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N° 4331 |
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N° 758 |
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ASSEMBLÉE NATIONALE |
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SÉNAT |
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CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 QUINZIÈME LÉGISLATURE |
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SESSION EXTRAORDINAIRE 2020 - 2021 |
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Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale |
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Enregistré à la présidence du Sénat |
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le 8 juillet 2021 |
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le 8 juillet 2021 |
RAPPORT
au nom de
L’OFFICE PARLEMENTAIRE D’ÉVALUATION
DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES
L’énergie nucléaire du futur
et les conséquences de l’abandon du projet de réacteur nucléaire
de 4e génération « Astrid »
par
M. Thomas GASSILLOUD, député, et M. Stéphane PIEDNOIR, sénateur
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Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale par M. Cédric VILLANI, Président de l’Office |
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Déposé sur le Bureau du Sénat par M. Gérard LONGUET Premier vice-président de l’Office |
Composition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques
Président
M. Cédric VILLANI, député
Premier vice-président
M. Gérard LONGUET, sénateur
Vice-présidents
M. Didier BAICHÈRE, député Mme Sonia de LA PROVÔTÉ, sénatrice M. Jean-Luc FUGIT, député Mme Angèle PRÉVILLE, sénatrice
M. Patrick HETZEL, député Mme Catherine PROCACCIA, sénateur
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DÉputés
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SÉnateurs |
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M. Julien AUBERT M. Philippe BOLO Mme Émilie CARIOU M. Claude de GANAY M. Jean-François ELIAOU Mme Valéria FAURE-MUNTIAN M. Thomas GASSILLOUD Mme Anne GENETET M. Pierre HENRIET M. Antoine HERTH M. Jean-Paul LECOQ M. Gérard LESEUL M. Loïc PRUD’HOMME Mme Huguette TIEGNA
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Mme Laure DARCOS Mme Annie DELMONT-KOROPOULIS M. André GUIOL M. Ludovic HAYE M. Olivier HENNO Mme Annick JACQUEMET M. Bernard JOMIER Mme Florence LASSARADE M. Ronan Le GLEUT M. Pierre MÉDEVIELLE Mme Michelle MEUNIER M. Pierre OUZOULIAS M. Stéphane PIEDNOIR M. Bruno SIDO M. Bruno SIDO |
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SOMMAIRE
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Pages
I. L’énergie nucléaire : un enjeu stratégique
1. Le développement de l’industrie nucléaire française
a. 1945 : le tournant de la création du CEA
b. Les années 1970 à 1990 : l’exploit industriel français
c. Les années 2000 : la crise des filières nucléaires occidentales
i. L’absence de visibilité sur les perspectives énergétiques
ii. La perte de compétences et de savoir-faire industriel
iii. Une situation similaire aux États-Unis
v. La désaffection pour les sciences et technologies nucléaires
2. La montée en puissance des pays émergents
a. La Fédération de Russie, leader à l’export
b. La Chine, l’émergence d’un géant du nucléaire
II. Le « nucléaire du futur » : La diversité des pistes technologiques
1. Les réacteurs de quatrième génération
a. Concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium (SFR)
b. Concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb (LFR)
c. Concept de réacteurs à neutrons rapides refroidi au gaz (GFR)
d. Concept de de réacteur à très haute température (VHTR)
e. Concept de réacteur à eau supercritique (SCWR)
f. Concept de réacteur à sels fondus (MSR)
g. La question cruciale de la sûreté
2. Le cas particulier des réacteurs sous-critiques ou hybrides
3. Les petits réacteurs modulaires (SMR), réacteurs modulaires avancés (AMR) et microréacteurs (MMR)
a. La fin de la course à la puissance
b. Les réacteurs de petite puissance : une technologie éprouvée
c. Des réacteurs offrant de nouvelles opportunités
d. La question centrale du coût des SMR
e. Une réussite dépendant largement de la conception et de l’accompagnement des projets
f. Les réacteurs modulaires avancés (AMR), un nouveau départ pour la quatrième génération ?
g. Les microréacteurs modulaires (MMR)
4. Une concurrence internationale soutenue
a. Le cas de la Fédération de Russie
5. Les perspectives de la fusion nucléaire
i. La fusion par confinement magnétique
ii. La fusion par confinement inertiel
III. L’Arrêt du projet ASTRID : quelles conséquences ?
1. Un projet destiné à répondre à plusieurs enjeux majeurs
a. L’enjeu de l’indépendance énergétique
b. L’enjeu d’une meilleure gestion des déchets radioactifs
c. L’enjeu de la préservation des acquis de la recherche
2. Un financement encadré par une convention avec l’État
a. Des objectifs techniques précis
b. Un investissement aux justifications multiples
c. Une volonté d’instaurer une collaboration en amont avec les acteurs industriels
d. Des échéances clairement définies
3. Un déroulement du projet globalement conforme à la convention
b. De nombreux partenariats industriels et internationaux
c. Un calendrier globalement respecté
d. Un coût final de plus d’un milliard d’euros
a. Une réorientation structurante survenue dès 2017 ?
b. Une annonce par voie de presse officialisée a posteriori
c. Un impact renforcé par un manque d’explicitation
d. Une décision dont les justifications restent à clarifier
5. Les principaux impacts identifiés
b. Un facteur de moindre attractivité vis-à-vis du monde étudiant, en France et à l’étranger
c. Un risque de perte assez rapide de l’acquis de 70 ans de recherche
d. Une possible remise en cause à terme de la stratégie du cycle « fermé »
IV. l’incontournable intervention du Parlement
1. Préciser les objectifs et le périmètre des études et recherches
2. Assurer un suivi des études et recherches sur le nucléaire avancé
3. Renforcer le rôle de l’université et du CNRS
4. Identifier des partenaires en Europe et au-delà
5. Développer la coopération internationale
6. Obtenir l’appui des organismes de sûreté
7. Intégrer les enjeux financiers
Examen du rapport par l’Office
Liste des personnes entendues par les rapporteurs
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Le 15 janvier 2020, le Bureau de l’Assemblée nationale a saisi l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques d’une « étude sur l’énergie nucléaire du futur », comportant « une évaluation des choix techniques disponibles pour développer celle-ci ». M. André Chassaigne, député, président du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR), à l’origine de cette saisine, avait suggéré que « l’OPECST puisse évaluer la pertinence scientifique et technique de l’abandon du projet de réacteur nucléaire de quatrième génération ASTRID » et « ses conséquences au regard des enjeux climatiques, énergétiques et industriels de notre pays ». Les rapporteurs, M. Thomas Gassilloud, député, et M. Stéphane Piednoir, sénateur, ont pris en compte toute l’étendue de la saisine et ont suivi une démarche d’investigation s’inscrivant dans les pratiques habituelles de l’Office, en procédant à une large consultation des parties prenantes : chercheurs, associations, acteurs institutionnels, industriels et représentants des différentes filières, qui leur a permis de rencontrer, au total, plus de 150 interlocuteurs impliqués dans ce sujet.
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L’énergie nucléaire un enjeu stratégique
La création du CEA en 1945 a permis à la France de se doter en une dizaine d’années à la fois de l’arme nucléaire et de la maîtrise des technologies nucléaires civiles, en particulier pour la production d’électricité.
Cette réussite a été prolongée dans les années 1970 par le déploiement accéléré, après le premier choc pétrolier, du parc de centrales nucléaires et la conversion de l’usine de La Hague pour le secteur civil, première étape vers un cycle du combustible fermé.
Mais les accidents de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima ont entamé la confiance des populations dans l’énergie nucléaire et ralenti son développement en France et en Occident.
L’OPECST avait alerté le Gouvernement dès 1991, les années récentes le confirment : l’absence de construction de nouveaux réacteurs s’est traduite par une perte de compétences et de savoir-faire. Aux États-Unis, la situation des acteurs traditionnels de l’industrie nucléaire est très similaire à celle existant en France.
Alors qu’à l’Ouest l’industrie nucléaire déclinait, à l’Est de nouveaux leaders ont émergé : la Fédération de Russie et la Chine, qui investissent toutes deux fortement dans la R&D.
Ce basculement de la maîtrise de l’énergie nucléaire comporte plusieurs risques :
- une prise de contrôle des organisations internationales par des pays moins soucieux de non-prolifération et de sûreté nucléaire ;
- une influence croissante de la Chine et de la Russie par le biais de l’exportation de solutions nucléaires ;
- le risque de devenir également dépendants si notre maîtrise technologique continue à décliner ;
- ce dernier risque est aggravé par un besoin probable à long terme d’énergies pilotables décarbonées en complément de l’hydraulique et des énergies renouvelables variables ;
- cette dépendance pourrait aussi remettre en cause notre aptitude à maintenir la composante navale de la force de dissuasion.
Les rapporteurs considèrent qu’il ne sera pas possible d’inverser la tendance au déclin sans revenir aux fondamentaux qui ont fait de la France l’un des grands acteurs du nucléaire civil : un fort investissement dans la recherche et l’innovation, allant de pair avec la motivation des jeunes pour un domaine scientifique et technique parmi les plus exigeants.
Le « nucléaire du futur » : la diversité des pistes technologiques
Les réacteurs dits de 4e génération, dont les développements sont coordonnés par le Forum international génération IV, représentent la première catégorie de réacteurs du futur qui utilise la fission. Le projet de réacteur ASTRID correspondait à l’un des 6 concepts développés dans ce cadre.
Ces différents concepts présentent plusieurs avantages par rapport aux réacteurs actuels. Mais ils comportent aussi tous des difficultés en termes de sûreté. Les rapporteurs considèrent que la sûreté constitue l’obstacle principal au développement de ces technologies dans les pays occidentaux. Un réacteur innovant devrait proposer un saut en matière de sûreté pour compenser le manque de recul sur l’exploitation.
Les petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactor ou SMR) constituent la seconde grande catégorie de réacteurs du futur basés sur la fission. La plupart reprennent les principes de fonctionnement des réacteurs actuels, même si leur taille et leur puissance sont inférieures.
Les SMR présentent potentiellement plusieurs atouts :
- leur faible puissance ouvre la possibilité de réaliser un saut en matière de sûreté nucléaire ;
- leur modularité permet de standardiser les composants et de les fabriquer en usine pour bénéficier d’un effet de série ;
- leur construction sur site sera beaucoup plus simple, ce qui réduira les délais et les incertitudes, avec un impact positif sur le financement ;
- leurs faibles taille et puissance les rendent plus adaptables à diverses situations : sites isolés, réseaux électriques peu développés, ressources en eau limitées, production de chaleur de proximité en cogénération pour l’industrie, le chauffage urbain, etc. – mais la multiplication des sites peut nuire à la sécurité.
Un coût de production plus élevé pourrait être l’inconvénient majeur des SMR qui ne bénéficient pas d’un effet d’échelle comme les grands réacteurs. Mais l’effet de série et la simplification de leur construction sur site pourraient compenser ce facteur défavorable.
EDF, TechnicAtome, le CEA et Naval Group développent le SMR français Nuward, destiné à remplacer les centrales à charbon dans le monde, avec un objectif de commercialisation après 2030.
Compte tenu du nombre élevé de projets concurrents, ayant parfois quelques années d’avance, les rapporteurs jugent que le projet Nuward mériterait d’être soutenu dans la suite de son développement, avec l’objectif de l’accélérer.
Par ailleurs, la construction de ce réacteur en série nécessitera une usine qui ne peut se justifier sans un volant de commandes initiales suffisant. Aussi, les rapporteurs estiment-ils qu’il faudra évaluer la possibilité de remplacer, après 2030, certains réacteurs de 900 MWe par des SMR, en mettant en balance les questions de coût, de sûreté et de développement industriel.
Le succès des SMR dépendra aussi de la possibilité d’homogénéiser leurs conditions de certification dans les différents pays. Les rapporteurs soutiennent les démarches engagées en ce sens par l’ASN et l’IRSN et demandent que les moyens nécessaires pour les mener à terme leur soient accordés.
Enfin, environ la moitié des projets de SMR, issus d’un concept de réacteur de 4e génération, désignés sous l’acronyme AMR pour Advanced Modular Reactor ou « réacteur modulaire avancé » pourraient eux-aussi tirer bénéfice de leur faible puissance pour apporter un saut significatif en matière de sûreté.
Pour les rapporteurs, cette voie de recherche et développement doit être poursuivie.
ASTRID : un projet stratégique mais inachevé
Le projet ASTRID répondait à 3 enjeux majeurs :
- l’indépendance énergétique, en donnant à la France la capacité d’utiliser la quasi-totalité du contenu énergétique de l’uranium naturel et des matières nucléaires disponibles sur notre sol en grande quantité ;
- une meilleure gestion des déchets radioactifs les plus dangereux, au travers de la transmutation, prévue par la loi Bataille de 1991 et par la loi du 28 juin 2006 sur la gestion durable des déchets radioactifs ;
- la préservation des acquis de la recherche, ASTRID prenant le relais de 60 ans de recherches sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium.
Le projet ASTRID, prévu par les lois du 13 juillet 2005 fixant les orientations de la politique énergétique et du 28 juin 2006, a été lancé en 2010, à la suite d’une décision du président Jacques Chirac.
