N° 4876

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 4 janvier 2022.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
SUR LA PROPOSITION DE LOI

 

visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l’exemple » durant la Première Guerre mondiale ( 4636)

PAR M. bastien LACHAUD

Député

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 Voir le numéro : 4636.


 

 


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SOMMAIRE

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 Pages

Avant Propos

I. Les « fusillés pour l’exemple » : ni des traÎtres, ni des héros, mais des poilus ordinaires, victimes d’un déni de justice

A. Les « fusillés pour l’exemple », des poilus ordinaires

1. Ce que ne sont pas les « fusillés pour l’exemple »

a. L’exclusion des auteurs de crimes de droit commun et d’espionnage

b. La distinction avec les mutins de 1917

2. Ce que sont les « fusillés pour l’exemple »

B. Des victimes d’une justice d’exception reconnue comme défaillante dès la guerre

1. Une justice spéciale expéditive, bafouant tous les droits de la défense

2. Un système critiqué, dont la révision dès 1916 a entraîné une diminution significative du nombre de fusillés

II. La réhabilitation collective : seule solution pour unifier enfin les mémoires de la Grande Guerre et parachever un processus historique transpartisan

A. Les initiatives passées en vue de réhabiliter les « fusillés pour l’exemple », étaient transpartisanes

1. Un combat transpartisan unissant parlementaires et associations de combattants dans l’entre-deux-guerres

2. Des résultats significatifs, bien qu’imparfaits

B. Aujourd’hui la seule solution possible est la réhabilitation politique collective, pour parachever ce processus d’unification des mÉmoires

1. Depuis 1998, des gestes politiques importants, mais insuffisants

2. Une réhabilitation collective, civique et morale, seule solution possible en 2022

Examen en commission

Article 1er Réhabilitation civique et morale  des condamnés à mort pour désobéissance militaire  par les conseils de guerre spéciaux créés par le décret du 6 septembre 1914 relatif au fonctionnement des conseils de guerre ainsi que par les Conseils de guerre rétablis par la loi du 27 avril 1916 relative au fonctionnement et à la compétence des tribunaux militaires en temps de guerre, et dont la condamnation a été exécutée

Article 2 Compensation financière

Annexe :  Liste des personnes auditionnées par le rapporteur


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   Avant Propos

 

Mesdames et Messieurs,

 

La Première Guerre mondiale a causé la mort de plus de 1,3 million de soldats français sur les 7,8 millions mobilisés. Ces soldats sont « morts pour la France », reconnus et honorés comme tels, notamment sur nos monuments aux morts. Ils sont considérés à juste titre comme des héros, victimes de cette effroyable « boucherie » qu’a été la Grande Guerre, la première des deux « guerres civiles européennes » du XXe siècle.

À leur côté combattaient des soldats qui n’ont pas connu cette fin qu’on dit glorieuse, mais l’infamie. Ils ont été tués non par des armes ennemies, mais par des balles françaises, celles des fusils de leurs camarades. Leurs noms ont été flétris, leurs familles ostracisées.

Leur faute ? Pour certains, avoir connu une défaillance passagère, après tant d’actes de bravoure au combat ; pour d’autres, avoir refusé d’obéir aveuglément à des ordres d’offensives suicidaires, après tant d’attaques vaines et meurtrières ; pour d’autres encore, ne pas avoir pu justifier de s’être retrouvé perdu après une offensive ou ne pas avoir su démontrer que leur blessure n’était pas volontaire, mais résultait bien des combats.

Il est temps aujourd’hui de rendre justice à ces hommes, qui ne sont ni des traîtres, ni des héros, mais des Poilus ordinaires. Des hommes victimes d’une justice expéditive dont le but explicite était non de condamner des coupables, mais de faire des exemples et d’inspirer la crainte parmi les troupes. Des hommes qui étaient parfois tirés au sort en cas de désobéissance collective et condamnés puis exécutés dans des conditions totalement arbitraires, sans avoir pu véritablement se défendre.

La présente proposition de loi n’a pas pour objet de rejuger des cas individuels. Ce n’est pas là la mission du Législateur. Il s’agit de réhabiliter politiquement, civiquement et moralement la collectivité des « fusillés pour l’exemple », car au-delà de la diversité des cas individuels, ils ont tous été victimes d’un déni de justice permis, organisé et voulu par les autorités politiques de l’époque.

Ce faisant, la Représentation nationale poursuivra le long combat transpartisan de réhabilitation des « fusillés pour l’exemple », commencé dès la Guerre elle-même, afin d’enfin pouvoir réunifier dans un même hommage de la communauté nationale les mémoires des morts de la Première Guerre mondiale.


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I.   Les « fusillés pour l’exemple » : ni des traÎtres, ni des héros, mais des poilus ordinaires, victimes d’un déni de justice

A.   Les « fusillés pour l’exemple », des poilus ordinaires

1.   Ce que ne sont pas les « fusillés pour l’exemple »

a.   L’exclusion des auteurs de crimes de droit commun et d’espionnage

Le rapport en date d’octobre 2013 du groupe de travail animé par M. Antoine Prost, président du conseil scientifique de la mission du Centenaire ([1]), avait évalué à environ 740 le nombre de fusillés français durant la Première Guerre mondiale, dont 600 à 650 pour des faits relevant de la désobéissance militaire.

Dans le prolongement de ce rapport, M. Kader Arif, secrétaire d’État chargé des Anciens combattants, a missionné le service historique de la défense (SHD) pour procéder au décompte le plus complet possible du nombre de fusillés non réhabilités, compte tenu de l’état des archives disponibles.

Le 27 octobre 2014, le Ministère des Armées a communiqué les résultats suivants, tels qu’issus de ce travail d’examen des archives militaires :

– 639 personnes ont été fusillées pour désobéissance militaire ;

– 141 personnes pour des faits de droit commun ;

– 126 pour espionnage.

En outre, les motifs restent inconnus pour 47 autres cas et 55 personnes ont été exécutées sans jugement, mais sommairement identifiées.

La présente proposition de loi a pour objet de réhabiliter les 639 fusillés pour désobéissance militaire. Elle ne concerne pas en revanche les 141 fusillés pour des faits de droit commun, ni les 126 fusillés pour des faits d’espionnage.

Il convient de relever à cet égard que si le groupe de travail mené par M. Antoine Prost en octobre 2013 ne s’est pas prononcé en faveur de la réhabilitation collective des « fusillés pour l’exemple », c’était notamment en raison de la problématique inhérente à l’inclusion dans le champ de la réhabilitation des auteurs de crimes de droit commun et d’espionnage, en l’absence notamment de décompte précis de ces derniers parmi les fusillés. ([2])

Les fusillÉs selon le motif et l’annÉe de l’exÉcution

Source : rapport A. Prost, à partir des données du général André Bach.

Or, comme l’a souligné l’historien M. Jean-Yves Le Naour lors de son audition par votre rapporteur, les statistiques publiées par le ministère des Armées en octobre 2014 sont précisément de nature à lever cet obstacle épistémologique à la réhabilitation collective. Les données fournies par le ministère des Armées permettent en effet d’exclure de façon circonstanciée et objective du champ de la réhabilitation les auteurs de crimes de droit commun et d’espionnage, comme le fait la présente proposition de loi.

b.   La distinction avec les mutins de 1917

Contrairement à une idée largement répandue, les mutins de 1917 ne constituent qu’une proportion très faible du nombre de « fusillés pour l’exemple ». Selon les derniers travaux, seule une trentaine de soldats aurait ainsi été fusillée à la suite des mutineries.

Les mutineries de 1917

Il s’agit d’un mouvement de protestation au sein de l’armée contre la volonté du commandement de reprendre l’offensive après trois années de guerre épuisante et l’échec tragique de l’offensive du général Nivelle au Chemin des Dames en avril 1917. Durant six à huit semaines, entre mai et juin 1917, les mutineries touchent jusqu’à 68 divisions, sur un total de 110, soit environ 500 000 soldats, dont 10 % sont, à proprement parler, des mutins.

Le mouvement revêt un caractère social, au sens où il est l’expression d’une demande collective : cesser les assauts inutilement meurtriers, améliorer les conditions de vie des combattants.

C’est à ce moment que se diffuse dans les tranchées la célèbre chanson de Craonne, qui exprime le ras-le-bol des soldats :

Quand au bout de huit jours, repos terminé, on va reprendre la tranchée

Notre vie est bien utile, car sans nous on prend la pile (défaite écrasante)

Oui, mais maintenant, on est fatigués, les hommes ne peuvent plus marcher

Et le cœur bien gros, avec des sanglots, on dit adieu aux civelots (civils)

Et même sans tambour, et même sans trompette, on s’en va là-haut, en baissant la tête

(Refrain) Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes

C’est pas fini, c’est pour toujours, de cette guerre infâme

C’est à Craonne, sur le plateau, qu’on va laisser not' peau

Car nous sommes tous condamnés, c’est nous les sacrifiés.

Si des condamnations, suivies pour certaines d’exécutions, seront prononcées, les revendications seront entendues (conditions matérielles, permissions…) et un nouveau commandement sera mis en place, le général Pétain succédant au général Nivelle.

Source : Mme Michelle Demessine, Rapport fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur la proposition de loi de M. Guy Fischer et plusieurs de ses collègues, relative à la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918, Sénat, session ordinaire 2013-2014, n° 603, du Sénat, 11 juin 2014.

Cette distinction essentielle entre fusillés et mutins est rappelée en ces termes par le groupe du travail animé par M. Antoine Prost : « il importe de distinguer entre “fusillés” et “mutins”. La plupart des fusillés l’ont été en 1914 et 1915, tandis que les grandes mutineries de l’armée française ont eu lieu en mai‐juin 1917. Parmi les 40 000 à 80 000 mutins (suivant des estimations récentes), une petite trentaine a été fusillée ». ([3])

Les travaux du général André Bach, ancien directeur du service historique de l’armée de Terre, mettent ainsi en exergue que c’est bien au début de la guerre, en 1914 et en 1915, qu’ont eu lieu le plus grand nombre d’exécutions, et non en 1917. Le seul mois d’octobre 1914 représente ainsi à lui seul près de 10 % de l’ensemble des exécutions commises à l’encontre de soldats français durant la Première Guerre mondiale.

Nombre mensuel de soldats exÉCUTÉs pendant la guerre 1914-1918 par l’armÉe française

Source : Frédéric Mathieu, Les fusillés de 14-18.

Condamnations et exÉcutions dans l’armÉe française en 1914

D’après André Bach.

Condamnations et exÉcutions dans l’armÉe française en 1915

D’après André Bach.

