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ASSEMBLÉE NATIONALE

 

SÉNAT

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

SESSION ORDINAIRE 2021 - 2022

Enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale

 

Enregistré à la présidence du Sénat

le 3 mars 2022

 

le 3 mars 2022

 

 

RAPPORT

 

 

au nom de

 

L’OFFICE PARLEMENTAIRE D’ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

 

sur

 

 

La préparation de la cinquième édition du plan national
de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR)

 

 

par

 

Mme Émilie CARIOU, députée, et M. Bruno SIDO, sénateur
 

 

 

 

 

 

 

 

Déposé sur le Bureau de l’Assemblée nationale

par M. Cédric VILLANI,

Président de l’Office

 

 

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Gérard LONGUET

Premier vice-président de l’Office

 


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Composition de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques
et technologiques

 

 

Président

M. Cédric VILLANI, député

 

 

Premier vice-président

M. Gérard LONGUET, sénateur

 

 

Vice-présidents

 

 M. Didier BAICHÈRE, député Mme Sonia de LA PROVÔTÉ, sénatrice              M. Jean-Luc FUGIT, député                            Mme Angèle PRÉVILLE, sénatrice

 M. Patrick HETZEL, député  Mme Catherine PROCACCIA, sénateur

 

 

 

 

DÉputés

 

 

SÉnateurs

M. Julien AUBERT

M. Philippe BOLO

Mme Émilie CARIOU

M. Claude de GANAY

M. Jean-François ELIAOU

Mme Valéria FAURE-MUNTIAN

M. Thomas GASSILLOUD

Mme Anne GENETET

M. Pierre HENRIET

M. Antoine HERTH

M. Jean-Paul LECOQ

M. Gérard LESEUL

M. Loïc PRUD’HOMME

Mme Huguette TIEGNA

 

 Mme Laure DARCOS

 Mme Annie DELMONT-KOROPOULIS

 M. André GUIOL

 M. Ludovic HAYE

 M. Olivier HENNO

 Mme Annick JACQUEMET

 M. Bernard JOMIER

 Mme Florence LASSARADE

 M. Ronan Le GLEUT

 M. Pierre MÉDEVIELLE

 Mme Michelle MEUNIER 

 M. Pierre OUZOULIAS

 M. Stéphane PIEDNOIR

 M. Bruno SIDO

  M. Bruno SIDO

 

 

 

 


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SOMMAIRE

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Pages

introduction

RECOMMANDATIONS

Première partie – Un non-respect du calendrier institutionnel, preuve d’une défaillance démocratique grave

I. La non-transmission du PNGMDR à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

A. Une forme de récidive gouvernementale

1. Le précédent de 2017

2. Le passage à cinq ans de la périodicité du PNGMDR, une justification ad hoc et a posteriori

B. Les démarches entreprises par les rapporteurs

1. Plusieurs interventions préliminaires dès 2019

2. L’interpellation du Gouvernement en séance publique le 30 novembre 2021

II. Une méconnaissance des enjeux de l’examen par l’Office

A. Le sens profond du contrôle bicaméral en matière nucléaire

1. L’Assemblée nationale, garante des choix gouvernementaux

2. Le Sénat, représentant des collectivités territoriales

B. Les conséquences d’une absence de saisine officielle

1. En pratique, l’examen d’un simple projet, public mais non publié

2. L’impasse institutionnelle, piège à éviter

Deuxième partie – Les dernières avancées en matière de classement et d’élimination des déchets

I. Des catégories de déchets appelant à chaque fois une gestion particulière

A. Le cadre législatif de la gestion des déchets fixé entre 1991 et 2006

1. La loi du 31 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs

2. La loi de programme du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et des déchets radioactifs

B. L’angle mort du contrôle parlementaire : certaines catégories non couvertes

1. Le nucléaire militaire de fait soustrait aux obligations de transparence

2. Un nucléaire médical de très faible volume

3. Les déchets entrants (et sortants)

C. Les choix relatifs aux trois grandes catégories de déchets répertoriées à ce jour

1. La confirmation du stockage géologique profond pour les déchets de haute ou moyenne activité à vie longue

a. Des rappels de principe sans scénario(s) précis et chiffré(s)

b. L’abandon du projet Astrid

c. Les déchets bitumés et la question d’éventuels dégagements d’hydrogène

2. Les déchets de faible activité à vie longue : vers une stratégie globale de gestion

3. Un goulet d’étranglement pour les déchets de très faible activité ?

II. Une solution longtemps restée en suspens, mais déjà mise en œuvre ailleurs dans le monde

A. Le problème du seuil de libération et de la radioactivité naturelle

1. Les unités de mesure de la radioactivité

2. Le seuil de libération retenu : 10 micro-sieverts

B. La gestion des déchets TFA en Allemagne

1. Une approche similaire, mais pas identique, à celle de la France

a. Une classification différente des déchets

b. Les modalités concrètes de la libération des déchets en Allemagne

2. Un traitement différencié selon la nature des déchets

a. Deux filières de libération différenciées

b. Le cas des métaux

III. Un préalable indispensable à une approche sélective appropriée

A. Un point saillant dans le projet de PNGMDR

1. Le renvoi à des données précises et datées

2. Une possibilité ouverte par le code de la santé publique

B. L’adoption récente des décrets dérogatoires

1. Les garanties apportées par de multiples consultations en amont

2. Les caractéristiques de la consultation publique

Troisième partie – La nécessaire association de l’opinion publique

I. Une réflexion sur la gouvernance qui ne doit pas brouiller la répartition des responsabilités

A. Le danger d’une dérive technocratique

1. La création d’une « commission de gouvernance » dont les travaux ne sauraient dupliquer ceux de la CNE2

a. Deux compositions différentes pour des sujets très techniques

b. Vers un élargissement des sujets d’intérêt pour la CNE2

2. L’exemple de la Suède, un modèle plus décentralisé

a. Une approche de plus en plus pragmatique de la question nucléaire

b. Une équation géologique dont les termes sont différents

c. Des traits institutionnels distinctifs

B. Les modalités de la recherche du consensus

1. Tour d’horizon des parties prenantes de la concertation

2. Le débat public de 2019, un exemple réussi de concertation

II. Des efforts d’information du public à approfondir

A. Les débuts d’une communication rénovée

1. Les écueils de la communication traditionnelle

2. La mise à profit des possibilités ouvertes par le numérique

B. Une voie nouvelle à explorer

ConClusion

EXAMEN DU RAPPORT PAR L’OFFICE

liste des personnes entendues par les rapporteurs


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   introduction

Dans le cadre de l’élaboration du cinquième plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) qui devait définir les actions à mener sur la période 2019-2021, un débat public a été organisé en 2019, sous l’égide de la commission nationale du débat public (CNDP), sur les grandes orientations de cette nouvelle édition. Celles-ci ont été annoncées le 21 février 2020 par la ministre de la transition écologique et solidaire et le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). À la suite des consultations réglementaires, le document attend aujourd’hui d’être publié. Établi par le Gouvernement, le plan doit être non seulement publié mais aussi transmis au Parlement en vertu de l’article L. 542-1-2 du code de l’environnement qui prévoit que le Parlement « en saisit pour évaluation l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques ».

Dans cette perspective, l’Office a désigné deux rapporteurs dès le 6 juin 2019. Ceux-ci ont entrepris divers travaux préparatoires à l’examen du PNGMDR mais, à la date d’examen du présent rapport, la version définitive de ce document n’a toujours pas été transmise au Parlement. Le travail des rapporteurs ne porte donc que sur un simple projet et non sur un document officiel.

Cette cinquième édition du PNGMDR est placée sous le signe d’un regain d’intérêt international pour l’énergie nucléaire, de même que pour les modalités de gestion de ses déchets. Alors que l’Accord de Paris sur le climat a scellé en 2015 les engagements des États du monde entier à réduire leurs émissions de dioxyde de carbone, l’énergie nucléaire est désormais présentée par certains, au vu de l’urgence climatique, comme une solution, au moins temporaire, en tant qu’énergie de transition.

À l’heure où les grands programmes de construction nucléaire des années 1970 et 1980 arrivent à leur terme initialement prévu, la prolongation de la durée de vie de certaines centrales ne fait que reculer d’une décennie ou un peu plus leur démantèlement. La question de l’élimination des déchets issus de cette industrie se pose donc de manière aigüe et pressante. Car les solutions retenues aujourd’hui engagent l’avenir à double titre : elles conditionnent la sûreté du traitement des déchets existants, mais aussi les perspectives de construction d’une nouvelle génération de réacteurs.

Le 2 février 2022, la Commission européenne a approuvé un acte délégué qui classe l’énergie nucléaire dans la catégorie des énergies susceptibles de bénéficier de conditions favorables d’investissement dans le cadre de la législation européenne. Elle y met toutefois une condition : que les producteurs de cette énergie fassent la preuve qu’ils auront réglé d’ici 2050 la question de l’élimination des déchets issus de la filière, en indiquant : « il est nécessaire de faire en sorte que l’élimination des déchets à long terme ne cause pas de dommage significatif ou de long terme à l’environnement ». Le document rappelle que, « pour le traitement des déchets de haute activité et du combustible usé, le stockage en couches géologiques profondes représente la solution la plus avancée, telle que largement acceptée par la communauté scientifique à travers le monde comme option la plus sûre et la plus durable de l’aboutissement de la gestion des déchets de haute activité et du combustible usé traité en tant que déchet. »[1]

Jusque très récemment, seule la Finlande pouvait prétendre disposer d’un site d’enfouissement profond. Mais la Suède vient de prendre, le 27 janvier 2022, la décision historique de donner le coup d’envoi à son propre projet national de stockage définitif du combustible nucléaire usé en couche géologique profonde. À la fin du mois de novembre 2021, les rapporteurs se sont rendus sur place pour apprécier le type de solutions retenues et le degré d’acceptabilité, au sein de la population, du stockage définitif.

Dans ce domaine fortement marqué par la coopération internationale, souvent menée sous l’égide de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), la comparaison avec d’autres pays européens est riche d’enseignements pour apprécier la spécificité du cas français en matière d’enfouissement des déchets, qu’il s’agisse des formations géologiques offertes par le territoire, des solutions techniques retenues, du pilotage des opérations par les pouvoirs publics ou encore des voies d’information et de contrôle ouvertes à la population et, partant, de sa connaissance et de son éventuelle adhésion.

Après avoir replacé le présent rapport dans la chaîne des décisions politiques relatives à la gestion des déchets radioactifs, les rapporteurs se penchent plus spécialement, pour cette cinquième édition, sur la définition d’un seuil de libération en dessous duquel les matières issues du démantèlement des installations nucléaires pourront ne plus être à l’avenir considérées comme des déchets. Enfin, ils réexaminent le paysage institutionnel et les conditions propices à l’émergence d’un traitement des déchets responsable et assumé sur le plan collectif.

 


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   RECOMMANDATIONS

 

 


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   Première partie

Un non-respect du calendrier institutionnel, preuve d’une défaillance démocratique grave

Le Gouvernement n’a pas encore transmis au Parlement le document sur lequel devrait porter le présent rapport.

I.   La non-transmission du PNGMDR à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

La loi prévoit qu’un plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) « est transmis au Parlement, qui en saisit pour évaluation l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques » (article L. 542-1-2 du code de l’environnement). Ce Plan national avait déjà été transmis au Parlement avec un retard considérable il y a cinq ans.

A.   Une forme de récidive gouvernementale

Certes, l’intervalle légal de présentation des plans nationaux de gestion des matières et déchets radioactifs est passé en 2020 de trois à cinq ans, à la suite de l’adoption de la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique, dite loi Asap. Mais cette disposition législative est intervenue bien après la date initiale de 2019 prévue pour le début du cinquième plan et le Gouvernement n’en accuse pas moins de nouveau un retard considérable dans la présentation de ce document de référence – le seul à être, en ce domaine, spécifiquement soumis au regard de la représentation nationale.

1.   Le précédent de 2017

Le quatrième PNGMDR, qui portait sur la période 2016-2018, n’a été transmis au Parlement que le 17 février 2017. Or la saisine de l’Office n’a de sens que si elle survient en amont du plan. La dernière édition du plan était donc déjà parvenue au Parlement avec un retard non négligeable.

Mais ce retard est d’ores et déjà largement surpassé pour la cinquième édition. Le plan devait être préparé pour la période 2019-2021. En bonne logique, il aurait dû être porté peu avant le début de cette période à la connaissance du Parlement. Cela aurait donné lieu à un examen parlementaire approfondi en milieu de législature. D’un point de vue démocratique, cette solution apparaissait particulièrement satisfaisante.

Plus de cinq ans après la dernière transmission d’un PNGMDR au Parlement, il semble en fait que la communication tardive de 2017 n’aura pas seulement manqué d’inspirer des réflexions en vue d’une amélioration, du côté du Gouvernement. Bien pire, elle apparaît servir de précédent en 2022.

Alors que le document avait été communiqué en 2017 au lendemain de la suspension des travaux parlementaires, le Gouvernement paraît vouloir faire de même à l’occasion de la fin de l’actuelle législature. Force est de constater que cette manière de procéder vide la loi de son contenu et le contrôle parlementaire de son sens.

2.   Le passage à cinq ans de la périodicité du PNGMDR, une justification ad hoc et a posteriori

Il faut toutefois convenir qu’entretemps, la périodicité d’examen du PNGMDR est passée de trois à cinq ans en vertu de l’article 16 de la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique.

Les rapporteurs ne remettent pas en cause le bien-fondé de ce changement de durée. En espaçant l’examen de ce document à la procédure d’élaboration particulièrement longue, le nouveau délai de cinq ans assigne aux acteurs constitutionnels des objectifs plus réalistes. D’un point de vue démocratique, aligner la périodicité du PNGMDR sur celle du mandat des députés conduit en principe à ce qu’une fois par législature, les parlementaires puissent se pencher sur la question.

Loin de permettre une remise à plat du contrôle parlementaire sur la gestion des déchets nucléaires, ce nouveau délai applicable à la cinquième édition du PNGMDR ne devrait pas l’empêcher de tomber dans les mêmes travers que la précédente édition. Selon les informations des rapporteurs, le nouveau plan serait ainsi établi pour la période 2021-2025. Cela signifie que les années 2019 et 2020 n’auront jamais été couvertes par un plan national de gestion des matières et déchets radioactifs. Ce trou noir dans la série des plans ne permettra même pas un meilleur respect des délais légaux, puisque le nouveau plan, malgré le glissement des dates, portera, quand il sera transmis au Parlement courant 2022, sur une période de nouveau largement entamée déjà.

B.   Les démarches entreprises par les rapporteurs

Les rapporteurs n’ont pas tardé à faire le constat de la situation et à mettre en œuvre les moyens de contrôle mis à leur disposition pour s’informer sur le devenir du document préparatoire et s’inquiéter du nécessaire respect des délais. Faute de sanction prévue par la loi en cas de non-respect de ceux-ci, seules ces voies de contrôle leur sont ouvertes.

1.   Plusieurs interventions préliminaires dès 2019

Le 24 septembre 2019, Émilie Cariou, députée et co-rapporteure, a posé au Gouvernement une série de questions écrites[2] relatives au traitement des déchets radioactifs dans notre pays. Dans une réponse du 3 mars 2020, publiée au Journal Officiel, la ministre de la transition écologique et solidaire a bien rappelé que « le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) est évalué par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ».