Son financement dans le cadre du PIA 1 était d’environ 650 millions d’euros et son coût total a été évalué à environ 1,2 milliard d’euros.
Le projet était encadré par une convention signée entre l’État et le CEA. Jusqu’en 2017, il s’est déroulé en conformité avec les engagements pris dans ce cadre, notamment en termes de délais, d’atteinte des objectifs techniques et de mobilisation de partenariats, avec des industriels français et étrangers.
Mais, dès 2017, une décision aurait été prise de diviser par 4 la puissance du futur prototype ASTRID, ce qui revenait à repartir sur la conception d’un nouveau réacteur.
C’est au travers d’un article de presse, paru le 29 août 2019, que la décision de ne pas poursuivre le projet ASTRID au-delà de 2019 par la construction d’un prototype a été rendue publique. Elle a été confirmée le lendemain par un communiqué de presse du CEA annonçant le report de cette construction à la fin du siècle.
Deux justifications ont été avancées : le prix de l’uranium durablement bas, qui ne justifiait pas dans l’immédiat d’investir dans de nouveaux réacteurs économes en ressources naturelles ; la nécessité d’approfondir les connaissances sur le cycle du combustible associé à ASTRID.
Les intérêts à long terme du pays, notamment son indépendance énergétique dans un contexte où l’électricité représentera une part croissante de sa consommation d’énergie, ne semblent pas avoir été pris en compte.
Les rapporteurs jugent que l’absence d’association du Parlement à cette décision et la divergence créée avec le cadre législatif ne sont pas garantes du nécessaire consensus qui doit se dégager sur ces questions stratégiques pour la Nation.
L’arrêt du projet ASTRID : quatre impacts majeurs
Les rapporteurs ont identifié 4 impacts principaux de cette décision :
- elle sème le doute sur la cohérence de la démarche de fermeture du cycle suivie depuis 70 ans, donc sur les intentions de la France à long terme. La France risque d’être perçue comme un partenaire peu fiable en matière de R&D. De plus, les pays souhaitant acheter des centrales nucléaires en s’appuyant sur des fournisseurs pérennes pourraient s’interroger sur les intentions de la France ;
- ASTRID était le projet phare de la R&D nucléaire en France. Dans un contexte déjà difficile, l’annonce de son abandon a eu un impact négatif sur l’attrait de la filière pour les étudiants ;
- en l’absence de projet fédérateur, l’acquis de 70 ans de recherches sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium pourrait être perdu ;
- à plus long terme, la stratégie de fermeture du cycle du combustible pourrait être abandonnée, avec des conséquences potentiellement lourdes sur l’industrie nucléaire française et sur le stockage géologique des déchets.
Une loi programmatique pour refonder la stratégie de recherche sur le nucléaire avancé
Considérant qu’il est nécessaire de réagir rapidement pour montrer que la France dispose toujours d’une vision claire de l’avenir de l’énergie nucléaire, les rapporteurs proposent de refonder une stratégie de recherche sur le nucléaire avancé, au travers d’un projet ou d’une proposition de loi programmatique qui serait l’occasion d’un large débat au sein du Parlement.
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Le 15 janvier 2020, le Bureau de l’Assemblée nationale a saisi l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques d’une « étude sur l’énergie nucléaire du futur », comportant « une évaluation des choix techniques disponibles pour développer celle-ci ».
Le rapport présenté au Bureau par le président Richard Ferrand soulignait que M. André Chassaigne, président du groupe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR), sollicitant cette saisine, suggérait que « l’OPECST puisse évaluer la pertinence scientifique et technique de l’abandon du projet de réacteur nucléaire de quatrième génération ASTRID » et « ses conséquences au regard des enjeux climatiques, énergétiques et industriels de notre pays ».
L’Office a confié cette étude à M. Thomas Gassilloud, député, et M. Stéphane Piednoir, sénateur, le 6 février 2020, à la veille de la crise sanitaire. De ce fait leurs travaux n’ont pu réellement commencer qu’à la fin du mois de septembre 2020.
Les rapporteurs ont pris en compte toute l’étendue de la saisine du Bureau de l’Assemblée nationale, en élargissant autant que faire se peut leurs investigations au-delà du seul projet ASTRID, pour s’intéresser à l’origine et à l’étendue des difficultés rencontrées par la filière nucléaire française, ainsi qu’aux technologies nucléaires avancées en cours de développement dans le monde, sans aller toutefois jusqu’à analyser la politique énergétique dans son ensemble.
Les rapporteurs ont suivi une démarche d’investigation conforme aux pratiques habituelles de l’Office, en procédant à une large consultation des parties prenantes : chercheurs, associations, acteurs institutionnels, internationaux et industriels. Ils ont ainsi pu échanger, le plus souvent à distance, mais à chaque fois que possible sur le terrain, avec près de 150 interlocuteurs impliqués dans ce sujet, dont la liste est annexée au présent rapport.
Lorsqu’ils ont été informés par l’Autorité de sureté nucléaire, à l’occasion de leurs premières auditions, de la possibilité d’un reclassement de l’essentiel des réserves françaises de matières nucléaires en déchets, ils ont organisé très rapidement une audition publique destinée à débattre avec leurs collègues et leurs concitoyens des enjeux associés à cette ressource énergétique majeure, non seulement à l’échelle de la France mais aussi du monde.
Les rapporteurs se sont aussi déplacés en France pour visiter les principaux laboratoires de recherche et sites industriels de la filière nucléaire : Cadarache, Marcoule, le Tricastin, La Hague ou encore Saclay.
Les circonstances ne leur ont pas permis de se rendre à l’étranger alors qu’ils avaient initialement prévu des missions aux États-Unis et en Fédération de Russie, deux pays aux démarches très contrastées. À défaut, ils se sont appuyés sur les conseillers nucléaires des ambassades de France à Washington et Moscou. Une conférence très éclairante avec des parlementaires, industriels et scientifiques de la Fédération de Russie sur la stratégie de ce pays a été organisée.
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Avec cinquante-six réacteurs produisant près de 70 % de son électricité en 2020, la France est l’un des pays où l’énergie nucléaire représente la plus grande part dans le bouquet énergétique national. Cette production, combinée à l’hydroélectricité, lui permet de figurer parmi les pays les moins émetteurs de CO2 pour la génération d’électricité, de disposer d’une électricité à un prix mesuré et d’accompagner l’essor des énergies renouvelables. Les promesses des nouvelles technologies de l’énergie ne doivent pas faire oublier ces vertus.
La France est également l’un des pays à avoir acquis la maîtrise la plus étendue des technologies nucléaires civiles, fondée sur les acquis des recherches menées depuis la fin du XIXe siècle, relancées après-guerre avec la création du CEA et le renforcement des moyens du CNRS et des universités. Cet effort a permis à la fois de mettre en œuvre en quelques années un programme de dissuasion pour la Défense, et de réussir dans les années 1970 un déploiement industriel à très grande échelle de l’énergie nucléaire civile, contribuant ainsi à la souveraineté et à l’indépendance énergétique du pays.
L’une des forces de la filière électronucléaire française est d’avoir intégré dès l’origine la nécessité de mettre en œuvre une démarche de retraitement et de recyclage des combustibles usés. Depuis plus de 40 ans, la valorisation des matières énergétiques qui en sont issues permet d’apporter une réponse, encore partielle, à la dépendance vis-à-vis de l’étranger, pour contourner d’éventuelles tensions sur la ressource en uranium, et anticiper une demande croissante en électricité.
Le recyclage pratiqué aujourd’hui permet aussi une diminution de la quantité de déchets produits et de leur radio-toxicité à long terme, et un conditionnement des déchets les plus radioactifs au sein de colis compactés et vitrifiés, présentant une haute qualité de confinement, dans l’attente de leur stockage. L’usine de La Hague, au sein de laquelle ces procédés sont mis en œuvre, représente une réussite unique au monde en termes de maîtrise des technologies de traitement et de recyclage des combustibles nucléaires.
En parallèle de cette construction industrielle, les gouvernements successifs ont soutenu une recherche exploratoire et appliquée visant à disposer de systèmes exploitant les matières nucléaires valorisables.
La France s’est concentrée sur la filière des réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, capables de consommer l’ensemble des matières issues des combustibles retraités. Elle a acquis une expérience reconnue sur ces technologies, avec les réacteurs expérimentaux et industriels Rapsodie, Phénix et Superphénix.
L’État a décidé de prolonger cet investissement par le lancement en 2010 du programme de recherche ASTRID, avec pour objectif, atteint en 2019, de disposer d’un avant-projet détaillé de démonstrateur d’un réacteur à neutrons rapides de nouvelle génération. ASTRID poursuivait le même objectif de mieux exploiter les matières radioactives tout en réduisant la quantité de déchets nucléaires. Le programme justifiait la voie, suivie depuis 40 ans, de l’entreposage de l’uranium appauvri issu des opérations d’enrichissement, considéré comme une possible ressource énergétique.
Mais le CEA a annoncé à l’été 2019 la décision de ne pas lancer la construction du démonstrateur ASTRID après la fin de sa phase de conception.
Les rapporteurs ont cherché à clarifier les justifications de ce revirement ainsi que ses conséquences, en replaçant cette décision dans le contexte plus général des perspectives d’évolution de l’énergie nucléaire en France et à l’étranger.
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I. L’énergie nucléaire : un enjeu stratégique
1. Le développement de l’industrie nucléaire française
a. 1945 : le tournant de la création du CEA
La création en 1945, décidée par le général De Gaulle, sur le conseil du physicien Frédéric Joliot-Curie, d’un nouvel organisme de recherche dédié aux applications des sciences de l’atome : le Commissariat à l’énergie atomique, marque une étape décisive du redressement scientifique et industriel de la France dans l’immédiat après-guerre.
Une telle initiative n’eût pas été envisageable sans la contribution majeure des scientifiques français à la connaissance de l’atome depuis la fin du XIXe siècle, avec au côté de figures comme Henri Becquerel, Paul Villard, Marie et Pierre Curie, ou encore Irène et Frédéric Joliot-Curie, des milliers de jeunes chercheurs et ingénieurs passionnés par la découverte de ce nouveau champ scientifique.
La recherche nucléaire fondamentale française connaît également un regain après-guerre au sein du CNRS et des universités, avec la création en 1956, à l’initiative d’Irène et Frédéric Joliot Curie, de l’Institut de physique nucléaire et du Laboratoire de l'accélérateur linéaire, une dynamique renforcée par le doublement du budget de cet organisme entre les exercices 1959 et 1962.
Fort de la maîtrise scientifique acquise dans la première moitié du siècle ainsi que d’un vivier de jeunes chercheurs et d’ingénieurs d’élite, le CEA enchaine, aussitôt installé, les réalisations et les succès, avec de 1948 à 1960, la divergence d’un premier réacteur, la pile Zoé, bientôt suivi de quatre autres, la construction d’un accélérateur de particule, d’usines d’extraction du plutonium, de raffinage et d’enrichissement de l’uranium, etc.
Inauguration de la pile Zoé en 1948 (source : CEA)
Le 26 décembre 1954, Pierre Mendès France, Président du Conseil, lance le programme secret de fabrication de l’arme nucléaire ainsi que de sous-marins nucléaires. L’explosion de la première bombe atomique française, « Gerboise bleue » a lieu un peu plus de 5 ans plus tard, le 13 février 1960.
En un peu plus d’une décennie, la France s’est ainsi dotée ainsi à la fois de la force de dissuasion qui est encore aujourd’hui l’un des fondements de son indépendance nationale, et des capacités nécessaires à la conception et à la réalisation de réacteurs nucléaires, qu’ils soient destinés à propulser des sous-marins ou à produire de l’électricité. Ces réussites des scientifiques du CEA n’ont pas manqué d’attirer de nouvelles générations de jeunes talents vers le domaine de l’atome.
b. Les années 1970 à 1990 : l’exploit industriel français
Après la conception et la construction par le CEA, de 1962 à 1972, de six réacteurs nucléaires à l'uranium naturel graphite gaz (UNGG) pour le compte d’Électricité de France (EDF), ce dernier établissement public, créé lui aussi dans l’immédiat après-guerre, préféra s’orienter vers la filière des réacteurs à eau pressurisée proposée par l’américain Westinghouse. Un contrat de licence avantageux fut donc signé avec l’entreprise de Pennsylvanie, leader mondial du nouveau marché des réacteurs destinés à la production d’électricité.
Ce choix a été ressenti à l’époque par le CEA comme un revers. Pourtant, il fait peu de doute que les conditions favorables consenties par les Américains, n’auraient pu être obtenues si ceux-ci n’avaient été intimement persuadés de la capacité des Français à réaliser seuls, si nécessaire, leur parc électronucléaire. Malgré les apparences, l’investissement décidé en 1945 pour la recherche dans ce domaine stratégique et son effet d’entraînement ont aussi joué dans ce cas un rôle décisif.
La suite des événements illustre bien le niveau très élevé de maîtrise des technologies nucléaires par les ingénieurs et techniciens français de l’époque : la construction, pour l’essentiel sur quinze ans, de 1971 à 1986, d’un parc de 58 réacteurs nucléaires représente un exploit industriel qui étonne encore aujourd’hui à l’étranger et fait l’objet d’études destinées à percer les ressorts cachés d’un tel succès.