 

 

L’importante concentration des exécutions en 1914 et 1915 est liée, d’une part, au système judiciaire d’exception existant avant sa révision en 1916 (voir infra), et, d’autre part, à la nature même des combats durant cette période, comme le souligne le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost : « la période de 1914‐1915 correspond aussi à celle des offensives d’infanterie les plus meurtrières et les moins bien préparées, donnant lieu à des situations confuses (soldats isolés, désemparés par les combats, obligés de se replier, etc.) qui aboutissent à un grand nombre de condamnations dans des conditions sommaires ». ([4])

A contrario, la relative faiblesse du nombre d’exécutions consécutives aux mutineries de 1917 démontre que les exécutions pour l’exemple étaient déjà considérées à cette époque par les autorités militaires et politiques comme étant contre-productives pour remobiliser les soldats face à des faits de désobéissance.

Les défaillances individuelles ont donc été davantage réprimées que les mutineries collectives.

2.   Ce que sont les « fusillés pour l’exemple »

a. Des condamnés à mort pour des motifs souvent sujets à interprétation

Les « fusillés pour l’exemple » sont des militaires condamnés à mort par un conseil de guerre en vertu des dispositions du code de justice militaire de 1857 applicable à l’époque.

Les motifs de condamnation à mort, hors crimes de droit commun et espionnage, étaient notamment, par ordre décroissant d’exécutions prononcées, les suivants :

– abandon de poste en présence de l’ennemi (art. 213) ;

– refus d’obéissance en présence de l’ennemi (art. 218), dont mutilations volontaires ;

– voies de fait envers un supérieur (art. 223) ;

– instigateurs de révoltes (art. 217) ;

– désertion à l’ennemi.

Or, la caractérisation de chacun de ces motifs était d’appréciation fort délicate, comme l’ont montré certains dossiers ayant pu aboutir à une réhabilitation individuelle, à la suite de la mobilisation de proches.

La qualification de mutilation volontaire est ainsi particulièrement épineuse, comme l’illustre l’histoire de François-Marie Laurent. Ce soldat du 247e régiment d’infanterie, ne parlant que breton, n’avait pas pu expliquer la blessure qu’il avait reçue à la main gauche. Accusé de mutilation volontaire, il fut condamné et exécuté le 19 octobre 1914. La contre-expertise menée en 1933 conclut à l’absence de preuve du caractère volontaire des mutilations. Le soldat Laurent fut réhabilité en 1933.

Bien plus, comme l’a relevé l’historien M. Éric Viot auditionné par votre rapporteur, le docteur Charles Paul a remis en cause en 1925 le lien établi dans de nombreux rapports médicaux durant la Guerre entre la présence de poudres incrustée dans l’épiderme, d’une part, et la présomption de mutilations volontaires, d’autre part. Or, c’est bien souvent sur la base de la seule présence de ces traces de poudres que nombre de soldats ont été condamnés et fusillés pour mutilations volontaires.

L’appréciation de l’abandon de poste est également rendue particulièrement difficile en raison de la désorganisation des combats liée aux offensives menées en 1914 et 1915. L’histoire du soldat Joseph Gabrielli en témoigne. Simple d’esprit et ne parlant que le Corse, il n’avait pas été en mesure de rejoindre sa compagnie, après s’être fait soigner d’une blessure en marge d’une offensive. Il fut condamné pour abandon de poste le 14 juin 1915 et fusillé le jour même, avant d’être réhabilité par la Cour spéciale de justice le 4 novembre 1933.

L’histoire des fusillés de Vingré est également emblématique de la relativité des accusations d’abandon de poste dans le contexte de brutalisation des combats mis en avant par de nombreux historiens de la Grande Guerre. Plusieurs hommes du 298e régiment se sont ainsi réfugiés dans une tranchée, après avoir été surpris par une attaque allemande dans leur tranchée de première ligne. Malgré le fait qu’ils regagnent ensuite leur position antérieure sur ordre de leur commandement, vingt-quatre d’entre eux sont désignés pour être jugés pour abandon de poste en présence de l’ennemi. Six sont condamnés à mort et fusillés, avant d’être réhabilités par la Cour de cassation le 29 janvier 1921.

Ces quelques cas emblématiques et connus — qui en cachent certainement bien d’autres qui n’ont pas eu la chance de bénéficier de la même mobilisation en faveur de leur réexamen — illustrent combien il était aisé, dans le contexte de l’époque, de confondre mouvement de surprise face à l’offensive ennemie et désertion, défaillance passagère ou instinctive et renoncement définitif à se battre, ou encore de prendre pour une mutilation volontaire ce qui était en vérité une blessure de guerre.

b. Des fusillés pour faire un « exemple »

 Les exécutions étaient au cœur de la stratégie disciplinaire mise en place par les autorités militaires. Elles avaient avant tout un objectif dissuasif à l’égard du reste de la troupe, dans le contexte des grandes offensives de 1914 et 1915. Comme le résume un historien spécialiste de cette période, « il s’agit moins de punir un coupable que d’empêcher par la sévérité de la répression la contagion du mal ». ([5])

 Cette idée selon laquelle la question de la culpabilité du prévenu est finalement moins importante que l’effet dissuasif de l’exécution transparaît ainsi des propos du chef de bataillon au sujet du soldat Ernest Ricouard, accusé d’avoir quitté son poste : « Il n’est certainement qu’à demi responsable. Mais en raison des circonstances, de l’exemple à faire en vue d’éviter le retour de fautes semblables, il doit être traduit en conseil de guerre ». ([6])

 En cas de désobéissance collective, l’objectif d’exemplarité conduit également à tirer au sort ceux qui seront jugés par le conseil de guerre.

 Ce fut notamment le cas dans l’affaire des fusillés de Flirey (Meurthe-et-Moselle). Les hommes de la 5e compagnie du 63e régiment d’infanterie, désignés pour attaquer, ont refusé de monter en ligne, considérant que ce n’était pas leur tour. Comme il n’était pas possible de juger tous ceux qui avaient refusé de sortir, 5 hommes furent désignés et 4 furent condamnés à mort et exécutés. Tous furent réhabilités par la Cour spéciale de justice en 1934. ([7])

 L’affaire des caporaux de Souain illustre également ces nombreux cas où certains ont été tout simplement tirés au sort pour être jugés. À la suite du refus d’une compagnie de lancer une offensive en pleine nuit, le général Reveilhac ordonne ainsi de « désigner six hommes dans chaque section de la 21e compagnie parmi ceux qui ne sont pas sortis, en choisissant dans les plus jeunes classes et six caporaux ». C’est dans ce contexte que dix-huit soldats et six caporaux sont ainsi désignés au hasard pour être jugés par un conseil de guerre le 16 mars 1915. Les dix-huit soldats et deux caporaux sont acquittés, mais quatre caporaux — le cultivateur Louis Lefoulon, l’instituteur Théophile Maupas, l’horloger Louis Girard et le garçon de café Lucien Lechat — sont condamnés à mort puis exécutés le 17 mars 1915.

L’interrogatoire du caporal Maupas

« Lors de son interrogatoire, le caporal Maupas avait indiqué que les hommes étaient complètement abattus et démoralisés. [Ils restent dans la tranchée] ayant en eux-mêmes la vue de cadavres alignés devant eux et l’impossibilité de franchir l’espace les séparant de la tranchée allemande, de plus les canons français envoyaient des obus sur la tranchée. Quiconque montait devait être fauché littéralement soit par les nôtres soit par le feu des mitrailleurs allemands ».

Source : Rapport à l’Assemblée nationale sur la proposition de loi relative à la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918 fait par M. Jean-Jacques Candelier

 Comme le résume le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost, « ce principe [de l’exemplarité] conduit à faire passer en conseil de guerre des soldats dont l’attitude ne prête pas plus à inculpation que celles d’autres qu’on ne juge pas ». ([8])

Le caractère d’exemplarité est également souligné par la parade de l’exécution elle-même, prévue par un décret du 7 octobre 1909 : présence en armes du régiment du condamné, lecture de la condamnation, coups de feu tirés par le peloton composé de camarades du rang désignés, passage de la troupe devant la dépouille.

Enfin, la publicité liée à l’exécution vise à jeter l’opprobre sur le condamné et sa famille. Le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost rappelle ainsi le déshonneur social entourant les familles de fusillés pour l’exemple : « Dans la société d’interconnaissance des villages et des faubourgs, on savait que le fils untel avait été fusillé, et la réputation de toute la famille en était entachée, comme s’il avait tué quelqu’un. Certains faisaient honte de leur père aux enfants des fusillés dans la cour des écoles ; leurs parents, leur femme, leurs frères et sœurs se sentaient montrés du doigt. La famille toute entière ressentait l’opprobre. “Ma grand‐mère a subi toute sa vie les sarcasmes et l’opprobre de nombreuses personnes et n’a jamais bénéficié de pension, élevant seule et difficilement sa fille, ma mère”, écrit le petit‐fils d’un soldat probablement fusillé. » ([9])

 Si l’objectif de ces exécutions était principalement d’inspirer la crainte parmi les soldats et de prévenir tout mouvement de désobéissance, force est de constater, ainsi que l’a rappelé l’historien Jean-Yves Le Naour lors de son audition par votre rapporteur, que l’effet de ces exécutions sur le moral des troupes fut jugé contre-productif au point que les exécutions ne soient plus considérées comme la solution principale aux désobéissances individuelles ou collectives dès 1916, comme l’illustrent la diminution conséquente du nombre de fusillés à compter de cette date ou encore la faiblesse du nombre d’exécutions consécutives aux mutineries de 1917.

c. Des malchanceux, victimes de l’arbitraire et de disparités de traitement

 La pratique précitée du tirage au sort pour être jugé en conseil de guerre constitue le paroxysme de l’arbitraire dont ont pu être victimes certains fusillés. Cependant, les facteurs de disparités de traitement entre soldats pour de mêmes faits sont multiples.

 La première disparité est d’ordre générationnel. Il a en effet été vu que les exécutions ont été principalement concentrées en 1914 et 1915. Selon les données recueillies par l’historien M. Éric Viot, on compte ainsi en moyenne 35 fusillés par mois en 1914, 25 en 1915, 12 en 1916, 9 en 1917 et 3 en 1918. Un soldat ayant désobéi en 1918 avait donc 10 fois moins de risque d’être fusillé qu’un soldat qui avait commis les mêmes faits en 1914.

 La seconde différence de traitement tient aux différentes pratiques des commandements en fonction des régiments et des divisions. Comme le souligne là encore M. Éric Viot, « il y eut une différence de traitement d’une division à l’autre face à la même faute, d’un régiment à l’autre et tout cela bien évidemment en lien direct avec les officiers qui les commandaient. Les affectations de la division et la dureté des combats dans lesquelles elle fut engagée eurent aussi probablement une incidence sur les condamnations ». ([10]) L’historien estime ainsi que plus de 30 % de l’ensemble des fusillés se répartissent dans seulement 20 divisions sur les 118 que comptait l’armée française à l’époque.

