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N° 4237

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 juin 2021.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
SUR LA PROPOSITION DE LOI ( 3966),
visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences

des essais nucléaires français

PAR M. Moetai BROTHERSON,

Député

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SOMMAIRE

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Pages

I. Les conséquences des essais nucléaires français ont longtemps été tues au nom de la raison d’État

A. Du Sahara à Moruroa, les populations algériennes et polynésiennes sacrifiées sur l’’autel de la dissuasion nucléaire française

1. 193 essais dont 46 atmosphériques en à peine huit ans : le coût démesuré de la dissuasion nucléaire

2. Le choix difficilement justifiable de la poursuite d’essais souterrains jusqu’en 1996

B. L’insuffisante prise en compte des conséquences des essais nucléaires par l’État français

1. Le déni de l’État français face à l’ampleur du préjudice sanitaire

a. Des données incomplètes et sous estimées.

b. L’inconséquence des rapports d’évaluation commandés par les autorités publiques

c. Des contre-enquêtes démontrant la sous-estimation systématique des effets sanitaires des essais nucléaires

2. Des atolls durablement pollués

a. Moruroa : une décharge nucléaire ?

b. Moruroa, un atoll menacé d’effondrement

II. Un cadre normatif encore perfectible

A. La loi « Morin » présente un bilan insatisfaisant

1. Un régime d’indemnisation fluctuant et complexe

2. L’échec manifeste de la politique publique d’indemnisation

B. La proposition de loi : une première étape dans l’amélioration de la reconnaissance et de la réparation des conséquences des essais nucléaires

1. La proposition de loi repose sur deux piliers complémentaires, prenant en compte les effets sanitaires et environnementaux des essais nucléaires

a. Reconnaître les victimes oubliées de Polynésie et améliorer la prise en charge

b. Engager un ambitieux plan de dépollution des sites des essais nucléaires

2. La proposition de loi doit permettre de « prendre date »

a. Plusieurs chantiers restent ouverts

b. L’annonce d’une prochaine réunion de haut niveau doit conduire à achever la reconnaissance et la réparation des conséquences des essais nucléaires

Examen des articles

Article 1 Création d’une commission chargée de l’élaboration d’un plan de dépollution des sites des essais nucléaires et des déchets produits par leur activité

Article 2 (art. 1er, 2 et 4 de la loi n° 2010‑2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français)  Élargissement des critères d’indemnisation des victimes des essais nucléaires

1. La modification de l’article 1er de la loi Morin

a. Le droit en vigueur

b. Les dispositions de la proposition de loi

2. La modification de l’article 2 de la loi Morin

3. La modification de l’article 4 de la loi Morin

Article 3 Recevabilité financière

Compte-rendu des débats

Annexe

Liste des personnes auditionnées par le rapporteur


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« Déjà des explosions s’annoncent, tandis que d’autres, dans l’ombre, se préparent suscitées par l’infernale contagion du pire. Les pauvres îles Tuamotu, jusque-là si heureusement paisibles, vont bientôt connaître — parce qu’elles ont l’infortune d’être en territoire français — les effets de la radioactivité à bout portant. Tout ce qu’on croyait avoir gagné sur le « mal biologique », sur les mutations nocives, sur la leucémie, sur le cancer, est remis en cause. Une fois de plus, l’homme va être victime de l’entêtement ou de l’orgueil de quelques-uns. La décadence de l’espèce se poursuivra. Le crime continue… »

Jean Rostand, 1966 ([1])

Durant trente ans, la Polynésie française fut le théâtre de la course à la bombe que mena la France dans sa quête de puissance. Les Polynésiens, et avant eux les Algériens, furent ainsi sacrifiés sur l’autel de la dissuasion nucléaire française. Les personnels civils et militaires déployés depuis la métropole sur les sites des essais nucléaires en payèrent également le prix. Car les risques engendrés par l’expérimentation de ces bombes supposées « propres » furent longtemps tus et le secret étroitement gardé : face à un danger imperceptible, la vie suivait son cours aux confins du Pacifique sud.

Malgré les cris d’alerte des élus polynésiens et de nombreuses associations locales ou internationales, la France ne cessa ses expérimentations qu’en 1996, après trois décennies de pollution et de contamination insidieuse des sols et des océans et l’exposition directe de citoyens français aux radiations.

Au total, la France conduisit 210 essais nucléaires, dont 193 en Polynésie française. Entre 1966 et 1974, soit au cours des huit premières années d’activité du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), 46 essais atmosphériques eurent lieu : l’équivalent de 800 bombes d’Hiroshima explosa ainsi dans le ciel de l’archipel de Tuamotu. Publié en mars 2021, le livre-enquête Toxique de Sébastien Philippe et Tomas Statius ([2]) révèle que plus de 110 000 Polynésiens ont pu être affectés par les retombées atmosphériques de ces essais atmosphériques. Exposés vraisemblablement à des doses deux à dix fois supérieures que celles présentées par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), des Français invisibles, du moins depuis Paris, sont tombés malades du seul fait de leur exposition aux essais nucléaires. De véritables clusters de cancers sont apparus, notamment aux Gambiers, et les plus jeunes générations sont aujourd’hui encore les victimes « par ricochet » de cette sombre période.

Dans ce contexte, comment comprendre qu’en dix ans, à peine 506 victimes ([3]) aient été indemnisées par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) ([4]) , et que 80 % des demandes d’indemnisation aient été rejetées ? L’opacité de son régime d’indemnisation, par ailleurs fondé sur des estimations de doses erronées, le rend inefficace et malgré quelques récentes avancées, le droit et la pratique actuels ne sont pas encore à la hauteur des préjudices subis.

En outre, les conséquences environnementales des essais nucléaires ont jusqu’alors trop peu été prises en compte. Le territoire polynésien et la faune comme la flore qu’il accueille ont pourtant été durablement abîmés par l’activité du Centre d’expérimentation du Pacifique, et d’importantes menaces pèsent sur l’existence même de l’atoll de Moruroa, pollué en son cœur et menacé d’effondrement.

En ce domaine aussi, le droit en vigueur n’est pas à la hauteur des enjeux.

La proposition de loi soumise à l’examen de l’Assemblée nationale entend remédier à ses difficultés, en élargissant les critères d’indemnisation des victimes des essais nucléaires – grâce à la reconnaissance de leur impact transgénérationnel – et en posant les fondements d’un vaste programme de dépollution des sites des essais nucléaires.

Il s’agit d’une première étape.

Au-delà, elle constitue également un appel à un réexamen plus complet de la prise en compte des conséquences des essais nucléaires. Car à ce jour, l’hypocrisie de l’État français face à l’ampleur du préjudice sanitaire et environnemental subi par la Polynésie n’est plus admissible, et attise la rancœur et le ressentiment d’un peuple éprouvé par soixante ans de mépris et de mensonges, voire de violences. Il est aujourd’hui temps pour l’État de réparer les blessures infligées à la Polynésie, exploitée selon une logique quasi coloniale.

L’examen de la présente proposition de loi s’inscrit par ailleurs dans un contexte particulier. Les révélations des auteurs de l’enquête Toxique, dont il faut saluer l’ampleur des travaux, ont semé le trouble quant à la détermination de l’État de véritablement reconnaître et réparer les conséquences des essais nucléaires. Elles ont amené la délégation parlementaire aux outre-mer de l’Assemblée nationale à adopter une résolution appelant le Gouvernement « à faire toute la clarté possible sur ce douloureux sujet notamment par la publication d’archives, documents ou témoignages qui n’auraient pas encore été rendus publics », et soutenant « toute initiative politique, quelle que soit sa forme, destinée à faire apparaître la vérité quant aux conséquences sanitaires et environnementales de ces essais »  ([5]) . Surtout, elles ont conduit le président de la République à annoncer la tenue prochaine d’une réunion de haut-niveau sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Organisée à Paris, vraisemblablement à l’été, cette réunion pourrait précéder un déplacement du chef de l’État en Polynésie en juillet. S’il est regrettable qu’une telle rencontre n’ait pas lieu sur le territoire polynésien – ce qui aurait permis d’associer plus aisément l’ensemble des parties prenantes – elle pourrait être l’occasion pour le président de la République d’enfin demander pardon au peuple polynésien, au nom de la France. En adoptant la présente proposition de loi, le Parlement l’y engagerait.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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I.   Les conséquences des essais nucléaires français ont longtemps été tues au nom de la raison d’État

A.   Du Sahara à Moruroa, les populations algériennes et polynésiennes sacrifiées sur l’’autel de la dissuasion nucléaire française

1.   193 essais dont 46 atmosphériques en à peine huit ans : le coût démesuré de la dissuasion nucléaire

La guerre d’Algérie a conduit la France à rechercher de nouveaux sites d’essais nucléaires, et ce dès avant les accords d’Évian du 18 mars 1962. En effet, avec l’indépendance de l’Algérie, la France se voyait contrainte de quitter les sites de Reggane et le massif du Hoggar, où 17 essais nucléaires atmosphériques et en galerie avaient été conduits. Car au terme des accords d’Évian, le démantèlement complet des sites d’expérimentation situés sur le territoire algérien devait intervenir avant le 31 décembre 1967.

Plusieurs sites ont alors été envisagés pour la poursuite des expérimentations nucléaires, parmi lesquels les îles Kerguelen, avant que le choix définitif ne se porte sur la Polynésie française, en décembre 1961. Pour les autorités politiques et militaires françaises, le Pacifique Sud offrait sans doute le double intérêt d’être considérablement éloigné de la capitale et de ses regards inquisiteurs, et d’être plutôt faiblement peuplé. L’intérêt supérieur de l’État et de la défense nationale prirent ainsi le pas sur la santé des Polynésiens : des milliers de vies détruites pour une bombe, tel fut le prix de la puissance française.

La construction du CEP débute en mai 1963. En trois ans, un imposant centre est érigé sur Moruroa et Fangataufa, deux atolls de l’archipel des Tuamotu auparavant vierges. La construction des zones portuaires, des pistes d’aviation et des bunkers abritant les futurs postes d’enregistrement avancé (PEA) a entraîné la destruction de 50 000 mètres cubes de barrière de corail et celle des cocoteraies au gré de la construction. Désignée comme base arrière du CEP, Tahiti accueille le quartier général du CEA, plusieurs camps militaires ainsi que les zones résidentielles où s’installent les familles des militaires et personnels civils du CEP.

À 900 kilomètres à l’est de Tahiti, l’atoll de Hao, alors habité par 194 Polynésiens, se transforme en un centre logistique de préparation, de soutien et de suivi des essais, constituant la base avancée des sites de lancement de Moruroa et de Fangataufa. Quais de débarquement, piste d’aviation, laboratoires, ateliers, hôpital et lieux d’habitation accueillant 2 500 employés sont bâtis sur cette bande de 17 kilomètres, l’arrivée massive de personnels provoquant un bouleversement écologique, économique et social de l’atoll. Selon M. Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, « la décision du gouvernement français d’utiliser le territoire polynésien comme site pour ses essais nucléaires est venue bousculer dans un laps de temps extrêmement court l’ensemble du mode de vie de la Polynésie aux niveaux économique, social, alimentaire, culturel et environnemental. (…) environ 10 000 personnes — pour la plupart des hommes seuls, jeunes — ont débarqué vers la fin des années 1960. Cela a entraîné une véritable explosion de la consommation, des transactions immobilières et foncières, qui a également bénéficié à certains Polynésiens, mais aussi aggravé les inégalités » ([6]) .

Entre le 2 juillet 1966 et le 14 décembre 1974, 41 essais nucléaires atmosphériques et cinq essais de sécurité sont réalisés à proximité des deux atolls ([7]), mettant en œuvre plusieurs méthodes de tirs :

– des essais « sur barge ». Comme l’indique le site internet du Mémorial des essais nucléaires français de Moruroa, « les bombes étaient disposées sur une barge ancrée dans le lagon à quelques centaines de mètres face aux postes d’enregistrement avancés. En explosant à trois mètres au-dessus du niveau du lagon, la bombe entraînait dans le champignon une partie de l’eau, des coraux et des sédiments du lagon qui, en retombant, provoquaient de très fortes contaminations »  ([8])  ;

– sous des ballons gonflés à l’hélium, entre 220 et 700 mètres d’altitude, cette technique étant supposée moins polluante, la boule de feu ne devant pas toucher le lagon ;

– par largages par avions de combat, présentés comme moins polluants, entre 250 et 1000 mètres d’altitude, afin de tester l’emploi de l’arme atomique en conditions quasi réelles.

Alors que les risques liés à l’exposition aux radiations étaient connus, les mesures de protection mises en place par les autorités apparaissent minimales. Certes les doses d’irradiation alors admises étaient conformes aux normes d’exposition maximale fixées par la commission internationale de protection radiologique (CIPR) – elles se situent à un niveau très largement supérieur à celui en vigueur aujourd’hui ([9]) – et le groupement opérationnel des expérimentations nucléaires (GOEN) avait imposé, dès 1959, la mise en place de zones de sécurité. Mais en Polynésie, seules trois zones furent ainsi constituées pour protéger travailleurs et populations des rayonnements ionisants comme des effets thermiques et mécaniques provoqués par les explosions déclenchées dans le cadre des essais atmosphériques.

Largement insuffisantes, de telles mesures ne permirent ni d’empêcher l’exposition aux radiations, ni de réduire le risque de contamination interne ou externe provenant des retombées atmosphériques : les Polynésiens burent l’eau de pluie polluée par les retombées, mangèrent leurs légumes contaminés, ne se mettant à l’abri que lorsque les autorités signalaient des retombées de pluies radioactives, ce qu’elles ne semblent pas avoir systématiquement fait. Il est ainsi manifeste que la dangerosité des expositions n’a pas été suffisamment relayée auprès des Polynésiens. L’enquête Toxique précitée cite ainsi que le cas de Mme Catherine Serda, qui habitait les îles Gambier à l’époque des essais et dont huit membres de sa famille ont par la suite été atteints de cancers. Son témoignage est éloquent : « des personnes ont débarqué chez nous, habillés en combinaison, pour examiner l’eau de pluie dans les fûts. Mon père s’est d’abord moqué d’eux en leur disant que ses enfants, eux, jouaient par terre en culotte. Puis un homme lui a dit : ‘Il ne faut pas boire cette eau.’ Mon père lui a répondu : ‘Mais si l’eau est contaminée, comment je vais faire ? Je vais devoir ramasser des noix de coco pour donner de l’eau à mes enfants ?’ Et puis, nous avons repris le cours normal de notre vie… »

En outre, des erreurs lourdes de conséquences sur le plan sanitaire et environnemental semblent être survenues à l’occasion de certains essais atmosphériques, en partie en raison du manque de fiabilité des modèles de prévision météorologique réalisés avant chaque expérimentation. Des essais ont donc été effectués malgré les risques avérés de modification des trajectoires des nuages radioactifs, faisant peser la menace d’une dissémination des particules radioactives en direction des zones habitées. L’enquête Toxique précité pointe notamment les cas des essais « Aldébaran » (1966) et « Centaure » (1974), pour lesquels le tir n’aurait sans doute jamais dû avoir lieu.

