N° 1028
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 30 mars 2023.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France,
Président
M. Raphaël SCHELLENBERGER
Rapporteur
M. Antoine ARMAND
Députés
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TOME II
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
(du 2 novembre 2022 au 12 janvier 2023)
Voir les numéros : 218 et 287.
La commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France, est composée de : M. Raphaël Schellenberger, président ; M. Antoine Armand, rapporteur ; M. Henri Alfandari ; Mme Anne-Laure Babault ; Mme Marie-Noëlle Battistel ; Mme Véronique Besse ; M. Christophe Bex ; M. Philippe Bolo ; Mme Maud Bregeon ; Mme Danielle Brulebois ; Mme Sophia Chikirou ; Mme Annick Cousin ; M. Vincent Descoeur ; M. Francis Dubois ; Mme Alma Dufour ; M. Frédéric Falcon ; Mme Olga Givernet ; M. Sébastien Jumel ; Mme Julie Laernoes ; M. Maxime Laisney ; M. Alexandre Loubet ; M. Stéphane Mazars ; M. Nicolas Meizonnet ; Mme Marjolaine Meynier-Millefert ; M. Bruno Millienne ; M. Paul Molac ; Mme Natalia Pouzyreff ; Mme Valérie Rabault ; M. Charles Rodwell ; M. Jean-Philippe Tanguy ; M. Lionel Vuibert.
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SOMMAIRE
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Pages
comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête
2. Audition de M. Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris (2 novembre 2022)
9. Audition de M. Patrick Pouyanné, Président-directeur général de TotalEnergies (23 novembre 2022)
16. Audition de Mme Catherine MacGregor, Directrice générale du groupe Engie (6 décembre 2022)
20. Audition de M. Bernard Fontana, Président de Framatome (8 décembre 2022)
25. Audition de M. Jean-Bernard Lévy, Président d’honneur d’Électricité de France (14 décembre 2022)
27. Audition de Mme Anne Lauvergeon, ancienne Présidente d’AREVA (15 décembre 2022)
28. Audition de M. Patrick Landais, Haut-Commissaire à l’énergie atomique (15 décembre 2022)
29. Audition de Mme Corinne Lepage, ancienne Ministre de l’Environnement (10 janvier2023)
32. Audition de M. Philippe Knoche, Directeur général d’Orano (12 janvier 2023)
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comptes rendus
des auditions menées par la commission d’enquête
Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête
Toutes les auditions ont été ouvertes à la presse et sont disponibles en ligne à https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.souverainete-et-independance-energetique-commission-d-enquete
1. Table ronde réunissant M. Yves Bouvier, Professeur des universités, Groupe de Recherche Histoire (GRHis), Université de Rouen et Mme Nathalie Ortar, Anthropologue de l’énergie, Directrice de recherche au Ministère de la Transition Écologique au LAET (laboratoire aménagement économie des transports), ENTPE/Université de Lyon (2 novembre 2022)
M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, bienvenue à la première séance d’auditions de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France.
Je remercie pour leur présence Mme Nathalie Ortar, anthropologue de l’énergie, directrice de recherche au laboratoire aménagement économie des transports (LAET) et enseignante à l’école nationale des travaux publics de l’État (ENTPE) de Lyon et M. Yves Bouvier, professeur des universités et historien de l’énergie au sein du groupe de recherche Histoire de l’Université de Rouen.
Nous avons souhaité débuter les travaux de notre commission par des auditions traitant de l’histoire de l’énergie, de la sociologie, de l’anthropologie et des sciences économiques et politiques, afin de disposer d’un contexte général qui éclairera la poursuite de notre enquête.
La crise en Ukraine a brusquement révélé une situation qui résultait de décisions, de comportements, de pressions et de résistances antérieurs. La politique de l’énergie couvre de vastes domaines, notamment la production, l’approvisionnement et la consommation. Elle définit aussi une façon dont nous concevons la vie en société.
Je vous invite à procéder à un court exposé afin de nous faire part de vos premières analyses à la problématique posée, puis je donnerai la parole aux représentants de groupes et aux autres députés.
Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Bouvier et Mme Ortar prêtent serment)
M. Yves Bouvier, Professeur des universités, Groupe de Recherche Histoire (GRHis), Université de Rouen. Si la question de l’indépendance énergétique est souvent associée au général de Gaulle, elle s’inscrit dans une temporalité plus ancienne et notamment marquée par la Première Guerre mondiale. Pendant le conflit, une partie des mines de charbon est occupée et l’usage massif du pétrole contraint la France à en importer des États-Unis. En 1917, Georges Clémenceau compare ainsi la valeur du pétrole à celle du sang dans les batailles.
À l’issue de la Première Guerre mondiale émerge l’idée d’une coordination des politiques énergétiques par secteur, portée notamment par Henry Bérenger. La loi du 16 octobre 1919 relative à l’utilisation de l’énergie hydraulique fait de l’hydroélectricité une ressource nationale. L’énergie se voit ainsi dotée d’un sens politique. La circulation des ingénieurs, notamment issus de l’École polytechnique ou du corps des Ponts, entre les administrations et les entreprises privées contribue à faire de l’indépendance un mot d’ordre pour les unes comme les autres. Au-delà de cette dimension professionnelle, la quête d’indépendance énergétique représente un horizon politique – et je parle d’un horizon, puisque la France n’a jamais réellement connu d’indépendance énergétique.
Lors du premier choc pétrolier, la France importe environ les trois quarts de l’énergie qu’elle consomme. C’est l’un des motifs qui justifie auprès de l’opinion publique le programme nucléaire dans le plan Messmer, qui permet à la France d’accéder à un taux d’indépendance de l’ordre de 50 % à partir du milieu des années 1980, sachant que la totalité de l’uranium est importée.
L’indépendance en tant que quête politique de long terme – et qui fait consensus – se distingue de la notion de souveraineté. Ce terme, qui renvoie bien davantage à la personnalité du général de Gaulle, désigne la capacité à être maître de ses décisions. Si la souveraineté n’est pas synonyme d’autonomie et qu’elle ne renvoie pas à une production d’énergie uniquement nationale, elle signifie « être en capacité de faire des arbitrages dans le domaine énergétique » et suppose, dans le domaine nucléaire notamment, une industrie compétente et solide.
Les années 1950 sont marquées par le premier plan quinquennal de 1952 et par le second plan de 1957 qui envisagent le développement du nucléaire. La puissance publique fait le choix de mener des expérimentations, relativement lentes, par exemple sur une filière française à uranium naturel. Lors de la conférence d’Atoms for Peace à Genève, Pierre Ailleret, directeur des études et recherches d’EDF, rappelle l’engagement de la France en faveur de l’énergie nucléaire. Il précise toutefois que la France cherche à la fois à développer des réacteurs expérimentaux, sans viser leur rentabilité, et à faire monter en compétences une industrie performante. La construction d’une industrie nucléaire ne se résume pas à la construction de réacteurs : elle s’appuie par exemple sur les usines du Creusot, et ce qui prendra la forme de Framatome notamment.
L’idée selon laquelle la France bâtit seule son industrie nucléaire est bien éloignée de la réalité. Au contraire, cette construction s’inscrit dans un vrai projet européen. En effet, le général de Gaulle considère que l’émergence d’une Europe du nucléaire renforcera la France. Ainsi, sous sa présidence, on assiste à la construction de réacteurs à uranium naturel, sous l’impulsion du CEA, avec également des intérêts militaires, ainsi qu’à des expérimentations sur une centrale à eau lourde et au développement de la première centrale de Chooz, avec un réacteur à eau pressurisée, en partenariat avec la Belgique. Le général de Gaulle souhaite donc développer une filière privilégiée, tout en prenant en compte le champ des possibles, dans un contexte d’incertitudes technologiques.
Lors de l’arrivée au pouvoir de Georges Pompidou, le contexte n’est pas si favorable que l’on pourrait le croire à l’émergence d’une France du nucléaire. Au contraire, elle accuse une forme de retard par rapport à l’Allemagne, l’Italie, le Danemark, les Pays-Bas, l’Irlande ou encore l’Espagne. En 1969, le député Michel Rocard estime que la France devrait investir dans le nucléaire sous peine d’être déclassée. Ainsi, Georges Pompidou, Bernard Esambert et François-Xavier Ortoli souhaitent plutôt raccrocher la France au train européen que développer un programme uniquement national. Au sommet européen de La Haye en décembre 1969, Georges Pompidou propose la création de l’usine d’enrichissement Eurodif, lequel n’est pas un projet franco-français, en s’appuyant sur les discussions portées en ce sens par les Britanniques et les Allemands depuis quelques années. Il s’agit pour la France de rattraper le train européen dans ce domaine. Arguant notamment de leur souhait de substituer l’électricité au pétrole, François-Xavier Ortoli et Georges Pompidou définissent un programme nucléaire au début des années 1970, recourant à des technologies américaines comme le réacteur à eau pressurisée ou à eau bouillante – bien que cette dernière expérimentation ne soit finalement pas poursuivie – et favorisant l’émergence d’accords industriels européens.
Vous noterez que je n’ai abordé ni le choc pétrolier ni l’environnement dans mon exposé. En effet, la quête d’indépendance énergétique et les accords industriels que j’ai évoqués sont antérieurs au choc pétrolier. La première accélération du programme nucléaire, motivée notamment par le développement du chauffage électrique, date de 1972. Certes, l’expression de choc pétrolier est employée dès 1971 en raison de l’augmentation des prix du pétrole qui justifie alors cet investissement. Cependant, le programme nucléaire est lancé non comme une réaction politique à la crise de 1973, mais bien comme une ambition de long terme fondée sur la coopération entre une industrie compétente en France – qui a pour fer de lance les usines du Creusot et de Chalon-sur-Saône – et l’industriel EDF. Les années suivantes, à partir de 1974, apportent une validation au projet politique industriel précédemment élaboré.
Par ailleurs, le programme nucléaire a suscité de fortes protestations environnementales. En 1971, Serge Antoine, directeur du cabinet du ministère de l’environnement, invite les dirigeants d’EDF à promouvoir le nucléaire comme une énergie propre. Les centrales nucléaires devaient en effet permettre le déclassement des centrales thermiques au charbon, tandis que le chauffage électrique allait contribuer à la disparition des poêles à charbon et à bois dans les logements : par conséquent, le nucléaire était avancé comme un argument de lutte contre la pollution atmosphérique, laquelle n’est pas une priorité à l’époque. Si l’écho de ce dernier a été relativement faible, on ne peut nier son existence. Cependant, c’est surtout la contestation antinucléaire qui a permis la structuration d’un mouvement écologique, aux origines politiques très variées, regroupant tant des militants de gauche et de mouvements syndicaux – notamment proches de la CFDT – que des notables et élus défendant le paysage et la tradition des mondes ruraux face au nucléaire.
Dans les années 1970, le programme nucléaire est accéléré dans le cadre du plan Messmer de mars 1974, élaboré à l’automne 1973 et mis en œuvre les années suivantes. L’accession de François Mitterrand au pouvoir en 1981 n’a pas marqué de rupture sur le nucléaire. Certes, il avait annoncé pendant sa campagne qu’il reviendrait sur la construction de la centrale de Plogoff et, de fait, le projet a été arrêté, mais il avait indiqué que les projets engagés seraient bien poursuivis. Sous sa présidence, plusieurs centrales ont été prolongées, comme les paliers P4 et P’4 ou les centrales de Civaux et de Chooz.
Dans les années 1980, la relation entre exploitants et industriels du nucléaire se déséquilibre. En effet, la fin de la construction des centrales aboutit à une réduction, voire une fermeture du marché national pour les industriels comme Framatome. L’exportation et la maintenance se substituent à la construction des cuves et des générateurs de vapeur. L’absence de marché national contribue toutefois à une perte de compétences, les marchés à l’étranger ne permettant pas d’entretenir des capacités industrielles suffisantes en la matière.
Les années 1990 sont marquées par un double tournant. Tout d’abord, une partie des écologistes intègrent la dimension climatique dans les équilibres énergétiques. Brice Lalonde, par exemple, explique qu’il n’est pas favorable au nucléaire, mais qu’il considère qu’il s’agit de la moins pire des solutions par rapport aux centrales à charbon pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. D’autres continuent à envisager le nucléaire au travers du prisme de la gestion des déchets, comme le soutient par exemple Dominique Voynet lors de la fermeture de Superphénix en 1997.
Le second tournant est celui de l’éventualité d’un marché européen de l’électricité organisé autour de grands groupes privés. Ce projet provoque une forte incertitude notamment pour des opérateurs du nucléaire, qui s’interrogent sur leurs capacités juridiques et financières à investir dans de nouvelles centrales. La puissance publique se montre hésitante à cet égard. Le nouveau projet de réacteur EPR, en gestation depuis les années 1980 et articulé autour d’une coopération franco-allemande, est par exemple remis en cause lorsque l’Allemagne vote en 2002 une loi de sortie du nucléaire, poussant Siemens en 2009 à se retirer de l’accord conclu avec Framatome.
Mme Nathalie Ortar, Anthropologue de l’énergie, Directrice de recherche au Ministère de la Transition Écologique au LAET (laboratoire aménagement économie des transports), ENTPE/Université de Lyon. Chaque année, je propose à tous mes élèves ingénieurs une séquence sur le climat. De même, j’ai décidé de vous inviter à faire un pas de côté, en abordant une dimension qui est absente de l’intitulé de votre commission : le changement climatique. Selon le CNRS, la température moyenne en France devrait augmenter de 3,8 degrés d’ici 2100. Le changement climatique affectera à la fois l’environnement et le monde socio-économique, entraînant des épidémies, des épisodes climatiques extrêmes, des sécheresses importantes et une instabilité politique. Le nucléaire, en effet, a besoin d’eau et d’une énergie extractive – l’uranium – que nous ne produisons pas sur notre territoire. Je parle aussi d’instabilité politique, car les industries nucléaires sont des objets sensibles, comme l’a montré le conflit en Ukraine.
Il me semble important de se reposer ces questions, sans doute certaines décisions ont-elles été suspendues en raison de la dégradation de la situation en Afrique produisant de l’uranium.
La fresque du climat nous apprend également qu’il n’existe pas de solution unique à la problématique du changement climatique. Nous devrons faire preuve d’inventivité pour proposer des réponses adaptées à chaque territoire. Cela suppose que nous comprenions bien nos systèmes sociotechniques. M. Bouvier a présenté l’évolution historique du nucléaire en France. L’industrie nucléaire n’est pas seulement le nucléaire : elle repose sur un ensemble sociotechnique. Ainsi, l’électricité que nous utilisons repose sur un ensemble de câbles d’une importance cruciale. Si nous misons sur les énergies lourdes, nous devons donc renforcer les systèmes sociotechniques, alors même que les prix de l’ensemble de ces composants sont en très forte augmentation, atteignant par exemple 300 % pour le cuivre. Je vous invite à ce titre à auditionner des personnels d’Enedis.
Par ailleurs, la transition énergétique telle que vous l’exposez n’est appréhendée que sous l’angle de la production d’énergie. Or, la transition énergétique actuelle, qui est la cinquième de notre histoire, se caractérise par un retrait des énergies fossiles lié à la contrainte de leur déplétion et du changement climatique, mais également par le besoin de réduire nos consommations énergétiques. Il ne s’agit pas de promouvoir le modèle amish, comme le soutenait le président Macron, mais de faire attention à nos consommations domestiques, ce qui implique un programme de rénovation thermique ambitieux. La transition énergétique doit également passer par une transition des mobilités, impliquant un moindre recours aux industries carbonées dans nos déplacements. La voiture électrique peut représenter l’une des solutions, mais elle dépend elle aussi massivement de l’industrie extractive, et son bilan écologique est encore problématique. Surtout, elle relance dans le monde des combats que nous croyions passés, auprès des peuples premiers, qui subissent les conséquences de notre frénésie extractive. Sans transformation de nos modes de vie, la transition énergétique ne modifiera pas fondamentalement notre rapport au monde, et nous continuerons à utiliser des ressources minières dont la déplétion est annoncée et qui seront source de conflit.
La souveraineté énergétique de la France est un mythe. Elle n’a jamais existé. Le nucléaire est un domaine extrêmement limité de la production énergétique et cette souveraineté s’appuie sur les restes de notre empire colonial que nous ne possédons pas. Les tensions auxquelles nous avons assisté, en Afrique et ailleurs, le montrent bien. Je ne suis pas certaine que nous serons en mesure de lutter contre la Chine et la Russie, qui recherchent les mêmes minéraux que nous, pour les mêmes raisons que nous.
L’anthropologue africain Joseph Tonda analyse une partie du mal-être africain comme la résultante d’une volonté de vivre les rêves de la société occidentale, qui ne sont pas les leurs. Dans un exercice d’anthropologie réflexive, je me demande si nous ne sommes pas, nous aussi, en train de vivre les rêves d’autrui. La mention appuyée à Charles de Gaulle, homme brillant, certes, mais de son temps, et qui n’était pas confronté aux problèmes auxquels nous faisons face, m’invite à vous interroger sur la société que nous désirons construire aujourd’hui. Quand cesserons-nous de vivre les rêves d’hommes du passé, pour fonder notre propre société ?
M. le président Raphaël Schellenberger. Merci, madame Ortar. Nous avons voulu vous inviter pour votre spécialité universitaire. J’aurais aimé vous entendre sur le comportement des individus par rapport aux besoins énergétiques et sur la place de l’énergie dans le quotidien.
Mme Nathalie Ortar. Le colonialisme est une partie intégrante de ma spécialité universitaire.
S’agissant de nos comportements individuels, M. Bouvier et moi allons prochainement assister à la soutenance de la thèse de Renan Viguié, qui montre comment nos besoins énergétiques nous ont permis d’accéder à un plus grand confort tout en nous rendant plus dépendants d’infrastructures et de coûts qui nous dépassent. Cette thèse montre que l’augmentation de la température préconisée pour chauffer les logements de 14 à 19 degrés s’est accompagnée d’un cortège de coûts de moins en moins maîtrisés par les ménages. La décision du type de chauffage et de rénovation thermique ne dépend plus des individus, mais d’instances en amont : les industries que sont Gaz de France, EDF ou les Charbonnages de France ont progressivement construit cette dépendance pour progressivement déposséder les usagers de leur choix énergétique.
La transition des mobilités s’opère dans un mouvement parallèle. Le système du « tout voiture », particulièrement prégnant en France en raison de notre industrie automobile, s’est développé au détriment de la promotion d’autres modes de transport, comme les transports en commun ou vélo. Nous assistons à un revirement de cette situation. Le retour des transports en commun, comme le tramway, s’est effectué à la demande des citoyens, auxquels les politiques ont emboîté le pas dans le tournant des années 1980-1990. D’autres modes de déplacement individuel, tels que le vélo ou le vélo électrique, ont de nouveau été promus dans les années 2010 en France. Ce mouvement de balancier s’accompagne de tensions de plus en plus fortes dans les territoires – ruraux et périurbains notamment – n’ayant pas accès à une offre de transport décarbonée ou moins chère. Les gilets jaunes l’ont bien montré. Les tensions sur l’énergie provoquent en effet des tensions sur les dépenses des ménages. Lorsque j’ai travaillé en 2010 sur le précédent choc pétrolier, j’avais constaté que les ménages modifiaient rarement leurs modes de déplacement dans le cadre des mobilités domicile-travail, mais que les dépenses liées à la mobilité affectaient d’autres postes, comme l’alimentation et les loisirs – à l’exception des loisirs des enfants, généralement préservés. La population est donc prête à changer de comportement, à condition que les moyens lui en soient donnés.
M. Antoine Armand, rapporteur. Cette première audition vise à mieux comprendre les choix faits par le passé, sans anachronisme, en jugeant les actes et les personnes de leur temps dans leur temps. Nous vous remercions pour cet éclairage historique et anthropologique sur les politiques publiques et les évolutions des comportements, du débat public et de l’opinion publique à l’égard de l’ensemble du mix énergétique et en particulier de l’industrie nucléaire. Monsieur Bouvier, je vous invite à terminer le panorama que vous avez interrompu aux années 1990. Par ailleurs, comment, selon vous, le discours des politiques publiques et le discours sur l’énergie ont évolué en France des années 1980 à nos jours ?
M. Yves Bouvier. Les années 1980 sont caractérisées par deux événements majeurs. La catastrophe de Tchernobyl a entraîné un changement radical de notre rapport au nucléaire, dont nous ne mesurons toujours pas l’ampleur. Pour l’industrie nucléaire, il y a un avant et un après Tchernobyl. Les controverses qui ont suivi la communication des pouvoirs publics autour de l’événement restent un fait marquant dans l’opinion publique. L’autre basculement est le contre-choc pétrolier. Le premier choc pétrolier avait donné lieu à des politiques d’économie de l’énergie, de lutte contre le gaspillage et des soutiens à la rénovation et l’isolation. Or, ces changements de comportement ont été balayés par une sorte d’opportunité financière, les économies d’énergie n’étant plus nécessairement productrices d’économies pour la nation.
Dans les années 1990 et 2000, les débats sur l’énergie ont été appréhendés au travers du prisme de l’environnement ; on a assisté à une « environnementalisation » de ceux-ci. Au niveau individuel, l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME) puis l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) ont assuré une communication importante autour des gestes du quotidien, faisant de l’énergie une question d’abord environnementale. Cet effet socioculturel s’est également illustré par le progressif détachement de l’énergie du ministère de l’industrie ou de l’économie pour être rattaché au ministère de l’environnement dès 2007. Pour les opérateurs du secteur de l’énergie, les individus et les responsables politiques, les questions énergétiques font désormais partie d’un cadre environnemental, ce qui n’était pas le cas auparavant, ni même au début des années 1980.
M. Antoine Armand, rapporteur. Juste une question de précision sur le tournant que vous évoquez, en recourant au terme d’« environnementalisation ». Traduit-il la prépondérance, dans le débat public et dans la prise de décisions, accordée à l’environnement et non plus à l’industrie ou à la souveraineté, comme c’était le cas dans les années 1970 ?
M. Yves Bouvier. C’est cela. Par exemple, des éléments environnementaux sont intégrés aux renégociations des concessions des barrages électriques, en termes de débit ou au regard de la biodiversité, lorsqu’il est question de leur rénovation. Les consommations et les émissions de carbone, plutôt que son utilité économique, deviennent la mesure de l’énergie.
Le tournant environnemental de la politique énergétique s’accompagne aussi d’une prééminence d’une logique de marché financière et économique, liée à la concurrence des fournisseurs d’énergie. Le citoyen, qui est aussi usager, client et consommateur, se trouve confronté à la complexité du sens donné à l’énergie, qu’il ne maîtrise pas totalement.
M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles conséquences chacun des trois accidents nucléaires considérés comme majeurs – Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima – a-t-il eues sur la politique énergétique dans les pays touchés et ailleurs dans le monde ? Identifiez-vous un rapport entre l’ampleur de ces accidents et la réalité de l’importance du changement de la politique énergétique ?
M. Yves Bouvier. Ces trois accidents ont eu des répercussions différentes. Ils ont donné lieu à des missions d’études approfondies, à de nouvelles règles de sécurité et à des investissements parfois considérables, notamment dans le cas de Fukushima. L’accident de Three Mile Island est notable par sa médiatisation, qui s’explique à la fois par l’évacuation de la population, et par le fait que cet accident survienne dans un pays moderne, les États-Unis, où un tel événement semblait inimaginable. Des enquêtes sont alors lancées par la Commission européenne, afin d’accélérer l’établissement de normes européennes. Le prolongement en est le design commun de l’EPR dans ses débuts.
L’accident de Tchernobyl a soulevé la question de la sous-estimation de ses effets et de la nécessité d’une expertise indépendante. Il a d’ailleurs mené à la création de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad). L’opinion publique retient avant tout de Tchernobyl le mensonge autour du nuage. L’industrie nucléaire en est sortie durablement affaiblie : durant plusieurs années, l’image d’un nucléaire honteux perdure.
Enfin, Fukushima a joué un rôle d’accélérateur à la sortie du nucléaire en Allemagne et à l’organisation d’un referendum en Italie. Après cet accident, la France se retrouve l’un des seuls pays à avoir des centrales nucléaires, voire à envisager un programme nucléaire de renouvellement. Ainsi, le choix de La Grande-Bretagne de reconstruire des centrales nucléaires est apparu comme bienvenu pour l’industrie nucléaire française.
Mme Nathalie Ortar. J’avoue ne pas être spécialiste dans le domaine nucléaire. Le fait que le gouvernement ait délibérément caché la gravité des événements lors de l’accident de Tchernobyl a durablement affecté la perception du nucléaire en France. Les menaces sur les centrales en Ukraine réactivent ce sentiment d’angoisse, notamment dans les territoires où des Français ont été victimes des répercussions de l’accident, faute de détection préalable. Les Alpes maritimes, par exemple, ont été fortement touchées. Des taches radioactives, appelées « taches de léopard » ont été retrouvées dans des bacs à sable dans des écoles, où des enfants sont massivement tombés malades de leucémie, ce qui a par la suite été étayé scientifiquement. La difficulté réside dans la coexistence de résultats scientifiques et d’éléments relevant de l’ordre de la rumeur.
M. Antoine Armand, rapporteur. Comment jugez-vous le niveau d’information de la société française et le niveau d’enrichissement du débat public sur la question énergétique depuis les années 1970-1980 ? Est-il plus ou moins important que sur d’autres questions techniques ? A-t-il progressé ? Les représentations l’ont-elles emporté sur le fonctionnement technique du modèle énergétique ?
Mme Nathalie Ortar. J’ai commencé à travailler sur les questions énergétiques en 2004, alors que je m’intéressais aux coûts liés aux déplacements des ménages périurbains. Ces derniers m’indiquaient généralement qu’ils ignoraient combien leurs déplacements leur coûtaient précisément. Leur refus de compter s’apparentait à une forme de déni. Ces mêmes questions ont été posées de manière récurrente dans les années suivantes. Or, le discours a changé. En effet, les ménages évaluent les coûts liés aux dépenses automobiles. De plus, ils réfléchissent davantage aux différents types d’énergie utilisée et aux émissions que ces dernières engendrent. Les ménages qui se déplacent en véhicule diesel en milieu rural ont ainsi tendance à se justifier, en arguant notamment du moindre coût de ces véhicules et de l’impossibilité d’utiliser d’autres modes de déplacement sans aides du gouvernement.
En outre, la population s’interroge de plus en plus sur le mix énergétique utilisé de manière domestique. Les choix énergétiques sont pris en fonction de coûts et des critères environnementaux, y compris par les ménages modestes. En effet, lorsqu’ils n’ont pas les moyens d’opter pour des choix plus respectueux de l’environnement, ces ménages font part de regrets, par exemple lorsque, dans le cadre d’une accession à la propriété, l’acquisition d’une maison à basse consommation énergétique reste hors de portée.
La prise de conscience de la question énergétique est donc de plus en plus importante, et elle s’associe à des critères environnementaux. Il est intéressant que ces critères se soient progressivement affirmés comme des éléments de réflexion pour les ménages dans le choix de leur manière de se déplacer ou de se loger.
M. Yves Bouvier. Les autorités, les entreprises et les associations, y compris environnementalistes, ont toujours mené un effort de pédagogie important. Depuis les années 1970, le débat a toujours été très riche. Le citoyen ne manquait pas d’informations, même s’il n’avait pas toujours la capacité de les trier. Toutefois, dans le domaine du nucléaire, la transparence et l’abondance d’informations ne signifient pas la parfaite information du citoyen. Enfin, la principale information retenue par les citoyens dans le domaine énergétique reste la facture. Face à une augmentation des prix, dans un contexte de mise en concurrence de différentes énergies, le révélateur du prix domine, comme cela a été constaté dans les années quatre-vingt lors du contre-choc pétrolier et au début des années 2000 avec l’abondance énergétique jointe à des prix relativement bon marché.
M. le Président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie et vais donner la parole aux autres membres de la commission d’enquête.
Mme Olga Givernet (RE). Vous avez évoqué un grand nombre de facteurs expliquant les décisions prises en matière énergétique. Les besoins énergétiques de la population en font partie. Madame Ortar, comment ces besoins ont-ils évolué ? Par ailleurs, existe-t-il d’autres facteurs que ceux que vous avez mentionnés permettant d’éclairer les décisions politiques dans ce domaine ?
M. Frédéric Falcon (RN). Monsieur Bouvier, depuis 2002, un véritable virage s’est opéré, initié par l’Allemagne. Quels sont les effets de la politique allemande sur les prises de décisions politiques françaises, notamment en matière nucléaire ? Existe-t-il un lobby allemand des énergies renouvelables, qui pénaliserait le nucléaire français ?
Madame Ortar, j’ai compris que vous étiez hostile au gaullisme.
M. le président Raphaël Schellenberger. Je remercie les députés de modérer leurs propos envers les universitaires.
M. Frédéric Falcon (RN). Nous ne sommes pas nostalgiques envers le gaullisme, toutefois, nous sommes reconnaissants aux gaullistes d’avoir établi la filière nucléaire qui nous permet de mieux traverser que d’autres nations la crise énergétique. L’inflation est en effet inférieure en France, puisqu’elle atteint 6 % au lieu de 10 % dans l’Union européenne. La filière nucléaire nous permet d’éviter d’importer davantage d’énergie que d’autres pays.
M. le président Raphaël Schellenberger. J’invite les députés à poser des questions aux personnes auditionnées. Nous pourrons procéder à des échanges de vues ultérieurement.
M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Monsieur Bouvier, votre exposé aurait pu aborder la question de la place des citoyens et du débat public dans le choix du nucléaire depuis soixante ans. La décision politique est en effet assez décousue. La Commission nationale du débat public (CNDP) a récemment lancé une procédure sur le nucléaire et sur le mix énergétique, alors que le Président de la République a déjà annoncé six, voire huit nouveaux EPR. Les citoyens semblent dépossédés de leur pouvoir, en amont, lors de la prise de décisions et se voient renvoyés à un rôle de « consommacteurs » : ils émettent le choix énergétique au moment de payer la facture, en aval. Cette situation nous amène à nous interroger sur l’arbitrage individuel et politique entre les limites et les avantages des différentes sources énergétiques et nos besoins primordiaux ou envies en termes de consommation. J’aimerais vous entendre sur ces questions.
M. Yves Bouvier. Mme Givernet m’a interrogé sur les facteurs éclairant les prises de décisions politiques en matière énergétique. J’ai évoqué la lutte contre la pollution atmosphérique. Le grand smog de Londres de 1952 a été un véritable traumatisme. Au début du mois de décembre, le brouillard londonien se charge de poussières de charbon. On compte 5 000 à 6 000 morts en un seul week-end, et un total de 10 000 à 12 000 dans le mois suivant. Les ingénieurs, les médecins et les pouvoirs publics identifient cet événement comme un drame qui ne doit plus jamais se produire. La priorité est alors donnée à la lutte contre la pollution atmosphérique, à laquelle le nucléaire est présenté comme une solution, par des personnalités telles que Louis Armand, tout en fournissant également une réponse à la crise pétrolière de 1956.
Par la suite, les notions d’indépendance partielle et de préservation de la souveraineté se conçoivent aussi dans les usages et les besoins identifiés de la population. L’énergie est donc dotée d’un sens politique, et non plus seulement industriel ou économique.
Monsieur Falcon, le parti vert Die Grünen a effectivement un poids important en Allemagne. Toutefois, il faut également prendre en compte le tournant libéral de l’Europe. La première directive sur l’électricité coécrite en 1996 par la Commission et le Parlement avait une forte dimension sociale. Cette orientation se perd dans les directives suivantes. L’Allemagne s’affirme aussi comme leader d’un marché européen de l’électricité, et pas seulement en ce qui concerne les énergies renouvelables, qui est aussi une façon d’affaiblir EDF, érigé comme figure d’épouvantail par les industriels et responsables politiques allemands. La construction de l’Europe de l’énergie se fait donc contre les grandes structures étatiques. En raison de ces décisions allemandes, le choix a été fait en France de différer des décisions dans le nucléaire au début des années 2000.
Monsieur Laisney, une partie importante des mouvements écologistes se sont construits sur l’idée que le nucléaire était imposé aux populations dans les années 1970. Le nucléaire n’a, en fait, pas été plus imposé aux Français que le TGV ou que d’autres grandes infrastructures. Des débats ont lieu au Parlement. Les crédits ont fait l’objet de discussions et de votes. Ce qui explique l’incompréhension des hauts fonctionnaires ou des chefs d’entreprise. La participation et l’adhésion des citoyens sont en tension dans les années 1970 : les tenants du nucléaire n’ont pas le sentiment de faire une œuvre antidémocratique, quand des associations revendiquent davantage d’expression et d’information. Il est vrai qu’une partie de ces choix n’ont pas fait l’objet de concertation avec les citoyens. Pour autant, ce programme n’était pas pensé comme antidémocratique au milieu des années 1970.
Enfin, il est certain que les hauts fonctionnaires et les responsables d’entreprises mettent du temps à s’emparer des participations politiques. Les citoyens sont alors représentés en tant que consommateurs. Ainsi, à partir de 1975, des rencontres régulières sont organisées avec les associations de consommateurs, mais elles portent sur des éléments de consommation, sur la facture et non sur le choix énergétique.
Mme Nathalie Ortar. Je vous renvoie à nouveau à la thèse de Renan Viguié, qui a étudié l’évolution du chauffage au long du XXe siècle, en travaillant notamment auprès des entreprises. Il montre que si le chauffage électrique a peu de succès en France, c’est d’abord parce qu’il nécessite une isolation thermique des bâtiments suffisante pour être efficace. L’usage de l’électricité pour le chauffage est réservé aux logements neufs répondant à des normes d’isolation. Le second facteur explicatif est le coût toujours élevé du chauffage électrique. Par ailleurs, l’absence de poursuite du programme nucléaire a pour cause l’insuffisance de la demande justifiant la création de nouvelles centrales. L’énergie nucléaire est donc poussée par les gouvernements, mais pas totalement, car ils veillent à une répartition du mix énergétique afin d’éviter la dépendance envers une seule énergie. En outre, on observe une tension permanente entre consommation et économies, entre consommation et prix. Des enquêtes menées auprès de citoyens ont montré que le chauffage électrique est généralement associé à de mauvais souvenirs d’enfance, lorsque les intérieurs étaient très mal chauffés. Il conserve mauvaise presse malgré les nouveaux types de chauffages créés.
Ainsi, votre vision d’ensemble du mix énergétique doit englober la perception des usages et des sensations provoquées par ces usages. Le confort est associé à un ensemble de sensations. Si ce confort n’est pas ressenti, l’usage ne suivra pas. Ce constat vaut également pour les choix de nos futures mobilités, comme en matière thermique.
Les historiens ont largement documenté les réticences répétées sur les différents types d’énergies renouvelables, et notamment l’éolien en France. Elles ont été alimentées autant par des campagnes de désinformation puissantes et organisées que par les ambivalences des gouvernements successifs. L’information est abondante, mais celle qui circule est celle diffusée par l’entourage proche, c’est-à-dire la rumeur. Ainsi, le mix énergétique n’a jamais laissé au renouvelable une part au niveau des objectifs annoncés par les gouvernements successifs.
M. Bruno Millienne (Dem). La politisation de la question énergétique a-t-elle éloigné la possibilité d’atteindre la souveraineté énergétique, fût-elle européenne, en imposant parfois des choix comme celui du diesel ou du tout électrique pour les voitures ? Peut-être aurions-nous dû laisser la main aux scientifiques, même si au début des années 1960 la validité de l’option nucléaire était remise en question avant d’être considérée comme peu carbonée. En effet, nous n’avons pas construit le mix énergétique que nous recherchons désormais.
Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Les différents pays européens n’ont pas réagi de la même manière aux chocs pétroliers. Mme Ortar a abordé la sobriété et la rénovation. Certains pays ont cherché à diminuer la consommation de pétrole pour instaurer une culture du vélo et des transports en commun. La relance nucléaire annoncée sans réel débat démocratique illustre bien la croyance selon laquelle la technologie pourra sauver la planète et le climat sans remettre en cause nos modes de vie. Certains pays européens avaient boycotté des produits français au moment des essais nucléaires lancés par le président Chirac. Le sentiment d’opacité sur la vérité de la filière, la gestion des déchets et leur transport ou encore sur le démantèlement des centrales reste prégnant. J’ai le sentiment que le débat est évité et que la relance technologique est présentée comme une solution à la problématique du réchauffement climatique.
Vous avez évoqué la culture énergétique : quelle est la singularité de la France, notamment du regard de la place sacralisée accordée au nucléaire ?
M. Yves Bouvier. Monsieur Millienne, je dois souligner l’échec de la politique énergétique européenne depuis le traité de Rome. L’Europe s’est construite autour de questions énergétiques – le charbon et l’acier –, sous la forme d’un cartel organisé. Dans les années 1960 et 1970, on trouve de nombreuses esquisses de conception d’une véritable politique énergétique européenne, sur le modèle de la politique agricole commune. Il était même envisagé de construire des centrales nucléaires européennes au sein d’un réseau organisé à l’échelle européenne pour rationaliser la production énergétique. Tous ces projets ont été abandonnés, à l’exception d’une centrale solaire européenne, construite en Italie dans les années 1980. L’une des raisons de cet échec est que les pays européens suivent des stratégies énergétiques différentes, voire divergentes. Le Royaume-Uni et les Pays-Bas ont favorisé le gaz naturel, tandis que l’Allemagne a longtemps opté pour le charbon. En période de crise économique, chaque pays s’appuie sur ses fondamentaux, empêchant l’établissement d’une véritable politique européenne. Des concurrences industrielles expliquent également l’échec de l’émergence d’une véritable concertation européenne – souvent présentée sous le slogan « d’Airbus de l’énergie » – au profit d’une logique de marché commun. La question de la souveraineté est minée par ces échecs successifs. En période de crise, les décisions plus tranchées peuvent-elles être prises ou non ? Celle que nous traversons semble montrer le contraire.
M. Laisney a évoqué la dépossession des citoyens sur la question énergétique. Je ne suis pas certain que les citoyens aient déjà été dotés de pouvoir en ce domaine. Je ne pense donc pas que l’on puisse parler de dépossession. Ainsi, Madame Laernoes, le rôle de l’État comme garant de la fourniture d’énergie fait figure d’évidence dans le système français. De même que l’État a apporté aux Français une énergie relativement abondante, il a mené une politique d’économies d’énergie. Dès 1974, le discours à destination des citoyens s’appuie sur le slogan « en France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ». La promotion des économies d’énergie comme politique publique, au même titre que celle de l’abondance énergétique, relève de ce rôle de l’État. La situation a toutefois changé, puisque dans les années 1950-1960, le consommateur était assez infantilisé. Ce n’est plus le cas. La singularité française dans le domaine énergétique reste toutefois le rôle assigné à l’État dans les usages.
Mme Nathalie Ortar. La France est constituée de grands corps d’État, qui ont fabriqué et promu des décisions sur le choix des énergies à favoriser et sur les infrastructures à développer. Leur rôle dans la décision politique est spécifique à la France. Pour ma part, je ne pense pas qu’il faille donner la main aux scientifiques. Cela reviendrait à une forme de dictature. Le débat politique doit être éclairé par des scientifiques, issus de différents horizons. Cependant, le débat scientifique doit ensuite servir à informer des décisions prises par les citoyens et leurs représentants – d’où l’importance d’une formation efficace des personnels politiques sur l’ensemble des questions dans ce domaine, y compris les plus techniques. S’il y a eu une tendance à s’en remettre à des compétences scientifiques, tout choix énergétique est une décision avant tout politique et éthique.