Faute de transmission du document, officieusement annoncée pour le courant de la même année, les rapporteurs ont signé une lettre conjointe à la ministre de la transition écologique, le 18 décembre 2020. S’appuyant sur des arguments juridiques, ils y rappelaient les termes de l’article L. 542-1-2 du code de l’environnement, en soulignant que le PNGMDR censé couvrir les années 2019 à 2021 n’avait toujours pas été transmis au Parlement, près de deux ans après le début de la période concernée. « Ces dispositions, ajoutaient-ils, ne sauraient rester lettre morte. »

Les services du ministère ont répondu en invoquant notamment la loi du 7 décembre 2020, ayant allongé la périodicité du plan. Mais son application rétroactive pose néanmoins question, d’autant qu’elle n’aura même pas permis à la prochaine édition d’être transmise en temps voulu.

Le code de l’environnement ne prévoit aucune sanction en cas de non-respect des délais de remise du PNGMDR au Parlement. La bonne application de ces dispositions repose donc entièrement sur une coopération interinstitutionnelle harmonieuse et respectueuse du droit. « Règle sans sanction ne vaut », dit un adage juridique. Ce constat pragmatique ne saurait cependant prévaloir qu’en droit privé. Mais tous les sujets de droit public devraient être les premiers à montrer qu’ils sont liés par les règles de droit.

2.   L’interpellation du Gouvernement en séance publique le 30 novembre 2021

Au cours d’une séance de questions au Gouvernement tenue à l’Assemblée nationale le 30 novembre 2021, la co-rapporteure Émilie Cariou a donc interrogé directement la ministre de la transition écologique. Le compte rendu des débats mérite d’être rappelé, au moins par extraits.

La co-rapporteure a d’abord fait le point sur la situation : « À ce jour, la production du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), dont je suis chargée, avec le sénateur Bruno Sido, de rédiger le rapport d’évaluation parlementaire, a plus de deux ans de retard. Le Gouvernement a non seulement violé la loi en prolongeant ses délais de remise, mais il entrave de facto le travail de la mission de contrôle du Parlement sur la stratégie gouvernementale en matière de nucléaire civil. » Elle a ensuite souligné que, « si nous voulons faire face aux défis que pose le nucléaire, nous devons chiffrer nos besoins en financement et en ressources humaines, et peser avec le maximum de transparence chaque option de traitement des déchets. »

En réponse, la ministre de la transition écologique s’est contentée de rappeler la récente publication d’un avis de l’Autorité environnementale et d’indiquer qu’un « nouveau programme de construction de centrales aura nécessairement des répercussions sur les déchets de haute activité à vie longue, et cela, comme tout le reste, devra faire partie du débat. »

II.   Une méconnaissance des enjeux de l’examen par l’Office

Il ne faut pas seulement déplorer le manque d’application littérale des obligations légales et constitutionnelles. Plus profondément, il faut sans doute regretter que l’impératif d’une bonne coopération interinstitutionnelle entre Parlement et Gouvernement n’apparaisse pas encore à toutes les parties prenantes comme la pierre angulaire de l’acceptabilité démocratique des solutions retenues dans le domaine nucléaire, acceptabilité à laquelle tous affirment pourtant aspirer et travailler.

A.   Le sens profond du contrôle bicaméral en matière nucléaire

Il faut rappeler que la création de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques est contemporaine de l’essor de l’industrie nucléaire en France. Créé notamment pour en assurer le suivi par la loi n° 83-609 du 8 juillet 1983, l’Office est un organe commun à l’Assemblée nationale et au Sénat qui a pour mission d’« informer le Parlement des conséquences des choix à caractère scientifique et technologique, afin, notamment, d’éclairer ses décisions. »

Même si ses missions se sont diversifiées depuis cette date, il reste l’instance représentative la plus ancienne et la plus légitime pour connaître de la question de l’enfouissement des déchets issus de la production nucléaire. Cela tient non seulement à la diversité des groupes politiques qui y sont représentés, mais aussi à sa composition paritaire entre l’Assemblée et le Sénat, qui lui apporte la légitimité des suffrages direct et indirect.

1.   L’Assemblée nationale, garante des choix gouvernementaux

À la différence d’autres formes d’énergie comme l’électricité photovoltaïque ou la géothermie, la production d’énergie nucléaire ne peut avoir lieu qu’à grande échelle et dans des conditions de sûreté de très haut niveau. Elle ne peut pas relever d’une décision individuelle ou d’une collection de décisions individuelles. Par nature, elle réclame une décision collective.

En France, la structure même de la production suppose que ces décisions soient prises au niveau national. Plus que pour d’autres formes d’énergie, la production nucléaire exige une implication des institutions politiques, non seulement pour définir sa place dans le mix énergétique national et la programmation des investissements, mais aussi pour assurer une gestion sûre et responsable des déchets issus de la filière.

Ce n’est donc pas sans raison que la loi de 2006 a prévu la remise régulière au Parlement d’un plan national de gestion des matières et déchets radioactifs. En vertu du fait majoritaire, l’Assemblée nationale est en principe solidaire des choix gouvernementaux. Mais elle doit assumer sa fonction en connaissance de cause, et dans le respect de la diversité de ses membres.

L’exercice de ses pouvoirs budgétaires l’oblige au demeurant à aborder la question du traitement des déchets non seulement dans ses dimensions environnementale et de sûreté, mais aussi dans sa dimension financière. Pour ce faire, elle peut notamment s’appuyer sur les travaux de la Cour des comptes. Celle-ci a publié en juillet 2019 un rapport public thématique sur l’aval du cycle du combustible nucléaire. La co-rapporteure, lui a donné une dimension politique en faisant siennes ses analyses dans une question écrite à la ministre de la transition écologique et solidaire, interrogée sur l’évaluation et le provisionnement des dépenses de gestion des déchets radioactifs[3], en particulier sur les montants immobilisés par les exploitants, et sur la fréquence de leur réactualisation.

Entendu par les rapporteurs le 25 octobre 2021, M. Yves Marignac, consultant du groupe négaWatt, a souligné au demeurant que la prolongation de durée de vie de nombreux réacteurs aurait des implications majeures sur les besoins de capacités d’entreposage et, partant, sur les coûts induits.

Le contrôle politique au jour le jour n’exclut donc pas le suivi approfondi de la situation à long terme.

2.   Le Sénat, représentant des collectivités territoriales

La diversité politique est différemment accentuée au Sénat, du fait notamment du scrutin proportionnel en vigueur dans environ deux tiers des départements. Ce mode de scrutin conduit à ce que le sort des déchets nucléaires puisse être aujourd’hui examiné par une chambre dont l’un des groupes politiques représente explicitement le courant écologique. Dans de nombreux pays, telle la Grande-Bretagne, les choix en matière d’énergie nucléaire ne sont pas passés en revue par une représentation aussi large des sensibilités politiques.

Au surplus, les collectivités territoriales sont, le cas échéant, particulièrement concernées elles aussi par la production d’énergie nucléaire. C’est avec elles que les opérateurs conviennent des conditions d’implantation des installations. Or le Sénat a pour mission spécifique, en vertu de l’article 24 de la Constitution, « d’assurer la représentation des collectivités territoriales de la République ».

En pratique, le site de Bure où les déchets nucléaires doivent être enfouis en couche géologique profonde se situe à cheval sur le département de la Meuse et sur celui de la Haute-Marne. Il est donc utile de préciser que les auteurs du présent rapport sont, pour l’une, députée de la Meuse, pour l’autre, sénateur de la Haute-Marne, après en avoir présidé le conseil départemental durant presque 20 ans.

Aussi, loin de toute revendication formaliste, le respect des canaux institutionnels existants doit bien permettre un contrôle démocratique réel et effectif.

B.   Les conséquences d’une absence de saisine officielle

Les présentes conditions d’examen du PNGMDR ne devront pas se reproduire lors de la prochaine édition du plan. Il en va de la crédibilité du contrôle démocratique prévu par la loi de 2006. Pour autant, le mérite des solutions retenues en matière d’enfouissement des déchets nucléaires doit être avant tout apprécié pour lui-même.

1.   En pratique, l’examen d’un simple projet, public mais non publié

La publication du PNGMDR est l’aboutissement d’un long processus de consultations et d’élaboration. Le projet de document lui-même en retrace les différentes étapes.

Ainsi, l’Autorité environnementale a rendu un avis sur le plan le 18 novembre 2021. Elle avait elle-même consulté l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui avait transmis son avis le 12 novembre 2021.

Le secrétariat général à l’investissement a pour sa part réalisé une contre-expertise indépendante du dossier d’évaluation socio-économique préalable du projet Cigéo, en application de la procédure prévue par le décret n° 2013-1211 du 23 décembre 2013 relatif à la procédure d’évaluation des investissements publics en application de l’article 17 de la loi n° 2012-1558 du 31 décembre 2012 de programmation des finances publiques pour les années 2012 à 2017. L’avis a été rendu le 5 février 2021. Les documents correspondants ont bien été transmis aux assemblées parlementaires par le secrétariat général du gouvernement le 15 février 2021.

Du fait même de son examen par de nombreuses instances d’avis, le projet de PNGMDR est appelé à circuler largement avant même sa publication comme document définitif. L’ampleur des consultations engagées, à commencer par le débat public organisé par la CNDP du 17 avril au 25 septembre 2019, justifie du reste partiellement les délais constatés dans sa publication. Cela explique aussi que les rapporteurs aient pu se procurer le projet à titre officieux.

Dans ce contexte et en tout état de cause, il est impératif que le prochain plan qui portera sur la période 2026-2030 soit transmis au Parlement avant le 30 juin 2025. Les rapporteurs jugent indispensable de laisser à leurs successeurs cette mise en garde, qui est aussi un appel à la vigilance.

2.   L’impasse institutionnelle, piège à éviter

Malgré les maladresses de communication et les difficultés rencontrées dans la coopération interinstitutionnelle, il convient avant tout d’examiner et de se prononcer sur les caractéristiques techniques et la faisabilité des solutions proposées en matière de traitement définitif des déchets.

À l’heure où s’érode la confiance dans les institutions représentatives, il est important de rappeler que celles-ci ne forment pas un bloc monolithique. L’examen par l’Office doit permettre une confrontation des points de vue très divers qui existent au sein de la représentation nationale. Les rapporteurs entendent donc, au-delà du non-respect des obligations légales de transmission, se concentrer, dans la suite du présent rapport, sur les questions de fond relatives à la gestion des déchets nucléaires.


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   Deuxième partie

Les dernières avancées en matière de classement
et d’élimination des déchets

Les déchets radioactifs produits en France font l’objet d’un inventaire régulièrement tenu à jour et porté à la connaissance du public. Volume, type, localisation, prévisions : l’ensemble des déchets radioactifs est contrôlé et répertorié. Les producteurs de déchets déclarent chaque année leur production respective. L’ensemble des données de l’Inventaire sont consultables sur le site dédié www.inventaire.andra.fr et disponibles en open data sur data.gouv.fr.

Jusque tout récemment, tout matériau issu du démantèlement d’une installation nucléaire était considéré en France comme un déchet radioactif. Certains sont cependant classés comme déchets de très faible activité, dits déchets TFA. Ils constituent un peu plus d’un tiers (34 %) du volume total des déchets, mais ne représentent que 0,0001 % de l’activité radioactive qui leur est imputable. En font partie des métaux qui, après fusion et décontamination, sont susceptibles d’une valorisation au cas par cas.

Le projet de PNGMDR dont disposent les rapporteurs appelle à « faire évoluer les solutions de gestion » de ces déchets. Pour décider de leur sort, il semble en effet judicieux de tenir compte de leur degré réel de radioactivité, ce qui est la solution généralement retenue ailleurs dans le monde. Les décrets permettant cette évolution ont été mis en consultation publique en 2021, contresignés par les ministres chargés de la santé et de l’écologie, et publiés le 15 février 2022[4]. Même si ces dispositions sont intervenues dans le cadre strictement réglementaire, les rapporteurs déplorent que le Gouvernement n’ait pas sollicité l’Office sur cette question.

I.   Des catégories de déchets appelant à chaque fois une gestion particulière

Les choix opérés précédemment en matière de gestion des déchets radioactifs sont globalement confirmés par l’actuel projet de PNGMDR. Il ne se substitue pas à l’Inventaire national des matières et déchets radioactifs, mais il offre une vision synthétique de leurs différentes destinations. Les informations fournies sont cependant plus précises pour certaines catégories de déchets que pour d’autres.

A.   Le cadre législatif de la gestion des déchets fixé entre 1991 et 2006

La terminologie en usage actuellement et le cadre juridique applicable ont été définis entre 1991 et 2006. Il est important de rappeler les grandes lignes de l’effort de clarification entrepris pendant ces quinze années. Pour une vision exhaustive, il conviendra de se reporter au rapport de l’Office sur le premier PNGMDR (2007-2009)[5], dont la teneur est rappelée ici.

1.   La loi du 31 décembre 1991 relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs

La loi du 31 décembre 1991, dite loi Bataille, a mis en place un processus dont les caractéristiques fondamentales définissent encore en grande partie l’approche française de la gestion des déchets radioactifs.

En premier lieu, la loi de 1991 traite des déchets radioactifs de haute activité et à vie longue (HA‑VL) et non de toutes les catégories de déchets radioactifs. En deuxième lieu, elle s’inscrit dans le cadre de l’option du traitement-recyclage. En troisième lieu, elle a défini trois axes de recherche pour les déchets HA‑VL : séparation-transmutation, stockage en couche géologique profonde, conditionnement et entreposage de longue durée.

Le texte prévoyait qu’« avant le 30 décembre 2006, le Gouvernement adressera[it] au Parlement un rapport global d’évaluation de ces recherches accompagné d’un projet de loi autorisant, le cas échéant, la création d’un centre de stockage des déchets radioactifs à haute activité et à vie longue et fixant le régime des servitudes et des sujétions afférentes à ce centre ».

2.   La loi de programme du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et des déchets radioactifs

La loi de programme du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et des déchets radioactifs se situe dans le prolongement de la loi de 1991.

Elle prévoit l’élaboration d’un cadre d’ensemble, intitulé « plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs ». Elle jette les fondements d’une sécurité juridique dans ce domaine, en apportant des définitions claires des différents types de substances radioactives et des opérations de traitement autorisées pour les combustibles étrangers.

Elle délimite différents niveaux d’information sur la gestion des déchets radioactifs : un niveau local pour le laboratoire souterrain d’étude du stockage, un niveau national avec le renforcement de la Commission nationale d’évaluation (qui devient la CNE2). La loi élargit également les missions de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), en lui ménageant notamment la possibilité de prendre en charge l’entreposage.

Elle institue aussi un régime de financement clair de la recherche et des opérations de construction de centres d’entreposage et de stockage, grâce à la création de deux fonds dédiés dans les comptes de l’ANDRA et grâce à la sécurisation des actifs dédiés constitués par les producteurs de déchets radioactifs.

S’agissant des déchets radioactifs de haute ou moyenne activité à vie longue, la loi confirme la nécessité de poursuivre les recherches, mais fixe un calendrier précis pour des réalisations pratiques en matière de prototype de transmutation, de stockage réversible en couche géologique profonde et d’entreposage de longue durée. Pour le stockage en couche géologique profonde, elle définit une procédure complète de consultation des populations, de décisions administratives et d’intervention du Parlement.