Calendrier de construction des centrales nucléaires françaises par paliers (CC BY-SA 3.0)
Les ingénieurs français ne se contentèrent pas de reproduire à l’identique des réacteurs conçus aux États-Unis : ils s’approprièrent très rapidement le concept américain et entreprirent d’y apporter de nombreuses améliorations tout en augmentant notablement la puissance des réacteurs, passant des 900 mégawatts électriques (MWe) pour les 34 premiers réacteurs, à 1 300 pour les 20 suivants et 1 450 pour les quatre derniers.
Dès 1976 les investissements ont été engagés pour la conversion de l’usine de La Hague aux applications civiles du retraitement des combustibles nucléaires usés, les technologies nécessaires ayant été développées dès les années 1960. La France étant dépourvue de ressources énergétiques dans son sous-sol, l’objectif stratégique poursuivi est de pouvoir récupérer les matières énergétiques encore présentes dans ces combustibles – puisqu’en sortie de réacteur ils contiennent encore 95 % d’uranium[1] et 1 % de plutonium créé au cours de la réaction nucléaire, afin d’accroître l’indépendance énergétique du pays tout en réduisant le volume et la toxicité des déchets stockés.
Tout au long de cette aventure scientifique et industrielle, c’est bien l’investissement initial dans la recherche et la formation, notamment au travers de la création du CEA mais aussi d’une implication soutenue du CNRS et des universités, qui créa les conditions du succès et fit de la France un leader mondialement reconnu et sans doute, de par l’étendue de ses réalisations et de sa maîtrise de la sûreté, l’un des deux leaders technologiques, avec les États-Unis, de la nouvelle industrie nucléaire.
c. Les années 2000 : la crise des filières nucléaires occidentales
i. L’absence de visibilité sur les perspectives énergétiques
Dès 1991, un rapport de l’OPECST[2] alertait sur la nécessité d’anticiper le renouvellement du parc nucléaire français, pour ne pas subir « l’effet falaise » ; il s’interrogeait aussi sur les conséquences, en termes de maîtrise industrielle, d’une interruption prolongée de la construction de réacteurs nucléaires et de l’absence de visibilité sur la politique énergétique du pays.
Illustration de « l’effet falaise » : puissance nucléaire subsistant en France sans construction nouvelle, et avec mise hors service à 40 ans des centrales existantes (en MWe). La puissance installée est de 63 GWe jusqu’en 2018, puis elle décline rapidement et dès 2032 elle devient inférieure à 10 GWe. Avec cette courbe la puissance installée résiduelle en 2025 est inférieure de 40% à celle de 2012 (source : Jean-Marc Jancovici).
Un second rapport, en 1998[3], constatant l’absence de clarification, soulignait que « l’absence de planification risque de conduire à une catastrophe industrielle ».
En effet, la filière nucléaire, l’une des dernières grandes industries de pointe françaises avec l’aéronautique, le spatial et l’automobile, ne se limite pas à quelques grands groupes publics d’envergure internationale adossés à des organismes de recherche. Elle est constituée de plus de 2 500 entreprises, dont plus de 80 % de PME et TPE. En l’absence d’activité, ce tissu industriel tend à se distendre, a fortiori dans le contexte plus général de la désindustrialisation, certaines entreprises préférant réorienter leurs activités vers des secteurs plus dynamiques.
Lors de son audition, le PDG de TechnicAtome, M. Loïc Rocard, a souligné cette fragilité du tissu industriel : « le tissu industriel qui produit les tuyaux, le béton, les cartes électroniques, les lingots à forger, les robinets par milliers, etc. est constitué de centaines d'entreprises privées, dont beaucoup de PME et d'entreprises familiales… Quand ces entreprises n’ont plus de business, elles mettent la clé sous la porte, ou cherchent un nouvel actionnaire. »
ii. La perte de compétences et de savoir-faire industriel
Conséquence prévisible de ce manque d’anticipation, l’image de l’industrie nucléaire française est écornée depuis le début des années 2000 par les multiples problèmes rencontrés sur les chantiers des réacteurs de troisième génération EPR, à Olkiluoto en Finlande depuis 2003 et à Flamanville depuis 2007, suivis de près par l’OPECST et dont les médias se font régulièrement l’écho. Ceux-ci révèlent l’ampleur de la perte de compétences et de savoir-faire au sein de la filière nucléaire, dont les conséquences ont été notamment soulignée dans le rapport de la commission d'enquête de l’Assemblée nationale sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires[4]. Quant à la bonne fin de la construction des deux EPR de Taishan, elle est mise au crédit de l’efficacité chinoise, résultant de la construction de plusieurs réacteurs chaque année, plus que du savoir-faire technologique français, dont l’apport est pourtant indéniable dans la construction de ces réacteurs.
iii. Une situation similaire aux États-Unis
La situation de l’industrie nucléaire n’est pas très différente aux États-Unis, pour la même raison : l’absence de construction de nouveaux réacteurs sur une trop longue durée. L’ancien leader mondial du nucléaire civil, Westinghouse, a rencontré des difficultés équivalentes à celles des chantiers de l’EPR d’Olkiluoto et de Flamanville sur celui des quatre premières unités de son réacteur à eau pressurisée de troisième génération AP1000, à la centrale de Vogtle en Géorgie et de V.C. Summer en Caroline du Sud. Ces difficultés l’ont obligé à se placer en 2017 sous la protection de la loi sur les faillites.
iv. L’importance prise par les questions relatives à la sûreté et à la gestion des déchets radioactifs
En 1960 est créée au sein du CEA une Commission de sûreté des installations atomiques (CSIA), chargée d’examiner la sûreté des installations nucléaires, sur le modèle des pays anglo-saxons, notamment de la United States Atomic Energy Commission (USAEC) établie en 1947 par le Congrès américain.
Avec l’accélération du plan nucléaire civil français, la CSIA est remplacée en 1973 par un organisme de contrôle rattaché au ministère de l’Industrie : le Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN), qui s’appuie sur un organisme d’expertise du CEA : l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN).
Après l’accident de Three Mile Island en 1979, qui marque l’arrêt de la construction de nouveaux réacteurs aux États-Unis, puis en 1986 la catastrophe de Tchernobyl, aux impacts environnementaux considérables, l’opinion publique devient plus réticente à l’énergie nucléaire et plusieurs pays européens : l’Italie, le Danemark, la Grèce, l'Irlande et la Norvège, décident de renoncer à cette forme d’énergie.
L’idée de la nécessité d’un contrôle plus indépendant fait son chemin[5]. Elle conduit dans un premier temps, en 1991, à transformer le SCSIN, placé sous l’autorité du seul ministre chargé de l’énergie, en une « direction de la sûreté des installations nucléaires » (DSIN) placée sous l’autorité conjointe des ministres chargés de l’énergie et de l’environnement. En 2002 est créé l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui absorbe l’IPSN. Quatre ans plus tard, la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité transforme la DSIN en une Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ayant le statut d’autorité administrative indépendante.
En 2011, l’accident majeur de Fukushima donne un coup d’arrêt au renouveau du nucléaire en Europe, en particulier en France, et précipite la fermeture des centrales allemandes. Malgré ces accidents, comme l’a encore récemment rappelé l’Académie des technologies[6], les études réalisées sur les dommages sanitaires induits par les différentes formes d’énergie placent l’énergie nucléaire, avec les énergies renouvelables, en position beaucoup plus favorable que les combustibles fossiles, « les impacts de la pollution continue étant largement prépondérants par rapport aux accidents ponctuels ».
Mortalité liée à la pollution et aux accident par TWh produit (source : Makandya et Wilkinson)
La méfiance d’une partie de l’opinion publique vis-à-vis de l’énergie nucléaire s’explique aussi par la persistance du problème des déchets radioactifs, les solutions à leur gestion sûre tardant à être mises en place, alors que la première loi sur la gestion des déchets radioactifs, dite loi Bataille, du nom de son rapporteur à l’époque membre de l’OPECST, date du 30 décembre 1991[7].
En France, ceux-ci font l’objet d’une gestion rigoureuse par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) créée par cette même loi, qui réalise l’Inventaire national des déchets radioactifs et s’appuie sur le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), révisé tous les cinq ans, qui identifie pour chaque catégorie de déchet des filières adaptées à leur élimination ou à leur stockage définitif.
Catégories de déchets radioactifs et filières de gestion associées (source : ANDRA)
Enfin, un manque d’information conforte aussi certaines idées erronées. Ainsi, dans un sondage BVA d’avril 2019, 69 % des personnes interrogées considéraient que l’énergie nucléaire contribue au dérèglement climatique.
v. La désaffection pour les sciences et technologies nucléaires
Un peu plus de vingt ans après la fin de la construction du dernier réacteur français de deuxième génération, les succès initiaux des chercheurs et ingénieurs nucléaires français semblent avoir disparu de la mémoire collective et les sciences de l’atome ne fascinent plus les étudiants qui hésitent à s’orienter vers un domaine dont l’avenir leur semble incertain.
Alors qu’au début des années 2000 un rapport de l’Agence de l’énergie nucléaire (AEN) de l’OCDE[8] signalait qu’en France « la population d’étudiants attirés par le domaine nucléaire est stable », dès 2008 le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche faisait un constat plus inquiétant[9] : « Bien que les offres de formations [nucléaires] soient aujourd'hui suffisantes dans l'enseignement supérieur, elles manquent de candidats : les besoins de la filière en bac + 5 et plus sont évalués à au moins 1 200 par an en 2010, dont 200 étrangers dans le cadre des contrats d'export, à comparer aux 300 diplômés en 2008. »
Les auditions menées par vos rapporteurs confirment le manque d’attractivité de la filière nucléaire, notamment auprès des élèves d’écoles d’ingénieur, vivier traditionnel de recrutement de la filière nucléaire. Ainsi, le professeur Jacques Percebois note : « j'ai vu évoluer les promotions. Dans les premières, beaucoup allaient dans le nucléaire à EDF, au CEA, ou dans d’autres parties de la filière nucléaire. Au fil du temps, ils ont préféré les renouvelables, les économies d’énergie, les métiers de la finance, mais plus personne ne va dans le nucléaire. » Seule note positive sur ce point : à l’occasion de la visite de l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN) au centre CEA de Saclay, son directeur, M. Éric Gadet, s’est félicité d’un fort mais récent regain des candidatures aux formations en ingénierie nucléaire.
Un contrecoup probable de ces difficultés de recrutement est la baisse du niveau des formations, qui bénéficient toujours d’une excellente image à l’étranger. Pour pallier ce problème, une voie possible évoquée consisterait à favoriser les échanges internationaux.
2. La montée en puissance des pays émergents
Alors que l’industrie nucléaire est confrontée aux conséquences d’une lente érosion de la maîtrise technologique dans les pays occidentaux, son développement s’est fortement accéléré à partir du début des années 2000 dans les pays émergents, au point que ceux-ci sont en passe de dépasser les États-Unis et la France.
a. La Fédération de Russie, leader à l’export
Avec 36 réacteurs nucléaires en projet dans 12 pays, dont 11 en construction, la Fédération de Russie est devenue en quelques années le premier exportateur de technologies nucléaires au monde.
Elle est aussi le quatrième producteur mondial d’électricité d’origine nucléaire, avec un parc de 38 réacteurs qui a généré en 2019 208,8 térawattheures, soit 19,7 % de la production d’électricité du pays. La stratégie énergétique russe prévoit de poursuivre la croissance de la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité jusqu’à 45 à 50 % en 2050, et 70 à 80% à la fin du siècle.
La création de la compagnie d’État Rosatom en 2007, regroupant plus de 360 entreprises du secteur nucléaire, y compris des activités de défense et des centres de recherche, a joué un rôle majeur dans la renaissance du nucléaire russe, avec un doublement du nombre de projets de construction de réacteurs nucléaires à l’étranger de 2006 à 2011 et une multiplication par sept des investissements en recherche sur la même période.
Comme la France, la Fédération de Russie vise un cycle du combustible « fermé », l’un des objectifs du projet de recherche Proryv (en français « Percée ») de Rosatom. Les rapporteurs ont d’ailleurs pu mesurer, à l’occasion d’un séminaire avec des parlementaires, chercheurs et industriels russes organisé par le conseiller nucléaire français à Moscou, le dynamisme de la recherche russe qui explore en parallèle plusieurs pistes technologiques, avec la volonté d’aboutir à des applications industrielles.