L’État a toujours eu conscience que les citoyens ne devaient pas dépenser plus que de raison en matière énergétique, du fait de notre absence de souveraineté énergétique. En revanche, vous avez évoqué la culture du vélo. Aux Pays-Bas, dans les années soixante-dix, cette culture s’est développée sous l’impulsion de la population dans un pays qui n’avait pas d’industrie automobile. La volonté des citoyens a abouti à la politisation de la question. Les mêmes mouvements ont été observés en France, mais la poursuite de l’industrialisation du parc automobile a alors été favorisée. M. Millenne a parlé du choix de la voiture électrique. Cependant, il ne faut pas oublier que d’autres mouvements pourraient se développer en parallèle.
M. Charles Rodwell (RE). Vous avez évoqué la relance de l’industrie nucléaire dans les années 1970 à l’appui de technologies étrangères, notamment américaines. Pourriez-vous apporter des précisions sur le cadre de cette aide technologique ? Il me semble qu’il s’agissait de licences Westinghouse. S’agissait-il de transferts technologiques achetés par la France, ou d’une coopération énergétique entre des chercheurs des deux pays pour plusieurs années ?
Mme Sophia Chikirou (LFI-NUPES). J’ai retenu de vos propos que le choc pétrolier de 1973 a été l’occasion d’une première vague de sobriété énergétique traumatisante pour la population. Pour la première fois, les citoyens ont été contraints de changer leurs habitudes. Vous indiquez toutefois que les comportements n’ont pas réellement changé, si ce n’est que les orientations industrielles ont induit des comportements. La seule préoccupation des usagers était, et reste, le confort, davantage que la provenance de l’électricité. Comment est vécue l’exigence de sobriété énergétique en 2022 ? L’appel au col roulé et à la doudoune fonctionne-t-il face au besoin de confort ? Comment les choix industriels du Président de la République sont-ils compris ? Les citoyens sont-ils prêts à envisager des choix radicalement différents, qui ouvriraient la voie à une souveraineté totale, comme la sortie du nucléaire ou la fin des énergies carbonées ? Si c’est le cas, quelles en seraient les conditions ? La première exigence des Français reste-t-elle le confort ?
M. Philippe Bolo (Dem). La recherche de l’indépendance énergétique par le nucléaire est aussi un prix à payer. Dans quelles conditions économiques l’entrée dans le nucléaire dans les années 1950-1960 s’est-elle faite, alors que le charbon était perçu comme une énergie facilement accessible ? Que nous enseigne l’histoire sur le lien entre les dynamiques d’investissement ou de désinvestissement dans le nucléaire et la richesse nationale ? Qu’est-ce qui détermine le choix envers les énergies concurrentes ?
Mme Danielle Brulebois (RE). On peut difficilement imposer des décisions contre l’opinion publique. Les accidents de Tchernobyl et de Fukushima ont été déterminants dans le choix de l’énergie nucléaire. Dix ans après cette dernière catastrophe, on assiste à un basculement de l’opinion publique, puisque 59 % des Français sont favorables au nucléaire. Partagez-vous ce constat ? Comment expliquez-vous que les écologistes ne s’élèvent autant plus contre le nucléaire ?
Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Il est souvent avancé que sous l’effet du choc pétrolier de 1973, l’État aurait surinvesti dans sa capacité nucléaire, aboutissant à un surdimensionnement du parc nucléaire. Certains affirment qu’il aurait été multiplié par deux par rapport à la taille nécessaire pour couvrir les besoins de la population française à l’époque. Qu’en pensez-vous ?
Existe-t-il un pays en Europe ou dans le monde qui afficherait une meilleure souveraineté énergétique que la France, et, le cas échéant, grâce à quels facteurs ?
Mme Nathalie Ortar. Madame Chikirou, au cours des nombreux entretiens que j’ai réalisés avec des familles sur les questions énergétiques, j’ai régulièrement regretté d’avoir retiré mon manteau tant il faisait froid. La question du col roulé fait donc malheureusement partie du quotidien de nombreux Français qui depuis des décennies ont du mal à se chauffer parce que leur logement est mal isolé ou en raison de leurs difficultés financières. Des études se sont intéressées aux facteurs et aux effets de la vulnérabilité énergétique des ménages. La période actuelle est marquée par le redoublement des difficultés énergétiques en raison de la hausse des coûts de l’énergie, qui a fait basculer certains ménages dans la précarité énergétique.
L’exigence de sobriété sera appréhendée différemment en fonction des échelles de la société. Pour les ménages les plus pauvres, la hausse des dépenses énergétiques représentera une contrainte supplémentaire qui engendrera des privations sur d’autres postes pour continuer à se chauffer. Pour les plus riches, cette exigence se traduira par une nécessité d’investir dans la rénovation thermique. Cela dépendra aussi des moyens qui seront donnés à la population pour y faire face. Une aide pour faire face aux coûts de l’énergie, comme l’a proposé l’État, est bienvenue pour les ménages les plus en difficulté ; mais elle devra être associée à une vision de plus long terme, afin d’identifier les facteurs structurels de fragilité énergétique. Cette dernière est liée à notre type de bâti, et se pose de manière aiguë principalement pendant la période hivernale, mais aussi de plus en plus pendant la période estivale.
Madame Brulebois, l’énergie nucléaire est présentée comme une énergie décarbonée sans autre conséquence sur l’environnement. Cependant, ce constat doit être interrogé dans le contexte de changement climatique intense.
Madame Meynier-Millefert, la Norvège affiche une souveraineté énergétique plus forte que celle de la France, car le pétrole et l’eau dont elle dispose en abondance lui permettent d’investir dans d’autres énergies décarbonées.
M. Yves Bouvier. La décision de relancer l’industrie nucléaire avait été largement préparée au cours des années 1960 par la commission pour la production d’électricité d’origine nucléaire (PEON), qui comparait les différentes filières. Dès le milieu des années 1960, des contacts sont établis entre les industriels français et américains. Les États-Unis faisaient partie du programme Atoms for Peace, qui soutenait le nucléaire civil, à condition de solliciter des entreprises américaines. En 1969, la France opère un revirement lorsque le directeur général d’EDF Marcel Boiteux annonce pendant l’inauguration de Saint-Laurent-des-Eaux la commande de réacteurs américains à eau légère, alors même que le président de la République ne l’a pas encore rendue publique. Deux accords de licence sont conclus, le premier entre Schneider, Creusot-Loire et Westinghouse sur les réacteurs à eau pressurisée, et le second entre la Compagnie générale d’électricité, qui comprenait alors Alstom, et General Electric pour des réacteurs à eau bouillante. Dans les deux cas, il s’agit d’accords de licence : les industriels français doivent payer des royalties aux sociétés américaines. Des ingénieurs sont massivement formés aux États-Unis et l’élaboration des capacités industrielles françaises est suivie par les industriels américains.
L’accélération du programme nucléaire en 1974-1975, sous la conduite de Valéry Giscard d’Estaing, laisse place à une francisation de la filière technique. Les pouvoirs publics font entrer le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui avait été laissé de côté, dans les participations industrielles, notamment au sein de Framatome. Des investissements importants en R&D sont menés afin de s’affranchir des brevets américains. Un effort similaire est mené à Belfort avec la turbine Arabelle d’Altsom. En 1981, l’accord avec Westinghouse est renégocié et devient un accord de partenariat. Cette francisation de la technologie ouvre des marchés internationaux aux entreprises françaises. Un processus similaire de captation et de transformation des brevets est désormais à l’œuvre dans d’autres pays, notamment en Chine.
Depuis la fin du XIXe siècle, l’utilisation rationnelle de l’énergie et l’éducation des consommateurs afin d’économiser l’énergie sont promues, notamment auprès des jeunes filles : la bonne ménagère de la IIIe République est celle qui saura économiser du charbon, car la France n’en a pas suffisamment et en importe environ un tiers dès le XXe siècle. Ainsi, si la question de la sobriété se pose avec d’autant plus d’acuité lors des crises, elle est un axe fort de tous les discours de politique énergétique depuis la fin du XIXe siècle. Par ailleurs, le poids de la facture énergétique pour les ménages rend la question de la sobriété sensible pour nombre d’usagers. Les choix industriels ont rarement garanti une abondance de l’énergie : ils ont toujours été relativement mesurés dans la manière dont ils étaient présentés. Si quelques économistes américains voyaient dans le nucléaire une électricité si abondante qu’elle en deviendrait gratuite, en France aucun ingénieur ne s’est orienté dans cette voie, car ce n’était pas la posture de la puissance publique. Les utopies d’une énergie abondante ont eu peu de place en France.
Monsieur Bolo, les pays qui ont mis en œuvre des programmes nucléaires sont ceux dans lesquels l’État a pu se porter garant. Les rapports entre l’État et EDF sont ainsi marqués par une forte conflictualité au cours des années 1970. Georges Pompidou confie aux entreprises publiques une plus grande autonomie de gestion. En tant qu’entreprise publique, EDF finance une partie du programme nucléaire par des crédits publics, reçus par l’État, son actionnaire, mais également par des emprunts sur le marché national et les marchés extérieurs, engendrant une dette en dollars qui deviendra problématique dans les années 1980. Dans le même temps, l’État ne laisse pas EDF fixer le prix de l’électricité ni faire ses propres choix dans les commandes publiques. En 1971 ou 1972, Marcel Boiteux invite l’État à faire preuve de « déontologie administrative » dans une tribune du Figaro. Cette formulation est révélatrice du rôle de l’État dans le domaine de l’énergie : entre la responsabilité laissée aux industriels et les multiples interventions de l’État, en matière tarifaire notamment, la situation se révèle souvent floue et inconfortable au final.
Le choix d’investir dans d’autres énergies s’est effectivement posé. Cela a peu été le cas dans les années 1970, malgré quelques investissements dans l’énergie solaire.
Enfin, en France, énergie nucléaire et gaz naturel se sont développés parallèlement, et non de manière concurrente comme dans d’autres pays. Les accords d’approvisionnement en gaz naturel avec l’Algérie en 1971 et avec l’Union soviétique en 1980 ont assuré deux formes de réduction de la dépendance pétrolière, par le nucléaire et par le gaz naturel. L’essor de ces deux formes d’énergie dans les années 1980 est assez remarquable.
Les études montrent de fortes variations de l’opinion publique sur le nucléaire. Depuis quelques années, toutefois, la référence au climat s’est affirmée, alors que dans les années 1980-1990, l’hostilité envers le nucléaire s’appuyait principalement sur la question de la gestion des déchets à long terme, portée par les mouvements environnementaux.
Enfin, vous m’avez interrogé sur le surinvestissement de l’État dans le nucléaire dans les années 1970. L’État prévoyait un doublement de la consommation tous les dix ans. Cette estimation était adoptée dans les schémas du commissariat général du plan. Au début des années 1970, le chiffre de 200 réacteurs nucléaires en 2000 était fréquemment avancé dans les hypothèses, sans que leur construction réelle soit envisagée. L’État a investi massivement dans le nucléaire pour répondre à la consommation prévue dans les années 1980. Lorsque le nucléaire représente environ 75 % de la part de l’électricité, au milieu des années 1980, on constate en effet un surdimensionnement. Toutefois, ce dernier est aussi lié à l’effondrement de la consommation industrielle, résultant notamment d’une désindustrialisation dans le secteur des entreprises électro-intensives. Il se traduit par des contrats entre l’État et EDF faisant de l’exportation d’électricité un objectif pour l’entreprise, afin d’assurer des rentrées d’argent. En 1990, la production d’électricité nucléaire a atteint le niveau qui était souhaité en 1970.
Mme Meynier-Millefert (RE). Ce surplus a donc été orienté vers les bâtiments et le chauffage électrique.
M. Yves Bouvier. Pas véritablement. Le développement du chauffage électrique, à partir du début des années 1970, a été préconisé pour les logements neufs bien isolés. Toutefois, il s’agissait de chauffage électrique à partir du fioul. Dans les années 1980, alors plus de 60 % des logements neufs étaient équipés de chauffage électrique, l’émergence de cette tendance a permis d’absorber une partie de l’électricité des centrales nucléaires, notamment parce que le chauffage fonctionnait la nuit, équilibrant la consommation industrielle de jour. Ainsi, le chauffage électrique permettait de rentabiliser un nucléaire de base relativement haut, avec la mise en place de tarifs spéciaux.
M. le président Raphaël Schellenberger. Cette première d’audition a notamment permis de replacer la question de l’indépendance énergétique dans le temps, de distinguer les notions d’indépendance et de souveraineté, de dater la prise en compte des enjeux environnementaux puis climatiques, d’évoquer la place du marché et de la planification dans le secteur énergétique et de s’intéresser aux comportements individuels, au regard en particulier de l’exigence de confort, qui appellent une réflexion sur les politiques publiques.
Je vous remercie tous deux pour vos éclairages.
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2. Audition de M. Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris (2 novembre 2022)
M. le président Raphaël Schellenberger. Mes chers collègues,
Je vous propose de débuter notre deuxième audition de l’après-midi.
Je remercie Jean-Marc Jancovici d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Nous venons de commencer nos travaux puisque notre commission s’est installée la semaine dernière et que notre première audition a eu lieu avec une anthropologue et un historien de l’énergie. Nous cherchons à brosser, de façon générale, le paysage énergétique de la France avant d’entrer progressivement plus en détail dans le processus décisionnel.
Monsieur Jancovici, vous êtes professeur à Mines Paris, membre du Haut Conseil pour le Climat et fondateur du Shift Project. Merci d’avoir répondu à notre demande d’audition dans des délais extrêmement contraints, liés à l’agenda de l’installation de notre commission. Vous êtes par ailleurs relativement connu des Français pour vous exprimer régulièrement sur les sujets de l’énergie dans les médias.
S’agissant d’une commission d’enquête, il me revient, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment.
(M. Jean-Marc Jancovici prête serment.)
Vous avez la parole pour un propos introductif.
M. Jean-Marc Jancovici, Professeur à Mines Paris. Premièrement, je précise que je ne m’exprime au nom d’aucune des instances pour lesquelles mon nom figure ici. Je ne suis pas du tout habilité à m’exprimer au nom du Haut Conseil pour le climat, de Mines Paris, de Carbone 4 ou du Shift Project.
Deuxièmement, concernant le titre même de votre commission, je souhaite préciser que la France n’a jamais été indépendante énergétiquement depuis qu’elle a quitté l’ère des énergies renouvelables. Nous étions indépendants énergétiquement à l’époque où nous utilisions exclusivement les pierres et le bois du sol français pour construire des moulins à vent et à eau ainsi que le bois et l’herbe française pour faire avancer des animaux de trait.
Depuis que nous sommes entrés dans l’ère des combustibles fossiles, de l’énergie nucléaire et des nouvelles énergies renouvelables, nous ne sommes pas indépendants car il existe une imbrication des énergies en raison de laquelle nous ne pouvons dégager une énergie de façon individualisée. Nous ne construisons pas de réacteurs nucléaires sans métallurgie, donc sans charbon. Nous ne fabriquons pas de panneaux photovoltaïques sans électricité, donc sans charbon. Nous n’importons pas depuis la Chine sans pétrole.
Sauf à ce qu’un pays maitrise sur son sol la totalité des énergies actuellement utilisées dans le monde et exploite sur son territoire la totalité des mines métalliques nécessaires pour fournir les dispositifs d’extraction de l’énergie et de transformation en des vecteurs énergétiques permettant d’alimenter nos machines, nous ne pouvons pas parler d’indépendance ou de souveraineté énergétique. Ainsi, aucun pays n’est indépendant ou souverain énergétiquement. L’Arabie saoudite a davantage de pétrole que la France mais ne dispose pas de mines de fer sur son sol. Si ses frontières étaient fermées, elle ne pourrait pas exploiter son pétrole.
Les mots ayant un sens, je voulais attirer l’attention sur le fait que l’indépendance n’existe pas stricto sensu. Les bonnes questions me semblent être de savoir de qui nous dépendons, dans quelles proportions et avec quelles aptitudes à nous retourner en cas de problème. Ces questions sont nécessairement quantifiées et calendées. Mener un débat philosophique sur l’indépendance n’a pas beaucoup d’intérêt pratique.
S’agissant de l’énergie finale — qui alimente les machines qui nous rendent la vie si douce telles que les ascenseurs, les tractopelles, les trains ou encore les laminoirs —, l’essentiel de l’énergie entrant dans les machines en France est composé de combustibles fossiles. Sauf erreur de ma part, la France n’exploite plus de gisement de gaz sur son sol et extrait de l’environnement 1 % du pétrole qu’elle consomme.
Il y a une quinzaine d’années, j’avais participé, dans une autre salle de l’Assemblée, à un colloque organisé par Yves Cochet sur le pic de production du pétrole, qui avait suscité des moqueries. Je voudrais rappeler que le pic de production du pétrole conventionnel est passé depuis. Tout ce qui n’est pas le shell oil américain et les sables bitumineux canadiens a connu un pic en 2008 dans le monde, ce qui a un lien direct avec la crise des subprimes. Depuis, la production décline. L’Europe est en approvisionnement contraint à la baisse pour le pétrole depuis cette date. Le phénomène, dont les raisons sont géologiques, va s’accélérer dans les décennies à venir.
Un travail très complet, réalisé par le Shift Project et disponible sur notre site, porte sur les possibilités de production de pétrole sous seule contrainte géologique par les seize premiers fournisseurs de l’Europe, qui sont par ailleurs les seize premiers producteurs mondiaux (hors Brésil et Canada). La conclusion de ce travail, mené par deux anciens cadres dirigeants de Total chargés de l’évaluation des gisements et de l’exploration, stipule que la production de nos seize premiers fournisseurs devrait être divisée par deux avant 2050, ce qui signifie que leurs exportations vers l’Europe seront entre deux et vingt fois plus faibles. Nous devons donc nous attendre à une perte de souveraineté sur le pétrole, et pas des moindres.
En novembre, le Shift Project publiera un travail similaire concernant le gaz, confié à des personnes de même envergure et produit à partir de données issues du même endroit, à savoir une base de données des gisements de pétrole et de gaz dans le monde auxquels nous avons eu accès. Le résultat de ce travail est que, pour le gaz, le pic mondial de production est 2030 et que, pour la mer du Nord, ce pic a eu lieu en 2005.
Si nous ajoutons à ces éléments le fait que le charbon est en déplétion géologique en Europe depuis 1950, l’Europe est en « perte de souveraineté » sur toutes les énergies fossiles (depuis 2005 pour le gaz et 2008 pour le pétrole).
Sur les énergies fossiles, qui sont le premier moteur de la civilisation dans laquelle nous vivons, la question de la perte de souveraineté est déjà à l’œuvre depuis longtemps. Cette perte va s’accélérer et se traduire directement en contraction de flux de toute nature, que nous avons l’habitude de résumer classiquement sous l’angle du produit intérieur brut (PIB).
M. le président Raphaël Schellenberger. Merci. Tout d’abord, la question du climat — et donc celle du cycle carbone, très long pour les énergies fossiles, plus court pour la biomasse et absent pour les énergies renouvelables ou pour le nucléaire — occupe une place centrale dans le débat public. Quel est, à l’échelle du climat, le pas de temps acceptable du cycle carbone ? Pourquoi le bois serait-il acceptable alors que le charbon ne l’est pas ?
M. Jean-Marc Jancovici. Je préciserai tout d’abord que le cycle carbone des énergies renouvelables et du nucléaire n’est pas inexistant si nous regardons en analyse de cycle de vie puisque du charbon et de la chimie organique sont nécessaires, respectivement pour réaliser de la métallurgie et de la chimie organique en amont. Ensuite, il faut calculer ce cycle carbone et le résultat des comptes n’est pas le même concernant les différentes énergies.
Dans le domaine climatique, nous raisonnons en général au pas de temps de l’année, que nous considérons comme neutre lorsqu’une émission et une reprise de l’atmosphère ont lieu la même année.
Les combustibles fossiles stockent du carbone retiré à l’atmosphère il y a quelques dizaines à quelques centaines de millions d’années, soit environ le temps qu’il faut pour faire du gaz, du charbon ou du pétrole à partir de résidus de vie ancienne. Ces derniers proviennent des fougères ayant poussé au carbonifère pour le charbon et du plancton qui s’est développé dans la mer entre il y a 5 millions d’années et 400 millions d’années pour le pétrole et le gaz. Ces résidus de vie ancienne ont été enfouis par la tectonique des plaques sous le sol, distillés par la géothermie, ce qui a pris quelques dizaines à quelques centaines de millions d’années. Lorsque nous déstockons ce carbone accumulé — ces « poches de soleil anciennes », comme le dit très joliment Yann Arthus Bertrand — et que nous le remettons dans l’atmosphère, nous créons une asymétrie entre le rythme auquel la vie peut reprendre du carbone, de l’atmosphère et le rythme auquel nous déstockons le carbone anciennement stocké.
La biomasse n’est pas nécessairement neutre en carbone, ce qui constitue toute la difficulté du décompte. Pour que la biomasse soit considérée comme neutre en carbone, il faut prélever dans un stock qui, si nous ne l’utilisions pas, serait à l’équilibre, avec, chaque année, une partie des arbres qui meurent et de jeunes arbres qui repoussent. À partir du moment où nous prélevons, dans un stock qui est à l’équilibre, une quantité moins importante que ce que nous appelons l’accru forestier annuel, c’est-à-dire la quantité de biomasses qui se forment par photosynthèse, nous considérons que nous avons affaire à une énergie renouvelable. Si nous prélevons plus, nous considérons qu’il s’agit de déforestation et cela n’appartient pas aux énergies renouvelables. Toute la difficulté est que, dans une partie des réglementations incitant à l’utilisation de la biomasse, nous ne sommes pas capables de fixer des seuils au-delà desquels nous basculons dans la déforestation.
Par ailleurs, dans ce genre de cas de figure, nous savons très mal tenir compte des effets dominos ou des effets de transfert. Aujourd’hui, le colza que nous faisons pousser en France pour fabriquer des agrocarburants est considéré comme de la biomasse neutre en carbone. Or, plutôt que de faire pousser ce colza, nous pourrions très bien diminuer la taille des voitures et faire pousser du soja et de la luzerne, ce qui éviterait des importations du Brésil et de la déforestation. Ainsi, je peux considérer que le colza empêche, par effet d’éviction, d’introduire en France des cultures qui engendreront de la déforestation. Dois-je considérer que ce colza est neutre en carbone ? De nombreuses questions de méthodes sont très compliquées concernant la biomasse et, actuellement, la terre est en déforestation à l’échelle planétaire. Nous pouvons penser que chaque culture énergétique est, en tant que culture marginale, responsable d’une partie de la déforestation que nous pourrions éviter sans cette culture.
M. le président Raphaël Schellenberger. Pour décarboner l’économie à l’échelle de la planète, le seul chemin est-il la décroissance ?
M. Jean-Marc Jancovici. Je pense que nous ne réussirons pas à éviter la décroissance. Au vu des flux physiques, l’Europe connait déjà une décroissance depuis 2007 ou 2008, c’est-à-dire le moment du pic d’approvisionnement pétrolier. Un premier exemple est que le nombre de mètres carrés construits en Europe a atteint un pic en 2007, jamais atteint depuis. Un deuxième exemple est que la quantité de tonnes chargées dans les camions a été maximale en 2007. Mesurer la production industrielle — qui est mesurée en euros — avec une unité strictement physique telle que les tonnes ou les mètres cubes permettrait d’obtenir une réponse beaucoup plus claire.
En tant qu’élites urbaines préservées du système, vivant en ville loin des flux physiques, nous ne nous rendons pas compte que nous connaissons une décroissance. Nous ne sommes pas les premiers à nous rendre compte avec nos sens que nous vivons déjà une espèce de décrue larvée en Europe. Les Italiens, les Espagnols et les Portugais s’en rendent très bien compte.
Cette décrue va malheureusement s’accélérer car les combustibles fossiles, qui subissent eux-mêmes une décrue, jouent un rôle si central dans l’émergence de la civilisation dans laquelle nous vivons que cette décrue ne sera pas compensée par une autre forme d’énergie décarbonée dans les temps, compte tenu des ordres de grandeur qui sont en jeu. Les énergies décarbonées pourront jouer un rôle d’amortisseur — ce qui justifie l’intérêt de leur production — mais elles ne parviendront pas complètement à éviter une remise en cause car les combustibles fossiles sont absolument partout. Je ne crois pas à la possibilité de faire une civilisation telle que celle que nous connaissons actuellement sans combustible fossile.
En utilisant de moins en moins de combustibles fossiles, nous vivrons ce que nous appelons la décroissance, la contraction ou la sobriété, c’est-à-dire que nous devrons vivre avec moins de choses physiques. Il nous appartient que cette décroissance ne soit pas une catastrophe. Toutefois, je ne crois pas que nous y échapperons, pour des raisons physiques notamment.
M. le président Raphaël Schellenberger. Premièrement, vous avez évoqué la quantité de ressources que nous importons mais comment mobilisons-nous les ressources sur notre sol, notamment les ressources minières comme le lithium ?
Deuxièmement, comment construire des scénarios énergétiques crédibles ? Nous sortons d’une période où nous avons vu beaucoup de scénarios énergétiques se contredire. Quelle méthode devrions-nous adopter pour construire des scénarios énergétiques crédibles ?
M. Jean-Marc Jancovici. Aucune de ces deux questions n’a une réponse simple.
Concernant l’exploitation des ressources, encore faudrait-il que nous en ayons. Le sol français n’a plus beaucoup de charbon et de minerais de fer. Je ne sais pas s’il a contenu des minerais de cuivre mais, le cas échéant, ils doivent être peu nombreux à ce jour. Certes, nous disposons de certaines ressources que nous pouvons exploiter mais il n’est pas du tout certain que nous ayons la possibilité d’exploiter certaines autres ressources.
S’agissant des ressources métalliques, il y a un cercle vicieux — ou, en tout cas, d’asservissement — entre l’énergie et les métaux car, avec le temps, la teneur en métal des minerais baisse, ce qui signifie qu’il faut de plus en plus d’énergie pour produire une tonne d’un métal donné. Par exemple, au début de l’exploitation minière des premières mines de cuivre exploitées dans le monde, et notamment dans la mine de Rio Tinto, le cuivre représentait entre 15 à 20 % en poids dans le minerai. Aujourd’hui, dans le minerai des mines exploitées dans le monde, la teneur moyenne en cuivre s’élève à 0,4 % en poids. Il existe un mouvement général de baisse de la teneur en métaux dans toutes les mines exploitées dans le monde. Une partie des mines françaises ont été abandonnées parce que la teneur devenait trop basse et que ces mines n’étaient pas rentables en comparaison avec d’autres gisements plus intéressants dans le monde.
Pour accéder aux métaux, de l’énergie est nécessaire. Or, les ressources que nous pouvons éventuellement trouver en France sont inévitablement conditionnées à la quantité d’énergie dont nous pouvons disposer pour accéder à ces métaux et, par ailleurs, à l’inventaire de départ. Nous resterons nécessairement dépendants, pour partie, d’éléments qui ne viennent pas de France. Au vu des quantités de cuivre impliquées dans le développement de tout ce qui est électrique, il est évident qu’en France, nous ne pouvons pas déployer quoi que ce soit de significatif comme mode renouvelable — ou même non renouvelable — et comme usage aval électrique sans importer du cuivre. Je ne sais pas si ce sera facile ou difficile.
Concernant le cuivre, une information a récemment été publiée par l’agence internationale de l’énergie (AIE), disant que les mines de cuivre en fonctionnement et en cours de développement dans le monde passeraient leur pic entre maintenant et dans deux ans. Or, pour que de nouveaux projets de mines voient le jour, il faut compter entre dix et quinze ans.
La création de scénarios crédibles est très compliquée. Au sein du Shift Project, nous avions modestement fait un discours de la méthode sur les scénarios électriques, qui nous a valu des dialogues très nourris et fructueux avec Réseau de transport électrique (RTE). Nous avions proposé un mode de réalisation des scénarios indiquant que, pour que le scénario soit complet et que le décideur arrive à s’y retrouver, il faut absolument prendre position sur un certain nombre de points et bien préciser ce qui constitue une donnée d’entrée et une donnée de sortie.
Presque tous les scénarios énergétiques partagent une faiblesse, à savoir de placer l’économie comme une donnée d’entrée. Or, de mon point de vue, l’économie est une donnée de sortie. En effet, c’est parce que nous avons des ressources que nous sommes capables d’avoir un système économique. S’il n’y avait pas d’atomes de fer sur Terre, il n’y aurait pas d’immeubles tels que nous les construisons aujourd’hui avec des armatures en fer. La disponibilité des ressources est donc un facteur limitant de la production économique. La croissance du PIB devrait être une donnée de sortie d’un modèle dans lequel les données d’entrée sont les ressources disponibles et le nombre de gens capables de travailler. Cette faiblesse est notamment partagée par le scénario de RTE.
Une autre faiblesse, partagée par beaucoup de scénarios économiques, est le fait de postuler que les prix d’aujourd’hui sont prédictifs de l’absence de limites sur les quantités de demain. Or, malheureusement, les prix d’hier ne sont absolument pas prédictifs des quantités de demain. Nous le constatons en ce moment avec le gaz, qui était peu onéreux il y a un an et demi, ce qui ne signifie pas du tout que nous aurons du gaz sans problème pour les trois hivers à venir.
La difficulté à désimbriquer l’économie de la partie strictement physique constitue une faiblesse partagée par tous les scénarios énergétiques. Les autres faiblesses sont un peu plus secondaires. Aucun des scénarios énergétiques envisagés aujourd’hui n’est résistant à la récession. Dans un monde dans lequel nos moyens physiques sont en décroissance, nous ne savons pas si le scénario énergétique est toujours réaliste. Ce qui est très étonnant est que même les scénarios de sobriété, tels que les scénarios Transition(s) 2050 de l’agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie (ADEME) qui viennent d’être publiés, contiennent de la croissance économique, ce qui témoigne d’une contradiction.
M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous qualifier l’évolution de la dépendance énergétique dans notre pays depuis l’après-guerre ?
M. Jean-Marc Jancovici. La dépendance a baissé en termes de valeur ajoutée car nous avons coutume de considérer le nucléaire comme une production domestique. Il faut importer moins de 1 euro d’uranium par mégawattheure électrique produit avec du nucléaire en France, ce qui peut être considéré comme une part parfaitement négligeable. Toutefois, si nous raisonnons en termes de dépendance et de capacité à faire fonctionner le système français sans importation venu de l’étranger, nous ne sommes pas plus indépendants sur le nucléaire que sur le reste. Cependant, nous ne sommes pas dépendants de la même manière et, comparé aux hydrocarbures, notre confort temporel n’est pas exactement le même.
La France dispose de trois mois de stock d’hydrocarbures. S’agissant de l’uranium, nous pouvons stocker des années de fonctionnement sur le sol, ce qui laisse un peu plus de temps pour s’adapter si nous rencontrons un problème avec un fournisseur.
En passant des hydrocarbures au nucléaire, ce qui est la décision prise dans la production électrique dans les années 1970, nous ne pouvons pas dire que nous avons gagné en indépendance stricto sensu mais nous avons gagné en confort et en part de valeur ajoutée réalisée sur le sol français, en comparaison de ce qui est fait à l’étranger. Nous avons aussi gagné sur les émissions de CO2, même si ce n’était pas le but à l’époque.
M. Antoine Armand, rapporteur. Ce que vous venez de dire en prospectif signifie-t-il qu’avec un réinvestissement de la filière nucléaire — à technologie constante, marginalement évolutive avec les réacteurs pressurisés européens (EPR), différente avec les neutrons rapides ou très différente avec la fusion —, nous gagnerions en confort, mais pas en indépendance ?
M. Jean-Marc Jancovici. Nous ne gagnerions toujours pas en indépendance stricto sensu car nous aurons toujours besoin d’un fournisseur étranger, notamment pour le chrome et le cuivre, qui sont nécessaires pour construire une centrale nucléaire et dont nous ne disposons pas en France. Toutefois, nous gagnerions en confort et en quantité. Concernant le cuivre, il me semble que l’ordre de grandeur est supérieur à dix entre le solaire et le nucléaire pour la quantité de cuivre par kilowattheure produit. Ainsi, si nous voulons produire des énergies décarbonées, nous sommes moins dépendants si nous faisons du nucléaire que si nous faisons un système solaire. En outre, d’une manière générale, les énergies renouvelables exploitant des sources diffuses (donc le vent et le soleil) ont besoin de davantage de collecteurs pour avoir la même quantité d’énergie à l’arrivée, sans parler du fait que nous avons besoin de sources concentrées — pour maintenir un système pas trop éloigné du système actuel — et, éventuellement, de stocker, ce qui demande également des moyens supplémentaires, notamment des métaux. Développer la filière nucléaire ne permet donc pas d’être indépendants mais d’être moins dépendants que d’autres options concernant les métaux.
Parmi les trois solutions que vous avez citées, la fusion peut être exclue d’emblée car, même dans cent ans, elle n’aura pas changé significativement la donne dans l’approvisionnement électrique décarboné. Le dispositif ITER a seulement pour objet de produire un peu plus d’énergie avec la fusion du plasma que l’énergie nécessaire pour mettre le plasma en chauffe à quelques millions de degrés. Par ailleurs, ITER ne comporte aucun dispositif électrogène et j’ignore si nous savons faire un dispositif électrogène avec du rayonnement gamma et des neutrons alors qu’il est possible de récupérer de l’eau chaude dans un réacteur à fission.
La quatrième génération semble être le grand déterminant de la possibilité de disposer d’un nucléaire « durable » à l’avenir. Le nucléaire que nous exploitons aujourd’hui utilise un isotope très minoritaire de l’uranium, à savoir l’uranium 235, présent à environ 0,7 % dans l’uranium naturel. En raison des quantités récupérables d’uranium sur terre, en ordre de grandeur, si nous voulions remplacer une fraction significative des centrales à charbon mondiales par du nucléaire, il n’y aurait pas assez d’uranium 235 pour que cela fonctionne pendant des siècles. Pour que le nucléaire soit durable, il faut absolument passer à la quatrième génération, capable d’exploiter soit l’uranium 238 soit du thorium, sans trop tarder car, pour démarrer ces réacteurs de quatrième génération, nous avons quand même besoin du seul matériau fissile trouvable sur terre, à savoir l’uranium 235. En passant à la quatrième génération, nous serions capables d’exploiter les stocks d’uranium 238 accumulés mais cela ne change pas grand-chose en termes d’indépendance car nous continuons à avoir besoin d’importer d’autres métaux, notamment pour construire les réacteurs. Le poids de l’uranium n’est pas un élément absolument fondamental. Si un passage à la quatrième génération est toujours bon à prendre, l’argument premier est qu’à l’échelle mondiale, il s’agit du seul nucléaire qui puisse être réellement durable.
M. Antoine Armand, rapporteur. Pour compléter le panorama, pouvez-vous dresser le tableau, pour un certain nombre d’énergies renouvelables, en termes de capacité à sécuriser les approvisionnements, à moyen terme, de métaux et de fiabilité ?
M. Jean-Marc Jancovici. Le trio de tête des énergies renouvelables utilisées dans le monde comme en France comprend la biomasse produite avec du bois — sous réserve de ce que j’ai dit en ouverture sur la déforestation —, l’hydroélectricité — c’est-à-dire l’exploitation des fleuves — et l’éolien.
Les perspectives sont assez différentes pour ces énergies renouvelables.
L’utilisation du bois est conditionnée par l’évolution de la forêt, qui sera mise à mal par le réchauffement climatique. À condition climatique stabilisée — c’est-à-dire si le réchauffement s’arrêtait —, 10 % de la forêt française mourra tout de même. Dans un monde se réchauffant de deux degrés, nous nous rapprochons plutôt de 40 ou 50 % des espèces actuelles, selon des simulations réalisées avec toutes les réserves que nous pouvons avoir et sachant que, ces dernières années, l’évolution a été plus négative que les simulations dont j’avais connaissance il y a dix ans.
Concernant l’hydroélectricité, nous connaitrons un stress hydrique qui nous desservira car les simulations au sujet du réchauffement climatique montrent globalement un assèchement sur le pourtour du bassin méditerranéen, et notamment dans les Alpes au sens large. Cet assèchement peut même s’étendre vers le nord puisque cette année, les réservoirs de barrages sont très mal remplis en Norvège. La sécheresse s’est donc étendue suffisamment au nord en Europe pour que la Norvège évoque même la possibilité d’exporter moins d’électricité que d’habitude, ce qui a provoqué de vives réactions au Danemark, qui a besoin des échanges avec la Norvège pour équilibrer l’intermittence de son parc éolien extrêmement développé. L’hydroélectricité ne peut pas être beaucoup plus développée en France. Avec la microhydraulique, nous pouvons faire des microproductions, mais, même en grand nombre, ces dernières ne changeront pas significativement la donne à l’échelle française.
Parmi les nouvelles énergies renouvelables, les deux contributions les plus utilisées sont les pompes à chaleur et l’éolien.
Concernant l’éolien, nous comptons l’énergie électrique qui sort d’une éolienne quand les pales sont mises en mouvement par la force du vent. L’avantage de l’éolien est qu’une fois construite, l’éolienne n’engendre pas d’émission. La limite est qu’il faut construire beaucoup d’éoliennes pour récupérer des quantités significatives d’électricité car l’éolien exploite une énergie relativement diffuse. Développer beaucoup de projets signifie que, pour chaque projet, des gens sont éventuellement capables de s’y opposer. Ensuite, le vent n’est pas toujours régulier en permanence alors que la puissance d’une éolienne dépend du cube du vent. Si la vitesse du vent est divisée par deux, la puissance électrique fournie est divisée par huit. À l’échelle de l’Europe, même avec l’interconnexion de toutes les éoliennes européennes, l’ensemble du parc éolien peut descendre à moins de 5 % de la puissance installée. Nous ne pouvons donc pas avoir un système purement éolien. En outre, même en ajoutant du solaire — qui est un peu contracyclique par rapport à l’éolien —, l’ensemble des deux ne permet toujours pas de garantir l’approvisionnement.
Ces énergies ont une limite en termes d’emplacements et de matériaux, car elles sont beaucoup plus intensives en métal que les modes centralisés que nous avons l’habitude d’utiliser jusqu’à maintenant. Ces limites sont plutôt physiques, a contrario des limites du nucléaire, qui sont plutôt liées aux compétences et au consensus. Je ne dis pas que la volonté humaine est une limite plus simple à franchir car elle peut au contraire être beaucoup plus compliquée.
Les pompes à chaleur exploitent le transfert d’énergie entre l’environnement et l’intérieur d’un logement ou l’intérieur d’une usine avec un cycle thermodynamique, qui a en général l’avantage d’avoir un rendement supérieur à 1 — c’est-à-dire que, pour un kilowattheure d’électricité que vous injectez dans la machine, vous transférez plusieurs kilowattheures de chaleur entre l’extérieur et l’intérieur d’un logement. Cette contribution commence à devenir significative mais cette énergie renouvelable a besoin d’électricité pour être mise en œuvre, ce qui constitue un peu un paradoxe. J’avais fait un petit calcul d’ordre de grandeur et déduit que, si on voulait remplacer l’ensemble du chauffage au gaz de France par des pompes à chaleur, après avoir préalablement isolé l’ensemble des bâtiments, il faudrait quand même trouver quelques dizaines de térawattheures d’électricité, ce qui est possible mais semble difficile.