 Le motif de condamnation pour « voie de fait envers un supérieur » était ainsi apprécié fort diversement selon la personnalité des commandants, comme le rappelle M. Éric Viot dans son livre : « l’ensemble de la hiérarchie militaire avait une incidence sur la mise en jugement d’un soldat. Comme pour les généraux, les officiers ou les sous-officiers pouvaient être plus ou moins durs face à un même comportement déviant et soit arranger l’affaire en infligeant des punitions modérées ou insister pour qu’un conseil de guerre ou conseil de guerre spécial soit convoqué. C’est le cas dans l’affaire du soldat Serre qui fut condamné pour “voies de fait envers un supérieur pendant le service, coups et blessures volontaires”. Ce soldat, après avoir bu, chercha querelle à des camarades. Il en blessa plusieurs légèrement et quand le commandant Pichot-Duclos tenta de remettre de l’ordre, Serre le bouscula. Le commandant Pichot-Duclos ne chercha en aucun cas à arranger l’affaire et il rédigea l’ordre du bataillon n° 48 pour que le soir même, à 21 heures, le conseil de guerre spécial juge le soldat Serre qui sera fusillé le lendemain matin à 6 h 30. D’autres affaires du même genre ont pu avoir lieu et se sont limitées à des punitions sans aller jusqu’à la peine capitale, car elles ont bénéficié de l’indulgence d’officiers ou de sous-officiers qui ont réglé le problème sans utiliser ces terribles instances que furent les conseils de guerre ». ([11]) À cette aune, il n’est pas exclu que certaines exécutions aient été directement liées à de simples règlements de compte personnels entre un officier et son soldat.

 Il ressort de ce qui précède que les fusillés, victimes de disparités de traitement et de malchance, se sont retrouvés devant la justice militaire pour des motifs parfois arbitraires et en tout état de cause sujets à interprétation. Une telle situation aurait nécessité une justice exemplaire. Il n’en a rien été, bien au contraire : les fusillés ont en effet été soumis à un système judiciaire lui-même arbitraire, et reconnu comme dysfonctionnel dès 1916.

B.   Des victimes d’une justice d’exception reconnue comme défaillante dès la guerre

1.   Une justice spéciale expéditive, bafouant tous les droits de la défense

Le fonctionnement de la justice a fait l’objet d’une profonde refonte dès le début de la Guerre à la suite de l’instauration de l’état de siège le 2 août 1914. Le principe d’une telle réforme était de laisser une grande marge de manœuvre aux autorités militaires, dans un contexte où le contrôle politique était perçu comme un frein à l’efficacité répressive du système judiciaire militaire en temps de guerre.

Comme le résume le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost, les principales évolutions sont les suivantes :

– suspension des recours en révision des condamnés par décret du 10 août 1914 ;

– suppression de l’obligation de transmettre pour avis au Président de la République l’exécution des condamnations à mort à partir du 1er septembre 1914 ;

– institution par le décret du 6 septembre 1914 des conseils de guerre spéciaux ou « cours martiales » dont les caractéristiques constituent une véritable rupture eu égard aux conseils de guerre de droit commun : composition de 3 membres (au lieu de 5) ; absence d’instruction préalable ; impossibilité de tout recours ;

– le droit de grâce est enfin réservé au seul officier qui a assuré la mise en jugement.

Le caractère expéditif des procédures est revendiqué par l’institution elle-même comme un gage d’efficacité. En novembre 1914, le général de Villaret, commandant le 7e corps d’armée, réclame que la procédure relative à 24 soldats inculpés d’abandon de poste devant l’ennemi soit expéditive : « il importe que la procédure soit expéditive, pour qu’une répression immédiate donne, par des exemples salutaires, l’efficacité à attendre d’une juridiction d’exception ».

Le pouvoir politique endosse une telle négation de l’idéal de justice, en reconnaissant que cette justice d’exception n’a pas tant vocation à punir des coupables qu’à faire des exemples. M. Adolphe Messimy, ministre de la Guerre, écrit ainsi le 20 août 1914 : « Il vous appartient de prendre des mesures et de faire des exemples ».

Dans ce contexte, les droits de la défense sont inexistants. Les prévenus n’ont pas accès à un avocat professionnel et sont souvent représentés par d’autres soldats sans expérience juridique. Comme le note l’historien M. Éric Viot « ces hommes pouvaient être défendus par un autre soldat, un sous-officier ou un officier, inutile de préciser que les avocats parmi ces hommes ne représentaient pas une majorité. Des traces d’études de droit pouvaient être suffisantes pour se retrouver avec cette charge énorme qu’était la défense d’un camarade devant un conseil de guerre. Cette défense pouvait aussi être assurée par des hommes n’ayant aucune connaissance du droit. » ([12])

 Bien plus, les défenseurs n’ont parfois pas même accès aux pièces du dossier, comme le relève le même historien : « Parfois, les dossiers ne furent pas communiqués au défenseur qui se contentait de prendre place devant le conseil de guerre et d’assister simplement aux interrogatoires des accusés. » ([13])

 L’instruction préalable à l’audience est inexistante, tandis que les interrogatoires des accusés sont bien souvent particulièrement sommaires. Un commis greffier témoigne ainsi en 1924 de la pratique des conseils de guerre spéciaux : « Bien entendu, aucun interrogatoire des accusés, aucune espèce d’instruction n’avaient eu lieu préalablement à l’audience (je me trompe peut-être, l’interrogatoire en tout cas, s’il avait eu lieu avait été fort sommaire). » ([14])

 Enfin, les circonstances particulières liées à la personnalité du prévenu (notamment fragilités psychologiques) ne sont guère prises en compte par les juridictions.

 C’est cette justice d’exception, dont la sévérité n’avait d’égale que son irrespect des droits de la défense, qui condamna à mort en 1914 et 1915 la grande majorité des « fusillés pour l’exemple » de la Grande Guerre.

2.   Un système critiqué, dont la révision dès 1916 a entraîné une diminution significative du nombre de fusillés

L’iniquité du fonctionnement de cette justice d’exception a été dénoncée dès la Guerre par plusieurs députés, dont Paul Meunier, député de l’Aude, qui appelait la Représentation nationale à en finir avec les « crimes des conseils de guerre ».

C’est grâce à l’action de ces derniers que fut votée à l’unanimité la loi du 27 avril 1916, qui supprima les conseils de guerre spéciaux, réinstaura les recours en révision et en grâce, et rétablit les circonstances atténuantes. Il faut cependant attendre le 8 juin 1916 pour que soit mise en œuvre la possibilité de procédures en révision pour les condamnés.

La crise des mutineries a cependant provisoirement suspendu ces mesures libérales. Entre le 8 juin et 13 juillet 1917, les condamnés à la peine capitale ne pouvaient plus en principe former de recours en révision, ce qui aboutit mécaniquement à une augmentation forte des condamnations à mort et des exécutions (respectivement 500 et 30 pour cette seule période de 5 semaines).

Malgré le retard des décrets d’application et le rétablissement du régime d’exception à l’occasion des mutineries de 1917, la suppression des « cours martiales » couplée à la réinstauration des recours en révision et en grâce a abouti à une justice moins expéditive, et par conséquent à une baisse significative des condamnations à mort, comme le démontrent les chiffres précités. Dès 1916, on compte ainsi près de trois fois moins d’exécutions en moyenne par mois qu’en 1914. En 1918, seules 14 exécutions ont eu lieu, soit 5 fois moins que pour le seul mois d’octobre 1914.

Nombre mensuel de soldats exÉcutÉs pendant la guerre de 1914-1918 dans l’armÉe française

(*) Condamnés de droit commun et pour espionnage inclus.

Source : André Bach, cité par le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost

Cette diminution du nombre de condamnations et d’exécutions consécutives aux réformes de 1916 confirme a contrario qu’un grand nombre de personnes fusillées pour l’exemple en 1914 et 1915 ne l’auraient pas été s’ils avaient été jugés par un système judiciaire leur garantissant un respect minimal de leurs droits les plus fondamentaux.

II.   La réhabilitation collective : seule solution pour unifier enfin les mémoires de la Grande Guerre et parachever un processus historique transpartisan

A.   Les initiatives passées en vue de réhabiliter les « fusillés pour l’exemple », étaient transpartisanes

1.   Un combat transpartisan unissant parlementaires et associations de combattants dans l’entre-deux-guerres

Le combat en faveur des réhabilitations et des lois d’amnistie débuta dès la Guerre elle-même.

Ce combat est porté par des parlementaires de tous bords politiques, tels que le député conservateur de l’Aude, Paul Joubert, ou encore le député socialiste Aristide Jobert, qui s’exclame en juin 1917 à la Chambre dans un débat sur le Chemin des Dames : « en présence des faits criminels commis par des généraux, la faute de ces soldats devient excusable sinon inévitable. Quels sont les coupables ? On en a fusillé et je trouve cela épouvantable. On en a fusillé peu, mais c’est encore trop. N’y en eût-il qu’un, ce serait trop. Messieurs, ces coupables qui sont des victimes ont droit à la justice, et nous devons nous opposer à ce qu’aucune exécution de ce genre soit désormais consommée. Il est déjà trop tard. (…) Je vous demande, Monsieur le ministre de la guerre, de vous montrer juste. Dans l’ordre du jour que mes amis et moi déposerons, nous demanderons une amnistie pleine et entière pour tous ces faits ». ([15])

Après la Guerre, les associations de défense des droits de l’homme tels que la Ligue des droits de l’homme (LDH), mais également les associations d’anciens combattants, comme l’Union nationale des combattants (UNC) ou l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC), se sont fortement mobilisées autour du combat pour les réhabilitations et les lois d’amnistie. Comme le relève le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost, « il convient de garder cependant à l’esprit que les premiers à avoir questionné le fonctionnement de la justice militaire ne sont pas les militants d’aujourd’hui, mais bien les contemporains et les combattants eux‐mêmes : parfois dès la guerre et massivement après ». ([16])

Deux enseignements peuvent être tirés de cette mobilisation des acteurs politiques et du monde associatif.

Tout d’abord, comme l’ont mis exergue l’ensemble des personnes auditionnées par votre rapporteur, il s’agit d’un combat largement transpartisan, qui dépasse les clivages politiques. Contrairement à aujourd’hui, la lutte pour les réhabilitations n’est pas perçue comme un marqueur politique, mais uniquement comme un combat contre les injustices passées. Les lois d’amnistie de 1919 et d’avril 1921, qui instaurent un recours contre les condamnations prononcées par les conseils de guerre spéciaux au bénéfice des conjoints, ascendants et descendants jusqu’au quatrième degré sont ainsi votées à l’unanimité des députés.

Par ailleurs, l’engagement de l’ensemble du monde associatif des anciens combattants illustre le fait que la réhabilitation n’était pas un sujet controversé chez les anciens combattants de l’époque. Les fusillés n’étaient pas considérés comme des « lâches » ou des « traîtres » par leurs anciens camarades, bien au contraire.