En effet, l’enquête Toxique fait état d’un rapport météorologique joint à une synthèse de mars 1967, qui « démontre que les militaires savaient que le vent soufflait en direction de Mangareva, l’île principale de l’archipel des Gambier, trois heures avant l’essai Aldébaran » ainsi que du fait que la tenue de l’essai Centaure n’a pas été interrompue, alors que « les prévisions indiquent que les masses d’air pousseront le nuage jusqu’à Tahiti ». Le nuage a d’ailleurs bel et bien survolé Tahiti 42 heures après le déclenchement de l’essai, sans que les populations n’en aient été informées ou ne soient mises à l’abri. Selon l’évaluation des auteurs de l’enquête, l’exposition d’environ 110 000 Tahitiens aurait ainsi pu être évitée.

2.   Le choix difficilement justifiable de la poursuite d’essais souterrains jusqu’en 1996

En 1974, soit neuf ans après les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique, la France met enfin un terme aux essais atmosphériques. Pour autant, cette décision ne marque par l’arrêt des campagnes d’expérimentation, puisque leur succèdent des essais souterrains – technique déjà employée au Sahara dans le massif d’Hoggar – sur les atolls de Moruroa et Fangataufa. De 1975 à 1996, 147 expérimentations nucléaires souterraines sont ainsi menées dans des galeries creusées au cœur des atolls, en colimaçon. Si le choix de recourir à des essais souterrains limite de facto la contamination atmosphérique, ils n’en demeurent pas moins polluants, le ministère de la Défense ayant lui-même reconnu, en 2006, que 22 essais avaient conduit à des rejets radioactifs . Par ailleurs, ces essais ont durablement fragilisé et pollué les sites concernés, d’autant que l’enfouissement de déchets nucléaires fait courir le risque de fuites au cœur d’atolls menacés désormais d’effondrement.

Bien que la mobilisation de la communauté internationale, et en particulier des pays du Pacifique sud, ait abouti à l’adoption, le 6 août 1985, du Traité de Rarotonga, et de la création d’une zone d’exclusion des armes nucléaires dans le Pacifique sud, la France n’en a pas tenu compte, poursuivant les campagnes d’essais. Alors que les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique cessent leurs essais depuis le début des années 1990, six ultimes essais souterrains sont conduits en 1995 et 1996, le président Jacques Chirac ayant rompu le moratoire décidé en 1992 par son prédécesseur, François Mitterrand, et renouvelé jusqu’en 1995. Le dernier essai nucléaire est effectué le 27 janvier 1996, à Fangataufa. En mars de la même année, la France signe enfin les protocoles du traité de Rarotonga qui entérine son adhésion à la dénucléarisation du Pacifique Sud puis, le 24 septembre 1996, elle rejoint également les signataires du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires : le CEP est dès lors démantelé.

Au total, sur les 210 essais nucléaires atmosphériques et souterrains ([10])  menés par la France, 193 essais eurent lieu en Polynésie.

Site

Essais atmosphériques

Essais souterrains

Total

Moruroa

41

137

178

Fangataufa

5

10

15

Total

46

147

193

Ces essais n’ont eu de cesse d’être contestés par les élus locaux et les associations locales et internationales, qui luttèrent de concert pour faire cesser les expérimentations nucléaires menées par la France. Dès 1965, le député polynésien John Teariki, l’écrivain et biologiste Jean Rostand, membre du mouvement contre l’armement atomique, et Albert Schweitzer, médecin prix Nobel de la paix en 1952, signèrent une « protestation solennelle contre le sort que le Gouvernement français a décidé d’imposer aux habitants de la Polynésie française et autres territoires du Pacifique ». Dès 1972, l’organisation non gouvernementale internationale Greenpeace a également joué un rôle prédominant dans l’éveil des consciences, grâce à une campagne « choc » dénonçant les essais français.

L’Affaire du « Rainbow Warrior » - 10 au 11 juillet 1985

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Après une première campagne menée à l’encontre des essais américains en Alaska, l’organisation de protection de l’environnement tente, à compter du 1er mai 1985, de perturber le bon déroulement des essais nucléaires français dans le Pacifique. Dans la nuit du 10 au 11 juillet, dans le port d’Auckland en Nouvelle-Zélande, deux bombes éventrèrent le chalutier de Greenpeace « Rainbow Warrior », provoquant la mort du photographe militant Fernando Pereira.

L’action se révèle commanditée par l’État français, conçue et conduite par la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE) dans le cadre de l’opération « Satanique », dont l’objectif est d’interdire l’accès des eaux françaises aux embarcations de Greenpeace.

Le 20 septembre 1985, le ministre de la Défense Charles Hernu démissionne face à l’ampleur du scandale politique. Le gouvernement français est condamné alors à verser huit millions de dollars à Greenpeace, qui arme le « Rainbow Warrior II » et reprend son combat contre les essais nucléaires français en Polynésie jusqu’à leur arrêt total.

À l’époque, l’affaire avait conduit les députés communistes à déposer une proposition de loi relative à la création d’une Délégation parlementaire au renseignement (DPR), finalement concrétisée près de vingt plus tard par la loi n° 2007-1443 du 9 octobre 2007 portant création d’une délégation parlementaire au renseignement.

Si l’année 1996 marque l’arrêt de la lutte pour l’arrêt des essais français, elle ouvre aussi une période de combat acharné pour la reconnaissance et la réparation des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires, face à la minimisation de leur impact et au déni des autorités publiques.

B.   L’insuffisante prise en compte des conséquences des essais nucléaires par l’État français

1.   Le déni de l’État français face à l’ampleur du préjudice sanitaire

a.   Des données incomplètes et sous estimées.

Les 46 essais atmosphériques eurent des conséquences graves et durables sur la population polynésienne et son environnement. Selon les travaux menés par l’Agence internationale à l’énergie atomique (AIEA) et le ministère des Armées, six essais auraient surtout provoqué des retombées radioactives majeures sur une zone s’étalant jusqu’à 560 kilomètres autour de Moruroa, essentiellement, selon eux, en raison des conditions atmosphériques inattendues. Ces essais auraient notamment affecté les îles et atolls d’Hao, centre logistique de préparation, de soutien et de suivi des essais, ainsi que les atolls de Reao, Pukarua, Tureia, l’archipel des Gambier et la presqu’île de Tahiti.

Essais atmosphériques aux plus lourdes conséquences pour les populations polynésiennes

Nom de l’essai

Date

Puissance

Moyen de lancement

Zones de retombées radioactives

Aldébaran

2 juillet 1966

28 kilotonnes

Barge, Moruroa

Mangareva

Rigel

24 septembre 1966

125 kilotonnes

Barge Fangataufa

Tureia et îles Gambier

Arcturus

2 juillet 1967

22 kilotonnes

Barge Moruroa

Tureia

Encelade

12 juin 1971

440 kilotonnes

Sous ballon

Tureia

Phoebe

8 août 1971

4 kilotonnes

Sous ballon

Îles Gambier

Centaure

17 juillet 1974

4 kilotonnes

Sous ballon

Tahiti

Les populations ont pu être exposées aux rayonnements ionisants par voie externe, en raison de l’irradiation provoquée par les rayonnements des bombes ou des débris, ou bien par voir interne, au travers de l’ingestion ou l’inhalation de particules radioactives ou d’éléments irradiés, telles que l’eau de pluie ou les aliments. L’étude d’impact annexée au projet de loi relatif à la réparation des conséquences sanitaires des essais nucléaires français, devenue loi Morin, estime à 147 500 le nombre des personnels ayant participé aux essais, dont 127 500 pour l’activité du CEP : 100 000 militaires, 8 000 civils du ministère de la Défense, 12 000 personnels d’entreprises extérieures au CEP et 7 500 du CEA. Concernant la population civile, l’étude estime à 2 000 le nombre de personnes potentiellement affectées, dont 600 enfants de moins de 15 ans, chiffres qui semblent bien éloignés de la réalité car ne comprenant qu’une zone géographique réduite définie par le ministère de la Défense.

En effet, alors que 26 postes de surveillance radiologique devaient mesurer l’impact des retombées sur les île, l’enquête Toxique précitée souligne que « seulement 20 % du territoire de la Polynésie a fait l’objet d’une réelle attention ».

 

Essais nucléaires en Polynésie : les petits-enfants oubliés de la bombe

Des mesures de radioprotection, de détection et de contrôle de contamination externe – par dosimétrie et détecteurs de débit de dose – et interne –par spectrométrie gamma – auraient dû également être réalisées afin d’affiner le préjudice subi. Or force est de constater que le suivi médical n’a concerné qu’une partie des travailleurs ([11]). Pour ceux non exposés directement à la manipulation d’éléments, et pour les populations polynésiennes, aucune véritable étude exhaustive n’a été menée : seul un calcul de dose rétroactif par modélisation pourrait aujourd’hui éclairer les Polynésiens sur leur degré d’exposition aux radioéléments.

b.   L’inconséquence des rapports d’évaluation commandés par les autorités publiques

Depuis 1996, plusieurs organismes nationaux et instances internationales spécialisées ont réalisé différentes études et rapports sur le sujet des essais nucléaires français. Il en ressort que les effets induits des expérimentations françaises y sont souvent minimisés, voire mis sous silence.

En 1996, deux instances internationales furent ainsi saisies de la question des incidences des essais nucléaires français en Polynésie. Le Comité consultatif international de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) fut ainsi chargée d’étudier la situation radiologique présente et future des atolls. Elle a rendu son rapport en 1998, concluant à l’absence de risque, pour les populations ou la biosphère, du fait de la présence de matériaux radioactifs sur le site. Parallèlement, la Commission géomécanique internationale se pencha sur la question de la stabilité géologique et l’hydrographie des atolls impactés, sous la direction de M. Charles Fairhurst, de l’université de Minnesota. Puis, en 2001, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) réalisa un rapport intitulé « Incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1996 ».

En outre, en 2006, l’Association pour la recherche sur le cancer a financé la réalisation d’une étude épidémiologique et le Délégué à la sûreté nucléaire de la défense et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND) publia dans un rapport une estimation dosimétriques des essais français aux conclusions édifiantes. Selon ce rapport, les « doses efficaces » maximales, c’est-à-dire les doses évaluant l’impact des rayonnements sur l’ensemble du corps, relevées auprès des populations polynésiennes ne dépasseraient pas 10 millisievert (mSv) et la majeure partie de la population n’aurait pas été exposée à plus de … 5 mSv.

Un an plus tard, en 2007, une étude du Comité de liaison interministériel de suivi des essais nucléaires français évaluant les effets à long terme des rayonnements ionisants estime qu’un nombre relativement faible de personnes ont été exposées à des doses significatives : en Polynésie, seules neuf personnes auraient cumulé des doses supérieures à 50 mSv, 345 auraient cumulé des doses supérieures à 5 mSv et 1 740 personnes auraient cumulé des doses supérieures à 1 mSv, soit un total de 2094 d’expositions supérieures à 1 mSv sur l’ensemble de la Polynésie en 40 ans. Ces chiffres apparaissent bien en deçà de la réalité au regard du nombre d’essais menés et de l’étendue des zones d’exposition.

Pourtant, l’expertise collective conduite par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) parue en février 2020 ([12])  sur la question estime que « les rares études épidémiologiques sur la Polynésie française ne mettent pas en évidence d’impact majeur des retombées des essais nucléaires sur la santé des populations polynésiennes ». Selon le collège d’experts réuni par l’INSERM, le manque de données permettant d’établir ou d’exclure un lien entre essais et pathologies et la taille restreinte de la population exposée interdirait de relever avec certitude un lien de cause à effet. 25 ans après la fin des essais nucléaires, l’expertise collective recommande ainsi d’améliorer la surveillance sanitaire des pathologies non transmissibles, ainsi que d’affiner les estimations de doses véritablement reçues par les populations. Pour le père Auguste Uebe-Carlson, actuel président de l’Association 193, « ce rapport n’apporte rien de nouveau, c’est la continuité d’une négation de la réalité. 193 essais nucléaires, c’est l’équivalent de 800 bombes d’Hiroshima : dire qu’il n’y a pas eu d’effets, c’est du négationnisme ».

c.   Des contre-enquêtes démontrant la sous-estimation systématique des effets sanitaires des essais nucléaires

Au cours des dernières années, plusieurs travaux indépendants ont toutefois permis de mettre en lumière une autre réalité, celle d’une sous-estimation systématique des effets des essais nucléaires sur la santé des personnels chargés de les mettre en œuvre ou des populations. Ces travaux ont été permis par la déclassification d’un certain nombre de documents relatifs à la conduite des essais nucléaires. Demandée depuis 2004 par l’association des victimes des essais nucléaires (AVEN) et l’association Moruruoa e Tatou, cette déclassification est intervenue à la suite d’un jugement du tribunal administratif de Paris du 7 octobre 2010 demandant au ministre de la Défense de saisir la commission consultative du secret de la défense nationale. Saisie par le ministre en 2012, la commission s’est prononcée favorablement en deux temps, avec la déclassification de 58 puis 182 documents ([13]), couvrant respectivement les périodes des essais nucléaires en Polynésie entre 1966 et 1994 et au Sahara entre 1960 et 1966.

L’ouverture des archives classifiées a permis de confirmer que les conséquences sanitaires et écologiques de l’ensemble des essais menés sont indéniables et encore largement minimisées. Elle a surtout permis de découvrir que des risques inconsidérés ont été pris au détriment des Polynésiens.

Sur la base de ces nouveaux documents, la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIAD), association indépendante créée en 1986 dans la foulée de l’accident de Tchernobyl, a pointé le manque de protection des populations locales exposées aux essais réalisés en Polynésie ([14]) .

Surtout, l’enquête Toxique précitée est venue conforter les doutes, les auteurs estimant que selon leurs calculs, « environ 110 000 personnes ont été dangereusement exposées à la radioactivité, soit la quasi-totalité de la population des archipels à l’époque ». En outre, grâce à l’exploitation des documents militaires déclassifiés, les auteurs ont revu à la hausse les estimations de la dose radioactive reçue par les populations civiles pour les six essais atmosphériques les plus contaminants de la campagne polynésienne. Pour chacune de ces estimations, ont été identifiées plusieurs erreurs dans les calculs réalisés par le CEA en 2006, à l’instar de l’absence de prise en compte de l’eau de pluie dans le calcul de la dose efficace reçue. Selon l’enquête, les doses reçues par certains Polynésiens seraient donc « deux à dix fois supérieures » aux estimations du CEA.


Différences de mesures de doses entre le CEA et les auteurs de l’enquête Toxique

Essai Nucléaire

Lieu

Enfant

Adulte

Min (mSv)

Max (mSv)

Min (mSv)

Max (mSv)

Aldébaran 1966

Gambiers

3.20

9.40

3.10

6.60

4.40

24.60

3.40

17.30

Rigel 1966

Tureia

0.11

0.23

0.06

0.15

0.10

3.90

0.10

1.30

Gambiers

0.40

0.71

0.13

0.23

0.40

8.00

0.10

2.20

Arcturus 1968

Gambiers

0.90

4.00

0.80

3.20

0.90

8.60

0.80

6.50

Encelade 1971

Tureia

1.50

3.50

1.30

1.90

1.80

11.50

1.50

8.40

Phoebe 1971

Gambiers

0.50

7.90

0.20

2.60

0.50

12.40

0.20

4.10

Centaure 1974

Pirae, Tahiti

1.20

0.50

2.02

0.93

Hitiaa, Tahiti

5.30

2.60

5.98

3.28

Taravao, Teahupoo, Tahiti

4.50

3.60

10.46

9.40

En noir, les valeurs du CEA (2006)

En rouge, la réévaluation des auteurs de l’enquête Toxique (2021)

Source : enquête Toxique.

