N° 1028

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 30 mars 2023.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France,

 

 

Président

M. Raphaël SCHELLENBERGER

 

Rapporteur

M. Antoine ARMAND

Députés

 

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TOME III

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

(du 17 janvier 2023 au 16 mars 2023)

 

 

 Voir les numéros : 218 et 287.

 


La commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France, est composée de : M. Raphaël Schellenberger, président ; M. Antoine Armand, rapporteur ; M. Henri Alfandari ; Mme Anne-Laure Babault ; Mme Marie-Noëlle Battistel ; Mme Véronique Besse ; M. Christophe Bex ; M. Philippe Bolo ; Mme Maud Bregeon ; Mme Danielle Brulebois ; Mme Sophia Chikirou ; Mme Annick Cousin ; M. Vincent Descoeur ; M. Francis Dubois ; Mme Alma Dufour ; M. Frédéric Falcon ; Mme Olga Givernet ; M. Sébastien Jumel ; Mme Julie Laernoes ; M. Maxime Laisney ; M. Alexandre Loubet ; M. Stéphane Mazars ; M. Nicolas Meizonnet ; Mme Marjolaine Meynier-Millefert ; M. Bruno Millienne ; M. Paul Molac ; Mme Natalia Pouzyreff ; Mme Valérie Rabault ; M. Charles Rodwell ; M. Jean-Philippe Tanguy ; M. Lionel Vuibert.

 

 


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SOMMAIRE

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Pages

comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête

1. Table ronde réunissant des représentants du Comité social et économique central d’EDF (CSE) réunissant : M. Philippe Page Le Mérour, secrétaire du CSE Central ; Mme Virginie Neumayer, représentante syndicale FNME-CGT au CSE Central ; M. Arnaud Barlet, représentant CFE Energies au CSE Central ; M. Julien Laplace, élu FCE-CFDT au CSE Central   ; – Mme Nicolas-Michon Catherine, représentante FO Energies et Mines au CSE Central (17 janvier 2023)

2. Audition de M. Antoine Pellion, Secrétaire Général à la Planification Écologique, Conseiller Énergie-transports à l’Élysée (2017-2019), Conseiller technique Énergie au ministère de l’Écologie (2014-2016) (18 janvier 2023)

3. Audition de M. Philippe de Ladoucette, ancien Président de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) (19 janvier 2023)

4. Audition de M. Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique (19 janvier 2023)

5. Audition de M. Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier Ministre (2017-2020) et M. Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie (19 janvier 2023)

6. Audition de MM. Bernard Doroszczuk, Président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et Olivier Gupta, Directeur général (24 janvier 2023)

7. Table ronde des syndicats du secteur de l’énergie réunissant M. Jacky Chorin, représentant de la Fédération nationale de l’énergie et des mines (FNEM FO), ancien administrateur EDF (2004-2009 puis 2014-2021) ; M. Alexandre Grillat, secrétaire national Affaires publiques et européennes à la fédération CFE CGC Énergies ; M. Julien Lambert, secrétaire fédéral en charge de la politique industrielle et énergétique, Fédération nationale des mines et de l'énergie CGT (FNME-CGT) ; M. Christophe Béguinet, chargé de mission Énergie CFDT (25 janvier 2023)

8. Audition de M. Dominique Maillard, ancien président du directoire de RTE (2007-2015) (26 janvier 2023)

9. Audition de M. Jean-Louis Borloo, ancien Ministre d’État, ministre de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer, en charge des technologies vertes et des négociations sur le climat (26 janvier 2023)

10. Audition de M. Lionel Jospin, ancien Premier Ministre (1997-2002) (31 janvier 2023)

11. Audition de M. André Merlin, Président d’honneur du Réseau de Transport d'Electricité (RTE) (1er février 2023)

12. Audition de M. Yves Marignac, Chef du pôle énergies nucléaire et fossiles de l'institut négaWatt (1er février 2023)

13. Audition de M. Manuel Valls, ancien Premier ministre (2014-2016) (2 février 2023)

14. Audition de Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne Secrétaire d’État chargée de l’Écologie, ancienne Ministre de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement (2010-2012) (2 février 2023)

15. Audition de Mme Ségolène Royal, ancienne Ministre de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie (2014-2017) (7 février 2023)

16. Audition de Mme Dominique Voynet, ancienne Ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement (1997-2001) (7 février 2023)

17. Audition de M. Hervé Machenaud, Membre de l’Académie des technologies, ancien directeur exécutif chargé de la production et de l’ingénierie, directeur de la branche Asie-Pacifique d’EDF (2010-2015) (8 février 2023)

18. Audition de M. Eric Besson, ancien Ministre chargé de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique (2010-2012) (9 février 2023)

19. Audition de Mme Delphine Batho, Députée, ancienne Ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie (2012-2013) (9 février 2023)

20. Audition de Mme Barbara Pompili, ancienne Ministre de la Transition écologique (2020-2022) (15 février 2023)

21. Audition de M. Jean-Christophe Niel, Directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), et de Mme Karine Herviou, Directrice générale adjointe en charge de la sûreté nucléaire (16 février 2023)

22. Audition de M. Nicolas Hulot, ancien ministre d’État de la transition écologique et solidaire (2017-2018) et de Mme Michèle Pappalardo, Membre de l’Académie des Technologies, ancienne directrice de cabinet de M. Nicolas Hulot (28 février 2023)

23. Audition de M. Luc Rémont, Président-directeur général d’EDF (28 février 2023)

24. Audition de M. Arnaud Montebourg, ancien Ministre du Redressement productif (2012-2014) (1er mars 2023)

25. Audition de M. Dominique Ristori, ancien directeur général de l’Énergie auprès de la Commission européenne (2014-2019) (1er mars 2023)

26. Audition de Mme Élisabeth Borne, Première Ministre, ancienne Ministre de la Transition écologique et solidaire (2019-2020) (2 mars 2023)

27. Audition de M. François de Rugy, ancien Président de l’Assemblée nationale, ancien Ministre d’État, Ministre de la Transition écologique et solidaire (8 mars 2023)

28. Audition de M. Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République (16 mars 2023)

29. Audition de M. François Hollande, ancien Président de la République (16 mars 2023)

 


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   comptes rendus
des auditions menées par la commission d’enquête


Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête

Toutes les auditions ont été ouvertes à la presse et sont disponibles en ligne à https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.souverainete-et-independance-energetique-commission-d-enquete
 

1.   Table ronde réunissant des représentants du Comité social et économique central d’EDF (CSE) réunissant : M. Philippe Page Le Mérour, secrétaire du CSE Central ; Mme Virginie Neumayer, représentante syndicale FNME-CGT au CSE Central ; M. Arnaud Barlet, représentant CFE Energies au CSE Central ; M. Julien Laplace, élu FCE-CFDT au CSE Central   ; – Mme Nicolas-Michon Catherine, représentante FO Energies et Mines au CSE Central (17 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, notre commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France a le plaisir d’accueillir les représentants des organisations syndicales siégeant au sein du comité social et économique central (CSEC) d’EDF. Cette audition a notamment été souhaitée par Sébastien Jumel, membre du bureau de la commission d’enquête. Les problématiques liées à la gestion du personnel travaillant dans le secteur de l’énergie, en particulier dans la filière nucléaire, ont été évoquées à plusieurs reprises lors de nos précédentes auditions.

Mesdames et Messieurs, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation. Plusieurs anciens présidents d’EDF vous ont rendu hommage pour vos compétences, votre dévouement et votre rôle dans l’organisation du dialogue dans l’entreprise.

Le comité dont vous faites partie est un organe qui a un accès exclusif à des informations sociales et financières importantes concernant EDF, contenues dans la base des données sociales, économiques et environnementales, comme tout comité social et économique, en vertu de la loi. Il peut notamment faire appel, s’il le souhaite, à des experts ; aussi le public aurait-il tort de n’y voir qu’un simple organe de gestion d’avantages sociaux et de revendications. Le CSE est en effet bien un organe de pilotage de l’entreprise. Il est partie prenante aux décisions susceptibles d’engager l’avenir de la société au sein de laquelle il a été institué. Il est consulté à cet effet, et dispose également d’un droit d’alerte. Deux de ses membres siègent, avec des voix consultatives, au sein du conseil d’administration d’EDF. Il représente plusieurs milliers de salariés – environ 62 000 en 2021, contre 66 000 en 2017.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

 

(M. Philippe Page Le Mérour, Mme Virginie Neumayer, M. Arnaud Barlet, M. Julien Laplace et Mme Catherine Nicolas-Michon prêtent serment.)

M. Philippe Page Le Mérour, secrétaire du CSE Central. Nous vous remercions de nous avoir invités. La question de la souveraineté énergétique nous alerte depuis de nombreuses années et a fait l’objet de plusieurs travaux que nous aborderons et vous communiquerons. Ce n’est en rien dû à la fatalité : au contraire, nous faisons face à une situation qui s’est dégradée progressivement depuis des années. La souveraineté énergétique recouvre deux enjeux importants pour nos concitoyens, les collectivités locales et les entreprises : il s’agit de la sécurité d’approvisionnement et du tarif de l’électricité. Ces deux enjeux, gérés pendant plusieurs décennies par EDF dans le cadre du monopole public qu’elle exerçait, ont été ventilés au fil des adoptions de directives et d’un certain nombre de lois. Deux piliers essentiels formaient l’architecture de notre service public : la loi de nationalisation de 1946 et le plan Messmer de 1973-1974. Par ailleurs, nous disposions d’atouts formidables, reposant sur l’hydroélectricité dès 1946 puis sur le nucléaire, pour garantir la souveraineté énergétique.

Or, la France a été touchée par une grave maladie qui a affecté sa souveraineté énergétique, qui n’est autre que l’appât du gain. À l’époque des premières directives, un slogan syndical proclamait lors de l’adoption des premières directives : « l’électricité n’est pas une marchandise ». Des années plus tard, il me semble nécessaire de le reprendre au pied de la lettre. À partir du moment où l’électricité a été confiée au marché, ce dernier l’a rendue rare et chère. L’analyse des causalités ayant conduit à la perte de souveraineté donne finalement le sentiment d’une profonde déresponsabilisation – en un mot, que nul n’est plus responsable du service public de l’électricité en France. Les directives ont exigé de la France la séparation des activités de production, de transport et de distribution de l’électricité. Nous nous sommes retrouvés dans des situations ubuesques, allant jusqu’à des divergences entre les avis de RTE et d’EDF sur le maintien de la centrale de Fessenheim. Chacun gère désormais ses propres affaires en boutiquier : plus personne ne défend une vision de long terme et d’intérêt national.

Or, l’électricité est un produit de première nécessité non stockable qui doit être géré en permanence, respectant une équation simple, dans laquelle les lois de la physique prennent le dessus sur les lois du marché, et suivant laquelle la production doit être égale à la consommation. Pour couvrir la production, il faut être certain de bénéficier d’une quantité de moyens de production pilotables égale en tout temps au pic potentiel de consommation d’électricité en France – lequel n’est aujourd’hui plus couvert. Le comité central d’entreprise (CCE) d’EDF, avant son remplacement par le CSEC, est l’inventeur de la notion de moyens pilotables. Dès 2017, nous avons lancé les premières alertes sur de potentielles difficultés de chauffage ou d’éclairage durant l’hiver. Nous avons tant insisté sur ce sujet que l’entreprise elle-même y consacre un point lors des séances de CSE central à l’automne, afin qu’un débat contradictoire entre l’avis de la direction et nos travaux d’expertise puisse avoir lieu.

Nous avons observé la perte de 12 gigawatts de capacités pilotables ces dix dernières années, liée à la fermeture de la centrale de Fessenheim et des centrales thermiques d’Aramon, de Porcheville et du Havre, qui, certes, ne fonctionnaient pas chaque jour, mais sécurisaient le réseau à tout moment. Ces choix ont été faits à l’encontre du bon sens, dans des circonstances différentes. L’ensemble des organisations syndicales au sein du CCE avaient émis des avis négatifs à la fermeture de Fessenheim, appuyés sur diverses expertises prouvant l’aberration d’une telle mesure qui n’était pas imposée par des enjeux économiques, ni de sûreté, ni d’environnement. La fermeture des centrales thermiques, quant à elle, résulte d’une politique de boutiquiers. Contre l’avis de toutes les organisations syndicales, la direction d’EDF a estimé que ces centrales coûtaient trop cher en coûts fixes. Ce coût s’élevait à environ 30 millions d’euros par an, alors qu’un black-out ou des coupures régionales engendreraient une facture bien supérieure à cette somme. Le dernier marché de capacité accordé au cycle combiné gaz de Landivisiau dans le Finistère, confié à Total et exploité par Siemens, représente un coût pour la nation de 40 millions d’euros par an, sans même fonctionner.

En découlent plusieurs paradoxes depuis ces années de directives, abondées par la loi Nome qui a transformé le marché de l’électricité en un trafic mafieux, autorisant de nombreuses dérives. EDF avait pu construire, grâce au monopole public, nombre d’infrastructures solides dans le pays – le réseau, les centrales hydrauliques et nucléaires. Or, au moment où la dette commençait à s’amortir, le capital a été ouvert. Entre 2006 et 2009, la dette d’EDF a été multipliée par trois, sans que des investissements sur le réseau ou sur la production hydraulique et nucléaire aient été réalisés, en raison, à nouveau, d’une forte déresponsabilisation. En effet, les directions de nouvelles entreprises à capitaux ouverts ont voulu suivre une logique de rentabilisation. La dette d’EDF, particulièrement inquiétante, est composée de trois tiers. Le premier résulte des paris parfois insensés des dirigeants d’EDF à l’international, faisant perdre des milliards d’euros à l’entreprise ; le deuxième est lié à l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), qui résulte de la très contestable loi Nome, fixant le tarif de l’électricité à 42 euros, et qui fait travailler les salariés d’EDF pour la sous-traitance. Au lieu de faire converger leurs intérêts, des entreprises ont mené des activités différentes, voire, concurrentes, opposant les énergies pilotables aux énergies renouvelables dans leurs stratégies d’investissements. Le paquet climat-énergie européen de 2008, enrichi par celui de 2014, a poussé les investissements dans le renouvelable, tout en conduisant au délaissement des moyens pilotables. Le moratoire du nucléaire depuis la centrale de Civaux, téléguidé par l’Allemagne, est révélateur de la stratégie de la France à cet égard. Les atouts formidables dont disposait notre pays ont été détruits par les directives de 1996 et de 2002, lorsque Jacques Chirac et Lionel Jospin ont inauguré l’étape finale de la marchandisation du gaz et de l’électricité à Barcelone, avec José María Aznar, Silvio Berlusconi et Tony Blair.

Depuis, les dettes continuent à exploser. Le recours galopant à la sous-traitance s’est imposé au détriment d’une maîtrise des capacités techniques par un personnel formé et attaché à son entreprise, tout en se doublant d’un phénomène de filialisation. En découle une perte de compétences en interne, que nous payons très cher sur le chantier du réacteur pressurisé européen (EPR), mais aussi sur l’ensemble de nos installations. La France a progressivement abandonné sa filière industrielle pour devenir une société de services, ce qui engendre des difficultés croissantes à recruter des personnels formés dans les domaines techniques. La friche du tissu industriel français en est aujourd’hui la facture. À chaque étape, il est possible d’identifier des responsables, qui n’ont jamais voulu écouter les organisations syndicales opposées à l’ensemble de ces phénomènes.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation d’impasse, sauf à s’affranchir des règles de marché. C’est ce que nous avons proposé. Nous avons ainsi remis une contribution en ce sens début décembre 2022 à la Commission de régulation de l’énergie (CRE), dans le cadre de sa consultation publique sur la nouvelle tarification possible du tarif réglementé de vente (TRV) d’électricité. Avec le cabinet Secafi, qui nous accompagne sur ces questions, nous avons émis plusieurs propositions d’urgence que nous vous invitons à consulter. En effet, elles vous permettraient, en tant que représentants de la nation, de reprendre la main sur cette belle entreprise.

Nous adressons deux demandes à la CRE : la suspension de l’Arenh, prévue dans le code de l’énergie en cas de force majeur, ce que représentent bien la guerre en Ukraine, la mise à l’arrêt de 50 % des réacteurs, ou encore la vente de l’électricité à 1000 euros le mégawattheure alors que ses coûts de production s’établissent à moins de 100 euros. Le conseil d’administration d’EDF a poliment écouté nos propositions, sans toutefois les reprendre. Par ailleurs, nous demandons à la CRE le calcul du TRV à partir de notre mix de production national. Ces deux dérogations nous permettraient de diviser par trois le prix du TRV proposé – incluant le bouclier énergétique – sans toucher à la TVA. Pour effectuer ces calculs, nous nous sommes appuyés sur les recommandations de la Cour des comptes, à savoir environ 60 euros le mégawattheure pour le nucléaire, tout en prenant en compte l’hydraulique et les prix plafonnés du renouvelable.

La situation du Portugal et de l’Espagne doit nous inspirer. Certains prétendent que ces deux pays ont la particularité de former une péninsule. Pourtant, ils n’en sont pas moins interconnectés ; et, s’ils sont une péninsule géographique, la France est un îlot décarboné de production d’électricité. Nous devons donc bénéficier de cette dérogation immédiate, dans l’intérêt des Français, pour maîtriser l’inflation et sauver les collectivités locales, les artisans et les entreprises qui souffrent d’un tarif scandaleux qu’ils ne devraient pas avoir à payer. En dehors de la mafia, quel système économique tolèrerait de faire payer un produit dix fois son prix ?

L’électricité est un bien commun. C’est ce que nous rappelons depuis trois ans au travers de la constitution du Conseil national sur l’énergie et nos campagnes de presse. Nous sommes rejoints par nombre de mouvements d’élus, d’associations de consommateurs – comme l’association nationale de consommateurs et d’usagers pour la consommation, le logement et le cadre de vie (CLCV) ou la fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) – de collectivités locales et de maires de petites et moyennes communes ou d’agglomérations.

Nous vous fournirons différentes synthèses que nous avons réalisées. L’une d’entre elles concerne la conservation de nos concessions hydrauliques, qui devaient être bradées à la concurrence à la suite d’un accord avec Bruxelles sous la présidence de M. Hollande, rendu d’autant plus inacceptable par le contexte que nous traversons. En effet, il ne serait pas audible que des actionnaires privés, dont nous ignorerions tant la nationalité que les intentions, puissent devenir propriétaires de concessions et de barrages hydrauliques en France, voire, en amont des centrales nucléaires qu’ils refroidissent.

Enfin, EDF regroupe toutes les activités de production et de commercialisation. Au sein du groupe, RTE est chargé du transport, et Enedis de la distribution. Nous plaidons pour un retour à un service public digne de ce nom et totalement intégré. En outre, EDF compte également nos collègues de Guyane, de La Réunion, de la collectivité de Saint Pierre et Miquelon, de l’archipel de Guadeloupe et de la Martinique. Dans ces territoires également, il est nécessaire de renforcer le service public. Nous menons actuellement une expertise sur l’outre-mer, qui sera publiée en mars.

M. Raphaël Schellenberger, président. Quel est votre point de vue sur la perte de compétences et les problématiques d’attractivité de la filière ?

Mme Catherine Nicolas-Michon, représentante FO Énergies et Mines au CSE Central. Le passage d’EDF du statut d’établissement public industriel et commercial (Epic) à celui de société anonyme en 2004 a radicalement changé la gestion des effectifs de l’entreprise. L’entreprise a alors décidé d’optimiser sa masse salariale, et donc de supprimer des emplois pour satisfaire les actionnaires – dont le principal est l’État – auxquels d’importants dividendes ont été versés, ainsi qu’aux agences de notation, afin de pouvoir emprunter auprès des banques.

Lors de l’arrivée à la tête d’EDF de M. Lévy en 2014, l’entreprise comptait 70 000 salariés, contre seulement 60 000 à la fin de ses deux mandats en 2021. Cette diminution de près de 10 000 salariés en 8 ans n’a pas fait les gros titres des journaux. Elle ne s’est pas effectuée à l’aide de plans de licenciements, mais à bas bruit, grâce au non-renouvellement des salariés partis en retraite et par le biais de réorganisations incessantes de directions et de services, visant à supprimer les postes vacants.

Les effectifs de certaines directions ont fondu. La direction commerce est passée de 12 000 à 7 000 salariés. En effet, les clients sont partis chez nos concurrents – avec le succès que l’on connaît – ce qui a suscité une forte réduction du personnel ; or, alors que les clients reviennent chez EDF, nous sommes confrontés à des problèmes majeurs d’effectifs. Les directions supports ont également vu leurs effectifs diminuer significativement. Les directions de production ont quant à elles été affectées par une perte de compétences que nous n’avons pas réussi à compenser, étant donné que leur ticket d’embauche a été longtemps gelé.

Les conséquences sociales de ces suppressions d’emplois sont multiples et négatives. L’une d’entre elles est l’augmentation de la charge de travail des salariés d’EDF. En effet, ces derniers ont dû prendre en charge les activités de leurs collègues partis en retraite sans être remplacés ou dont les postes ont été supprimés. Cette charge de travail se traduit par une hausse forte des heures supplémentaires, notamment dans le domaine de l’ingénierie, et, pour la direction commerce, par un recours massif à l’intérim. Cette tendance est accentuée par le retour massif des clients. La deuxième conséquence est la multiplication des risques psychosociaux. Le CSE central a fait mener une expertise sur les conditions de travail et la santé des salariés d’EDF, que nous pourrons vous transmettre.

Enfin, à la suite du discours de Belfort et de la relance du nucléaire, EDF a annoncé des recrutements massifs dans les années à venir, ce dont nous nous félicitons. 1700 salariés ont été embauchés en 2021 et 3500 alternants ont été accueillis – un total porté à 4000 en 2022. Nous espérons que nombre d’entre eux seront recrutés à la fin de leur contrat. Toutefois, EDF a pris la décision d’embaucher un grand nombre de nos futurs collègues directement dans ses filiales, par le biais d’un CDI de droit commun assorti d’une convention Syntec, et non au statut des industries électriques et gazières (IEG). Or, nous exigeons qu’ils fassent partie de la maison mère d’EDF pour baigner dans nos valeurs et nos missions de service public. En outre, pour attirer et fidéliser les salariés, il est nécessaire de leur donner le statut d’IEG. Ce dernier, d’ailleurs, ne doit pas être fragilisé en détruisant notre système de retraite. En effet, ces salariés sont importants pour la souveraineté énergétique de notre pays, puisqu’ils construiront et maintiendront les futurs EPR tout en œuvrant pour l’innovation et le développement des petits réacteurs modulaires (SMR).

M. Raphaël Schellenberger, président. Ma question concernait plus précisément les compétences et l’attractivité des métiers.

M. Arnaud Barlet, représentant CFE Énergies au CSE Central. Au-delà d’EDF, la filière a beaucoup souffert de l’image véhiculée sur le nucléaire. La perspective de fermeture de douze tranches supplémentaires prévue par la programmation pluriannuelle de l’énergie actuelle (PPE) pèse en outre sur l’attractivité de l’entreprise. Malgré le nouvel élan donné par le discours de Belfort, les viviers de recrutement restent assez faibles, compte tenu du temps de formation des jeunes et de leur faible intérêt pour les filières techniques.

Les compétences nucléaires s’acquièrent dans la durée : il faut plus de dix ans pour construire une centrale nucléaire. Aussi, si les salariés quittent l’entreprise avant d’y avoir passé une quinzaine d’années, nous ne pouvons capitaliser sur les compétences qu’ils auront développées. C’est ce qui explique l’importance de la préservation de notre statut et de notre système de retraite, qui a l’avantage de fidéliser les agents puisqu’ils en bénéficient après quinze ans d’ancienneté.

M. Julien Laplace, élu FCE-CFDT au CSE Central. Cette perte de compétences est notamment liée à la gestion en stop and go de la filière nucléaire, comme d’autres d’ailleurs. Au sommet de la pyramide des âges des salariés d’EDF SA se retrouvent ceux qui ont construit le parc nucléaire ; suivent les employés recrutés au moment de la promulgation de la loi sur les 35 h, jusqu’en 2002. Les embauches ont ensuite été gelées. En 2006, au moment de la relance des nouveaux réacteurs, notamment l’EPR, seuls six salariés ont été embauchés en ingénierie nucléaire, qui compte 6 000 salariés. Au début des années 2010, une nouvelle vague d’embauches a eu lieu, suivie d’un coup d’arrêt en 2014, alors que l’incident de Fukushima imposait de nombreuses modifications pour renforcer la sûreté des tranches nucléaires. Or, la PPE insistait sur la nécessité de fermer des tranches, ce qui allait induire une réduction de la masse salariale. Il a donc été décidé de recourir à la sous-traitance de manière massive pour gérer le pic d’activité lié aux travaux de sécurité. Cependant, il reste aujourd’hui nécessaire de renforcer la sûreté du parc, pour le prolonger et pour lancer des réacteurs nouveaux en France et dans le monde. Il est donc important de gérer les ressources humaines sur le long terme entre attractivité et fidélisation.

M. Raphaël Schellenberger, président. Vous parlez d’une vague d’embauches en 2010. Comment l’expliquez-vous ?

M. Julien Laplace. La relance du nucléaire était mondiale. Une vague d’embauche similaire a eu lieu chez Areva, qui s’attendait à ce que quatre EPR soient construits chaque année. L’accident de Fukushima et le gel du nucléaire dans le monde y ont rapidement mis un terme.

M. Philippe Page Le Mérour. En outre, la première vague de départ en retraites a encouragé au développement du tutorat, mais cette bouffée d’air a rapidement été étouffée. La longueur de la formation et de l’appropriation du métier doit aussi être prise en compte. Le phénomène de démissions que nous commençons à rencontrer représente un défi immense pour l’avenir de la filière nucléaire, et qui dépasse le seul cadre d’EDF. Le débat parlementaire sur les autorisations administratives touche à sa fin ; mais même si cette question et celle du financement sont réglées, nous continuerons à manquer de bras et de cerveaux. EDF compte 220 000 salariés. Selon les estimations, il en faudrait 330 000 pour répondre aux enjeux technologiques soulevés par le développement des nouveaux réacteurs. Un plan d’urgence sera nécessaire pour y parvenir, en passant par l’immigration, ou en spoliant des secteurs entiers d’activités en matière d’ingénierie. En prenant en compte les départs en retraite, les besoins s’élèvent à 180 000 embauches sur dix ans.

Par ailleurs, la libéralisation d’EDF a amené à considérer que le collège des ouvriers et employés était devenu inutile. J’en suis moi-même issu : les écoles des métiers permettaient à leurs élèves d’entrer très jeunes dans l’entreprise, en bas de la grille, avant d’acquérir compétences et savoir-faire sur la durée. La fermeture des écoles des métiers a signé la fin de l’espoir d’un grand nombre de jeunes. La filière de l’apprentissage avant le bac représentait en effet une opportunité de s’approprier la technologie propre à l’entreprise. Il ne faut pas oublier que les centrales fonctionnent sur des technologies des années 1980, dont la maîtrise ne peut être acquise auprès de l’éducation nationale. Il y avait donc un sens à maintenir ces écoles des métiers. En parallèle, s’est imposé un système de pyramide inversée, où les salariés ne sont plus détenteurs d’une maîtrise et d’une exécution, lesquelles ont été remplacées par la sous-traitance. Nous en payons aujourd’hui les conséquences : arrêts de tranches, disponibilité, ou encore manque de vision à long terme. Surtout, qui connaît aujourd’hui le mieux les installations nucléaires du pays ? Sur de nombreux circuits, les sous-traitants sont partis en retraite ou ont changé d’entreprise. Cette situation n’est pas tenable. Il faut rouvrir en grand les vannes des emplois d’exécution d’EDF. Nous nous sommes bien aperçu qu’une telle proposition n’apparaissait pas dans la lettre de Mme Borne au nouveau PDG. Pourtant, il faut absolument insister là-dessus.

M. Raphaël Schellenberger, président. Dans votre propos liminaire, vous indiquiez avoir formulé en 2017 une alerte sur l’incapacité que rencontrerait la France à couvrir le pic hivernal. Pourriez-vous nous en dire davantage, en apportant un regard critique sur les scénarios de consommation électrique produits par les différents organismes du secteur, comme RTE ?

Mme Virginie Neumayer, représentante syndicale FNME-CGT au CSE Central. La consommation d’électricité a été dramatiquement sous-estimée ces dernières décennies. Nous faisons face à une pénurie d’électricité, dont les conséquences économiques sont sans commune mesure avec un dimensionnement suffisant des moyens de production pilotables. Avec l’ensemble des représentants du personnel, nous avons conduit des travaux concernant les scénarios prospectifs. Nous estimons que les besoins pour assurer une électricité décarbonée en 2050 sont de l’ordre de 850 térawattheures – soit 200 térawattheures de plus que le scénario N3 du RTE. Ce calcul est corroboré par plusieurs études européennes.

La transformation du système électrique s’opérera sur une trentaine d’années et concernera aussi les réseaux de distribution et de transport. Les investissements sont estimés à 20 milliards par an. Elle s’effectuera certainement dans un univers économique et technique incertain, en proie, notamment, aux guerres pour l’accès aux matières premières. Nous pensons que faire des choix responsables, c’est d’abord proposer une évaluation réaliste du moment à partir duquel ces technologies pourraient intervenir à grande échelle. Ainsi, les scénarios « 100 % renouvelable » nécessiteraient une stabilisation du réseau électrique particulièrement décentralisée et sans machine tournante. Or, ces technologies ne sont pas encore matures à l’échelle industrielle.

D’autres éléments interrogent sur la résilience du tissu industriel face au développement de travaux de grande ampleur. Au vu du désengagement des gouvernements successifs en matière de politique industrielle, les outils industriels pour l’essentiel construits sous monopole public, qui ont permis à la France d’émettre beaucoup moins de CO2 que la majorité des pays européens, sont aujourd’hui vus comme des rentes et des avantages concurrentiels indus, comme si leur pérennité et leur efficacité allaient de soi. Or, un certain nombre de ces atouts ont été liquidés. Je pense notamment à Alstom, dont la branche énergie a été saccagée. Sa réintégration – sous la forme de Steam – au sein de la filière française ou européenne était nécessaire pour préserver les savoir-faire et les propriétés industrielles autour du groupe turboalternateur, composé de la turbine Arabelle et de l’alternateur Gigatop. Pour autant, le rachat de la partie Steam ne règle pas toutes les difficultés, loin de là : je pense notamment aux brevets et aux savoir-faire en matière d’éolien offshore, à la rénovation hydraulique, alors que nombre d’outils et usines souffrent d’usure de matériel prématurée, ou encore aux grids concernant les centrales et les transformateurs pour les centrales et les réseaux.

La chaîne de valeur est externalisée aux quatre coins du monde. Il nous a même été indiqué que dans le cadre du rachat de Steam, les turbines utiles pour se doter de SMR à l’avenir pourraient être produites en Inde. Nous devons donc nous demander comment nous doter d’outils industriels robustes.

M. Raphaël Schellenberger, président. Pourriez-vous revenir sur la manière dont ont été reçues vos alertes sur la capacité à couvrir le pic ?

M. Julien Laplace. Les alertes sur la sécurité d’approvisionnement sont structurelles, et non conjoncturelles. La crise sanitaire a bouleversé les programmes d’arrêt de tranches sur le parc nucléaire. Il a ensuite fallu gérer le combustible. S’est ensuivie la crise technique de la corrosion sous contrainte, qui a touché près d’une vingtaine de tranches. La guerre en Ukraine soulève des questions d’approvisionnement en gaz. Le réchauffement climatique, l’été, réduit la capacité de production nucléaire puisqu’il est nécessaire de refroidir par l’eau des fleuves, et atteint le potentiel d’hydroélectricité. Les travaux d’expertise menés par le CSEC indiquent que lors de tous les hivers à venir, voire, durant les étés, des risques pèseront sur l’approvisionnement électrique en raison de la fermeture de 12 gigawatts de moyens de production pilotables. La France est thermosensible : dès que la température baisse d’un degré, 2,4 gigawatts de plus sont nécessaires. Aussi, en fermant 12 gigawatts, on réduit la marge pour passer l’hiver de cinq degrés par rapport aux moyennes.

M. Raphaël Schellenberger, président. RTE est complètement indépendant, mais reste propriété d’EDF. Je suppose donc que le CSE n’a rien à voir avec RTE.

M. Philippe Page Le Mérour. Non. Nous sommes les représentants du personnel d’EDF SA, maison mère. RTE a son propre CSEC. Nous regardons de près les travaux de RTE, et notamment les bilans prévisionnels, sur lesquels nous avons conduit une expertise. Nous en sommes assez critiques : pendant des années, RTE a prétendu que tout allait très bien…

M. Raphaël Schellenberger, président. Pourriez-vous être plus précis sur les années en question ?

M. Philippe Page Le Mérour. Le dernier bilan prévisionnel de RTE tire la sonnette d’alarme. Un tiers de ce rapport est consacré aux mesures à prendre pour sécuriser le réseau grâce à des gestes citoyens pour passer l’hiver. C’est tout de même incroyable ! Les années précédentes, RTE prétendait que la fermeture de Fessenheim et des centrales thermiques ne poserait aucun problème.

Vous parlez de l’indépendance de RTE. RTE est plus qu’indépendant. Qui est en charge de la prévision à long terme des moyens de production à construire pour sécuriser l’approvisionnement ? Ce n’est pas, ou plus, EDF. En bon élève, avec un reste de culture du service public, EDF a prévu un plan de construction d’EPR. Ce n’est pourtant pas son travail, mais celui de RTE. Majoritairement, RTE appartient à EDF, mais aussi à ses actionnaires. RTE a agi en boutiquier, comme les autres ! Il lui était plus avantageux en effet d’installer des interconnexions, de tirer du câble et de monter des onduleurs que de maintenir des centrales. D’ailleurs, pendant longtemps, RTE a prétendu que les interconnexions suffiraient pour gérer la crise. On a donc parié sur les énergies renouvelables et sur les interconnexions pour fermer les centrales du Havre, de Porcheville, d’Aramon et de Fessenheim – et désormais, face à l’impasse, RTE nous appelle à respecter les gestes citoyens.

En janvier 2017, nous avons tiré la première sonnette d’alarme sur la situation du réseau. RTE, comme les autres, nous ont ri au nez en prétendant que nous n’y connaissions rien. Les travaux d’expertise ont été menés par les mêmes cabinets, que nous avons conservés en raison de leur niveau de connaissance. Cet hiver, il se trouve que les conclusions du cabinet IED, qui travaille avec nous, ont été citées par de nombreux experts économiques et médiatiques.

L’équation, à nouveau, est simple. Nos moyens pilotables doivent être égaux au pic de consommation hivernale, qui s’élève à environ 100 gigawatts. Or, nous nous sommes privés de 12 gigawatts, au prétexte que nous nous en remettrions à nos voisins en cas de besoin. Le bon sens commandait pourtant de conserver nos moyens pilotables au moins le temps de traverser la longue période de grand carénage sur le nucléaire, soit une dizaine d’années. Nous aurions alors été certains de ne pas dépendre de nos voisins. Cela ne nous empêche pas de prôner les interconnexions et les principes de solidarité et d’échanges techniques et commerciaux avec nos voisins. D’ailleurs, certains, notamment le ministre de l’économie, affirment qu’il ne faut pas toucher au marché européen, car c’est grâce à cela que nous avons des interconnexions ; c’est oublier que ces dernières datent de 1967, soit bien avant Maastricht et le funeste marché européen de l’énergie.

RTE et EDF ont géré leurs affaires en boutiquiers. C’est le cœur même du scandale dont nous payons très cher les conséquences : chacun a été déresponsabilisé. Il n’y a plus de vision globale du service public de l’électricité. C’est à vous, Mesdames et Messieurs les députés, de reprendre la main.

Nous avons tiré la sonnette d’alarme, mais les délais de construction des nouveaux EPR conjugués aux ambitions fortes en décarbonation de l’économie par l’électrification – véhicules électriques et transferts d’usage notamment – poseront de nouveau problème les hivers prochains. Nous risquons de nous trouver dans une impasse terrible, qui nous poussera à ouvrir des cycles combinés gaz. En effet, bien qu’interdit en France, c’est le moyen le moins cher et le plus rapide – dix-huit mois – à construire ; mais il s’agit aussi du combustible le plus coûteux.

Le marché n’a fait que son travail en rendant l’électricité rare et chère. Il s’est aussi assis sur les accords de Paris et le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) : en 2021, le marché a imposé, par le système de merit order, que les centrales à charbon tournent avant les centrales à gaz, alors que le rapport de CO2 à l’atmosphère entre les premières et les secondes est deux fois plus élevé.

M. Raphaël Schellenberger, président. Comment ont été reçues vos alertes sur le risque d’incapacité à couvrir le pic dès janvier 2017 ? Auprès de qui les avez-vous émises ?

Mme Virginie Neumayer. Nous avons exercé notre devoir d’alerte, en tant que représentants du personnel, au travers de conférences de presse et de travaux rendus publics. Depuis, nous n’avons eu de cesse de dénoncer la fermeture de 12 gigawatts de production pilotable – thermique et nucléaire – qui correspondent précisément au manque calculé par RTE pour passer sereinement cet hiver et les prochains. L’illusion de disposer d’une surcapacité d’électricité est terminée. Nous devons désormais faire face à des défis, notamment sur le parc nucléaire et le service qu’il rend dans des conditions de plus en plus difficiles.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous indiquez que RTE n’aurait pas émis les alertes que vous avez soulevées. Pourtant, dès son bilan prévisionnel 2017, RTE mentionne les hivers 2022-2023 et 2023-2024 comme des passages difficiles. Pourquoi RTE aurait-il « dramatiquement sous-estimé la consommation d’électricité » ? Jusqu’alors, les prévisions de RTE ont été avérées, à quelques points de pourcentage près.

M. Philippe Page Le Mérour. RTE prévoyait des difficultés pour les hivers 2022 et 2023 en se fondant sur le calendrier du grand carénage. Certes, des imprévus sont survenus. Toutefois, RTE ne s’est jamais opposé à la fermeture de Fessenheim ou des moyens thermiques, en préférant miser sur un taux de disponibilité des énergies renouvelables et des interconnexions de manière particulièrement optimiste.

RTE a fait sortir la France de l’équation selon laquelle la production – appuyée sur des moyens pilotables – doit être égale à la consommation. Il est vrai que les énergies renouvelables permettent d’économiser les moyens pilotables. Cependant, il ne peut s’agir que d’un complément. RTE, par ses bilans et ses prévisions, a poussé la France hors du système surcapacitaire, qui permettait d’entretenir les centrales nucléaires sans la pression du marché. Au contraire, les Allemands, qui ont développé les énergies renouvelables bien davantage que la France à ce jour, ont conservé un parc de production pilotable qui couvre leur pic hivernal.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce n’était pas ma question.

M. Philippe Page Le Mérour. Je ne sais pas comment l’expliquer autrement. Nous sommes sortis d’un cadre très sécurisé. Des décideurs ont autorisé cela. Le problème est qu’EDF gère les moyens de production, sans avoir la main sur la vision de long terme. C’est l’un des effets de la déresponsabilisation induite par les différentes directives et à la libéralisation du marché. 

M. Arnaud Barlet. Les centrales nucléaires construites entre 1977 et 1994 avaient une durée de vie de quarante ans. On savait donc qu’elles allaient s’arrêter entre 2017 et 2034, ce qui entraînerait un problème de production. En parallèle, la tendance à l’électrification des besoins s’accélère. Comment pouvait-on donc concevoir des scénarios envisageant une baisse de la demande en électricité ? Ce n’est pas cohérent.

M. le rapporteur Antoine Armand. Ce n’est pas ma question. Vous avez dit que RTE avait sous-estimé la consommation d’électricité. Ce n’est pas vrai.

M. Philippe Page Le Mérour. RTE n’a pas sous-estimé la consommation d’électricité, mais a surestimé la capacité de production pilotable.

Mme Virginie Neumayer. Le président du directoire avait indiqué dans une conférence de presse en 2017 que nous étions passés à 1 gigawatt de mesure d’interruptibilité sur le réseau. Pour y répondre, les pouvoirs publics ont suggéré de travailler sur les contrats d’effacement. Ces derniers ont certaines limites. Il n’est en outre pas exclu que les efforts s’accroissent pour réduire la consommation grâce aux discours sur l’efficacité énergétique, la chasse au gaspillage, et, désormais, la sobriété. Il se pourrait même que nous poussions encore les efforts de sobriété auprès des populations et des industriels afin de faire mieux encore l’année prochaine. Nous entrons finalement dans un cercle de récession industrielle et les usagers expérimentent un sentiment de déclassement quotidien. Ainsi, ces alertes plus ou moins répétées n’ont pas été suivies d’effets.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comme les responsables que nous avons reçus, vous estimez problématique la manière dont l’Arenh a été décidée ainsi que le fait qu’il n’ait pas été réévalué progressivement et qu’il ne tienne pas compte du prix du nucléaire existant et du nouveau nucléaire. M. Proglio et d’autres responsables d’EDF sont allés jusqu’à affirmer que l’intégralité des difficultés financières et de capacités d’investissements de l’entreprise était issue de l’Arenh. Quel est votre sentiment sur ce point ?

M. Philippe Page Le Mérour. Nous estimons que l’Arenh est responsable d’un tiers de la dette, soit environ 15 milliards. Les autres tiers sont liés aux dividendes et aux aventures internationales. Il y avait donc des leviers qu’auraient pu activer les dirigeants. L’Arenh est insupportable, puisqu’il devait servir au démarrage à amorcer la pompe des concurrents, afin qu’ils lancent des moyens de production. L’Arenh devait en outre favoriser l’innovation. Nous n’avons constaté aucun de ces effets.

Vous soulignez que nous convergeons sur ce point avec la direction ; certes, mais jusqu’à un certain niveau, puisque notre demande de suspension immédiate de l’Arenh n’est pas reprise par la direction de l’entreprise.

M. Antoine Armand, rapporteur. La question des compétences représente un autre point de convergence. Selon vous, l’attractivité des métiers aurait été fortement réduite par l’annonce d’un plafond en volume et en pourcentage du mix électrique de la production nucléaire et par la fermeture prévue de tranches. Cependant, vous avez aussi évoqué les suppressions d’emplois et le pas de temps nécessaire au recrutement et à l’acquisition de compétences. Avant les annonces qui ont pu avoir un effet sur les compétences et les capacités à recruter, notamment sur le futur réacteur, le management d’EDF a-t-il pris les mesures pour attirer les compétences ? La responsabilité incombe-t-elle seulement aux politiques, ou le management d’EDF a-t-il failli, partiellement ou totalement, dans sa capacité à attirer les compétences ?

Mme Catherine Nicolas-Michon. En effet, plusieurs raisons peuvent être identifiées. Cependant, le management d’EDF a une grande part de responsabilité dans ce manque d’attractivité. Lorsqu’EDF est devenue société anonyme, l’entreprise a cherché à optimiser la masse salariale grâce à un pilotage très cadré des ressources humaines. Nous avons alors assisté à un décrochage des salaires de l’entreprise par rapport à d’autres industries, ou, plus encore, d’autres domaines ou services. Nous avons pâti de ce pilotage qui a généré une austérité salariale de longue durée, et que nous avons du mal à rattraper pour faire face aux défis technologiques qui nous attendent. Nous avons aussi souffert de Fukushima et de ses conséquences sur l’image du nucléaire. Les jeunes salariés veulent exercer un travail qui corresponde à leurs aspirations. Le « nucléaire bashing » a donc eu des effets néfastes. Nous avons en outre subi des plans d’austérité budgétaire à tous les niveaux. Les projets industriels ont ainsi été soumis à un fonctionnement en stop and go.

M. Raphaël Schellenberger, président. Pourriez-vous apporter des précisions sur le décrochage des salaires ?

 Mme Catherine Nicolas-Michon. Le décrochage a affecté le salaire et le modèle social tout entier. Nous sommes aujourd’hui attaqués sur notre régime spécial, mais ce dernier a une histoire, liée à la spécificité de l’électricité. Après avoir construit le parc, nous devons aujourd’hui le maintenir et développer de nouveaux moyens de production.

Lorsque EDF était un Epic, les salaires étaient inférieurs et l’évolution des salaires était plus lente que dans une entreprise privée. Cependant, le régime spécial de retraite rendait la situation des salariés intéressante. Ces dernières années, le curseur placé sur l’austérité salariale maximum et le souhait de se débarrasser de notre grille de rémunération, affiché par le président Lévy, ont fortement affecté l’attractivité de notre entreprise. Ces cinq à six dernières années, nous avons assisté à un phénomène de démissions – certes encore faible par rapport à d’autres entreprises, puisqu’elles s’élèvent à 200 ou 300 par an, mais que nous n’avions jamais connu. De jeunes salariés, aux compétences stratégiques, quittent l’entreprise en raison du manque d’attractivité des salaires.

M. Arnaud Barlet. Les salaires d’embauche sont fixés par une grille, comme pour les fonctionnaires : aussi peut-on en quelque sorte réactualiser le point d’indice pour faire évoluer les salaires d’embauche. À partir des années 2000, le décrochage de la grille des salaires par rapport à l’inflation est de l’ordre de 15 %. Un technicien ou un ingénieur embauché dans les années 2000 se voyait donc proposer un salaire d’embauche attractif par rapport à d’autres entreprises. Désormais, la concurrence sur le marché de l’emploi offre des niveaux égaux, voire, supérieurs aux jeunes qui démissionnent rapidement d’EDF. 

Mme Virginie Neumayer. Les prix de marché ne reflètent pas les coûts de production et d’investissements futurs. Le niveau de rémunération dans l’ensemble des activités d’EDF est bas et insuffisant. Il est aussi peu représentatif de l’ensemble des services que nous rendons au système électrique.

Dans la même période de libéralisation du secteur de l’énergie, nous avons assisté à une offensive sans précédent contre EDF, ses motivations et même sa structure, allant jusqu’à un pillage pur et simple de ses ressources avec l’Arenh. Dans ce contexte, les affaires courantes étaient gérées comme celles d’une autre entreprise, ce qui induisait de ne pas dépenser trop d’argent pour les effectifs et les investissements utiles à l’avenir. Dans un domaine aussi capitalistique que celui de l’énergie, et, a fortiori, du nucléaire, les conséquences ne sont pas immédiatement visibles, mais elles nous rattrapent aujourd’hui.

M. Julien Laplace. Vous nous demandez si, au-delà des décisions politiques, des responsabilités peuvent être attribuées à l’employeur. Deux, au moins, ont limité l’attractivité des emplois de nos entreprises. La première est le recours massif à la sous-traitance, qui a conduit à une perte d’intérêt pour le travail. Les salariés d’EDF surveillent les prestataires au lieu d’apprendre les gestes, ce qui génère une forme de lassitude. Des changements de modèle d’activité doivent aussi être soulignés. En devenant une société anonyme, EDF est entré dans un modèle beaucoup plus concurrentiel, faisant de la masse salariale le levier de pilotage principal de l’activité. Pour maintenir la filière en l’absence de projets en France, EDF a développé un nouveau modèle d’activité autour du nouveau nucléaire. EDF a servi de vendeur d’études : ce n’est plus la maîtrise du projet qui devient facteur principal, mais le taux horaire. EDF a procédé à des filialisations, avec des conventions collectives révisées à la baisse sur le plan social, pour abaisser le taux horaire et devenir plus compétitif sur un marché qui n’était à l’origine pas le sien. Nos directions nous entendent sur ces sujets, en annonçant qu’elles souhaitent réinternaliser certaines activités, mais il nous semble que cela ne sera pas suffisant. S’agissant de la filialisation, que ce soit dans l’ingénierie hydraulique ou nucléaire, nous ne sommes pas encore entendus. Ainsi, une filiale en convention collective Syntec a été créée pour les SMR – comme si les ingénieurs d’EDF n’étaient pas jugés suffisamment compétents pour s’occuper de cette activité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Au contraire, la situation actuelle fait l’objet d’analyses différentes entre les dirigeants que nous avons auditionnés et vous-mêmes, notamment du point de vue de la maintenance.

Quand bien même la fermeture de tranches progressive a été annoncée, EDF disposait d’un actif industriel. Il s’agit donc de l’entretenir. Vous évoquez une baisse tendancielle de productible. On peut aussi s’interroger sur le calendrier du grand carénage. Selon vous, l’évolution du productible ces dernières décennies traduit-elle des choix industriels et managériaux de la direction ?

M. Arnaud Barlet. Le covid a profondément désorganisé l’activité du parc. EDF a décidé de procéder au grand carénage pour prolonger la durée de vie des centrales et parce que le contexte réglementaire français contraint à développer les meilleures technologies et à moderniser sans arrêt les centrales nucléaires. Ces obligations génèrent des dépenses et des travaux immenses. Ce sont des choix politiques, administratifs ou de société, qui n’existent pas aux États-Unis, par exemple, où certaines centrales ont quatre-vingts ans. Seules les composantes dont la durée de vie ne permettait pas d’atteindre cette longévité sont remplacées.

Les contraintes techniques ou administratives qui pèsent sur l’entreprise sont à l’origine d’une partie du travail colossal que nous devons mener sur le grand carénage. Ces travaux ont des effets sur le productible puisque certaines tranches doivent rester indisponibles. Si cela n’excuse pas les dirigeants d’EDF, il faut reconnaître qu’ils sont obligés d’appliquer les directives qui s’imposent à eux.

Mme Virginie Neumayer. Certes, le covid et le phénomène de corrosion sous contrainte étaient imprévisibles. Cependant, certaines dérives étaient visibles et identifiables depuis quelques années. Une première expertise avait été conduite en 2016 sur la diminution du coefficient de disponibilité. Elle a été actualisée au sein du CSEC il y a quelques mois.

En effet, le parc de production doit produire toujours plus et le mieux possible. Or, le champ de contraintes a évolué depuis quelques années. Il est de plus en plus difficile d’absorber les variations de production intermittentes. Le taux de pénétration des énergies renouvelables est en effet croissant, tandis qu’en parallèle, le parc thermique, qui permettait un suivi de charges plus adapté, est réduit à peau de chagrin. Le parc nucléaire français a effectué ce suivi de charge et le fera sans doute encore. Cependant, les contraintes sont sévères. Les effets de saisonnalité sont de plus en plus importants. S’y ajoutent les difficultés à déployer le programme de maintenance.

Le bon fonctionnement du système électrique repose désormais sur le parc nucléaire et sa part dans les moyens de production pilotables ne cesse paradoxalement d’augmenter. Ce phénomène n’a pas été suffisamment anticipé et rémunéré.

Il faut désormais engager une meilleure gestion des arrêts pour maintenance, en matière d’entretien et de contenu des activités, et surtout s’y tenir, car les enjeux de prolongation de durée de vie du parc actuel sont aussi corrélés aux activités de maintenance. Pendant plusieurs décennies, cela a bien été le cas, avant d’être progressivement perdu, sous l’effet notamment de la dégradation du tissu industriel. Les compétences sont en effet vivantes. Sur le nucléaire en exploitation, nous n’avons pas la possibilité de transmettre un certain nombre de compétences pratiques. Il faut recruter rapidement pour pouvoir anticiper les défis qui nous attendent.

S’agissant de l’augmentation des volumes d’activité sur le parc en exploitation, les exigences en matière de sûreté sont accrues. Mais aussi, les contraintes liées au suivi des besoins du marché forment un élément nouveau.

Enfin, concernant le personnel, il faut prendre des mesures d’urgence pour redonner du sens au travail. Les réorganisations incessantes bouleversent la stabilité des équipes. Des contrats de plus long terme sont nécessaires pour donner davantage de visibilité aux sous-traitants. Enfin, les plannings d’intervention doivent être sécurisés le mieux possible. Les arrêts de tranches ne peuvent servir de variable d’ajustement du niveau de disponibilité du parc.

Il faut recruter dans les collèges d’exécution et de maîtrise pour recréer des viviers pratiques de compétences.

M. Julien Laplace. L’un des enjeux pour l’entreprise est de créer un moyen de contrôle non disruptif, qui ne contraint pas à opérer une coupure pour vérifier l’existence de corrosion. Or, cela passe par la recherche et le développement, ce qui constitue un autre point de désaccord avec la direction. En effet, l’intensité des investissements en R&D par rapport au chiffre d’affaires est inférieure à celle d’autres électriciens comparables en Europe.

M. Philippe Page Le Mérour. Nous savions que le vieillissement des tranches induirait des complications lors des arrêts. C’est la raison pour laquelle les 12 gigawatts – qui représentent l’énergie produit par dix réacteurs – qui ont été fermés nous manquent tant. Une telle décision à l’approche des opérations de maintenance témoigne d’un manque criant de responsabilité.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). L’enjeu de la commission d’enquête est de nous éclairer sur les décisions politiques ou de gouvernance d’entreprise qui ont conduit à affaiblir notre souveraineté énergétique. Quels sont les moments clés et qui sont les responsables politiques ayant pris des décisions de nature à l’affaiblir ? Il ne s’agit pas de régler des comptes, mais d’éviter de renouveler les erreurs du passé.

Par ailleurs, notre commission enquête sur les leviers qui nous permettraient de regagner en souveraineté énergétique. À ce titre, suffit-il que l’État soit actionnaire, même à 100 %, pour devenir stratège et planificateur en matière énergétique ? De quels outils de gouvernance et démocratiques devons-nous nous doter pour développer notre politique énergétique ?

Croyez-vous que l’affaiblissement de notre souveraineté énergétique, qui a eu des conséquences sur la souveraineté industrielle plus largement, réside dans l’émiettement de l’unicité de l’outil de politique énergétique et de l’affaiblissement de sa capacité à mener une politique globale et cohérente ?

Le statut des électriciens gaziers est-il consubstantiel à une garantie de souveraineté, étant donné qu’il va de pair avec un haut niveau de qualification, de compétences, et même de neutralité dans un secteur aussi stratégique ?

M. Philippe Page Le Mérour. Nous sommes les héritiers de la loi de nationalisation de 1946 édictée par Marcel Paul en application du Conseil national de la résistance. Désormais, nous vivons une étatisation par offre publique d’achat (OPA) édictée par des banques d’affaires. Ce n’est pas la même chose. Nous souhaitons, devant vous, une loi de nationalisation, afin de fixer les moyens objectifs du service public de l’électricité et d’en suivre les effets et conséquences dans le temps. Or, nous en sommes si loin que les informations sur les tranches arrêtées ou le productible sont délivrées au marché avant d’être communiquées à l’Assemblée nationale ou aux représentants du personnel.

La loi de nationalisation, cependant, ne serait pas suffisante en elle-même. Il faudrait qu’elle précise la gouvernance de l’entreprise, qui ne peut consister en un conseil d’administration chargé de régler les affaires – et, surtout, les bonnes affaires – à court terme, quitte à accentuer la dette sans investir dans les moyens de production. La gouvernance doit avant tout défendre une vision du service public, en associant la représentation nationale, la représentation des usagers, les associations de consommateurs notamment, et la représentation des salariés. C’était d’ailleurs le modèle qui était proposé en 1946.

Il s’agit en réalité d’un des trois éléments que nous proposons. Nous réclamons en effet également la sortie du marché de l’électricité, afin de recouvrer la souveraineté énergétique en maîtrisant les tarifs par le mix de production nationale, et la sécurisation de l’approvisionnement. Il s’agirait également de mettre un terme au dogme de la concurrence dite libre et non faussée. Chacun est en effet bien conscient des méfaits du marché de l’électricité. Toutes les collectivités locales et les entreprises appellent au retour du tarif réglementé de l’électricité, et il est scandaleux qu’elles n’y aient pas accès.

Tout projet de loi de nationalisation qui prendra en compte ces propositions serait plus que de bon ton. Il est urgent que le pays reprenne la main, par l’action des représentants de la nation, sur le service public de l’électricité et plus globalement de l’énergie.

La loi de nationalisation date du 8 avril 1946 ; celle qui a créé le statut d’électricien gazier a été promulguée le 22 juin 1946. On peut sans doute y voir un esprit de cohérence. La CGT a un bel institut d’histoire sociale, dont la devise est « connaître le passé pour comprendre le présent et préparer l’avenir ». Comment ce statut est-il apparu ? Marcel Paul et ses camarades ont compris que la loi de nationalisation n’était pas suffisante, car il fallait aussi disposer de la main-d’œuvre nécessaire. Or, à la sortie de la seconde guerre mondiale, la main-d’œuvre était majoritairement attirée par le secteur du bâtiment. Le statut vient aussi de ce constat : il fallait consolider, attirer et fidéliser les salariés. Dans le contexte actuel, la question du statut, de la garantie collective forte et de haut niveau de compétences doit faire l’objet de toute notre attention. Or, notre inquiétude ne fait que s’accentuer. Le statut est donc un corollaire indispensable aux missions de service public – si, du moins, on veut retrouver un véritable service public.

Nous avons déjà pointé les responsables dans notre propos liminaire. Depuis 1946, EDF a traversé cinquante ans de monopole public, au service du pays, avant de connaître, avec les directives de 1996, 2002, 2004 et la loi Nome, une période de libéralisation où l’entreprise a été fragilisée, pillée et spoliée, rendant difficile l’accomplissement de ses missions de service public.

Mme Virginie Neumayer. Depuis vingt-cinq ans, la libéralisation du secteur en a fragilisé la maîtrise publique et a dégradé notre souveraineté énergétique. Le personnel en subit les conséquences au quotidien, notamment en matière du sens qu’il donne à son travail – dont il ne faut pas minimiser la charge symbolique : il est différent de travailler au service de la nation ou d’une entreprise quelconque.

Nous avons su réussir de grands projets industriels. Le plan Messmer est toujours reconnu comme le plus grand succès industriel des quarante dernières années, grâce, notamment, à l’électricien public national et son personnel statutaire. Nous sommes alertés par la filialisation latente de l’ingénierie au sein d’EDF, notamment du personnel chargé de la conception du nouveau nucléaire. Un tel sujet soulève des questions de responsabilité en tant qu’exploitant, mais aussi de concepteur de centrales nucléaires. Nous sommes unanimement opposés à la dégradation des conditions statutaires du personnel. La propriété capitalistique des entreprises ne suffit pas à assurer la maîtrise publique. Certes, nous devons assurer la maîtrise par le citoyen des missions et des orientations des entreprises, mais aussi renforcer les prérogatives du personnel. Nous avons exercé notre devoir d’alerte sur les moyens de production pilotables et les risques de pénurie au plus fort de l’hiver, ainsi que sur les questions économiques. Il semble essentiel que le droit d’intervention des salariés soit renforcé : cela aurait évité bien des déboires. Depuis 2006, nous avons continuellement fait part de nos inquiétudes sur la tenue des calendriers, sur l’état des capacités industrielles ou encore sur les moyens dédiés à la réussite de l’EPR de Flamanville. Nous avons été insuffisamment entendus. La CGT a été la seule à pointer certaines problématiques sociales en lien avec le développement de l’EPR – Bouygues a ainsi été condamné pour avoir employé des salariés détachés.

M. Arnaud Barlet. Nous devons aussi rappeler l’intérêt de l’entreprise intégrée. En effet, si un opérateur intégré possède une centrale hydraulique, une centrale nucléaire et des énergies renouvelables, il lui est plus aisé de chercher à les optimiser et d’arbitrer entre leur utilisation. Au contraire, le morcellement de la production sur le territoire met à mal l’optimisation. La meilleure optimisation, d’ailleurs, consisterait à avoir un producteur européen. 