La loi définit également les moyens de dynamiser le développement économique et scientifique des zones concernées par la gestion des déchets.

B.   L’angle mort du contrôle parlementaire : certaines catégories non couvertes

L’industrie civile n’est pas la seule utilisatrice d’uranium et de plutonium. La défense de notre pays est en partie fondée sur la dissuasion nucléaire, tandis que l’énergie atomique propulse certains sous-marins de notre flotte, leur donnant un rayon d’action très étendu et une autonomie maximale. Cette activité produit elle aussi des déchets. Mais le PNGMDR ne les évoque nulle part, bien qu’il ne soit pas précisé qu’il porte seulement sur les matières et déchets radioactifs d’origine civile.

1.   Le nucléaire militaire de fait soustrait aux obligations de transparence

À de nombreuses reprises, les rapporteurs ont cherché à entendre les responsables militaires au sujet du traitement des déchets radioactifs produits par les armées.

Interrogé directement dans le cadre de la visite du Premier ministre Jean Castex à Verdun, le vendredi 2 juillet 2021, le futur chef d’état-major des armées ne s’était pas déclaré fermé à l’idée d’être entendu sur ce sujet par les deux rapporteurs, dans le cadre de leurs travaux préparatoires. Mais il s’est ultérieurement révélé impossible de programmer cet entretien. Faute de réponse négative expresse, la raison en reste encore inconnue aux rapporteurs.

Pourtant, en 1997, Christian Bataille avait pu présenter au nom de l’Office un rapport sur les recherches relatives aux déchets radioactifs de haute activité d’origine militaire. L’absence de réponse des autorités militaires aux sollicitations des deux rapporteurs, conduit à se demander s’il serait encore possible aujourd’hui de se lancer dans pareille entreprise, quoiqu’elle n’ait porté que sur les recherches qui étaient alors en cours. Pour vaines qu’elles aient été, les démarches actuelles des rapporteurs n’en restent pas moins instructives pour qui veut tester la validité des affirmations répétées d’une transparence toujours accrue sur le sujet des déchets nucléaires.

L’Inventaire national des déchets radioactifs apporte cependant quelques éléments chiffrés sur les volumes concernés, qui représentent environ 230 mètres cubes de déchets de haute activité[6]. Les rapporteurs recommandent donc d’inclure dans les prochaines éditions du PNGMDR des informations sur ces déchets-là, de façon à ce que le plan fournisse une vision globale et stratégique des perspectives de traitement de l’ensemble des déchets présents sur le territoire, que leur origine soit militaire ou civile.

2.   Un nucléaire médical de très faible volume

De même, seul l’Inventaire national des déchets radioactifs fournit des données chiffrées sur le volume des déchets produits par le secteur médical. Il est à vrai dire modeste : pas de déchets de haute activité et 2 mètres cubes recensés de déchets de moyenne activité à vie longue (MA‑VL).

Les rapporteurs recommandent qu’en s’appuyant sur cet inventaire, une stratégie à long terme et globale d’élimination de ces déchets soit développée.

3.   Les déchets entrants (et sortants)

En vertu des traités internationaux, chaque pays doit trouver sur son territoire une solution pour le traitement des déchets nucléaires qu’il a produits. Les matières et déchets issus des opérations de retraitement effectuées à La Hague par Orano pour le compte de clients étrangers sont ainsi destinés à repartir dans les pays d’où ils viennent. Il est absolument nécessaire de connaître les volumes concernés, puisque leur traitement en France implique une présence de plusieurs années sur notre territoire.

C.   Les choix relatifs aux trois grandes catégories de déchets répertoriées à ce jour

Le cadre juridique posé il y a une vingtaine d’années est repris dans le projet de PNGMDR.

1.   La confirmation du stockage géologique profond pour les déchets de haute ou moyenne activité à vie longue

Le document rappelle que les déchets de haute activité représentent 94,9 % de l’activité radioactive totale des déchets, même s’ils ne constituent que 0,2 % de leur volume. Les déchets MA-VL représentent quant à eux 2,9 % du volume total, pour 4,9 % de l’activité totale. De ce point de vue, le projet Cigéo est au cœur de la problématique, puisqu’il accueillera 99,8 % de l’activité totale produite par les déchets (pour 3,1 % de leur volume).

a.   Des rappels de principe sans scénario(s) précis et chiffré(s)

Ce sont principalement les questions de gouvernance qui sont abordées dans le projet de plan dont les rapporteurs ont pris connaissance, notamment le sujet de la participation du public ; ces questions sont analysées dans la troisième partie du présent rapport. Sur le fond, le plan prévoit que des précisions soient apportées sur les modalités de récupérabilité des colis. Un document dénommé « Dossier d’options techniques de récupérabilité » existe depuis 2016. Le projet de PNGMDR indique qu’il doit être approfondi.

En tout état de cause, il est rappelé que la décision de fermeture définitive du centre de stockage sera prise par voie législative. Cette partie du projet de PNGMDR pâtit principalement d’un manque d’informations financières : aucune estimation des coûts, même approximative, n’est incluse.

b.   L’abandon du projet Astrid

Cette situation est d’autant plus regrettable que l’abandon récent du projet Astrid de réacteur de quatrième génération ferme pour une longue durée la perspective de réutiliser une partie des combustibles usés, qui devraient donc être enfouis eux aussi.

Les rapporteurs rappellent que le projet répondait à plusieurs enjeux majeurs. Il devait d’abord contribuer à l’indépendance énergétique de notre pays, en lui donnant la capacité d’utiliser la quasi-totalité du contenu énergétique de l’uranium naturel et des matières nucléaires disponibles sur notre sol en grande quantité. Il devait ensuite participer d’une meilleure gestion des déchets radioactifs les plus dangereux, en ouvrant la possibilité industrielle de la transmutation, prévue par la loi Bataille de 1991 et par la loi du 28 juin 2006 sur la gestion durable des matières et déchets radioactifs. Enfin, il devait prendre le relais de soixante ans de recherches sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium.

Lancé en 2010, à la suite d’une décision du président Jacques Chirac, son financement dans le cadre du programme d’investissements d’avenir (PIA) s’élevait initialement à 650 millions d’euros et son coût total a été par la suite évalué à environ 1,2 milliard d’euros. Thomas Gassilloud et Stéphane Piednoir, membres de l’Office, ont consacré un rapport à l’abandon de ce projet[7]. Les rapporteurs déplorent que les conséquences de cette décision n’aient fait l’objet d’aucune évaluation par l’administration.

c.   Les déchets bitumés et la question d’éventuels dégagements d’hydrogène

Les colis d’enrobés bitumés posent un problème spécifique. Ils représentent 25 % des colis de déchets MA‑VL à l’inventaire de référence de Cigéo. Ces colis sont fabriqués par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et Orano depuis plusieurs dizaines d’années. La CNE2 a suivi de près la question et fait part de ses analyses aux rapporteurs au cours d’une audition tenue au Sénat le 21 novembre 2019. L’un de ses membres concluait que, « pour ces colis, le niveau d’incertitude peut être considéré comme relativement élevé ».

À la demande du ministère de la transition écologique et de l’ASN, une revue internationale a cependant été conduite sur la gestion de ce type de déchets. Ses conclusions montrent que les études doivent se poursuivre sur certains points particuliers. Dans le projet de PNGMDR dont les rapporteurs disposent, il est indiqué qu’aux yeux de l’ASN, « il est nécessaire que les producteurs mettent en œuvre un programme ambitieux de caractérisation des colis de déchets bitumés ».

Les rapporteurs se sont notamment inquiétés, outre les risques d’incendie qui sont avérés, des risques liés au dégagement d’hydrogène. Selon les membres de la CNE2, le problème se pose avec tous les déchets où subsistent de l’humidité ou des matières organiques. En l’occurrence, les déchets bitumés contiennent 60 % de matière organique. Ce sont donc les principaux colis émetteurs d’hydrogène, par radiolyse. Il conviendra d’éclaircir le sujet dans le cadre du prochain PNGMDR.

2.   Les déchets de faible activité à vie longue : vers une stratégie globale de gestion

Pour les déchets de faible activité à vie longue (FA‑VL), de nature très diverse (graphite, radifères, uranifères), la loi de 2006 a prévu un stockage à faible profondeur. L’ANDRA doit élaborer un schéma global de leur gestion d’ici mi-2025. Une feuille de route sera présentée par l’ANDRA d’ici le 31 mars. Elle évaluera « la possibilité d’échelonner la construction d’un stockage sur le site Vendeuvre-Soulaines en modules indépendants avec une mise en œuvre par campagnes adaptées aux différentes familles de déchets. » Cette solution permettrait une gestion globale de ces déchets de nature hétéroclite.

3.   Un goulet d’étranglement pour les déchets de très faible activité ?

Les déchets de très faible activité (TFA) sont la seule catégorie pour laquelle le projet de PNGMDR fournit une estimation financière précise : 2,2 millions de tonnes pour un coût total moyen de 1 200 euros par mètre cube, soit 2 640 millions d’euros en valeur globale. Une nouveauté est à relever, à savoir la valorisation des métaux hors de la filière nucléaire, telle qu’elle se pratique déjà à l’étranger, notamment en Allemagne.

Le présent rapport consacre des développements spécifiques à cette catégorie de déchets (cf. II. infra). Alors que c’est sur celle-ci que les décisions les plus notables ont été prises au cours des derniers mois, les rapporteurs déplorent de ne pas avoir pu expertiser les projets de décrets correspondants. Même si elles interviennent a posteriori, les analyses qui suivent visent à fournir un certain nombre d’informations.

II.   Une solution longtemps restée en suspens, mais déjà mise en œuvre ailleurs dans le monde

Le sort à réserver aux déchets TFA a beaucoup tardé à être tranché, alors que leur radioactivité est négligeable. En Allemagne, la libération de ces volumes est déjà prévue, de même que la réutilisation dans l’industrie des métaux qui peuvent l’être.

A.   Le problème du seuil de libération et de la radioactivité naturelle

La question centrale à prendre en considération par les pouvoirs publics en matière de libération des déchets ne semble plus être celle de leur éventuelle présence antérieure sur l’emprise d’une installation nucléaire, mais bien celle de leur degré de radioactivité effective.

1.   Les unités de mesure de la radioactivité

Un physicien suédois, Rolf Sievert, a donné son nom à l’unité de mesure qui est couramment utilisée pour évaluer les effets biologiques des rayonnements sur un organisme vivant exposé à la radioactivité : le sievert (Sv). Ces effets varient en fonction de la nature des rayons et selon les organes irradiés. Pour les besoins de la radioprotection, on emploie plus fréquemment une sous-unité, le millisievert (mSv).

Comme le rappelle sur son site Internet l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), « en France métropolitaine, une personne reçoit en moyenne 4,5 millisieverts par an (mSv/an). Près des deux tiers de l’exposition sont liés à des sources naturelles et plus d’un tiers aux examens médicaux dont bénéficie la population française. Il existe néanmoins des différences importantes d’un individu à l’autre ».

Les sols granitiques de la Bretagne sont par exemple une source importante de radioactivité naturelle. Il en va ainsi tout particulièrement de ses plages de sable noir, du fait de la présence de thorium. Les Vosges et la Corse sont également des régions où la radioactivité naturelle est plus élevée que sur le reste du territoire. S’agissant des examens médicaux, on estime que, lors d’une radiographie pulmonaire, l’organisme reçoit 0,3 mSv.

2.   Le seuil de libération retenu : 10 micro-sieverts

En France, le principe restera celui des interdictions énoncées aux articles R. 1333-2 et R. 1333-3 du code de la santé publique[8], et les dérogations ne pourront être accordées que pour des substances qui, après valorisation, ne dépassent pas les valeurs limites en concentration d’activité (Bq/g) fixées au niveau européen. Ces valeurs ont été déterminées de façon à ce que la dose efficace pouvant être reçue par une personne, en raison de l’usage de ces matières, soit extrêmement faible, inférieure à 10 micro-sieverts par an.

Ainsi, la dose tolérée en cas de déclassement d’un métal présent sur une installation nucléaire correspondrait à 1/450 de la dose annuelle moyenne reçue par exposition naturelle en France métropolitaine.

Ce niveau est considéré comme suffisamment bas pour définir un seuil de libération des matériaux considérés.

B.   La gestion des déchets TFA en Allemagne

Si la catégorie française de « déchet radioactif de très faible activité » n’a pas d’équivalent exact en Allemagne, ce type de déchet y est bien sûr présent. De manière générale, tout matériau en provenance d’une centrale nucléaire allemande est d’abord considéré comme un matériau radioactif et soumis à la réglementation spécifique à ces matières. Toutefois, il est possible – et courant – de faire sortir des matériaux de ce statut, s’ils présentent des taux de radioactivité très faibles. Cela ne concerne pas seulement les métaux, mais potentiellement tout type de matériau.

Depuis 2011, cette problématique a gagné en acuité chez notre voisin. À la suite de la catastrophe de Fukushima, les autorités fédérales allemandes ont en effet décidé de donner un coup d’arrêt général à la production d’énergie nucléaire sur leur territoire. Un grand nombre de démantèlements de centrales ont donc déjà commencé ou sont prévus dans le cadre de cette sortie du nucléaire.

1.   Une approche similaire, mais pas identique, à celle de la France

Le seuil de libération d’un matériau radioactif est défini en vertu des accords internationaux auxquels l’Allemagne est partie au même titre que la France. La libération de déchets ne doit donc pas provoquer une exposition supplémentaire qui dépasse 10 µSv/an. C’est le même seuil que celui fixé en France.

a.   Une classification différente des déchets

La classification allemande des déchets radioactifs ne connaît que deux grandes catégories : les déchets exothermiques, ou wärmeentwickelnd, et les déchets dont la production de chaleur est négligeable. Dans les deux cas, un stockage spécifique est prescrit. Un centre de stockage géologique pour les déchets à production de chaleur négligeable (Schacht Konrad) est en construction, mais la capacité en est limitée.

La loi allemande sur le nucléaire, dite Atomgesetz, prévoit une exception. Une libération de la réglementation pour les déchets nucléaires est possible, si la radioactivité ne dépasse pas un certain seuil, défini par l’exposition qu’ils peuvent représenter sur autrui et non par leur radioactivité même. Cela concerne donc une catégorie globalement comparable aux matériaux TFA, quoiqu’elle ne soit pas identique.

b.   Les modalités concrètes de la libération des déchets en Allemagne

En pratique, la libération du statut de matière radioactive concerne une partie très importante des gravats produits lors du démantèlement d’une centrale, notamment les structures en béton qui n’étaient pas ou peu en contact avec la radioactivité et des métaux. La demande de libération est à déposer par l’exploitant, qui est responsable des déchets, et doit être validée par les autorités de l’État pour la sûreté nucléaire, qui accompagnent et surveillent le processus.

La radioactivité du matériau est évaluée sur place par échantillonnage. Ensuite, si nécessaire, les surfaces des matériaux sont décontaminées autant que possible, par exemple par projection de sable ou d’eau. Finalement, la radioactivité de tout matériau est mesurée par charge avant de procéder à l’évacuation hors de l’installation et à la libération. Les preuves du respect des seuils sont à conserver pendant au moins 30 ans et la décision de libération est rendue publique.