2.   Des atolls durablement pollués

a.   Moruroa : une décharge nucléaire ?

À Moruroa, les zones de tir souterraines utilisées pour les expérimentations nucléaires contiennent encore des produits de fissions et radioactifs divers. Deux puits ont été creusés afin de stocker des déchets radioactifs et s’étalent sur un kilomètre. Au total, ce sont plus de 570 tonnes de déchets radioactifs qui y sont immergés, le « banc collette » abritant à lui seul 5 kilogrammes de plutonium.

Par ailleurs, selon l’évaluation réalisée par l’AIEA en 1998, ces déchets irradient toujours : l’activité totale calculée pour l’ensemble des déchets enterrés à Moruroa atteint 13 279 térabecquerels (TBq), soit 371 fois le seuil de classement des installations nucléaires de base.

b.   Moruroa, un atoll menacé d’effondrement

Moruroa présente toujours aujourd’hui des signes inquiétants de désastres écologique et humain à venir. Comme l’indique le ministère des Armées, au plan géologique, le sous-sol des atolls polynésiens est constitué de couches de carbonates – formation calcaire – reposant sur un massif de nature volcanique. Or, « sous l’effet naturel de la gravité, certains de ces atolls présentent des fractures bordières dans les couches de carbonates, sur la pente externe du récif. Sur l’atoll, les fractures géologiques ont pu être réactivées par les sollicitations mécaniques provoquées par les vibrations des essais nucléaires souterrains »  ([15]).

Dans ce contexte, les armées se préparent donc à deux types d’évènements :

– l’effondrement d’un bloc, limité, de la falaise corallienne ;

– le glissement d’une « loupe » de carbonates (volume important), jugé peu probable par les experts, mais ne pouvant être exclu.

Source : Rapport du ministère de la défense « sur l’évaluation de la radioactivité en Polynésie due aux retombées des explosions françaises au Pacifique »

Deux phénomènes aux conséquences d’effets et d’ampleur très différents

(Extraits du dossier de presse du ministère des Armées sur le dispositif Telsite 2)

« 1) L’effondrement d’un bloc de falaise corallienne provoquerait, avec un préavis très bref (90 secondes), une vague de l’ordre de 2 mètres sur le lieu de l’évènement et une submersion de l’ordre du mètre sur la piste d’aviation et de moins d’un mètre en zone vie.

Un système d’alerte automatique est mis en place. Si une alerte se déclenchait, le personnel présent sur le site serait immédiatement prévenu et prendrait les dispositions prescrites :

- présent en zone "vie", le personnel est protégé par un mur "océan" et un mur "lagon" construits à cet effet ;

- en dehors de la zone protégée par le mur "océan", le personnel devrait se placer sur des points hauts prévus à cet effet. Par ailleurs, ce phénomène serait strictement local, et n’aurait aucune conséquence sur les atolls voisins. Un évènement de ce type a eu lieu le 25 juillet 1979 (essai "Tydée") et ne s’est jamais reproduit depuis.

2) Le second phénomène serait le glissement d’une "loupe" de calcaires en zone Nord. Ce phénomène serait précédé de signes avant-coureurs, de façon graduelle, permettant aux autorités de prendre les mesures nécessaires ; à l’heure actuelle, et compte tenu de l’évolution observée depuis l’arrêt des essais, les experts estiment que ce préavis serait de plusieurs semaines, au moins. Un tel phénomène de glissement d’une masse importante de calcaires ne s’est jamais produit à Moruroa. Dans l’hypothèse la plus pénalisante, ce glissement génèrerait une vague pouvant atteindre 20 m au droit de l’évènement ; en zone "vie", la hauteur d’eau pourrait atteindre 5 m. L’atoll de Moruroa serait donc évacué préventivement. Au-delà de Moruroa, un train de vagues de quelques dizaines de centimètres d’amplitude se propagerait dans l’océan et en particulier vers l’atoll de Tureia, à 100 km au nord. Cet atoll serait atteint en environ 10 minutes et une vague de 1.5 à 2 m serait alors observée sur le platier, dans les conditions les plus pénalisantes. Les zones habitées et les zones d’activités de l’atoll de Tureia ne seraient donc pas submergées par ce phénomène. Cependant, le platier de la zone Sud pourrait être submergé. Des précautions, sous la forme d’une interdiction d’activités, comme la pêche à pied, seraient mises en place, durant la période d’alerte. Le plan communal de sauvegarde (PCS) de la commune de Tureia prend en compte ces aspects. »

Un système de surveillance géomécanique des sites de stockage a été mis en place dans les années 1980 afin de surveiller la stabilité de la couronne corallienne de Moruroa et d’alerter les populations qui pourraient être menacées par un risque de submersion causé par l’effondrement d’un bloc de falaise corallienne. Automatisé en 1997 après l’arrêt des essais, le système « Telsite » (télésurveillance du site) transmet alors 24h/24h ses mesures par liaison satellite au CEA.

Le système présentant des signes d’obsolescence, il a été mis à niveau par le déploiement d’une version rénovée, dénommée « Telsite 2 » et opérationnelle depuis le 23 août 2018. Ce nouveau système, d’un coût de 100 millions d’euros, repose aujourd’hui sur un réseau de capteurs sismiques de surface et en profondeur disposés dans des puits, dont les objectifs sont de prévenir les deux phénomènes évoqués ci-dessus.

Schéma de Telsit 2

Source : Dossier de presse précité.

Par ailleurs, la surveillance radiologique de Moruroa et Fangataufa est assurée par le département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN), rattaché à la direction générale de l’armement (DGA). Des échantillons sont prélevés chaque année et sont analysés par un laboratoire de la direction des applications militaires du CEA.

Si, en 1998, l’AIEA a considéré que les risques radiologiques pour les générations actuelles et futures étaient « négligeables », chacun peut pourtant légitimement s’interroger sur le risque de dissémination de matière radioactive et de contamination souterraine. Pour M. Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la CRIIRAD, une partie des déchets a été entassée dans « des puits qui n’ont pas été conçus comme des stockages à long terme de déchets radioactifs » et qui sont implantés à des endroits « qui présentent une instabilité géomécanique avérée ».

II.   Un cadre normatif encore perfectible

A.   La loi « Morin » présente un bilan insatisfaisant

1.   Un régime d’indemnisation fluctuant et complexe

Au terme de plusieurs années de combat associatif et parlementaire, la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi « Morin » procède à la création d’un régime d’indemnisation des victimes de ces essais.

Son article 1er prévoit ainsi que « toute personne souffrant d’une maladie radio-induite résultant d’une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d’État conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice », la demande d’indemnisation pouvant être présentée par les ayants droit d’une personne décédée.

En pratique, le bénéfice de l’indemnisation n’est ouvert qu’aux personnes à même de satisfaire trois critères cumulatifs :               avoir été présent sur les sites d’expérimentation nucléaire ou dans les zones de retombées de matières radioactives ; que cette exposition soit intervenue à une période de contamination effective ; et que le demandeur soit atteint de l’une des pathologies radio-induites éligibles, dont la liste figure en annexe du décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, modifié en 2019 ([16]). Aujourd’hui, 23 maladies sont listées par ce décret, soit deux de plus qu’initialement.

La demande d’indemnisation est instruite par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), au travers d’une procédure dont la complexité est souvent pointée du doigt par les victimes des essais nucléaires et les associations qui les accompagnent.

Par ailleurs, la loi de 2010 a créé une commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN), censée se réunir au moins deux fois par an, et consultée sur le suivi de l’application de la loi ainsi que sur les modifications éventuelles de la liste des maladies radio-induites.

Plusieurs fois modifiées, la loi « Morin » est d’abord critiquée en raison des fluctuations des modalités de renversement de la présomption de lien entre l’exposition et la survenance de la maladie. Comme l’indique le dernier rapport d’activité du CIVEN, « la présomption peut être renversée – faute de quoi l’indemnisation concernerait toutes les personnes atteintes de l’une de ces maladies [celles listées par le décret de 2014] et ayant été présentes dans ces lieux pendant ces périodes et non seulement celles sont la maladie a été causée par les rayonnements dus aux essais nucléaires ». Or, trois modalités de renversement de la présomption se sont succédés en 10 ans, le législateur ayant semblé faire preuve d’hésitations la matière.

Les différentes modalités de renversement de la preuve : extrait du rapport d’activité 2020 du CIVEN

« Dans la loi initiale, la présomption pouvait être renversée lorsque le risque attribuable aux rayonnements dus aux essais – taux de probabilité résultant de la prise en compte de différents facteurs favorables et défavorables à cette attribution, calculés par un logiciel utilisé pour l’indemnisation des victimes des essais américains et britanniques – était très faible, taux que la loi a qualifié de « négligeable » et le CIVEN fixé, en conséquence, à moins de 1 %. De 2010 à 2017, en huit années d’application de cette règle du « risque négligeable », 96 demandes seulement ont été acceptées, dont un tiers à la suite d’annulation par la justice administrative de décisions de rejet du CIVEN, et 11 (dont 2 par décision juridictionnelle) pour des demandes émanant de demandeurs résidant en Polynésie. Le taux d’acceptation était ainsi de 2 % pour les décisions du CIVEN, 7 % en tenant compte des annulations contentieuses.

Ces résultats, très éloignés des prévisions et des attentes sociales, ne pouvaient que conduire à une modification de la règle légale. Ce fut fait par l’article 113 de la loi du 28 février 2017 qui, contrairement au projet du Gouvernement, ne se contenta pas d’abaisser le taux du risque négligeable mais supprima, en fait, toute possibilité de renverser la présomption. Le Conseil d’État ayant confirmé que la présomption ne pouvait en pratique être renversée, le CIVEN, reconstitué après la démission de la majorité de ses membres, se trouvait devant le choix de ne plus pouvoir, en étant contraint d’accueillir toutes les demandes, jouer le rôle que lui avait confié la loi de déterminer si la maladie avait un lien avec les rayonnements dus aux essais, ou bien de proposer un nouveau critère de renversement de la présomption, rapidement, puisque les nouvelles dispositions légales étaient d’application immédiate, sans qu’il soit juridiquement possible d’attendre les recommandations du rapport de la commission d’élus et de spécialistes créée par le même article 113, rapport qu’elle rendit finalement le 15 novembre 2018

Le critère de radioprotection nationalement et internationalement reconnu de la limite de dose annuelle de 1 mSv, mis en pratique par le CIVEN puis recommandé par la commission, ayant été retenu par le Gouvernement, et enfin inscrit dans la loi du 5 janvier 2010 par l’article 232 de la loi du 28 décembre 2018, le dispositif retrouvait la possibilité d’un renversement de la présomption, mais différent dans son principe même de la règle du risque attribuable et beaucoup plus difficile à établir pour le CIVEN. »

2.   L’échec manifeste de la politique publique d’indemnisation

Le rapport d’activité 2020 du CIVEN, qui propose un bilan de l’application de la Morin dix ans après sa promulgation, met en lumière l’échec de la politique publique de reconnaissance et de réparation des conséquences des essais nucléaires issue de la loi Morin. Plusieurs chiffres qui y sont publiés en témoigne. À titre d’exemple, le nombre de victimes indemnisées depuis la création du CIVEN n’est que de 506 personnes, dont seulement 121 entre 2010 et 2017.

Cet échec s’explique en partie par le nombre relativement faible de saisines du CIVEN au regard du nombre de personnes potentiellement concernées, traduisant une forme de défiance comme d’un manque de simplicité des procédures. Selon l’enquête Toxique précitée, le CIVEN s’est ainsi érigé en « mur infranchissable », comme l’illustre le fait que depuis sa création, « l’institution a rejeté plus 80 % des dossiers examinés ». En outre, il convient également de noter que M. Patrick Galenon, ancien président du conseil d’administration de la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS), estime que le CPS a pris en charge au moins 9 871 malades souffrant vraisemblablement radio-induites, engageant une dépense de plus de 80 milliards de francs Pacifiques pour l’organisme.

Le fonctionnement du CIVEN est ainsi jugé trop opaque, comme en témoigne le cas, mis en lumière par l’enquête Toxique, de deux sœurs originaires de l’atoll Raivavae, nées en 1964 et 1965, ayant contracté la même pathologie et dont les dossiers ont donné lieu à « deux décisions diamétralement opposées ».

S’il faut reconnaître une forme d’assouplissement au cours des trois dernières années, donnant le sentiment d’un fonctionnement amélioré du CIVEN, la politique d’indemnisation des victimes des essais nucléaires n’en demeure pas moins largement perfectible.

B.   La proposition de loi : une première étape dans l’amélioration de la reconnaissance et de la réparation des conséquences des essais nucléaires

1.   La proposition de loi repose sur deux piliers complémentaires, prenant en compte les effets sanitaires et environnementaux des essais nucléaires

a.   Reconnaître les victimes oubliées de Polynésie et améliorer la prise en charge

Sur le plan sanitaire, qui constitue son premier pilier, la proposition de loi entend élargir les modalités d’indemnisation des victimes des essais nucléaires selon deux critères.

Premièrement, il s’agit d’élargir les critères d’indemnisation afin de prendre en compte l’impact transgénérationnel des essais nucléaires. L’exposition à des rayonnements ionisants peut en effet avoir des conséquences sur la fonction de reproduction ou sur les générations suivantes, alors même que l’individu ne présente pas de maladie radio-induite. L’expertise collective de l’INSERM précitée souligne ainsi « qu’il a été démontré par plusieurs études que les radiations ionisantes peuvent induire des dommages à l’ADN des cellules germinales ». Chez l’animal, de tels dommages provoquent des aberrations chromosomiques, des mutations de gènes, une baisse de la fertilité, également étudiée chez l’homme. D’autres effets ont été également étudiés chez l’animal, lors d’irradiation de l’embryon ou du fœtus, pouvant affecter son développement. En revanche, l’expertise collective note qu’en l’état, « la littérature scientifique internationale n mentionne aucun preuve d’effets transgénérationnelles pour des doses inférieures au Sv »

Pour autant, une étude conduite entre 2012 et 2017 par le docteur Christian Sueur, responsable jusqu’en décembre 2017 de l’unité de pédopsychiatrie du Centre hospitalier de Polynésie française, tendait à démontrer un impact transgénérationnel, en particulier aux Tuamotu et aux Gambier, zones particulièrement touchées par les retombées radioactives des essais atmosphériques français. D’après lui, 69 des 271 enfants examinés pour des troubles de développement présenteraient des anomalies morphologiques ou des retards mentaux qu’il attribue à des déficiences génétiques, possibles effets secondaires des retombées radioactives vécues par leurs grands-parents. D’autre part, à Tureia, où vivent près de 300 personnes, son étude relevait qu’un enfant sur quatre serait atteint d’un cancer de la thyroïde.

Plus largement, il est nécessaire de reconnaître le préjudice subi par les victimes indirectes des essais nucléaires, c’est-à-dire des ascendants, des conjoints ou des descendants de celles et ceux qui sont morts en raison de leur exposition aux radiations, ou sont si malades qu’il leur est impossible de subvenir aux besoins de leurs familles. C’est d’ailleurs une telle logique qui prévaut à l’activité du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (le FIVA), de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (l’ONIAM) ou encore du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI).