Après l’éolien et les pompes à chaleur arrivent des contributions plus marginales telles que les agrocarburants, le solaire ou encore la géothermie.
La difficulté est qu’il n’y a aucune de ces énergies renouvelables pour lesquelles nous pouvons nous dire qu’il n’existe pas de problème à son expansion indéfinie.
M. Antoine Armand, rapporteur. Le discours sur la production des énergies nucléaires en France a beaucoup varié des années 1980 à aujourd’hui. Citons la préparation à la fermeture de Superphénix, les décisions prises dans les années 2000, la fermeture de la centrale de Fessenheim ou encore le discours du Président de la République de Belfort. En tant que participant au débat public, à la fois avec les décideurs politiques, mais aussi dans les universités, quel regard portez-vous sur toutes ces évolutions et quelles causes leur attribuez-vous ?
M. Jean-Marc Jancovici. Je me méfie beaucoup du fait que je vois midi à ma porte, comme beaucoup de personnes. Les sondages sur les Français et l’énergie montrent que ce qui compte beaucoup est le prix et que d’autres éléments sont perçus comme beaucoup moins importants.
Je constate quand même que les systèmes énergétiques vivent sur un pas de temps qui n’est pas celui de la démocratie. Le principal problème des débats sur l’énergie est qu’ils portent toujours sur des pas de temps d’un ordre de grandeur inférieur à ce qu’il faudrait regarder. Nous nous intéressons à ce que nous allons faire dans les années à venir alors qu’il faudrait que nous disposions d’un plan un peu construit sur les décennies à venir et que nous n’y revenions pas régulièrement.
Il faut parvenir à créer un consensus dans la population — car seul ce consensus transcende les alternances électorales — sur la façon dont il faut s’organiser et ne pas trop dévier, en espérant que le coup d’essai soit un coup de maître. Lorsque nous sommes dans une course contre la montre à la fois avec le changement climatique et l’épuisement de ce qui a fait la civilisation moderne, nous n’aurons pas le droit à cinquante essais-erreurs. Nous payerons d’ailleurs le prix d’une partie des essais - erreurs faites dans le passé.
Je ne suis pas en mesure d’expliquer très exactement ce qu’il s’est passé durant les vingt dernières années. Je continue à chercher, à essayer de me construire une histoire et je ne suis pas au bout de ma quête.
Il y a eu des épisodes isolés que nous sommes capables de reproduire. Par exemple, il ne fait absolument aucun doute dans mon esprit que l’objectif de 50 % de nucléaire et la fermeture de Fessenheim ont été décidés car François Hollande souhaitait conclure un accord avec Les Verts. La situation était similaire concernant Lionel Jospin et Superphénix.
Cependant, il m’est très difficile d’expliquer certains autres éléments. Par exemple, je ne peux pas expliquer pourquoi le pétrole est si absent du débat public en France. Le pic de production du pétrole n’intéresse personne. Encore aujourd’hui, quand vous expliquez que nous sommes déjà entrés en décrue subie d’approvisionnement pétrolier, les gens sont extrêmement surpris. Nous avons un peu commencé à parler du gaz en raison des menaces de Vladimir Poutine. Il existe donc une focalisation sur l’électricité dans le débat public qui ne vous aura pas échappé, notamment sur un antagonisme entre nucléaire et énergies renouvelables électriques qui fait les choux gras de la presse.
M. Antoine Armand, rapporteur. J’aimerais entendre votre opinion concernant le niveau d’information du grand public et des décideurs publics en termes de connaissance du domaine énergétique et l’implication sur les décisions prises.
M. Jean-Marc Jancovici. Ce niveau est faible.
L’énergie n’est pas un sujet central dans l’information médiatique, probablement parce qu’elle est vue comme un bien de consommation avant d’être vue comme le déterminant de ce qui fait notre monde. Or, sans camions, il n’y aurait pas de villes. Parler de l’énergie uniquement sous l’angle du prix est quand même extrêmement réducteur et court-termiste.
D’une façon générale, dans les médias français, il y a un problème de qualification technique, qui évolue doucement. Les médias français ne sont pas à l’aise avec les sujets très techniques, ce qui tient peut-être à la formation des journalistes — qui n’est pas technique et nécessite de compenser par de l’expérience sur le tas, ce qui prend du temps — ou à l’organisation des rédactions — où l’aristocratie est le service politique qui ne discute pas des vices et des boulons parce que l’intendance suivra.
Il est clair que la qualité de l’information est médiocre et que le niveau d’information de la population n’est pas très élevé. Je serais étonné que la situation soit extraordinairement différente dans les autres pays occidentaux. Toutefois, je pense que quelques pays sont quand même un peu plus matures, notamment la Grande-Bretagne où le débat est un peu plus éclairé. D’une manière générale, le degré de compréhension du grand public et son degré d’implication dans ces débats sont très faibles.
Les débats publics concernent une toute petite fraction de la population. Par exemple, je serais curieux de savoir, à la fin des débats organisés en ce moment par la commission nationale du débat public (CNDP), quelle fraction de la population en aura entendu parler. Mon expérience est que ces débats concernent une toute petite fraction de la population, ce qui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle mais constitue en tout cas une donnée du problème.
Concernant les décideurs et les élus, j’ai envie de dire que la situation s’est différenciée durant les dix dernières années. Je pense que le monde civil a progressé plus vite que le monde politique. Au vu des débats que nous pouvons avoir aujourd’hui dans le monde politique sur ce sujet, je n’ai pas l’impression que nous avons beaucoup bougé par rapport à il y a dix ans, même si des décisions peuvent être prises. La conscience, dans la société civile, que les temps qui s’annoncent risquent de ne pas être très simples et la compréhension, parmi les décideurs, d’un certain nombre d’éléments concernant à la fois le climat et l’énergie ont quand même un peu progressé.
M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Jean-Philippe Tanguy pour le groupe Rassemblement National.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). À notre modeste échelle, nous essayons de mettre le sujet du pétrole dans le débat public depuis plus de dix ans. Nous avons échoué. Les ressources financières de la Russie liées au pétrole sont plus importantes que celles liées au gaz. Pourtant, même en évoquant ce sujet, nous avons échoué.
Nous voyons avec la pénurie de carburants que nous avons subie que le pétrole reste un sujet central des préoccupations des Français. Pourtant, nous ne disposons pas de solutions techniques. L’une des raisons de cette commission n’est pas seulement de critiquer pour critiquer mais de savoir ce que nous faisons. J’ai bien entendu votre réflexion sur les moyens de production électrogènes alternatifs, mais que pouvons-nous faire pour remplacer ce don empoisonné de la nature qu’est le pétrole, qui a permis la société de consommation mais aussi l’amélioration des conditions du plus grand nombre ?
L’aporie que nous connaissons dans le débat public est que le lien entre la hausse du niveau de vie et la démocratie est évident. Tout le monde remet en cause l’abaissement du niveau de vie comme une fatalité. Ce qui m’inquiète beaucoup est que je pense qu’il sera lié à une baisse du niveau de démocratie et des libertés publiques, qui va de pair.
L’importance de trouver une solution à ce qui a permis que la vie des personnes soit plus douce, agréable et vivable nous préoccupe vivement. Vous avez formulé de nombreuses critiques, que j’entends. À notre place, quelle option technique prendriez-vous sachant le panel de technologies que maitrise la France ?
M. Jean-Marc Jancovici. La réponse longue figure dans les travaux réalisés par le Shift Project sur la façon de faire évoluer le parc de bâtiments et la mobilité.
Trois grands usages du pétrole sont à dénombrer en France.
Premièrement, l’essentiel du pétrole est utilisé pour la mobilité des marchandises et la mobilité des personnes. Paradoxalement, nous dépendons plus encore de la mobilité des marchandises, qui ne peuvent pas se déplacer seules, que de la mobilité des personnes. Si demain matin, seule une voiture sur trois était capable de rouler en France, il y aurait des protestations de toute part mais nous pourrions nous organiser quand même. Alors que si demain matin, seul un camion sur trois était capable de rouler en France, nous serions confrontés à un sujet d’approvisionnement alimentaire puisque 30 % des camions transportent des denrées alimentaires.
Deuxièmement, le pétrole est un peu utilisé pour le chauffage.
Troisièmement, le pétrole sert un peu dans l’industrie, notamment comme matière première pour faire de la chimie organique, laquelle se retrouvera absolument partout (dans les vêtements, les bâtiments, les détergents et dans les biens intermédiaires qui servent à toute l’industrie à l’aval).
Les options pour remplacer le pétrole ne sont pas les mêmes en fonction de ce que nous regardons.
Plusieurs parties du plan de transformation de l’économie française du Shift Project portent sur la mobilité. Nous avons à la fois analysé la mobilité longue distance — avec un rapport à part consacré à la mobilité aérienne —, la mobilité du quotidien et la mobilité des marchandises. Ce travail conclut qu’il faudra faire avec moins de voitures car, l’énergie cinétique étant ½ mv², déplacer 1,5 tonne de métal nécessite une certaine quantité d’énergie. Sans pétrole, les énergies alternatives — qu’il s’agisse de l’électrification ou des agrocarburants — ne permettront pas de conserver 40 millions de véhicules particuliers en France. Cela n’est pas nécessairement un drame mais cela nécessite de s’organiser en conséquence.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Comment ?
M. Jean-Marc Jancovici. C’est votre métier.
Nous pouvons nous organiser, afin que cette diminution du nombre de véhicules particuliers ne soit pas un drame, ou ne rien faire et, dans ce cas, ce sera un drame. S’organiser signifie développer les transports en commun — pas nécessairement des transports lourds mais aussi des bus et des autocars —, le covoiturage et encourager les modes actifs, particulièrement pertinents en ville et en périphérie des villes denses.
Il faudra également s’occuper du transport des marchandises. Une première partie du fret peut être électrifiée sur autoroute ou sur grands axes en hybridant les camions et en les électrifiant. Une deuxième partie du fret peut être basculée sur le ferroviaire. Enfin, une troisième partie des transports de fret doit s’arrêter, comme les livraisons en 24 heures par une entreprise des GAFA que je ne nommerai pas.
Lorsque nous renonçons à une activité, la vraie question n’est pas tant le consommateur mais le drame qu’un arrêt peut provoquer pour les personnes qui y travaillent. Il est donc nécessaire de planifier, avec un préavis suffisant pour que les gens puissent trouver une autre activité qui les intéresse ailleurs.
Le transport aérien est né avec le pétrole et mourra avec le pétrole. Aucune alternative technologique n’est à l’échelle de façon raisonnable. L’avion consomme 8 % du pétrole mondial. Si je transformais les quatre premières cultures végétales du monde — que sont le maïs, le riz, le blé et le soja — en agrocarburants, cela permettrait d’obtenir un quart du pétrole mondial, soit trois fois la quantité consommée par l’aérien. Il faut donc oublier les agrocarburants pour promener des riches en avion. Une partie du transport aérien va se contracter, ce qui n’est pas nécessairement un drame. Moins ces questions seront anticipées et plus ces évolutions seront désagréables.
La technologie permettra d’amortir un certain nombre d’évolutions. Un vélo électrique est un objet technologique. En France, un certain nombre d’équipementiers ont commencé à fabriquer des pièces pour les vélos électriques. Si nous passons de voitures importées à des vélos électriques fabriqués en France, nous pouvons à la fois accroitre la sobriété dans les déplacements et gagner en emplois. Il ne faut pas nécessairement voir le changement de mode de déplacement comme une évolution dramatique. Des alternatives sont intéressantes tandis que d’autres le sont moins. Nous devons essayer de faire le tri afin de choisir l’option la plus intéressante possible. De toute façon, les limites de l’exercice viennent de la raréfaction du pétrole, qui est si extraordinaire en termes physiques que les options pour le remplacer ne seront pas à l’échelle.
S’agissant des bâtiments, il faut remplacer les chaudières à fioul par des pompes à chaleur tout en ayant isolé les bâtiments, ce qui engendre des problèmes pratiques liés à la possibilité de disposer d’un nombre suffisant d’artisans, de pompes à chaleur fabriquées en France et d’une production électrique suffisante.
Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Les besoins de chaleur représentent environ 50 % de l’énergie finale consommée en France. Pourquoi les sujets des énergies renouvelables thermiques sont-ils si mal investis dans notre pays ?
Concernant l’évolution des consommations énergétiques, nous avons tendance à constater que plus la production augmente, plus les consommations augmentent. Peut-on revenir en arrière sur un certain nombre de technologies inflationnistes d’un point de vue énergétique afin de retrouver des consommations d’énergie moins importantes permettant de répondre à peu près aux mêmes usages ? Par exemple, les véhicules deviennent de plus en plus volumineux mais servent toujours le même usage. Peut-on revenir aux usages pour poser la question du besoin énergétique en France et de la sobriété ?
Vous avez évoqué le consensus que nous devons parvenir à créer dans la population au sujet d’une stratégie énergétique globale qui dépasserait les alternances politiques. Pendant longtemps, les grandes oppositions de dissensus, que vous avez un peu contribué à créer, concernaient les énergies renouvelables et le nucléaire. Comment pouvons-nous dépasser ce dissensus ? Avez-vous réglé votre dissensus concernant les énergies renouvelables ?
M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Maxime Laisney pour le groupe La France Insoumise.
M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Je partage avec vous des objectifs assez ambitieux de sobriété. Je crois que nous ne nous en sortirons pas si nous ne fixons pas des objectifs et si nous ne parvenons pas à en discuter avec nos concitoyens. La sobriété doit faire l’objet de consensus dans la population.
Le parc nucléaire est actuellement confronté à un problème de corrosions sous contrainte. Avez-vous des indications techniques sur le sujet et la possibilité de les surmonter ?
Concernant les EPR, vous avez parlé des centrales de quatrième génération. Les EPR 2 sont actuellement en projet : celui de Flamanville n’est toujours pas mis en service et doit être mis en service en 2023, en mode dégradé, ou ailleurs dans le monde, à Taichan par exemple. Nous avons entendu parler des small modular reactors (SMR). Quel est votre avis sur ce point ?
Il me semble que le nucléaire pose aussi un problème de délai, entre le moment où une décision est prise et le moment de la réalisation. Est-ce vraiment raisonnable de parier là-dessus pour lutter contre le réchauffement climatique ?
Vous avez évoqué les problèmes de sécheresse ainsi que de déficit et du réchauffement de l’eau, qui constituent un problème pour refroidir les réacteurs. Quel est votre avis sur ce point ?
Le nucléaire ne semble pas, à l’heure actuelle, payé à son prix réel. En effet, Électricité de France (EDF) est endettée à hauteur de 60 milliards d’euros. En cas d’investissements dans le nucléaire, restera-t-il de l’argent pour investir dans les énergies renouvelables ?
J’aimerais vous entendre sur la question des déchets nucléaires, qui ne peut pas être balayée d’un revers de main.
Enfin, le pilotable constitue un sujet. Parmi les énergies renouvelables, quel est votre avis sur le biogaz et l’hydrogène ?
M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Jean-Marc Jancovici, je vous cède la parole pour que vous puissiez répondre.
M. Jean-Marc Jancovici. J’émets l’hypothèse que la chaleur renouvelable est peu évoquée en France car, au moment du Grenelle de l’environnement, Nicolas Sarkozy avait dit que le nucléaire ne serait pas abordé. Les associations antinucléaires n’en ont donc pas parlé mais ont essentiellement évoqué les renouvelables électriques. Le sujet n’était pas tant le climat car remplacer une énergie bas carbone par une autre énergie bas carbone change peu de choses. Sans le dire, l’accent a été mis sur les renouvelables électriques en raison d’une motivation antinucléaire.
Ce point s’inscrit dans une opposition plus ancienne. Le nucléaire est en général l’élément pivot des débats publics sur l’énergie, beaucoup plus que les hydrocarbures, ce qui a beaucoup structuré, y compris le développement des énergies renouvelables.
En 2018 ou 2019, plus de deux tiers des Français pensaient que le nucléaire contribuait significativement aux émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit, à mon avis, d’une conséquence directe de ce débat ainsi que du fait que les énergies renouvelables et le nucléaire ont été très longtemps opposés.
Lorsque, dans d’autres pays européens, la chaleur renouvelable a fait l’objet de politiques de promotion anciennes, c’est que le pays disposait par ailleurs d’un potentiel important. Dans les pays nordiques, dont les gisements forestiers sont très importants rapportés à la population, la chaleur renouvelable fait l’objet d’effort depuis longtemps. Cet élément a peut-être joué en France car la chaleur renouvelable n’avait pas un potentiel très important. Lorsque le potentiel était important dans certaines régions de France, en particulier dans les départements d’outre-mer (DOM), elle a fait l’objet d’une promotion aussi puisque les chauffe-eaux solaires y sont raisonnablement répandus.
Nous pouvons faire en sorte de limiter les usages en le décidant. Rien ne nous empêche en théorie de militer auprès de l’Union européenne pour limiter le poids des véhicules neufs vendus. Il n’existe pas de limites physiques, mais seulement une affaire de volonté. Augmenter les usages augmente l’activité économique sous-jacente. Lorsque, quoi qu’on fasse, le prisme économique est placé comme prisme de lecture premier, la limitation des usages sera assez rarement recherchée. Même quand il s’agit de fumer et d’avoir des habitudes alimentaires néfastes, les usages ne sont pas limités et de la publicité est diffusée pour les inciter. Dès lors que nous prenons les activités sous l’angle économique, le mécanisme d’incitation à l’inflation des usages se met naturellement en route, parce que c’est ce qui entraîne l’inflation de l’activité. Si nous voulons sortir de ce mécanisme, nous devons accepter de changer la hiérarchie des indicateurs, ce qui n’est pas simple.
Par ailleurs, j’ai toujours la même opinion concernant la pertinence de remplacer le nucléaire par des énergies renouvelables. Je pense délibérément que ce remplacement serait inutile et qu’il a constitué une perte de temps et d’argent. En revanche, dans le cadre dans lequel nous sommes aujourd’hui, il n’est pas stupide de produire des énergies renouvelables — même si cela dépend de leur nature et du but fixé. Je continue à penser qu’il faut raisonner de manière pragmatique et différenciée, en ne parant ni le nucléaire ni les énergies renouvelables de tous les brevets de vertu car toutes les énergies ont des avantages et des inconvénients. Il me semble que la bonne situation, vers laquelle nous devons essayer de tendre, est celle dans laquelle nous jugeons sur pièce.
Des informations publiques sont disponibles concernant la corrosion sous contrainte. Cédric Lewandowski a été auditionné par l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) il y a quelques jours. Je vous invite à aller voir son intervention, assez complète, qui fournit un certain nombre d’indications techniques sur ces corrosions.
Je pense que l’EPR était trop compliqué parce qu’on a cherché à faire à la fois plaisir aux Français et aux Allemands. Depuis l’origine, l’autorité de sûreté du nucléaire (ASN) n’a jamais été chargée de faire un arbitrage coût/bénéfice sur les mesures de sûreté qu’elle doit mettre en œuvre. Son seul prisme de lecture est la sûreté mais, si un excès de sûreté engendre un risque de défaut d’approvisionnement, pouvant lui-même entrainer des conséquences extrêmement délétères, cette question est hors de son champ. Or il me semble que nous ne pourrons pas faire l’économie de nous poser ce genre de question, dans un monde qui va lui-même être en économie de moyens. À l’avenir, nous serons nécessairement obligés — pour le nucléaire comme pour l’éolien — de revoir l’arbitrage avantages-inconvénients à l’aune d’un monde dans lequel nous sommes un peu dans une course contre la montre et dans lequel nous serons en économie forcée de moyens de façon croissante. Ce cadre est évidemment beaucoup moins confortable que le cadre dans lequel nous raisonnions jusqu’à maintenant. Il n’est pas évident que, dans ce monde, il faille faire un nucléaire aussi complexe que celui que nous faisons aujourd’hui.
Je ne crois pas qu’il faille construire uniquement des EPR 2 pour remplacer le parc actuel. La solution qui aurait ma préférence est d’employer les grands moyens sur le développement de la quatrième génération. Si nous nous mettons en « économie de guerre », je pense que nous sommes à quinze ans de pouvoir disposer de modèles déployables. À ce moment, nous faisons la jonction avec des EPR, le temps de pouvoir commencer à déployer de la quatrième génération. Toutefois, nous n’en faisons pas plus que cela. Cette option n’est pas sur la table actuellement. Dans l’intervalle, il est évident qu’aujourd’hui, si nous voulons davantage d’électricité, la seule option qui reste est de rajouter des moyens renouvelables dans les dix à quinze ans à venir.
Avec les énergies renouvelables, la difficulté est dans le système et non dans l’objet. Fabriquer une éolienne n’est pas compliqué alors que faire un système qui repose majoritairement sur des sources non pilotables est tellement complexe que je pense personnellement que nous aurons beaucoup de difficulté à y arriver. Néanmoins, nous pouvons en ajouter un peu.
Par ailleurs, le scénario publié par l’association Les Voix du Nucléaire, qui propose de développer des moyens renouvelables et des stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) dans les décennies à venir, tant que nous ne sommes pas capables de faire la jonction avec du nucléaire de troisième et quatrième génération, me semble assez malin. Je n’ai pas étudié ce scénario en détail mais je trouve qu’il n’est pas inintéressant. L’association Les Voix du Nucléaire indique qu’une fois que nous serons capables de déployer du nucléaire de quatrième génération, nous pourrons déconstruire les éoliennes et cesser de les utiliser.
Je pense que les SMR, du fait de leur taille, ne changeront pas significativement la donne mais peuvent être très intéressants pour les régions insulaires qui dépendent de l’électricité au fioul ou au charbon.
La sécheresse est un problème de production et non un problème de sûreté. Lorsqu’un réacteur est mis à l’arrêt, un millième de l’eau utilisée lors du fonctionnement normal est nécessaire pour le maintenir en condition froide. En cas de manque d’eau, le risque encouru est le défaut de production mais il n’existe pas de risque pour la sûreté. Le défaut de production est un risque pour tous les modes qui dépendent de l’eau tels que les centrales nucléaires et thermiques ainsi que l’hydroélectrique. La plus grande centrale nucléaire américaine fonctionne sans mer et sans rivière mais avec les eaux usées d’une ville, qui lui servent de source froide.
La question du coût du nucléaire est essentiellement une question de cadre de marché. Par exemple, le coût du mégawattheure de la centrale d’Hinkley Point s’élèvera à plus de 100 livres sterling. Or, si le financement de cette centrale avait eu lieu avec de l’argent disponible à 2 % par an — et non pas avec de l’argent disponible à 10 % par an —, la même centrale aurait produit des mégawattheures aux alentours de 50 euros. Le vrai sujet du coût du nucléaire est la structure de financement, qui dépend essentiellement du cadre public ou non. Le nucléaire n’a rien à faire dans un cadre privé car il s’agit, par essence, d’une activité régalienne qui relève de l’État et qui doit accéder à des financements qui sont ceux de l’État. Toutefois, j’ai le même raisonnement pour les énergies renouvelables et je considère que le fait d’avoir fourni des produits financiers à 15 % de rendement sur capitaux investis pour les premiers panneaux solaires n’aurait jamais dû exister.
La question des déchets nucléaires est très importante dans le débat public. Le fait que ces déchets fassent partie des éléments générant le plus de peur ne me semble pas du tout en adéquation avec la hiérarchie des nuisances lorsque nous regardons tout ce qui est déversé dans l’environnement (CO2, phytosanitaires ou encore particules fines). Les déchets nucléaires sont de deuxième ordre car, même si leur nature n’est certainement pas anodine, ils sont tout petits, peu nombreux et confinés.
De très loin, l’option préférentielle est de les mettre dans un trou et de les oublier, ce que les Suédois ont décidé de faire. Je considère que le retraitement est une bonne idée puisqu’il permet de concentrer de façon très importante le volume à stocker et de récupérer un certain nombre d’éléments qui sont récupérables dans les assemblages usés.
La réversibilité du stockage ne me semble pas cruciale. Un stockage non réversible s’est produit de façon très naturelle il y a deux milliards d’années dans une mine d’uranium à Oklo au Gabon, où des réacteurs sont apparus spontanément. Les produits de fission avaient très peu migré par rapport à l’endroit où ils s’étaient formés. Nous sommes capables de mettre du pétrole et du gaz sous pression dans une couche géologique profonde, dans laquelle ils resteront pendant des millions d’années. Nous pouvons donc très bien placer des éléments solides comme des colis vitrifiés dans une couche géologique appropriée et ne pas être très inquiets à l’idée qu’ils réapparaissent cinquante ans plus tard.
Il faut savoir qu’au bout de quelques siècles, les produits de fission sont revenus au niveau de radioactivité de l’uranium initial. C’est moins que la cathédrale Notre-Dame, qui est à l’air libre et donc beaucoup plus agressée. Le chiffre de 100 000 ans est souvent mis en avant mais la partie la plus radiotoxique est beaucoup plus courte.
Le biogaz, qui est une énergie dérivée de la biomasse, est intéressant pour des usages de niche. Faire des cultures dédiées pour produire de grandes quantités de biogaz, comme l’ont fait les Allemands, ne me parait pas du tout pertinent. En revanche, faire du biogaz avec des déchets agricoles ou des couvertures intermédiaires et s’en servir prioritairement pour remplacer les combustibles fossiles de la mécanisation agricole me parait tout à fait approprié. Dans le plan de transformation de l’économie française, nous proposons de déconstruire le réseau de gaz en France et de nous passer de cette source d’énergie, essentiellement fossile. L’injection dans le réseau devient donc un peu moins intéressante.
La production électrique peut éventuellement présenter un intérêt si elle sert à remplacer le gaz dans les usages d’hyperpointe. Ce n’est alors plus le même genre d’installation car il faut de grandes installations pour avoir des quantités de gaz qui ne soient pas complètement dérisoires.
Si l’hydrogène est utilisé pour stocker de la production électrique intermittente, le rendement de chaîne est extrêmement mauvais, de l’ordre du quart de l’énergie initiale. Si nous voulons absolument stocker de l’électricité, il vaut mieux faire des stations de pompage. Il reste à convaincre quelques habitants de Savoie que l’on va noyer les vallées avec l’eau du lac Léman.
M. Philippe Bolo (DEM). Je voudrais revenir sur deux points : l’accès aux métaux, qui conditionne notre indépendance énergétique, et la disponibilité des ressources, qui est un facteur limitant d’une économie. Toutefois, une économie produit aussi des déchets ou des objets en fin de vie ayant une valeur selon le principe de l’économie circulaire. Vous évoquez une énergie plus importante, nécessaire pour extraire des métaux dont la teneur est réduite dans les mines. Or cette même quantité d’énergie pourrait être utilisée pour recycler les métaux, qui se prêtent d’ailleurs plutôt bien au recyclage. Quelle est votre analyse de l’économie circulaire ?
Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). L’objet de notre commission d’enquête est d’analyser l’éventuelle perte de souveraineté ou d’indépendance énergétique de la France. Vous nous expliquez, comme beaucoup d’autres, qu’elle n’a jamais été atteinte. Nous avons besoin de cette analyse, qui est véritablement l’objet de notre commission.
Vous nous avez expliqué que, pour toutes les énergies, l’indépendance et la souveraineté sont inatteignables parce que nous dépendons de toute façon d’un matériau.
Concernant l’hydroélectricité, il existe effectivement un stress hydrique. Toutefois, un certain nombre d’études nous indique que, même si la courbe de pluviométrie peut être très fluctuante, les quantités peuvent être récoltées. L’hydroélectricité — et non pas la microhydroélectricité — a une capacité de stockage et une flexibilité pouvant peut-être lui permettre d’avoir une sortie.
Un certain nombre de projets de STEP sont sur la table, et pas uniquement dans la vallée de la Savoie. Pensez-vous que l’acceptabilité est suffisante pour installer une STEP dans une vallée ? L’avantage des STEP est quand même la flexibilité et la question de la pointe évoquée précédemment.
Selon vos propos, nous serions plutôt dans la situation où, plutôt que de savoir quelle est l’énergie qu’il faut produire, il faut se demander comment réorganiser notre société pour in fine nous passer d’un certain nombre de productions dont nous ne disposerons plus dans les années à venir. Pensez-vous que nous sommes à ce stade de conscience au sein des populations et du monde politique ?
M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole à M. Henri Alfandari pour le groupe Horizons et apparentés et à Mme Julie Laernoes pour le groupe Écologiste.
M. Henri Alfandari (HOR). Je vous rejoins sur l’hypothèse de base de faire moins et avec ce que nous avons déjà prélevé. J’aime bien votre point sur la différence entre l’indépendance et le confort. Il y a probablement peut-être plus de souveraineté du côté du confort que de l’indépendance, qui est peut-être assez illusoire, sauf si on cherche des guerres.
Dans vos travaux, vous avez clairement dit que nous n’avons plus qu’une seule cartouche à tirer et que nous avons entre vingt et trente ans pour agir au niveau mondial.
Ce qui est extrêmement difficile est le phasage, c’est-à-dire d’arriver à voir la différence entre ce qui est mature, ce qui sera intéressant et deviendra mature à terme et la manière dont nous déployons l’ensemble de ces solutions à travers le temps.
Tandis que des personnes travaillant dans le secteur du nucléaire me parlaient d’un délai de cinquante ans pour le développement de la quatrième génération, vous évoquez un délai de quinze ans si nous le décidons et que nous y mettons la volonté. Combien de réacteurs devons-nous déployer ? Quelle serait la génération de ces réacteurs ? Comment la jonction serait-elle assurée ?
Dans vos travaux, des points sont mis de côté tels que l’identification de la ressource. Nous parlions par exemple des déchets et de l’économie circulaire. Il existe des procédés de gazéification sur une partie d’éléments qui ne sont plus traitables. En même temps, si nous voulons diminuer les produits pétroliers, existe-t-il des plastiques circulaires, sur lesquels nous pourrions trouver le même potentiel hydrogène ? Il existe le problème des dimensionnements industriels.
J’ai visité une société qui réalise de l’impression 3D et qui produit des pièces beaucoup moins lourdes, notamment pour le transport ferroviaire, sans perte de matière. Il y a probablement des gains à trouver de ce côté.
Même si vous l’esquissez, vos travaux ne prennent pas trop en compte la question de l’aménagement du territoire. Dans les modes de vie qui vont changer, nous pourrions abandonner certains usages. Toutefois, il y a aussi la question relative à la façon d’occuper le territoire et d’y vivre, qui est extrêmement difficile à prendre en compte.
Nous voyons bien que ceux qui gagneront demain ne sont pas forcément ceux qui perdront aujourd’hui, ce qui nécessite un accompagnement. Je me pose, par exemple, la question d’un salaire ou d’un dividende universel, qui viendrait clairement accompagner les gens dans cette mutation profonde qui va toucher nos systèmes économiques, sociaux, de production, de déplacement et d’habitat.
Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Tout d’abord, le Shift Project et les travaux que vous avez menés ont éclairé un certain nombre de points importants, notamment sur la sobriété et l’importance de prendre les problématiques de manière globale. Vos propos introductifs, notamment sur le fait de placer l’économie comme donnée sortante plutôt qu’entrante en fonction des ressources à notre disposition, favorisent la réflexion un peu plus approfondie et globale, plutôt que la pensée qu’une solution technologique va nous préserver du réchauffement climatique à venir.
À l’évocation de votre nom, l’accent n’est souvent pas assez mis sur vos travaux sur la sobriété et la rénovation ainsi que sur vos propos, notamment concernant le transport aérien. Il y a dans vos écrits, de manière scientifique, technique et étayée, le fait qu’il faut envisager une autre manière de vivre et de partager les ressources, qui me semble importante.
Vous avez évoqué la question du consensus. Votre nom évoque pas mal de dissensus, y compris par rapport aux écologistes, en raison de vos travaux et des propos que vous avez tenus, notamment sur le fait qu’un accord électoraliste entre le parti socialiste et ma formation politique Europe Écologie Les Verts marquerait le début des maux et de la perte de souveraineté en matière de nucléaire.
Dans la lutte qui nous rassemble toutes et tous — en tout cas dans les solutions que nous essayons d’apporter —, nous savons très bien que les quinze prochaines années sont cruciales puisque les émissions de gaz à effet de serre s’accumulent et provoquent un réchauffement climatique qui s’amplifiera. Or la solution qui semble trouver grâce à vos yeux, à savoir le nucléaire, ne pourra pas se déployer de manière massive, comme vous l’appelez de vos vœux d’ici les quinze prochaines années. D’ailleurs, nous ne savons pas exactement sur quelle technologie nous pourrions-nous appuyer pour lancer massivement un tel déploiement. Vous dites vous-même qu’une telle réalisation semble utopique.
Nous voyons bien que la fermeture de Fessenheim aurait pu largement être compensée si l’État français avait réellement investi dans les énergies renouvelables et avait tenu ces objectifs, y compris en matière de sobriété. La production pourrait être dix fois supérieure à ce qu’était la production de Fessenheim. D’ailleurs, dans le contexte de la catastrophe de Fukushima, les investissements nécessaires pour la sécurisation de la centrale de Fessenheim étaient trop élevés pour pouvoir la maintenir ouverte.
Pour vous, tout semble conjugué vers le nucléaire. Or, il me semble qu’au vu du contexte que nous connaissons et des émissions de gaz à effet de serre qui doivent être évitées, le recours au nucléaire ne semble pas le plus logique, y compris en termes d’ingénierie, d’utilisation de métaux et d’importation, puisqu’il faut aussi importer l’uranium.
Toutes les centrales nucléaires sont construites à proximité de cours d’eau. Cet été, des dérogations au droit ont été octroyées concernant le rejet d’eaux plus chaudes dans nos fleuves. Nous allons manquer de plus en plus d’eau. Alors que vos propos sont très étayés et factuels, je ne trouve pas très sérieux de dire que nous allons utiliser l’eau des égouts, pouvant être relativement plus chaude, pour refroidir les réacteurs nucléaires.
Dans le projet de loi d’accélération sur le nucléaire, des dérogations au droit littoral sont évoquées, notamment pour construire de nouveaux réacteurs le long des côtes. Or nous voyons là aussi que le réchauffement climatique va engendrer une hausse des niveaux de la mer.
Si une grande partie de vos travaux contribuent à l’évolution des consciences et des actes — y compris dans le secteur privé —, la solution monomaniaque sur le nucléaire me semble créer du dissensus alors que nous aurions besoin d’un consensus et d’une vraie arme de guerre pour lutter contre le réchauffement climatique qui penche plus du côté de la sobriété, de la rénovation et des énergies renouvelables. Des scénarios comprennent ces éléments et disent que c’est tout à fait faisable.
M. Jean-Marc Jancovici. Quelle était la question ?
Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Vous dites que les énergies renouvelables sont trop gourmandes, ne produisent pas assez d’électrons et que seul le nucléaire constitue une solution viable. Or, vous hésitez vous-même entre les différentes générations et vous dites que les ENR ne servent qu’à faire la jonction. Que faisons-nous contre le réchauffement climatique jusqu’à ce que nous puissions construire, de manière hypothétique, de nouveaux réacteurs nucléaires ? Vous ne disposez pas d’informations ou de propositions fiables sur la génération de réacteurs nécessaire. Vous avez évoqué l’uranium 235 et 238. Je ne comprends pas pourquoi, malgré la richesse de vos travaux et propos, vous vous entêtez sur cette unique voie du nucléaire.
M. Jean-Marc Jancovici. Il existe une petite méprise concernant le terme « économie circulaire ». En effet, les atomes sont recyclables mais l’énergie ne l’est jamais. Récupérer des atomes dans un polymère en vue d’en refaire un autre vous demandera quand même de l’énergie. L’économie circulaire peut être une solution partielle ou importante à des questions de disponibilité en matière et en ressource. Toutefois, même l’économie circulaire va toujours avec la disponibilité d’une source énergétique. Dans certains cas de figure, l’énergie du recyclage n’est pas considérablement inférieure à l’énergie de la production de matière primaire. Le papier est un exemple bien connu. Désencrer le papier étant très énergivore, recycler du papier permet assurément d’éviter de s’approvisionner en fibres de bois vierge mais ne permet pas de gagner beaucoup sur un plan strictement énergétique.
Des métaux, peu alliés comme le cuivre, se recyclent facilement tandis que d’autres métaux, alliés comme le manganèse, se recyclent beaucoup plus difficilement. Un certain nombre de petits métaux, appelés les terres rares, sont dilués à des concentrations beaucoup trop faibles pour qu’il soit facile de les récupérer dans les objets dans lesquels ils sont. Il est possible de le faire, mais cela engendrerait des dépenses énergétiques extrêmement importantes, éventuellement supérieures à la dépense énergétique d’extraction de la croûte terrestre. Il n’existe donc pas de réponse unique à la question que vous posez et il faut regarder en fonction du métal. Souvent, pour les métaux onéreux et disponibles quelque part sous une forme un peu pure, les opérations de recyclage ont déjà lieu. Par exemple, lors des chutes dans l’usinage, les métaux sont la plupart du temps recyclés. De même, les carcasses de voitures sont facilement recyclées. En revanche, il est plus difficile de récupérer d’autres métaux ainsi que d’autres ressources, comme certains plastiques. Lorsqu’un plastique est vieux, il peut avoir été un peu fatigué par le rayonnement ultraviolet et ne peut pas être reproduit à l’identique de son usage initial. Bien évidemment, lorsque nous pouvons gagner quelque chose, il faut le faire.
L’acceptabilité des STEP est faible, comme toujours lorsque vous avez l’intention de construire quelque chose quelque part. Nous devrions nous mettre d’accord sur l’idée, difficile à installer dans le débat politique, que les temps qui viennent ne se prêteront à aucune solution parfaite et qu’il faudra accepter, de façon un peu partagée, l’idée que nous nous faisons collectivement du plus faible inconvénient. Ce sera toujours au détriment des gens localement concernés par ce plus faible inconvénient. Si nous décidons que ce dernier est de faire des STEP, des personnes habitant à l’endroit du projet s’y opposeront. Le droit a prévu depuis très longtemps la possibilité de réaliser des procédures d’expropriation. Toute la question est de savoir, collectivement, où nous mettons le moins de douleur pour le plus de bénéfices au profit de la collectivité. Il existe le même problème avec n’importe quelle installation nécessitant de couler du béton quelque part.
Parvenir à installer la sobriété va avec le fait que le cadre physique dans lequel nous devons raisonner à partir de maintenant ne nous laisse plus toutes les options. Il est désagréable d’accepter l’idée que nous ne disposerons plus de certains degrés de liberté physique dont nous disposions, comme la possibilité de parcourir 2 000 kilomètres en avion pour quelques heures de salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic).
Cette acceptation sera compliquée et doit nécessairement s’accompagner d’équité. Un petit débat a eu lieu sur la question des jets privés, qui ne sont pourtant pas cruciaux dans les émissions ou la consommation de carburants du pays. En revanche, les jets privés sont très emblématiques d’un luxe ostentatoire insupportable pour des personnes qui devront effectuer des efforts sur des gestes unitairement beaucoup plus modestes.