2.   Un traitement différencié selon la nature des déchets

Le droit allemand distingue entre la libération sans conditions, ou uneingeschränkte Entlassung, et la libération spécifique, ou spezifische Freigabe.

a.   Deux filières de libération différenciées

Dans le premier cas, le matériau est traité comme un matériau ou déchet tout à fait ordinaire. Il n’est plus considéré comme radioactif et ne nécessite plus d’être surveillé de façon spécifique. Il peut être recyclé et valorisé sous n’importe quelle forme. Aucun suivi n’est prévu.

Dans la libération spécifique sous conditions, l’utilisation permise est fixée par avance. La valorisation des métaux, qui doivent obligatoirement être recyclés par refonte, fait partie de cette catégorie. Il existe une autre forme de libération sous conditions : la libération pour élimination ou Freigabe zur Beseitigung. Dans ce cas, l’utilisation prescrite est le stockage à long terme, mais celui-ci peut intervenir dans une décharge ordinaire. Dans certains cas, selon la radioactivité et le matériau, l’incinération est également possible.

b.   Le cas des métaux

Les volumes de déchets libérés sont importants. La commission pour la gestion des déchets radioactifs (Entsorgungskommission), organe de conseil au ministère compétent, considère que chaque centrale démantelée devrait générer 195 000 tonnes de matériaux à libérer et seulement 5 000 tonnes de déchets radioactifs à stocker.

La valorisation des métaux est soumise à des conditions spécifiques. Ainsi, les métaux doivent être fondus exclusivement dans des fonderies pouvant garantir que les métaux ayant fait l’objet d’une libération soient mélangés à d’autres métaux, dans une proportion d’au moins 1 sur 10. De plus, la radioactivité doit être de nouveau mesurée à l’entrée de la fonderie et, si les seuils ne sont pas respectés selon cette nouvelle mesure, les métaux doivent être refusés. Ils peuvent toutefois être valorisés dans des fonderies spécialisées et être utilisés au sein de la filière nucléaire.

Si, en revanche, la valorisation est acceptée par les autorités et par la fonderie, les métaux reviennent dans le circuit économique et ne font plus l’objet d’un suivi. Leur utilisation n’est alors plus soumise à des conditions spéciales.

III.   Un préalable indispensable à une approche sélective appropriée

La libération des matières faiblement radioactives a longtemps été refusée en France. Après un long processus de consultations, des décrets ont finalement été publiés le 15 février 2022.

A.   Un point saillant dans le projet de PNGMDR

Si le projet de PNGMDR laisse, en l’état, de nombreux points en suspens, il apporte néanmoins de réelles précisions sur la valorisation des métaux de très faible activité.

1.   Le renvoi à des données précises et datées

De manière révélatrice, les pages consacrées aux déchets TFA sont parmi les rares passages qui livrent, dans le projet de PNGMDR, à la fois des données concrètes et un calendrier précis, susceptible d’une mise à jour. Dans le projet, les décrets et l’arrêté ministériel en attente de publication étaient cités, tandis que la place était déjà réservée pour indiquer le lien vers le Journal officiel où leur contenu serait disponible.

Il faut regretter que le Gouvernement n’ait pas pris l’initiative d’en proposer une présentation préalable à l’Office. L’ouverture d’une consultation publique et l’exercice du contrôle parlementaire ne sauraient en effet être mis sur le même plan, seul le contrôle parlementaire permettant de nouer un réel échange démocratique au cours duquel le Gouvernement doit apporter des réponses.

2.   Une possibilité ouverte par le code de la santé publique

Pour mettre en place le dispositif juridique de libération des matières radioactives de très faible activité, le Gouvernement est passé par la voie réglementaire, faisant usage de ses prérogatives constitutionnelles pour l’application de la loi. Le cadre législatif ouvre en effet la possibilité de dérogations aux interdictions qui frappent les déchets de très faible activité issus du démantèlement.

Le principe de l’interdiction et les dérogations sont prévus respectivement aux alinéas 1 et 2 de l’article L. 1333-4 du code de la santé publique :

« En application du principe de justification, certaines des activités nucléaires ainsi que certains procédés, dispositifs ou substances exposant des personnes à des rayonnements ionisants peuvent être, en raison du peu d’avantages qu’ils procurent ou de l’importance de leur effet nocif, réglementés ou interdits par voie réglementaire.

« Les interdictions ou réglementations prises en application de l’alinéa précédent peuvent être révisées compte tenu d’éléments nouveaux et significatifs permettant de réévaluer la justification des activités, procédés, dispositifs ou substances concernés. »

Les déchets TFA font ainsi l’objet d’une interdiction générale (alinéa 1), à laquelle les deux décrets prévoient de déroger (alinéa 2).

B.   L’adoption récente des décrets dérogatoires

Le projet de PNGMDR revient sur les différentes étapes par lesquelles le Gouvernement a entendu faire évoluer le cadre réglementaire applicable à la gestion des déchets de très faible activité. La loi entoure en effet cette procédure de nombreuses garanties, la moindre n’étant pas la consultation publique ouverte sur les projets de texte. Ils ont d’ailleurs fait l’objet d’une vive attention.

1.   Les garanties apportées par de multiples consultations en amont

Le projet de PNGMDR retrace toutes les étapes préparatoires à l’adoption des décrets.

Le sujet a d’abord été abordé dans le débat public organisé par la Commission nationale du débat public. Vint ensuite l’annonce faite par le Gouvernement le 21 février 2020 par laquelle il faisait part de sa volonté de faire « évoluer le cadre réglementaire applicable à la gestion des déchets de très faible activité, afin d’introduire une nouvelle possibilité de dérogations ciblées permettant, après fusion et décontamination, une valorisation au cas par cas de déchets radioactifs métalliques de très faible activité. »

Cette annonce ouvrit la voie des consultations. Fut consultée en premier lieu la Commission « Orientations » du PNGDMR, le 9 octobre 2020. Puis vint le tour du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), le 15 octobre 2020. Enfin, à l’issue de la concertation/consultation du public (cf. infra), le Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques (CSPRT) s’est prononcé le 10 mars 2021.

2.   Les caractéristiques de la consultation publique

Les projets de texte – deux décrets et un arrêté ministériel – ont fait l’objet d’une consultation publique : http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/projets-de-textes-relatifs-a-la-mise-en-oeuvre-d-a2279.html. Elle offre un bon exemple du type de concertation et de participation démocratique qui peut être mis en œuvre dans le cadre d’une gestion transparente, et relativement apaisée, de la question des déchets.

Entre le 4 janvier 2021 et le 5 février 2021, non moins de 420 contributions ont été déposées sur le site ouvert par le ministère. Certaines sont longues, d’autres très brèves. Même si un dépouillement systématique de l’ensemble livrerait sans doute quelques propos fantaisistes, la plupart sont sérieuses, voire solidement argumentées.

Le dépôt a lieu sans aucune formalité. Certaines contributions sont signées, et même assignées à des associations précises, qu’elles soient opposées ou favorables à l’énergie nucléaire. D’autres contributions sont anonymes ou livrent sur leurs auteurs des indications ne permettant pas de les identifier. Il ne faut pas exclure, au regard par exemple des horaires de dépôt parfois très rapprochés, qu’une même personne ait pu enregistrer plusieurs contributions différentes.

Malgré ces réserves, l’ensemble offre  un large panorama des points de vue, ainsi qu’un précieux aperçu de la physionomie générale des nombreux exercices de concertation passés et à venir.

Il apparaît que les « vrais profanes » ne sont pas vraiment représentés. Cela n’est guère étonnant. Sur un sujet aussi technique, les militants écologistes ou les personnels actifs dans les nombreuses installations implantées en France sont davantage inspirés pour participer à une telle consultation – et d’abord plus spécialement informés de sa tenue. Bien que l’électricité d’origine nucléaire représente les trois quarts au moins de l’électricité consommée par les foyers français, la question du traitement des déchets ne s’y pose pas de manière aussi triviale, dans la vie quotidienne, que le tri des ordures ménagères.

De la consultation du site et de ses nombreuses contributions se dégage cependant le sens profond de ces exercices de concertation : tout choix purement individuel étant par définition exclu en matière de tri – et, plus encore, de traitement – des déchets nucléaires, les dispositifs de consultation et de participation démocratique répliquent inévitablement la centralisation de l’appareil de production de ce type d’énergie.

Si le grand public est invité à s’y exprimer, il n’y est sans doute pas présent dans toute sa diversité. Mais tous les citoyens éclairés paraissent en mesure de se faire entendre, par-delà leurs divergences de vue. Ils assurent ainsi une expression appréciable de la voix collective. Elle mérite d’être reconnue à sa juste valeur.

 


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   Troisième partie

La nécessaire association de l’opinion publique

Du creusement des fondations des centrales jusqu’au traitement ultime des derniers déchets radioactifs, l’exploitation d’un parc nucléaire repose sur une longue chaîne de décisions et, partant, sur une chaîne humaine qui est aussi, au regard de la durée engagée, une chaîne des générations. L’effort d’information et d’explication ne doit donc pas s’arrêter avec l’enquête publique préalable au lancement des travaux. Tout au long de ce processus, il est indispensable d’offrir à la population l’accès le plus large possible non seulement à une participation aux étapes décisionnelles, mais aussi, en tout état de cause, à une information sur des canaux grand public avec des messages simples et efficaces. Cela vaut en particulier pour les franges les plus jeunes de la population, « générations futures » qui devront assumer les conséquences de nos choix.

I.   Une réflexion sur la gouvernance qui ne doit pas brouiller la répartition des responsabilités

L’actuel projet de PNGMDR se donne pour objectif de renforcer l’association de la société civile à la gouvernance de la gestion des matières et des déchets radioactifs. Les rapporteurs approuvent cette approche fondée sur la concertation et sur la participation de la société civile. Ils saluent tous les efforts conduits pour accroître la transparence des circuits de décision et des échanges.

A.   Le danger d’une dérive technocratique

Jusqu’à présent, les plans de gestion étaient élaborés en lien avec un groupe de travail pluraliste associant les producteurs et gestionnaires de déchets, les autorités de contrôle, notamment l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), les industriels, les experts (IRSN) et des associations. La cinquième édition du PNGMDR prévoit une nouveauté : l’inclusion de représentants de la société civile au sein d’une nouvelle « commission de gouvernance » au côté de l’actuel groupe de travail. La Suède, de son côté, offre l’exemple d’une gestion plus décentralisée.

La commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs (CNE2) s’inquiète du rôle qui serait le sien dans la configuration nouvelle. Dans la sphère scientifique, la CNE2 dispose d’une expertise sans égale, grâce à la participation de spécialistes, français et étrangers, à ses travaux. L’inclusion plus poussée de la société civile ne doit donc pas se faire à son détriment.

1.   La création d’une « commission de gouvernance » dont les travaux ne sauraient dupliquer ceux de la CNE2

Le projet de plan national a été établi avec l’appui d’une commission « Orientations », qu’il est prévu de transformer en « commission de gouvernance du PNGMDR ». Elle serait chargée de conseiller la maîtrise d’ouvrage du plan tant sur sa préparation et son contenu que sur le suivi de son exécution. Censée s’ouvrir au maximum à la société civile, sa composition n’offrirait cependant pas les mêmes garanties d’expertise que la CNE2.

a.   Deux compositions différentes pour des sujets très techniques

Aucun représentant de la société civile n’était associé directement aux travaux de la commission « Orientations » mise en place pour travailler sur le présent projet de PNGMDR. Mais il est prévu d’ « évaluer précisément la forme que pourrait prendre une telle participation » à l’avenir. Sont évoqués une participation aux instances, un groupe miroir, des « ateliers de la relève », la forme du collectif citoyen, des relais via les commissions locales d’information, etc.

Entendus par les rapporteurs le 18 janvier 2022, les membres de la CNE2 se sont inquiétés de la manière dont leurs travaux pourraient s’inscrire dans la nouvelle architecture prévue. La CNE2 a succédé en 2006 à une première commission nationale qui avait vu le jour en 1992. Elle a pour mission d’évaluer annuellement l’état d’avancement des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets nucléaires.

La commission est composée de douze membres, choisis sur proposition de l’Académie des sciences, de l’Académie des sciences morales et politiques, et de l’OPECST, et de trois experts invités. Les membres de la commission exercent leur mission bénévolement et ne peuvent, directement ou indirectement, exercer de fonctions, ou recevoir des honoraires, des organismes évalués.

Le rapport annuel de la CNE2 destiné au Parlement est transmis à l’Office avant d’être rendu public. Les membres de l’Office sont donc pleinement conscients de la qualité des travaux menés par la CNE2. Tout au long de l’année, le secrétariat de la CNE2 partage d’ailleurs avec celui de l’Office les volumineux dossiers de présentation envoyés en amont des réunions, où une place est systématiquement réservée à l’Office. Ces échanges permettent d’apprécier la technicité des sujets abordés et la haute tenue des débats.

En tout état de cause, les rapporteurs appellent l’Office à se montrer très vigilant sur la bonne insertion de la CNE2 dans la future organisation de concertation et de suivi. Elle ne saurait être marginalisée, alors qu’elle a fait la preuve, depuis de nombreuses années, de son indépendance et de la grande valeur ajoutée de ses travaux, qui ne peuvent être dilués dans ceux de la commission « Orientations ».

b.   Vers un élargissement des sujets d’intérêt pour la CNE2

Les questions relatives à la filière nucléaire forment d’ailleurs un tout évolutif. Il apparaît que, pour satisfaire aux dispositions de l’article L. 542-3 du code de l’environnement, la CNE2 doit, d’une part, être informée des études sur les réacteurs innovants et les scénarios d’évolution du parc électronucléaire, afin de pouvoir en évaluer l’impact sur le cycle des matières et déchets radioactifs dans le cadre de ses prochains travaux, d’autre part, assister en tant qu’observateur aux débats de la commission d’orientation du PNGMDR (COMOR) et du comité d’expertise et de dialogue qui devrait être installé prochainement par la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) sur les « alternatives au stockage profond », afin de tenir le Parlement informé des enjeux d’ordre scientifique et technique traités dans ce cadre.

La CNE2 pourrait elle aussi contribuer à ces réflexions au travers de ses rapports.

2.   L’exemple de la Suède, un modèle plus décentralisé

Peu de pays sont aujourd’hui aussi avancés que la Suède en matière de gestion des déchets issus de la production nucléaire. Les rapporteurs se sont rendus sur place à la fin de l’année 2021. Le consensus – relatif – préalable au lancement du projet national de stockage définitif s’y dessinait déjà. Le gouvernement en a désormais pris la décision historique, le 27 janvier 2022. Le pays devrait être l’un des premiers au monde, après la Finlande, à disposer d’un site de stockage géologique profond vers 2034. Si la question des déchets suédois se pose en des termes pratiques et institutionnels différents des nôtres, les solutions trouvées sont susceptibles d’éclairer a contrario les choix opérés en France.

a.   Une approche de plus en plus pragmatique de la question nucléaire

En Europe du Nord, le développement de l’énergie nucléaire s’est heurté à ses débuts à une forte opposition. Un parti politique comme celui des Verts allemands est notamment issu de la mouvance anti-nucléaire. En Suède, les résistances ont été au moins aussi fortes jusque dans les années 1980 et même 1990. Au cours de leur mission sur place, du 24 au 26 novembre 2021, les rapporteurs ont constaté que le débat s’est cependant aujourd’hui beaucoup apaisé.