M. Charles Rodwell (RE). Les dirigeants d’EDF que nous avons auditionnés ont longuement abordé les types de compétences nécessaires pour réhabiliter et relancer la production des centrales. Pourriez-vous nous préciser la nature des compétences et des métiers particulièrement critiques ? On entend souvent parler du soudage, de la chaudronnerie et de la maintenance. En avez-vous identifié d’autres ? Que pensez-vous du projet de l’université du nucléaire ?

Je souhaite également vous entendre sur le moral des salariés d’EDF. Vous disposez de l’indicateur MyEDF. Un récapitulatif de l’année 2022 a-t-il été publié ? En ce sens, il me paraîtrait éclairant que vous commentiez les données auxquelles vous avez accès, tant sur le moral actuel des salariés que sur la confiance qu’ils ont dans l’avenir de l’entreprise et du secteur.

Mme Virginie Neumayer. La filière nucléaire a travaillé sur plusieurs secteurs, notamment les opérateurs de première ligne que vous avez cités, mais aussi les projeteurs, les usineurs... Nos préoccupations portent sur leur nombre, mais également sur la transmission des compétences. En effet, dans les dix ans à venir, seule la moitié des fondeurs sera présente au sein de l’entreprise.

Le premier secteur qui intervient dans le développement de nouveaux réacteurs est le génie civil. Le génie-civiliste Bouygues a accusé environ deux ans de retard sur l’EPR de Flamanville. Or, le génie civil donne le la au reste du chantier. Ces secteurs, souvent dans l’ombre de la filière nucléaire, sont particulièrement pénibles. Aussi, pour favoriser l’attractivité, il est nécessaire d’améliorer la reconnaissance de ces métiers techniques et les valoriser. Il n’y aura pas d’industrie 2.0 sans industrie lourde. Il faudra revitaliser le tissu industriel, afin de disposer d’aciéries et de fonderies. Il a par exemple fallu importer des pièces d’Italie lors des problèmes de corrosion sous contrainte.

M. Arnaud Barlet. Nous devons identifier les métiers qui nous font défaut aujourd’hui, sans oublier ceux qui seront critiques demain si le statut des IEG ou le système des retraites évoluent. En effet, leur avantage est de fidéliser les ressources. Nos centrales fonctionnent grâce à des technologies qui datent des années 1975 à 1990. Dans les écoles, personne ne forme à ces technologies. Les employés acquièrent donc leurs compétences lors de leur entrée dans leur entreprise. Pour les rendre autonomes, ils doivent connaître l’ensemble des matériels de la centrale, ce qui requiert une dizaine d’années.

M. Philippe Page Le Mérour. Je ne commenterai pas l’outil de management MyEDF, qui est probablement en cours d’étude ou d’écriture. Du point de vue des organisations syndicales, le personnel est lucide sur la situation dans laquelle se trouve l’entreprise, sur le problème de la spoliation au travers de l’Arenh et sur les problèmes de conditions de travail quotidiennes. De nombreux services, de l’exploitation aux directions commerciales, connaissent une surcharge de travail sur les tranches. Pour autant, nous connaissons une unanimité syndicale sur tous les sujets depuis quatre ans. Le personnel est donc acteur de victoires majeures, notamment contre le plan Hercule, qui visait à désintégrer l’entreprise en ouvrant plusieurs activités aux capitaux privés. Par ailleurs, nous avons obtenu récemment gain de cause sur les salaires. Le personnel est donc prêt à de nouvelles batailles.

Les travaux de votre commission bâtissent les projets d’avenir autour du service public de l’électricité. On nous répète que l’avenir sera électrique : le personnel d’EDF n’est donc pas dans le même esprit que celui de Kodak lors du passage de l’argentique au numérique !

Mme Virginie Neumayer. Les discours récurrents qui ont consisté à demander sans arrêt des efforts supplémentaires au personnel ont montré de sérieuses limites. Nous avons subi plusieurs plans d’économies. Cela doit cesser. Nous sommes à l’heure des choix : si nous voulons nous engager pour un avenir décarboné et pour assurer l’avenir énergétique de la nation, il faut redresser la situation et nous inscrire dans la durée. Je pense que nous pourrons trouver avec les directions d’EDF, les parlementaires et l’ensemble des parties prenantes des points d’accord qui nous permettront d’avancer définitivement.

M. Alexandre Loubet (RN). Nous subissons une pénurie d’électricité et une politique de sobriété dignes d’un pays du tiers-monde, qui auraient pu être évitées si nous avions conservé a minima durant la durée du grand carénage nos capacités de production pilotables. Nous souffrons également d’une perte de savoir-faire qui menace l’avenir de la filière nucléaire. La stratégie pour recouvrer notre sécurité d’approvisionnement électrique du pays passera par le groupe EDF. Le projet Hercule qui visait à démanteler le groupe en trois entités et à en ouvrir au moins deux aux capitaux privés a semble-t-il été abandonné ; qu’en est-il de son projet alternatif ? La Première ministre a chargé le nouveau PDG du groupe d’émettre une proposition dans les six mois pour structurer le groupe EDF. Avez-vous connaissance des préconisations envisagées ? Si je ne me trompe pas, la Première ministre souhaite en effet que les parties prenantes soient associées. Dans quelle mesure est-ce votre cas ?

Par ailleurs, vous avez longuement évoqué les difficultés qu’implique l’abandon progressif de nombreuses activités par le groupe EDF, notamment vis-à-vis de certaines compétences liées à la maintenance et à la construction de centrales nucléaires ou hydrauliques par exemple. Au regard du récent feu vert en faveur de la construction de nouvelles centrales nucléaires, la direction de EDF envisage-t-elle une stratégie de réintégration de ces activités, ou souhaite-t-elle continuer à recourir à des sous-traitants, ce qui peut conduire à des situations malheureuses, comme le cas de l’EPR de Flamanville en témoigne ?

M. Philippe Page Le Mérour. La Première ministre a en effet mandaté le nouveau PDG sur plusieurs thèmes. Comme du temps du projet Hercule, nous ne sommes associés à aucune préconisation. Le Gouvernement a garanti qu’Hercule n’était plus à l’ordre du jour dans le document de l’OPA, mais je rappelle qu’il ne l’était pas davantage auparavant, puisque le dossier n’a prétendument jamais existé. Nous n’obtenions des bribes d’information que par la presse. Le montage de désintégration de l’entreprise et de bradage au privé des parties les plus rentables à court terme a surtout fait l’objet de discussions en coulisses entre le Président de la République, le PDG sortant et l’autorité chargée de la concurrence au sein de la Commission européenne à Bruxelles.

Nous considérons que nous avons emporté la victoire, mais nous restons vigilants. Un autre Hercule pourrait être dans les cartons. Cependant, il est certain que nous sommes à l’heure des choix. Les représentants de la nation ne peuvent laisser se poursuivre la désintégration de la boutique : ils doivent en refaire un service public. Tant que cela n’aura pas changé, le PDG gèrera EDF comme un boutiquier, sans vision à long terme d’un service public qui aurait la capacité à construire son parc nucléaire remboursé au fil du temps sur les factures. Il en va de même pour le parc hydraulique : en 1960, 56 % de la production était hydraulique. Or, en 1973, 75 % de la production dépendait du pétrole en raison de l’augmentation de la demande et de l’ouverture de centrales au fioul.

Les choix en matière énergétique ont été faits en général avec audace et rapidité. La loi de 1946 a été votée en six mois, tout comme le plan Messmer. En vingt ans, cinquante-six réacteurs nucléaires ont été construits ; aujourd’hui, en quinze ans, on n’arrive pas à en faire un seul. Nous pouvons continuer à gérer EDF comme une boutique, alimentée par des projets de banques d’affaires, avec la bénédiction de Bruxelles ; ou bien la Nation reprend la main sur les questions énergétiques et sur le service public de l’électricité. Nous ne parlons pas là d’une utopie, mais bien de quelque chose qui a existé. J’ai passé la moitié de ma carrière professionnelle dans le cadre du monopole public d’EDF. C’est la raison pour laquelle nous insistons également sur la nécessité d’un double bilan, qui comparerait les conséquences de cinquante ans de monopole public et celles des vingt-cinq dernières années.

Mme Catherine Nicolas-Michon. EDF affiche une volonté de réinternaliser les compétences qui ont été sous-traitées pour faire face aux défis industriels de demain, ce qui est une bonne chose. EDF investit pour attirer les profils sur les compétences clés qui nous manquent. Nous pensons avoir enfin été entendus sur ce point, mais nous attendons d’en voir les résultats.

Mme Virginie Neumayer. La question du faire ou du faire faire dans l’entreprise est un sujet tabou. Malgré nos demandes réitérées, la tenue d’un échange serein avec la direction sur nos besoins sur la maîtrise technique et industrielle nous a toujours été refusée.

L’entreprise donne par ailleurs des contre-signaux sur la réinternalisation, et notamment sur la R&D. La R&D permet d’anticiper et de traiter les difficultés rencontrées sur le parc nucléaire. Outre le développement d’un outil performant de contrôle non disruptif de la corrosion sous contrainte, nous avons par exemple pu traiter des phénomènes d’apparition des dépôts sur les crayons combustibles. Or, après sept années consécutives de diminution des effectifs, près de trois départements de R&D ont été supprimés. C’est inacceptable. Par ailleurs, nous venons d’apprendre la prochaine fermeture des boucles d’essais concernant la robinetterie, qui permet de qualifier certains matériels. Ce sont des pertes de compétences dans un domaine indispensable tant sur le parc en exploitation que sur l’EPR. Sans ces outils internes, EDF sera dépendant d’installations extérieures. Par conséquent, elle devra diffuser des informations confidentielles et attendre les disponibilités de ces moyens d’essais.

M. Raphaël Schellenberger, président. Je vous remercie. Cette audition nous a été utile pour apporter un angle supplémentaire à notre lecture. Bien que 63 % du mix énergétique français ne soit pas électrique, la politique énergétique évoque bien souvent la politique électrique. Les Français comme les politiques ont d’ailleurs le sentiment qu’EDF est encore leur outil. Malgré les évolutions de sa nature juridique, l’actionnariat principal d’EDF est en effet toujours resté public, ce qui nous donne davantage de moyens d’agir dans ce domaine que sur le reste des moyens énergétiques.

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2.   Audition de M. Antoine Pellion, Secrétaire Général à la Planification Écologique, Conseiller Énergie-transports à l’Élysée (2017-2019), Conseiller technique Énergie au ministère de l’Écologie (2014-2016) (18 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous recevons aujourd’hui Antoine Pellion à l’occasion des travaux de la commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Ces travaux se tiennent en présentiel pour assurer leur qualité. Toutefois, compte tenu du contexte social en France et des difficultés de transport, et à titre exceptionnel, les membres de notre commission pourront être connectés aujourd’hui et demain par visioconférence et interagir en distanciel, selon le terme désormais consacré.

Monsieur Pellion, vous avez été désigné en juillet dernier secrétaire général de la planification écologique. Au cours des huit dernières années, vous avez exercé diverses responsabilités dans les cabinets des ministres, du président de la République et dans le domaine de l’énergie. Vous avez notamment été à la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement et de l’énergie de 2009 à 2012. En 2012, vous êtes devenu chef du bureau de la production électrique à la Direction générale de l’énergie et du climat. En 2014, vous étiez conseiller technique énergie de Ségolène Royal, aux côtés de sa directrice de cabinet qui était alors Elisabeth Borne. En 2016, vous travailliez chez Enedis. De 2017 à 2019, vous avez été conseiller environnement, énergie et transports du président de la République. Depuis quelques mois, vous êtes secrétaire général à la planification écologique. Nous vous remercions d’avoir accepté de venir devant notre commission d’enquête, au vu des responsabilités que vous avez exercées successivement.

Notre commission a poursuivi un certain nombre de travaux et nous nous intéressons notamment aux conditions dans lesquelles les décisions ont pu être prises, susceptibles d’expliquer les difficultés que traverse la France actuellement et auxquelles la population française est habituée, ou du moins qu’elle a comprises. Au cours des précédentes auditions ont ainsi été évoquées les conditions dans lesquelles les scénarios et les objectifs ont été élaborés. L’appréciation de leur évolution, de la consommation énergétique et en particulier électrique, la fixation d’un plafond de production d’électricité d’origine nucléaire, la détermination d’un mix énergétique à des horizons variables ont déjà suscité beaucoup d’interrogations de la part de notre commission. L’abandon d’outils de recherche, les décisions visant à fermer certaines installations de production, alors que les solutions de relais n’étaient pas encore assurées, la survenance d’événements sanitaires ou techniques non programmés car largement imprévisibles donnent une vision assez désorganisée du secteur énergétique, même si certaines décisions récentes semblent vouloir y restaurer de l’ordre.

La création d’un secrétariat général de la planification écologique permettra peut-être d’éviter certaines erreurs commises précédemment, puisqu’il a vocation à coordonner « l’élaboration des stratégies nationales en matière de climat, d’énergie, de biodiversité et d’économie circulaire » tout en veillant à « à la soutenabilité de ces stratégies et à leur diversification », pour reprendre les termes du décret du 7 juillet 2022 portant création de cette structure directement rattachée à la Première ministre. En qualité de secrétaire général de la planification écologique, vous assurez le secrétariat du Conseil de défense écologique créé par un décret du 15 mai 2019 et présidé par le président de la République, la participation du ministre chargé de l’énergie à ce conseil n’étant pas explicitement prévue. Telles sont les subtilités de législations qui semblent se chevaucher.

Au-delà des outils de programmation et des structures mises en place dans le domaine qui intéresse la commission d’enquête se pose la question des financements mobilisés, des crédits, des prélèvements, du rôle des marchés, des investissements nécessaires et des hommes et des femmes, entrepreneurs ou salariés, sur lesquels il est possible de compter. Voilà quelques premiers éléments de contexte.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Antoine Pellion prête serment.)

M. Antoine Pellion, Secrétaire Général à la Planification Écologique, Conseiller Énergie-transports à l’Élysée (2017-2019), Conseiller technique Énergie au ministère de l’Écologie (2014-2016). Je me propose de repartir sur des éléments qu’il me semble important de partager en matière de situation du pays sur les sujets de souveraineté énergétique, telle qu’on la vit aujourd’hui. Je reviendrai davantage au cours des questions sur les processus décisionnels, sur tel ou tel point que vous souhaiteriez pouvoir approfondir.

Le point d’entrée qui me semble le plus important est notre dépendance aux énergies fossiles, en particulier pour les carburants. La souveraineté énergétique consiste à disposer des leviers qui nous permettent de garantir le mieux possible l’atteinte de nos objectifs de sécurité d’approvisionnement, en ayant la liberté des dispositifs qui nous permettent de les atteindre. De ce fait, ils nous permettent de remplir nos objectifs de compétitivité ou environnementaux. Il est donc important de savoir si nous détenons les leviers de cette politique, sujet par sujet.

Force est de constater que les deux tiers de l’énergie que nous consommons sont d’origine fossile, notamment les carburants. Le premier point de préoccupation est à mon sens celui de notre dépendance aux importations de carburants de source fossile. Cet élément est l’un de ceux qui ont le plus de conséquences sur notre économie et notre société. Je pense bien sûr à la crise pétrolière des années 1970, ainsi qu’à des événements plus récents, qui ont montré à chaque fois l’extrême sensibilité que peut avoir ce sujet et son impact immédiat sur nos concitoyens, notamment sur leur pouvoir d’achat.

Nous n’avons pas en France de capacité de production d’hydrocarbures. Nous sommes donc totalement dépendants des importations. Le sujet est double. Le premier, récurrent et de long terme, est celui du prix : nous subissons des augmentations de prix au gré des marchés mondiaux de pétrole, ce qui a un impact très fort sur le prix à la pompe. Depuis la guerre en Ukraine se pose également l’enjeu des volumes, c’est-à-dire de la disponibilité des carburants, compte tenu notamment des sanctions émises à l’encontre de la Russie et donc des conséquences de l’embargo sur les produits pétroliers. Je pense en particulier au fait qu’à partir du 1er février prochain entre en vigueur l’embargo sur les produits raffinés en provenance de Russie. Du fait de choix passés, qui étaient de souveraineté industrielle à l’époque, notamment sur la voiture privilégiant le diesel, nous sommes importateurs nets de gazole. De ce fait, nous dépendons de l’équilibre des flux mondiaux pour sécuriser notre approvisionnement.

Concrètement, nos raffineries sont approvisionnées en brut, disponible malgré les sanctions du fait de la reconfiguration des chaînes pétrolières, mais un point de vigilance important porte sur la question du gazole. De ce fait, le gouvernement, que j’ai l’occasion de conseiller à la fois comme secrétaire général et au cabinet de la Première ministre, a pris un certain nombre d’actions pour sécuriser des volumes. En revanche, le sujet du prix se pose, sur lequel les voies et moyens sont plus limités et sur lequel le Parlement a voté un bouclier tarifaire.

Les carburants sont donc un sujet de premier ordre en matière de souveraineté énergétique. Il est également très lié aux enjeux environnementaux, puisque la combustion d’énergies fossiles est à l’origine d’une grande partie de nos émissions de gaz à effet de serre. Si entre les années 1990 et 2010 nous avons plutôt gagné en souveraineté industrielle, au sens où le moteur diesel nous offrait un avantage eu égard aux importations, nous avons perdu en souveraineté énergétique, car nous dépendons énormément des importations de gazole. Depuis les années 2010, nous sommes entrés dans une phase de dé-dieselisation, qui pose question en matière industrielle, sur la fabrication de voitures, mais nous permet de gagner en souveraineté énergétique. Quand l’Union européenne décide l’arrêt de la vente de véhicules thermiques en 2035, soit une sortie des carburants vers 2050, nous avons la perspective d’un regain de notre souveraineté énergétique avec des actions très structurantes et de long terme. La question se pose en matière de matériaux notamment, mais l’avantage est très net sous l’angle purement énergétique.

La souveraineté énergétique pose aussi la question de nos importations de gaz. Comme pour les hydrocarbures, nous sommes intégralement importateurs de cette énergie. Nous avons compté par le passé des gisements de production, comme celui de Lacq, mais qui est aujourd’hui épuisé. La situation française est favorable par rapport à d’autres pays européens dans la mesure où, du fait de choix judicieux au cours des dernières décennies, des infrastructures de terminaux méthaniers ont été construites. Nous sommes donc bien dotés en capacités d’importation de GNL (gaz naturel liquéfié). Nous possédons également des interconnexions, notamment avec l’Espagne et le Portugal, deuxièmes pays les mieux équipés en terminaux. La loi votée en 2015 nous confère par ailleurs une avance sur le stockage de gaz : la France possède non seulement des capacités physiques de stockage, mais aussi des mécanismes de régulation qui permettent de les remplir correctement. Nous sommes ainsi passés d’une situation où nous étions fortement importateurs en provenance des gazoducs des pays de l’Est à l’une des principales portes d’entrée du gaz en Europe. La France détient donc les leviers de la sécurisation de son approvisionnement. Elle est toutefois confrontée au caractère limité des capacités de production mondiale et à la réaugmentation de la consommation chinoise, ce qui pose des enjeux importants de concurrence des ressources.

Là encore, des dispositions conjoncturelles ont été prises pour améliorer notre souveraineté. Plus structurellement, la réponse passe par la sortie des énergies fossiles aussi sur le gaz. Tel est le travail de décarbonation de notre industrie mené au titre de la planification écologique, pour passer à l’hydrogène, l’électrique ou la biomasse, de sorte à ne plus dépendre du gaz naturel. Les actions portent également sur le chauffage, sur lequel les changements structurels vers la pompe à chaleur ou autres permettent de sortir de ces énergies et, encore une fois, de gagner en matière de souveraineté énergétique, même si cela pose d’autres questions, notamment sur les équipements.

Le troisième sujet est celui de la biomasse, source importante d’énergie dans la mesure où une partie importante de l’énergie consommée se fait sous forme de chaleur. La décarboner nous conduit à utiliser davantage de biomasse. Nous avons un enjeu de sécurisation de notre approvisionnement en biomasse. La France est globalement plutôt productrice de la biomasse consommée sur le territoire. Des importations existent, mais nous en sommes au stade où nous devons faire les bons choix pour ne pas nous créer une dépendance. La biomasse est appelée à monter en puissance, avec le biogaz, la biomasse forestière ou toute autre biomasse agricole qui permettra une substitution aux énergies fossiles. Ce vecteur de souveraineté énergétique est amené à monter en puissance très fortement.

Je termine par l’électricité. Je distinguerais plusieurs éléments, du plus conjoncturel au plus structurel. Nous partons d’un actif de production d’électricité qui est de qualité, sous l’angle du volume de production, de la décarbonation et de la compétitivité prix. Malgré la crise conjoncturelle que nous vivons, les sous-jacents de ce système restent les bons : le coût de production n’est que peu dégradé et les volumes le sont conjoncturellement. Ce système est confronté à des enjeux d’évolution très clairs pour l’avenir, notamment des incertitudes pesant sur l’évolution de la consommation. A ces fondamentaux robustes s’ajoutent plusieurs types de crises. La première est une crise de disponibilité de notre parc existant. Je pense en particulier au parc nucléaire, frappé par une conjonction de problèmes de maintenance et de corrosion sous contrainte, qui ont conduit à une dégradation de la production au cours des derniers mois. Je pense également aux chocs de prix sur les marchés induits par la guerre en Ukraine, distincts de la réalité des coûts de production, et qui nécessitent des actions immédiates. Elles sont engagées, de sorte que nos consommateurs continuent à payer quelque chose qui ressemble aux coûts de production de l’électricité plutôt qu’à des prix de marché volatils.

M. Raphaël Schellenberger, président. Merci. J’ai plusieurs questions. A la demande du rapporteur, nous éviterons la période où vous étiez à l’Elysée, en vertu du principe de séparation des pouvoirs.

Vous avez beaucoup parlé dans votre propos liminaire des 63 % de consommation énergétique qui relèvent du fossile et qui sont parfois ceux les moins présents dans le débat public et notamment politique, qui s’est largement concentré sur la question électrique, et notamment celle du nucléaire. A quoi attribuez-vous cette focalisation sur le nucléaire depuis longtemps, mais plus particulièrement depuis une dizaine d’années ? Comment expliquez-vous l’absolue nécessité qui s’est installée dans le débat public de remplacer le nucléaire par des énergies renouvelables, alors que 63 % de l’énergie consommée en France est d’origine fossile ?

M. Antoine Pellion. Le nucléaire est une énergie atypique, à laquelle sont associés des risques. Il entraîne un clivage assez fort dans l’acceptabilité publique entre ceux qui considèrent qu’on doit l’utiliser pour ses atouts – notamment la décarbonation, la production stable d’électricité et la souveraineté – et ceux qui craignent les risques associés. Il est important de rappeler ici que 2011 est une année particulière en matière de nucléaire : l’accident de Fukushima a entraîné des choix assez radicaux dans plusieurs pays du monde, notamment d’Europe. A cet égard, la France se manifeste plutôt par une très grande continuité dans le soutien au nucléaire.

L’électricité a la particularité de se manifester par des objets très visibles dans nos territoires : centrales, moyens de production d’énergies renouvelables, éoliennes en particulier. Ils provoquent un débat public assez fort. Il s’y ajoute les fermetures de centrales au fioul ou à charbon, qui sont des sujets territoriaux très forts. Inversement, les énergies fossiles du quotidien, que ce soit la voiture ou le chauffage, sont beaucoup plus banalisées dans le débat public. Elles apparaissent comme plus naturelles, alors même qu’elles ont été à la source des plus grands chocs de pouvoir d’achat, notamment des ménages, et qu’elles sont la principale cause de nos émissions de gaz à effet de serre, avec toutes les conséquences du changement climatique que nous observons désormais quotidiennement. Le lien entre ces deux sujets est moins visible.

M. Raphaël Schellenberger, président. Le rôle du politique est aussi d’amener le débat public sur les sujets vers lesquels il ne se porte pas de manière naturelle. Avez-vous formulé des alertes, dans votre rôle de conseiller, pour dire qu’il ne faut pas seulement parler du nucléaire ? Comment ont-elles été reçues ?

M. Antoine Pellion. Mon parcours plus politique commence en 2014, quand je rejoins le cabinet de Ségolène Royal. Les engagements pris par le président Hollande portaient pour partie sur des sujets non électriques, notamment en matière de gaz à effet de serre, mais aussi avec l’abaissement de la part du nucléaire à 50 % à l’horizon 2025 et la fermeture de Fessenheim.

Quand j’arrive en avril 2014, nous avons trois mois pour mettre sur la table un projet de loi. Ce dernier avait connu beaucoup d’itérations et la mission de Ségolène Royal était de le sortir rapidement pour engager le débat politique au Parlement. Dès le début, nous avons le souci de poser le débat beaucoup plus largement que la question de l’électricité et de le décentrer de la question purement nucléaire pour mener un véritable débat, notamment sur les énergies fossiles.

Ce projet est donc assez nourri : il compte plus de 200 articles. Des sections sont liées au bâtiment, aux transports, c’est-à-dire autant de sujets qui ne sont pas liés au nucléaire. Cette tentative de décentrage se heurte assez rapidement à une attente très forte des personnes que nous avions alors dans la discussion sur la question du nucléaire. Néanmoins, un soin très particulier a été apporté à ce que les sujets soient traités.

Cette loi est bien souvent résumée aux 50 %, mais elle contient par exemple la création du chèque énergie pour les ménages les plus modestes. Elle réforme la régulation des stockages de gaz et pose les fondements de notre sécurité actuelle. Plus généralement, elle pose les outils de planification énergétique : elle crée la programmation pluriannuelle de l’énergie et la stratégie nationale bas carbone comme outils de pilotage de l’évolution du mix électrique. Elle porte également sur les concessions hydroélectriques : elle a permis d’éviter ce qui était présenté comme la mise en concurrence inexorable des concessions et d'y proposer des solutions alternatives. Cette loi contient également des outils pour les énergo-intensifs, notamment les consommateurs de gaz, pour améliorer la compétitivité. Elle embarque l’obligation de travaux de rénovation énergétique à l’occasion des ravalements de façade. Ce sujet peut paraître anecdotique, mais il est très structurant pour la décarbonation, au sens d’une baisse de consommations de gaz et de carburant. Cette loi a également posé les premiers objectifs de véhicules électriques : celui de 7 millions de bornes électriques en 2030 figurait déjà dans la loi de 2015, alors que la voiture électrique n’était pas du tout au niveau de maturité actuel et que ses perspectives paraissaient moins claires.

Le projet politique de cette loi va donc bien au-delà du nucléaire et du mix électrique.

M. Raphaël Schellenberger, président. Les auditions que nous avons menées montrent que les scénarios de RTE étaient peu prospectifs jusque récemment et ne donnaient pas forcément de perspective claire sur l’évolution des consommations, notamment d’électricité. Sur quelle base avez-vous pu consolider les scénarios de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, loi TEPCV, pour les adeptes des acronymes ? Comment avez-vous déterminé le seuil de 50 % en 2025 pour le nucléaire et la fermeture de Fessenheim ? La question de la sécurité d’approvisionnement a-t-elle bien été posée dans les travaux préparatoires de cette loi, qui conduit à la fermeture de 12 GW de capacités de production pilotables ? Nous avons échangé hier avec le comité social et économique central (CSEC) d’EDF, qui déclare que de nombreuses alertes sont déjà émises à l’époque sur la sécurité d’approvisionnement, le calendrier prévisionnel de maintenance, etc. Comment ces enjeux sont-ils pris en compte en 2015 ?

M. Antoine Pellion. A mon arrivée en avril 2014 auprès de Ségolène Royal, les 50 % en 2025 et la fermeture de Fessenheim étaient deux éléments de choix politique posés d’entrée de jeu par le président Hollande. Ils faisaient partie de ses engagements de campagne et il a été élu aussi sur cette base.

La loi distingue deux sujets bien différents, notamment en matière de portée normative : la fermeture de Fessenheim et les 50 %. Elle fixe un élément « mordant » en droit, au sens où l’autorisation de la centrale dépend du respect du plafonnement à 63,2 GW : le jour où un nouveau réacteur est mis sur le réseau, il doit entraîner l’arrêt d’une puissance équivalente. Ce sujet conduit à un véritable questionnement en matière de sécurité d’approvisionnement à l’époque.

Les 50 % à l’horizon 2025 s’appliquent sur des documents de programmation du mix énergétique prévus par cette même loi, mais qui sont à construire. Concrètement, le texte de 2015 impose l’élaboration d’une programmation pluriannuelle de l’énergie qui doit viser cet objectif, mais aussi respecter un certain nombre de critères, dont celui de la sécurité d’approvisionnement. Il ne fournit pas de base légale pour fermer les centrales à l’époque, mais cadre ce que seront les exercices de programmation ultérieurs que sont les PPE.

Les éléments dont nous disposons à l’époque, notamment en matière de sécurité d’approvisionnement, sont essentiellement irrigués par les exercices menés par RTE. La loi lui confie en effet le soin de prévoir l’évolution de la consommation. Le bilan prévisionnel de 2015 montre que tous les scénarios tablent globalement sur une stabilité, voire une baisse de la consommation d’électricité. A cette époque, la France exporte massivement l’électricité, de l’ordre de 50 TWh, vers les autres pays européens. Elle n’a donc pas de problème de volumes de production.

L’analyse est conditionnée : la centrale ne ferme que le jour où une autre est mise sur le réseau. En l’occurrence, le chantier de Flamanville est engagé depuis plusieurs années et les éléments de calendrier conduisent à une ouverture dans des délais à l’époque beaucoup plus raisonnables qu’aujourd’hui. Il existe par ailleurs un sujet historique de pointe de consommation très fort dans les années 2008-2010. Les éléments dont nous disposons en 2014, c’est-à-dire les prévisions de RTE, nous disent que le problème de la pointe est en cours de résorption et que le plafonnement à 63,2 GW ne remet pas en cause la sécurité d’approvisionnement.

M. Raphaël Schellenberger, président. Le plafonnement à 63,2 MW a donc pour seul objectif de fermer Fessenheim.

M. Antoine Pellion. De fermer une centrale.

M. Raphaël Schellenberger, président. Pour avoir suivi les débats à l’époque, je connais l’impossibilité juridique de mentionner Fessenheim dans la loi et la nécessité de trouver une parade, avec un délégué interministériel spécialement chargé de la trouver.

Le plafonnement de 63,2 MW a donc pour objectif de conduire à la fermeture de Fessenheim. Nous avons bien compris qu’il s’agit d’un choix politique. Il ne s’agit toutefois pas de figer à 63,2 MW les capacités de production nucléaires disponibles en France, puisque l’objectif est de passer à 50 % à l’horizon 2025 et donc de fermer une vingtaine de réacteurs. Au vu des auditions déjà menées, il semblerait que celles et ceux faisant la promotion des 50 % ne s’étaient pas rendu compte que cela impliquait plus de vingt réacteurs à fermer et qu’ils se sont effrayés en le découvrant. Toutefois, je ne comprends pas comment on peut fixer dans une loi deux objectifs qui finalement se contredisent : ramener à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique à l’horizon 2025 et assurer la sécurité d’approvisionnement, alors qu’on sait à l’époque que les deux sont techniquement incompatibles. Si j’ai mal compris, il faut me l’expliquer.

M. Antoine Pellion. Nous avons à l’époque des capacités d’export déjà importantes, avec des marges supplémentaires. La mise en œuvre de ces 50 % repose donc sur deux éléments. Le premier est la possibilité d’augmenter rapidement les énergies renouvelables, pour parvenir à parité en volumes entre la production nucléaire et la production renouvelable. La production hydroélectrique étant comptée dans cette dernière, la France ne partait pas de zéro. Le second élément est notre capacité d’export : des besoins de consommation d’énergie se font alors sentir dans les autres pays européens. Les hypothèses mises sur la table font apparaître des volumes d’export très importants. Dans tous les cas, les analyses menées montrent que cette décision ne remet pas en cause les critères de sécurité d’approvisionnement.

S’agissant de la fermeture de réacteurs, deux sujets différents se posent : d’une part, le vieillissement du parc existant et d’autre part, la durée de vie du parc nucléaire. Les expressions publiques sont toujours ambiguës sur les raisons de l’arrêt des réacteurs : sont-ils arrêtés parce qu’ils parviennent en fin de vie ou parce qu’une décision externe a imposé qu’ils le soient, compte tenu d’autres paramètres sans rapport ?

En 2014-2015, les scénarios n’embarquent pas de décision sur la possibilité de prolonger de façon générique les réacteurs existants au-delà de quarante ans. A ce jour, nous n’avons pas de certitude sur les durées de vie au-delà de cinquante ou soixante ans. Je pense à titre personnel qu’il est important de prolonger les centrales le plus longtemps possible, tant que les critères de sûreté restent respectés, parce que ce sont des actifs importants, à la fois décarbonés et compétitifs.

Les scénarios sous-jacents comportent d’ailleurs des hypothèses implicites sur le nombre de centrales à fermer à quarante ans ou cinquante ans. Nous sommes donc partis à l’époque de la possibilité d’en prolonger au moins certaines jusqu’à cinquante ans. Les scénarios d’évolution du parc dépendent étroitement de l’hypothèse retenue sur la durée de vie des réacteurs existants.

Il appartient aussi au politique et à ses conseillers d’essayer d’anticiper les situations où nous ne serions pas capables de prolonger les réacteurs au-delà de quarante ans, ou uniquement certains. Dès lors, il est absolument indispensable d’envisager les voies et moyens alternatifs de production d’électricité pour sécuriser l’approvisionnement.

Or, il existe à l’époque un impensé assez fort chez les acteurs du système électrique, qui est de dire : cette situation ne peut pas exister. On refuse donc d’étudier en profondeur les solutions alternatives au cas où il faudrait fermer le parc, pour partie à quarante ans et pour partie à cinquante ans, pour des motifs de sûreté. L’expérience de la corrosion sous contrainte montre que des incidents non planifiés dus au vieillissement ne sont pas improbables. Il faut donc se préparer à ce que pourrait être une alternative, au cas où.

Enfin, le dimensionnement du système électrique est aussi un optimum économique. Surdimensionner le réseau amènerait le consommateur à payer très cher sa facture d’électricité. Il faut donc en permanence trouver un équilibre, c’est-à-dire une taille du parc de production qui permette de sécuriser la production, tout en étant acceptable et soutenable pour l’ensemble des consommateurs. On ne peut se permettre d’avoir deux parcs de production, au cas où l’un d’entre eux tombe en panne pour une raison inconnue et prolongée.

Tous ces éléments doivent être pris en compte. Les scénarios sur les dix ou quatorze réacteurs nucléaires correspondent dans la quasi-totalité des cas à des hypothèses sur la durée de vie des réacteurs. Ce point me paraissait important à partager avec votre commission. Cela n’implique pas une fermeture administrative : la seule base légale pour une telle décision est le plafonnement à 63,2 GW, qui s’est appliqué à deux tranches de 900 MW.

M. Raphaël Schellenberger, président. Avec des impensés qui nous ont été soulignés et semblent avoir surpris les analystes à l’époque, notamment sur la question du cycle du combustible et de la fermeture par le palier des 900 MW, le plus ancien, et donc l’absence d’outils pour la consommation des combustibles moxés retraités. Comment cet enjeu a-t-il été pris en compte dans ces stratégies, à l’époque où elles ont été pensées ?

M. Antoine Pellion. D’abord, les EPR sont dits « moxables » par conception et pouvaient donc constituer le relais des tranches de 900 MW qui pourraient être fermés. Une réflexion porte également à l’époque sur le moxage des tranches 1300 MW, qui ne sont pour l’instant pas moxées, de sorte à garder la possibilité du cycle MOX dans le cycle aval. Les décisions de l’époque garantissent qu’un chemin existe et est toujours possible pour la pérennisation de la fermeture du cycle et notamment la question du moxage.

Dès cette époque et de manière constante dans les différentes responsabilités que j’ai exercées, la fermeture du cycle restait un objectif important. Il fallait donc garder les matières disponibles pour le moment où le cycle pourrait évoluer. Plusieurs options existent.

J’aimerais devancer une question souvent posée sur Astrid. Ces éléments ont déjà été avancés par un certain nombre de personnes que vous avez pu auditionner, en particulier François Jacq, Pierre-Marie Badiou ou Daniel Verwaerde. La loi Bataille impose d’étudier plusieurs pistes, notamment la transmutation. Un certain nombre de recherches aboutissent à des avancées dans le domaine. Assez rapidement, il s’avère possible de poursuivre la recherche sur le multirecyclage en REP.

Le sujet de la fermeture du cycle ne se résume pas au réacteur Astrid : de la recherche complémentaire est nécessaire. En revanche, Astrid implique, pour être utile, un déploiement industriel ultérieur. Astrid seul ne sert à rien : il faut une génération entière de réacteurs à neutrons rapides, permettant de traiter suffisamment de flux. Dès lors, la question est : peut-on ne pas faire la génération EPR et basculer directement sur une génération de réacteurs à neutrons rapides en grandeur réelle ?

Les éléments dont nous disposons à l’époque montrent que cette solution est extrêmement chère et conduit à une augmentation très forte du prix de l’électricité. Si elle se fait, elle doit arriver après la génération EPR, c’est-à-dire dans soixante-dix ans au moins. Est-ce le bon moment pour construire un démonstrateur qui conduira à figer le design ? Il a été décidé que ce n’était pas le meilleur choix à court terme. Pour autant, nous ne renoncions pas à la recherche sur la fermeture du cycle, qui reste active, notamment au CEA. Nous ne nous fermons pas cette piste, mais nous ne retenons pas l’option d’un démonstrateur, car le bon moment n’est pas venu.

M. Raphaël Schellenberger, président. Je reviens sur le cycle du combustible. Quand en 2015 la décision est prise d’engager une trajectoire qui conduit à fermer les moyens de production à l’horizon 2025, c’est-à-dire à dix ans, des difficultés industrielles existent déjà, notamment autour de Flamanville 3. Elles n’ont pas dérapé comme on le voit aujourd’hui, mais il apparaît déjà en 2015 que le chantier Flamanville est plus compliqué que prévu. Pourquoi aucune réflexion concrète d’envergure industrielle n’est-elle lancée sur la montée en moxage des 1300 MW, sur l’usine Melox, etc. ? On voit bien aujourd’hui que la filière MOX dans son ensemble est complètement fragilisée. Il manque une décision opérationnelle en 2015.

M. Antoine Pellion. La loi 2015 impose une analyse des enjeux de l’évolution du mix énergétique dans toutes ses dimensions, incluant celle du cycle, au travers la programmation pluriannuelle de l’énergie. La première doit être faite sur une période de trois ans, puis par période de cinq ans. Le texte ne traite donc pas un certain nombre de sujets, renvoyant aux travaux de planification fine leur coordination. Cet état de fait est en quelque sorte le revers de la médaille de ce que l’objectif de 50 % en 2025 n’est pas normatif et n’implique pas des fermetures de centrale : il doit simplement encadrer les scénarios réalisés.

En d’autres termes, on ne prend pas toutes les décisions en 2015, mais on pose un certain nombre de sujets sur la table et l’on renvoie à la PPE les chemins pour les organiser, sachant que la PPE doit garantir un certain nombre d’éléments, notamment la sécurité d’approvisionnement, une énergie compétitive et des enjeux de cycle.

Par ailleurs, les hypothèses de fermeture des réacteurs en 2025 sont liées au fait que l’on ne peut prolonger leur durée de vie, compte tenu du vieillissement des matériaux et de l’absence d’autorisation générique de l’ASN de passer à la VD4. La question ne porte donc pas sur le moxage ou non, mais la fin de vie des centrales.

Enfin, les études techniques intègrent le moxage des 1300 MW, notamment, de sorte que lors des premières PPE, les informations soient disponibles pour assembler les différentes briques et prendre la décision en connaissance de cause. Vous interrogerez, je crois, demain mes anciens collègues sur les décisions prises en 2017-2019, conduisant notamment au moxage des 1300 MW et à la préservation du cycle. Depuis mon retour à Matignon, cette position est constante de maintenir opérationnelle la filière MOX dans l’aval du cycle, ce qui pose d’ailleurs des questions sur la perspective d’évolution de l’infrastructure, le « revamping », les évolutions, etc.

M. Raphaël Schellenberger, président. Vous avez dans vos fonctions successives vu passer le rapport dit « d’Escatha-Collet-Billon ». Ce qui a filtré dans la presse et les échanges que nous avons pu avoir avec l’un des auteurs montrent qu’il contient la préconisation de lancer six EPR, solution au cycle, à l’effet falaise et à un certain nombre d’autres points. Nul n’aura lu ce rapport, dont les préconisations arrivent dans le débat public quatre à cinq ans plus tard. À quoi attribuez-vous cette lenteur ? Je pense également aux déclarations de Bruno Lemaire sur le fait qu’un rapport ne fait pas une politique énergétique. Qu’est-ce que ces éléments vous inspirent ?

M. Antoine Pellion. J’étais à l’Élysée en 2017-2019. Je ne peux donc pas m’exprimer sur le rapport et la prise de décision et je me limiterai aux éléments publics.

Dès le début du quinquennat, la loi Hulot repousse l’échéance du 50 % de 2025 à 2035, pour se donner le temps de la réflexion. Ensuite, une étude de très grande ampleur est également commandée à RTE pour se projeter à très long terme. La conséquence du manque de visibilité sur l’évolution du mix énergétique, une fois le parc actuel en fin de vie, est en effet qu’il faut se projeter sur le très long terme. La commande est donc passée sur un horizon long, qui est celui de 2050.

Enfin, il est important de rappeler qu’en 2015, le projet EPR est en dérive de coûts et de délais. Il faut donc avoir des éléments d’appréciation de ce qui fonctionne ou non dans l’EPR, ce qui implique une séquence de retour d’expérience et des propositions de l’industriel sur les évolutions souhaitées, notamment en matière de design. Il s’ensuit la proposition de l’EPR2 par l’entreprise, maître du calendrier d’avancement de ce nouveau projet. Je constate que le detailed design n’est pas fini et qu’il reste des millions d’heures d’ingénieur pour achever de définir un EPR2, avant même de commencer à le construire. Il me paraît assez raisonnable d’attendre la maturité industrielle du design et du projet avant de s’engager sur des investissements pesant des milliards d’euros.

M. Raphaël Schellenberger, président. L’augmentation du niveau d’exigence de sûreté et la stratégie française en la matière entraînent des conséquences sur le calendrier des opérations, notamment de maintenance, qui connaissent un glissement progressif. Il s’avère compliqué de les conjuguer avec les ressources humaines disponibles en France. Ces éléments ont-ils été anticipés ? Nous voyons bien que l’enjeu pour le passage de cet hiver et des suivants porte sur la disponibilité des compétences.

M. Antoine Pellion. La maintenance du parc existant est pour moi le principal enjeu à gérer pour ce qui est du nucléaire, car il entraîne l’impact le plus important sur notre mix de production. Cet élément est connu de très longue date : l’industriel devait monter en compétences des entreprises de la filière pour être capable de passer cette phase de maintenance lourde des quarante ans. L’entreprise s’y prépare depuis le début des années 2010. Tous les sujets que nous avons abordés précédemment, comme l’évolution de la part du mix, ont en réalité très peu d’impact opérationnel sur la certitude que l’enjeu des quarante ans arrive, qu’il s’étale entre 2018 et une bonne partie de la décennie 2020-2030 et qu’il nécessitera de former beaucoup de personnes et de monter en compétences. Ce champ était, il me semble, extrêmement clair et prédictible.

Les équipes gouvernementales que j’ai eu l’occasion de servir ont prêté à ce point une attention particulière et rappelé à l’entreprise l’importance de s’y préparer. Il appartient à l’industriel d’évaluer la bonne adéquation entre ce niveau de maintenance et la réalité. Des événements externes s’y sont ajoutés. La Covid a clairement perturbé la maintenance, en allongeant les durées, et ce pendant une période assez longue : les règles prévues initialement n'ont pas pu s’appliquer, ce qui a conduit à des décalages importants. D’autres raisons externes, comme la corrosion sous contrainte, sont venues ajouter une difficulté supplémentaire, en mettant sous contrainte les capacités d’expertise et les compétences, notamment de soudure.

Cette montée en puissance programmée de très longue date et intégrée dans les exercices de planification sous la forme d’une moindre disponibilité a donc été perturbée par les événements exceptionnels que sont le Covid et la corrosion sous contrainte.

M. Raphaël Schellenberger, président. Vous n’avez pas occupé de fonction particulière auprès du gouvernement pendant le Covid.

M. Antoine Pellion. J’ai rejoint le cabinet de Jean Castex lors de sa nomination, à la fin de la période Covid. J’ai pu voir ses incidences opérationnelles.

M. Raphaël Schellenberger, président. Vous pouvez avoir des éléments de l’ordre de la culture générale, du réseau ou par la bande.

Les centrales nucléaires sont des organes vitaux de la nation. A ce titre, elles auraient pu échapper aux règles sanitaires applicables, au-delà de la nécessité de protéger les travailleurs et de faire preuve de bon sens. Le fait est que les travailleurs du nucléaire sont habitués aux mesures de protection. Une mesure de protection sanitaire supplémentaire n’était pas forcément compliquée à mettre en œuvre dans une centrale nucléaire. Pourtant, le parti-pris pendant le Covid est de ne quasiment pas réaliser de maintenance, ce qui conduit au décalage actuel. Des alertes avaient pourtant été émises à ce sujet. Pourquoi cet arbitrage ?

M. Antoine Pellion. Je n’étais pas à l’époque à Matignon, mais à la République en marche. Je n’ai pas eu à vivre ces décisions et ne peux donc pas vous répondre sur ce point. J’en ai vu les conséquences, c’est-à-dire le retard de maintenance qui s’est trouvé accumulé en sortie de période. Je connais également la situation actuelle et les demandes faites à l’entreprise d’énumérer toutes les évolutions nécessaires pour réduire les phases d’indisponibilité, compte tenu de la nécessité absolue de réaugmenter la production, notamment au cours de l’hiver que nous sommes en train de vivre. On parvient assez vite à des sujets techniques de rechargement de combustible ou d’usure de certains équipements importants, comme des échangeurs, qui nécessitent des réparations ou des échanges. De ce qui nous a été remonté, des éléments techniques empêchent de lisser davantage les phases de maintenance.

M. Raphaël Schellenberger, président. Mes deux dernières questions s’éloignent du nucléaire pour revenir plus généralement aux enjeux de mix.

Notre parti-pris technologique porte sur le véhicule électrique. La question des matériaux critiques a-t-elle été suffisamment prise en compte ? D’autres solutions alternatives ont-elles été étudiées ? Un parti-pris est toujours risqué en matière politique.

M. Antoine Pellion. Vous ouvrez un champ très vaste. Je tenterai de répondre en quelques mots.

M. Raphaël Schellenberger, président. Nous n’avons pas d’autre audition après la vôtre.

M. Antoine Pellion. Le sujet porte sur le transport de personnes en général, puisque les travaux de planification portent non seulement sur l’évolution de la voiture, mais aussi l’évolution des usages alternatifs à son usage individuel : les transports en commun, le vélo en milieu urbain dense, la marche à pied, le train sur les longues distances. La quasi-totalité des émissions de gaz à effet de serre liées au transport de personnes concerne la voiture.

L’enjeu est donc double : décarboner les voitures et basculer au maximum vers d’autres moyens les usages qui peuvent l’être. Il faut jouer sur les deux leviers, mais celui qui présente les résultats les plus efficaces à court terme est celui de la décarbonation de la voiture. Dès lors, il existe peu de pistes alternatives : l’électricité, les biocarburants ou l’hydrogène.

L’hydrogène est une énergie qui reste très chère à l’acquisition et qui conduit à des coûts d’usage très élevés, à part sur des usages spécifiques, notamment de flotte, car il faut une rotation très forte du véhicule. Les personnes qui veulent ou peuvent se le payer ne constituent qu’une très faible partie de notre population. L’alternative se pose ensuite entre la voiture électrique et les biocarburants. Ces dernières posent d’autres questions d’usage des ressources, notamment en matière d’utilisation de la biomasse et d’usage des sols. 

Notre point de vue est qu’il faut prioriser l’usage de ces biocarburants sur des moyens plus difficiles à décarboner, comme l’aviation, les transports lourds, le transport routier ou les navires. L’électrification des véhicules est donc une solution importante. Le second sujet est celui de politique industrielle : pouvons-nous investir dans les constructeurs pour électrifier fortement les véhicules et faire autre chose en parallèle ? Il nous semble que les capacités de R&D de nos acteurs sont plus efficacement utilisées si elles sont focalisées sur l’un des sujets. Enfin, un sujet de bouclage matières se pose. Nous sommes en cours d’évaluation, mais il est d’ores et déjà certain que le parc électrifié français ne pourra pas être composé uniquement de voitures très haut de gamme et très lourdes, dont la seule particularité est qu’elles aient basculé à l’électricité. Nous avons besoin d’une gamme variée. Des évolutions restent donc à faire dans le mix voitures de demain. Les pistes existent, mais la mise en œuvre n’est pas encore totalement réalisée.

M. Raphaël Schellenberger, président. Nous sommes donc dans une conjugaison de l’objectif de moyens et de l’objectif de résultats, ce qui conduit rarement à de francs succès.

M. Antoine Pellion. Nous avons l’impératif du résultat : la question des émissions de gaz à effet de serre est aujourd’hui largement documentée comme ayant des conséquences massives. Le coût des dommages est largement supérieur au coût de l’inaction. La question est donc de sécuriser des trajectoires qui nous permettent de réduire suffisamment ces émissions. Les analyses que nous menons montrent que le chemin existe et que des adaptations des politiques publiques sont à faire. Un grand nombre de ces adaptations a été engagé et il reste des questions de déploiement. A chaque fois, nous pouvons documenter des trajectoires qui montrent comment concrètement y parvenir.

M. Raphaël Schellenberger, président. Sans pour autant avoir une analyse fine de l’enjeu des matériaux, comme vous venez de le dire.

M. Antoine Pellion. Les ordres de grandeur des matériaux nous laissent à penser que le chemin est conforme. Pour aller jusqu’au bout de l’analyse, il faut aussi regarder les flux : par quels pays ils passent, quels sont les concurrents sur la ressource, etc. Nous avons les fondamentaux qui nous permettent de dire que les volumes existants suffisent et des techniques de recyclage, s’agissant des batteries, qui nous permettent de dire que nous pouvons équiper le parc électrique français sans nous exposer en matière de souveraineté. En revanche, je ne prétends pas que nous ayons réglé tous les sujets pour une électrification totale du parc, parce que nous n'avons pas encore vu bien des éléments. Ces changements drastiques nécessiteront certainement des ajustements en cours de route.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci pour ces premiers éléments. Une question préliminaire, à la fois pour notre commission et pour ses auditeurs ou spectateurs : pouvez-vous préciser le rôle d’un conseiller en cabinet ministériel, comme vous l’avez occupé auprès de Mme Ségolène Royal, puis d’un conseiller interministériel auprès d’un Premier ministre ? Ma question porte sur le rôle, les fonctions, la marge de décision dont vous disposez ou non.

M. Antoine Pellion. Il faut effectivement distinguer les deux natures de postes : d’une part, conseiller ministériel et d’autre part, conseiller à Matignon. Le point commun aux deux rôles est que nous sommes auprès d’un ministre ou Premier ministre, décideur et autorité politique, qui prend la décision et l’assume. Nous produisons des éléments d’analyse qui permettent de faire le lien entre une très grande volumétrie de sujets techniques émergeant des différents services, le calendrier des enjeux qui se présentent et le calendrier politique, de sorte à décanter ces analyses techniques. Nous proposons des éléments de positionnement au ministre.

Cette description est très vraie pour les ministres que j’ai eu l’occasion de servir. Le conseiller en cabinet n’est pas le super-directeur d’administration centrale. La ministre, en l’occurrence Mme Ségolène Royal, exerce une autorité immédiate sur l’ensemble des directeurs d’administration centrale. Ces derniers sont responsables des différents sujets et lui remontent directement un certain nombre de notes d’analyse. Comme conseillers, nous l’éclairons sur les points de coordination et de compréhension, pour faciliter la digestion de cette production des directions générales, afin qu’elle soit utilisable directement par une seule personne en bout de chaîne.

Je ne commenterai pas mon rôle à la présidence, mais le rôle est pour partie semblable auprès des Premiers ministres successifs, M. Jean Castex et Mme Élisabeth Borne. Ce rôle se complète d’une mission de coordination et d’arbitrage interministériel. L’objectif est de s’assurer que tous les ministères aient bien été sollicités sur un sujet donné touchant plusieurs compétences ministérielles et de mettre en évidence les éventuels points de divergence entre ces ministères, de sorte que l’autorité politique, le Premier ministre en l’occurrence, puisse arbitrer.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous recevez donc des éléments techniques et de fond de la part des administrations centrales, que vous synthétisez, examinez, analysez et critiquez, et que vous soumettez ensuite à l’arbitrage de la ministre.

M. Antoine Pellion. Absolument.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez exposé l’objectif politique des 50 % et d’une diversification du mix électrique. De 2012 à 2014, vous êtes chef du bureau de la production électrique au ministère chargé de l’énergie. J’imagine que le cabinet, auquel vous n’êtes pas encore, vous passe des commandes pour expertiser la faisabilité de cet objectif. Est-ce le cas ? Comment abordez-vous ce sujet ? Sous quels angles ? Quels éléments d’appréciation et d’analyse soumettez-vous aux autorités politiques ?

M. Antoine Pellion. Même si l’intitulé peut paraître large, le poste ne concernait pas l’ensemble de la production d’électricité. En particulier, tous les sujets nucléaires sont traités par une sous-direction dédiée. Comme chef de bureau à la DGEC, je ne m’occupais pas du sujet nucléaire. J’avais dans mon portefeuille d’autres éléments, notamment le sujet des concessions hydroélectriques, dans lequel je me suis beaucoup impliqué, ce qui m’a conduit à être auditionné à de multiples reprises par madame Battistel, ici présente. Je m’occupais aussi de l’évolution des tarifs d’achat d’un certain nombre d’énergies, renouvelables ou non : il fallait renouveler alors un certain nombre de contrats de cogénération.

A cette époque, en 2012-2014, un grand débat sur l’énergie avait été lancé par des ministres antérieurs, Mme Delphine Batho puis M. Philippe Martin. Les services s’étaient vu demander d’être à l’écoute des expertises apportées dans ce débat public. De ce fait, nous attendions plutôt les éléments et nous expertisions tel ou tel point à la demande.

Comme chef de bureau, je n’ai pas eu la charge de refaire un scénario complet de mix. Cet exercice n’existait d’ailleurs pas à l’époque : cette notion de programmation pluriannuelle de l’énergie n’a été crantée que par la loi de transition énergétique de 2015.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à la période où vous arrivez comme conseiller chargé notamment de l’énergie auprès de Mme Ségolène Royal. Pouvez-vous dire un mot sur l’état de la situation à votre arrivée ? Je pense à l’objectif politique des 50 % et à la préparation de la loi TEPCV qui, j’imagine, est largement engagée. Je pense aussi à l’état du parc et au chantier de l’EPR, qui commence à accuser des retards et des surcoûts significatifs.

M. Antoine Pellion. La disponibilité du parc était plutôt correcte à l’époque, ce qui constituait une bonne nouvelle, car nous sortions d’une période difficile : les années 2000-2010 avaient connu une forte dégradation de la disponibilité du parc. En effet, le début de la période a été marqué par un sous-investissement très largement documenté par la Cour des comptes. Le débat et les textes, notamment la loi NOME, se sont focalisés sur l’évolution de la tarification pour qu’EDF puisse vendre correctement son électricité et dégager suffisamment de ressources pour engager les travaux de maintenance.

J’arrive donc à la fin d’une période où des ajustements importants ont été faits sur la méthode tarifaire. L’une de mes missions au cabinet de Mme Ségolène Royal est de sortir de cette phase sans fin de contentieux sur les tarifs. La loi de transition énergétique comporte d’ailleurs des dispositions en la matière, pour sécuriser les ressources financières nécessaires au bon état du parc. Dans cette même période, avant mon arrivée, des décisions sont prises d’investissement à l’étranger, notamment le projet britannique. Encore une fois, le sujet porte sur les ressources disponibles pour investir correctement dans le parc.

À l’époque, les incertitudes sont fortes sur l’âge auquel on peut prolonger le parc existant. Nous avons alors des phases préparatoires aux visites décennales, mais pas encore de certitude sur le coût définitif, le temps nécessaire et l’intensité des travaux. Le projet de Flamanville était déjà largement engagé. Je précise au reste qu’antérieurement au parcours que vous avez cité, j’ai passé un an sur le chantier de l’EPR à Olkiluoto pour le compte d’Areva, avant d’entrer dans l’administration. Flamanville est donc en phase de chantier et des annonces successives portent sur des dérapages de coûts et de délais, les dires de l’entreprise étant difficiles à soumettre à tierce expertise. Le retour d’expérience manquait pour savoir comment traiter d’autres réacteurs.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette situation se reproduit-elle aujourd’hui ? Tout au long de vos fonctions, d’abord sous le mandat 2012-2017, puis par la suite, les discussions qui portent sur l’EPR avec EDF font état de reports ou de surcoûts toujours incrémentaux : le décalage est sans cesse de six mois ou d’un an. La discussion est un peu myope, c’est-à-dire qu’EDF ne parvient pas à anticiper la bonne date, qui est toujours décalée de peu.

M. Antoine Pellion. Plusieurs éléments se cumulent. Il s’agit d’abord de problèmes de production, éléments exogènes qui conduisent à un report et un surcoût importants, compte tenu de l’ampleur des réparations. Je pense ici aux soudures. Pour le reste, il s’agit d’une série de reports plus incrémentaux et qui tiennent à un affinage progressif de l’analyse des risques et probablement une enveloppe initiale d’aléas estimée trop chichement. Les éléments dont je disposais à l’époque ne me permettaient pas de mener une analyse de premier niveau. Ceux fournis par les services et par l’entreprise nous ont permis d’évaluer ce point.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à la loi de 2015 à proprement parler, évoquée par plusieurs de nos interlocuteurs sous des angles différents. Le premier angle, dans lequel vous vous inscrivez, est l’idée que les 50 % étaient un objectif politique, porté par le candidat François Hollande et repris par son gouvernement et ses Premiers ministres.

L’ex-directeur général de l’énergie nous a dit que des alertes avaient été remontées au cabinet de la ministre, et donc à la ministre elle-même, sur la faisabilité non pas des 50 %, mais de l’horizon temporel de 2025. A l’inverse, l’ex-DGEC a déclaré que les 50 % en 2025 étaient « réalistes ». Il s’agit donc d’une légère discordance.

Pouvez-vous confirmer que des alertes vous ont été remontées sur ce point et que vous avez pu les expliciter à la ministre ? Quelles ont été les discussions au sein du cabinet, à la fois sur les 50 % et sur les 50 % en 2025 ? Quelles ont été les raisons de l’arbitrage ?

M. Antoine Pellion. Des analyses ont été remontées sur les scénarios susceptibles d’aboutir à cet objectif. Ce dernier reposait sur des hypothèses très ambitieuses en matière d’export d’électricité et de rythme de montée en puissance des énergies renouvelables. Le fait que leur atteinte n’était pas absolument certaine a été clairement écrit. Néanmoins, le chemin existait techniquement. Vous avez évoqué le directeur général de l’énergie précédant M. Laurent Michel. Il ne s’agissait donc pas de Mme Ségolène Royal puisque, de mémoire, M. Laurent Michel arrive en poste en 2012.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je parle de monsieur Abadie, chargé de l’énergie sous les ordres de M. Laurent Michel.