Il n’est donc pas surprenant qu’en Fédération de Russie les étudiants considèrent le nucléaire comme un secteur d’avenir, offrant de nombreuses opportunités, dans le pays ou à l’étranger, et que Rosatom n’éprouve aucune difficulté à recruter les meilleurs techniciens, ingénieurs et chercheurs à la sortie des universités et centres de formation technique russes. C’est ce qu’a confirmé le conseiller nucléaire à Moscou, M. Alexandre Gorbatchev : « Le secteur a la cote auprès des jeunes, avec de bons salaires et beaucoup d'opportunités pour travailler à l'étranger dans des pays intéressants, comme la Hongrie, la Finlande, la Turquie, l'Égypte, etc. Rosatom entretient des relations de coopérations étroites avec les plus grandes universités en Russie. Certaines disposent de petits réacteurs de recherche sous-critiques pour approfondir les apprentissages et la formation. »
b. La Chine, l’émergence d’un géant du nucléaire
Bien que la Chine se soit intéressée aux applications civiles de l’atome dès les années 1950, le premier réacteur nucléaire chinois destiné à la production d’électricité n’est entré en service qu’en 1991. La Chine a d’abord fait appel au savoir-faire des industries française, canadienne et russe pour lui fournir ses réacteurs de deuxième génération. Après l’accident de Fukushima en 2011, elle s’est tournée vers les réacteurs de troisième génération d’origine française (EPR), américaine (AP1000), et russe.
La filière nucléaire chinoise est rapidement montée en compétences et a mis au point dès 2014 son propre réacteur à eau pressurisée de troisième génération de 1 000 mégawatts électriques, le Hualong-1 (HPR-1000), dérivé d’un modèle français. Deux réacteurs de ce type, construits en moins de six ans, sont opérationnels en Chine et au Pakistan, et huit autres sont en construction. La première unité d’un deuxième modèle de réacteur de troisième génération de 1 400 GWe, le Guohe One, développé en collaboration avec Westinghouse, a été achevée en septembre 2020. Par ailleurs, deux réacteurs à haute température refroidis au gaz, premiers du genre, dont les tests se sont achevés en novembre 2020, devraient être mis en service en 2021 dans la province du Shandong.
En 2020, la Chine s'est engagée à atteindre son pic d’émissions de carbone d'ici 2030, et à devenir neutre en carbone d'ici 2060. L'énergie nucléaire joue un rôle important dans l’atteinte de ces objectifs. Dans le prochain plan quinquennal, Pékin s'est fixé comme nouvelle cible de disposer d'une puissance nucléaire nette installée de 70 GWe à la fin de 2025 (5 % de la capacité totale de production d’électricité prévue), soit une augmentation de 37 % par rapport aux 51 GWe de fin 2020 (2,5 % de la capacité totale de production d’électricité). Disposant à ce jour du troisième plus grand parc nucléaire après les États-Unis et la France, la Chine devrait dépasser à la fois la puissance totale installée de l’Union européenne (104 GWe) et des États‑Unis (96 GWe) vers 2030.
À l’image de la Fédération de Russie, la Chine ne cache pas ses ambitions en matière d’exportation de ses technologies nucléaires. Les lignes directrices de l’initiative dite de la « Nouvelle route de la soie », publiées par le gouvernement chinois[10], indiquent sans ambiguïté qu'elle fera progresser la coopération en matière d'énergie nucléaire, ce que confirment plusieurs sources indépendantes[11]. Mais les exemples des réacteurs Hualong-1 vendus au Pakistan, pays non signataire du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, ou de la signature en 2016 d’un accord-cadre pour la fourniture de centrales nucléaires au Soudan, pays dépourvu des prérequis techniques et juridiques nécessaires, sont un sujet d’inquiétude.
Comme la France et la Fédération de Russie, la Chine cherche à mettre en place un cycle du combustible fermé. Toutefois, les négociations entamées en 2006 avec la France pour la construction d’une usine de retraitement équivalente à La Hague n’ont pas encore abouti et une usine de technologie chinoise plus modeste est annoncée pour 2025.
Dès les années 1950, le gouvernement chinois a reconnu que la formation d’un nombre suffisant d’étudiants serait une condition de l’expansion de l’énergie nucléaire en Chine[12]. Un système d'enseignement universitaire comprenant, d’une part des formations scientifiques de premier cycle, d’autre part des formations professionnelles en apprentissage a d’abord été mis en place. Des formations universitaires de second degré, jusqu’au niveau du doctorat ont par la suite été progressivement développées. Au début des années 2000, plus d'une douzaine d'universités chinoises proposaient des formations de tous niveaux dans le domaine de l'énergie nucléaire.
3. Un sursaut de l’énergie nucléaire, un enjeu de souveraineté et d’efficacité dans la lutte contre le changement climatique
S’ils devaient se poursuivre, le déclin de l’industrie nucléaire en France et aux États-Unis ainsi que l’émergence de la Chine et de la Russie en tant que leaders de substitution dans ce secteur, pourraient avoir de multiples conséquences.
En premier lieu, ce sont ces nouveaux leaders qui auront la capacité d’influer, au travers des instances internationales, par exemple l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), sur les règles applicables en matière de sûreté nucléaire ou d’application du traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), conclu en 1968 pour réduire le risque que l’arme nucléaire se diffuse à travers le monde. Dans le domaine du nucléaire civil, la France a toujours défendu une position de prudence, notamment l’idée qu’il convenait de limiter l’accès à cette énergie aux pays disposant d’une infrastructure technique et d’un cadre légal suffisamment développés. Si tel n’est plus le cas à l’avenir, nous risquons, avec d’autres pays, d’en subir directement les conséquences, par exemple en cas d’accident nucléaire.
En deuxième lieu, c’est la Chine et la Fédération de Russie qui continueront à s’imposer sur le marché international des solutions nucléaires, et noueront des relations durables avec un nombre croissant de pays, y compris européens : l’installation d’une nouvelle centrale crée une relation de dépendance de long terme entre le pays fournisseur et le pays client, ne serait-ce que pour la maintenance, la fourniture de pièces de remplacement ou l’approvisionnement en combustibles. Certes, certains services peuvent être assurés par des fournisseurs tiers, mais seul le concepteur de la centrale en a la maîtrise complète.
En troisième lieu, à force de déclin industriel, même notre capacité à maintenir dans de bonnes conditions de sûreté le parc existant pourrait s’éroder. Sans nouvelles perspectives de développement, le secteur risque de ne plus attirer assez de jeunes étudiants de qualité pour assurer un bon remplacement des générations. Dans un tel scénario, nous risquerions de devoir faire nous-mêmes appel aux nouveaux maître du jeu nucléaire mondial.
En quatrième lieu, aucune certitude n’existe à ce jour sur l’échéance à laquelle il sera possible de ne plus faire appel à des sources d’énergie fossile mobilisables à tout moment pour compenser la variabilité des énergies éolienne et photovoltaïque, ainsi que le confirme un rapport récent de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et de Réseau de transport d’électricité (RTE)[13] sur les « Conditions et prérequis en matière de faisabilité technique pour un système électrique avec une forte proportion d’énergies renouvelables à l’horizon 2050 ».
Tracé des pipelines reliant la Russie à l’Europe (Source : Le Blog Finance)
À cet égard, nos voisins d’Outre-Rhin, qui, après avoir investi plus de 400 milliards d’euros dans leur transition énergétique, ne peuvent être soupçonnés de mettre en doute l’intérêt des énergies éolienne et photovoltaïque, n’ont récemment pas hésité à froisser leur allié américain pour imposer l’achèvement, jugé indispensable, du gazoduc North-Stream II, qui doit assurer pour les décennies à venir, en double de son prédécesseur North-Stream I, l’approvisionnement de leurs centrales à gaz et de celles de leurs voisins par la production russe.
De fait, même en supposant que toutes les technologies nécessaires puissent être développées, industrialisées, puis déployées à grande échelle avant 2050, une étude récente du Massachusetts Institute of Technology (MIT) sur « le rôle des sources d'électricité « fermes » à faibles émissions [firm Low-Carbon Electricity Resources] dans la décarbonation profonde de la production d'électricité »[14] montre que l’appel à ces sources d’électricité « réduit les coûts de l'électricité de 10% à 62 % dans les scénarios de décarbonation complète ».
Graphique résumant les résultats de l’étude « The Role of Firm Low-Carbon Electricity
Resources in Deep Decarbonization of Power Generation » (source : Joul)
Dans le contexte de la lutte contre le changement climatique, l’énergie nucléaire pourrait donc rester longtemps encore indispensable pour bâtir, à un coût raisonnable, un système électrique avec un niveau très bas d’émissions de gaz à effet de serre, proche de celui de pays tels que la Norvège, la Suède ou la France. Par ailleurs, au-delà de la seule production d’électricité, l’énergie nucléaire pourrait aussi permettre de décarboner la production de chaleur, la désalinisation, la fabrication d’hydrogène, etc.
En cinquième lieu, dans un monde où les technologies civiles et militaires sont de plus en plus souvent imbriquées, c’est notre aptitude à maintenir la force de dissuasion, clef de voute de notre sécurité nationale, qui pourrait nous échapper. Par exemple, sans maîtrise de l’industrie nucléaire civile, il deviendrait beaucoup plus difficile d’entretenir la composante sous-marine, essentielle au maintien de la crédibilité de la force de frappe. De plus, les développements en cours dans le nucléaire civil sur les réacteurs de petite puissance renforceront probablement à l’avenir les synergies avec la propulsion navale et ouvriront d’autres applications, telles que l’alimentation de bases autonomes, le spatial, etc.
En sixième lieu, dans la sphère occidentale, la France porte seule un certain nombre de technologies nucléaires, singulièrement celles du cycle « fermé » du combustible, nécessaires au déploiement de cette énergie sur le long terme. Son effacement de la recherche sur les technologies nucléaires avancées risquerait de donner à la Russie et à la Chine un avantage majeur qu’il sera très difficile pour nos partenaires de compenser. Il ne sera pas possible d’inverser la tendance au déclin de ces 30 dernières années sans revenir aux fondamentaux qui ont fait de la France l’un des grands acteurs du nucléaire civil : un fort investissement dans la recherche et l’innovation, qui va de pair avec la motivation des jeunes pour un domaine scientifique et technique parmi les plus exigeants, et une démarche industrielle hardie.
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Le rôle de l’énergie nucléaire dans la lutte contre le changement climatique Depuis les années 1970, l’énergie nucléaire a contribué à éviter les émissions de gaz à effet de serre de façon significative, à hauteur d’environ 63 gigatonnes de CO2 au niveau mondial.
Émissions de CO2 évitées à ce jour par l'énergie nucléaire (source : AIE 2019) L’énergie nucléaire constitue la première source d’électricité décarbonée dans les pays développés, assurant 18 % de cette production en 2018, devant l’hydroélectricité et les autres énergies renouvelables.
Production électrique des énergies décarbonées dans les pays développés en 2018 (source : AIE 2019) Toutefois, la construction des réacteurs nucléaires dans ces pays, menée à un rythme soutenu dans les années 1970 et 1980, s’est fortement ralentie depuis. De ce fait, l’âge moyen du parc nucléaire y est aujourd’hui élevé, en particulier aux États-Unis (plus de 40 ans en moyenne) et en Europe (plus de 35 ans en moyenne), alors qu’il est de moins de 10 ans en Chine.
Répartition du parc nucléaire par tranches d’âge (sources : AIE / AIEA 2019) Si la plupart des réacteurs nucléaires ont été conçus pour fonctionner pendant 40 ans, les progrès réalisés grâce à la recherche dans le domaine de la sûreté et des matériaux permettent d’envisager de prolonger leur exploitation au-delà de cette durée. Ainsi, l’autorité de sûreté américaine a d’ores et déjà autorisé l’exploitation de 90 des 98 réacteurs nucléaires américains pendant 60 ans et étudie la possibilité d’aller jusqu’à 80 ans. En France, l’Autorité de sûreté nucléaire a statué le 23 février 2021 sur les conditions de la poursuite de fonctionnement des réacteurs de 900 MWe d’EDF au-delà de leur quatrième réexamen périodique. Néanmoins, le prolongement de la durée de vie et le renouvellement du parc nucléaire des pays développés sont actuellement remis en question par les réticences des populations, par la concurrence d’autres énergies, notamment les énergies renouvelables et le gaz aux États-Unis, ainsi que par les difficultés rencontrées dans la construction des nouveaux réacteurs, si bien que la capacité de production nucléaire devrait décliner dans les prochaines années. Cette évolution pourrait prolonger la tendance constatée depuis les années 1990 à la réduction de la part de l’énergie nucléaire dans la production d’électricité mondiale, qui atteint aujourd’hui environ 10%. Cette réduction a été compensée par l’essor concomitant des énergies renouvelables, mais globalement la part des énergies carbonées dans la production mondiale d’électricité est restée stable depuis le début des années 1990.
Part des différentes sources d’énergie dans la production d’électricité mondiale (sources : AIE 2019) À cet égard, le directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), M. Fatih Birol, constatait dans un récent rapport : « Si aucune mesure n'est prise pour soutenir davantage l'énergie nucléaire, les efforts déployés au niveau mondial pour assurer la transition vers un système énergétique plus propre deviendront nettement plus difficiles et plus coûteux. »[15] Une accélération de la recherche et développement en matière de technologies nucléaires du futur apparaît nécessaire, à la fois pour assurer la prolongation de la durée de vie des réacteurs nucléaires existant, pour résoudre les difficultés rencontrées dans la construction de nouvelles capacités de production nucléaire et pour assurer l’attractivité du secteur indispensable au maintien de la sûreté. |
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II. Le « nucléaire du futur » : La diversité des pistes technologiques
Les technologies nucléaires du futur recouvrent un large éventail de solutions innovantes. Certaines sont d’ores et déjà opérationnelles à échelle réduite ; d’autres en sont au stade de simples concepts, dont la faisabilité reste à démontrer et qui nécessitent parfois de lever des verrous technologiques majeurs, par exemple sur la résistance des matériaux à de très hautes températures ou à la corrosion.
