par le Parlement en 1916, mais la situation est totalement différente. Instaurer aujourd’hui une taxe de cette nature serait absurde et contre-productif.

Au-delà du contexte, qui est incomparable, la fiscalité française d’avant-guerre était bien plus faible. L’impôt sur les sociétés n’existait pas et l’impôt sur le revenu venait d’être créé. Depuis, la France est devenue la championne d’Europe du matraquage fiscal grâce à des taux de prélèvements obligatoires qui battent tous les records : 46 % du PIB contre 41,3 % en moyenne dans la zone Euro. Notre groupe s’oppose d’ailleurs régulièrement à toute nouvelle hausse d’impôt.

Par ailleurs, une taxe de cette nature découragerait les entreprises de développer leur activité, ce qui tuerait la reprise dans l’œuf, en compromettant le retour vers la croissance et en aggravant les difficultés des entreprises qui ont déjà bien du mal à se réapprovisionner en matières premières.

Votre proposition de loi est source de divisions et de tensions. Je suis d’accord avec le rapporteur général qui parlait d’indécence. La crise ne doit pas être l’occasion d’opposer les entreprises entre elles. Plutôt que de punir ceux qui réussissent pendant la crise, nous devrions imposer aux GAFAM et aux acteurs du commerce en ligne la même fiscalité que celle qui pèse sur le commerce physique. Notre groupe avait proposé des mesures en ce sens, notamment pour réviser la définition de l’établissement stable ou harmoniser à l’échelle européenne la fiscalité des GAFAM. De même, nous avons été les premiers à réclamer des efforts aux compagnies d’assurances pendant cette crise.

Nous ne voterons pas cette proposition de loi qui se trompe d’objectif en augmentant encore davantage les impôts. Au contraire, il conviendrait de réduire les taxes qui altèrent l’attractivité de notre pays.

M. Mohamed Laqhila. Vous versez, une nouvelle fois, dans la provocation, chère collègue, car rien ne va, dans votre proposition loi, ni sur le fond, ni sur la forme. Commençons par le titre et l’exposé des motifs : « profiteurs de la crise », « s’engraisser », « entreprise voyou » etc. Pour vous, les entreprises qui gagnent de l’argent et ne demandent pas d’aides publiques, seraient des fraudeurs, des profiteurs et des voyous. Ces propos honteux me scandalisent mais ne m’étonnent guère car ce langage populiste caractérise les extrêmes. L’extrême-droite a son bouc émissaire, la France insoumise a le sien : le chef d’entreprise. Vous osez traiter de voyou et de profiteur le chef d’entreprise qui, en pleine crise, trouve les moyens de rebondir pour éviter le dépôt de bilan, sauver des emplois, créer de la richesse, créer de l’emploi, payer des impôts, des taxes et des charges sociales.

On a beau lire et relire votre proposition de loi, on n’identifie pas très bien les profiteurs ni les critères d’assujettissement à la nouvelle taxe. Qui sont, selon vous, les gagnants de la crise ? Ceux qui n’attendent pas l’aide de l’État ? Ceux qui trouvent de bonnes idées pour répondre à un marché ? Vous voulez taxer le résultat net sans même le définir. Le résultat net peut s’afficher en hausse entre 2019 et 2020 malgré un résultat d’activité en baisse tout simplement en raison d’une cession d’actifs. Inversement, une entreprise pourrait afficher un résultat net en 2020 en recul par rapport à 2019 alors que le résultat d’activité est en hausse, du fait d’une moindre cession d’actifs. Cette dernière, si l’on adoptait votre texte, ne serait pas soumise à la taxe alors que ses concurrents le seraient. Ce serait inique, convenez-en.

Voulons-nous reproduire les erreurs de 2011 et 2014, en augmentant les prélèvements obligatoires alors que nous sommes au cœur de la crise ? Ce serait prendre le risque de faucher la reprise en plein vol. Sans parler de la rétroactivité de votre proposition !

Pour toutes ces raisons, notre groupe s’opposera avec détermination à ce texte.

M. Jean-Louis Bricout. Madame la rapporteure, je vous remercie pour votre proposition de loi qui tend à taxer les profiteurs de crise. Elle ne sera sans doute pas adoptée par la majorité mais elle présente tout de même le mérite de concentrer l’attention sur ceux que vous appelez dans l’exposé des motifs de votre texte les « corona-profiteurs ». Vous vous inscrivez dans une perspective historique qui devrait intéresser notre Président de la République au vocabulaire guerrier. Prenons-le au mot et instaurons, comme en 1916, lors de la Première guerre mondiale, une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels réalisés pendant cette crise.

Vous ciblez par ailleurs les géants du numérique qui contestent notre modèle fiscal et cherchent, par tous les moyens, à échapper à l’impôt. Nous devons mettre fin à cette forme de concurrence déloyale et illégale. Si les récentes annonces américaines laissent espérer une action internationale, celle-ci ne remet pas en cause votre démarche. Au contraire, elle confirme l’importance de se poser la question des profits tirés de cette violente crise sanitaire et sociale.

Vous donnez également l’exemple de Sanofi qui symbolise notre échec. L’argent public n’est pas un chèque en blanc pour licencier, il doit d’abord servir l’intérêt général. Le comportement de ces entreprises, les « corona-profiteurs », est indigne.

La crise a fait naître des situations de rente. Devons-nous, pour autant, qualifier les acteurs économiques de profiteurs ? Le mot est fort, voire choquant. Nous devrions au contraire nous réjouir de voir notre économie créer de la valeur. Il n’empêche que certaines situations sont indécentes.

Ce texte mériterait donc qu’on l’examine avec attention pour l’améliorer. Il est incontestable qu’une période aussi difficile impose d’instaurer une fiscalité d’exception pour renforcer la solidarité.

M. Vincent Ledoux. Il n’existe qu’une seule façon de tuer le capitalisme : des impôts, des impôts, toujours plus d’impôts. Cette ancienne doxa marxiste trouve aujourd’hui son prolongement dans cette proposition de loi qui vise à faire payer les profiteurs de la crise, un autre biais idéologique bien connu étant le présupposé du profit suspect, résumé dans cette célèbre phrase d’Arlette Laguiller, qui a bercé les campagnes présidentielles de ma jeunesse : « La lecture, une bonne façon de s’enrichir sans voler personne ». C’est une façon romantique d’assimiler tout profit à du vol.

Les mots-clés de ce texte parlent d’eux-mêmes : « multinationales », « capitalisme », « inégalités », « lobbies », « néolibéralisme », « mondialisation », « paradis fiscaux et judiciaires », « inquisition ». Les ennemis démasqués sont nommés : le « gang des profiteurs », ces entités rapaces qui cherchent à se repaître des victimes de la crise économique qui enfle, des profiteurs de mort.

Si le capitalisme doit être encadré et corrigé, si les fraudeurs doivent être condamnés, l’idée libérale reste cependant d’une puissante modernité. Notre groupe considère que l’alliance de la liberté d’entreprise, de la propriété intellectuelle et de la mondialisation est vecteur de progrès. C’est ce qui nous a permis de mettre à disposition des États en un an ces prodiges technologiques que sont les vaccins à ARN messager. Doctolib, Zoom, ne sont pas des profiteurs mais des entreprises qui ont montré leur utilité sociale. Qu’elles gagnent de l’argent pour investir et grandir est légitime. Pour ce qui est de l’entreprise européenne Doctolib, c’est même une nécessité absolue, dans notre intérêt.

C’est vrai, il existe des profiteurs de profiteurs mais, Raymond Devos avait raison, du moment qu’on rit des choses, elles ne sont plus dangereuses. Nous voterons donc contre cette proposition de loi anticapitaliste.

M. Michel Zumkeller. Le terme de profiteurs est, bien évidemment, excessif. De même, la création d’une taxe n’est pas dans notre ADN politique. Cependant, cette proposition de loi pose de vraies questions. Il faudrait être d’une grande naïveté pour ne pas croire que certaines entreprises, dans certains secteurs, ont profité de la crise. Deux situations se distinguent. Des entreprises se sont développées parce que leur activité était utile à la crise et nous devons les encourager. D’autres, en revanche, en rationnant, en restant ouvertes, ont sans doute bénéficié d’une année bien meilleure que les autres, contraintes de fermer, et il serait intéressant d’en savoir plus pour qu’elles puissent participer à la solidarité nationale.

Concernant les taxes GAFAM, nous sommes partagés. En raison du monopole de ces entreprises, celui qui paiera finalement sera le consommateur. L’exemple de Google en témoigne. Taxez autant que vous voudrez, cela ne servira à rien.

Au risque de surprendre, je pense que le cas de la grande distribution mériterait notre attention. Ces entreprises sont restées ouvertes quand d’autres devaient fermer et elles ont pu en profiter pour augmenter considérablement le prix de certains produits.

Plutôt que de taxer, réfléchissons au moyen de faire profiter de ces profits ceux qui travaillent dans ces entreprises. Je suis choqué de constater que la caissière de la grande surface n’a bénéficié de rien alors qu’elle était là tous les jours. Que ceux qui ont engrangé d’énormes profits en fassent profiter leurs salariés. Nous ne voterons pas cette proposition de loi mais nous ne nous y opposerons pas non plus. Nous nous abstiendrons car le problème mérite d’être posé.

M. Jean-Paul Dufrègne. Par-delà la sémantique de cette proposition de loi, qui peut être discutée, c’est sa finalité qui compte. Elle met en lumière des situations anormales, voire indécentes pour certaines d’entre elles. Bien entendu, les répercussions économiques de cette crise sont désastreuses. Pour autant sa forme inédite n’a pas pénalisé l’ensemble des acteurs économiques, tant s’en faut.

L’épargne des ménages a augmenté de manière relativement importante, mais en se concentrant essentiellement sur les 20 % des plus aisés, qui en ont accumulé les deux tiers. En revanche, touchés par des pertes de revenus importantes du fait de l’activité partielle ou du chômage, les 20 % des ménages les plus pauvres ont dû s’endetter.

La situation est similaire pour les entreprises, avec des contrastes saisissants. D’un côté, de nombreux petits commerces fermés administrativement et dont le principal filet de sécurité est le fonds de solidarité ; de l’autre, de très grandes entreprises qui ont étendu leurs activités, les confinements ayant offert à certaines d’entre elles un monopole de fait. C’est le cas de celles du numérique, dont on a beaucoup parlé, et notamment d’Amazon qui a triplé ses ventes au cours du troisième trimestre 2020. La grande distribution a aussi été largement favorisée, avec par exemple un chiffre d’affaires en hausse de plus de 20 % pour Carrefour. On peut aussi citer les entreprises pharmaceutiques, comme Sanofi, ou encore les assurances, qui ont vu le taux de sinistralité se réduire en 2020. Le groupe GDR avait lui aussi proposé de les mettre à contribution lors des débats sur le projet de loi de finances (PLF) pour 2021, par le biais d’une taxe exceptionnelle sur les réserves des assureurs.

Alors que la crise n’est toujours pas finie et que les mesures de soutien se poursuivent, l’effort national est toujours de mise. Le responsable des affaires budgétaires du FMI a préconisé récemment la mise en place d’un impôt supplémentaire et temporaire sur les particuliers les plus riches ainsi que sur les entreprises auxquelles la pandémie de covid-19 a profité, afin de lutter contre l’accroissement des inégalités et de montrer aux citoyens la contribution de tous.

On sait bien que cette proposition de loi ne sera pas adoptée ; ce qui est important, c’est qu’elle met en avant un véritable sujet.

Elle prévoit de taxer à 50 % la différence de bénéfice entre 2019 et 2020. On pourrait estimer que les résultats de 2019 pouvaient être anormalement bas et retravailler le dispositif, mais au fond peu importe.

Cette proposition de loi s’inscrit dans la continuité de celles du groupe GDR en vue d’une participation équitable de toutes les composantes de la société à l’effort national, notamment en proposant une contribution exceptionnelle sur les surplus des bénéfices des entreprises en 2020. Elle peut aussi constituer le pendant de la contribution exceptionnelle sur les plus aisés que nous avions proposée en juin 2020, à l’occasion de la journée d’ordre du jour réservée à notre groupe. Cette taxation semble donc nécessaire au vu de la situation économique et sociale.

Pour conclure, ce type de contribution exceptionnelle ne doit pas être considéré comme un moyen de compenser les pertes de recettes de l’État liées à la crise, ce que ne suggère d’ailleurs pas la proposition de loi. Les sommes tirées de cette nouvelle contribution n’y suffiraient pas et il faudra imaginer des solutions alternatives et innovantes – comme l’annulation partielle des dettes publiques. Pour autant ces contributions supplémentaires sont essentielles et poursuivent des objectifs de justice sociale, de lutte contre les inégalités, mais aussi de réarmement de l’État.

Je ne peux m’empêcher de souligner que lors de la séance de questions au Gouvernement d’hier, de très nombreuses demandes de soutien aux agriculteurs touchés par l’épisode de gel ont été formulées ; pour financer les dispositifs d’aide, il faut des impôts.

M. Ugo Bernalicis. Je suis assez amusé par les réactions de la majorité, faisant comme si cette proposition de loi allait prendre dans la poche de l’ensemble du patronat ou remettre en cause le capitalisme. Malheureusement, devrais-je dire, on n’y est pas encore et on en est très loin.

De quoi parle-t-on ? Ce texte ne concerne que les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 750 millions d’euros – sauf erreur de ma part, ce n’est pas la petite PME du coin – et il instaure une taxation de 50 % du surplus de bénéfice par rapport à l’année précédente. Et, en effet, ce n’est pas la source de ce surplus qui nous intéresse, mais bien sa temporalité.

La crise majeure à laquelle nous faisons face nécessite de lever des fonds et d’accorder des aides. Nous ne sommes d’ailleurs absolument pas opposés aux aides aux entreprises. Dès le premier confinement, nous avions demandé qu’il ne s’agisse pas seulement des prêts garantis, mais qu’on puisse aussi prendre en charge une partie des dépenses contraintes liées à la fermeture imposée à des entreprises par le Gouvernement. Vous avez préféré verser des aides sans conditions et sans aucun contrôle, ce qui pose quelques problèmes aujourd’hui en termes de lutte contre la délinquance économique et financière. Les services de police, fiscaux et judiciaires ont bien des difficultés à récupérer les milliards d’euros indûment versés à des fraudeurs qui sont de véritables délinquants.

En proposant de taxer à hauteur de 50 % les bénéfices supplémentaires réalisés par rapport à 2019 par les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur 750 millions d’euros, il s’agit de partager. Le débat devrait davantage porter sur la manière d’utiliser et de redistribuer cet argent de la façon la plus utile socialement. Car le budget de l’État peut avoir la capacité de résorber les inégalités. Je vous accorde que vous n’en avez pas fait la démonstration depuis le début de la législature, mais il est possible de se rattraper.

C’est ce que font les États-Unis avec une augmentation des impôts destinée à remettre d’aplomb leurs infrastructures ; ils démontreront que cela constitue le meilleur moyen d’attirer des entreprises, ce que le dumping fiscal ne permet pas.

Il est assez cocasse que nous tombions d’accord avec le FMI, mais ce n’est pas tous les jours qu’il demande de taxer les profits et les riches. Et il le fait pour des raisons économiques, afin de mieux assurer la relance économique. Sans cela, il y aura des situations de monopole et de domination économique écrasant tout le reste. L’économie d’un pays ne peut pas reposer sur trois ou quatre super-riches, les autres se débrouillant comme ils peuvent : ce n’est pas possible. C’est la raison pour laquelle le plan de relance français est beaucoup trop faible pour permettre une vraie relance ; il est mal orienté puisque l’on repart sur les erreurs du passé.

Il est donc extrêmement important que l’on mette en place la taxe proposée, qui rapporterait selon nos estimations autour de six milliards d’euros. D’ailleurs le principal redevable serait Sanofi, une entreprise qui est l’exemple de tout ce qu’il ne faut pas faire en se gavant d’argent public, de crédit d’impôt recherche, tout en licenciant. Les salariés de Sanofi ne sont pas en cause, eux qui se lèvent tous les matins pour travailler dur et toucher leur salaire ; je parle des 12,3 milliards d’euros de profits indécents réalisés en 2020 par cette grande entreprise, qui seraient mieux utilisés dans le budget de l’État pour résorber les inégalités.

M. Charles de Courson. Vous connaissez tous la célèbre phrase de Talleyrand : « Tout ce qui est excessif est insignifiant ».

Le précédent historique cité dans l’exposé des motifs ne tient pas. On ne peut pas faire un parallèle avec la loi votée en 1916 en pleine guerre : on n’est pas en guerre sanitaire, arrêtons les grands mots.

Qui sont les profiteurs de la crise, s’il y en a ?

La rapporteure nous explique qu’il s’agit de toutes les entreprises dont les bénéfices ont augmenté entre 2019 et 2020. Mais ce critère est totalement absurde. L’évolution des bénéfices d’une entreprise n’est pas forcément liée à la crise du covid. On ne parle en outre que de ceux qui ont augmenté, mais il faudrait peut-être parler de ceux qui se sont effondrés voire sont devenus des pertes. Auriez-vous dit que cette taxe était destinée à soutenir les entreprises en difficulté, on aurait peut-être pu en discuter. Mais celles qui font face à des pertes, cela ne vous intéresse pas ; ce sont beaucoup de petites et moyennes entreprises, pour des raisons très diverses.

Il est un peu étrange, pour des gens qui prêchent la justice, de développer l’injustice.

L’essentiel du problème tient au fait que le dispositif proposé n’est absolument pas à la hauteur de ses ambitions. Il est même très curieux. Prenons l’exemple d’un groupe qui fait 30 % de son chiffre d’affaires en France et 70 % à l’étranger, mais dont 10 % des bénéfices sont réalisés en France et 90 % à l’étranger – ce qui est le cas d’un certain nombre de grands groupes. Vous avez prévu un correctif qui consiste à dire que si le pourcentage du chiffre d’affaires n’est pas cohérent avec celui du bénéfice, un rapport est opéré entre les deux. Avec cet exemple de 30 % de chiffre d’affaires et 10 % des bénéfices réalisés en France, le résultat est qu’il faudrait multiplier l’imposition par trois, donc taxer à 150 %. C’est aberrant !

Une telle contribution exceptionnelle serait de nature à placer la France dans une situation totalement incohérente au sein de l’espace économique européen.

La véritable piste, dont nous parlons depuis des années au sein de la commission des finances, c’est de fixer un taux minimum d’impôt sur les sociétés à l’échelle mondiale. L’ancien président des États-Unis a été renvoyé à Mar-a-Lago et remplacé par Joe Biden, un garçon sensé qui indique vouloir fixer un taux mondial minimum de 21 % pour l’impôt sur les sociétés. C’est un énorme progrès puisqu’on parlait plutôt jusqu’à présent d’un taux minimum de 12,5 % à 15 %. Telle est la voie intelligente et efficace ; et non de proposer pour des raisons purement politiques et populistes un système dont la rapporteure a convenu qu’il n’avait aucune chance d’aboutir, heureusement d’ailleurs.

Mme Émilie Cariou. Je ne partage pas complètement la vision de la rapporteure, mais elle aborde un vrai sujet : celui de la sous-imposition des grandes entreprises, et plus particulièrement des multinationales.

Ces dernières optimisent leur base fiscale et leur taux de fiscalité effectif par un usage abusif des prix de transfert et des paradis fiscaux. Je rappelle que la proposition fiscale du président Biden ne porte pas uniquement sur l’augmentation de 21 % à 28 % du taux de l’impôt sur les sociétés aux États-Unis. La véritable révolution sur le plan de la fiscalité internationale, c’est le taux minimum de 21 % qui sera applicable aux filiales des multinationales américaines, quel que soit le pays d’établissement.

Monsieur Saint-Martin est donc hors sujet lorsqu’il nous parle du taux d’imposition français. Ce n’est d’ailleurs pas de sa faute, puisque ce sont les arguments avancés par Bruno Le Maire et par Olivier Dussopt pour noyer le poisson à propos des négociations internationales sur le taux applicable aux filiales des multinationales françaises, américaines, allemandes, etc. Car tel est bien l’enjeu des discussions en cours au sein de l’OCDE. Celles-ci s’acheminaient de manière poussive vers un taux de 12,5 %, qui était d’ailleurs soutenu par la France. C’est bien un bond appréciable que proposent désormais les États-Unis. La France se doit de relayer de toutes ses forces cette proposition. Voilà ce pour quoi il faut se battre.