La question de la sobriété est fondamentalement associée à la question de la maitrise de son propre destin et à l’idée d’un arbitrage entre moins de libertés aujourd’hui pour plus de libertés plus tard. Combien sommes-nous prêts à payer aujourd’hui, en kilomètres en voiture non effectués, pour continuer à vivre en démocratie dans vingt ans ? Ce type de débat doit aussi être installé dans la population. Or il n’est pas simple d’illustrer ce que pourrait être le monde, dans de mauvais cas de figure, dans vingt ans. Nous sommes clairement dans une discipline un peu nouvelle, que j’appelle parfois la hiérarchie des renoncements, que nous devrons apprendre. À quoi sommes-nous prêts à renoncer ? Qu’avons-nous envie d’avoir en face ? Gagnons-nous de l’espoir, de la sérénité, de la sécurité ou un autre élément ayant une valeur importante pour les individus, à défaut d’avoir une valeur économique ? Il n’existe pas de réponse miracle. Il est donc clair que nous tâtonnerons probablement un peu, mais il me semble qu’il est important de déplacer le débat sur la juste répartition de l’effort et le fait de tenir un discours adulte à la population sur le cadre physique dans lequel nous serons obligés de réfléchir.
Concernant l’aménagement du territoire, je vous renvoie aux Stratégies de résilience des territoires, rédigées par le Shift Project. Là encore, il faut déconcentrer en partie l’initiative face aux problèmes, mais il faut la déconcentrer de manière intelligente, en mettant les personnes en mesure de comprendre. Comme pour les députés, qui n’ont pas été très assidus à la séance de formation, cela passe aussi pour les élus locaux par le fait de comprendre la situation, où sont leur marge de manœuvre et où est-ce qu’ils doivent être fatalistes, parce qu’ils se retrouveront face à plus fort qu’eux et qu’ils devront composer avec une évolution inévitable.
La première recommandation des Stratégies de résilience des territoires était de consacrer 1 % du budget des communes à l’acquisition de connaissances, avec de la formation (des élus ou des agents) ou des études ad hoc permettant de comprendre la situation de départ, avec les forces et les faiblesses ainsi que la façon de confronter le territoire à l’objectif national de se passer progressivement des hydrocarbures (sous contrainte de métaux, d’espaces, de biomasses et de biodiversité).
Je n’ai pas de réponse à vous apporter sur la question du salaire universel. En France, avec les systèmes de solidarité que nous avons, nous sommes plus proches de cette notion que d’autres pays. Je n’ai pas les compétences pour savoir s’il faut aller plus loin que ces systèmes de solidarité et sous quelle forme.
Vous avez commencé par me dire que mes nombreux propos sur la sobriété ne sont pas assez visibles, puis vous m’avez traité de monomaniaque du nucléaire. Or si je parle beaucoup de la sobriété, je ne peux pas être un monomaniaque du nucléaire.
Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Vous évoquez d’autres sujets dans vos écrits, mais on ne vous entend que sur le nucléaire.
M. Jean-Marc Jancovici. Si on ne m’entend que sur le nucléaire, il faut vous adresser aux journalistes. J’ai été invité par la matinale de France Inter pour le lancement de la bande dessinée Le monde sans fin, après avoir refusé une première invitation pour parler de nucléaire. Durant la semaine qui vient de s’écouler, j’ai dû refuser entre cinq et dix invitations à parler du nucléaire dans la presse. J’assume mes opinions mais, une fois qu’on vous a enfermé dans une case, il est difficile d’en sortir. Par ailleurs, je n’élude pas les questions sur le sujet. Je fais ce que je peux pour qu’on ne retienne pas que les propos relatifs à ce sujet mais je ne maitrise pas complètement le processus. Je m’exprime également par d’autres canaux que la presse, notamment sur LinkedIn, mon site personnel et dans des vidéos, où je ne parle pas que de nucléaire, tant s’en faut. J’essaie de renvoyer, autant que possible, à mes écrits et mes oraux primaires.
J’ai compris que vous n’aimiez pas beaucoup le nucléaire mais je ne sais pas s’il est utile de répondre en détail à tous vos propos.
Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Ma position n’est pas un choix idéologique. Lorsque je regarde bout à bout les éléments rationnels, notamment ceux dont vous faites état dans un certain nombre d’écrits, je n’aboutis pas à la même conclusion. C’est pour cette raison que je vous posais une question sur les quinze années qui nous reste pour agir et sur l’incertitude du développement de la technologie, que vous mettez en exergue parmi les options et que vous défendez. Je m’interroge sur cette croyance totale que le nucléaire sauverait le climat, ce qui me parait antinomique.
M. Jean-Marc Jancovici. Si vous avez bien lu ce que j’ai écrit et écouté ce que j’ai dit, je n’ai jamais affirmé que le nucléaire sauverait le climat. J’ai toujours souligné que le nucléaire n’éviterait pas la décroissance. J’ai toujours dit qu’il ne serait pas à l’échelle pour remplacer les combustibles fossiles. La seule chose que je dis est qu’il fait partie des amortisseurs de la décroissance et, dans cette catégorie, je considère qu’il a un certain nombre d’avantages physiques en raison desquels en faire autant que nous pouvons est une bonne idée, sachant que ce ne sera jamais des montagnes puisqu’il existe des limites temporelles et de compétences sur son déploiement.
J’ai également écrit dans mon premier livre que l’énergie infinie serait une absolue catastrophe. En revanche, j’ai toujours dit qu’il fallait, dans un monde imparfait et qui le sera malheureusement de plus en plus, hiérarchiser nos possibilités d’action et choisir en premier l’option ayant la balance entre avantage et inconvénient la plus intéressante. Or je fais partie des gens qui ne croient pas que, pour des raisons physiques, nous irons jusqu’au bout des scénarios de déploiement des énergies renouvelables diffuses, électriques et intermittentes car ce système est trop complexe, qu’il existe quatre conditions physiques au sujet desquelles l’AIE et RTE indiquent qu’il faudrait parvenir à franchir une barrière et qu’il existe des sujets de stockage (notamment intersaisonnier), d’ajustement en fréquence ou encore de disponibilité.
Je pense que nous n’arriverons pas à aller au bout des scénarios de déploiement des énergies renouvelables diffuses, électriques et intermittentes. Or, en France, nous avons déjà réussi une fois un déploiement du nucléaire. Dans Le monde sans fin, nous utilisons l’image d’un parachute de secours. Cette solution présente des avantages supérieurs à ses inconvénients.
Mon opinion sur le nucléaire date d’une époque où je n’avais pas touché un euro de la part d’un acteur de la filière. Cette opinion date du moment où j’ai commencé à m’intéresser à la question climatique. Chronologiquement, j’ai regardé successivement le climat, le nucléaire et le pétrole. À l’époque, je n’avais aucun lien économique avec le monde de la filière nucléaire. J’ai juste posé de nombreuses questions et, tant que je n’avais pas compris, j’ai continué à poser des questions. C’est de cette époque que date ma conviction que le nucléaire est à mettre du côté des solutions et non du côté des problèmes. Toutefois, ce n’est pas parce que cela fait partie des solutions que c’est miraculeux.
J’insiste sur le fait que le nucléaire n’évitera pas des efforts massifs de sobriété, mais les allégera.
M. le président Raphaël Schellenberger. Je cède la parole aux députés pour une série de questions.
Mme Danielle Brulebois (RE). Vous êtes une figure incontournable de la sobriété et de la lutte contre le réchauffement climatique. Vous parlez vrai, simple et juste. De plus, vous plaisez beaucoup aux jeunes générations. Votre chaîne YouTube, votre page Facebook et votre profil LinkedIn comptent respectivement 200 000, 185 000 et 600 000 abonnés.
Je m’inquiète de ce numérique, qui est sur la pente ascendante et a augmenté de 9 % en un an. Ce numérique risque de devenir insoutenable pour la planète puisque c’est un gouffre énergétique et un grand consommateur de matière première. En effet, le secteur du numérique génère davantage de gaz à effet de serre que l’aviation, que vous avez souvent citée. Il est dit que d’ici 2050, à ce rythme, le numérique génèrera 35 % des émissions de gaz à effet de serre.
Les bénéfices du numérique à l’environnement ne suffisent pas à compenser sa propre empreinte. Nous avons compté sur la dématérialisation pour économiser des arbres, mais quand nous faisons l’addition, le compte n’y est pas. Que pensez-vous de ce développement exponentiel de ces tweets et retweets futiles et inutiles ? Pensez-vous qu’il faudrait réfléchir à responsabiliser, voire à réguler, l’usage du numérique ?
M. Stéphane Mazars (RE). Nos concitoyens, qui ne sont pas farouchement hostiles au nucléaire, expriment deux craintes à ce sujet. La première crainte concerne les déchets, et vous avez dit qu’elle est peut-être un peu disproportionnée compte tenu de la technologie qui semble assez efficace en matière de retraitement. La seconde crainte exprimée est relative à la sécurisation des sites eux-mêmes, par rapport aux catastrophes nucléaires ou à des attaques. Nous voyons ce qu’il se passe en Ukraine actuellement. Quel est votre avis ? Pouvons-nous rassurer nos concitoyens sur ce sujet ou est-ce une crainte à prendre véritablement au sérieux et qui peut être un écueil au développement du nucléaire ?
Un certain nombre de nos grands ouvrages hydroélectriques sont gérés par des exploitants historiques mais il est demandé à l’État de remettre leur exploitation à la concurrence. Cette question pose un problème de souveraineté, qui n’est pas lié à la technologie ou aux procédures mais à l’identification de celui qui, demain, pourrait piloter ces grands ouvrages. Quel est votre sentiment sur ce sujet ? L’orientation qui semble être prise, notamment avec la nationalisation de l’opérateur EDF, vous semble-t-elle aller dans la bonne direction ?
Mme Anne-Laure Babault (DEM). J’aimerais que vous développiez sur les plastiques dérivés du pétrole. Vous évoquez la mobilité des bâtiments mais il reste effectivement les plastiques du quotidien, notamment dans la partie alimentaire.
Ma deuxième question porte sur le bilan carbone dont vous êtes l’auteur. Nous parlons souvent d’émissions carbone mais moins de bilan. Pour nos prises de décisions, je pense qu’il serait intéressant d’obtenir, dans de nombreux domaines mais aussi pour l’énergie, un bilan carbone clair et précis sur l’ensemble des solutions que nous avons évoqué. Un tel bilan serait intangible et factuel.
M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’en est-il des puits de carbone autres que naturels ?
M. Jean-Marc Jancovici. Concernant le numérique, vous avez raison, j’ai mauvaise conscience.
Je relirai d’abord le numérique au thème de cette commission. Il s’agit d’un domaine dans lequel nous n’avons aucune souveraineté. En effet, la fonction la plus régalienne de l’État, qui est de collecter l’impôt, a été confiée aux GAFA. J’ai donc besoin d’un ordinateur, d’un système internet et d’un système mondial de télécommunication. Ce que nous venons de faire sur la 5 G relève d’un abandon supplémentaire de souveraineté puisque les opérateurs français seront incités à s’équiper avec des tas de composants de réseaux qui ne sont pas fabriqués en France et que les Français seront incités à changer de smartphone pour des appareils fabriqués à l’étranger, afin de regarder Netflix dans le métro et que l’application Tinder fonctionne mieux. Nous sommes clairement aujourd’hui dans ce que j’appelle l’ébriété numérique.
Avant de savoir si la première chose à faire est de fermer la chaîne YouTube de Jean-Marc Jancovici — ce qui est une option puisque cette fermeture supprimerait de la pollution numérique —, je fais ce que je peux en demandant aux personnes qui visionnent mes vidéos de les regarder en très basse définition. Toutefois, il est clair que je participe aux émissions liées au numérique.
Dans le monde, la moitié de l’empreinte carbone du numérique est due à la fabrication des équipements (écrans, ordinateurs, smartphones, composants de réseau et serveurs) tandis que l’autre moitié est due aux opérations de ces équipements. Ce qui augmente aujourd’hui extrêmement fortement la croissance du trafic du système digital mondial est la vidéo en ligne, et notamment le streaming — avec Netflix en tête —, YouTube, la pornographie et les vidéos familiales.
Le Shift Project avait formulé quelques suggestions pour limiter cette inflation. Nous avions notamment proposé à l’autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) que les licences octroyées aux opérateurs soient faites sous conditions de maitrise de l’empreinte carbone. À l’époque, l’Arcep avait noté l’idée. À partir du moment où nous voulons limiter un usage, seules deux options sont possibles : les quantités ou les prix. Au sein du Shift Project, nous sommes un peu plus communistes, donc nous préférons limiter par les quantités plutôt que par les prix car nous considérons que ce système est plus égalitaire.
Par ailleurs, la débauche d’équipements que nous utilisons pour des usages totalement récréatifs tels que le metavers — dont je ne suis pas complètement convaincu qu’ils aideront à faire pleuvoir ou à se sortir un peu mieux de la situation que nous sommes en train de décrire — nécessite des composants que nous ne pourrons plus mettre dans des choses qui sont indispensables au fonctionnement quotidien de notre société. Par exemple, aujourd’hui, sans électronique, il n’existe plus de banques. Même si nous disons beaucoup de mal des banques par ailleurs, ces usages sont devenus essentiels à très court terme et nous « gaspillons » des ressources pour des choses assez futiles.
Il me semble que cela justifierait également des investigations un peu plus approfondies de l’Assemblée nationale afin de se pencher sur les actions à mettre en place en termes de stratégie numérique dans ce pays. Il ne suffit pas de céder — comme notre Président de la République lors du Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas — à la fascination devant le gadget.
Concernant la sécurisation des sites, il faut vivre avec l’idée qu’un accident est toujours possible. La question est : compte tenu des avantages que nous offrent les dispositifs non accidentés, sommes-nous prêts à courir le risque de l’accident ? Aujourd’hui, le risque le plus important en cas d’accident est le risque de panique, et non celui d’un dommage physique. Pour des raisons que je n’ai pas complètement percées, le nucléaire engendre des réactions disproportionnées par rapport à la cigarette, à la circulation routière ou à un aliment dont je ne redonnerais pas le nom ici. En cas d’accident sur un réacteur à eau pressurisée, le plus probable est que, comme à Three Mile Island, vous perdiez le réacteur à l’intérieur de l’enceinte de confinement. En cas de conflit, la vraie question est de savoir si l’accident ajoutera massivement des dommages. Un accident dans la centrale de Zaporijjia ne changera malheureusement pas significativement le bilan de la guerre en Ukraine. Lorsqu’une installation est endommagée à cause de la guerre, le vrai problème est la guerre.
En outre, il existe de nombreuses manières de causer des morts avec des dommages aux installations de production électrique. La convention stipule qu’en cas de guerre, les belligérants ne doivent pas porter atteinte aux centrales nucléaires ni aux barrages. Or, si vous voulez faire beaucoup de dégâts très rapidement, il vaut mieux détruire les barrages que les centrales nucléaires. En France, faire sauter le barrage de Vouglans engendrerait six mètres d’eau place Bellecour à Lyon.
La bonne réponse tient dans le mot pédagogie. L’époque va probablement nécessiter que votre métier comporte plus qu’avant le fait de faire la pédagogie des problèmes. Je sais bien qu’un élu fait normalement la pédagogie des solutions. Toutefois, de temps en temps, je pense que vous serez contraints de faire aussi la pédagogie des problèmes et la seule manière d’y parvenir est d’être capable de maitriser à peu près les sujets sur le plan technique.
Je me suis exprimé de manière générale sur l’ouverture à la concurrence des systèmes électriques en disant qu’elle avait été une erreur, ce que je pense toujours. Nous avons essentiellement perdu notre temps à faire quelque chose qui n’a apporté aucun élément positif. Cette ouverture à la concurrence a juste servi à enrichir des distributeurs, à divertir de la rente par rapport aux propriétaires des dispositifs de production et à créer des effets de volatilité dans les prix de marché dont nous voyons les effets en ce moment. Il ne faut donc pas aller encore plus loin dans cette direction. Rétropédaler sur ce sujet demande que la France commence à militer et à faire de la pédagogie du problème auprès de nos amis européens, en disant que l’époque voudrait que nous arrêtions ce genre de système, qui n’a strictement aucun intérêt, et que nous revenions à quelque chose de plus intégré, permettant de faire de la planification sur le long terme. En matière de systèmes énergétiques, le maître mot est la planification. Or cette dernière est impossible quand le marché est ouvert.
Nous aurions pu faire de l’ouverture à l’amont et un duopole. C’est exactement ce qui a été fait pour l’eau. Dans les infrastructures très capitalistiques, c’est ce qui finit par se passer, avec un oligopole régulé. Nous pouvons discuter pour savoir si un oligopole régulé est mieux qu’un monopole. Néanmoins, il s’agit du seul marché compatible avec le besoin d’opérateurs capables d’assumer des investissements lourds. La concurrence à l’aval n’avait aucun intérêt.
Il est possible de récupérer du carbone et de l’hydrogène à partir de la biomasse afin de fabriquer des plastiques. En outre, certains plastiques sont créés à partir d’éthanol de canne à sucre ou encore d’amidon de maïs. J’ignore si nous en fabriquerons autant que le plastique créé à partir du pétrole. La fabrication sera, en tout cas, nécessairement plus compliquée.
À partir du moment où nous utilisons de la biomasse, il faut toujours être capable de répondre à une question de système. Vous pouvez vous servir de la biomasse, c’est-à-dire de l’espace, pour manger, avoir des matériaux (des fibres, du bois, du chanvre, du lin ou encore du coton), avoir de l’énergie, et notamment des agrocarburants (avec du bois bûche et non du bois d’œuvre), préserver la biodiversité.
Vous pouvez également combiner les usages de temps en temps en faisant, par exemple, une agriculture moins nocive pour la biodiversité ou une agriculture avec de l’agroforesterie afin d’avoir un peu de bois énergie ou un peu de bois matériaux.
La question de la quantité de biomasses que nous sommes capables d’utiliser pour produire du plastique est donc indissociable de la question de la quantité de biomasses que nous souhaitons utiliser pour avoir de l’énergie, du bois d’œuvre, etc. La seule chose que je peux vous dire est que, quand vous regardez les plans sectoriels faits par les secteurs industriels, ils ne bouclent pas. Si, en France, vous ajoutez simplement l’appel à la biomasse du secteur aérien et du secteur de la construction pour avoir du bois d’œuvre, vous excédez les capacités de production à surface constante. Ces éléments expliquent la raison pour laquelle je suis incapable de répondre à la question. La seule bonne réponse est que cela dépend de votre ambition sur les usages concurrents de la biomasse.
Il n’existe pas, aujourd’hui, de bouclage entre secteurs. Nous avons fait ce bouclage dans le cadre du Plan de transformation de l’économie française et nous avons choisi d’intégrer très peu de biomasse dans ce plan en raison des résultats que nous avons obtenus.
De plus, à l’avenir, la décrue de la disponibilité fossile aura un impact sur les rendements agricoles puisque le pétrole est nécessaire à la mécanisation des engins de transport amont et aval ainsi que pour les phytosanitaires et que le gaz permet la fabrication des engrais azotés. Notre alimentation nécessite en outre des engrais importés de très loin (des phosphates et de la potasse), dus à l’exploitation minière. La mécanisation, les phytosanitaires et les engrais ont multiplié le rendement céréalier en France par cinq en trente ans, après-guerre. Il est évident que, dans un monde avec un climat plus hostile et moins de combustibles fossiles disponibles, nous ferons une partie du chemin inverse. Devons-nous accepter, par exemple, de manger moins de viande en n’ayant pas plus de surface agricole ? Voulons-nous plus de surface agricole pour manger toujours autant de viande ? Il y aura alors moins de surface agricole pour faire du bois d’œuvre, du bois énergie et pour fabriquer des plastiques. Il est très difficile de répondre à cette question de façon dissociée, y compris en incluant la contrainte d’approvisionnement énergétique fossile et la contrainte de dérive climatique, qui joueront plutôt dans le mauvais sens. La réponse est donc qu’il faudra en utiliser moins.
Mme Anne-Laure Babault (DEM). Ou manger moins de viande.
M. Jean-Marc Jancovici. Et manger moins de viande ! Nous devrons, en outre, bien la choisir. Typiquement, il est évident qu’il faudra commencer par préserver ce qui vient des pâturages parce que vous y valorisez plus facilement de la biomasse avec des animaux. Un débat, pas simple, doit être mené sur ce sujet. Il est très difficile de demander à l’agriculture, qui n’est pas un secteur très riche — à l’exception de quelques acteurs —, de faire des innovations massives sans que les Français acceptent de payer leur nourriture un peu plus cher.
Pour certaines sources énergétiques, comme les modes électriques, il est très simple de faire une empreinte carbone. Il existe cependant parfois des variations. Par exemple, un panneau solaire, qui aura émis une certaine quantité de CO2 pour sa fabrication, ne produira pas la même quantité de kilowattheures si vous le mettez dans un désert chilien ou dans la brume norvégienne. Ainsi, le contenu carbone en analyse de cycle de vie du kilowattheure produit aura varié, par la force des choses. Toutefois, nous avons quand même des ordres de grandeur, ce qui est assez facile à établir.
Ce qui est plus difficile est d’estimer, pour certaines énergies fossiles, les émissions dites fugitives, c’est-à-dire les émissions qui sont liées à des fuites à l’amont, particulièrement pour le gaz. En effet, de mémoire, à 8 % de fuites, le gaz naturel est aussi nocif que le charbon. Une telle quantité de fuites ne survient pas, en général, mais la fuite de quelques pour cent est possible.
Il est plus difficile de mesurer l’empreinte carbone des tissus car ce calcul nécessite, à chaque fois, une investigation approfondie.
Sur les sources énergétiques, les ordres de grandeur sont globalement assez facilement disponibles. En revanche, il y aura une incertitude importante sur les sources issues de la biomasse. Si cette dernière n’est pas associée à de la déforestation, son bilan est meilleur que celui des fossiles. En revanche, si elle est associée à de la déforestation, son bilan est pire que celui des fossiles. Cet élément fait vraiment changer le résultat de nature. Concernant cette question, vous pouvez faire difficilement autrement que de poser des hypothèses.
Mme Anne-Laure Babault (DEM). Quels résultats en tirer ?
M. Jean-Marc Jancovici. Cela dépend du paramètre. Vous pouvez regarder le CO2, l’espace au sol ou les particules fines. En matière d’émissions de CO2, la plus nocive est, de très loin, le charbon, suivi du pétrole et du gaz. Toutefois, l’impact du bois associé à de la déforestation est encore pire que le charbon. Par exemple, les projets visant à remplacer, pour un certain nombre de pays où le bois de feu est obtenu par déforestation, les foyers par des petits réchauds à gaz sont intelligents.
Parmi les modes dits « non carbonés », c’est-à-dire les modes dont le fonctionnement même n’émet pas de CO2, le solaire arrive en tête, suivi par l’hydroélectricité, l’éolien et le nucléaire, avec de petites variations en fonction des spécificités locales. L’hydroélectricité, l’éolien et le nucléaire représentent entre 5 et 10 grammes de CO2 par kilowattheure électrique tandis que le solaire représente entre 20 et 50 grammes, en fonction des conditions d’insolation notamment. Ces données ne prennent pas en compte le stockage avec des modes classiques (comme les STEP ou les batteries), qui fait perdre 20 à 40 %. Rappelons que la fabrication d’une batterie émet du CO2. Par exemple, pour une voiture électrique, la fabrication de la batterie représente la moitié des émissions de fabrication de la voiture. Ainsi, en ajoutant les émissions du stockage, il est possible, pour le solaire, de dépasser les 100 grammes de CO2 par kilowattheure. En mode purement électrique, le gaz est à 400 grammes de CO2 par kilowattheure électrique tandis que le pétrole à 800 grammes et le charbon à 1 000 grammes.
Vous pouvez oublier les puits de carbone. Réaliser la capture et la séquestration du CO2 peut technologiquement fonctionner. Néanmoins, récupérer le CO2 une fois qu’il est dans l’air avec des modes technologiques me semble être digne de la série Les Shadoks. Une fois qu’une molécule chimiquement inerte, comme le CO2, est diluée à 0,04 % dans un milieu aussi peu dense que l’air, récupérer le CO2 représente une dépense énergétique tellement considérable que vous ne pourrez jamais le déployer à l’échelle.
J’ai fait un petit calcul d’ordre de grandeur à partir de l’aspirateur à CO2 islandais qui a été très médiatisé. Si nous voulions capter, avec ce genre de dispositif de direct air capture (DAC), la totalité de nos émissions annuelles, il faudrait y consacrer la totalité de l’électricité annuelle et la totalité du pétrole consommé dans le monde tous les ans. L’énergie ne servirait donc qu’à récupérer le CO2 émis dans l’air à cause de l’énergie. Je ne suis pas complètement persuadé qu’il faille nous précipiter vers ce type de dispositif. Aujourd’hui, comme l’argent coule à flots partout en raison de la création monétaire, quelques fonds investissent dans ce genre de projets, qui ne serviront à peu près à rien pour changer le destin du monde.
M. le président Raphaël Schellenberger. Merci pour cette conclusion par laquelle vous nous invitez à penser que, pour l’instant, le génie de l’homme n’a pas encore égalé la photosynthèse.
M. Jean-Marc Jancovici. Le génie de l’homme va avoir beaucoup de mal à égaler un certain nombre de merveilles de la nature.
M. le président Raphaël Schellenberger. Nous sommes d’accord sur ce point. Merci pour le temps que vous avez consacré à répondre aux questions de notre commission d’enquête. Votre audition permet d’entrer progressivement dans les sujets, qui seront peut-être davantage des processus décisionnels que des choix technologiques, car cela contribue aussi à la façon dont nous prendrons, dans le futur, les décisions publiques.
Merci à toutes et à tous.
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3. Table ronde réunissant M. Jacques Percebois, Professeur émérite à l’Université de Montpellier, Directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (CREDEN) et de M. Xavier Jaravel, Professeur d’économie à la London School of economics, membre du Conseil d’analyse économique (9 novembre 2022)
M. le président Raphaël Schellenberger. Mes chers collègues, nous poursuivons le premier cycle d’auditions de la commission d’enquête parlementaire visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Il s’agit de recueillir des éléments de contexte, cette fois de nature économique.
M. le rapporteur et moi-même sommes attachés au sérieux et à la crédibilité des travaux de notre commission d’enquête. Lors de notre dernière audition, une anthropologue aux qualités reconnues a tenu des propos qui ont surpris. M. le rapporteur et moi-même lui avons écrit pour lui demander de préciser son argumentation scientifique. Mme Ortar a retiré ses propos, en présentant ses excuses pour leur caractère approximatif, s’agissant d’un champ de compétences universitaire qui n’est pas le sien. Je tenais à en informer les membres de la commission et à la remercier de l’honnêteté de sa réponse, qui est de nature à donner de la crédibilité à ses travaux comme aux nôtres.
Nous auditionnons aujourd’hui M. Jacques Percebois, professeur émérite à l’université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie, expert sollicité notamment par la Cour des comptes, et M. Xavier Jaravel, professeur d’économie à la London School of Economics et membre du Conseil d’analyse économique.
M. le rapporteur leur a préalablement adressé un questionnaire, centré sur la notion de souveraineté en matière énergétique, s’agissant notamment de l’approvisionnement en électricité et de sa production.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Jacques Percebois et Xavier Jaravel prêtent successivement serment.)
M. Jacques Percebois. En matière d’indépendance énergétique, notamment pour l’électricité, et compte tenu des prix actuels, il faut partir d’un constat : la décarbonation du mix énergétique réduira la dépendance de la France. Dans le total de l’énergie finale – et non primaire – les produits pétroliers représentent 43 %, le gaz 20 % et le charbon 1 %. Nous dépendons donc à 64 % des importations. Le reste, notamment l’électricité, est une production nationale.
L’électricité ne représente pour l’instant que 25 % de l’énergie finale consommée par les Français. Cette part devrait croître avec la décarbonation du mix énergétique. Elle devrait atteindre 55 % à l’horizon 2050 selon Réseau de transport d’électricité (RTE), en raison d’une électrification des usages, notamment de la mobilité. Cela devrait améliorer notre indépendance énergétique, avec cette nuance que la décarbonation imposera l’utilisation de métaux et de minerais stratégiques, tels que les terres rares.
Certains redoutent donc que nous ne transformions une dépendance aux hydrocarbures en une dépendance aux métaux. Cette idée n’est pas tout à fait exacte. D’abord, les métaux et les minerais se recyclent. Ensuite, le progrès technique peut permettre de trouver des substituts. Enfin, les réserves de ces métaux et minerais sont assez bien réparties dans le monde, pays occidentaux compris. Il y en a même en France, où un projet d’extraction de lithium est en cours de développement, dans l’Allier – par ailleurs, nous pourrons à l’avenir produire des batteries sans lithium.
L’origine de l’électricité est nucléaire à 69 %, hydraulique à 12 %, éolienne et solaire à 10 %. Le gaz représente 6 %, le charbon et le fioul 1 % : pour ce qui est de notre mix électrique, nous sommes donc dépendants à hauteur de 7 %.
La France, comme les autres pays européens, est confrontée à une envolée des prix de l’électricité qui encourage, voire impose une réforme du marché européen de l’électricité, suite à sa libéralisation.
Il faut bien dissocier le prix de détail du prix de gros. Le prix de détail est obtenu par l’addition du prix de gros, du coût des réseaux et de celui des taxes. À l’origine, chacun de ces postes comptait environ pour un tiers mais la part du prix de gros est aujourd’hui un peu plus importante, car le prix de la fourniture d’électricité a fortement augmenté.
Cette envolée a deux raisons principales : le prix élevé du gaz, car les centrales à gaz sont en général celles qui font l’équilibre du marché, et le manque de capacités électriques pilotables, c’est-à-dire qui fournissent en fonction de la demande. Or il faut bien reconnaître que nous avons fermé, en Europe, de nombreuses capacités pilotables. Les capacités non pilotables, par exemple les centrales fonctionnant quand il y a du vent ou du soleil, ne produisent pas toujours quand on en a besoin. Les centrales pilotables sont thermiques ou nucléaires, le nucléaire présentant l’avantage d’être à la fois pilotable et décarboné.
Ce manque de capacités est général en Europe. L’électricité étant un produit qui ne se stocke pas, mieux vaut être en surcapacité qu’en sous-capacité ; les risques sont moindres. Les Allemands ont fermé beaucoup de capacités nucléaires et thermiques, nous avons fermé beaucoup de capacités thermiques et quelques nucléaires.
Notre dépendance au prix du gaz découle de la logique de fonctionnement du marché. C’est le coût de fonctionnement de la dernière centrale appelée qui détermine le prix d’équilibre. S’agissant d’enchères à prix limite, tous les participants aux enchères bénéficient de celui-ci. Si le prix d’équilibre s’envole, les centrales dites infra-marginales, qui ne sont pas des centrales à gaz, bénéficient de rentes qui peuvent paraître excessives. Elles ne sont pas nécessairement indues, quand elles permettent de financer les coûts fixes, mais elles peuvent aussi les dépasser très largement.
Ce système préexistait à la libéralisation du marché de l’électricité. Dans une centrale thermique classique, le coût du combustible constituait l’essentiel du coût de production de l’électricité, dans une proportion allant de 50 % à 80 %. Il s’agissait du coût du charbon, du pétrole ou du gaz, augmenté du coût du carbone. Par conséquent, il était tout à fait logique d’appeler les centrales par ordre des coûts marginaux croissants. Le problème actuel découle de l’envolée du prix du gaz.
Face à cette situation, tout le monde cherche des solutions.
La première, unanimement considérée comme pertinente, consiste à réduire la demande, en particulier aux heures de pointe.
La deuxième consiste à taxer les rentes infra-marginales excessives, les surprofits. C’est une solution de facilité mais qui n’est pas sans justification. Plusieurs pays européens, dont la France, considèrent qu’elle mérite d’être explorée, d’autant qu’elle permet de taxer les centrales d’énergie renouvelable qui avaient conclu un contrat d’achat avec l’État et qui l’ont dénoncé, moyennant une indemnité bien sûr – car, même compte tenu de cette indemnité, elles réalisent un gain bien plus élevé en vendant leur électricité sur le marché de gros plutôt qu’à un prix garanti.
En France, le produit de cette taxation ne serait pas considérable, car une grande partie de l’électricité d’origine nucléaire est vendue à un prix régulé, conformément aux principes de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh). En outre, cette production a fortement baissé : elle était de 429 térawattheures (TWh) en 2005, et devrait être de 280 TWh cette année.
Les énergies renouvelables ne perçoivent généralement pas de rente. Beaucoup d’entre elles bénéficient d’un prix garanti, avec des contrats en complément marché. Pendant longtemps, le prix garanti était supérieur au prix du marché : elles vendaient à un prix du marché relativement modeste, mais percevaient un complément de rémunération. Quand le prix du marché s’est envolé, le complément de rémunération est devenu négatif, de sorte que les producteurs d’énergie renouvelable reversent la différence à l’État. Le total pourrait atteindre 30 milliards d’euros pour 2022-2023, selon la Commission de régulation de l’énergie (CRE). Il s’agit donc d’un bon système. Il serait fâcheux que ces contrats soient dénoncés, car ces entreprises ont bénéficié de l’aide de l’État pendant longtemps : il serait un peu facile qu’elles puissent profiter maintenant du marché.
Prélever la rente, au moins en partie, aide le consommateur à faire face à l’augmentation des prix. J’ai remis au secrétariat de la commission d’enquête une présentation d’un système que j’ai élaboré avec un collègue, fondé sur la moyenne des coûts marginaux, ce qui ferait baisser le prix d’équilibre, et prévoyant une compensation pour les centrales marginales. Il a l’avantage d’être efficace et surtout rapidement applicable, en raison de coûts de transaction faibles.
Après la taxation, une autre solution, qui me semble aussi très bonne, consiste à subventionner le gaz utilisé pour produire de l’électricité. Retenue par les Espagnols, et appelée pour cette raison « solution ibérique », elle aboutit à un prix de gros nettement inférieur au prix européen. Toutefois, elle a plusieurs effets pervers, notamment celui de relancer la demande de gaz, donc d’en augmenter le prix pour tous les industriels, qu’ils produisent de l’électricité ou non, et celui d’inciter à vendre l’électricité ainsi produite ailleurs en Europe, où le prix est plus rémunérateur.
La Commission européenne vient donc de faire savoir qu’elle n’est pas favorable à la généralisation de ce système. Les Allemands y sont tout à fait opposés, car la part du gaz dans leur production d’électricité est plus importante que dans la nôtre. Comme ils exportent chez nous de l’électricité aux heures de pointe, ils auraient le sentiment que le consommateur allemand finance le consommateur français. Nonobstant, cette piste mérite d’être explorée, car elle permet de résoudre une partie du problème.
Une autre solution, dite grecque, consiste à organiser un marché dual. La moitié de l’électricité produite en Europe l’est par des centrales nucléaires et d’énergie renouvelable, dont la part de coûts fixes est élevée et celle de coûts variables de fonctionnement modeste – ce qui coûte cher, ce sont les équipements. L’autre moitié l’est par des centrales classiques, utilisant du gaz, du charbon et parfois du fioul, dont la part de coûts variables est très élevée.
L’idée est de diviser le marché en deux segments, en satisfaisant la demande d’abord grâce aux premières, puis, pour le reste, grâce aux secondes. Le consommateur paie la moyenne des deux prix. Ce système, certes complexe, présente l’avantage d’être pérenne car, au fur et à mesure de la décarbonation du mix électrique, la part des centrales à forts coûts variables diminue.
La dernière solution, que d’aucuns appellent de leurs vœux dans le débat public, consiste à revenir au système de l’acheteur unique, dans un cadre national. La France l’avait plus ou moins défendu à l’orée de la libéralisation du marché de l’énergie. Dans ce système, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité émet des appels d’offres et conclut des contrats à long terme avec les centrales les plus performantes. Il s’agit d’une concurrence pour le marché, et non par le marché. Ce système présente l’avantage d’offrir une certaine stabilité des prix pour le consommateur. Toutefois, il est juridiquement incompatible avec les directives européennes en vigueur.
La conclusion, à mon sens, est qu’il est nécessaire aujourd’hui d’investir dans des capacités de production, quitte à se trouver en surcapacité : cela présente moins de risques que la sous-capacité, car la demande d’électricité va augmenter.
La vraie question est de savoir comment financer le nouveau nucléaire. Il y a l’emprunt, bien sûr, mais il est difficile, pour l’opérateur historique, d’y recourir massivement. Les mécanismes utilisés au Royaume-Uni, tels que les contrats pour différence ou la base d’actifs régulés, sont intéressants. Ils auraient l’avantage de permettre, aux fournisseurs alternatifs, aux concurrents d’EDF de participer au financement. À l’heure actuelle en effet, ils bénéficient de l’Arenh, pour des raisons historiques, mais sans participer à l’entretien du parc nucléaire ni surtout contribuer au financement du nouveau nucléaire. Tel serait le cas dans un système d’appels d’offres ouvrant des droits de tirage, sur le modèle de la vente directe d’électricité.
M. Xavier Jaravel. N’étant pas un spécialiste de l’énergie comme M. Percebois, j’adopterai une perspective plus générale.
Je voudrais d’abord m’arrêter sur la notion de souveraineté, en m’appuyant sur des travaux que j’ai menés avec Isabelle Méjean, dans le cadre du Conseil d’analyse économique, sur la stratégie de résilience dans la mondialisation, qu’il est possible d’appliquer spécifiquement aux questions énergétiques.
S’agissant des tendances de long terme en la matière, je suis d’accord avec M. Percebois. Ce que nos travaux ont mis en lumière, c’est que dans un monde globalisé, où chacun dépend de plusieurs chaînes de valeur, la souveraineté tient moins à l’autonomie pure qu’à la résilience, définie comme la capacité à résister aux chocs d’ordre interne, tels qu’une indisponibilité du parc nucléaire, et aux chocs d’ordre externe, tels qu’une guerre rendant difficile l’approvisionnement en énergie.
Il faut donc dresser un diagnostic très fin des chaînes de valeur. Nous sommes parvenus à la conclusion que 4 % de l’ensemble des importations françaises constituent des vulnérabilités, c’est-à-dire traduisent une dépendance à un petit nombre de pays extra-européens. Certains composants dont la part est faible dans une chaîne de valeur peuvent pourtant la mettre à bas dans son intégralité. Ainsi, les semi-conducteurs de dernière génération, qui sont presque exclusivement produits à Taïwan, entrent pour peu dans la valeur ajoutée du secteur automobile, mais en être privés déstabiliserait l’intégralité de la filière.
Il faut donc analyser plus précisément les chaînes de valeur nécessaires à la production de l’énergie, en menant un travail de cartographie qui permette de repérer les vulnérabilités dans les chaînes de valeur et de les anticiper. Ce travail de diagnostic est forcément au long cours, s’agissant notamment des métaux et des minerais stratégiques extraits des terres rares.
Un tel ciblage permet de réduire les coûts de la résilience, à condition de forger une palette d’outils, tels que la relocalisation des productions et, si possible, la diversification des sources d’approvisionnement ou le recours au stockage. Il faut aussi vérifier si nos partenaires européens partagent nos vulnérabilités ou non, et enfin identifier les dépendances réciproques, une faiblesse sur une partie de la chaîne de valeur pouvant être compensée par une force sur une autre, de sorte que la situation n’est pas asymétrique et peut être tolérable du point de vue géopolitique. Exemple de dépendance réciproque : les machines utilisées pour produire les semi-conducteurs de dernière génération à Taïwan viennent presque toutes des Pays-Bas.