En outre, la proposition de loi introduit de nouveaux concepts, tel celui de « la prise en charge » et non plus uniquement de « l’indemnisation » du préjudice. En l’état actuel du droit, la reconnaissance d’un lien entre la maladie et l’exposition aux rayonnements ionisants donne lieu au versement d’une indemnisation, dont le montant peut varier de quelques milliers à quelques centaines de milliers d’euros, sans que ne soit toujours prise en compte les soins du quotidien, directement ou indirectement liés au traitement de la maladie – c’est ainsi le cas, par exemple, des soins associés au traitement d’un cancer cutané.

b.   Engager un ambitieux plan de dépollution des sites des essais nucléaires

La prise en compte des conséquences environnementales des essais nucléaires constitue le second pilier de la proposition de loi. En l’état, si des opérations de surveillance sont conduites par le ministère des Armées et le CEA, aucun traitement d’ampleur des conséquences environnementales n’est prévu par le droit en vigueur.

C’est pourquoi la présente proposition de loi propose la constitution d’une commission mixte, réunissant des députés et sénateurs représentant l’ensemble des groupes des deux assemblées et autant d’experts, chargée d’élaborer, dans un délai de deux ans, un ambitieux programme de dépollution, de traitement, d’assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires ainsi que des matières et déchets issus de l’activité nucléaire générée par les essais nucléaires.

2.   La proposition de loi doit permettre de « prendre date »

a.   Plusieurs chantiers restent ouverts

Aux yeux de l’auteur et rapporteur de la proposition de loi, son examen et son éventuelle adoption ne constituent qu’une première étape sur le chemin de l’amélioration de la reconnaissance et de la réparation des essais nucléaires. Car c’est l’ensemble du dispositif actuel qu’il conviendrait de ré-examiner, afin de le conforter et de l’étendre.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, le CIVEN fonde ses décisions sur des données de mesure de dose de radioactivité qui paraissent largement sous-évaluées. Des erreurs de calculs ont ainsi été mises en lumière par plusieurs études indépendantes, dont l’enquête Toxique précitée. L’expertise collective de l’INSERM elle-même souligne que « peu de publication scientifiques sont disponibles concernant les niveaux d’exposition aux retombées radioactives et les effets à long terme de ces essais nucléaires, en particulier sur la santé de la population polynésienne et des anciens personnels civils et militaires ». Seul un mécanisme de reconstruction dosimétrique permet aujourd’hui d’évaluer les doses reçues, grâce à des calculs réalisés à partir de documents fournis par les armées. Le CEA a bien entrepris en 2006 une réévaluation complète des doses reçues par la population, ses calculs étant présentés comme validés, en 2010, par l’AIEA. Or, selon l’enquête Toxique, l’AIEA n’a pas procédé à un examen approfondi des travaux du CEA et indiquerait même, dans son rapport, avoir considéré que « que toutes les informations, tous les calculs et toutes les données fournis [étaient] corrects », faute d’avoir eu accès à des données alors classées « secret-défense ». Il importe donc de poursuivre les recherches afin d’affiner les estimations de doses reçues par les victimes des essais nucléaire. C’est d’ailleurs ce à quoi invite l’expertise collective de l’INSERM, qui souligne la nécessité de « réaliser une étude de dose externe cumulée sur toute la période des essais nucléaires atmosphériques, reçue par la population ». Et pour ce faire, le processus de déclassification de documents secret-défense engagé en 2013 doit être poursuivi.

En outre, la liste des maladies pouvant donner lieu à une indemnisation pourrait être complétée. En France, la liste annexée au décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, modifiée en 2019, contient 23 maladies, alors qu’à titre d’exemple, 29 sont reconnues par l’administration américaine.

b.   L’annonce d’une prochaine réunion de haut niveau doit conduire à achever la reconnaissance et la réparation des conséquences des essais nucléaires

Dans la foulée de la publication de l’enquête Toxique, la présidence de la République a annoncé l’organisation prochaine d’une réunion de haut niveau consacrée aux conséquences des essais nucléaires. Devant se tenir à l’été, cette rencontre doit permettre d’achever la reconnaissance et la réparation des conséquences des essais nucléaires. À l’occasion de son déplacement en Polynésie française, le ministre des outre-mer, M. Sébastien Lecornu, a semblé engager le Gouvernement en ce sens. Lors d’une rencontre avec le président Édouard Fritch et plusieurs associations, il a ainsi affirmé, le 10 mai 2021, que le Gouvernement n’avait « pas peur de la vérité, au contraire, nous la voulons, et surtout nous souhaitons assumer ».

Cette réunion doit donc conduire à des gestes forts, au premier rang desquels une demande de pardon exprimée par le président de la République, au nom de la France, pour avoir sacrifier la Polynésie et ses habitants sur l’autel de la dissuasion nucléaire. Elle pourrait également être l’occasion d’annoncer la déclassification du fonds d’archive de l’État sur les essais nucléaires, alors que nombre de documents sont encore couverts par le secret, et permettre de concrétiser le projet de Centre de mémoire des essais nucléaires qui doit être édifié à l’emplacement de l’ancien commandement de la Marine, sur le front de mer de Papeete, conformément à la promesse faite par le président Hollande en 2016.

Méprisés durant des décennies, les Polynésiens, auxquels il a été assuré durant des années que les essais nucléaires avaient été « propres », font aujourd’hui face à un système d’indemnisation inefficace et des promesses non tenues. Alors que pour nombre d’entre eux, l’organisation de cette réunion présente le risque de n’être que de la poudre aux yeux, une « simple opération électorale » selon les mots de Hiro Tefaarere, président de l’association Moruroa e tatou, il est plus que jamais temps pour l’État de pleinement réparer les dommages infligés au Pacifique, et ce serait l’honneur du Parlement que de l’y engager en adoptant la présente proposition de loi.

 

 


— 1 —

   Examen des articles

 

Article 1
Création d’une commission chargée de l’élaboration d’un plan de dépollution des sites des essais nucléaires et des déchets produits par leur activité

 

L’article 1er de la proposition de loi propose la création d’une commission chargée d’élaborer un programme de dépollution, de traitement, d’assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires ainsi que des matières et déchets issus de l’activité nucléaire générée par les essais nucléaires.

La prise en compte de l’impact environnemental des essais nucléaires et l’identification des moyens permettant d’y répondre sont aujourd’hui devenues indispensables, alors que les conséquences environnementales des essais nucléaires conduits au Sahara et en Polynésie française ont été reconnues au plus haut niveau de l’État. S’exprimant à la présidence du gouvernement de la Polynésie française, le 22 février 2016, le président de la République, M. François Hollande, déclarait ainsi : « Je reconnais que les essais nucléaires menés entre 1966 et 1996 en Polynésie française ont eu un impact environnemental, provoqué des conséquences sanitaires et aussi, et c’est un paradoxe, entraîné des bouleversements sociaux lorsque les essais eux-mêmes ont cessé. » Ajoutant que « les conséquences environnementales des essais devront également être traitées. L’État achèvera le démantèlement des installations et la dépollution de l’atoll d’Hao en recourant aux techniques les plus modernes. Quant aux atolls de Moruroa et de Fangataufa, ils feront l’objet d’une vigilance méticuleuse. Un service de surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre sera mis en place et des missions destinées à mesurer les conséquences radiologiques et physico-chimiques sur les atolls et sur les lagons seront poursuivies et amplifiées pour que nul ne puisse avoir le moindre doute sur cette volonté de transparence. »  ([17])

Pour autant, les conséquences environnementales des essais nucléaires tardent à faire l’objet d’un programme de dépollution ambitieux, alors que certaines évolutions, bien qu’incomplètes, ont eu lieu afin de mieux appréhender et réparer leur impact sanitaire.

C’est ainsi que l’article 7 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français a instauré une commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN), censée être réunie au moins deux fois par an, à l’initiative du Gouvernement. Relativement peu active au cours de ses premières années d’existence, la CCSCEN s’est davantage réunie ces dernières années, et notamment le 23 février 2021, sous la présidence de M. Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé  ([18])

En outre, l’article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale économique, dite loi EROM, a prévu la constitution d’une commission composée de trois députés et trois sénateurs ainsi que de six personnalités qualifiées chargée de proposer les mesures destinées à réserver l'indemnisation aux personnes dont la maladie est causée par les essais nucléaires. Présidée par Mme Lana Tetuanui, sénatrice de Polynésie française, cette commission a rendu son rapport le 20 novembre 2018. C’est sur la base de ses recommandations – auxquelles le rapporteur n’a pas souscrit – qu’a été introduit le seuil d’exposition d’un mSv sur lequel se fonde aujourd’hui les décisions d’indemnisation du CIVEN.

En revanche, nulle commission n’a jamais été constituée pour appréhender les conséquences environnementales des essais nucléaires, l’État se contentant d’une surveillance radiologique et géomécanique ne pouvant en aucun cas donner satisfaction. Il est aujourd’hui temps de changer de paradigme, en privilégiant une démarche de dépollution à celle de la surveillance des sites pollués. Il y a d’autant plus urgence que la quantité de plutonium présente en Polynésie est particulièrement préoccupante, nul ne pouvant par exemple garantir que les cinq kilogrammes de plutonium enfouis dans le banc Colette ne pourraient se voir disséminés à l’occasion d’un événement climatique ou géologique, menaçant ce faisant la vie des populations polynésiennes.

C’est pourquoi l’article 1er de la proposition procède à la création d’une commission composée de représentants de chaque groupe parlementaire des deux assemblées et d’autant de personnalités qualifiées, dont la mission serait de proposer un programme ambitieux et réaliste de dépollution des sites des essais nucléaires et de gestion des matières et déchets qui en ont résulté. Un tel programme, qui devrait être élaboré dans les douze mois suivant la promulgation de la présente loi, serait par ailleurs présenté au Parlement et au Gouvernement, selon une logique de transparence qui a jusqu’alors bien trop manqué.

 

 

Article 2
(art. 1er, 2 et 4 de la loi n° 2010‑2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français)
Élargissement des critères d’indemnisation des victimes des essais nucléaires

L’article 2 de la proposition de loi complète les dispositions de plusieurs articles de la loi Morin relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dont le rapporteur a exposé les grands équilibres en première partie du présent rapport.

1.   La modification de l’article 1er de la loi Morin

Les alinéas 2 à 9 de l’article 2 procèdent à la réécriture de l’article 1er de la loi Morin.

a.   Le droit en vigueur

 En l’état actuel du droit, cet article est composé de trois paragraphes, le I. posant le principe d’une indemnisation par l’État « de toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'État », alors fondée à obtenir réparation intégrale de son préjudice.

Aux termes de l’annexe décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, modifié en 2019, 23 maladies radio-induites sont reconnues comme pouvant donner lieu à indemnisation.

Liste des maladies reconnues par le décret du 15 septembre 2014 modifié

- Leucémies (sauf leucémie lymphoïde chronique car considérée comme non radio-induite).

- Myélodysplasies.

- Cancer du sein.

- Cancer du corps thyroïde pour une exposition pendant la période de croissance.

- Cancer cutané sauf mélanome malin.

- Cancer du poumon.

- Cancer du côlon.

- Cancer des glandes salivaires.

- Cancer de l'œsophage.

- Cancer de l'estomac.

- Cancer du foie.

- Cancer de la vessie.

- Cancer de l'ovaire.

- Cancer du cerveau et système nerveux central.

- Cancer des os et du tissu conjonctif.

- Cancer de l'utérus.

- Cancer de l'intestin grêle.

- Cancer du rectum.

- Cancer du rein.

- Cancer de la vésicule biliaire.

- Cancer des voies biliaires.

- Lymphomes non hodgkiniens.

- Myélomes.

 Dans le cas où la personne exposée est décédée, le II. ouvre la possibilité à ses ayants droits de formuler une demande de réparation. Offert sans condition de durée dans la rédaction initiale de la loi, une telle possibilité a toutefois été encadrée dans le temps par la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019. Il est ainsi précisé que cette demande doit être présentée d’ici le 31 décembre 2021 dans le cas où le décès est survenu avant le 28 décembre 2018, et au plus tard le 31 décembre de la troisième année suivant le décès si celui-ci est intervenu ou intervient après cette date. De manière schématique, le législateur a ainsi souhaité fixer un délai de trois ans pour la formulation d’une indemnisation par les ayants droits à compter du décès de la personne souffrant d’une maladie radio-induite du fait de son exposition.

    Enfin, le III., également introduit par l’article 232 de la loi de finances initiale pour 2019, prévoit que toute personne – victime directe ou ayant droit – ayant vu sa demande d’indemnisation rejetée par le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) ou par le ministre de la défense avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, dite loi EROM, était fondé à formuler une nouvelle demande d'indemnisation avant le 31 décembre 2020.

Les dispositions des paragraphes II. et III. ont été introduites afin de tenir compte des fluctuations du droit et des hésitations du législateur s’agissant des critères d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, telles qu’exposée en première partie du présent rapport. Pour rappel, après huit années d’application de la règle dite du « risque négligeable » – qui a conduit à un taux d’acceptation des demandes de 2 %, porté à 7 % en tenant compte des annulation contentieuses – la loi EROM a supprimé toute possibilité de renversement de la présomption de lien entre l’exposition aux rayonnements ionisants et la contraction de l’une des maladies reconnues par le décret de 2014. Finalement, suivant les recommandations de la commission constituée sur le fondement de l’article 113 de la loi EROM – auxquelles n’a pas souscrit le rapporteur – le législateur a décidé de rétablir une faculté de renversement de la présomption, l’article 232 de la loi de finances initiale pour 2019 ayant introduit dans l’article 4 de la loi Morin le critère de l’exposition de l’intéressé à une dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français supérieure à un millisievert (mSv) : si l’exposition a été moindre, la demande d’indemnisation est donc rejetée.

 Ces à-coups juridiques ont conduit le CIVEN à traiter de manière différente – et dans un laps de temps très court – des dossiers pourtant similaires. C’est pourquoi le législateur a introduit les dispositions transitoires prévues aux paragraphes II. et III. de l’article 1er de la loi Morin.

b.   Les dispositions de la proposition de loi

La proposition de loi procède à une réécriture globale de l’article 1er de la loi Morin, dont elle conserve bien entendu l’épine dorsale, c’est-à-dire le principe d’une indemnisation des victimes des essais nucléaires atteinte d’une maladie radio-induite.

 En premier lieu, l’alinéa 4 modifie le I. de l’article 1er de la loi Morin afin d’intégrer un élément d’antériorité, en prévoyant que les personnes « ayant souffert » de l’une des 23 maladies radio-induites mentionnées par l’annexe au décret de 2014 puisse être indemnisé. Ceci permet par exemple aux personnes qui auraient guéri de bénéficier d’une indemnisation, ainsi que d’une prise en charge de ses frais médicaux passés. Car telle est l’autre évolution majeure proposée par le texte. En effet, alors que le droit actuel ne prévoit qu’une indemnisation, il serait dorénavant possible pour une victime de voir ses frais médicaux passés et à venir pris en charge. Certes, ainsi que l’a indiqué au rapporteur le président du CIVEN, la réparation intégrale du préjudice prévue par le droit en vigueur autorise le CIVEN à prendre en compte le coût des frais médicaux dans le calcul de l’offre d’indemnisation. C’est notamment le cas des cancers cutanés, pour le traitement desquels la pose de crèmes ou de pommades est indispensable. Toutefois, il n’y là rien de systématique, et il est par ailleurs difficile d’anticiper de manière exhaustive la nature des soins qui seront prescrits à l’avenir, ne serait-ce qu’en raison des progrès constants de la médecine. En outre, une telle évolution permettrait également aux victimes de voir pris en charges leurs frais médicaux supportés avant la formulation de leur demande d’indemnisation et la décision de l’autorité administrative.