La question nucléaire est désormais abordée sous un angle largement pragmatique. Après la catastrophe de Fukushima en 2011, de nouvelles normes sont entrées en vigueur, obligeant les opérateurs à installer un circuit de refroidissement supplémentaire dans les centrales. Dans deux cas, l’investissement s’est révélé trop important pour être supportable par l’exploitant. Deux installations ont ainsi été fermées. Alors qu’en Allemagne, la catastrophe a conduit les autorités fédérales à décréter la sortie définitive du nucléaire civil, l’approche suédoise se caractérise par une mise en balance, au cas par cas, des avantages et inconvénients des différents types d’énergie, sans a priori. Il faut rappeler que l’énergie hydroélectrique joue un grand rôle dans un pays où l’un des principaux producteurs d’électricité, Vattenfall, porte un nom qui évoque précisément la « chute d’eau ».

b.   Une équation géologique dont les termes sont différents

Du point de vue géologique, le sous-sol suédois est marqué par une très forte présence de granite. Ce n’est sans doute pas un hasard si la dynamite, trois fois plus efficace que la poudre pour faire exploser des roches aussi dures, a été inventée par un Suédois, Alfred Nobel. La dureté du granite permet d’y creuser de grandes cavités sans qu’il soit besoin de soutènement. De ce fait, la construction d’un stockage y est assez aisée, et la récupérabilité des colis est facilitée[9]. De plus, en raison de la bonne conductibilité thermique de la roche, les déchets n’ont pas besoin d’être stockés au préalable en piscine.

En revanche, le granite peut être fissuré, être marqué par des failles, et bien qu’il soit par lui-même peu perméable, l’eau est donc susceptible d’y circuler. Cette particularité a conduit les Suédois à décider l’encapsulage de leurs déchets de haute activité dans des conteneurs en cuivre. Les organisations écologistes s’inquiètent d’un risque d’oxydation de ces capsules au contact éventuel de l’eau, mais cette enveloppe reste conçue comme une protection supplémentaire indispensable au stade de l’enfouissement.

Les rapporteurs remercient M. Claes Thergerström et Mme Saïda Laarouchi Engström pour les explications qu’ils leur ont apportées dans le domaine de la comparaison entre la solution française (argile) et la solution suédoise (granite). Tous deux sont, ou ont été, membres de la CNE2 au titre des experts étrangers. Leurs analyses et leur participation aux travaux de la commission témoignent non seulement du statut de la France comme pays de référence dans le domaine nucléaire, mais aussi – et surtout – de l’apport précieux que représente une expertise extérieure pour le traitement de la question dans notre pays.

c.   Des traits institutionnels distinctifs

La Suède présente cette particularité institutionnelle que le Tribunal de l’environnement (Miljödomstolen) doit approuver tout projet d’enfouissement, en analysant s’il est conforme au code de l’environnement (Miljöbalken). Il ne suffit donc pas que l’Agence suédoise de radioprotection SSM remette un avis positif au gouvernement sur le projet.

L’Agence SSM et le Tribunal de l’environnement peuvent notamment imposer de nouvelles conditions, touchant par exemple à l’épaisseur des containers, au cours des prochaines années avant que la construction du site ne soit finalement décidée. En cas de risques avérés de non-conformité du site au code de l’environnement, la Cour suprême de l’environnement a le pouvoir d’annuler la décision du gouvernement.

Par comparaison, l’avis émis par l’Autorité environnementale sur le projet de PNGMDR n’est pas contraignant pour le Gouvernement. Même si les deux instances sont très différentes, l’aspect environnemental paraît intégré dans le processus institutionnel suédois de manière plus efficace et plus opérante sur le plan juridique. Il serait intéressant de réfléchir au positionnement juridique de l’Autorité environnementale et à la portée de ses avis.

Dans le cadre juridique ainsi défini, les collectivités territoriales et les entreprises suédoises sont laissées libres de nouer des relations de type contractuel. L’enfouissement des déchets a pris ainsi la forme d’un partenariat décentralisé entre collectivités territoriales et opérateurs de la filière : l’opérateur SBK a négocié directement avec des communes la création d’un site de stockage. Les deux communes d’Östhammar et d’Oskarshamn souhaitaient héberger le site. Le choix de l’opérateur s’est porté sur Östhammar, tandis qu’Oskarshamn obtenait l’usine d’encapsulage. Sur place, les interlocuteurs des rapporteurs ont souligné la forte acceptabilité vis-à-vis du stockage définitif en couche géologique profonde grâce à la communication efficace et transparente menée par le SKB au début des années 2000.

B.   Les modalités de la recherche du consensus

À la lumière de l’exemple suédois, il convient de réexaminer la manière dont les choses se déroulent en France.

1.   Tour d’horizon des parties prenantes de la concertation

Le PNGMDR réduit le panel des parties prenantes à quelques catégories bien identifiées. Il s’agit de mieux définir le rôle à leur attribuer dans la gestion des matières radioactives issues du fonctionnement et du démantèlement des installations nucléaires. Le PNGMDR en retient trois : « les citoyens », « les scientifiques » et « les élus ». En pratique, ces catégories ne sont pas hermétiques, puisque les itinéraires professionnels et personnels peuvent conduire à passer de l’une à l’autre. Il est pourtant nécessaire de les séparer pour l’analyse.

Loin de clarifier la situation, la répartition proposée entre scientifiques, élus et citoyens menace de brouiller le tableau d’ensemble. Il devient notamment difficile de dire qui assume la responsabilité de la décision politique si les « élus » sont eux-mêmes les participants d’une discussion plus large. Dans le souci pragmatique de rassembler le plus grand nombre possible de bonnes volontés autour de la gestion des déchets, le ministère court le risque de laisser planer un certain flou sur le processus décisionnel.

Tableau des interactions possibles entre les différents acteurs

Acteurs
Bases d’implication

Expertise scientifique

Légitimité démocratique

Engagement citoyen

Scientifiques

Connaissances spécialisées en géologie, physique du solide, chimie des matériaux…

Livrent leur analyse dans le cadre posé par la loi.

Ne peuvent préjuger de l’acceptabilité sociale des populations concernées.

Élus

Connaissances générales. Parfois, connaissances spécialisées à l’origine de leur investissement thématique.

Désignés par une majorité de citoyens pour représenter l’ensemble d’entre eux.

Sont débiteurs de réponses claires envers les citoyens.

Citoyens

Connaissances générales. Souvent, connaissances spécialisées à l’origine de leur engagement citoyen.

Éligibles à participer au processus démocratique, qui définit le cadre de leur participation citoyenne.

Accord et implication personnelle pour participer aux instances de concertation et de débat public.

2.   Le débat public de 2019, un exemple réussi de concertation

Il convient de réaffirmer la manière dont la participation au PNGMDR doit être conçue. Il en va, en dernier ressort, de la détermination des responsabilités entre les parties prenantes. Un contrôle démocratique véritable ne peut, en effet, valablement s’exercer que si le partage est d’emblée clairement défini.

La consultation menée sous l’égide de la Commission nationale du débat public a montré en 2019 la pertinence d’une participation du grand public à la délibération relative au PNGMDR. C’était une « première ». Au-delà du simple échange d’informations, des voix divergentes ont pu s’y faire entendre. Il est très important que leur expression soit possible et dûment consignée.

De cette manière, toute la transparence peut être faite sur le traitement des déchets. Ce n’est qu’à ce prix qu’il est permis d’espérer atteindre le nécessaire consensus qui doit prévaloir en ce domaine.

II.   Des efforts d’information du public à approfondir

Par nature, les structures de participation prévues par le cadre réglementaire attirent, au titre de la société, un public qui n’est pas tout à fait profane : il se compose au contraire souvent de personnels des installations nucléaires ou de militants écologistes. Si cela est compréhensible, il est d’autant plus important de garder le lien avec le grand public largement entendu. Les efforts d’information et de communication dirigés vers lui méritent sans doute d’être intensifiés. Une participation éclairée plus large doit trouver ses propres canaux d’information.

A.   Les débuts d’une communication rénovée

Un vieux principe rhétorique veut que l’impact d’un message dépende de l’image de celui qui le porte plus que de son contenu. De ce point de vue, les efforts de communication de l’ANDRA et, plus généralement, des pouvoirs publics doivent s’apprécier dans un contexte plus large.

1.   Les écueils de la communication traditionnelle

Il est certain que, depuis la construction du parc nucléaire dans les années 1970 et 1980, la confiance dans les institutions s’est érodée, non seulement en France, mais dans une bonne partie du monde occidental. Dans le domaine précis de l’enfouissement des déchets, l’adjectif « officiel » suffirait presque à disqualifier d’emblée les informations fournies par l’ANDRA.

La pression qui s’exerce sur les autorités les oblige pourtant à diffuser d’autant mieux leur approche. Des efforts notables ont été accomplis. Il convient de les poursuivre pour chercher à dépasser enfin l’opposition traditionnelle entre une information officielle solide, mais corsetée dans un cadre de présentation rigide, et des supports visuels plus attrayants et souvent plus accessibles, mais dont le contenu informatif laisse parfois à désirer.

2.   La mise à profit des possibilités ouvertes par le numérique

Quant aux moyens d’information employés, il faut saluer les efforts accomplis pour mettre à disposition du plus grand nombre, par des moyens innovants, les renseignements les plus clairs et les plus complets. Il faut certainement attendre beaucoup de l’ouverture annoncée d’un portail unique sur Internet, qui non seulement fournira des informations exhaustives, mais aussi permettra au public de poser ses propres questions. En attendant, le fil Twitter de l’ANDRA, ainsi que son site Internet très fourni, apportent déjà beaucoup d’informations, sur une base régulière, fiable et accessible.

B.   Une voie nouvelle à explorer

Pour modernes qu’il soit, les canaux officiels ont semble-t-il négligé le médium qui paraît être celui par lequel une majorité de gens aborde, lorsqu’ils le font, la question de l’enfouissement des déchets radioactifs. Fût-ce de manière seulement superficielle, des albums de bande dessinée ont récemment popularisé le thème. Malgré les réserves qu’on peut exprimer à leur endroit, ils montrent en tout état de cause l’intérêt du « neuvième art » pour une communication vers le grand public.

Ainsi, l’information qui circule largement aujourd’hui dans le grand public n’emprunte pas seulement le canal des brochures, des sites internet ou du fil Twitter de l’ANDRA. Non moins de deux albums de bande dessinée ont récemment été consacrés au projet de Bure : Cent mille ans de Gaspard d’Allens et Pierre Bonneau, en octobre 2020, et Le Droit du sol d’Étienne Davodeau, en octobre 2021.

L’ANDRA est consciente de la large utilisation de ce médium. Sur son site, elle revient d’ailleurs sur la représentation désormais traditionnelle du cartoon de bidon de déchets radioactifs. Elle propose une comparaison avec les colis qui seront réellement stockés en couche géologique profonde[10]. L’ANDRA s’attache à montrer combien la représentation en images peut être éloignée de la réalité.

La communication de l’ANDRA ne saurait cependant produire le même effet que des créations du neuvième art. C’est pourquoi les rapporteurs ont cherché à s’enquérir auprès des auteurs du premier album cité de leur degré exact d’information sur les enjeux de l’enfouissement des déchets nucléaires. Leurs demandes d’entretien sont malheureusement restées sans réponse.

Il n’en reste pas moins que ces albums ont le mérite de thématiser une problématique complexe, sur laquelle une réflexion individuelle est certainement à favoriser, notamment chez les plus jeunes.

 


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   ConClusion

 

Parce que la cinquième édition du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs n’a pas encore été transmise au Parlement, le présent rapport ne peut être autre chose qu’un rapport d’étape. Les rapporteurs rappellent que la bonne coopération interinstitutionnelle sur les questions nucléaires, tout comme le respect de la transparence, sont un gage d’acceptabilité démocratique des solutions trouvées au problème de l’élimination des déchets.

Pour l’évaluation des solutions techniques retenues, l’Office se félicite de pouvoir continuer de s’appuyer sur les travaux de la CNE2 et souhaite qu’il en soit toujours de même à l’avenir. Dès la loi de 1991, le cadre législatif français en matière de gestion des déchets nucléaires a consacré une forte implication du Parlement dans le processus de contrôle. La recherche d’une participation accrue de la société civile dans de nouvelles instances telle que la commission « Orientations » du PNGMDR prolonge ce mouvement en faveur d’une transparence complète des choix réalisés. Les rapporteurs saluent cet approfondissement de la participation, tout en rappelant la valeur d’une expertise qui s’articule sur une légitimité politique représentative.

Le présent rapport est donc aussi conçu comme une contribution à un débat plus large dans la sphère publique, sur un sujet que de nombreux essais, ouvrages ou albums continuent de populariser. Les travaux de l’Office ne servent pas seulement à éclairer le Parlement sur un sujet très technique ; ils font aussi œuvre de vulgarisation scientifique. Les rapporteurs seront heureux d’avoir pu apporter leur pierre à l’édifice aussi de ce point de vue.

 


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   EXAMEN DU RAPPORT PAR L’OFFICE

 

L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques s’est réuni le 3 mars 2022 afin d’examiner le projet de rapport sur la préparation du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs présenté par Mme Émilie Cariou, députée, et M. Bruno Sido, sénateur, rapporteurs.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Chers collègues, je propose de passer au deuxième point de l’ordre du jour et de donner la parole aux deux rapporteurs, Émilie Cariou et Bruno Sido, qui vont nous parler de la cinquième édition du Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR).

Mme Émilie Cariou, députée, rapporteure. – M. le président, M. le premier vice-président, chers collègues, le rapport que nous vous présentons aujourd’hui, Bruno Sido et moi, est le produit d’un exercice de très haute voltige. C’est en effet le commentaire d’un document dont nous ne disposons pas, ou qui, du moins, n’a pas été transmis au Parlement et donc à l’Office, dans sa version définitive.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Une boule de cristal vous a-t-elle permis de déterminer le contenu du document ?

Mme Émilie Cariou, députée, rapporteure. – Le document dont nous parlons est le fameux Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs, dit PNGMDR. Notre rapport porte donc sur un simple projet transmis de manière officieuse et non sur un document officiel. Cela étant, depuis que Bruno Sido et moi-même avons été nommés rapporteurs, à la fin de l’année 2019, nous avons travaillé en « temps masqué » sur le sujet de la gestion des déchets nucléaires. Aujourd’hui, cela nous permet de produire un point d’étape et cette note de synthèse de notre travail.

Alors que le plan précédent avait été communiqué en 2017, au lendemain de la suspension des travaux parlementaires, le Gouvernement paraît vouloir faire de même à l’occasion de la fin de l’actuelle législature. Force est de constater que cette manière de procéder vide la loi de son contenu et le contrôle parlementaire de son sens.

Je ne vais pas retracer tous les efforts que nous avons conjointement fournis, Bruno Sido et moi-même, mais aussi vous, messieurs les présidents, pour éviter cette situation : des questions écrites au Gouvernement dès 2019, des courriers communs à la ministre en décembre 2020, des interpellations en séance publique à la fin du mois de novembre dernier, etc. Rien n’y a fait, hélas. Ce ne sont pas les conditions optimales pour un contrôle démocratique réel et effectif.

Les analyses que nous allons vous présenter tour à tour portent donc sur un projet public, mais non publié. Ceci appelle d’emblée une première recommandation : que la prochaine édition du plan soit transmise au Parlement au plus tard le 30 juin 2025 puisque le prochain plan porte sur la période qui débutera en 2026.