J’avais interrogé Agnès Pannier-Runacher sur ces négociations relatives au taux minimum d’imposition à l’occasion d’un débat sur les allégements de la fiscalité au profit du capital et des entreprises, organisé à la demande du groupe GDR en février 2020. Elle avait alors répondu qu’il était normal de produire dans les pays à bas coûts fiscaux et sociaux afin de pouvoir alimenter les consommateurs européens en produits peu chers. On voit bien que cette vision néolibérale est complètement ringardisée par les propositions de Joe Biden, qu’on ne peut pas soupçonner de communisme. En l’occurrence, ce qui compte c’est de tous bénéficier d’un level playing field, d’un même terrain de jeu. Défendre ce taux minimum d’imposition, c’est aussi défendre les entreprises françaises dans le jeu international.

Mme Marie-Christine Dalloz. La rapporteure a repris la formule du Président de la République selon laquelle nous sommes en guerre ; dois-je rappeler que c’était contre le coronavirus et que cette formule était très malheureuse ? J’ai compris que vous étiez pour votre part en guerre contre le capital et contre la propriété, puisque tel est bien l’enjeu de votre proposition de loi. Je n’aime pas utiliser ce terme de guerre, qui est d’une autre époque. Moi, j’aime la paix.

Le titre de votre proposition de loi utilise la notion de « profiteurs ». Celle de profit ne doit pas être un tabou, Madame Panot.

Aucune étude d’impact n’est associée à votre proposition de loi et pour ma part je crains un effet désastreux sur l’emploi. Nous avons besoin d’un chiffrage. Une telle réforme ne peut pas être réalisée sur un coin de table, en choisissant un taux pour se faire plaisir. Ce n’est pas sérieux. On ne peut pas prendre comme seules références l’évolution du chiffre d’affaires et celle du résultat entre 2019 et 2020.

Ma grand-mère utilisait souvent un vieil adage : « Tout ce qui est excessif est vain ».

M. Michel Castellani. On ne peut que constater que certaines entreprises ont réalisé des bénéfices absolument substantiels au cours de la crise actuelle, hors de proportion avec la croissance négative que nous avons connue – et ce alors que beaucoup d’autres entreprises sont dans une situation de très grande fragilité. Certaines rémunérations et distributions de dividendes sont manifestement indécentes.

Nous avons débattu régulièrement au sein de cette commission de l’idée de réformer la fiscalité des sociétés pour mieux cibler les bénéfices des multinationales. C’est un problème récurrent. La contribution exceptionnelle examinée aujourd’hui ne constituerait qu’une réaction à court terme. On sait que la sortie de crise est là, mais qu’elle ne se fera pas en un an.

Il s’agirait de faire la distinction, qui n’est pas facile, entre les bénéfices réalisés en raison de la crise et ceux que l’on pourrait qualifier de normaux. Plutôt que d’instaurer une nouvelle taxe, nous pensons qu’il serait sans doute judicieux d’organiser une réforme en conditionnant les aides octroyées aux entreprises en fonction de critères sociaux et environnementaux.

La question de fond est comme toujours posée : il convient de s’approcher du mieux possible d’une justice économique et sociale et d’empêcher un creusement supplémentaire des inégalités.

Mme Valérie Rabault. Je suis très heureuse d’entendre certains collègues dire aujourd’hui qu’ils sont pour un taux minimum mondial d’impôt sur les sociétés, qui s’applique à l’ensemble des filiales et quelle que soit la localisation du chiffre d’affaires. C’est une avancée.

Il faut que la France se positionne sur les propositions formulées par Joe Biden. Le mouvement avait déjà commencé sous Donald Trump, il ne faut pas l’oublier. L’idée était alors la suivante : quand une entreprise ne paye pas d’impôt sur les sociétés à un taux suffisant, alors on la taxe à un taux beaucoup plus élevé. C’était déjà beaucoup plus que ce que la France avait jamais fait : on laisse certaines entreprises loger des profits dans les paradis fiscaux, où le taux d’imposition est égal à zéro. On n’a jamais eu de réflexion sur un taux minimum.

Cette idée de taxer de manière minimale, quel que soit le lieu où sont logés les activités et les profits, fait son chemin.

Il ne faut pas que la France manque ce train-là. Le Gouvernement ne nous dit pas aujourd’hui où il en est dans les négociations sur cette question. Mais, encore une fois, le président des États-Unis a mis un sacré coup d’accélérateur. Ne pas s’inscrire dans ce mouvement pénaliserait les entreprises françaises, puisque l’idée des Américains est très claire : c’est de dire que s’il y a des filiales situées en dehors des États-Unis, quelles qu’elles soient, un taux minimum s’appliquera. Ils l’annoncent à 21 %, mais c’est moins la question du taux qui importe que la démarche engagée. La France et l’Europe, que l’on n’entend pas beaucoup en ce moment sur ces sujets-là, auraient intérêt à se positionner.

M. Brahim Hammouche. Je voudrais revenir sur les considérations moralisatrices entendues ce matin. Comme le disait Pascal : « La vraie morale se moque de la morale. »

Je rappellerai simplement à madame Panot que la morale se termine souvent en tribunal, en inquisition et en injustice. Intenter des procès en morale à ceux qui, dans ces temps de crise, ont permis à leur entreprise de se développer dans la durée ne me paraît pas sain. Cela ne l’est ni pour les personnes concernées, ni pour cette vraie morale qui est celle de l’intérêt général. On ne défend pas la cause de la justice en commettant des injustices.

S’il y a des choses à faire, nous pourrions les réaliser dans le cadre d’une réflexion d’intérêt général. Dans cette barque de l’intérêt général, tout le monde à sa place : ceux qui s’enrichissent et ceux qui participent au grand voyage du vivre-ensemble.

Mme Mathilde Panot, rapporteure. Premièrement : je pense qu’il est totalement faux de croire qu’il y aurait d’un côté une discussion technique et de l’autre une discussion politique.

Plusieurs collègues ont évoqué l’absence d’étude d’impact. Je rappelle qu’il s’agit d’une proposition de loi. Madame Dalloz, j’espère que les députés LR fourniront une étude d’impact pour chacune des propositions de loi inscrites lors de la prochaine séance réservée à l’ordre du jour de leur groupe. Par ailleurs, et cela répond à la question du rapporteur général, vous trouverez dans mon rapport des éléments complémentaires pour aller plus loin.

Je vais répondre aussi à ce qui a été dit au sujet de l’insignifiance de ce qui est excessif. Monsieur de Courson, je suis un peu étonnée de vos propos parce que, lors de l’examen du premier projet de loi de finances rectificative (PLFR) pour 2020, vous aviez dit en séance : « Autrefois, lors des guerres, on instaurait un impôt sur les profits de guerre », appelant ainsi à une réflexion sur cette question.

Je ne crois pas que faire référence à 1916 soit ridicule. Certes je ne pense pas que nous sommes en guerre contre un virus, qui en effet n’a pas de stratégie militaire. Mais nous traversons une crise économique et sociale absolument historique et nous devons réfléchir à la manière de sortir de l’impasse. Et dans ce type de situation nous retrouvons les débats de 1916, très intéressants et dont je vous recommande la lecture. Notamment sur la question de savoir s’il fallait viser la source du profit ou sa temporalité. Eh bien ! justement les parlementaires de 1916 avaient alors décidé que c’était la seconde qui devait compter. Le fait que des entreprises fassent des surprofits aussi énormes en temps de crise majeure avait quelque chose d’absolument indécent et il est apparu normal qu’elles participent à la solidarité nationale.

Deuxièmement : je suis heureuse d’entendre que le FMI et le secrétaire général de l’ONU seraient des anticapitalistes en guerre contre le capital et la propriété privée, pour reprendre une expression précédente. Il faut être raisonnable à ce sujet, collègues, parce qu’aujourd’hui seule la France est en train de s’obstiner sur le moins-disant social. Le rapporteur général a indiqué que son taux de prélèvements obligatoires était très élevé ; certes, mais c’est aussi la France qui est en tête des subventions à la production, à tel point que celles‑ci atteignent près de 3 % du PIB, soit deux fois plus qu’au sein de la zone Euro et trois fois plus qu’en Allemagne. Cela compense largement le niveau des prélèvements. Le taux de l’impôt sur les sociétés aux États-Unis sera, avec la réforme proposée par l’administration Biden, supérieur de trois points à celui en vigueur en France l’an prochain. Nous ne devrions pas faire l’inverse de ce qui se pratique dans le monde et de ce que préconisent les institutions internationales.

Troisièmement : ce n’est pas une taxation confiscatoire qui vous est proposée. Vous vous y opposez en disant qu’il faut protéger l’emploi. Nous parlons d’entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros, et non de PME, mais aussi d’entreprises qui licencient. Sanofi en est effectivement l’un des meilleurs exemples puisqu’elle est passée de onze centres de recherche à trois aujourd’hui et qu’elle veut licencier 1 000 chercheurs.

Rappelez-vous chers collègues, que lors du premier PLFR de 2017 vous aviez créé deux surtaxes de 15 % sur l’impôt sur les sociétés afin de ne pas dépasser les fameux et alors sacrés 3 % de déficit public. Cela avait conduit à un taux normal d’impôt sur les sociétés de 44,43 %, soit une charge fiscale largement supérieure à celle qu’engendrerait le dispositif que nous vous proposons : pour cinq des sept groupes du CAC 40, on serait en dessous de ce qui avait été fait en 2017. Si la majorité était alors prête à surtaxer les entreprises au nom du respect d’une règle européenne, j’aimerais croire qu’elle le ferait pour les surprofits au nom de la solidarité nationale. Pour les seules entreprises du CAC 40, on peut en attendre un produit de six milliards d’euros, donc un peu plus en tout ; et ce alors que la pauvreté explose comme jamais on ne l’a vu depuis la Deuxième guerre mondiale.

Pour ma part, je trouve que ce qui n’est pas sain dans notre pays, sixième puissance mondiale en termes de richesse, c’est d’avoir dix millions de personnes sous le seuil de pauvreté, 300 000 personnes qui dorment dans la rue, sept millions de personnes privées d’emploi et huit millions qui vont faire la queue à la banque alimentaire.

Ce n’est pas pour punir que nous proposons cette taxation, mais pour que fassent preuve de solidarité les entreprises qui, j’y insiste, ont fait du surprofit dans un moment de malheur national extrêmement dur pour l’ensemble de la population française. Tel est l’objet de cette proposition de loi.


—  1  —

   Examen de l’article unique

Article unique
Création d’une contribution exceptionnelle sur les surprofits tirés de la crise de la Covid-19 par les grandes multinationales

Résumé du dispositif proposé

Partant du constat que certaines grandes entreprises ont, durant la crise, réalisé des surprofits potentiellement conséquents alors que le plus grand nombre était sévèrement frappé, et face aux insuffisances manifestes de l’impôt sur les sociétés (IS), l’article unique de la présente proposition de loi prévoit la création d’une contribution exceptionnelle et ponctuelle sur l’excédent de profits.

Cette contribution concernerait les entreprises, quel que soit leur lieu d’établissement :

 dont le chiffre d’affaires est égal ou supérieur à 750 millions d’euros ;

 et dont le résultat net du premier exercice clos à compter du 30 juin 2020 (soit dans la majorité des cas l’exercice courant du 1er janvier au 31 décembre 2020) excède le résultat net du précédent exercice.

Son assiette serait déterminée en comparant le résultat net de ces deux exercices, et correspondrait à l’excédent du résultat net constaté en 2020. Un mécanisme de taxation unitaire est prévu, consistant à calculer le résultat net en appliquant aux bénéfices mondiaux du redevable le rapport entre le chiffre d’affaires français et le chiffre d’affaires mondial – si ce rapport se révélait toutefois inférieur au bénéfice déclaré, c’est ce dernier qui serait retenu.

L’excédent ainsi calculé serait soumis à une imposition au taux de 50 %.

Le dispositif proposé permettrait de dégager plusieurs milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires, dont le pays à urgemment besoin pour financer d’ambitieuses politiques publiques – notamment en matière de santé.

Il s’agit d’une contribution de solidarité nationale, consistant à ce que ceux qui se sont enrichis pendant la crise contribuent plus. Le mécanisme de taxation unitaire offre par ailleurs une réponse puissante contre l’évasion fiscale et assurera que les multinationales étrangères participent réellement au financement de la collectivité.

La contribution proposée s’inspire d’un dispositif similaire mis en place lors de la Première guerre mondiale et taxant les bénéfices de guerre. Alors que le Président de la République dit que la France est en guerre, il est temps de le prendre au mot et d’en tirer toutes les conséquences au nom de la justice fiscale et sociale.

Dernières modifications intervenues

En matière d’imposition des bénéfices, la loi de finances pour 2018 prévoit de ramener le taux normal de l’IS de 33 1/3 % à 25 % à compter de 2022. Les ajustements apportés depuis à la trajectoire de baisse n’ont pas remis en cause ce taux cible.

La loi du 1er juillet 1916 a mis en place une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels ou supplémentaires réalisés pendant la guerre.

Principaux amendements adoptés par la commission des finances

La commission s’est prononcée contre cet article unique, entraînant le rejet de la proposition de loi.

 

I.   Taxer les profits nés de la crise : un impératif de solidarité et de justice sociale que ne permet pas l’état du droit

Tandis que la crise a lourdement frappé la plupart des Françaises et des Français et sévèrement touché la majorité des entreprises, certaines multinationales, dont beaucoup d’étrangères, ont pu s’enrichir durant cette période.

Les modalités actuelles de l’imposition des bénéfices des entreprises ne permettent pas de faire correctement contribuer les entreprises ayant dégagé des surprofits, alors que leur participation est plus que jamais nécessaire. L’histoire nous enseigne pourtant qu’une voie est possible, à travers la contribution sur les bénéfices de guerre créée en 1916.

A.   L’impôt sur les sociétés : un septuagénaire mal en point et inadapté pour imposer correctement les bénéfices

Les bénéfices des entreprises peuvent être imposés à l’impôt sur le revenu (IR) ou à l’impôt sur les sociétés (IS) ; seul le second sera ici étudié par cohérence avec le champ d’application du dispositif proposé : les multinationales ne relèvent pas de l’IR.

Créé en 1948 et applicable depuis 1949 ([3]), l’IS est un septuagénaire en mauvaise forme : ses paramètres sont dépassés par les modèles d’affaires modernes qui exploitent les failles béantes aux fins d’évasion fiscale.

1.   Un impôt mal en point : assiette mitée et taux en chute libre

En raison d’une assiette mitée et d’un taux qui connaîtra d’ici 2022 une diminution du quart de son niveau de 2017, l’IS se révèle un outil insuffisant pour correctement imposer les bénéfices.

a.   Une assiette étroite

Définie pour l’essentiel aux articles 209 et 38 du code général des impôts (CGI), l’assiette de l’IS est le bénéfice des entreprises, qui correspond à la différence entre les valeurs de l’actif net à la clôture et à l’ouverture de l’exercice fiscal, cet actif net s’entendant comme l’excédent des valeurs d’actif sur le total formé au passif par les créances des tiers, les amortissements et les provisions justifiées.

D’apparence relativement simple, cette assiette est en réalité complexe, difficilement lisible et mitée : nombreux sont les postes qui viennent la réduire et diminuer ainsi l’IS dû.

Peuvent ainsi être mentionnés :

 l’intégration fiscale qui, outre différents retraitements neutralisant la prise en compte dans l’assiette de certaines opérations, permet de compenser les pertes et les profits des différentes sociétés constituant le groupe intégré ;

 le régime mère-fille, qui exonère à hauteur de 95 % les dividendes perçus par une société mère de ses filiales  exonération qui monte à 99 % pour les groupes fiscalement intégrés ;

 le régime d’imposition des plus-values à long terme tirées de la cession de titres de participation, plus connu sous l’appellation de « niche Copé », exonérant à hauteur de 88 % ces plus-values ;

 la possibilité de reporter les déficits, en avant comme en arrière ;

 plus généralement, l’ensemble des dépenses fiscales (les fameuses « niches ») qui participent à la réduction de l’assiette de l’IS en majorant certains éléments déductibles.

Les trois premiers dispositifs représentent des moindres recettes cumulées de l’ordre de 40 milliards d’euros en 2021 ([4]).

Si, depuis 2011 et en particulier à partir de 2013, plusieurs mesures ont permis de résorber en partie le mitage l’assiette de l’IS  à travers la limitation des reports de déficits ou l’encadrement de la déductibilité des charges financières –, ces efforts se sont révélés insuffisants, et l’assiette demeure mitée.

b.   Un taux en diminution

Au mitage de l’assiette s’ajoute un taux d’IS en chute libre.

 La loi de finances pour 2018 prévoit en effet que le taux normal de l’IS, de 33 1/3 % jusqu’en 2017, atteigne 25 % à compter de 2022 ([5]).

La trajectoire initialement prévue a fait l’objet de nombreux ajustements visàvis des entreprises dont le chiffre d’affaires est d’au moins 250 millions d’euros, conduisant, pour certaines années, à figer le taux ou à le réduire selon une intensité moindre. Ces ajustements ne doivent toutefois pas tromper : la cible du taux de l’IS est bien 25 % dès 2022.

Ce taux sera donc réduit à hauteur du quart de son niveau prévalant jusqu’en 2017, ce qui aura pour effet de réduire les recettes de plus de 11 milliards d’euros par an à compter de 2022 ([6]).

 Doit également être mentionnée la suppression progressive des contributions additionnelles, telles que :

 la « surtaxe Fillon », égale à 10,7 % de l’IS dû, prévue à l’article 235 ter ZAA du CGI et éteinte à partir de 2016 ;

 les surtaxes créées par la première loi de finances rectificative pour 2017 ([7]) ;

 ou encore la contribution additionnelle à l’impôt sur les sociétés au titre des montants distribués (la « taxe de 3 % sur les dividendes »), déclarée contraire à la Constitution ([8]) et formellement abrogée par la loi de finances pour 2018 précitée (article 37).

Ne demeure désormais plus que la contribution sociale sur l’impôt sur les sociétés, prévue à l’article 235 ter ZC du CGI et égale à 3,3 % de l’IS dû.

 Le tableau et le graphique suivants illustrent la baisse du taux de l’IS depuis 2015, pour les plus grandes entreprises (celles dont le chiffre d’affaires est égal ou supérieur à 250 millions d’euros).

Évolution du taux de l’IS (2015-2023)

 

2015

2016

2017

2018

2019

2020

2021

2022

2023

Taux normal de l’IS

33 1/3 %

33 1/3 %

33 1/3 %

33 1/3 %

33 1/3 %

31 %

27,5 %

25 %

25 %

Contribution sociale (3,3 %)

1,1 %

1,1 %

1,1 %

1,1 %

1,1 %

1,02 %

0,91 %

0,825 %

0,825 %

« Surtaxe Fillon » (10,7 %)

3,57 %

Surtaxes LFR I 2017 (30 %)

10 %

Taux facial

38 %

34,43 %

44,43 %

34,43 %

34,43 %

32,02 %

28,41 %

25,825 %

25,825 %

N.B. : il n’est pas tenu compte du taux de 28 % applicable aux premiers 500 000 euros de bénéfices entre 2018 et 2020.

Source : commission des finances.

 La baisse du taux normal de l’IS n’est pas propre à la France : il s’agit d’un phénomène mondial, une « course vers le bas » qu’illustre le graphique suivant.

Distribution des taux nominaux mondiaux d’IS (1980-2019)

Source : Conseil des prélèvements obligatoires.

Entre 1980 et 2019, le taux moyen au niveau mondial a connu une baisse de 20 points environ, tandis que le nombre de pays retenant des taux dérisoires, inférieurs à 10 %, s’est considérablement accru.

c.   Un taux implicite d’imposition favorable aux plus grandes entreprises

Enfin, le taux normal n’est pas la seule mesure de l’IS supporté : doit aussi être pris en compte le taux implicite, qui rapporte l’IS dû sur une mesure du profit. Ce taux peut être significativement plus faible que le taux normal, ce qui s’explique essentiellement par le mitage de l’assiette et l’existence de taux réduits sur certains postes de résultats, tels que les produits tirés de la cession ou concession d’actifs incorporels (« taux réduit brevets », de 10 %).