M. Antoine Pellion. Ces éléments sont donc remontés. La loi impose avant tout un document de programmation, la PPE, qui rassemble tous les ingrédients pour fiabiliser un certain nombre d’éléments. Elle se double de commandes techniques, notamment à RTE, de façon à établir des variantes de ces scénarios pour tester les différentes hypothèses. Les sujets de la PPE sont donc assortis d’une clause de rendez-vous et de revoyure.

La difficulté de ce scénario est clairement établie. Il n’est pas totalement impossible, mais il dépend d’hypothèses assez volontaristes. Le chemin existe. Il n’est pas mordant du fait de la loi, dans la mesure où il est indicatif et renvoie au dispositif de planification de la PPE, qui doit ensuite créer le chemin pour y parvenir.

À l’issue de ces travaux, notamment ceux menés par RTE, le premier acte du quinquennat suivant, sous l’égide de M. Nicolas Hulot, a été de décaler de dix ans l’échéance et de commander un travail de beaucoup plus long terme pour voir l’ensemble des effets engagés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je reviens sur vos propos pour être sûr de bien comprendre. Les administrations vous font remonter une difficulté technique, mais une faisabilité. J’ai d’ailleurs posé la question à monsieur Abadie, sur le ton non pas de la boutade, mais de l’exagération, en demandant : était-ce suffisamment grave pour entraîner votre démission ? Il a répondu par la négative, sinon j’imagine qu’il aurait démissionné. Il fait donc remonter des alertes qu’il qualifie, je crois, de sérieuses.

Même si une partie de l’arbitrage renvoie formellement à la PPE, j’imagine que vous soumettez la panoplie de scénarios à la ministre, qui arbitre en faveur du scénario de 50 % de nucléaire à l’horizon 2025. Est-ce bien cela ?

M. Antoine Pellion. La question qui m’est posée à l’époque est : existe-t-il un chemin qui permette d’atteindre cet objectif, objectif politique fixé par le président de la République de l’époque ? Cette réponse est positive, compte tenu des éléments que je vous ai indiqués. Cela permet de renvoyer au débat parlementaire. Le Parlement se saisit ensuite de la question et vote cet objectif.

M. Antoine Armand, rapporteur. Il s’agit donc bien d’une décision politique. Les différents interlocuteurs, partisans ou non de l’ex-candidat et président Hollande, nous ont indiqué qu’il n’existait pas de sous-jacent très précis des 50 %. Vous le découvrez à l’époque, en arrivant au cabinet. Vous l’expertisez et vous l’indiquez à la ministre, Mme Ségolène Royal.

M. Antoine Pellion. Absolument.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne comprends pas une déclaration de Mme Ségolène Royal en janvier 2015. Je vous la soumets, mais nous lui poserons évidemment la question.

En mettant de côté la part politique ou de déclaration, la ministre exprime trois éléments : « Si j’ai réussi à faire voter à l’Assemblée la loi de transition énergétique, c'est parce que j’ai choisi trois options. La première a été de ne pas opposer les énergies les unes aux autres et d’affirmer dès le départ, malgré les réticences de certains, que l’histoire et le savoir-faire dans le nucléaire font partie de nos atouts. Deuxièmement, sans opposer les énergies, il faut malgré tout sortir du “tout nucléaire”, car c’est notre intérêt national. La montée en puissance des ENR doit s’accélérer et c’est une des missions d’EDF et des grands énergéticiens. Troisièmement, la loi plafonne la puissance nucléaire à 63,2 GW. »

Je reprends les trois points l’un après l’autre pour être sûr de bien comprendre. Vous me direz que le bilan prévisionnel de RTE 2015 est publié trop tard pour la préparation de la loi, mais ce document marque une relative stabilité à moyen terme de la demande prévisionnelle en électricité et de la consommation. Il comporte ensuite plusieurs scénarios assez divergents. Cette incertitude est assez impressionnante, puisque certains scénarios tablent sur une baisse très forte et d’autres sur une hausse. Nous avons l’impression, pour autant, que le 50 % est un choix de compromis, qui permet de ne pas condamner le nucléaire au profit des énergies renouvelables. Pourtant, étant donné le nombre de scénarios de RTE prévoyant à moyen terme une augmentation de la consommation électrique, la prudence aurait pu vouloir qu’on sécurise nos options et qu’on ne réduise pas très vite ni très fort la production d’origine nucléaire. Ces questions se sont-elles posées ?

Le même jour, la ministre déclare : « Je n’ai pas mis dans la loi une limitation à quarante ans, comme le voulaient les écologistes. » Pouvez-vous nous retracer les discussions politiques qui ont eu lieu au sein du Gouvernement ? Les écologistes en place au sein du Gouvernement demandaient-ils davantage ? Des pressions se sont-elles exercées pour que plus de quatorze réacteurs nucléaires soient fermés ou que la production d’énergie soit davantage plafonnée ?

M. Antoine Pellion. Je commencerai par le dernier point pour remonter le fil des questions. Un débat porte à l’époque sur les voies et moyens pour fermer cette centrale nucléaire. Deux familles d’idées s’affrontent : d’une part, le plafonnement de la puissance installée à 63,2 GW, dont l’application conduit de fait à ne fermer qu’une paire de réacteurs en face de Flamanville, et d’autre part la limitation de la limite d’âge, par laquelle tous les réacteurs de plus de n années seraient amenés à fermer.

La ministre donne alors l’orientation très claire de privilégier la première option et de ne pas entrer dans la seconde. Ce débat se retrouve ensuite au Parlement : une tentative est faite de réintégrer cette logique, qui est de durcir au maximum les conditions de prolongation de la durée de vie des réacteurs au-delà de quarante ans. Pour le coup, la ministre de l’époque conserve une position constante, qui est de ne pas rentrer dans cette logique, mais de trouver un équilibre. En effet, les réacteurs ont été construits, dans leur dossier de demande initiale, pour une durée de quarante ans. Leur prolongation nécessite une forme de débat, d’où l’enquête publique. Pour autant, il ne s’agit pas d’en faire un point bloquant.

Sur la non-opposition des énergies les unes aux autres, les propos de la ministre contiennent plusieurs points. D’abord, une manière de réduire la part du nucléaire est d’augmenter la production des énergies renouvelables. Ensuite, dans tous les scénarios de RTE, la production nucléaire maximum est de l’ordre de 50 % et la puissance installée se situe en deçà des 63,2 GW dans les perspectives 2050.

Le diable étant dans les détails, il faut regarder les programmations fines : RTE ne se prononce pas sur le chemin pour y parvenir, sur un cumul ou non du parc existant et du nouveau nucléaire qui ferait dépasser les 63,2 GW. Pour cette raison, le Gouvernement n’a pas cherché, en début de semaine, lors du débat au Sénat, à revenir sur l’amendement de monsieur Gremillet qui supprime le plafonnement à 63,2 GW. Dans la logique de prolonger le parc existant, on n’exclut pas un dépassement temporaire de ce plafonnement.

Si l’on se replace dans la logique de l’époque, on n’avait aucune certitude sur la prolongation au-delà de quarante ans, qui plus est au-delà de cinquante ans. Les scénarios de référence mis sur la table portent sur des questions de fin de vie et de fermeture d’un certain nombre de réacteurs, qui s’échelonneront dans le temps et qui expliquent que le plafonnement de 63,2 GW n’est pas mordant.

Il existe par ailleurs depuis cette période une véritable réflexion industrielle pour éviter l’effet falaise, qui consiste à devoir renouveler l’intégralité du parc de production sur une durée courte, qui est la durée sur laquelle il a été construit, d’où la nécessité d’essayer d’échelonner. L’entreprise, c’est-à-dire l’EDF de l’époque, ne considère pas que cet échelonnement soit un problème industriel en tant que tel. Le souhait politique a donc été de trouver les voies et moyens pour pousser les acteurs à entrer dans une logique d’échelonnement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ma dernière question sur la loi de 2015 porte sur les 50 % d’énergies renouvelables. En 2015, on essaie depuis une dizaine d’années de développer les énergies renouvelables en France et on commence depuis trois ou quatre ans à constater un écart entre les objectifs français et leur réalisation, pour les raisons que nous analysons aujourd’hui : difficulté industrielle, difficulté d’acceptabilité sociale et d’implantation notamment et, à l’époque, problème de prix.

Quelles sont les analyses ayant permis à la ministre de trancher en faveur d’un arbitrage optimiste, voire très optimiste, puisqu’il vise à atteindre un objectif supérieur à ceux fixés jusqu’alors, alors que le rythme réel est moins important que toutes les prévisions ?

M. Antoine Pellion. Les analyses qui remontent à l’époque pointent les difficultés d’accélérer aussi vite, mais la ministre fait preuve d’un volontarisme politique très fort pour aller dans cette direction. Il lui paraît important de cranter cette ambition pour que la filière accélère réellement : des objectifs faibles entraînent une réalisation faible, presque par autoréalisation. Le souhait était donc de tirer le plus possible la filière. Des analyses menées par l’ADEME ou la DGEC à l’époque montrent par ailleurs qu’il existe des voies pour accélérer, même si cette accélération n’est pas garantie à l’époque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Inversement, la totalité des acteurs de la filière nucléaire que nous avons auditionnés estime que la loi de 2015 a entraîné une démotivation des acteurs au sein de la filière et une très grande baisse de l’attractivité de ces métiers. L’avez-vous constaté ? Vous a-t-on fait remonter des alertes de ce type ?

M. Antoine Pellion. Il est important de dissocier l’exploitation du parc existant de la construction de nouveaux réacteurs. Indépendamment de cette loi, EDF est et reste l’exploitant de référence et l’un des premiers acteurs en matière d’exploitation de parc nucléaire dans le monde. Cette compétence est reconnue et la fermeture de deux réacteurs de 900 MW ne change pas cet état de fait. La base industrielle reste robuste et pérenne dans le temps, avec une visibilité qui lui a été donnée.

L’attractivité de la filière relève de plusieurs facteurs combinés. L’accident de Fukushima, en 2011, réduit l’attrait du nucléaire et son acceptabilité. On constate de fait une baisse de l’attractivité des métiers. Des chiffres existent en la matière : là où un poste attirait vingt candidats, il n’en attire plus que trois ou quatre. Ces éléments, très factuels, traduisent une problématique réelle. En revanche, je ne sais pas pondérer entre eux les facteurs : retards dans la construction des EPR, Fukushima et une loi qui donne des signaux de rééquilibrage du mix électrique et donc qui entraîne des fermetures de centrale. Enfin, la filière a beaucoup évolué depuis, notamment par les nombreux signaux donnés très rapidement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si j’ai bien compris votre propos précédent, la fermeture des deux réacteurs de Fessenheim n’avait pas d’impact, au vu des données disponibles, sur la sécurité d’approvisionnement. Elle était conditionnée à l’ouverture de l’EPR, mais ne tablait pas sur la fermeture qui est intervenue ensuite des capacités pilotables thermiques. Est-ce bien ce que vous vouliez dire ?

M. Antoine Pellion. A l’époque, les bilans prévisionnels intègrent l’information à date sur l’évolution des capacités, capacités thermiques incluses. J’avoue ne plus me souvenir exactement des variables de l’époque, mais des éléments du bilan global national d’équilibre offre-demande nous montrent alors que cette décision ne remet pas en cause la sécurité d’approvisionnement.

Il existe par ailleurs des considérations d’ordre local sur l’état du réseau dans des zones données, sur la topologie du réseau des points de production, pour savoir si la tenue de tension est suffisante ou non. RTE identifie à l’époque des lignes électriques à développer de sorte à garantir la sécurité. Nous nous assurons alors que ces travaux sont programmés et engagés, de façon à sécuriser au maximum l’approvisionnement. Ces éléments seront vérifiés en exécution par la suite et seront sécurisés avant que les décisions finales ne soient prises.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à la période suivante. Vous quittez vos fonctions auprès de la ministre, Mme Ségolène Royale, en février 2016, et vous revenez aux responsabilités auprès de M. Jean Castex, Premier ministre, en juillet 2020.

Ma question sera simple, mais large : qu’est-ce qui a changé ? Entre-temps, la centrale de Fessenheim a été fermée, sans que l’EPR ait été ouvert. La maintenance des réacteurs a connu des désorganisations et potentiellement des retards du fait de la Covid. Les visites décennales s’organisent, mais un certain embouteillage est anticipé. RTE commence à alerter de manière un peu plus ferme, dans ses bilans prévisionnels, sur les hivers à venir. Le rapport d’Escatha-Collet-Billon, dont nous aurons une connaissance au moins partielle, a dressé un état du parc nucléaire existant et des recommandations pour l’avenir.

Ma première question sera générale et portera sur l’ambiance politique : a-t-elle radicalement changé sur le nucléaire et les énergies renouvelables ? La vision sur la diversification du mix a-t-elle été bouleversée ?

M. Antoine Pellion. Elle a effectivement beaucoup changé. Les principaux éléments de changement portent sur le consensus concernant les évolutions de la consommation d’une part et sur la nécessité de renforcer à la fois notre base nucléaire et notre production d’énergies renouvelables d’autre part. L’opposition entre ces deux énergies est donc moindre, compte tenu des travaux très importants mis sur la table par RTE. La disponibilité a par ailleurs radicalement évolué, en raison de chocs non prévus à l’époque. Enfin, les politiques publiques ont changé avec, au début du quinquennat, le report en 2035 des 50 %. J’arrive au moment où des décisions ont été prises, notamment sur les EPR2, donnant de la perspective au secteur, bien avant le discours de Belfort.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’ai peine à comprendre un élément qui se situe entre 2016 et 2020, hors de la période où vous étiez aux fonctions, mais vous en aurez peut-être entendu parler par la bande. M. Nicolas Hulot, ministre chargé de l’énergie, s’exprime pour la première fois à l’automne 2017 sur un report à 2030 ou 2035, option qui sera finalement retenue. Tout se passe comme si, très peu de temps après l’arrivée aux responsabilités, le constat de ce décalage était évident, immédiat et urgent. La loi n’avait été votée que deux ans plus tôt.

Avez-vous connaissance du ou des éléments qui ont permis à un ministre, pourtant réputé pour son amour modéré du nucléaire, d’avoir cette alerte responsable et réaliste ?

M. Antoine Pellion. Elle découle des éléments que j’indiquais précédemment : la loi de 2015 prévoit une méthode pour analyser correctement la situation et définir des trajectoires. La grande différence est que nous sommes passés d’une logique où l’on fixait des objectifs a priori, en définissant ensuite les voies et moyens de les atteindre, à une vision radicalement différente, puisque nous sommes désormais capables de documenter le chemin et la trajectoire pour y parvenir. Le travail de fond de réajustement de la trajectoire a été réalisé par la première PPE, entre la loi et le début du quinquennat. Il a abouti à des conclusions qui conduisent rapidement à dire qu’il faut faire évoluer les paramètres, et notamment l’horizon des objectifs. Ce point est conforté par des analyses de RTE. En particulier, M. Nicolas Hulot s’exprime après une nouvelle analyse de RTE qui redonne du champ sur l’évolution des trajectoires.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pardonnez la boutade, mais vous nous dites que la loi de 2015 a eu le mérite de créer la PPE et que la PPE a eu le mérite de défaire une partie de la loi de 2015.

J’aurai trois questions prospectives, sur trois moyens de réduire notre dépendance actuelle. La première porte sur la sobriété et s’adresse au secrétaire général à la planification écologique. Nos objectifs de baisse de la consommation énergétique sont extrêmement ambitieux, y compris à l’aune de ce que nous avons été capables de faire, de manière urgente, à l’automne et à l’hiver derniers. Pouvez-vous nous indiquer vos pistes de travail sur les gisements de sobriété, qu’il s’agisse du bâtiment, de l’industrie ou des transports ?

Ma deuxième question porte sur la capacité à atteindre cette indépendance. Vous avez évoqué notre dépendance aux deux tiers aux énergies fossiles. Avec votre double casquette industrielle et environnementale, êtes-vous optimiste quant à notre capacité à convertir rapidement et efficacement notre parc de véhicules thermiques, y compris les véhicules utilitaires et les poids lourds, en véhicules électriques ou en véhicules n’émettant pas de gaz à effet de serre ? N’avez-vous pas l’impression que l’échéance que l’on se donne pour la sortie des véhicules thermiques ressemble à celle qu’on s’est donnée pour le mix énergétique, c’est-à-dire un objectif politique qui n’est pas encore réalisable, d’un point de vue technique et industriel, à l’échelle ?

Enfin, des annonces récentes ont été faites sur la relance d’un programme de nouveau nucléaire et de six EPR. Au-delà des autorisations, qui seront traitées dans le cadre d’un prochain projet de loi présenté au Parlement, quelles sont, selon vous, les conditions de possibilité pour éviter le fiasco de l’EPR et réussir six fois en vingt ans ce qu’on n’a pas su réussir en vingt-cinq ?

M. Antoine Pellion. S’agissant des voitures, l’échéance de 2035 fixée au niveau européen porte sur la fin de vente des véhicules neufs. La conversion du parc sera beaucoup plus lente et l’objectif concernant la totalité du parc est fixé en 2050. Si l’on transpose sur des échéances plus récentes, les modèles nous disent que de l’ordre de 20 % du parc sera converti en électrique à l’horizon 2030. Nous disposons de trajectoires laissant penser que l’échéance de 2035 est accessible et nous avons explicitement prévu une clause de revoyure à mi-parcours pour la réajuster, le cas échéant, compte tenu de la montée en puissance réelle. Nous ne sommes donc pas dans une configuration où l’on fixe d’abord l’objectif, avant d’examiner la trajectoire. Tout le sens de la planification écologique est de dessiner précisément, étape par étape et année par année, le chemin qui nous permet d’atteindre l’objectif. Il s’agit pour moi d’un point très fort de la méthode employée au cours des deux quinquennats par le président de la République.

S’agissant de la sobriété, les études montrent qu’il faut systématiquement trouver un équilibre entre des mesures de changement technologique – voiture, pompe à chaleur, etc. – et des mesures de baisse de consommation, d’efficacité et de sobriété, pour être capables d’atteindre nos objectifs de gaz à effet de serre, tout en préservant nos ressources naturelles. Des scénarios purement technologiques, sans sobriété, nous conduisent en effet souvent à consommer beaucoup de ressources, ce qui pose des questions de bouclage matières et de souveraineté liée à la disponibilité de ces matières.

 En matière de bâtiments, les premiers résultats sont assez notables. Le plan de sobriété a montré que nous étions capables de baisser assez structurellement nos consommations. Indépendamment de cela, les chiffres des émissions sur les trois premiers trimestres 2022 sont disponibles. Ils montrent une baisse de 11 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur du bâtiment, mélange entre décarbonation et sobriété. Ce résultat très concret intervient avant que le plan de sobriété n’arrive au quatrième trimestre. Une dynamique est donc engagée, avec des résultats concrets. Nous avons lancé plusieurs chantiers pour l’accélérer et la renforcer, en particulier sur la rénovation des bâtiments publics. L’Assemblée discute actuellement de la PPL Cazenave qui porte sur son tiers financement. Il s’agit d’une manière de mobiliser les crédits d’intervention pour accélérer en la matière. Nous travaillons également à accélérer la rénovation des bâtiments de l’Etat. Le plan de relance a affecté plusieurs milliards d’euros sur la rénovation énergétique des bâtiments. Nous avons renforcé MaPrimeRénov’ et surtout Mon Accompagnateur Rénov’, un accompagnateur personnalisé, se déploiera au premier semestre et montera en puissance sur les gisements de rénovation des logements.

S’agissant de la mise sous contrôle du programme de nouveau nucléaire, le sujet nous préoccupe bien sûr beaucoup. Il recouvre plusieurs éléments. D’abord, nous avons mis en place un délégué interministériel au programme de nouveau nucléaire, Joël Barre, qui par ses compétences et son expérience en matière de gestion de grands programmes, apporte une expertise très forte sur la MOA (maîtrise d’ouvrage) du programme. Deuxièmement, il reste encore quelques millions d’heures ingénieur côté EDF et côté entreprise pour finaliser le design de l’EPR2. Il convient également de sécuriser les financements. Notre objectif est l’électricité la plus compétitive possible, or l’élément le plus important, presque plus que le coût à terminaison, est le coût de financement du projet, d’où des réflexions très structurantes sur les contrats du long terme et la régulation du marché de l’électricité. Enfin, les acteurs de la filière industrielle montent en compétences et en puissance. La coordination est ici primordiale. EDF a pris des engagements au Royaume-Uni et candidate en République tchèque. L’une des missions confiées à monsieur Barre est de vérifier la capacité à mener de front l’intégralité de ces projets.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez souligné l’importance des compétences. Ces dernières années montrent plutôt un reflux de la quantité de main d’œuvre et de sa qualité. Je ne parle pas des personnes, mais de l’ensemble du système et notamment de la sous-traitance. Etes-vous inquiet quant à la capacité du pays à recruter et former cette main-d’œuvre pour construire autant de réacteurs en aussi peu de temps ?

M. Antoine Pellion. Je n’ai pas d’inquiétude majeure quant aux capacités de formation. La filière a mené un important travail de documentation sur les modalités de la montée en puissance. Le chemin a été décrit. Il reste désormais à suivre très attentivement son exécution. Je suis prudent et vigilant en la matière, mais je pense qu’il est possible. Par ailleurs, ce programme vise les premières mises en service en 2035. Nous nous inscrivons dans un temps long de structuration. Nous avons les bons ingrédients pour ce faire, mais cela représente un souci d’exécution très important.

M. Alexandre Loubet (RN). Monsieur le secrétaire général à la planification écologique, avant d’occuper votre fonction actuelle, on l’a dit, vous avez été conseiller énergie de Mme Ségolène Royal, M. Jean Castex, puis M. Emmanuel Macron à l’Elysée.

Nous constatons, au gré des auditions de cette commission d’enquête, que les différentes politiques énergétiques, notamment de M. François Hollande, puis M. Emmanuel Macron, mais aussi auparavant, ont en quelque sorte planifié des pénuries d’électricité, en réduisant la part du nucléaire au profit d’énergies renouvelables. Cela nous conduit aujourd’hui à adopter une stratégie digne du Tiers Monde, qui est celle de la sobriété, et qui vise tout simplement à répondre à une pénurie d’électricité et non à réduire des émissions carbone. Ces mauvaises politiques nous ont conduits à planifier une hausse des émissions des gaz à effet de serre de notre mix électrique. J’en suis témoin, pour la simple et bonne raison que l’on a rallumé une centrale à charbon dans ma circonscription de Moselle, à Saint-Avold. Ces mauvaises politiques ont également planifié une explosion des prix qui pouvait être anticipée. Mme Marine Le Pen l’avait fait en septembre dernier, bien avant de se douter qu’un conflit éclaterait aux portes de l’Europe, du fait du système de l’ARENH, mais aussi du marché européen de l’énergie.

Ma question est donc la suivante. Vous qui avez été conseiller énergie de nos dirigeants depuis presque une dizaine d’années, à quoi sont dus ces mauvais choix énergétiques de nos dirigeants ? Qu’est-ce qui les pousse à prendre d’aussi mauvaises décisions ? En vous écoutant, j’ai l’impression que les causes de ces mauvaises politiques sont complètement exogènes : chocs, conflit, etc. En fin de compte, aucun responsable politique n’est vraiment responsable de ses actions. On ne peut tout de même pas accuser les scénarios de RTE d’être responsables de tous les maux. Les objectifs intenables de la PPE ont tout de même été adoptés par décret par le Gouvernement. Comment ces mauvaises décisions ont-elles été prises ? Surtout, comment être rassuré sur le bon sens de la planification écologique qui sera menée dans les années à venir et dont vous avez la charge ?

Nous sommes en commission d’enquête sur les raisons de la perte d’indépendance énergétique du pays. Au fil des auditions que nous menons, je suis convaincu que ses véritables raisons sont l’absence de vision, l’incompétence et probablement aussi le clientélisme électoral de nos dirigeants.

M. Raphaël Schellenberger, président. Je rappelle que nous sommes en commission d’enquête. Si les tribunes politiques ont leur place dans l’hémicycle et les médias, les questions peuvent être posées de manière pondérée et claire.

M. Antoine Pellion. Je ne partage pas un certain nombre de vos constats sur l’organisation de pénuries d’électricité. Les analyses que nous avions à notre disposition et la réalité de notre parc nous conduisent à un constat assez factuel : la base française de production d’électricité est largement exportatrice en temps normal, hors aléa exceptionnel. Elle produit suffisamment pour nos concitoyens, à un prix bas et de manière décarbonée.

Les tensions actuelles sur le système électrique et le risque sur l’équilibre offre-demande sont très directement liés aux désorganisations de maintenance liées à la période Covid et aux pannes exceptionnelles liées à la corrosion sous contrainte, qui ont conduit à l’arrêt de douze réacteurs nucléaires. La bonne nouvelle est que les diagnostics ont été réalisés et que le plan de réparation, validé par l’ASN, a été mis en place. Nous sommes donc en phase de sortie de crise, ce qui nous conduit à être beaucoup plus optimistes pour la suite. Nous n’avons donc pas organisé de pénurie d’électricité.

Le débat se porte souvent sur l’ARENH et le prix de l’électricité. Je souhaite redonner ici quelques éléments. Le premier est qu’il existe depuis le début une forme de pacte national autour du sujet du nucléaire, selon lequel les Français soutiennent la création du parc et en subissent les coûts, avec en retour l’engagement de l’entreprise nationale de vendre l’électricité à quelque chose qui ressemble aux coûts réels de production. Le coût de production a été établi et tierce-expertisé autour de 50 euros du MWh, légèrement au-dessus de la valeur de l’ARENH, mais bien en deçà des prix de marché au cours de ces derniers mois.

Qu’un dispositif permette de garantir que les Français bénéficient d’un prix qui n’excède pas les coûts de production de l’électricité me semble être une bonne chose. Il a d’ailleurs été imaginé à la suite d’une première hausse de prix très importante, dans les années 2005 à 2010 – des dispositifs transitoires ont été mis en place, comme le tarif réglementé et transitoire d’ajustement au marché (TaRTAM). Encore une fois, l’idée était de dire qu’un Français qui a contribué au programme nucléaire doit pouvoir en tirer les bénéfices. Un débat a porté sur le canal qui permet d’apporter l’électricité vendue par EDF, à 42 euros en l’occurrence, au consommateur final. Les pertes en ligne sont faibles, ce qui permet au consommateur de retrouver cet avantage compétitif.

Tels sont les fondamentaux de cette électricité régulée qu’est l’ARENH et qui me semble être une très bonne chose. Sans ARENH, les prix auraient véritablement explosé. Ce mécanisme a non seulement été très efficace, mais nous est envié par bon nombre de voisins. Les Allemands ont ainsi essayé de le répliquer en pratiquant un prélèvement massif de la rente inframarginale pour redonner des subventions à l’ensemble des consommateurs.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Monsieur le secrétaire général, vous avez précisé que vous étiez arrivé dans les ministères lors de la loi TEPCV. Vous avez rappelé que cette loi possédait un champ très vaste et que la question du nucléaire n’était pas centrale, même si la médiatisation a pu le laisser penser. Aujourd’hui, nous voyons bien que les enjeux liés à la question énergétique vont bien au-delà de la question nucléaire.

J’évoquerai rapidement deux sujets et tout d’abord votre période à la DGEC. Sur la question des concessions hydroélectriques, les positions étaient assez fatalistes pour certains et convaincues de la pertinence de la mise en concurrence pour d’autres. Un lent renversement des positions s’est ensuite opéré pour parvenir à une volonté plus affichée de s’emparer de ce dossier et d’argumenter auprès de la commission européenne sur l’absence de bien-fondé de la mise en demeure.

A votre avis, cette décision, prise par monsieur Borloo en 2008-2009, je pense avec l’aval de madame Kosciusko-Morizet – mais ils nous le diront, puisque nous les auditionnerons – l’a-t-elle été parce qu’il fallait lâcher du lest sur les discussions en cours, notamment l’ARENH, ou parce que l’hydraulique n’était pas considérée comme un enjeu très important ?

Ensuite, qu’est-ce qui explique que l’on fasse preuve d’autant d’inertie depuis la loi de 2019 sur les augmentations de puissance, qui sont non négligeables et pourraient être opérationnelles très rapidement ? Il a fallu trois ans pour solder la question, au reste légitime, de la redevance qui n’était pas adaptée. Ce point étant réglé, ces dossiers sont-ils prioritaires pour vous et pour les différents cabinets, à un moment où chaque GW compte ?

Le projet de nationalisation d’EDF écarte-t-il le projet de la quasi-régie ou celui-ci est-il toujours d’actualité ? D’autres solutions sont-elles sur la table ? Quel est le calendrier de ces décisions ?

Ma dernière question porte sur l’ARENH. J’ignore si vous étiez en responsabilité lors de la prise de décision, qui affecte l’entreprise EDF depuis plusieurs années, sans pour autant que les fournisseurs alternatifs ne se soient engagés dans l’outil de production. Beaucoup des personnes auditionnées sont allées dans le sens de cette analyse – on a longtemps vanté les mérites de ce système sans pour autant se mobiliser sur ses effets négatifs : la non-indexation, l’asymétrie, le plafond qui n’intègre pas les véritables volumes produits par EDF. Vous étiez probablement présent pour l’augmentation du plafond. Pourquoi d’autres solutions n’ont-elles pas été étudiées ? Les recettes de complément de rémunération des productions d’énergies renouvelables auraient par exemple pu être employées à compenser le consommateur.

L’ARENH parvient en fin de vie. Il faudra caler un nouveau dispositif pour 2024. Y travaillez-vous déjà, notamment auprès de la Commission européenne ? A défaut, le risque est de devoir prolonger ce dispositif qui limite assez fortement les capacités d’investissement d’EDF. La question se pose au reste : faut-il toujours l’ARENH, à un moment où les énergies renouvelables sont totalement matures et où des productions à moins de 50 euros peuvent se trouver sur le marché ? Je souhaitais donc savoir si les discussions sont en cours et si la Commission européenne est plus ouverte sur le sujet qu’il y a plus de dix ans.

La décorrélation du prix du gaz et de celui de l’électricité est-elle véritablement portée à la Commission européenne et écoutée, alors que nous avons l’ambition forte de décarboner notre énergie ? Qu’en est-il de la sortie du marché de l’électricité, demandée par beaucoup d’acteurs ? Nous pourrions par exemple revenir au tarif réglementé de vente (TRV) et au tarif réglementé pour les collectivités et les entreprises, comme par le passé, sans pour autant supprimer les interconnexions.

Enfin, s’agissant du nouveau nucléaire, quel est votre espoir de voir l’autorisation de prolongation des centrales existantes acceptée par l’ASN et dans quelles proportions ?

M. Antoine Pellion. Je prendrai les questions par la fin. Sur la prolongation des tranches existantes, des travaux sont en cours, menés notamment par l’entreprise et avec l’ASN, dont nous ne connaissons pas encore les résultats. Je ne peux donc pas anticiper les conclusions. Je constate néanmoins que la technologie Westinghouse a été importée des Etats-Unis et francisée. Il faut donc analyser soigneusement les écarts. Des prolongations de réacteurs ont été possibles aux Etats-Unis. De ce fait, les fondamentaux techniques nous laissent entrevoir des possibilités. Dans quelles proportions, dans quel calendrier et sous quelles conditions ? Quelle sera la disponibilité effective de tranches ayant plus de quarante, cinquante ou soixante ans ? Je ne sais pas répondre à ces questions à ce stade.

S’agissant de l’ARENH, la question essentielle est d’avoir un dispositif qui protège le consommateur, lequel doit payer in fine un coût de l’électricité approchant du coût de production. Des réflexions portent notamment sur le sujet du niveau et se centrent sur les travaux menés par la Commission de régulation de l’énergie. Ils mériteraient d’ailleurs d’être réactualisés, compte tenu de l’inflation que nous connaissons, pour intégrer l’ensemble des coûts. Des réflexions visent à rendre le dispositif plus symétrique, de sorte qu’en période de prix de marché très bas, l’entreprise puisse continuer d’avoir des revenus et maintenir ses investissements. L’ensemble est très lié aux travaux sur la régulation du marché de l’électricité. La Commission a mis sur la table des propositions en tout début d’année. Un cycle de discussions est engagé qui, je l’espère, pourra se conclure avant la fin de cette Commission européenne, de façon à mettre tout cela en œuvre.

Vous évoquez des solutions alternatives utilisant les rentes inframarginales des énergies renouvelables. Ce n’est pas tout à fait le cas, dans la mesure où, pour financer et garantir le bouclier, il faut à la fois l’ARENH et l’intégralité des recettes de la rente inframarginale des énergies renouvelables, des centrales gaz et autres. Ainsi, le solde est plus équilibré et minimise l’impact budgétaire pour l’Etat et pour nos concitoyens.

S’agissant des concessions hydroélectriques, nous échangeons de longue date sur le sujet, depuis 2012, quand j’étais au bureau de la production d’électricité. Je n’étais pas en cabinet lors des décisions prises par monsieur Borloo ou madame Kosciusko-Morizet. En revanche, il me semble assez évident que les objectifs formulés à l’époque portaient sur le développement des énergies renouvelables, dans la suite du Grenelle de l’Environnement, et parmi lesquelles l’énergie hydroélectrique. Une décision a ensuite porté sur les modalités.

La mise en concurrence n’est absolument pas un objectif en soi, mais un moyen. Faute d’analyse suffisante à l’époque, je pense, le débat s’est focalisé sur une solution, sans suffisamment regarder les autres. Vous-même rédigiez à l’époque un rapport pour proposer des solutions alternatives. Ces travaux ont conduit à ce qu’on commence à en proposer dans la loi de transition énergétique de 2015. Vous avez vous-même rapporté ce titre.

Par la suite, des travaux ont été menés, rendus possibles par le fait qu’EDF est à 100 % publique. Le scénario que vous évoquez de la quasi-régie est un scénario dont les conditions de réussite nécessitent que l’entreprise soit 100 % publique, de sorte à obtenir le classement juridique de la quasi-régie et ne pas passer par la mise en concurrence pour les attributions des nouveaux contrats. De ce fait, je ne suis pas en mesure de donner de calendrier précis tant que l’opération de nationalisation n’est pas totalement terminée. Elle le sera dans les prochaines semaines.

L’objectif de tirer le meilleur profit de notre hydroélectricité est tout à fait partagé par ce Gouvernement. Nous avons pu débloquer les seuils d’augmentation de puissance et le sujet de la redevance. Parvenir à réinvestir dans nos ouvrages hydroélectriques est un sujet prioritaire, de sorte à accroître le potentiel. Au-delà, ces sujets exigent du temps, notamment pour ce qui est des travaux et des autorisations. Nous nous mettons en ordre de marche pour pouvoir en bénéficier le plus rapidement possible.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). L’augmentation de puissance ne pouvait effectivement se faire d’un claquement de doigts, mais il faut avouer que nous avons perdu trois ans, alors que les enjeux de souveraineté sont importants. La question de la non-concordance avec l’esprit de la loi de la redevance, qui n’était pas adaptée à ces augmentations de puissance, ont été changées cette année seulement. J’ose espérer qu’une fois cela réglé, les dossiers sur la table pourront être débloqués rapidement, dont certains que je connais bien et qui sont consécutifs au grand chantier de Romanche Gavet. Ils sont extrêmement attendus et nous seront extrêmement utiles dans les mois et les années à venir.

S’agissant des filières, nous avons depuis de nombreuses années pris le parti d’aider massivement les producteurs d’énergie, par le biais de subventions, de tarifs réglementés et de compléments de rémunération. Ces mesures étaient alors une très bonne chose, car il fallait rendre matures les différentes filières. Elles sont quasiment toutes à maturité, avec des prix de production extrêmement faibles. Ne devrait-on pas inverser la machine et porter notre financement et notre appui aux filières en amont ?

Je pense aux panneaux photovoltaïques, par exemple : toutes nos centrales photovoltaïques pourraient être équipées de panneaux français dans les années à venir. Il s’agirait de faire monter en puissance les entreprises comme Photowatt, dont nous avons beaucoup parlé dans les auditions et qu’EDF a reprise il y a quelques années. Elle doit atteindre le stade de la massification pour répondre aux différentes demandes, ce qu’elle ne peut pas faire aujourd’hui.

M. Antoine Pellion. Je prends bonne note de vos points sur les projets, notamment Romanche Gavet. Nous leur donnerons une suite attentive. Nous partageons l’objectif ; la question est de voir comment tout cela avance et de faire en sorte que cela s’accélère.

Sur la filière, je partage totalement votre point de vue. Il est important de noter que les énergies renouvelables sont de plus en plus compétitives. Nous basculons d’un moment où nous les subventionnions massivement à une période où elles rapportent massivement à la collectivité. Au-delà des prix élevés, la baisse des coûts de production est très importante. De ce fait, les moyens déployés le sont en soutien à la filière. Je pense par exemple à ce qui est mobilisé dans le cadre de France 2030, sur l’innovation en matière de production d’énergie, qui permettra également de renforcer le tissu industriel, le tissu d’innovation et le tissu d’acteurs français. Cela doit se coupler avec de l’intégration, notamment dans les cahiers des charges des différents appels d’offres, de critères visant à la qualité environnementale des infrastructures déployées. Je pense aux panneaux et à leur contenu en CO2. Notre tissu productif français a des atouts très différenciants en matière d’empreinte carbone et d’impact environnemental. Il serait important de le mettre en avant et de le développer, pour le bien collectif.

M. Alexandre Loubet (RN). Dans le cadre de votre secrétariat général à la planification écologique, quel est votre champ d’action pour relancer les filières de formation, étant donné qu’il nous faut construire de nouveaux réacteurs nucléaires ? Votre optique et celle du Gouvernement est-elle de laisser agir les acteurs privés, ou en tout cas EDF ? Considérez-vous au contraire que le législateur doit agir ?

La filière nucléaire est aujourd’hui en difficulté, comme l’a malheureusement démontré l’EPR de Flamanville. L’objectif de réduction de 50 % de la part du nucléaire à l’horizon 2025, puis 2035, a complètement pénalisé la filière. Malgré tout, je ne pense pas que les quelques mois de Covid soient à l’origine de la désorganisation de la maintenance des réacteurs nucléaires. Comme l’a dit M. Jean-Bernard Lévy lors d’une conférence au Medef, les objectifs de réduction de la part du nucléaire ont conduit à perdre toutes ces compétences.

M. Antoine Pellion. Joël Barre, le délégué interministériel pour le nouveau nucléaire, a dans sa feuille de route de suivre ce chantier de structuration de la filière. EDF, entreprise prochainement nationalisée, est chef de file de l’équipe de France du nucléaire et joue un rôle structurant pour développer cette filière. L’action conjointe d’EDF, des autres acteurs de la filière et du délégué interministériel doit nous aider à piloter la structuration de la filière et la montée en compétences.

Sur votre dernier point, je suis en désaccord avec les propos de M. Jean-Bernard Lévy. L’ampleur du programme de maintenance est connue depuis plus de dix ans. Tous les paramètres étaient sur la table pour préparer la montée en compétences de la filière de maintenance et donc pour se structurer en réponse. Nous aurions pu avoir la chance de compter un certain nombre de réacteurs en construction : en cas de problème, nous aurions pu envisager de réaffecter des moyens de la construction à la maintenance. Toutefois, les compétences ne sont pas les mêmes. Un chantier neuf est une zone non nucléaire, en l’absence de combustible et de matière irradiée. Les formations, les qualifications et les compétences pour intervenir sur un réacteur en fonctionnement sont tout à fait différentes. Le passage de l’un à l’autre me paraît être un raccourci assez fort. Pour la pérennité de la filière, il est important de pouvoir dissocier les deux sujets.

Les réacteurs ayant tous été construits dans un délai très serré, il existe des moments de forte mobilisation pour la construction neuve et des moments où il ne se passe plus rien. Pour la pérennité de l’ensemble, la solidité de l’exploitation et de la maintenance, il est important d’avoir en parallèle des capacités bien dimensionnées pour faire correctement la maintenance du parc existant.

Les deux sujets ne peuvent pas être totalement dissociés, mais les deux problématiques restent fondamentalement assez différentes. Le sujet de la maintenance peut s’anticiper, puisque l’on peut d’ores et déjà dire que des investissements importants porteront dans dix ans sur les VD5. Surtout, si l’on peut démontrer que les réacteurs peuvent dépasser soixante ans, des investissements très massifs sont à planifier. Tout cela se prépare. Le sujet est assez disjoint du sujet du nouveau nucléaire.

M. Raphaël Schellenberger, président. Quand le principe des VD4 apparaît-il et s’accentue-t-il, sachant que leurs exigences se sont accrues au fur et à mesure ?

M. Antoine Pellion. Le principe des visites décennales existe depuis la construction des réacteurs nucléaires. Nous avons donc depuis le début la perspective d’investissements lourds à la 40e année, pour remplacer un certain nombre de composants. De la même façon, nous savons que la VD5 est un peu moins intensive en travaux, car de gros composants ont été remplacés à la VD4 et possèdent une durée de vie suffisamment longue pour enjamber la VD5. Nous nous doutons que la VD6, si nous allons au-delà, impliquera certainement de nouveau des investissements très lourds, dans la mesure où l’on dépasse la plage de fonctionnement initialement conçue.

Mes propos sont très prospectifs et nécessitent d’être complétés et étayés par les études commandées à EDF, sous l’égide de l’ASN, pour définir ce référentiel. Ces études sont très importantes pour améliorer notre visibilité sur l’évolution du mix et pour donner de la visibilité à la filière, afin de garantir que la montée en compétences puisse perdurer jusqu’à cette période.

M. Raphaël Schellenberger, président. J’ai besoin d’une clarification de la différence entre les trois notions suivantes. Le post-Fukushima est une montée en niveau de sûreté et notamment en redondance d’un certain nombre d’éléments. Le grand carénage vise à remplacer les grands composants initiaux, afin de poursuivre la durée de vie des réacteurs ; il survient au seuil des quarante ans. Enfin, les VD4 sont une mise à niveau de sûreté au regard des standards actuels. Le post-Fukushima est une action coup-de-poing sur l’ensemble du parc. Le grand carénage était prévisible ; il est prévu et ne semble pas poser de difficulté particulière. La VD4 pose la question des standards actuels, eu égard à des réacteurs conçus il y a cinquante ans.

J’ai le sentiment que l’on mélange parfois un peu les problématiques dans les explications au grand public, alors que certains éléments sont indiscutables : pour le grand carénage, il faut bien que les composants tiennent. En revanche, pour la VD4, le niveau de sûreté attendu reste une commande, relative.

M. Antoine Pellion. Vos propos relèvent de deux dimensions. La première porte sur le référentiel : la configuration du réacteur est-elle la bonne ? Dans ce cadre, nous pouvons être amenés à opérer des évolutions au titre de Fukushima, du remplacement d’équipements qui ont vieilli ou de l’évolution du référentiel de sûreté. Ces trois types de travaux sont effectués lors des visites décennales. Ceux qui ont été lancés récemment l’ont été dans le cadre de la quatrième visite décennale. Certains travaux de grand carénage ou de remplacement peuvent être échelonnés : une partie sur la VD4 et une partie avant ou après.

M. Raphaël Schellenberger, président. Vous mentionnez une part d’exigence variable dans la visite décennale, ce qui est l’objet de ma question. Certains éléments sont prévus, comme le remplacement des grands composants. D’autres sont imprévus, donc plus difficiles à anticiper. Or, j’ai l’impression que les VD4 comportent une part importante d’imprévu, qui ne pouvaient être planifiés il y a dix ans parce que le référentiel de sûreté a beaucoup évolué en dix ans.

M. Antoine Pellion. Je ne saurais qualifier la part de chacun de ces enjeux. J’ai le sentiment que le remplacement de grands composants et donc le vieillissement programmé des centrales occupent une place importante des travaux nécessaires à l’occasion des quatrièmes visites décennales. La difficulté de la coordination des métiers et autres enjeux d’exécution expliquent les problèmes pour tenir les délais. Je ne peux en dire beaucoup plus.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je mesure la complexité du sujet et donc la difficulté à dresser des généralités, mais est-ce à dire que certains de ces travaux auraient pu être réalisés lors d’une précédente visite décennale, si l’anticipation avait été mieux faite ? Je ne parle pas du post-Fukushima, mais des travaux nécessaires à l’entretien et à l’amélioration.

M. Antoine Pellion. Je ne suis pas très à l’aise pour entrer dans le détail de ces éléments, car les situations peuvent être assez contrastées. Globalement, nous nous attendions, au moins depuis que je suis le sujet, c’est-à-dire depuis 2014-2015, à des remplacements de grands composants et à des évolutions liées au nouveau référentiel de sûreté, dont nous connaissions un certain nombre de paramètres. En revanche, des changements sont intervenus entre temps. Je ne suis pas capable d’évaluer leur poids relatif : sont-ils majeurs au point de bouleverser l’équilibre technico-économique de ces opérations ou non ? Sous toutes réserves, j’ai plutôt le sentiment que nous étions plutôt sur des éléments pouvant être anticipés.

M. Raphaël Schellenberger, président. Vous avez donné des éléments de temporalité intéressants : 2014-2015, c’est-à-dire une petite dizaine d’années avant l’exécution des VD4, mais aussi concomitamment à la fin des travaux post-Fukushima.

M. Antoine Pellion. Plus précisément, le terme « grand carénage » visait à empaqueter l’ensemble de ces évolutions. Il faudrait vérifier dans les archives quand elle émerge, mais cette notion est mise sur la table avant le quinquennat Hollande.

M. Raphaël Schellenberger, président. Un élément est assez marquant au cours de la dizaine d’années qui vient de s’écouler : la fermeture de 12 GW de capacités de production pilotables. En comparaison, nos voisins, y compris allemands, conservent leurs moyens de production, à l’exception du nucléaire en Allemagne qui représente une part marginale de la production. Comment l’expliquer ?

M. Antoine Pellion. Hors élément exceptionnel, comme la Covid et la corrosion sous contrainte, la France est exportatrice nette d’électricité et de façon massive vers les autres pays européens. Notre capacité de production nous différencie très nettement des pays voisins, à commencer par l’Allemagne, qui rencontre plutôt des difficultés en matière d’équilibre d’offre-demande. La question ne s’est pas du tout posée dans les mêmes termes. Fermer une centrale pour des raisons environnementales, parce qu’elle est à charbon, n’a pas du tout les mêmes incidences quand on possède un solde exportateur ou quand on court après les alternatives.

Deuxièmement, nous avons développé en parallèle les interconnexions. La solidarité européenne est réelle.

Troisièmement, un moyen de production sous cocon a un coût important. Des considérations de compétitivité et de prix de l’électricité entrent en compte. Se payer des réserves, comme le fait l’Allemagne, peut avoir un coût important. Dès lors que nous avons sécurisé les volumes et que nous sommes un pays très producteur et même exportateur, l’argument du prix intervient pour savoir si nous devons nous constituer des réserves.

Enfin, nous devions réduire les énergies fossiles et les émissions, à un moment où les éléments dont nous disposions nous conduisaient à penser que nous n’avions pas d’enjeu de sécurité d’approvisionnement. Saint-Avold a effectué un rattrapage au cours des derniers mois, de sorte à garantir la pointe au cours des deux prochaines saisons.

M. Raphaël Schellenberger, président. Vous venez de déclarer que l’enjeu du grand carénage était identifié depuis un certain temps. Dès lors, il existait un risque de baisse de la disponibilité. Ensuite, le lien avec les interconnexions me surprend. Nous tablons pour la fermeture de 12 GW sur la réduction de nos exportations, tout en sachant que nos voisins comptent sur ces importations pour se sécuriser. Vous venez de citer l’Allemagne. Le tout se fait alors que le développement des interconnexions est un moyen de sécuriser notre propre système énergétique. Il existe là une forme d’entourloupe. Où les sujets d’interconnexion sont-ils discutés ?

M. Antoine Pellion. RTE et les gestionnaires de réseau effectuent une analyse très approfondie et détaillée, au pas de temps du quart d’heure, pour examiner les complémentarités, la robustesse des scénarios et les flux. Le fait est que les pointes de consommation des différents pays ne surviennent pas au même moment dans la journée. Les réseaux sont physiquement complémentaires, d’où l’intérêt de la solidarité européenne sur ce point.

RTE est l’un des meilleurs gestionnaires de réseau sur ce point, car il teste l’ensemble des configurations possibles en fonction du vent, de la température et du type de consommation. Vous avez eu des échanges, je crois, avec Xavier Piechaczyk à ce sujet. Le tout est résumé dans le critère des trois heures de défaillance en moyenne. Ce critère est sans doute améliorable, car il ne considère pas la profondeur de la défaillance. Il permet néanmoins de sécuriser le bouclage physique du système et de répondre, je pense, au point que vous soulevez.

M. Raphaël Schellenberger, président. Existe-t-il au niveau européen un opérateur ayant les moyens de réaliser ce travail ?

M. Antoine Pellion. L’ENTSO-E (European association for the cooperation of transmission system operators for electricity), association des gestionnaires de réseau européens, est mandatée pour réaliser les études de rebouclage des prévisions des opérateurs. Nous, Français, avons demandé à RTE de les tierce-expertiser, c’est-à-dire d’avoir son propre modèle, simulant aussi les autres pays. Nous disposons donc de deux visions : celle de RTE, que nous maîtrisons totalement dans ses paramètres, et celle de l’ENSOE, qui nous prémunit des erreurs d’analyse.

M. Raphaël Schellenberger, président. La France reste l’une des grandes puissances nucléaires mondiales : elle compte 10 à 15 % du parc nucléaire mondial et dispose de la maîtrise complète du cycle du combustible. En ce sens, elle est l’un des rares pays à pouvoir jouer le match avec les Russes, les Américains et peut-être demain les Chinois.

Pour autant, j’ai le sentiment qu’en matière de projection dans le temps de la filière nucléaire, nous sommes en plein tâtonnement. Le pari d’Astrid est en partie abandonné. Vous en avez expliqué les raisons, que l’on peut ou non partager. Quelle est, de votre point de vue, la perspective à donner à la recherche et à la filière électronucléaire française, qu’elle soit autour du REP, peut-être du RNR ou d’autre chose ? Quelles sont les briques à acquérir pour que notre grande industrie le demeure et se projette à l’horizon du siècle prochain ? Nous avons entendu des points de vue assez divergents sur le pas de temps réel. Le gap technologique arrive-t-il à la fin du siècle, parce que la disponibilité de l’uranium est suffisante, ou bien avant, parce qu’un renouveau nucléaire mondial pourrait accélérer la consommation d’une ressource finie ?

M. Antoine Pellion. Nous sommes l’un des rares pays à construire de nouveaux réacteurs, sur un design qui a beaucoup évolué. Nos difficultés peuvent nous conduire à nous démoraliser, mais une comparaison avec les autres pays du monde montre que le maintien de notre puissance nucléaire se joue là. Nous disposons d’un réacteur français nouveau modèle, l’EPR, qui est en fonctionnement à Taishan. Il l’est quasiment à Olkiluoto et presque à Flamanville. Des chantiers sont également en cours. Tout cela nous confère une très nette longueur d’avance par rapport à bon nombre d’autres pays et d’autres configurations.

Nous sommes également le pays qui abrite la recherche sur la fusion nucléaire, avec ITER. Il s’agit d’un élément de projection important, notamment en matière de compétences. Nous sommes actifs sur les SMR, avec un projet français. Nous avons lancé dans France 2030 un certain nombre de fonds pour financer de l’innovation en matière de nucléaire, avec des pistes intéressantes de rupture technologique.

Tout cela me porte à penser que nous disposons d’une forte capacité de projection vers l’avenir, qui se renforce et se déploie. Je ne suis pas capable de prédire ce qui l’emportera sur le plan technique et de la compétitivité prix, importante pour que la solution puisse être déployée largement sans exposer nos concitoyens à un choc de facturation. Nous sommes bien positionnés pour faire partie de la solution et pour capter les autres solutions existantes pour les déployer chez nous.

Quand le président de la République parle de 6+8, il dresse un scénario au plus tôt : nous devons être prêts, au cas où il faille accélérer, d’où cet objectif ambitieux. Le rythme réel dépendra beaucoup de la possibilité de prolonger le parc existant et de l’arbitrage entre ce que nous pouvons nous permettre d’attendre, en matière de maturité technologique et ce que nous pouvons mettre en œuvre immédiatement au titre de nouvelles capacités. L’important est de garder des options ouvertes, d’être très actifs dans la montée en compétences et de nous tenir prêts à capitaliser sur chaque moment de maturité technologique, pour les appliquer à notre parc existant. Voici quelques éléments de réponse et de projection.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour votre disponibilité et la clarté de vos propos.

Je donne rendez-vous aux membres de la commission demain pour trois auditions successives, en espérant que les mouvements sociaux permettent à chacun d’être présent. Je rappelle à nos membres que les auditions pourront être suivies par visioconférence, pour celles qui ceux qui rencontreraient des difficultés de transport demain.

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3.   Audition de M. Philippe de Ladoucette, ancien Président de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) (19 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous reprenons aujourd’hui nos travaux de la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. M. Philippe de Ladoucette, vous avez présidé la commission de régulation de l’énergie (CRE) de 2006 à 2017. La CRE, créée en 2000, est une autorité administrative devenue indépendante et elle est née de l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz. Son rôle consiste à veiller au bon fonctionnement de ceux-ci, à garantir l’indépendance des gestionnaires des réseaux, à apporter son expertise, à participer aux instances de l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER) et à entretenir un débat nourri avec les pouvoirs publics chargés de la politique énergétique. La CRE s’appuie sur deux organes indépendants : son collège, qui rend ses décisions en s’appuyant sur l’expertise de ses services, et son comité de règlement des différends et des sanctions (CoRDiS), car la concurrence est devenue une source de contentieux. La CRE, bien que peu connue du grand public, rend des décisions ou des avis dont les conséquences sont importantes, non seulement pour les entreprises productrices, consommatrices et distributrices, mais aussi pour les ménages et les collectivités publiques. En effet, l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), les tarifs régulés ou réglementés, les charges de service public, les tarifs d’utilisation des réseaux et la manière dont les marchés réagissent constituent le cœur de l’activité de la CRE.

Pouvons-nous considérer que la CRE est garante de la souveraineté et de l’indépendance énergétique de la France ? Quelles ont été les évolutions les plus significatives de ce point de vue ? M. Lévy, ancien PDG d’EDF, a évoqué le « poison » que constituait l’ARENH pour EDF et M. Proglio n’était pas moins virulent sur ce sujet. Nous comptons sur vous, M. Philippe de Ladoucette, pour nous apporter votre éclairage, car vous avez présidé la CRE pendant onze années et vous avez produit un travail académique de qualité sur la régulation indépendante des marchés de l’énergie.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Philippe de Ladoucette prête serment.)

M. Philippe de Ladoucette, ancien Président de la Commission de régulation de l’énergie (CRE). L’association française de droit de l’énergie (AFDEN) nous a quelque peu devancés, car elle avait prévu d’organiser, avant la fin de l’été 2022, son colloque annuel sur le thème de la souveraineté énergétique. Il en est ressorti que ce sujet n’avait pas beaucoup de sens dans le contexte dans lequel nous nous trouvions et que la souveraineté ne pouvait se traduire qu’en termes de sécurité d’approvisionnement. Par ailleurs, la souveraineté, si elle peut exister, ne peut être qu’européenne.

En effet, l’ouverture des marchés de l’énergie en Europe, c’est-à-dire de l’électricité puis du gaz, avec respectivement la directive de 1996 transposée par la loi de 2000 et la directive de 1998 transposée par la loi de 2003, s’est fondée essentiellement sur l’approche juridique, d’abord au travers de l’Acte unique européen, et, ensuite, au travers du droit de la concurrence. Pour rappel, la Commission européenne dispose d’une compétence partagée avec les États dans le domaine de l’énergie depuis le traité de Lisbonne de 2008.

La France s’est considérablement battue, avant la première directive de 1996, contre l’idée même de l’ouverture des marchés. En effet, les parlementaires étaient opposés au principe d’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité, puis de celui du gaz. Cette position s’explique par la volonté de la Commission européenne de présenter un modèle allant à l’encontre du système tel qu’il existait en France. En 1995, EDF avait effectivement atteint un niveau de production qui lui permettait de revendre de l’électricité en Europe en quantité importante et de racheter des entreprises dans différents pays, et la réciprocité n’était pas vérifiée. De nombreux colloques européens organisés entre les années 1995 et 2000 traduisaient une forme d’agacement vis-à-vis de ce phénomène, notamment car il était impossible de pénétrer le marché français. Il n’existait, par conséquent, pas d’équivalence entre la France et le reste des pays d’Europe.

La première directive de 1996 s’est traduite tardivement dans la loi en 2000 et, à partir de ce moment, on ne peut pas dire que l’exécutif français a consenti d’importants efforts à la mise en œuvre de cette directive qu’il avait approuvée. Au début, tout se passait à peu près bien. Jusqu’en 2005, les prix étaient très bas sur le marché de gros et le tarif réglementé était largement supérieur au coût des énergies fossiles, et les entreprises voulaient aller sur le marché. La situation s’est modifiée en 2004, car une hausse considérable des prix est survenue. À cette époque, le Parlement avait pris l’initiative de créer le Tarif réglementé et transitoire d'ajustement au marché (TaRTAM) sans concertation avec la Commission européenne, qui allait d’ailleurs ouvrir un contentieux vis-à-vis de la France sur les tarifs réglementés vert et jaune. L’ensemble des évènements compris entre 2005 et 2006 a conduit l’exécutif à mettre en place la « commission Champsaur », qui devait réfléchir à la manière de répondre à cette situation, car les conséquences d’une condamnation par la Commission européenne auraient été non négligeables pour EDF, éventuellement sur sa structure même. Par ailleurs, l’ARENH n’est pas une initiative bruxelloise, mais il découle des travaux de cette commission constituée de deux parlementaires et de trois économistes.

À partir de ce moment, nous avons commencé à réfléchir au contenu de l’ARENH, qui est une initiative française discutée au sein du Parlement, et à sa méthode de calcul. François Fillon, qui était alors Premier ministre, avait entamé des réflexions avec les commissaires européens à l’énergie et à la concurrence sur certaines actions capables de stopper la procédure. Dans un échange de lettres du 15 septembre 2009, la Commission européenne estimait que, si les éléments indiqués étaient rapidement mis en œuvre, la procédure en cours prendrait fin : la procédure s’est officiellement arrêtée en 2012. Ensuite, l’ouverture à la concurrence s’est déroulée progressivement, c’est-à-dire à partir de 1999 pour les grosses entreprises, à partir de 2004 pour les petites et moyennes entreprises et à partir du 1er juillet 2007 pour l’ensemble des consommateurs domestiques. Les résultats étaient faibles, quelque 870 000 consommateurs s’étant orientés vers le marché dans le domaine de l’électricité.

La problématique était relativement différente pour le sujet du gaz. En effet, EDF occupe une place particulière dans le monde de l’énergie européen. J’ai souvent répété que l’exécutif n’avait pas joué franc jeu pour l’ouverture du marché à cette époque alors que nous demandions simplement que la loi soit respectée et que les tarifs couvrent les coûts. Or les propositions tarifaires du Gouvernement, après avis de la CRE, étaient très couramment inférieures à la réalité de la couverture des coûts. De plus, les fournisseurs alternatifs attaquaient les arrêtés devant le Conseil d’État qui, en général, les a cassés. Il a ensuite fallu mener un travail de régulation juridique par le Conseil d’État afin de parvenir à proposer des évolutions tarifaires correspondant à la loi.