M. Bruno Sido, sénateur, rapporteur. – Nous ne pouvions pas nous contenter de constater une impasse sur la transmission du document. Il nous faut donc évoquer les questions de fond aujourd’hui soulevées par la gestion des déchets nucléaires. Malgré des couacs dans la coopération interinstitutionnelle, il convient en effet de se prononcer sur les caractéristiques techniques et la faisabilité des solutions proposées en matière de traitement définitif des déchets.

Parmi les dernières avancées, la plus notable, nous semble-t-il, est sans doute celle qui concerne les déchets de très faible activité, dits déchets TFA. Jusque tout récemment, tout matériau issu du démantèlement d’une installation nucléaire était considéré, en France, comme un déchet radioactif. De mon point de vue, le sort à réserver aux déchets TFA a beaucoup tardé à être tranché, alors que leur radioactivité est négligeable. Pourtant peu suspecte de témérité dans le domaine nucléaire, l’Allemagne est allée de l’avant sur le sujet. Vous trouverez dans le rapport une présentation des solutions déjà adoptées outre-Rhin.

En France, le Gouvernement a cependant publié des décrets le 15 février dernier. Il est ainsi passé par la voie réglementaire, faisant usage de ses prérogatives constitutionnelles pour l’application de la loi. Le cadre législatif ouvre en effet la possibilité de déroger aux interdictions qui frappent les déchets de très faible activité issus du démantèlement. La dose tolérée en cas de déclassement d’un métal présent sur une installation nucléaire correspondrait à 1/450e de la dose annuelle moyenne reçue par exposition naturelle en France métropolitaine, c’est-à-dire moins de dix microsieverts par an. La consultation publique qui a eu lieu sur ces projets de décrets a fait l’objet d’une vive attention.

Entre le 4 janvier 2021 et le 5 février 2021, pas moins de 420 contributions ont été déposées sur le site ouvert par le ministère. Mais je reviendrai tout à l’heure sur la manière dont la société civile est désormais associée de manière accrue au suivi de la gestion des déchets.

Mme Émilie Cariou, députée, rapporteure. – Je reviens sur les déchets à propos desquels le document ne nous livre pas d’informations. Je trouve ceci à la fois regrettable et préoccupant. Certaines catégories de déchets ne sont en effet pas couvertes par le plan proposé et ne l’étaient pas non plus par le passé. Pour le dire autrement, il y a, me semble-t-il, un angle mort dans le contrôle parlementaire relatif aux déchets nucléaires.

En effet, l’industrie civile n’est pas la seule utilisatrice d’uranium et de plutonium. La défense de notre pays est aussi fondée en partie sur la dissuasion nucléaire, tandis que l’énergie atomique propulse certains sous-marins de notre flotte, leur donnant un rayon d’action très étendu et une autonomie maximale. Cette activité produit elle aussi des déchets, mais le PNGMDR ne les évoque nulle part, bien qu’il ne soit pas précisé qu’il doive porter seulement sur les matières et déchets radioactifs d’origine civile.

À de nombreuses reprises, nous avons cherché à entendre des responsables militaires au sujet du traitement des déchets radioactifs produits par les armées. Dans le cadre de la visite du Premier ministre à Verdun, le 2 juillet 2021, j’avais directement interrogé le futur chef d’état-major des armées à ce propos. Il ne s’était pas déclaré fermé à l’idée d’être entendu par nous dans le cadre des travaux préparatoires mais il s’est ultérieurement révélé impossible de programmer cet entretien.

Certes, l’inventaire national des déchets radioactifs apporte quelques éléments chiffrés sur les volumes concernés, qui représentent environ 230 mètres cubes de déchets de haute activité, mais ce n’est pas exhaustif. Nous recommandons donc que les prochaines éditions du PNGMDR incluent des informations sur cette catégorie de déchets de façon que le document fournisse une vision globale et stratégique des perspectives de traitement de l’ensemble des déchets présents sur le territoire, que leur origine soit militaire ou civile. Je précise que nous nous inscrivons dans les pas de Christian Bataille, qui avait déjà demandé cela à la fin des années 1990. Il faudra aussi que le document précise le sort des déchets bitumés  sur lesquels a été lancée une revue internationale  et fasse le point sur les solutions techniques au phénomène de dégagement d’hydrogène auquel ces déchets pourraient être sujets.

Un autre manquement est à relever : le document ne contient aucune donnée financière précise. À mon sens, le Parlement doit pourtant aborder la question du traitement des déchets non seulement dans sa dimension environnementale, sur la question des volumes, mais aussi dans sa dimension financière. La Cour des comptes peut nous y aider. En juillet 2019, elle a publié un rapport public thématique sur l’aval du cycle du combustible nucléaire. Sur cette base, j’ai interrogé la ministre de la transition écologique et solidaire sur l’évaluation et le provisionnement des dépenses de gestion des déchets radioactifs et en particulier sur les montants immobilisés par les exploitants, afin de savoir à quelle fréquence ils sont actualisés. Tout ceci doit faire partie de l’information régulièrement transmise au Parlement.

C’est pourquoi nous recommandons que la prochaine édition du PNGMDR soit complétée d’un volet financier où seraient agrégées les sommes provisionnées par les opérateurs dans la perspective de l’élimination des déchets, en présentant divers scénarios.

M. Bruno Sido, sénateur, rapporteur. – Le prochain PNGMDR met l’accent sur la nécessaire association de l’opinion publique au suivi de la gestion des déchets. Ceci me semble légitime.

Du creusement des fondations des centrales jusqu’au traitement ultime des derniers déchets radioactifs, l’exploitation d’un parc nucléaire repose sur une longue chaîne de décisions et, partant, sur une chaîne humaine qui est aussi, vu la durée engagée, une chaîne de générations. L’effort d’information et d’explication ne doit donc pas s’arrêter avec l’enquête publique préalable au lancement des travaux. Tout au long de ce processus, il est indispensable d’offrir à la population l’accès le plus large possible, non seulement à une participation aux processus décisionnels, mais aussi à une information disponible via des canaux grand public simples et efficaces. Ceci vaut en particulier pour les franges les plus jeunes de ce public, « générations futures » qui devront assumer les conséquences de nos choix.

En 2019, la Commission nationale du débat public (CNDP) a mené une consultation. L’exercice a montré toute la pertinence d’une participation du grand public à la délibération relative au PNGMDR. C’était une « première ». Au-delà du simple échange d’informations, des voix divergentes ont pu se faire entendre. Il est très important que leur expression soit possible et dûment consignée. De cette manière, toute la transparence peut être faite sur le traitement des déchets. Ce n’est qu’à ce prix qu’il est permis d’espérer atteindre le consensus qui doit prévaloir en ce domaine. Il ne faudrait pas cependant que la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs, dite « CNE2 », pâtisse de l’évolution en cours. Or, le projet dont nous avons eu connaissance a été établi avec l’appui d’une commission « Orientations » qu’il est prévu de transformer en « commission de gouvernance du PNGMDR ». Cette instance serait chargée de conseiller la maîtrise d’ouvrage du plan, tant sur sa préparation et son contenu que sur le suivi de son exécution. Censée s’ouvrir au maximum à la société civile, sa composition n’offrirait cependant pas, à mes yeux, les mêmes garanties d’expertise que la CNE2.

Pour l’évaluation des solutions techniques retenues, l’Office doit pouvoir continuer de s’appuyer sur les travaux de la CNE2. Dès la loi de 1991, le cadre législatif français en matière de gestion des déchets nucléaires a consacré une forte implication du Parlement dans le processus de contrôle. Certes, la recherche d’une participation accrue de la société civile dans de nouvelles instances, telle que la commission « Orientations », prolonge le mouvement en faveur d’une transparence complète des choix réalisés. Si nous saluons cet approfondissement, nous rappelons cependant la valeur d’une expertise qui s’articule sur une légitimité politique représentative. Au fond, il ne s’agit de rien d’autre que de revenir aux bons fondamentaux de la loi dite « Bataille », qui a fait ses preuves.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Je vous remercie, chers collègues. La parole est ouverte pour des questions et commentaires.

Mme Catherine Procaccia, sénateur, vice-présidente de l’Office. – Je vais poser une question à la marge de la présentation que viennent de nous faire nos deux collègues. Je les félicite d’ailleurs d’avoir pu la réaliser malgré les difficultés qu’ils ont mentionnées. J’ai lu qu’une quantité importante de nos déchets étaient traités en Russie. Avez-vous des informations particulières sur le sujet et quel sera le sort des déchets français concernés compte tenu de la situation internationale ?

M. Stéphane Piednoir, sénateur. – Je félicite nos deux collègues qui ont donné les éléments de cette analyse totalement inédite. Je vous trouve d’ailleurs particulièrement indulgents vis-à-vis du Gouvernement. Je ne suis pas parlementaire depuis très longtemps mais faire l’analyse d’un document virtuel me sidère. Ceci en dit long sur la stratégie ou, plus exactement, sur le manque de responsabilité du Gouvernement et sur son manque de considération vis-à-vis du Parlement. Il s’agit d’un manquement manifeste à ses obligations. Je trouve que nous sommes plutôt gentils dans cette affaire, car cette situation est absolument inacceptable. Le rapport global et national n’est pas fourni dans les temps, loin de là. Nous ne sommes pas « à la marge » mais dans des délais inacceptables, de mon point de vue.

Le Parlement avait déjà été mis à l’écart à l’été 2019 lors de la suspension du projet Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration (Astrid) qui était – faut-il le rappeler ? – un élément de la politique française du cycle fermé du combustible et qui s’inscrivait dans les axes de recherche ouverts par la loi Bataille. Dans le rapport que j’ai élaboré l’an dernier avec Thomas Gassilloud sur la suspension du projet Astrid, nous avons évoqué cette loi et réclamé une consultation du Parlement en bonne et due forme sur ce type de disposition, puisque le programme phare qui donnait une perspective au cycle fermé est suspendu. Je suis saisi d’un coup de colère : nous devons être collectivement plus incisifs. J’ai entendu les remarques de nos deux rapporteurs mais cet état de fait est inacceptable pour l’exercice de nos missions.

Sur le fond, tout ceci est éminemment stratégique car, comme l’a dit Bruno Sido, la possibilité même de requalifier un combustible usé en déchet est un élément fondamental de déstabilisation. Une telle requalification ferme la porte au recyclage des matières dans la filière des réacteurs à neutrons rapides (RNR). Les enjeux sous-jacents sont importants car dans la même veine, la France a sur son territoire 300 000 tonnes d’uranium appauvri. Il faut absolument tenir bon et maintenir leur qualification de « matière nucléaire » pour laisser la voie ouverte à filière RNR et donc au nucléaire de quatrième génération. Dans un contexte international marqué par de nombreuses tensions, particulièrement dans le champ de l’énergie, tout ceci pourrait être mis sur la table dans la perspective de développer la production d’électricité nucléaire dans le monde.

Aujourd’hui, nous voyons bien que certains robinets se ferment et il est hors de question de rouvrir des centrales à charbon partout. Si l’on veut aller vers un nucléaire propre, il faut des RNR et, pour cela, il faut du combustible. Puisque 300 000 tonnes d’uranium appauvri sont présentes sur notre sol, soyons fermes là-dessus et ne nous laissons pas enfermer par les stratégies de pays se trouvant aujourd’hui en difficulté.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l’Office. – Je voudrais vraiment remercier Bruno Sido et Émilie Cariou pour la qualité de leur travail. C’est un défi brillamment relevé au bénéfice du Parlement. Il consistait à travailler sur un texte que tout le monde connaît mais qui n’existe pas… Je rappelle que l’Office est né de la volonté du législateur d’associer le Parlement à la politique nucléaire. La dimension politique de l’énergie nucléaire a marqué nos débuts, a marqué notre histoire, et nous devons absolument avoir l’attitude la plus responsable possible face à une forme d’énergie qui est remarquable mais pas sans inconvénient. Tout ce qui permet d’exercer notre mission de contrôle, de suivi, d’orientation et d’évocation est un devoir absolu. Nous sommes ici au cœur de notre responsabilité. Je renouvelle donc mes remerciements à nos deux excellents collègues.

Je partage totalement l’analyse d’Émilie Cariou sur les aspects financiers. L’énergie nucléaire a naturellement ses détracteurs. Je le comprends et l’admets sans difficulté. Plus le débat peut être porté sur un terrain objectif, mieux il peut se dérouler et plus il peut être fructueux. En effet, l’aspect financier est extrêmement important, avec des paramètres que nous ne maîtrisons pas entièrement. Par exemple, que « vaut » l’indépendance nationale ? Le nucléaire civil, tel qu’il existe en France, est né d’une volonté partagée. Contrairement à ce qui est couramment admis, celle-ci est assez largement née dès 1956, du fait de la deuxième guerre israélo-arabe, à laquelle la France et le Royaume-Uni s’étaient associés, peut-être imprudemment. Tout comme les accords de Genève avaient amené Pierre Mendès France à s’intéresser à la dissuasion, le blocage pétrolier a conduit, dès la IVe République, à poser la question de l’énergie nucléaire. Bien évidemment, la Ve République avec le général de Gaulle d’abord, les présidents Pompidou puis Giscard d’Estaing ensuite, a soutenu ce projet. Le processus de décision restait néanmoins parfaitement endogamique, je veux dire par là discrètement confiné au sein des sphères exécutive, administrative et industrielle. La création de l’Office parlementaire, puis la loi Bataille, ont fait de la gestion de ce grand projet une affaire publique dans laquelle les parlementaires ont désormais leur part de responsabilité.

Je suis très attentif à ce qu’a dit Bruno Sido sur la CNE2 parce qu’elle est un outil au service du Parlement et de l’Office, ce que n’est pas la COMOR. La Commission nationale du débat public est une institution intéressante qui a le mérite de permettre que, sur certains sujets, s’ouvre un débat qui n’avait jamais pu avoir lieu précédemment Cependant, l’importance de l’enjeu nucléaire me conduit à penser que le Parlement ne peut se dessaisir de sa responsabilité et qu’il doit s’appuyer sur les compétences qu’il n’a pas nécessairement. La CNE2 en est l’outil parfait et ceci n’empêche pas la COMOR d’exister, de débattre, de confronter des opinions, d’éclairer des sujets, de poser des questions, etc. Tout ceci est extrêmement utile mais in fine, la responsabilité appartient au Parlement. C’est la raison pour laquelle la mise à l’écart du Parlement sur le dossier Astrid est inacceptable. Comme l’a très bien dit Stéphane Piednoir, ce projet avait été lancé sur la base des votes du Parlement et son abandon sans vote est intolérable sur le plan des principes. Il en va de même de l’absence de présentation du PNGMDR. Je n’ose évoquer des questions d’opportunité ou de facilité politique ; il y a certainement des raisons plus sérieuses qui mériteraient d’être connues. Pour l’instant, nous les ignorons et nous pouvons donc nous poser des questions.

Tout ceci appelle à rétablir le Parlement dans sa pleine responsabilité et à l’engager sur le terrain des chiffres La question que pose Stéphane Piednoir sur la qualification de certaines matières nucléaires est majeure. Il ne s’agit pas de la demande du grand opérateur Électricité de France (EDF). Celui-ci a des préoccupations qui sont celles d’une entreprise, avec des objectifs d’équilibre et d’amortissement des investissements décidés. Si la France veut aller vers des réacteurs à neutrons rapides et utiliser ce qui constitue aujourd’hui des matières pouvant devenir des combustibles, un travail de recherche doit être effectué dont le contrôle appartient au Parlement. Notre point de vue est beaucoup plus libre et collectif que celui du grand opérateur, qui défend ses intérêts, ce qui est son devoir strict.