Or, le taux implicite peut grandement varier en fonction de la catégorie des entreprises :

 en 2011, la direction générale du Trésor avait constaté que les grandes entreprises supportaient un taux implicite de 18,2 %, alors que le taux implicite des PME était de 39,5 %, soit plus du double ([9]) ;

 en 2016, le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) concluait à une absence de différences tangibles en fonction de la catégorie d’entreprises, même si le taux implicite des grandes entreprises apparaissait inférieur de plus de trois points à celui des PME (24,3 % contre 27,4 %) ([10]) ;

 plus récemment, l’Institut des politiques publiques (IPP) a constaté au titre de l’année 2015 une nette différence de taux implicite en faveur des grandes entreprises : 17,8 % contre 23,7 % pour les PME avant report de déficits, et 15,8 % contre 22,1 % pour les PME après report ([11]).

La conclusion faite par l’IPP en 2019 est que, si une forme de convergence des taux implicites peut être constatée, le taux implicite des grandes entreprises demeure inférieur à celui des autres catégories.

2.   Une imposition des bénéfices inadaptée à l’économie moderne et dont les lacunes sont exploitées par les pirates fiscaux

Les règles actuelles de l’imposition des bénéfices des entreprises, incluant l’IS s’agissant de la France, sont inadaptées à l’économie moderne et aux nouveaux modèles d’affaires et ne permettent pas de lutter efficacement contre l’évasion fiscale des multinationales.

a.   Des règles anciennes et dépassées qui font actuellement l’objet de délicates négociations

 Conçues durant la première moitié du siècle précédent, les règles fiscales internationales reposent pour l’essentiel sur la présence physique, requise pour reconnaître à un pays le droit d’imposer une entreprise y exerçant une activité : c’est le concept d’établissement stable.

Si la notion d’établissement stable a connu quelques ajustements censés tirer les conséquences des évolutions économiques, il n’en reste pas moins certain que, dans sa forme actuelle, elle est caduque.

Telle est d’ailleurs la raison qui a conduit l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à proposer, dans le cadre du projet « BEPS » ([12]), une série de mesures destinées à moderniser la fiscalité internationale et, notamment, l’établissement stable et la détermination du « nexus », c’est-à-dire le lien fiscal entre un pays et une entreprise.

 À cet égard, doivent être mentionnées les négociations en cours à l’OCDE et articulées autour de deux « piliers » :

 le « pilier 1 » propose de nouvelles modalités de reconnaissance du « nexus » pour les pays de marché  par opposition aux pays de siège, où sont établies les multinationales  et une nouvelle règle de répartition des bénéfices entre les pays, indépendamment d’une éventuelle présence physique ;

 le « pilier 2 » prévoit une taxation minimum des bénéfices.

Ces initiatives sont bienvenues dans leur principe, mais leur aboutissement n’est pas acquis. Au demeurant, leurs modalités sont particulièrement complexes et semblent sous-optimales.

Ainsi, dans le cadre du « pilier 1 », une fois le « nexus » établi avec les pays de marché, selon des règles variant en fonction des activités réalisées et qui posent déjà certaines difficultés, une fraction du bénéfice sera allouée à ces pays : X % du bénéfice résiduel excédant un seuil de rentabilité de Y %. Cette fraction, ou « montant A » dans la terminologie de l’OCDE, sera ensuite ventilée entre les pays de marché à hauteur de leur part respective dans le chiffre d’affaires du groupe.

Si cette présentation sommaire peut déjà paraître complexe, les modalités précises frôlent l’inintelligibilité. Le lecteur intéressé par une présentation de la réforme et désireux de s’épargner la lecture du millier de pages produites par l’OCDE pourra se référer au récent rapport de notre collègue Bénédicte Peyrol ([13]).

 D’autres voies semblent possibles  et plus justes pour les pays de marché. Le Conseil d’analyse économique a ainsi proposé de repenser la méthode de partage des bénéfices entre pays de marché, pour substituer à la formule complexe consistant à attribuer une part du bénéfice excédant un seuil de rentabilité donné, une méthode simple : les pays de marchés se verraient attribuer une part des bénéfices globaux, par exemple 30 % ([14]).

b.   Des pertes de recettes fiscales colossales à cause de l’évasion fiscale

Il est en tout état de cause urgent d’agir pour réformer et moderniser les règles fiscales internationales face à l’hémorragie massive causée aux recettes publiques par l’évasion fiscale.

 Les chiffres sont connus et peuvent connaître d’importantes variations ; ils n’en donnent pas moins systématiquement le vertige :

 en 2013, dans une étude qui a fait date, le syndicat Solidaires Finances publiques chiffrait la fraude et l’évasion fiscales à une fourchette comprise entre 60 et 80 milliards d’euros, dont 23 à 32 milliards d’euros pour le seul IS ([15]) ;

 trois ans plus tard, en 2016, le CPO mentionnait différentes études chiffrant les pertes annuelles d’IS, pour l’une, jusqu’à 6 milliards d’euros, pour l’autre, de plus du double, à 13,5 milliards d’euros ([16]) ;

 en 2018, l’étude des économistes Alex Cobham et Petr Jansky aboutit, pour la France, à une perte de recettes due à l’évitement fiscal des entreprises comprise entre 20 et 29 milliards de dollars ([17]) ;

 enfin, à la fin de l’année 2020, l’ONG Tax Justice Network a estimé l’impact des abus fiscaux à 20,2 milliards de dollars par an pour la France, dont 14,4 milliards de dollars du fait des multinationales ([18]).

L’ensemble de ces données, y compris les estimations les plus conservatrices, témoigne du caractère insupportable de l’évasion fiscale. Grevant les ressources publiques et la possibilité de mettre en œuvre d’ambitieuses politiques publiques, nuisant au consentement à l’impôt et, par là même, menaçant la démocratie, le piratage fiscal ne saurait être admis.

 Depuis le début du quinquennat, les députés du groupe La France Insoumise n’ont eu de cesse de proposer des réformes, des évolutions, des ajustements, sans que leurs propositions, pourtant travaillées en associant des spécialistes, ne puissent aboutir.

Le Gouvernement peut se prévaloir un tant soit peu d’agir. Mais toutes les actions ne se valent pas, et celle du Gouvernement est manifestement insuffisante. Il suffit, pour s’en convaincre, de porter le regard vers la taxe sur les services numériques, la prétendue « taxe GAFA » qui ne taxe en réalité que peu, voire pas, les deux A de l’acronyme ([19]), et dont le rendement dérisoire est loin d’être satisfaisant au regard des enjeux.

La « taxe GAFA » : la grenouille qui se voulait aussi grosse que le bœuf

Adoptée en grande pompe à l’été 2019 (1) et présentée par le Gouvernement comme la réponse française à l’évasion fiscale des multinationales du numérique, la taxe sur les services numériques (TSN), plus connue sous l’appellation de « taxe GAFA », semble pouvoir être considérée comme un échec.

Pour mémoire, la TSN consiste à taxer 3 % du chiffre d’affaires tiré de certains services numériques (publicité en ligne et intermédiation) fournis en France par les grandes multinationales du numérique.

Reposant sur des modalités assez complexes, elle embrasse un faible nombre de redevables  une trentaine  et a un rendement dérisoire au regard des enjeux qu’elle était censée porter : rétablir la justice fiscale entre les PME françaises et les géants du numérique.

En effet, le produit moyen de la TSN encaissé chaque année depuis 2019 est de l’ordre de 350 millions d’euros (276,7 millions d’euros encaissés en 2019, 405 millions d’euros en 2020 et 358,3 millions d’euros prévus pour 2021) (2).

Au regard des trop nombreux milliards de pertes de recettes dues à l’évasion fiscale, dire que la TSN est décevante serait un euphémisme.

La faiblesse des recettes tirées de la TSN pourrait d’ailleurs qualifier cette dernière de « taxe à faible rendement » :

 relèvent généralement de cette catégorie les taxes dont le rendement est inférieur à 150 millions d’euros (3)  montant qui n’est somme toute pas très éloigné du produit de la TSN ;

 la Commission européenne, quant à elle, juge « mineures » les taxes dont le produit est inférieur à 0,1 % du PIB, soit 2 milliards d’euros pour la France… (4)

Tout cela, donc, pour un dispositif qui a failli faire peser sur certains producteurs français (notamment de fromage et de vin) des droits de douane supplémentaires de la part des États-Unis, représentant 1,3 milliard de dollars par an  soit près de quatre fois le produit de la TSN.

(1) Loi n° 201979 du 24 juillet 2019 portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, article 1er.

(2) Évaluations des voies et moyens annexées au projet de loi de finances pour 2021, tome I : Les évaluations de recettes, page 40.

(3) Voir ainsi Joël Giraud, Rapport sur le projet de loi de finances pour 2019, tome II : Examen de la première partie du projet de loi de finances, Assemblée nationale, XVe législature,  1302, 11 octobre 2018, page 262.

(4) Inspection générale des finances, Les taxes à faible rendement, tome 1, rapport n° 2013M09502, février 2014, page 4 (page 16 du document PDF).

B.   La crise de la Covid-19 : en temps de guerre, la nécessité de taxer les profiteurs

La pandémie de la Covid-19 a affecté des dizaines de millions de personnes dans le monde, et a directement causé la mort de plus de 3 millions d’entre elles. En France, la sinistre barre des 100 000 décès a, hélas, été franchie. Comme le relevait un article paru dans Le Monde le 25 mars dernier, c’est chaque jour l’équivalent d’un crash d’avion de ligne qui frappe notre pays ([20]).

Ces personnes qui ont tragiquement perdu la vie, ainsi que leurs proches endeuillés et aux vies brisées par la pandémie, sont les premières victimes de la crise. Celle-ci a malheureusement un impact plus large, affectant les conditions de vie d’une très grande partie de la population.

Cependant, dans ce drame, certains, en particulier de puissantes multinationales, réussissent à s’enrichir. Face à ces profiteurs, l’histoire nous enseigne qu’une solution est possible.

1.   Une crise désastreuse pour les plus précaires

Déjà assommés par la politique libérale menée depuis le début du quinquennat, les plus précaires ont pris la crise de plein fouet, tandis que d’innombrables associations et commerces souffraient des mesures sanitaires mises en place.

a.   Hausse de la précarité et baisse du niveau de vie : la crise a concerné les plus fragiles

Outre les trop nombreux décès et malades qu’elle cause, la crise de la Covid-19 a eu un impact économique et social massif ayant creusé un peu plus les inégalités pourtant déjà importantes dans notre pays.

 Dans une étude réalisée en septembre 2020 avec le concours de l’institut de sondages Ipsos, le Secours populaire français (SPF) ([21]) relevait ainsi que :

 les Françaises et Français sont plus nombreux à craindre de basculer dans la précarité, en particulier s’agissant des inactifs hors retraités et des personnes vivant en milieu rural ;

 pour la première fois depuis 2017, ils sont également plus nombreux à craindre pour l’avenir de leurs enfants et leur risque de connaître la pauvreté : 81 % des personnes sondées dans le cadre de l’étude du SPF font état d’une telle crainte, contre 79 % l’année précédente ;

 un tiers des Françaises et Français interrogés ont subi une perte de revenus, qualifiée d’importante dans près d’un cas sur six ; les ouvriers sont particulièrement concernés par ce phénomène.

 Des organismes publics se sont eux aussi penchés sur les effets de la crise, leurs conclusions allant dans le même sens que le sombre constat dressé par le SPF.

Ainsi, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a démontré ([22]) que, après le premier confinement de mars à mai 2020, environ un quart des ménages français avaient vu leur situation financière se dégrader  à l’inverse, 2 % ont vu leur situation financière s’améliorer.

Parmi les ménages affectés par la crise, les plus modestes ont été touchés de plein fouet : la proportion des ménages ayant connu une baisse de leur niveau de vie est en effet plus de deux fois plus importante parmi les 10 % les plus pauvres que parmi les plus aisés, comme l’illustre le graphique suivant.

Source : Insee.

En termes de catégorie socioprofessionnelle (CSP), ce sont les artisans et commerçants, les ouvriers, les agriculteurs et les employés qui ont le plus pâti de la crise, ainsi qu’il ressort du tableau ci-après.

Évolution de la situation financière des ménages en fonction de la catégorie sociOprofessionnelle pendant le premier confinement

CSP

Dégradation

Amélioration

Stable

Ne sait pas

Agriculteurs

29,3 %

1,6 %

62,7 %

6,5 %

Artisans et commerçants

52,9 %

1,4 %

39,1 %

6,6 %

Cadres, professions intellectuelles supérieures

25,1 %

4,6 %

66,9 %

3,5 %

Professions intermédiaires

26,9 %

3,3 %

64,6 %

5,2 %

Employés

29,3 %

2,6 %

61,7 %

6,4 %

Ouvriers

37,0 %

1,8 %

53,9 %

7,3 %

Source : Insee.

b.   Étudiants et enfants, la génération sacrifiée

Le confinement a également eu un impact négatif important sur les étudiants et les enfants, compromettant ainsi ceux qui sont notre avenir.

 Avec la crise, les étudiants ont vu leur précarité, déjà beaucoup trop élevée avant le confinement, atteindre des niveaux tout simplement scandaleux, en raison de plusieurs facteurs tels que :

 la fermeture de sites de restauration proposant des repas abordables et équilibrés ;

 la perte d’activités rémunérées, et donc de revenus déjà trop rares ;

 les difficultés, voire l’impossibilité à suivre les cours donnés à distance faute de disposer d’outils technologiques adaptés.

Il suffit de lire les témoignages poignants partagés par les étudiants pour prendre une partie de la mesure de la détresse et des difficultés auxquelles ils font face : « La situation est assez angoissante, on ne sait pas ce qui va arriver » (Yanis) ([23]) ; « Autant dire que “mal vivre” est un euphémisme. Les répercussions sont autant psychologiques que physiques » (Judith) ; « J’ai fait l’expérience, pour la première fois, de l’anxiété chronique, des crises de paniques, de larme et du manque de confiance en soi et en l’avenir. L’incertitude ronge notre génération. » (Marie) ; « Dans ces circonstances, comment être efficace ? Aujourd’hui, je me sens vide, décérébré, nul et perdu » (Léo) ([24]). Il ne s’agit que d’un très modeste échantillon, de quelques témoignages parmi d’innombrables autres qui convergent vers un constat d’abandon des étudiants par les pouvoirs publics et d’une détresse touchant toute une classe d’âge.

Dire, comme le fait le Président de la République, que « c’est dur d’avoir 20 ans en 2020 » est donc un euphémisme.

 Au demeurant, c’est aussi dur d’avoir 10 ans en 2020. Le confinement a en effet eu un impact négatif important sur les enfants, en particulier ceux appartenant aux classes populaires.

Comme le relevait l’excellent rapport de notre collègue MarieGeorge Buffet paru à la fin de l’année dernière, le confinement a entraîné pour les enfants de milieux défavorisés une diminution de l’activité physique et une dégradation de leur alimentation  sans même parler des conséquences psychiques et sur les capacités de socialisation ([25]).

En outre, d’après le Secours populaire français, près de la moitié des parents interrogés considèrent que leurs enfants ont pris du retard scolaire depuis le début de la crise, 15 % estimant que ce retard sera difficile sinon impossible à rattraper ([26]).

 Face à cette détresse et à l’urgence, il n’est plus temps de tergiverser, mais bien d’agir. La présente proposition de loi va dans ce sens, tout comme celle de notre collègue François Ruffin visant à étendre le revenu de solidarité active pour les jeunes de 18 à 25 ans ([27]).

c.   La fragilisation des associations, menace pour une société solidaire et inclusive

Les personnes ne sont pas les seules à avoir été affectées par la crise : associations et entreprises, en particulier les plus petites, ont connu des difficultés inédites depuis des décennies et sont en sursis  quand elles n’ont tout simplement pas disparu.

Colonne vertébrale de la solidarité sociale en France, les associations pallient souvent l’incurie des pouvoirs publics et les conséquences de choix politiques faits depuis le début du quinquennat.

Avec la crise, elles ont vu leur activité drastiquement réduite et leurs moyens d’action compromis :

 plus des deux tiers (68 %) ont fonctionné à moins de 20 %, et les plus touchées furent les associations culturelles, sportives et d’éducation populaire ;

 86 % des associations ont dû annuler les événements programmés ;

 un grand nombre d’associations ont vu leurs financements compromis, voire s’effondrer ;

 après le premier confinement, c’est l’existence de 30 000 associations qui était directement menacée ([28]).

Cette mise à l’arrêt et les risques pour l’avenir des associations va accentuer l’impact de la crise pour les populations qui bénéficient de leur action, souvent les plus précaires.

d.   L’impact sur les entreprises : des secteurs entiers à l’arrêt

Enfin, en ce qui concerne les entreprises :

 trois sur quatre ont été affectées par le premier confinement ;

 une sur trois anticipait en septembre dernier un résultat négatif en 2020 ;

 près de 60 % anticipaient une baisse de leur résultat net ([29]).

Certains secteurs ont été plus particulièrement mis à mal, notamment la culture, le sport, l’événementiel, l’hébergement ou encore la restauration.

Les théâtres, les cinémas, les représentations culturelles sont empêchées, suscitant non seulement une colère des acteurs du secteur, mais aussi une incompréhension dans la mesure où il n’apparaît pas impossible de prévoir des protocoles sanitaires permettant à la culture de vivre et de sortir de la précarité dans laquelle elle se trouve trop souvent. À cet égard, gageons que la proposition de loi de notre collègue Michel Larive instaurant un domaine public commun pour lutter contre la précarité dans la culture fera l’objet d’un consensus ([30]).

Il en va de même pour les manifestations sportives et les salles de sport, mais aussi pour le secteur de l’événementiel, faute d’événements. C’est alors toute une chaîne qui est balayée, des entreprises organisant des événements aux fournisseurs et traiteurs en passant par les gestionnaires de locaux, pour ne citer qu’eux.

Enfin, de la brasserie de quartier au restaurant gastronomique étoilé, c’est tout un pan de l’identité culturelle française qui s’est effacé l’année dernière  et qui continue au demeurant de l’être à la date de rédaction de ce rapport.

e.   Les mesures de soutien : une prise de conscience trop tardive de la vertu de la dépense publique et de l’inanité du corset budgétaire européen

 Certes, des aides et des mesures de soutien ont été mises en place, les pouvoirs publics injectant milliards après milliards. La Rapporteure se réjouit évidemment que les Françaises et les Français, les associations et les entreprises n’aient pas été totalement abandonnés.

Il est cependant regrettable que ce soutien n’ait fait que traduire dans son principe, avec une prise de conscience malheureusement trop tardive, ce que La France Insoumise avance depuis des années :

 la dépense publique est nécessaire et ne doit pas être vue comme un mammouth devant nécessairement être dégraissé ;

 l’État doit protéger et intervenir, le « laisser faire » reagano-thatcherien, redevenu à la mode depuis quelques années, ayant prouvé ses limites ;

 le carcan budgétaire européen, notamment son sacro-saint 3 % de déficit public, n’a pas réellement de raison d’être sauf à brider les actions des États souverains.

 En tout état de cause, malgré ces mesures de soutien, des catégories entières de la population et de très, trop nombreux commerces et petites entreprises ont été sacrifiés pendant la crise, sur l’autel de politiques inconstantes et incohérentes, de mesures sanitaires au mieux tardives, souvent hésitantes et erratiques.

Les Françaises et les Français ne s’y trompent d’ailleurs plus, eux qui sont une grande majorité, sondages après sondages, à juger défavorablement la gestion de la crise par le Président de la République et le Gouvernement.

La réforme de l’assurance chômage :
des économies budgétaires sur le dos des plus précaires, Bercy patron !

La réforme de l’assurance chômage voulue par le Gouvernement, traduite dans un décret du 26 juillet 2019 (1) après que les négociations entre les partenaires sociaux, très encadrées par l’exécutif, ont échoué, a fait l’objet de plusieurs reports, et est censée s’appliquer progressivement à partir de l’été 2021.

L’une des principales mesures porte sur le calcul du salaire journalier de référence (SJR) servant à déterminer le montant de l’indemnisation chômage. Présentée comme une mesure d’équité afin de lutter contre les contrats courts, cette mesure touche en réalité les plus précaires, qui alternent contrats courts et périodes de chômage, et a pour objectif la réalisation d’économies, de l’ordre d’un milliard d’euros.