Il me semble donc nécessaire de charger une instance de réfléchir au long cours à cette question de la dépendance, de mener ce travail de ciblage de façon très fine et de mesurer les enjeux économiques. Nous en sommes assez loin : par exemple, nous ne disposons pas en temps réel de la part de l’énergie dans les coûts de production totaux des entreprises, et encore moins du point de vue des chaînes de valeur. Si une entreprise en difficulté constitue un goulot d’étranglement au sein d’une chaîne de valeur, il est très difficile de l’identifier. Tout ce dont nous disposons, ce sont des sondages sur l’utilisation de l’électricité par les entreprises qui datent de plusieurs années.
Outre cet enjeu de cartographie et de diagnostic, il faut s’accorder, d’un point de vue plus conceptuel, sur ce que l’on entend par « souveraineté ». Sommes-nous prêts à partager des vulnérabilités avec certains de nos partenaires européens ? Nous accordons-nous sur le fait que l’enjeu est de cibler les vulnérabilités et d’être résilient aux chocs externes et internes, qu’il faut modéliser pour les anticiper ?
Deuxième remarque : le marché européen de l’électricité est souvent présenté, dans le débat public français, comme pétri d’insuffisances, alors même que les interconnexions qu’il permet sont une chance énorme pour notre pays, qui est importateur net d’électricité. Sans le marché européen de l’électricité, l’indisponibilité d’une partie du parc nucléaire français aurait des conséquences autrement importantes qu’aujourd’hui, y compris des blackouts.
Deux enjeux me semblent majeurs.
Le premier est la redistribution de la rente entre producteurs et consommateurs quand les prix sont très élevés. Comme l’a expliqué M. Percebois, la tarification est fondée sur le coût marginal de production, qui est celui du dernier électron produit. Contrairement à ce que l’on entend dire en France, ce système n’est ni absurde ni surprenant : c’est ainsi que fonctionnent les marchés de biens très substituables. La dernière unité produite est très coûteuse, et son prix élevé. Il en résulte des profits excessifs pour ceux dont les coûts de production sont faibles. La redistribution peut être organisée de diverses façons, comme l’Arenh ou la taxation des surprofits : il s’agit dans tous les cas de redistribuer la rente entre les producteurs infra-marginaux et les consommateurs.
Ce fonctionnement n’a donc rien d’absurde. Il a des vertus d’efficacité, car il envoie un signal prix assez juste – il est effectivement très coûteux de produire le dernier électron – et induit une redistribution qui paraît encore plus légitime dans la période actuelle. Cette redistribution peut prendre plusieurs formes. Le modèle ibérique en est une, puisqu’il permet de corriger le prix marginal en subventionnant les centrales à gaz, ce qui réduit le bénéfice des producteurs infra-marginaux.
L’enjeu est donc d’élaborer un cadre partagé à l’échelon européen pour organiser la redistribution. La Commission européenne s’est exprimée favorablement en ce sens à plusieurs reprises. Reste à établir le dispositif exact.
Le second enjeu soulève la question de l’investissement à long terme, notamment dans la perspective de la transition écologique. Compte tenu de l’incertitude pesant sur le marché de l’électricité libéralisé, sera-t-il possible d’investir suffisamment dans les énergies décarbonées avec un signal prix aussi volatil ?
La nécessité d’une intervention de la puissance publique pour orienter le mix énergétique fait consensus. Le problème est que lorsqu’il y a beaucoup de volatilité sur un marché, il est difficile pour les acteurs privés de se projeter à long terme et donc de faire les investissements nécessaires. Il existe au niveau européen un cadre réglementaire pour les énergies renouvelables, garantissant un prix fixe dans le cadre d’outils comme le contrat pour différence. La compétition est organisée ex ante, lors de l’appel d’offres.
La période actuelle ne me semble pas appeler la modification des fondamentaux du marché européen de l’électricité. Il faut tirer profit du marché de gros à court terme tout en tirant les conséquences de ses faiblesses, qu’il s’agisse des effets redistributifs indésirables ou des investissements à long terme nécessaires à la transition énergétique. Pour ces derniers, il faut simplement un cadre permettant de les sécuriser, tel que le marché dual ou hybride.
Nous ne disposons pas, en France, d’études dressant le bilan de l’effet redistributif du marché européen pour le consommateur français. Il passe pour négatif et coûteux ; en réalité, ce système nous évite des coupures de courant, de sorte que le consommateur français est sans doute gagnant. Une étude impartiale sur ce sujet, qui nécessite un calcul certes complexe mais faisable, constituerait un élément de diagnostic très utile.
M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Percebois, vous avez longuement parlé de la fermeture des capacités à l’échelle européenne. Chaque pays a développé une stratégie d’interconnexion sans toujours se demander ce qui se passait chez les autres – on tire un câble vers l’Allemagne sans vraiment savoir si elle est en mesure de nous envoyer de l’électricité. Avez-vous connaissance de travaux sur ce point, ou expliquant la façon dont la réflexion européenne sur les interconnexions a été bâtie ?
Monsieur Jaravel, vous insistez sur l’absence de diagnostics de vulnérabilité en matière énergétique, étant entendu que la souveraineté n’est pas l’indépendance et nécessite une bonne compréhension des flux. Les points de vulnérabilité énergétiques des entreprises ont-ils fait l’objet d’une attention particulière par le passé ? Quelle méthode faudrait-il adopter pour les mesurer ?
M. Jacques Percebois. La grande idée qui a présidé à l’introduction du marché unique de l’électricité en Europe était qu’il fallait développer les interconnexions afin de faire converger les prix de gros. C’était cela l’objectif, puisque les deux autres composantes du prix de détail, le coût des réseaux et les taxes, dépendent des États et échappent au marché. Cette convergence devait envoyer un signal prix aux investisseurs les incitant à investir tous dans la même direction.
Les interconnexions ont donc été fortement développées. Certains îlots demeurent moins pourvus, notamment la péninsule ibérique, l’Angleterre et un peu l’Italie, mais la France, l’Allemagne et le Benelux sont bien interconnectés et veulent encore aller plus loin. Les interconnexions existaient avant l’Europe de l’énergie, et même avant le traité de Rome, les électriciens pratiquant depuis longtemps le secours mutuel. Elles ont dorénavant vocation à favoriser l’ensemble des échanges économiques.
Le problème est que chaque pays est resté maître chez lui. La politique énergétique étant, d’après les traités européens, une compétence nationale, le signal prix envoyé n’a pas eu les effets escomptés sur l’investissement. Certains États ont refusé le nucléaire, fût-il bon marché : ils ont mené une politique énergétique allant à l’encontre des résultats du marché.
Ces échanges économiques nous permettent de disposer d’importations. La France exportait auparavant un peu plus de 80 TWh d’électricité par an et en importait environ 44, soit un solde positif d’une quarantaine de térawattheures. Cette année, la France sera importatrice nette car sa production nucléaire n’est pas au rendez-vous. De surcroît, nous exportons plutôt en base, à des prix peu élevés, et importons en pointe, à des prix élevés.
Sans ces interconnexions, nous aurions dû accepter des black-out ou alors conserver des centrales thermiques, notamment à gaz. La puissance installée doit être au minimum égale à la puissance maximale demandée, sans quoi on ne peut pas passer la pointe de la demande. La fermeture d’équipements a été motivée par les économies attendues d’un optimum collectif obtenu grâce aux interconnexions, sans tenir compte des interférences des politiques nationales.
Quoi qu’il en soit, la Commission européenne et les États sont d’accord sur la nécessité de développer les interconnexions. Même si la tendance à la décarbonation du mix énergétique est partagée en Europe, les rythmes et les choix politiques varient d’un pays à l’autre, ce qui maintient des divergences de prix. Ainsi, le prix de gros, en France, est parfois très supérieur au prix de gros allemand, car la part des énergies renouvelables, en Allemagne, est plus élevée à certaines heures, et la France manque de capacité à d’autres heures.
M. le président Raphaël Schellenberger. Dans le marché européen de l’électricité tel que vous l’avez décrit, est-il économiquement acceptable pour chaque pays de conserver une capacité de production marginale indexée sur la pointe pour assurer la sécurité de son approvisionnement ? Tous les pays, pas seulement la France, ont fermé des capacités pilotables. L’optimisation de l’usage industriel de l’électricité a permis de réduire la tension, mais globalement les marges ont été grignotées pour faire croître le marché.
M. Jacques Percebois. Sur un marché, la surcapacité est une mauvaise chose : ce sont des investissements qui ne travaillent pas. Une entreprise publique a naturellement tendance à être en surcapacité, par peur d’être défaillante. Le concept de coût de défaillance a été élaboré et explicité par EDF, prêt à surinvestir au-delà de l’optimum pour assurer la sécurité de l’approvisionnement. Mais dans une logique de marché, chacun est tenté de considérer qu’il peut compter sur les autres, dans le cadre d’un jeu coopératif à l’échelle européenne, ce qui fait que tout le monde prend peut-être un peu plus de risques.
M. Xavier Jaravel. Il existe en Europe des marchés de capacité rémunérant certaines capacités de stockage et certains moyens de production de pointe même lorsqu’ils ne sont pas utilisés. Ouverts il y a quelques années, ils mériteraient d’être développés. La rémunération de la capacité, même en l’absence de production de pointe, a donc bien fait l’objet d’une réflexion.
Il faut analyser le marché européen de l’électricité à deux niveaux.
S’agissant des prix de gros, les interconnexions jouent leur rôle, dans une logique de marché. Il s’agit, à équipements électriques donnés, d’optimiser la production sur le marché de gros. En appelant la centrale la moins coûteuse, le marché européen permet d’optimiser le parc existant.
S’agissant des investissements en revanche, chacun s’accorde à dire qu’ils ne sont pas guidés par les prix de marché. Toutes les capacités électriques installées en Europe au cours des quinze dernières années ont bénéficié d’une forme de soutien public. Le marché hybride est donc déjà une réalité, dans un cadre plus développé s’agissant des énergies renouvelables. La question de la définition de la taxonomie européenne devient dès lors essentielle : il s’agit de déterminer quelles énergies sont considérées comme décarbonées.
Pour orienter les investissements à l’échelle européenne, il faudrait disposer de l’équivalent européen du rapport de RTE. La Commission européenne n’a rien d’aussi précis. Il faudra aussi résoudre le problème de la rémunération de la capacité de stockage dans les batteries, quand celles-ci le permettront à un moindre coût qu’actuellement.
S’agissant des diagnostics de vulnérabilité, j’ignore s’ils étaient plus détaillés par le passé. D’après les travaux que j’ai menés, ils doivent être bâtis en deux temps.
Il faut d’abord disposer des meilleures données possibles pour savoir à quels chocs nous sommes exposés, ce qui suppose de tenir compte des vulnérabilités de nos partenaires européens, surtout ceux qui sont d’importants partenaires commerciaux.
Cet exercice est difficile faute d’accès satisfaisant aux données, hormis celles relatives aux entreprises françaises et à leurs partenaires directs. Par exemple, nous ne savons rien des vulnérabilités d’une entreprise polonaise travaillant avec une entreprise allemande qui elle-même travaille avec nous. Nous ne pouvons donc pas cartographier toute la chaîne de valeur, alors même que les données pour ce faire existent. Les règles statistiques d’Eurostat ne permettent pas de faire ces appariements. Or le partage des données est nécessaire pour affiner le diagnostic.
Ensuite, il faut déterminer quels chocs anticiper pour savoir quelles capacités construire. Certains chocs sont de toute façon trop gros pour être absorbés, comme lorsque la demande de masques a crû de 3 000 % pendant la crise de la covid-19. Mais certaines situations peuvent être anticipées, en particulier des chocs géopolitiques. Il faut y travailler dans le cadre d’un groupe transdisciplinaire rassemblant le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay, qui a de ces enjeux une vision fine, des économistes de l’énergie, des économistes des chaînes de valeur et des spécialistes de la géopolitique.
M. Antoine Armand, rapporteur. Considérez-vous que les politiques publiques de l’énergie françaises et européennes des dernières années ont tenu la production énergétique pour un bien comme un autre, eu égard à ses caractéristiques, notamment son intensité capitalistique et ses exigences en matière de recherche et développement ainsi que d’innovation dans les énergies renouvelables, le nucléaire et la décarbonation ? Cela vous semble-t-il justifié d’un point de vue économique ? Considérez-vous que les caractéristiques propres de la production d’énergie exigent de faire évoluer ces politiques ?
M. Jacques Percebois. L’énergie n’est pas vraiment un bien comme un autre. Elle est un produit stratégique, indispensable à toute activité humaine. Elle apparaît aussi spontanément comme relevant du service public, à cette nuance près que, si l’électricité a effectivement été longtemps confiée à une entreprise publique en situation de monopole, ce n’est pas le cas pour le pétrole.
On a pensé que les mécanismes du marché permettraient d’orienter les choix de long terme, mais on a décidé de nombreuses exceptions au marché, s’agissant notamment des énergies renouvelables, qui n’étaient pas rentables au prix normal : on les a aidées avec un mécanisme de prix garanti sur longue période, ce qui au demeurant a accéléré leur développement.
L’ouverture à la concurrence supposait de pénaliser un peu l’opérateur historique pour permettre aux nouveaux opérateurs d’entrer sur le marché. Tel était l’objet de l’Arenh. Il était assorti de la condition, pour eux, d’investir, ce qu’ils n’ont pas vraiment fait.
Par ailleurs, les centrales électriques, en particulier nucléaires, sont des investissements à très long terme. Leur durée de vie peut atteindre quarante, cinquante ou soixante ans, voire, comme certaines centrales américaines, quatre-vingts ans. Dans ce cadre, ni les prix du marché ni les prix à terme ne peuvent orienter les choix. La puissance publique doit donc intervenir. Elle le fait dans tous les pays, même les plus libéraux, en aidant les entreprises à financer leurs recherches et à investir.
Comme le marché ne suffit pas, un marché de capacité, que l’on pourrait qualifier de secondaire, a été ouvert. La rémunération du kilowattheure n’étant pas une incitation suffisante pour investir, il s’agit de rémunérer le kilowatt ; l’un rémunère l’énergie, l’autre la puissance. Dans ces conditions, l’État doit reprendre la main : c’est lui qui doit orienter le choix du mix électrique. Le marché a l’avantage de permettre la concurrence, donc d’inciter à l’efficience et à l’innovation, mais s’agissant des choix de long terme, la puissance publique a tout son rôle à jouer. Au demeurant, l’histoire de la production d’énergie le démontre : au sortir de la seconde guerre mondiale, l’État est massivement intervenu, en France et ailleurs. Les nationalisations ont permis de reconstruire les économies, quitte à rétrocéder certains secteurs ultérieurement.
La puissance publique, dans le domaine de l’énergie, assure la sécurité et le respect des principes du service public.
M. Xavier Jaravel. L’introduction d’un marché de gros de l’électricité de court terme tendait à faire de celle-ci un bien comme un autre. Toutefois, s’agissant des investissements de long terme, la trace de l’État est visible partout.
S’agissant des enjeux de sécurité et de résilience, le marché, qu’il s’agisse de l’énergie ou de tout autre bien, présente deux limites : d’abord, l’opérateur privé ne tient pas compte des conséquences d’une éventuelle défaillance de sa part sur le reste de la chaîne de valeur ; ensuite il ne sait pas toujours à quels chocs il est exposé, car le goulot d’étranglement ne se trouve pas forcément chez les fournisseurs avec lesquels il est en contact direct dans la chaîne de valeur. C’est ce type de défaillances du marché qui fondent conceptuellement la réflexion sur la résilience et l’intervention publique.
M. Antoine Armand, rapporteur. Comment concevez-vous l’indépendance énergétique de notre pays dans l’Union européenne, du point de vue du marché de l’électricité mais aussi du degré d’autonomie stratégique que l’on peut attendre au niveau français et au niveau européen ? Une analogie avec les exigences fixées à d’autres secteurs industriels en matière d’autonomie stratégique serait bienvenue.
Par ailleurs, j’aimerais obtenir une confirmation sur le mécanisme des prix au sein du marché européen de l’électricité. Si j’ai bien compris, le calcul du prix de l’électricité d’après les coûts marginaux, dans une situation ordinaire, qui n’est pas celle que nous connaissons, constitue une incitation économique assez forte pour faire baisser le prix de l’électricité et rendre l’approvisionnement plus compétitif et plus efficace, dès lors que l’interconnexion entre les pays européens est suffisamment développée. En forçant un peu le trait, on peut donc considérer que le mécanisme européen de fixation des prix, hors temps de crise, est plutôt de nature à rendre l’électricité plus disponible et plus compétitive qu’un autre.
Enfin, considérez-vous que le cadre légal européen qui s’applique aux énergies renouvelables, lesquelles sont encore une industrie naissante, y compris sur notre continent, est un frein ou un encouragement à leur développement ?
M. Jacques Percebois. Il faut distinguer les notions de dépendance et de vulnérabilité. On peut être dépendant sans être vulnérable, et indépendant tout en l’étant. Dans le domaine des énergies fossiles, nous n’avons pas le choix : la France ne produit ni pétrole, ni gaz, ni charbon et importe donc la totalité de sa consommation. Toutefois, nous avons diversifié nos approvisionnements. Ainsi, s’agissant du gaz, nous sommes moins vulnérables que l’Allemagne, grâce à nos importations en provenance de Norvège. Le rôle de l’État est de tenir compte des risques de vulnérabilité. Tel sera le cas demain s’agissant des métaux et des minerais.
Dans le domaine de l’électricité, il n’est pas concevable de s’en remettre à l’étranger – sauf peut-être pour une petite principauté. Le pays d’Europe le plus dépendant en la matière, l’Italie, importe 15 % de sa consommation, ce qui est énorme. C’est un produit tellement stratégique – il suffit de songer aux conséquences d’une coupure de courant – que sa production doit être largement nationale, ce qui n’exclut pas les échanges transfrontaliers. Le secours mutuel existe depuis toujours. En 2006, le réseau allemand n’a pas anticipé une surcharge en raison d’un problème technique et c’est la France qui a sauvé l’Europe du black-out, grâce notamment au barrage de Grand’Maison. Rien n’interdit donc la solidarité, mais, s’agissant d’un produit stratégique et impossible à stocker, l’État ne peut s’en remettre à l’étranger.
Même dans le domaine du pétrole, l’État a été prudent. Les lois douanière et pétrolière de 1928 étaient basées sur l’idée que l’État accordait des concessions aux compagnies étrangères, mais sous certaines conditions, notamment la participation de sociétés françaises au raffinage et au transport du pétrole. Il n’était pas question de s’en remettre totalement au marché.
Les interconnexions entre pays européens démontrent que l’Europe de l’électricité et l’Europe du gaz existent. La solidarité joue, en dépit de choix nationaux assez différents. Dans certaines circonstances, les divergences sont fortes : le débat sur l’introduction du nucléaire dans la taxonomie européenne en est un révélateur – dire que les Allemands ne nous ont pas aidés est une litote.
Les choix ne relèvent pas du nationalisme, mais sont bel et bien nationaux. La Pologne envisage de se doter d’électricité nucléaire, et n’a pas choisi pour ce faire l’entreprise européenne qui construit des centrales nucléaires, mais Westinghouse. Chacun est libre de ses choix. En dépit de l’Europe et des annonces, les politiques de l’énergie demeurent fondamentalement nationales.
Sur les énergies renouvelables, il y a eu un consensus. Les aides qui leur sont accordées sont une exception au principe de la concurrence : il s’agissait de les développer sans attendre qu’elles soient compétitives. Au demeurant, toutes les sources d’énergie ont été aidées dans leur histoire, du charbon à l’électricité en passant par le pétrole. Les États ont donc investi dans le développement des énergies renouvelables, notamment l’Allemagne, qui a opté pour des prix garantis très élevés pour aller très vite, et la France dans une moindre mesure. Cette exception au marché est justifiée par la volonté de décarboner le mix énergétique.
Quant à la place des énergies renouvelables et du nucléaire, c’est un choix politique. En France, le consensus très fort en faveur du nucléaire s’était un peu atténué, avant de se renforcer sous l’effet de la crise actuelle. L’électricité ne doit pas seulement être décarbonée, elle doit aussi être pilotable. Les énergies renouvelables ne le sont pas, faute de pouvoir les stocker à grande échelle. Des projets de stockage par hydrogène existent, mais pour l’instant les rendements sont insuffisants – d’autant plus avec les prix actuels de l’électricité puisqu’il faut une électrolyse de l’eau.
M. Xavier Jaravel. Le marché européen est utile à court terme pour optimiser le parc existant, autrement dit la capacité installée. C’est moins clair pour ce qui est de l’investissement. En théorie, le signal prix crée certes des rentes infra-marginales susceptibles d’encourager à investir, mais en pratique la volatilité des prix rend l’investissement très risqué. C’est pourquoi les gros investissements ont tous bénéficié d’un soutien public. Le marché est donc utile du point de vue du coût de fonctionnement, pas de l’investissement, qui dépend beaucoup de la puissance publique, selon des modalités variables.
Le coût du marché européen pour le consommateur français est perçu, en France, comme élevé, en raison de l’existence d’un parc nucléaire historiquement compétitif. Or, même en situation ordinaire, rien n’est moins sûr. Nous importons en effet de l’électricité en pointe, ce qui, du point de vue du pouvoir d’achat, est gagnant. Je n’ai pas connaissance d’études dressant le bilan, en situation ordinaire, pour le consommateur français, de l’impact de l’intégration des marchés sur le prix d’équilibre. Il est possible que le prix soit en moyenne plus haut ou plus bas.
Bref, pour le long terme, les mécanismes de redistribution et d’investissement dépendent de la puissance publique. À court terme, du point de vue de l’efficacité globale du système, le marché européen de l’électricité est très utile, notamment hors période de crise.
S’agissant de l’indépendance énergétique de la France à l’échelon européen, je me contenterai de dire qu’il est souhaitable de la concevoir comme une capacité de résilience aux chocs d’offre et de demande, internes ou externes, sur le marché de l’énergie, ce qui suppose de mener le travail de diagnostic que j’évoquais.
S’agissant du cadre européen des énergies renouvelables, qui en encourage le développement, il s’inscrit en partie dans le registre des aides d’État à l’innovation et en partie dans la priorité donnée à la décarbonation du mix électrique. Les limites à la diffusion de ces énergies sont d’ordre national, voire local, s’agissant notamment de leurs lieux d’implantation.
M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous des exemples, bons ou mauvais, de pays qui auraient développé des stratégies industrielles, en matière énergétique ou non, favorisant la résilience, la souveraineté et l’absorption des chocs internes ou externes, par exemple en diversifiant leurs fournisseurs ?
M. Xavier Jaravel. De nombreuses annonces sont faites en la matière, dans le cadre du découplage entre les États-Unis et la Chine, mais il est difficile d’en connaître les détails pour d’évidentes raisons de confidentialité. Je songe, à propos des semi-conducteurs, au plan de l’Europe pour redevenir le leader mondial des semi-conducteurs, l’« European Chips Act », ou à celui des États-Unis : difficile de faire la part des effets d’annonce et de ce qui sera réellement pérenne. Je pense que la clé est un effort soutenu et surtout durable. Taïwan s’est spécialisé dans les semi-conducteurs et s’est imposé comme l’acteur prééminent du secteur en maintenant des efforts constants pendant trente ans. Il investit encore aujourd’hui beaucoup plus que l’Europe ou les États-Unis dans le domaine.
M. Jacques Percebois. La politique énergétique d’un pays dépend aussi de ses contraintes. Certains pays sont bénis des dieux de l’énergie et disposent de grandes ressources, comme les États-Unis. La France, elle, n’avait que du charbon à exploiter, lequel est devenu coûteux après la seconde guerre mondiale en raison de la profondeur des filons. Elle a lancé, dans les années 1950, son programme de grands barrages et, en 1960, la moitié de notre production d’électricité était issue de l’hydraulique – c’est 12 % aujourd’hui. L’effort a été colossal. Cela n’a été possible que grâce à la volonté de l’État – un peu aidé par le plan Marshall, il est vrai –, du point de vue économique mais pas seulement, puisque la construction de ces barrages, même celui de Tignes, soulevait déjà beaucoup de protestations.
C’est donc bien la volonté politique qui nous a assuré une certaine indépendance. C’est ce que tous les pays recherchent, car tous savent que la dépendance énergétique est aussi une dépendance politique à l’échelle internationale, une dépendance géopolitique. Il n’en reste pas moins que tout dépend de la « dotation initiale de facteurs », comme disent les économistes, Quand on a beaucoup d’hydraulique et de nucléaire et beaucoup de renouvelable, comme la Suède, on ne s’en sort pas trop mal !
M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux questions.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les propos que nous avons entendus me semblent fournir une bonne partie de la réponse que nous cherchons.
Le marché des énergies supposait un État organisateur et planificateur. M. Percebois a évoqué la politique des grands barrages, on peut également songer au plan énergétique Messmer ou aux programmes qui ont suivi la crise pétrolière. Puis, sous l’impulsion de l’Union européenne et plus généralement des politiques anglo-saxonnes, la planification a disparu. Conséquence : ce qui fonctionnait s’est dégradé et ce qui devait fonctionner n’a pas eu lieu.
Il convient donc de s’inspirer de ce qui a été efficace et le demeure dans d’autres pays. On ne parle jamais des succès de la planification chinoise dans le domaine de l’énergie. La Chine annonce la livraison d’un nombre de réacteurs comparable à ce que la France parvenait à livrer dans les années 1980 : c’est donc encore possible. Et du côté des démocraties, la Corée du Sud a une planification nucléaire qui lui a permis de livrer, si mes informations sont exactes, les réacteurs commandés par les Émirats arabes unis dans des délais très raisonnables. Avec quelles conditions de travail, je n’en sais rien, mais du point de vue de l’ingénierie et de la maîtrise d’ouvrage, la Corée du Sud sait faire.
Dans le débat public, on a le sentiment que plus rien n’est possible, que le moindre programme prendra quinze ou vingt ans, alors qu’en même temps on entend parler de l’urgence climatique. Mais oui, il y a urgence, et pour toute l’humanité ! On a su faire vite, pourquoi n’y a-t-il aucune réflexion pour essayer d’accélérer les choses ? Si c’est pour ne pas avoir à s’opposer à des groupuscules de mécontents, il y a tout de même un problème de rationalité qui se pose.
Tout le monde devrait s’interroger sur la manière dont nos démocraties sont gouvernées. On invente de faux problèmes, dont on entend parler toute la journée – réglementaires, administratifs, idéologiques – et on ne parle surtout pas des vrais : quelles sont les technologies les plus efficaces, quelle planification adopter ? Il faut prendre des décisions, pas refaire toujours les mêmes débats avec les mêmes conclusions tous les ans.
M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie de bien vouloir poser des questions, plutôt que de tenir des propos liminaires complexes, afin de respecter les règles de fonctionnement d’une commission d’enquête. Nous voudrions travailler au fond. Si vous cherchez une tribune, il y a l’hémicycle.
M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Que pensez-vous d’un retour aux tarifs réglementés de vente (TRV) de l’électricité et du gaz pour les ménages, les collectivités et les entreprises ?
L’idée d’un acheteur unique national a retenu mon attention. RTE par exemple pourrait souscrire des contrats à long terme avec des producteurs. En ce moment, le marché « ne marche pas » et nous avons besoin de la décision politique, tant en ce qui concerne le mix énergétique qu’en matière de sobriété, puisqu’on sait que le dimensionnement des capacités de production dépend du pic de la demande. Un acheteur unique national ne serait-il pas le plus efficace pour répondre à de tels enjeux ? Dans ce cas-là, l’interconnexion avec nos voisins serait-elle obérée ? Il me semble que non mais je souhaiterais avoir votre avis.
M. Vincent Descoeur (LR). S’agissant en particulier des métaux et des terres rares, considérez-vous que la situation est plutôt satisfaisante et que nous anticipons correctement d’éventuelles vulnérabilités, avec une juste répartition dans la chaîne de valeur ? Dispose-t-on d’une cartographie permettant d’avoir une vision géopolitique de ces ressources ?
M. Jacques Percebois. Les tarifs réglementés de vente, les TRV, et c’est une chance, ont été maintenus pour le consommateur domestique, ce qui n’est pas le cas dans tous les pays européens. Nul n’en conteste l’intérêt. Les tarifs « jaune » et « vert » ont été supprimés pour les industriels, le tarif « bleu » restant applicable aux particuliers et à quelques artisans.
Leur définition, en revanche, est une véritable usine à gaz. Au lieu de demander aux fournisseurs alternatifs de s’aligner sur la compétitivité d’EDF, on fait l’inverse, de sorte que le « meilleur de classe » s’aligne sur les petits nouveaux, alors que ces derniers sont obligés d’aller sur le marché de gros, ce qui implique un « complément marché », de 58 % en 2022. La concurrence est donc un peu biaisée. Pour moi, le principe de contestabilité du tarif d’EDF et le système dans son ensemble devraient être complètement revisités. Mais le principe des TRV a des atouts et les consommateurs seraient ravis s’ils étaient un peu plus répandus, même si l’État devrait prendre à sa charge un certain nombre de conséquences.
L’acheteur unique est effectivement un bon mécanisme, qui figurait d’ailleurs au départ dans les directives européennes. La France l’avait proposé parce qu’elle n’était pas très enthousiaste au moment de l’approbation de la directive de 1996 : on ne voyait pas très bien ce qu’on allait gagner à l’ouverture des marchés, puisqu’on avait des prix de l’électricité plus bas que les autres. Mais les interprétations qui ont été faites depuis imposeraient de tout revoir, car le système de l’acheteur unique ne serait pas compatible avec le droit actuel.
Ce système qui a bien des vertus n’exclut pas l’existence des marchés. On peut maintenir un marché intrajournalier, ou « intraday », permettant des ajustements quasi instantanés. L’acheteur unique ne suppose en rien de revenir au monopole intégré : dans ce mécanisme, il y a un coordonnateur, un chef d’orchestre qui sélectionne les meilleurs – la concurrence s’organise pour et non par le marché – et leur fait signer des contrats à long terme, qui sont répercutés sur les clients par le biais des fournisseurs. Le marché aux frontières perdurerait aussi : nous en reviendrions ainsi à l’ancien système de Laufenburg et à son marché spot.
La France a abandonné trop vite l’hypothèse de l’acheteur unique qu’elle avait défendue au départ. Il faut trouver le bon dosage, mais la piste mérite d’être explorée.
S’agissant des métaux et des terres rares, je ne dis pas qu’il n’y a pas de goulot d’étranglement, mais simplement qu’à la différence des hydrocarbures, ils peuvent se recycler et que les progrès techniques peuvent changer la donne. Il n’y en a certes pas partout : le cobalt se trouve essentiellement en République démocratique du Congo ; mais pour le lithium, à côté du Chili, de l’Australie et de l’Argentine, on se rend compte qu’il y en a en France. Nous avons d’ailleurs à une époque retraité certaines terres rares, du côté de La Rochelle, avant de délocaliser les installations pour des raisons environnementales. Il est possible de reprendre ces activités, mais il faut savoir qu’elles sont polluantes.
Les goulots d’étranglement sont toujours possibles sur les métaux stratégiques. La Chine tente d’ailleurs de contrôler un certain nombre de gisements. De façon plus générale, l’Europe a tout intérêt à se soucier de la participation que veut prendre de la Chine à ses réseaux électriques et gaziers : la Chine a réussi en Grèce, au Portugal, en Espagne, pas en Allemagne ni en Belgique.
S’agissant de la cartographie, le Bureau de recherches géologiques et minières dispose d’un grand nombre d’informations et me paraît être l’interlocuteur privilégié. L’Institut français des relations internationales a également réalisé un certain nombre de travaux.
M. Xavier Jaravel. Les TRV induisent une redistribution qui n’est pas forcément légitime puisque les consommateurs aisés en profitent plus : dans les déciles 9 et 10, la consommation est deux fois plus élevée que dans les déciles 1 et 2, pour les particuliers. La redistribution, en l’occurrence, est « dégressive ».
D’autres pays ont fait des choix différents pour protéger les consommateurs en période de crise. L’Allemagne attribue ainsi une compensation aux ménages tout en les laissant exposés au signal de marché pour le dernier kilowattheure acheté. Il en est de même en Belgique. Les économistes évoquent des grilles tarifaires non linéaires : une partie en prix fixe, une exposée aux marchés. Le TRV pourrait évoluer, au moins dans certaines situations, afin de préserver le signal prix. En effet, compte tenu des enjeux de sobriété, il peut être paradoxal de protéger le consommateur contre les prix élevés, surtout sans tenir compte de ses revenus.
Les TRV pourraient aussi ne plus être réservés à EDF. Les fournisseurs alternatifs expliquent par l’impossibilité de proposer un TRV les difficultés qu’ils ont eues à attirer les clients, même avant la crise, d’où selon eux leur faible développement et le fait qu’ils ne soient pas passés à la production d’électricité.
S’agissant des vulnérabilités, j’ajoute aux références qu’a données M. Percebois un rapport de janvier 2019 du Conseil économique, social et environnemental consacré à la dépendance aux métaux stratégiques. Ce qui manque souvent dans ce type de rapports, c’est un volet sur l’anticipation des stocks et un travail qui permette de mettre en relation les cartes à la fois des chocs géopolitiques et de nos vulnérabilités en matière d’approvisionnements. Il faut faire en sorte de disposer d’une cartographie complète rapidement.
Mme Marjolaine Meynier-Millefert (RE). Quels sont les leviers économiques qui ont servi ou desservi notre souveraineté industrielle ? Nous réfléchissons aujourd’hui à la façon d’intégrer dans les critères économiques des données environnementales, comme les critères carbone, mais nous n’avons pas su faire valoir ce genre de choses par le passé et nous sommes retrouvés dans une compétition industrielle qui a sacrément entamé notre souveraineté, notamment s’agissant de l’énergie solaire et du photovoltaïque. Quels sont selon vous les leviers d’une politique de réindustrialisation ?
M. Philippe Bolo (Dem). Je tiens simplement à remercier nos interlocuteurs pour la précision de leurs propos.
Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Le marché a montré ses limites, en particulier en période de crise. Moi aussi j’ai une préférence pour la solution de l’acheteur unique, mais en quoi serait-elle incompatible avec l’état du droit européen ? Est-ce définitif ? Une modification d’une directive ou d’une annexe s’impose-t-elle ?
Le dispositif de l’Arenh est à bout de souffle : les fournisseurs alternatifs, qui s’étaient engagés à investir dans des moyens de production, ne l’ont pas fait, ou très faiblement, et EDF a dû supporter l’intégralité de la charge. Le récent relèvement du plafond a obéré les capacités d’investissement d’EDF et entraîné d’importantes difficultés financières. Faut-il donc « supprimer » l’Arenh, ou au moins envisager un nouveau modèle, avec un volume productible exclusivement fléché sur les TRVE, les tarifs réglementés de vente de l’électricité, et les contrats de long terme pour les autres entreprises comme les électro-intensifs ? Sinon, un fléchage des bénéficiaires serait-il utile ? Je n’arrive pas à obtenir une liste précise et fiable de ces bénéficiaires, mais certains d’entre eux ne me paraissent pas avoir du tout besoin qu’EDF les subventionne. Certes, le volume productible de nucléaire français doit profiter à d’autres, mais en priorité aux consommateurs, particuliers et entreprises.
Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). La question du marché se pose au sein de l’Union européenne dès lors que la résilience et la souveraineté ou l’indépendance énergétiques sont en jeu. Le parallèle qui a été fait entre le pétrole, stockable, et l’électricité, qui ne l’est pas ou qui l’est peu, me paraît très heureux, celui-là relevant du marché mondial et celle-ci de la production localisée. L’électricité est par excellence un bien public et commun. Quel paradoxe, dès lors, que la libéralisation !
L’Union européenne a privilégié les énergies renouvelables mais a délaissé les industries, les technologies, la recherche et le développement qui contribuent à leur production. Dans le secteur photovoltaïque, le dumping chinois a permis d’inonder le marché européen et nos entreprises ont fermé les unes après les autres. Cela a eu un effet d’abord bénéfique sur les prix du marché des cellules photovoltaïques, mais avec des conséquences majeures en matière de souveraineté énergétique.
Enfin, comment maintenir l’interconnexion en sortant de la seule logique libérale du marché, qui incite à la volatilité des prix ? Comment concilier l’existence d’un marché européen et de stratégies nationales différentes en matière de production d’électricité ?
M. Jacques Percebois. Les subventions chinoises à l’industrie du photovoltaïque ou de l’éolien ont tué la technologie européenne. L’Union européenne croit à la vertu de la concurrence universelle, la Chine à la vertu de la concurrence chez les autres. Elle n’est d’ailleurs pas la seule : les États-Unis sont eux-mêmes très protectionnistes, y compris par le biais juridique, avec leurs systèmes de brevets et d’autorisations locales. À cela s’ajoute que les contraintes environnementales, en Chine, ne sont pas du tout prises en compte comme elles le sont dans l’Union européenne. En la matière, l’Europe a donc fait preuve d’une immense naïveté. Certains pays commencent à refuser les investissements chinois dans certains domaines.
À titre personnel, j’ai une préférence pour le système de l’acheteur unique, qui est certainement le moins mauvais. Certes, il faudrait des ajustements juridiques. L’acheteur unique était possible avec la première directive de 1996, peut-être encore compatible avec celle de 2003, mais il ne l’est plus avec celle de 2009 sur la séparation patrimoniale.
Le deuxième meilleur système, c’est ce que j’ai appelé le système grec. C’est un marché avec deux compartiments : des centrales qui ont surtout des coûts fixes et des centrales qui ont surtout des coûts variables. On peut faire coexister ces deux mécanismes et, petit à petit, le prix s’alignera sur le coût moyen. Au fil du temps, les premières vont l’emporter sur les deuxièmes. Le jour où il n’y aura plus que du nucléaire et des énergies renouvelables, une tarification sur le coût marginal ne sera plus possible, pour cette raison simple qu’il sera proche de zéro : le coût marginal est quasi nul pour les renouvelables – il n’y a pas de combustible – et représente 5 % du prix de revient pour le nucléaire. Dans ces conditions, la tarification doit forcément se faire sur le coût fixe. Autrement dit, il faudrait que le marché de capacité l’emporte sur ce qu’on appelait le marché « energy-only », ne rémunérant que l’énergie produite.
Le système grec est donc vertueux, parce qu’il règle le problème à court, mais aussi à moyen terme. Considérant que la solution de l’acheteur unique ne paraît guère envisageable à l’échelle européenne dans le contexte politique actuel, le système grec est assez séduisant.
J’en viens à l’Arenh. Vaste sujet. Il ne faut pas oublier qu’au moment de l’ouverture à la concurrence, le 1er janvier 2000, beaucoup d’industriels ont été très contents de quitter EDF parce que, le prix du pétrole étant très bas – 20 dollars le baril –, ceux du gaz et de l’électricité thermique l’étaient donc aussi, puisqu’ils sont calés dessus. Les concurrents d’EDF ont donc gagné des parts de marché. Les choses ont changé en 2004, quand le prix du pétrole s’est mis à monter, après l’invasion de l’Irak. Il a atteint 147 dollars en juillet 2008. À ce moment-là, ceux qui avaient quitté EDF ont voulu revenir au TRV, mais la loi l’interdisait, conformément aux directives.
Le Parlement avait voté le fameux tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché, le TARTAM, qui a donné lieu à une action en justice de la Commission européenne contre la France pour non-transposition des directives et pour aide d’État, puisqu’EDF était une entreprise publique. C’est alors qu’on a créé la commission Champsaur, qui a proposé le système de l’Arenh.