 En deuxième lieu, l’alinéa 5 insère un nouveau II. visant à mettre un terme à une situation révoltante : en l’état, la prise en charge des frais médicaux engagés pour le traitement de maladies radio-induites est à la charge des seuls Polynésiens, au travers de la caisse de prévoyance sociale (CPS) locale. C’est ainsi qu’au cours des dernières années, la CPS a régulièrement tenté d’obtenir le remboursement des frais engagés par la CPS pour la prise en charge des malades atteints de cancers reconnus comme potentiellement radio-induits par la loi Morin. En 2019, M. Patrick Galenon, président de la CPS, estimait que celle-ci avait ainsi dépensé 77 milliards de francs Pacifique – soit 646 millions d’euros – pour la prise en charge de 9 507 personnes ayant séjourné en Polynésie entre 1966 et 1998 et atteintes de cancers potentiellement liés aux essais nucléaires français dans le Pacifique. Le II. a donc pour objectif de transférer cette charge à l’État, au titre de la solidarité nationale, un avis du Conseil d’État du 17 octobre 2016 empêchant toujours la CPS de demander au CIVEN le remboursement desdits frais. De manière plus concrète, il s’agit d’en finir avec un régime qui conduit les Polynésiens à supporter une double peine : atteints de maladies radio-induites du fait des essais nucléaires conduits sans leur assentiment, il leur faut aussi assurer la prise en charge de leur traitement, au travers de la CPS qu’ils sont seuls à financer.

 En troisième lieu, l’alinéa 6 insère un nouveau III. qui inscrit dans la loi la reconnaissance du caractère transgénérationnel de l’impact sanitaire des essais nucléaires. En effet, au terme de ce nouveau paragraphe, les personnes nées après 1960, c’est-à-dire après le premier essai nucléaire français – l’essai Gerboise bleue, conduit le 13 février 1969 dans la région de Reggane, en Algérie – et dont l’un des parents ou grands-parents a été exposé aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires, peut obtenir réparation de son préjudice si elle est atteinte d’une des maladies radio-induites reconnues par le décret de 2014 précité. Une telle évolution du cadre juridique est nécessaire tant il apparaît de plus en plus certain que l’exposition d’une personne aux rayonnements ionisants peut emporter des conséquences sanitaires sur sa descendance, comme l’ont montré plusieurs travaux scientifiques conduits sur place. En outre, bien que des études complémentaires doivent être menées, il apparaît indispensable de faire bénéficier du principe de précaution l’ensemble des victimes des essais nucléaires, c’est-à-dire les populations locales involontairement exposées aux rayonnements, mais également les personnels civils et militaires engagés dans la course à la bombe, inconscients des dangers.

  En quatrième lieu, l’alinéa 7 insère un nouveau IV. reconnaissant l’existence de victimes indirectes – également appelées victimes par ricochets – des essais nucléaires. De manière plus précise, le texte propose ainsi que le conjoint, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité (PACS), les descendants et ascendants en ligne directe soient reconnus comme victimes indirectes des essais nucléaires, leur permettant d’obtenir réparation intégrale de leur préjudice résultant de la maladie radio-induite de leur proche et de ses conséquences. En pratique, il s’agit d’ouvrir la voie à une indemnisation patrimoniale en cas, par exemple, de préjudice économique lié à la perte d’un emploi ou l’incapacité de travailler. La victime indirecte pourrait également être fondée à demander réparation de son préjudice d’affection et du trouble généré dans sa vie par l’état de la victime directe.

Ce faisant, la proposition de loi entend simplement ouvrir les mêmes droits aux victimes des essais nucléaires que ceux dont bénéficient les victimes de l’amiante, d’accidents médicaux ou d’actes de terrorisme. En effet, bien que les causes du préjudice ne soient pas de même nature, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA), l’Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) ou encore le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) peuvent indemniser le préjudice moral ou matériel subi par les victimes indirectes. Or, le point commun de l’ensemble de ces dispositifs d’indemnisation tient à la mise en œuvre de la solidarité nationale, encore trop absente s’agissant de la Polynésie et, plus largement, des essais nucléaires.

 En cinquième lieu, l’alinéa 8 insère un nouveau V. qui reprend l’essentiel des dispositions de l’actuel paragraphe II., opérant simplement une modification visant à proroger les délais offerts aux ayant droits pour formuler une demande d’indemnisation.

 En sixième lieu, l’alinéa 9 actualise les dispositions inscrites au paragraphe III. de la loi Morin afin de tenir compte des évolutions proposées par le présent texte. De manière plus précise, le nouveau VI. prévoit que le CIVEN procède à un réexamen automatique des dossiers ayant fait l’objet d’une décision de rejet de la part du ministre de la défense ou du comité d’indemnisation avant la promulgation de la proposition de loi.

2.   La modification de l’article 2 de la loi Morin

L’alinéa 10 de la proposition de loi apporte une modification de cohérence à l’article 2 de la loi Morin.

En l’état actuel du droit, l’article 2 de la loi Morin fixe simplement les conditions de résidence ou de séjour que doit remplir une personne atteinte d’une maladie radio-induite pour formuler une demande d’indemnisation. Il faut ainsi avoir séjourné :

– soit entre le 13 février 1960 et le 31 décembre 1967 au Centre saharien des expérimentations militaires, ou entre le 7 novembre 1961 et le 31 décembre 1967 au Centre d'expérimentations militaires des oasis ou dans les zones périphériques à ces centres ;

– soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française.

Par cohérence avec les modifications proposées à l’alinéa 6 de cet article, c’est-à-dire la reconnaissance d’un impact transgénérationnel, la proposition de loi précise que sont concernées par ces dispositions non seulement les personnes souffrant d’une pathologie radio-induite, mais également leurs ascendants en ligne directe. À titre d’exemple, une personne atteinte d’une telle pathologie et résidant en métropole pourra être fondée à formuler une demande d’indemnisation si elle prouve que l’un de ses ascendants en ligne directe – parents, grands-parents, voire arrière-grands-parents – a résidé ou séjourné dans les zones concernées, aux périodes concernées.

3.   La modification de l’article 4 de la loi Morin

Les alinéas 11 à 16 de l’article 2 procèdent à des modifications de cohérence de l’article 4 de la loi Morin, relatif au CIVEN, à ses modalités de fonctionnement et au déroulement de ses instructions.

Par cohérence avec les évolutions précédemment proposées, l’alinéa 12 modifie le paragraphe I. afin de rendre le CIVEN compétent pour se prononcer non seulement sur les demandes d’indemnisation, mais également sur les demandes de prise en charge. Le délai d’instruction des dossiers n’étant pas modifié, le CIVEN dispose, dans les deux cas, d’un délai de huit mois suivant le dépôt du dossier complet pour rendre une décision motivée.

L’alinéa 15 prévoit la réécriture du paragraphe V. et, ce faisant, procède à une évolution majeure du droit en vigueur en supprimant la faculté de renversement de la présomption de lien entre l’exposition aux rayonnements ionisants générés par les essais nucléaires et l’apparition d’une maladie radio-induite. Ce faisant, il rétablit, de facto, le cadre juridique en vigueur entre la promulgation de la loi EROM et celle de la loi de finances initiale pour 2019.

En effet, alors que la rédaction actuelle du paragraphe V. dispose que la présomption de causalité dont bénéficie les demandeurs peut être renversé dès lors qu’il est établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à 1 mSv, la nouvelle rédaction supprime cette faculté, en prévoyant que le demandeur bénéficie d’une présomption de causalité dès lors que les conditions d’indemnisation fixées par la loi sont réunies.

Une telle évolution apparaît somme toute logique dès lors que de récents travaux de recherche indépendants – au premier rang desquels l’enquête Toxique précitée – ont montré que l’ensemble de la population polynésienne avait été exposés à une dose cumulée supérieure à 1 mSv.

Enfin, l’alinéa 16 procède à une modification d’ordre rédactionnel.

Article 3
Recevabilité financière

 

L’article 3 est un article « de gage » visant à assurer la recevabilité financière de la proposition de loi devant le Bureau de l’Assemblée nationale au regard des dispositions de l’article 40 de la Constitution.

 


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   Compte-rendu des débats

La commission de la défense nationale et des forces armées examine, sur le rapport de M. Moetai Brotherson, la proposition de loi n° 3966 de M. Moetai Brotherson et plusieurs de ses collègues visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français, au cours de sa réunion du mercredi 9 juin 2021.

M. Jean-Marie Fiévet, président. Mes chers collègues, j’ai l’honneur de suppléer Mme la présidente Françoise Dumas – qui est en déplacement à l’étranger dans le cadre des travaux de la mission d’information sur la stabilité du Moyen-Orient dans la perspective de l’après-Chammal – et de présider cet après-midi les travaux de notre commission.

Nous sommes réunis pour procéder à l’examen de la proposition de loi déposée par notre collègue Moetai Brotherson sur la prise en charge et la réparation des conséquences des essais nucléaires français, dont il est le rapporteur.

Je vous souhaite la bienvenue dans notre commission, Monsieur le rapporteur. Je rappelle que vous siégez habituellement sur les bancs de la commission des affaires étrangères.

Les conséquences des essais nucléaires conduits par la France au Sahara puis en Polynésie française sont rarement abordées par notre commission. Il est vrai qu’un certain nombre de sujets liés à cette question concernent davantage la commission des affaires sociales. C’est d’ailleurs Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé, qui a présidé la dernière réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, le 23 février 2021.

Toutefois, c’est bien notre commission qui avait été saisie, en 2009, du projet de loi qui allait devenir la loi Morin du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français. C’est ce texte que vous proposez aujourd’hui de modifier, et c’est donc fort logiquement que notre commission a été saisie, au fond, de votre proposition de loi.

Sa discussion intervient dans un contexte particulier puisque, comme chacun le sait, le Président de la République a annoncé la réunion, à la fin du mois, d’une table ronde de haut niveau consacrée aux conséquences des essais nucléaires.

Je rappelle également que votre texte est inscrit à l’ordre du jour de la séance publique du jeudi 17 juin, dans le cadre de la journée d’initiative parlementaire réservée au groupe de la Gauche démocrate et républicaine.

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Je vous remercie de m’accueillir au sein de votre commission à l’occasion de l’examen de ma proposition de loi visant à la prise en charge et à la réparation des conséquences des essais nucléaires français.

La discussion de ce texte marque l’aboutissement de longs mois de travail, au cours desquels je me suis entretenu avec de nombreuses victimes des essais nucléaires conduits en Polynésie française entre 1966 et 1996, ainsi qu’avec un grand nombre d’experts de ces essais et de diverses personnalités ayant étudié leurs conséquences sur les Polynésiens et leur environnement.

Durant trente ans, la Polynésie française fut le théâtre de la course à la bombe que mena la France dans sa quête de puissance. Une quête imposée aux populations polynésiennes, dont le territoire avait été choisi sans concertation à l’approche de l’indépendance de l’Algérie : la France se devait en effet de quitter les sites de Reggane et le massif du Hoggar, où 17 essais nucléaires avaient été conduits. En Polynésie française, 193 essais seront effectués, dont 46 essais atmosphériques entre 1966 et 1974, au cours des huit premières années d’activité opérationnelle du Centre d’expérimentation du Pacifique.

Le choix aurait pu se porter sur les îles Kerguelen, la Corse ou la Bretagne… Il faudra bien un jour nous éclairer sur les critères tant techniques que politiques qui ont conduit l’État à retenir la Polynésie. L’intérêt supérieur de l’État et de la défense nationale prit ainsi le pas sur la santé des Polynésiens et des métropolitains – militaires employés par le CEP, civils présents pendant les essais : des milliers de vies détruites pour une bombe, tel fut le prix de la puissance française.

Soixante ans plus tard, seule la mauvaise foi peut conduire à contester les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires français conduits en Polynésie. Après des décennies de mépris, de mensonges, voire de violence, l’État a commencé à reconnaître, au mitan des années 2000, que les essais n’avaient pas été aussi propres qu’il l’avait dit.

En 2010, l’adoption de la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite loi Morin, a créé un régime spécifique d’indemnisation qui, bien qu’insatisfaisant, a le mérite d’exister.

Six ans après, s’exprimant à la présidence du gouvernement de la Polynésie française, le 22 février 2016, le président Hollande reconnaissait que « les essais nucléaires menés entre 1966 et 1996 en Polynésie française ont eu un impact environnemental, provoqué des conséquences sanitaires et aussi, c’est un paradoxe, entraîné des bouleversements sociaux lorsque les essais eux-mêmes ont cessé ».

La situation est-elle aujourd’hui satisfaisante ? Évidemment non, au regard du nombre ridicule des personnes indemnisées. Ma proposition de loi entend donc remédier à deux grandes difficultés : d’une part, la prise en compte insuffisante des conséquences environnementales des essais nucléaires conduits en Polynésie ; d’autre part, les lacunes du droit actuel s’agissant de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires.

L’article 1er de la proposition de loi en constitue le pilier environnemental. Si la Polynésie ressemble bien au paradis qui vient souvent à l’esprit à l’évocation de son nom, elle est aussi fragile, et certains de ses atolls menacent de s’effondrer. C’est le cas de Moruroa, en raison de la présence de fissures dans le socle même de l’atoll, conséquence, notamment, des essais souterrains.

Selon les formes qu’il prendrait, un effondrement de l’atoll pourrait provoquer des vagues de plusieurs mètres de haut, nécessitant, en cas d’écroulement d’un bloc de falaise corallienne, une mise à l’abri immédiate des habitants sur des points hauts, dans un délai de moins de quatre-vingt-dix secondes. Dans l’hypothèse du glissement d’une loupe de calcaire en zone nord, il faudrait procéder à une évacuation préventive de l’ensemble de la population de l’atoll, en quelques semaines.

Plus grave encore, les zones de tir souterraines utilisées pour les expérimentations nucléaires contiennent encore aujourd’hui des produits de fission et des éléments radioactifs divers. Comme je l’ai indiqué au Président de la République, une proportion non négligeable de ces déchets est stockée dans des puits de plusieurs centaines de mètres de profondeur percés dans l’anneau corallien de Moruroa ou, pis, au fond de son lagon, notamment au lieu-dit « banc Colette », qui contient encore cinq kilogrammes de plutonium.

Il est urgent d’engager un ambitieux projet de retrait et de retraitement de l’ensemble des déchets et résidus radioactifs issus des essais nucléaires de Moruroa et, plus largement, de dépolluer les anciens sites des essais nucléaires. C’est pourquoi nous proposons, à l’article 1er, de créer une commission associant des représentants des groupes parlementaires des deux assemblées et autant de personnalités qualifiées, afin d’arrêter ensemble, dans un délai de deux ans, un programme de dépollution, de traitement, d’assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires ainsi que des matières et déchets issus de l’activité nucléaire.