Rappelons que les paramètres initiaux de la réforme sur le calcul du SJR ont été jugés contraires au principe d’égalité par le Conseil d’État, sur saisine de plusieurs syndicats, dont la CFE-CGC, FO et la CGT : tenir compte des jours non travaillés au dénominateur de la formule de calcul du SJR aboutissait à ce que, pour un même nombre d’heures travaillées, le SJR puisse varier du simple au quadruple ! (2)

Le Gouvernement estimait à 800 000 le nombre de personnes qui auraient subi une baisse de leurs allocations-chômage. Cependant, une étude de l’Unédic dévoilée le 24 mars 2021 par Le Monde et publiée début avril suivant montre que cette estimation est très en deçà de la réalité : la réforme réduirait les allocations de 1,15 million de personnes, soit 315 000 de plus qu’initialement prévu, à hauteur de 17 % en moyenne… (3)

N’oublions pas non plus que cette réforme rend les allocations dégressives et durcit les critères d’éligibilité. Si le Gouvernement a finalement proposé des ajustements, la rigidité qui habite la réforme n’est pas remise en cause dans son principe.

Cette réforme et sa philosophie sont, légitimement, fortement critiquées par les syndicats. Même la CFDT qualifie la réforme d’« injuste, inadaptée au contexte et déséquilibrée » (4).

Espérons donc que le succès au contentieux de novembre dernier ne soit que le premier d’une longue série de victoires syndicales en justice, au nom de l’équité et de la solidarité. Une politique publique aussi cruciale que celle du soutien aux chômeurs et de l’accompagnement vers le retour à l’emploi ne devrait pas avoir comme principale boussole des économies budgétaires.

(1) Décret n° 2019797 du 26 juillet 2019 relatif au régime d’assurance chômage.

(2) Conseil d’État, 1re et 4e chambres réunies, 25 novembre 2020, Confédération française de l’encadrement  Confédération générale des cadres et autres,  434920, aux Tables.

(3) Unédic, Réforme de l’assurance chômage  Effets au 1er juillet 2021 du décret du 30 mars 2021 portant diverses mesures relatives au régime d’assurance chômage, avril 2021.

(4) CFDT, Assurance chômage : une réforme aménagée qui demeure injuste pour les demandeurs d’emploi, communiqué de presse, 2 mars 2021.

*

*     *

Pourquoi ces développements consacrés à l’impact négatif de la crise, en particulier pour les plus fragiles ? Pour souligner l’extrême contraste avec ceux, beaucoup moins nombreux, qui ont tiré leur épingle du jeu et ont littéralement profité de la pandémie et de ses conséquences sanitaires, sociales et économiques.

2.   Une crise dont certains ont tiré parti sans scrupule

Tout le monde, en effet, n’a pas souffert de la crise : il est des entreprises, des multinationales déjà prospères et qui rémunèrent grassement leurs actionnaires, qui, pendant la crise, ont dégagé des profits importants tandis que les autres se battaient pour survivre.

a.   Les surprofits mondiaux dans la crise : la manne du numérique

Comme le met en évidence l’organisation non gouvernementale (ONG) Oxfam ([31]), 32 multinationales les plus rentables ont, à elles seules, vu leurs profits réalisés en 2020 croître de 109 milliards de dollars  soit plus de 90 milliards d’euros  par rapport à la moyenne des profits dégagés sur les quatre années précédentes.

Parmi ces multinationales, les fameux « GAFAM », Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ont tiré de l’année de la pandémie un excédent de profits de 46 milliards de dollars  près de 40 milliards d’euros  tandis que six géants pharmaceutiques ont engrangé 12 milliards de dollars de profits supplémentaires en 2020 (soit 10 milliards d’euros environ).

D’une manière générale, les travaux d’Oxfam montrent que les gagnants de la pandémie sont les entreprises technologiques, pharmaceutiques et vendant des biens de consommation, qui ont opportunément tiré profit de la croissance de la demande en matière de santé, du télétravail et de l’explosion du commerce en ligne.

Amazon : des profits sur le dos des travailleurs et des citoyens

L’un des grands gagnants de la crise est la société américaine Amazon, dont le dirigeant Jeff Bezos a vu sa fortune personnelle croître de plusieurs dizaines de milliards de dollars pendant la crise. Comme le relève Oxfam, cela lui permettrait d’octroyer à chacun des 876 000 employés d’Amazon une prime de plus de 100 000 dollars, tout en restant aussi riche qu’avant la pandémie… (1)

Et ses employés mériteraient largement une telle prime  et, à défaut et a minima, une reconnaissance de la part du groupe et de son patron et des conditions de travail dignes.

Les efforts constants et pernicieux produits par Amazon pour décourager la constitution d’organisations syndicales sont connus. Ils ont récemment fait la une de l’actualité face à une tentative en Alabama, qui s’est malheureusement soldée par un échec. Cette issue n’est guère surprenante : le groupe de Jeff Bezos a menacé de fermer l’entrepôt et multiplié la propagande antisyndicale au moyen de vidéos, de SMS quotidiens envoyés aux salariés ou encore de tracts posés jusqu’aux toilettes…

Et encore, les salariés disposant de toilettes peuvent s’estimer heureux : comme l’a montré le magazine d’investigation en ligne The Intercept, dont les révélations ont été reprises dans un article paru dans le quotidien britannique The Guardian le 26 mars 2021, nombre des livreurs d’Amazon sont contraints de faire leurs besoins dans des bouteilles en plastique et des sacs, situation dont le groupe a connaissance. Les livreurs n’ont en effet pas accès à des sanitaires dignes et ne peuvent prendre de pause par crainte de perdre leur emploi pour n’avoir pas livré le total de colis imparti… (2)

Le tableau d’honneur d’Amazon ne s’arrête pas là : champion de l’évasion fiscale, le groupe acquitte un impôt sur les bénéfices dérisoire  dans le meilleur des cas  malgré des profits colossaux : en 2017, le montant des impôts fédéraux américains payés par Amazon était de… zéro. En 2019, l’entreprise a versé 162 millions de dollars, soit un taux de 1,2 %… très loin du taux fédéral de 21 % (3).

Mieux encore, en 2018, avec des bénéfices chiffrés à 11 milliards de dollars, Amazon aurait supporté un taux effectif d’impôt sur les bénéfices de – 1 %. Ce n’est pas une coquille : le taux d’impôt d’Amazon en 2018 était négatif alors que les profits avaient doublé par rapport à l’année précédente (4).

Ainsi, la possibilité qu’offre Amazon à tout un chacun de pouvoir commander et recevoir à peu près tout et n’importe quoi, même pendant un confinement, est permise au prix d’une forme de servitude moderne pour les employés et d’un évitement fiscal éhonté. Amazon profite de la crise sur le dos de ses salariés sans même participer au financement des politiques publiques par l’impôt qu’il n’acquitte pas.

(1) Oxfam, rapport précité, page 22.

(2) The Guardian, Leaked memo shows Amazon knows delivery drivers resort to urinating in bottles, 26 mars 2021.

(3) Oxfam, id.

(4) Institute on taxation and economic policy (Itep), Amazon in its prime : double profits, pays $0 in federal income taxes, 13 février 2019.

b.   La crise pour les grandes entreprises françaises : Sanofi, champion des surprofits

En ce qui concerne les grandes entreprises françaises, si les bénéfices du CAC 40 ont, globalement, connu une baisse de l’ordre de 56 % en 2020 par rapport à 2019, des entreprises ont enregistré des résultats à la hausse.

 Parmi ces gagnants nationaux, une mention spéciale doit être réservée à Sanofi.

Si Sanofi n’a toujours pas trouvé de vaccin utile, malgré les centaines de millions d’euros reçus ces dernières années au titre du crédit d’impôt recherche (CIR), elle a en revanche trouvé le moyen de faire croître son bénéfice entre 2019 et 2020 de près de 340 % : de 2,8 milliards d’euros environ en 2019, il a atteint 12,3 milliards d’euros l’année dernière !

Cela n’a cependant pas empêché le groupe d’annoncer en juin 2020 la suppression de 1 700 postes, dont 1 000 en France, et parmi lesquels plus de 360 postes dans la recherche  alors que les difficultés en matière de vaccin contre la Covid-19 auraient plutôt dû inciter les dirigeants de Sanofi à renforcer leurs effectifs de chercheurs.

 Les entreprises du CAC 40 qui ont dégagé un surprofit en 2020 sont présentées dans le tableau suivant, qu’illustre un graphique.

entreprises du CAC40 ayant dégagé des surprofits en 2020

(en milliards d’euros)

Entreprise

Secteur

Résultat net 2019

Résultat net 2020

Surprofit

Évolution 2019/2020

Sanofi

Pharmacie

2,81

12,31

9,50

+ 338 %

Orange

Téléphonie

3,22

5,06

1,84

+ 57 %

Air Liquide

Industrie

2,24

2,44

0,20

+ 9 %

Carrefour

Grande distribution

0,86

1,01

0,15

+ 17 %

Atos

Services numériques

0,41

0,55

0,14

+ 34 %

Capgemini

Services numériques

0,86

0,96

0,10

+ 12 %

STMicroelectronics

Technologie

1,18

1,26

0,08

+ 7 %

Source : BFM Bourse avec TradingSat, à partir des données des sociétés.

 

c.   Dividendes et Covid-19 : les actionnaires ne connaissent pas la crise

L’impact négatif que la crise a pu avoir sur certaines multinationales ne s’est pas nécessairement traduit en termes de dividendes. Alors qu’on aurait pu logiquement penser que les entreprises sévèrement touchées par les conséquences de la pandémie auraient eu une gestion avisée et privilégié l’investissement et le renforcement de leur fonds, il semblerait que la logique n’ait pas sa place dans l’économie financière d’aujourd’hui.

Comme le relève Oxfam, certaines entreprises pourtant lourdement touchées n’ont pas renoncé à gratifier leurs actionnaires. À titre d’exemple, si les six « Majors » pétrolières ont connu au premier semestre 2020 une perte globale de plus de 60 milliards de dollars, elles ont néanmoins versé plus de 30 milliards de dividendes sur la même période ([32]).

 En 2020, en pleine crise, seules 14 entreprises du CAC 40 ont décidé d’annuler ou de suspendre leurs dividendes, tandis que 26 ont maintenu la distribution :

 14 entreprises ont réduit leurs dividendes ;

 4 n’ont pas modifié leur montant ;

 8 ont décidé de l’augmenter.

En tout, 28,6 milliards d’euros de dividendes ont été distribués aux actionnaires l’année dernière. Certes, cela correspond à une baisse de 42 % par rapport à 2019, mais cette année-là, avec ses 49,2 milliards d’euros distribués, a atteint des sommets inégalés. En outre, rappelons que le Gouvernement avait conditionné certaines aides à l’absence de versement de dividendes par les grandes entreprises  ce qui n’a pas eu l’effet dissuasif recherché.

En 2021, les dividendes du CAC 40 sont repartis à la hausse, ce qui ne laisse pas non plus de surprendre dans la mesure où les dividendes versés en 2021 le sont au titre de l’exercice 2020… Seules trois entreprises ont annoncé ne pas verser de dividendes en 2021, tandis que quatorze ont indiqué les augmenter et huit ont repris la distribution.

Parmi les sociétés distributrices en 2021 se trouve Total, alors que le groupe a enregistré en 2020, exercice au titre duquel les dividendes sont distribués, un déficit record de plus de 8 milliards d’euros…

 En somme, en poursuivant la distribution de dividendes en pleine crise, voire en augmentant les montants versés aux actionnaires, même en cas de pertes massives, les grandes entreprises ont mis en évidence leurs priorités : satisfaire les actionnaires et privilégier le cours de Bourse au détriment des investissements et d’une rémunération plus juste des salariés. Le long terme et la vision stratégique sont ainsi laissés de côté sur l’autel du marché et de la finance débridée.

3.   À profits de crise, taxe de crise : l’exemple de la Grande guerre

Le 1er juillet 1916, alors que la bataille de Verdun fait rage depuis plus de quatre mois et que les Allemands ont récemment pris le fort de Vaux, alors que la bataille de la Somme s’engage au matin, est créée en France la « contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels ou supplémentaires réalisés pendant la guerre », plus connue sous l’appellation de contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre ([33]).

a.   La contribution sur les bénéfices de guerre

 Cette contribution exceptionnelle, aux termes de l’article 1er de la loi du 1er juillet 1916 précitée, était due :

 par les personnes et entreprises, hors agriculteurs, ayant conclu des marchés avec l’État, directement ou en qualité de sous-traitant ;

 par les personnes et entreprises passibles de la patente et ayant dégagé des bénéfices en excédent par rapport à leur bénéfice normal ;

 et par les propriétaires de mines passibles de la redevance proportionnelle prévue à l’article 33 de la loi du 21 avril 1810 sur les mines, minières et carrières.

Elle était assise sur l’excédent du bénéfice net de la période considérée (soit du 1er août 1914 au 31 décembre 1915, puis chacune des années suivantes) sur le bénéfice moyen des trois années précédentes (article 2, prévoyant en outre divers ajustements temporels).

Son taux était de 50 %, aux termes de l’article 12 de la loi du 1er juillet 1916.

La loi du 1er juillet 1916 prévoyait en outre toute une série d’obligations documentaires pour les contribuables, afin de permettre à l’administration de procéder aux vérifications jugées nécessaires. Étaient également prévues des majorations en cas d’insuffisance ou d’absence de déclaration (articles 13 et 14), ainsi que des sanctions en cas de fraude  l’article 20 de la loi du 1er juillet 1916 prévoyant notamment trois mois d’emprisonnement.

Taxer les surprofits de guerre : une pratique commune

La France n’est pas le seul pays à avoir mis en place des mécanismes permettant de taxer les surprofits dégagés en temps de guerre ; la contribution de 1916 n’est d’ailleurs même pas la première initiative de ce genre au cours du premier conflit mondial.

Dès 1915, la Suède et le Danemark prévirent un dispositif destiné à traiter les excédents dégagés par les exportateurs, en particulier ceux fournissant de la nourriture à l’Allemagne.

Toujours en 1915, le Royaume-Uni, par l’intermédiaire de son chancelier de l’Échiquier d’alors, Reginald McKenna, avait introduit une taxe frappant les excédents de bénéfice au taux de 50 % (« excess profit duty »).

Nos alliés américains firent de même en 1917 avec leur « excess profit tax » dont les taux allaient de 20 % à 60 % et touchaient l’excédent de profit par rapport à la période antérieure au conflit.

Les États-Unis ont prévu des mesures similaires lors de la Seconde guerre mondiale, retenant un taux allant jusqu’à 95 %.

La Guerre de Corée fut l’occasion de rétablir ce type de dispositif entre 1950 et 1953, au travers d’une taxe des surprofits au taux de 30 % et un plafonnement global de l’imposition des bénéfices fixé à 70 %.

b.   La justification de la contribution sur les bénéfices de guerre : des débats d’une troublante actualité

Les débats parlementaires qui se tinrent à la Chambre des Députés en 1916 résonnent particulièrement avec la crise actuelle. Il suffirait de substituer aux termes de front, de fusils, de casques et d’obus, ceux de lignes, de tests, de masques et de vaccins, pour que la lecture de ces joutes oratoires vieilles de plus d’un siècle donne l’impression de lire le Journal officiel d’aujourd’hui.

« La guerre éprouve très durement certaines familles, elle en épargne complètement certaines autres, et il en est auxquelles elle procure un supplément énorme de revenu. […] Oh ! certes, les familles ouvrières et paysannes ont accepté avec une résignation admirable leur déchéance subite […]. Mais peu à peu, en voyant à côté d’elles des familles qui n’éprouvaient aucune perte ou qui, au contraire, réalisaient des profits extraordinaires, elles ont senti peser sur elles plus lourdement le fardeau de la guerre […]. Comment admettre que certaines catégories de Français soient entièrement exonérées des sacrifices pécuniaires qui sont le lot de la masse ? » ([34]).

Comment, en effet, ainsi que le soulignait Isidore Tournan, député Républicain socialiste du Gers, admettre une telle différence ? Et comment ne pas dresser un parallèle avec la crise actuelle, qui affecte le plus grand nombre et frappe durement les plus précaires, tout en permettant à une poignée de s’enrichir et qui n’empêche pas certains de voir leurs bénéfices s’accroître ?

Il importait aux députés de 1916 que « les bénéfices réalisés pendant la guerre contribuent plus que les autres aux dépenses de guerre », que « chacun contribue aux besoins du pays dans la mesure de ses facultés » ([35]). Il leur était inadmissible « qu’il se trouve dans l’intérieur du pays, loin du feu, loin de la mitraille, des citoyens indifférents aux malheurs publics. » Ces députés d’antan ne pouvaient se contenter « de convier ces privilégiés à des placements avantageux, à des opérations profitables. […] Ne craignons pas de demander à ces capitalistes des sacrifices véritables » ([36]).

Isidore Tournan fustigeait par ailleurs l’attitude attentiste du Gouvernement, qui s’accrochait jusque-là au « Point d’impôt nouveau pendant la guerre ! » et dont les atermoiements ont finalement rendu nécessaire de nouvelles ressources, dont cette contribution sur les bénéfices de guerre ([37]). Comment ne pas dresser de parallèle avec la position actuelle de l’exécutif et de la majorité, qui refusent de faire participer à l’effort collectif ceux qui en ont les moyens et s’opposent à toute hausse fiscale par dogmatisme ?

Soulignant que la participation de tous, et en particulier des plus riches et de ceux enrichis par la guerre, était indispensable pour maintenir la mobilisation de la nation et fédérer le peuple, M. Tournan concluait avec verve que « la France a montré de quels prodiges de bravoure et d’endurance elle est capable. Tous les espoirs sont permis si, dans votre pensée comme dans votre action, vous ne séparez jamais l’idée de patrie de l’idée de justice. » ([38])

La Chambre des députés, le 22 février 1916, avait adopté le projet de loi par 471 voix pour et une seule voix contre ([39]).

c.   « Nous sommes en guerre » : prendre la parole présidentielle au mot et en tirer les conséquences

Alors que le Président de la République, au soir du 16 mars 2020, déclarait que la nation française était en guerre et qu’il souhaitait une mobilisation générale, comment ne pas trouver dans la contribution exceptionnelle de 1916 et les principes qui ont justifié sa création une source d’inspiration dans le cadre de la crise que nous traversons aujourd’hui ?

Cette inspiration tirée des grands anciens, l’opportunité de taxer les bénéfices de guerre, est tellement évidente qu’elle va au-delà des rangs de La France Insoumise :

 n’était-ce pas Stella Dupont, députée membre du groupe La République en Marche, qui appelaient, lors des projets de loi de finances rectificative successifs examinés en 2020, à ce que soit étudiée l’opportunité de taxer les surprofits des grandes surfaces et du commerce en ligne ? ([40])

 n’était-ce pas notre éminent collègue Charles de Courson, député de centre-droit membre du groupe Libertés et Territoires et siégeant dans notre auguste assemblée depuis 1993, qui faisait justement remarquer le 19 mars 2020, lors de la discussion du premier projet de loi de finances rectificative pour 2020, que « lors des guerres, on instaurait un impôt sur les profits de guerre », appelant à une réflexion tendant à créer un dispositif permettant de rétablir l’équité entre ceux qui ont profité de la crise et ceux qui en ont souffert ? ([41])

Il n’y a rien d’étonnant au fait que le principe d’une taxation des profits de crise soit partagé, bien au contraire.

Rien n’est en effet plus normal, plus évident, de faire en sorte que ceux qui se sont enrichis durant l’année 2020 contribuent financièrement. Cela n’est que justice, et permettrait de fédérer les Françaises et les Français tout en dégageant des ressources pour financer d’ambitieuses politiques publiques, parmi lesquelles notre système de santé, bien commun entre tous.

Dans la mesure où les règles actuelles ne permettent pas pleinement d’atteindre ce résultat, il est nécessaire de mettre en place une nouvelle taxe, spécifique et ponctuelle, sur les surprofits nés de la crise ; un tel dispositif ne serait cependant que le premier pas d’un long chemin vers l’équité fiscale.

II.   Le dispositif proposé : une taxe exceptionnelle sur les profits de crise permettant de financer les urgences sociales

L’article unique de la présente proposition de loi prévoit la création d’une taxe exceptionnelle assise sur le surplus des profits réalisés par les plus grandes multinationales en 2020 par rapport à 2019, qu’elles soient françaises ou étrangères. Ce dispositif, au rendement potentiellement élevé se chiffrant en milliards d’euros, permet en outre de répondre à l’évasion fiscale.