Bruno Sido a évoqué un point auquel je suis très attentif : le caractère extraordinairement long des décisions dans le domaine nucléaire. Nous héritons de décisions prises dans les années 1965-1970, mises en œuvre entre 1970 et 1990 et nous sommes en 2022. On voit aujourd’hui que la prolongation de l’outil de production d’électricité peut viser 2030, voire 2040. C’est vraiment le temps long. Nous devons donc être particulièrement exigeants en matière de transparence afin que ceux qui, demain, devront prendre des décisions ne puissent pas nous reprocher d’avoir mis la poussière sous le tapis et, surtout, des cadavres dans les placards. Ceux-ci finissent toujours par sentir mauvais. Il faut traiter les problèmes en amont. La continuité républicaine implique que les institutions perdureront
– raison supplémentaire de prendre pour points d’appui les votes du Parlement – et devront rendre des comptes des décisions qu’elles ont prises et, le cas échéant, les adapter s’il apparaissait qu’elles n’en ont pas prévu tel ou tel aspect.

La transparence doit s’inscrire dans la durée et porter sur tous les aspects : sur les produits bitumés et les dégagements d’hydrogène, sujets que vous avez évoqués, et sur les problèmes de transport, qui sont importants et que vous n’avez pas cités. Nous avons progressé sur le seuil de libération ; c’est une bonne chose mais personne ne le sait, nous devons donc le dire. Aujourd’hui plus encore qu’hier, la continuité de l’information et de la communication autour de cette activité majeure qu’est la production d’électricité d’origine nucléaire est également stratégique.

Je souscris totalement au projet de rapport qui nous est présenté. Je souhaite simplement que nous marquions avec force notre étonnement à l’endroit d’une attitude qui, dans le meilleur des cas, est désinvolte mais qui peut aussi paraître suspecte. Elle est d’autant plus étonnante que le Président de la République s’est engagé en faveur du nucléaire. Il doit en tirer toutes les conséquences.

Mme Huguette Tiegna, députée. – Je m’associe à mes collègues pour féliciter les rapporteurs pour ce document très intéressant. Dans une actualité internationale troublée, il nous rappelle que de nouvelles manières de procéder en termes d’information et de gestion des déchets doivent être élaborées. Cela est particulièrement important au regard du projet de l’État de reprendre la construction de réacteurs EPR dans les années à venir.

Depuis des années, la question du nucléaire a beaucoup évolué, à tel point que ses contours deviennent flous aux yeux des citoyens. Grâce aux travaux de l’Office, ces sujets sont remis au goût du jour et nous sommes à même de dire à l’État ce qui ne va pas ou ce qu’il faudrait faire. Dans ce rapport, vous soulignez des manquements, notamment l’absence de publication du Plan, qui vous a empêché de faire un meilleur travail. Bien sûr, cette situation est condamnable mais je pense que l’enjeu réel est que l’Office soit en mesure d’effectuer dans un proche avenir le travail nécessaire avec tous les éléments possibles. Au-delà du rôle de l’Office, la question de la place du débat parlementaire se pose aussi. Il n’y en avait pas sur certains sujets, comme la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ; mais récemment, il a été prévu qu’un débat au Parlement aurait lieu sur la PPE. Donc, je ne doute pas que le nucléaire doive faire l’objet d’un débat puisque de nouveaux EPR vont être construits.

J’ai une question sur l’écosystème européen et international d’approvisionnement en matières nucléaires et de gestion de déchets. Ne serait-t-il pas temps de définir de nouvelles possibilités nationales de gestion des déchets radioactifs ? Je sais que cela est déjà le cas dans les circonscriptions de Gérard Longuet et d’Émilie Cariou, mais ne peut-on pas aller plus loin ? En effet, confrontés à d’éventuelles menaces d’armes nucléaires, nous pourrions en effet être du jour au lendemain dans l’incapacité de gérer ces déchets.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. Merci beaucoup chers collègues. Je vais maintenant faire part de mes propres commentaires.

Je rejoins tout à fait Stéphane Piednoir sur le fait que nous pouvons et devons certainement être plus durs sur la forme avec le Gouvernement. Il n’a pas respecté la loi. Il n’avait pas consulté le Parlement sur l’arrêt du projet Astrid et il n’a fait aucun cas des multiples demandes émises par nos collègues Émilie Cariou et Bruno Sido. Quand il a répondu, c’était « à côté », comme le montre la transcription de l’échange entre Émilie Cariou et la ministre de la Transition écologique et solidaire lors d’une séance de questions au gouvernement. Nous parlons ici d’un PNGMDR censé couvrir la période 2019-2021. Nous sommes en 2022 et il n’a toujours pas été publié. Il le sera peut-être pour la période 2021-2025, ce qui se traduirait non seulement par un trou dans l’ensemble des périodes couvertes par les plans successifs, mais aussi par un retard d’au moins trois ans. Or il s’agit d’un sujet extrêmement sensible dont le Gouvernement entend bien montrer qu’il est promoteur, qu’il voit grand, qu’il est visionnaire et rigoureux. Il faut dire très clairement que ces dernières années, le Parlement n’a pas été traité avec considération sur ce sujet. À cela s’ajoutent les manques qui ont été pointés, notamment sur les déchets issus de l’industrie militaire pour lesquels, là encore, le Parlement n’a pas eu de réponse aux demandes d’audition des personnes concernées.

Ce sont là des comportements que l’Office tout entier jugera inacceptables et qui doivent faire l’objet d’un courrier au Gouvernement. Nous ne pouvons pas nous contenter d’indiquer, dans les recommandations, qu’il serait opportun de mieux nous considérer la prochaine fois. J’insiste sur le fait qu’il s’agit de manquements graves.

Ma deuxième remarque porte sur les déchets TFA. Comme le disait Bruno Sido, les choses avancent très lentement et l’exemple allemand est intéressant. L’Allemagne ne peut être considérée comme un pays particulièrement indulgent ou enthousiaste vis à vis du nucléaire. Pourtant, elle est parvenue à avancer d’une façon très intéressante. Le critère qui doit être déterminant est bien le risque radiologique causé par le déchet à un instant précis et non le fait que ce dernier ait transité par une centrale nucléaire. La radioactivité naturelle est à cet égard une excellente référence à laquelle on trouvera difficilement à redire. Une telle perspective permettra, je l’espère, d’avancer sur cette catégorie de déchets. Il faut donc insister là-dessus.

Un troisième sujet important est celui de la qualification des matières nucléaires, spécifiquement l’uranium appauvri, comme combustible potentiel ou déchet. Il s’agit de quelque chose de délicat car on a affaire à un déchet qui est un combustible potentiel. Qu’en est-il de ce potentiel ? Ceci rejoint les interrogations du rapport de Thomas Gassilloud et Stéphane Piednoir sur l’avenir de la filière des réacteurs de quatrième génération. En échangeant avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), j’avais compris que l’uranium appauvri est présent en quantité telle que nous n’aurions l’usage que d’une petite fraction. L’idée est donc que si l’on détient un combustible en quantité gigantesque, on est de toute façon obligé de se débarrasser de la partie qui sera très vraisemblablement non utilisée. En ce cas, la distinction entre combustible et déchet serait non pertinente, voire trompeuse. Il faudra certainement remettre le sujet sur la table.

Ma dernière remarque est relative à l’importance du débat public. Je rejoins tout à fait ce que disait Gérard Longuet : la CNE2 a toujours travaillé pour l’Office avec efficacité et loyauté et elle nous est précieuse. Il ne faut pas la diluer dans une nouvelle organisation dont les contours sont encore flous, ni mélanger les rôles. J’ai l’impression que le Gouvernement a été plus actif pour esquisser un remaniement des dispositifs existants efficients, plutôt que de travailler sur le PNGMDR. Il est important de défendre la CNE2, et cela n’empêche pas de travailler pour une meilleure association avec le débat public. À cet égard, les remarques du rapport sont excellentes et la comparaison avec le modèle suédois est extrêmement éclairante. Gérard Longuet et moi avons préparé deux courriers, à destination de la ministre de la Transition écologique et solidaire et de Gilles Pijaudier-Cabot, président de la CNE2. Ils insistent sur la nécessité de donner à la CNE2 un périmètre d’action et une place dans l’État convenables et correspondant à nos attentes. Ces courriers devraient être annexés au rapport.

Pour finir, je constate que l’Office évolue dans un contexte délicat sur le domaine nucléaire. Il n’a visiblement pas été assez pris en compte par le Gouvernement et par les acteurs politiques qui souhaitent développer la filière. Par ailleurs, il est confronté à la défiance des acteurs qui sont opposés, méfiants ou suspicieux envers le nucléaire. Je note par exemple que les rapporteurs ont demandé, mais sans succès, à rencontrer les auteurs d’ouvrages relevant du « neuvième art » et destinés au grand public qui ont eu un certain écho. Je le regrette. Une telle défiance est dommageable, alors même que les rapporteurs expriment des positions individuelles variées sur le nucléaire. En particulier, Émilie Cariou ne peut pas être soupçonnée d’être une ardente lobbyiste de cette forme d’énergie. Pourtant, Bruno Sido et elle ont produit ce rapport consensuel sur lequel, je pense, l’Office peut se retrouver. C’est un très bon signe sur la façon dont l’Office traite le sujet. En l’espèce, je regrette que les rapporteurs de l’Office n’aient pas eu la confiance des acteurs de la société civile et nous devons améliorer ce point.

Voici, chers collègues, les remarques que je souhaitais formuler à l’égard du rapport. J’ai admiré sa belle structuration. Il est très clair, concis et synthétique. Fort bien écrit, il contraste agréablement avec le flou du travail gouvernemental.

Mme Émilie Cariou, députée, rapporteure. – Merci beaucoup pour toutes vos observations.

Je ne suis pas quelqu’un de gentil. Bruno Sido l’est un peu plus que moi et mes collègues savent que je n’ai aucune complaisance vis-à-vis des manquements du gouvernement. Quand j’estime qu’il agit bien, je le fais savoir ; lorsque je juge que ce n’est pas le cas, je le fais savoir aussi. Je l’ai déjà dit dans de multiples questions écrites publiées au Journal officiel et lors de questions orales. Je me bats avec mes forces de simple parlementaire et, aujourd’hui, je suis heureuse de voir que l’Office pourra avoir une parole claire et unie sur le sujet. Donc, s’il faut que nous renforcions nos conclusions, nous le ferons.

Comme l’a précisé Cédric Villani, ce plan fictif dont nous ne disposons pas est censé couvrir la période 2021-2025. Il y a donc un trou d’au moins trois ans et le plan présenté traitera d’une période qui aura déjà commencé à se dérouler. Ceci ne va pas. La seule raison invoquée par les services gouvernementaux est l’organisation d’un débat public, qui aurait été retardé. Il est achevé aujourd’hui mais il aurait fallu le commencer plus tôt, car tout aurait été plus simple si nous avions disposé du Plan avant la fin de la législature. Par conséquent, nous avons travaillé tout ce temps sans connaître la stratégie du Gouvernement en matière de gestion des déchets nucléaires dans les domaines militaire et surtout civil. Or, l’abandon d’Astrid a eu lieu pendant cette période. Un rapport du gouvernement aurait permis de prévoir les conséquences de l’abandon du projet sur le volume des déchets.

Je ne peux pas répondre à toutes les questions que posait Cédric Villani sur les déchets, sur les matières, etc. Je peux d’autant moins répondre que dans le projet dont nous disposons, il n’y a aucun chiffrage relatif aux volumes transportés ni aucun chiffrage financier. Peut-être le document entre nos mains n’est-il qu’une synthèse, ces données étant renvoyées aux annexes. Je l’ignore et ne peux donc vous répondre. Un peu plus d’une dizaine de recommandations détaillent ce qu’il serait a minima nécessaire de faire afin de compléter le projet. Relevons notamment l’inventaire complet des volumes entrants et sortants de combustible usé ainsi que la nécessité d’une stratégie claire sur chaque catégorie de déchets et sur le temps d’élimination de ceux-ci, comme la loi le prévoit.

Je regrette que l’abandon du projet Astrid ait été fait sans consultation du Parlement alors qu’il avait été créé sur une base législative. Nous l’abandonnons donc sans loi. Je ferai le même reproche au sujet des déchets TFA, bien que je ne fusse pas particulièrement hostile à leur réutilisation. En effet, leur radioactivité est parfois inférieure à la radioactivité naturelle. L’Allemagne en fait ainsi usage dans l’industrie. En France, la loi interdit l’usage des TFA et la dérogation est passée par décret. Je le critique et j’aurais préféré que le Gouvernement présente, au moins devant l’Office, ce qu’il allait faire en la matière. Sans aller jusqu’à demander un débat dans l’hémicycle, cette façon de procéder aurait été plus transparente.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Effectivement, dans le cas des déchets TFA, l’économie de la loi se trouve bouleversée par un décret. Dans le cas d’Astrid, c’est même un simple communiqué de presse du CEA qui a mis fin au projet.

Mme Émilie Cariou, députée, rapporteure. – Tout ceci donne le sentiment que ce quinquennat est marqué par une régression de la transparence en matière nucléaire. Depuis la création de l’Office puis avec la loi Bataille, plusieurs lois ont traité de l’énergie nucléaire et ont fait avancer la transparence. J’ai déposé en novembre 2021 une proposition de loi qui prévoit la création d’une délégation au secret nucléaire sur le modèle de la délégation parlementaire au renseignement. Ainsi, le Parlement disposerait au moins d’une instance capable de discuter de ces sujets. La proposition de loi a été reprise par le groupe écologiste au Sénat. Donc, mes collègues sénateurs vont continuer à la faire vivre bien après cette session.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l’Office. – Cette affaire d’uranium appauvri est primordiale. Si la France veut développer une filière RNR, elle devra se tourner vers des investisseurs privés car EDF ne s’en préoccupe manifestement pas. Il existe des investisseurs privés qui s’intéressent à la filière RNR, avec des idées que l’on peut dire décoiffantes. Encore faut-il qu’ils puissent disposer d’un combustible certain. Or, définir par décret le statut d’une matière, combustible ou déchet, n’offre pas la même prévisibilité ni la même stabilité qu’un texte législatif pour investir à long terme.

Mme Émilie Cariou, députée, rapporteure. – Le président de la République a annoncé une stratégie en matière nucléaire.

M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l’Office. – Absolument. Il entrouvre la porte mais ne va pas jusqu’au bout. Il ne stabilise pas le statut de combustible de l’uranium appauvri. Malgré la quantité disponible
 manifestement bien plus importante que nous ne pourrions en utiliser , les investissements sont tellement lourds qu’aucun investisseur ne s’engagera si la qualification de cet uranium dépend d’un simple décret qui, pour une raison ou une autre, ne serait pas pris ou serait modifié.

Mme Émilie Cariou, députée, rapporteure – L’idée que le prochain quinquennat verrait le Parlement débattre d’une loi nucléaire a été évoquée. Ce serait l’occasion de mettre tout ceci à plat, y compris le statut des TFA. Il est dommage que l’on annonce un programme avant de faire le débat parlementaire, surtout en fin de quinquennat.