Cela n’est du reste guère surprenant : comme l’a souligné l’historien M. Jean-Yves Le Naour lors de son audition par votre rapporteur, les anciens combattants connaissaient la réalité des combats, la dureté des conditions de vie, le fait que les défaillances ont souvent été précédées d’actes d’héroïsme des mêmes personnes, le caractère sommaire des procédures ayant mené aux exécutions. Bien plus que leurs malheureux compagnons du front qui ont été fusillés en raison d’un moment de défaillance, ce sont les « embusqués » qui constituaient pour les anciens combattants les véritables « lâches » de cette Guerre.

Le brancardier-musicien Leleu, du 102e régiment d’infanterie semble résumer assez bien l’opinion des anciens combattants de l’époque, lorsqu’il écrit : « Je me suis laissé dire qu’après la guerre, des fusillés avaient été
considérés comme “Morts pour la France”, ce qui serait une sorte de
réhabilitation. Je ne sais si cela est exact, mais, quant à moi, je crois sincèrement
que beaucoup de ces malheureux sont effectivement morts pour le pays, car c’est
la France qui les a appelés, et c’est pour elle qu’ils se sont battus, qu’ils ont
souffert là où les menait leur tragique destinée et ce n’est pas un moment de
défaillance physique ou morale qui peut effacer leur sacrifice. J’ose m’incliner
devant leur mémoire. Jugera qui voudra, à condition qu’il soit passé par là ». ([17])

2.   Des résultats significatifs, bien qu’imparfaits

Le combat du monde politique et associatif durant l’entre-deux-guerres porta ses fruits.

Au niveau législatif, outre les deux lois d’amnistie de 1919 et 1921 précitées, d’importantes dispositions sont votées de façon là encore transpartisane :

– la loi du 9 août 1924 permet la réhabilitation de soldats exécutés sans jugement ;

– une nouvelle loi d’amnistie, votée le 3 janvier 1925, instaure une procédure exceptionnelle devant la Cour de cassation ;

– enfin et surtout, la loi du 9 mars 1932, également votée à l’unanimité, crée une Cour spéciale de justice militaire, composée à parité de magistrats et d’anciens combattants, qui a compétence pour réviser l’ensemble des jugements rendus par les conseils de guerre. Cette Cour spéciale siégera entre 1932 et 1935.

Avec la mise en place de ce nouveau cadre juridique, une quarantaine de réhabilitations sont prononcées durant l’entre-deux-guerres, selon le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost.

L’évolution juridique et les réhabilitations de l’entre-deux-guerres

Certains fusillés ont été réhabilités pendant la guerre même par la Cour de Cassation pour faits nouveaux.

24 octobre 1919 : première loi d’amnistie pour un nombre restreint d’infractions militaires.

29 janvier 1921 : la Cour de Cassation réhabilite les fusillés de Vingré, six militaires fusillés le 4 décembre 1914 après avoir été tirée au sort parmi les soldats ayant reculé devant une attaque allemande, alors qu’ils avaient en fait obéi à un ordre de repli.

29 avril 1921 : seconde loi d’amnistie qui étend la liste des infractions et simplifie les mesures de révision.

12 juillet 1922 : La Cour de Cassation réhabilite le soldat Bersot, fusillé le 13 février 1915 pour refus d’obéissance à un supérieur qui lui ordonnait de revêtir le pantalon maculé de sang d’un mort. La condamnation était irrégulière, le refus n’ayant pas eu lieu en présence de l’ennemi.

9 août 1924 : loi qui institue une procédure permettant la réhabilitation des militaires exécutés sans jugement.

3 janvier 1925 : nouvelle loi d’amnistie qui institue en outre une procédure exceptionnelle devant la Cour de Cassation.

20 mai 1926 : la Cour d’Appel de Colmar réhabilite les sous-lieutenants Herduin et Millant, exécutés sans jugement le 11 juin 1916 pour avoir replié leur compagnie dans la bataille de Verdun.

9 mars 1928 : révision du code de justice militaire.

9 mars 1932 : loi créant la Cour spéciale de justice militaire, composée à parité de magistrats et d’anciens combattants, compétente pour revenir sur tous les jugements rendus par les conseils de guerre aux armées, y compris si la Cour de Cassation les a validés.

3 mars 1934 : la Cour spéciale de justice militaire réhabilite les quatre caporaux de Souain, dont Maupas, fusillés suite à un refus de sortir des tranchées le 17 mars 1915.

Source : Rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost

Si ces résultats sont significatifs, cette quarantaine de réhabilitations individuelles durant l’entre-deux-guerres ne saurait être considérée comme étant de nature à en terminer avec le « kyste mémoriel » lié au sort des fusillés de la Grande Guerre.

B.   Aujourd’hui la seule solution possible est la réhabilitation politique collective, pour parachever ce processus d’unification des mÉmoires

1.   Depuis 1998, des gestes politiques importants, mais insuffisants

Les plus hautes autorités politiques ont multiplié depuis près de trente ans les paroles fortes au sujet des « fusillés pour l’exemple ».

En 1998, le Premier ministre Lionel Jospin a été le premier à rendre hommage aux « fusillés pour l’exemple » dans un discours prononcé à Craonne lors des commémorations de l’armistice de 1918 : « Cet hommage embrasse tous les soldats de la République. Craonne est cet endroit où une armée d’élite,
qui avait déjà durement et glorieusement combattu, une armée choisie pour sa
bravoure, fut projetée sur un obstacle infranchissable — 200 mètres de buttes et de
crêtes, balayés par le souffle mortel de l’artillerie et des mitrailleuses. Certains de
ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l’avance, glissant dans une
boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être des
sacrifiés. Que ces soldats, “fusillés pour l’exemple”, au nom d’une discipline
dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent
aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. » ([18])

Bien que ce discours du Premier ministre ait été critiqué par l’opposition à l’époque, le Président Nicolas Sarkozy a pourtant rendu un hommage similaire dix ans plus tard, le 11 novembre 2008, lors de la commémoration de l’armistice du mémorial de Douaumont : « Je penserai à ces hommes dont on avait trop exigé, qu’on avait trop exposés, que parfois des fautes de commandement avaient envoyés au massacre, à ces hommes qui, un jour, n’ont plus eu la force de se battre. Je veux dire au nom de notre Nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. Souvenons-nous qu’ils étaient des hommes comme nous, avec leurs forces et avec leurs faiblesses. Souvenons-nous qu’ils furent aussi les victimes d’une fatalité qui dévora tant d’hommes qui n’étaient pas préparés à une telle épreuve ». ([19])

Enfin, à la suite du rapport remis par le groupe de travail mené par M. Antoine Prost, le Président François Hollande a évoqué le 7 novembre 2013 « ceux qui furent vaincus non par l’ennemi, mais par l’angoisse, par l’épuisement
né des conditions extrêmes qui leur étaient imposées. Certains furent condamnés
de façon arbitraire et passés par les armes ». ([20])

C’est également à cette occasion que le Président François Hollande annonça la constitution d’un espace consacré aux fusillés au Musée de l’Armée aux Invalides, ainsi que la numérisation et la mise en ligne des dossiers des conseils de guerre sur le site « Mémoire des Hommes ».

C’est également sous le mandat du Président François Hollande que la mention « Mort pour la France » a été attribuée au soldat Chapelant, dont l’histoire avait inspiré Humphrey Cobb pour son roman Les Sentiers de la gloire, paru en 1935 et adapté au cinéma par Stanley Kubrick en 1957.

Parallèlement à ces gestes du pouvoir central, un certain nombre d’initiatives locales ont été prises en faveur de la réhabilitation des « fusillés pour l’exemple ». Selon les chiffres communiqués par la Fédération nationale de la libre pensée, 2 000 conseils municipaux et 31 conseils départementaux ont adopté des vœux au soutien de la réhabilitation des fusillés pour l’exemple. En outre, un monument en mémoire des fusillés pour l’exemple a également été construit avec l’aide d’associations (l’ARAC et la Fédération nationale de la libre pensée) à Chauny, dans le département de l’Aisne, sur la ligne de front.

 Si ces paroles et initiatives étaient nécessaires, elles demeurent cependant partielles et insuffisantes. Seule une réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple est susceptible de porter à son terme le processus de reconnaissance entamé depuis un siècle.

2.   Une réhabilitation collective, civique et morale, seule solution possible en 2022

Alors que l’on fête le centenaire des premières lois d’amnistie et de réhabilitation, il est désormais temps de parachever et de clore ce processus transpartisan de réhabilitation des fusillés pour l’exemple.

Il paraît nécessaire au préalable de préciser la portée de cette réhabilitation.

Tout d’abord, cette réhabilitation a pour but de rendre justice en reconnaissant le déni dont ont été victimes ces hommes du fait d’un système judiciaire inique, qui a été créé par les décisions politiques prises au début de la Guerre. Ce n’est donc pas tant l’Armée en tant que telle que les autorités politiques de l’époque qui sont en cause, car ce sont ces dernières qui ont décidé dès août 1914 les différentes mesures organisant sciemment cette justice expéditive et négatrice des droits les plus fondamentaux.

Le rôle du législateur n’est pas d’établir ou de juger les faits. Le rôle du législateur est d’endosser la responsabilité politique de la réhabilitation collective, et de rendre justice à des hommes victimes d’un déni de justice. Par la réhabilitation proposée, il ne s’agit pas de rejuger les cas individuels, — ce qui serait le rôle de l’autorité judiciaire si les procédures étaient réouvertes — mais simplement de reconnaître, dans le prolongement des combats transpartisans ayant débuté dès la Guerre, que les fusillés pour l’exemple n’ont pas bénéficié d’une justice digne de ce nom. C’est cette injustice structurelle et collective dont été victimes les fusillés pour l’exemple qui appelle une mesure de réparation de la Nation, sous la forme de la réhabilitation proposée.

La réhabilitation ne peut enfin être que collective et politique. Comme l’ont rappelé les historiens MM. Jean-Yves Le Naour et Éric Viot lors de leurs auditions par votre rapporteur, il est aujourd’hui matériellement impossible de procéder à un réexamen judiciaire des dossiers au cas par cas. Le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost faisait un constat similaire : « Refaire des procès cent ans après les faits n’a guère de sens : les témoins sont tous morts et les pièces des dossiers ne permettent presque jamais de conclure […]. Dans vingt pour cent des cas, les dossiers ont même été perdus ».

En l’absence de possibilité d’une réhabilitation judiciaire et individuelle, la réhabilitation collective et politique est donc la seule solution possible aujourd’hui pour unifier enfin les mémoires des soldats de la Grande Guerre.

La Représentation nationale parachèverait ainsi l’action de parlementaires de la commission des Armées entamée il y plus de cent ans afin de faire cesser ces exécutions et obtenir un droit de visite et d’enquête aux armées.

 

 

 

 

 

 

 


   Examen en commission

La commission de la défense nationale et des forces armées examine, sur le rapport de M. Bastien Lachaud, la proposition de loi de M. Bastien Lachaud et plusieurs de ses collègues, visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l’exemple » durant la Première Guerre mondiale (n° 4636), au cours de sa réunion du mardi 4 janvier 2022.

Un débat suit l’exposé du rapporteur.