A.   Une taxe ciblant les surprofits et reposant sur un mécanisme de taxation unitaire

Pour garantir la pleine contribution de ceux qui se sont enrichis pendant la crise, le présent article unique propose de créer une contribution exceptionnelle taxant à hauteur de 50 % de leur montant les surprofits tirés de la crise, déterminés à partir d’un mécanisme de taxation unitaire.

1.   Une taxe due par les plus grandes entreprises mondiales qui ont profité de la crise

La contribution exceptionnelle prévue par l’article unique de la présente proposition de loi sera due, aux termes du I de cet article, par les entreprises qui ;

 ont réalisé au titre de l’exercice 2020 un résultat net supérieur à celui de l’exercice précédent ;

 et dont le chiffre d’affaires dépasse un seuil minimum.

Ces deux critères cumulatifs conditionnent l’assujettissement à la nouvelle contribution.

Il n’est pas prévu d’autres critères, notamment de lieu d’établissement : toutes les entreprises, que leur siège soit en France ou à l’étranger, pourront être passibles de la contribution si elles remplissent les deux critères prévus.

a.   Le critère du surprofit : un résultat net supérieur en 2020 par rapport à 2019

Le critère du surprofit, consacré au A du I de l’article unique, suppose pour qu’une entreprise soit assujettie à la contribution exceptionnelle que son résultat net dégagé en 2020 excède le résultat net réalisé en 2019.

 Dans le détail, les périodes d’imposition prises en compte pour apprécier l’éventuel surprofit sont :

 le premier exercice clos à compter du 30 juin 2020 ;

 l’exercice précédant celui-ci.

Ces modalités temporelles permettent à la fois de cibler les exercices qui coïncident avec l’année civile, ouverts le 1er janvier 2020 et clos le 31 décembre suivant, mais aussi d’englober les exercices qui, à cheval sur l’année civile, ont inclus le premier confinement démarré en mars 2020. Pour ces derniers, la date du 30 juin 2020 a été retenue dans la mesure où, d’une part, les exercices « à cheval » sont nombreux à courir de juillet N à juin N + 1, d’autre part, de tels exercices ont vu une part significative de leur durée affectée par le premier confinement.

Illustrations de l’appréciation temporelle du critère du surprofit

Une entreprise X a un exercice fiscal qui coïncide avec l’année civile. Pour l’appréciation du critère du surprofit, seront comparés :

 le résultat net de l’exercice courant du 1er janvier 2020 au 31 décembre 2020 ;

 et le résultat net de l’exercice ayant couru du 1er janvier 2019 au 31 décembre 2019.

Pour une entreprise Y dont l’exercice de douze mois est clos le 30 juin 2020, seront comparés :

 le résultat net de l’exercice ouvert le 1er juillet 2019 et clos le 30 juin 2020 ;

 et le résultat net de l’exercice ouvert le 1er juillet 2018 et clos le 30 juin 2019.

Pour une entreprise Z dont l’exercice de douze mois est clos fin septembre, seront comparés :

 le résultat net de l’exercice ouvert le 1er octobre 2019 et clos le 30 septembre 2020 ;

 et le résultat net de l’exercice ouvert le 1er octobre 2018 et clos le 30 septembre 2019.

 Le dispositif retient comme base de comparaison l’exercice fiscal et non la seule période de confinement dans la mesure où il repose sur la notion de surprofit, apprécié au regard du bénéfice fiscal, et non sur le chiffre d’affaires. Si ce dernier permet de cibler une période déterminée au sein d’un exercice en retenant le montant des recettes encaissées sur cette période, une telle approche serait inopportune en matière de bénéfice.

En effet, le bénéfice ne dépend pas que du flux des recettes, mais suppose de tenir compte d’autres éléments, au premier rang desquelles les dépenses exposées par l’entreprise. Or, ces éléments peuvent avoir une temporalité différente de celle des recettes (à titre d’exemple, les loyers, les charges d’emprunt ou encore les rémunérations peuvent être constatés et décaissés en dehors de la période de confinement).

 Par ailleurs, retenir le bénéfice et non simplement le chiffre d’affaires est parfaitement cohérent avec l’économie générale et la philosophie de la contribution proposée, qui repose sur la notion d’enrichissement. Cela suppose donc de tenir compte de tous les postes du compte de résultat et non uniquement des recettes : une entreprise dont le chiffre d’affaires aurait augmenté pendant la crise pourrait aussi avoir vu ses dépenses croître. Ne retenir que le chiffre d’affaires ne permet donc pas une correcte appréhension de l’enrichissement de crise (cf. infra, 2, s’agissant de l’assiette de la contribution).

b.   Le critère de taille : cibler les plus grandes entreprises

Le critère de la taille, appréciée à l’aune du chiffre d’affaires, est prévu aux A et B du I de l’article unique.

Le dispositif prévoit en effet un seuil de chiffre d’affaires, exemptant ainsi les entreprises qui ne l’atteindraient pas.

Le seuil proposé est de 750 millions d’euros, ainsi qu’il ressort du B du I ([42]).

 Concrètement, ce seuil de 750 millions d’euros a pour effet :

 de dispenser de la nouvelle contribution toutes les très petites et les moyennes entreprises (TPE et PME), souvent sévèrement affectées par la crise et dont la taille ne leur permet pas nécessairement de supporter une nouvelle taxe ;

 de dispenser une grande partie des entreprises de taille intermédiaire (ETI), catégorie qui inclut les entreprises dont le chiffre d’affaires est compris entre 50 millions et 1,5 milliard d’euros ([43]) ;

 d’inclure dans le champ de la nouvelle taxe toutes les grandes entreprises, sous réserve naturellement qu’elles aient dégagé par ailleurs un surprofit en 2020.

Ainsi, seules seront concernées les entreprises qui disposent des ressources les plus importantes et pouvant ainsi faire face à la taxe proposée.

 Surtout, le seuil de 750 millions d’euros repose sur des considérations objectives :

 ce seuil est celui que proposent non seulement l’OCDE, mais aussi l’Union européenne, pour l’assujettissement aux règles que ces organisations prévoient en matière de fiscalité des entreprises ;

 il s’agit également du seuil prévu dans certaines mesures fiscales en vigueur, telle que la TSN (voir ainsi le III de l’article 299 du CGI) ;

 il s’agit surtout du seuil d’assujettissement à la déclaration pays par pays CbCR » ([44])) prévu à l’article 223 quinquies C du CGI, ce qui est un facteur de bonne application du dispositif de taxation unitaire proposé (cf. infra, 2, b).

 Enfin, pour les groupes, le chiffre d’affaires retenu est celui de l’ensemble du groupe : un mécanisme de consolidation est prévu au B du I de l’article unique de la présente proposition de loi, et consiste à additionner le chiffre d’affaires de l’ensemble des entreprises liées au sens du II de l’article L. 233‑16 du code de commerce, qui renvoie à la notion de contrôle exclusif.

La notion de contrôle exclusif prévue par le code de commerce

Le contrôle exclusif prévu au II de l’article L. 233‑16 du code de commerce résulte :

 soit de la détention de la majorité des droits de vote d’une entreprise ;

 soit de la désignation, pendant au moins deux exercices consécutifs, de la majorité des membres des organes d’administration, de direction ou de surveillance d’une entreprise ;

 soit de l’exercice d’une influence dominante sur une entreprise en vertu du droit applicable.

Cette consolidation, classique en matière fiscale, permet d’apprécier comme constituant une seule entité économique plusieurs entreprises distinctes lorsqu’elles sont suffisamment liées. Elle permet aussi d’éviter des pratiques d’évitement reposant sur la « filialisation », qui consiste à scinder une entité en plusieurs pour se maintenir sous un seuil d’assujettissement de manière artificielle.

2.   Une taxe assise sur le surprofit né de la crise, apprécié selon des modalités novatrices

L’assiette de la nouvelle contribution est définie au II de l’article unique, et ses modalités de détermination sont précisées au III de celui-ci.

a.   L’assiette : l’excédent de profits réalisé en 2020

Ainsi qu’il a été vu, la contribution vise à taxer les surprofits nés de la crise, c’est-à-dire l’excédent dégagé en 2020 par rapport à 2019.

Aussi, et comme le prévoit le II de l’article unique, l’assiette de la contribution est la différence positive entre, d’une part, le résultat net du premier exercice clos à compter du 30 juin 2020 et, d’autre part, le résultat net de l’exercice précédent.

Illustration du calcul de l’assiette de la nouvelle contribution

Au titre de l’exercice courant du 1er janvier au 31 décembre 2020, une entreprise A (dont le chiffre d’affaires satisfait au seuil de 750 millions d’euros) réalise un résultat net de 500 millions d’euros. Au titre de l’exercice précédent, courant du 1er janvier au 31 décembre 2019, le résultat net était de 400 millions d’euros.

La contribution proposée étant assise sur le surprofit, son assiette correspondra à la fraction du résultat net 2020 excédant le résultat net 2019.

L’assiette de la nouvelle contribution sera donc égale à 500  400 = 100 millions d’euros.

b.   La détermination du surprofit : la taxation unitaire, mécanisme ambitieux et opportun

La détermination du surprofit repose sur la notion de résultat net. Ce dernier est donc crucial pour apprécier si un surprofit est effectivement dégagé.

À cet égard, la présente proposition de loi prévoit un mécanisme original et ambitieux qui garantit au dispositif sa pleine cohérence.

i.   Le résultat net du compte de résultat : une assiette par défaut mais insuffisante

Le résultat net sera, par défaut, le résultat net « normal », c’est-à-dire celui figurant dans le compte de résultat de l’entreprise redevable de la nouvelle contribution  ainsi que le prévoit le dernier alinéa du III de l’article unique.

Cependant, les règles fiscales actuelles et leurs insuffisances clairement établies dans les précédents développements (cf. supra, I, A) font que de nombreuses entreprises, en particulier étrangères, peuvent tirer de la France des profits massifs tout en n’y déclarant qu’un résultat dérisoire au regard de leur activité. C’est d’ailleurs ce constat qui pousse l’OCDE à réformer les règles internationales d’imposition des bénéfices et qui a conduit le Gouvernement français à proposer la TSN  avec le peu de résultat qu’on lui connaît…

La contribution proposée ciblant non seulement les entreprises françaises, mais aussi celles établies à l’étranger, retenir le résultat classique, déclaré par le redevable, aboutirait à donner une prime aux entreprises qui pratiquent l’évasion fiscale et conduirait souvent à toucher plus fortement les entreprises françaises qui jouent le jeu que les multinationales étrangères qui tirent de la France des profits sans pour autant participer au financement collectif par l’impôt.

C’est la raison pour laquelle le dispositif proposé prévoit un mécanisme reposant sur la taxation unitaire, à même d’assurer une pleine et juste application de la nouvelle contribution.

ii.   La taxation unitaire : la garantie d’une juste contribution de toutes les entreprises

Le mécanisme de taxation unitaire est prévu aux quatre premiers alinéas du III de l’article unique de la présente proposition de loi. Il repose sur une approche en trois temps.

La taxation unitaire : le futur de la fiscalité moderne et juste

Le principe de taxation unitaire, en liant le niveau d’activité dans un pays à l’assiette fiscale dudit pays, permet de tenir en échec les pratiques d’évasion fiscale qui repose sur les prix de transfert abusifs ou l’évitement d’une qualification d’établissement stable. Cela explique son attrait intellectuel et son récent succès.

De nombreuses ONG, telles que Tax Justice Network, Attac ou encore Oxfam, mais aussi des économistes de premier plan comme Gabriel Zucman, dont les travaux en matière de lutte contre l’évasion fiscale n’ont plus besoin d’être présentés, militent pour la mise en œuvre de la taxation unitaire pour moderniser l’impôt des multinationales et contrer les pirates fiscaux.

Mais il serait faux de voir dans la taxation unitaire les simples vœux de militants ou de spécialistes, sans espoir de concrétisation.

Rappelons en effet que le projet « ACCIS » de l’Union européenne (« assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés ») prévoit un mécanisme de taxation unitaire pour répartir l’assiette fiscale entre les États membres, en tenant notamment compte du chiffre d’affaires (ainsi que de la main-d’œuvre et des immobilisations corporelles).

Prometteur, ce projet est pour l’heure enlisé dans le marasme procédural de cette Union européenne qui n’est pas à la hauteur des citoyens qui la composent, du fait de l’opposition d’une poignée de pays peu connus pour leur vertu fiscale. Il est urgent de changer les règles de fonctionnement de l’Union européenne pour mettre en place une vraie justice fiscale et sociale.

Rappelons aussi que les négociations en cours à l’OCDE portent, au titre du « pilier 1 » précédemment évoqué, sur l’attribution d’une part plus importante des bénéfices des multinationales aux pays de marché, où l’activité est effectivement réalisée. Les modalités actuellement prévues, très (voire trop) complexes, sont perfectibles, mais vont dans la bonne direction et témoignent en tout état de cause de l’opportunité d’un mécanisme de taxation unitaire.

 Le premier temps consiste à déterminer la part française des activités de l’entreprise  ou du groupe. Pour ce faire, le  du III prévoit le calcul du rapport entre :

 d’une part, le chiffre d’affaires tiré des activités réalisées en France ;

 d’autre part, le chiffre d’affaires mondial du redevable.

À titre d’exemple, si un groupe réalise un chiffre d’affaires mondial de 5 milliards d’euros et tire de la France un chiffre d’affaires de 500 millions d’euros, le rapport sera de 10 %.

 Le deuxième temps consiste à calculer un rapport similaire, portant cette fois sur les bénéfices : le bénéfice réalisé en France est rapporté au bénéfice mondial de l’entreprise ou du groupe ( du III).

 Précisons que le chiffre d’affaires et les bénéfices pris en compte dans ces deux rapports sont non seulement ceux du redevable de la contribution, mais aussi ceux des sociétés dont il détient plus de la moitié des actions, parts ou droits.

Il s’agit ici d’une précision bienvenue, notamment inspirée du régime des sociétés étrangères contrôlées (SEC) prévu à l’article 209 B du CGI, et qui permet d’agréger les bénéfices de toutes les entités contrôlées.

Ainsi, et selon la même logique que celle applicable à la détermination du seuil d’assujettissement reposant sur le chiffre d’affaires, le dispositif proposé évite les abus consistant à filialiser artificiellement un groupe.

 Enfin, le troisième temps, cœur du mécanisme de taxation unitaire, consiste à comparer les deux rapports.

Si le premier rapport (portant sur le chiffre d’affaires) est supérieur au second rapport (portant sur les bénéfices), avec un écart d’au moins 0,05, alors le mécanisme de taxation unitaire est mis en œuvre, ainsi que le prévoit le quatrième alinéa du III.

En application de ce mécanisme, le résultat net servant d’assiette à la nouvelle contribution sera déterminé en appliquant au bénéfice mondial le rapport reposant sur le chiffre d’affaires.

Si, en revanche et aux termes du dernier alinéa du III, le rapport portant sur le bénéfice n’est pas inférieur au rapport portant sur le chiffre d’affaires avec un écart de 0,05, la taxation unitaire ne sera pas mise en œuvre et l’assiette de la contribution sera, ainsi qu’il a été vu, le résultat déclaré.

Illustration de la mise en œuvre de la taxation unitaire

Une entreprise A réalise un chiffre d’affaires mondial de 1 000, dont 100 depuis ses activités réalisées en France.

Son bénéfice mondial est de 250, dont 20 déclarés en France.

Le premier rapport (chiffre d’affaires) est de 100 / 1 000 = 10 %.

Le second rapport (bénéfices) est de 20 / 250 = 8 %.

Le second rapport étant inférieur au premier avec un écart de plus de 0,05, la taxation unitaire sera mise en œuvre.

L’assiette de la contribution sera alors déterminée en appliquant aux bénéfices mondiaux le premier rapport, et sera donc égale à 10 % × 250 = 25.

 La mise en œuvre efficace de cette taxation unitaire sera notamment assurée par la déclaration pays par pays (« CbCR »), qui oblige l’entreprise, pour chacun des pays dans lesquels elle exerce une activité, à préciser entre autres données le chiffre d’affaires réalisé, le bénéfice enregistré et les impôts payés.

Le CbCR permettra donc de calculer sans difficulté les rapports reposant sur le chiffre d’affaires et le bénéfice, et donc d’apprécier s’il y a lieu d’appliquer la taxation unitaire.

Cela explique notamment le choix du seuil d’assujettissement de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires, qui est également le seuil d’assujettissement au « CbCR » : tout est prévu pour assurer à la nouvelle contribution sa pleine application.

« Reporting pays par pays » : l’urgence d’une vraie publicité

En l’état du droit, les déclarations pays par pays des entreprises, hors secteur bancaire et secteur extractif, ne sont pas publiques : elles sont uniquement destinées à l’administration fiscale. Or, les informations qu’elles contiennent présentent un intérêt évident non seulement pour l’administration chargée du contrôle, mais plus largement pour l’ensemble des citoyens et de la société civile.

Le législateur a bien essayé, en 2016, de rendre public ce « reporting » ; c’était sans compter sur une lecture conservatrice du Conseil constitutionnel qui a censuré la mesure au motif qu’elle portait une atteinte excessive à la liberté d’entreprendre (1). C’est dire la place accordée à l’information citoyenne face aux privilèges des multinationales, et ce alors même que la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales est un objectif à valeur constitutionnelle… (2)

Une fois n’est pas coutume, le salut en matière de publicité du « reporting pays par pays » pourrait venir de l’Union européenne  ou, plus exactement, du Parlement européen.

Ce dernier, en effet, propose de rendre publiques les informations contenues dans la déclaration pays par pays à l’égard de l’ensemble des pays dans lesquelles les entreprises opèrent (3). Cependant, la Commission comme le Conseil semblent relativement frileux et paraissent privilégier une publicité partielle ne portant que sur les États membres de l’Union européenne et les juridictions fiscales non coopératives : pour les autres pays, les informations feraient l’objet d’une agrégation au niveau mondial (4).

Il est à espérer que cette publicité au rabais s’efface devant les modalités plus ambitieuses proposées par le Parlement européen, au nom de l’équité fiscale.

(1) Conseil constitutionnel, décision  2016741 DC du 8 décembre 2016, Loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, § 100 à 104.

(2) Voir ainsi Conseil constitutionnel, décision  99424 DC du 29 décembre 1999, Loi de finances pour 2000, § 52, s’agissant de la lutte contre la fraude fiscale ; Conseil constitutionnel, décision  201070 QPC du 26 novembre 2010, M. PierreYves M [Lutte contre l’évasion fiscale], § 4.

(3) Résolution législative du Parlement européen du 27 mars 2019 sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la communication, par certaines entreprises et succursales, d’informations relatives à l’impôt sur le bénéfice (P8_TA(2019)0309) ; les modifications résultent des amendements n°s 35, 42 à 44 et 83.

(4) Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la communication, par certaines entreprises et succursales, d’informations relatives à l’impôt sur le bénéfice (COM/2016/0198 final – 2016/0107 (COD)). Cette proposition figure en annexe du mandat de négociation adopté lors de la réunion du Conseil du 3 mars 2021.

 Les modalités de détermination de l’assiette prévues au III de l’article unique s’appliquent à chaque exercice retenu, c’est-à-dire au titre de l’exercice 2020 comme à celui de l’exercice 2019.

Les rapports portant sur le chiffre d’affaires et les bénéfices doivent donc être calculés pour les deux exercices de comparaison, et le mécanisme de taxation unitaire s’appliquera si son fait générateur est constaté. Cela peut donc conduire à n’appliquer ce mécanisme qu’à l’un de ces deux exercices.

3.   Une taxation des surprofits à hauteur de 50 %

 La nouvelle contribution prévue par la présente proposition de loi consisterait à appliquer aux surprofits, déterminés selon les modalités précédemment présentées, un taux de 50 %, ainsi qu’il résulte du second alinéa du II de l’article unique.

Ce taux de 50 % conduirait ainsi à accroître les ressources publiques à hauteur de la moitié de l’excédent de profits tirés de l’année de crise.

Illustration de la liquidation de la nouvelle contribution

Une entreprise Z a réalisé au titre de son exercice 2020 un résultat net de 800 millions d’euros, contre 600 millions d’euros au titre de l’exercice 2019.

L’assiette de la taxe est donc de 800  600 = 200 millions d’euros.