Cette multiplicité d’options crée une première difficulté : comment identifier celles qui ont les meilleures chances de devenir concurrentielles et de s’imposer, comme cela a été le cas pour les générations précédentes avec les réacteurs à eau pressurisée ?
Une méthode possible consiste à clarifier les objectifs visés. En effet, ces technologies variées peuvent être plus ou moins adaptées à l’atteinte d’objectifs aussi divers que l’amélioration du niveau de sûreté, l’élimination des déchets radioactifs les plus dangereux, la meilleure gestion des variations de l’offre et de la demande d’électricité, la réduction des risques de prolifération, la substitution de productions contribuant au réchauffement climatique, etc.
En première approche, les nouvelles technologies portant sur les réacteurs nucléaires peuvent être regroupées en trois grandes catégories : les réacteurs de quatrième génération, les petits réacteurs modulaires et les innovations destinées à améliorer significativement la sûreté et la durée d’exploitation des centrales existantes. Seules les deux premières entrent dans le cadre donné au présent rapport.
En parallèle des recherches et développements sur ces solutions utilisant la fission nucléaire, d’autres travaux portant sur la fusion visent la mise en œuvre d’installation à un horizon plus lointain, probablement proche de la fin de ce siècle, voire au-delà.
1. Les réacteurs de quatrième génération
Les dénominations « réacteurs de quatrième génération » ou « de génération IV » sont issues du Forum international génération IV (GIF), créé au début des années 2000 par le Département de l’énergie des États-Unis pour coordonner au niveau international le développement de nouveaux types de réacteurs nucléaires, en rupture technologique avec les réacteurs de deuxième ou troisième génération actuellement en exploitation dans le monde.
Source : CEA
Pour le GIF, ces nouveaux réacteurs doivent permettre de répondre à plusieurs objectifs : économiser l'utilisation des ressources naturelles, minimiser les déchets nucléaires, réduire les coûts de construction et d'exploitation, accroître la sûreté et limiter le risque de prolifération nucléaire.
Parmi quelques 130 architectures de réacteurs envisageables, les membres du GIF ont retenu seulement six nouveaux concepts permettant de répondre aux objectifs précités : réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, au plomb ou au gaz, réacteur à très haute température, réacteur à eau supercritique et réacteur à sels fondus.
a. Concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium (SFR)
Le concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium (en anglais, Sodium-Cooled Fast Reactor ou SFR), utilise le sodium comme caloporteur, qui permet une densité de puissance élevée et un fonctionnement à basse pression. Toutefois, le sodium réagissant chimiquement avec l'air et l'eau, la conception de ces réacteurs doit éviter tout contact.
Ce concept de réacteur a pour principale caractéristique – commune avec les autres réacteurs à neutrons rapides – sa capacité à recycler le plutonium extrait des combustibles usés d’autres réacteurs et à consommer l’uranium appauvri, sous-produit de l’enrichissement de l’uranium. Ceci multiplie par un facteur de l’ordre de cinquante à cent l’énergie susceptible d’être tirée de l’uranium naturel.
Ces réacteurs pourraient également être adaptés à la transmutation des éléments radioactifs à vie longue, ce qui réduirait fortement la dangerosité des déchets radioactifs après quelques centaines d’années.
Par ailleurs, leur température de fonctionnement, entre 400 et 850°C, nettement plus élevée que celle des réacteurs à eau actuels, de l’ordre de 250°C, permet d’atteindre de meilleurs rendements et d’envisager l’utilisation de la chaleur produite à des fins industrielles.
Plusieurs dizaines de SFR expérimentaux ont déjà été construits de par le monde, si bien qu’il existe un retour d’expérience conséquent sur leur fonctionnement et leur exploitation.
Schéma de principe du SFR (source : Forum international génération IV)
b. Concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb (LFR)
Le concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb (en anglais, Lead-Cooled Fast Reactor ou LFR) peut utiliser un caloporteur plomb ou un mélange eutectique de plomb et de bismuth. Ces caloporteurs ont pour avantage de ne pas réagir violemment avec l’eau et l’oxygène, contrairement au sodium, ce qui évite un circuit intermédiaire.
Les deux caloporteurs sont à la fois très faiblement modérateurs et très bons réflecteurs neutroniques. Le volume de caloporteur, plus important à puissance égale que dans un SFR, facilite la convection naturelle. De plus, la température d’ébullition très élevée du plomb (1 745°C) et du plomb-bismuth (1 670°C) réduit fortement le risque d’évaporation du caloporteur tout en permettant une moindre pression du circuit primaire. La grande inertie thermique du plomb, compte tenu du volume important et de sa masse volumique représente un autre avantage.
Par contre, l’augmentation de la viscosité du caloporteur peut entraîner une surchauffe du combustible. Par ailleurs, la formation de polonium 210 par activation du caloporteur pose également difficulté. De plus, le poids du plomb peut affecter les structures mécaniques. Des études sont menées pour identifier des matériaux capables de résister à son pouvoir de corrosion. Pour ce concept, la Fédération de Russie bénéficie du retour d’expérience des sous-marins de classe Alfa au plomb-bismuth développés en ex-URSS dans les années 1970, mais abandonnés en raison d’un coût d’entretien élevé.
Schéma de principe du LFR (source : Forum international génération IV)
c. Concept de réacteurs à neutrons rapides refroidi au gaz (GFR)
Le concept de réacteur à neutrons rapides refroidi au gaz (en anglais, Gas-Cooled Fast Reactor ou GFR) utilise de l’hélium pressurisé à 70 bars. Ce caloporteur gazeux permet d’atteindre une température de fonctionnement de 850 °C en sortie de cœur, autorisant un rendement de plus de 40 %, contre 35 % pour les réacteurs actuels.
Une recherche sur les matériaux pouvant supporter des températures élevées est nécessaire, notamment pour les gaines des combustibles. Dans ce domaine, ce réacteur bénéficie des travaux menés sur ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) qui conduisent à envisager des gaines en carbure de silicium. La densité de puissance élevée et l’inertie thermique faible du caloporteur nécessitent un système de dissipation actif qui représente un enjeu de sûreté.
Schéma de principe du GFR (source : Forum international génération IV)
d. Concept de de réacteur à très haute température (VHTR)
Le concept de réacteur à très haute température (en anglais, Very-High-Temperature Reactor ou VHTR) est le seul des six choisis par le Forum international génération IV à utiliser uniquement des neutrons thermiques. Le caloporteur, de l’hélium gazeux à une pression de 50 à 90 bars, est transparent aux neutrons, n’a aucun impact sur les matériaux du réacteur et permet d’atteindre une température de fonctionnement élevée de l’ordre de 1 000° C, qui conduit à un rendement proche de 45 %.
D’une puissance de l’ordre de 300 MWe, ce réacteur n’a pas vocation à produire uniquement de l’électricité. Il est surtout destiné à la cogénération, pour la production de chaleur industrielle ou d’hydrogène par thermolyse, c’est-à-dire dissociation thermique de l’eau en hydrogène et oxygène, ou électrolyse à haute température. Sur le plan de la sûreté, une perte du caloporteur entraine un étouffement de la réaction en chaîne.
Au sujet du retour d’expérience pour ce concept de réacteurs, M. Stefano Monti, chef de la section du développement des technologies de l'énergie nucléaire de l’Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a précisé : « C'est une technologie bien connue, déjà utilisée depuis longtemps en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis et au Japon. Au niveau international, l'exploitation de réacteurs à gaz bénéficie donc d’une expérience importante depuis 40 ans, même si elle est moindre que l’expérience obtenue avec les réacteurs à eau. Aujourd'hui, on dispose de concepts plus évolués, dits de quatrième génération, plus sûrs, plus performants, etc. »
Schéma de principe du VHTR (source : Forum international génération IV)
e. Concept de réacteur à eau supercritique (SCWR)
Le concept de réacteur à eau supercritique (en anglais, Supercritical-Water-Cooled Reactor ou SCWR) est une évolution des réacteurs de troisième génération à eau bouillante (REB). Il peut fonctionner avec des neutrons thermiques ou rapides.
L’utilisation comme caloporteur d’eau à l’état supercritique, à une température supérieure à 374° C et à une pression supérieure à 22,1 mégapascals, permet, d’une part d’atteindre une température de 550° C en sortie de cœur, qui porte le rendement au-dessus de 40 %, d’autre part de résoudre les problèmes liés au changement d’état de l’eau dans le réacteur.
Cependant, la compréhension du comportement de l’eau supercritique sous irradiation est encore insuffisante, tout comme celle de ses propriétés thermodynamiques.
Schéma de principe du SCWR (source : Forum international génération IV)
f. Concept de réacteur à sels fondus (MSR)
Le dernier concept de réacteurs (en anglais, Molten Salt Reactor ou MSR) utilise des sels fondus comme caloporteur. Il en existe deux grandes familles. La première possède un cœur où les particules de combustible sont regroupées en plaques contenues dans un assemblage. La seconde, plus innovante, utilise un combustible liquide, dissous dans un caloporteur à base de sels fondus. Un fonctionnement avec des neutrons thermiques ou rapides est possible. Ce dernier présente l’avantage d’une meilleure utilisation du combustible. Par ailleurs, une alternative à l’uranium est également prévue pour ce concept de réacteur : le thorium, trois fois plus abondant sur Terre que l’uranium (voir encadré).
Le caloporteur est composé de sels fluorés mélangés au combustible. La température en sortie de circuit est d’environ 770°C, ce qui permet une conversion d’énergie avec un rendement supérieur à 40 %. La température élevée d’ébullition du sel combustible (1 800°C) permet une pression de moins de 5 bars, ce qui limite les contraintes mécaniques sur les structures. L’état liquide élimine le risque d’endommagement de la matrice combustible par rayonnement.
Néanmoins des difficultés demeurent : une épuration continue du sel via une unité de traitement est nécessaire ; par ailleurs les hautes températures ainsi que la faible inertie thermique du sel rendent indispensable un système de vidange, afin de préserver l’intégrité des structures en cas d’élévation excessive de la température. En France, cette option est étudiée par le CNRS et depuis peu par le CEA.
Schéma de principe du MSR (source : Forum international génération IV)
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Le thorium, alternative à l’uranium ? Le thorium fait l'objet d'un engouement certain depuis de nombreuses années, avec la promesse d’une énergie nucléaire plus durable, plus sûre, produisant moins de déchets et moins propice à la prolifération nucléaire que l’uranium. Le thorium est un métal légèrement radioactif, environ trois fois plus abondant que l'uranium. Contrairement à ce dernier, il n’existe dans la nature que sous une unique forme isotopique : le thorium 232. Comme l’uranium 238 et contrairement à l’uranium 235, ce dernier n’est pas un élément fissile, mais fertile. De ce fait, il doit être associé à des éléments fissiles, tels que l’uranium 235 ou le plutonium, pour permettre le démarrage et l’entretien d’une réaction en chaîne, ou être soumis à un flux externe de neutrons (voir plus loin les réacteurs sous-critiques). Lorsqu’il absorbe un neutron, le thorium 232 génère un noyau de thorium 233 qui se transforme en quelques minutes par décroissance radioactive en protactinium 233, puis après moins d’un mois en uranium 233 fissile. Du fait des caractéristiques neutroniques favorables de l’uranium 233 issu du thorium 232 et de l’absence d’uranium 238, le cycle du thorium génère moins de déchets de haute activité que le cycle de l’uranium, en particulier un peu moins de produits de fission et surtout beaucoup moins d’actinides mineurs (curium, neptunium et américium), ainsi que de plutonium. Néanmoins, l’utilisation du thorium impliquerait de mettre en œuvre deux filières distinctes pour l’uranium et le thorium, avec deux cycles du combustible associés. Malgré cette complexité supplémentaire, des pays disposant de réserves importantes de thorium, comme l’Inde ou la Chine, développent des réacteurs destinés à utiliser ce combustible alternatif. |
g. La question cruciale de la sûreté
Du point de vue de la sûreté, ces différents concepts de réacteurs présentent des caractéristiques très différentes, avec des atouts et des inconvénients spécifiques, qui ont fait l’objet d’une évaluation par l’IRSN dans un rapport de 2015[16].
Ce rapport souligne notamment la difficulté de dresser un bilan comparatif des différents concepts, certains étant encore à un stade très préliminaire de développement, alors que d’autres sont en partie éprouvés. Six ans plus tard, ce constat reste largement d’actualité.
Néanmoins, l’IRSN indique qu’il « ne dispose pas d’éléments permettant de conclure à la possibilité d’atteindre, pour les systèmes examinés, un niveau de sûreté significativement supérieur à celui des réacteurs de génération III, si ce n’est pour le VHTR dont la puissance est faible ».