Quel était le problème ? En France, 75 % de l’électricité était d’origine nucléaire. Les concurrents d’EDF ne pouvaient pas rivaliser avec l’opérateur historique, qui détenait le nucléaire. Il y avait deux solutions : soit on taxait l’opérateur historique pour que ses prix atteignent ceux de ses concurrents, soit on faisait baisser les prix des concurrents à son niveau. Les Belges, qui étaient confrontés au même problème, avec 53 % d’électricité d’origine nucléaire, ont choisi la première solution – ce n’était pas la bonne, à mon avis ; en tout cas elle a engendré de nombreux conflits. La France a choisi l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique. Au départ, on avait envisagé un accès régulé à l’énergie de base, qui devait intégrer aussi l’hydraulique, mais le gouvernement y a renoncé.
Quel était le principe de l’Arenh ? Les concurrents d’EDF n’avaient pas la possibilité de concurrencer EDF, puisqu’ils n’avaient pas accès au nucléaire historique, qui était largement amorti. On a donc demandé à EDF de leur vendre 100 térawattheures – ce qui représentait 25 % de la production d’électricité nucléaire – non pas au prix du marché, mais au prix coûtant, qui a été fixé à 40 euros le mégawattheure pour les six derniers mois de 2011 et à 42 euros au 1er janvier 2012.
Le problème, c’est que ce chiffre n’a pas bougé. Il était clair que ce prix devait évoluer pour tenir compte de l’inflation et des dépenses qu’EDF fait pour la sûreté et l’entretien du parc nucléaire – pas pour son renouvellement, car le système concernait uniquement le nucléaire historique. Mais le tarif de l’Arenh est resté à 42 euros, alors qu’il devrait être au minimum de 50 euros aujourd’hui, d’après la Cour de comptes et la CRE.
Ce système a eu des effets pervers. À l’époque, on estimait que, dans la mesure où tous les Français avaient contribué au financement du nucléaire historique, il était légitime qu’ils continuent d’en profiter, même s’ils n’étaient plus chez EDF. Les concurrents d’EDF peuvent donc faire profiter de l’Arenh leurs clients résidant en France.
En 2016, quand le prix du marché est passé en dessous de celui de l’Arenh, plus personne n’en a voulu : c’était l’occasion de supprimer l’Arenh. On ne l’a pas fait et c’est dommage. Maintenant, d’après la loi, l’Arenh doit se prolonger jusqu’à fin 2025. L’idée était de laisser le temps aux concurrents d’investir dans de la capacité. Or ils ne l’ont pas fait, à de rares exceptions près. Certains disent que c’est parce qu’il n’était pas nécessaire d’investir massivement, mais c’est surtout parce qu’il était plus confortable d’acheter pour revendre.
Il n’est pas question de supprimer l’Arenh dans le contexte actuel. En revanche, il me semblerait logique de ne pas le reconduire après 2025. Si certains veulent continuer de profiter du nucléaire historique, voire du prochain nucléaire, on pourrait imaginer qu’ils passent des contrats à long terme avec l’opérateur historique qui fournit ce nucléaire, mais en participant aux coûts ! L’Arenh, elle, est une option à coût zéro : quand le prix du marché est au-dessus, ils en profitent et quand le prix du marché est en dessous, ils n’en veulent pas – et EDF est obligée de vendre au prix du marché, c’est-à-dire en dessous de 42 euros. Cette asymétrie est discutable. Il peut être justifié d’aider les petits fournisseurs, mais certaines grosses compagnies profitent de l’Arenh alors qu’elles n’en ont pas besoin et profitent d’un effet d’aubaine. Bref, je suis plutôt favorable à la suppression de l’Arenh fin 2025.
La grande différence entre le pétrole et l’électricité, c’est que plus de 50 % de la production mondiale de pétrole est vendue sur le marché international, le taux étant de 25 % pour le gaz, et seulement 1,5 % de l’électricité. L’électricité est d’abord produite et consommée localement. Il y a certes des échanges aux frontières et la France a été, à une époque, le premier exportateur mondial d’électricité, ce qui n’est évidemment plus le cas puisque nous sommes désormais importateurs nets. Les échanges en Europe étaient relativement importants par rapport au reste du monde mais ils restaient assez limités, de l’ordre de 8 %. La France exportait 80 térawattheures sur une production de 530. Je pense que ces échanges sont justifiés : ils permettent le secours mutuel et une certaine harmonisation des prix. Chacun peut y trouver son compte.
M. Xavier Jaravel. Ne pas reconduire l’Arenh en 2025, si on ne met rien à la place, aurait un coût important pour les consommateurs français, notamment pour certains industriels électro-intensifs. Sans Arenh, des prix bas seront une bonne chose pour les consommateurs et une mauvaise pour EDF, et vice versa. Alors que mettre à la place de l’Arenh ?
Comme M. Percebois l’a dit, ce qui frappe dans le système actuel de l’Arenh, c’est son caractère asymétrique. Si les prix sont élevés, le consommateur a droit à un prix fixe et on peut discuter si ce prix reflète le coût complet du parc nucléaire ou non, et si les prix sont bas, les consommateurs sont gagnants. C’est effectivement une option à coût zéro. Une possibilité serait de remplacer l’Arenh par un dispositif qui a été étudié il y a quelques années : le projet Hercule. EDF mettrait toute sa production en vente sur le marché à différents moments. Cela aurait comme autre avantage d’augmenter la liquidité du marché, alors que le marché français est moins liquide que d’autres, donc moins profond. Il est difficile pour le consommateur d’électricité en France de trouver des produits de marché sur cinq ou six ans, alors que c’est possible en Allemagne. On lie souvent cela à l’Arenh : le marché ne développe plus de produits d’assurance à long terme, puisqu’on est déjà assuré gratuitement.
Dans un dispositif comme Hercule donc, il y a un système de compensation. Lorsque la production est mise sur le marché, on calcule une différence en fonction du prix de marché effectif et du coût complet d’EDF et on procède à un transfert, soit vers le consommateur, soit vers le producteur. À la baisse comme à la hausse, on est protégé : parfois c’est le consommateur qui gagne, parfois le producteur. Ce dispositif permet de garantir l’efficience du marché tout en assurant la redistribution entre consommateur et producteur.
J’abonde dans le sens de M. Percebois au sujet du marché dual, ou hybride, en soulignant néanmoins qu’il n’interdit pas de garder une tarification du coût marginal. Par exemple, si l’on rémunérait le dispositif de stockage, il y aurait toujours un coût marginal sur le marché de gros de court terme. Il y aurait aussi le marché de capacité pour rémunérer l’installation de capacités et la sécurité d’approvisionnement, et une incitation pour orienter l'investissement de long terme et réduire les risques avec, par exemple, des contrats pour différence.
Enfin, on ne peut pas dire que c’est la logique de marché libérale qui produit la volatilité des prix. Si on n’avait pas de marché, si on forçait à des transactions de marché au coût moyen par exemple, il y aurait tout simplement beaucoup moins d’électricité car elle est très coûteuse à produire. Le problème fondamental est bien celui du choc d’offre. La solution, c’est, à court terme, de mieux redistribuer pour mieux répartir ce choc et, à long terme, de mieux orienter l’investissement et de mieux anticiper les crises, pour être résilients.
M. Francis Dubois (LR). Vous n’avez pas répondu à la question concernant la sortie du marché européen. Vous avez dit tous les deux qu’il n’y a pas de souveraineté ni de résilience sans intervention de la puissance publique. On comprend bien qu’historiquement, l’intervention de la puissance publique a garanti notre souveraineté et nous a permis d’exporter de l’électricité. Puis on nous a imposé le marché européen et l’Arenh. EDF était la plus belle entreprise au monde en matière de production et de souveraineté énergétiques. Lui avoir imposé l’Arenh, autrement dit une vente à prix coûtant sans retour sur investissement, est vraiment une hérésie. Cela a permis à des opérateurs privés de s’enrichir au détriment de cette entreprise publique.
Monsieur Jaravel, vous n’êtes pas favorable à la suppression de l’Arenh en 2025. Pour ma part, je ne comprends pas pourquoi on ne le supprime pas plus tôt. Les opérateurs privés achètent le kilowattheure 42 euros à EDF et le revendent 460, voire 800 ou 1000 euros. Or c’est l’argent du contribuable qui a fait la force d’EDF. En entrant sur le marché européen, on a ruiné cet investissement national ; on a ruiné EDF.
On ne peut pas d’un côté dire que la souveraineté nécessite l’intervention de la puissance publique, et donc l’argent du contribuable, et de l’autre défendre un marché européen ultralibéral qui enrichit des sociétés privées qui n’ont pas investi un seul denier. Comment accepter cela ?
Mme Natalia Pouzyreff (RE). L’énergie continue à relever de la souveraineté des États membres, mais l’existence d’un marché européen de l’électricité garantit à tous les pays un certain niveau d’approvisionnement, grâce aux interconnexions. EDF a d’ailleurs profité de la hausse des prix de l’électricité lorsque davantage de centrales étaient en fonctionnement. Tel n’est plus le cas aujourd’hui, puisque notre pays est devenu importateur net. Si la situation évolue d’année en année, il y a tout de même un bienfait de ces interconnexions.
La loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte avait plafonné le niveau de production d’électricité nucléaire. N’était-ce pas une erreur, dans la mesure où cela a bridé, voire gelé les investissements dans le nucléaire ? Quel est votre avis à ce sujet ? Que conviendrait-il de faire en la matière dans une prochaine loi de programmation sur l’énergie ?
M. Philippe Bolo (Dem). Plusieurs collègues s’interrogent sur notre capacité à demeurer autonomes et souverains dans le cadre du marché européen. Je souhaite mentionner à cet égard deux articles du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
D’une part, l’article 122 évoque la possibilité de prendre « des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie ».
D’autre part, l’article 194 dispose que les mesures relatives au marché intérieur dans le domaine de l’énergie « n’affectent pas le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ».
À la lecture de ces deux articles, on a l’impression que l’Europe ne peut pas nous contraindre. Nous pouvons notamment prendre des dispositions en cas de crise, ce que nous faisons d’ailleurs en ce moment.
Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Le contentieux avec la Commission européenne et les discussions sans fin sur l’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques ont bloqué les investissements dans ce domaine en France et empêché le développement de capacités supplémentaires de production d’électricité. Le problème n’est toujours pas résolu. Quelle est votre appréciation à ce sujet ?
M. Jacques Percebois. À titre personnel, je pense que la décision prise dans le cadre de la loi de 2015 de réduire la part de l’électricité nucléaire à 50 % à l’horizon 2025 a été une erreur. L’échéance a ensuite été reportée à 2035 et désormais on ne dit plus rien, dans l’attente de la prochaine loi.
Je le dis d’autant plus volontiers qu’en février 2012, une commission que j’ai eu l’honneur de présider et dont Claude Mandil, ancien directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie, était le vice-président a remis au ministre Éric Besson un rapport recommandant de faire tout ce qui était possible en matière d’efficacité énergétique et, surtout, de ne pas fermer de centrale nucléaire, de prolonger autant que faire se peut la durée de vie des centrales et de maintenir l’option de la quatrième génération.
Mme Natalia Pouzyreff (RE). Ma question portait moins sur la part du nucléaire dans le mix énergétique – on peut effectivement se demander si 50 % est un bon équilibre – que sur le principe même du plafonnement de la quantité d’électricité nucléaire produite.
M. le président Raphaël Schellenberger. La loi de 2015 avait effectivement imposé un plafond de 63,2 gigawatts, ce qui a été l’artifice utilisé pour fermer la centrale de Fessenheim.
M. Jacques Percebois. D’un point de vue personnel, je pense que l’on n’aurait pas dû fermer Fessenheim. Je crois que tout le monde convient désormais que c’était une erreur, qui soulève soit des regrets, soit des remords, c’est selon.
Vous avez évoqué, monsieur Dubois, des cas dans lesquels certains opérateurs profitent indûment de l’Arenh.
À l’origine, l’Arenh était une mesure de réciprocité. L’ouverture à la concurrence avait permis à EDF de prendre des parts de marché dans de nombreux pays étrangers, notamment limitrophes, à commencer par l’Allemagne et l’Italie. Or aucun opérateur ne pouvait entrer sur le marché français, parce que l’opérateur historique, EDF, y bénéficiait d’un avantage comparatif. Il fallait donc trouver un moyen pour que les concurrents puissent gagner des parts de marché. D’où la création de l’Arenh, le critère de son bon fonctionnement étant précisément que l’opérateur historique perde des parts de marché, puisqu’il les détenait toutes.
Par ailleurs, la logique de l’Arenh est très claire : il doit profiter au consommateur. D’après la loi, le fournisseur demande des droits Arenh sur le fondement de la consommation prévisible de ses clients et doit répercuter ensuite le tarif sur ceux-ci. Or il arrive que des opérateurs annoncent des volumes de consommation erronés. Ils peuvent se tromper, cela arrive, mais s’ils trichent, c’est une infraction. Il appartient à la CRE d’être vigilante et d’imposer un remboursement, assorti le cas échéant de pénalités.
Nous avons observé un autre type de fraude : un fournisseur demande et obtient des droits Arenh, puis se défait de ses clients et vend ses volumes Arenh sur le marché de gros. Ce n’est évidemment pas conforme à la logique de l’Arenh, qui doit en principe, je le répète, profiter aux consommateurs résidant en France.
Il ne s’agit pas de choisir entre l’État ou le marché. Il faut les deux, toute la question étant de doser. Il existe des monopoles publics intégrés qui sont efficaces. Nous en avions en France, EDF étant souvent cité en exemple. Mais il y avait aussi des monopoles publics inefficaces, notamment au Royaume-Uni, ce qui explique pourquoi les Britanniques ont été à la pointe de la libéralisation. De même, certains États fédérés américains ont souhaité l’ouverture à la concurrence pour contraindre des opérateurs en situation de monopole à gagner en efficacité.
Il faut un système hybride. Je ne suis pas favorable à une sortie du marché européen. Si on le souhaite, il est possible d’instituer un acheteur unique qui soit compatible avec le marché et avec des contrats à long terme. Le problème est ensuite l’équilibre entre les deux.
J’en viens au contentieux sur les concessions hydrauliques. Si l’on avait ouvert le secteur à la concurrence, comme il en était question, de nombreux opérateurs étrangers auraient obtenu des concessions en France. Selon moi, c’est une très bonne chose que l’ouverture à la concurrence n’ait pas eu lieu. En l’espèce, l’État a joué son rôle en préservant l’intérêt national. Qui plus est, l’hydraulique est spécifique : il sert à produire de l’électricité, mais est destiné à de nombreux autres usages.
Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Je ne disais pas qu’il fallait ouvrir à la concurrence, mais que notre incapacité à résoudre ce problème pendant dix ans a empêché EDF d’investir dans les ouvrages hydrauliques.
M. Jacques Percebois. Je partage votre analyse : il aurait fallu trouver une solution à cette situation, qui a bloqué les investissements. La Commission européenne a d’ailleurs tiré prétexte du désaccord sur les concessions hydrauliques pour empêcher la parution du décret sur l’application de l’Arenh, qui aurait réglé une partie des problèmes relatifs à ce dispositif.
M. Xavier Jaravel. Si l’on met fin à l’Arenh en 2025 sans le remplacer par un autre dispositif, le coût sera supporté par les consommateurs d’électricité en France, particuliers et entreprises. La question est donc la suivante : que peut-on instaurer à la place de l’Arenh ? J’ai évoqué à cet égard le projet d’Arenh symétrique, qui permettrait en outre de renforcer l’activité de marché.
M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, messieurs, pour vos propos très clairs qui ont le mérite de rendre ce sujet complexe et technique accessible au plus grand nombre, ce qui est l’un des enjeux de notre commission d’enquête.
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4. Audition de M. Jean-Luc Tavernier, Directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et de M. Sylvain Moreau, Directeur des statistiques d’entreprises (9 novembre 2022)
M. le président Raphaël Schellenberger. Si l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) reste le chef de file du dispositif statistique français, d’autres administrations produisent également des statistiques relatives à l’énergie. Il existe en effet différentes approches de cet objet d’étude – monétaire ou physique. Par ailleurs, l’appareil statistique français a toujours été corrélé à des organisations européennes ou internationales, ce qui est particulièrement nécessaire pour comprendre les données économiques et suivre les évolutions dans le domaine de l’énergie. Nous auditionnerons donc aussi, le 15 novembre, d’autres instances statistiques françaises et l’Agence internationale de l’énergie (AIE), pour compléter les données que nous nous apprêtons à recueillir.
En vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous devez, messieurs, prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
(M. Jean-Luc Tavernier et M. Sylvain Moreau prêtent successivement serment).
M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). L’Insee, navire amiral de la statistique publique en France, est assorti de seize services statistiques ministériels, dont deux intéressent particulièrement votre commission. Le Sdes (service des données et études statistiques), service statistique des ministères de la transition écologique et de la transition énergétique, sis au Commissariat général au développement durable (CGDD), a la main sur toutes les statistiques relatives à l’énergie, notamment exprimée en termes physiques – tonnes d’équivalent pétrole, térawattheures. Quant au département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE), rattaché à la direction des douanes, il gère toutes les données du commerce extérieur.
Les deux tiers de notre travail statistique sont régis par des règlements européens ; dans certains pays, c’est la totalité.
Nous vous avons fait parvenir un document comprenant de nombreux graphiques, statistiques et informations, auquel je vous renvoie.
Je commencerai par la facture énergétique, en milliards d’euros, et son rôle dans l’évolution et la dégradation récente de la balance commerciale. Le solde commercial est resté relativement stable, plutôt en baisse, au long de la dernière décennie, de 2012 à l’avant-covid : un léger excédent en matière de biens hors énergie en moyenne, des services à l’équilibre et un excédent en matière de tourisme – ce que l’on appelle la correction territoriale désigne les dépenses des étrangers en France moins les dépenses des Français à l’étranger ; et, en négatif, la balance commerciale en matière de biens énergétiques. Dans les derniers trimestres, la dégradation de la branche énergie épouse celle de l’ensemble du solde commercial. Un déficit de biens hors énergie est par ailleurs apparu, à peu près compensé par l’excédent du tourisme, revenu après l’interruption due au covid. L’excédent de services s’explique en partie par le fait que nous avons un grand opérateur de fret maritime qui a profité de la situation récente.
Notre présentation du solde des échanges énergétiques en points de PIB repose sur des données annuelles qui s’arrêtent en 2021. Sur le long terme, le déficit est d’environ deux points de PIB, atteignant un niveau plus élevé dans la période qui a suivi le premier puis le second choc pétrolier, puis revenant à ce niveau, voire un peu moins, après le contre-choc pétrolier de 1986.
Si l’on se concentre sur les évolutions récentes, à partir cette fois de données trimestrielles, on voit que la facture énergétique s’est dégradée au début de la dernière décennie, vers 2010, avant de se réduire à la fin, puis de connaître une brutale aggravation depuis un peu plus d’un an. Il est notable que l’excédent dans les échanges d’électricité, certes faible par rapport aux importations de produits pétroliers, mais très constant, ait cédé la place ces derniers trimestres à un déficit prononcé, qui contribue à l’aggravation. En points de PIB, au dernier trimestre, la facture énergétique n’est pas très éloignée de celle du début des années 1980, lorsqu’elle était à son acmé après le deuxième choc pétrolier.
La facture énergétique est le produit de trois termes. D’abord, deux termes en volume : premièrement, la part des importations dans l’énergie primaire consommée ; deuxièmement, l’intensité énergétique de la croissance, ou la quantité d’énergie consommée rapportée au PIB. Le troisième terme est le prix relatif des importations d’énergie par rapport au prix du PIB.
Les données relatives à la part de l’énergie importée sur l’énergie primaire consommée, en volume, sont issues du cahier Chiffres clés de l’énergie publié par le Sdes pour 2021. On voit qu’après avoir baissé avec le développement de la production d’électricité nucléaire dans les années 1970 et 1980, la part de l’énergie importée est restée stable par rapport à celle consommée, à environ 60 %, depuis l’arrivée à maturité du parc nucléaire, et a même un peu diminué en 2021, dernière année considérée. Cet élément n’entraîne donc pas une évolution particulière de la facture énergétique.
Même s’il y a eu une baisse, c’était à partir d’un niveau élevé : en réalité, la perte d’indépendance à laquelle s’intéresse votre commission est ancestrale, datant de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles.
Le deuxième terme, l’intensité énergétique du PIB – ce qu’il faut consommer d’énergie pour fabriquer une unité de PIB –, ici présentée en indice base 100, baisse régulièrement et graduellement, que l’on considère l’énergie primaire ou l’énergie finale, de sorte que nous sommes de 30 % plus économes que nous ne l’étions dans les années 1990. Cela résulte de l’amélioration des technologies et peut-être de la réduction du poids de l’industrie dans l’ensemble de l’économie.
J’en viens au troisième terme de l’équation, celui qui est responsable de la variation récente : le prix des importations d’énergie rapporté au prix du PIB. L’évolution est chahutée, sans tendance établie. Le prix était élevé entre les chocs pétroliers et le contre-choc de 1986, puis a baissé, avant de remonter dans le courant des années 2000. Je reviendrai sur son évolution lors de la crise financière de la fin des années 2000 et du rebond du début des années 2010. En tout cas, avant la crise récente, il était assez commensurable, voire inférieur, aux moyennes historiques. Évidemment, il a terriblement augmenté au cours des derniers trimestres, atteignant des niveaux inédits.
Nous présentons également les bilans annuels du Sdes distinguant les différentes sources d’énergie, exprimées physiquement, en térawattheures, et en valeur, en euros. Vous pourrez interroger sur ces points la cheffe de service, Béatrice Sédillot, lorsque vous l’auditionnerez.
Le prix des hydrocarbures joue bien sûr un rôle éminent dans l’évolution des prix relatifs. Au milieu des années 2010, le développement massif de la production de pétrole et de gaz non conventionnels, comme le gaz de schiste, aux États-Unis et au Canada, rentable à 40 ou 50 dollars le baril, a fixé le prix à ce niveau pour plusieurs années, malgré les décisions de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). On avait l’impression que la capacité de substituer cette production au pétrole et au gaz conventionnels empêchait le prix de connaître une tendance durable à la hausse. Ce phénomène a pris fin tout récemment.
La part des importations dans la dépense intérieure en énergie est assez stable en volume, mais, exprimée en prix courants, elle reflète toute la volatilité des évolutions de prix relatifs.
On constate à partir de la fin des années 1970 la prééminence du nucléaire dans l’énergie primaire produite, ainsi que la fin du charbon et l’arrivée, progressive et encore faible, des énergies renouvelables. La part nucléaire de la production nette d’électricité, en térawattheures, jusqu’en 2020 permet de contextualiser l’estimation de production nucléaire d’EDF pour 2022 : elle est de 275 à 285 térawattheures, quand le niveau maximum avait pu dépasser 400 térawattheures, et était encore bien au-delà de 300 en 2019, avant la crise du covid. La baisse est donc très notable ; elle se prolongera très probablement en moyenne annuelle l’an prochain.
L’évolution de la dépendance énergétique – le rapport entre les importations nettes des exportations et l’énergie brute disponible – dans l’Union européenne, calculée à partir de données Eurostat, montre une tendance globale à la hausse, mais pour apprécier correctement cette aggravation, il faudrait prendre en compte l’effet de l’élargissement. En 2020, pour l’Union européenne dans son ensemble, le ratio est d’environ 60 % ; la France fait un peu mieux. Les pays les plus dépendants sont les îles de Malte et de Chypre, dont la situation est un peu à part. On observe un bel écart entre l’Allemagne et la France. À l’époque, notre production nucléaire n’était pas encore affectée par les récentes baisses d’activité.
Nos modélisations macroéconomiques selon le modèle Mésange (modèle économique de simulation et d’analyse générale de l’économie) sont intéressantes, mais ont des limites. Traditionnellement, nous modélisions l’effet d’une hausse du prix du pétrole, car c’était une variable pertinente ; toutefois, une hausse du prix du gaz d’un montant équivalent en milliards d’euros – si l’on ne tient pas compte de ses conséquences sur le prix de l’électricité – revient à peu près au même. Cet effet est important, mais reste assez limité : une hausse de 10 dollars du prix du baril du pétrole entraîne la deuxième année une perte d’activité d’un quart de point de PIB.
Néanmoins, deux facteurs aggravants peuvent conduire notre modèle à minorer la portée de la hausse par rapport à la situation réelle. Premièrement, le prix du gaz influe, du fait du marché européen, sur le prix de l’électricité ; la centrale marginale appelée, la centrale à gaz, fait monter le prix de l’électricité sur le marché. Ensuite, il existe des non-linéarités. Ainsi, lorsque le prix de l’énergie est à un niveau élevé, certaines entreprises – la presse s’en fait beaucoup l’écho –, ne pouvant répercuter le prix des intrants et des consommations intermédiaires d’énergie sur leurs prix de vente, doivent vendre à perte et préfèrent cesser leur activité. Ces éléments, qui n’étaient guère présents au moment où les modèles ont été testés, ne sont pas forcément pris en compte. Dès lors, si l’augmentation dépasse 10 dollars le baril – et la hausse de la facture énergétique est bien supérieure –, il faudra plus qu’une extrapolation linéaire des chiffres ici présentés pour en mesurer l’effet.
Je termine par les effets de l’augmentation des prix de l’énergie sur, d’une part, les ménages, d’autre part, les entreprises.
La contribution de l’énergie au glissement annuel des prix à la consommation a été négative pendant la période de confinement, ce qui a entraîné une inflation quasi nulle en 2020. La situation s’est retournée du fait de la reprise, avant même la guerre en Ukraine, puisque l’énergie est devenue le principal contributeur au relèvement très rapide de l’inflation, en particulier au début de l’année 2022.
En octobre 2022, le glissement annuel des prix à la consommation est estimé à 6,2 %. La principale contribution à l’inflation est apportée non plus par l’énergie, mais par l’alimentation. En effet, la hausse des prix des matières premières – et, dans une moindre mesure, celle de l’énergie – subie en amont par les agriculteurs et l’industrie agroalimentaire est progressivement répercutée sur les prix de détail des produits alimentaires. La limitation de la hausse des prix de l’énergie s’explique aussi par la mise en œuvre du bouclier tarifaire et par la remise appliquée aux prix des carburants à la pompe. Ce phénomène a été documenté : on considère ainsi qu’au deuxième trimestre 2022, l’augmentation des prix de l’énergie a contribué à trois points d’inflation – deux points d’effet direct et un point d’effet indirect –, mais que sans le bouclier tarifaire, l’inflation aurait encore été de trois points plus élevée. Autrement dit, ce mécanisme a permis de réduire de moitié la contribution de l’énergie à l’inflation.
L’impact de la hausse des prix de l’énergie et des produits alimentaires est assez différent selon les ménages : il dépend de leurs revenus mais également d’autres facteurs comme leur lieu de vie. C’est quelque chose que nous essayons, là encore, de bien documenter.
La crise nous ayant permis de développer de nouveaux partenariats, nous avons désormais la possibilité de suivre l’évolution des transactions réalisées par carte bancaire. On note ainsi que depuis quelques semaines, les dépenses journalières de carburant sont inférieures à celles constatées à la même période en 2019. L’évolution des conditions tarifaires a un impact important sur la consommation : ainsi, les ménages ont limité leurs achats de carburant avant le 1er septembre mais les ont accrus à partir de cette date, au moment où la remise de 30 centimes par litre a commencé à s’appliquer.
S’agissant maintenant des entreprises, l’indice des prix de production de l’industrie pour le marché intérieur est peut-être moins connu, mais il n’en est pas moins intéressant. Nous pouvons analyser l’évolution de cet indice pour la production et la distribution d’électricité, de gaz, de vapeur et d’air conditionné, ou encore plus finement pour la production, le transport et la distribution d’électricité, tant au niveau français qu’à l’échelle de l’Union européenne. Après avoir connu une certaine stabilité depuis 2015, les prix ont commencé à décoller avant la guerre en Ukraine, dans le courant de l’année 2021. La hausse est très significative : avec une base 100 en 2015, l’indice des prix en septembre 2022 est proche de 200 pour la France et de 300 pour l’Union européenne. Tout cela est lié au dispositif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh).
Nos enquêtes de conjoncture montrent une augmentation massive et inédite des soldes d’opinion concernant l’évolution probable des prix de vente. C’est vrai dans tous les secteurs, mais dans une moindre mesure pour les services.
On observe également des difficultés d’approvisionnement importantes et, là encore, tout à fait inédites, en particulier dans l’industrie manufacturière et l’industrie du bâtiment. Ce phénomène est beaucoup plus difficile à modéliser, notamment parce qu’il n’a encore jamais été rencontré. Vous ne trouverez nulle part, dans les précédentes enquêtes de conjoncture, une telle proportion d’entreprises qui se déclarent confrontées à de telles difficultés.
Enfin, dans une note de conjoncture récente, nous avons analysé la part des consommations intermédiaires en énergie, sous ses formes multiples, dans la production des différentes branches industrielles. Sans surprise, nous avons constaté que la chimie, la métallurgie ainsi que l’industrie du papier et du carton étaient très énergivores – la première consomme beaucoup de pétrole tandis que les autres ont de gros besoins en électricité. Il en est évidemment de même pour le secteur des services de transport. Si l’on compare les chiffres de la production industrielle au troisième trimestre 2022 avec ceux du troisième trimestre 2021, on s’aperçoit que les secteurs subissant d’ores et déjà une baisse de leur production sont justement les plus énergivores – la sidérurgie, la métallurgie, la fabrication de pâte à papier, de papier et de carton, la chimie, la fabrication de ciment… Nous ne constatons pas encore de baisse des volumes produits dans le secteur de la fabrication de verre et d’articles en verre, ce qui est assez inattendu, mais il est probable que la conjoncture se retournera prochainement.
M. le président Raphaël Schellenberger. Je souhaite bien cerner le périmètre d’étude de l’Insee sur la question énergétique. Les chiffres que vous avez présentés sont essentiellement exprimés en fonction des prix, et non en unités énergétiques de base – en kilowattheures ou en mégawattheures, par exemple.
M. Jean-Luc Tavernier. Nous faisons un peu les deux, mais nous n’avons pas voulu vous présenter trop de données en unités énergétiques car vous auditionnerez prochainement les statisticiens du Sdes, qui les produisent. Vous trouverez dans le document que nous vous avons remis de nombreuses données issues des comptes nationaux et de nos indices de prix – je pense notamment à l’indice de prix de production de l’industrie française. Certains graphiques présentent des données en volume ; ainsi, la notion d’intensité énergétique du PIB, que j’ai évoquée au début de mon propos liminaire, correspond au volume d’énergie exploitée pour produire une unité de PIB. De même, les graphiques illustrant la production d’électricité par EDF présentent des données exprimées en unités physiques, en l’occurrence en térawattheures.
M. le président Raphaël Schellenberger. Les scénarios prospectifs, notamment en matière de consommation d’énergie, sont au cœur de la décision publique. Même si ce paradigme n’est plus admis par tout le monde, alors qu’il était jusqu’ici communément partagé, on peut considérer que la donnée d’entrée permettant de définir un système productif est le besoin de consommation. Dès lors, contribuez-vous d’une manière ou d’une autre à l’élaboration des différents scénarios envisagés, qu’il s’agisse de ceux produits, par exemple, par l’Agence de la transition écologique (Ademe) ou des schémas institutionnels de Réseau de transport d’électricité (RTE) ? Êtes-vous sollicités afin de permettre aux opérateurs et à RTE, qui n’est pas un spécialiste de la production ou de la consommation économique, de mieux définir ou de mieux comprendre la dépendance énergétique de notre système de production ou la demande de confort des Français ?
M. Jean-Luc Tavernier. Nous n’avons pas eu l’occasion de le faire, mais nous participons actuellement à un groupe de travail réunissant plusieurs administrations, sous l’égide de Jean Pisani-Ferry, en vue d’améliorer la modélisation macroéconomique autour de ces questions. En effet, nous ne pouvons pas nous contenter des modèles néokeynésiens voyant dans les investissements verts une manière de relancer l’activité. En réalité, le système de production se trouvera confronté à l’obsolescence du capital brun, c’est-à-dire des investissements trop polluants. Il est donc nécessaire d’évaluer les besoins accrus en investissements verts, qui se chiffrent en points de PIB, et de voir comment cela fonctionne en matière de financement et d’équilibre entre la consommation et l’épargne.
M. le président Raphaël Schellenberger. J’en déduis que vous n’avez pas contribué à étayer les scénarios quelque peu originaux apparus ces dernières années – je n’ose être plus précis, de peur de déclencher des polémiques – en matière de transition énergétique. Je pense notamment à celui élaboré en 2015 par RTE prédisant une évolution à la baisse, voire à la très forte baisse, des besoins énergétiques en France.
M. Jean-Luc Tavernier. Nous y avons forcément contribué de manière indirecte, et très en amont.
Les premières données émises par l’Insee sont des projections démographiques, évidemment utilisées pour élaborer de tels scénarios.
Les secondes données que nous produisons, et qui sont beaucoup plus difficiles à établir, sont des estimations de croissance potentielle. Jusqu’alors, nous ne nous préoccupions pas des facteurs de limitation physique car nous n’y avions jamais été confrontés. Pour calculer la croissance potentielle, nous analysions l’évolution du capital, de la population et de la productivité globale des facteurs – je veux parler de la productivité du travail et de celle du capital, autrement dit du progrès technique. Nos estimations ont été prises en compte par bon nombre d’organismes. Bien que je ne connaisse pas l’ensemble des travaux réalisés par RTE et l’Ademe, j’imagine qu’ils sont fondés sur des hypothèses de croissance potentielle de ce type. On peut évidemment se demander si cette manière de faire reste la bonne ou si nous devrions plutôt considérer l’existence de facteurs physiques limitants. Cette question, d’une complexité effroyable, se pose cependant à l’échelle de la planète, et non de notre seul pays.
M. le président Raphaël Schellenberger. Vous nous rassurez, en quelque sorte, en nous disant que vous commencez à y réfléchir…
M. Antoine Armand, rapporteur. Quels concepts utilisez-vous, au sein de l’Insee, pour évoquer la souveraineté en matière énergétique et, plus largement, en matière industrielle ? Disposez-vous d’autres indicateurs que le taux de dépendance ? Avez-vous recours à des proxys pour parler de vulnérabilité ou de sécurité d’approvisionnement ?
Quelle valeur accordez-vous au taux de dépendance énergétique pour apprécier l’indépendance de notre pays ? Cet indicateur vous semble-t-il fournir une approximation intéressante, en particulier dans une perspective de comparaisons internationales, compte tenu de ses limites et de la diversité des données utilisées par les différents pays ?
M. Jean-Luc Tavernier. Vous ne trouverez jamais, dans un document de l’Insee, le mot « souveraineté ». Il ne s’agit pas d’un concept statistiquement labellisé. C’est pourquoi j’ai préféré vous présenter des faits : la facture énergétique rapportée au PIB, qui me paraît être un bon indicateur de notre dépendance, du moins en matière monétaire, et l’évolution de la production physique d’énergie en térawattheures.
Il existe sans doute d’autres comparaisons internationales – nous n’avons pas eu le temps d’en chercher dans les délais qui nous étaient impartis, et il faut dire que notre document comporte déjà de nombreux graphiques –, mais les données d’Eurostat relatives au taux de dépendance que je vous ai présentées me semblent assez robustes. S’agissant des séries, il convient de faire attention aux évolutions du périmètre de l’Union européenne. Il faudrait examiner la façon dont Eurostat a traité les élargissements successifs. Nous pourrons le faire pour vous, si vous le souhaitez.
Le sujet nouveau pour l’appareil statistique, qui apparaît aujourd’hui pour les questions énergétiques et qui est apparu il y a près de trois ans pour les questions sanitaires, est celui de l’évaluation de la dépendance des chaînes de valeur et de la résilience. Les enjeux géopolitiques mondiaux actuels nous incitent à nous en préoccuper davantage, mais il n’est pas évident de savoir comment ni avec quel type d’instruments éclairer statistiquement les choses, d’autant que je n’ai pas la prétention de connaître mieux que tous les chefs d’entreprise de France l’éventail de leurs fournisseurs et la fragilité de leurs sous-traitants de rang 1, 2, 3 ou 4.
M. Sylvain Moreau, directeur des statistiques d’entreprises. Il existe une enquête européenne expérimentale sur la chaîne de valeur, qui en est à sa troisième édition et dont les résultats devraient être prochainement publiés – j’espère qu’ils le seront au début de l’année prochaine. Cette enquête porte sur la période 2018-2020, ce qui nous permettra d’analyser comment les entreprises étaient organisées avant la crise du covid et le confinement, et comment elles envisageaient de délocaliser certaines parties de leur appareil productif. Elle nous permettra aussi de comparer les différents pays européens dans ce domaine. Un certain nombre d’États membres, y compris parmi les plus importants, comme l’Allemagne, se sont longtemps montrés assez réticents : or, lors des dernières réunions internationales, on s’est aperçu que les enquêtes de ce type devenaient presque structurelles puisque certains pays, notamment du nord de l’Europe, ont décidé de les inscrire à leur programme de travail annuel à compter de 2022 ou 2023. Nous-mêmes envisageons de faire évoluer notre appareil d’observation sur ce sujet en vue d’obtenir des résultats beaucoup plus réguliers, à l’instar de ce que nous faisons déjà dans le domaine de la comptabilité d’entreprise, où nous disposons de résultats annuels. Cependant, comme l’a dit M. Tavernier, une telle enquête n’est pas facile à mener, d’autant qu’elle revêt un caractère qualitatif.
M. Jean-Luc Tavernier. Pour répondre à votre seconde question, je dois m’aventurer un peu au-delà de mon domaine de compétence et exprimer une position personnelle. Puisque nous vivons dans un espace européen assez solidaire et géopolitiquement assez stable, c’est à ce niveau que l’on doit appréhender les questions liées à notre indépendance énergétique. Par ailleurs, notre pays est un grand importateur de matières premières, notamment minérales, lesquelles sont indispensables pour produire des énergies renouvelables : notre dépendance aux énergies fossiles risque donc d’être remplacée par une dépendance aux matières premières métalliques.
Je vous le disais, nous allons essayer de faire des efforts en menant des enquêtes à ce sujet, mais elles sont d’autant plus difficiles à réaliser que les entreprises ont des sous-traitants en cascade et qu’il n’est pas toujours facile d’identifier une dépendance.
M. le président Raphaël Schellenberger. Comment évaluer l’interdépendance des pays européens en matière énergétique ? S’il y a un marché européen, il existe aussi des stratégies de production nationales et des tentatives d’influencer la définition du cadre européen, notamment pour ce qui concerne l’électricité. Est-ce quelque chose que l’on peut mesurer ?
M. Jean-Luc Tavernier. L’Insee ne publie rien sur le sujet. En revanche, on dispose d’une description exhaustive des échanges d’énergie entre les pays. Les statisticiens de la direction générale des douanes et droits indirects pourront vous la présenter.
D’autre part, on a une assez bonne connaissance des capacités d’échange entre les pays. C’est d’ailleurs sur cette base que la Commission européenne a accepté de séparer la péninsule Ibérique du reste de l’Europe. Je ne suis pas spécialiste de la question mais je pense qu’elle est assez bien documentée.