La contribution prévoyant un taux de 50 %, son montant sera de 200 × 50 % = 100 millions d’euros.

 Le taux de 50 % n’a pas été déterminé au hasard.

D’une part, il offre un bon équilibre entre taxation suffisante des surprofits et niveau d’imposition excessif.

D’autre part, il fait écho à la contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre mise en place durant la Grande guerre, qui retenait elle aussi un taux de 50 % ainsi qu’il ressort de l’article 12 de la loi du 1er juillet 1916 précitée  tout comme, d’ailleurs, la taxe similaire introduite par le Royaume-Uni fin 1915.

4.   Les modalités administratives de la nouvelle taxe

Le IV de l’article unique de la présente proposition de loi précise les modalités administratives de la nouvelle contribution proposée, s’agissant de sa déclaration, de son paiement et des obligations pesant sur les redevables.

a.   La déclaration et le paiement de la nouvelle taxe

Aux termes du A du IV, la nouvelle contribution est déclarée au plus tard le 31 décembre 2021 ; sa liquidation est concomitante à sa déclaration.

Les modalités de contrôle et de recouvrement de cette contribution sont les mêmes que celles prévues en matière d’IS ; il en va de même pour les garanties et sanctions pour les redevables.

b.   Les obligations documentaires pesant sur les redevables

Le B du même IV précise certaines obligations administratives pesant sur les redevables de la contribution, en matière documentaire.

Ainsi, les redevables seront tenus de conserver toutes les informations utiles à la détermination de l’assiette de la contribution et au calcul de cette dernière tant que le droit de reprise de l’administration est susceptible de s’exercer.

Pour mémoire, et en vertu des articles L. 169 et L. 169 A du livre des procédures fiscales, le délai dans lequel l’administration peut exercer son droit de reprise en matière d’IS ou de prélèvements assimilés est de trois ans, et est porté à dix ans en cas d’activité occulte.

L’administration sera ainsi en mesure, dans ce délai, de demander communication des informations pertinentes et donc de contrôler efficacement le respect par les redevables de la contribution de leurs obligations fiscales à ce titre.

c.   L’éventuelle accréditation d’un représentant fiscal

Enfin, le C du IV impose à certains redevables étrangers de faire accréditer un représentant auprès de l’administration fiscale française, ce représentant s’engageant à accomplir les formalités requises au nom et pour le compte du redevable et, le cas échéant, à acquitter à la place de ce dernier la contribution ([45]).

Cette obligation concernera les redevables de la nouvelle contribution qui ne sont pas établis dans un État membre de l’Union européenne ou dans un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen (EEE) lié à la France par une convention d’assistance pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscales.

Une telle obligation est nécessaire dans la mesure où, ainsi qu’il a été vu, la contribution ne porte pas que sur les entreprises établies en France, mais concerne toutes les entreprises indépendamment de leur lieu d’établissement.

Elle est au demeurant classique lorsque le redevable d’un impôt ou d’une taxe prévu par le droit français est établi à l’étranger. Il existe en effet des dispositifs similaires notamment en matière :

 d’impôt sur le revenu, pour le redevable de la retenue à la source prévue à l’article 204 A dans le cadre du prélèvement à la source (article 1671 du CGI) ;

 de taxe sur la valeur ajoutée, aux termes de l’article 289 A du CGI ;

 de TSN, en vertu du IV de l’article 300 du CGI.

5.   La question de la rétroactivité : une application temporelle qui n’apparaît pas présenter de difficultés constitutionnelles

La contribution proposée consistant à taxer les surprofits réalisés au cours du premier exercice clos à compter du 30 juin 2020 par rapport à l’exercice précédent, elle revêt une forme de caractère rétroactif : elle touche en effet un résultat d’un exercice fiscal clos à la date de la promulgation de la loi qui résulterait de l’adoption de la présente proposition.

Cette circonstance n’apparaît toutefois pas susceptible d’être source de difficultés constitutionnelles.

À titre liminaire, rappelons que la temporalité de la présente proposition de loi n’est pas le fait du groupe La France Insoumise : des initiatives tendant à taxer les surprofits réalisés en 2020 ont été présentées dès l’automne 2020 ([46]). Si les députés Insoumis avaient alors été écoutés, la question de la rétroactivité ne se poserait pas.

Pour le reste, plusieurs éléments appuient la robustesse juridique du dispositif sur ce point.

a.   Une assiette passée mais un impôt nouveau

Si l’assiette de la contribution proposée est ancienne, la contribution en tant que telle est, elle, nouvelle et ne touchera pas les entreprises qui, d’ici son entrée en vigueur, auraient disparu.

L’application du dispositif porte donc bien sur le futur.

b.   Les précédents : des taxes portant sur une assiette passée

Décider d’imposer une assiette passée n’est au demeurant pas inédit ou rare, et plusieurs précédents existent.

 D’une part, la première loi de finances rectificative pour 2017 précitée a créé deux surtaxes d’IS représentant 5 milliards d’euros de produit, qui s’appliquaient à des exercices déjà réalisés à hauteur de 11/12e à la date de promulgation de la loi.

Le relèvement du taux de la « surtaxe Fillon » de 5 % à 10,7 % par la loi de finances pour 2014 s’appliquait quant à lui aux exercices clos à compter du 31 décembre 2013 ([47]). La loi ayant été promulguée le 29 décembre, elle avait pour effet de surtaxer des entreprises dont l’exercice était, à un ou deux jours près, terminé.

Si les exercices concernés par ces mesures n’étaient pas clos à la date de promulgation des lois en question, il n’en demeure pas moins certain que, d’un point de vue économique, ces dispositifs induisaient une forme de rétroactivité en relevant la taxation d’éléments passés.

 D’autre part et surtout, il existe des impositions portant sur des assiettes passées lors de leur création :

 la taxe exceptionnelle due par les entreprises sur les hautes rémunérations a été créée par la loi de finances pour 2014 précitée et portait non seulement sur les rémunérations versées en 2014, mais aussi en 2013, c’est-à-dire déjà versées ;

 la « surtaxe Juppé » créée par la première loi de finances rectificative pour 1995 ([48]), égale à 10 % de l’IS, était applicable aux exercices clos à compter du 1er janvier 1995 : la loi ayant été promulguée le 4 août 1995, elle surtaxait des exercices déjà clos ;

 il en va de même pour la « surtaxe Jospin » prévue à l’article 235 ter ZB du CGI et créée par la loi du 10 novembre 1997 portant mesures urgentes à caractère fiscal et financier ([49]) : elle était égale à 15 % de l’IS pour les exercices clos entre le 1er janvier 1997 et le 31 décembre 1998 ; là encore, ce dispositif surtaxait des exercices déjà clos à la date de la promulgation, et pour lesquels l’IS avait été liquidé.

Peut également être mentionnée la rétroactivité de la contribution exceptionnelle créée lors de la Grande guerre par la loi du 1er juillet 1916 précitée, qui portait sur les bénéfices réalisés depuis le 1er août 1914.

Cette liste des dispositifs rétroactifs non remis en cause est éloquente.

Il convient en outre de préciser que la rétroactivité de la taxe exceptionnelle sur les hautes rémunérations avait été contestée devant le Conseil constitutionnel, qui a écarté ce grief et confirmé la conformité de la mesure à la Constitution : relevant que l’exigibilité de cette taxe, s’agissant des rémunérations versées en 2013, prises en compte dans l’assiette pour 2013, intervenait au 1er février 2014, le Conseil constitutionnel a jugé que le dispositif ne portait pas atteinte aux exigences découlant de l’article XVI de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ([50]).

Forte de ce précédent, la Rapporteure a d’ailleurs proposé à la commission des finances de préciser expressément que le fait générateur de la nouvelle contribution et son exigibilité interviendraient postérieurement à la promulgation de la loi qui résulterait de l’adoption du présent texte ; la commission a toutefois rejeté cet amendement.

c.   Un intérêt général difficilement contestable

En tout état de cause, à supposer qu’il faille voir dans le dispositif proposé une mesure rétroactive susceptible de porter atteinte aux exigences découlant de l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, une telle atteinte apparaît justifiée par un motif d’intérêt général suffisant.

En effet, la contribution, en taxant les surprofits des plus grandes entreprises, répond à un impératif de solidarité nationale : que ceux qui se sont enrichis pendant la crise contribuent plus que les autres, afin de pouvoir aider celles et ceux qui ont été le plus sévèrement touchés.

Le caractère ponctuel de la contribution va dans le même sens : il ne s’agit pas d’une nouvelle mesure pérenne, mais bien d’un dispositif lié à la crise.

Le fait que l’assiette de cette nouvelle contribution soit ancienne est au demeurant lié à cet impératif d’intérêt général : il est logique et, d’un point de vue pratique, cohérent, d’attendre de savoir si des surprofits ont été réalisés et de connaître l’ampleur de ceux-ci avant de mettre en œuvre leur taxation.

Au demeurant, il est sans doute préférable de taxer une assiette une fois celle-ci définitivement connue que de mettre en place des mesures complexes prévoyant des acomptes égaux à une fraction de l’impôt finalement dû : de telles mesures exigent d’estimer par anticipation des éléments futurs et non encore connus, ce qui est nécessairement aléatoire.

B.   Un rendement de plusieurs milliards d’euros renforçant la justice fiscale et sociale

La contribution proposée permettrait de dégager plusieurs milliards d’euros de nouvelles recettes fiscales tout en répondant à la gangrène de l’évasion fiscale.

Ce renforcement de la justice fiscale et sociale pourra être utilisé pour financer des politiques publiques réellement efficaces, telles qu’une politique hospitalière digne d’une puissance mondiale ou encore un vrai soutien aux plus précaires, laissés pour compte du quinquennat.

1.   Un rendement estimé à plusieurs milliards d’euros

 Le produit de la nouvelle contribution, c’est-à-dire le montant susceptible d’être collecté grâce à elle, n’est pas aisé à déterminer avec précision dans la mesure où nombre des informations utiles au calcul de l’assiette de cette contribution ne sont pas rendues publiques et accessibles à chaque citoyen.

Cela est particulièrement vrai pour les entreprises étrangères, qui se refusent souvent à préciser le chiffre d’affaires et / ou les bénéfices tirés de leurs activités en France.

Ainsi, en attendant une réelle publicité de la déclaration pays par pays, comme le propose le Parlement européen mais que semble vouloir partiellement entraver le Conseil, seules des estimations sont possibles, et celles-ci concernent surtout les plus grandes entreprises françaises.

 Cependant, même ces estimations partielles reposant sur un échantillon réduit de redevables permettent de conclure sans la moindre ambiguïté possible à l’efficacité de la contribution en termes de rendement.

En se bornant à ne retenir que les entreprises du CAC40 dont le résultat net 2020 a dépassé le résultat net 2019, le produit de la contribution serait de l’ordre de 6 milliards d’euros, ainsi qu’il ressort du tableau suivant.

produit de la contribution exceptionnelle proposée
due par les entreprises du CAC40

(en milliards d’euros)

Entreprise

Résultat net 2019 (A)

Résultat net 2020 (B)

Surprofits
(B  A)

Montant de la contribution

Sanofi

2,81

12,31

9,50

4,75

Orange

3,22

5,06

1,84

0,92

Air Liquide

2,24

2,44

0,20

0,10

STMicroelectronics

1,18

1,26

0,08

0,04

Carrefour

0,86

1,01

0,15

0,08

Capgemini

0,86

0,96

0,10

0,05

Atos

0,41

0,55

0,14

0,07

Total

11,58

23,59

12,01

6,01

N.B. : La somme des arrondis peut différer de l’arrondi de la somme.

Source : BFM Bourse avec TradingSat, à partir des données des sociétés.

Un produit de 6 milliards d’euros représenterait dix-sept fois le rendement annuel moyen de la TSN tant vantée par le Gouvernement, et dont l’ineffectivité transparaît ici avec encore plus de force.

Au demeurant, et comme cela a été dit, ce montant de 6 milliards d’euros ne concerne que les géants français cotés au CAC40. Doivent y être ajoutés :

 les autres entreprises françaises qui remplissent les critères de taille et de surprofit ;

 toutes les entreprises étrangères remplissant également ces critères, parmi lesquelles, sans que la liste qui suit soit exhaustive, loin de là :

L’énumération pourrait continuer longtemps, mais les données susmentionnées montrent l’ampleur massive de l’assiette potentielle de la contribution.

 En partant des données publiées par Oxfam sur les 32 grands groupes ayant réalisé un total de 109 milliards de dollars de surprofits en 2020, soit environ 93 milliards d’euros, une taxation à hauteur de 50 % de l’ensemble de ces surprofits déboucherait sur des recettes mondiales supplémentaires de 46,5 milliards d’euros.

En retenant une hypothèse d’une part française d’activité représentant entre 2,5 % et 10 % de l’activité mondiale, le produit de la contribution proposée sur ces seuls 32 groupes serait compris entre 1,2 et 4,7 milliards d’euros  qui s’ajouteraient donc aux estimations portant sur le CAC40, étant précisé que ces chiffres ne concernent pas nécessairement tous les redevables potentiels de la contribution

 Bref, tout va dans le sens d’un rendement élevé, démontrant l’efficacité de la contribution proposée et sa pertinence pour financer des politiques publiques justes et nécessaires à travers une taxation des profiteurs.

2.   Une taxation du surprofit pertinente et qui n’est pas excessive

L’assiette de la nouvelle contribution, à savoir le surprofit dégagé en 2020 par rapport à 2019, est un gage de pertinence du dispositif.

a.   Une assiette logiquement indifférente à la source des surprofits

La contribution proposée taxe les surprofits tirés de l’année de crise, indépendamment de leur origine. Les bénéfices réalisés en 2020 peuvent donc provenir d’activités favorisées par la crise et les mesures prises pour y faire face, mais sont aussi susceptibles de provenir d’opérations exceptionnelles sans lien direct avec la pandémie.

Néanmoins, et c’est assumé, le dispositif ne distingue pas entre ces différents bénéfices, et ce pour plusieurs raisons.

 D’une part, au nom d’une simple considération pratique : il serait très difficile d’identifier avec netteté ce qui est directement issu de la crise de ce qui n’en résulte pas, et une grande zone grise se situe entre ces deux catégories. Le placement du point de séparation serait délicat et source de contestations incessantes.

 D’autre part, l’origine des bénéfices n’a pas à être prise en compte : sont taxées les entreprises qui, malgré la crise et son impact sévère, sont parvenues à dégager un excédent de bénéfice. C’est donc la temporalité des bénéfices plus que leur source qui doit être retenue.

À cet égard, l’histoire fournit un intéressant éclairage : déjà en 1916, se posait la question d’une différenciation de la taxation des bénéfices exceptionnels en fonction de leur origine. La réponse apportée par le législateur fut celle d’une égalité de traitement, sans distinction entre les différents bénéfices exceptionnels ([51]).

Peu importe, donc, que les surprofits soient le fait d’un pur profiteur de crise, qui s’enrichit sur le dos du malheur et de la misère, ou soit le fruit du hasard : il s’agit d’un enjeu de solidarité et de justice commandant que ceux qui se sont enrichis pendant la crise contribuent plus que les autres.

Dans ces conditions, le fait que l’excédent massif enregistré par Sanofi provienne notamment la cession d’actions de l’entreprise américaine Regeneron, ou que celui dégagé par Orange résulte, entre autres sources, d’un contentieux fiscal remporté contre l’administration, n’est pas de nature à dispenser ces entreprises de la contribution prévue par la présente proposition de loi. Ces opérations ont gonflé le résultat de ces entreprises, qui doivent désormais participer à l’effort de solidarité.

 Enfin, la contribution proposée ne traduit pas une hostilité aux profits et une volonté punitive :

 encore une fois, seuls les surprofits sont taxés, non les profits en tant que tels (et seulement s’agissant des plus grandes entreprises) ;

 répétons-le, il s’agit d’un objectif de solidarité collective, de justice sociale : ce n’est pas une taxe de punition, mais une taxe de cohésion.

b.   Une taxation qui n’est pas excessive : le parallèle avec les surtaxes d’IS de décembre 2017

Dans la mesure où la contribution touche non l’ensemble du profit, mais uniquement le surprofit, la taxation qu’elle induit ne revêt pas de caractère excessif même avec un taux de 50 %.

 En réalité, seule l’hypothèse d’un surprofit colossal aboutirait à une charge fiscale globale sur les bénéfices très élevée, en ajoutant l’IS et la contribution sociale de 3,3 %, comme le montre le tableau suivant.

Estimation de la Charge fiscale globale résultant de la contribution proposée due par les entreprises du CAC40

(sur la base des données publiques et d’une reconstruction de la charge d’IS)

(en milliards d’euros)

Entreprise

RN 2019 (A)

RN 2020 (B)

Surprofits
(B  A)

IS et contrib. de 3,3 % (2020)

Contribution proposée

Charge totale

Taux d’imposition du RN

Sanofi

2,81

12,31

9,50

3,94

4,75

8,69

70,6 %

Orange

3,22

5,06

1,84

1,62

0,92

2,54

50,2 %

Air Liquide

2,24

2,44

0,20

0,78

0,10

0,88

36,1 %

STMicroelectronics

1,18

1,26

0,08

0,40

0,04

0,44

35,2 %

Carrefour

0,86

1,01

0,15

0,32

0,08

0,40

39,4 %

Capgemini

0,86

0,96

0,10

0,31

0,05

0,36

37,2 %

Atos

0,41

0,55

0,14

0,18

0,07

0,24

43,6 %

N.B. 1 : L’assiette retenue pour l’IS et la contribution sociale de 3,3 % est le résultat net indiqué dans le tableau. En principe, le résultat net est une donnée après impôt. Cependant, par souci de simplification et de lisibilité, c’est ce résultat qui a été retenu, le tableau n’ayant vocation qu’à fournir une illustration indicative et une tendance. L’IS a été calculé en appliquant aux premiers 500 000 euros de résultat net un taux de 28 %, et au reste un taux de 31 %.

N.B. 2 : la somme des arrondis peut différer de l’arrondi de la somme.

Source : BFM Bourse avec TradingSat, à partir des données des sociétés.

Précisons que la charge d’IS (et de contribution sociale), ainsi qu’il est indiqué dans la première note explicative du tableau, ne correspond pas nécessairement au réel montant d’IS payé par chacune de ces entreprises : il s’agit d’une estimation à partir du résultat net faite à la seule fin d’illustrer l’impact du dispositif en termes de charge globale.

 Si, pour deux des entreprises considérées, la charge globale est significative, aboutissant à un taux d’imposition consolidé de l’ordre de 70 % et 50 %, il convient de tenir compte du solde, c’est-à-dire des bénéfices restants :

 plus de 2,5 milliards d’euros pour Orange ;

 plus de 3,6 milliards d’euros pour Sanofi, soit un solde supérieur au résultat net réalisé en 2019.

Pour les autres entreprises, le taux est inférieur à 50 %, et se limite même à 35 % dans un cas.

Dans ces conditions, la capacité d’action de ces entreprises ne sera pas compromise, et l’imposition globale résultant de la nouvelle contribution ne sera pas excessive.

Elle le sera d’autant moins pour les entreprises étrangères qui échappent à l’IS français et que la contribution, avec son mécanisme de taxation unitaire, permettra d’imposer plus justement.

 Au demeurant, il ne semble pas inutile de dresser un parallèle entre la contribution proposée et les surtaxes d’IS mises en place à titre temporaire par la première loi de finances rectificative pour 2017 précitée.

Pour mémoire, l’article 1er de cette loi avait créé deux surtaxes de 15 % de l’IS chacune, pesant sur les plus grandes entreprises. Le cumul de ces deux surtaxes, de l’IS et de la contribution sociale de 3,3 % aboutissant à un taux d’IS de 44,43 %.

Or, quelle était la justification de ces surtaxes qui portait le taux normal d’IS à plus de 44 % ? Une simple considération budgétaire : le Gouvernement voulait dégager des recettes  à hauteur de 5 milliards d’euros  pour rembourser le manque à gagner issu du contentieux de la contribution sur les dividendes, sans dégrader excessivement le déficit public pour que ce dernier ne dépasse pas la barre fatidique des 3 %…

 Ici, et ainsi qu’il a été vu, la contribution proposée conduirait à une charge fiscale globale inférieure  voire très inférieure  à celle résultant d’un taux de 44,43 % pour toutes les entreprises du CAC40 sauf deux, comme l’illustre le tableau suivant.

comparaison de l’imposition résultant de la contribution proposée et de l’imposition résultant de la première LFR pour 2017

Entreprise

Taux d’imposition global avec la contribution

Différence avec le taux global résultat de la LFR 2017 I

Sanofi

70,6 %

+ 26,2 %

Orange

50,2 %

+ 5,8 %

Air Liquide

36,1 %

 8,3 %

STMicroelectronics

35,2 %

 9,3 %

Carrefour

39,4 %

 5,0 %

Capgemini

37,2 %

 7,2 %

Atos

43,6 %

 0,8 %

Source : commission des finances.