De fait, l’amélioration de la sûreté ne faisait pas partie, à l’origine, des objectifs fixés par le GIF au début des années 2000. Sans doute les progrès significatifs en matière de sûreté associés aux réacteurs de troisième génération, encore au stade de projets, semblaient-ils suffisants à l’époque. Cet objectif n’a donc pas joué un rôle prépondérant dans la sélection des six concepts de réacteurs. Ce n’est qu’après la catastrophe de Fukushima qu’il a pris une place majeure dans les préoccupations du forum.
Cette limite représente un obstacle non négligeable au déploiement des réacteurs de quatrième génération. En effet, même en supposant qu’un nouveau réacteur présente un niveau de sûreté intrinsèque équivalant à celui des réacteurs à eau pressurisée de troisième génération, le manque d’expérience dans son exploitation représenterait un risque supplémentaire non négligeable par rapport à ces derniers. Ainsi, sur les trois accidents majeurs survenus depuis le début de l’usage civil du nucléaire, deux, aux États-Unis et en ex-Union soviétique, résultent essentiellement d’erreurs des opérateurs.
2. Le cas particulier des réacteurs sous-critiques ou hybrides
Le concept de réacteur sous-critique ou hybride se caractérise par l’impossibilité d’y entretenir une réaction en chaîne sans l’apport de neutrons supplémentaires générés par un système externe. Il ne fait pas partie des concepts retenus par le Forum international génération IV.
La source externe de neutrons la plus couramment envisagée est la spallation[17] de noyaux lourds par des particules chargées, par exemple des protons issus d’un accélérateur de particules. Ce concept est qualifié de réacteur sous-critique piloté par accélérateur ou de système piloté par accélérateur (en anglais Accelerator Driven System, ou ADS).
Principe du projet de réacteur sous-critique piloté par accélérateur Myrrha[18]
L’idée d'associer un accélérateur de particules à un réacteur nucléaire date des années 1950, mais n’a été perfectionnée qu’au début des années 1990, au sein du CERN, par une équipe dirigée par le physicien italien Carlo Rubbia[19]. Les deux concepts originaux de réacteurs issus de ces travaux, appelés Amplificateurs d’énergie ou Rubbiatrons, associaient un cyclotron à un réacteur refroidi à l’eau ou au gaz alimenté en thorium, combustible plus abondant que l’uranium (voir encadré).
Les réacteurs sous-critiques sont perçus comme intrinsèquement plus sûrs que les réacteurs à fission nucléaire conventionnels. Pour ces derniers, dans certaines conditions de fonctionnement dégradées, le taux de fission peut en effet augmenter rapidement, entrainant une réaction d’emballement susceptible d’endommager gravement le réacteur, comme cela est survenu à Tchernobyl, si des mesures adéquates ne sont pas rapidement prises, par exemple en descendant des barres de contrôle dans le cœur du réacteur.
Au contraire, avec un réacteur sous-critique, la réaction s'arrête dès qu’elle n’est plus alimentée en neutrons par la source externe. Toutefois, même si la réaction est arrêtée, le problème de l’évacuation de la chaleur résiduelle du réacteur demeure entier : tout comme un réacteur conventionnel, un réacteur sous-critique doit être refroidi pendant une longue durée après son arrêt pour éviter une fusion du cœur, similaire à celle survenue sur trois réacteurs de la centrale de Fukushima Daiichi[20].
Par ailleurs, la possibilité de moduler l’apport externe en neutrons permet d’utiliser des combustibles aux caractéristiques neutroniques défavorables et rend ce concept de réacteur bien adapté à l’utilisation du thorium comme combustible ainsi qu’à la transmutation des éléments radioactifs à vie longue.
Plusieurs projets d’ADS sont en cours de développement dans le monde, en particulier en Belgique et en Chine.
Le SCK-CEN (Centre d’études nucléaires) belge travaille depuis plus de 20 ans sur le projet MYRRHA (Multi-purpose Hybrid Research Reactor for High-tech Applications, c’est-à-dire Réacteur de recherche multifonctionnel hybride pour applications de hautes technologies). Ce projet, sans doute le plus avancé au monde, s’inscrit dans plusieurs programmes européens de recherche sur la transmutation des déchets et les réacteurs avancés. La France y contribue au travers du CNRS et du CEA.
Dans sa version actuelle, le projet MYRRHA repose sur un accélérateur linéaire délivrant des protons d'une énergie de 600 mégaélectronvolts couplé à un réacteur sous-critique de 100 MW thermiques à caloporteur plomb-bismuth doté d’un refroidissement passif. Ce projet vise plusieurs applications : la production de radio-isotopes à usage médical, la transmutation des déchets radioactifs, la physique fondamentale.
De son côté, l'Institut de technologie de sûreté de l'énergie nucléaire (INEST) de l'Académie chinoise des sciences conduit depuis 2011 un programme de développement de systèmes pilotés par accélérateur à des fins de production d'énergie et de transmutation des déchets qui doit aboutir à la construction de plusieurs réacteurs à caloporteur plomb et plomb-bismuth de puissance croissante[21]: CLEAR-I (10 MWe), suivi de CLEAR-II (100 MWe) et de CLEAR-III (1000 MWe), avec deux modes d'exploitation, critique et sous-critique.
D’autres projets d’ADS moins avancés existent aux États-Unis, en Inde[22], en Corée du Sud[23] et au Japon[24].
3. Les petits réacteurs modulaires (SMR), réacteurs modulaires avancés (AMR) et microréacteurs (MMR)
a. La fin de la course à la puissance
La puissance des premiers réacteurs nucléaires destinés à la production d’électricité était faible par rapport à celle des réacteurs actuels, de l’ordre de quelques dizaines de mégawatts électrique : 70 MWe pour le réacteur de la centrale de Chinon mis en service en 1963. Très rapidement, les producteurs d’électricité ont favorisé des réacteurs de plus en plus puissants. Ainsi, la puissance nette des réacteurs à eau pressurisée du parc français est passée de 900 MWe, à 1 300 MWe, puis à 1 450 MWe, enfin à 1 600 MWe pour l’EPR de Flamanville (en excluant le démonstrateur de réacteur à eau pressurisée de Chooz de 310 MWe).
De fait, la plupart des coûts associés à la construction et à l'exploitation d'un réacteur ne varient pas de façon linéaire en fonction de la puissance de celui-ci. Par exemple, la construction d'un réacteur de 1 200 MWe ne nécessite pas deux fois plus de béton et d'acier que celle d’un réacteur de 600 MWe, et son exploitation n’exige pas deux fois plus de personnel. Augmenter la puissance permet donc, en principe, de réaliser des économies d'échelle.
Toutefois, les grands réacteurs étant plus longs à construire et leur coût d'investissement étant plus élevé, les financements sont plus difficiles à trouver, ainsi que l’a rappelé M. Jean-François Collin, conseiller-maître à la Cour des comptes, lors de son audition : « L’investissement dans le secteur nucléaire apparaît comme risqué et n’attire pas les investisseurs privés. EDF en a cherché pour Flamanville et n'y est pas parvenu, pas plus que pour Hinkley Point. Le Royaume-Uni a apporté une garantie de revenus à EDF sur une longue période. Cela n’a cependant pas suffi à convaincre de nouveaux partenaires privés à s’associer à cet investissement ».
De plus, ces réacteurs nécessitent d’adapter en partie leur conception aux spécificités de chaque site, ce qui augmente également les incertitudes et les coûts. Enfin, l’accroissement de la puissance a aussi un impact significatif sur la sûreté, ce qui implique de renforcer les disposions de sûreté, avec des conséquences non négligeables sur les coûts.
Néanmoins, d’après une étude récente du MIT[25], les coûts élevés des chantiers français et américains de réacteurs de troisième génération EPR et AP‑1000 sont principalement liés aux travaux de génie civil et aux autres tâches d’installation d’équipements effectuées sur site. Pour les réduire, la stratégie préconisée consisterait à rendre la construction plus modulaire et à la réaliser autant que possible en dehors du chantier.
Les grands réacteurs sont mal adaptés à de telles méthodes de construction. Certaines expériences montrent d’ailleurs que l’assemblage des composants les plus simples peut s’avérer moins coûteux sur site s’il est bien préparé. Devant ces difficultés, dès la fin des années 2000, il semblait nécessaire de trouver de nouveaux concepts de réacteurs nucléaires permettant de simplifier les méthodes de construction, et potentiellement de réduire les coûts.
b. Les réacteurs de petite puissance : une technologie éprouvée
Des réacteurs nucléaires de petite puissance très compacts équipent depuis les années 1950 les sous-marins et les porte-avions, avec de fortes contraintes de confinement et de sécurité. Le Redoutable, premier sous-marin nucléaire français, doté d’un réacteur de 100 MW thermiques, conçu par une division du CEA qui allait devenir TechnicAtome, est entré en service en 1967. Plus de 1 000 réacteurs navals ont été utilisés de par le monde et environ 250 sont en fonctionnement.
La France a été précurseur dans ce domaine, puisqu’elle a développé au début des années 1980 deux modèles de réacteurs de petite taille : un réacteur d’une puissance entre 100 et 150 MW thermiques dédié à la production de chaleur pour le chauffage urbain et un réacteur de 300 MWe destiné à la cogénération d’électricité et de chaleur qui devait être fabriqué en usine avant d’être installé sur site sans soudures. Ces projets, développé par le CEA, EDF et Technicatome ont été abandonnés faute de marché.
Akademik Lomonosov (source : Agence Tass)
En décembre 2019, Rosatom a mis en service en Sibérie la centrale nucléaire flottante Akademik Lomonosov, équipée de deux réacteurs de brise-glaces de 32 MWe chacun, prenant ainsi de vitesse les autres pays dans la course aux petits réacteurs modulaires. Mais la plupart des projets concurrents ne se limitent pas à repositionner des réacteurs existants. Il s’agit de nouveaux concepts destinés à répondre à d’autres contraintes, par exemple en termes de coûts et de sûreté, même si plusieurs des entreprises concernées fabriquent aussi des réacteurs militaires.
c. Des réacteurs offrant de nouvelles opportunités
L'Agence internationale de l'énergie atomique définit les petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactors ou SMR) comme des réacteurs nucléaires d’une puissance comprise entre 10 et 300 MWe, dont les composants et les systèmes peuvent être fabriqués en usine, puis transportés sous forme de modules sur site pour être installés en fonction de la demande. Le schéma ci-dessous permet de visualiser la compacité d’un SMR par rapport à un réacteur traditionnel.
Comparaison de la configuration d’un réacteur à eau pressurisé traditionnel (a) et d’un SMR (IRIS) (b), (c) comparaison de la traille de l’enceinte de confinement d’un réacteur à eau pressurisé de 600 MWe et d’un SMR (c) (Carelli et al., 2005)
Si leur puissance limitée ne permet pas de bénéficier d’économies d’échelle, ces réacteurs présentent, de par leur taille et leur modularité, plusieurs avantages.
En premier lieu, leur faible puissance unitaire permet de concevoir des SMR dotés d’un haut niveau de sûreté passive, ne nécessitant pas l'intervention d'un opérateur ou une alimentation électrique externe pour arrêter le réacteur et maintenir le refroidissement nécessaire à l’évacuation de la chaleur résiduelle du cœur. De ce fait, les SMR représentent une opportunité de franchir un nouveau palier dans la sûreté nucléaire par rapport aux réacteurs de troisième génération.
En deuxième lieu, les principaux composants de ces réacteurs peuvent être standardisés et fabriqués en série sur des chaînes de montage, ce qui doit à la fois simplifier et améliorer le contrôle de la qualité de fabrication, et permettre une baisse des coûts par effet de série, sous réserve de réaliser des quantités suffisantes.
En troisième lieu, comme la plus grande partie de la fabrication s’effectue hors site, la construction des petits réacteurs modulaires devrait prendre moins de temps que celle d’un réacteur classique, et surtout présenter beaucoup moins d’incertitudes. Il est également possible de commencer par installer un seul réacteur, puis d’en ajouter d’autres suivant les besoins. Ces caractéristiques faciliteront le financement de ces projets par rapport à un réacteur classique.
En quatrième lieu, pour diverses raisons liées à leur conception, à leur empreinte au sol réduite et à leur faible consommation en eau, les SMR offrent une plus grande souplesse dans le choix d'un site d’implantation que les grands réacteurs et s’accommodent mieux des sites isolés. Une multiplication des sites d’implantation de réacteurs posera toutefois la question de la sécurité de ces installations, par exemple face à des agressions extérieures.
En cinquième lieu, la faible puissance des SMR ne peut que faciliter leur raccordement au réseau, notamment dans des pays dotés d’une infrastructure électrique peu développée. Leur exploitation devrait permettre d'améliorer la fiabilité du réseau et de sécuriser l'approvisionnement, en particulier lorsque les énergies renouvelables font partie du bouquet énergétique.
En dernier lieu, le démantèlement d’un SMR pourrait être simplifié et réalisé, comme sa construction, en usine. Si cet aspect est correctement pris en compte à la conception, cela pourrait abaisser le coût de possession du réacteur.