Par ailleurs, le principe de la couverture des coûts, qui était celui des tarifs réglementés, en vigueur jusqu’à l’existence de l’ARENH a été modifié par un amendement parlementaire, qui supprimait ce principe de la couverture complète des coûts comptables. La loi de nouvelle organisation du marché de l'électricité (NOME) ne reprenait que le principe de la « prise en compte » des coûts. J’avais alors demandé quel était le sens réel de cet amendement et il m’avait été répondu qu’il était prévu de prendre en compte les coûts, mais dans leur totalité. Nous voulions alors maîtriser l’évolution des tarifs réglementés, dans un contexte de prix élevés. À cette époque, il existait un risque vis-à-vis de la situation de gestion de l’endettement d’EDF, dans la mesure où les tarifs ne couvriraient plus les coûts.

La loi prévoyait qu’à l’issue de trois ans après la promulgation de celle-ci, un décret définirait la méthode de calcul employée par la CRE pour les évolutions annuelles de l’ARENH. Ce décret n’est finalement jamais passé devant le Conseil d’État alors que la CRE avait remis un avis positif sur le projet de décret du 21 juillet 2014. La procédure s’est arrêtée à stade. Entre 2012 et l’évolution récente du prix de l’ARENH, nous n’avons pas enregistré de modification de ce dernier. Cette situation explique le nombre de questions envoyées par la Commission européenne en lien avec ce projet de décret. Il a été très souvent difficile de répondre à celles-ci et, à ce moment-là, les prix de gros du marché de l’électricité étaient tombés, ce qui amoindrissait l’intérêt du prix de l’ARENH. Les négociations ont ensuite pris fin en 2015. Je suppose d’ailleurs que le sujet de la nouvelle régulation du nucléaire suscite les mêmes questions de la part de la Commission européenne et il est probable que l’exécutif rencontre les mêmes problèmes pour y répondre.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous remercie de ces propos particulièrement factuels. J’aimerais maintenant que vous nous décriviez, à la lumière de votre mandat et de la situation actuelle, les principaux objectifs de la loi NOME et les résultats atteints ainsi que ceux qui ne l’ont pas été.

M. Philippe de Ladoucette. La loi devait permettre aux fournisseurs alternatifs d’électricité d’EDF de se trouver dans des conditions de concurrence équivalentes afin de constituer un prix qui serait le reflet des conditions connues par les entreprises alternatives. En synthèse, la loi visait le développement de la concurrence sur un marché qui était alors relativement peu ouvert.

Dans sa lettre du 15 septembre 2009, le Premier ministre indiquait la chose suivante : « […] il s’agit de donner aux fournisseurs alternatifs un droit d’accès à la production électrique de base d’EDF (ci-après "accès régulé à la base"), aux conditions économiques du parc nucléaire historique, en fonction de leur portefeuille prévisionnel de clients en France, dans des conditions équivalentes à celles dont dispose EDF. […] S’agissant d’une régulation asymétrique d’un acteur dominant, le dispositif d'accès à la base régulée aurait vocation à être proportionné à l’objectif de développement de la concurrence, c'est-à-dire à traiter uniquement l'avantage incomparable dont bénéficie l'opérateur dominant. Dans cette perspective, le dispositif doit être globalement plafonné ». Il a été plafonné à 100 TWh, la commission européenne, dans l’échange de lettres avec le Premier ministre, évoquant un plafonnement au moins égal à 100 TWh.

Cette ouverture des marchés n’a pas démarré facilement, car elle pouvait intervenir uniquement si les tarifs étaient contestables, le Parlement ayant demandé un temps de latence pour ce faire. La loi prévoyait qu’à partir du 1er janvier 2016, la CRE prendrait la responsabilité d’adresser la proposition d’évolution tarifaire. Ensuite, le Gouvernement disposait d’un délai de deux mois pour s’y opposer. Le développement de la concurrence était extrêmement lent pendant le déroulement de cette procédure. Concrètement, des retards sur les tarifs entre 2011 et 2015 ont eu lieu, car les gouvernements n’étaient pas enclins à faire passer des évolutions tarifaires trop importantes, notamment pour les consommateurs domestiques.

Par ailleurs, un accord avait été passé entre les fournisseurs alternatifs et le ministre chargé de l’énergie. Il prévoyait l’application de trois évolutions tarifaires en trois ans pour rééquilibrer les tarifs réglementés vis-à-vis de la réalité des coûts.

La troisième évolution n’a pas abouti, car Madame Royal estimait qu’il était préférable, du moins du point de vue politique, de passer directement à un système d’empilement des tarifs, qui amenait une augmentation moindre. Par conséquent, la mécanique concurrentielle a vraiment débuté à partir de 2015.

Nous pouvons reconnaître qu’aujourd’hui, le marché est ouvert. Par ailleurs, certains débats assez divergents avaient lieu au sujet de la courbe d’endettement d’EDF de 2011 à 2025 et le mode de calcul entre, d’un côté, les interlocuteurs d’EDF et, de l’autre, la CRE et les économistes. Jean-Bernard Lévy s’était présenté devant la CRE et il avait expliqué qu’EDF rencontrait un problème de financement de ses besoins d’investissements au regard du prix de l’ARENH. Par exemple, un point de désaccord portait sur le niveau des tarifs d’utilisation des réseaux de transport et de distribution, à savoir le TURPE. Concrètement, M. Lévy avait besoin que ce niveau soit suffisamment élevé pour qu’un dividende puisse être payé à la maison mère. Nous avions eu un réel différend sur le sujet, tant avec la ministre, qu’avec EDF et ERDF. Cette situation a finalement abouti devant le Conseil d’État, qui nous a donné raison à 98 %.

En conclusion, la problématique de l’ARENH avait répondu à une grande partie des objectifs fixés initialement. J’ai par ailleurs été quelque peu surpris par le discours des uns et des autres sur le « poison » de l’ARENH pour EDF, qui fait face à un faisceau de problématiques. L’ARENH n’était cependant pas déployé pour aider EDF puisqu’il allait entraîner une perte de clients. Toutefois, il était nécessaire, dès l’année 1996, de réfléchir à la manière dont EDF allait répondre à la problématique de la concurrence et des investissements. Une partie de ces sujets ont été résolus par la remontée des prix de l’électricité lors des quatre premières années suivant la première directive. En tant que citoyen plutôt que régulateur, j’estime qu’EDF aurait dû réformer son système de fonctionnement dès les premières années pour s’adapter à une situation de concurrence. Pour ce faire, l’exécutif aurait cependant peut-être dû laisser EDF travailler plus librement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je comprends que les calculs de la CRE, qui concordaient avec ceux de la direction générale de l’énergie de l’époque, aboutissaient à la conclusion que le tarif fixé de l’ARENH permettait à EDF de supporter le coût de maintenance et de renouvellement de son parc.

M. Philippe de Ladoucette. Certes, mais le prix ne s’élevait pas à 42 euros, car il évoluait plutôt entre 36 euros et 39 euros.

M. Antoine Armand, rapporteur. De plus, l’ancien directeur général de l’énergie a indiqué que l’écart entre 40 euros et 42 euros pouvait être comblé par les coûts afférents aux travaux post-Fukushima.

M. Philippe de Ladoucette. Ce calcul manquait de structure lorsque l’exécutif nous l’a présenté. Cependant, nous n’avions pas remis d’avis négatif à cette époque, même si les débats étaient très vifs au sein du collège qui a seulement pris acte. Nous étions profondément convaincus que le tarif de 42 euros ne se justifiait pas, mais nous ne voulions pas être accusés de favoriser une situation de risque au niveau du nucléaire. Si le prix de l’ARENH avait évolué annuellement, les investissements consentis dans ce domaine, qui ont ensuite pris le nom de grand carénage, auraient parfaitement pu entrer dans ce tarif.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les anciens responsables d’EDF nous ont dit que la quasi-totalité des difficultés de l’entreprise était due à l’ARENH, tandis que les syndicats du CSE d’EDF ont indiqué qu’un tiers de l’endettement d’EDF était justifié par l’ARENH. En revanche, vous soutenez que l’ARENH n’a pas été un facteur d’affaiblissement de l’entreprise. J’en déduis qu’elle s’est affaiblie à cause de ses propres décisions, qui étaient toutefois prises sous contrainte des consignes de l’exécutif.

M. Philippe de Ladoucette. Vous pouvez effectivement le formuler de la sorte. Par ailleurs, l’introduction de la prise en compte des coûts dans la loi NOME, et non de la couverture complète des coûts, pouvait poser un problème sur la couverture sèche des coûts d’EDF.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce problème était seulement théorique, car d’après vos calculs, le tarif de l’ARENH excédait cette couverture.

M. Philippe de Ladoucette. Lorsque nous avions réalisé les calculs, nous n’avions pas tenu compte du principe de la non-couverture totale des coûts comptables d’EDF, car la loi n’était pas encore votée.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous semblez vous satisfaire du marché européen tel qu’il a été conçu ainsi que de sa mise en œuvre, même si vous l’avez longtemps jugée tardive et incomplète. Les trois arguments qui ont présidé à l’ouverture à la concurrence et à la mise en place d’un marché européen de l’énergie étaient les suivants : la baisse des prix ; la capacité de préserver, maintenir et renouveler le parc nucléaire historique ; le développement des énergies renouvelables. Cependant, nous n’avons pas l’impression que les objectifs ont été particulièrement atteints.

Dès lors, nous nous demandons pour quelle raison un marché a été ouvert à la concurrence pour un bien qui n’est pas une marchandise comme une autre. En outre, cette évolution est intervenue dans un pays qui fabriquait plus de 75 % de son énergie à partir de production décarbonée nucléaire et qui disposait d’une production hydraulique.

M. Philippe de Ladoucette. La France n’a jamais voulu s’inscrire dans cette dynamique, contrairement aux autres pays, qui ont été suivis par la Commission européenne. Dès lors, la baisse des prix a été mise en œuvre à destination du consommateur européen, qui s’est vérifiée, plutôt que du consommateur français. Il était évident qu’en installant un marché physique, par les interconnexions, entre différentes places de production, la moyenne des prix allait remonter. Concrètement, le prix moyen global serait forcément favorable à certains et défavorable à d’autres. Il est cependant arrivé que les prix négatifs, résultant de la production issue des énergies renouvelables en Europe, fassent baisser le prix moyen en France, le prix de marché de gros ayant été très bas, de l’ordre de 30 euros, en 2012, 2013 et 2017. Toutefois, le consommateur, soumis au tarif réglementé, n’en voyait pas réellement les conséquences.

Lorsque les interconnexions ne sont pas saturées, les prix convergent complètement. Cependant, en cette situation de baisse de la production nucléaire, les prix français sont plus élevés que les prix allemands, belges ou luxembourgeois. Si nous parvenons à équilibrer l’exportation et l’importation, nous bénéficions alors de prix équivalents. Dans ce domaine, il est donc difficile d’identifier une vérité absolue. Lors de mon parcours, j’ai d’ailleurs appris à ne pas établir de prévisions dans le domaine de l’énergie et à éviter les propos expéditifs.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous expliquez que la France était opposée à l’ouverture à la concurrence, mais vous sembliez plutôt favorable à celle-ci en 2017. En effet, vous avez dit, en 2017, que la France avait un problème avec la concurrence et vous semblez regretter que l’ouverture des marchés à la concurrence n’ait pas été plus importante. Dès lors, j’aimerais savoir si vous pensez que l’ouverture à la concurrence a pu nuire aux intérêts énergétiques et nationaux français ou si vous avez plutôt l’impression que les raisons de l’affaiblissement de notre système énergétique ne sont pas à chercher dans l’ouverture du marché à la concurrence.

M. Philippe de Ladoucette. J’ai effectué cette déclaration au moment de mon départ et nous n’avions pas tous la même position au sein du collège de la CRE. Pour respecter les sensibilités de tous, je n’exprimais pas toujours mon point de vue individuel. À titre personnel, j’étais totalement favorable à l’ouverture du marché et, ayant dirigé un monopole, je ne suis pas convaincu que ce modèle est d’une efficacité totale en termes économiques, même si je ne nie pas les problèmes qui ont pu être rencontrés en France. J’ai toujours pensé que l’idée d’un marché européen représentait une solution positive, car je fais partie de cette génération qui reconnaît une véritable valeur à l’Europe. La CECA était d’ailleurs une initiative française. Actuellement, le marché fonctionne très bien, même si les résultats peuvent être désagréables. Avant la guerre en Ukraine, divers évènements avaient d’ailleurs déjà pesé sur les prix de l’énergie – non-disponibilité de certains réacteurs nucléaires, demande de gaz de la Chine, baisse de l’hydraulicité en Norvège, etc. – et le marché de l’énergie n’est pas plus obsolète aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque.

Plusieurs spécialistes de l’électricité et l’achat de l’énergie se sont toujours opposés à la mise en place d’un marché de gros de l’électricité, car il pose d’importants problèmes, notamment aux grandes entreprises françaises. Certaines personnes soutiennent des arguments opposés à l’existence d’un tel marché : pour ma part, j’y étais favorable et je trouvais dommage que ce que nous avions signé ne fût pas respecté.

M. Antoine Armand, rapporteur. Plusieurs déclarations contradictoires sont intervenues au sujet des flux électriques et financiers. Dès lors, pouvez-vous nous réexpliquer comment a été pensé le marché d’échange de l’électricité au niveau européen et vous semble-t-il possible d’en sortir ? Plus précisément, est-il possible de sortir du dispositif d’échanges économiques sans nuire à la capacité de superviser les échanges sur l’ensemble du réseau européen ? Comment abordez-vous les critiques lancées contre le marché européen de l’énergie ainsi que les souhaits et déclarations qui assurent qu’il est possible d’en sortir sans déséquilibrer l’offre et la demande au niveau européen ?

M. Philippe de Ladoucette. La question est complexe, car il existe une différenciation entre les échanges physiques sur les réseaux et les échanges commerciaux. En effet, les électrons ne se transportent pas selon une ligne droite, mais ils se dirigent vers la moindre résistance sur les réseaux. De plus, pour se déplacer d’un endroit à l’autre, les électrons transiteront par différents pays. Cette trajectoire ne correspond donc pas à l’échange commercial, qui répond à des prévisions réalisées à vingt-quatre heures et qui fonctionne principalement grâce à deux bourses de l’électricité, à savoir Epex Spot et Nord Pool Spot. Les offres et les demandes s’équilibrent sur ces deux marchés et, d’ailleurs, EDF en profite très largement et bénéficie des prix du marché. L’ensemble de ce fonctionnement est bâti sur des règlements juridiques. Il n’est donc pas possible de décider sur le seul plan politique d’opérer de manière différente. Par ailleurs, RTE pourra toujours réaliser l’équilibre entre offre et demande, même si nous ne savons pas si nous trouverons toujours des vendeurs lorsque nous en aurons besoin. En effet, dans des moments de tension couplés à des moments de pointe, nous devons faire appel à nos voisins pour importer de l’électricité. Pour rappel, nous avions connu une période de grand froid en février 2012 et nous avions eu besoin des autres pays afin d’éviter un potentiel black-out. Il est maintenant très facile de dire que nous souhaitons sortir de ce marché, car il ne nous est pas favorable.

Des discussions entre l’exécutif français et la Commission européenne portent aussi sur l’introduction d’une notion qui reviendrait à dire que nous n’avons pas à payer une électricité carbonée alors que nous produisons de l’électricité décarbonée. Ce concept n’existait pas par le passé et il n’avait jamais été évoqué à l’époque, car l’idée de transition énergétique est arrivée plus tard. En effet, ce sujet a pris de l’ampleur grâce au Grenelle de l’environnement et aux promesses formulées par la France sur les objectifs fixés à horizon 2020. La CRE n’avait cependant pas de responsabilités sur le mix énergétique et elle ne participait, dans le domaine des énergies renouvelables, qu’au calcul de la contribution au service public de l'électricité (CSPE), à l’organisation des appels d’offres voulus par le gouvernement et à la remise d’un avis sur les tarifs de rachat proposés par celui-ci. La CRE a d’ailleurs souvent donné des avis négatifs sur les propositions tarifaires de rachats. Elle avait alerté sur la possibilité de crise qui s’est produite en 2010 sur le photovoltaïque. Ensuite, la part de la CRE dans la transition énergétique s’est modifiée après mon départ, car celle-ci effectuait de la sous-traitance pour le gouvernement. Il me semblait cependant que nous n’avions pas les moyens de mener l’ensemble de ces travaux à ce moment.

M. Francis Dubois (LR). Vous avez dit que vous teniez compte des coûts d’investissements pour l’entreprise EDF dans le prix que vous aviez défini. Cependant, ceux-ci n’ont pas été pris en compte dans le cadre de la loi NOME. Dans le montant de 39 euros que vous avez évoqué, les coûts d’investissements étaient-ils inclus ?

M. Philippe de Ladoucette. Ils étaient effectivement compris dans ce tarif. Nous avions alors expliqué que le coût de production du parc nucléaire historique se divisait selon les postes suivants : les charges d’exploitation à couvrir chaque année ; les investissements de maintien en condition opérationnelle et d’allongement de la durée d’exploitation ouverts dès qu’ils sont consentis chaque année; les capitaux investis par le passé et encore immobilisés qu’il s’agirait de rembourser et de rémunérer avant 2025, année correspondant au 40ème anniversaire du parc ; les provisions pour les charges fixes de long terme. Cette dernière composante pouvait être répercutée dans l’ARENH par les annuités qui peuvent être réparties de différentes manières entre 2011 et 2025. Les capitaux investis par le passé, c’est-à-dire la base d’actifs à rembourser et à rémunérer, comprendraient quant à eux le coût de construction du parc et la valeur nette comptable de celui-ci. Pour information, l’investissement qui n’était pas encore amorti s’élevait à 15 milliards d’euros à l’époque. La Cour des comptes avait obtenu des résultats différents, car elle envisageait le coût du nucléaire comme il pourrait être aujourd’hui. En revanche, nous avions pris en compte la valeur comptable de l’investissement amorti. De plus, les provisions pour les charges fixes de long terme appelaient à la constitution d’un portefeuille d’actifs pour 18 milliards d’euros en 2011 concernant les démantèlements.

En définitive, dans la logique de couverture de l’ensemble des coûts sur la période de régulation jusqu’en 2025, il paraissait raisonnable que le prix de l’ARENH permette de rembourser d’ici 2025 les quinze quarantièmes du montant approvisionné, soit 7 milliards d’euros. Avec des hypothèses prudentes, le prix pourrait ressortir à 39 euros sur la période de régulation. En 2011, le tarif se décomposait entre 25 euros pour les charges opérationnelles, 8 euros pour les investissements futurs et 6 euros pour le remboursement du capital immobilisé par le passé. Compte tenu de la méthode proposée par construction en fin de durée de vie du parc nucléaire, la dette afférente aux investissements passés et à ceux consentis d’ici 2025 devrait être résorbée. De même, les intérêts devraient être payés et les fonds propres remboursés et rémunérés.

M. Francis Dubois (LR). Je comprends de votre discours que Madame Ségolène Royal a proposé un empilement de tarifs.

M. Philippe de Ladoucette. La loi NOME prévoyait de passer, au plus tard au 1er janvier 2016, à un nouveau système de calcul des tarifs réglementés, basé sur un empilement. Celui-ci comprenait le prix de l’ARENH, 20 % de complément sur le marché, les frais de commercialisation et le TURPE. Ségolène Royal n’a pas inventé ce système, mais elle a anticipé cette mesure à la fin de l’année 2014, car il amenait une évolution tarifaire moindre que celle qui aurait été appliquée si la méthode de calcul précédente des tarifs réglementés avait été retenue.

M. Francis Dubois (LR). J’ai demandé au PDG de TotalEnergies quelle aurait été sa position s’il existait un ARENH sur les carburants. Il a répondu qu’il avait proposé un ticket sur l’investissement au gouvernement.

M. Philippe de Ladoucette. Lorsque j’occupais mes fonctions à la CRE, Total n’avait pas encore racheté Direct Energie et je pense que cette proposition est intervenue après mon départ.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Les positions sur l’appréciation de la nocivité de l’ARENH divergent selon les personnes auditionnées. Il me semble que, pour que le dispositif soit vertueux, il aurait été judicieux d’indexer le prix de l’ARENH sur l’inflation. Cependant, certaines personnes nous ont indiqué que cette question n’avait pas réellement été abordée à l’époque. Vous avez pourtant souligné qu’un décret devait permettre de réfléchir à nouveau sur la question du prix. Par ailleurs, comment expliquez-vous que nous n’ayons pas réussi à convaincre la Commission européenne de se pencher a minima sur la question de l’inflation ?

En outre, l’asymétrie du dispositif pose certaines questions. Pensez-vous que cette dimension aurait dû être prévue afin de ne pas connaître les difficultés rencontrées aujourd’hui ? Enfin, vous avez indiqué que les 100 térawattheures représentaient un plancher plutôt qu’un plafond. Visiblement, il n’a pas été question du prorata de la production nucléaire en France. En effet, lorsque la production s’élève à 400 térawattheures, il est nécessaire de céder un quart de la production. Cependant, lorsque la production s’élève à 250 ou 300 térawattheures, estimez-vous raisonnable d’en céder une centaine, voire 120 ?

Si les différents éléments étaient levés, nous pourrions entendre qu’il devenait nécessaire d’instaurer un équilibre qui permettrait aux fournisseurs alternatifs d’évoluer dans des conditions de concurrence correctes. Celles-ci devaient leur permettre de vendre de l’électricité à leurs clients à des prix concurrentiels et de bénéficier d’une santé financière suffisante pour développer des outils de production. Je me demande si tout le monde envisageait que les outils de production soient également développés par les fournisseurs alternatifs ou si ce sujet n’a pas été évoqué. Prochainement, nous allons devoir nous pencher sur le renouvellement de l’ARENH. En regard du prix des énergies renouvelables (ENR), le dispositif de l’ARENH, avec un rehaussement du tarif à hauteur de 50 euros environ, est-il encore utile alors que les fournisseurs alternatifs auront la possibilité de se fournir auprès de fournisseurs d’énergies renouvelables à des prix totalement similaires ?

Par ailleurs, je n’ai pas réellement compris pour quelle raison la France s’est tournée vers ce dispositif alors que la Commission européenne ne l’a pas imposé.

Enfin, lorsque les discussions se sont tenues autour des directives concessions de la Commission européenne, l’Allemagne s’est battue pour que l’eau bénéficie d’un régime dérogatoire. Cependant, nous ne nous sommes pas mobilisés sur la question des concessions hydro-électriques, qui auraient certainement pu également bénéficier de cette dérogation dans l’annexe.

M. Philippe de Ladoucette. La France s’est engagée dans cette voie alors que d’autres options pouvaient être retenues, mais elles avaient été écartées. Pour rappel, les parlementaires ont voté la loi, car le projet avait été proposé par le Gouvernement et largement amendé par le Parlement. Il revenait donc à celui-ci d’ajouter des éléments supplémentaires, potentiellement sur le sujet de l’inflation. Cependant, celui-ci n’était pas central à cette époque, car l’inflation n’atteignait pas des niveaux extraordinaires. De plus, l’idée de la révision annuelle de l’ARENH faisait partie de la loi elle-même. En effet, trois ans après sa promulgation, un décret devait définir les éléments de calcul afin de déterminer le prix de l’ARENH. Celui-ci devait faire l’objet d’une proposition de la CRE à l’exécutif et le contenu de ce décret est mentionné dans la délibération de la CRE du 21 juillet 2014, mais il a ensuite disparu. L’absence de la revalorisation annuelle du prix de l’ARENH a finalement engendré un problème relativement important pour EDF à partir du moment où les prix sur le marché de gros ont augmenté. Par conséquent, cette question relève plutôt de l’exécutif et de la Commission européenne.

À l’époque des négociations relatives à la loi NOME, une réflexion avait porté sur l’introduction de l’hydraulicité dans le dispositif. Celle-ci n’avait été jugée utile, car les barrages allaient être ouverts à la concurrence. Le sujet de l’eau fait d’ailleurs encore l’objet de difficultés de compréhension entre l’exécutif français et la Commission européenne.

Par ailleurs, il est probable que, si nous avions imaginé, ce qui n’avait pas été le cas, peut-être par manque d’anticipation, une baisse considérable de la production nucléaire, nous aurions pu introduire une mesure de proportionnalité à la production dans la loi. À cette époque, EDF ne rencontrait aucun problème de production nucléaire et exportait largement de l’électricité, raison pour laquelle la proportionnalité n’avait pas été envisagée à l’époque.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Pour quelle raison n’arrivions-nous pas à nous faire entendre auprès de la Commission européenne sur ce sujet ? D’ailleurs, nous n’y parvenons pas davantage aujourd’hui. En effet, la CRE a validé une proposition de revalorisation entre 49 euros et 50 euros, mais les discussions n’aboutissent pas.

Dans le cadre des discussions de la loi NOME, l’introduction des deux productions de base, à savoir le nucléaire et l’hydraulique, avait été envisagée. Cependant, l’hydraulique a été abandonné, car il avait été intégré à un autre dispositif, très nocif à mes yeux. J’avais plutôt l’impression que les discussions sur l’ARENH étaient quant à elles soumises à une volonté forte qu’elles aboutissent. D’ailleurs, j’ai le sentiment, comme d’autres, que la conclusion sur l’ARENH est intervenue au détriment du sujet des concessions hydro-électriques.

M. Philippe de Ladoucette. Il m’est difficile de vous répondre sur ce sujet, car je ne faisais pas partie des échanges directs entre le cabinet du Premier ministre et la Commission européenne. Dès lors, je ne peux ni confirmer ni démentir vos propos et je m’appuie uniquement sur les échanges écrits entre les deux parties.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez notifié que la loi prévoyait qu’un décret paraisse trois années après la promulgation de la loi. Dès lors, quel rôle la CRE devait-elle jouer en 2014 lorsque ce décret n’a pas vu pas le jour ?

M. Philippe de Ladoucette. La CRE ne jouait aucun rôle de ce point de vue. En effet, sa mission porte sur les conditions techniques du fonctionnement de l’ARENH, et non sur l’évolution de son prix, le décret prévu n’ayant pas été pris.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Quel intérêt un nouvel ARENH ou un nouveau dispositif présente-t-il au moment où le prix des énergies renouvelables est identique au prix de l’électricité issue du nucléaire ?

M. Philippe de Ladoucette. Cette question devrait plutôt être posée aux fournisseurs alternatifs. Toutefois, la production des énergies renouvelables est, par définition, fluctuante.

M. Francis Dubois (LR). Je me demande si la CRE a le pouvoir de rappeler à l’État que cette actualisation est obligatoire si nous souhaitons que le producteur ne soit pas déséquilibré.

M. Philippe de Ladoucette. Nous avons souvent posé cette question à l’exécutif et à l’administration entre le 21 juillet 2014 et les deux ans et demi qui ont suivi. Ensuite, les discussions se sont taries et nous n’avions pas le pouvoir d’interpeller le Gouvernement. Vous pourrez cependant poser cette question à Mme Royal.

M. le président Raphaël Schellenberger. La CRE joue donc un rôle sur le marché, qui est défini par deux composantes, à savoir le volume et la répartition de ce volume. Dès lors, meniez-vous un travail prospectif sur le sujet du volume ? En effet, nous constatons que le sujet de la projection dans le temps de l’évolution du marché est assez instable. Autrement dit, quel regard la CRE portait-elle entre 2006 et 2017 sur les différents scénarios relatifs à l’évolution du volume du marché ?

M. Philippe de Ladoucette. Nous nous fondions uniquement sur l’expertise de RTE, qui disposait de la compétence d’établir les scénarios en fonction des différentes évolutions. Entre 2006 et 2017, ceux-ci pouvaient évidemment se modifier selon les décisions politiques prises relativement au développement des énergies renouvelables et à la part du nucléaire dans le mix énergétique. La PPE, qui est sortie en 2015, prévoyait la réduction du nucléaire à 50 % à horizon 2025, alors que tout le monde savait que cette mesure était irréalisable. Dès lors, il était difficile pour RTE d’établir des scénarios au regard d’une situation si fluctuante. La CRE n’avait quant à elle pas d’expertise particulière dans ce domaine.

Jusqu’en 2016, nous nous sommes posé la question de la prise en compte de la prolongation des centrales nucléaires jusqu’à 40 ans ou 60 ans. Le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) nous avait alors expliqué qu’il était prématuré d’imaginer de tels scénarios avant de mener les examens de la situation des centrales en 2018 et 2019. Nous avions cependant toujours su que des problèmes de renouvellement se poseraient entre 2000 et 2025. Toutefois, seule l’ASN avait un pouvoir sur le prolongement des centrales. Par ailleurs, les obligations prescrites par l’ASN aux exploitants de centrales nucléaires, à savoir EDF, sont très différentes de celles qui ont cours aux États-Unis. En effet, les Américains se demandent uniquement si le réacteur correspond à la situation de sécurité qui était celle lors de sa mise en fonctionnement. La France estime quant à elle qu’il est nécessaire d’adapter la situation de sécurité à toutes les nouvelles conditions, comme celles qui ont été édictées après l’accident de Fukushima.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le tarif fixe de rachat des produits des énergies intermittentes constitue une autre contrainte atypique du marché de l’énergie. Quel regard portez-vous sur l’évolution de ce sujet dans le temps ? Certains se satisfont que ce tarif fixe bénéficie à l’État, tandis que d’autres s’en gaussent. Ce tarif fixe est en effet supérieur à ce que les producteurs identifient comme le coût de production de cette énergie. Ce tarif peut aussi apparaître problématique lorsqu’il génère sur le marché des prix négatifs et constituer une dimension déterminante du réseau européen. En définitive, les prix fixes mettent à mal l’idée même d’un marché.

M. Philippe de Ladoucette. Je suis plutôt d’accord avec vous. Cependant, il n’a pas existé de réelle coordination entre la direction générale de l’énergie et la direction générale du climat en 2009, c’est-à-dire lorsque le grand plan européen sur le climat a été lancé. Les promoteurs du plan climat avaient alors effectué une présentation devant les régulateurs de l’énergie et le système était en cours de mise en œuvre. Le premier système, qui dépendait d’un interventionnisme étatique, a rencontré le second, quant à lui basé sur la logique de marché.

Nous finissons de payer aujourd’hui les prix fixés dans les années 2006 à 2009 pour le photovoltaïque. En effet, le prix arrêté avait été fixé aux alentours de 580 euros par mégawattheure alors que le prix moyen du marché évoluait vers 50 euros en moyenne. Cette mesure correspondait à une volonté politique de développer les énergies renouvelables et un pari avait donc été lancé sur l’évolution des prix de gros : il s’est réalisé aujourd’hui, mais il n’avait pas cours dans le début des années 2010. Pour cette raison, la CRE était plus favorable aux appels d’offres qu’aux prix de marché garantis. Je pense d’ailleurs que ceux-ci devraient disparaître progressivement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il est aussi nécessaire de prendre en compte la difficulté posée par le moyen de financer le nouveau nucléaire.

M. Philippe de Ladoucette. Ce sujet est tout à fait différent. En effet, je pense profondément que le nouveau nucléaire n’est pas compatible avec le marché. Concrètement, aucun privé n’investira dans des projets aussi lourds, longs et risqués. Il est donc nécessaire de mettre en place un système proche de celui retenu pour la centrale nucléaire d'Hinkley Point en Angleterre, pour laquelle la Commission européenne a accordé une dérogation. Il s’agit effectivement de la seule manière de développer le nucléaire en restant dans un système européen.

M. le président Raphaël Schellenberger. À première vue, le gaz semble être une marchandise ou un produit assez différent de l’électricité, car il peut être stocké à une échelle qui permet de structurer un marché. J’aimerais donc savoir quel était le regard que vous portiez à l’époque sur les capacités de stockage françaises et européennes. En effet, il me semble que le déséquilibre en la matière exerce une influence dans l’explosion du prix du marché du gaz.

M. Philippe de Ladoucette. La France avait des capacités de stockage dont ne disposaient pas d’autres pays. Pour rappel, les prix du gaz évoluaient selon le gré à gré et une régulation est intervenue à partir de 2017. En outre, le remplissage des stocks s’est très bien déroulé pendant la crise et le travail effectué par les réseaux ainsi que le gestionnaire de stockage a été excellent. Une question portait cependant sur le mode de stockage, c’est-à-dire à un niveau national ou européen. Finalement, nous avons maintenu un équilibre national pour le stockage et les terminaux méthaniers ont été grandement développés. La baisse du prix du gaz avait rendu les investissements plus difficiles et les terminaux méthaniers construits en dernier, comme celui de Dunkerque, étaient extrêmement peu utilisés. Un commissaire à l’énergie avait d’ailleurs indiqué que le marché nécessitait de surinvestir dans les infrastructures afin de disposer d’une diversité d’offres. Aujourd’hui, nous avons de nombreux terminaux méthaniers, dont une partie est régulée et l’autre non. Nous avons par ailleurs grandement développé le réseau de transport et de distribution en France. Désormais, la place de marché est beaucoup plus fluide et la solution retenue représente une forme d’équilibre, car elle permet d’éviter les goulots d’étranglement.

Par ailleurs, le sujet d’une liaison entre l’Espagne, la France et le reste de l’Europe avait fait l’objet d’importants échanges à partir de l’année 2008, mais il avait finalement été abandonné par les régulateurs, car il n’était pas considéré comme rentable et car le prix de l’investissement pesait en grande partie sur les industriels français. Il semblerait être à nouveau d’actualité, même si le dispositif serait relativement différent. En effet, il est question d’une liaison entre Barcelone et Marseille, mais il est sans doute encore un peu prématuré pour la mettre en œuvre.

L’ouverture du marché du gaz est maintenant réalisée et les tarifs réglementés disparaîtront à la fin du mois de juin 2023. Il existait toutefois une autre manière de répondre à la problématique posée par la Commission européenne en 2009. En effet, les tarifs réglementés auraient pu être supprimés, même si cette option était très difficile à porter politiquement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous expliquiez, dans votre propos liminaire, que la question de la souveraineté énergétique devait être posée au niveau européen en regard de la réalité des infrastructures. Cependant, pensez-vous que la question de la sécurité d’approvisionnement et des vulnérabilités fait réellement l’objet de préoccupation au niveau européen et à l’échelle du pilotage des marchés européens ? En effet, l’affolement connu ces derniers mois laisse suggérer que ce sujet n’était pas une préoccupation essentielle.

M. Philippe de Ladoucette. La direction générale de l’énergie au niveau européen a tout de même une préoccupation relative à la sécurité d’approvisionnement. Cependant, il existe des problématiques de souveraineté nationale dans chaque pays. En effet, la délégation des éléments de sécurité d’approvisionnement à un niveau supranational peut amener certains problèmes. Après la première crise gazière en Ukraine en 2008 et 2009, la direction générale de l’énergie avait souhaité prendre en compte ce sujet de la sécurité d’approvisionnement et elle avait demandé aux régulateurs de s’en charger. La France s’y était opposée en estimant que cette responsabilité relevait du régalien et non du régulateur. À ce moment, la CRE était partie prenante du groupe de travail sur la sécurité d’approvisionnement gazière au niveau européen, mais elle ne l’était pas dans le système français.

M. le président Raphaël Schellenberger. La personne en charge au niveau français faisait-elle partie des discussions au niveau européen ?

M. Philippe de Ladoucette. Cette personne répondait à la Commission européenne lorsqu’une question lui était posée. Une des précédentes personnes auditionnées avait observé qu’un des grands problèmes de la France résidait dans le fait qu’elle n’avait jamais suffisamment investi dans la Commission européenne et je trouve ce constat parfaitement exact. L’exécutif et l’administration française ont toujours rencontré beaucoup de difficultés à traiter avec la Commission européenne. Or il est toujours possible de travailler avec celle-ci, même s’il convient de lui poser des questions préalablement aux projets plutôt que d’agir sans la consulter.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, M. Philippe de Ladoucette, d’avoir apporté un nouvel éclairage sur nos travaux lors de cette audition.

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4.   Audition de M. Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique (19 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. M. Lewandowski, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation et d’être présent cet après-midi. Nous avons déjà reçu plusieurs présidents successifs d’EDF ainsi que votre collègue en charge du renouvelable et nous avons l’occasion, grâce à vous, de nous pencher davantage sur la question, entre autres, du thermique. Je rappelle que vous avez été directeur de cabinet de François Roussely entre 1998 et 2004, c’est-à-dire lorsque celui-ci était président d’EDF. J’en profite d’ailleurs pour lui rendre un hommage cet après-midi, car il nous a quittés quelques jours auparavant. Vous avez en charge la production nucléaire, qui constituait 87,3 % des 413 térawattheures d’électricité produits par EDF en 2021. Les questions de corrosion sous contrainte, de grand carénage, de plan Excell, d’ARENH, de disponibilité du parc, de prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires, de la sûreté et de la sécurité de celles-ci sont de votre ressort et elles ont émaillé les propos de diverses personnes que nous avons déjà auditionnées. Nous recueillerons donc avec grand intérêt les précisions que vous pourrez nous apporter. En outre, je précise que vos fonctions ne s’étendent pas, a priori, au nouveau nucléaire, à savoir les EPR et les SMR. Vous avez cependant également la charge des centrales thermiques, qui produisent 2,6 % de la production électrique d’EDF. Leurs atouts ne doivent pas être tout à fait sous-estimés dans l’équilibre qu’ils offrent au réseau. D’ailleurs, ceux-ci amènent de la réactivité ainsi que de la flexibilité, les coûts d’investissement sont faibles et les délais de construction sont relativement réduits. Cependant, ces centrales présentent un défaut en termes d’émission de CO2. Enfin, la question de la suppression de 12 gigawatts de capacité pilotable installée au cours des dix dernières années n’a pas encore obtenu de réponse tout à fait satisfaisante.

Nous avons reçu M. Bruno Bensasson la semaine dernière afin qu’il nous présente les activités d’EDF pour le renouvelable, dont l’hydro-électrique. Monsieur Lewandowski, vous siégez également au sein du comité exécutif d’EDF et nous comptons sur vous pour nous fournir quelques informations sur la gouvernance d’EDF et le mode de définition des choix stratégiques de cette entreprise. Je rappelle qu’un questionnaire vous a été adressé par le rapporteur et celui-ci pourra guider votre propos introductif.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Cédric Lewandowski prête serment.)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie.

M. Cédric Lewandowski, Directeur Exécutif Groupe EDF en charge de la Direction du Parc Nucléaire et Thermique. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, mesdames et messieurs, je tiens à vous remercier de m’avoir invité à témoigner devant votre commission d’enquête de mon engagement professionnel et personnel au service de la filière nucléaire française. Je pense effectivement que celle-ci se trouve au cœur de la souveraineté de notre pays.

Après avoir débuté mon parcours professionnel au sein d’institutions publiques, j’ai rejoint EDF en 1998 en tant que directeur de cabinet de François Roussely, que j’ai eu la chance de servir jusqu’en 2004. Il nous a quittés la semaine dernière et je vous remercie, monsieur le président, de lui avoir rendu hommage, car j'y suis particulièrement sensible, comme tous ceux qui ont travaillé à ses côtés. Après cette époque, j’ai occupé les fonctions de directeur de la division transports et des véhicules électriques, puis de la division collectivités territoriales. Ensuite, j’ai été nommé directeur du cabinet civil et militaire du ministre de la Défense, M. Jean-Yves Le Drian, en mai 2012. À la fin du quinquennat, j’ai souhaité travailler à nouveau pour EDF et M. Jean-Bernard Lévy m’a proposé le poste de directeur de la stratégie, de l’innovation et de la responsabilité d’entreprise. Depuis le 1er juillet 2019, je suis directeur exécutif du groupe EDF en charge de la direction du parc nucléaire et thermique. La suite de mon intervention liminaire répondra en partie aux questions du rapporteur et je vous ai adressé le détail de ces réponses.

L’énergie nucléaire est non seulement une solution d’avenir pour la production d’un bien essentiel et vital, à savoir l’électricité, mais elle doit aussi demeurer un domaine d’excellence de la France. Depuis 1896 et la découverte des rayons ioniques par Henri Becquerel, les scientifiques et les industriels français se sont en effet particulièrement illustrés dans le domaine. Je fais évidemment référence à Marie Curie, jeune étudiante polonaise qui décide dès 1897 de consacrer sa thèse à la radioactivité et qui signe l’émergence d’un nouveau territoire de la science. En 1934, Irène Curie et Frédéric Joliot ouvrent la voie de la radioactivité artificielle et, à la veille du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, les grands principes de la réaction en chaîne sont énoncés. Ses perspectives d’utilisation civile et militaire sont alors clairement identifiées et les Français font la course en tête.

À la Libération, le général de Gaulle décide de conforter le rôle de premier rang de la France dans le nucléaire et, dès le 18 octobre 1945, il signe l’ordonnance instituant le CEA. Ses orientations décisives seront heureusement suivies par la Quatrième République. L’engagement du CEA, puis celui d’EDF, créée le 8 avril 1946 conformément au programme du Conseil national de la Résistance et à l’initiative de Marcel Paul, alors ministre de la production industrielle, ont permis le développement de la filière française, dite d’uranium naturel graphite gaz (UNGG), dont six réacteurs construits dans les années 50. En 1969, la filière à eau pressurisée (REP) est retenue pour les nouveaux développements du parc français ainsi que les six réacteurs de Fessenheim et Bugey, dont la construction a débuté dans les années 1970. Ils constituent donc les têtes de série du programme nucléaire français, lancé le 6 mars 1974 par le Premier ministre Pierre Messmer. 52 réacteurs ont ainsi été mis en service entre 1980 et 1999, permettant à EDF d’être aujourd’hui encore le premier exploitant nucléaire mondial.

Les atouts du nucléaire sont nombreux et le nucléaire restera un outil de souveraineté. Sans entrer dans les débats savants autour de ce concept, il est clair à mes yeux qu’il est important que l’État ne soit déterminé que par sa propre volonté et par ses propres intérêts. Dans le domaine nucléaire, les questions d’indépendance énergétique, de sécurité d’approvisionnement, de compétitivité et de décarbonation relèvent très clairement de cette notion. Il est donc très important que notre nation maîtrise l’ensemble du cycle, à savoir la conception, la construction, l’exploitation et le démantèlement des réacteurs.

Par ailleurs, le caractère dual du nucléaire le rend d’autant plus essentiel. Le lien entre le civil et le militaire est en effet apparu dès la découverte de la fission et un des brevets déposés par Frédéric Joliot-Curie concernait la bombe atomique. Depuis ce moment, la dualité de l’énergie nucléaire est une réalité féconde et essentielle pour ces deux usages. Par exemple, la technologie REP, majoritairement utilisée dans les réacteurs nucléaires civils, est dérivée de celle du réacteur qui équipait le premier sous-marin à propulsion nucléaire américain en 1954. Tous les spécialistes savent que l’inscription dans la durée de la stratégie militaire nucléaire de la France passe également par un secteur nucléaire civil dynamique. Cet engagement résolu dans le nucléaire civil a été un choix stratégique de l’État pour des raisons de sécurité d’approvisionnement après le choc pétrolier de 1973. Cette décision a porté ses fruits depuis près de cinquante ans. En effet, l’énergie est une industrie de temps long et la planification ainsi que les visions à moyen et long termes sont indispensables.

Alors que la France dispose de très peu de ressources énergétiques fossiles exploitées sur son territoire, le développement du programme nucléaire a permis de fortement limiter la dépendance énergétique de notre pays. En effet, notre taux d’indépendance est ainsi passé de 23,9 % en 1973 à 55 % en 2021. De plus, ce taux d’indépendance atteint 40 % au niveau de l’Union européenne. Toutefois, l’indépendance énergétique absolue est impossible à atteindre, comme M. Jean-Marc Jancovici l’a brillamment démontré devant votre commission.

Le programme nucléaire français s’est également accompagné d’un développement des exportations d’électricité et celui-ci a largement bénéficié à la compétitivité de notre économie, en assurant historiquement une fourniture d’électricité aux industriels sur notre territoire à un prix hors taxes compétitif, stable et prévisible. Le nucléaire est un outil industriel formidable et cette filière regroupe aujourd’hui 220 000 salariés en France, répartis dans environ 3 200 entreprises, dont 80 % de TPE-PME. Le nucléaire représente une industrie stratégique dans un monde instable et en profonde mutation. De plus, son haut contenu technologique est un moteur pour l’ensemble des systèmes industriels, de la recherche et de l’éducation des pays qui le développent : la France ne fait pas exception et la dimension géopolitique du nucléaire n’aura échappé à personne. Le nucléaire constitue enfin une technologie bas carbone incontournable dans la lutte contre le dérèglement climatique, ce qui conforte encore sa vocation stratégique. Sa maîtrise est donc essentielle pour les grandes puissances mondiales. Ses bonnes performances en termes d’utilisation des ressources naturelles, son empreinte au sol tout à fait modeste et de très faibles émissions de gaz à effet de serre représentent ses atouts majeurs. En retenant la référence du GIEC, les émissions de CO2 pour produire un kilowattheure d’électricité nucléaire s’élèvent à environ 12 grammes, soit un niveau comparable à celui de l’électricité d’origine éolienne et très favorable au regard de toutes les autres énergies.

En juillet 1998, François Roussely m’a nommé à ses côtés et je n’assurais pas de fonctions opérationnelles, mais j’ai eu la chance de vivre ces années importantes pour le groupe EDF. Très rapidement, François Roussely a constaté qu’il était nécessaire d’appréhender l’arrivée imminente de la concurrence, à laquelle notre groupe ne s’était pas préparé. Or la première directive d’ouverture du marché concernait les grands consommateurs et était directement applicable dès le mois de février 1999. Nous ne disposions donc que de quelques mois avant d’aller vers le client et, cinq ans plus tard, 70 % du marché étaient ouverts.

François Roussely avait aussi jugé absurde la dynamique qui conduisait l’État à exiger une baisse annuelle des tarifs au nom de la rente nucléaire à partager. À notre arrivée, les tarifs résidentiels baissaient effectivement de 2 % par an. Or il était évident que la courbe des investissements remonterait dès lors que la question de la prolongation de l’exploitation du parc ou de son renouvellement se poserait. Grâce à un combat acharné, François Roussely est parvenu à obtenir une stabilisation des tarifs, puis une augmentation de ceux-ci, ce qui a permis de redonner de l’oxygène aux finances d’EDF. En 2003, nous sommes parvenus à une augmentation de 3 %.

En outre, le Premier ministre Lionel Jospin avait annoncé la fermeture de Superphénix en juin 1997 et cette centrale a fait l’objet d’un décret de mise à l’arrêt définitive, paru le 30 décembre 1998. Mme Dominique Voynet, alors ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement, défendait cette décision en rappelant que la fermeture de Superphénix était un élément constitutif de l’accord de la nouvelle majorité. Il nous est revenu de mettre en œuvre cette décision politique, peu importe les convictions qui étaient les nôtres. Aujourd’hui, le démantèlement du réacteur se poursuit et le coût total de cette opération représente environ deux milliards d’euros.

Nous avons également assisté, en 1999, à la mise en service du 58e réacteur, à savoir Civaux 2. Je souhaite également citer, parmi les points marquants du mandat de François Roussely, le développement européen de notre maison, notamment en Grande-Bretagne, en Italie et en Allemagne. La décision d’ouverture des marchés a effectivement entraîné, à la suite de la directive de 1996, une recomposition totale du secteur et EDF ne pouvait que perdre des clients en France, ce pour quoi l’entreprise devait en gagner ailleurs en diversifiant ses activités et en se montrant conquérante hors de France. En 1998, EDF représentait 18 % de la production en Europe, puis 22 % en 2003. EDF est donc devenue, en quelques années, un leader européen centré sur la France qui détenait un portefeuille de métiers équilibré, tant entre l’amont et l’aval qu’entre le régulé et le dérégulé. Au début de l’année 2004, François Roussely rappelait qu’EDF disposait d’une maîtrise qui lui permettait d’avoir parmi les prix les plus bas d’Europe, d’une production qui couvrait 125 % de la consommation nationale et d’ambitions pour préparer l’avenir. Pour rappel, son projet visait la pérennisation du haut niveau du parc nucléaire, l’amélioration du taux de disponibilité des centrales, l’engagement d’un démonstrateur EPR pour préparer les choix de 2015-2020, la pérennisation des concessions hydrauliques et le développement de l’éolien. Je souligne par ailleurs la performance du parc nucléaire à cette époque. En effet, le coefficient de disponibilité s’élevait à 83,5 % en 2005.

La préparation de l’avenir constituait un axe constant de notre travail, alors même que le parc était récent et supposé excédentaire. Les opposants au nucléaire estimaient que l’intérêt de la préparation de construction de nouveaux réacteurs était une forme de non-sens dès lors que nous exportions. François Roussely occupait une position contraire et il avait saisi le Conseil d’administration le 22 juin 2004 pour l’approbation du maintien de « l’option nucléaire ouverte » et pour recevoir l’autorisation de faire tous actes pour engager le processus nécessaire en vue d’aboutir à la construction d’une tête de série EPR. Pour rappel, le Gouvernement mettait fin à son mandat deux mois plus tard. J’appelle l’attention de la commission sur le fait que, dans les années qui ont suivi, les investissements liés aux réseaux de distribution ont principalement concentré les efforts de notre maison.

En 2010, l’échec français aux Émirats Arabes Unis fut particulièrement douloureux. Le Président de la République Nicolas Sarkozy a alors demandé à François Roussely de piloter une mission consacrée à l’avenir de l’énergie nucléaire civile et de proposer des orientations concrètes ainsi que d’éclairer les décisions que devrait prendre l’État vis-à-vis de la filière nucléaire. J’ai eu le privilège de participer à ces travaux et, après plus de 200 auditions, le rapport final a été remis en mai 2010 au Président de la République. Il est malheureusement classifié, mais une synthèse reprenant les quinze principales recommandations a été rendue publique en juin 2010. Il est notamment indiqué dans cette synthèse que la filière française est confrontée à un double défi à l’horizon 2030. Sur un plan national, il lui faudra mener à bien les chantiers des quelques nouvelles centrales, assurer le parfait fonctionnement du parc et préparer la prolongation de la durée de vie des centrales actuelles au-delà de 40 ans. À nouveau, l’ancien Président revient sur son obsession, à savoir planifier une hausse modérée mais régulière des tarifs de l’électricité en euros constants afin de permettre la préparation du financement du renouvellement du parc à long terme. Malgré la catastrophe de Fukushima survenue moins d’un an après la publication du rapport, ces propos semblent toujours d’une très grande actualité. À travers son rapport, François Roussely appelait à la nécessaire réorganisation de la filière française, dans laquelle EDF jouerait un rôle d’architecte ensemblier. Il souligne également l’impérieuse nécessité d’insuffler une nouvelle dynamique au lien stratégique entre EDF, Areva et la fédération des PME autour des champions nationaux. Depuis 2016, Framatome, composante de l’ex-Areva, a rejoint le Groupe EDF et le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (GIFEN) contribue maintenant à la mobilisation de la filière.

À travers ce rapport, François Roussely évoquait également l’extension de fonctionnement des centrales à 60 ans en toute sûreté. La prolongation de la durée d’exploitation des centrales existantes au-delà de 40 ans est l’objet du programme grand carénage, engagé depuis 2014 par EDF.

Enfin, le rapport abordait les questions de formation et de gestion des ressources humaines de la filière nucléaire française. La mission avait en effet proposé d’engager un plan national de développement des compétences pour mobiliser tous les acteurs. Cependant, si des actions ont été entreprises après 2010, notamment grâce au comité stratégique de la filière, elles n’ont pas été à la hauteur des enjeux. La catastrophe de Fukushima et les choix politiques nationaux ont certainement contribué à freiner la dynamique espérée.

En 2017, j’ai retrouvé le groupe EDF, d’abord comme directeur en charge de la stratégie, de l’innovation et de la responsabilité d’entreprise. Les conséquences de la catastrophe de Fukushima étaient alors tout à fait concrètes sur la vie du groupe. En effet, des améliorations avaient été mises en place à l’initiative de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ou d’EDF elle-même et une nouvelle alimentation électrique avait été mise en œuvre avec les diésels d’ultime secours, de même qu’une nouvelle source froide, et la force d’action rapide du nucléaire avait été constituée. L’état d’esprit s’était également modifié : j’avais quitté l’entreprise dans une situation de renaissance du nucléaire et j’y suis revenu dans une vision de décroissance inéluctable du nucléaire français. Cette vision était notamment alimentée par une perte de confiance des leaders d’opinion dans l’avenir du nucléaire dès 2012. À la demande de M. Jean-Bernard Lévy, je me suis consacré à la préparation des contributions d’EDF à la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), alors en cours d’élaboration pour la période 2019-2028. Cette PPE a finalement été adoptée le 21 avril 2020. Le cahier d’acteurs établi à l’époque avait pour ambition de faire d’EDF l’opérateur national de la transition énergétique vers un monde décarboné, prenant en compte les ENR. Par ailleurs, la capacité à disposer en temps voulu des gigawattheures nécessaires en France suppose d’opérer des choix quant au développement de nouvelles capacités nucléaires.

J’exerce maintenant la fonction de directeur exécutif du groupe EDF en charge de la direction du parc nucléaire et thermique depuis trois ans et demi. Il m’est revenu, parmi mes premières actions, de mettre en œuvre la décision de fermeture de Fessenheim. Le 30 septembre 2019, EDF a adressé la demande d’abrogation d’exploiter ainsi que la déclaration de mise à l’arrêt définitif des deux réacteurs de la centrale à la ministre de la transition écologique et solidaire ainsi qu’à l’ASN. Le premier réacteur a ensuite été arrêté le 22 février 2020, tandis que le second a été arrêté le 30 juin 2020. Dans un contexte rendu particulièrement complexe par la pression externe et la crise sanitaire, tous les salariés de Fessenheim ont eu à cœur de démontrer leur capacité à exploiter de manière performante et en toute sûreté la centrale jusqu’à la dernière minute. Ils ont, de cette manière, témoigné de la haute conscience professionnelle qui les animait et je les en remercie.

Les priorités de la direction que j’anime depuis 2019 visent toutes le même objectif pour le parc en exploitation, à savoir assurer aujourd’hui comme demain la meilleure disponibilité possible des centrales françaises en toute sûreté. Nous avons engagé le programme Start 2025, qui constitue un plan de transformation ambitieux et entièrement dédié à la maîtrise des durées d’arrêt de réacteurs, qui représentent un point primordial de la performance du parc de production nucléaire français Les premiers résultats sont encourageants mais les efforts doivent se poursuivre. Nous avons également lancé la deuxième phase du grand carénage, qui vise la prolongation de la durée d’exploitation des réacteurs existants. Pour sécuriser ce programme industriel d’un coût d’environ 33 milliards d’euros courants pour la période 2022-2028, nous portons une attention toute particulière à l’organisation industrielle. J’ai d’ailleurs réuni, dans le réseau Cap Ten (« ten » pour décennal), des industriels partenaires pour renforcer les liens, partager les savoir-faire et les pratiques, fournir une visibilité à long terme et créer les relations de confiance nécessaires.

La déclaration sur la politique énergétique nationale du Président de la République en février 2022 à Belfort a conforté notre volonté de prolonger la durée d’exploitation de nos réacteurs le plus longtemps possible et dans les meilleures conditions de sûreté. Nous n’ignorons pas, par ailleurs, que six réacteurs américains ont déjà reçu de leur autorité de sûreté une licence d’exploitation jusqu’à 80 ans de la part de leur autorité de sûreté. En outre, la crise sanitaire et les périodes de confinement ont entraîné une certaine désorganisation de la programmation et nous avons parfois dû allonger ou reporter des opérations de maintenance. Cependant, nous avons poursuivi nos activités en assurant la continuité du service public, l’approvisionnement en électricité étant plus que jamais stratégique pour le maintien de l’activité économique du pays ainsi que le bon fonctionnement du système de santé et de l’ensemble des services publics.

Un phénomène inédit, à savoir la corrosion sous contrainte des tuyauteries de circuits auxiliaires du circuit primaire, perturbe depuis plus d’un an le fonctionnement du parc nucléaire et pèse fortement sur sa disponibilité. Au-delà de la période initiale d’urgence qui a concentré toutes nos forces internes et externes, nous entrons dans une seconde phase qui consistera à réaliser des contrôles et réparations ainsi qu’à mener des actions de recherche et de compréhension du phénomène. Tout ce travail sera d’ailleurs mené en parfaite cohérence avec les prescriptions de l’ASN. Ce programme de plusieurs années, présenté à l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, le 27 octobre dernier, lors d’une audition publique, s’ouvre devant nous et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

La question des compétences est évidemment centrale et elle est au cœur du dernier rapport commandé par le gouvernement à MM. d’Escatha et Collet-Billon. Alors que la filière emploie environ 220 000 personnes, nos effectifs devraient atteindre près de 300 000 personnes en 2030 pour mettre en place le programme de Belfort. En prenant en compte les départs naturels, le secteur nucléaire devrait procéder à environ 150 000 nouveaux recrutements. Cependant, des difficultés de recrutement sont rencontrées en lien avec la désindustrialisation du pays et avec la désaffection des jeunes pour les métiers techniques et du nucléaire. Par conséquent, nous nous sommes engagés, avec la filière, dans un plan de grande ampleur afin de former de nouveaux collaborateurs, de développer l’attractivité de nos métiers et de convaincre les jeunes et moins jeunes diplômés de nous rejoindre. Les efforts doivent permettre de faire évoluer la perception des futurs salariés ainsi que celles de leurs parents et de leurs enseignants. L’université des métiers du nucléaire, créée l’an dernier, a vocation à porter cet élan et les fondements posés par celle-ci dans les territoires, avec le réseau académique, le tissu industriel et les pouvoirs publics, représentent de formidables atouts. Je suis convaincu que nous trouverons les clés du renouveau en travaillant là où nos projets se déploient.

En conclusion, la poursuite de l’aventure du nucléaire civil passe par un grand projet national associant toutes les parties prenantes afin de relever les grands défis à venir collectivement, qu’ils soient humains, industriels ou financiers. La volonté et le soutien de l’État, de la représentation nationale et des élus locaux seront naturellement déterminants, de même que la mobilisation des acteurs de la filière ainsi que de l’éducation et de la formation. J’insiste enfin sur la nécessité de veiller à ce que les décisions prises s’inscrivent dans le temps long. La programmation et la persévérance constituent en effet les deux conditions sine qua non de notre réussite collective dans la durée. Le nucléaire civil est bien au cœur des enjeux de souveraineté nationale et d’indépendance énergétique, ce pour quoi je vous remercie à nouveau d’avoir pris l’initiative de cette commission ainsi que de m’avoir invité aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Certaines confusions se sont produites entre le grand carénage, la quatrième visite décennale (VD4), la corrosion sous contrainte et les conséquences post-Fukushima. Pourriez-vous nous exposer les points de rencontre et les distinctions entre ces quatre grands domaines de l’activité de maintenance, en vous concentrant notamment sur la différence entre le grand carénage et la VD4 ?

M. Cédric Lewandowski. Je distinguerai trois types d’opérations pour répondre à cette question. La première relève de la maintenance courante. Effectivement, nous disposons d’un parc considérable, comprenant 56 réacteurs nucléaires, et il doit être surveillé en permanence. Il vieillit naturellement, ce qui amène des remplacements de pièces ou des entretiens, car ils sont programmés de longue date au nom d’une obsolescence connue ou car nos équipes estiment qu’un tel travail doit être réalisé. Cette vie quotidienne du parc mobilise grandement nos collaborateurs et nos sous-traitants.