Mme Sophie Beaudouin-Hubiere. Cette proposition de loi, dans ses grandes lignes, reprend les dispositions d’une autre proposition de loi qui a déjà été défendue pas moins de trois fois par le groupe de la Gauche démocrate et républicaine, à ce détail près que vous ne demandez pas d’accorder la mention « morts pour la France » aux « fusillés pour l’exemple » : vous vous limitez en effet à demander leur réhabilitation générale et collective ainsi que l’inscription de leurs noms sur les monuments aux morts de leurs communes alors que, comme vous l’avez dit, cela est déjà possible.

Ce texte poursuit un objectif mémoriel et symbolique bien plus que pratique puisque l’essentiel de ses dispositions relève, au fond, du domaine réglementaire.

Le groupe La République en marche ne s’opposera pas à cette proposition de loi au seul motif qu’elle n’a pas de portée législative : il serait en effet malhonnête de prétendre que nous nous opposons à la poursuite d’objectifs mémoriels à travers la loi alors que nous avons adopté le projet de loi portant reconnaissance de la nation et réparation des préjudices subis par les harkis, par les autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit local et par leurs familles du fait des conditions de leur accueil sur le territoire français.

De plus, je souscris à nombre de vos propos : il est indiscutable que ce qui se jouait dans les cours martiales entre 1914 et 1918 et plus particulièrement entre 1914 et 1915 n’était qu’une parodie de justice, d’abord parce que les droits de la défense n’étaient pas respectés et, ensuite, parce que la justice y était rendue de façon expéditive. Le dire, ce n’est pas procéder à une relecture de l’histoire à partir des principes actuels car ce simulacre de justice a été largement dénoncé par les contemporains : vous l’avez dit, en 1915, des députés se sont battus pour supprimer les cours martiales, ce qui a conduit à la réforme de la justice militaire du 27 avril 1916. Georges Clemenceau disait lui-même que la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ! Je n’ai aucune difficulté à reconnaître avec vous que la justice rendue par ces cours martiales était expéditive. Sans doute cette affirmation peut-elle être d’ailleurs unanimement partagée sur nos bancs.

Je suis en revanche un peu plus mal à l’aise avec d’autres aspects de votre proposition de loi.

Ainsi, en proposant une réhabilitation générale et collective, vous dépassez le cadre légitime de la dénonciation d’erreurs pour aller sur un terrain idéologique et politique. Si beaucoup de soldats ont été exécutés pour de mauvaises raisons, certains d’entre eux avaient déserté deux voire trois fois. Comme le souligne le rapport Prost, « déclarer innocent » un mutin « constitue une négation du devoir militaire », ce qui soulève de nombreux problèmes : cela reviendrait notamment à admettre que la défense nationale n’a jamais été une obligation pour les citoyens et à remettre en cause l’existence même du concept et du statut de « mort pour la nation ».

Cela va même à l’encontre du combat des proches des fusillés, qui ne cherchent pas à nier le devoir militaire mais à faire reconnaître qu’il a été accompli. Les objectifs de la campagne en faveur de la réhabilitation dépassent, de loin, le fait de rendre justice à tel ou tel soldat. Elle vise à régler une question complexe, désormais centenaire, en affirmant une position de principe, ce qui dessert le travail des historiens puisque cela revient à nier la complexité de l’histoire et des situations auxquelles ces soldats ont été confrontés.

Si le législateur peut parfois voter des lois mémorielles tendant à reconnaître une injustice commise par l’État ou le Gouvernement à une époque donnée, il ne lui revient nullement de se substituer aux historiens en imposant une grille de lecture moderne et politisée.

Sur la forme, votre proposition de réhabilitation se heurte à des difficultés pratiques dont le rapport Prost de 2013 avait déjà fait état. La réhabilitation générale soulève en effet des problèmes politiques et historiographiques que vous ne pouvez pas nier. La réhabilitation individuelle a été rendue possible par l’institution de la cour spéciale de justice militaire de 1932 et a conduit à une quarantaine de réhabilitations au cas par cas.

Malgré les initiatives menées en ce sens, comme la numérisation des archives des conseils de guerre, qui sont accessibles en ligne depuis 2014, les réhabilitations au cas par cas sont dans l’impasse : refaire des procès cent ans après les faits n’a aucun sens ; 20 % des dossiers ont été perdus et la plupart de ceux dont nous disposons sont lacunaires. En l’absence de témoins, il est impossible de conclure.

Nous voterons donc contre ce texte.

Nous ne pouvons souscrire au principe de la réhabilitation collective, pour les raisons que j’ai énoncées. Quant à la reconnaissance de la Nation – qu’il ne faut pas confondre avec la réhabilitation –, elle ne nécessite pas l’intervention de la loi. Nombre de chefs d’État ou de gouvernement se sont clairement exprimés, les dossiers sont transparents – je vous renvoie au site « Mémoire des hommes » ou au musée de l’Armée – et il est déjà possible d’inscrire les noms des soldats réhabilités sur les monuments aux morts, comme l’ont fait certains maires. Enfin, pourquoi ne pas laisser aux associations d’anciens combattants, si elles le souhaitent, le soin de faire de l’un des monuments de Riom, de Vingré ou de Saint-Martin d’Estréaux un monument national ?

Si nous partageons une même volonté mémorielle, ce n’est pas à la loi de faire l’Histoire.

M. Jean-Louis Thiériot. Le sfumato est formidable sous le pinceau de Léonard de Vinci et l’impressionnisme est de haute tenue sous celui de Claude Monet mais, dans le domaine juridique, il n’en va pas de même.

Cette proposition de loi se focalise sur la réhabilitation collective et fait des fusillés pour l’exemple un seul bloc.

Nul n’osera dire que cette justice militaire ne s’est pas rendue coupable de monstrueuses injustices, notamment au début de la guerre. Nul ne contestera que les hommes qui ont été fusillés sont morts en raison du malheur de ces temps et de la France et, évidemment, par la France, mais sont-ils morts pour la France ?

Nul, ici, ne peut savoir comment il se serait comporté face à l’horreur de ces combats, sauf peut-être notre collègue Jean-Michel Jacques qui, lui, sait ce qu’est être au feu et qui lui, pourrait se départir de l’humilité dont nous, nous devons faire preuve.

M. le rapporteur a rappelé les lois de 1921, de 1924, de 1925 et la procédure de réhabilitation de 1932. Gardons-nous de tout anachronisme judiciaire ou de toute archéologie juridique : la justice militaire ne respectait évidemment pas alors le droit au procès équitable tel que la Cour européenne des droits de l’homme l’a défini mais la plupart des cas dont la justice a été saisie ont été réhabilités. Nous avons tous en tête les six fusillés de Vingré ou le poilu Gabrielli mais la justice, en son, temps, a réparé les fautes commises par la justice militaire.

Vous-même avez reconnu implicitement que certains avaient désobéi. Si nul ne peut accepter le principe de la décimation, donc, du tirage au sort et de la responsabilité collective, nul ne peut non plus accepter une réhabilitation collective. Dans le cas contraire, les noms de ceux qui ont désobéi figureraient sur les monuments aux morts à côté de ceux qui sont morts pour la France en première ligne. Personne ne jugera leur faute morale mais si la faute est individuelle, la réhabilitation ne peut que l’être également.

Enfin, un siècle après la première guerre mondiale, est-ce intelligent de rouvrir des blessures mémorielles alors que notre pays est déjà si divisé ? La France a besoin d’unité, non de raviver les plaies de l’histoire.

Notre groupe votera donc contre cette proposition de loi. Tous ces combattants sont respectables mais certains ont été à la hauteur des sacrifices que la Nation leur a demandés et d’autres, non.

M. Christophe Blanchet. Cette question ne saurait laisser indifférent. De M. Jospin à M. Sarkozy en passant par M. Hollande, nul n’a oublié ces soldats qui, dans ces terribles circonstances, ont fléchi, ont faibli ou ont eu peur de mourir.

Pourquoi les gouvernements successifs ont-ils été défavorables à la réhabilitation générale de ces militaires dits fusillés pour l’exemple ? Pour répondre à cette question, je me suis appuyé sur le rapport publié par le groupe de travail dirigé par Antoine Prost en 2013.

Le terme « exemplarité » doit appeler notre attention, car généraliser son emploi reviendrait à laisser croire que des soldats ont été fusillés au hasard pour intimider ceux qui auraient été tentés à leur tour de montrer un instant de faiblesse. Or, s’il est vrai que ces condamnations avaient un effet dissuasif sur le reste de la troupe, sous les yeux de laquelle elles avaient lieu, la notion d’exemplarité ne doit pas exclure celle de culpabilité, ces hommes ayant été inculpés à l’époque au regard du code de justice militaire.

C’est précisément pour cette raison que se pose la question de la réhabilitation générale de ces soldats, mais une telle réhabilitation présente, selon le rapport que je viens de citer, deux difficultés historiques, qu’il me semble nécessaire de prendre en considération l’une et l’autre. Tout d’abord, si beaucoup de ces soldats ont été fusillés de manière totalement inacceptable, d’autres l’ont été pour des raisons si sérieuses que les tribunaux de droit commun auraient eux-mêmes pu conclure à ces condamnations. En outre, il faut garder à l’esprit que réhabiliter reviendrait à affirmer qu’une condamnation a été prononcée à tort, ce qui implique de proclamer l’innocence du combattant considéré. Or, selon l’historien Antoine Prost, il ne serait pas légitime, par exemple, que la réhabilitation permette de dire qu’un soldat ayant abandonné son poste est mort pour la France.

Pour ces différentes raisons, il me semblerait plus conforme d’envisager une réhabilitation au cas par cas, prenant en compte l’individualité de chacun des dossiers soumis au ministère des armées, comme pour l’attribution de la mention « mort pour la France » en cas de réhabilitation après-guerre. Néanmoins, il ne doit pas être question de procéder à l’examen de l’ensemble des dossiers, les cas les plus alarmants ayant d’ores et déjà été examinés sérieusement par la justice avant 1939. À l’opposé, la sélection de certains cas symboliques relèverait d’un choix arbitraire, difficile à justifier.

Il convient de ne pas ignorer ces difficultés historiques et de privilégier un examen très pointu des dossiers des soldats concernés par une éventuelle réhabilitation. Si le devoir mémoriel est de mise dans l’histoire d’une nation – nous nous accordons tous ici sur cette nécessité –, l’idée d’une justice rétroactive n’apparaît pas raisonnable. Dès lors, le groupe Démocrates ne peut soutenir ce texte.

Mme Isabelle Santiago. S’il ne reste plus en France de survivants du front de la première guerre mondiale, la mémoire transmise au fil des ans reste intacte. Tous ceux qui vécurent cette période et qui revinrent des combats à jamais changés, marqués et, pour certains, brisés exprimèrent le souhait de raconter et de témoigner du front, du vécu, des horreurs. Notre pays portera à jamais les lourds stigmates de ces combats : aucune famille ne fut épargnée ; il fallut reconstruire une population ; surtout, une génération entière fut sacrifiée. Nous avons tous, enfouies dans notre mémoire, les terribles images de ces pauvres soldats se débattant dans la boue et le froid.