On le voit, les petits réacteurs modulaires disposent a priori de nombreux atouts par rapport aux réacteurs actuels de troisième génération, bien que ceux-ci offrent une solution plus éprouvée pour la production d’électricité. Les SMR permettent notamment d’envisager un saut tout à fait significatif en termes de sûreté et de sécurité.
Ce point apparaît décisif, notamment dans les pays occidentaux où l’énergie nucléaire a durablement souffert de l’impact des trois grands accidents nucléaires survenus dans le monde. La meilleure acceptabilité des SMR se traduit déjà par un changement de la position de certains mouvements écologistes dans les pays d’Europe du nord. Par exemple, le parti vert finlandais s’est déclaré favorable à leur déploiement[26], pourtant envisagé à proximité de zones densément peuplées, pour remplacer le chauffage urbain au charbon.
d. La question centrale du coût des SMR
De nombreuses études économiques ont été publiées depuis quelques années pour essayer de mieux cerner le coût des futurs SMR, afin de le comparer à celui des réacteurs nucléaires classiques ou des énergies renouvelables[27]. Il s’agit évidemment d’un exercice difficile s’agissant d’un nouveau concept dont aucun exemplaire n’est parvenu ce jour au stade de la construction (les réacteurs russes de l’Akademik Lomonosov et chinois HTR-10 étant de « faux » SMR, avec une puissance faible, mais peu de modularité).
Au sein de la filière nucléaire française, un consensus semble se dégager pour considérer que le coût de l’électricité produite par les SMR sera notablement supérieur à celui des réacteurs de troisième génération de construction récente. Les résultats d’une première étude sur des données réelles[28] relatives au réacteur américain Nuscale, SMR dont le développement est le plus avancé, et à un réacteur à eau pressurisé de deuxième génération (PWR-12 de Westinghouse) suggèrent un coût de construction par kilowattheure légèrement inférieur pour le premier. Cette étude n’aborde toutefois pas la question du coût d’exploitation.
Comparaison des coûts d’une centrale Nuscale et d’un réacteur PWR-12
Il convient de noter que l’évaluation du coût de construction du réacteur à eau pressurisée PWR-12 se fonde sur un déroulement satisfaisant du chantier. Or, les SMR, de par leur modularité et la simplicité du chantier, devraient créer beaucoup moins d’incertitudes sur le déroulement de la phase de construction. Celle-ci devrait aussi être moins longue, ce qui aura nécessairement un impact sur le financement de ces projets. Or, le coût du financement représentant jusqu’à la moitié du coût total de construction d’un réacteur – tel est le cas pour le projet Hinkley Point C[29], l’effet sur le coût de l’électricité produite pourrait s’avérer significatif.
e. Une réussite dépendant largement de la conception et de l’accompagnement des projets
Les SMR à eau pressurisée reprennent des principes techniques éprouvés dans un format plus compact, formule déjà expérimentée depuis quelques 70 ans dans le domaine naval. Néanmoins, les bénéfices mentionnés précédemment ne se concrétiseront que si leur conception est soigneusement étudiée. Celle-ci devra non seulement viser des objectifs tels que la simplification des composants ou l’intégration de dispositifs passifs, mais aussi prendre en compte des contraintes telles que l’optimisation de la fabrication en série et la réduction des coûts de démantèlement.
Cette démarche s’écarte de façon notable de celle habituellement suivie par la filière nucléaire, à la fois pour la conception et la construction des grands réacteurs destinés à la production d’électricité, actuellement adaptés à chaque site, et au contexte industriel de chaque pays, et celles des réacteurs destinés aux applications navales, pour lesquels le critère de coût apparaît secondaire.
Ce tournant nécessitera une capacité d’adaptation importante des industriels du nucléaire ainsi que la mise en œuvre de modes d’organisation et de techniques innovantes[30]. À cet égard, les industriels de la filière nucléaire française ont cherché à intégrer ces dernières années des innovations telles que la modélisation numérique, la fabrication additive ou l’usine 4.0.
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Le projet de SMR français Nuward Ce projet est développé en partenariat entre EDF, TechnicAtome, Naval Group et le CEA. Nuward sera constitué de deux réacteurs à eau pressurisée modulaires de 170 MWe intégrés dans un îlot nucléaire de 340 MWe, disposant d’une salle de commande unique.
Image de synthèse d’un réacteur du SMR Nuward (source : Nuward) Son installation sera semi-enterrée pour assurer une meilleure résistance aux agressions extérieures. Contrairement à certains SMR étrangers utilisant de l’uranium enrichi à plus de 5 %, ses combustibles seront similaires à ceux des réacteurs actuels. Les réacteurs sont dotés d’une enceinte métallique intégrant l’ensemble des composants du circuit primaire qui sera immergée dans l’eau. Cette conception et les systèmes passifs utilisés permettront d’évacuer la puissance résiduelle des réacteurs sans intervention externe durant plusieurs jours. L’absence de bore – utilisé pour absorber les neutrons et ralentir la réaction en chaîne – en fonctionnement normal élimine les accidents de dilution tout en réduisant les rejets de la centrale dans l’environnement. Lors de son audition, M. Loïc Rocard, PDG de TechnicAtome a résumé ainsi l’avancement du projet : « nous avons terminé en 2019 la phase de pré-avant-projet sommaire, et entamé dans la foulée l'avant-projet sommaire qui doit durer jusqu'en 2022, et sera suivi par l’avant-projet détaillé. La phase ultérieure, après 2025, permettra d'aller vers l'autorisation de construction et la validation du concept par les autorités de sûreté. » L’objectif de construction d’une première unité en France se situe à l’horizon 2030. La principale cible commerciale de ce projet est le remplacement probable d’ici 2050 d’un grand nombre de centrales à charbon dans le monde, d’une puissance souvent proche de 300 à 400 MWe, pour lutter contre le changement climatique. |
La concurrence sur ce nouveau marché s’annonce en tout état de cause particulièrement intense : plus de 65 projets de SMR étaient recensés par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à travers le monde à la fin de l’année 2020[31]. De toute évidence, tous n’aboutiront pas, d’autant que certains porteurs ne disposent pas de compétences ou de moyens suffisants. Mais au côté des acteurs traditionnels du secteur d’origine américaine, britannique, canadienne, japonaise, coréenne, russe ou chinoise, on trouve aussi de nouveaux entrants américains crédibles et dotés de ressources conséquentes.
Trois aspects, en partie liés, apparaissent particulièrement critiques pour se démarquer sur ce futur marché : la prime au premier entrant, car un temps d’avance peut faire une différence significative entre deux produits équivalents ; la captation d’un marché en volume suffisant pour pouvoir bénéficier d’un réel effet de série ; l’harmonisation des certifications nécessaires à la construction, au niveau européen et si possible mondial.
Sur le premier point, certains spécialistes estiment que le marché des SMR, qui serait disjoint de celui des réacteurs de grande taille, ne prendra pas son envol avant 2035. Même dans cette hypothèse, disposer d’un produit fini quelques années à l’avance peut donner le temps de l’éprouver et de « verrouiller » certains marchés. À cet égard, les rapporteurs se félicitent du soutien accordé à la filière française dans le cadre du Plan de relance, une enveloppe de 50 millions d'euros étant attribuée à l’avant-projet sommaire du futur SMR français Nuward, via le dernier Programme d'investissements d'avenir (PIA).
Néanmoins, cet effort pourrait s’avérer insuffisant, compte tenu de l’avance dont disposent certains projets concurrent et des financements dont bénéficient ces derniers, en particulier aux États-Unis où le SMR de NuScale Power a reçu du Département de l'énergie américain une première aide de 226 millions de dollars sur cinq ans en 2013, puis une deuxième de 16,6 millions de dollars en 2015 et une troisième de 40 millions de dollars en 2018[32].
Aussi cet effort devra-t-il, en tant que de besoin, être prolongé aux étapes suivantes de développement par un soutien pluriannuel, en particulier si celui-ci permet d’accélérer la finalisation du projet.
Sur le deuxième point, la construction d’une tête de série dans le pays d’origine est une étape nécessaire, comme pour les grands réacteurs, mais elle ne sera pas suffisante. Pour les SMR, le passage à l’échelle industrielle, avec la construction d’une usine d’assemblage capable de fabriquer plusieurs dizaines d’unités par an, supposera de disposer assez vite d’un volume d’affaires significatif pour assurer sa rentabilité.
Les rapporteurs souhaitent que soit évaluée l’alternative des SMR Nuward pour remplacer certains réacteurs de 900 MWe après 2030. Une telle démarche permettrait d’initialiser un carnet de commandes pour ces nouveaux réacteurs. En outre, une gestion souple de leur fabrication et des commandes à l’étranger pourrait permettre de disposer d’un avantage compétitif en termes de délais, sur le modèle pratiqué récemment pour faciliter les ventes de l’avion Rafale.
Sur le troisième point, la Commission de réglementation nucléaire des États-Unis (en anglais, United States Nuclear Regulatory Commission ou NRC) a pris de l’avance en instruisant les principales étapes de certification d’un premier SMR commercial (le SMR Nuscale devrait être certifié en août 2021). Il apparaît donc souhaitable que l’Autorité de sûreté nucléaire française, considérée comme la deuxième plus importante au niveau mondial et particulièrement active sur le plan international, ainsi qu’en Europe au travers de l'Association des autorités de sûreté nucléaire des pays d'Europe de l'Ouest (en anglais, Western European Nuclear Regulators Association ou WENRA) puisse poursuivre ses efforts pour faire progresser l’harmonisation de la certification des SMR en Europe, éventuellement en lien avec ses équivalents américain, britannique, canadien et japonais.
De plus, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) est bien placé pour étudier les conditions sous lesquelles les SMR pourraient permettre de réaliser un réel saut en matière de sûreté. L’IRSN a pris les devants en proposant, dans le cadre du Plan de relance, un projet pour engager un programme de recherche sur ce sujet. Les rapporteurs estiment que ce dernier doit lui être accordé.
f. Les réacteurs modulaires avancés (AMR), un nouveau départ pour la quatrième génération ?
Plus de la moitié des projets de petits réacteurs modulaires identifiés par l’AIEA à fin 2020 sont basés sur des concepts proches de ceux retenus dans les années 2000 par le Forum international Génération IV : réacteurs à haute température – n’atteignant toutefois pas toujours les 1 000° C envisagés pour les VHTR, réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, au plomb, au plomb-bismuth ou à l’hélium et réacteurs à sels fondus.
Ces SMR de conception avancée sont fréquemment identifiés en tant que réacteurs modulaires avancés (en anglais Advanced Modular Reactor ou AMR). Ils ont pour atout commun une température de sortie de circuit significativement plus élevée que pour les SMR à eau. Pour la production d’électricité, ceci pourrait permettre d’atteindre de meilleurs rendements. Surtout, ces températures sont plus adaptées à la fourniture de chaleur à des processus industriels diversifiés et pour des applications telles que la désalinisation ou la production d’hydrogène.
Compte tenu des obstacles technologiques à lever, la plupart de ces projets sont encore à un stade de conception très préliminaire, si bien que la mise en service d’une première unité devrait être plus tardive que pour les SMR à eau pressurisée. Le réacteur chinois à haute température HTR-PM de 210 MWe, entré en service en 2021, et le réacteur russe BREST-300 à neutrons rapides refroidi au plomb de 300 MWe, dont la construction a commencé cette année, constituent deux exceptions notables. Cependant, bien que de faible puissance, ces réacteurs n’ont pas été initialement conçus comme modulaires, si bien qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’AMR.
Par rapport aux concepts originaux du Forum international génération IV, la puissance et la taille réduites des réacteurs modulaires avancés pourrait les faire bénéficier de la même progression en termes de sûreté que celle des SMR à eau, même si leur conception sera nécessairement plus exigeante. Par exemple, pour les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, il apparaît a priori plus facile d’éviter les fuites de caloporteur dans un réacteur de format ramassé. Par ailleurs, les problèmes d’évacuation de chaleur sont dans ce cas encore plus limités que dans un SMR à eau, compte tenu de l’inertie du sodium.
Ainsi, les AMR pourraient-ils permettre à la fois une amélioration significative de la sûreté par rapport aux réacteurs de troisième génération et une diversification des applications de l’énergie nucléaire à la décarbonation de l’économie, notamment en direction des applications industrielles. Malgré les échéances plus lointaines liées aux obstacles techniques parfois majeurs à lever, il n’est donc pas surprenant que plusieurs pays, notamment les États-Unis, le Canada, le Royaume Uni, la Chine et la Fédération de Russie, investissent dans le développement de ces réacteurs.
Les rapporteurs considèrent que la France doit évaluer la pertinence des AMR pour répondre aux défis de la lutte contre le changement climatique, notamment dans le cadre de la décarbonation du secteur industriel.
g. Les microréacteurs modulaires (MMR)
Le terme microréacteur modulaire désigne un réacteur présentant a priori les mêmes caractéristiques de modularité qu’un SMR ou qu’un AMR, mais dont la puissance est inférieure à 10 MWe (parfois 20 MWe).
Ces réacteurs présentent des atouts similaires à ceux des SMR ou des AMR et sont de plus très faciles à déplacer. Leur puissance et leur taille réduite leur ouvrent de nouveaux domaines d’applications civiles et militaires : alimentation électrique de sites isolés ou en environnements hostiles, fourniture de chaleur à un processus industriel, production locale d’hydrogène, etc.