Par ailleurs, pour réparer les dommages infligés aux victimes des essais nucléaires, du Sahara au Pacifique, il est temps de mener une politique d’indemnisation honnête, transparente et complète. Comment comprendre que, depuis la création du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN), en 2010, seules 500 personnes aient bénéficié d’une indemnisation, quand le ministère de la défense estimait lui-même, dès 2006, que près de 140 000 personnes avaient pu être affectées par les essais nucléaires ?

Pilier sanitaire de la proposition de loi, son article 2 vise à élargir l’indemnisation des victimes des essais nucléaires selon deux axes : d’une part, par la prise en compte des victimes indirectes, grâce à la reconnaissance de l’effet transgénérationnel de l’exposition aux radiations émises du fait des essais nucléaires ; d’autre part, par l’élargissement des modalités de l’indemnisation à travers la prise en charge des dépenses engagées ou à venir pour le traitement des conséquences des maladies causées par les essais nucléaires. Ce faisant, la proposition de loi entend combler les lacunes de la loi Morin et assurer une réparation plus juste des conséquences sanitaires des essais nucléaires.

Toutefois, ces évolutions ne constitueraient qu’une première étape, car c’est l’ensemble du dispositif de reconnaissance et de réparation qu’il conviendrait de réexaminer, afin de le conforter et de l’étendre.

Premièrement, le CIVEN fonde aujourd’hui ses décisions sur des mesures de doses de radioactivité qui paraissent largement sous-évaluées. Des erreurs de calcul ont ainsi été mises en lumière par plusieurs études indépendantes, dont celle du chercheur Sébastien Philippe et du journaliste d’investigation Tomas Statius, publiée en mars 2021 par le média d’investigation Disclose. Le fruit de leur travail, publié dans un livre intitulé Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, a conduit la délégation parlementaire aux outre-mer de notre assemblée à adopter, le 29 avril 2021, une proposition de résolution soutenant sans réserve « toute initiative politique, quelle que soit sa forme, destinée à faire apparaître la vérité quant aux conséquences sanitaires et environnementales de ces essais » et appelant « le Gouvernement à contribuer à faire toute la clarté possible sur ce douloureux sujet, notamment par la publication d’archives, documents ou témoignages qui n’auraient pas encore été rendus publics ».

Parallèlement, le Président de la République annonçait la réunion d’une table ronde de haut niveau consacrée aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Attendue à l’été, elle doit permettre de faire éclore la vérité, ou du moins de confronter les points de vue, alors que le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), dont j’ai auditionné des représentants, rejette les critiques formulées à l’encontre de ses méthodologies.

En outre, les zones concernées par les retombées ont manifestement été mal évaluées, en raison de l’insuffisance de la couverture géographique des dispositifs de surveillance radiologique alors déployés.

Ces erreurs et ces lacunes suscitent de réelles difficultés : des seuils minimaux d’exposition ont été réintroduits dans la loi en 2018 et le lieu de résidence au moment des essais figure parmi les critères de la loi Morin.

Deuxièmement, la liste des maladies pouvant donner lieu à une indemnisation pourrait être complétée. En France, la liste annexée au décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, modifiée en 2019, recense vingt-trois maladies, alors que, par exemple, l’administration américaine en reconnaît vingt-neuf.

Troisièmement, il paraît indispensable d’accorder le bénéfice de l’indemnisation à l’ensemble des victimes indirectes de l’exposition aux essais nucléaires, à l’image de ce qui est prévu dans le cadre du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA), de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), ou encore du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI). Ces dispositifs d’indemnisation ont pour caractéristique commune de faire jouer la solidarité nationale, encore trop absente s’agissant de la Polynésie et, plus largement, des essais nucléaires.

Pourtant, c’est bien pour maintenir la place de la France dans le concert des nations que la Polynésie a été ainsi utilisée, selon une logique d’exploitation quasi coloniale.

Cinquante-cinq ans après l’essai Aldebaran, premier essai atmosphérique en Polynésie, quarante-six ans après Achille, premier essai souterrain, et vingt-cinq ans après Xouthos, dernier essai nucléaire effectué par la France, il est plus que jamais temps pour l’État de réparer dignement les blessures infligées au Pacifique et à tous ceux qui ont participé volontairement ou involontairement à la réalisation de ces essais sans être avertis des dangers réels. Ce serait l’honneur du Parlement que de s’engager dans cette voie.

M. Guillaume Vuilletet. En 2019, j’ai eu l’honneur et le plaisir d’être rapporteur des projets de loi organique et ordinaire portant, respectivement, modification du statut d’autonomie de la Polynésie française et diverses dispositions institutionnelles en Polynésie française. J’ai travaillé de manière approfondie sur ces textes avec Moetai Brotherson, Maina Sage et Nicole Sanquer. Nous avons pu obtenir un début de vérité sur les essais nucléaires. Pour la première fois – je me souviens de ce moment important –, les mots « dette nucléaire » ont été prononcés. Dans l’hémicycle, nous nous sommes efforcés, jusqu’au terme du débat, de trouver une rédaction susceptible de recueillir un accord. La disposition relative à la dette nucléaire a été la seule à être adoptée à l’unanimité, ce qui n’est pas rien.

Nos travaux ont en effet mis en lumière beaucoup de souffrances. Il a fallu surmonter un puissant déni. Une forme de réconciliation a eu lieu, je crois, autour de l’acceptation des faits. Cela ne signifie pas que nous nous sommes mis d’accord sur tout. La prise en compte des 193 expérimentations nucléaires menées dans le Pacifique durant 30 ans est un travail exigeant. La réforme du statut de la Polynésie française a été un moment fondamental, mais il n’épuise pas le sujet.

Le travail engagé, qui a trouvé son point d’orgue avec la loi Morin de 2010, demeure insuffisant. L’actualité l’a montré. Les résultats de recherches récentes ont soulevé des interrogations, et des témoignages ont été livrés par des habitants et des vétérans, qui ont à cœur d’exposer leur vérité.

Cela a conduit le Président de la République à demander la convocation d’une table ronde, qui marquera une deuxième étape de la dissipation du déni des expériences nucléaires menées en Polynésie française et, auparavant, sur d’autres territoires. Cette instance aura pour rôle de remettre les choses à plat concernant les nombreux sujets que vous évoquez, Monsieur le rapporteur, et sur lesquels chacun est désireux de se pencher, en Polynésie comme dans l’hexagone. Je voudrais saluer l’action du gouvernement d’Édouard Fritch, qui travaille ardemment à ce que les choses aboutissent dans un cadre, sinon consensuel, du moins apaisé.

 

Cela ne signifie pas, cependant, que nous sommes d’accord sur le contenu du texte en discussion. Celui-ci n’aborde d’ailleurs pas un certain nombre de questions, telles que la délocalisation, mais j’ai bien compris, Monsieur le rapporteur, que vous n’aviez pas pour intention d’être exhaustif. J’espère que les forces politiques que vous représentez participeront à la table ronde – je sais qu’il y a un débat à ce sujet, mais c’est fondamental.

L’article 1er crée une commission « chargée de proposer un programme de dépollution, de traitement, d’assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires ainsi que des matières et déchets issus de l’activité nucléaire ». S’agissant de la surveillance de Moruroa et de Fangataufa, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) ont publié une étude, au tournant des années 2000, sur les effets nucléaires ionisants. Ils concluaient que les concentrations des matières radioactives résiduelles attribuables aux essais nucléaires, tant dans les milieux terrestres et aquatiques que dans les sous-sols, sont très faibles et n’ont pas – pas plus qu’elles ne devraient en avoir à l’avenir – d’impact radiologique. Cela étant, la France a décidé de continuer à assurer une surveillance. Le dernier bilan fait état d’une radioactivité stable ou en décroissance. S’agissant de l’atoll de Hao, la situation est un peu différente, puisqu’une dalle de béton y enferme des déchets. De l’avis général, il serait dangereux de la retirer.

Pour l’ensemble de ces raisons, je ne crois vraiment pas qu’il soit nécessaire de créer un comité supplémentaire.

Le sujet le plus important est, sans conteste, l’indemnisation des ayants droit, qui est le cœur de votre proposition de loi. On peut entendre certaines demandes. L’analogie faite avec l’amiante mérite d’être discutée ; elle ne me paraît pas dénuée de tout fondement, même si je ne la considère pas totalement juste. On ne peut pas mettre exactement sur le même plan les conséquences d’un agissement fautif et la situation actuelle. Cela étant, il faut mener cette discussion. La table ronde nous en offre l’occasion.

Certaines dispositions de votre texte auraient des conséquences difficilement acceptables. Ainsi, vous voulez supprimer le seuil de 1 millisievert à partir duquel l’exposition à la radioactivité est jugée dangereuse. On peut estimer que tout le monde est susceptible d’être touché, et alors il n’y a pas de limite, ou on peut juger nécessaire de se fonder sur des avis scientifiques.

Nous pourrions certes amender le texte, mais nous nous trouvons face à des données particulièrement complexes, qui méritent une discussion approfondie. Le vrai rendez-vous est celui de la table ronde, qui se tiendra très prochainement sous l’égide du Président de la République. Cette instance de haut niveau permettra d’aller au bout des choses. Nous avons un profond respect pour les personnes ayant subi les effets des essais nucléaires et nous portons une attention particulière à leurs souffrances, mais nous ne pouvons pas soutenir cette proposition de loi.

M. Rémi Delatte. Certains sujets sont si complexes qu’il faut savoir reconnaître que l’on ne sait pas. La présente proposition de loi fait partie de ces textes qu’il convient d’aborder avec beaucoup d’humilité.

Je le fais d’autant plus volontiers que j’étais déjà parlementaire au moment du vote de la loi Morin, en 2010. Je reconnais d’ailleurs que ce texte n’a pas été suffisant dans les premières années de son application. Pourtant, il répondait à une attente forte et légitime, et il marquait la reconnaissance, au travers d’un processus d’indemnisation, des conséquences bien réelles des essais nucléaires sur la santé de nos compatriotes, particulièrement ceux de Polynésie, bien entendu, mais aussi ceux de métropole qui avaient participé aux expérimentations.

Devant le faible niveau des indemnisations accordées, qui témoignait de réelles difficultés d’application de la loi, un travail a été effectué. Une revalorisation est alors intervenue. Cela dit, il convient d’aller plus loin dans la réflexion relative aux critères d’indemnisation.

Il m’apparaît important de se donner du recul avant de procéder à de nouvelles évolutions. Je pense notamment à la question du risque négligeable, que vous abordez dans votre texte, et qui ne peut relever, selon moi, d’une simple initiative politique.

Malgré votre travail, dont je vous félicite, Monsieur le rapporteur, ce texte ne me paraît pas totalement abouti, ni sur le plan de la temporalité, ni sur le plan de l’expertise – une expertise extérieure était nécessaire à son élaboration.

Le texte pose une vraie question de justice, déjà bien identifiée. À cet égard, l’initiative est louable. Mais la justice demande aussi de la justesse. Or, pour cela, il aurait fallu conduire des travaux supplémentaires.

Au demeurant, le Président de la République souhaite qu’une table ronde soit organisée. Peut-être faut-il prendre le temps, pour donner tout son sens à cette initiative et en tirer des enseignements.

Pour toutes ces raisons, le groupe Les Républicains s’abstiendra.

Mme Maina Sage. La proposition de loi de notre collègue Moetai Brotherson porte sur un sujet très particulier – pour les Polynésiens, certes, mais aussi pour tous les Français. En effet, le texte nous rappelle notre histoire commune, liée à trente années d’essais nucléaires, d’abord en Algérie, de 1960 à 1966, puis en Polynésie, de 1966 à 1996.

Si ce passé est le témoignage d’un savoir-faire français, il est surtout la cause de bouleversements économiques, sociaux et environnementaux pour notre territoire ; il est aussi à l’origine de beaucoup de souffrance, aujourd’hui encore.

 

Il faut que vous sachiez que, jusque dans les années 2000, on n’a pas arrêté de nous bassiner avec la « propreté » des essais nucléaires : ces derniers, nous disait-on, avaient été parfaitement surveillés et encadrés, tout allait bien. Il a fallu une commission d’enquête soutenue par le mouvement indépendantiste et des associations environnementales locales, nationales et internationales pour que nous commencions à entrevoir la vérité sur ce qui s’était passé.

Sans retracer toute l’histoire de la loi Morin, je rappellerai que la classe politique polynésienne, unie pour l’occasion, s’était battue depuis 2008 pour faire apparaître la vérité et bâtir un dispositif d’indemnisation à la hauteur de l’enjeu. J’ai moi-même participé à ce combat aux côtés de M. Brotherson et de ses collègues.

La réponse apportée par l’État et le Parlement est-elle suffisante et digne de cette histoire ? Force est de constater que non. Le dispositif n’est pas encore pleinement efficace, qu’il s’agisse des conséquences sanitaires ou des incidences environnementales. À cet égard, en ce qui concerne le passif, je rejoins le constat de M. Brotherson. Toute la classe politique de Polynésie, mais aussi les associations et les citoyens partagent d’ailleurs les objectifs énoncés par notre collègue.

Celui-ci aurait sans doute préféré que la journée réservée à son groupe soit programmée en septembre. En effet, le hasard du calendrier fait que la table ronde doit avoir lieu début juillet. Par ailleurs, depuis le dépôt de la proposition de loi, de nouvelles révélations ont été faites par Disclose et une équipe de chercheurs de Princeton, dont Sébastien Philippe. Nous avons appris que tout ce qui nous avait été dit depuis 2006, dans le cadre de ce qui était censé être un exercice de vérité, était faux : nous avons de nouveau été trompés. Il semble, en effet, que les retombées aient été de deux à dix fois supérieures aux données communiquées. Cela remet entièrement en cause le dispositif d’indemnisation, fondé sur le seuil de 1 millisievert.

S’agissant de l’impact environnemental, il est vrai que l’État a mis les moyens, depuis 2006, pour dépolluer les sites et essayer de les réhabiliter, mais on n’est pas encore à la fin du processus. La première fois que je me suis rendue à Hao, en 2008, soit plus de dix ans après les derniers essais, j’ai pleuré en voyant l’amoncellement de déchets. Depuis lors, près de 100 millions d’euros ont été consacrés au nettoyage des îles et à la sécurisation de Moruroa, avec le programme Telsite 2 – car on ne sait pas ce qu’il adviendra du morceau d’atoll qui risque de s’effondrer, ce qui provoquerait une sorte de second Fukushima. Il est de notre responsabilité, en tant que parlementaires, d’envisager toutes les éventualités et d’être attentifs à la situation. D’ailleurs, ne serait-ce qu’à travers le budget et les lois de programmation, les dispositifs de surveillance et de réparation nous incombent à nous aussi.

Les révélations du mois de mars n’ont pas laissé le Gouvernement insensible. Je l’en remercie, de même d’ailleurs que le Président de la République. L’exécutif est soucieux de la situation. Les problèmes sont multisectoriels : outre les questions de santé et d’environnement, la Polynésie a connu des bouleversements économiques et sociétaux. En dix ans, le PIB a triplé et la moitié de la population active qui travaillait dans le secteur primaire est passée dans le tertiaire ; en vingt ans, la population a doublé. Du fait de la rapidité de ces évolutions, un certain nombre de personnes sont restées sur le carreau.