Dans ce contexte, nous parlons aujourd’hui d’humanité, celle de ces jeunes hommes engagés dans une guerre, à qui on avait tant demandé et qui, à cause de l’usure physique et psychologique, avaient trouvé leurs limites. Pendant les quatre années de conflit, près de 650 soldats ont été condamnés à mort pour désobéissance ou mutilation volontaire.

Je tiens à rappeler les mots prononcés par Lionel Jospin en 1998 à Craonne, qui firent date : « Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l’avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d’être des sacrifiés. Que ces soldats, “fusillés pour l’exemple”, au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. »

Ces mots ont été repris par les présidents de la République successifs, et il convient désormais de leur donner un sens dans la loi. Les actions entreprises dans l’entre-deux-guerres ont été certes louables mais très circonscrites : elles ont débouché sur la réhabilitation de moins d’un fusillé sur dix ; surtout, elles n’ont pas permis d’apaiser les consciences. Après les déclarations de Lionel Jospin, de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, il est temps que cette question émerge de nouveau, d’autant que l’énorme travail de recherche historique mené par les familles et les associations montre que ces hommes ont été, depuis cette guerre, victimes d’un déni de justice. Leur image est déjà réhabilitée dans la conscience collective ; il est temps de réparer les injustices qui les ont touchés, de leur permettre de retrouver dignité et reconnaissance.

Tous les États belligérants de la Grande Guerre possédaient des dispositifs de justice militaire, qui ont prononcé des condamnations à mort. Au fil des années, la plupart des États qui furent nos alliés ont avancé sur cette question : le Royaume-Uni a procédé en 2006 à une réhabilitation générale de nature législative, suivant en cela la Nouvelle-Zélande, qui a réhabilité ses « fusillés pour l’exemple » en 2001, et le Canada, qui a honoré les siens en 2000.

La présente proposition de loi représente une réelle évolution en ce qu’elle prévoit la réhabilitation générale et collective, civique et morale, de ces hommes. Nous savons qu’une réhabilitation au cas par cas, plus de cent ans plus tard, serait impossible. Plus précisément, et cela a son importance, ce texte vise à réhabiliter les soldats condamnés « pour désobéissance militaire ou mutilation volontaire ».

François Hollande avait fait un pas en faveur de la mémoire de ces hommes en demandant que la question des « fusillés pour l’exemple » fasse l’objet d’un traitement pédagogique au sein du musée de l’Armée, aux Invalides. Cette proposition de loi prévoit en outre que les noms de ces hommes figureront sur les monuments aux morts des municipalités, élément ô combien important pour la transmission et le devoir de mémoire.

La reconnaissance et la dignité sont au cœur du texte. Il est temps que la France fasse ce geste. Pour toutes les raisons que j’ai énoncées, et pour faire avancer l’histoire, le groupe socialiste votera cette proposition de loi.

M. Thomas Gassilloud. Je vous adresse à tous mes meilleurs vœux pour l’année qui commence.

Le groupe Agir ensemble remercie les auteurs de cette proposition de loi, présentée par notre collègue Bastien Lachaud, car nous avons ainsi l’occasion d’évoquer à nouveau la question des fusillés de la Grande Guerre, sujet sensible de notre histoire.

De même que les trois premiers groupes qui se sont exprimés – je salue la qualité de leurs orateurs –, nous nous opposerons à l’adoption de ce texte. La justice militaire de la première guerre mondiale a parfois été expéditive et inéquitable ; ce point fait l’unanimité, mais tel n’est pas le cas de la réhabilitation générale des fusillés de la période, quand bien même elle ne concernerait que les condamnés à mort pour désobéissance militaire ou mutilation volontaire. Les associations d’anciens combattants sont loin de demander toutes cette mesure ; plusieurs d’entre elles s’y opposent même. Il en va de même pour les associations historiques de défense des droits de l’homme.

Ces discordances ne viennent pas de nulle part. Si la notion d’exemple a pu mener à des excès, elle ne porte pas en elle-même la marque d’une injustice. Qui plus est, la réhabilitation générale soulève plusieurs difficultés juridiques. Elle reviendrait à affirmer que toutes les condamnations visées ont été prononcées à tort. L’amnistie serait plus recevable, car la réhabilitation signifierait par exemple qu’un soldat ayant abandonné son poste pour la énième fois était innocent, ce qui n’était pas le cas au regard du droit alors en vigueur. Surtout, elle conduirait à affirmer qu’il est mort pour la France, ce qui serait un contresens. Nous pouvons éviter cette information erronée tout en reconnaissant les conditions extrêmement difficiles qui ont pu amener des soldats à désobéir à leur hiérarchie ou à tenter d’échapper aux combats.

L’histoire demeure complexe pour celui qui la lit à travers le prisme de son quotidien et des valeurs de son temps. L’humanité a atteint alors les pires abîmes de son histoire et la survie même de la Nation était engagée. Plus de cent ans après, peut-on réellement comprendre, dans toute leur logique, les décisions de nos aïeux ? S’il faut faire la lumière sur toutes les pages de notre histoire, aussi noires soient-elles, l’humilité doit probablement prévaloir sur la critique.

M. Alexis Corbière. J’adresse à tous mes vœux de bonheur et de santé.

Je ne reviens pas sur les éléments historiques, présentés de manière très précise par mon camarade Lachaud dans une introduction de grande qualité. J’essaierai modestement d’apporter mon regard et de répondre aux arguments, que l’on peut certes entendre, avancés par nos collègues opposés au texte.

Il est question de faire un geste législatif d’ordre symbolique, donc politique. Nous ne faisons pas l’histoire ; ce sont les historiens qui la font, et nous n’entendons pas nous substituer à eux. Mais c’est éclairés par eux, précisément, que nous pouvons envisager ce nouveau pas législatif.

Le rapporteur l’a précisé, il ne s’agit pas de réhabiliter les 740 « fusillés pour l’exemple ». Lorsque j’ai été auditionné par le groupe de travail animé par Antoine Prost, nous ne disposions pas du chiffre de 639 fusillés n’ayant été condamnés ni pour des faits de droit commun ni pour la participation à des activités d’espionnage. Cet élément nouveau nous a été fourni en octobre 2014 par les historiens, plus précisément par le service historique de la défense, sous l’impulsion du secrétaire d’État Kader Arif. Après avoir écouté les historiens, nous pouvons considérer, en notre qualité de législateurs, qu’il est nécessaire d’accomplir un acte politique.

Des orateurs qui se sont opposés au texte – ce qui est respectable – ont néanmoins prononcé des paroles fortes. Évoquant les conseils de guerre, notre collègue du groupe La République en marche a ainsi parlé de « parodie de justice ». Dont acte. En tant que législateurs, nous pouvons donc signifier, par un acte législatif, que nous ne voulons plus d’une telle parodie de justice et que nous réhabilitons ceux qui en ont été victimes. Ce point justifierait à lui seul que nous légiférions.

Certains collègues ont dit préférer une réhabilitation au cas par cas à une réhabilitation collective. Parlons-nous franchement, cela signifie qu’il n’y aura pas de réhabilitation. En effet, d’après les historiens, 20 % des dossiers ont disparu, et il n’est plus possible d’aller plus loin dans les autres cas, car les témoins ne sont plus là. Cent quatre ans après la fin de la première guerre mondiale, c’est peut-être notre dernière chance de légiférer en la matière.

Sur ces 639 fusillés, ont dit d’autres collègues, nous risquons d’en réhabiliter quelques-uns qui ont, en quelque sorte, mérité leur sort, en tout cas au regard du droit de l’époque. Sans doute. Mais, au nom du fait que certains ont peut-être mérité leur sort, nous ne réhabiliterions pas ceux qui n’ont pas mérité le leur ? Pour ma part, puisqu’il est question d’actes symboliques, je préfère réhabiliter quelques coupables pour permettre la réhabilitation d’un grand nombre d’innocents plutôt que de refuser la réhabilitation des innocents au nom de la présence de quelques coupables !

Quel message voulons-nous envoyer ? Nous sommes tous attachés à notre armée. La grandeur d’une armée tient, bien sûr, à la discipline, mais même la discipline terrible qui est celle du feu doit s’accompagner du respect des hommes. Et la grandeur d’une armée tient aussi à sa lucidité sur sa propre histoire et à sa capacité à être juste – je me félicite d’ailleurs que les services historiques des armées aient apporté leur contribution. Nos soldats, à qui nous demandons parfois de se sacrifier, doivent avoir la conviction que les ordres restent justes même lorsqu’ils sont terribles. Autrement dit, nous nous honorerions en agissant dans ce sens.

Notre collègue du groupe Les Républicains nous a appelés à ne pas rouvrir des plaies. Or tous les protagonistes sont morts, sans exception. On peut comprendre que, pendant longtemps, l’armée n’ait pas été favorable à une réhabilitation générale, car elle ne voulait pas remettre en cause nombre d’officiers qui avaient pris des décisions au front. Cent quatre ans plus tard, tout cela est derrière nous : aucun officier, fût-il à la retraite, ne se sentira visé par ce texte ; personne ne se sentira blessé.

C’est précisément en rejetant ce texte de loi après avoir été éclairés par les services historiques des armées que nous rouvririons des blessures ; comme Français et comme républicains, c’est en acceptant l’idée qu’il y ait des innocents parmi ces 639 fusillés que nous déchirerions la nation ! Je ne le comprendrais pas. Il est des moments où nous devons accomplir des actes de fraternité. Contrairement à notre collègue, je pense que l’adoption de ce texte serait un acte d’apaisement, de nature à fermer définitivement une cicatrice.

La réhabilitation fait effectivement débat parmi les associations mémorielles. Néanmoins, la Ligue des droits de l’homme et la Fédération nationale de la libre pensée, entre autres, continuent à plaider en ce sens.

Le rapporteur n’a pas évoqué la lettre poignante que lui a adressée l’arrière-petit-fils d’un soldat « fusillé pour l’exemple ». Si ce texte était adopté, le nom de son aïeul pourrait enfin être ajouté au monument aux morts du village, et il y serait particulièrement sensible. Je le répète, cela nous honorerait.

Merci, collègue Lachaud, d’avoir présenté ce texte. C’est un sujet difficile, auquel il est légitime de réfléchir. Néanmoins, pour le dire en termes simples, je crois que nous n’insultons personne ; nous ne manquons de respect ni à l’armée ni à nos officiers. Plus que les armées britannique, néo-zélandaise ou canadienne, l’armée française a soumis ses soldats à rude épreuve, en particulier en 1914 et 1915. Rappelons en particulier la rudesse du général Nivelle, évoquée dans les livres d’histoire. Nous pouvons comprendre que, devant le nombre de soldats qui tombaient pour gagner quelques mètres, lorsqu’on n’en venait pas à reculer, certains aient tout simplement voulu que cela cesse et l’aient exprimé de manière désespérée, en se blessant à la main ou, au bout d’un moment, en refusant d’obéir à une consigne.