La deuxième opération est relative aux visites décennales qui nous conduisent au grand carénage. En 2015, le Conseil d’administration d’EDF a décidé de rassembler en un seul ensemble financier la maintenance, les visites décennales et les remplacements des grands composants. Toutefois, les visites décennales représentent le cœur de cette opération, car elles structurent la vie du parc nucléaire français et elles correspondent à de réelles aventures industrielles en elles-mêmes. En effet, celles-ci induisent de mener un nombre considérable d’études préalables ainsi que de travaux et de modifications. Dans la pratique, sept années sont nécessaires pour préparer les visites décennales et, ensuite, environ sept années supplémentaires sont nécessaires à leur réalisation. Il existe forcément des points de rencontre entre ces diverses opérations, notamment car les sous-traitants interviennent sur les différents sujets. Les visites décennales sont le résultat d’une réflexion commune entre l’opérateur national, l’ASN et l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), mais elles prennent également en compte l’état du monde. Par exemple, Fukushima a joué un rôle très dimensionnant dans les visites décennales du passage de 40 ans à 50 ans. Cette situation explique que les VD4 représentent une masse de travail, de modifications et de financement cinq fois supérieure à celle des visites décennales pour le passage de 30 ans à 40 ans. Concrètement, des milliers de salariés travaillent sur chacun des réacteurs lors des travaux. Ces visites correspondent donc au cœur de l’amélioration continue de notre parc nucléaire, ce qui en fait sa force au regard des standards internationaux.

Enfin, la troisième opération concerne la corrosion sous contrainte, qui correspond à un événement totalement inédit. Il n’a aucun lien avec le vieillissement de la centrale et avec le grand carénage. Il s’agit d’un problème tout à fait sérieux et d’un défaut générique redouté depuis l’origine par notre maison. En effet, notre parc est très standardisé. Dès lors, lorsque surgit un défaut qui n’avait pas été prévu, il est possible qu’il se retrouve sur chacun de nos réacteurs. La survenue de ce défaut de corrosion sous contrainte nous conduit à ajouter un programme industriel supplémentaire aux deux précédemment évoqués. Par conséquent, l’ensemble de ces programmes représente une charge de travail extrêmement importante pour un certain nombre d’emplois de toute la filière. Par exemple, la corrosion sous contrainte mobilise davantage les métiers de soudeurs, d’usineurs et de métallurgistes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Une partie des conséquences de Fukushima a tout de même été anticipée sur les visites décennales.

M. Cédric Lewandowski. Les visites décennales découlent d’une réflexion de l’opérateur national qu’est EDF, lequel adresse des propositions ; il revient ensuite à l’ASN de valider ou non ces propositions ainsi que d’ajouter des modifications. En outre, il est vrai que nous n’avons pas attendu la survenue des visites décennales pour lancer un certain nombre de travaux. Cependant, il nous reste à en effectuer beaucoup d’autres.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous comprenons que la filière nucléaire nécessite des réflexions à long terme et il apparaît que la corrosion sous contrainte ne pouvait pas réellement être anticipée. Par ailleurs, vous expliquez que les VD4 sont cinq fois plus conséquentes que les VD3. Dès lors, à quel moment cette surcharge apparaît-elle ? Quelle stratégie d’anticipation de cette surcharge est-elle mise en place ? De plus, comment le niveau d’exigence des VD4 se construit-il et quelle est la conjugaison de ce niveau d’exigence avec le possible d’un programme industriel ? Concrètement, pourrions-nous imaginer que cette ligne d’arrivée soit construite en fonction de disponibilités industrielles ?

M. Cédric Lewandowski. Nous estimons que l’avis générique pris par l’ASN en février 2021 et permettant la prolongation des réacteurs nucléaires de 900 mégawatts de 40 ans à 50 ans est un avis équilibré. Cet équilibre a été trouvé entre les exigences post-Fukushima et le rapprochement des derniers niveaux de sûreté, à savoir ceux des EPR. Cet équilibre a également été construit entre les exigences de l’opérateur ainsi que celles de l’ASN et la capacité industrielle à réaliser ce programme.

Nous estimons que le grand carénage engagé, certes ambitieux, dispose de ressources suffisantes immédiatement et au fur et à mesure de la montée en puissance de l’appareil mis en place. Concrètement, nous ne voyons pas de difficulté particulière à réaliser l’ensemble de ces travaux. Nous avons déjà réalisé sept VD4, tandis que d’autres sont lancées, et nous n’avons rencontré aucune difficulté à rassembler les personnels et compétences dont nous avions besoin. La corrosion sous contrainte ralentit évidemment un certain nombre de travaux, mais nous ne rencontrons pas de difficultés à effectuer le passage de 40 ans à 50 ans, même s’il mobilise l’ensemble de la filière.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous vous êtes déjà exprimé devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et je ne vous demanderai pas de vous répéter. Cependant, vous avez réalisé une partie du plan présenté depuis octobre et elle a été menée avec succès. Pourriez-vous apporter des précisions sur les objectifs fixés initialement et les problématiques rencontrées ?

M. Cédric Lewandowski. J’aimerais rappeler à cette commission qu’en octobre 2021, nous avons découvert un défaut que nous ne savions pas caractériser sur Civaux 1. Je souhaite d’ailleurs rendre hommage à nos techniciens qui l’ont relevé alors qu’ils ne correspondaient pas à leurs recherches. Désormais, nous avons à peu près compris le phénomène de la corrosion sous contrainte et il est infiniment complexe. En synthèse, il découle d’une série d’interactions liées au design des tuyauteries, au type d’acier, au type de soudures réalisées, à la chimie de l’eau qui circule dans ces tuyauteries et à la température : ces interactions génèrent des fissures plus ou moins importantes dans des tuyauteries auxiliaires au circuit primaire. Ce travail de recherche a été mené de manière tout à fait admirable, car nous pouvons modéliser ce phénomène et travailler sur les études de sûreté un an seulement après l’avoir découvert.

Par ailleurs, il était nécessaire d’effectuer des contrôles, mais nous ne disposions pas des outils adéquats, car nous n’avions pas connaissance de ce problème. De manière générale, la création d’un tel outil non destructif nécessite quatre à cinq ans. Cependant, il est déjà disponible un an après avoir découvert ce problème.

Depuis juillet 2022, nous avons réussi à disposer de l’ensemble des pièces de rechange dont nous avions besoin et à mettre en place un dispositif interne et externe, notamment grâce à quatre groupements d’entreprises qui ont réalisé un travail formidable. Aujourd’hui, neuf chantiers sont terminés, cinq sont à nouveau sur le réseau et quatre sont en cours de redémarrage. Plusieurs autres chantiers sont également menés en ce moment et des travaux complémentaires ont été effectués sur deux sites. Enfin, nous avons décidé de procéder à des remplacements complets de ligne sur trois autres réacteurs. Ces travaux sont donc très largement engagés et je remercie tous ceux qui s’y consacrent.

Pour l’année 2023, il a été convenu avec l’ASN de terminer le travail sur les réacteurs que nous estimons être les plus affectés, à savoir le N4 et le P’4. Sept réparations sont déjà programmées pour l’année 2023 : Nogent 1 et 2, Belleville 1 et 2, Cattenom 1 et 2 et Golfech 2. Nous avons annoncé un productible entre 300 et 330 térawattheures, car nous avons anticipé des travaux extrêmement conséquents. De surcroît, nous avons pris l’engagement vis-à-vis de l’ASN, de contrôler l’ensemble de nos réacteurs, ce qui nécessite encore de mener un certain travail. Il ne me semblait donc pas raisonnable d’annoncer devant l’OPECST que nous pourrions résoudre cette crise en moins de trois ans. Il est plus probable que des sujets liés à la corrosion sous contrainte seront intégrés aux programmes industriels lors des années 2023, 2024 et 2025. Nous essayons bien évidemment d’inclure ces travaux lors des visites décennales ou partielles afin de perturber le moins possible la production de notre parc.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je comprends que la crise sanitaire a entraîné un glissement calendaire au niveau de la maintenance courante. J’aimerais donc désormais que vous exposiez de quelle manière des arbitrages et des priorités ont été définis entre le statut de site d’intérêt vital pour la nation et le principe de précaution sur la réduction des chantiers de maintenance sur ces sites. Concrètement, comment le dialogue s’est-il construit entre les propositions d’EDF et les arbitrages gouvernementaux ?

M. Cédric Lewandowski. La responsabilité de l’opérateur correspond à assurer le service public de la production à l’égard des concitoyens. Nos arbitrages ont donc été liés aux recherches d’équilibre que nous rencontrons en permanence. Nous veillions donc à la disponibilité d’un maximum de réacteurs pour le passage de l’hiver suivant. Nous avons d’abord connu deux mois de perturbations très intenses, suivis de six mois lors desquels nous avons connu des complications. Nous avons d’ailleurs remarqué lors de la période de confinement que nous étions parfois trop dépendants de nos partenaires pour certaines activités.

La définition de la programmation des arrêts correspond à de l’horlogerie fine, car elle intègre un nombre de facteurs et de critères très important. Cependant, le service public de l’électricité ne s’est pas interrompu pendant la crise sanitaire et aucun des éléments constitutifs de la vie du parc n’a été mis en difficulté. J’en félicite à nouveau l’ensemble de nos collaborateurs et de nos agents. Cependant, des perturbations ont tout de même été engendrées et, en l’espace de deux années, nous sommes presque parvenus à retrouver l’équilibre post-Covid-19.

M. le président Raphaël Schellenberger. De quelle manière la stratégie d’approvisionnement en combustible d’EDF est-elle construite vis-à-vis des fournisseurs, à savoir Orano, Rosatom, Urenco, etc. ?

M. Cédric Lewandowski. Notre objectif correspond à tendre vers l’indépendance et la sécurité d’approvisionnement. Dans ce cadre, notre politique est extrêmement prudente, car elle vise à la fois à constituer des stocks et à diversifier l’ensemble de nos fournisseurs selon les différentes étapes liées à la fabrication du combustible. Évidemment, le sujet principal porte sur l’uranium et nous travaillons avec des fournisseurs présents sur presque tous les continents et avec lesquels nous avons signé des contrats de long terme. Nous sommes donc sereins sur notre capacité à disposer de l’uranium dont nous avons besoin et nous n’avons jamais rencontré de difficultés sur ce sujet.

Pour la conversion de l’uranium, nous travaillons avec l’Amérique du Nord et, avant tout, avec Orano. L’enrichissement découle quant à lui principalement d’un travail avec l’Europe et, plus précisément, l’Allemagne, les Pays-Bas (Urenco), le Royaume-Uni et la France (Orano). Par exemple, 55 % des capacités d’enrichissement nous sont fournies par Orano. Enfin, la fabrication est largement assurée par Framatome, mais nous travaillons également avec Westinghouse.

Si la question sous-jacente portait sur le rôle de la Russie, je précise que celle-ci est présente de manière extrêmement modeste et la France n’est pas dépendante de la fourniture de la Russie pour faire vivre son parc nucléaire. Celle-ci remplit un certain nombre de services utiles, notamment au travers de partenariats historiques avec Rosatom et sa filiale Tenex, comme le font d’autres prestataires. Cependant, nous n’en sommes pas dépendants et je rappelle également que nous respectons l’ensemble des accords internationaux sur le sujet. Par ailleurs, la filière de retraitement de l’uranium continue à fonctionner avec la Russie et nous souhaitons mettre en œuvre la première réalisation de ce type en 2023 dans le réacteur de Cruas.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il existe donc une stratégie de diversification et de sécurisation des approvisionnements. En cas de rétractation des marchés mondiaux en fonction des aléas géopolitiques, il serait intéressant d’offrir une comparaison entre les besoins et les capacités industrielles présentes sur le territoire national, ou immédiatement maîtrisées par les opérateurs nationaux.

Par ailleurs, il me semble que le cycle de combustible du REP dispose de deux points faibles, c’est-à-dire la conversion et le retraitement. Orano semble progresser en termes de capacités de conversion, mais celles-ci ne semblent pas disponibles à l’heure actuelle. De plus, le retraitement ne constituait pas spécialement une préoccupation française jusqu’alors. Si la situation se modifie, quelle vision avez-vous de la filière industrielle du retraitement en matière de maîtrise nationale ?

M. Cédric Lewandowski. Je suis clairement moins pessimiste que vous, car je pense que nous disposons de toutes les capacités dont nous avons besoin pour assurer notre indépendance et notre sécurité d’approvisionnement. Par ailleurs, pour la conversion, les capacités d’Orano à se développer sont très attendues et, plus nous pourrons assurer cette capacité de conversion au niveau national, plus nous serons satisfaits. À ce stade, grâce à nos partenaires en Amérique du Nord et en Europe, nous ne sommes pas préoccupés.

La question du retraitement est plus prégnante et nous cherchons évidemment à progresser vers la fermeture du cycle afin d’utiliser le moins de matière possible en la recyclant. Actuellement, seule l’usine de Tenex en Russie a la capacité d’accomplir ce travail de retraitement de l’uranium en Europe. Par ailleurs, nous avons commencé à travailler avec nos grands partenaires, préalablement au conflit russo-ukrainien, sur la possibilité d’intégrer une usine en Europe occidentale dans le cycle. Ce manque est temporaire sur la route de la fermeture du site, mais il ne représente pas un handicap pour la vie du parc.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’aimerais désormais que vous apportiez des précisions sur les effets de l’adaptation des centrales nucléaires à l’intermittence des ENR dans le réseau, en matière de vieillissement et disponibilité. Ce sujet a souvent été abordé lors des précédentes auditions, mais il reste relativement peu documenté.

M. Cédric Lewandowski. Notre parc nucléaire français dispose de capacités de modulation dont la plupart des autres parcs nucléaires du monde ne bénéficient pas, lesquels fonctionnent exclusivement en base. La souplesse du parc nucléaire français représente une réelle force et elle nous permet de nous adapter à des variations régulières, qui interviennent pour des réglages de fréquence du réseau, pour l’optimisation d’un certain nombre de placements et pour assurer l’équilibre entre l’offre et la demande.

Nous pouvons cependant nous demander quelles sont les potentielles conséquences de cette capacité sur l’outil industriel. Il apparaît aujourd’hui que ces conséquences sont tout à fait mineures, car la modularité reste aujourd’hui assez peu utilisée. Aucune évolution sur le circuit primaire ne conduirait à des accélérations anticipées de vieillissement. En outre, le débat technique est plus dense sur le circuit secondaire, sujet sur lequel j’ai engagé une réflexion, car un certain nombre d’outils souffrent plus que d’autres. Nous souhaitons d’ailleurs travailler davantage ce sujet, car nous sommes convaincus que nous nous dirigeons vers de plus en plus de modularité en raison de l’augmentation progressive des énergies intermittentes et des effets liés au dérèglement climatique. Concrètement, ces éléments prospectifs nous interrogent sur le vieillissement accéléré éventuel que la modularité crée sur nos outils industriels.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors de ces dix dernières années, 10 gigawatts de capacité pilotable ont été fermés en France, auxquels s’ajoutent 1,8 GW au titre de la fermeture de Fessenheim. Au vu des craintes relatives à cet hiver, nous pourrions avoir le sentiment que cette capacité nous manque. Dès lors, quelles ont été les conditions des choix de fermeture ? De plus, les scénarios prospectifs permettaient-ils de se projeter dans un système privé de ces capacités de production pilotable ?

M. Cédric Lewandowski. Je ne peux parler uniquement que de la période lors de laquelle je suis intervenu et je n’avais pas en charge la fermeture de la plupart des moyens que vous venez d’évoquer. Cependant, la volonté de décarboner l’ensemble de nos systèmes de production électrique a conduit le groupe EDF à choisir de fermer les tranches fioul, puis les tranches charbon, qui étaient d’importantes émettrices de gaz à effet de serre.

Lorsque j’ai pris mes fonctions en 2017, la stratégie nationale bas carbone (SNBC) indiquait clairement qu’il convenait de fermer les centrales de production au charbon et qu’il était interdit d’envisager la construction de nouvelles centrales au gaz. J’ai, par conséquent, accompagné la fermeture de la centrale thermique au charbon du Havre au nom de la volonté de l’État d’en finir avec la production de charbon. Je rappelle que fermer un appareil industriel, même s’il semble appartenir au passé, reste extrêmement douloureux, car cette centrale fonctionne avec des êtres humains, auxquels il faut expliquer que leur métier et leur culture industrielle sont en train de disparaître.

Nous devions également fermer la centrale de Cordemais et une réflexion a été initiée sous la forme du projet Écocombust, car l’entreprise et ses salariés se sont mobilisés pour pouvoir poursuivre l’histoire industrielle du site. Cette centrale est d’ailleurs importante dans les moments de pointe et nécessaire à l’équilibre jusqu’en 2024, voire en 2026 et après. Les salariés ont donc porté un projet qui vise la production de pellets à partir de bois de type B afin de poursuivre la production d’électricité. Cependant, cette filière n’existe pas et il est nécessaire de la construire. Nous avons d’ailleurs produit un démonstrateur, mais nous n’avons pas trouvé de partenaire industriel en capacité de traiter les effluents du bois de type B. Un nouvel industriel, le groupe Paprec, a manifesté son intérêt l’année dernière et nous travaillons avec l’espoir de développer une nouvelle capacité de production beaucoup plus raisonnable sur le plan du développement durable. Les accords font encore l’objet de discussion avec l’État et cette perspective nous permettrait de garantir une prolongation intéressante de l’activité sur le site de Cordemais.

Au niveau des centrales à gaz, nous disposons également de quatre cycles combinés, qui produisent près de 2 gigawatts. Je vous confirme d’ailleurs que l’utilisation du thermique classique lors des périodes de froid ou de pointe reste absolument nécessaire. Les turbines à combustion (TAC) représentent quant à elles un sujet sensible, car certaines d’entre elles fonctionnent au fioul. Nous avons cependant engagé un travail visant à décarboner celles-ci en travaillant avec du biofioul et j’espère que nous aurons la capacité de mettre en place un prototype dès cette année. Ces unités beaucoup plus modestes, soit 12 TAC, démontrent également leur nécessité dans les périodes difficiles. En conclusion, nous pensons chez EDF que l’option thermique doit rester ouverte afin de passer les pointes et de traverser la période de transition, qui peut être encore longue. Nous maintenons donc une ingénierie spécialisée dans le domaine au sein de notre entreprise.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je comprends de vos propos que les 10 gigawatts fermés durant les dix dernières années l’ont été au titre de la SNBC. Cependant, je comprends moins bien l’ordre de priorité retenu pour la fermeture des centrales au fioul et au charbon. En effet, les centrales au fioul ont été fermées prioritairement, alors qu’elles émettent légèrement moins de CO2 que les centrales au charbon.

M. Cédric Lewandowski. Je ne sais pas réellement répondre à votre question, car je travaillais au ministère de la défense à cette époque.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous nous demandons d’où vient l’objectif de 50 % de nucléaire dans le mix électrique proposé au débat politique en 2012 et adopté dans la loi TEPCV de 2015. Même si vous travailliez au ministère de la défense à cette époque, vous avez peut-être connaissance de certains éléments.

M. Cédric Lewandowski. Sincèrement, je n’en sais pas plus que vous. Cependant, un accord politique avait été signé en novembre 2011 entre le parti socialiste et les écologistes dans le but d’accompagner l’élection présidentielle de 2012. Il fixait un certain nombre d’éléments liés à la volonté des écologistes de diminuer fortement la part du nucléaire. L’objectif de 50 % représentait un accord politique fort dans ce contexte.

EDF est un producteur d’électricité à disposition de la nation et nous nous conformons, par conséquent, au souhait de celle-ci. Nous adhérons d’ailleurs au principe de mix énergétique, car il est important de disposer de capacités de production diversifiées. Dès lors, les énergies renouvelables représentent un axe de développement important pour EDF, notamment dans le contexte de lutte contre le dérèglement climatique. Cependant, en tant que directeur du cabinet civil et militaire, mon avis n’était pas requis sur les questions énergétiques.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez été en responsabilité aux côtés de François Roussely au moment de l’apogée du parc nucléaire, c’est-à-dire vers la fin des années 1990 et le début des années 2000. Je suppose que les idées de continuité, d’anticipation et de renouvellement émergent déjà à cette époque. En effet, l’effet falaise était déjà évoqué dans les années 1990 : concrètement, la grande rapidité de construction et de mise en service des réacteurs a pour conséquence que leur entretien, leur maintenance et leur renouvellement seront relativement simultanés. M. Roussely n’a pas été renouvelé dans ses fonctions, mais il est fait appel à lui en 2010 pour se pencher sur le renouveau du nucléaire. Dès lors, que s’est-il passé pendant dix ans ? Différents dirigeants d’EDF nous ont expliqué qu’ils tentaient d’augmenter les prix afin d’assurer les investissements nécessaires : ils n’y sont visiblement pas parvenus, les compétences ont décliné et un retard sur le chantier de l’EPR a commencé à se matérialiser. Aurais-je raison de croire que le rappel de M. Roussely en 2010 correspond à une période de flottement dans la décennie 2000 alors qu’il existait un besoin d’initier une nouvelle phase de réflexion sur la prolongation, l’effet falaise et le maintien des compétences pour le parc existant et le renouvellement de celui-ci ?

M. Cédric Lewandowski. Je ne souhaite pas me prononcer à la place du Président de la République Nicolas Sarkozy, qui expliquera mieux que je ne peux le faire pour quelles raisons il décide de faire appel à François Roussely. La commande passée à celui-ci fait toutefois suite à l’échec du projet aux Émirats Arabes Unis et à l’inexistence d’une « équipe » au niveau de la France. Par ailleurs, j’estime qu’il a été fait appel à François Roussely, car il est rapidement apparu comme un grand président d’EDF ainsi qu’une personne d’honnête intellectuellement et investie pour l’intérêt général. Cependant, il était impossible de mobiliser une filière avec un seul projet, à savoir celui de l’EPR de Flamanville. Il était en effet nécessaire d’engager une logique de paliers. D’ailleurs, lorsque François Roussely réunit son conseil d’administration en juin 2004, il dit clairement qu’il souhaite lancer le prototype, c’est-à-dire celui d’une série qui doit suivre immédiatement au nom de la mobilisation de la filière. Cependant, ce déploiement n’a pas eu lieu. De plus, dans les années 1998-2004, la première préoccupation de François Roussely portait sur les compétences. En effet, la filière s’est désengagée progressivement, car le niveau de sollicitation déclinait et car aucun engagement de série n’avait été pris de 2004 à 2010.

M. Antoine Armand, rapporteur. La synthèse du rapport Roussely contient un passage formulant l’idée qu’il serait bien que les deux groupes stratégiques pour la filière fonctionnent de concert et d’une meilleure manière. Pourriez-vous nous évoquer plus directement le constat dressé sur les conséquences des liens tels qu’ils existaient et du manque de coordination dans le secteur nucléaire ?

M. Cédric Lewandowski. Nous faisions face à deux groupes qui, à un moment donné, n’ont plus partagé la même stratégie. En effet, EDF estimait être un architecte ensemblier et pensait devoir aller chercher partout les meilleures capacités pour construire les meilleurs réacteurs nucléaires ; Areva, et notamment sa présidente, se voyait comme un groupe qui construisait des centrales nucléaires, ce qui n’était pas sa vocation d’origine. Notre pays a laissé se développer une forme de concurrence sur l’EPR, qui a engendré d’importantes difficultés et pertes de temps. François Roussely a donc tenté d’écrire dans ce rapport que ces divergences n’avaient aucun sens et que la filière, le parc et les capacités de développement du parc ne pouvaient être envisagés que de manière unie. Ce sujet représentait d’ailleurs le cœur de la mission qui lui avait été confiée. Il ne s’agissait pas seulement d’une querelle de personnes, il y avait aussi des divergences stratégiques que l’État n’a pas arbitrées.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le modèle économique au sens large, ou plutôt les conditions de possibilité pour EDF d’investir correctement dans la maintenance de son parc existant et dans son renouvellement, sont également absents de la synthèse du rapport de 2010. Cependant, la commission Champsaur a travaillé après l’établissement de ce rapport. Pour quelle raison ces sujets ne sont-ils pas évoqués dans le rapport ? Quel point de vue aviez-vous sur cette question à l’époque ?

M. Cédric Lewandowski. Ce sujet ne faisait effectivement pas partie de la commande passée par le Président de la République, qui portait davantage sur des questions industrielles et de gouvernance. Toutefois, il existe certainement un défaut de réflexion collective sur le plan économique qui nous a conduits à raisonner à périmètre constant et à nous satisfaire d’un parc nucléaire formidablement compétitif. Pendant trop longtemps, nous n’avons pas raisonné en prenant en compte la question du renouvellement du parc, car il paraissait lointain et éventuellement lié à d’autres mécanismes économiques. Cependant, nous étions davantage concentrés sur la prolongation de la durée de vie du parc existant et des moyens afférents. En outre, la démarche était encore relativement modeste à l’époque et l’équilibre pouvait sans doute être trouvé plus facilement qu’aujourd’hui.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous êtes revenu chez EDF en 2017 en tant que directeur exécutif chargé de la direction innovation, stratégie et programmation. Lorsque vous avez découvert que la quasi-totalité des recommandations du rapport Roussely n’avait pas été appliquée, comment avez-vous réagi et à quelles causes l’attribuez-vous ?

M. Cédric Lewandowski. En 2010, nous n’avions pas compris pour quelle raison le rapport Roussely avait été classifié. Ensuite, il ne m’a pas fallu attendre 2017 pour constater que nos espoirs ne se réalisaient pas dans le domaine du développement nucléaire.

Par ailleurs, la catastrophe de Fukushima a changé la situation en 2011, c’est-à-dire un an après la rédaction du rapport Roussely. Concrètement, elle n’invalide pas les conclusions du rapport, mais elle crée un nouvel état d’esprit. Cet événement a ébranlé l’Occident, car il a eu lieu dans un pays industrialisé et qui dispose de très hautes compétences dans le domaine nucléaire : il a donc réinterrogé, freiné et remis en cause de nombreux programmes. Désormais, nous payons le prix de ces années perdues.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons tous en tête l’impact de l’accident de Fukushima et de l’accord électoral de 2012. Cependant, je peine à imaginer la manière dont il a pu affecter l’ensemble du système, notamment du point de vue des compétences et de la réflexion sur la prolongation des centrales au-delà de 60 ans. En effet, il semble que ces questions n’aient pas ou peu évolué pendant plusieurs années alors qu’elles concernaient la préservation d’un actif qui incombait autant à l’entreprise qu’à l’État en tant qu’actionnaire et stratège. J’aimerais comprendre s’il n’existe pas une dimension autre que le prétexte de Fukushima et de l’accord politique qui a suivi. Nous avons par exemple auditionné des membres du CSE d’EDF et ils ont évoqué l’idée de défaillances managériales sur la capacité à anticiper le besoin de recruter et d’étendre la durée de fonctionnement des centrales. Au contraire, vous semblez considérer que la catastrophe de Fukushima et l’alternance politique suffisent à expliquer une forme d’attentisme en matière de préservation de l’outil.

M. Cédric Lewandowski. Je me suis visiblement mal fait comprendre. Lorsque j’évoquais Fukushima et l’ensemble de ses conséquences sur la filière industrielle, je m’inscrivais dans une vision dynamique. L’idée du développement du nucléaire, de son renouvellement et de la construction de nouvelles centrales avait quitté le champ des priorités à ce moment. L’opinion des leaders d’opinion a d’ailleurs basculé en dessous de 50 % vis-à-vis du soutien au nucléaire. Cependant, je ne crois pas du tout que nous ayons arrêté de travailler sur le parc existant : les 58 réacteurs ont effectivement continué à fournir de l’électricité durant toute cette période et nous n’avons pas connu de difficultés majeures. Par ailleurs, le parc progresse en termes de sûreté, de sécurité au travail et de radioprotection chaque année. J’estime donc qu’il n’a existé aucune forme de relâchement pendant cette période. En outre, un renouvellement extrêmement important a eu lieu dans les années 2015, 2016, 2017 et 2018 pour pallier les nombreux départs naturels.

Par ailleurs, M. Jean-Bernard Lévy a estimé, lorsqu’il est arrivé, que la question de la prolongation de la durée du parc méritait l’instauration d’un programme spécifique, à savoir le grand carénage, qui dispose d’ailleurs d’une gouvernance et d’un budget spécifiques. Nous avons par ailleurs perdu en expérience, car environ un tiers des personnes les plus expérimentées sont parties à la retraite. Nous avons donc une courbe de réapprentissage et cette situation explique que les performances du parc peuvent parfois être moins importantes que par le passé. La nouvelle génération monte encore en puissance, mais EDF n’a jamais connu aucun relâchement sur le parc existant.

M. Antoine Armand, rapporteur. La responsabilité d’une entreprise avec un tel parc à gérer ne revient-elle pas à éviter la diminution de l’expérience de son personnel ? En effet, le remplacement des personnes à la retraite et le maintien d’un niveau de qualité et de compétences peuvent être anticipés. Je ne comprends donc pas pour quelle raison il serait normal d’enregistrer une telle rupture dans l’expérience.

M. Cédric Lewandowski. Nous avons fait face à un phénomène massif et il n’a pas été possible d’embaucher en amont autant de personnes lorsque les départs ont été aussi nombreux. Les responsables du parc de l’époque avaient tout de même mis en place des pépinières pour faire évoluer certaines personnes en profitant de l’expérience de mentors. Cependant, le mouvement de départs a été massif, ce qui a entraîné une perte d’expérience significative.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans quel état avez-vous trouvé le moral des personnels de l’entreprise en arrivant en 2017, c’est-à-dire à la suite des conséquences de Fukushima et d’une loi ainsi que d’une PPE qui vise la fermeture de plusieurs réacteurs ?

M. Cédric Lewandowski. J’ai retrouvé la maison EDF inquiète de manière générale. La confiance des salariés dans l’avenir de l’entreprise avait grandement chuté. Beaucoup de salariés étaient en effet réellement inquiets et préoccupés par l’avenir des métiers et de la filière, même s’ils n’avaient pas perdu confiance en leurs compétences et en EDF qui reste l’opérateur national. Nous nous posions alors des questions sur le mix énergétique dans lequel s’inscrire et sur les métiers dans lesquels il fallait investir. EDF est un producteur d’électricité et nous sommes très fiers à la fois de l’hydraulique, du thermique, du nucléaire et énergies renouvelables. Cependant, au vu de ce que représente le nucléaire en termes d’indépendance du pays et de taux de production, l’inquiétude vis-à-vis de l’avenir était explicite.

M. Antoine Armand, rapporteur. Estimez-vous qu’un retard ait été pris à ce moment-là sur l’anticipation des besoins que vous avez décrits, ce qui aurait conduit à cette juxtaposition de travaux dans des délais resserrés ?

M. Cédric Lewandowski. Je ne le crois pas. Au sujet du grand carénage et de l’anticipation, de nombreuses questions mettent l’accent sur un problème qui n’existe pas. Certes le flux est tendu et nous devons naturellement rendre des comptes en permanence, mais nous n’estimons aucunement être en difficulté pour assurer ce travail.

Par ailleurs, certains éléments surgissent soudainement. Par exemple, toute l’année qui a précédé la remise de l’avis générique en 2021 a été très dense en termes de discussion avec l’ASN et l’IRSN. Afin de trouver un équilibre entre les revendications des améliorations de sûreté nécessaires et nos capacités industrielles, nous avons mis en place des groupes de travail formels et informels. Ensuite, la liste et le calendrier des modifications supplémentaires apparaissant dans l’avis générique ont été définis in fine au mois de février 2021. Concrètement, certains éléments de délibération collective ne peuvent pas être intégralement anticipés de longue date.

J’ai tout de même souhaité, avec M. Étienne Dutheil, que les travaux soient accélérés sur le sujet du vieillissement. Cette question ne s’était pas posée directement, car à l’époque le parc était neuf et car il fait l’objet d’un rajeunissement permanent. En effet, lorsqu’une réparation doit intervenir sur une pièce à un endroit, nous dupliquons cette opération aux autres endroits où se trouve cette même pièce. Nous avons peut-être, dans ce cadre, oublié de regarder les pièces qui n’étaient pas renouvelées et qui n’entraient pas dans le programme du grand carénage. Nous avons donc créé une réflexion spécifique avec M. Étienne Dutheil et celle-ci donnera lieu à un programme de travail autour du vieillissement des pièces qui ne sont pas directement comprises dans les différentes catégories du grand carénage, tels les réservoirs, ou des pièces remplacées que je viens d’évoquer. Concrètement, nous pouvons donc améliorer notre dispositif d’anticipation sur ce sujet.

M. Antoine Armand, rapporteur. Considérez-vous que l’ASN se montre trop sévère ? Plus précisément, pensez-vous que, lors des dernières années, les prescriptions en matière de sûreté nucléaire, pour des raisons d’acceptabilité sociale, d’impacts sur l’opinion et du choc de Fukushima, ont déséquilibré EDF ? Autrement dit, l’exploitation industrielle a-t-elle été handicapée par rapport à l’amélioration de sa sûreté ?

M. Cédric Lewandowski. Je ne le pense pas, car la sûreté est la priorité absolue d’EDF. Avant même d’évoquer l’ASN, nous sommes nos premiers prescripteurs. Nous travaillons en permanence sur le sujet et nous disposons d’outils internes, d’une filière indépendante de sûreté ainsi que d’un inspecteur général de la sûreté nucléaire qui rapporte directement au président d’EDF et publiquement. Notre dispositif manifeste que la sécurité est une priorité et que nous devons continuellement l’améliorer.

En outre, l’ASN est responsable de garantir une sûreté absolue du dispositif vis-à-vis des Français. Ce travail collectif entre EDF, l’ASN et l’IRSN est extrêmement vertueux et je constate par ailleurs que nous n’avons pas connu de grandes difficultés relevant de la sûreté depuis de très nombreuses années, ce qui n’est pas dû au hasard.

Vous me demandez par ailleurs si une réglementation trop importante met en difficulté notre capacité à assurer le service de production : nous avons cette question en tête en permanence et elle concentre toute notre attention, comme celle du président de l’ASN. Les questions de la simplification et de l’intégration de ces normes de sûreté sont fondamentales. Concrètement, le travail d’entrée dans l’atmosphère de cette réglementation vis-à-vis du corps social qui doit la faire vivre constitue une préoccupation de tous les instants. À la fin du mois de décembre, nous avons tenu un séminaire avec l’ASN et l’IRSN afin d’aborder la construction des travaux relatifs à la VD4 du 1 300 mégawatts : nous regardons donc ces sujets frontalement.

M. Antoine Armand, rapporteur. La question de la prolongation jusqu’à 60 et au-delà des centrales était déjà évoquée dans le rapport de 2010. De plus, vous avez évoqué que des réflexions étaient déjà lancées sur le sujet. En outre, quels moyens peuvent-ils être mis en œuvre afin que les visites décennales suivantes soient encore mieux anticipées et étalées dans le temps ? De cette manière, la réduction de la disponibilité du parc nucléaire lorsque des chocs exogènes s’ajoutent aux travaux des visites décennales serait évitée.

M. Cédric Lewandowski. Cette question est effectivement complexe, car notre système est fondé sur un rythme décennal.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment cette situation est-elle justifiée ?

M. Cédric Lewandowski. Cette durée semblait la plus pertinente pour mener l’ensemble de travaux et ce consensus a d'ailleurs été validé au niveau européen par une directive. En outre, même si nous menions des travaux sur la prolongation jusqu’à 60 ans ou davantage, l’ASN se prononcerait sur chaque réacteur pour les dix ans à venir. Par ailleurs, nous disposons d’équipes de R&D et d’ingénierie de la production qui travaillent sur l’identification des éléments nécessaires à la prolongation des centrales à la plus longue échéance. D’ailleurs, le dialogue a déjà été entamé avec l’ASN ainsi que l’IRSN et nous avons tous le sentiment d’une certaine forme d’urgence. Cependant, nous n’avons pas encore défini de dates lors desquelles des réponses devraient être apportées.

M. le président Raphaël Schellenberger. Votre propos correspond-il au discours de la Première ministre lorsqu’elle indiquait travailler en lien avec EDF et l’ASN sur l’identification des réacteurs qui ne pourraient pas passer le cap des 50 ans ? Par ailleurs, avez-vous déjà identifié des difficultés majeures dans ce cadre ?

M. Cédric Lewandowski. Nous n’avons, à ce stade, pas identifié de difficultés majeures pour dépasser cette échéance. Cependant, le programme de travail sur les VD5 a été ouvert en octobre 2022. De plus, notre environnement a des impacts importants sur notre parc nucléaire et son évolution. Par exemple, si Fukushima a un impact sur les VD4, la question de l’adaptation du parc nucléaire au dérèglement climatique sera certainement fondamentale pour les VD5.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez indiqué, dans les réponses écrites que vous avez fournies, que seuls les réacteurs français présentaient une telle capacité de modularité. Vous ajoutez ensuite que « les variations de la puissance délivrée se traduisent par des variations de la température de certaines parties du circuit primaire qui contribuent au vieillissement des circuits et sont pris en compte dès la conception, un impact significatif sur le circuit secondaire des installations du fait du changement de température et une augmentation des arrêts de réacteurs pour des périodes allant de quelques jours à une semaine afin de respecter les critères d’équilibre ». Devons-nous considérer que le développement de la production d’électricité via des énergies renouvelables est une cause de vieillissement accéléré de nos centrales nucléaires ?

M. Cédric Lewandowski. Ce n’est pas le cas à ce jour. Cette modularité représente une force, car elle répond aux questions d’insertion des ENR dans le réseau, mais aussi d’équilibre entre offre et demande ainsi que de fréquence du réseau. En outre, nous n’avons pas constaté de traces de vieillissement accéléré du parc dû à la modularité, qui représente d’ailleurs moins de 1 % de la production annuelle. En revanche, le retour d’expérience des dernières années, diverses constatations, le dérèglement climatique et la montée en puissance des ENR m’ont amené à entamer un chantier sur cette question précise. Nous devons effectivement savoir si l’augmentation de la modularité et l’arrêt de certains réacteurs peuvent engendrer une obsolescence accélérée.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles sont les causes possibles de la corrosion sous contrainte ?

M. Cédric Lewandowski. Nous ne disposons d’aucune littérature scientifique sur le sujet, car de la corrosion sous contrainte est rencontrée pour la première fois sur des circuits auxiliaires du circuit primaire. Pour être précis, seul un cas est survenu sur un réacteur japonais, mais au niveau d’un pressuriseur. Par conséquent, nous avons dû développer nos propres réflexions, qui nous ont conduits à penser que le problème ne découlait pas du vieillissement ou d’un défaut à l’origine. En revanche, elle découle d’une évolution scientifique que nous n’avions pas envisagée, à savoir le résultat extrêmement complexe de l’interaction entre le design des lignes, la température, la composition chimique de l’eau borée et le type de soudures réalisées. Il apparaît que le design des lignes jouerait un rôle déterminant, mais ce constat ne fait pas encore consensus dans la communauté scientifique. Nous avons cerné la question et j’ai demandé en octobre 2022 au directeur de la R&D d’EDF de réunir une commission scientifique composée des meilleurs experts métallurgistes du monde. Ils ont passé une semaine à Paris et nous ont auditionnés avant de conclure qu’il s’agissait effectivement de corrosion sous contrainte et que celle-ci était le résultat des interactions décrites précédemment. Cependant, le débat demeure sur l’élément déterminant dans la survenue de ce phénomène.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment EDF se prépare-t-elle à un défaut sur plusieurs réacteurs ou à un défaut générique ? De plus, dans ces interactions avec RTE et les autorités en matière de prévisions sur la capacité de production électrique, comment cette réalité est-elle pondérée vis-à-vis de la disponibilité prévue du parc ?

M. Cédric Lewandowski. Dans un premier temps, nous pouvons affirmer que nous avons la capacité de faire face à un défaut générique inédit, comme le prouve notre réaction face à l’émergence de la corrosion sous contrainte, pour laquelle nous ne disposions pas de capacité d’anticipation. En effet, notre maison, et même l’ensemble de la filière, a su se mobiliser de manière exceptionnelle pour gérer ce phénomène. Par ailleurs, le président de l’ASN a indiqué que les marges n’étaient pas suffisantes dans le système électrique pour pouvoir faire face à une accumulation de défauts. Concrètement, nous avons démontré que nous pouvions gérer un défaut générique de grande ampleur, mais, en revanche, nous manquons probablement de marges de sûreté face à la survenue d’autres difficultés de ce type.

M. Alexandre Loubet (RN). L’indisponibilité du parc nucléaire a menacé temporairement la sécurité d’approvisionnement électrique du pays et nous avons connu des risques de délestage. Vous avez exposé les causes de l’indisponibilité, mais dans quelle mesure cette indisponibilité pourrait-elle être due à des impératifs de réduction de la part du nucléaire qui étaient fixés par la loi ? La presse hostile au nucléaire mentionne qu’EDF n’aurait pas suffisamment anticipé les maintenances des centrales ou que cette maintenance aurait été ralentie en raison de la période du Covid-19. L’absence de visibilité donnée par les pouvoirs publics ou les va-et-vient donnés par ceux-ci auraient-ils pu conduire EDF à douter du caractère opportun des investissements à long terme ?

En outre, vous avez évoqué les enjeux en termes de ressources humaines. En effet, la relance et le programme de construction nucléaire nécessitent des dizaines de milliers d’emplois a minima. Les membres du CSE d’EDF ont cependant souligné la question du recours récurrent à des sous-traitants. Nous avons d’ailleurs pu constater les difficultés rencontrées dans le cadre du chantier de l’EPR de Flamanville. Dès lors, quelles activités pensez-vous internaliser en vue de programme de construction de réacteurs ? Ou pensez-vous plutôt vous reposer sur des sous-traitants ?

De plus, je m’interroge sur la stratégie d’export du groupe EDF. Certains acteurs internationaux, notamment russes et américains, voient leur carnet de commandes se remplir. Quelle stratégie d’export le groupe EDF a-t-il dessinée ? Sur quels marchés envisage-t-il de se positionner, ce qui pourrait éventuellement dégager une marge de manœuvre financière supplémentaire pour participer au financement du nouveau parc français ?

Par ailleurs, le CSE d’EDF nous a également affirmé qu’environ un tiers de la dette du groupe était lié aux conséquences de l’ARENH. Confirmez-vous ces propos et pouvez-vous apporter des éclaircissements sur la composition de la dette d’EDF ? En effet, celle-ci pénalise l’avenir du groupe et elle représente un enjeu important, notamment car l’État en détient une grande partie et car ce groupe a vocation à être totalement nationalisé.

L’avenir de la sécurité d’approvisionnement du pays est indissociable de l’avenir du groupe EDF. Vous venez de changer de PDG et la Première ministre lui a demandé de présenter un projet de restructuration du groupe avant l’été. Dès lors, certaines pistes sont-elles déjà envisagées sur ce point ?

Enfin, la construction de nouveaux EPR prendra de nombreuses années. En raisonnant par l’absurde, je me demande également ce qui empêcherait de prolonger nos réacteurs jusqu’à 80 ans, étant donné qu’ils sont assez similaires aux réacteurs américains qui ont eux-mêmes été prolongés jusqu’à cette échéance. De plus, la centrale de Fessenheim a été fermée sur une décision politique alors qu’elle avait été récemment remise à neuf. Dès lors, avez-vous une idée des délais et des investissements nécessaires à la relance de cette centrale si les pouvoirs publics envisageaient cette décision ? L’ancienne présidente d’Areva avait d’ailleurs confirmé la faisabilité d’une telle opération.

M. le président Raphaël Schellenberger. Si le raisonnement par l’absurde est bien sur les tribunes, une commission d’enquête parlementaire ne travaille pas forcément de la sorte. Je n’apprécie donc que moyennement l’allusion faite au cas de Fessenheim. En tant que président de la CLIS de Fessenheim, j’ai plutôt une bonne connaissance des installations et je ne me retrouve en rien dans la question que vous avez posée.

M. Cédric Lewandowski. Une de vos questions porte sur l’indisponibilité du parc et sur un lien avec une politique de maintenance qui aurait été racornie du fait d’une ambiance générale qui menait à un retrait du nucléaire : j’y réponds par la négative. À aucun moment le groupe EDF n’a relâché ses efforts sur le parc existant. D’ailleurs, les Français ne comprendraient pas que nous puissions afficher une posture strictement politique vis-à-vis d’outils aussi puissants que des réacteurs nucléaires. En effet, notre posture est d’abord technique, scientifique et industrielle et rien n’a jamais été abandonné dans la politique de maintenance. Toutefois, nous avons été confrontés à la corrosion sous contrainte en 2022, qui s’ajoutait au programme du grand carénage. Nous nous sommes donc posé des questions sur la puissance qui serait véritablement disponible. RTE nous a demandé de fournir entre 38 et 40 gigawatts au mois de décembre : nous avons consenti d’importants efforts, et nous pouvons remercier nos salariés, car nous sommes parvenus à délivrer la puissance demandée. Ensuite, RTE a demandé de fournir 45 gigawatts de puissance disponible au mois de janvier et nous avons rempli cette mission.

Les sujets des ressources humaines et de relance sont effectivement primordiaux et j’ai mis l’internalisation au cœur de mon mandat. Il nous revient de réinternaliser un certain nombre d’activités afin d’être moins dépendants vis-à-vis de fournisseurs, même si nous ne remettons pas en cause la sous-traitance et la filière. Nous avons, à ce jour, perdu des capacités, même de surveillance, d’un outil de travail sur lequel nous n’avons plus assez de prises. Nous avons, par conséquent, lancé un programme, qui sera déployé dès cette année, visant à reprendre la main sur les ouvertures et les fermetures de cuves. Nous prévoyons également de réunir à nouveau en interne certaines compétences en termes de soudage. J’ai aussi demandé à chaque directeur de centrale d’adresser des propositions de réinternalisation d’activités. Concrètement, nous cherchons un juste équilibre entre l’internalisation et la sous-traitance.

Vous évoquez également la possibilité de récupérer éventuellement des moyens financiers pour le parc actuel en nous montrant moins conquérants. Cependant, la question ne se pose pas de cette manière. En effet, nous avons heureusement noué des contrats à l’international qui nous permettent de faire vivre notre ingénierie et notre capacité à faire redémarrer notre propre filière. Les Anglais mènent d’importants projets, de même que l’Inde et l’Europe qui, depuis deux ans, pense à nouveau au nucléaire. Cette dynamique est tout à fait essentielle pour la filière et pour notre corps d’ingénierie. Je crois effectivement à l’export dans le domaine nucléaire, car il nous permet de conserver les forces dont nous aurons besoin pour mener à bien le programme de Belfort.

Par ailleurs, les sujets d’endettement du groupe excèdent mon domaine de responsabilité et M. Jean-Bernard Lévy vous a déjà exposé des éléments relatifs à l’ARENH. Effectivement, celui-ci contribue aux difficultés que nous rencontrons, car ce prix de 42 euros a été conçu plus de dix auparavant et son montant n’a pas fait l’objet de revoyure. La CRE a d’ailleurs estimé qu’il n’était pas dimensionné au coût économique réel de production.

Luc Rémont est effectivement notre nouveau PDG et il a reçu une lettre de la Première ministre, qui lui demande entre autres d’élaborer une feuille de route de son projet pour EDF. Il n’est donc aucunement question d’un projet de restructuration, mais de l’adaptation d’EDF aux enjeux majeurs à venir.

En outre, six réacteurs aux États-Unis ont effectivement obtenu une licence d’exploitation jusqu’à 80 ans alors qu’ils présentent des technologies à peu près similaires aux nôtres. Il existe aujourd’hui un consensus scientifique, technique et économique sur le fait que notre parc est adapté pour fonctionner jusqu’à 60 et la question du passage à 80 ans induit de mener des travaux d’étude, que nous avons déjà engagés, notamment avec l’Electric Power Research Institute (EPRI), l’homologue américain du CEA.

Enfin, j’ai été extrêmement frappé par le fait que l’ensemble de nos salariés ait tenu à venir travailler jusqu’au 22 février 2020 à Fessenheim, alors même que nous nous interrogions sur la dangerosité du COVID-19, ce qui prouve l’implication de ceux-ci dans le service public et l’intérêt général. Nous avons ensuite engagé le prédémantèlement et, actuellement, nous ne travaillons pas à la relance de cette centrale. Toutefois, nous estimons qu’outre le travail réglementaire à remettre en œuvre, il faudrait entre sept et dix ans pour reconstruire Fessenheim, car nous n’avions pas engagé les travaux post-Fukushima, de même que les études sur les effluents ainsi que sur la prolongation. Nous nous sommes par ailleurs engagés à faire du démantèlement de Fessenheim un démantèlement exemplaire, à la fois en termes financiers, de délais, de sécurité et de sûreté.

M. Francis Dubois (LR). Vous avez précisé que nous devons nous inscrire dans une perspective à long terme lorsqu’il est question du nucléaire. Le rapport de 2010 abordait les axes de la réorganisation de la filière française, le fonctionnement des centrales jusqu’à 60 ans et la formation des ressources humaines vis-à-vis de ces travaux à mener. Dès 2018, le CEA a indiqué qu’il était nécessaire de lancer la construction de nouveaux réacteurs. De plus, RTE soulignait l’importance de ne pas fermer de centrales nucléaires avant d’avoir rouvert celles qui faisaient l’objet de travaux de construction. Cependant, le printemps 2020 a été marqué par la fermeture des deux réacteurs de Fessenheim. Par ailleurs, la feuille de route Start 2025 prévoit les deuxièmes phases de grand carénage et vous expliquez que vous devez assurer des opérations de démantèlement. Enfin, vous avez précisé que les visites décennales s’étalaient sur de nombreuses années, c’est-à-dire environ sept ans d’études et sept de travaux, et que les VD4 étaient particulièrement importantes. En 2022, le Gouvernement a en outre annoncé un nouveau cap.

Au vu de tous ces éléments, considérez-vous que ces va-et-vient représentent un handicap pour votre entreprise ? De plus, la Première ministre vous a demandé d’établir une feuille de route, mais la feuille de route du Gouvernement s’inscrit-elle dans une perspective à long terme ?

Vous avez également expliqué qu’en 2004, il était nécessaire d’engager une tête de série nucléaire et de pérenniser les concessions hydro-électriques. Dans la vallée de la Dordogne, nous disposons de 5 gigawatts de ce type, dont 3 en STEP. Dès lors, que préconiseriez-vous pour que nous puissions avancer rapidement en matière de souveraineté hydro-électrique ?

M. Cédric Lewandowski. Mon collègue en charge du sujet a été reçu en audition par cette commission et il le connaît bien mieux que moi-même. En tant que membre du comité exécutif d’EDF, je peux tout de même souligner que la filière hydraulique française est magnifique et que nous croyons à ses capacités de développement ainsi qu’à la nécessité d’en conserver la pleine possession. En tant que patron du parc nucléaire, je ne peux que vous confirmer les optimisations et les interactions fines qui existent en permanence entre le parc hydraulique et le parc nucléaire. En effet, le parc nucléaire nécessite beaucoup d’eau et le parc hydraulique, en dehors de ses capacités propres, permet de faire vivre le nucléaire.

En outre, le programme Start 2025 ne porte pas sur le grand carénage, mais il vise l’amélioration et la productivité autour de la maintenance ainsi que des arrêts. En effet, des arrêts courts avaient tendance à s’allonger lors de ces dernières années.

Par ailleurs, EDF est une entreprise nationale à la disposition de l’État français et de ses décisions. En revanche, nous appelons au respect du temps long, car sans mener une telle réflexion, des erreurs pourraient être commises, notamment dans le domaine tarifaire. Nous devons collectivement accepter que des industries telles que la nôtre puissent être envisagées sur le long terme. Nous sommes d’ailleurs satisfaits que le discours de Belfort ait donné une nouvelle impulsion en la matière.

Enfin, l’industrie du démantèlement est particulière, car elle requiert des compétences spécifiques, comme elle fait appel à de l’innovation. Nous avons d’ailleurs l’ambition de positionner notre groupe, qui a développé la filiale Cyclife, en tant que leader européen du démantèlement. De plus, nous sommes déjà présents dans un grand nombre de pays en Europe afin de proposer nos compétences et nos talents. Une direction a été créée au sein de la société, dédiée à l’aval, déchets et démantèlement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au fil des auditions menées, une critique plus ou moins formulée est apparue sur la nouvelle stratégie avec les filiales à l’étranger qui se développent vers l’époque de François Roussely. En effet, il a été dit qu’une part des moyens qui nous sont aujourd’hui nécessaires sont partis à l’étranger. Disposez-vous aujourd’hui d’une vision de la contribution des activités d’EDF à l’étranger aux résultats de l’entreprise ?

M. Cédric Lewandowski. Je m’inscris en faux par rapport au procès réalisé à l’encontre des années Roussely et qui sous-entend que le développement international aurait obéré nos capacités de développement en général. Nous parlons plus souvent de l’aventure en Amérique du Sud, qui s’est avérée coûteuse et complexe, en oubliant que ces acquisitions étaient déjà réalisées quand François Roussely et moi-même sommes arrivés. Nous avons donc seulement essayé d’en contrôler les dérives et d'opérer un début de délestage.

La directive européenne de 1996 est sortie alors que nous étions un établissement public à caractère industriel et commercial. De plus, nous étions un monopole et il était donc évident que nous allions perdre des marchés lors de l’ouverture à la concurrence. Par conséquent, il était logique de se diversifier dans les services énergétiques et de mener des conquêtes structurantes. François Roussely défendait quant à lui l’idée d’un groupe européen, notamment car l’électricité ne se stocke pas. Nous avons, de cette manière, acquis London Electricity, aujourd’hui appelée EDF Energy, ainsi que Montedison, dont nous avons retiré la filiale énergétique Edison, et EnBW, pour expérimenter l’organisation spécifique des Allemands dans le domaine énergétique.

Le bilan nous semblait extrêmement positif et nous avons revendu EnBW. En outre, nous sommes aujourd’hui très heureux de compter Edison dans nos rangs. Nous maintenons d’ailleurs toute une série de compétences dans le domaine du gaz notamment grâce à cette filiale. Enfin, EDF Energy représente le cœur de notre développement, car nous sommes devenus leader en Angleterre. De plus, nous disposons d’un terrain de développement et d’une dynamique tout à fait conséquents grâce à Hinkley Point et Sizewell. Enfin, ces filiales sont bénéficiaires, ce pour quoi EDF ne doit pas regretter ces acquisitions.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’année 1998 a assisté à la livraison de Civaux 2, la fermeture de Superphénix et la réflexion sur la poursuite du programme. Ce maintien de l’option nucléaire se conclura par le choix de construire un EPR à Flamanville. Une critique récurrente porte d’ailleurs sur le fait qu’il s’agit de la première fois qu’une paire n’est pas construite. Cette possibilité était-elle présente à l’origine de la réflexion ?

M. Cédric Lewandowski. Nous avions effectivement l’ambition de construire une tête de série, qui visait la création d’un nouveau palier. Plusieurs sites avaient été étudiés et faisaient l’objet de premiers contacts avec les élus. En conclusion, je ne pense pas qu’il était question d’une paire d’EPR, mais bel et bien d’une tête d’une série, à savoir le premier d’une série.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est le coût économique réel d’un mégawattheure d’électricité nucléaire ?

M. Cédric Lewandowski. Je ne me prononcerai pas précisément, car il est nécessaire de savoir si nous parlons du coût strict de production ou du coût complet. Cependant, la définition de ces concepts n’est pas arrêtée et elle varie selon les parties prenantes. La société française d’énergie nucléaire (Sfen), société savante, a conclu que le coût cash de court terme, qui correspond environ au coût de production, représenterait entre 30 euros et 40 euros pour un mégawattheure. Cependant, la CRE avait obtenu des résultats bien supérieurs. Par ailleurs, le coût courant économique s’élèverait plutôt à 60 euros par mégawattheure selon la Sfen. Cependant, celui-ci n’inclut pas le renouvellement du parc. Dès lors, il est nécessaire de définir ce que la notion de coût complet intègre.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous rencontrerons des enjeux de disponibilité de matière, de cycle combustible et peut-être de développement du nucléaire à l’échelle mondiale d’ici la fin du siècle. Par conséquent, quelles perspectives étudiez-vous en lien avec ces enjeux ?

M. Cédric Lewandowski. Aujourd’hui, nous sommes principalement concentrés sur l’amélioration de la technologie que nous connaissons, à savoir la filière REP. Nous avons ouvert une nouvelle voie récemment, à savoir celle du SMR, qui correspond à de petits réacteurs s’appuyant sur une technologie existante. J’espère d’ailleurs que nous fournirons un premier design à l’État français cette année. Cependant, la communauté scientifique travaille sur d’autres hypothèses, en lien avec le sodium ou le thorium notamment, et la R&D d’EDF est en contact permanent avec ces technologies sur le plan international. Nous n’avons toutefois pas ouvert de programme spécifique sur le sujet, car nos travaux actuels sont déjà conséquents.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le coût de production représente environ à 30 euros à 40 euros du mégawattheure et vous donnez peu d’indications sur les couches qui permettraient d’intégrer les coûts complets. Je serais donc bien en peine de caractériser objectivement l’écart entre le tarif actuel et les besoins pour l’entreprise. Pourriez-vous nous donner un ordre de grandeur sur ce sujet ?

M. Cédric Lewandowski. Je ne me lancerai pas dans l’exégèse de ce sujet qui est d’une extrême complexité et qui dépasse mes responsabilités. Je vous renvoie cependant à la future audition de Luc Rémont. Toutefois, nous avons salué les travaux menés par la CRE sur ce sujet quelques années auparavant. Elle avait fixé un coût entre 48,5 euros et 50 euros pour un mégawattheure. Ce coût paraissait raisonnable à la CRE pour faire vivre le parc existant dans son périmètre actuel. Le sujet du coût complet doit, à mon sens, inclure la question du renouvellement du parc.

M. le président Raphaël Schellenberger. En ce moment, nous votons des textes de loi dans d’autres domaines industriels ou stratégiques et nous nous assurons que les coûts complets soient bien payés à ceux qui produisent des matières premières.

Monsieur Lewandowski, je vous remercie pour la disponibilité dont vous avez fait preuve pour venir répondre à nos questions. Je salue également l’engagement de vos équipes.

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5.   Audition de M. Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier Ministre (2017-2020) et M. Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie (19 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous recevons aujourd’hui M. Benoît Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet du Premier ministre entre 2017 et 2020, ainsi que M Thibaud Normand, qui était conseiller technique énergie sur cette même période. Nous vous remercions, messieurs, d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête et j’indique que vous avez demandé à être auditionnés ensemble, ce qui me semble tout à fait cohérent. Nous avons commencé ce cycle d’auditions en recevant d'abord des techniciens et des acteurs du domaine énergétique ; nous recevons maintenant des conseillers ; nous terminerons enfin le cycle d’auditions en recevant les décideurs.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Benoît Ribadeau-Dumas prête serment.)

(M. Thibaud Normand prête serment.)

M. Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020). Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, vous nous avez envoyé un questionnaire préalablement à cette audition pour connaître notre position sur la situation actuelle, son évolution et ce qui a été mis en place entre 2017 et 2020.