M. Sylvain Moreau. Elle est en effet bien documentée. Le Sdes réalise pour la direction générale de l’énergie de la Commission européenne des enquêtes sur les prix et la régulation des volumes. Béatrice Sédillot pourra vous en parler de façon détaillée.
M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à la dépendance énergétique à proprement parler.
Dans le document que vous nous avez fourni, un graphique retrace l’évolution de la dépendance énergétique au niveau européen depuis le début des années 1990, toutes énergies confondues – j’imagine que le même type de graphique existe par énergie. On note une forte tendance à la hausse, à l’exception des périodes de crise. Quelle analyse en faites-vous ?
M. Jean-Luc Tavernier. Quand nous avons préparé ce document, il y a quelques jours, nous nous sommes dit qu’il fallait y inclure des comparaisons européennes. Ce graphique, avec des « montagnes russes » dans la décennie 2010, m’a étonné – on ne trouve pas de telles variations dans les données françaises. Il faudrait que nous y regardions de plus près. À ce stade, je n’ai pas d’analyse à vous proposer. Peut-être pourriez-vous solliciter Eurostat à cette fin.
M. Antoine Armand, rapporteur. Le graphique suivant présente la dépendance énergétique par État membre en 2020. Certains pays semblent présenter une spécificité en la matière, soit qu’ils disposent de ressources propres, soit que leur taille les place dans une situation particulière. Qu’en est-il de la France ? Pourriez-vous nous donner une perspective historique ? Comment le taux de dépendance a-t-il évolué depuis les années 1970, notamment sous l’effet de l’accroissement de la production nucléaire ? Quelle méthode a été utilisée pour construire ce graphique ?
M. Jean-Luc Tavernier. Au risque de vous décevoir, monsieur le rapporteur, je ne me risquerai pas à commenter les statistiques des autres pays. Je pense qu’Eurostat fait bien son travail et que, quand elle publie des chiffres, c’est qu’elle juge qu’ils sont suffisamment homogènes pour être comparés.
Le résultat affiché ne me surprend pas. La dépendance de la France était bien plus forte avant le développement de l’énergie nucléaire. Le ratio indiqué ici est en cohérence avec ce que j’indiquais précédemment. On observe une certaine stabilité depuis le moment où le nucléaire est arrivé à maturité, jusqu’à une période très récente. Quand on regarde le graphique précédent, on se dit que cela ne devait pas être le cas dans tous les pays, surtout dans la décennie 2010.
Je ne suis pas surpris que l’Allemagne se trouve dans un état de dépendance bien supérieur – cela a été assez commenté ces derniers mois. En 2020, elle ne produisait plus d’énergie nucléaire depuis déjà un certain temps ; de toute façon, cette production n’a jamais eu le poids qu’elle a pu avoir en France.
Je ne saurais commenter plus avant ce graphique. C’est aux organisations internationales chargées de ces questions qu’il faut vous adresser. Tout ce que nous pouvons faire, c’est vous servir d’intermédiaire auprès d’Eurostat, de l’AIE ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
M. Antoine Armand, rapporteur. Dans le graphique présentant le solde des échanges énergétiques, on observe une chute des exportations françaises d’électricité au moment de la crise de 2008. Elles semblent être restées par la suite durablement inférieures à ce qu’elles étaient dans la période antérieure. Le confirmez-vous ?
M. Jean-Luc Tavernier. On note en effet une baisse sensible en 2008 et 2009 ; cela remonte après, mais sans jamais retrouver le niveau antérieur à la crise. Il faudra que vous demandiez des explications aux collègues des douanes.
M. Sylvain Moreau. Je crois que c’est lié à l’état du parc nucléaire et aux travaux de maintenance dans les centrales. Le Sdes, la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) ou EDF vous répondront peut-être de façon plus détaillée.
M. le président Raphaël Schellenberger. Ce qui est intéressant, c’est que la production nette d’électricité, elle, ne baisse pas.
M. Jean-Luc Tavernier. On observe quand même un petit décrochage en 2008. Il reste que ce sont des évolutions minimes par rapport à ce que l’on connaît aujourd’hui.
M. le président Raphaël Schellenberger. C’est le point de vue du statisticien.
M. Jean-Luc Tavernier. Non, ce sont des faits !
M. le président Raphaël Schellenberger. Ce que nous cherchons à étudier, c’est la prévision du besoin et la façon dont les pouvoirs publics y répondent. La question que soulève ce graphique est de savoir si la baisse relative des exportations à compter de 2008 traduit une diminution des besoins de nos partenaires ou une réduction de nos capacités d’exportation. Dans cette dernière hypothèse, est-ce lié à un affaiblissement de nos capacités de production, ce qui ne semble pas être le cas si l’on en croit le graphique présentant l’évolution de la production nette d’électricité, ou à une moindre disponibilité pour l’exportation de l’énergie produite ?
M. Jean-Luc Tavernier. Nous dirons à nos collègues de creuser la question dans la perspective de leur audition.
Il me semble que l’épisode récessif de 2008-2009 a été très fortement ressenti en Europe et qu’il a sans doute réduit la demande d’électricité de nos partenaires et, partant, le solde des échanges et la production, puisqu’il y avait moins de besoins à satisfaire. Néanmoins, ce n’est qu’une conjecture.
M. Antoine Armand, rapporteur. Pour étudier la vulnérabilité économique de la France, vous avez appliqué le modèle Mésange à l’hypothèse d’une hausse de 10 dollars du prix du baril de pétrole. Est-ce la seule simulation que vous avez effectuée dans ce cadre ? Avez-vous étudié la sensibilité de l’économie au prix de l’électricité, à celui du gaz ou à d’autres types d’énergie et, si tel n’est pas le cas, pensez-vous que l’Insee aurait la capacité de le faire ?
M. Jean-Luc Tavernier. Pour l’heure, nous ne disposons que d’une modélisation en fonction du prix du pétrole. C’est une variable qui, du point de vue méthodologique, est assez simple à isoler. Il n’y a pas de doute que les résultats seraient similaires avec un choc sur le prix du gaz sans contagion sur celui de l’électricité. La difficulté serait d’« endogénéiser » l’effet de l’évolution du prix du gaz sur le prix de l’électricité, lequel dépend de l’évolution globale du marché de l’énergie européen. C’est une question nouvelle, et je ne prendrai pas d’engagement à ce sujet au nom de mes collègues. Tout ce que je peux faire, c’est m’engager à l’examiner.
Quant aux effets d’un choc sur le prix de l’électricité… Ce sur quoi nous travaillons, c’est plutôt à évaluer au mieux, et dans les meilleurs délais, le choc lui-même. C’est ce que cherchent à faire les équipes de Sylvain Moreau. Étant donné que les contrats et les clauses de prix sont extrêmement variés, c’est un réel défi. Si nous sommes plutôt fiables pour ce qui concerne l’indice des prix à la production – on regarde dans les comptes combien les entreprises ont payé, et cela jusqu’au mois précédent –, nous ne savons pas prévoir ce qui va se passer du fait de l’évolution des contrats. Si j’avais des moyens disponibles, c’est à cela que je les utiliserais, afin d’éclairer au mieux la situation des entreprises et de guider la réponse des pouvoirs publics en matière de bouclier tarifaire.
M. Antoine Armand, rapporteur. Le Parlement a le privilège de pouvoir ne pas raisonner à budget constant : cela vous semblerait-il intéressant de disposer de ce type d’informations ?
M. Jean-Luc Tavernier. Le législateur dispose d’un autre privilège, monsieur le rapporteur : celui d’accroître le budget !
Plaisanterie à part, et même si cela me paraît compliqué, je m’engage à regarder avec mes équipes ce que l’on peut faire en cette matière aussi.
M. Antoine Armand, rapporteur. Le graphique relatif aux difficultés d’approvisionnement, probablement construit à partir de déclarations, illustre la difficulté à appréhender les chaînes de valeur et à définir ce qu’est une difficulté d’approvisionnement. Y aurait-il une manière d’objectiver la chose ? Pensez-vous pouvoir établir une relation entre les difficultés d’approvisionnement, le niveau des prix et l’évolution des productions, de manière à en tirer des leçons en matière de vulnérabilité ?
M. Jean-Luc Tavernier. Il s’agit là d’une enquête de conjoncture : on demande aux entreprises si elles estiment que leur production est limitée par des facteurs liés à l’offre ou à la demande et si elles souffrent de difficultés d’approvisionnement. Les réponses sont pondérées par le chiffre d’affaires. Toutefois, on ne sait rien de la prégnance de ces difficultés. Si les entreprises déclarent qu’elles en rencontrent et doivent provisionner, cela signifie que la production en est probablement entravée, mais on ne sait pas si elle sera réduite pour autant, ni si l’on va arrêter une chaîne de production. Dans l’enquête de conjoncture du mois de novembre, nous formulerons des questions complémentaires pour clarifier ce point. Il convient néanmoins de rester prudent, parce que quand on pose des questions qualitatives, on ne sait jamais quel succès elles vont rencontrer ni si les réponses seront exploitables. Vous le saurez dans les semaines à venir.
On regardera aussi a posteriori si les entreprises qui ont signalé des difficultés d’approvisionnement font partie des secteurs économiques où l’activité a été réduite.
Nous avons enfin posé en juin et en septembre une question concernant les difficultés d’approvisionnement spécifiquement liées à la guerre en Ukraine. Le graphique suivant en présente les résultats. Comme vous le voyez, ils sont très variables selon les secteurs. Les difficultés ont tendance à se réduire, sauf pour ce qui concerne les matériels de transport.
Je ne sais si j’ai répondu à vos interrogations.
M. Sylvain Moreau. Les difficultés d’approvisionnement ont quand même un impact sur l’activité – je vous renvoie aux derniers graphiques du document. On l’avait déjà vérifié pendant le confinement, en particulier dans le secteur automobile, dans lequel plusieurs chaînes de production ont été fermées.
M. Jean-Luc Tavernier. Nous ne disposons pas de vision globale mais on note une certaine cohérence entre, d’une part, les réponses aux enquêtes de conjoncture, fondées sur la perception par les entreprises des difficultés d’approvisionnement, de l’évolution des prix et de celle de la production, et, d’autre part, les indices de production industrielle – à cette singularité près que dans le secteur de la fabrication de verre, on n’a pas noté, à ce jour, de baisse de la production.
M. Antoine Armand, rapporteur. Vous ne disposez pas d’un suivi des réserves d’énergie ou des stocks stratégiques constitués sur le territoire national ?
M. Jean-Luc Tavernier. Le Sdes le fait. Ma collègue pourra vous en parler.
Si j’en crois mes dernières discussions avec ma collègue d’Eurostat, on possède, pour ce qui est du stockage de gaz, des données assez homogènes entre les différents pays européens.
M. le président Raphaël Schellenberger. Et dans la comptabilité des entreprises, les stocks énergétiques sont marginaux ?
M. Sylvain Moreau. Dans le plan comptable, on ne fait pas de distinction entre les sources d’énergie ; l’énergie et l’eau sont comptabilisées ensemble. Suivant les secteurs, il est parfois difficile de faire la part de ce qui relève de l’une et de ce qui relève de l’autre. Nous sommes en train d’examiner comment l’on pourrait faire évoluer les choses, par exemple en enrichissant d’une enquête le plan comptable. Mais les données seront annuelles et ne seront disponibles qu’avec un décalage temporel de près de deux ans.
M. Jean-Luc Tavernier. Nous n’exploitons pas les comptes infra-annuels.
M. Francis Dubois (LR). L’audition des représentants d’Eurostat permettra de comparer la situation de la France à celle des autres pays européens.
M. le président Raphaël Schellenberger. Merci, messieurs, d’avoir répondu à nos questions. Nous ne manquerons pas de vous solliciter ultérieurement, notamment après l’audition d’autres personnalités chargées des statistiques, à la DGEC, aux douanes ou à Eurostat.
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ANNEXE – Présentation de M. Tavernier
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5. Table ronde réunissant Mme Ketty Attal-Toubert, Cheffe du Département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE) de la Direction générale des douanes et des impôts indirects, et son adjoint M. Boris Guannel ; Mme Béatrice Sédillot, Cheffe du service des données et études statistiques (Sdes) au Commissariat général au développement durable (CGDD), Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l’énergie et Mme Virginie Andrieux, bureau des statistiques de l’offre énergie ; Mme Madeleine Mahovsky, Cheffe de l’Unité « Énergie » et M. Gaston Bricout, Gestionnaire en statistiques, Eurostat, Commission européenne ; M. Tanguy de Bienassis, Analyste finances et investissements, et M. Jérôme Hilaire, Analyste investissements et Modélisateur approvisionnements, International Energy Agency (IEA) (15 novembre 2022)
M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, après un premier cycle d’auditions qui nous a permis de recueillir divers éléments de contexte, nous poursuivons nos travaux par de nouvelles auditions sur les données statistiques. La semaine dernière, nous avons reçu l’Insee, qui a abordé les questions relatives à la consommation et au marché sous un angle statistique. Cette table-ronde devrait nous permettre de nous pencher davantage sur la production et l’approvisionnement.
Je remercie les nombreuses personnes que nous avons invitées pour leur présence cet après-midi. L’audition réunit des représentants des services des données et études statistiques (Sdes) du commissariat général au développement durable (CGDD), du département des statistiques et des études du commerce extérieur ((DSECE) et de la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), qui nous fourniront des données nationales. Nous entendrons également Eurostat, qui est rattaché à la Commission européenne, sur les données relatives aux pays européens et à l’Union européenne ; ainsi que l’Agence internationale de l’énergie (AIE), fondée dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour les comparaisons internationales.
Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Jérôme Hilaire, Boris Guannel, Tanguy de Bienassis et Gaston Bricout, et Mmes Ketty Attal-Toubert, Madeleine Mahovsky, Béatrice Sédillot, Bérengère Mesqui et Virginie Andrieux prêtent serment.)
Mme Béatrice Sédillot, cheffe du service des données et études statistiques (Sdes) au Commissariat général au développement durable (CGDD). Le Sdes est le service statistique du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires et du ministère de la transition énergétique. Il s’agit d’un service du CGDD, ainsi que de l’un des seize services statistiques ministériels qui constituent, avec l’Insee, le service statistique public.
Les pratiques liées à la production et à la consommation d’énergie sont traitées par une sous-direction du Sdes, dont les travaux couvrent des sujets plus larges, comme le transport, le logement, la construction ou l’environnement. Nous produisons des indicateurs statistiques afin d’éclairer le débat public. Nous transmettons aussi des données mensuelles et annuelles à l’AIE et à Eurostat, sur les produits pétroliers et le gaz notamment, afin d’assurer la sécurité de la France en hydrocarbures. Le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (Citepa) utilise également pour une large partie de ses estimations nos données. Nous avons aussi pour mission de suivre les engagements de la France sur le plan international comme national. Nous contribuons donc au suivi du protocole de Kyoto sur les émissions de gaz à effet de serre, et nous suivons de nombreuses directives européennes, en particulier sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique.
Notre site Internet propose une documentation fournie sur l’ensemble de ces éléments, comme des bilans de l’énergie, des chiffres clés, des notes de conjoncture, des tableaux de bord trimestriels sur les énergies renouvelables, des données mensuelles, ainsi que des publications régulières sur les prix, incluant des comparaisons européennes, sur la R&D, ou encore sur les facteurs d’évolution des émissions en CO2 liées à l’énergie.
Mme Bérengère Mesqui, sous-directrice des statistiques de l’énergie (Sdes). Les statistiques que je vais présenter s’appuient sur des données annuelles consolidées de l’année 2021 et sur des données de l’année 2022 afin d’exposer des tendances plus récentes.
La France connaît une baisse tendancielle de sa consommation d’énergie à la fois primaire et finale depuis le milieu des années 2000. En 2020, un rebond s’observe, en raison de la sortie de la crise sanitaire. La consommation primaire atteint 2760 TWh en 2021 et la consommation finale 1750 TWh. La répartition entre les différents types d’énergie révèle une part importante du nucléaire dans la consommation primaire. La part de l’électricité est moindre en consommation finale, les produits pétroliers occupant une plus large part.
Depuis 1990, la consommation d’énergie dans l’industrie diminue nettement pour atteindre 316 TWh en 2021. La consommation du tertiaire et du résidentiel reste stable depuis le milieu des années 2000. La sortie de la crise sanitaire a entraîné un rebond de la consommation d’énergie des transports en 2021, sans toutefois que ce niveau atteigne celui de 2019.
La production primaire d’énergie a fortement crû depuis les années 1970, principalement grâce au déploiement du programme nucléaire. Elle rebondit en 2021, à la suite de la sortie de la crise sanitaire. Elle reste néanmoins inférieure à son niveau de 2019, notamment parce que la production nucléaire, qui s’établit à 1 150 TWh, se situe à l’un de ses plus bas niveaux depuis la fin des années 1990. En effet, la crise sanitaire a affecté les calendriers de maintenance et des problèmes de corrosion ont été découverts dans plusieurs réacteurs en fin d’année, entraînant leur mise à l’arrêt. La production nucléaire est par conséquent inférieure de 15 % à son niveau le plus élevé, observé en 2005. En 2021, la production hydraulique a également diminué en raison de faibles précipitations et de stocks hydrauliques assez bas, n’atteignant pas le niveau de 2019.
Le nucléaire représente un peu plus des deux tiers de la production électrique, bien que cette part marque un léger retrait par rapport à 2005. Au contraire, la part des énergies renouvelables dans la production électrique est croissante depuis la fin des années 2000.
La production électrique du troisième trimestre 2022 décroît de 24 % par rapport au troisième trimestre 2021. Cette diminution s’explique par la baisse de 36 % de la production nucléaire et de la baisse de 36 % de la production hydraulique, liée à la sécheresse que le pays a traversée en 2022.
En 2021, les énergies renouvelables représentent 19,3 % de notre consommation finale brute. Cette part est légèrement inférieure à l’objectif fixé pour 2020. Elle a toutefois plus que doublé depuis 2005, en raison du développement de l’éolien, des pompes à chaleur et des biocarburants.
La France importe en net 1 247 TWh. Il s’agit essentiellement de pétrole et de gaz naturel. À l’inverse, notre pays est exportateur net d’électricité. Les exportations nettes d’électricité sont toutefois un peu plus fluctuantes depuis 2008, en raison de la fermeture des centrales à charbon et du développement des énergies renouvelables intermittentes. En 2022, la baisse de la production d’électricité s’est doublée d’un effondrement des exportations.
Les statistiques ne définissent pas de concept de souveraineté énergétique. Néanmoins, plusieurs indicateurs permettent d’approcher cette notion. Le taux d’indépendance énergétique correspond au rapport entre la production primaire et la consommation primaire, soit la part de consommation primaire produite nationalement. Le développement du programme nucléaire a permis à ce taux de progresser de 25 % à la fin des années 1970 à 55 % en 2021.
M. le président Raphaël Schellenberger. Quels sont les critères de définition du taux d’indépendance énergétique ? La part de l’électricité produite sur le territoire national à partir de pétrole importé est-elle par exemple comptabilisée ?
Mme Bérengère Mesqui. Il s’agit de la production primaire, et non de la transformation. Le calcul de ce taux prend donc essentiellement en compte l’énergie nucléaire et les énergies renouvelables.
En 2022, le taux d’indépendance énergétique chute de six points, en raison de la baisse de production nucléaire.
Les échanges extérieurs et la diversification des pays d’importation d’énergie sont également révélateurs du degré d’indépendance énergétique. La définition des pays d’importation par les douanes est souvent délicate. Les fournisseurs d’énergie nous transmettent ces informations, contenues dans les contrats d’achat de gaz. Elles diffèrent un peu des données issues des douanes. En 2021, la Norvège représente 32 % des importations de gaz, la Russie 22 %, l’Algérie 8 %, les Pays-Bas 7 % et le Nigeria 7 %. Enfin, 22 % du gaz est importé d’autres pays, notamment de pays indéfinis, car les fournisseurs ne connaissent pas toujours l’origine du gaz acheté sur les marchés.
M. le président Raphaël Schellenberger. S’agit-il essentiellement de gaz liquide ?
Mme Bérengère Mesqui. Il peut s’agir de gaz liquide, mais pas uniquement.
Mme Virginie Andrieux, bureau des statistiques de l’offre énergie. Il est difficile d’obtenir des informations précises à ce sujet, tant de la part des fournisseurs que des transporteurs. En 2020, ces échanges non affectés ont été particulièrement nombreux en raison de la chute du prix du gaz et de la fréquence des échanges sur le marché.
Mme Bérengère Mesqui. La provenance de nos importations de pétrole est beaucoup plus diversifiée. L’Europe nous fournit 42 % de nos produits pétroliers non raffinés. Il s’agit ici d’importations nettes.
Par convention statistique, le nucléaire et les énergies renouvelables sont considérés comme des énergies nationales. Cependant, la totalité de l’uranium naturel utilisé dans nos centrales est importée. Les principaux producteurs en sont le Kazakhstan, à hauteur de 45 %, la Namibie, à 12 %, et le Canada, à 10 %. Les pays fournisseurs d’uranium sont moins diversifiés que ceux dont provient le pétrole. De même, de nombreuses ressources nécessaires à la production d’énergie renouvelable sont importées, comme le précise le Réseau de transport d’électricité (RTE) dans son rapport « Futurs énergétiques 2050 ». De fortes tensions pèsent sur l’approvisionnement en cuivre, indispensable à tous les composants du système électrique, en silicium, nécessaire au développement de l’énergie solaire, ainsi qu’en lithium et en cobalt, notamment utilisés pour stocker l’électricité.
La souveraineté énergétique peut également être évaluée au regard de la facture énergétique. En 2021, cette facture s’établit à 44,3 milliards d’euros. L’année 2022 est marquée par une envolée de la facture en raison de la hausse des cours depuis la fin 2021. La facture atteint 96 milliards sur douze mois, soit une augmentation de 187 %.
En septembre, les stocks utiles de gaz s’élèvent à 137 TWh, ce qui est supérieur à la même date en 2021. Le niveau de remplissage des installations de stockage de gaz naturel sur le territoire s’établit à 96,9 % au 1er octobre 2022. Les stocks stratégiques et commerciaux de pétrole, pour lesquels nous ne disposons que de données annuelles, se situent en dessous des niveaux des années précédentes, à la fin de l’année 2021, et nous ne disposons pas des données afférentes au début de l’année 2022
M. le président Raphaël Schellenberger. Le stockage de gaz en septembre approche du niveau maximal. En début d’année, à l’inverse, le niveau était historiquement bas. En outre, la courbe était particulièrement pentue en fin d’année dernière. Les indices de criticité étaient donc déjà visibles à cette période.
Mme Virginie Andrieux. Les prix étaient alors très hauts, et il était difficile d’anticiper qu’ils continueraient à augmenter.
Mme Bérengère Mesqui. Vous nous aviez également demandé des précisions sur les zones non interconnectées. La production primaire dans les départements d’outre-mer est très faible. Elle est sept fois inférieure au niveau de consommation de ces territoires. Il s’agit d’une production d’énergie renouvelable, électrique ou thermique. La production d’électricité dans les départements d’outre-mer provient essentiellement de centrales au gaz ou à charbon.
M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est le rôle de votre service dans l’élaboration de scénarios de consommation d’énergie ? Je pense notamment à celui de RTE. Vous disposez en effet de données fiables. Êtes-vous sollicités ou pas ?
Mme Bérengère Mesqui. Toutes nos données sont disponibles en ligne et sont probablement utilisées pour élaborer des scénarios. Nous fournissons des données à ceux qui le demandent, mais RTE, par exemple, dispose déjà de données sur l’électricité.
Mme Béatrice Sédillot. Les données sont utilisées pour les séries longues. Notre service n’assure cependant pas de rôle de prospective.
M. le président Raphaël Schellenberger. Certes, RTE dispose de données sur l’électricité. Cependant, pour travailler sur le transfert d’usage, il peut être utile d’avoir accès à des données plus fines concernant les autres énergies, comme celles dont vous disposez.
Mme Ketty Attal-Toubert, cheffe du département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE) de la Direction générale des douanes et des impôts indirects. Le DSECE appartient à la Direction générale des douanes et des droits indirects. Il est chargé du suivi des échanges extérieurs de la France en matière de biens. Comme le Sdes, le DSECE fait partie du service statistique public.
Nous diffusons de nombreuses informations statistiques sous différentes formes : résultats mensuels sur les imports et les exports et le solde commercial, et bilans trimestriels et annuels. Nous publions également des données en open data. Par ailleurs, nous menons des études plus ponctuelles et approfondies sur différentes thématiques. L’ensemble de ces études est disponible sur le site du kiosque des finances.
Pour produire les statistiques du commerce extérieur, nous distinguons les échanges de biens intérieurs et extérieurs à l’Union européenne. Jusqu’à janvier 2022, pour produire les statistiques intraeuropéennes, nous utilisions la déclaration d’échanges de biens. Cette formalité administrative comprenait un volet fiscal et une composante destinée à la collecte d’informations pour l’établissement des statistiques du commerce extérieur. Cette dernière partie était régie par le règlement Intrastat européen, récemment remplacé par le règlement European business statistics (EBS). La formalité administrative et la collecte d’informations pour l’établissement des statistiques du commerce extérieur ont été séparées. Cette dernière est réalisée par l’enquête mensuelle sur les échanges de biens intra-UE (EMEBI) depuis janvier 2022.
M. le président Raphaël Schellenberger. S’agit-il d’une enquête exhaustive ou d’un échantillonnage ?
Mme Ketty Attal-Toubert. L’enquête est quasiment exhaustive. Nous avons défini un seuil en deçà duquel nous ne collectons pas de données. Nous interrogeons pratiquement tous les acteurs situés au-dessus du seuil.
M. Boris Guannel, adjoint à la cheffe du département de la DSECE. Nous interrogeons l’ensemble des entreprises qui ont dépassé 460 000 euros d’échanges, à l’introduction ou à l’expédition intraeuropéenne, sur l’année. Ces règles existaient déjà lorsque la déclaration d’échanges de biens était pratiquée. Toutefois, cette dernière reposait sur une obligation de déclaration de la part des opérateurs dès lors qu’ils constataient qu’ils avaient dépassé ce seuil. Désormais, il revient à notre service de les identifier, en nous appuyant par exemple sur les chiffres d’affaires à l’exportation, transmis chaque mois à la direction générale des finances publiques (DGFIP). Le passage de la déclaration à l’enquête n’a pas profondément modifié la collecte, car le commerce extérieur est fortement concentré au niveau national : une trentaine de milliers d’opérateurs assurent près de 95 % des échanges de la France. Ce sont des opérateurs de taille connue, que nous suivons donc régulièrement.
Mme Ketty Attal-Toubert. Nous ne disposons pas de définitions de la souveraineté ni de l’indépendance énergétiques. Toutefois, nous avons recours à la notion de vulnérabilité, définie par le Fonds monétaire international (FMI), puis utilisée par direction générale du Trésor et le conseil d’analyse économique. Nous nous sommes notamment appuyés sur ce concept dans notre analyse de la vulnérabilité des approvisionnements originaires de Chine publiée cet été.
La vulnérabilité est définie par deux critères. Le premier est le degré de concentration des pays fournisseurs des importations du produit. En effet, l’importation d’un produit par un nombre réduit de pays fournisseurs peut représenter un risque, à moins qu’un report sur d’autres fournisseurs soit possible. C’est la raison pour laquelle nous avons introduit comme second critère le potentiel de diversification à court terme du produit. Pour un produit donné, nous analysons le nombre d’exportateurs mondiaux. Nous n’avons toutefois pas encore appliqué ces critères sur le champ de l’énergie.
M. le président Raphaël Schellenberger. Qui définit les champs auxquels vous devez appliquer cette notion de vulnérabilité ? Depuis quand ce concept préside-t-il à l’organisation de vos travaux ?
Mme Ketty Attal-Toubert. Nous présentons un programme de travail au conseil national de l’information statistique (Cnis). Certains sujets peuvent également s’imposer à nous en fonction du contexte économique. Notre dernier bilan trimestriel comprenait une partie approfondie sur les questions relatives aux énergies.
M. le président Raphaël Schellenberger. Quand le concept de vulnérabilité est-il apparu dans vos travaux ?
Mme Ketty Attal-Toubert. Nous l’avons utilisé pour la première fois cet été dans le cadre de nos travaux sur la Chine. Les études du Trésor l’intègrent depuis 2020, en raison du contexte épidémique. Elles mettaient notamment en évidence la vulnérabilité de la France envers certains produits pharmaceutiques.
M. Boris Guannel. Les statistiques que nous allons vous présenter sur le commerce extérieur diffèrent de celles commentées par le Sdes pour des raisons méthodologiques : un certain nombre de statistiques évoquées par le Sdes concernaient par exemple des importations nettes des exportations. En outre, elles mettaient l’accent sur les volumes, en TWh, alors que notre unité de base repose sur les valeurs.
M. le président Raphaël Schellenberger. Vous ne mesurez donc que les valeurs ?
M. Boris Guannel. Nous mesurons les valeurs et les quantités. Nous publions cependant essentiellement des statistiques en valeurs. Cela ne pose pas de problème méthodologique pour une large partie de l’énergie, puisque le TWh représente un dénominateur commun. En revanche, l’énergie ne représente qu’une composante de ce que nous étudions. Nous devons donc trouver un déflateur commun pour réconcilier différentes mesures de volume. Ce travail est exercé par l’Insee et dans les comptes trimestriels.
Depuis le milieu des années 2000 jusqu’à 2021, nos importations d’énergie ont fluctué. Ces variations suivent de manière assez proche l’évolution des cours de l’énergie. Le point le plus fort a été atteint en 2012, avec un montant d’importation d’énergie de l’ordre de 94 milliards d’euros ; le point plus bas, exception faite de l’année 2020, a été atteint en 2016 avec environ 46 milliards d’importations d’énergie. Ces variations sont essentiellement guidées par les évolutions des prix de l’énergie. L’évolution en proportion de nos importations montre que la part de l’énergie dans nos importations est relativement stable. Du milieu des années 2000 jusqu’au 2010, cette part fluctue aux alentours de 15 % de nos importations. Elle chute vers 2016 pour se stabiliser jusqu’en 2019 autour d’une dizaine de points de pourcentage. La crise du Covid a affecté la demande en énergie ainsi que les prix. La reprise des activités économiques s’est accompagnée d’une augmentation de nos importations énergétiques, accentuée en 2022 par le conflit en Ukraine, qui a eu un effet sur les prix et sur la fourniture en gaz naturel.
M. le président Raphaël Schellenberger. L’une des séries que vous nous avez fait parvenir concerne l’Europe hors Union européenne. De quels pays s’agit-il ?
M. Boris Guannel. Ce sont tous les autres pays qui ne font pas partie de l’Union européenne, comme le Royaume-Uni.
M. le président Raphaël Schellenberger. La Russie est-elle comptabilisée dans cette série ? Cela signifierait que, pudiquement, les importations russes sont qualifiées d’importations « Europe hors UE ».
M. Boris Guannel. Effectivement. Il s’agit du découpage que nous avons retenu.
M. le président Raphaël Schellenberger. Je comprends que vous travaillez en unités monétaires. Quelle est la destination interne à votre administration de vos études ? Existe-t-il une instance de surveillance de cette thématique au sein du ministère de l’économie, antérieure à la situation de crise que nous traversons ?
M. Boris Guannel. S’agissant des douanes, il n’existe pas d’analyse spécifique de l’énergie, si ce n’est que nous constatons dans l’ensemble des publications réalisées depuis le début de l’année que le poids de l’énergie ne cesse d’augmenter et qu’il contribue à l’augmentation du déficit observé depuis fin 2021. Au sein du ministère en général, d’autres services du ministère des finances, comme la direction générale du Trésor, peuvent observer de manière plus fine les produits de l’énergie.
M. le président Raphaël Schellenberger. Il s’agit donc essentiellement de données en unités monétaires.
M. Boris Guannel. Ces services ont peut-être accès à d’autres données, qui ne seraient pas issues de notre département. S’agissant de l’énergie, notre service est surtout orienté vers une valorisation en euros. Cependant, l’information est également collectée par la douane en TWh. Nous fournissons également ces informations au Trésor.
M. Antoine Armand, rapporteur de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Au regard des données statistiques que vous nous avez transmises et commentées, est-il correct de dire que l’indépendance énergétique – au sens où vous l’entendez – de la France s’est accrue depuis 2000 ?
Mme Bérengère Mesqui. Le taux d’indépendance énergétique de la France a augmenté depuis 2000 pour atteindre 55 % en 2021. L’évolution est cependant marquée par des fluctuations.
M. Antoine Armand, rapporteur. Exception faite de la situation conjoncturelle, il n’y a donc pas de perte d’indépendance énergétique du pays depuis 2000.
Mme Bérengère Mesqui. Nous ne disposons pas des données pour 2022, mais la France n’a effectivement pas perdu d’indépendance énergétique entre 2000 et 2020.
Mme Béatrice Sédillot. Les évolutions sont liées à une tendance à la baisse de la consommation doublée d’une stabilité globale de la production primaire.
M. Antoine Armand, rapporteur. La courbe du taux d’indépendance énergétique atteint son plus haut point en 2012, avant d’être marquée par une chute, suivie d’une reprise. Comment expliquez-vous ces deux dernières évolutions ? S’agit-il du contrecoup de la crise économique ? Est-elle expliquée par des éléments relatifs au parc nucléaire ?
Mme Bérengère Mesqui. La baisse du taux d’indépendance énergétique s’explique par la stabilité de la consommation et la diminution de la production primaire en 2012, mais nous préférerions vous transmettre une réponse plus détaillée sur les facteurs qui l’expliquent ultérieurement.
M. Antoine Armand, rapporteur. Le taux d’indépendance croît de manière non linéaire entre 2000 et 2020. La croissance sensible des échanges extérieurs de gaz à partir des années 2000 explique-t-elle une partie significative de l’évolution de la dépendance énergétique du pays depuis 2000 ?
Mme Virginie Andrieux. La croissance est plus importante avant cette date.
Mme Bérengère Mesqui. Il est difficile d’en tirer des conclusions sur l’indépendance énergétique, les données concernées portant sur le gaz seul et des importations brutes.
Mme Béatrice Sédillot. Eurostat présentera les éléments sur ce point. Le travail du Sdes porte sur l’ensemble des importations nettes. Il est difficile d’établir un lien direct entre cet indicateur, qui s’appuie sur des données brutes et partielles, et l’évolution du taux d’indépendance.
M. Antoine Armand, rapporteur. Comment s’explique l’évolution des importations de pays non déterminés dans les exportations de gaz ? En effet, ces pays représentent près de 20 % de nos importations de gaz.
Mme Virginie Andrieux. La place des marchés dans les approvisionnements en gaz est importante. Près de 80 % des importations de gaz sont assurées par des contrats de moyen à long terme. Depuis quelques années, la part des achats de gaz sur le marché augmente. L’année 2020 a été celle où ces échanges ont été le plus nombreux. En outre, l’approvisionnement s’est diversifié. L’augmentation des échanges de gaz naturel liquéfié (GNL) a en effet multiplié le nombre de provenances qui ne sont pas retracées dans les statistiques. Nous interrogeons les ports méthaniers, mais certaines origines ne sont pas connues, malgré nos efforts.
M. Antoine Armand, rapporteur. La multiplication du nombre de pays dont nous importons du gaz entraîne-t-elle donc une diminution de notre vulnérabilité envers un pays en particulier ?
Mme Bérengère Mesqui. Nous dépendons moins d’un seul pays. 30 % de nos imports de gaz proviennent toutefois de Norvège.
M. Antoine Armand, rapporteur. Disposez-vous de statistiques aussi affinées pour 2022 ?
Mme Virginie Andrieux. Nous collectons des données mensuelles, qui seront consolidées en fin d’année.
M. Antoine Armand, rapporteur. À partir de ces données non consolidées, constatez-vous une évolution liée aux sanctions ?
Mme Virginie Andrieux. Les importations de gaz gazeux s’effondrent tandis que les importations de GNL progressent très fortement, ce qui assure une plus grande diversification des approvisionnements. Au mois d’août, il n’y a plus d’importation de gaz russe. En très peu de mois, un changement très net s’observe.
Mme Bérengère Mesqui. Au troisième trimestre 2022, les entrées de gaz naturel gazeux diminuent de près de 80 % sur un an alors que les entrées nettes de GNL augmentent de 170 %. Le GNL provient des États-Unis et du Qatar, ce qui diversifie notre fourniture gaz.
M. Antoine Armand, rapporteur. Cela souligne-t-il notre capacité à substituer rapidement au gaz russe du gaz d’origine étrangère ? La dépendance au gaz russe – qui est réelle en quantité – est-elle facilement substituable avec d’autres fournisseurs d’autres pays ?
Mme Bérengère Mesqui. Il faut rester prudents. La consolidation des données annuelles pour 2022 nous permettra de formuler des observations plus précises.
Mme Ketty Attal-Toubert. Les entreprises doivent s’organiser pour trouver de nouveaux fournisseurs. Les prix d’import peuvent également être modifiés. La substituabilité est donc plutôt potentielle, et l’adaptation peut prendre un certain temps.
M. Boris Guannel. Nous avons constaté une augmentation importante des importations de GNL en provenance des États-Unis notamment, et une baisse des importations en gaz gazeux. La hausse des importations de GNL au troisième trimestre 2022 a été multipliée par dix en valeur sur un an, et quasiment par vingt depuis 2010. Cet effet prix se double d’un effet volume.
M. Antoine Armand, rapporteur. Pourriez-vous indiquer un ordre de grandeur de la consommation à laquelle correspond la quantité de stock de gaz dont nous disposons ? Combien de temps ce stock nous permet-il de tenir, et pour quelles installations ?
Mme Béatrice Sédillot. Nous pourrons, pour éviter de donner des ordres de grandeur erronés, vous faire parvenir une réponse précise à ce propos.
Mme Olga Givernet (RE). La facture énergétique dépend largement du pétrole brut. Quel lien établissez-vous entre le montant de cette facture et la dépendance – ou l’indépendance – énergétique ? La situation semble évoluer à la fin de la période que vous présentez. D’autres facteurs comme la disponibilité de matériaux pour la production des sources primaires ou les enjeux géopolitiques interfèrent dans nos capacités de production. Aurions-nous pu mieux anticiper cette situation, ou nous trouvons-nous à un tournant de la manière de gérer l’indépendance énergétique par rapport aux décennies précédentes ?
Mme Béatrice Sédillot. Les fluctuations de la facture énergétique sont assez importantes. Elles s’expliquent par l’effet prix pour le pétrole.
Mme Bérengère Mesqui. Le pétrole influençait de manière importante la facture énergétique. En 2021, ce sont le gaz naturel, les produits raffinés et le pétrole qui sont responsables des évolutions. Il est difficile d’en tirer des conclusions sur la gestion de la dépendance énergétique au niveau du Sdes, cela relève plutôt de la DGEC.
M. Antoine Armand, rapporteur. Le principal service en charge de mesurer les approvisionnements du pays ne possède donc pas d’outil de mesure de la vulnérabilité des approvisionnements, y compris énergétiques. Cette demande n’a jamais été formulée par le Gouvernement depuis la création du service. Ne disposez-vous d’aucune mesure de la vulnérabilité des approvisionnements sous forme statistique ?
Mme Ketty Attal-Toubert. Nos données permettraient de calculer cet indicateur, mais ce dernier doit encore être défini. Ces données existent depuis très longtemps.