Plusieurs projets de MMR sont en cours de développement. Ainsi, celui du canadien Global First Power, un réacteur de 5 MWe à haute température, est récemment entré en phase de certification par la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN), avec un objectif de mise en service avant 2030.
Les rapporteurs estiment qu’une attention particulière doit être portée aux développements en cours dans le domaine des MMR.
4. Une concurrence internationale soutenue
La Fédération de Russie et la Chine ont fortement investi depuis une vingtaine d’années dans les technologies nucléaires du futur, alors que les pays occidentaux, confrontés aux difficultés immédiates liées au déclin progressif de leur industrie nucléaire, relâchaient leurs efforts.
Plusieurs projets de réacteurs avancés sont d’ores et déjà fonctionnels dans ces deux pays et d’autres sont en développement ou en construction. Ces pays consolident ainsi leur image de leaders mondiaux des technologies nucléaires.
Ce n’est que ces dernières années que les États-Unis, prenant conscience du retard accumulé et du risque de se voir définitivement dépassés, ont décidé d’impulser un redressement rapide de leur recherche dans ce domaine, en faisant appel à la fois aux ressources de la recherche publique et au dynamisme du secteur privé.
a. Le cas de la Fédération de Russie
Comme en France, dès les débuts du développement de l’industrie nucléaire civile soviétique, le choix a été fait de s’orienter vers un cycle « fermé » du combustible nucléaire. Conformément à cette vision, le parc nucléaire a été imaginé avec deux composantes : d’une part des réacteurs à neutrons thermiques et d’autre part des réacteurs à neutrons rapides. Pour M. Vitaly Khadeev, vice-président de Rosatom chargé du développement des technologies du cycle du combustible nucléaire fermé et des installations industrielles : « Premièrement, cela permet d'augmenter de manière exponentielle le volume de matières premières pour les centrales nucléaires. Deuxièmement, cela permet de recycler le combustible nucléaire usé au lieu de le stocker. Et troisièmement, nous utiliserons à nouveau dans le cycle du combustible nucléaire les stocks accumulés d'uranium appauvri et de plutonium. »
Vue interne du réacteur BN-800 (source : Rosatom)
Dans cette perspective, le pays s’est doté de plusieurs réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium, notamment les deux réacteurs en production à la centrale de Beloïarsk : le BN-600 raccordé au réseau électrique en 1980 et le BN‑800, raccordé en 2015. Afin de prévoir l’alimentation en combustible de ces réacteurs à neutrons rapides, la Fédération de Russie développe de nouvelles chaînes d’approvisionnement. Ainsi, le premier chargement complet en combustibles MOX (« mélange d'oxydes » ou « mixed oxides », constitué d’un mélange de dioxyde de plutonium et de dioxyde d'uranium appauvri), produits par le Mining and Chemical Combine à Jeleznogorska, dans la région de Krasnoïarsk, a été réalisé en 2020 sur le réacteur BN-800.
En parallèle, la Russie envisage aussi le multirecyclage des combustibles dans les réacteurs VVER à eau pressurisée. Le combustible REMIX (Regenerated Mixture) développé par TVEL Fuel Company, filiale de Rosatom, constitué d’un mélange de plutonium de retraitement, d’uranium appauvri et enrichi, représente un nouvel élément de la fermeture du cycle. Plus coûteux que le MOX à assembler, car plus dangereux à manipuler, il pourrait être recyclé jusqu’à cinq fois dans des réacteurs à eau pressurisée sans avoir à les modifier. En 2020, Rosatom a validé le financement de modernisation du Combinat chimique de Sibérie, usine d’enrichissement, séparation et retraitement des combustibles, pour pouvoir produire des assemblages REMIX.
Mais le projet phare de Rosatom qui fédère l’ensemble de la recherche et du développement d’un cycle fermé du combustible se dénomme Proryv (« Percée »). Il inclut le développement d’une nouvelle génération de réacteurs à neutrons rapides, un travail sur la non-prolifération et les cycles de combustible fermé associés.
L’élément clé du projet Proryv est le développement du réacteur expérimental Brest-OD-300 à neutrons rapides alimenté en nitrure uranium-plutonium et refroidi au plomb. Malgré sa forte corrosivité, le plomb présente plusieurs caractéristiques de sûreté passive, notamment l’inertie au contact de l’air et de l’eau ainsi qu’une haute température d’ébullition permettant de ne pas pressuriser les circuits. D’une puissance de 300 MWe, ce réacteur serait mis en service aux alentours de 2026 au sein d’un nouveau complexe déjà en construction dans le Combinat chimique de Sibérie, près de Tomsk. Ce site comportera des installations de fabrication de combustible ainsi que de retraitement en vue de la fermeture du cycle.
Vue générale du complexe de démonstration du réacteur Brest-OD-300 en construction à Tomsk (Source : Tvel)
Le BN-1200 est un projet de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium d’OKBM Afrikantov, filiale de Rosatom. Dans la lignée du BN-600 et du BN-800, mais d’une puissance plus importante, il produirait environ 1 200 MWe et présenterait plusieurs innovations par rapport à ces prédécesseurs : une nouvelle conception du circuit primaire, un système de sûreté passif, la conformité aux préconisations du Forum Génération IV en matière de sûreté, une plus grande rentabilité et une simplification du système de rechargement du combustible. Mais ce projet a été à plusieurs reprises repoussé : alors que sa mise en service était initialement prévue en 2020, le ministère russe de l’Énergie a reporté sa construction après 2035. De fait, ce projet de réacteur à neutrons rapides semble désormais moins prioritaire que son équivalent refroidi au plomb.
Le MBIR (Multipurpose Fast Neutron Research Reactor ou Réacteur de recherche polyvalent à neutrons rapides) est un réacteur de recherche à neutrons rapides alimenté au MOX, refroidi au sodium de 150 MWt dont la construction a commencé en 2015 à Dimitrovgrad. La plateforme de recherche dont fait partie ce réacteur devrait être opérationnelle en 2025 (et non en 2020 comme prévu initialement) pour un coût estimé à 1,1 milliard de dollars. Cet équipement, remplaçant le BOR-60 vieux de cinquante ans, est destiné à être utilisé en partie dans le cadre d’une coopération internationale entre la Russie, la République Tchèque, la Hongrie, la Pologne et la Slovaquie, afin de tester de nouvelles technologies et de nouveaux matériaux pour les réacteurs de quatrième génération.
Plusieurs autres projets menés par la Fédération de Russie dans le domaine des réacteurs avancés sont moins bien définis.
Ainsi, de nombreux travaux sur les réacteurs à haute température refroidis au gaz ont déjà été réalisés depuis plus de quarante ans. Mais bien que plusieurs entreprises russes soient impliquées dans le projet international GT‑MHR (Gas Turbine Modular Helium Reactor) avec General Atomics, Framatome et Fuji Electrics, aucun projet de prototype russe n’est prévu pour l’instant.
Par ailleurs, la construction d’un réacteur à sels fondus d’une puissance inférieure à 10 MWt est prévue en 2031 au combinat chimique et minier de Zheleznogorsk, notamment pour tester la transmutation des actinides mineurs. Sa conception technique devrait être achevée en 2024.
La Chine a choisi, au même titre que la Fédération de Russie et la France, un cycle du combustible nucléaire « fermé ». D’une part, la Chine souhaite subvenir à ses besoins en uranium à hauteur d’un tiers par des exploitations domestiques. D’autre part, elle veut industrialiser la production de combustibles MOX pour les futurs réacteurs à neutrons rapides industriels.
Enfin, la Chine prévoit d’exploiter des réacteurs à neutrons rapides d’ici 2030. Elle dispose depuis 2011 d’un réacteur expérimental de ce type raccordé au réseau, construit en partenariat avec la Russie sur le modèle du BN-600 : le CEFR (China Experimental Fast Reactor). Il s’agit d’un petit réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium d’une puissance de 20 MWe. Ce réacteur est encore alimenté en combustibles à l’uranium hautement enrichi fournis par TVEL mais devrait à l’avenir utiliser des combustibles MOX.
Bien qu’ayant du retard sur d’autres pays, la Chine veut se donner les moyens de choisir, le moment venu, les technologies de réacteurs avancés qui lui conviendront le mieux. Pour M. François Jacq, administrateur général du CEA, la Chine dispose de suffisamment de moyens économiques et humains pour explorer toutes les filières et se doter des compétences correspondantes. Malgré les informations parcellaires disponibles, un panorama des projets de réacteurs plus ou moins avancés peut être dressé.
La création d’un parc de réacteurs à neutrons rapides étant une condition de la fermeture du cycle du combustible, la stratégie de la Chine est similaire à celle de la France avant l’arrêt d’ASTRID : après avoir mis en service le petit réacteur à neutrons rapides expérimental CEFR en 2011, le pays se dote d’un démonstrateur industriel de 600 MWe refroidi au sodium et alimenté en combustibles MOX, baptisé CFR-600. Construit dans la province de Fujian comme une amélioration du CEFR, il devrait entrer en service en 2023. L’étape suivante sera la construction d’un démonstrateur de plus grande taille a priori nommé CFR-1000, d’une puissance au moins égale à 1000 MWe. La décision de construction devrait être prise en 2021.
En outre, la Chine développe de petits réacteurs modulaires à eau pressurisée pour des applications diversifiées. Ainsi, le SMR ACP100, réacteur à eau sous pression polyvalent de 125 MWe qui sera baptisé « Linglong One », est conçu à la fois pour produire de la vapeur, de la chaleur, de l’électricité et pour dessaliniser l’eau de mer.
La République populaire de Chine est par ailleurs le pays le plus avancé au monde dans la technologie des sels fondus. Possédant de réserves de thorium substantielles, nettement supérieures à celles d’uranium, la Chine a beaucoup investi dans cette technologie depuis les années 1970, avec l’objectif d’en être le leader mondial et de développer des activités de cogénération d’hydrogène et de chaleur. Sont notamment prévus deux démonstrateurs expérimentaux de réacteurs à sels fondus : le TMSR-SF1 de 10 MWt, alimenté en combustible avec une faible portion de thorium solide, ainsi que le TMSR-LF1 de 2 MWt alimenté au thorium. Le TMSR-LF1 devait être mis en service en 2020 à Wuwei, en plein cœur du désert de Gobi.
Les Chinois sont également en pointe dans la réalisation de réacteurs à haute température refroidis à l’hélium, concept d’intérêt pour la cogénération d’électricité et de chaleur destinée au chauffage ou à la production d’hydrogène. Les travaux de recherche dans cette technologie ont commencé dans les années 1970 à l’université de Tsinghua. Le réacteur à lit de boulet d’uranium enrichi de 210 MWe HTR-PM, composé de deux modules de 100 MWe chacun, a été mis en service en 2021 dans la province de Shandong. À plus long terme, serait développé le réacteur HTR-PM600, composé de six modules de 100 MWe connectés à une unique turbine à vapeur de 600 MWe.
Malgré l’importance du secteur privé, le domaine nucléaire est l’un de ceux dans lesquels l’État fédéral américain est le plus impliqué, notamment par l’intermédiaire du Département de l’énergie (Departement of Energy, ou DOE). Ce dernier joue un rôle majeur dans la recherche, notamment au travers d’investissements dans les programmes de recherche des grands laboratoires nationaux ou des universités, mais aussi de partenariats avec des entreprises privées. Ces partenariats public-privé reposent sur un partage des risques qui permet de rassurer les investisseurs privés face à des technologies peu avancées et d’atténuer les coûts de financement. L’investissement croissant des pouvoirs publics américains dans le secteur nucléaire se traduit notamment par l’augmentation des dotations du DOE qui sont passées de 986 millions de dollars en 2016 à 1 493 millions en 2020.
Les États-Unis ont choisi un cycle du combustible « ouvert », les combustibles usés étant considérés comme des déchets devant être stockés. Malgré ce choix, ils investissent dans la recherche sur le nucléaire avancé, alors que la plupart des pays présents au sein du Forum Génération IV visent la fermeture du cycle.
La politique américaine a pour objectif de conserver un leadership mondial dans les technologies nucléaires, afin de rester compétitif sur un marché mondial qui pourrait atteindre les 1 000 milliards de dollars à l’horizon 2040, et de garder une influence dans les décisions internationales en matière de sûreté nucléaire et de non-prolifération.
Ainsi, le développement de ces technologies avancées ne vise pas spécifiquement à trouver des débouchés sur le sol américain mais à confirmer la capacité des États-Unis à rivaliser avec la Chine et la Fédération de Russie dans tous les aspects des technologies nucléaires. Le gouvernement américain considère que développer des technologies d’avenir et maintenir de grandes capacités d’innovation est un levier de puissance géopolitique.
Dans la perspective du développement de capacités nucléaires dans les pays émergents, être à la pointe dans ce domaine conduirait à devenir la référence vers laquelle les pays tiers se tourneraient, plutôt que vers la Fédération de Russie ou la Chine.
Le schéma suivant résume les grandes étapes du développement de nouveaux réacteurs aux États-Unis.