 Si le Gouvernement et la majorité étaient prêts, fin 2017, à surtaxer les plus grandes entreprises bénéficiaires pour de simples considérations budgétaires au nom du respect d’une règle européenne qui a depuis été remise en cause avec la crise, le même enthousiasme devrait les animer vis-à-vis de la contribution proposée :

 la taxation globale sera dans la majorité des cas moindre que celle de 2017 ;

 les impératifs du 3 % de déficit public n’ont plus lieu d’être depuis la crise ;

 le produit de la contribution proposée ne servira pas à rembourser un contentieux fiscal, mais à financer des politiques publiques nécessaires pour l’ensemble des Françaises et des Français.

Le niveau d’imposition, le contexte et la finalité de la taxe, tout milite en faveur de la contribution proposée, et le précédent de 2017 appuie son opportunité. Sauf, naturellement, à admettre que la solidarité collective en temps de crise est moins importante qu’une sacro-sainte règle budgétaire européenne technocratique et dépassée.

c.   Une taxation à mettre en regard avec les cadeaux fiscaux pour les plus grandes entreprises depuis 2017

La taxation résultant de la contribution exceptionnelle proposée sera d’autant moins excessive qu’elle ne peut être prise isolément : elle doit être mise en regard avec la politique fiscale voulue par le Président de la République et exécutée par le Gouvernement et sa majorité depuis le début du quinquennat, favorable aux plus riches et, pour les entreprises, profitant aux plus grandes.

 Ainsi, pour ne citer que les mesures les plus emblématiques, peuvent être mentionnés :

 l’abrogation, à compter de 2018, du troisième taux majoré de la taxe sur les salaires, une mesure bénéficiant aux grandes banques et assurances ;

 la baisse du taux normal de l’IS, censé atteindre 25 % à compter de 2022, soit une réduction d’un quart du taux normal de 33 1/3 % qui prévalait jusqu’en 2017 ;

 le maintien du principe du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), transformé à compter de 2019 en allégements de cotisations sociales ;

 la baisse des impôts de production prévue par la loi de finances pour 2021 ([52]).

 La baisse du taux normal de l’IS et celle des impôts de production représentent pour les entreprises un gain de plus de 20 milliards d’euros, dont une part significative est captée par quelques centaines des plus grandes entreprises  celles-ci vont ainsi bénéficier du quart du gain total de la baisse des impôts de production.

La transformation du CICE en allégements de cotisations sociales a conduit, en 2019, à un double avantage de l’ordre de 40 milliards d’euros, dont une grande partie a profité aux plus grandes entreprises.

 La liste exhaustive des mesures en faveur des grandes entreprises serait trop longue, mais la tendance est claire : l’exécutif et sa majorité parlementaire multiplient les cadeaux fiscaux pour les plus prospères.

Il serait donc pour le moins surprenant de considérer qu’une contribution ponctuelle taxant les surprofits à des fins de solidarité nationale soit, dans ce contexte, perçue comme excessive et nuisible à l’économie.

d.   Une taxation ne dégradant pas l’attractivité de la France

Certains pourraient s’opposer à la contribution proposée au motif qu’elle serait susceptible de nuire à l’attractivité de la France et de freiner les investisseurs. De telles considérations ne sauraient prospérer.

 En premier lieu, la solidarité et la justice fiscale sont des impératifs absolus qui ne sauraient être compromis pour plaire à des investisseurs étrangers.

L’aide des contribuables les plus aisés apportée aux Françaises et aux Français pendant la pire crise de l’Histoire récente devrait être directe et massive, sans que des considérations tenant à des anticipations comportementales au demeurant incertaines ne la freinent.

 En deuxième lieu, rappelons que la contribution vaut uniquement pour le passé : elle est ponctuelle, liée à la crise, et ne s’appliquera qu’aux surprofits de 2020.

Rien, dans le dispositif de la présente proposition de loi, n’est de nature à freiner des investissements étrangers à venir.

 En troisième lieu, la fiscalité n’est pas le seul, ni même nécessairement le premier, élément pris en compte dans les décisions d’investissements ou d’implantations. Ce sont en effet les facteurs opérationnels qui sont déterminants : taille et nature du marché, niveau de formation et capital humain, qualité des infrastructures et des réseaux, qualité de vie, etc. ([53]). Le « facteur IS » intervient plutôt en bout de chaîne ([54]).

Au demeurant, le produit de la contribution proposée pourra précisément renforcer ces éléments, en particulier certaines infrastructures ou encore la formation des salariés. La contribution peut donc être vue comme un facteur d’attractivité à terme, en ce qu’elle améliorera les aspects pris en compte par les investisseurs.

e.   Une taxation des surprofits cohérente avec les mesures fiscales prévues aux ÉtatsUnis et au Royaume-Uni et suggérée par le FMI

Enfin, dire qu’une contribution telle que celle proposée nuirait à la France et à son attractivité serait un constat faisant fi des réformes envisagées par certains de nos partenaires.

 Après s’être lancés dans des politiques fiscales très favorables aux entreprises à travers notamment des réductions massives des taux d’IS, les ÉtatsUnis et le Royaume-Uni semblent être revenus à une forme de raison et prévoient de relever ces taux.

Pour le Royaume-Uni, le taux d’IS passerait ainsi de 19 % à 25 % ([55]).

Pour les ÉtatsUnis ([56]), le taux fédéral d’IS grimperait de 21 % à 28 %, soit plus que le taux français prévu à compter de 2022, tandis que parallèlement :

 la niche fiscale « FDII » ([57]), héritage de l’administration Trump et propice aux abus, serait supprimée ;

 les plus grandes multinationales américaines feraient l’objet d’une taxation minimale, à hauteur de 21 %.

 Le 7 avril 2021, c’est le Fonds monétaire international (FMI) qui, dans le cadre de la présentation du Moniteur des finances publiques d’avril 2021, a suggéré que les États obtiennent les recettes nécessaires à la réduction des inégalités qui se sont dramatiquement accrues lors de la crise.

Or, parmi les sources de ces nouvelles recettes, le FMI suggère que soit mis en place un impôt sur les excédents de bénéfice des entreprises ([58]).

Comme le relève un article paru dans Les Échos le 7 avril 2021, Vitor Gaspar, responsable du département des affaires budgétaires du FMI, a indiqué au Financial Times que le fait d’augmenter les impôts de ceux ayant prospéré lors de la crise serait de nature à renforcer la cohésion sociale  ce qui ne peut manquer de rappeler les débats de février 1916 précités ([59]).

 Si des pays aussi libéraux que les ÉtatsUnis et le Royaume-Uni assument une importante hausse de l’IS pour financer leurs politiques publiques de relance  en particulier le plan en faveur des infrastructures du président Biden aux ÉtatsUnis –, quels arguments rationnels s’opposent alors à ce que la France fasse de même à travers la contribution proposée, qui est au demeurant ponctuelle ?

Si une institution comme le FMI suggère que les États taxent les excédents de bénéfices des entreprises pour réduire les inégalités et renforcer la cohésion sociale, quelles justifications crédibles peuvent être avancées pour refuser une telle contribution ?

Comment, concrètement, expliquer à nos concitoyens qu’il n’est pas temps de faire participer les plus prospères des plus grandes entreprises quand nos partenaires le font pour financer des projets destinés au plus grand nombre, et quand des institutions internationales appellent une telle solidarité ?

Ne pas adopter le dispositif ici proposé reviendrait donc pour la majorité La République en Marche et ses alliés à enfin assumer publiquement sa position politique :

 un libéralisme plus appuyé que les conservateurs britanniques et les gouvernants américains ;

 un refus d’agir concrètement pour la réduction des inégalités ;

 une défense des intérêts des multinationales plutôt qu’une prise en compte des intérêts et besoins du peuple.

3.   Une taxation traduisant réellement l’ambition de la France en matière de lutte contre l’évasion fiscale

Le mécanisme original de taxation unitaire prévu dans le dispositif proposé, consistant à déterminer l’assiette imposable en appliquant aux bénéfices mondiaux le rapport entre le chiffre d’affaires français et le chiffre d’affaires mondial, est un puissant facteur de lutte contre l’évasion fiscale. C’est d’ailleurs ce qui explique que la taxation unitaire soit promue par les ONG spécialisées sur ce sujet, mais aussi, comme il a été vu, par certaines initiatives européennes ou internationales.

Pour ne retenir qu’un seul exemple, celui de Facebook, et en extrapolant depuis le nombre d’utilisateurs la part du chiffre d’affaires tiré de France par rapport au chiffre d’affaires mondial, la contribution proposée taxerait le groupe américain à hauteur de 120 millions d’euros ([60]).

Si cela peut sembler faible au regard du surprofit de 9 milliards d’euros dégagé par Facebook en 2020, en réalité :

 c’est un montant qui reflète la part de la France ;

 c’est un montant qui correspond environ au tiers du produit total de la TSN, présentée par le Gouvernement comme une révolution fiscale ;

 c’est un montant qui est très largement supérieur au règlement résultant de l’accord conclu par Facebook avec l’administration fiscale, qui était de 106 millions d’euros au titre des années 2009-2018 (soit à peine plus de 10 millions d’euros par an).

a.   La question des conventions fiscales

D’aucuns pourraient exciper des conventions fiscales conclues par la France pour avancer le fait que le mécanisme de taxation unitaire pourrait être neutralisé par les stipulations conventionnelles et ne pas s’appliquer.

Cette analyse reposerait sur la proximité entre l’IS et la contribution proposée qui, bien que formellement distincte du premier, a une assiette reposant en dernière analyse sur les bénéfices. Or, les modalités de répartition des droits d’imposition des bénéfices sont régies par les conventions fiscales.

Une telle approche appelle plusieurs observations.

 À titre liminaire, précisons que retenir comme assiette le surprofit, et donc en dernière analyse le bénéfice, est un choix assumé au regard de l’économie générale et la finalité de la contribution proposée.

Une assiette reposant sur le chiffre d’affaires aurait certainement permis d’échapper aux conventions fiscales, à l’image de la TSN, mais une telle assiette n’aurait pas été cohérente avec l’ambition du dispositif qui est de taxer l’enrichissement supplémentaire né de la crise ou réalisé à l’occasion de celleci. Le chiffre d’affaires, en ce qu’il ne tient pas compte des dépenses exposées, n’aurait pas été judicieux et aurait pu conduire à taxer des entreprises déficitaires.

 En premier lieu, c’est au juge de l’impôt qu’il appartient d’apprécier l’éventuelle neutralisation par une convention fiscale d’une loi nationale. Cette dernière doit être appliquée, et c’est en cas de litige que le juge se penchera, dans un second temps, sur la compatibilité entre la norme nationale et la convention ([61]).

Il peut être donc quelque peu hardi de préjuger dès la discussion d’une initiative législative de son inapplicabilité du fait des conventions fiscales.

Une telle conclusion a priori serait d’autant plus hardie que l’interprétation des conventions faite par le juge s’écarte parfois de ce qui semblait être le consensus, en étendant les droits d’imposition de la France. Le Conseil d’État, dans sa récente décision Conversant, n’atil pas reconnu à une société française la qualité d’établissement stable d’une société irlandaise malgré les apparences contraires de la convention liant la France à l’Irlande, alors que la cour administrative d’appel de Paris avait donné raison à la société irlandaise ? ([62])

 En deuxième lieu, à supposer que les conventions fiscales tiennent en échec la taxation unitaire, la contribution demeurera applicable, avec le mécanisme de taxation unitaire, aux situations non couvertes par les conventions fiscales, et, avec le volet « par défaut » retenant le bénéfice déclaré, dans les autres situations.

Dès lors, même l’éventuelle neutralisation de la taxation unitaire n’empêcherait pas l’application concrète de la contribution prévue.

 En troisième lieu, le travail parlementaire a déjà conduit à proposer, voire à adopter, des dispositifs pourtant vus comme contraire aux conventions fiscales, certaines initiatives émanant d’ailleurs de la majorité.

Ainsi en va-t-il de l’établissement stable virtuel (ESV), qui permet d’établir un lien fiscal entre un pays et une entreprise même en l’absence de présence physique, si l’entreprise dispose dans le pays d’une présence numérique significative appréciée au regard de son activité.

L’ESV, que le groupe La France Insoumise de l’Assemblée nationale a proposé à de nombreuses reprises, a été adopté plusieurs fois par nos collègues sénateurs : dans les projets de loi de finances pour 2019 ([63]) et 2021 ([64]), et dans les troisième et quatrième projets de loi de finances rectificative pour 2020 ([65]).

Si aucune de ces initiatives n’a finalement été retenue (elles ont été supprimées en nouvelle lecture par la majorité de l’Assemblée ou écartées lors de commissions mixtes paritaires), ce rappel démontre qu’il est possible d’adopter des dispositifs ambitieux sans être corsetés par les conventions fiscales. Le législateur est souverain et ne devrait pas se lier les mains lui-même par anticipation.

En outre, rappelons que la consécration de l’ESV en droit français était l’une des recommandations formulées en 2018 par la mission d’information relative à l’évasion fiscale internationale des entreprises, dont la rapporteure, notre collègue Bénédicte Peyrol, appartient au groupe majoritaire ([66]). Dans ces conditions, il serait donc pour le moins étonnant que certains reprochent au dispositif proposé une possible neutralisation par les conventions fiscales.

b.   La manifestation du refus français de l’évasion fiscale à l’appui d’une évolution ambitieuse des règles internationales

Au-delà des considérations liées aux conventions fiscales, le dispositif proposé permettrait, s’il était adopté, d’affirmer avec force la volonté de la France de mettre un terme à l’évasion fiscale et aux pratiques dommageables.

 Le Gouvernement, en particulier son ministre de l’économie Bruno Le Maire, aime à dire que la France est à la pointe de l’action contre l’évasion fiscale ([67]).

Adopter la contribution sur les surprofits avec son mécanisme de taxation unitaire serait l’occasion d’être à la hauteur de ces annonces et de l’ambition qu’elle traduit. Voter la présente proposition de loi enverrait un signal sans équivoque aux autres pays et aux multinationales pirates : la France ne tolère pas les pratiques abusives, et se donne tous les moyens d’y répondre.

 La philosophie de la taxation unitaire prévue dans le dispositif proposé fait au demeurant écho à celle du « pilier 1 » en cours de négociation sous l’égide de l’OCDE. La position française dans ces négociations n’en serait que plus affirmée et grandie si nos représentants au sein des instances internationales pouvaient se prévaloir de la légitimité donnée par le Parlement à travers le vote de ce texte.

Un tel vote ne semblerait pas de nature à compromettre les négociations en cours. La même chose avait été dite pour la TSN, or :

 non seulement cela n’a pas empêché le Gouvernement et la majorité de soutenir cette taxe (qui, rappelons-le, a un résultat assez dérisoire) ;

 mais, de surcroît, la multiplication des TSN nationales a été un facteur de soutien des négociations, les pays et les entreprises préférant une solution internationale à une multitude de dispositifs nationaux non coordonnés.

 En somme, cette proposition de loi offre à notre pays une vraie chance de montrer son ambition et de faire preuve de courage politique pour être, réellement, à la pointe de la lutte contre l’évasion fiscale.

Saisir cette opportunité est donc non seulement une nécessité de justice sociale, mais aussi un impératif démocratique pour renforcer le consentement à l’impôt miné par l’évasion et la fraude fiscales et par les surprofits de certains alors que les masses souffrent.

C.   Les ajustements complémentaires susceptibles d’être apportés à la taxe : des pistes pour nourrir la réflexion

En plus de certains aménagements d’ordre rédactionnel ou de précision, le dispositif proposé pourrait, le cas échéant, faire l’objet de certains ajustements que la Rapporteure évoque ici afin de nourrir la réflexion collective.

1.   L’éventualité d’un mécanisme de lissage des bénéfices antérieurs

En premier lieu, pourrait être envisagé un dispositif de lissage, consistant à apprécier les surprofits dégagés en 2020, non uniquement à l’aune des profits de l’exercice précédent, mais à celle de la moyenne annuelle des trois derniers exercices.

Un tel mécanisme, prévu d’ailleurs dans la loi du 1er juillet 1916 au titre de la contribution sur les bénéfices de guerre, pourrait permettre une appréciation plus fine des surprofits nés de la crise en élargissant la base de comparaison.

Il convient toutefois d’apprécier les conséquences concrètes d’une telle mesure en termes de recettes tirées de la contribution proposée avant d’en décider l’éventuelle mise en place.

2.   La question de l’opportunité d’un plafonnement de l’imposition globale

En second lieu, cette contribution pourrait prévoir un plafonnement global de l’imposition résultant de son cumul avec l’IS et la contribution sociale sur l’IS, par exemple fixé à 70 % du résultat de l’exercice 2020.

La proposition de contribution exceptionnelle faite par l’ONG Oxfam, à partir des travaux du professeur Reuven Avi‑Yonah, prévoit le principe d’un tel plafonnement, mais elle repose sur un taux de 95 % ([68]) – sans commune mesure avec le taux raisonnable de 50 % prévu dans le présent texte.

Par ailleurs, ainsi que les simulations faites le montrent, le taux global d’imposition sera dans la quasi-totalité des cas, sinon dans leur totalité, inférieur à un plafond de 70 %.

Ce plafonnement n’apparaît ainsi pas opportun, mais l’idée mérite d’être débattue. En tout état de cause, l’assiette de l’IS ne pourrait être retenue pour apprécier le niveau d’imposition, dans la mesure où cela neutraliserait la contribution s’agissant des entreprises qui, en se livrant à l’évasion fiscale, déclarent des bénéfices dérisoires en France. Si un plafonnement devait ainsi voir le jour, il devrait a minima être apprécié au regard du bénéfice retenu pour la détermination de la contribution proposée, le cas échéant au moyen de la taxation unitaire.

D.   Une taxe qui n’est que le premier pas vers une plus grande justice fiscale

La contribution exceptionnelle sur les surprofits nés de la crise prévue dans le présent texte est une nécessité urgente, mais elle ne saurait être vue comme l’alpha et l’oméga de la réponse fiscale ni comme une fin en soi.

1.   Poursuivre les efforts contre l’évasion fiscale, une exigence de justice

Le dispositif proposé est en effet ponctuel, ce qui est assumé dans la mesure où il est lié à la crise. Il contient néanmoins des éléments majeurs en matière de lutte contre l’évasion fiscale et de renforcement de l’équité qui devront être pris en compte dans le cadre de toute action future.

Cette contribution n’est ainsi que le premier pas d’un long chemin vers la justice fiscale et sociale, chemin qui pourrait retenir les étapes suivantes.

En premier lieu, et ainsi qu’il a été vu, le mécanisme de taxation unitaire doit être développé pour une application au niveau mondial ou, a minima, à l’échelle européenne.

Les travaux en cours à l’OCDE sont prometteurs en ce qu’ils vont dans ce sens, mais s’arrêtent à mi-course. Comme le préconise notamment le CAE, il faut aller plus loin, le manque d’ambition en la matière n’étant pas acceptable.

2.   Réformer la fiscalité des entreprises et le régime des aides publiques

En deuxième lieu, d’un point de vue purement interne, l’IS doit être réformé pour devenir un réel prélèvement susceptible de faire contribuer les plus grandes entreprises au financement des politiques publiques et à la solidarité nationale, et non un outil servant de support à des abus en tout genre.

Cela passe par une reconstitution de l’assiette, une hausse du taux normal et une refonte des niches fiscales.

a.   Reconstituer l’assiette de l’IS : « niche Copé » et régime mère-fille

● S’agissant de l’assiette, une première action pourrait consister en la suppression de la « niche Copé », dispositif qui profite essentiellement aux grands groupes et qui favorise la spéculation en exonérant à 88 % les plus-values de cession de titres  seule une quote-part de 12 % étant soumise à l’IS.