Premièrement, lorsque nous sommes arrivés en mai 2017, le Président de la République avait été élu avec des engagements très forts sur l’accélération de la sortie des énergies fossiles. D’autres engagements avaient également été pris sur la baisse de la part du gaz, contrairement à de nombreux autres pays qui l’utilisaient comme énergie de transition.

Deuxièmement, nous n’avions pas encore effectué de hiérarchisation entre les énergies renouvelables (ENR) et aucune trajectoire budgétaire cohérente n’avait été établie pour mettre en œuvre les annonces du gouvernement précédent. Nous traitions, à cette époque, de la remise en œuvre du métro du Grand Paris, qui représentait environ 38 milliards d’euros, et du coût des six champs d’éoliennes off-shore, qui correspondait à un montant similaire. Cet enjeu budgétaire énorme asphyxiait d’ailleurs le budget des ENR alors qu’il était encore nécessaire de payer le coût du solaire lancé sous Jean-Louis Borloo. Par conséquent, nous devions dessiner une trajectoire budgétaire cohérente avec les annonces sur les ENR.

Troisièmement, Monsieur Verwaerde disait que le nucléaire en France était un « nucléaire honteux ». En effet, il était prépondérant dans la production électrique, mais il n’était pas complètement assumé. Le nucléaire était d’ailleurs en perte de vitesse dans le monde, comme le prouvent les décisions belge, hollandaise, allemande et italienne. Le gouvernement précédent nous avait légué une trajectoire qui prévoyait d’atteindre le taux de 50 % de nucléaire à horizon 2025. Cependant, ce chiffre n’était pas assumé dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et il ne correspondait pas au business plan des entreprises. Il nous revenait donc de ramener une certaine cohérence dans ce contexte, car il était difficile de penser le futur alors que les objectifs inscrits dans la loi n’étaient pas assumés. La majorité s’inscrivait globalement dans cet équilibre qui visait le plus possible d’énergies renouvelables, le moins possible d'énergies fossiles et la réduction de la part du nucléaire. M. Nicolas Hulot, alors ministre de l’écologie, portait également cette conviction.

Quatrièmement, EDF se trouvait en mauvaise situation, notamment du point de vue financier. De plus, l’entreprise entretenait de nombreux conflits avec l’Europe et les fortes difficultés rencontrées par le nouveau nucléaire minaient la confiance de la société en elle-même. Je regrette aussi que nous n’ayons pas détecté suffisamment tôt les difficultés de maintenance. En effet, le parc n’a jamais atteint les niveaux de disponibilité attendus. Par ailleurs, EDF entretenait une relation qui n’était pas saine avec ses autorités de tutelles. L’entreprise n’était toutefois pas réellement soutenue par les ministères. EDF, comme Total, est une entreprise dont le pays a besoin, mais qu’il se plaît à critiquer en permanence. EDF avait le sentiment d’être incomprise et que sa faute provenait de cette situation de malentendu.

Cinquièmement, le mégawattheure coûtait 30 euros en 2015 et 2016, mais son prix commençait à remonter légèrement lorsque nous sommes arrivés en 2017. À cette époque, l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique (ARENH) était devenu une forme de protection pour EDF, même si l’entreprise était atteinte dans son compte d’exploitation par ces très bas prix du marché. Nous nous trouvions alors davantage dans une situation de surcapacité, car les prix étaient extrêmement bas, nous pouvions exporter énormément et notre consommation avait connu une certaine stabilité depuis deux ou trois ans. Certaines administrations et instances estimaient que nous rentrions dans une période nouvelle de consommation stable qui fut au cœur des discussions.

Entre 2017 et 2020, nous avons donc essayé de nous mettre en cohérence des objectifs atteignables et d’inscrire des jalons précis, différents des totems politiques, dans la PPE. Celle-ci portait déjà les germes de l’ensemble des décisions prises par la suite. Nous avons également dû nous pencher sur le sujet de Fessenheim et nous avons essayé d’améliorer la situation d’EDF sur les plans industriel, financier et de régulation, sujet sur lequel notre succès fut sans doute le plus modeste. Par ailleurs, nous avons opéré des choix en matière de recherche.

Dès le mois de novembre 2017, M. Édouard Philippe s’est battu afin que l’objectif de 50 % de nucléaire fixé à horizon 2025 soit repoussé à 2035. Pour sortir de cette incohérence entre des objectifs totémiques et des objectifs réalistes, nous avons avancé que nous ne nous inscrivions pas dans cet objectif dès novembre 2017. En effet, nous souhaitions réfléchir sereinement à notre PPE. Nous avons également essayé de réaliser une hiérarchisation des ENR, ce qui nous a menés à identifier celles qui étaient les plus rentables économiquement et les plus facilement déployables. Par conséquent, nous avons pris des décisions difficiles sur l’hydrolien et nous avons renégocié les six champs off-shore, en baissant les prix de 30%, car les prix des industriels étaient devenus inabordables, ainsi que les dispositifs permettant aujourd’hui à l’État de profiter de la manne des hausses de prix pour les ENR.

En novembre 2018, le Président de la République avait annoncé que la très grande majorité des réacteurs atteindraient leur cinquième visite décennale et que la moitié d’entre eux iraient au-delà. Cependant, il est nécessaire que l’ASN l’autorise et qu’aucun effet de série tel que la corrosion sous contrainte ne survienne. Nous avions alors dessiné une trajectoire qui se basait sur les courbes de RTE, qui prévoyaient au mieux une stabilité. Cependant, RTE avait complètement revu sa proposition trois ans plus tard. Nous avions cependant toujours pensé que ces courbes étaient trop optimistes au sujet de notre capacité à réaliser des économies d’énergie et que, par conséquent, il était risqué de se baser uniquement sur celles-ci. Dès lors, dans la PPE, toutes les décisions prises sur les potentiels arrêts de réacteurs sont subordonnées à des revues. Elles ont donné lieu à l’étude « Futurs énergétiques », sortie après notre départ et qui propose une revue intégrant nos objectifs d’électrification et une vision plus réaliste sur les efforts de consommation d’énergie. En outre, elle présente une nouvelle courbe qui reprend une tendance assez séculaire d’indexation sur la croissance.

La PPE contenait aussi certaines mentions sur le nouveau nucléaire, qui ont été difficiles à négocier dans ce contexte d’équilibre politique. Cette PPE prévoyait qu’une décision soit prise sur le sujet en 2021 : elle est finalement intervenue lors du discours de Belfort en 2022. Nous avions réellement la volonté de continuer à approfondir un certain nombre d’expertises, car les décideurs politiques et leurs conseillers doivent élucider différents éléments, tels que la confiance dans le nouveau nucléaire, son prix, son design et le moment de sa sortie. Dès lors, le Président de la République a souhaité être sûr que le nouveau nucléaire fonctionnait avant de le confirmer.

En outre, nous souhaitions pousser l’analyse scientifique jusqu’au bout, car certaines personnes ne croyaient pas à la possibilité du 100 % ENR. Pour ce faire, nous voulions documenter le sujet et faire progresser le degré de prise de conscience collective. Nous souhaitions également qu’EDF règle un certain nombre de ses problèmes industriels et que la filière se structure. Entre les annonces de 2018 et la projection de décision en 2021, certains jalons administratifs, techniques et d’expertise ont dû être posés et ils ont fait progresser la prise de conscience. En synthèse, nous avons choisi d’établir des faits qui serviraient de support aux choix politiques plutôt que de poser ceux-ci d’abord, et devoir tordre la réalité ensuite.

Par ailleurs, nous avons dû mettre en œuvre la fermeture de Fessenheim en 2020 et nous avons pris d’importantes décisions en termes de recherche. L’indignation académique était certainement sincère, mais les décisions prises n’étaient pas irréfléchies. Pour rappel, nous avions terminé le réacteur d’essai militaire, qui a contribué à la recherche, et nous avons pu sauver ITER, le réacteur thermonucléaire expérimental international, car Édouard Philippe a personnellement négocié avec le département d’énergie américain et d’autres pays. Nous avons aussi sauvé le réacteur Jules Horowitz (RJH), qui à court terme, est plus important pour la filière qu’ASTRID (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demontsration), auquel nous avons certes renoncé. Cette décision a été prise dans le cadre d’un examen approfondi des priorités du CEA, d’une consultation des acteurs de la filière et d’un conseil de politique nucléaire, qui n’a pas remis en cause les fondements du cycle fermé du combustible, sujet sur lequel nous avons accompagné de nouveaux programmes de recherche. Nous estimions effectivement nécessaire de mener des recherches sur le combustible avant de lancer ce réacteur qui représentait un budget de 7 milliards d’euros, ce qui n’était pas raisonnable pour le CEA.

En conclusion, il me semble que nous n’avons pas suffisamment accompagné EDF dans sa transformation financière, industrielle et de régulation, même si de nombreux efforts financiers ont été consentis pour cette entreprise. Je regrette que nous n’ayons pas pu mener l’ensemble des chantiers sur EDF, notamment relatif au projet Hercule et à la réglementation européenne. Ces sujets figuraient au programme de l’année 2020, qui a assisté à l’émergence du Covid-19. Le chantier sur EDF reste donc ouvert, mais celui-ci est avant tout industriel. Je respecte énormément cette entreprise et je considère qu’elle n’a pas toujours été aidée par les gouvernements ainsi que la réglementation européenne, mais il est important de régler ce problème industriel. Le marché, l’ARENH, l’Europe et le Gouvernement n’expliquent pas à eux seuls les problèmes rencontrés par EDF. En effet, le marché n’est pas responsable de l’indisponibilité des réacteurs et le marché européen a longtemps représenté une chance pour EDF. Par ailleurs, l’ARENH doit être rénové, notamment par la fin des aberrations du droit d’option des fournisseurs alternatifs ainsi qu’au moyen d’une indexation plus raisonnable. Cependant, l’ARENH représente un instrument sain de protection du consommateur. De plus, même si les critiques sur EDF compliquent sa tâche de recrutement, certaines entreprises, comme Total ou les producteurs de plastique, connaissent la même situation tout en disposant des meilleures conduites de projet du monde.

EDF a maintenant un nouveau patron remarquable et il est nécessaire d’être attentif sur le fait que, dans le cadre de sa transformation et de sa nationalisation, l’entreprise ne devienne pas un arsenal soumis à quatre tutelles de l’État et trois autorités administratives indépendantes. En effet, nous ne devons pas oublier que le but de l’opération est de retrouver l’excellence industrielle d’EDF. De plus, j’estime que le marché européen présente des avantages, mais il doit être complété par une PPE européenne afin de coordonner les choix énergétiques. En revanche, si une hétérogénéité des choix en matière énergétique est admise, il est nécessaire de tenir compte d’une adaptation de la tarification en fonction des choix des États. On ne peut pas payer le prix marginal du gaz, quand on a décidé de ne plus dépendre du gaz.

Nous rencontrons par ailleurs un sujet d’éclatement et de politisation de l’expertise. Nous devons nous montrer attentifs à ce que chacun reste dans son rôle. En effet, les services administratifs présentent des faits objectifs et étayés aux responsables politiques. Il est cependant problématique que ces faits soient parfois tordus pour correspondre à des présupposés, qui peuvent d’ailleurs être valables ou respectables. Nous ne pouvons pas admettre qu'il soit demandé aux sachants de se taire ou de modifier leurs résultats, car leurs conclusions déplaisent. Je ne suis pas certain qu’il ait existé un âge d’or de l’expertise nationale et, aujourd’hui, nous menons de très nombreuses enquêtes publiques, notamment pour l’élaboration des PPE. Cependant, les personnes amenées à fournir les faits objectifs font souvent l’objet d’une politisation.

Par conséquent, le Gouvernement manque d’un lieu où il peut être possible que les faits soient fournis aux décideurs politiques. Il est cependant nécessaire que le système ne laisse personne orphelin. Dans le cadre de la PPE, certains acteurs défendaient une trajectoire rapide de décarbonation de l’énergie et Bercy se souciait de la situation d’EDF. Cependant, le ministère de l’économie devrait davantage se soucier du prix de l’énergie pour l’industrie, qui constituait un atout compétitif de la France par le passé. Il est, par conséquent, nécessaire que tous les intérêts légitimes soient bien exprimés dans l’organisation de l’État, comme il est important de se montrer constant, réaliste, pragmatique et souple pour établir une bonne politique énergétique. Les Allemands ont plutôt l’habitude de protéger d’abord leur industrie et, ensuite, les consommateurs ; en France, des chèques sont distribués aux consommateurs, mais il est nécessaire de se pencher sur les décisions qui les protégeront davantage sur le long terme. En synthèse, il est nécessaire de reconfigurer la politique énergétique en fonction des circonstances plutôt que de s’enfermer dans de grands totems.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’ai le sentiment que vous décrivez quelque chose de différent de ce que le Gouvernement transmettait à la population. En effet, le mouvement de retour à la stratégie séculaire de l’énergie en France, avec les variations liées aux évolutions technologiques, ne me semble pas perçu par les Français. D’ailleurs, vous avez reconnu que la majorité était celle de la filiation de la loi de transition écologique pour la croissance verte (TEPCV) et qu’elle se retrouvait parfaitement dans la politique énergétique menée de 2012 à 2017. Les ministres de l’énergie ont successivement été MM. Nicolas Hulot, François de Rugy, Mme Élisabeth Borne, précédemment directrice de cabinet de Mme Ségolène Royal, et Mme Barbara Pompili. Celle-ci a d’ailleurs continué à produire un récit politique différent de celui que vous décrivez alors même que le discours de Belfort avait été prononcé. Dès lors, comment pouvons-nous établir une cohérence à partir de cette situation ?

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Mon propos porte sur ce que nous avons fait et non sur la manière dont cela a été compris. Cependant, M. Nicolas Hulot faisait partie du Gouvernement et ses positions sur le nucléaire étaient bien connues. Il a d’ailleurs décrit la difficulté à réconcilier la réalité et les objectifs affichés. En effet, lorsque nous lui avons présenté les conséquences des objectifs fixés à 2025, il a accepté lui-même de porter la mesure de décalage de l’échéance à 2035. Il n’a jamais indiqué qu’il avait été contraint de le faire par le Gouvernement, mais il soulignait à quel point cette décision était difficile à prendre. Dans un livre, il a écrit que certains membres obtus du cabinet du Premier ministre, notamment en me mettant nommément en cause, souhaitaient instaurer un nouveau nucléaire. Cependant, il n’en voulait pas, même s’il avait admis qu’un délai supplémentaire était nécessaire pour équilibrer le mix énergétique, car nous l’avions convaincu qu’en maintenant l’objectif à horizon 2025, des surcoûts considérables seraient enregistrés. Par ailleurs, la loi sur les ENR revenait sur des totems chers à sa famille politique, notamment par la suppression d’un certain nombre de recours dans le cadre des enquêtes publiques. M. Nicolas Hulot s’opposait à porter le nouveau nucléaire, mais nous voulions préparer le terrain en faisant passer un certain nombre de décisions, car ni la majorité ni le pays lui-même n’étaient prêts pour celles-ci.

Vous estimez que le discours que je porte aujourd’hui ne correspondait pas à ce qui était perçu à l’époque. Cependant, M. Édouard Philippe était considéré comme un suppôt du nucléaire, car il provenait de chez Areva. Je pense d’ailleurs que M. Nicolas Hulot a considéré comme une provocation la nomination de M. d’Escatha et de M. Collet-Billon dans le cadre de la réflexion sur le nouveau nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’entends le caractère pluriel d’un gouvernement, mais je suis surpris par l’écart important entre les objectifs stratégiques imaginés au niveau du Premier ministre et l’incarnation du ministre directement en charge de l'énergie, qui a été touché au plus profond des valeurs qui l’ont conduit à une nomination à ce poste. De plus, les ministres de l’énergie du quinquennat précédent ont tous un parcours à travers lequel ils se sont forcément opposés à ce qui transparaît dans le discours de Belfort.

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Ils ont pourtant tous porté, parfois à la suite d’arbitrage complexe, la réorientation ou la clarification du mix, qui est déjà présente en 2018 dans la PPE et qui se concrétise dans le discours de Belfort. EDF aurait souhaité que le processus soit lancé plus rapidement, mais le Premier ministre avait une forme de conviction sur la nécessité d’un nouveau nucléaire, a minima pour assurer la période de transition vers d’autres technologies. De surcroît, nous ne savions pas vers quelle forme nucléaire nous tourner à cette époque. De manière générale, M. Édouard Philippe travaille de manière très rationnelle et il avait constaté des oppositions très fortes au sein de son gouvernement, ce pour quoi il a choisi de commander de nombreuses études complémentaires afin d’établir des faits, à travers les scénarios de RTE, le débat sur le design de l’EPR, le rapport de M. Folz, afin de ne pas répéter les erreurs de Flamanville.

Je ne crois pas que les revirements de situation sur ce type de sujet représentent une bonne manière de manœuvrer en France. En effet, l’objectif de 50 % en 2025 était annoncé depuis cinq ou sept ans et notre majorité en était imprégnée. Dès lors, nous avons estimé judicieux d’établir les faits plus solidement et d’interroger EDF sur la forme de nucléaire à retenir.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons le sentiment que ces travaux sont menés un peu à l’abri des regards.

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Je ne suis pas d’accord avec ce propos. Il n’est pas possible de dire que nous travaillions à l’abri des regards au vu du temps nécessaire à l’adoption d’une PPE. En effet, celle-ci induit de mener un nombre très conséquent d’enquêtes publiques.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous nous penchons aujourd’hui davantage sur la compréhension du processus politique. Par exemple, nous n’avons pas connaissance du rapport d’Escatha-Collet Billon car il a été classé « secret défense ». Il n’a dès lors pas fait l’objet de communication alors qu’il aborde des éléments fondamentaux pour l’établissement de la politique énergétique lors du précédent quinquennat.

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Il a été classé de la sorte, car nous ne voulions pas établir deux rapports séparés pour, d’une part, le nucléaire civil ainsi que sa pérennité et pour, d’autre part, l’incidence d’une éventuelle perte de compétence civile en matière de défense. Concrètement, ce rapport aborde la soutenabilité de la filière nucléaire de défense française en fonction des hypothèses retenues pour le nucléaire civil, ce pour quoi il n’a pas été rendu public.

En outre, si vous considérez que les lois votées afin de mettre en place une commission nationale du débat public et un délai d’enquête publique avant chaque décision ne servent à rien et ne permettent pas de porter les sujets devant le regard des citoyens, je ne comprends pas pour quelle raison il est procédé de la sorte. Le Président de la République avait tout de même indiqué clairement, dans son discours sur le nucléaire en 2018 au moment de la PPE, tout ce qui devait être fait avant de prendre une décision sur le nouveau nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous tâcherons d’essayer de rendre compréhensibles et accessibles tous les éléments qui vous ont éclairés. Par ailleurs, que pensez-vous aujourd’hui de l’objectif des 50 % de nucléaire à l’horizon 2035 ?

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Je ne suis pas spécialement favorable à de tels totems, car j’estime qu’il est nécessaire de se montrer plus souple. Cependant, le sujet revêt un caractère politique et, si le pays décide de ne pas dépendre uniquement du nucléaire pour sa souveraineté, je n’ai pas de critique à émettre. Je déplore seulement que cette volonté soit affichée à une échéance intenable et ma seule préoccupation porte sur le fait que le débat sur le mix énergétique soit éclairé.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez indiqué regretter une forme de politisation de l’expertise. Plus précisément, à quel endroit localisez-vous ce phénomène dans le cadre des sujets énergétiques ?

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Il ne doit pas y avoir de jeux de rôle au sein de l’État. En effet, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) et la direction générale de l’énergie ne peuvent uniquement présenter les faits qui soutiennent la baisse de consommation ou de la compétitivité des ENR. De la même manière, Bercy ne peut pas uniquement raisonner en termes de sauvegarde de la trajectoire financière d’EDF. Il arrive en effet qu’un décideur soit confronté à deux positions qui ne peuvent jamais se rejoindre parce qu’aucun accord ne pourrait être trouvé sur les faits. Sur un certain nombre de sujets, on avait aussi besoin d’une expertise complémentaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. En outre, quels rapports vous ont-ils conduit à prendre cette décision de l’abandon du projet de construction du démonstrateur ASTRID et que proposent-ils en contrepartie ? Certains rapports conseillaient au contraire la poursuite de celui-ci, même de façon dégradée. Il s’agissait d’un programme de recherche légal et la décision de l’abandon n’a pas fait l’objet d’une grande publicité. D’ailleurs, pourquoi une telle discrétion a-t-elle entouré cet événement ?

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Cette décision provient d’une impasse budgétaire. Lorsqu’il a fallu ajouter différentes contributions, nous avions orienté une partie du CEA et nous lui avions donné des objectifs de consolidation de la filière. Concrètement, nous avions demandé si celui-ci pouvait travailler avec EDF à la sécurisation de l’EPR 2. De plus, nous avons conservé ITER, RJH et le réacteur d’essai militaire, ce qui représente des montants considérables et qui avaient explosé dans des proportions inimaginables. Lorsqu’il a été demandé de renforcer le budget du CEA, nous avons souligné que celui-ci pouvait déjà épauler EDF sur le design actuel avant de préparer la génération suivante. Nous nous demandions en effet si l’EPR allait fonctionner, car il connaissait des problèmes en Finlande, en Chine et en France. D’autres personnes auditionnées vous ont dit qu’en prenant cette décision, nous portions l’intérêt caché de couper le cycle fermé du nucléaire et de fragiliser la filière, mais ce postulat est factuellement et totalement faux. Le CPN, qui est une organisation tout à fait solennelle, a d’ailleurs pour mission de se prononcer sur ce sujet et il expliquait pour quelle raison il était prématuré de lancer un tel réacteur. Cependant, cette décision n’a jamais été prise avec la volonté de fragiliser la filière, mais car il existait une impasse budgétaire massive au niveau du CEA en même temps que des explosions de budget sur d’autres lancements de réacteurs.

M. Thibaud Normand, ancien Conseiller technique Énergie. Dès le deuxième semestre de l’année 2017, la question de la pertinence industrielle d’engager la construction du démonstrateur s’est posée. Cette pertinence était clairement remise en question par des acteurs industriels du nucléaire, car le réacteur, qui était un démonstrateur industriel, devait donner lieu à la construction d'un grand nombre de réacteurs d’une nouvelle génération, c'est à dire des réacteurs rapides au sodium. Ils allaient percuter un parc de troisième génération, composé d’EPR et d’EPR 2, qui sera en service entre 2035 et 2050. L’intérêt industriel se déplaçait donc vers la seconde moitié du siècle, ce qui a nécessité d’établir des alternatives en termes de recherche. L’idée d’un petit ASTRID ou d’un programme de simulation relève de la recherche, car il correspond à l’idée d’un réacteur expérimental. Nous avons ensuite demandé au CEA d’instruire ces options et le nouvel administrateur général a été nommé à la fin du premier trimestre de 2018 : il a pris en charge le sujet dès son arrivée et il a nourri la décision de l’État d’orienter les travaux vers le multirecyclage en REP et vers la recherche sur le cycle combustible des réacteurs rapides. Cette deuxième option a été retenue vis-à-vis de la construction d’un réacteur expérimental.

Pour rappel, RJH est un réacteur d’irradiation des matériaux et il est essentiel à la recherche nucléaire ainsi qu’à la bonne exploitation des EPR 2 qui font l’objet actuellement d’un débat public, ce qui a encouragé EDF a contribué au financement de sa prolongation. Du point de vue de la forme, les orientations principales de la PPE ont été rendues publiques en novembre 2018 par un discours du Président de la République et une conférence publique donnée par François de Rugy. Le maintien du cycle fermé du combustible en s’appuyant sur le multirecyclage en REP figure bel et bien au sein de celles-ci. Le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie, plus détaillé, comprenait ces orientations de manière très explicite.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez évoqué la nécessité d’une coordination de la stratégie énergétique à l’échelle européenne. Au vu de la difficulté rencontrée sur la mise en place de la taxonomie, je peine à imaginer de quelle manière il est possible de projeter ce sujet dans le temps sans en faire un totem.

M. Benoît Ribadeau-Dumas. J’ai conscience de cette complexité. En effet, il est toujours nécessaire de faire des compromis et de prendre des décisions douloureuses vis-à-vis des sujets européens. Par ailleurs, les interconnexions devraient représenter des opportunités pour la France. Au vu de notre capacité actuelle, nous devrions effectivement être les grands gagnants de ce système. Le marché européen peut être largement critiqué, de même que l’inflexibilité de la Commission européenne, mais l’Europe n’est pas responsable du fait que nous ne soyons pas gagnants au sein du système. À cette époque, la situation était tellement contentieuse sur la situation d’EDF que toucher une pièce du puzzle devenait une entreprise de déstabilisation. Concrètement, la Commission européenne voulait traiter l’ensemble des sujets et nous comptions réaliser ce travail en 2020, mais il a été perturbé par la crise sanitaire.

Par ailleurs, l’ARENH est un dispositif transitoire qui n’a jamais été validé et il avait vocation à régler un précédent contentieux. Cependant, je pense profondément que l’ARENH n’est pas mauvais en soi, car il a vocation à garantir que le consommateur puisse bénéficier d’un tarif accessible, de même que l’industrie. Il aurait cependant été légitime d’indexer ce tarif à l’inflation et il est absurde qu’il représente une option au bénéfice des fournisseurs alternatifs. Sous cette réserve, je ne vois d’ailleurs pas de meilleur système pour le prix du nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors d’une audition précédente, le directeur de l’énergie nous a précisé que l’hypothèse que l’ARENH puisse être supérieure au prix de marché n’avait pas été envisagée.

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Le prix tellement bas de l’électricité expliquait la mauvaise situation d’EDF lorsque nous sommes arrivés.

M. Thibaud Normand. Lorsque nous évoquons une PPE européenne, nous intégrons le sujet de la sécurité d’approvisionnement à cinq ou dix ans. La Commission européenne a d’ailleurs initié un travail avec des règlements spécifiques sur la sécurité d’approvisionnement en électricité et en gaz, mais des progrès supplémentaires peuvent encore être enregistrés au niveau technique afin de s’assurer que la sécurité d’approvisionnement française s’intègre dans une vision européenne, quelle que soit la source de production d’électricité ou d’approvisionnement du gaz.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il est toujours surprenant de constater que les évolutions nationales du système de production électrique se sécurisent par les interconnexions.

M. Thibaud Normand. Dans la PPE que nous avons préparée, la question de l’arrêt d’un certain nombre de réacteurs existants a été subordonnée à celle de la sécurité d’approvisionnement et à la décarbonation globale de l’électricité en Europe vis-à-vis des réacteurs dont l’arrêt était anticipé. Nous nous soucions donc de la sécurité d’approvisionnement et de ce qu’il se passait dans les autres pays dans le cadre du débat sur la possibilité d’arrêter des réacteurs plus tôt. Concrètement, nous nous assurions que les décisions n’entraînent pas une augmentation de la production au charbon de l’autre côté du Rhin.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lorsque vous êtes arrivés aux responsabilités, des annonces de décalages de l’horizon temporel sont intervenues très rapidement en lien avec l’atteinte de l’objectif de 50 % de nucléaire dans le mix énergétique. S’agit-il d’un fondement avant tout technique relatif à l’incapacité technique pour respecter cet objectif ou s’agit-il d’une décision politique qui entame un revirement ?

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Édouard Philippe ne voulait pas faire semblant de croire que ce qui était écrit dans cette loi votée par le gouvernement précédent était applicable. Dès lors, il convenait de ne pas réaliser une PPE intégrant cette incohérence fondamentale qui empêche de raisonner normalement sur des choix énergétiques qui nous engagent tous. En revanche, Édouard Philippe a souhaité porter un discours de vérité sur la politique énergétique en expliquant de manière scientifique la situation. Il a ensuite indiqué à Nicolas Hulot que l’objectif de 2025 ne pouvait être maintenu.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette décision enclenche un changement radical de vision. Par conséquent, je me demande comment le ministre Nicolas Hulot, qui sait certes qu’il appartient à une majorité plurielle, a accepté ce revirement sans contrepartie.

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Il était évidemment difficile pour lui de reconnaître que des convictions qu’il portait depuis longtemps n’étaient techniquement pas réalisables à court terme. Il croyait profondément à la nécessité de rééquilibrer le mix énergétique avec davantage d’ENR et il a accepté de porter des dispositions qui accéléraient le développement de celles-ci. Il avait aussi soutenu l’interdiction des centrales à charbon et de l’exploration pétrolière. Dès lors, des compromis ont été réalisés pour faire accepter la situation.

M. Thibaud Normand. Le plan climat avait été présenté par Nicolas Hulot lors de l’été 2017 et il mettait en exergue la décarbonation avec l’horizon de la neutralité carbone. Dès lors, nous avons essayé d’inscrire le nucléaire dans un débat moins passionné, dans lequel la part du nucléaire dans le mix électrique n’est plus un objectif premier.

M. Antoine Armand, rapporteur. Édouard Philippe a récemment déclaré la chose suivante : « J’aurais aimé ne pas avoir à fermer Fessenheim ». Comment abordez-vous cette question à votre arrivée aux responsabilités ? Souteniez-vous une position de non-fermeture de Fessenheim au vu des échanges avec les ministres de l’économie et de l’écologie ?

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Cette décision représentait un engagement du Président de la République, qui s’était inscrit dans la continuité des annonces précédentes. Les conditions d’indemnisation d’EDF ont été renégociées. En 2017, il était prévu de mettre cette décision en œuvre, car Flamanville devait ouvrir en 2019. De plus, nous n’avions pas besoin de Fessenheim pour assurer la sécurité d’approvisionnement. Nous avons cependant rediscuté en interne à Matignon de Fessenheim au moment du nouveau décalage de l’ouverture de Flamanville. Cependant, la quatrième visite décennale du premier réacteur n’était pas inscrite dans le plan de grand carénage depuis 2015 et il était impossible de réaliser celle-ci en urgence. Nous nous sommes demandé s’il était judicieux de dissocier les deux réacteurs, c’est-à-dire de fermer le premier et de consentir des investissements pour la prolongation du second. RTE avait assuré que Fessenheim n’était pas nécessaire à la sécurité d’approvisionnement du territoire, avec notamment l’appoint de Landivisiau à l’Ouest. Concrètement, le sujet a été rouvert en 2019, une fois l’EPR de Flamanville reporté à 2022 selon l’analyse de l’ASN, et nous avons ensuite pris la décision de ne pas conserver un seul des deux réacteurs au vu des éléments énoncés précédemment.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelle vision de l’EPR avez-vous à votre arrivée aux responsabilités ? J’imagine que vous aviez conscience que la date annoncée d’ouverture ne serait pas assurée. Dès lors, une discussion a dû porter sur le fait de fermer Fessenheim en découplage de l’ouverture de l’EPR qui reste incertaine.

M. Thibaud Normand.  En juillet 2017, EDF prévoyait une ouverture de l’EPR en 2019. Au printemps 2018, les problèmes sur les soudures ont été officialisés et EDF a essayé de convaincre l’ASN qu’il était possible de démarrer le réacteur en 2020 sans réparer les soudures. Dans la pratique, EDF a posé un choix stratégique, mais l’ASN a imposé les réparations via des procédés qui n’existaient pas et qu’il a fallu développer. Dès lors, un nouveau décalage est intervenu en 2019 pour fixer la date d’ouverture à l’année 2022. La quatrième visite décennale du premier réacteur devait intervenir en mars 2020, ce pour quoi aucune question ne se pose plus sur sa prolongation à ce moment. Par ailleurs, le rétroplanning de la fermeture de Fessenheim intégrant les aspects réglementaires et sociaux montre que certains éléments devaient être réalisés dès l’été 2019 pour qu’EDF puisse engager cette fermeture. Le déphasage a été rapidement étudié, EDF n’était pas demandeur, et il n’a pas été retenu dans ce contexte.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’aimerais obtenir des précisions sur le délai entre la sortie du rapport d’Escatha-Collet Billon, dont on comprend qu’il propose la réouverture de tranches, et le discours de Belfort. Pour rappel, l’année 2018 a enregistré le niveau de confiance le plus bas dans le nucléaire en France. Plus précisément, pourriez-vous nous décrire l’instruction qui permet d’amener au discours de Belfort ?

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Ce rapport n’est pas la seule source ayant mené à la prise de cette décision, il y a aussi la PPE et le discours du Président de la République de 2018 cite clairement les jalons scientifiques, administratifs et régulatoires qu’il souhaite voir étudier avant que la décision soit prise en 2021. Nous avons donc essayé d’indiquer de manière transparente quelles informations complémentaires permettraient de prendre une décision éclairée sur le nouveau nucléaire en 2021. Le rapport aborde également la question de soutenabilité de la filière, c’est-à-dire le délai dont nous disposions avant de devoir prendre une décision. Cependant, il ne se prononçait pas sur le design du nouveau nucléaire, sur la régulation ou sur la possibilité d’un scénario avec plus d’ENR et de batteries à un horizon de temps compatible avec les VD5. Outre ce rapport, il était encore nécessaire de franchir plusieurs jalons avant de pouvoir prendre une décision. Concrètement, le plan annoncé en 2018 a été suivi pour nourrir la décision qui est finalement intervenue en 2022.

M. Thibaud Normand. En 2021, tout le monde avait conscience que le moment où interviendrait la décision serait un élément pris en compte dans le cadre des élections présidentielles et législatives. Dès lors, il était opportun d’amener tous les éléments nécessaires à la prise de cette décision suffisamment en amont du moment des élections afin que le nouveau nucléaire recueille l’engagement politique nécessaire, qui n’existait pas à notre arrivée en 2017.

Du point de vue technique, il n’existe pas de projet de nouveau nucléaire à décider en 2017. À travers la PPE, nous demandions la démonstration que la filière maîtrisait un programme industriel de la taille de trois paires d’EPR 2, ce qui a conduit au rapport Folz, qui jette un regard particulièrement cru sur l’EPR de Flamanville. Cette démarche a également conduit à un plan d’amélioration de la qualité industrielle, à savoir le plan Excell, et à la précision par EDF de ce qu’est le modèle EPR 2. En effet, diverses orientations avaient été décidées et elles avaient fait l’objet d’une nouvelle demande auprès de l’ASN pour recevoir des orientations de sûreté. Par exemple, la question des sites faisait l’objet d’une demande de notre part et EDF a mené des études sur le sujet. Toutes ces études faisaient donc partie de la commande passée à EDF, de même que le rapport RTE-AIE sur la faisabilité technique du mix 100 % ENR et des autres options du scénario Énergies 2050.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous êtes arrivés au moment où la Cour des comptes mettait en lumière la gabegie financière qu’a été le soutien à un certain nombre de filières des ENR. Par ailleurs, les objectifs d’implantation des ENR n’étaient pas atteints lorsque vous êtes arrivés et un retard supplémentaire a depuis été enregistré. À ce moment, quels types de décisions prenez-vous du point de vue industriel sur les ENR pour contrecarrer les orientations et à quelles causes attribuez-vous le retard pris par le passé et qui continue d’être pris entre 2017 et 2022 ?

M. Thibaud Normand. Un travail d’élagage a été réalisé au niveau des ENR, car nous n’observions pas de réalité industrielle ou de baisse de coûts à notre arrivée. Pour l’hydrolien, le volume de projets à susciter pour parvenir à atteindre des coûts même de 150 euros par mégawattheure était énorme. Nous n’avons donc pas lancé les appels d’offres. Pour rappel, l’éolien off-shore devenait compétitif et l’hydrolien, qui est une énergie marginale, ne le serait visiblement jamais. De plus, nous avons orienté la biomasse vers la chaleur via une forte augmentation du fonds chaleur et nous avons mis fin à des appels d’offres de projets pour produire de l’électricité à partir de biomasse à un coût élevé. Au niveau des grandes filières, nous avons mis l’accent sur le solaire au sol, qui atteint des prix tout à fait compétitifs.

Pour l’éolien off-shore, nous avons fait face à une phase de vérité des prix. En effet, les conditions de plusieurs projets qui avaient été lancés ne correspondaient pas à ce qui était observé dans les pays voisins. Nous avons mené des négociations afin de dessiner une nouvelle programmation champ par champ, associée à des dispositions législatives qui ont réformé la procédure de concertation. Nous avons inversé l’ancienne logique et, désormais, le débat public a lieu par façade en simultané sur l’ensemble des façades maritimes. De plus, l’éolien off-shore pose un enjeu calendaire que nous avons identifié comme une montée en puissance de la filière afin de massifier cette énergie entre 2030 et 2035, ce qui correspondait à la durée de 50 ans et à la date d’arrêt de certains réacteurs dans la PPE.

M. Antoine Armand, rapporteur. François Brottes était président de RTE lors de l’élaboration de la loi TEPCV à l’Assemblée nationale et il avait poussé l’objectif politique de 50 %. Il nous a expliqué que, lorsqu’il est arrivé à la tête de RTE, il s’est rendu compte que le réseau n’était pas capable d’assumer une telle charge à l’horizon temporelle fixée. Il a également évoqué l’identification d’un goulot d’étranglement à partir des hivers 2022-2023 en prenant en compte la fermeture de Fessenheim et les capacités pilotables qui avaient déjà fermé. Avez-vous bien reçu ces alertes et comment y avez-vous réagi ?

M. Thibaud Normand. Dès le début du quinquennat, nous avons remarqué que les marges diminuaient progressivement. D’année en année, nous surveillions donc des trajectoires qui tangentent le critère de défaillance des trois heures par an en espérance. Les situations de Fessenheim et de Flamanville ont évidemment évolué tout au long de la réalisation de ces bilans prévisionnels, mais RTE a affiné de plus en plus, dans ses prévisions, la disponibilité du parc nucléaire existant avec le fait que des VD4 étaient opérées dès 2019. RTE prenait en compte le fait que les visites décennales dureraient deux mois de plus que ce que déclarait EDF et la décroissance de la disponibilité. La décision administrative n’a pas été prise brutalement sur la fermeture des centrales à charbon pour cette raison. Par ailleurs, nous nous situions dans une logique d’introduction du plafond des heures de fonctionnement et de sécurisation du réseau électrique du Grand Ouest par le maintien de la centrale de Cordemais entre 2024 et 2026. Cependant, au-delà de cette sécurité liée à Cordemais, nous n’avions pas besoin, au vu des bilans prévisionnels, de prendre davantage de dispositions que celles-ci.

M. Francis Dubois (LR). Monsieur Benoît Ribadeau-Dumas, vous avez rappelé que l’équilibre politique était complexe lors de votre arrivée, de même que l’héritage du quinquennat précédent. Dès novembre 2017, vous prévoyez que le mix avec 50 % de nucléaire sera reporté à 2035. De plus, dans la PPE de 2018, vous dites que le parc nucléaire subsistera à 50 ans. Cependant, vous avez signalé également qu’il vous était difficile de prendre une décision sur la projection relative au nucléaire. De plus, M. Yves Bréchet nous a indiqué qu’il avait remis un dossier en 2018 qui n’a visiblement pas été lu. Celui-ci précisait qu’il n’était pas judicieux de fermer les centrales à charbon ou nucléaires avant d’avoir ouvert les six réacteurs en construction. Par ailleurs, certaines prises de décisions ont manqué de cohérence.

Vous avez également indiqué que l’ARENH était un bon outil et qu’il aurait été intéressant de l’actualiser. Cependant, M. Philippe de Ladoucette nous a signalé qu’un décret devait être publié dès 2014 sur l’actualisation de l’ARENH. Le 1er janvier 2016, il avait envoyé une lettre qui proposait un ARENH évolutif. Vous êtes arrivés aux responsabilités en 2017 : vous auriez pu, par conséquent, déployer ce caractère évolutif de l’ARENH. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

Vous nous dites aussi qu’il était très difficile d’effectuer des prévisions sur le contexte nucléaire et les projets afférents. Vous avez ajouté qu’il était nécessaire d’attendre 2021 pour prendre une décision. Cependant, vous avez arrêté Fessenheim en 2020 et vous assumiez l’arrêt d’ASTRID. Je pense que gouverner, c’est prévoir, et dans le domaine du nucléaire, les perspectives à 15 ans ou 20 ans sont importantes. Concrètement, attendre pour prendre une décision engendre certains problèmes relatifs au mix énergétique.

Vous avez en outre expliqué que l’arrêt du programme ASTRID découlait d’un arbitrage budgétaire. Toutefois, gérer un pays ne revient-il pas à poser des choix politiques forts ? Gérer un pays correspond-il à donner satisfaction à son équilibre politique compliqué ou à prévoir et anticiper une souveraineté énergétique et électrique ? Vous concluez enfin votre propos en disant que vous êtes attaché au fait que le prix de l’électricité soit acceptable pour l’industrie. Cependant, si la prise de décision avait été privilégiée à la préservation de l’équilibre politique, nous ne serions peut-être pas soumis à de tels coûts de l’électricité, qui sont certainement plus préjudiciables pour les TPE, les PME et les artisans bouchers et boulangers, que pour la grande industrie, du moins au niveau de ma circonscription.

Vous soulignez également que l’éolien avait coûté extrêmement cher et je ne le remets pas en cause. Cependant, 49 % des ENR sont produits par l’hydro-électricité. Entre 2017 et 2020, qu’avez-vous fait pour le renouvellement des concessions électriques ?

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Tous les gouvernements de la Cinquième République ont connu des équilibres politiques et je ne pense pas avoir dit que le nôtre était particulièrement difficile à mettre en place. Nous devions évidemment respecter un équilibre avec le ministre de l’écologie présent lors des 18 premiers mois du gouvernement d’Édouard Philippe et qui portait des positions connues de tous. Celles-ci correspondaient d’ailleurs à la position d’une large partie des Français à ce moment. La loi qui avait été votée par le Parlement reflétait la majorité de l’opinion. Nous devions donc préparer le terrain progressivement en affichant que nous souhaitions sortir des énergies fossiles. Vous estimez que nous avons commis une erreur en fermant les centrales à charbon et je vous laisse la responsabilité de vos propos, mais cette position ne correspond pas à celle du gouvernement de l’époque. Fermer les centrales à charbon représentait donc un choix politique. Notre processus de décision a nécessité de changer un certain nombre de lois via notre majorité et nous avons proposé, à notre arrivée, de passer l’horizon de 2025 à 2035 pour le 50 % de nucléaire dans le mix énergétique.

Nous nous sommes également montrés très clairs dès le début sur le sujet du charbon, tout en laissant ouvertes les soupapes nécessaires à la sécurité d’approvisionnement. Si nous nous comparons à la manière dont la Belgique et l’Allemagne ont fermé leurs centrales, il apparaît que nous avons mis en place des dispositifs qui permettaient de pallier les difficultés. Nous avons également pris certaines décisions sur le stockage du gaz et nous nous en félicitons aujourd’hui. Par ailleurs, je ne dis pas que nous étions otages d’une situation politique et Édouard Philippe n’a pas cherché à donner des gages aux uns et aux autres. Au contraire, il a porté la mise à plat d’une politique énergétique.

En outre, le sujet d’ASTRID a effectivement représenté un choix budgétaire. Cependant, ce type de choix est opéré continuellement à Matignon, car les budgets ne permettent pas de financer l’ensemble des projets. Nous en avons repoussé certains et nous avons opté pour des solutions plus abordables afin d’atteindre le même objectif, c’est-à-dire un travail sur la fermeture du cycle. A posteriori, je ne peux pas dire que je regrette d’avoir conseillé cette décision.

Enfin, nous avions effectivement reçu le rapport de M. Bréchet, mais nous en avons reçu de nombreux autres, ce qui nécessite d’opérer des choix. Nous devions faire en sorte que ceux-ci soient éclairés par des faits et nous devions rapprocher les positions autant que possible. De cette manière, les choix peuvent être rationnels et portés dans la durée. M. Bréchet n’a pas apprécié que son avis n’ait pas été écouté et il a le droit de le dire. Cependant, cette situation ne doit pas le conduire à annoncer que nous avons pris des décisions à la légère, car cela n’est pas vrai.

M. Thibaud Normand. Au sujet de l’ARENH, la situation était bloquée au niveau de la Commission européenne à notre arrivée, car elle avait clairement expliqué que le dispositif ne lui convenait plus, qu’elle ne validerait aucun décret que nous n’avions pas le droit d’y toucher. Nous avons essayé de faire évoluer le plafond et le prix deux ans plus tard, mais la Commission européenne s’y opposait. Nous avons constaté et écrit dans la PPE que nous devions nous projeter dans la régulation d’après et l’ambition que nous avions, qui n’est pas tenue, correspondait à l’implémentation, dans les textes, de la régulation qui prendra la suite de l’ARENH en 2025.

M. Benoît Ribadeau-Dumas. J’entends de la frustration dans vos propos, Monsieur le député, et je la partage. Je rappelle toutefois que la situation d’EDF était extrêmement contrainte, du fait que l’ARENH était un compromis non autorisé mais toléré par la Commission européenne à la suite d’un contentieux précédent qui n’avait jamais réellement été soldé. En outre, notre ambition en 2020 correspondait au traitement de ce problème afin de redonner un cadre cohérent de mise en œuvre des objectifs politiques qui étaient les nôtres à cette époque. Cependant, la crise sanitaire est intervenue.

Édouard Philippe a essayé de traiter le problème d’EDF, qui était coincée dans sa régulation. M. de Ladoucette a dit que nous aurions pu augmenter et indexer l’ARENH : nous avons essayé de le faire, mais cette mesure aurait créé un conflit supplémentaire avec la Commission européenne. Nous cherchions alors plutôt à trouver une voie de résolution de l’ensemble des conflits (hydroélectricité, mise en concurrence, ARENH, Hercule…). Il est donc un peu facile de dire qu’il suffisait d’augmenter l’ARENH, alors que la situation qui nous avait été léguée ne le permettait pas.

M. Francis Dubois (LR). Je n’ai pas dit qu’il fallait s’inscrire dans une situation de conflit, mais vous aviez la possibilité de travailler sur le tarif de l’ARENH. Mener ce travail correspond d’ailleurs plutôt à régler les problèmes qu’à se mettre en conflit avec l’Europe. Aujourd’hui, la frustration porte sur les 66 millions de Français, qu’ils soient simples administrés, chefs d’entreprise ou artisans, et qui paient leur électricité trop cher, car nous avons perdu notre souveraineté.

M. Thibaud Normand. Je suis venu présenter un projet de réforme de la régulation avec un prix substantiellement supérieur à 42 euros dans le bureau de la directrice de cabinet de Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence, en 2019 et nous avons été renvoyés vers nos positions sur certains sujets.

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Lorsque la nouvelle commission s’est installée, ce sujet constituait la priorité majeure. La situation était complexe, mais nous avons tout de même tenté notre chance et nous voulions renégocier cette régulation européenne. Cette tâche incombe désormais au gouvernement actuel et elle n’est pas simple.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Je suis consciente que les discussions avec la Commission européenne ne sont pas toujours simples à mener. Actuellement, tout le monde s’accorde à dire que la valeur de l’ARENH avoisine les 50 euros. Considérez-vous aujourd’hui que le contexte de l’énergie et de la prise de conscience de la Commission européenne sur l’importance de la souveraineté nous permettra d’être plus écoutés et d’échanger avec une Commission européenne moins réticente aux propositions françaises ?

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Sans banaliser la difficulté du sujet et la constance générale des positions de la Commission européenne, j’estime que la situation actuelle ouvre une opportunité en Europe et nous pouvons sans doute négocier une régulation. Par ailleurs, les sujets énergétiques se multiplient, notamment en lien avec la situation d’EDF, la sécurité d’approvisionnement et la nécessité d’une PPE européenne.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). La réforme de l’ARENH interviendra prochainement et je considère qu’il convient d’entamer ces réflexions rapidement. Toutefois, considérez-vous que l’ARENH a toujours du sens au vu de la situation et du prix des différentes ENR ? En effet, les fournisseurs alternatifs auront sans doute le loisir de se fournir sur d’autres sources d’énergie, ce qui amoindrirait l’intérêt de l’ARENH.

M. Benoît Ribadeau-Dumas. Nous avions voulu proposer un montant de 48,5 euros pour l’ARENH à la Commission européenne, mais nous n’avons pas rencontré un réel succès. De plus, le mécanisme d’asymétrie qui offre un droit d’options pour les fournisseurs alternatifs me semble profondément pernicieux. Cependant, il sera certainement nécessaire de revenir à l’idée que le nucléaire représente un bien commun de la nation sur lequel des investissements ont été consentis. Personne n’admettrait, si le prix de l’électricité atteignait 70 euros ou 100 euros de manière pérenne, de payer deux fois le coût de revient de quelque chose qui a déjà été financé par l’effort national depuis 50 ans. Il est en effet logique que les Français et l’industrie française aient accès au nucléaire à un prix garanti. La manière dont nous construisons le reste me semble représenter un sujet de second ordre. Nous souhaitons simplement que l’opérateur ne capte pas le tarif que les Français ont financé par leurs impôts et leurs contributions depuis des années.

M. Thibaud Normand. L’ARENH présente tout de même un atout, car il a permis de donner une orientation en termes de prix aux entreprises en plus des ménages qui restent éligibles aux tarifs réglementés. EDF, qui doit être compétitive vis-à-vis des fournisseurs alternatifs, intègre l’ARENH dans la formation des prix : cet outil assez unique en Europe nous permet donc de ne pas dépendre à 100 % des prix du marché pour les entreprises. Le risque d’une future régulation serait de n’en faire bénéficier que les ménages, à l’exclusion des entreprises.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je souligne que la nature de bien de marché de l’électricité est discutable par essence et que la nature du nucléaire est particulièrement complexe dans une logique de marché.

Je vous remercie, MM. Benoît Ribadeau-Dumas et Thibaud Normand, de vous être rendus disponibles pour notre commission d’enquête, qui conclut sa 82e heure d’auditions et de travaux. Je remercie d’ailleurs les administrateurs, le service des comptes rendus et toutes les personnes qui participent d’une manière ou d’une autre à l’organisation de cette commission. Cette audition a apporté un éclairage sur différents types de sujets, notamment sur les mécanismes politiques et la manière dont les décisions politiques se construisaient au début du quinquennat précédent.

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6.   Audition de MM. Bernard Doroszczuk, Président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et Olivier Gupta, Directeur général (24 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je remercie Messieurs Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et Olivier Gupta, directeur général, de venir aujourd’hui devant notre commission d’enquête. L’ASN a été créée par la loi du 13 juin 2006 au terme d’une longue gestation et constitue une autorité indépendante dont les compétences s’étendent bien au-delà des centrales nucléaires.

Les auditions organisées dans le cadre de nos travaux ont pour la plupart rendu hommage à l’institution que vous pilotez. La qualité de ses travaux, son utilité et son indépendance sont reconnues. Cependant, des interrogations apparaissent ici ou là, notamment sur certaines alertes, l’extrême rigueur des garanties exigées et les délais d’instruction. Je rappelle par ailleurs qu’un texte actuellement examiné par le Sénat vise à simplifier les procédures relatives à la construction des centrales nucléaires.

Par ailleurs, la sécurité et la sûreté nucléaires relèvent non seulement de règlementations nationales mais doivent également respecter des prescriptions européennes et internationales.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Bernard Doroszczuk, Président de l’ASN, et Olivier Gupta, Directeur général, prêtent serment.)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie et vous laisse la parole.

M. Bernard Doroszczuk, Président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Députés, je vous remercie de nous accueillir aujourd’hui. En compagnie d’Olivier Gupta, nous couvrons une partie de la période d’activité dans le champ de votre enquête, mais pas entièrement.

Pour ma part, je suis président de l’ASN depuis novembre 2018 et je n’ai pas été amené auparavant à intervenir dans ses prises de position ou dans ses décisions. Depuis novembre 2018 et au regard des sujets évoqués par votre commission, j’ai été impliqué dans trois principales décisions ou prises de position sur lesquelles nous serons vraisemblablement amenés à revenir. En premier lieu, il s’agit de la prise de position de l’ASN en juin 2019 concernant la réparation des soudures en exclusion de rupture du circuit secondaire du réacteur de Flamanville, qui a conduit à un programme d’ampleur de réparation de ces soudures et à un report conséquent de la mise en service de l’EPR.

En deuxième lieu, je pense à la décision de février 2021 relative à la partie générique du quatrième réexamen des réacteurs de 900 mégawatts (qui concerne l’ensemble des trente-deux réacteurs), complétée ensuite par une partie spécifique de réexamen pour chaque réacteur au moment de sa visite décennale. En cours de réalisation, elle s’échelonnera jusqu’en 2034 sur les réacteurs de 900 mégawatts.

En troisième lieu, il convient enfin de mentionner la prise de position de l’ASN en juillet 2022 sur la stratégie de contrôle et de réparation des réacteurs d’EDF affectés de corrosion sous contrainte.

Je souhaite tout d’abord effectuer un bref rappel des missions de l’ASN, autorité de sûreté indépendante créée en 2006. L’ASN est ainsi chargée du contrôle de la sûreté des installations nucléaires civiles et de la radioprotection dans les secteurs médicaux, industriels et du transport des matières radioactives. Elle n’est en revanche pas compétente pour le contrôle des installations nucléaires militaires, qui sont du ressort de l’autorité de sûreté nucléaire de défense (ASND), service rattaché au ministère des Armées. Par ailleurs, contrairement à la quasi-totalité de ses homologues dans le monde, l’ASN n’a pas la charge du contrôle de la sécurité des installations nucléaires civiles contre les actes de malveillance (intrusions ou cyberattaques), laquelle est du ressort, en France, du haut fonctionnaire de défense du ministère de la Transition écologique.

Par la loi, l’ASN a pour seule mission le contrôle de la sûreté et de la radioprotection pour la protection des personnes et de l’environnement, ainsi que l’information du public. L’ASN n’a donc aucune mission ou compétence en matière de définition de la politique énergétique.

L’ASN exerce en revanche cinq misions particulières : réglementer, c’est-à-dire définir les règles générales applicables en relation avec les ministères compétents ; autoriser les activités et installations, en précisant les prescriptions spécifiques applicables aux installations et aux activités ; contrôler le respect des règles générales et des prescriptions particulières ; informer le public ; participer à la gestion des situations d’urgence par les pouvoirs publics.

L’ASN s’appuie sur des ressources propres réparties à peu près à part égale entre son siège et ses onze divisions territoriales : nous sommes en effet la seule autorité administrative indépendante (AAI) à disposer d’un réseau territorial d’intervention, compte tenu des spécificités de sa mission de contrôle.

L’ASN bénéficie principalement de l’appui technique de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et des groupes permanents d’experts placés auprès d’elle. Elle rend compte directement au parlement, notamment aux diverses commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat et surtout à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).

Enfin, l’ASN est très impliquée et reconnue dans les réseaux de régulateurs nucléaires en Europe et dans le monde, en raison de son expérience, de l’importance du parc nucléaire français et du niveau de sûreté et de radioprotection appliqué en France.

Je tiens à présent à formuler quelques remarques du point de vue de l’ASN sur l’indépendance et la souveraineté, pour souligner deux points principaux à la lumière des missions de l’ASN.

Le premier point concerne l’intégration des enjeux de sûreté et de radioprotection dans la politique énergétique. Comme je l’ai précisé, l’ASN n’a pas à se prononcer sur la politique énergétique du gouvernement. Néanmoins, elle peut être conduite à prendre des positions et à s’exprimer publiquement sur les enjeux de sûreté qui peuvent conduire ce dernier à les intégrer dans les politiques publiques et contribuer ainsi au renforcement de l’indépendance et de la souveraineté de la France en matière énergétique.

À cet égard, depuis plusieurs années, l’ASN souligne en particulier deux enjeux principaux. Le premier a été évoqué de façon récurrente depuis le milieu des années 2000 de manière informelle, puis de manière formelle dans son avis du 16 mai 2013 rendu dans le cadre du débat sur la politique énergétique. Il concerne le besoin de conserver des marges dans le système électrique pour pouvoir faire face aux enjeux de sûreté en cas d’événement générique sur le parc.

De tels événements se sont déjà produits par le passé ; par exemple pendant l’hiver 2016-2017, durant lequel l’ASN a été amenée à demander le contrôle de douze réacteurs. Il s’agissait ainsi de les contrôler sur une période de trois mois pour des questions d’excès de carbone qui pouvaient entraîner des risques de rupture brutale sur certains générateurs de vapeur. Aucun événement n’a eu cependant l’ampleur de la découverte fin 2021 de la corrosion sous contrainte sur les circuits auxiliaires de sûreté des réacteurs d’EDF, qui aurait pu concerner l’ensemble du parc.

Le second enjeu, déjà évoqué en 2013, mais précisé et étendu depuis 2019, concerne le besoin d’anticipation des enjeux de sûreté et de radioprotection. Il porte sur la durée de fonctionnement des installations nucléaires en service, les risques de saturation des capacités d’entreposage des matières ou des déchets nucléaires et, plus récemment, les incidences du réchauffement climatique sur les installations nucléaires actuelles et futures.

Ces enjeux restent particulièrement d’actualité et devraient selon l’ASN être intégrés de manière globale et systémique dans les réflexions en cours sur la future politique énergétique de la France, en anticipant en termes de sûreté et de radioprotection les besoins au regard du dimensionnement du système électrique.

Le second point que je souhaite évoquer concerne la présence en France d’une infrastructure de contrôle compétente et reconnue, disposant, avec son appui technique, des ressources et de l’expertise nécessaires pour assurer sa mission de contrôle de la sûreté en toute autonomie. C’est à la fois important pour son indépendance, mais aussi nécessaire en termes de souveraineté pour notre pays.

Contrairement à certains de ses homologues, l’ASN est en mesure de s’appuyer sur des groupes d’experts de haut niveau, de procéder à sa propre analyse et de définir des règles adaptées à la situation de notre pays. Elle n’a pas besoin de faire appel à des experts étrangers ou à des autorités étrangères pour prendre ses décisions. Ainsi, l’ASN et les règles qu’elle contribue à définir constituent une référence au niveau international et inspirent bien souvent les démarches et les processus de convergence ou d’harmonisation, en Europe comme dans le monde. Citons par exemple les éléments suivants : les stress tests qui ont été définis au niveau européen sur la base des propositions françaises, après l’accident de Fukushima ; les objectifs de sûreté harmonisés pour les nouveaux réacteurs nucléaires, publiés en 2010 par l’association WENRA des responsables d’autorités de sûreté d’Europe de l’Ouest qui étaient inspirés de ceux définis par l’ASN pour le réacteur EPR ; la révision de 2014 de la directive Euratom qui fixe comme principe de prendre les objectifs de sûreté des nouveaux réacteurs comme objectifs de référence pour les réexamens périodiques de sûreté ; la déclaration de Vienne de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de 2015 qui incite les États à tendre autant que possible vers une convergence entre les réacteurs nouveaux et les réacteurs en service, dans le cadre des revues périodiques de sûreté des réacteurs existants.

Cette capacité à fédérer et à faire travailler ensemble les autorités étrangères autour de sujets communs s’exprime par exemple en ce moment sur le niveau de sûreté à définir pour les réacteurs innovants SMR (Small Modular Reactors) ou AMR (Advanced Modular Reactors). Pour ces réacteurs, l’ASN a pris l’initiative inédite d’associer dans la validation des options de sûreté du projet NUWARD d’EDF ses homologues finlandais et tchèques, pays cibles au vu des informations d’EDF sur les potentialités de marché en Europe pour ce réacteur.

Ce type d’initiative contribue à la convergence des avis des autorités sur des projets à visée internationale. Le maintien, voire le renforcement des capacités et des compétences de l’ASN constituent à mes yeux également un enjeu de souveraineté.