Sur le fond, je suis solidaire de mon collègue Moetai Brotherson : les enjeux qu’il aborde doivent être débattus dans notre assemblée. Cela dit, le véhicule choisi est-il le bon ? Pour un groupe parlementaire, une proposition de loi est toujours le véhicule adéquat… Quant à moi, j’aimerais que nous allions plus loin, ce qui suppose un travail collectif associant toutes les forces politiques. Cette démarche est en cours ; j’espère que vous nous rejoindrez, Monsieur Brotherson. Les révélations du mois de mars appellent un travail entièrement transpartisan, incluant les associations, les forces religieuses, et bien évidemment les cinq parlementaires de Polynésie – les trois députés et les deux sénateurs. Le rendez-vous est pris pour le début du mois de juillet. J’espère qu’il nous permettra d’aborder l’ensemble des thématiques. Il y va de notre avenir : nous ne pourrons pas avancer ensemble si toute la vérité n’est pas dite et si nous ne rendons pas justice aux victimes. Nous le devons aux Polynésiens. Seule cette démarche permettra de parvenir à une forme d’apaisement et de réconciliation.

M. Yannick Favennec Bécot. Deux cent dix : tel est le nombre d’essais nucléaires auxquels la France a procédé et dont l’immense majorité s’est déroulée en Polynésie. Ces essais ont marqué à tout jamais l’histoire de la Polynésie française : Maina Sage l’a très bien dit. C’est une dette éternelle dont la France doit s’acquitter envers les Polynésiennes et les et les Polynésiens.

Moi aussi, j’étais déjà député en 2010 quand la loi Morin a été discutée. Nous l’avions adoptée avec beaucoup d’enthousiasme. Force est toutefois de constater que son application a produit beaucoup de déception. Récemment, nous avons voté, dans le statut d’autonomie de la Polynésie française, la reconnaissance de sa mise à contribution dans la construction de la dissuasion nucléaire française. Certes, cela ne changera pas le quotidien de nos compatriotes polynésiens, mais il s’agit malgré tout d’une reconnaissance, ainsi que du fondement de mesures plus ambitieuses pour l’avenir – en tout cas, nous l’espérons.

Le texte que vous nous proposez, Monsieur le rapporteur, s’inscrit dans un contexte particulier avec, d’un côté, la publication de l’ouvrage Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, qui a mis en lumière les insuffisances de l’État, et, de l’autre, l’annonce par le Président de la République d’une table ronde consacrée à la question.

L’article 1er de la proposition de loi semble indispensable pour fixer une méthode de dépollution efficace ainsi qu’un procédé de traitement des déchets radioactifs des îles. Nous avons besoin de cette expertise, l’État s’étant d’ores et déjà engagé à dépolluer les sols contaminés.

 

Le second volet du texte prévoit un élargissement des conditions d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, en particulier par la reconnaissance de la transmission intergénérationnelle des maladies radio-induites, ce qui est effectivement très important.

En revanche, Monsieur le rapporteur, nous regrettons la tonalité de l’exposé des motifs. Nous pensons que rien de bon ne peut sortir d’une opposition entre l’État et le « pays ». C’est grâce à un dialogue apaisé que nous parviendrons à construire quelque chose de solide, ensemble, dans ce domaine.

Enfin, je salue le travail de ma collègue Nicole Sanquer, qui s’est beaucoup investie dans la reconnaissance et la réparation des essais nucléaires, notamment en sa qualité de membre de la commission créée par l’article 113 de la loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer (EROM). Nicole Sanquer fera d’ailleurs un certain nombre de propositions pour enrichir le texte en séance publique la semaine prochaine.

M. Bastien Lachaud. La proposition de loi vise à combattre les injustices persistantes que subissent des dizaines de milliers de victimes des conséquences des essais nucléaires réalisés en Polynésie et en Algérie, en traitant des effets de ces essais sur les personnes et sur l’environnement.

Sur les 150 000 personnes, civils et militaires, ayant participé de près ou de loin aux 210 essais français conduits dans le Sahara algérien et en Polynésie entre 1960 et 1996, seule une poignée a obtenu une indemnisation. Certes, des progrès ont été réalisés avec la loi Morin de 2010, qui a créé le CIVEN, un comité chargé de l’indemnisation des victimes civiles et militaires des conséquences des essais nucléaires, mais, comme l’a révélé l’enquête de Disclose en mars dernier, cet organisme n’est pas à la hauteur des enjeux – c’est un euphémisme.

Ainsi, en 2019, le nombre de civils polynésiens – c’est-à-dire hors militaires et prestataires d’entreprises – s’étant vu proposer une offre d’indemnisation depuis la création du dispositif était de soixante-trois personnes. Les améliorations apportées par la loi EROM en 2017 ne concernent que les requêtes des vétérans de l’armée et du Commissariat à l’énergie atomique.

Les conséquences environnementales des essais nucléaires en Polynésie sont quant à elles ignorées par les dispositifs actuels. On sait pourtant que des failles, causées par les essais, sont apparues dans les zones où sont stockés les déchets radioactifs. Il est urgent de lancer Un grand plan de dépollution et de traitement des déchets nucléaires en Polynésie.

Une opacité plus grande encore règne sur les dix-sept essais menés en Algérie entre 1960 et 1967. Dans le contexte de la fin de la guerre, les deux parties n’ont pas négocié de clause qui aurait contraint la France à décontaminer les sites pollués. Ces derniers, dont la localisation est souvent secrète, ne font l’objet d’aucun contrôle radiologique ni d’actions de sensibilisation auprès des populations quant aux risques sanitaires.

La présente proposition de loi ne peut aller, sur ce point, au-delà de l’exposé des motifs, puisque, contrairement à l’Algérie, la France n’est pas signataire du traité sur l’interdiction des armes nucléaires, entré en vigueur en janvier 2021 et qui mentionne clairement les obligations des pays auteurs d’essais nucléaires. Notre pays n’en a pas moins la responsabilité morale de fournir, comme le demande l’Algérie, une assistance aux victimes algériennes des essais et de contribuer à la remise en état de l’environnement. Il y va de l’amitié entre les peuples français et algérien, unis par l’histoire.

Quel que soit le point de vue de chacun sur la dissuasion nucléaire, les injustices subies depuis des décennies par les victimes des essais nucléaires sont inacceptables. Nous ne pouvons que soutenir cette proposition de loi qui, si elle est adoptée, améliorera l’accès aux droits pour des dizaines de milliers de personnes.

M. André Chassaigne. La proposition de loi de Moetai Brotherson est inscrite à l’ordre du jour réservé au groupe que j’ai l’honneur de présider.

Je laisse au rapporteur le soin de répondre sur le fond aux interventions ; je ne doute pas qu’il apportera des arguments d’un autre niveau que certains prétextes qui ont été avancés. Ce ne sont que des artifices, et ceux qui les emploient poursuivent d’autres objectifs. Quant aux propos renvoyant à la fameuse table ronde, ils ne m’ont absolument pas convaincu. À entendre leurs auteurs, tout serait dans les tuyaux. Derrière tout cela, il y a vraisemblablement des considérations géopolitiques n’ayant rien à voir avec le texte lui-même.

Selon moi, il faut voter cette proposition de loi, de façon consensuelle et apaisée – pour reprendre certains termes utilisés précédemment.

Oui ou non, la loi Morin présente-t-elle des manques, s’agissant aussi bien des conséquences environnementales que des conséquences humaines des essais nucléaires ? Une table ronde – j’aimerais d’ailleurs que l’on m’explique ce que recouvre exactement le terme – sera-t-elle en mesure de mener un travail aussi durable et approfondi que la commission que M. Brotherson propose de créer ? Celle-ci serait chargée d’établir un programme de dépollution, de traitement, d’assainissement et de gestion des sites des essais nucléaires, ainsi que des matières et déchets issus de l’activité nucléaire. Certes, il faut mener des travaux supplémentaires, mais ces derniers doivent être approfondis. On ne saurait se contenter de faire de la communication et de sauter comme des cabris en disant : « Table ronde ! Table ronde ! Table ronde ! »

D’ailleurs, l’urgence est là. En effet, oui ou non, l’atoll de Moruroa représente-t-il une menace extrêmement grave ? Oui ou non, risque-t-il de s’effondrer, alors même qu’il contient des déchets d’essais nucléaires ? Il faut prendre en compte ce risque dès aujourd’hui, en menant un travail approfondi.

Concernant l’indemnisation des victimes directes ou de leurs proches, oui ou non, les critères appliqués actuellement sont-ils trop restreints ? Oui ou non, les dossiers sont-ils trop complexes à monter pour les victimes ? Ne faut-il pas élargir la loi Morin pour indemniser les victimes de maladies transgénérationnelles dues aux essais nucléaires ? Ne faut-il pas appliquer le principe de précaution en permettant la présomption de causalité entre une maladie radio-induite et les essais nucléaires militaires ? Ne faut-il pas faire reconnaître un droit à l’indemnisation en faveur de ceux qui assistent et accompagnent les personnes souffrant de maladies radio-induites ?

Oui ou non, l’État doit-il prendre en charge les victimes de maladies radio-induites ? Est-il normal que ce soit la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie qui prenne en charge les victimes et que ce soient les cotisations des Polynésiens qui paient pour les dégâts causés par la France ? C’est extrêmement injuste, vous en conviendrez.

Telles sont les dimensions de la question. Il faut les prendre en considération au moment de se prononcer sur le texte.

Moetai Brotherson a parlé de l’honneur du Parlement. Je m’appuierai pour ma part sur trois éléments.

Tout d’abord, je considère que le vote que nous allons émettre relève de l’éthique. Il doit donc être abordé de façon individuelle. « L’éthique, c’est l’esthétique du dedans », disait un poète. Faisons preuve d’éthique ; ne soyons pas des soldats obéissant à quelque consigne donnée pour des raisons plus ou moins occultes.

Ensuite, attachons-nous à la transparence et à la clarté, qui sont les manifestations de l’honnêteté républicaine.

Enfin, c’est une question de justice, valeur fondamentale à nos yeux.

Soyons donc attentifs, au moment d’émettre notre vote, à ne pas nous enfermer dans quelque contexte que ce soit – car on sent bien ce qu’il y a derrière les considérations qui nous ont été exposées. Pensons aux victimes, pensons aux devoirs qu’a la France. Alors, nous pourrons sortir de ce débat la tête haute.

M. Jean Lassalle. Entre deux auditions de la mission d’information relative à la guerre des drones, j’ai tenu à participer à notre réunion, avec beaucoup d’humilité car je ne connais pas très bien ce dossier. J’ai été touché par le plaidoyer émouvant de Mme Sage, notre collègue de Polynésie, et je remercie le groupe GDR d’avoir inscrit ce sujet important dans sa niche. Je me suis déjà rendu en Polynésie mais je n’avais pas mesuré, à l’époque, ce que nous y avions laissé. Je vous remercie de m’avoir éclairé sur ces évènements et leurs conséquences. J’informerai rapidement mon groupe de ce témoignage, auquel on ne peut rester insensible, et vous ferai connaître notre position. Pourriez-vous m’indiquer si d’autres puissances poursuivent ce type d’essais nucléaires ?

M. Didier Le Gac. Ma circonscription est au cœur des activités de défense de la marine nationale : la base navale de Brest est, avec celle de Toulon, l’un des plus grands ports militaires de France et le siège de la Force océanique stratégique (FOST), l’île Longue et ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) représentant la composante navale de notre force nucléaire stratégique. Pour parvenir à un tel niveau de dissuasion, des générations de marins ont participé à l’élaboration de cette force nucléaire. Certains d’entre eux ont été mobilisés en Polynésie pour les essais atmosphériques entre 1966 et 1974, puis pour les essais souterrains jusqu’en 1996.

Alors que nous examinons une proposition de loi dédiée à la réparation des conséquences des essais nucléaires, je rends hommage aux populations civiles de Polynésie, exposées aux effets de ces expérimentations, mais également aux militaires présents sur zone à cette époque, qui n’ont bénéficié d’aucune protection particulière et à qui on a dit qu’il n’y avait pas de danger. Je rencontre fréquemment d’anciens marins et leurs familles au sein d’associations comme la Fédération nationale des officiers mariniers (FNOM) et je vous remercie, Monsieur le rapporteur, de les avoir auditionnés. L’Association des victimes des essais nucléaires (AVEN) célèbre aujourd’hui, 9 juin, ses vingt ans. Elle a été créée le 9 juin 2001 par un militaire, vétéran des essais nucléaires au Sahara.

J’ai pu mesurer avec eux les progrès réalisés grâce à la loi Morin de 2010, ainsi que le travail du CIVEN – même s’il n’est pas parfait –, qui ont permis une reconnaissance progressive des maladies radio-induites. Néanmoins, les témoignages très fréquents recueillis dans ma circonscription soulignent les limites du dispositif actuel, notamment pour les victimes de maladies transgénérationnelles, certains enfants, voire petits-enfants, étant affectés, ce qui accroît encore l’anxiété dans laquelle vivent leurs proches.

Sans présumer de l’issue des débats du 17 juin, ni juger de la faisabilité, des conditions d’exposition, du coût, des modalités de prise en charge proposées, je considère que la plupart des dispositions de cette proposition de loi constituent un progrès pour les populations civiles, les militaires et leurs familles. C’est pourquoi, à titre personnel, je voterai pour.

La commission de la défense est très attachée à la condition militaire, ce qui est bien normal compte tenu du sacrifice que les militaires consentent. Je salue tous les bénévoles, engagés depuis longtemps pour faire reconnaître les conséquences des essais. J’ai sollicité le Président de la République pour qu’il associe à la table ronde à venir non seulement les Polynésiens, mais également les membres de l’AVEN ou d’anciens militaires.

M. Fabien Gouttefarde. Je vais être très franc, je suis mal à l’aise avec cette initiative car, pour faire court, plus le temps passe, plus on fait de la politique et plus on s’éloigne de la science.

Avant d’être élu, entre 2011 et 2013, alors que M. Morin était ministre, j’ai instruit pendant deux ans les dossiers transmis au CIVEN. C’était avant que cet organisme ne devienne une autorité administrative indépendante (AAI). Travaillant à la direction juridique, j’ai d’ailleurs participé à sa transformation. Il s’agissait à l’époque d’indemniser le plus largement possible, sur la base de critères scientifiques. Après avoir quitté son poste, le ministre avait d’ailleurs fait part de sa surprise quant au peu de victimes indemnisées.

Bastien Lachaud a évoqué l’injustice faite aux victimes des essais nucléaires ; le président Chassaigne a dit qu’il fallait faire preuve d’éthique ; je souhaiterais pour ma part que nous fassions preuve de raison et que nous nous attachions à la science. Je ne voudrais pas caricaturer nos débats, mais que faites-vous des données scientifiques qui ne vous plaisent pas ? Vous les changez ! C’est le cas pour le critère du 1 millisievert.

Personne ici ne se demande pourquoi, entre 2011 et 2013, le CIVEN a rejeté 99 % des dossiers qui lui étaient soumis, pas uniquement par des Polynésiens, mais aussi par des soldats du contingent, présents sur les bateaux. Devant le CIVEN, les demandeurs doivent démontrer leur présence sur place – ce n’est pas difficile ; ils doivent également démontrer leur exposition, ce qu’ils peuvent aussi faire puisque les marins étaient équipés de dosimètres individuels. Mais, de 1975 à 1991, les essais deviennent sous-marins et souterrains et il est donc extrêmement difficile de démontrer une exposition importante en mer, les dosimètres individuels enregistrant alors une dose extrêmement faible.