À défaut d’une suppression, il serait urgent de relever le taux de la quotepart imposable. Rappelons à cet égard que, dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2020, un tel relèvement avait été adopté par notre Assemblée à l’initiative de notre collègue Émilie Cariou, avant d’être malheureusement supprimé par la majorité de droite du Sénat ([69]).

Une piste raisonnable pourrait consister en un relèvement de la quote-part à au moins 20 % pour les grands groupes, comme l’ont d’ailleurs opportunément proposé plusieurs fois nos collègues Émilie Cariou et les membres du groupe Écologie, Démocratie et Solidarité ([70]).

 Le régime mère-fille gagnerait aussi à être réformé, pour éviter les abus des multinationales qui se trouvent exonérées au titre des dividendes reçus à hauteur de 95 %.

b.   Relever le taux de l’IS : même les américains le font !

S’agissant du taux de l’IS, la cible de 25 % prévue par le Gouvernement et la majorité n’est ni acceptable, ni justifiée.

Plutôt que de se livrer à une course vers le bas en matière de taux, notre pays devrait, pour attirer à lui de l’activité, miser sur ses infrastructures, son capital humain, bref, sur des services publics de qualité et une formation de premier ordre.

Revenir au taux normal de 33 1/3 %  au moins pour les plus grandes entreprises  apparaît ainsi opportun, un tel taux permettant de dégager des recettes à même de financer les biens publics dont la France a plus que jamais besoin. En tout état de cause, 25 % est un taux trop faible, et il n’y a qu’à voir le projet américain de relever leur taux d’IS à 28 % pour s’en convaincre. Ne soyons pas plus libéraux que les ultra-libéraux !

c.   Encadrer les niches fiscales : l’exemple du CIR

Enfin, les niches fiscales actuelles, maquis illisible qui profite aux initiés et aux groupes pouvant s’offrir les services d’une armée de fiscalistes, doivent être réformées.

Le CIR en est l’illustration la plus visible, lui qui coûte plus de 6 milliards d’euros par an aux contribuables sans résultats particulièrement tangibles et, en tout état de cause, manifestement pas à la hauteur du coût induit.

Plutôt qu’un crédit d’impôt coûteux et peu efficace capté par des grandes entreprises qui licencient et ferment des sites par ailleurs, la France devrait privilégier une vraie politique publique ambitieuse pour la recherche et la création d’un pôle public du médicament, aujourd’hui plus nécessaire que jamais au regard des performances navrantes de notre pays en matière de vaccins. À cet égard, il est regrettable que l’opportune proposition de loi présentée par le groupe LFI sur ce sujet, excellemment rapportée par notre collègue Caroline Fiat devant la commission des affaires sociales de l’Assemblée, ait été balayée par la majorité en mai 2020 ([71]).

3.   Mettre en place une vraie conditionnalité des aides publiques : un impératif environnemental, social et citoyen

En troisième lieu, et plus généralement s’agissant des niches et des aides, leur conditionnement est une nécessité absolue. Nous ne parlons pas ici de la pseudo-conditionnalité mise en place par le Gouvernement et sa majorité, qui se limite à des engagements peu voire pas contraignants et à la production de rapports.

L’urgence climatique, l’urgence sociale, commandent une réelle conditionnalité des aides publiques, en matière de décarbonation, d’égalité entre les femmes et les hommes, de respect des droits humains, d’écarts de rémunération ou encore de lutte contre l’évasion fiscale.

Retirer des aides à une entreprise qui continue à polluer ou qui exerce des activités dans des paradis fiscaux ne devrait pas être un sujet de débat, mais une position unanimement partagée, que le groupe La France Insoumise porte depuis déjà longtemps. Notre Parlement en sortirait grandi et participerait ainsi au rétablissement du lien de confiance entre nos concitoyens et la classe politique, si durement mis à mal depuis le début du quinquennat.

4.   Plafonner les dividendes : privilégier l’avenir au présent

En quatrième lieu, enfin, il paraît indispensable de réformer les modalités de versement des dividendes :

 comment expliquer rationnellement à nos concitoyens affectés par la crise que des entreprises continuent en pleine tempête à verser des dividendes à leurs actionnaires ?

 comment justifier que des entreprises qui s’effondrent octroient à leurs actionnaires des dividendes au lieu de tenter de se rétablir ?

 comment comprendre cette vision court-termiste au détriment de l’investissement et du futur ?

Empêcher les entreprises bénéficiant d’aides publiques de crise de distribuer des dividendes, et les reprendre si une telle distribution a lieu, est le minimum. Il faut aller plus loin et plafonner le montant des dividendes susceptibles d’être versés, pour que ce ne soient plus toujours les mêmes qui s’enrichissent et pour aller dans la direction d’un juste partage des richesses et profits.

5.   Étendre l’effort de solidarité aux particuliers les plus riches :

Enfin, si la contribution proposée porte sur les entreprises, il serait tout aussi opportun que les plus riches des particuliers, ceux qui ont vu leurs revenus augmenter lors de la crise, participent eux aussi à la solidarité collective.

Cette contribution n’exclut donc en aucun cas le principe d’une taxation des excédents de revenus dégagés par les ménages les plus aisés, au contraire : une telle taxation serait le miroir du dispositif ici proposé, la seconde jambe d’un corpus solidaire  et pourrait préfigurer une refonte de la taxation du patrimoine qui reviendrait sur la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune et sur la mise en place de la « flat tax » sur les revenus du patrimoine (prélèvement forfaitaire unique).

 

*

La Commission examine l’amendement CF1 de la rapporteure.

Mme Mathilde Panot, rapporteure. Cet amendement porte sur le seuil de chiffre d’affaires retenu pour l’assujettissement à la contribution, qui est de 750 millions d’euros et qui correspond au seuil d’assujettissement à la déclaration pays par pays prévue le code général des impôts.

Outre le fait qu’il correspond à un seuil classique retenu par l’OCDE et l’Union européenne, ce seuil est aussi celui qui oblige les grands groupes à fournir à l’administration fiscale, et peut-être bientôt de façon publique, des informations cruciales telles que le chiffre d’affaires, le bénéfice ou encore l’impôt payé dans chaque pays. Adosser le champ de la contribution à celui de cette déclaration pays par pays assure au dispositif proposé une application simple et une efficacité maximale, en particulier s’agissant du mécanisme de taxation unitaire prévu, outil puissant contre l’évasion fiscale car il rend sans effet les manipulations de prix de transfert ou la localisation des bénéfices dans des paradis fiscaux, et tient compte de la réalité des activités exercées dans un pays, en l’occurrence la France.

J’ajoute que ce mécanisme correspond à la logique de celui étudié actuellement par l’OCDE et de celui mis en avant la semaine dernière par l’administration Biden.

Cette proposition de loi fait donc d’une pierre deux coups : faire contribuer au nom de la solidarité collective ceux qui ont dégagé des surprofits et lutter contre l’évasion fiscale, affirmant l’ambition de la France contre ce fléau.

La Commission rejette l’amendement CF1.

Elle en vient à l’examen de l’amendement CF2 de la rapporteure.

Mme Mathilde Panot, rapporteure. Cet amendement précise le fait générateur et l’exigibilité de la contribution proposée.

Le dispositif répond aux exigences constitutionnelles en matière d’application dans le temps des mesures fiscales, conformément à la décision du Conseil constitutionnel sur le projet de loi de finances pour 2014 et plus précisément à la validation de la taxe due par les entreprises sur les hautes rémunérations, s’agissant de celles versées en 2013 et pour lesquelles l’exigibilité de la taxe intervenait en février 2014.

Les surtaxes d’impôt sur les sociétés ont été nombreuses à s’appliquer à des exercices déjà clos. Ce fut le cas avec les surtaxes des gouvernements Juppé en 1995 et Jospin en 1997. Cela me permet d’insister sur la temporalité de la contribution et sur son principe : faire contribuer plus ceux qui ont perçu plus pendant la crise. Une telle proposition devrait être consensuelle. Le FMI lui-même la promeut.

Mais cette contribution ne saurait mettre un terme à la réflexion sur la fiscalité des entreprises. Il est important de réformer les règles actuelles, tant au niveau international que français. C’est particulièrement le cas pour les insuffisances en matière d’impôt sur les sociétés. Je pense notamment à des trous massifs dans son assiette, tels que le régime mère-fille ou encore la niche Copé.

Avec cet amendement la France s’honorerait en envoyant un signal fort au reste du monde.

La Commission rejette l’amendement CF2.

Elle rejette l’article unique de la proposition de loi.

En conséquence, l’ensemble de la proposition de loi est rejeté.

Mme Cendra Motin, présidente. L’article unique de la proposition de loi ayant été rejeté, le débat aura lieu en séance publique sur le texte initial, le jeudi 6 mai.

 

 

 


—  1  —

   annexe :
Liste des personnes auditionnées par LA rapporteurE

 

M. Maxime Combes, économiste

M. Raphaël Pradeau, porte-parole d’ATTAC France (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne)

M. Vincent Drezet, économiste fiscaliste, ancien secrétaire général du syndicat Solidaires Finances publiques

M. Quentin Parrinello, responsable plaidoyer justice, fiscalité et inégalité, Oxfam France

 


([1]) Assemblée nationale, XVe législature, session ordinaire de 2019-2020, compte rendu intégral de la deuxième séance du jeudi 19 mars 2020.

([2]) Chambre des Députés, XIe législature, session ordinaire de 1916, séance du 10 février 1916, Journal officiel de la République française – Débats parlementaires, Chambre des députés, 11 février 1916, page 233.

([3]) Décret n° 48‑1986 du 9 décembre 1948 portant réforme fiscale des impôts directs, des impôts indirects, des droits d’enregistrement et des droits de mutation qui, à compter du 1er janvier 1949, a substitué aux anciennes impositions l’impôt sur le revenu des personnes physiques et l’impôt sur les sociétés, article 1er.

([4]) Évaluations des voies et moyens annexées au projet de loi de finances pour 2021, tome II : Dépenses fiscales, Liste des dépenses fiscales (document Excel accessible depuis ce lien).

([5]) Loi n° 2017‑1837 du 30 décembre 2017 de finances pour 2018, article 84.

([6]) Voir notamment Joël Giraud, Rapport sur le projet de loi de finances pour 2020, tome II, Examen de la première partie du projet de loi de finances, Assemblée nationale, XVe législature,  2301, 10 octobre 2018, page 486.

([7]) Loi n° 2017‑1640 du 1er décembre 2017 de finances rectificative pour 2017, article 1er.

([8]) Conseil constitutionnel, décision  2017660 QPC du 6 octobre 2017, Société de participations financière [Contribution de 3 % sur les montants distribués].

([9]) Direction générale du Trésor, Trésor-Éco  Le taux de taxation implicite des bénéfices en France,  88, juin 2011, page 5.

([10]) CPO, Adapter l’impôt sur les sociétés à une économie ouverte, décembre 2016, page 39.

([11]) IPP, L’hétérogénéité des taux d’imposition implicites des profits en France : constats et facteurs explicatifs, rapport IPP n° 21, mars 2019, page 43.

([12]) Pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices ».

([13]) Bénédicte Peyrol, Rapport d’information sur la mise en œuvre des conclusions de la mission d’information relative à l’évasion fiscale internationale des entreprises, Assemblée nationale, XVe législature,  4052, 7 avril 2021, pages 75 à 143.

([14]) Conseil d’analyse économique, Fiscalité internationale des entreprises : quelles réformes pour quels effets ?, note n° 54, novembre 2019.

([15]) Syndicat national Solidaires Finances publiques, Rapport du syndicat national Solidaires Finances publiques  Évasions et fraudes fiscales, contrôle fiscal, janvier 2013, page 20.

([16]) CPO, rapport précité, page 78.

([17]) Alex Cobham, Petr Jansky, Global distribution from revenue loss from corporate tax avoidance : re-estimation and country results, 2018 UNUWIDER, Journal of International Development, 2018, page 231.

([18]) Tax Justice Network, Justice fiscale : état des lieux  2020  La justice fiscale à l’ère du COVID-19, novembre 2020, page 77.

([19]) Bénédicte Peyrol, Rapport d’information sur l’évasion fiscale internationale des entreprises, Assemblée nationale, XVe législature,  1236, page 203 ; Joël Giraud, Rapport sur le projet de loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, Assemblée nationale, XVe législature,  1838, 3 avril 2019, page 74.

([20]) Le Monde, Covid-19 : bientôt 100 000 morts en France, et l’indifférence s’installe.

([21]) Secours populaire français, Résultats du 14e baromètre Ipsos-SPF sur la perception de la pauvreté par les Françaises et les Français  Quel impact de la crise sanitaire sur la précarité en France ?, septembre 2020.

([22]) Insee, Confinement : des conséquences économiques inégales selon les ménages,  1822, octobre 2020.

([23]) Témoignage paru sur le site L’Étudiant le 26 octobre 2020.

([24]) Témoignages publiés dans Ouest France, 10 janvier 2021.

([25]) Marie‑George Buffet, Rapport fait au nom de la commission d’enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse, Assemblée nationale, XVe législature,  3703, 16 décembre 2020, pages 39 et suivantes.

([26]) Secours populaire français, baromètre précité, page 18.

([27]) Proposition de loi présentée par M. François Ruffin et les membres du groupe La France Insoumise visant à étendre le revenu de solidarité active pour les jeunes de 18 à 25 ans, Assemblée nationale, XVe législature,  4014, 23 mars 2021.

([28]) Covid-19 : Où en sont les associations après le confinement ?, enquête réalisée du 18 mai au 15 juin 2020 par Le Mouvement Associatif, Réseau national Maisons associations, Recherches & Solidarités, Ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, en partenariat avec le CNEA et France Générosités.

([29]) Banque de France, Enquête sur l’impact de la Covid, septembre 2020.

([30]) Proposition de loi présentée par M. Michel Larive et les membres du groupe La France Insoumise instaurant un domaine public commun afin de lutter contre la précarité des professionnels des arts et de la culture, Assemblée nationale, XVe législature,  4015, 23 mars 2021.

([31]) Oxfam, Power, profits and the pandemic  From corporate extraction for the few to an economy that works for all, septembre 2020, pages 20 et 21.

([32]) Oxfam, rapport précité, page 5.

([33]) Loi du 1er juillet 1916 concernant : 1° l’établissement d’une contribution extraordinaire sur les bénéfices exceptionnels ou supplémentaires réalisés pendant la guerre ; 2° certaines mesures fiscales relatives à la législation des patentes, Journal officiel de la République française, 2 juillet 1916, pages 5821 et suivantes.

([34]) Chambre des Députés, XIe législature, session ordinaire de 1916, séance du 10 février 1916, Journal officiel de la République française – Débats parlementaires, Chambre des députés, 11 février 1916, page 231.

([35]) Id.

([36]) Ibid., page 232.

([37]) Ibid., page 231.

([38]) Ibid., page 233

([39]) Journal officiel de la République française – Débats parlementaires, Chambre des députés, 23 février 1916, page 356.

([40]) Amendement  84 de Mme Stella Dupont déposé sur le premier projet de loi de finances rectificative pour 2020 ; amendement  323 de Mme Stella Dupont déposé sur le deuxième projet de loi de finances rectificative pour 2020 ; amendement  2292 de Mme Stella Dupont déposé sur le troisième projet de loi de finances rectificative pour 2020 ; amendement  542 de Mme Stella Dupont déposé sur le quatrième projet de loi de finances rectificative pour 2020.

([41]) Assemblée nationale, XVe législature, session ordinaire de 2019-2020, compte rendu intégral de la deuxième séance du jeudi 19 mars 2020.

([42]) La mention de « 150 millions d’euros » figurant au A dudit I est une coquille que la Rapporteure propose de corriger.

([43]) En application de l’article 3 du décret n° 2008‑1354 du 18 décembre 2008 relatif aux critères permettant de déterminer la catégorie d’appartenance d’une entreprise pour les besoins de l’analyse statistique et économique.

([44]) « Country by Country Reporting ».

([45]) Si le dispositif prévoit en l’état que le représentant fiscal devra être assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée, cette précision pourrait être supprimée eu égard à l’assiette de la contribution.

([46]) Voir à titre d’exemple les amendements n°s 392 de Mme Rubin, 394 de M. Coquerel et 420 de Mme Rubin, déposés sur le quatrième projet de loi de finances rectificative pour 2020 et rejetés le 10 novembre 2020.

([47]) Loi n° 2013‑1278 du 29 décembre 2013 de finances pour 2014, article 15.

([48]) Loi n° 95‑885 du 4 août 1995 de finances rectificative pour 1995, article 1er.

([49]) Loi n° 97‑1026 du 10 novembre 1997 portant mesures urgentes à caractère fiscal et financier, article 1er.

([50]) Conseil constitutionnel, décision  2013685 DC du 29 décembre 2013, Loi de finances pour 2014, § 25 à 27.

([51]) Voir ainsi les débats de la séance de la Chambre des députés du 18 février 1916 (Journal officiel de la République française – Débats parlementaires, Chambre des députés, 19 février 1916, pages 322 et suivantes).

([52]) Loi n° 2020‑1721 du 29 décembre 2020 de finances pour 2021, articles 8 et 29.

([53])  Voir ainsi Conseil des prélèvements obligatoires, Adapter la fiscalité des entreprises à une économie mondiale numérisée, septembre 2020, rapport particulier n° 1, La situation des prélèvements obligatoires sur les entreprises en France et chez ses principaux partenaires économiques, pages 16 et suivantes.

([54]) Voir ainsi Conseil des prélèvements obligatoires, Adapter l’impôt sur les sociétés à une économie ouverte, décembre 2016, rapport particulier n° 2, Comment l’impôt sur les sociétés affecte-t-il les comportements ?, page 74.

([55]) HM Treasury, Budget 2021 sets path for recovery, 3 mars 2021.

([56]) White House, Fact sheet : the American Jobs Plan, 31 mars 2021.

([57]) Pour « Foreign Derived Intangible Income », soit revenu étranger tiré d’actif incorporel ; ce dispositif consiste à imposer à taux réduit les profits tirés d’actifs incorporels, comme les brevets, localisés aux États‑Unis et ayant contribué à des exportations.

([58]) FMI, Moniteur des finances publiques  Avril 2021, Résumé de la conférence de presse du 7 avril 2021, page 3.

([59]) Les Échos, Covid : le FMI suggère de taxer les plus riches et les entreprises prospères, article paru le 7 avril 2021.

([60]) Sur la base d’un chiffre d’affaires européen représentant 25 % du chiffre d’affaires mondial et d’un nombre d’utilisateurs français représentant environ 11 % des utilisateurs européens. L’assiette de la taxe serait de 2,7 % de 9 milliards d’euros, soit 243 millions. La taxe serait ainsi de 121,5 millions d’euros.

([61]) Voir ainsi Conseil d’État, Ass., 28 juin 2002, Ministre de l’Économie, des finances et de l’industrie c. Société Schneider Electric,  232276, au Recueil.

([62]) Conseil d’État, plénière fiscale, 11 décembre 2020, Conversant International Ltd. (anciennement Valueclick international Ltd.),  420174, au Recueil.

([63]) Article 18 bis D.

([64]) Article 3 decies B.

([65]) Article 2 bis K du troisième projet de loi de finances rectificative pour 2020 ; article 1er sexies du quatrième.

([66]) Bénédicte Peyrol, Rapport d’information sur l’évasion fiscale internationale des entreprises, Assemblée nationale, XVe législature,  1236, pages 192 à 197. Il s’agissait de la recommandation n° 24.

([67]) Voir notamment Assemblée nationale, XVe législature, session ordinaire de 2018-209, compte rendu de la première séance du lundi 8 avril 2019.

([68]) Oxfam, rapport précité, page 38. Voir également Oxfam America, Pandemic Profits Exposed, 22 juillet 2020, page 12, ainsi que les travaux du professeur Avi‑Yonah (Taxes in the time of Coronavirus : is it time to revive the excess profits tax ?, NTA Spring Symposium, mai 2020).

([69]) Article 13 octies du projet de loi de finances pour 2020, résultant de l’adoption par l’Assemblée de l’amendement  I2556 de Mme Cariou.

([70]) Amendement  1589 de Mme Cariou déposé sur le troisième projet de loi de finances rectificative pour 2020 ; Amendement  I1406 de Mme Cariou déposé sur le projet de loi de finances pour 2021.

([71]) Proposition de loi  2814 présentée par M. Jean‑Luc Mélenchon et les membres du groupe La France Insoumise visant à créer un pôle public du médicament.