Nous disons que nous ne voulons plus que cela se reproduise. Adopter ce texte, c’est tourner cette page de l’histoire et mieux se projeter vers l’avenir.

M. Jean-Paul Lecoq. Meilleurs vœux à tous ! Je tiens d’abord à vous remercier, Monsieur le rapporteur, d’avoir inscrit à l’ordre du jour, au nom du groupe La France insoumise, cette proposition de loi visant à réhabiliter les « fusillés pour l’exemple » durant la première guerre mondiale. Hommage doit être rendu aux infatigables militants de la paix qui font progresser cette cause, année après année, depuis plus de cent ans. Ugo Bernalicis et moi avons eu l’honneur de rencontrer de nombreux membres de ces associations et de ces mouvements le 6 avril 2019 à Chauny, lors de l’inauguration d’une magnifique sculpture en hommage à ces fusillés.

Ce sujet de fond tient à cœur aux députés communistes, qui ont beaucoup œuvré pour le faire émerger au Parlement. Dès 2012, mes collègues avaient déposé une proposition de loi relative à la réhabilitation collective des « fusillés pour l’exemple » de la guerre de 1914-1918. Mme la présidente et plusieurs d’entre vous l’ont rappelé, ce texte avait été examiné en séance publique le 26 mai 2016, lors d’une niche parlementaire du groupe GDR. Mon collègue Jean-Jacques Candelier était alors à votre place, Monsieur le rapporteur. À l’époque, les socialistes et les radicaux de gauche, qui appartenaient à la majorité, avaient voté contre ce texte, de même que les élus de droite et du centre. Aujourd’hui, le groupe socialiste soutient cette proposition de loi, signe qu’elle a prévu une évolution nécessaire.

Jean-Jacques Candelier l’avait rappelé à l’époque, la question des « fusillés pour l’exemple » résonnait déjà dans l’hémicycle de l’Assemblée en 1916, notamment grâce à l’un de nos brillants prédécesseurs, Paul Meunier. Avocat et député, défenseur acharné des droits des soldats lors de la première guerre mondiale, il intima à l’exécutif d’en finir avec les conseils de guerre spéciaux, responsables de tant d’exécutions injustes. Il défendit un texte de loi en ce sens dès 1916. Le Havrais que je suis tient à rappeler que Paul Meunier avait été, en 1910, l’avocat de l’illustre docker Jules Durand, considéré par Jaurès comme le Dreyfus de la classe ouvrière. Je fais ce parallèle entre Jules Durand et les « fusillés pour l’exemple », car beaucoup de ces 639 fusillés étaient – ainsi le voulait l’époque – des ouvriers ou des paysans. Or c’est là une question de fond : il s’agit de réhabiliter des ouvriers et des paysans, parfois méprisés par la classe dirigeante, qui se battaient pour des objectifs qui les dépassaient souvent, notamment flatter l’ego de leurs généraux ou de leurs maréchaux.

Ces êtres humains qui ont refusé de repartir au combat, ont reculé ou ne sont pas sortis des tranchées, parce qu’ils ne comprenaient pas ou plus le sens d’assauts aussi inutiles que mortels, doivent être rétablis dans leur dignité. Tous ces gens avaient des raisons de ne pas aller au combat, et rien ne peut justifier le châtiment mortel qui leur a été infligé.

Entre 1914 et 1918, 2 500 soldats ont été condamnés à mort par les conseils de guerre, et 639 ont été fusillés sur le front. Ils ont parfois été choisis au hasard et exécutés pour l’exemple, comme meneurs, sans autre forme de procès. De ces 639 personnes, seule une quarantaine a été réhabilitée, principalement lors des années 1920 et 1930. Nous devons enfin aller plus loin.

Depuis deux décennies, ce sujet revient au plus haut niveau de l’État. Des hommages ont ainsi été rendus en 1998 par Lionel Jospin, en 2008 par Nicolas Sarkozy et en 2013 par François Hollande. Il est grand temps de passer à du concret, alors que, en rupture avec ses prédécesseurs, l’actuel Président de la République n’a jamais évoqué cette question. Lors de sa très pompeuse itinérance mémorielle dans les Hauts-de-France, à l’occasion du centenaire de l’armistice de novembre 1918, il a soigneusement évité le sujet, malgré des interpellations.

D’aucuns refusent de réhabiliter collectivement ces fusillés sous prétexte que, peut-être, certains d’entre eux avaient des motivations antipatriotiques : ils ont donc peur de réhabiliter « par erreur » certains soldats. Or, disons-le clairement, c’est une diversion. Personne ne mérite la peine de mort, nous en sommes tous convaincus, désormais, pas même ceux qui auraient pu être coupables d’une faute. Ces fusillés méritent collectivement la reconnaissance de la nation pour avoir tenté de survivre dans cette horreur, au même titre que tous leurs camarades qui ont participé à la Grande Guerre.

Il faut impérativement avancer vers une réhabilitation collective, pour en finir avec ce problème qui maltraite la mémoire de ces ouvriers et de ces paysans que l’on a envoyés au front dans des conditions totalement inhumaines. Je partage la conclusion de notre collègue de La France insoumise : il faut, à un moment donné, de la fraternité, et il faut clore ce dossier. Ce n’est pas en restant dans la situation actuelle que nous refermerons cette période de notre histoire. Une fois que l’exécutif s’est prononcé, avec les mots que les uns et les autres ont rappelés, c’est peut-être le rôle des parlementaires d’accompagner par leur vote un tel geste fraternel, afin de refermer cette page de l’histoire et de pouvoir la transmettre aux générations à venir comme il le faut, sans nier la réalité des faits. Merci, en tout cas, au groupe qui a de nouveau inscrit cette question à l’ordre du jour.

Mme Carole Bureau-Bonnard. Cette question me touche. Dans ma circonscription, le cas du sous-lieutenant Chapelant est évoqué chaque année. Il a été reconnu « mort pour la France » mais n’a pas fait l’objet d’une réhabilitation complète.

Je comprends la nécessité de continuer à avancer sur la voie de la réhabilitation de certains soldats, pour les familles et pour l’histoire, mais je ne voterai pas cette proposition de loi. Elle tend, en effet, à réhabiliter l’ensemble des soldats concernés, sans faire de différence entre ceux qui ont peut-être été exécutés pour de mauvaises raisons et les autres. Il faut également se replacer dans le contexte de l’époque : on pratiquait alors des exécutions.

La question n’est peut-être pas close. On peut continuer à demander des réhabilitations, pour des cas particuliers, mais je ne vous suivrai pas s’agissant de ce texte.

M. Bastien Lachaud, rapporteur. La position que je défends a fait l’objet d’une unité très large sur les bancs de l’Assemblée jusqu’à la seconde guerre mondiale. C’est cette dernière qui a fait passer, d’une certaine manière, ce combat à l’arrière-plan. Quand il a repris, il y a quelques décennies, sont apparues des lignes de fracture qui n’existaient pas auparavant, y compris dans le monde combattant.

Certains ont dit qu’il n’y avait pas de différence avec les précédentes propositions de loi déposées sur ce sujet. C’est inexact : celle-ci exclut les personnes condamnées pour des faits de droit commun et pour espionnage. Elle cible, pour la première fois, les 639 personnes condamnées pour désobéissance militaire, recensés par les services historiques du ministère de la défense. Il existe donc une véritable différence, qui est permise par les travaux des historiens.

Les personnes fusillées en 1914 et 1915 n’étaient pas des mutins : les mutineries datent de 1917. Le sous-lieutenant Chapelant, cité par Mme Bureau-Bonnard, n’a pas pu être réhabilité par l’exécutif. Le secrétaire d’État aux anciens combattants de l’époque, Kader Arif, n’a pu que le déclarer « mort pour la France », ce qui relève du domaine réglementaire. Or une réhabilitation ne serait-elle pas juste dans ce cas-là ? Et dès lors, pourquoi pas pour les autres ?

M. Thiériot ne souhaite pas que les noms de traîtres apparaissent sur les monuments aux morts.

M. Jean-Louis Thiériot. Je n’ai pas employé ce mot.

M. Bastien Lachaud, rapporteur. En effet. Vous ne souhaitez pas que les noms de personnes justement condamnées apparaissent sur ces monuments. Mais nombre de communes y ont déjà inscrit, indistinctement, les noms des « fusillés pour l’exemple ». Combien, parmi eux, l’ont été justement ? Nul ne le sait. Pourquoi inscrire leurs noms sur les monuments aux morts dans certaines communes et pas partout ? C’est une injustice de plus qui s’ajoute à celle de leur condamnation !

Ce qui est certain, quels que soient les actes commis par ces personnes, c’est que toutes, sans exception, ont été victimes d’une procédure inique et arbitraire – pas d’instruction, pas d’avocat professionnel, pas de circonstances atténuantes, aucun recours et aucun droit de grâce. Le simple fait d’avoir été victime d’une justice inique et arbitraire justifierait une réhabilitation collective. Aucun de ces jugements ne peut être considéré comme valide.

Les plaies, malheureusement, sont encore vives, et ce n’est pas cette proposition de loi qui les rouvre. Le combat pour la réhabilitation mobilise, il faut le saluer, de nombreuses associations : la Fédération nationale de la libre pensée, la Ligue des droits de l’homme et d’autres encore. Alexis Corbière a évoqué le message, d’un descendant de fusillé, que j’ai reçu. Il faut refermer les plaies, et pour cela on doit réhabiliter. Nous sommes cent quatre ans après la fin de ce terrible conflit, mais il n’y a pas de juste moment pour dénoncer une injustice : on doit le faire quand on en a l’occasion, et nous l’avons aujourd’hui.

Il est impossible de savoir si ces personnes ont failli. Il y a forcément des héros parmi elles. Qui peut dire, en effet, qu’un poilu n’était pas un héros ?

Je remercie les orateurs qui se sont prononcés pour l’adoption de ce texte. Les autres estiment, d’une certaine manière, qu’il vaut mieux flétrir le nom d’hommes injustement condamnés que de risquer d’honorer des soldats coupables de désobéissance, face à l’horreur des tranchées. Ce faisant, c’est vous qui portez un regard d’aujourd’hui sur les événements d’hier.

Je tiens à citer les propos du brancardier-musicien Leleu, du 102e régiment d’infanterie : « Je me suis laissé dire qu’après la guerre, des fusillés avaient été considérés comme “morts pour la France”, ce qui serait une sorte de réhabilitation. Je ne sais si cela est exact, mais, quant à moi, je crois sincèrement que beaucoup de ces malheureux sont effectivement morts pour le pays, car c’est la France qui les a appelés, et c’est pour elle qu’ils se sont battus, qu’ils ont souffert là où les menait leur tragique destinée, et ce n’est pas un moment de défaillance physique ou morale qui peut effacer leur sacrifice. J’ose m’incliner devant leur mémoire. Jugera qui voudra, à condition qu’il soit passé par là. »

Je n’aurais jamais osé comparer les combats de 1914 avec les OPEX actuelles, quelle que soit la valeur de nos soldats ! Nul ne peut revivre l’existence des poilus et l’horreur des tranchées.