M. Olivier Gupta, Directeur général de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). J’ai travaillé à l’ASN de 1999 à 2011 et occupé plusieurs postes dans le domaine du contrôle des réacteurs nucléaires, avant de devenir directeur général adjoint de Météo-France de 2011 à 2016, dans des fonctions d’opérateur. Je suis depuis septembre 2016 directeur général de l’ASN et préside depuis fin 2019 l’Association des responsables d’autorités de sûreté d’Europe.

J’ai connu depuis 1999 plusieurs cycles de grâce et de disgrâce du nucléaire, avec les prises de position qui les accompagnent, oscillant entre excès de sûreté et déficience de sûreté. À l’ASN, nous cherchons constamment à ancrer le contrôle sur quelques principes fondamentaux internationalement reconnus : le principe de responsabilité première des exploitants dans le contrôle; le principe de proportion du contrôle et des décisions aux enjeux ; le principe d’un dialogue technique approfondi avec les industriels.

Ce dernier point est particulièrement important, car le dialogue approfondi permet de parvenir au meilleur équilibre possible dans la décision. Ainsi, le meilleur niveau de sûreté raisonnablement atteignable s’obtient par la confrontation, au sens positif, des arguments relevant de la technique et de la faisabilité industrielle.

Ensuite, j’ai toujours été convaincu qu’il était essentiel de travailler en lien étroit avec nos homologues étrangers, non seulement pour s’inspirer des bonnes pratiques en usage ailleurs, mais aussi pour promouvoir les pratiques françaises en matière de sûreté nucléaire, en Europe et au-delà.

L’influence de l’ASN a par exemple été majeure pour l’adoption en 2010, à l’échelle européenne, d’objectifs de sûreté pour les nouveaux réacteurs qui sont très semblables  ̶  y compris dans leur formulation  ̶  à ceux fixés par l’ASN pour le réacteur EPR. Elle l’a été tout autant dans la définition du cahier des charges des stress tests post Fukushima, qui ont été déployés dans l’ensemble des pays d’Europe et ont servi de base à la définition des améliorations de sûreté à fournir aux réacteurs.

Enfin, plus récemment, l’ASN a joué un rôle majeur dans la mobilisation préventive des autorités de sûreté à l’échelle européenne pour pouvoir, en cas d’événement sur une installation nucléaire ukrainienne, assister de manière coordonnée les pouvoirs publics.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma première question est d’ordre organisationnel. Si je comprends bien, votre expertise est externalisée auprès de l’IRSN. Ce choix est-il toujours optimal ? Faudrait-il internaliser des compétences de base ?

M. Bernard Doroszczuk. L’IRSN est effectivement l’expert technique privilégié de l’ASN. La situation est différente à l’étranger, où trois types de configuration peuvent être distinguées. En premier lieu, des autorités de sûreté peuvent disposer d’expertises intégrées, notamment aux États-Unis avec la NRC (Nuclear Regulatory Commission) ou au Japon. Le deuxième modèle est construit sur des entités séparées, mais l’expert est placé sous la tutelle de l’autorité, par exemple en Belgique, ce qui n’est pas le cas en France. Enfin, certains pays consacrent une séparation entre l’autorité et plusieurs experts, dont l’autorité est commanditaire. Elle les choisit selon leurs compétences et peut en outre faire appel à des experts à l’étranger, notamment pour des contre-expertises. Ce cas de figure se rencontre en Grande-Bretagne ou en Corée du Sud.

Le modèle français est distinct de ces trois modèles et implique un expert unique, l’IRSN, dont la qualité technique des avis est reconnue tant en France qu’à l’étranger. Parfois, comme c’est le cas aujourd’hui, il peut manquer de moyens ou de ressources pour réaliser la totalité des expertises que nous demandons. Le recrutement et la formation prenant du temps, des difficultés dans le traitement de dossiers peuvent voir le jour. Nous définissons ainsi avec l’IRSN les dossiers prioritaires, ce qui peut conduire à allonger certains délais.

La relation exclusive entre l’ASN et l’IRSN est donc unique au monde. Elle repose sur une expertise réelle, mais elle peut poser parfois difficulté : nous n’avons pas la maîtrise du budget d’expertise, qui est dévolue aux services de l’État.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un second débat semble animer la communauté du nucléaire. Lors des auditions successives, des questions ont été posées sur la pertinence de l’organisation bicéphale entre le CEA et le Haut-Commissaire à l’énergie atomique. Quel est votre point de vue sur l’organisation bicéphale entre l’ASN et le haut fonctionnaire à la défense ?

M. Bernard Doroszczuk. Compte tenu de la spécificité des installations de défense, le contrôle de celles-ci est assuré par un service placé sous l’autorité du ministère des Armées, comme c’est souvent le cas à l’étranger. Cette situation ne fait pas débat, à la différence du contrôle exercé par les autorités homologues qui inclut la sûreté et la sécurité des installations civiles. En revanche, certaines installations, notamment celle du CEA, passent au cours de leur vie du régime militaire au régime civil. C’est notamment le cas quand une installation militaire de défense cesse son activité et rentre dans une phase de démantèlement. Dans ce cas, une transition anticipée s’opère entre l’ASND et l’ASN.

Mais peut-être ai-je confondu. Parliez-vous de l’ASND ou du HFDS ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je pensais effectivement au fonctionnaire à la défense.

M. Bernard Doroszczuk. Je vous prie de m’excuser. Nous devons effectivement gérer des interactions avec le haut fonctionnaire de défense chargé de la sécurité des installations civiles (HFDS). Dans ce cas, la situation peut paraître paradoxale en raison de l’existence de sujets communs, qui doivent être traités ensemble car ils concernent à la fois la sécurité et la sûreté. Par exemple, au titre la sûreté nous pouvons être conduits à privilégier l’évacuation rapide d’une zone accidentée ou à risque, tandis que le haut fonctionnaire de défense peut vouloir retarder l’accès à cette zone, pour des motifs de lutte contre l’intrusion.

Au titre de la démonstration de sûreté, lorsque nous étudions l’incidence d’un impact extérieur, notamment un avion, sur le dôme d’un réacteur, nous estimons que cet accident est fortuit. L’impact en termes d’énergie n’est donc pas le même que celui pris en compte par le HFDS, qui étudie le même sujet - la résistance du dôme -, mais au titre d’un acte de malveillance qui vise à provoquer de plus gros dégâts. Le degré de résistance dépend pourtant de données identiques, comme le dimensionnement de l’enceinte et les éléments raccordés à celle-ci.

Ce sujet doit être envisagé de manière globale, mais il est pourtant examiné de manière successive aujourd’hui. Nous estimons donc de manière continue qu’il ne devrait y avoir qu’une seule autorité compétente sur la sécurité et la sûreté des installations civiles en France.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez évoqué le regard des institutions internationales sur l’ASN et sa capacité d’entraînement. Au-delà de l’excellence de l’ASN, l’existence d’un exploitant unique renforce-t-elle la crédibilité de la filière française et joue-t-elle un rôle dans le travail quotidien de l’ASN ?

M. Bernard Doroszczuk. L’existence d’un exploitant unique pour 56 réacteurs permet d’accumuler de l’expérience plus rapidement. Cette première spécificité française est en revanche une faiblesse en termes de risque de défauts génériques.

Une seconde spécificité est liée à la chaîne d’industriels du nucléaire, qui couvre la totalité du système nucléaire en France. Cette panoplie complète et notre capacité de recherche nous différencient de certains de nos homologues étrangers. Dans le domaine de la gestion des déchets, le projet Cigéo témoigne ainsi de notre capacité à gérer des projets et à engager des discussions pour aboutir à une solution technique. Nous sommes d’ailleurs parmi les trois pays au monde les plus avancés dans ce domaine.

M. Olivier Gupta. Nos homologues sont fréquemment intéressés par nos retours d’expérience, par exemple dans le domaine de la corrosion sous contrainte. EDF a de ce point de vue une approche très transparente.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez tous deux souligné l’influence de l’ASN pour produire ou influencer la norme internationale en matière de sûreté. Nous pouvons donc être surpris du décalage existant entre notre crédibilité en la matière et les difficultés éprouvées pour faire comprendre notre système électrique fondé en grande partie sur le nucléaire, notamment en Europe. Voyez-vous des différences d’organisation majeures entre la filière de la sûreté et celle, peut-être plus politique, de la production ?

M. Bernard Doroszczuk. Les autorités de sûreté ne sont pas des autorités politiques. Elles s’appuient sur des éléments rationnels ; les échanges techniques entre experts sont parfois plus faciles.

M. Olivier Gupta. De nombreuses instances internationales se sont créées grâce à des cercles de discussion. Les autorités discutent fréquemment de manière libre, sans mandat explicite de leur pays, ce qui permet de trouver des positions communes plus facilement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au cours de nos auditions, nous avons entendu l’ensemble des grands industriels français de la filière. Ceux-ci semblent prendre conscience de la nécessité de rehausser la technicité industrielle et de consentir à de lourds investissements. Quel regard portez-vous sur l’ensemble de la filière, notamment amont ?

M. Bernard Doroszczuk. Il est indéniable que l’industrie nucléaire française a souffert, pendant une vingtaine d’années, de l’absence de grands projets. En outre, les quelques projets lancés à partir des années 2000 – l’EPR de Flamanville, le Réacteur de recherche Jules Horowitz (RJH), le Réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER) – ont connu des difficultés dans leur déroulement. La raison principale, au-delà de l’absence d’effet de masse qui aurait permis d’accumuler de l’expérience et du fait qu’une tête de série relève d’une conception nouvelle, relève de la perte de compétence liée à la désindustrialisation de notre pays à partir des années 1990. Selon les déclarations de la filière elle-même, le rythme possible de construction de nouveaux réacteurs aujourd’hui ne pourra pas être le même que celui des années 1980.

Ensuite, nos difficultés ont été liées à des défaillances dans la gestion des projets. Le rapport de Jean-Martin Folz souligne ainsi le manque de rigueur de gestion de projet dans le cas de Flamanville. La filière en a pris désormais conscience et elle est aujourd’hui mobilisée, à travers notamment le groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (GIFEN) et le plan d’excellence de la filière nucléaire, le plan Excell.

Cette mobilisation était particulièrement indispensable dans les opérations de grand carénage associé à la quatrième visite décennale. EDF estime par exemple qu’entre 2020 et 2026, les travaux de grand carénage conduisent, pour la filière mécanique (les échangeurs, les pompes, le soudage, la tuyauterie), à mettre en œuvre un facteur six en matière d’appel aux compétences. Ce facteur six conduit à des investissements en moyens techniques et en ressources à qualifier pour les industriels de la filière, qui seront très utiles pour la période de nouvelles constructions. Mais le véritable redimensionnement sera l’éventuelle mise en place du programme de construction de nouveaux réacteurs, qui impliqueront d’autres corps de métiers comme le génie civil.

À ce titre, il existe trois grands sujets de vigilance, dont la filière a d’ailleurs conscience. Le premier porte sur l’attractivité de celle-ci, car elle devra recruter dans les cinq ans à venir la moitié du personnel dont elle aura besoin en 2030, soit 150 000 personnes dont 3 000 ingénieurs par an pendant plusieurs années de suite. L’enjeu, immense, consistera à attirer des compétences dans la filière, au moment même où le vivier diminue, compte tenu de la perte d’attrait pour les formations scientifiques et techniques. Une génération complète devra ainsi être formée pour accompagner ce programme d’une ambition hors norme, s’il est effectivement décidé.

Le deuxième défi est d’ordre financier et le troisième concerne la gestion de projet, qui embarque la totalité de la filière. Il faut lui donner de la visibilité, afin qu’elle puisse investir, mais également l’associer davantage dans la connaissance des exigences à respecter.

L’ASN estime qu’elle doit prendre parti sur ces sujets, car la qualité de la conception, de la fabrication et du contrôle représente la première ligne de défense en matière de sûreté.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’un des éléments mis en évidence dans les défaillances du projet EPR de Flamanville est lié à l’évolution progressive du projet alors même que les travaux avaient débuté. Dans quelle mesure l’évolution normative a-t-elle affecté le projet en cours de chantier ?

Ensuite, le parti pris français portait par ailleurs sur le meilleur niveau de sûreté disponible, là où les Américains évaluent la situation de sûreté par rapport à la situation initiale. Comment qualifieriez-vous ce parti pris français ?

M. Bernard Doroszczuk. Ces deux sujets méritent d’être abordés en profondeur pour bien comprendre le mécanisme de définition des exigences et leur impact sur les projets.

Depuis ma prise de fonction, j’ai souvent entendu dire que les évolutions réglementaires en cours de projet avaient conduit à des difficultés lors de sa réalisation. Je pense notamment à l’arrêté de 2005 relatif aux équipements nucléaires sous pression. Mais celui-ci, pris après le démarrage du projet, n’est pas le fait d’une initiative de l’ASN, il résulte de la transposition d’une directive européenne.

Cet arrêté prévoyait une période de mise en œuvre de dix ans, jugée à l’époque suffisante pour achever les projets établis sur l’ancienne réglementation de 1974. Les industriels français ont quant à eux décider de l’appliquer immédiatement. Cette réglementation est fondée sur le principe dit de la « nouvelle approche » : les exigences sont définies de manière très générale  ̶ comme des objectifs à atteindre et les moyens d’y parvenir  ̶  par les codes et les industriels eux-mêmes.

L’exigence portait donc sur la qualification technique des procédés utilisés. Le temps a passé et les industriels français ont éprouvé des difficultés pour justifier la qualification technique, en premier lieu de la cuve de l’EPR. Areva a ainsi pris du temps pour aboutir à une telle qualification technique, dont les résultats ont mis en évidence un risque de concentration carbone excessif au fond et dans le couvercle de la cuve. En effet, le procédé utilisé pour l’EPR différait de celui employé auparavant dans tous les autres réacteurs. Il y avait là un sujet industriel mais l’application de la réglementation a donc permis de découvrir cette ségrégation carbone. En résumé, la mise en application de l’arrêté de 2005 n’est pas à l’origine des retards, qui sont plutôt liés à un manque de rigueur industriel.

Ensuite, un consensus européen et international recommande de viser le niveau de sûreté le plus récent à l’occasion du réexamen périodique. Cette décision figure à la fois dans la directive Euratom et dans la déclaration de Vienne de l’AIEA. Nous l’appliquons et les autres autorités de sûreté en font plus ou moins de même, en fonction du contexte local. Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas les seuls à adopter cette position.

Le quatrième réexamen de sûreté des réacteurs représentait une échéance emblématique, puisque les réacteurs d’EDF avaient été conçus pour une durée d’exploitation de quarante ans. À l’approche de cette échéance, une quatrième visite décennale étant programmée pour 2018, un débat s’est instauré entre EDF et l’ASN. Le président de l’ASN de l’époque a ainsi écrit à EDF en juin 2010 pour indiquer qu’il ne lui paraissait pas judicieux d’avoir deux niveaux de sûreté sur le parc nucléaire français, alors que l’EPR était en construction. Personnellement, je pense que cette décision était sage, notamment à la lumière des débats actuels sur la prolongation de fonctionnement des réacteurs sur un horizon de soixante ans, voire au-delà.

Cette décision est également le résultat d’une acceptation par le public d’un passage au-delà de quarante ans. N’oublions pas que l’accident de Fukushima a eu lieu en 2011, bien avant le réexamen de 2018.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez souligné que les missions de l’ASN portent exclusivement sur l’appréciation de la sûreté des installations nucléaires. J’ai donc du mal à comprendre le contenu des alertes que vous formulez depuis 2013 sur la capacité de la France à disposer de marges pilotables. En effet, il s’agit de fait d’un avis sur la politique énergétique du pays.

M. Bernard Doroszczuk. Lorsque l’ASN a rendu en 2013 un avis sur la future politique énergique et le besoin de marges pour faire face à des besoins génériques, elle avait en tête la mise en tension du système de décision publique entre d’une part une mise en concurrence d’une décision de sûreté et d’autre part une décision publique de préserver un autre intérêt général, celui de disposer d’une alimentation électrique pour l’ensemble du pays.

Pour pouvoir y faire face, nous pensions, et nous pensons toujours qu’il faut disposer de marges suffisantes dans le système électrique, précisément pour éviter cette mise en concurrence. Nous sommes ici dans notre rôle : la loi nous confie cette responsabilité de signaler le risque avéré en matière de sûreté. Si ce risque est imminent, nous pouvons aller jusqu’à décider de la mise à l’arrêt. Pour éviter cette situation, il est préférable de disposer de marges dans le système électrique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Qu’entendez-vous par « risque avéré » ?

M. Bernard Doroszczuk. Il s’agit d’un risque pour lequel une probabilité forte existe. Notre seule mission, définie par la loi, porte sur le contrôle de la sûreté, pour la protection de la population et de l’environnement, et ne prend pas en compte d’autres enjeux que ceux-là.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour autant cette mise en concurrence n’est pas appliquée dans vos propres décisions ; vous ne mettez pas en balance la sûreté des installations avec la disponibilité du parc et le besoin de production d’électricité sur le sol français. Vous privilégiez systématiquement la sûreté des installations, quel que soit le niveau de sûreté.

M. Bernard Doroszczuk. Ce n’est pas tout à fait le cas : notre mission consiste à prendre des décisions proportionnées aux enjeux. Ainsi, nous examinons chaque fois la situation, notamment en utilisant des avis extérieurs et en dialoguant avec des experts et l’exploitant. Ensuite, l’appréciation de la situation est effectuée de manière collégiale et peut nous conduire à prendre une décision relative à la sûreté, mais encore une fois cette décision est à chaque fois proportionnée aux enjeux de sûreté.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous indiquez donc bien que cette décision est proportionnée aux enjeux de sûreté et non aux enjeux de disponibilité. Je m’explique : votre appréciation sera la même quelle que soit la capacité de production du parc.

M. Bernard Doroszczuk. : La décision est proportionnée : elle ne sera pas la même en fonction des enjeux de sûreté.

M. Antoine Armand, rapporteur. Une ancienne ministre en charge de l’énergie a récemment fait part de son inquiétude sur la sûreté actuelle des installations nucléaires par comparaison à la situation qui prévalait il y une vingtaine d’années. Quel est votre état d’inquiétude ?

M. Bernard Doroszczuk. J’ai récemment indiqué que l’état de sûreté du parc nucléaire nous paraissait satisfaisant, malgré les phénomènes inédits qui se sont produits ces dernières années. Finalement, le niveau de sûreté de nos installations nucléaires a même progressé par rapport à celui qui existait lors de la mise en service, grâce au principe de réexamen périodique tous les dix ans, et nous visons chaque fois un niveau de sûreté supérieur, ce qui n’est pas le cas des États-Unis.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous battez donc en brèche l’argument d’une sûreté défaillante en raison d’un parc vieillissant.

M. Bernard Doroszczuk. Cette amélioration n’est pas exclusivement liée aux réexamens, mais ces derniers y contribuent notablement. Ensuite, la maintenance réalisée par les exploitants est essentielle dans le maintien d’un haut niveau de sûreté. Dans une installation nucléaire, de nombreux composants sont changés, lorsque l’exploitant l’estime nécessaire. De fait, une installation nucléaire évolue dans le temps. Lorsque nous nous interrogeons sur la perspective de poursuite de l’exploitation des réacteurs au-delà de cinquante ou soixante ans, nous focalisons notre attention sur les éléments difficilement remplaçables. Nous faisons donc en sorte que les exploitants déterminent bien les plans de maintenance qu’ils doivent réaliser pour détecter les risques de vieillissement et faire en sorte que des modifications soient apportées. Ceci est industriellement gérable.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez évoqué la maintenance courante, mais aussi celle du grand carénage. Rétrospectivement, selon vous, aurait-il été possible de mieux anticiper la superposition des visites décennales et donc les indisponibilités à des moments clés ? Cette anticipation aurait-elle pu être conduite d’une meilleure manière ? La règle décennale devrait-elle évoluer ?

Ma deuxième question porte sur la sous-traitance. La dispersion des compétences au sein de sous-traitants a-t-elle affecté la qualité d’entretien du parc ?

M. Bernard Doroszczuk. En 2008, soit dix ans avant la première échéance de 40 ans, EDF a fait part de son souhait d’aller au-delà de quarante ans et des objectifs ont été fixés d’un commun accord en 2010, qui a donné lieu à des études préparatoires. En 2011, la survenue de Fukushima a changé les données du problème, nous conduisant à réintégrer dans le programme de réexamen décennal un certain nombre de paramètres.

Le calendrier des échéances de visite décennale a débuté en 2018 et la dernière visite sur le dernier réacteur interviendra en 2034. Cet étalement sur seize ans tient compte de la soutenabilité industrielle de l’opération. À cet effet, deux lots ont été distingués pour les modifications à réaliser. Le lot A correspond aux modifications relatives aux plus forts enjeux de sûreté à conduire lors de la visite décennale. Le lot B concerne les modifications à mener dans les cinq ans qui suivent.

En conséquence, le lot B du dernier réacteur interviendra en 2034. Nous priorisons et tenons compte de la capacité industrielle, avec suffisamment d’anticipation. Un travail remarquable a été réalisé par EDF pour mobiliser la filière et présenter le programme. Il a conduit à l’estimation des charges de travail, segment par segment.

Dans le cadre de la décision générique de 2021, nous avons demandé à EDF de réaliser chaque année un bilan et de nous signaler l’existence de difficultés particulières. Pour le moment, le bilan des onze opérations déjà conduites (onze réacteurs sur le lot A, sur trente-deux) ne montre pas de difficultés particulières. Le programme est donc soutenable.

Par ailleurs, il ne faut pas confondre les modifications liées aux réexamens de sûreté avec le grand carénage, dont le programme est plus vaste et plus long. Dans son rapport sur le sujet, la Cour des comptes estime que dans l’ensemble des coûts attachés au grand carénage, 25 % correspondent à des mesures d’exploitation et 75 % à des mesures d’investissement. En outre, sur ces 75 %, la moitié est liée à des mesures de sûreté et l’autre moitié à des raisons industrielles. Le principe du grand carénage est appliqué dans diverses industries.

M. Olivier Gupta. La sous-traitance est un choix de politique industrielle, tout à fait respectable, lié à l’existence de compétences pointues. En termes de sûreté, lorsqu’il est fait recours à la sous-traitance, l’ASN s’attache à ce que l’exploitant exerce son rôle de responsable de la sûreté et soit donc en mesure de spécifier les opérations à réaliser, de surveiller les opérations et, le cas échéant, de nous en rendre compte. Or les fragilités ont précisément porté ces dernières années sur le cahier des charges et la surveillance des prestataires par EDF, par exemple sur les soudures du chantier de Flamanville 3. EDF doit clairement progresser dans ce domaine.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je souhaite maintenant examiner l’adaptation du parc au changement climatique. Quel est l’état des connaissances sur le sujet ? Quel impact imaginez-vous à très court terme ?

M. Bernard Doroszczuk. Les effets potentiels du dérèglement climatique sont pris en compte dans le cadre des réexamens décennaux. Ainsi, nous révisons les aléas, notamment les agressions externes  ̶  comme les événements climatiques  ̶  en demandant à EDF de les réajuster à la hausse. Pour y parvenir, nous nous appuyons sur des études, notamment celles du GIEC. Nous demandons ainsi à EDF de se projeter sur la révision des aléas à trente ans.

Aujourd’hui, compte tenu des perspectives d’un nouveau programme nucléaire et de la possibilité d’une période d’exploitation plus longue des réacteurs existants, l’anticipation doit être encore plus prononcée, de manière globale, à l’échelle des bassins versants et des ressources en eau. Nous voulons que cette réflexion soit adossée à celle que nous demandons à EDF sur l’exploitation à long terme et l’évaluation des impacts climatiques sur le nouveau programme.

Par exemple, une paire d’EPR 2 pourrait être construite sur le Rhône, en plus des centrales déjà existantes. À l’été 2022, nous avons été obligés de mettre en place des dérogations pour assurer le fonctionnement des centrales en période estivale. Jusqu’à présent ; cette période était assez peu en tension mais la situation devrait changer au fil du temps, avec l’électrification des usages. Nous devons ainsi estimer les impacts cumulés des centrales actuelles et des deux EPR 2 sur le Rhône, qui seraient vraisemblablement équipés d’aéroréfrigérants et entraîneraient une pression cumulée sur la ressource en eau et donc des conflits d’usage.

Nous pourrions également assister à des rejets plus élevés de matières chimiques et radioactives. Nous souhaitons donc une projection à plus long terme, plus globale et territoriale, car nous devons être capables de voir si nous pouvons faire évoluer les installations, anciennes comme nouvelles. Certains évoquent par exemple des dispositifs de refroidissement qui seraient moins consommateurs en eau.

M. Antoine Armand, rapporteur. Venons-en à présent aux sujets relatifs à l’aval du cycle. Vous avez formulé à plusieurs reprises des inquiétudes sur le retard du projet EDF pour augmenter la capacité d’entreposage à La Hague. Avez-vous une idée des délais qu’il faudrait tenir ? Ensuite, quel regard portez-vous sur une éventuelle quatrième génération d’EPR et leur impact sur la réduction des déchets nucléaires ?

M. Olivier Gupta. Depuis plusieurs années, nous avons appelé de nos vœux la réalisation de la piscine d’entreposage centralisée, dans le cadre du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs. En effet, les combustibles usés sortant des centrales et en attente de refroidissement dans les piscines de la Hague sont proches de leur saturation. Le projet a pris du retard et nous attendons le dépôt d’une demande d’autorisation de création par EDF dans le courant de l’année. La mise en service interviendrait à l’horizon 2034.

Compte tenu du risque de saturation avant 2034, nous avons donc demandé à EDF et Orano de réfléchir à des parades. Trois scénarios sont envisageables : la densification des piscines (la méthode la plus avancée à ce jour), l’entreposage à sec des combustibles dans des emballages de transport et une augmentation du retraitement, en utilisant plus de mox dans les réacteurs d’EDF. Ces trois parades sont en cours d’examen mais elles ne doivent en aucun cas retarder le projet, car elles sont temporaires et non pérennes.

Dans les années 2010, l’ASN avait étudié le projet Astrid. Ces réacteurs de quatrième génération présentent l’avantage d’offrir une réduction des déchets les plus hautement radioactifs par rapport aux réacteurs dits à neutron thermique. Pour autant, des déchets demeureront. L’ASN a commencé à examiner ce dossier puis le projet a été abandonné. La France détient encore un certain nombre de compétences sur la filière rapide à sodium, mais cela est moins le cas sur les filières à spectre rapide.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez évoqué la prolongation du parc au-delà de soixante ans. Celle-ci nécessite-t-elle des moyens supplémentaires pour le fonctionnement de l’ASN ? Ensuite, pouvez-vous évoquer la méthode probabiliste dans l’évaluation des risques, par opposition à la méthode déterministe ? Enfin, nous nous interrogeons sur l’intérêt pour l’ASN d’adopter une logique de partenariat pour instruire en amont des projets de R&D permettant de gagner du temps par rapport aux procédures classiques.

M. Bernard Doroszczuk. Lors de la présentation des vœux de l’ASN, j’ai illustré la nécessité de prévoir une vision à long terme, en parallèle aux examens décennaux. Les Américains utilisent un pas-de-temps de vingt ans. De mon point de vue, il faut conserver le pas-de-temps de dix ans. À cet égard, n’oublions pas que la corrosion sous contrainte a été détectée à l’occasion de contrôles réalisés dans le cadre des visites décennales.

Néanmoins, le système n’est pas adapté à la perspective de long terme. Nous allons donc mener les deux démarches en parallèle ; d’une part procéder à un réexamen décennal pour toutes les installations ; et d’autre part voir jusqu’où nous pouvons aller, de manière raisonnable, sur les quelques composants identifiés comme sensibles.

Ensuite, nous avons effectivement besoin de moyens, compte tenu du nombre inédit de sujets (prolongation du parc, SMR, Cigéo). J’espère que les parlementaires nous aideront à convaincre le gouvernement de nous en donner davantage.

En termes de méthodes, les Américains adoptent une approche probabiliste et acceptent des situations à très faible probabilité d’occurrence, que nous n’acceptons pas. Cependant, nous avons par ailleurs de nombreuses convergences avec les Américains.

Avec le résultat de la recherche et des expériences conduites à l’étranger, il est envisageable de nous demander si les paramètres utilisés dans les méthodes de justification françaises peuvent être révisés. Cette question mérite d’être posée, de manière séquencée. Si une évolution doit voir le jour, je souhaite qu’EDF nous propose une évolution des méthodes, afin qu’elles soient expertisées et débattues.

Enfin, nous devons prendre en compte les spécificités du parc français, qui diffèrent de celles présentes aux États-Unis. Je pense notamment à la question du fonctionnement en suivi de charge, de ses effets éventuels sur le vieillissement.

Nous souhaitons qu’EDF prennent en charge ces éléments d’ici à la fin 2024, afin de pouvoir prendre une position après instruction, à la fin de l’année 2026. Quoi qu’il en soit, notre avis sera certainement nuancé.

M. Olivier Gupta. Les méthodes, comme celles des études d’accident, évoluent régulièrement, à l’initiative de l’exploitant, de l’ASN ou de l’IRSN. Cette évolution se réalise sans concession en matière de sûreté.

Ensuite, la vérification de la sûreté des installations nucléaires et en particulier des centrales, repose à la fois sur des méthodes dites déterministes, mais aussi conjointement sur des évaluations probabilistes, depuis un long moment. Le sujet est plus questionnable de notre point de vue sur des composants supposés non ruptibles, c’est-à-dire pour lesquels les conséquences de la rupture ne sont pas gérées par des systèmes permettant de la compenser.

Enfin, en matière d’innovation, il est généralement question des procédures visibles, c’est-à-dire appelées par la réglementation, comme les dossiers d’options de sûreté ou les demandes d’autorisation de création. Mais un dialogue entre l’ASN et les industriels intervient en amont sur les très grands projets comme Cigéo ou EPR 3.

De fait, l’instruction des nouveaux projets dotés de technologies innovantes devra naturellement être réalisée très en amont, avec les porteurs de projets. Ces discussions ne portent pas uniquement sur les réacteurs mais aussi sur l’ensemble du cycle du combustible, qui devra être fabriqué de manière spécifique.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). La France peut s’enorgueillir d’avoir une autorité de sûreté indépendante et exigeante. Ma première question porte sur la prise en compte de la corrosion sous contrainte par EDF, dont les équipes semblent avoir réagi rapidement pour identifier le problème.

Des remises en route de réacteurs avaient été annoncées pour le mois de septembre 2022, mais un décalage a été constaté. Cela est-il dû à des raisons techniques d’autorisation de la part de l’ASN ?

Ensuite, au-delà des défaillances dans la gestion de projet de l’EPR, pensez-vous que les difficultés sont également liées aux choix techniques retenus qui devraient donc être revus ?

Par ailleurs, la France présente la singularité de retraiter les déchets. Estimez-vous que la filière mox est suffisamment sûre, à la lumière des évènements intervenus à l’usine d’Orano Melox ?

En outre, quelles sont les spécificités en matière de sûreté concernant la filière à sodium ? Enfin, lorsque vous évoquiez les filières à spectre rapide différentes, faisiez-vous référence aux combustibles à sels fondus ? Là aussi, quelles sont les spécificités en matière de sûreté ?

M. Bernard Doroszczuk. La corrosion sous contrainte est un sujet sérieux, qui a traité comme tel par EDF. Le phénomène était inattendu à cet endroit du réacteur, compte tenu des matériaux utilisés pour fabriquer les tuyauteries. Dès la découverte fortuite de la corrosion sous contrainte, EDF a réagi immédiatement et n’a pas hésité à immobiliser des réacteurs pour effectuer les contrôles via des découpes. Une douzaine de réacteurs ont ainsi été concernés au premier semestre 2022. Il n’existait pas de procédés de contrôle non destructifs alors.

En juillet 2022, EDF a proposé une stratégie de priorisation, que nous avons accepté, en identifiant seize réacteurs susceptibles d’être plus affectés sur les cinquante-six du parc. Nous n’avons à aucun moment différé l’action d’EDF. Le processus a été en réalité retardé par la disponibilité industrielle, qu’il s’agisse des opérateurs et soudeurs qualifiés, ou des matières premières.

À l’heure actuelle, la proposition d’EDF consiste à réparer les lignes les plus affectées. Sur les seize réacteurs concernés, sept ont déjà fait l’objet de réparations ; trois sont encore en cours de contrôle et de réparation et six seront contrôlés et réparés d’ici à la fin de l’année 2023, à l’occasion des arrêts programmés.

Existe-t-il des choix techniques justifiant le retard du projet EPR ? La complexité du projet EPR est liée à la manière dont le projet avait été imaginé au départ, c’est-à-dire un projet franco-allemand supposé unir le meilleur des deux mondes ; mais dans le cadre d’une conception différente des projets précédents. Entretemps, le partenaire allemand s’est retiré et il a donc fallu gérer seul des choix qui avaient été établis à deux.

Le retour d’expérience des autres EPR, en Chine notamment, a permis de revenir sur un certain nombre de conceptions choisies pour l’EPR de Flamanville, notamment pour les vibrations dans le cœur du réacteur. Certaines modifications proposées par EDF ont été validées par l’ASN et seront mises en place dès la mise en service de l’EPR de Flamanville. D’autres seront différées.

M. Olivier Gupta. Le choix du retraitement est un choix de politique énergique au sens large. Le rôle de l’ASN consiste à contrôler la sûreté des installations du cycle, la radioprotection des travailleurs et vérifier qu’il n’existe pas d’impasses en matière de sûreté, notamment dans la gestion des déchets.

Le point de vigilance actuel concerne l’usine de Melox, puisque sa capacité de fabrication de combustibles mox a été très largement diminuée ces dernières années. Ceci a notamment contribué à l’engorgement des piscines de La Hague. Orano a pris des mesures et une nouvelle technologie de fabrication de la poudre a été mise en œuvre. La capacité de fabrication de l’usine Melox s’est améliorée, même si des progrès demeurent à accomplir.

L’expérience française en matière de réacteurs rapides à sodium est matérialisée par Superphénix. Cependant, le sodium pose un certain nombre de difficultés intrinsèques, comme sa réaction face à l’eau. De plus, il peut s’enflammer au contact de l’air et il est difficile de contrôler des tuyauteries remplies de sodium. A contrario, son avantage réside dans le spectre rapide, c’est-à-dire sa capacité à mieux utiliser le combustible et à mieux gérer les déchets.

En revanche, les retours d’expérience sont moins nombreux sur les sels fondus. Des compétences doivent être reconstruites dans ce domaine, à la fois pour les porteurs de projets mais aussi pour l’ASN et l’IRSN.

Mme Annick Cousin (RN). Vous avez évoqué le temps d’une génération pour former les personnes compétentes dans le domaine nucléaire, ce qui m’inquiète, compte tenu des besoins. La longueur de la durée de révision n’est-elle pas justement due au manque de personnels compétents dans ces domaines ? Ne faut-il pas envisager un véritable « Plan Marshall » cohérent pour multiplier les forces ?

En matière de recyclage, n’est-il pas envisageable de trouver des solutions répondant à la réduction des déchets, notamment dans le projet Astrid aujourd’hui abandonné ? Enfin, habitant à proximité de la centrale de Golfech, je sais que celle-ci a souffert de problèmes d’eau cet été et que cette situation devrait se reproduire.

M. Bernard Doroszczuk. Je le redis : l’attractivité de la filière et le recrutement constituent le défi principal pour faire face au programme extrêmement ambitieux, qui se déroulera sur plusieurs années. J’ai mentionné un effet sur une génération car les projets s’étaleront au moins jusqu’en 2050, si les perspectives annoncées se matérialisent. Pendant cette période, il sera nécessaire de compléter les ressources par de nouveaux entrants, de manière continue.

Il faudra ainsi attirer une nouvelle génération dans les métiers du nucléaire ; ce qui ne se décrète pas : l’établissement d’un grand programme électronucléaire ne suscitera pas en soi des vocations. Par ailleurs, il convient de distinguer les métiers du nucléaire, selon qu’il s’agisse des métiers d’ingénierie, des métiers de fabrication de composants en usine et des métiers sur site. Or l’attractivité de ces derniers métiers est plus difficile à mettre en lumière, compte tenu des contraintes qui y sont attachées.

En résumé, un immense travail en profondeur doit être mené, en lien avec l’État, l’éducation nationale et les collectivités territoriales. C’est la raison pour laquelle j’ai moi-même utilisé l’expression de « Plan Marshall » pour qualifier ce plan de reconquête industrielle.

M. Olivier Gupta. Les industriels doivent décider des projets qu’ils veulent réaliser. Nous nous tenons à la disposition des porteurs de projets de type SMR et AMR, avec lesquels nous avons déjà engagé des discussions.

M. Christophe Bex (LFI-NUPES). Vous nous avez alertés sur l’insuffisance des marges de production, qui peut être problématique compte tenu des risques, notamment ceux liés au changement climatique. Les problèmes de corrosion sous contrainte nécessitent par ailleurs une maintenance plus appuyée. Les populations ne risquent-elles pas d’être mises en danger ?

Je m’interroge en outre sur la question de la fin du cycle du nucléaire. Quel est votre avis, en tant qu’autorité de sûreté, sur le projet Cigéo, que l’on peut considérer comme le chantier le plus grand dans l’histoire de l’humanité ? Quelles sont vos recommandations ?

M. Bernard Doroszczuk. Nous sommes attachés à disposer de marges suffisantes dans la production du système électrique pour éviter un risque de mise en conflit entre l’intérêt général de fourniture d’électricité et l’intérêt général de sûreté. Depuis plus de dix ans, nous avons alerté sur ce sujet qui, à l’évidence, n’a pas été entendu en 2013. Les décisions retenues ont ainsi conduit à une tension sur les capacités de production électrique toutes filières confondues, particulièrement cet hiver.

Nous avons conscience de la finitude du parc. Le travail sur les marges prendra du temps ; pendant les dix à quinze prochaines années, nous ne disposerons pas de réacteurs nouveaux. De fait, il faudra bien récupérer des capacités de production d’une autre manière.

Indépendamment de la question de la marge, se pose la question de l’anticipation. En effet, le parc actuel connaîtra bien une fin, qui se produira vraisemblablement après l’horizon 2050. Il y aura là une marche d’escalier extrêmement importante : les réacteurs actuels ont été construits sur une courte période de temps, mais leur mise à l’arrêt entraînera la disparition de 63 gigawatts de puissance sur un laps de temps très court.

Nous devons donc nous saisir des questions relatives à l’étalement et aux capacités qui permettront d’assurer un relai. N’ayant pas de responsabilité en matière de politique énergique, je n’évoquerai pas tel ou tel scénario. Cependant, il faut en avoir conscience dès aujourd’hui : le débat ne doit pas se limiter à définir une perspective à l’horizon 2050 dans le domaine nucléaire, mais il doit également s’intéresser à l’horizon ultérieur.

M. Olivier Gupta. Il faut distinguer différents types de déchets radioactifs, qui n’ont pas tous la même durée de vie. Les déchets très faiblement actifs seront traités en surface, dans des stocks de gestion. Les déchets dont s’occupe Cigéo ont la durée de vie la plus longue, qui se mesure à l’échelle des temps géologiques. Cigéo vise ainsi à gérer le stockage de ces déchets dans une couche d’argile située à cinq cents mètres de profondeur et qui évolue sur la même échelle de temps que les déchets eux-mêmes.

L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) a préparé le dossier Cigéo, qui vient d’être déposé pour instruction. Ce dossier doit démontrer en quoi un déchet radioactif stocké à cinq cents mètres sous terre dans cette couche d’argile pourra être suffisamment isolé pour protéger les populations et l’environnement. La vitesse de dégradation des ouvrages de stocks des déchets et de migration des radioéléments y est particulièrement étudiée.

Nous allons instruire ces questions dans le cadre de l’examen de la demande d’autorisation ; en sachant qu’un certain nombre de sujets ont été déjà examinés lors du stade des options de sûreté, et un avis favorable a été donné aux propositions de l’ANDRA.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Je vous remercie pour vos propos. Vous avez clairement indiqué que les normes réglementaires n’étaient pas à l’origine de défaillances et des retards subis, par le projet de Flamanville. L’ASN joue un rôle majeur dans l’acceptabilité du prolongement des centrales actuelles et dans la mise en route de nouveaux réacteurs, par définition dangereux.

Mme Lepage a indiqué lors de son audition qu’en cas d’accident nucléaire en France, la responsabilité du président de l’ASN était engagée, en tant que personne physique. Le confirmez-vous ?

M. Bernard Doroszczuk. Je ne pense pas que cela soit exact. L’ASN est une autorité administrative indépendante et fait partie de l’État. En matière de sûreté, la responsabilité est assumée par l’État. En revanche, d’autres formes de responsabilité pourraient être engagées, notamment dans les décisions prises par le collège. Mais je vérifierai.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Vous avez mentionné les risques liés au changement climatique, notamment ceux liés aux conflits d’usage. Certaines centrales se trouvent en zones inondables, comme les celles de Gravelines et de Penly.

Je m’interroge également sur les risques attachés à la centrale de Zaporijjia en Ukraine, dans le contexte de la guerre actuelle. De quelle manière l’ASN travaille sur les risques de conflit armé et la résistance de nos centrales ?

S’agissant de la prolongation des centrales, l’ASN indiquait dans son rapport de 2021 ne pas pouvoir conclure sur la prolongation des réacteurs au-delà de cinquante ans. Avez-vous identifié des risques de sûreté spécifiques ?

Estimez-vous crédible le scénario le plus nucléarisé de RTE, qui s’appuie sur la prolongation du parc au-delà de soixante ans ?

Dans l’éditorial du rapport 2021 de l’ASN, vous indiquez que « la qualité et la rigueur de la conception, de la fabrication et du contrôle des installations nucléaires n’ont pas été au niveau attendu dans les derniers grands projets nucléaires engagés en France ». Quelles sont les raisons de ce manque de rigueur ? Ont-elles trait aux exigences de rentabilité d’EDF ? Au recours à la sous-traitance ? Je pense notamment à une usine en Italie.

Vous avez mentionné, lors de votre audition, les trois scénarios concernant les piscines d’entreposage de La Hague. Néanmoins, il semble exister un fort manque d’anticipation de leur saturation. Les « parades » envisagées sont-elles réellement sérieuses ?

Dans le même rapport de 2021, vous indiquez que, « d’ici la fin de la décennie au plus tard, le gouvernement devrait se prononcer sur la poursuite ou non du retraitement des combustibles usés à l’horizon 2040 pour en anticiper les conséquences » et les investissements. Quelle est votre position sur le sujet en termes de sûreté, si vous êtes autorisé à en formuler une ? Pensez-vous qu’il soit judicieux de poursuivre cette activité ?

Mon dernier point porte sur le design de l’EPR 2. Une des évolutions conceptuelles mises en avant porte sur la conception par EDF d’une simple enceinte remplaçant la double enceinte de confinement. Quel est l’avis de l’ASN ? Pouvez-vous affirmer que cette deuxième enceinte de confinement n’est pas nécessaire ? Avez-vous déjà validé ce design ?

M. Bernard Doroszczuk. Les impacts du changement climatique nous conduisent à prendre en compte deux phénomènes : l’élévation de la montée des eaux et les éléments climatiques pouvant conduire à des vagues de submersion marine. Ces deux risques d’aléas sont évalués afin de protéger les centrales, notamment par la mise en place de digues, par exemple au Blayais ou à Gravelines. Ce sujet a donc été bien identifié, mais doit faire l’objet d’une réflexion plus large : s’il est toujours possible de construire des digues de plus en plus hautes, il faut également s’interroger sur l’environnement dans lequel elles se situent. Il importe de disposer une vision à long terme des risques, de manière territorialisée.

M. Olivier Gupta. Les installations nucléaires sont sans doute celles qui résistent le mieux aux situations de guerre. Pour autant, aucune installation nucléaire n’est conçue pour résister à tous les moyens de destruction à disposition de telle ou telle armée. Notre sujet de préoccupation au sujet de la situation en Ukraine est plutôt d’ordre organisationnel et humain, c’est-à-dire le risque que les équipes ne soient pas dans les conditions de sérénité propices à l’accomplissement des bons gestes, et les conditions dans lesquelles les informations sont échangées entre les équipes de terrain et la direction de la centrale.

M. Bernard Doroszczuk. Les éléments fournis par EDF à ce stade ne justifient la poursuite d’exploitation des réacteurs les plus anciens que jusqu’à cinquante ans. Nous ne disposons donc pas de visibilité au-delà de cette période pour le moment et c’est pourquoi nous souhaitons en avoir.

Dans son scénario le plus nucléarisé, RTE postule une durée d’exploitation de soixante ans pour la majorité des réacteurs, voire au-delà pour certains d’entre eux. Nous considérons que rien ne justifie ce scénario : nous ne voulons pas que la politique énergétique soit fondée sur des hypothèses structurantes qui ne soient pas étayées ou vérifiées. Il ne faudrait pas que la poursuite d’exploitation des réacteurs nucléaires soit la variable d’ajustement d’une politique énergétique qui aurait été mal calibrée. En résumé, il importe d’anticiper, sur la base d’argumentations solides, que nous pouvons instruire. Nous souhaitons que ceci soit inscrit dans les obligations de l’exploitant, dans le cadre de la prochaine programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

Ensuite, nous avions effectivement pointé du doigt dans notre rapport les défaillances dans la rigueur de conception, la fabrication et le contrôle. Le rapport de Jean-Martin Folz indique ainsi clairement que le lancement du projet EPR de Flamanville a eu lieu alors que les études de conception détaillées n’étaient pas encore achevées. La perte de compétences, d’expérience et de rigueur explique également la mise en œuvre de procédés industriels sans qualification préalable et sans métier. Enfin, la détection n’a pas été réalisée comme elle aurait dû l’être.

A contrario, dans le cadre de leur projet d’EPR, les Finlandais ont découvert des problèmes sur les soudures de traversées enceintes, à peu près au même stade où se trouvait la construction du réacteur de Flamanville : le reste des circuits n’avait pas été installé ou connecté. Ils ont immédiatement pris le parti de la remplacer et ont pu gérer le problème en neuf mois.

En résumé, des défaillances ont eu lieu en termes de conduite de projet, de qualité et de rigueur de fabrication, de contrôle et de décision. Le pari de la justification a posteriori est un pari hasardeux, qui ne doit pas être pris lorsque l’on construit du nucléaire. Il me semble que les retours d’expérience ont désormais été réalisés pour agir de manière très différente pour la conception de l’EPR 2.

M. Olivier Gupta. Il aurait naturellement été préférable que la piscine d’entreposage du combustible usé eût été prête à temps. Ensuite, les parades envisagées sont sérieuses. Nous allons examiner les dossiers avec rigueur, pour nous assurer qu’il n’y ait pas de régression en termes de sûreté.

Le retraitement des combustibles usés est, je le redis, un choix de politique énergétique. Notre rôle consistera à vérifier que ce choix est cohérent dans son ensemble. Ensuite, dossier après dossier, nous examinerons la sûreté des installations constituant ce cycle, qu’il s’agisse d’un cycle de mono recyclage, de multi recyclage en réacteur à neutrons thermiques, d’un cycle incluant un parc de réacteurs à neutrons rapides ou d’un cycle ouvert.

Enfin, l’ASN a pris position sur les options de sûreté de l’EPR 2 et ne voit pas d’objection sur le design tel qu’il est envisagé, en tout cas pour ce qui relève de la partie que nous instruisons.

M. Bernard Doroszczuk. Nous avons mis en avant la poursuite du retraitement, dans une optique d’anticipation. La PPE actuelle prévoit l’installation de retraitement de La Hague jusqu’en 2040. Pour aller au-delà, si une décision politique de poursuite de retraitement devait être prise, il faudrait procéder a minima à un grand carénage, voire réaliser une nouvelle installation. La question des piscines actuelles se posera de toute manière. Or ce sujet prend beaucoup de temps ; il faut donc se positionner sur la poursuite ou non du projet dans les trois années à venir. Si à l’inverse l’arrêt du retraitement devait être décidé, il faudrait dix ans pour trouver une solution alternative.

En conclusion, la réflexion d’anticipation doit donc porter sur toutes les composantes du système nucléaire : nous sommes dans une approche systémique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez mentionné le retour d’expérience dont nous pourrions profiter, notamment l’expérience américaine. D’autres points vous semblent-ils intéressants dans ce dialogue international, notamment avec les États-Unis ?

M. Olivier Gupta. Tous les retours d’expérience du fonctionnement des installations  ̶  c’est-à-dire les incidents qui se produisent ici et là sur les différents réacteurs dans tel ou tel pays  ̶  sont sources d’enseignement. Des discussions sont également menées sur les méthodes de contrôle. Par exemple, la formule des inspections de revue de l’ASN sur une semaine avec une vingtaine d’inspecteurs est directement inspirée du dialogue avec nos homologues. Au-delà des cercles internationaux, nous entretenons également de nombreuses relations bilatérales.

M. Bernard Doroszczuk. Ce retour d’expérience n’est pas unilatéral : nous inspirons également nos homologues. Dans le domaine de la poursuite d’exploitation, nous avons par exemple estimé que les coudes moulés qui sont fixés à la cuve du réacteur constituaient un composant particulièrement fragile, difficile à remplacer, et nous avons mis en lumière cet élément auprès de nos homologues américains, qui ne l’avaient pas encore identifié.

M. le président Raphaël Schellenberger. Une opération de décontamination du circuit primaire est en cours à la centrale de Fessenheim. Envisagez-vous ce sujet dans la perspective d’un éventuel maintien ou d’une prolongation du parc ?

M. Bernard Doroszczuk. Les réacteurs de Fessenheim sont dans une phase de pré-démantèlement, qui consiste à préparer les opérations plus lourdes qui interviendront par la suite. Parmi ces opérations figure celle qui consiste à éliminer au maximum la matière radioactive qui a été fixée par le métal lui-même et qui conduit nécessairement à une diminution de son épaisseur. Cette approche est fondée sur un retour d’expérience de démantèlement de réacteur à eau sous pression, qui a déjà été menée à l’étranger. L’opération a été conduite sur le premier réacteur de Fessenheim et le sera bientôt sur le deuxième.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous n’avez pas complètement répondu à ma question.

M. Bernard Doroszczuk. Cette opération demeure malgré tout agressive. Elle peut se concevoir dans une étape préalable à un démantèlement, mais est totalement exclue dans une installation en fonctionnement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors d’une précédente audition, il nous a été indiqué qu’EDF accordait une attention particulière à un certain nombre de composants qui étaient jusque-là hors scope. Travaillez-vous sur l’identification de ces éléments ?

M. Olivier Gupta. Cela paraît être une bonne pratique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans son discours généraliste sur la stratégie énergétique il y a quelques semaines, Elisabeth Borne a indiqué réfléchir en lien avec EDF et l’ASN pour identifier les réacteurs dont la durée de vie ne dépassera pas cinquante ans. Cette formulation va plutôt à rebours de vos démonstrations qui se concentrent sur les jalons. Y a-t-il un biais dans la présentation ? Ai-je mal compris ?

M. Bernard Doroszczuk. Il convient de distinguer la démarche générale de la nécessité de s’interroger sur d’éventuels cas particuliers. Pour le moment, la durée de vie autorisée des réacteurs est de cinquante ans.

Parmi les cas particuliers figure par exemple le site de Bugey. Il s’agit d’un site CP0, celui des premiers réacteurs mis en service encore en activité, qui dispose d’un palier différent des autres réacteurs de 900 mégawatts. La question peut se poser de savoir si ce réacteur devrait faire l’objet d’un examen particulier dans le cas de la poursuite d’exploitation au-delà cinquante ans. De même, une expertise particulière sur le site de Cruas peut se justifier par le séisme du Teil survenu à proximité de celui-ci.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel est votre avis sur la possibilité d’élargir les missions de l’ASN et d’intégrer d’autres enjeux ? Ensuite, ne serait-il pas utile que les recommandations de l’ASN intègrent non seulement une partie relevant de la sûreté mais aussi des enjeux énergétiques et notamment l’impact de la fermeture de tel ou tel réacteur sur l’environnement ? Pour prendre un exemple caricatural, si la fermeture d’une tranche implique l’importation d’électricité produite par du charbon, une conséquence environnementale mérite d’être relevée.

M. Bernard Doroszczuk. À ce stade, à part la sécurité des installations nucléaires, nous n’avons pas de demandes particulières pour élargir nos missions au-delà de la sûreté des personnes et de l’environnement. Nous devons rester prudents sur le positionnement institutionnel et les prises de position de l’ASN. Toutes les autres autorités sont centrées sur le sujet de la sûreté et du contrôle de la radioprotection, conformément à la réglementation internationale qui édicte une séparation stricte entre la fonction de contrôle de sûreté et d’autres fonctions en relation avec la politique énergétique ou d’autres considérations.

Ensuite, vous avez signalé que l’arrêt d’un réacteur conduirait à la fourniture d’électricité par des moyens plus impactant pour le réchauffement climatique ; mais cette question peut se poser pour n’importe quel moyen, pas seulement pour le nucléaire. Nous n’abordons pas ces sujets ; telle n’est pas notre mission. Nous devons conserver le cœur de notre activité sur le contrôle de la sûreté et de la radioprotection.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie.

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7.   Table ronde des syndicats du secteur de l’énergie réunissant M. Jacky Chorin, représentant de la Fédération nationale de l’énergie et des mines (FNEM FO), ancien administrateur EDF (2004-2009 puis 2014-2021) ; M. Alexandre Grillat, secrétaire national Affaires publiques et européennes à la fédération CFE CGC Énergies ; M. Julien Lambert, secrétaire fédéral en charge de la politique industrielle et énergétique, Fédération nationale des mines et de l'énergie CGT (FNME-CGT) ; M. Christophe Béguinet, chargé de mission Énergie CFDT (25 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. La commission procède aujourd’hui à l’audition des organisations syndicales représentatives, et plus particulièrement des fédérations dédiées au secteur de l’énergie. Nous vous remercions d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Le contexte actuel, notamment marqué par l’augmentation des prix de l’énergie, constitue nécessairement un élément de préoccupation pour vos organisations.

L’objet des travaux de notre commission porte sur les raisons de la situation que nous connaissons actuellement. Le rapporteur vous a adressé un questionnaire sur lequel vous pourrez appuyer vos propos liminaires.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(MM. Jacky Chorin, Alexandre Grillat, Julien Lambert et Christophe Béguinet, prêtent serment.)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie et vous cède la parole.

M. Jacky Chorin, représentant de la Fédération nationale de l’énergie et des mines (FNEM-FO), ancien administrateur EDF (2004-2009 puis 2014-2021). Je tiens à remercier tous ceux qui ont proposé la constitution de cette commission denquête, dont la pertinence paraît chaque jour plus évidente. Pour Force Ouvrière (FO), la souveraineté énergétique repose sur la réunion de trois éléments : disposer de moyens de production, en particulier pilotables, suffisants pour assurer la sécurité dapprovisionnement de notre pays ; garantir un prix compétitif aux Français, ménages et industriels ; assurer un service public, hors des zones de desserte des entreprises locales de distribution (ELD), par un EDF fort et intégré, grâce à un contrat clair passé avec l’État et débattu au Parlement.

En 2004, lorsque j’ai été élu pour la première fois à son conseil dadministration, EDF était un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) intégré. Il offrait une sécurité dapprovisionnement et des prix beaucoup plus compétitifs que ceux de l’Allemagne.

Aujourd’hui, la sécurité d’approvisionnement de notre pays est remise en cause, les entreprises sont étranglées par la hausse des prix de l’électricité et la Commission de régulation d’énergie (CRE) en vient à formuler une proposition ahurissante visant à augmenter de 100 % le tarif réglementé de vente pour les consommateurs domestiques.

Votre Commission présente le mérite de permettre un début de bilan de la déréglementation, que les syndicats ne cessent de réclamer. FO voit deux raisons principales à cette situation : d’une part, l’introduction de la concurrence par l’Europe ; et d’autre part, un certain nombre de décisions néfastes prises par les gouvernements successifs.

Après avoir écouté nombre des intervenants devant votre Commission, FO constate que beaucoup d’entre eux rejoignent les syndicats pour considérer que la concurrence est absurde dans l’électricité. Yves Bréchet, ancien Haut-Commissaire à l’énergie atomique, a ainsi indiqué que « cest une erreur fondamentale de penser que lon peut faire un marché dun bien non stockable », ajoutant qu’« on a fabriqué un outil qui est un outil de spéculation pure. On a fait gagner de largent à des gens qui nont pas produit un électron ».

De même, plusieurs intervenants, notamment Henri Proglio, estiment que cette concurrence a été l’outil de la Commission européenne et de l’Allemagne pour casser EDF et la découper en morceaux, afin de fragiliser le nucléaire et l’hydraulique. FO partage cette analyse. EDF a été, en effet, une véritable obsession de la Commission, comme en témoigne sa mise en demeure de 2015 contre la France sur l’hydraulique, au motif qu’EDF n’avait pas perdu encore assez de parts de marché.

Il est vrai aussi que les gouvernements français successifs ont aussi une lourde responsabilité dans ce désastre. Ils ont d’abord voté la concurrence en Europe et, quand les prix ont augmenté, ils ont mis en place des mesures ouvertement contraires aux engagements pris, suscitant en retour des réactions de la Commission.

C’est par exemple à la fin du second mandat de Jacques Chirac, fin 2006, qu’a été créé le tarif réglementé et transitoire d’ajustement au marché (TARTAM), tarif de retour au marché pour les entreprises, qui devaient faire face déjà à une hausse des prix de l’électricité. Les mêmes avaient pourtant voté l’ouverture des marchés en 2004. La conséquence a été redoutable : la Commission a menacé d’intenter des procès contre la France et le gouvernement Fillon s’est finalement incliné sans combattre, avec la loi sur la nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) de 2010.

Ce texte institue cette machine infernale contre EDF qu’est l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique (ARENH) en créant de toutes pièces une concurrence factice, puisqu’EDF est contrainte d’aider ses concurrents, qui plus est avec un prix bloqué à 42 euros du fait de la Commission européenne. En conséquence, Jean-Bernard Lévy l’a rappelé, la dette augmente mécaniquement de 3 à 4 milliards par an.

Cette loi a aussi prévu deux autres dispositions structurantes et désastreuses applicables à partir de 2016. La première a mis fin aux tarifs jaune et vert pour les industriels, rejetés dans la main invisible du marché. Ces entreprises sont victimes de ce lien, dénoncé par tous, établi au niveau européen entre le marché du gaz et celui de l’électricité. La seconde concerne le mode de calcul des tarifs réglementés de vente d’électricité (TRVE) pour les consommateurs domestiques et les TPE : avec le principe de contestabilité, le niveau des TRVE n’est plus fixé en fonction du coût de production d’EDF, mais de la capacité des fournisseurs alternatifs à concurrencer EDF. Il s’agit là d’une absurdité, dénoncée par l’Autorité de la concurrence. Les promoteurs de la concurrence avaient prétendu que celle-ci ferait diminuer les prix, le résultat est inverse : on augmente les prix pour que la concurrence subsiste.

Comme je l’ai déjà indiqué, la CRE propose d’accroître les TRVE de 100 %, alors que les coûts du mix électrique français ont très faiblement augmenté. Même si le gouvernement limite la hausse à 15 %, celle-ci sera reportée sur les années suivantes.