Je souligne par ailleurs que, au-delà du projet de PNGMDR que nous avons eu très tardivement, nous avons tout de même travaillé pendant deux ans et procédé à des auditions de nombreux experts, institutionnels ou indépendants. Nous avons également effectué plusieurs déplacements. Nous sommes ainsi allés en Suède, puisqu’avec la Finlande elle est l’un des pays les plus avancés sur un projet d’enfouissement en zone géologique profonde. Les caractéristiques techniques sont différentes du nôtre ; vous les trouverez dans le rapport. Nous avons aussi fait un déplacement à La Hague.

Je tiens à saluer l’Institut de radioprotection et de sureté nucléaire (IRSN) et l’ASN : ils ont toujours été disponibles pour répondre à nos questions. Par exemple, il y a deux ans, un incendie autour de Tchernobyl a généré un nuage de faible radioactivité qui est arrivé jusqu’en Europe. Nous avons alors entendu le directeur général de l’IRSN qui nous a expliqué le détail de ce qui se passait. L’actualité vient rappeler à quel point il était important de faire un point de ce genre. En début de semaine, l’IRSN a publié une note sur la situation à Tchernobyl. Les éléments radioactifs présents sur le site sont essentiellement des déchets. Plus récemment, lorsque je me suis intéressée à l’état des évaporateurs de l’usine de La Hague, j’ai entendu non seulement Orano mais aussi l’IRSN car les évaporateurs sont l’un des nombreux éléments de la chaîne de traitement des déchets. Sachez donc que nos autorités actives dans le champ de la sûreté nucléaire sont disponibles et répondent aux questions des parlementaires.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Il faut insister là-dessus. Chaque fois que nous avons souhaité avoir leur avis, même en urgence, nous l’avons obtenu sans difficulté auprès de tous les corps techniques : l’IRSN, l’ASN ou la CNE2. Dans toute cette affaire, le seul acteur qui ne répond pas est le Gouvernement.

M. Bruno Sido, sénateur, rapporteur. – Je vais commencer par commenter ce que notre président vient d’exposer dans son intervention. Émilie Cariou et moi nous sommes bien entendus car nous n’avons ni le même caractère ni les mêmes compétences. Étant très complémentaires, nous n’avons eu aucun problème à travailler ensemble.

Émilie Cariou ayant très bien répondu sur nombre de sujets, je vais me contenter de répondre techniquement à certaines interventions, particulièrement celle de Catherine Procaccia. Le groupe Orano a passé un contrat avec la Russie et y a envoyé quelques tonnes d’uranium de retraitement afin qu’il soit réenrichi. Le partenaire russe d’Orano gardera ensuite cette matière. Cette opération est légale, puisque l’uranium de retraitement est considéré comme un combustible et non comme un déchet, et qu’il peut donc être vendu. Ceci me conforte dans l’idée que l’uranium appauvri doit toujours être qualifié de combustible car nous pourrons le vendre. Il ne faut pas s’en débarrasser car il contient une énergie considérable, même si elle est potentielle, si l’on développe la filière des RNR.

S’agissant de cette filière, ce qui arrive en France est non seulement scandaleux, mais aussi dramatique car le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) a beaucoup travaillé là-dessus. Beaucoup de matière grise a été mobilisée dans ce domaine. Avec l’arrêt d’Astrid, vous savez mieux que quiconque, monsieur le président, que les chercheurs concernés vont partir ailleurs. Nous ne les récupèrerons jamais. Cette situation est lamentable car certes, le réacteur Astrid sur lequel ils travaillaient n’était pas encore au point, ce n’était encore qu’un projet, mais il représentait l’avenir. J’ai l’impression que deux raisons sont la cause de l’arrêt d’Astrid. La première est le manque d’argent, car le CEA ne peut pas tout mener de front. La seconde est la nécessité d’amortir le coût des EPR. Une dizaine, voire une quinzaine, doivent être construits pour y parvenir. Mais il est ridicule de chercher à amortir une technique du passé.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Prendre sur les crédits de recherche afin d’amortir des coûts de déploiement est une mauvaise pratique, que ce soit en matière universitaire ou en matière industrielle.

M. Bruno Sido, sénateur, rapporteur. – Je crains que ce soit justement le cas ici. Ceci est dramatique et tout à fait regrettable.

Je voudrais revenir sur la CNE2 car il y a des choses qu’il est délicat d’écrire clairement. Je ne sais pas si Émilie Cariou partage mon sentiment mais le président de la CNE2 était visiblement furieux.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. – Je le confirme.

M. Bruno Sido, sénateur, rapporteur. – Nous l’avons écrit gentiment et je voudrais vous remercier, monsieur le président, d’avoir pris note qu’il faut soutenir la CNE2. C’est très bien d’ouvrir le débat à la population, mais cela ne remplace pas les experts. Ils sont au nombre de trois : la CNE2, l’ASN et l’IRSN ; des sommités y siègent. Alors que le débat public traine, il est impératif de conserver nos compétences techniques car il s’agit de sujets très complexes. Je tenais à soutenir très fortement la CNE2.

Je regrette une nouvelle fois que le Parlement n’ait pas été respecté. Gérard Longuet, qui a été des deux côtés, comme ministre et comme parlementaire, pourrait nous expliquer comment fonctionne la politique nucléaire sous la Ve République. Ce fonctionnement n’est pas viable. D’ailleurs, il n’y a pas que dans ce domaine que le Parlement est piétiné, que des textes qui devraient venir au Parlement et y être débattus n’y viennent pas ou ne sont pas inscrits à l’ordre du jour. Je ne suis pas sûr qu’il y aura un débat au Parlement sur la politique nucléaire. Par exemple, je me suis aperçu que mes collègues sénateurs considèrent que puisqu’il y a des sommes provisionnées pour gérer les déchets nucléaires, il n’est pas besoin d’en parler. Je pense qu’ils se cachent derrière leur petit doigt. La guerre en Ukraine montre bien les risques de revirement qui peuvent affecter une politique nucléaire. Sur ce point, les Allemands sont d’ailleurs légèrement dangereux. Souvenez-vous. Trois semaines avant l’accident de Fukushima, Angela Merkel avait pris la décision officielle de poursuivre et d’augmenter le nucléaire en Allemagne. Juste après l’accident, elle a décidé de tout arrêter. Maintenant, l’Allemagne est prise à la gorge car la Russie va forcément décider de fermer le robinet du gaz. La conséquence est, qu’en moins de huit jours, nos voisins d’outre-Rhin ont décidé de relancer le nucléaire et de se réarmer.

Or une politique nucléaire est un sujet important. Le Gouvernement aurait donc tout intérêt à associer le Parlement à ses réflexions et décisions car ce sujet doit faire l’unanimité dans la population. Au départ, nous bénéficiions de ce consensus mais celui-ci s’est progressivement amenuisé. Je pense que la guerre en Ukraine changera la donne et que le nucléaire reprendra ses lettres de noblesse.

M. Cédric Villani, député, président de l’Office. Merci beaucoup pour toutes ces réponses. Tout ce qui vient d’être dit sur le manque de respect dû au Parlement est une vérité applicable à de nombreux sujets. Lors de sa dernière allocution, le président Richard Ferrand n’a d’ailleurs pas mâché ses mots. À la lecture du rapport qui nous est présenté, j’ai l’impression que cela s’applique particulièrement au sujet du nucléaire et qu’il y a une intention claire d’empêcher le Parlement de se saisir de l’enjeu. Notre qualité de parlementaire impose de défendre les droits du Parlement et de l’Office d’être bien informé, de parler et de débattre. Sinon à quoi servirait-il ?

Mes chers collègues, je vous remercie pour ces échanges très riches et je vous propose d’adopter ce projet de rapport.

L’Office adopte à l’unanimité le rapport sur la préparation du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs.


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   liste des personnes entendues par les rapporteurs

 

A.   Auditions des rapporteurs

a.   Le 21 novembre 2019

- M. Jean-Claude Duplessy, président de la Commission nationale d'évaluation des études et recherches sur la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2) ;

- M. Bernard Guillaumont, membre de la CNE2 ;

- M. Gilles Pijaudier-Cabot, membre de la CNE2.

b.   Le 27 janvier 2021

- M. Ghislain de Marsily, ancien membre de la CNE2.

c.   Le 4 février 2021

- M. Claes Thergerström, ancien membre de la CNE2 et ancien président du Svensk Kärnbränslehantering (SKB), société suédoise de gestion des déchets radioactifs.

d.   Le 3 mars 2021

- M. Jean-Claude Duplessy, ancien président de la CNE2.

e.   Le 10 mars 2021

- M. Frédéric Plas, directeur recherche et développement de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA).

f.   Le 31 mars 2021

- M. Luc Baumstark, économiste, chef de la mission « Évaluation des investissements publics » au Secrétariat général pour l’investissement.

g.   Le 12 mai 2021

- M. Thierry de Larochelambert, physicien (CNRS-UMR 6174) ;

- M. Bernard Laponche, militant de Global Chance.

h.   Le 25 octobre 2021

- M. Yves Marignac, consultant au sein du groupe négaWatt.

i.   Le 18 janvier 2022

- M. Gilles Pijaudier-Cabot, président de la commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs (CNE2) ;

- M. Maurice Leroy, vice-président de la CNE2 ;

- Mme Le Ravalec, vice-présidente de la CNE2 ;

- M. Vincent Lagneau, membre de la CNE2 ;

- M. Philippe Gaillochet, membre de la CNE2 ;

- M. François Storrer, secrétaire général et conseiller scientifique de la CNE2.

j.   Le 8 février 2022

- M. Jean-Michel ROMARY, directeur Maîtrise d’Ouvrage Démantèlement et Déchets (Orano) ;

- M. Pierre CHAMBRETTE, directeur sûreté unité recyclage (Orano) ;

- M. Jean-Christophe NIEL, directeur général (IRSN).

k.   Le 22 février2022

- M. Sylvain Granger, directeur de la Direction des Projets de Déconstruction et Déchets (EDF) ;

- M. Bertrand Le Thiec, directeur des affaires publiques (EDF).

 

B.   DÉplacements en France

1.   EPR de Flamanville (2 mars 2020)

- Mme Yveline Druez, commission locale d’information du centre de stockage de la Manche (CLI CSM Andra) ;

- M. Jacques Lepetit – vice-président de la CLI de Flamanville – maire de Les Pieux ;

- M. Jacques Hamelin – vice-Président de la CLI Orano-La Hague – maire délégué de Digullville ;

- M. Emmanuel Lunel, chargé des trois commissions locales d’information de la Manche au cabinet du président du conseil départemental de la Manche.

- M. Bertrand Le Thiec, directeur des relations institutionnelles, EDF ;

- M. Fabien Millett, directeur réalisation de Flamanville 3.

2.   Usine de retraitement de La Hague (3 mars 2020)

- M. Jean-Marc Ligney, directeur adjoint du site de la Hague

- M. Jean-Michel Romary, directeur maîtrise d’ouvrage Démantèlement et Déchets d’Orano.

 

C.   DÉplacement en Suède

1.   Ambassade de France

- M. Étienne de Gonneville, ambassadeur de France en Suède ;

- M. Julien Grosjean, conseiller régional développement durable, énergie, matières premières ;

- M. Pierre-Yves Cordier, conseiller nucléaire pour le Royaume-Uni et la Finlande (ambassade de France auprès du Royaume-Uni).

2.   Autorités suédoises

Agence suédoise de sûreté nucléaire et de radioprotection (SSM)

- M. Bo Strömberg, conseiller à direction de la sûreté nucléaire des installations ;

- M. Michael Egan, conseiller à la direction des permis pour les installations nucléaires.

Ministère de l’environnement

- Mme Anna SANELL, conseillère chargée de la gestion des déchets nucléaires.

Ministère de l’énergie

M. Magnus Blümer, directeur général de l’Énergie

Autorité de financement des déchets nucléaires (Kärnavfallsfonden)

- M. Mats DILLEN, président ;

- Mme Katarina AHLSTEDT, directrice ;

- M. Jörgen CARLBERG, sous-directeur.

3.   Opérateurs de la filière nucléaire et secteur privé

- Mme Saïda Laarouchi Engström, conseillère nucléaire, Vattenfall, membre de la CNE2, ancienne directrice des programmes de l’entreprise publique suédoise de gestion des déchets SKB ;

- M. Mikaël Gontier, ancien directeur des études de sûreté du projet de stockage des déchets de l’entreprise publique de gestion des déchets nucléaires SKB ;

- M. Magnus Holmqvist, directeur général (SKB International) ;

- Mme Lina Håkansdotter, directrice de l’énergie à la Fédération suédoise des entreprises.

4.   ONG environnementales et chercheurs

- M. Peter SZAKALOS, chercheur à l’École royale polytechnique de Stockholm (KTH) ;

- M. Johan Swahn, collectif d’organisations environnementales Miljöorganisationerna Kärnkraftavfall Gränskning (MKG).

 


[1] L’acte délégué est en attente d’adoption formelle tant qu’il n’est pas disponible dans l’ensemble des langues officielles de l’Union européenne. La présente citation du considérant 14 s’appuie sur la version de travail en anglais, dont les extraits correspondants suivent : “Specifically for nuclear energy related economic activities, it is necessary to ensure that the long term disposal of waste does not cause significant and long-term harm to the environment. (…) For high-level radioactive waste and spent fuel, deep geological disposal represents the state of the art solution that is broadly accepted in the expert community world-wide as the safest and the most sustainable option for the end point of the management of high-level radioactive waste and spent fuel considered as waste”.

[2] https://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-23020QE.htm

[3] https://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-23017QE.htm

[4] Décret n° 2022-174 du 14 février 2022 relatif à la mise en œuvre d’opérations de valorisation de substances faiblement radioactives (NOR : TREP2121883D)             
(https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2022/2/14/TREP2121883D/jo/texte)

Décret n° 2022-175 du 14 février 2022 relatif aux substances radioactives éligibles aux opérations de valorisation mentionnées à l'article R. 1333-6-1 du code de la santé publique (NOR : TREP2121875D)             
(https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2022/2/14/TREP2121875D/jo/texte).

[5] https://www.assemblee-nationale.fr/12/pdf/rap-off/i3793.pdf

[6] https://inventaire.andra.fr/sites/default/files/documents/pdf/fr/andra-synthese-2018-web.pdf , p. 51.

[7] L’énergie nucléaire du futur et les conséquences de l’abandon du projet de réacteur nucléaire de quatrième génération « Astrid », juillet 2021
https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/ots/l15b4331_rapport-information.pdf

[8] L’article R. 1333-2 du code de la santé publique prévoit par exemple qu’est est interdit dans la fabrication de biens de consommation, de denrées alimentaires ou d'aliments pour animaux : 1° Tout ajout de radionucléides, en plus de ceux naturellement présents, y compris par activation ; 2° Tout usage de substances radioactives d'origine naturelle ; 3° Tout usage de substances provenant d'une activité nucléaire lorsque celles-ci sont contaminées, activées ou susceptibles de l'être par des radionucléides mis en œuvre ou générés par l'activité nucléaire. Il prévoit également qu’est interdite dans les produits de construction toute addition de radionucléides artificiels, y compris lorsqu’ils sont obtenus par activation, et de substances radioactives d'origine naturelle.

[9] Voir par exemple Jean-Paul Bouttes, Les déchets nucléaires : une approche globale, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2022.

[10] https://www.andra.fr/dechets-radioactifs-fini-les-idees-recues.