Une publicité, visant à frapper de déshonneur, d’opprobre les soldats et leur famille, a entouré les exécutions. Voici un extrait du rapport d’Antoine Prost : « Dans la société d’interconnaissance des villages et des faubourgs, on savait que le fils untel avait été fusillé, et la réputation de toute la famille en était entachée, comme s’il avait tué quelqu’un. Certains faisaient honte de leur père aux enfants des fusillés dans la cour des écoles ; leurs parents, leur femme, leurs frères et sœurs se sentaient montrés du doigt. La famille tout entière ressentait l’opprobre. “Ma grand‐mère a subi toute sa vie les sarcasmes et l’opprobre de nombreuses personnes et n’a jamais bénéficié de pension, élevant seule et difficilement sa fille, ma mère”, écrit le petit‐fils d’un soldat probablement fusillé ». Pour l’honneur de ces familles, une réhabilitation est nécessaire.

Je rappelle aussi ce qu’a dit le député Aristide Jobert lors d’un débat portant sur le Chemin des Dames : « En présence des faits criminels commis par des généraux, la faute de ces soldats devient excusable sinon inévitable. Quels sont les coupables ? On en a fusillé et je trouve cela épouvantable. On en a fusillé peu mais c’est encore trop. N’y en eût-il qu’un, ce serait trop. Messieurs, ces coupables qui sont des victimes ont droit à la justice, et nous devons nous opposer à ce qu’aucune exécution de ce genre soit désormais consommée. Il est déjà trop tard. [Je vous demande, Monsieur le ministre de la guerre, de vous montrer juste. Dans l’ordre du jour que mes amis et moi déposerons, nous demanderons une amnistie pleine et entière pour tous ces faits. » Chers collègues, je vous demande, comme en 1917, d’être justes lors de votre vote.

 

Article 1er
Réhabilitation civique et morale
des condamnés à mort pour désobéissance militaire
par les conseils de guerre spéciaux créés par le décret du 6 septembre 1914 relatif au fonctionnement des conseils de guerre ainsi que par les Conseils de guerre rétablis par la loi du 27 avril 1916 relative au fonctionnement et à la compétence des tribunaux militaires en temps de guerre, et dont la condamnation a été exécutée

L’alinéa premier de l’article 1er précise les militaires visés par la mesure de réhabilitation proposée ; il s’agit de 639 militaires recensés par le ministère des Armées dans sa communication du 27 octobre 2014, condamnés à mort pour désobéissance militaire (incluant la mutilation volontaire) en application des articles 213, 217, 218, et 223 du code de justice militaire de 1857 et effectivement fusillés, à l’exception (alinéa 4) des militaires fusillés déjà réhabilités par la Cour de cassation en application de la loi relative à l’amnistie du 29 avril 1921, de la loi du 3 janvier 1925 portant amnistie et par la Cour spéciale de justice militaire, instituée par la loi du 9 mars 1932 créant une Cour spéciale de justice militaire chargée de la révision des jugements rendus dans la zone des opérations des armées de terre et de mer par des juridictions d’exception.

Sont exclus du champ de la proposition de loi :

– les 141 militaires condamnés et fusillés pour des faits de droit commun ;

– les 126 condamnés et fusillés pour des faits d’espionnage ;

– les militaires exécutés sans jugement et déjà réhabilités par la loi d’amnistie du 9 août 1924.

La réhabilitation à laquelle procède la proposition de loi est générale et collective, par opposition à une réhabilitation au cas par cas, civique et morale. Elle est justifiée par le déni de justice dont les condamnés ont fait l’objet, caractérisé par le non-respect des droits de la défense, l’ignorance délibérée de toutes circonstances atténuantes, le recours au tirage au sort, une instruction préalable inexistante et la suspension des voies de recours.

Les alinéas 2 et 3 précisent les conséquences de cette réhabilitation législative. Les nom et prénom des intéressés sont inscrits sur les monuments aux morts. En outre, un monument national est érigé en vue de rendre hommage à la mémoire des « fusillés pour l’exemple ».

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*     *

M. Bastien Lachaud, rapporteur. Cet article précise les conditions de la réhabilitation civique et morale que nous proposons.

Le travail du service historique de la défense, publié le 27 octobre 2014, et donc après la parution du rapport de M. Antoine Prost, permet d’identifier précisément les 639 personnes condamnées pour désobéissance militaire. Sont exclus du champ de la proposition de loi les 141 militaires condamnés et fusillés pour des faits de droit commun, les 126 qui l’ont été pour espionnage, ainsi que ceux exécutés sans jugement et déjà réhabilités par la loi d’amnistie du 9 août 1924.

La réhabilitation à laquelle procède la proposition de loi est générale et collective, par opposition à une réhabilitation au cas par cas, de nature judiciaire. Civique et morale, cette réhabilitation est justifiée par le déni de justice dont les condamnés ont fait l’objet, caractérisé par le non-respect des droits de la défense, l’ignorance délibérée de toutes circonstances atténuantes, le recours au tirage au sort, une instruction préalable inexistante et la suspension des voies de recours. Je le redis, car la répétition est la meilleure des pédagogies.

Les alinéas 2 et 3 précisent les conséquences de cette réhabilitation législative : les nom et prénom des intéressés sont inscrits sur les monuments aux morts ; en outre, un monument national est érigé en vue de rendre hommage à la mémoire des « fusillés pour l’exemple ».

L’attribution de la mention « mort pour la France » peut être décidée par le pouvoir réglementaire et non par le législateur. L’attribution de cette mention au sous-lieutenant Chapelant par le secrétaire d’État Kader Arif montre bien qu’une telle mesure relève du Gouvernement et qu’elle est distincte de la réhabilitation judiciaire et de la réhabilitation politique.

La commission rejette l’article 1er.

 

Article 2
Compensation financière

L’article 2 prévoit la création d’une taxe additionnelle sur le tabac et les alcools pour financer le surcroît de dépenses à la charge de l’État (alinéa 1er) et des collectivités territoriales (alinéa 2) qui érigent et entretiennent les monuments cités aux alinéas 2 et 3 de l’article premier.

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*     *

Mme la présidente Françoise Dumas. Cet article établit une compensation financière, mais il n’a plus d’objet dès lors que l’article 1er n’a pas été adopté.

La commission rejette l’article 2.

La commission ayant rejeté tous les articles de la proposition de loi, l’ensemble de celle-ci est rejeté.

Mme la présidente Françoise Dumas. Ce texte est inscrit à l’ordre du jour, en procédure d’examen simplifié, le jeudi 13 janvier. Je remercie le rapporteur de nous avoir donné l’occasion d’avoir ce débat, qui a permis de soulever des questions très importantes, ayant une résonance dans l’actualité.

M. Bastien Lachaud, rapporteur. Je suis surpris que nous ne soyons pas capables de nous retrouver sur cette question et de faire preuve de fraternité et d’humanité tous ensemble, pour apaiser cette mémoire qui ne cesse de hanter l’histoire de la première guerre mondiale.

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous avons, les uns et les autres, des conceptions différentes de l’humanité, de l’humanisme et de la fraternité : il faut raison garder.


—  1  —

   Annexe :
Liste des personnes auditionnées par le rapporteur

(dans l’ordre chronologique)

 

– M. Jean-Yves Le Naour, historien ;

– M. le professeur François Lagrange, chef du service de la recherche, de la valorisation et de la diffusion du musée de l’armée ;

– M. Dominique Goussot, vice-président de la fédération nationale de la libre pensée ;

– M. Éric Viot, historien ;

– Mme Liliane Rehby, secrétaire nationale de l’association républicaine des anciens combattants (ARAC) ;

– M. Gilles Manceron, co-responsable du groupe de travail « Mémoires, histoire, archives » de la Ligue des droits de l’Homme.


([1])  « Quelle mémoire pour les fusillés de 1914-1918, un point de vue historien », Rapport présenté à Monsieur le Ministre délégué aux Anciens Combattants par un groupe de travail animé par M. Antoine Prost, président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire, 1er octobre 2013.

([2]) « Si beaucoup de fusillés l’ont été dans des conditions inacceptables, d’autres l’ont été pour des raisons sérieuses, qui auraient conduit à leur condamnation par d’autres cours que les tribunaux militaires : certains l’ont été pour crime pur et simple, assassinat ou viol. D’autres encore l’ont été pour espionnage (…) ». Rapport A. Prost, p. 27.

 

([3]) Ibid, p. 4.

([4]) « Quelle mémoire pour les fusillés de 1914-1918, un point de vue historien », Rapport présenté à Monsieur le Ministre délégué aux Anciens Combattants par un groupe de travail animé par M. Antoine Prost, président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire, 1er octobre 2013, p. 9.

 

([5]) Nicolas Offenstadt, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Paris, Odile Jacob, 2002, p. 37

([6]) SDH, 11J639, cité par rapport A. Prost, p. 6.

([7]) G. Pedroncini, « Les Cours martiales pendant la Grande Guerre », Revue historique, n° 512, oct.-déc.. 1974, pp. 393-408.  

([8]) « Quelle mémoire pour les fusillés de 1914-1918, un point de vue historien », Rapport présenté à Monsieur le Ministre délégué aux Anciens Combattants par un groupe de travail animé par M. Antoine Prost, président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire, 1er octobre 2013, p. 5.

([9]) Ibid, p. 23.

 

([10]) M. Éric Viot, Fusillés non réhabilités, imprimé par Jouve, le 16 octobre 2016, p. 32.

([11]) Ibid, p. 37. 

([12]) Ibid, p. 83. 

([13]) Ibid, p. 84.

([14]) Ibid, p. 68.

([15]) Cité dans Rapport à l’Assemblée nationale sur la proposition de loi relative à la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918 fait par M. Jean-Jacques Candelier.

([16]) « Quelle mémoire pour les fusillés de 1914-1918, un point de vue historien », Rapport présenté à Monsieur le Ministre délégué aux Anciens Combattants par un groupe de travail animé par M. Antoine Prost, président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire, 1er octobre 2013, p. 20.

 

([17]) Cité dans Rapport à l’Assemblée nationale sur la proposition de loi relative à la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918 fait par M. Jean-Jacques Candelier.

([18]) Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur la commémoration de l’armistice de 1918, et l’hommage à la mémoire des soldats « fusillés pour l’exemple » pendant l’offensive du Chemin des dames en 1917, Craonne le 5 novembre 1998.

([19]) Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, en l’honneur des anciens combattants de la Première Guerre mondiale, à Douaumont le 11 novembre 2008.

([20]) Déclaration de M. François Hollande, Président de la République, sur les commémorations du Centenaire de la Première guerre mondiale, à Paris le 7 novembre 2013.