M. Antoine Armand, rapporteur. Ne vous semble-t-il pas étonnant ou problématique que les douanes françaises ne soient pas capables de mesurer statistiquement la vulnérabilité et la criticité de l’approvisionnement en matériaux comme l’uranium ou les métaux rares ?
Mme Ketty Attal-Toubert. Nous avons toutes les données sur les importations de ces produits. Depuis longtemps, nous diffusons par exemple des informations sur la part des importations sur des produits donnés.
M. le président Raphaël Schellenberger. Nous parlons de la mise en forme des données. Nous avons compris que la vulnérabilité, la souveraineté ou la criticité peuvent faire l’objet de la définition d’un outil statistique, or, cela n’a jamais été fait. La commande n’a peut-être pas été formulée.
Mme Ketty Attal-Toubert. En effet, à ma connaissance, nous ne procédons pas à un suivi spécifique et permanent des produits vulnérables depuis plusieurs années.
M. Boris Guannel. Cette thématique a émergé principalement après la crise covid. Nous nous équipons pour suivre ce genre de thématiques. Nous observons finement les pays à partir desquels nous nous fournissons. La capacité à faire appel à des pays d’approvisionnement diversifiés forme le premier critère de la vulnérabilité. Les données existent, même si elles ne sont pas mises en forme. Nous étudions par exemple la part de chaque pays dont nous importons des produits énergétiques. Cette information est mise à jour tous les mois sur notre site.
M. Antoine Armand, rapporteur. Sans cet indicateur synthétique, comment les ministres compétents peuvent-ils juger de la criticité d’un approvisionnement ?
M. Boris Guannel. Je suppose que d’autres directions au sein du ministère des finances suivent ces données. Nous disposons et suivons régulièrement la part des pays dont nous importons des produits énergétiques. S’agissant de la décision politique, je n’ai pas d’information particulière à vous apporter.
M. Antoine Armand, rapporteur. Vous indiquez qu’il n’y a pas d’application de la notion de la vulnérabilité au champ des biens énergétiques. Ce travail est-il en cours ? La commande a-t-elle été passée par votre administration et par le ministère ?
Mme Ketty Attal-Toubert. Nous n’avons pas reçu de commande formelle. Il serait cependant intéressant et utile d’effectuer ce calcul.
M. le président Raphaël Schellenberger. Vous n’avez finalement pas d’écran de contrôle. Ce sujet est étudié de manière approximative, sans qu’un outil statistique alerte d’une tension particulière sur un indicateur chaque mois.
Mme Ketty Attal-Toubert. Ce n’est pas le rôle de la statistique publique.
M. le président Raphaël Schellenberger. Non, mais vous produisez des alertes. C’est la raison même de la mesure du commerce extérieur. L’alerte sur la dépendance ou l’interdépendance énergétique n’existe pas. Elle peut être facilement créée, encore faut-il se mettre d’accord sur des critères, ce qui n’est pas simple. Cette définition relève aussi d’un choix politique.
M. Boris Guannel. Les informations sont précises, et non pas approximatives. Nous publions des données assez fines sur l’évolution des parts des différents pays importateurs d’énergie. Nous n’avons pas d’indicateur synthétique. Sa construction, en réalité, ne serait pas si simple que cela. Vous parlez également d’une implémentation mensuelle. Actuellement, cette dernière ne serait pas possible. Nous aurions besoin d’informations sur les exportations mensuelles dans les parts de marché mensuelles de chacun des pays, notamment pour mesurer le poids dans les exportations mondiales d’énergie de ces pays. Or nous ne disposons pas de cette information. Il faut réfléchir à la faisabilité d’un tel indicateur.
M. Antoine Armand, rapporteur. Une étude de faisabilité est-elle en cours ?
M. Boris Guannel. Ce n’est pas le cas sur l’énergie en particulier. Toutefois, lorsque nous avons réalisé l’étude sur la vulnérabilité de nos importations en provenance de Chine, nous avons été confrontés à un certain nombre de difficultés, notamment sur le niveau de finesse de l’analyse. Considérer la vulnérabilité par produit, par exemple, est très complexe. Le niveau d’agrégation des données collectées dans le cadre de notre étude était si élevé, que si nous le dupliquions dans le cadre de l’énergie, il ne serait pas possible de distinguer le GNL et le gaz gazeux par exemple. L’indicateur ne pourrait être très fin. La méthodologie demande ainsi une phase d’analyse importante.
M. le président Raphaël Schellenberger. Observez-vous des mouvements notables dans les pays limitrophes et dans l’évolution des échanges électriques avec ces pays, dans un sens ou un autre ?
M. Boris Guannel. Dans les derniers mois, notre publication trimestrielle soulignait qu’en solde commercial, nous avons davantage importé depuis le Royaume-Uni. Les pays depuis lesquels nous importons de l’énergie, et notamment de l’électricité, peuvent varier d’un mois à l’autre. Ainsi, nous avons basculé d’un excédent à un déficit envers le Royaume-Uni.
M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’en est-il de l’Allemagne ?
Mme Bérengère Mesqui. En 2021, le solde exportateur vers l’Allemagne a diminué de 45 %. Nous pourrons vous faire parvenir des précisions ultérieurement.
Mme Virginie Andrieux. Les variations sont importantes d’une année sur l’autre.
M. le président Raphaël Schellenberger. Nous serions en effet intéressés par ces informations.
M. Antoine Armand, rapporteur. Comment avez-vous sélectionné les pays que vous avez intégrés à votre comparaison sur le taux de dépendance énergétique ? Par ailleurs, à l’aune de l’ensemble des pays de l’Union européenne, dès lors que l’on exclut des pays dont la population est modérée et dotés de fortes concentrations de ressources énergétiques, comme l’Islande, la Suède et le Danemark, il semble que la France ait le plus faible taux de dépendance énergétique.
Mme Bérengère Mesqui. J’ai choisi des pays proches de la France. Je n’ai pas intégré la Norvège, qui est très peu dépendante en raison de son export net d’énergie. La France est l’un des pays qui a le plus faible taux de dépendance énergétique de l’Europe, si l’on exclut également l’Islande. Ce positionnement s’explique par notre importante production nucléaire, considérée comme une production nationale.
Mme Madeleine Mahovsky, cheffe de l’unité « énergie » d’Eurostat. Eurostat est le service statistique de l’Union européenne. Nous fournissons des statistiques comparables au niveau de l’Union européenne. Comme tout office statistique, nous sommes strictement indépendants et nous n’intervenons pas dans les questions politiques.
Nous publions des statistiques mensuelles et annuelles sur l’Union européenne, ainsi que sur l’espace économique européen, les pays candidats à l’adhésion, et les membres de la communauté énergétique, qui rassemble par un traité international certains pays et les membres de l’Union européenne. La Géorgie et la Moldavie font par exemple partie de cette communauté énergétique, mais pas la Russie. Notre site donne accès à nos bilans énergétiques, aux statistiques annuelles et mensuelles par famille de combustibles, et aux grands indicateurs énergétiques, comme la dépendance aux importations. Nous publions également des statistiques sur les prix du gaz naturel et de l’électricité chaque semestre, par usage. Pour La France, le Sdes et non l’Insee nous fournit ces dernières données. Pour la plus grande partie de nos statistiques, nous nous appuyons sur des questionnaires partagés avec l’AIE, ce qui permet à nos différentes études d’être comparées.
Un amendement au règlement qui préside à la collection des statistiques énergétiques imposera deux changements importants en 2022. Nous produirons des statistiques plus détaillées sur les énergies renouvelables, sur l’électricité, et sur la consommation des transports et des activités de service. De plus, nous réaliserons des statistiques pour couvrir de nouveaux phénomènes, relatifs par exemple à l’hydrogène, aux batteries ou encore à la consommation d’énergie des centres de données.
L’évolution du contexte géopolitique et l’invasion injustifiée de l’Ukraine par la Russie ont fortement accéléré nos travaux et réorienté nos points d’attention. Deux nouveaux indicateurs ont été publiés. Le premier permet de mesurer la dépendance énergétique aux importations pour le pétrole, les produits pétroliers et le gaz naturel. Nous en distinguons l’origine. Ces données sont publiées pour les fournisseurs les plus importants. Deuxièmement, Eurostat est chargé de surveiller les mesures de réduction de la demande de gaz.
Les dernières données annuelles définitives dont nous disposons concernent l’année 2020. Nous publierons prochainement les données pour 2021. Les bilans énergétiques seront disponibles en janvier. Nous avons également des statistiques mensuelles et des indications partielles pour 2022.
En 2020, dans l’Union européenne, la plus grande part de l’énergie disponible brute est représentée par le pétrole et les produits pétroliers, à hauteur de 34 %, suivis par le gaz naturel, à 24 %, puis les énergies renouvelables, à 17 %. Viennent ensuite l’énergie nucléaire, qui représente 13 % de l’énergie disponible brute, et les combustibles solides fossiles, comme le charbon, dont la part s’élève à 10 %. Près de 41 % de la production d’énergie est renouvelable, et plus de 30 % sont issus du nucléaire. Les combustibles fossiles représentent 15 % de la production, le gaz naturel 7 %, et le pétrole et les produits pétroliers 4 %.
Pour la première fois en 2020, l’Union européenne a utilisé plus d’énergies renouvelables que d’énergies fossiles pour produire de l’électricité. En revanche, ce constat s’explique notamment par la crise sanitaire, car les chiffres préliminaires de l’année 2021 révèlent un positionnement en tête des énergies fossiles. La production d’électricité nucléaire conserve quant à elle une part stable.
S’agissant des combustibles, on constate une diminution du charbon et du pétrole, au profit d’une forte progression des renouvelables au cours des dernières années.
Cependant, d’importantes nuances s’observent en fonction des pays. La France produit essentiellement de l’électricité nucléaire, tandis que la Pologne utilise massivement du charbon, et que 60 % de l’énergie disponible brute en Suède est d’origine renouvelable. Dans les Balkans occidentaux, le lignite continue à représenter la part majoritaire.
Eurostat définit la dépendance énergétique aux importations comme le rapport entre les importations nettes et l’énergie brute disponible. Nous excluons donc le transit. Nous regardons l’énergie totale pour les activités sur le territoire d’un pays. Entre les années 1990 et 2019, la dépendance énergétique de l’Union européenne a progressé de 50 % à plus de 60 %. Cependant, cette dépendance a baissé en 2020, probablement en raison de la pandémie. Les chiffres préliminaires indiquent en effet que cette tendance ne se poursuit pas en 2021. Dans la plupart des pays européens, la consommation énergétique est restée relativement stable, tandis que la production nationale a diminué, en raison notamment des décisions politiques et du changement de mix énergétique. Malte et Chypre sont quasiment entièrement dépendantes de l’extérieur. Les grandes économies comme l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne ont un taux de dépendance supérieur à 60 %, qui est donc bien plus élevé que celui de la France, qui s’établit à 44,5 %. Certains pays affichent un taux bien plus faible, tels que la Suède, la Roumanie ou Estonie : ils importent seulement 10 % environ de l’énergie qu’ils consomment.
Le détail des combustibles importés est aussi marqué par des différences. L’Union européenne dépend à 95 % des importations de pétrole en 2020. Les principaux fournisseurs étaient alors la Russie, la Norvège, le Kazakhstan, les États-Unis et l’Arabie saoudite. Le taux de dépendance en gaz naturel est de 84 % en 2020. Le fournisseur principal est la Russie, suivie par la Norvège, l’Algérie, le Qatar et les États-Unis. En 2022, cependant, les importations en provenance de la Russie ont fortement diminué en raison des sanctions adoptées par l’Union européenne. Le taux de dépendance énergétique en houille est de plus de 57 %. Il reste cependant moins élevé que celui du gaz et du pétrole, en raison d’une production encore importante en Pologne et en Tchéquie.
La réponse européenne à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a été très rapide. Depuis mars 2022, le plan REPowerEU vise à accélérer notre transition vers un mix énergétique moins dépendant des importations des pays tiers et notre transition verte. De plus, depuis août 2022, le Conseil européen a adopté un règlement afin de réduire la demande en gaz naturel au niveau européen, que nous surveillons tous les deux mois. En juin 2022, le Conseil a aussi fixé des objectifs minimaux de stockage de gaz, qui ont été atteints dans tous les pays avant le mois d’octobre. Le pacte vert doit enfin contribuer à l’accélération de la transition écologique.
M. Jérôme Hilaire, analyste investissements et modélisateur approvisionnements, Agence internationale européenne (AIE). L’AIE est une agence internationale créée en 1974, à la suite de la première crise pétrolière. Sa mission consistait originellement à assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique de ses membres. L’une des règles fondamentales pour adhérer à cette institution était d’avoir au moins quatre-vingt-dix jours assurés pour sécuriser la consommation de pétrole sur le territoire national. Le deuxième mandat de l’agence reposait sur l’approfondissement de la coopération entre les pays membres.
La mission de l’AIE est désormais de façonner un avenir énergétique sûr et durable pour tous. La sécurité de l’approvisionnement et la coopération restent au cœur de cette mission, mais s’y ajoute la lutte contre le changement climatique. Nous informons les gouvernements et les autres parties prenantes sur les tendances historiques, actuelles et futures du secteur énergétique en publiant des rapports, en présentant nos travaux et en soumettant des recommandations.
Le World Energy Outlook (WEO) expose les perspectives mondiales de l’énergie. Cette publication annuelle utilise les dernières données disponibles pour analyser les tendances du système énergétique, les émissions de CO2 et de méthane associées, et les impacts sur l’environnement et sur le climat. Comme dans toutes les analyses conduites par l’Agence, nous suivons une approche toutes énergies et toutes technologies : nous nous efforçons de conserver une ligne aussi impartiale que possible, sans tenter d’encourager l’utilisation d’un carburant ou d’une technologie en particulier.
Outre des statistiques, nous proposons des analyses de scénarios afin d’informer les parties prenantes sur des futurs plausibles du système énergétique. Nous avons construit trois scénarios cette année. Le Stated Policies Scenario (Steps) inclut toutes les politiques annoncées pour mieux comprendre quels en seront les résultats. Le deuxième est l’Announced Pledge Scenario (APS), qui intègre les nouveaux engagements pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Enfin, le Net Zero Emissions by 2050 (NZE) est un scénario normatif qui définit les actions que nous devons mener ainsi que leur échéance pour décarboner le secteur énergétique.
L’année 2022 a été marquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a déclenché une crise énergétique mondiale. Si les pressions sur les marchés énergétiques préexistaient à cette invasion, cette dernière a fait basculer le secteur de l’énergie dans une zone de profonde turbulence. La Russie était avant 2022 le plus grand exportateur de combustibles fossiles – charbon, gaz naturel et pétrole – au monde. Cette crise cause de graves dommages à l’économie mondiale et exacerbe les pressions inflationnistes. Seule la crise pétrolière des années 1970 était d’une ampleur comparable. La flambée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires risque de plonger l’économie mondiale vers la récession. Elle nous interroge sur la réaction que les décideurs politiques adopteront, mais nous pousse également à nous demander si cette crise peut servir de catalyseur pour opérer une transition vers un système énergétique plus durable et plus résilient.
Les gouvernements accélèrent la transition vers les énergies propres, qui incluent les énergies renouvelables, le nucléaire, les carburants propres, les réseaux électriques et le stockage, mais également, s’agissant de la demande, les améliorations sur l’efficacité ou le recours aux véhicules électriques. Dans les cinq premières années qui ont suivi la signature des accords de Paris, les investissements mondiaux dans les énergies propres sont restés stables. Il a fallu attendre 2021 pour constater un début de reprise. Cet élan est stimulé par de nouvelles politiques, notamment l’Inflation Reduction Act aux États-Unis, certains éléments du paquet Fit for 55, REPowerEU, le Green Transformation au Japon ou encore des politiques menées en Chine et en Inde. D’ici 2030, notre scénario Steps montre que les investissements annuels dans les énergies propres dépasseront les 2 000 milliards de dollars par an, soit une augmentation de plus de 50 % par rapport aux investissements actuels. Toutefois, la majeure partie de ces investissements est concentrée dans les économies avancées ainsi qu’en Chine. Or la transition énergétique nécessite également des investissements importants dans les économies émergentes et en développement. Les fabricants d’énergie propre se préparent également à des transformations plus rapides.
Le secteur de l’électricité entre dans un tournant en 2022. La croissance continue d’être soutenue par les énergies renouvelables au niveau mondial, avec un nouveau record pour le solaire photovoltaïque et l’éolien. En revanche, l’année a été particulièrement difficile pour l’énergie nucléaire, notamment en Europe et en France, en raison du retard de la maintenance causé par la crise sanitaire et des contrôles de sécurité supplémentaires non planifiés. La production de gaz naturel a également connu des difficultés en raison des prix élevés et des préoccupations en matière de sécurité énergétique. Ces phénomènes ont contribué à une augmentation de la production d’électricité à partir du charbon en Europe ainsi qu’en Asie. Le scénario Steps révèle cependant que la hausse mondiale de production de charbon n’est que temporaire. Les politiques favorisant les énergies renouvelables que j’ai mentionnées auront un poids bien plus important. En 2025, la production mondiale d’électricité à partir du charbon sera inférieure à ce qu’elle était en 2021. L’utilisation globale du charbon devrait atteindre un pic peu après 2025. À l’horizon 2030, la consommation de charbon décline de 10 % par rapport à 2021. La production d’électricité à partir du gaz naturel augmente. Les énergies renouvelables progressent de 90 %. L’énergie nucléaire, favorisée par le redémarrage de réacteurs au Japon, repart également à la hausse. Le pic d’émissions mondiales du secteur de l’électricité devrait ainsi être atteint dans les prochaines années. Cette réduction représente 5 milliards de tonnes de CO2, soit environ 15 % des émissions mondiales actuelles de ce secteur.
M. Tanguy de Bienassis, analyste finances et investissements, Agence Internationale de l'Énergie (AIE). Lorsque nous avions réalisé des estimations sur le marché du gaz et sa demande en 2010, nous nous demandions si nous allions entrer dans une décennie d’âge d’or du gaz. La demande de gaz naturel a effectivement augmenté de 2 % par an dans la décennie. Cependant, dix ans plus tard, le constat a changé. Les coûts du solaire et de l’éolien ont significativement baissé. Par ailleurs, les tensions, les pénuries d’approvisionnement et la sécurité à court terme ont fait grimper le prix du gaz, et ce même avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les évolutions relatives au gaz dépendent également d’autres facteurs, comme les engagements Net zéro pris par les pays. Le gaz reste un combustible fossile ; à ce titre, nous suivons également les émissions de méthane, qui s’échappent lors de la production de gaz et de pétrole, et dont le potentiel de réchauffement est trente fois plus important que celui du CO2.
La demande de gaz augmentait de 2 % par an entre 2010 et 2021. Le scénario Steps ne prévoit plus qu’une augmentation de 0,5 % entre 2021 et 2030. À partir de cette date, la demande reste stable : elle connaît une réduction dans les pays développés, compensée par une hausse dans les économies émergentes.
D’un point de vue commercial, les exportations par pipeline de la Russie vers l’Europe s’effondrent. Pour transférer cette dernière vers l’Asie, des dépenses très importantes seraient nécessaires pour installer les infrastructures, dont les sanctions économiques rendent la réalisation peu probable. Il est donc peu vraisemblable que les exportations par pipeline de la Russie vers l’Asie puissent compenser la perte du marché européen. Les réductions du commerce par gazoduc conduisent à des trajectoires pour le GNL très différentes du gaz dans son ensemble. L’augmentation des exportations de GNL est estimée à plus de 2 % par an. Les exportations américaines augmentent de 60 % par rapport à 2021, pour atteindre près de 150 milliards de mètres cubes en 2030, dont 60 milliards dirigés vers l’Europe.
Une tendance similaire s’observe en Asie, même si certains des importateurs traditionnels comme le Japon et la Corée voient leur demande de GNL diminuer grâce à la suppression graduelle du gaz de leur mix énergétique.
S’agissant de la vulnérabilité et de la substituabilité des fournisseurs, il convient de garder à l’esprit que tous les acteurs souhaitent substituer leur fournisseur au même moment. L’Europe devient généralement très dépendante du GNL américain. Le gaz est un marché international, et la pression sur les prix peut être très forte.
Ces tendances de plateau de la demande mondiale du gaz et de charbon nous permettent d’annoncer pour la première fois un pic de demande des combustibles fossiles au cours de la prochaine décennie. La part des combustibles fossiles est restée aux alentours de 80 % de l’approvisionnement énergétique mondial pour la première fois depuis la révolution industrielle. Elle baisse pour atteindre 75 % en 2030 et 60 % en 2050.
Au-delà de la crise immédiate, les décideurs politiques doivent réfléchir aux nouveaux risques qui pourraient survenir pendant la transition. La transition énergétique et la crise énergétique offrent la possibilité de construire un système plus sûr et plus durable, mais rien ne garantit que le voyage se fera sans accroc. Cette année, l’AIE propose dix lignes directrices pour aider à renforcer la sécurité énergétique et essayer d’apprécier la cohabitation entre les énergies propres et les énergies fossiles. Le WEO montre qu’il est impossible de réduire les investissements dans l’ensemble des énergies et en particulier dans les énergies fossiles sans accompagner cet objectif d’un investissement massif dans les énergies propres et renouvelables. Pour chaque dollar investi dans les énergies fossiles, 1,5 dollar est investi dans les énergies renouvelables. Cela ne suffira pas à atteindre la stratégie Net Zero, qui nécessiterait un doublement des investissements déjà prévus pour 2030, soit 4 milliards. Dans le scénario Net Zero, si aucun nouveau projet n’est développé dans les énergies fossiles, des investissements restent nécessaires pour sécuriser des sources d’approvisionnement existantes, pour améliorer leur efficacité et pour capturer les émissions qui en résultent. Ainsi, le ratio entre les investissements dans les énergies fossiles et les énergies propres passe d’un à neuf.
Nous devons également réfléchir à utiliser au maximum les infrastructures telles que les centrales à gaz, les raffineries et les réseaux de gaz pour gérer l’intermittence des renouvelables dans le scénario Net zéro. Il ne faut donc pas les fermer trop tôt, mais veiller à les utiliser à bon escient afin de répondre aux pics de demandes de production.
Enfin, l’AIE s’intéresse aux nouvelles sources de vulnérabilité, comme les minéraux critiques. Nous avons essayé de faire des estimations à ce sujet. Nous étudions par exemple le niveau de concentration géographique des métaux critiques comme le cobalt, le nickel ou les terres rares. Pour ces trois métaux, la part des trois premiers pays producteurs se situe entre 60 et 90 % du commerce global, contre 40 à 50 % pour le pétrole et le gaz. Il convient donc de rester vigilants, car nous risquerions de quitter un système où nous sommes fortement dépendants envers un nombre restreint de pays producteurs pour rejoindre un système équivalent. Les gouvernements se voient de plus en plus impliqués dans la gestion de ces risques. Cependant, nous estimons que 70 % des investissements dans la transition énergétique devront provenir de sources privées. Ainsi, les politiques doivent veiller à conserver la compétitivité des secteurs de l’énergie et encourager le secteur privé à agir pour la transition. Il y a deux ans, nous avions montré qu’en France, le secteur privé avait besoin de signaux clairs et de long terme sur le futur du mix énergétique.
Au cours des dernières années, les émissions mondiales ont considérablement augmenté, même si les années 2010 ont annoncé un certain plateau. Depuis l’ère préindustrielle, les émissions de CO2 accumulées ont déjà réchauffé la Terre de 1 à 1,1 degré. Les émissions liées à l’énergie s’élèvent à 37 gigatonnes en 2021. Il s’agissait de la plus forte hausse annuelle des émissions jamais enregistrée.
Malgré ces inquiétudes, les émissions de CO2 liées aux combustibles fossiles devraient augmenter d’un peu moins de 1 % en 2022. Un plateau semble atteint. Le scénario Step datant d’avant les accords de Paris annonçait un réchauffement de 3,5 degrés. La crise énergétique et les différentes régulations adoptées à travers le monde devraient permettre de réduire le réchauffement climatique à 2,5 degrés, en prenant en compte les politiques déjà actées et la trajectoire actuelle du système énergétique. Cette augmentation reste supérieure à celle visée dans les accords de Paris. Le scénario APS, qui se fonde sur les engagements des pays, dont beaucoup ont été mis à jour en 2022, et sur les objectifs du Net Zero – pour lesquels quatre-vingt-quatre pays sont engagés – et sur les engagements du secteur maritime et de l’aviation, prévoit une augmentation du climat de 1,7 degré. Cette hypothèse doit être appréhendée avec précaution : elle repose sur la condition que les engagements pris seront respectés à temps. Pour passer en dessous de 1,5 degré de réchauffement climatique, une transition encore plus rapide serait nécessaire : les émissions de CO2 du système énergétique mondial devraient être divisées par deux d’ici 2030. Cet objectif est très ambitieux.
Le WEO envoie cependant un message positif, en soulignant que les réponses des gouvernements à la crise énergétique marquent un tournant majeur dans le système énergétique et orientent l’économie vers un système plus propre et plus sûr. Le plateau d’utilisation des combustibles semble dessiner pour la première fois un semblant de décorrélation entre la croissance du PIB et l’utilisation de combustibles fossiles. Toutefois, des investissements massifs dans les énergies propres sont nécessaires pour remplir nos objectifs climatiques.
M. le président Raphaël Schellenberger. Vos derniers propos contredisent ceux de l’une des personnes que nous avons auditionnées, selon laquelle il était impossible de poursuivre la croissance en dehors du carbone. Vous observez au contraire pour la première fois une augmentation du PIB décorrélée de la consommation de carbone.
Disposez-vous d’éléments permettant de qualifier les flux électriques internes à l’Europe, et d’observer d’éventuelles tendances de fond ? Contribuez-vous à des travaux de coordination des schémas de planification électrique européens ? Dans nos schémas de planification nationaux, nous comptons parfois sur des importations, sans toutefois vérifier leur disponibilité dans le pays en question. La Commission européenne, par l’intermédiaire d’Eurostat, ou l’AIE, y travaillent-elles ?
Mme Madeleine Mahovsky. Les flux électriques internes à l’Europe relèvent plutôt du travail de l’European Network Transmission Operators. Cette agence fournit des chiffres à nos collègues, au sein de la direction générale de l’énergie, et à l’agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER), qui est l’autorité de régulation de l’Union européenne. Toutefois, la Commission européenne est dotée d’un groupe de coordination pour le gaz naturel, le pétrole et les produits pétroliers, qui se réunit pour discuter de mesures très concrètes, et qui vérifie que le réseau de transmission fournit suffisamment d’énergie.
M. Tanguy de Bienassis. Je précise que la décorrélation entre la croissance du PIB et l’utilisation de combustibles fossiles est le résultat de la modélisation de l’un de nos scénarios. Je ne contredis donc pas l’intervenant qui a tenu des propos contraires aux miens.
M. le président Raphaël Schellenberger. Contribuez-vous aux schémas d’évolution de la production et de la consommation ?
M. Jérôme Hilaire. L’Agence a coopéré avec RTE pour élaborer le rapport de celui-ci.
M. le président Raphaël Schellenberger. Quels éléments fournissez-vous à RTE dans ce cadre ?
M. Jérôme Hilaire. Je n’en suis pas certain, mais je pourrai vous en fournir le détail à l’issue de l’audition.
M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez évoqué la question de la vulnérabilité. S’agit-il d’une problématique récente, ou l’étudiez-vous de longue date ? Sa prépondérance a-t-elle récemment évolué ?
Mme Madeleine Mahovsky. Nous parlons de dépendance des importations. C’est un indicateur qui n’est en réalité pas si révélateur que cela. Il faut toujours se demander quels sont les possibilités, les prix et les vitesses de substitution. Le chiffre seul donne une indication, mais il faut l’interpréter avec précaution. Nous produisons ces données, en y ajoutant depuis septembre la dépendance des importations par pays d’origine pour le gaz et le pétrole. Comme nous n’avons pas pu définir notre niveau de dépendance envers la Russie, nous nous appuyons sur les fournisseurs les plus importants, qui sont au nombre, je crois, de onze pour le gaz et de sept pour le pétrole. À court terme, nous pouvons regarder de près l’origine des importations. Cependant, comme le Sdes l’a souligné, des problématiques méthodologiques subsistent, surtout pour le gaz, puisque le transit est exclu.
M. le président Raphaël Schellenberger. Cet indicateur a-t-il fait l’objet d’une commande récente ?
Mme Madeleine Mahovsky. Nous avons toujours publié des données sur la dépendance des importations. Cependant, le travail approfondi sur le gaz et le pétrole par origine répond à une demande interne. Il s’agit d’une réponse à la situation géopolitique actuelle.
M. Gaston Bricout, gestionnaire en statistiques, Eurostat, Commission européenne. Ce travail est aussi lié aux multiples requêtes que nous avons reçues de nombreux acteurs, non seulement au niveau interne, mais aussi externe, dès le mois de février. Nous avons souhaité donc affiner notre travail sur la dépendance envers ces produits.
Mme Madeleine Mahovsky. Pour les produits pétroliers, nous essayons également de travailler sur les dépenses secondaires, car certains pays importent du pétrole brut et exportent ensuite du pétrole raffiné.
M. Jérôme Hilaire. La sécurité de l’énergie est au cœur du travail de l’Agence depuis sa création. L’AIE est divisée en plusieurs départements et équipes, dont certaines travaillent à court terme sur les marchés du gaz, du pétrole et du charbon. Elles fournissent des rapports à une fréquence bien plus élevée que nous le faisons. Un rapport publié au début du mois par l’équipe dédiée au gaz a souligné que si nos réserves en gaz nous permettront de passer l’hiver – à condition que les conditions climatiques le permettent – l’hiver prochain sera beaucoup plus difficile, car nous aurons à réapprovisionner nos stocks. De plus, en cas de rebond dans l’économie chinoise, le déficit pourrait s’élever à 30 milliards de mètres cubes de gaz. La méthodologie que nous employons dans notre unité conduit à un équilibre de nos marchés entre la demande et la production. Cependant, nous disposons également d’indicateurs de vulnérabilité. M. de Bienassis en a souligné trois. L’investissement massif dans les énergies renouvelables est la solution clé pour garantir la durabilité de notre système énergétique. Par ailleurs, un chapitre de notre rapport est dédié à la sécurité énergétique. D’autres éléments sont intégrés, comme la sécurité électrique ou encore le changement climatique, à l’origine de nouvelles vulnérabilités, notamment sur le secteur minier, qui pourrait être affecté par les inondations, en Australie et en Amérique du Sud, ou par les vagues de chaleur, notamment en Afrique.
M. Tanguy de Bienassis. La sécurité énergétique était au cœur du fondement de l’AIE. Nous essayons d’analyser des aspects supplémentaires dans nos rapports. Nous nous intéressons notamment aux aspects sociaux et à la question de l’emploi dans la sécurité énergétique.
Mme Madeleine Mahovsky. Nous avons également deux indicateurs importants. En effet, nous suivons l’objectif politique de réduction de la demande de gaz naturel de 15 % par rapport aux cinq dernières années, tous les deux mois sur la période précédente correspondante. Nous avons publié en octobre les chiffres d’août et de septembre, qui montrent que l’objectif a été atteint. Il s’agit d’une réaction à la situation géopolitique. Par ailleurs, nous souhaitons travailler sur notre méthodologie de surveillance du stock de gaz naturel. En effet, nous observons des différences dans les définitions appliquées en statistiques énergétiques et dans le règlement qui détermine le seuil minimum. Ces travaux sont très récents, et leur avancée a été permise par l’évolution du contexte géopolitique.
M. le président Raphaël Schellenberger. Vous confirmez finalement qu’un effet annexe de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est l’accélération de la transition énergétique. Les scénarios de l’AIE mentionnent une augmentation de la demande de gaz. La corrélez-vous au soutien nécessaire aux énergies renouvelables intermittentes ?
M. Tanguy de Bienassis. L’augmentation se poursuit jusqu’à 2030, puis se concentre principalement dans les pays émergents. Plus qu’un soutien aux énergies renouvelables, il s’agit de projets de gaz réservés aux pays émergents. Cette augmentation est très faible. Un plateau général est atteint, et la demande de gaz diminue dans les économies avancées pour être remplacée par des énergies renouvelables.
M. le président Raphaël Schellenberger. La demande reste toutefois présente pour assurer une certaine flexibilité.
M. Tanguy de Bienassis. Effectivement.
M. le président Raphaël Schellenberger. Vous disiez vous intéresser aux innovations énergétiques. Quelles sont les pistes de solutions technologiques privilégiées pour accélérer les scénarios combinant la souveraineté et la décarbonation ?
M. Tanguy de Bienassis. Le scénario Net Zero s’est appuyé sur un travail rétroactif pour apprécier différentes solutions au regard de leurs résultats. Nous avons constaté une certaine dépendance envers l’arrivée de nouvelles technologies, comme l’hydrogène ou la capture et l’utilisation de carbone, qui occupent une place importante dans le scénario. Ce dernier propose une comparaison avec les différents scénarios du GIEC qui parviennent également à zéro émission nette en 2050. Nous montrons qu’il est très difficile, voire, impossible d’atteindre cet objectif sans l’apport de ces technologies, en particulier dans les secteurs dont la décarbonation est complexe, comme l’aviation ou l’industrie. Ces technologies, dans la mesure du possible, sont réservées dans notre scénario à ces secteurs. Les secteurs que nous savons déjà décarboner utilisent des énergies renouvelables et ne s’appuient pas sur ces nouvelles technologiques.
M. le président Raphaël Schellenberger. Le carburant de synthèse fait-il par exemple partie de ces nouvelles technologies ?
M. Tanguy de Bienassis. Oui.
M. le président Raphaël Schellenberger. Pour atteindre les scénarios, vous indiquez qu’il est nécessaire d’envoyer des signaux clairs et de long terme. Avez-vous une opinion sur la nature des signaux tels qu’ils existent, de la part de l’Europe et de la France notamment ?
M. Jérôme Hilaire. Des signaux assez clairs sont envoyés concernant le gaz naturel. Il s’agit des prix, qui sont très élevés. Or, en France, ces prix sont masqués aux consommateurs, ce qui ne les encourage pas à réduire leur demande. Il en résulte une facture énergétique très élevée, et une absence d’incitation à la transition vers un système énergétique fondé sur d’autres technologies.
M. Antoine Armand, rapporteur. Je n’ai pas compris votre raisonnement. L’explosion des prix énergétiques n’est que partiellement couverte. Le signal du prix reste très négatif en général, et encourage à réduire la consommation énergétique. Vous sous-entendez que les mesures seraient de nature à moins inciter au changement pour des ménages dont la capacité d’investissement est très faible.
Avez-vous pu vérifier la correspondance entre les scénarios précédemment proposés avec la réalité ? Qu’en résulte-t-il ?
M. Jérôme Hilaire. Nous avons présenté l’exemple de l’âge d’or du gaz. Notre projection prévoyait la croissance du gaz pour la prochaine décennie. Elle a bien été vérifiée. Nos scénarios restent toutefois des projections, et non des prédictions. Nous tentons d’explorer les futurs possibles en tenant compte des différentes politiques menées dans les pays et des technologies et de leur coût. Certains sont vérifiés, d’autres le sont moins.
M. Tanguy de Bienassis. Les prix en France sont beaucoup plus bas que les prix du marché. Même si toutes nos factures d’électricité et de gaz ont augmenté, leur croissance n’est pas du tout à hauteur de celle des prix constatés sur les marchés de gros de l’énergie. Dans certains pays, comme au Royaume-Uni, les factures énergétiques ont augmenté de 80 %. C’est dans ce sens que je parlais d’une protection du consommateur. Je n’ai pas de jugement sur sa valeur ; mais elle ne transfère pas l’externalité du prix sur le consommateur et ne l’encourage pas à faire des investissements. Nous sommes bien conscients que la plupart des ménages ne sont pas en mesure de réaliser ces derniers.
M. Antoine Armand, rapporteur. Le problème est donc le manque d’incitation.
M. Jérôme Hilaire. On pourrait protéger les ménages les plus vulnérables tout en laissant le signal prix pour les ménages qui le sont moins.
M. Antoine Armand, rapporteur. C’est le principe du chèque énergie, ciblé sur les ménages modestes.
M. le président Raphaël Schellenberger. On peut aussi considérer que la construction du pouvoir d’achat ne se fait pas de la même façon dans tous les pays. La part énergétique dans le portefeuille des Français a toujours été plus faible qu’ailleurs. La capacité à augmenter cette part est donc également plus réduite. Quand le prix de l’énergie varie peu en France, l’augmentation a toutefois un effet important.
D’un point de vue technique, comment construisez-vous vos scénarios ? Vous appuyez-vous sur une expertise interne ? Recourez-vous à une expertise tierce ? Le cas échéant, laquelle ? Des ONG participent-elles à la construction de votre expertise ?
M. Jérôme Hilaire. L’expertise débute en recueillant des données, sur le PIB mondial de tous les pays, sur des projections de population, sur les coûts des technologies et sur leur évolution, ou encore sur les politiques. La génération des scénarios est menée en interne. Nous publions un rapport que nous soumettons à un comité de relecture, composé d’une centaine de personnes issues du secteur industriel, des ONG, du milieu académique et des gouvernements, qui analysent et critiquent nos scénarios. Nous intégrons ensuite ces commentaires pour affiner nos scénarios.
M. Antoine Armand, rapporteur. Lorsque nous avons parlé de dépendance énergétique, nous avons surtout raisonné en watt heures. Avez-vous un suivi de la puissance en watts ? En effet, la question de la souveraineté se pose en particulier lors des pics.
Mme Virginie Andrieux. Nous suivons surtout les capacités pour les énergies renouvelables. Nous avons également de ces indicateurs pour le parc nucléaire, mais ce dernier reste relativement stable. Pour la production d’électricité en particulier, nous avons des informations sur les capacités des centrales. Ces dernières figurent au registre RTE des installations de production et stockage d’électricité.
Pour l’hydrogène et le pétrole, nous avons également des données sur les capacités. Nous n’avons pas ces informations sur le charbon, mais la France n’en extrait plus depuis 2014. Pour le gaz, nous avons des injections biométhanes, mais le phénomène reste mineur. En revanche, nous avons des informations sur les capacités des opérateurs.
Mme Madeleine Mahovsky. Nous regardons les capacités installées et les capacités de production. À partir de l’année de référence 2022, nous étudierons également les capacités décommissionnées. Nous collectons les données en quantités, puis nous calculons en équivalents pétroliers et en construisant nos bilans énergétiques dans une unité commune. Cependant, les différents combustibles sont collectés dans leur propre unité de mesure.
M. Gaston Bricout. Nos bilans énergétiques sont en millions de tonnes équivalents pétrole, en térajoules et en gigawattheure. C’est ce qui nous permet de fixer de manière définitive nos données, avant que l’ensemble des données ne nous parvienne le mois suivant. Ainsi, le délai de livraison des données s’établit à onze mois, mais il sera réduit à dix mois l’année prochaine. Cela explique pourquoi la dimension comparative et les bilans sont importants. Il est utile de disposer des données dans une unité, mais il est nécessaire de pouvoir les convertir dans d’autres unités.
M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour votre disponibilité et pour la précision de nos échanges.
ANNEXE – Présentation du Département des statistiques et des études du commerce extérieur (DSECE)
de la Direction générale des douanes et des impôts indirects