Nous sommes face à un problème de preuve. En 2017, quand le CIVEN devient une AAI et que l’on s’émeut de la faiblesse des indemnisations, qui compose l’organisme ? Ce sont les plus grands radiologues de France, des cancérologues, des épidémiologistes, etc. Ce sont donc des scientifiques. Vous avez confiance en eux quand vous les consultez, individuellement, pour un cancer ou une autre maladie. Feraient-ils moins sérieusement leur travail dès lors qu’ils intègrent une AAI ? Comme nous tous, bien évidemment, ils souhaitent réparer les préjudices, mais font face à un problème de preuve. La radioactivité étant moins forte, l’impact sur les organismes était également moindre. C’est d’ailleurs ce que souligne le rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), un an avant l’enquête de Disclose. J’aurais tendance à faire davantage confiance au premier qu’au second. Or ses conclusions sont totalement opposées.

À une époque où la science est souvent balayée d’un revers de main et où le relativisme prolifère, soyons rationnels. S’il est important de faire preuve d’éthique, on peut aussi faire preuve de raison et croire à la science.

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Je ne comprends pas que l’on disqualifie l’action de notre assemblée au motif que l’exécutif a décidé d’organiser une table ronde. L’un n’exclut pas l’autre. Pourquoi sommes-nous là aujourd’hui ? Qui nous a élus ? Quelle est notre fonction ? Nous sommes députés de la République. Nous ne sommes pas des larbins de l’exécutif, si vous me permettez l’expression.

C’est en député que je m’adresse à mes pairs. Je n’attends pas les décisions de Jupiter. Le sujet dont nous débattons m’est particulièrement cher et j’ai essayé de n’oublier personne : de ne jamais oublier les Algériens, avec toutes les difficultés qu’il y a à obtenir des informations car il n’existe pas d’associations de victimes algériennes, même si certaines de ces victimes se manifestent auprès de l’AVEN ; de ne pas oublier tous ces jeunes métropolitains appelés, partis pleins d’entrain pour participer à « la grande œuvre de la France », et qui en sont morts. Ils sont tous chers à mon cœur. Je suis député de Polynésie, mais je suis aussi député de la République et je n’ai jamais oublié les témoignages des marins que vous citez. Certains ont témoigné, ou participé à des documentaires, parfois au péril de leur carrière.

La question nucléaire n’est pas un problème polynésien, c’est le problème de la République française. Vous me dites, Monsieur Gouttefarde, qu’il faut faire preuve de rationalité et qu’il ne faut pas oublier la science. Mais je suis ingénieur en informatique et télécoms. Je suis donc plutôt quelqu’un de rationnel.

Vous opposez l’étude de l’INSERM à l’enquête de Disclose. Mais des représentants de l’INSERM, auditionnés il y a deux jours, nous disent arriver aux mêmes conclusions que Disclose. Où est la contradiction que vous pointez du doigt ? Si la délégation du CEA, que nous avons auditionnée, exprime des désaccords sur certains points de l’enquête de Disclose, il ne remet, lui non plus, en cause ni la méthodologie, ni les simulations qui ont abouti aux résultats de l’enquête. C’est pourquoi je suis un peu surpris que vous considériez que je conteste les données scientifiques.

J’ai toujours été contre le critère du millisievert, et l’enquête de Disclose a montré que l’intégralité de la population polynésienne a été exposée au moins à cette dose lors l’essai Centaure de 1974. Dès lors, où est l’intérêt de ce critère ? Qui plus est, il n’est pas réellement scientifique, mais administratif – et c’est le CIVEN qui le dit, pas moi.

J’ai effectué un travail de fond avec mes collaborateurs et tous ceux que nous avons rencontrés depuis deux ans. Ce n’est pas une démarche opportuniste, en vue de je ne sais quelle échéance. Mais c’est aussi un modeste travail : comme l’un d’entre nous l’a souligné, il y a bien d’autres choses à améliorer. Ce texte n’a pas vocation à tout réparer. Nous nous sommes focalisés sur certains points qui paraissaient à la fois très importants, pertinents et raisonnables. C’est la volonté d’améliorer la situation, en premier lieu pour les victimes, qui nous a animés, et non un esprit revanchard ou opportuniste.

Il est vrai que les choses se sont améliorées depuis la suppression de la disposition concernant le « risque négligeable ». La charge de la preuve incombe au CIVEN. Le critère du millisievert représente plus de 50 % des causes de rejet. Certains disent qu’on ne peut pas supprimer ce critère parce que le respect des trois autres conditions conduirait alors à une présomption irréfragable. Or mettez-vous une seconde à la place des victimes. Une dame que j’ai reçue il y a deux mois dans mon bureau était atteinte de trois pathologies figurant sur la liste – un cancer du sein, un autre de l’estomac et un troisième de la thyroïde – mais son dossier a été refusé sur la base du critère du millisievert. De quels moyens croyez-vous qu’elle dispose à partir du moment où le CIVEN a pris sa décision ? Elle n’en a aucun. Le caractère irréfragable de la présomption est de nouveau du mauvais côté du manche, du moins pour la victime.

S’agissant des considérations environnementales, l’idéal serait de faire tous ensemble – les 577 députés que nous sommes – une visite à Moruroa. J’y suis allé, et je tiens à votre disposition les photos des failles dans l’atoll. La question n’est pas de savoir s’il va s’effondrer, mais quand. En tant que citoyens et surtout comme élus de la République, peut-on décemment, vis-à-vis de nos enfants et de nos petits-enfants, se dire qu’on n’a qu’à attendre que l’atoll s’effondre pour y réfléchir ? Je pense que non, et c’est le sens de la commission que je propose d’instaurer.

Le Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires compte quatre personnes. C’est essentiellement un service d’archives : il emploie une secrétaire à plein temps, une archiviste et deux autres personnels. Pensez-vous réellement que c’est ce micro-département qui va changer quoi que ce soit à la gestion environnementale des conséquences des essais nucléaires ? Je ne le pense pas.

Je n’avais pas du tout anticipé la sortie de l’enquête de Disclose. Quand M. Lecornu a annoncé une table ronde, j’ai été un peu perturbé car je me suis dit que cela allait, à tous les coups, bouleverser le calendrier. Comme Mme Sage l’a dit, j’aurais nettement préféré que la niche du groupe GDR ait lieu en septembre, mais l’agenda est ce qu’il est. Nous aurons à prendre position, les uns et les autres, à titre individuel même si nous faisons tous partie de groupes politiques qui donnent des consignes. Chacun d’entre nous aura, en tant que citoyen, à se regarder dans le miroir le lendemain du vote et à se demander s’il a fait le bon choix.

Article 1er : Création d’une commission chargée de l’élaboration d’un plan de dépollution des sites des essais nucléaires et des déchets produits par leur activité

La commission rejette l’article 1er.

Article 2 : (art. 1er, 2 et 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français) : Élargissement des critères d’indemnisation des victimes des essais nucléaires

La commission rejette l’amendement de clarification DN1 du rapporteur.

Amendement DN2 du rapporteur.

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Cet amendement précise que les frais médicaux sont pris en charge dès lors qu’une personne est reconnue victime.

Mme Sereine Mauborgne. Compte tenu du régime des affections de longue durée, je ne vois pas quel est l’intérêt de préciser que les frais médicaux passés et à venir sont pris en charge. Normalement, ils le sont en cas d’irradiation. Cet amendement n’est-il pas satisfait par les dispositions actuelles du code de la sécurité sociale ?

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Il faut se placer dans le cadre de la loi Morin : elle n’inclut pas cette prise en charge. Seule une indemnisation est prévue.

Mme Sereine Mauborgne. Merci, Monsieur le rapporteur. Néanmoins, la prise en charge de ces frais médicaux est normalement de 100 % en application du code de la sécurité sociale.

M. Moetai Brotherson, rapporteur. Sauf que la sécurité sociale n’opère pas en Polynésie française… Il existe une Caisse de prévoyance sociale.

La situation est ubuesque : 59 victimes ont été indemnisées, à hauteur de 70 000 euros en moyenne, depuis l’adoption de la loi Morin, ce qui représente à peu près 4,2 millions d’euros ; chaque année, 5 milliards de francs pacifiques, soit environ 42 millions d’euros – dix fois plus –, sont dépensés par la Caisse de prévoyance sociale pour la prise en charge médicale de l’ensemble des Polynésiens victimes d’une ou de plusieurs des 23 pathologies inscrites sur la liste et répondant aux trois critères appliqués par le CIVEN. C’est une sorte de double peine : les victimes polynésiennes financent elles-mêmes la prise en charge de leurs maladies.

La commission rejette l’amendement.

Puis, la commission rejette l’article 2.

Article 3 : Recevabilité financière

La commission rejette l’article 3.

La commission ayant rejeté tous les articles de la proposition de loi, l’ensemble de celle-ci est rejeté.

M. Moetai Brotherson, rapporteur. J’espère sincèrement que les quelques jours qui séparent cette réunion de la séance publique permettront aux uns et aux autres de réfléchir. Chacun aura à se prononcer en conscience le 17 juin.

Je reviens sur la table ronde : vous savez qu’elle est vraiment très loin de faire l’unanimité en Polynésie. La plupart des associations de victimes ont déjà indiqué qu’elles n’y participeront pas. Les confessions religieuses s’interrogent, et il est très probable qu’elles ne participeront pas non plus. Le principal parti politique qui s’opposait aux essais nucléaires à l’époque de la théorie des « essais propres » a annoncé qu’il ne participerait pas. Si la réunion a lieu en l’état actuel des positions, ce sera plus une coquille vide qu’une table ronde, quel que soit le haut niveau qu’on veut lui donner.

J’ai discuté avec Moruroa e Tatou, l’Association 193 et toutes les composantes de la société polynésienne qui, aujourd’hui, ne veulent pas participer à la table ronde. Un élément revient constamment, et je suis tenté de le partager malgré ma qualité de député : l’essentiel de ce que ces acteurs veulent exprimer se trouve dans la proposition de loi ; si celle-ci est rejetée le 17 juin, quel sera l’intérêt de participer à une mascarade ?

Moi-même, je m’interroge sur ma présence à la table ronde : si, par extraordinaire, ce texte était adopté, il serait tout à fait logique que j’y participe, car il y a bien d’autres choses à discuter. Si la proposition de loi était rejetée, comme le vote d’aujourd’hui semble l’indiquer, je ne sais pas quelle serait ma décision : en tant que député de la République, je voudrais y participer mais en tant que Polynésien, je me sentirais tellement peu respecté que je n’en aurais pas du tout envie.

M. Jean-Marie Fiévet, président. Je vous remercie, Monsieur le rapporteur, d’avoir permis ce débat fort intéressant, qui a été marqué par beaucoup d’échanges et qui pourra utilement alimenter les travaux de la table ronde de haut niveau voulue par le Président de la République sur ce sujet très important. Le dossier n’est pas clos.

 

 

 


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   Annexe

   Liste des personnes auditionnées par le rapporteur

(par ordre chronologique)

 

 Association 193 ‒ Mme Léna Normand, première vice-présidente et M. Jerry Gooding, ancien président et actuel membre du conseil municipal de Rikitea, Gambier ;

 M. Alain Philippe, victime des essais nucléaires ;

 Mme Béatrice Mou Sang, victime des essais nucléaires ; 

 Mme Maire Perry, victime des essais nucléaires ;

 M. Patrick Galenon, docteur en océanologie, membre et ancien président du Conseil économique, social, environnemental et culturel de la Polynésie (CESEC), secrétaire général de CSTP/FO, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE), ancien président du conseil d’administration de la caisse de prévoyance sociale ;

 Association des victimes des essais nucléaires (AVEN) M. Jean-Louis Camuzat, président et Mme Cécile Labrunie, avocate ;

 Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) M. Jean-Michel Chaput, directeur adjoint des applications militaires et M. Jean-Pierre Vigouroux, directeur des affaires publiques ;

 Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) M. Rémy Slama, directeur de l’institut thématique « Santé publique », M. Laurent Fleury, responsable du pôle expertise collective, M. Florent de Vathaire, directeur de recherche à l’Inserm et responsable de l’équipe « Épidémiologie des radiations » du centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (CESP) ;

M. Tomas Statius et M. Sébastien Philippe, auteurs de l’enquête « Toxique », publiée par Disclose en mars 2021 ;

 Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) M. Gilles Hermitte, président et M. Ludovic Gérin, directeur des services ;

 Direction générale de l’armement Mme le Médecin chef des services de classe normale Marie-Pascale Petit, chef du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaires (DSCEN), et M. l’ingénieur en chef de l’armement Axel Lavarde, directeur par intérim de l’unité de management nucléaire, bactériologique et chimique et de l’unité de management nucléaire, biologique et chimique (UM NBC) ;

 Fédération nationale des officiers mariniers M. Jean-Luc Moreau, président.

 

 


([1])  Daniel Parker et Robert Bonniot, Folie nucléaire, Éditions de l’Épi, 1966, p. 36-37.

([2])  Toxique, enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie. Sébastien Philippe, Tomas Statius, PUF, Disclose, mars 2021. Librement accessible à partir de ce lien.

([3])  Créé en 2010 par la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite « Morin ».

([4]) Créé en 2010 par la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite « Morin ».

([5])  Résolution de la Délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale, adoptée le 29 avril 2021. Accessible à partir de ce lien.

([6])  Comment les essais nucléaires français ont changé la Polynésie pour toujours, 15 octobre 2018, Equal times.

([7])  Le CEA était en charge des expérimentations et les armées de l’organisation logistique ainsi que leur mise en œuvre opérationnelle.

([8])  Mémorial des essais nucléaires français de Moruroa, accessible à partir de ce lien.

([9])  Le CCS prévoyait en 1958 une dose maximale admissible de 50mSv/an pour les travailleurs exposés ou non directement exposés, de 100 mSv pour une exposition exceptionnelle et de 15 mSv/an pour les populations. Cette dose fut restreinte en 1961 à 5 mSv/an pour les populations et 15 mSv/an pour les travailleurs non directement exposés. Aujourd’hui, la réglementation française prévoit une dose maximale admissible de 20 mSv/an pour les travailleurs exposés, de 6 mSv/an pour les travailleurs non exposés, de 40 mSv pour une exposition exceptionnelle et de 1 mSv/an pour les populations.

([10])  Données incluant les tirs de sécurité.

([11])  Si le port de dosimétrie avait été généralisé, des données précises auraient pu être données quant au degré d’irradiation subi par les travailleurs du nucléaire. Or, entre 1960 et 1998, seules 70 000 personnes sur les 150 000 présentes en Algérie et en Polynésie française ont fait l’objet de mesure de surveillance dosimétrique, soit moins de la moitié des personnes potentiellement impactées par les essais.

([12])  « Essais nucléaires et santé - Conséquences en Polynésie française », expertise collective de l’INSERM, 18 février 2020. Accessible à partir de ce lien.

([13])  Avis n° 2012-20 du 20 décembre 2012 et n° 2013-07 du 21 mars 2013.

([14])  Documents accessibles à partir de ce lien.

([15])  Dossier de presse du commandement supérieur des forces armées en Polynésie française sur le dispositif Telsite 2, 20 juin 2018. Accessible à partir de ce lien.

([16])  Décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français

([17])  Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur les efforts en faveur de la Polynésie française, à Tahiti Papeete le 22 février 2016. Accessible à partir de ce lien.

([18])  Discours accessible à partir de ce lien.