Pour sortir de cette impasse qui broie notre pays, la seule solution consiste à reprendre notre souveraineté et à revenir à une fixation des tarifs en fonction du coût du mix électrique français, pour tous les Français. Du reste, l’article 194 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), trop souvent oublié, indique que le marché intérieur « n’affecte pas le choix d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie ».

Les Allemands ont décidé de promouvoir une Energiewende fondée sur un mix fossiles/EnR qui fragilise toute l’Europe. Mais ils ne doivent pas demander à notre pays, qui a opéré des choix judicieux, de compenser la perte de compétitivité des industriels allemands en augmentant les prix payés par les Français. En effet, si le choix de la France en faveur du nucléaire ne se traduisait pas par des prix le prenant en compte, l’adhésion des Français à cette énergie indispensable pour respecter notre trajectoire bas carbone et la sécurité d’approvisionnement de notre pays risquerait de se fragiliser.

Par ailleurs, nous contestons vigoureusement les propos de Bruno Le Maire selon lequel, « si on était sortis aujourd’hui du marché européen de l’énergie, nous n’aurions pas eu l’électricité allemande dont nous avons eu besoin pour faire tourner les fours des boulangers ». Les interconnexions ont existé bien avant le marché européen ; elles existent aussi avec des pays qui sont en dehors de l’Union. De plus, à l’exception de la période récente, la France est structurellement exportatrice d’électricité. Il est inutile de faire peur aux Français en faussant sciemment le débat : ce sont bien les pays alentour qui ont besoin la plupart du temps de notre électricité et non l’inverse.

Le retour à un tarif de l’électricité fondé sur le coût du mix français est donc le point majeur pour assurer notre souveraineté énergétique. L’État touche aujourd’hui les limites de ce qu’il peut faire en termes de bouclier tarifaire, simplement parce que nous appliquons des règles de marché absurdes. Il est donc urgent de modifier ces règles et de suspendre l’ARENH, suspension explicitement prévue par le Code de l’énergie en cas de circonstances exceptionnelles.

Mais il nous faut aller plus loin encore. La Commission a fait de la promotion des énergies renouvelables (EnR) intermittentes l’alpha et l’oméga de la politique européenne, au point que des objectifs toujours plus élevés sont proposés. Paradoxalement, la France va être condamnée à une amende de 500 millions d’euros pour ne pas avoir respecté ses objectifs en matière d’EnR, alors qu’elle est bien plus vertueuse que la plupart des autres pays européens en matière d’émissions de CO2. Cette plaisanterie doit cesser. Notre objectif commun consiste à protéger la planète et non à implanter des éoliennes partout, avec des moyens de production non pilotables qui n’assurent pas la sécurité d’approvisionnement de notre pays.

La Commission européenne s’est alignée là encore sur les positions anti-nucléaires allemandes, mais nous ne pouvons en rester là et il faut maintenant mettre en avant des objectifs de moyens de production bas carbone, dont le nucléaire est l’élément principal et non des objectifs fondés sur les seules EnR.

Au demeurant, le manque de résistance du gouvernement sur ce sujet s’explique sans doute par le fait que la conversion pro-nucléaire du Président de la République est récente. Lors de son premier mandat, Emmanuel Macron a mis ses pas dans les orientations désastreuses de François Hollande, en fermant Fessenheim, en arrêtant le projet Astrid, en faisant voter une loi pour fermer quatorze réacteurs d’ici 2035, certes avec une échéance reportée de dix années, et en maintenant l’objectif de réduction de la part du nucléaire à 50 % du mix électrique.

Certes, le Président a fait volte-face dans son discours de Belfort il y a un an. FO soutient évidemment l’annonce d’un programme d’EPR 2, souhaitant qu’il soit mené jusqu’à quatorze réacteurs. Nous voulons également le prolongement des centrales existantes et rejetons la fermeture de centrales pour des raisons politiques. Pour autant, nous avons perdu cinq ans et la gestion de ce dossier lors du premier mandat a fragilisé notre filière nucléaire. Je rappelle qu’il s’agit là de la troisième filière industrielle de France avec 220 000 travailleurs. Vous me permettrez, à ce sujet, d’avoir une pensée pour les salariés de Fessenheim, qui ont assuré jusqu’au bout un service public exemplaire et qui ont été sacrifiés sur l’autel d’une idéologie prétendument verte.

Ensuite, l’hydraulique est, de loin, la première énergie renouvelable de France, verte et pilotable. Sur ce point, le bilan des gouvernements successifs est également mauvais, puisque les investissements sont bloqués alors qu’EDF estime pouvoir développer trois à cinq gigawatts supplémentaires en dix ans. Depuis 2006, les gouvernements se sont inscrits dans l’ouverture à la concurrence demandée par l’Europe. Il y a là encore matière à scandale, car il est essentiel de maintenir l’hydraulique au sein d’une EDF intégrée avec une optimisation amont-aval telle qu’elle existe aujourd’hui, plutôt que d’initier une nouvelle destruction-désoptimisation de l’entreprise comme le prévoyait le projet Hercule.

Lorsque la loi française de 2015 a permis de prolonger certaines concessions existantes contre des travaux, la Commission a refusé le projet EDF de la Truyère pourtant fondé sur des objectifs de transition énergétique, au motif que cela n’était pas permis par la directive Concessions. Un important potentiel hydroélectrique, énergie renouvelable, n’est pas exploité uniquement pour des raisons idéologiques.

Il importe donc de régler rapidement cette question dans l’intérêt général et de renoncer à la mise en concurrence des concessions hydroélectriques, tout en préservant l’intégrité d’EDF, qui passe par le rejet du plan Hercule et du Grand EDF. Il faut reconstruire un service public ; les salariés n’en peuvent plus de toutes ces décisions erratiques, qu’elles viennent de l’Europe ou de la France.

Malgré cette casse programmée et les milliards d’euros dépensés pour détricoter ce système intégré qui fonctionnait parfaitement, les salariés ont continué à assurer un service public de qualité dans des conditions de plus en plus difficiles. Mais quand ils voient les résultats de ce gâchis, ils sont écœurés.

Travailler pour des concurrents qui s’en mettent plein les poches grâce à l’ARENH sans prendre aucun risque ne doit plus être l’avenir du service public de l’électricité, si nécessaire à notre pays. Voir les entreprises mettre la clé sous la porte en raison de la hausse faramineuse des tarifs électriques, alors que le coût du mix électrique français est resté pratiquement stable n’est pas soutenable. L’État assaille EDF d’injonctions contradictoires, le paroxysme étant la décision inique du gouvernement d’augmenter le plafond de l’ARENH alors qu’EDF avait soldé ses positions, ce qui a entraîné une perte de 10 milliards d’EBITDA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement).

Les directions successives d’EDF ne sont évidemment pas exemptes de toute critique, qu’il s’agisse des investissements internationaux sous la présidence de Pierre Gadonneix ou du projet d’Hinkley Point C (HPC) sous Jean-Bernard Lévy, qui a été finalement payé sur les fonds propres d’EDF.

Aujourd’hui, nous avons véritablement besoin d’un État qui soit à l’écoute, qui retrouve la voie du service public et qui dise enfin à EDF ce qu’il attend d’elle, par exemple au travers d’un contrat de service public qui devrait être débattu au Parlement.

C’est pourquoi FO demande les éléments suivants : la suspension immédiate de l’ARENH avant son abandon pur et simple ; la fin de la concurrence dans les concessions hydroélectriques pour débloquer les investissements nécessaires ; la transformation des objectifs de moyens de production renouvelables en objectifs incluant toutes les énergies bas carbone ; l’application sans délai de la relance du nucléaire annoncée à Belfort ; l’instauration d’un tarif de l’électricité fondé sur le coût du mix électrique français.

Force Ouvrière soutient en outre la proposition de loi de nationalisation d’EDF émise par le député Brun, garantissant le caractère intégré d’EDF, premier pas vers le retour à l’EPIC. En effet, en dehors des zones de desserte des entreprises locales de distribution, le service public de l’électricité est porté par EDF. En conséquence, tout affaiblissement d’EDF affaiblit ce service public.

Mesdames, Messieurs, le gouvernement s’est rendu compte que la mise en bourse d’EDF décidée en 2004 était une erreur. Il ne lui reste donc plus qu’à reconnaître que la concurrence est aussi un échec et que l’avenir est au retour au service public autour d’une EDF intégrée. Cela offrirait la meilleure garantie d’un retour à la souveraineté énergétique de notre pays et s’inscrirait dans la continuité historique du CNR, le vrai, celui du Conseil national de la résistance.

M. Julien Lambert, secrétaire fédéral en charge de la politique industrielle et énergétique, Fédération nationale des mines et de l’énergie CGT (FNME-CGT). Pour la FNME-CGT, la crise que nous traversons fournit de précieux enseignements sur les conditions de couverture à long terme de nos besoins énergétiques, sur nos besoins en énergies primaires, gaz, pétrole, uranium et charbon, en métaux et minéraux nécessaires pour assurer notre production.

Le marché des énergies primaires a accentué la concurrence, tirant les prix vers le haut. Durant l’hiver 2020-2021, l’Asie a importé toutes les capacités disponibles de GNL, contribuant ainsi à faire monter les prix durablement et à ralentir les importations des opérateurs européens, nécessaires en particulier au stockage hivernal. Les salariés du secteur de l’énergie disposent d’une expérience de vingt-cinq ans durant lesquels ils ont vécu des transformations profondes qui ont créé les conditions de la crise actuelle ; la guerre actuelle en Ukraine ayant joué un rôle démultiplicateur.

La France et l’Union européenne sont obligées de réexaminer leurs choix à la lumière de la montée vertigineuse des prix des produits énergétiques et des enjeux climatiques. Les marchés européens et français tels qu’ils ont été conçus détruisent les objectifs de la transition énergétique et ne permettent pas d’investissements de long terme destinés à la construction de capacités pilotables, favorables à la sûreté des réseaux, la production et la souveraineté énergétique.

L’Union européenne a livré le secteur de l’énergie aux intérêts privés, dégradant par là même la capacité du système énergétique à répondre aux besoins. Ces derniers risquent d’ailleurs d’évoluer avec le développement de l’électrification et de la décarbonation dans le secteur du transport et de l’industrie, en termes d’infrastructures, de production d’énergie et d’approvisionnement en métaux.

La France ne doit pas rendre cessible l’hydraulique pour éviter des conflits d’usage et doit investir sur l’entretien et la capacité. La protection des usagers au sens large face à cette hausse de l’énergie constitue une priorité de notre fédération. La hausse de 109 % des tarifs réglementés de vente préconisée par la CRE est ainsi inadmissible.

La disparition du TRV gaz est un réel sujet, d’autant plus lorsque le bouclier tarifaire prendra fin en juillet 2023. La maîtrise des prix passera par le développement de nouvelles capacités de production pilotables, avec une optimisation du système par un tarif qui soit le reflet des vrais coûts.

Les salariés du secteur de l’énergie ont subi les conséquences de ces choix politiques ou idéologiques en termes d’emplois, de conditions de travail dégradées et de manque de perspectives d’avenir. Il s’agit aujourd’hui de réaliser un diagnostic sérieux sur les facteurs ayant remis en cause notre sécurité d’approvisionnement à court, moyen et long termes, sans occulter les niveaux des responsabilités.

Le recul de la maîtrise collective lors des dernières années est lié à plusieurs facteurs. La perte de souveraineté dans le domaine énergétique s’inscrit dans le cadre de l’affaiblissement du tissu industriel national et de la course à la rentabilité.

La déréglementation européenne du secteur doit également être mentionnée. Alors que la France disposait d’un système énergétique bâti à la Libération sur le choix de la nationalité de l’électricité et du gaz, le tournant engagé dans les années 1990 a fait la part belle au marché. Les acquis de notre politique énergétique ont été remis en cause par étapes : la privatisation, la séparation des activités verticalement intégrées, la tarification et la régulation favorables au développement d’une concurrence factice ont fait augmenter les tarifs tout en dégradant la sécurité d’approvisionnement et le service public.

Les choix de privatisation effectués en France ont conduit au démantèlement du service public. Les gouvernements ont ajouté aux effets néfastes de la concurrence, la transformation des statuts d’EDF et GDF en sociétés anonymes en 2004. La privatisation de Gaz de France dans le cadre de la fusion absorption par le groupe Suez s’en est ensuivie.

Ces choix politiques ont été aggravés par une succession de compromis avec la Commission européenne qui a accentué la pression sur la France, jugeant les acteurs historiques trop puissants. Le troisième paquet de directives a imposé la séparation des activités de production, transport et distribution, contribuant à détruire les synergies permises par la nationalisation et l’intégration verticale qui a fait le succès d’EDF et de GDF.

La Commission a ensuite obtenu l’extinction des tarifs réglementés de l’électricité et du gaz, effective en 2016, ainsi que la mise en place du mécanisme de l’ARENH, cette régulation asymétrique qui conduit à une tarification favorable aux négociants sans moyens de production. Les concurrents d’EDF ont réalisé peu d’investissements dans des moyens de production pilotables et ont intenté plusieurs recours pour obtenir la fin des tarifs réglementés afin de pouvoir augmenter leurs prix. Il est urgent de revenir sur ce dispositif.

Bruno Le Maire vient d’affirmer que le marché européen unique de l’électricité est devenu obsolète et qu’il faut que le consommateur paye son électricité à un prix qui reflète le coût de production de son mix national. Il reconnaît ce faisant implicitement l’inefficacité de la construction tarifaire qui découle de la loi NOME.

La réduction des moyens de production pilotables au profit du solaire et de l’éolien doit également être mentionnée. À travers les paquets européens adoptés en 2008 et révisés en 2014, l’Union européenne a orienté les investissements vers l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables intermittentes pour réduire les gaz à effet de serre, faute de consensus sur le mix énergétique. Le marché a conduit à la mise au placard de 12 000 mégawatts de moyens de production pilotables, essentiellement sur le thermique classique, mais aussi sur le nucléaire. Or ces moyens auraient pu nous prémunir contre le risque de coupure ou de délestage cet hiver.

La FNME-CGT estime que ces choix sont particulièrement problématiques pour la France, qui ne peut pas réduire ses émissions de gaz à effet de serre par le développement du solaire et de l’éolien. Pour nous, la production hydraulique demeure la production de renouvelable la plus importante en France et présente l’avantage d’être pilotable.

Le remplacement du nucléaire par le solaire ne peut pas non plus représenter un arbitrage climatique -puisque quasiment toutes les EnR émettent plus de CO2 que le nucléaire, ni un choix d’indépendance industrielle. La situation est également défavorable à l’industrie éolienne française, très dépendante en terres rares. Il est certes théoriquement possible de constituer des filières françaises ou européennes, comme l’éolien en mer, mais encore faudrait-il que la Commission lève son véto sur les critères pouvant être pris en compte dans les appels d’offres publics.

La Commission a également promis de subventionner dans certains cas le développement à marche forcée des interconnexions. Sans contester l’utilité d’un certain niveau d’interconnexions, l’orientation prise au niveau européen conduit à assurer à bon compte ce que nos voisins seraient en mesure de fournir en cas de pointe de froid.

L’affaiblissement de la filière nucléaire s’inscrit dans une tendance lourde liée à la désindustrialisation. La construction de l’EPR de Flamanville a quant à elle mis en lumière les pertes de compétence résultant des choix d’organisation de la filière. Après le passage d’Alstom sous pavillon américain, le non-renouvellement du parc nucléaire qui visait à justifier le scénario 100 % renouvelable conduirait à la liquidation de tous les atouts de la France dans le nucléaire civil, entraînant un risque majeur de souveraineté.

En conclusion, il est nécessaire pour la FNME-CGT de relancer la filière nucléaire qui permet aujourd’hui de répondre aux besoins, de prolonger la durée de vie du parc et de relancer la construction de nouvelles tranches, de bâtir les nouveaux ouvrages hydrauliques, de revenir à un statut EPIC pour EDF et Gaz de France et de refonder un vrai service public de l’énergie indispensable pour faire face aux défis industriels et énergétiques.

M. Alexandre Grillat, secrétaire national Affaires publiques et européennes à la Fédération CFE-CGC Énergies. J’interviens devant vous ce soir au nom de la CFE-CGC Énergies, la seconde organisation syndicale représentative des industries électriques et gazières (IEG), et la première dans l’encadrement.

Je porterai donc la voix des électriciens et des gaziers, celles et ceux qui font vivre au quotidien le secteur énergétique français et ses missions de service public au cœur de la question de la sécurité des approvisionnements énergétiques du pays, et donc de sa souveraineté. Ils ont vécu plus de vingt-cinq années de décisions politiques, françaises et européennes, ayant conduit à la situation actuelle et aux questions auxquelles votre commission cherche à répondre.

Mon propos portera tout d’abord sur la question de la souveraineté. Doit-elle être nationale, européenne ou les deux ? La question n’est pas anodine, puisque la manière dont l’Europe de l’énergie s’est construite depuis trente ans a des implications pour la souveraineté énergétique du continent, mais aussi du pays.

De plus, le contexte géopolitique démontre que la mondialisation est loin d’être heureuse et qu’elle est marquée par le retour des rapports de force et la primauté de la guerre économique. Ainsi, certains n’hésitent pas à dire que dans un monde de carnivores, se comporter en herbivore est suicidaire.

Dans ce contexte, la souveraineté, l’autonomie, le refus de la dépendance à des pays tiers n’est plus une option pour maîtriser son destin, mais une nécessité vitale, une condition de survie pour nos sociétés et nos économies. Nous ne pouvons donc que nous féliciter que les dirigeants politiques embrassent désormais la notion de souveraineté, après vingt années où les mots de souveraineté et de défense de nos intérêts pouvaient apparaître comme suspects. Encore faut-il que nous passions des discours en faveur de la souveraineté à des actes réellement souverains.

Puisque l’énergie est bien le sang de notre économie et de la vie de notre société, la souveraineté énergétique est la clef de la souveraineté tout court, et de la résilience face aux crises. Cette souveraineté doit tout autant être industrielle, technologique, scientifique, économique que numérique. Compte tenu de la compétition pour l’accès aux terres rares, métaux et matériaux critiques, cette souveraineté peut également être minérale, comme en atteste la création de la nouvelle délégation interministérielle dédiée à cet impératif.

L’énergie, au-delà d’être une question climatique, n’est pas qu’une question environnementale comme certains le défendent. Elle est aussi et surtout une question industrielle, de maîtrise des technologies, et désormais, une question numérique. La question énergétique est enfin une question par essence géopolitique, et donc bien souvent de défense des intérêts nationaux.

Nous vivons une compétition économique : cette guerre économique est une guerre énergétique, celle de l’accès à l’énergie à des prix qui assurent la compétitivité économique. À cet égard, comment peut-on parler de souveraineté énergétique sans maîtrise de l’ensemble des écosystèmes industriels des technologies retenues par les choix de politique énergétique ?

Si l’Union européenne et la France en particulier maîtrisent l’ensemble de l’écosystème industriel du nucléaire, de l’amont à l’aval, tel n’est pas le cas des énergies renouvelables, dont bon nombre d’équipements installés en Europe sont conçus et fabriqués en Chine. De même, si la stratégie européenne en matière d’hydrogène repose sur une prédominance des importations d’hydrogène dit vert et fabriqué hors d’Europe, l’Union européenne risque fort de remplacer sa dépendance au gaz russe par une dépendance à l’hydrogène non européen. En résumé, les choix énergétiques réalisés à Paris ou à Bruxelles ne peuvent en aucun cas faire l’impasse sur cette question de souveraineté industrielle et de maîtrise des écosystèmes industriels.

La manière dont l’Europe de l’énergie a été construite depuis vingt ans mérite que nous nous y arrêtions plus en détail. La stratégie définie en 2000 a reposé sur la diversification autour de trois axes : diversification des énergies ; diversification des sources d’approvisionnement  ̶  et des pays auxquels on achète de l’énergie  ̶  et diversification des routes d’approvisionnement. Qu’en est-il plus de vingt ans après ?

La France a déployé depuis plus de cinquante ans un bouquet énergétique équilibré fait de nucléaire, d’hydroélectricité, de gaz et progressivement d’énergies renouvelables, et une stratégie gazière fondée sur la diversité des pays producteurs et des points d’entrée  ̶  gazoducs mais aussi terminaux méthaniers.

Tel n’a pas été le cas de l’Allemagne qui mise tout sur les énergies renouvelables avec son Energiewende, tout en cachant son addiction au charbon et surtout au gaz russe, sans avoir alors développé de terminal méthanier.

De son côté, la Commission européenne a jusqu’à présent fait preuve de dogmatisme, en bafouant la stratégie qu’elle avait elle-même édictée en 2000. La bataille sur la taxonomie, de 2020 à 2022, comme celle aujourd’hui sur l’hydrogène vert ou bas carbone mais encore les principes du Green Deal, le démontrent : la stratégie énergétique européenne n’a plus pour priorité la sécurité énergétique, mais d’être vertueuse et donc verte, guidée par le développement des seules énergies renouvelables. Cette stratégie se révèle être dogmatique au lieu d’être pragmatique, à la différence de celles États-Unis, par exemple.

L’influence allemande défend ardemment ses intérêts et ceux de son industrie à Bruxelles, non sans un certain succès. Nous devons de notre côté en faire de même. La Commission européenne elle-même se met en contradiction avec le traité Euratom, pourtant un des traités fondateurs de l’Union. Celui-ci stipule clairement que l’UE doit favoriser les investissements nucléaires en Europe.

En outre, elle n’hésite pas à reléguer au second plan le principe de subsidiarité en matière de mix énergétique, validé par le traité de Lisbonne de 2008. La CFE-CGC Énergies considère à l’inverse que la sécurité énergétique, la neutralité technologique bas carbone et le respect du principe de subsidiarité doivent être au cœur de l’Europe de l’énergie.

Au-delà de cette idéologie verte contraire à l’impératif de souveraineté, l’Europe de l’énergie s’est construite sur un autre dogme, celui de la main invisible du marché. La crise des prix de l’énergie à laquelle nous faisons aujourd’hui face le démontre : les défaillances d’un marché roi imposent une réforme de fond pour éviter un suicide industriel européen par perte de compétitivité énergétique et une paupérisation énergétique des Européens.

La Commission a en effet réduit l’Europe de l’énergie à un marché intérieur régi par les seules règles du marché et de la concurrence, tout en donnant aux énergies renouvelables des règles privilégiées  ̶ subventions et accès prioritaire au réseau  ̶  au détriment d’autres énergies. Ces dernières sont pourtant pilotables et donc essentielles à la sécurité d’approvisionnement de l’Europe.

Il s’agit bien là d’une question de souveraineté, qui impose de revoir la primauté du tout marché. Si la concurrence peut avoir une utilité, il faut la cantonner là où elle est utile, mais ne pas l’imposer de manière uniforme. Je me souviens ainsi d’un échange avec un représentant de la DG Énergie qui défendait l’idée selon laquelle l’intérêt général consistait à ne priver aucun des consommateurs européens des opportunités qu’offre le marché, grâce aux obligations faites à tous les États-membres d’imposer des offres de tarification dynamique.

Il est donc essentiel de faire un bilan de l’ouverture des marchés et de corriger le tir. Si la Commission européenne semble faire un premier pas avec les contrats long terme envisagés dans les pistes de projet de réforme et en les ouvrant au nucléaire, rien n’est gagné face aux partisans du statu quo, convaincus de la supériorité du tout marché.

Mais les dirigeants politiques doivent également réfléchir aux conséquences de leurs décisions sur le long terme. Le sommet de Barcelone en 2002 a entériné l’ouverture totale des marchés aux effets délétères, alors que les dirigeants français avaient la possibilité de faire valoir les enjeux de service public et donc de souveraineté.

De même, l’ouverture des marchés européens  ̶ et donc la fin des monopoles d’importation  ̶ ont donné un tel pouvoir à ceux qui ont continué à bénéficier de leurs monopoles d’exportation, Gazprom en tête.

Défendre la souveraineté énergétique nationale consiste à mettre des limites aux velléités de la DG Énergie de réduire sa vision au seul marché, et lui rappeler le cadre Euratom, pour engager une véritable révision du régime européen des aides d’État et mettre fin à son entêtement envers la France.

Tels sont les termes du débat actuel sur la réforme du market design. La France doit peser de tout son poids politique pour obtenir une véritable réforme structurelle, à rebours de la loi NOME de 2010 qui oblige EDF à aider ses concurrents pour qu’ils prospèrent. À cette occasion, certains n’ont pas hésité à considérer que même si le gain économique d’une concurrence était quasi nul, elle devait être soutenue, au prétexte qu’elle favoriserait l’innovation.

De même, si le MEDEF se plaint aujourd’hui d’un prix de marché européen déconnecté de la structure de coût du mix de production national, il a été le premier, dans les années 1990 et 2000, à militer pour la loi du marché et son intégration européenne. Les États-Unis ou le Canada, pourtant de philosophie libérale, ont fait preuve de davantage de clairvoyance en laissant aux États et provinces le choix de leur niveau de dérégulation. Certains ont conservé un monopole régulé, d’autres ont totalement libéralisé, et les derniers ont opté pour un acheteur centralisé.

Les conséquences sont aujourd’hui mortifères. EDF est incapable d’assurer financièrement le renouvellement de son outil industriel, alors que tout le monde savait dès 1980 qu’il faudrait investir massivement pour prolonger ou renouveler le parc nucléaire. Afin d’être souverain et résilient, il faut se battre contre ses propres vulnérabilités et lutter contre tout sous-investissement dans les infrastructures énergétiques.

Au-delà de l’impact des choix européens, les décisions prises par l’État depuis plus de vingt ans méritent d’être débattues. Pour la CFE-CGC Énergies, elles ont eu de lourdes conséquences sur la capacité d’investissement dans les infrastructures énergétiques et, partant, la souveraineté énergétique du pays.

S’agissant de l’État stratège, la CFE-CGC Énergies n’a eu de cesse de rappeler que la sécurité énergétique du pays ne pouvait être assurée qu’en étant cohérent avec la nature systémique de l’électricité. Le système électrique a en effet besoin de disposer de moyens pilotables de production d’électricité afin d’assurer l’équilibre du réseau, ne serait-ce que pour passer les hivers. Un ancien président de l’ASN ne disait d’ailleurs pas autre chose en 2017 quand il affirma qu’il fallait préserver les marges du système électrique pour ne jamais avoir à arbitrer entre sûreté nucléaire et sécurité d’alimentation électrique en cas de problèmes génériques sur le parc nucléaire.

Au-delà de la fermeture des dernières tranches charbon, l’État a perdu de vue l’impératif de sécurité électrique à long terme. Sous couvert d’exigence de performance économique imposée à EDF pour qu’il optimise ses bénéfices et donc les dividendes versés, l’État a cautionné depuis quinze ans la fermeture d’importants moyens de production au charbon ou au fioul, certes carbonés mais pilotables. Les importations d’électricité carbonée ne sont donc pas le fruit du hasard.

Cet impératif de sûreté du système électrique et de préservation de ses marges a précisément été au cœur des arguments portés par la CFE-CGC Énergies depuis l’annonce par Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre, de la fermeture de 1 800 mégawatts de capacités pilotables bas carbone de production électrique en Alsace. Cet impératif de marges pilotables était et sera, demain encore plus qu’hier, essentiel avec la croissance de la demande d’électricité et la montée en puissance des énergies intermittentes.

L’importance des moyens pilotables de production et de la nature systémique de l’électricité oblige à ne pas confondre kilowatt et kilowattheure. L’oubli de ce paramètre et les erreurs dans l’estimation de l’évolution de la demande d’électricité, pour justifier des choix politiques contestables, ont mis en danger la sécurité énergétique du pays et fragilisé la souveraineté énergétique. Il est donc urgent et impératif de ne plus les reproduire.

Nous avons justement porté ce message lors des travaux prospectifs de RTE à 2050. La crise énergétique européenne que nous connaissons nous conforte dans cette posture. Nous regrettons que cet impératif ait été insuffisamment intégré dans les décisions de politique énergétique, montrant ainsi les limites d’un État insuffisamment stratège.

Durant les années 1960-1970, l’État avait fait preuve de clairvoyance stratégique et industrielle en choisissant une technologie nucléaire préconisée par EDF. Depuis 2001, en revanche, l’État s’est montré incapable de trancher la rivalité croissante entre AREVA et EDF, quand bien même il en était l’actionnaire majoritaire.

Malgré les nombreuses alertes des syndicats, l’absence de clairvoyance stratégique a conduit l’État à soutenir en 2008 des décisions d’investissement nucléaire à l’international d’EDF dont le coût était exorbitant et la création de valeur très hypothétique. La destruction de valeur qui en a résulté a pesé et pèse encore aujourd’hui très lourdement sur les finances d’EDF. Elle obère sa capacité à investir dans ses outils industriels et, en conséquence, la sécurité et la souveraineté énergétiques du pays.

Nous sommes enfin en droit de nous interroger sur la vision stratégique de l’État en matière de politique industrielle de l’énergie. L’État a, par ses atermoiements, laissé croire aux salariés de la filière que la sortie à terme du nucléaire était engagée. En engageant la fermeture de capacités nucléaires sans débuter la construction de nouvelles, il a profondément fragilisé une filière industrielle qui exige vision de long terme, constance et cohérence. Si la programmation pluriannuelle des investissements (PPI) de 2009 envisageait la construction d’un second EPR sans fermer la moindre capacité existante, tel n’a plus été le cas par la suite.

Mais l’État s’en est aussi remis aux seules forces du marché, quoique largement subventionnées, pour assurer le développement des énergies renouvelables. De fait, il a ainsi laissé prospérer une logique de promotion immobilière qui s’appuie sur des importations d’équipements dans le simple but de maximiser les profits. L’État n’a donc pas, du moins jusqu’à très récemment, mis en route une stratégie d’industrialisation des énergies renouvelables en France.

Or, sans industrialisation, les choix de politique énergétique ne peuvent répondre aux enjeux de souveraineté. À ce titre, la CFE-CGC Énergies préconise une diversification de la stratégie française d’énergies renouvelables. Il est aujourd’hui nécessaire de délaisser la logique du tout ENR électriques intermittentes  ̶ qui s’effectue bien souvent avec des équipements importés  ̶  pour favoriser davantage les énergies renouvelables souveraines que sont les ENR thermiques, gazières et hydroélectriques. Les dernières annonces de Mme Pannier-Runacher et de M. Lescure sur les filières industrielles du nucléaire et des EnR vont dans le bon sens, mais ne seront opérantes que si elles sont réellement suivies d’effet.

Au-delà de l’État stratège, l’État actionnaire a également failli. Après avoir livré Gaz de France à Suez en 2007 en refusant d’étudier un rapprochement EDF-GDF qui était défendable auprès de Bruxelles, l’État a agi comme le pire actionnaire possible. L’État a en outre agi tel un prédateur s’agissant des dividendes exigés d’EDF de 2005 à 2015, alors que le modèle économique de l’entreprise n’avait pas été adapté à ces exigences de « création de valeur actionnariale ». À partir de 2005, près de 2 milliards d’euros de dividendes supplémentaires ont été distribués chaque année. Cumulés sur dix ans, 20 milliards manquent à l’appel des capacités d’investissement d’EDF dans des outils indispensables à la souveraineté énergétique du pays. Une gestion prudente et prévoyante aurait au contraire dû conduire l’État à renforcer les fonds propres de l’électricien pour qu’il soit en mesure de financer un mur d’investissements connu de tous depuis 1980.

Les augmentations de capital de 2015 et de 2022 ont ainsi servi à financer des acquisitions dictées par d’autres considérations que la seule stratégie industrielle de l’électricien. Je pense notamment à Areva NP ou GE Steam Power, anciennement partie d’Alstom Énergie cédée il y a quelques années. À cet égard, le bien-fondé de cette cession peut être questionné, en lien avec le sujet de votre commission d’enquête.

Le désengagement progressif mais constant de l’État du capital d’Engie, ex GDF-Suez, interpelle tout autant car cet énergéticien est essentiel à la souveraineté énergétique du pays. Dans cette perspective, la supposée renationalisation d’EDF, consistant dans le rachat des actionnaires minoritaires, ne règle aucun des problèmes financiers d’EDF, lesquels ont été causés par les décisions de l’État.

Il ne s’agit pas seulement d’un problème de faiblesse de fonds propres ou de sous-capitalisation endémique, mais également d’un problème de sous-rémunération chronique. Cette dernière est le fruit de décisions mortifères de l’État en sa qualité de régulateur, qui ont fragilisé EDF depuis vingt-cinq ans, réduisant sa capacité à assurer la souveraineté énergétique du pays. Ainsi, l’État a d’abord déconnecté les tarifs d’un modèle économique viable reposant sur la couverture des coûts par une baisse des tarifs de 14 % en trois ans en 1997. Il a ensuite imposé à EDF une trajectoire tarifaire l’éloignant de plus en plus de cette couverture des coûts, mettant de facto à mal le modèle économique de l’entreprise.

L’État a en outre imposé en 2006 le TARTAM qui a conduit, avec la loi NOME de 2010, au poison qu’est un ARENH dont le coût a été sous-calibré à l’origine et qui n’a pas évolué depuis 2012, à 42 euros, affaiblissant d’autant la situation financière d’EDF. Ce dispositif est asymétrique : EDF perd à tous les coups, mais ses concurrents gagnent à chaque fois.

L’État s’est ensuite entêté dans ce dispositif début 2022 en imposant à EDF vingt térawattheures supplémentaires d’ARENH, au mépris des règles européennes, pour le plus grand bonheur de ses concurrents. Or ces derniers n’ont jamais utilisé le bénéfice de l’ARENH pour développer leurs propres moyens de production et donc contribuer à la sécurité énergétique du pays. Pourtant, ils se scandalisent aujourd’hui quand le gouvernement leur demande de respecter un plafond de 280 euros le mégawattheure auprès de leurs clients entreprises, TPE et PME en tête, alors même qu’ils bénéficient d’un ARENH, au prix inchangé depuis 2012 de 42 euros.

En soutenant ces passagers clandestins du système électrique et en fragilisant à l’excès EDF, l’État régulateur a privilégié le soutien à la concurrence à l’impératif d’investissement industriel dans la souveraineté énergétique du pays. Cette vision à courte vue avait simplement oublié qu’il fallait sécuriser les ressources financières d’EDF pour lui permettre de faire face aux multiples investissements des années 2020.

Il est donc aussi urgent qu’essentiel de rétablir la régulation du secteur électrique, afin de favoriser prioritairement les investissements industriels, qui sont la clef de la souveraineté énergétique du pays. L’État doit enfin se comporter en régulateur responsable.

Je terminerai mon propos par les conséquences de l’arrimage, en 2007, de l’énergie au ministère de l’environnement. Ce faisant, il a éloigné les décisions de politique énergétique des impératifs industriels et économiques, mais il a surtout fait dépendre ces décisions d’un dialogue environnemental dès lors biaisé sur les questions énergétiques.

En 2015, dans le cadre des travaux de la plateforme nationale d’actions pour la responsabilité sociétale des entreprises ( plateforme RSE), nous avons, avec le responsable RSE du MEDEF, alerté sur l’asymétrie, dans le dialogue environnemental, entre d’une part les organisations syndicales et patronales  ̶  qui doivent faire la preuve de l’effectivité de leur représentativité par le biais d’élections régulières  ̶ et d’autre part, les ONG environnementales qui prétendent représenter la société civile sans avoir à faire la preuve de leur représentativité.

Cette asymétrie a conduit à biaiser le débat sur la politique énergétique de 2013 et au sein du Conseil national de la transition écologique (CNTE), en les focalisant sur les seules questions environnementales, parfois dans une logique militante assumée, et non sur les impératifs industriels, de sécurité et de souveraineté. La reconfiguration du dialogue environnemental dédié aux questions énergétiques n’en est donc que plus essentielle si l’on veut, à l’avenir, mieux prendre en considération les enjeux de souveraineté énergétique.

En conclusion, les causes de cette perte de souveraineté énergétique sont multiples, profondes et anciennes. Les électriciens et gaziers, attachés à leurs missions de service public au service de la nation et des Français, ne peuvent donc que se féliciter des travaux de votre commission pour y remédier.

M. Christophe Béguinet, chargé de mission énergie CFDT. Mes propos complèteront les interventions de mes prédécesseurs. Puisque les travaux de votre commission portent la souveraineté, je me permets de vous renvoyer aux travaux d’une personne que vous avez auditionnée, Jacques Percebois, et qui préfère employer le terme de vulnérabilité. La souveraineté est quasiment inaccessible, quand une politique énergétique peut nous permettre de lutter contre une situation telle que celle que nous connaissons actuellement. Ainsi, si l’Allemagne avait disposé de terminaux méthaniers, elle n’aurait pas été plus souveraine, mais elle aurait été moins vulnérable.

Par ailleurs, la souveraineté énergétique a souvent été abordée lors de vos auditions à l’aune de ce qui s’est passé sur l’amont, mais la place des réseaux a souvent été négligée. Or le système énergétique qui nous assure une maîtrise des vulnérabilités donne une place aux moyens de production, mais aussi aux réseaux. La production décentralisée est aujourd’hui croissante et représente une énergie dont il serait regrettable de ne pas bénéficier. Elle nécessite donc des réseaux. C’est d’autant plus important que la France a fait la preuve durant des décennies que les moyens de production, les réseaux et la capacité de prévision lui ont permis d’obtenir une électricité très compétitive.

Les raisons qui ont conduit à la perte de souveraineté sont bien détaillées dans un livre écrit en 2003 par François  Soult, EDF : chronique d’un désastre inéluctable. Sur la base de l’analyse de la situation californienne à l’époque, il avait conclu que dans une situation induite par la dérégulation, les prix atteindraient des niveaux infinis, en raison du déséquilibre entre les moyens de production et la demande. Certes, les prix ne sont aujourd’hui pas infinis mais leur hausse est particulièrement inquiétante.

L’Inflation Reduction Act américain, doté de 400 milliards de dollars, fait aujourd’hui débat. Or l’Europe dispose aussi de moyens conséquents au service de la transition et de la souveraineté énergétiques. La Cour des comptes allemande et le ministre de l’économie allemand ont évoqué plus de 500 milliards d’engagements financiers sur les vingt ans de l’Energiewende. La Cour des comptes française, dans un rapport de 2018, évoque quant à elle 120 milliards d’engagements financiers au service cette transition énergétique.

L’argent a donc été mis à disposition mais il n’est pas au rendez-vous des espoirs qui étaient les nôtres. Par exemple, le mix électrique allemand émettait hier 626 grammes de CO2 par kilowattheure, contre 420 grammes il y a cinq ans.

Pour autant, dans un souci de pédagogie pour la transition et la souveraineté énergétiques, il faut insister sur la bonne compréhension de la situation par le grand public. Celui-ci doit ainsi pouvoir maîtriser ces données et disposer de chiffres clairs sur la décarbonation de notre économie et du mix électrique, qui seuls permettront l’adhésion nécessaire aux politiques énergétiques.

Ensuite, les questions de prévision me semblent fondamentales. De notre côté, nous insistons sur l’idée de « poire pour la soif » : il faut toujours prévoir un peu plus de marges de production pour pouvoir répondre aux besoins de consommation. De ce point de vue, Antoine Pellion a récemment souligné l’importance de différencier le kilowattheure du kilowatt, l’énergie de la puissance. La France était ainsi exportatrice massive d’électricité au moment du choix de la réduction de la part du nucléaire dans notre mix en 2014, ce qui permettait d’envisager des fermetures. Mais le propos mélange la quantité d’énergie produite et la capacité de répondre aux besoins d’un système. Par exemple si un pays dispose de capacités de production solaires gigantesques, il peut exporter une grande quantité d’électricité, mais jamais la nuit.

Il importe donc de tirer des leçons de ce qui s’est passé pour ne pas rééditer les mêmes erreurs. Pour la CFDT, tout est bon dans l’énergie  ̶  la biomasse, l’hydroélectricité, le thermique décarboné, le solaire, le nucléaire  ̶  pour décarboner l’économie et quitter le monde des énergies fossiles. En l’espèce, la CFDT a remis un cahier d’acteurs qui évoque la nécessité d’engager un programme de construction électronucléaire mais aussi de développer des moyens de production renouvelables, quand ils sont décarbonés.

De ce point de vue, nous estimons qu’il faut décarboner avec des moyens de production qui valorisent les chaînes industrielles nationales et européennes. Or les filières de production solaires et éoliennes européennes sont très fragilisées aujourd’hui car le marché est monopolisé par la Chine. Ces questions relatives au mix énergique méritent donc de conduire à une réflexion d’ensemble avec les filières industrielles concernées.

S’agissant du cadre européen, la CFDT estime que le marché est un problème, mais le problème n’est pas le marché. Plus précisément, si le marché tel qu’il est organisé en Europe est un problème, le problème ne se résume pas à la manière dont il est organisé. Nous avons ainsi engagé des réflexions sur les moyens de le faire évoluer et de considérer un adossement des prix aux coûts de production, mais simultanément de rester dans un marché européen qui nous assure d’atteindre un optimum à une échelle plus large que celle de la France. L’énergie a été au cœur de la fondation de l’Europe ; il ne faudrait pas qu’elle contribue à la déconstruire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel regard portez-vous sur les scénarios d’évolution des besoins énergétiques pour la France ?

M. Christophe Béguinet. Les scénarios bâtis par RTE ont permis d’associer l’ensemble des parties prenantes. Il ne faut pas pour autant nous inscrire dans une démarche minimaliste ; les pays européens ont tous en tendance des prévisions de consommation supérieures à celles de la France. Les politiques d’efficacité et de sobriété énergétiques ne seront pas suffisantes à mon sens.

Pour la CFDT, les prévisions de consommation de RTE sous-estiment la consommation : les estimations d’une réduction de 40 % de la consommation d’énergie d’ici 2050 sont trop élevées. Il faut être ambitieux mais également réalistes.

De plus, il est souvent question d’interconnexion et de solidarité entre les pays, mais si tout le monde souffre des mêmes problèmes en même temps, le système ne fonctionnera pas.

M. Julien Lambert. Les scénarios d’évolution des besoins énergétiques nous ont conduits à pointer du doigt le problème de la sobriété, qui sera selon nous forcée et entraînera des impacts non négligeables sur l’industrie. Je partage ainsi les propos tenus à l’instant par M. Béguinet.

Ensuite, l’évaluation des besoins d’hydrogène dans le cadre de la décarbonation de certaines filières, comme la métallurgie, n’est pas toujours possible. Nous sommes favorables à un mix énergétique équilibré, fondé sur le renouvellement du parc nucléaire, l’hydraulique et le thermique, mais aussi sur la complémentarité des énergies comme le biogaz ou la valorisation des déchets.

Il s’agit là d’une base de discussion qui renvoie à un débat de société sur la sobriété. Nous préférons donc parler de performance énergique pour favoriser la réduction ; plutôt que de sobriété, car elle implique une notion de renoncement.

Le document de RTE permet de mener un débat mais il faut encore conduire une réflexion sur nos usages et besoins. Il convient de réintroduire l’idée d’un État stratège, en plus d’une clarification industrielle associée à une planification associant industrie et énergie.

M. Alexandre Grillat. Les scenarios envisagés lors des quinze dernières années n’ont pas été établis en prenant en compte les chocs ou les crises. De fait, les marges ont été supprimées les unes après les autres en sous-dimensionnant les besoins.

Ensuite, de quelle sobriété parlons-nous ? Nous préférons parler de sobriété bas carbone, c’est-à-dire être sobre en matière d’usages carbonés très émissifs, mais pas sur les énergies qui ne sont pas carbonées. Le débat sur la sobriété a un impact sur les modèles et les acteurs défendent des scenarii en fonction de buts de guerre politique non avoués.

En matière d’hydrogène, les trajectoires évoquées sont promues par les porteurs de projets à la recherche de subventions françaises et européennes ; elles ne sont pas fondées sur une analyse rationnelle des cibles réelles d’usage.

M. Jacky Chorin. On nous a dit pendant plusieurs années que la consommation n’allait pas augmenter pour justifier les fermetures. Subitement, le Président de la République effectue un retour vers le nucléaire et RTE a formulé des scénarios plus ambitieux en termes d’électricité, notamment fondés sur des paramètres de réindustrialisation qui étaient jusque-là totalement absents.

Ensuite, ayant participé à la rédaction d’un rapport sur l’efficacité énergique au Conseil environnemental et social en 2012, je crois à l’efficacité énergétique, mais suis beaucoup plus circonspect en matière de sobriété, qui touche à la vie des populations. Si elle est imposée, elle sera rejetée.

M. le président Raphaël Schellenberger. M. Grillat, vous avez évoqué l’asymétrie entre les syndicats représentatifs et les ONG lors de discussions dans des instances consultatives au ministère de l’énergie et de l’écologie. Pouvez-vous détailler ce propos ?

M. Alexandre Grillat. Cette asymétrie existe entre d’une part les organisations syndicales et patronales  ̶  qui doivent faire la preuve de l’effectivité de leur représentativité par le biais d’élections régulières  ̶ et d’autre part, les ONG environnementales à qui l’on ne demande pas les mêmes exigences, quand bien même elles peuvent être légitimes à travers les arguments qu’elles déploient.

Lorsque le Conseil national de la transition écologique (CNTE) a rendu un avis fin 2022 sur le projet de loi d’accélération du nucléaire, je vous confirme que l’essentiel des participants s’inscrivaient dans une logique militante anti-nucléaire, alors même qu’il ne s’agissait pas de l’objet du projet. La composition de cette instance est donc largement questionnable si l’on veut la rendre réellement représentative.

M. Jacky Chorin. Je partage ce point de vue : il est impossible de mesurer la représentativité de telle ou telle ONG.

M. Christophe Béguinet. Je participe aux travaux de la stratégie française sur l’énergie et le climat (SFEC). À cette occasion, j’ai pu constater le déficit de prise en compte des faits scientifiques, et je rejoins ici des remarques effectuées par M. Jean-Marc Jancovici sur le sujet. Les opinions et idéologies des uns et des autres prennent trop souvent le pas sur les éléments factuels.

M. Julien Lambert. À de nombreuses reprises, les ONG ont bénéficié d’une meilleure écoute que les organisations syndicales. Nous demandons la réalisation d’un bilan, pour évoquer les sujets de société, en prenant en compte les attentes de chacun. Il faut entendre toutes les parties, surtout lorsque les salariés sont confrontés à des fermetures de sites en raison de choix politiques.

M. Alexandre Grillat. Cette asymétrie a conduit à une focalisation des débats sur les questions environnementales, laissant malheureusement de côté les enjeux de filière industrielle et d’emplois durables et qualifiés depuis 2013.

M. Jacky Chorin. En 2010, l’énergie s’est vue rattachée au ministère de l’environnement. Dès lors, certains ministres n’ont jamais reçu les syndicats, à l’inverse des ONG. Ce fut notamment le cas de Ségolène Royal.

De fait, les questions énergétiques sont absorbées par des personnes qui défendent des points de vue partisans sans se préoccuper des conséquences sociales ni des réseaux. Je suis favorable à un retour vers une séparation, afin que chacun défende ses intérêts, avant que le Premier ministre ne tranche en interministériel.

M. Antoine Armand rapporteur. Je vous remercie de votre présence, qui nous rappelle que les sujets d’énergie ne sont pas abstraits : des centaines de milliers de salariés nous permettent de produire de l’électricité en ce moment même.

Vous avez évoqué un biais en faveur des ONG et en défaveur des organisations syndicales. Pouvez-vous nous décrire des moments clés dans cette évolution et leur impact sur la capacité à se projeter ou sur les compétences de la filière ?

M. Alexandre Grillat. Cette asymétrie dans le dialogue environnemental a conduit à des positions caricaturales depuis 2012 : parce que les ENR seraient vertes, elles seraient miraculeuses et donc pourvoyeuses d’emplois. L’histoire des industries électriques et gazières témoigne réellement d’emplois durables et qualifiés : la construction de deux réacteurs nucléaires nécessite 3 000 personnes pendant huit ans, puis 800 personnes travaillent sur site pendant quarante ans et encore plusieurs centaines d’autres lors du démantèlement. Sur la durée de vie de l’actif, des dizaines de milliers d’emplois très qualifiés sont donc ancrés dans le territoire.

À l’inverse, combien d’emplois sont-ils engagés pour construire, exploiter et déconstruire un parc éolien ? Où sont-ils situés ? Ce débat pourtant essentiel sur les emplois n’a pas été possible depuis 2012, car il a été biaisé par la dimension environnementale et donc la primauté des énergies renouvelables.

M. Christophe Béguinet. Il est nécessaire d’accompagner le développement d’industries émergentes comme le photovoltaïque et l’éolien, notamment par la mise en place d’une politique que je n’hésite pas à qualifier positivement de protectionniste.

De fait, l’Energiewende allemande a profité à l’industrie chinoise, à hauteur de 150 ou 200 milliards sur les 500 mobilisés sur vingt ans. À un moment donné, il importe d’avoir le souci des emplois adossés à l’argent public dépensé. La France et l’Europe ont été dramatiquement naïves : les emplois verts annoncés ont été créés en dehors de nos territoires.

M. Alexandre Grillat. Effectivement, le modèle d’énergies renouvelables choisi en France et en Europe, fondé sur des appels d’offres favorisant le moins disant, a fait la part belle aux importations chinoises.

M. Jacky Chorin. À titre d’exemple, l’État n’a jamais été capable de réaliser des appels d’offres permettant à l’entreprise Photowatt de faire valoir son savoir-faire. De fait, 200 à 300 emplois ont été perdus. Il faut promouvoir des énergies renouvelables mais surtout des énergies pilotables en intégrant la logique bas carbone. Les EnR ne permettront pas à elles seules d’assurer la sécurité d’approvisionnement de notre pays.

M. Julien Lambert. Il faut éviter de mettre en opposition les filières qui pourraient être complémentaires à condition que la maîtrise publique soit effective. Plus de 160 milliards ont été dépensés en faveur des renouvelables mais uniquement dans une logique capitalistique, sans développer une industrie et des garanties collectives pour les salariés. Aujourd’hui, nous n’avons plus aucune marge de sécurité face à la volatilité des prix. Nous souhaitons redonner une dynamique de visibilité aux filières.

M. Alexandre Grillat. En 2013, nous avons été quelques-uns à faire un lien entre transition énergétique et transition professionnelle, dont la question sociale doit être traitée. Malheureusement, le gouvernement ne s’est pas emparé de ce sujet, à l’exception de l’ordonnance sur la fermeture des centrales à charbon.

Or la vision à long terme que les politiques définissent structurent les choix des jeunes étudiants dans leur filière de formation. De fait, depuis le discours de Belfort, l’Institut supérieur des techniques nucléaires dispose désormais de promotions complètes, ce qui n’était pas le cas il y a cinq ans.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Je partage nombre de vos propos. Je pense notamment aux critiques adressées à l’encontre du marché et de la mise en concurrence. Nous sommes également d’accord sur le statut d’EPIC d’EDF, des coûts d’énergie fondés sur les coûts de production, le retour aux TRV, la sortie de l’ARENH, la souveraineté des filières et la planification de l’industrie. En revanche, nous sommes partisans d’un mix 100 % renouvelable.

Je passe à présent à mes questions. Quel horizon de prolongation des centrales vous paraît-il raisonnable ? Quelle est votre position sur l’avenir des salariés travaillant dans ces centrales destinées à être fermées ? Croyez-vous que nous serons capables d’ouvrir Flamanville et d’autres EPR ?

Ensuite, êtes-vous inquiets sur un éventuel retour du projet Hercule ? Je rajoute que nous sommes favorables à la création d’un acheteur public national unique de l’électricité.

Par ailleurs, les salariés de la branche thermique nucléaire sont au statut des IEG quand les salariés des renouvelables sont sous le régime de la convention collective Syntec. Avez-vous des revendications particulières dans ce domaine ?

Enfin, le régime spécial qui est le vôtre devrait disparaître le 1er septembre 2023 si la loi devait passer. Cela ne créera-t-il pas une difficulté supplémentaire pour procéder à des recrutements ?

M. Alexandre Grillat. Nous considérons que le nucléaire et l’hydraulique, donc le bas carbone pilotable, et le bas carbone intermittent doivent être les deux jambes d’un mix équilibré, afin de permettre la résilience d’un système électrique à long terme.

Des centrales nucléaires finiront effectivement par fermer un jour. A contrario, nous sommes favorables à l’ouverture de nouvelles centrales, pour compenser.

Le débat du statut est lancinant depuis 2013. La CGE revendique que tous les salariés travaillant dans l’activité de production d’électricité doivent être au statut des IEG. Ce statut devrait être imposé à ceux qui produisent de l’électricité renouvelable. En effet, si nous voulons que la transition énergétique suscite des vocations, la dimension low cost doit être supprimée du modèle de développement des ENR.

L’acheteur unique est un des termes du débat sur la réforme du market design. Nous sommes favorables à la mise en place d’un acheteur unique pour protéger les producteurs et les consommateurs de la volatilité des prix, comme ce qui a été mis en place dans la province de l’Ontario.

M. Julien Lambert. En cas de fermeture de site, la problématique ne porte pas uniquement sur la centrale, mais sur l’ensemble du bassin d’activité. Nous sommes attachés au maintien de la filière nucléaire, qui passe notamment par la R&D, en particulier pour la quatrième génération.

Ensuite, tout le monde sait que les délais de construction de Flamanville avaient été sous-estimés. Désormais, nous allons disposer d’un retour d’expérience sur l’aspect technique mais aussi le volet social. De fait, la construction de nouveaux réacteurs nécessite un contrôle social renforcé.

Par ailleurs, les prolongations sont validées par l’ASN lors des visites décennales. Nous sommes également favorables à une ré-internalisation des sous-traitants, afin de disposer d’une maîtrise des compétences.

Nous sommes opposés, comme vous l’imaginez, à la réforme des retraites et à la disparition du régime spécial. L’exemple de la SNCF et de son double statut est éloquent : l’entreprise éprouve des difficultés évidentes à recruter.

Enfin, nous sommes très attachés au caractère intégré d’EDF, qu’il ne faut pas découper.

M. Christophe Béguinet. L’entreprise EDF a déjà été découpée ; la construction d’un service public optimisé de l’électricité a déjà été mise à mal.

Ensuite, le concept de l’acheteur unique avait été préconisé à la fin des années 1990 par la France. Nous tenons au maintien d’une organisation européenne du système électrique, qui est bénéfique dans l’absolu. Au-delà de l’acheteur unique, la France arrive souvent en ordre dispersé à Bruxelles quand d’autres pays avancent groupés et in fine, l’emportent. Je souligne donc la nécessité d’adopter une approche collective française pour défendre la souveraineté nationale du système national électrique.

En matière d’attractivité, nous avons à la fois besoin de bras et de têtes ; c’est-à-dire d’un nombre de salariés suffisant mais aussi de compétences pointues.

M. Jacky Chorin. Nous sommes en désaccord avec l’OPA lancée sur EDF : nous voulons une loi de nationalisation. Nous sommes en effet contre le statut de société anonyme, qui ne protège en rien le caractère intégré de l’entreprise publique. FO souhaite en réalité une nationalisation démocratiquement choisie par le parlement, avec à la clef un contrat de service public définissant enfin les attentes de l’État et de la représentation nationale vis-à-vis d’EDF.

Aujourd’hui, EDF connaît le plus mauvais des deux mondes : d’une part, la logique financière liée à la cotation ; et d’autre part l’augmentation de l’ARENH, qui s’est traduite par 10 milliards de perte d’EBITDA. Cela n’est plus possible.

Nous voulons refonder le service public de l’électricité à travers un vrai débat national. À cet égard, nous saluons la constitution de cette commission, qui nous permet de mener un débat politique sur une vraie loi de nationalisation.

Nous sommes anciens et nous ne croyons pas aux engagements de Bruno Le Maire, le ministre de l’économie. En 2004, Gaz de France et EDF ont vu leur capital s’ouvrir, avec la promesse que ces entités resteraient publiques. Or, deux ans après, Gaz de France était privatisé…

Enfin, les retraites constituent un sujet majeur pour les gaziers et électriciens, car il s’agit là d’un élément indissociable du statut. La Caisse nationale des industries électriques et gazières est équilibrée ; elle a même été citée en exemple par le MEDEF comme étant la meilleure caisse de retraite de France. Nous sommes donc viscéralement opposés à la suppression de notre régime, qui ne coûte rien à la collectivité nationale. Les salariés sont en colère et ils le manifesteront par différents moyens.

M. Alexandre Grillat. La question des retraites s’inscrit plus globalement dans la manière dont nous pouvons assurer l’attractivité et la fidélisation nécessaires à EDF pour réaliser les projets nucléaires de demain. Le package rémunération et protection sociale est ici incontournable.

S’agissant du projet Hercule, nous avons déjà connu la tentation qui consistait à sortir le nucléaire d’EDF pour créer Nucléaire de France. Or la souveraineté énergétique nécessite d’assurer la pérennité de l’électricien.

Enfin, Flamanville a été présenté à l’époque, en 2008, comme la vitrine du nucléaire français pour assurer le développement international d’EDF, alors qu’il s’agissait en fait d’un démonstrateur technologique, qui devait permettre de remonter en compétence de construction le jour où le renouvellement du parc aurait été engagé. L’erreur a été de faire porter au chantier de Flamanville autre chose que ce pour quoi il avait été initié.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Votre point de vue est éclairant, même si je ne partage pas l’intégralité des propos. En revanche, je souscris à l’idée que l’énergie ne doit pas être considérée comme une marchandise mais comme un bien commun. La différenciation ente le prix de production et le prix de vente sur le marché est particulièrement éloquente.

Vous avez évoqué votre colère sur l’imprévision des décisions qui impactent les salariés, avec des choix vécus comme brutaux. Je m’interroge sur l’entreprise EDF et l’impréparation de la reconversion ou de la fermeture d’équipements, y compris de production d’énergie fossile.

Vous avez par ailleurs expliqué que le prix de production d’électricité a toujours été un argument en faveur du nucléaire. Mais aujourd’hui, le prix de production du nouveau nucléaire n’est pas du même ordre que celui de l’ancien nucléaire. Les prix des énergies renouvelables deviennent de plus en plus compétitifs, en raison des améliorations technologiques. Qu’en pensez-vous ?

Je partage vos interrogations sur les différents statuts au sein d’EDF et les problèmes d’attractivité qu’ils engendrent. Plusieurs rapports parlementaires ont alerté sur le recours à la sous-traitance et la fragilité qu’elle a induite pour la filière nucléaire. Quel est l’impact de cette sous-traitance pour les salariés ?

Nous avons auditionné hier le président de l’ASN. Il redoutait la survenue d’un scénario dans lequel il faudrait choisir entre la sécurité d’approvisionnement électrique et la sûreté nucléaire si les réacteurs étaient prolongés au-delà du raisonnable. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Enfin, vous avez attaqué la légitimité des associations environnementales. Je rappelle que les associations siégeant au CNTE sont reconnues comme d’intérêt général. Dans le monde incertain que nous connaissons, je pense qu’il serait plus pertinent de nouer un dialogue entre ces associations et les organisations syndicales plutôt que de les mettre en compétition. Nous partageons tous en effet la volonté de disposer d’emplois durables  ̶  quel que soit le secteur  ̶ , dans le cadre d’un climat soutenable pour les générations futures.

M. Alexandre Grillat. Nous ne questionnons pas la légitimité des ONG environnementales. Simplement, les organisations syndicales doivent faire la preuve de l’effectivité de leur représentativité, ce qui n’est pas le cas des ONG environnementales.

S’agissant de l’imprévision de la fermeture de centrales, les salariés sont attachés à leur outil industriel. En conséquence, ils doivent être convaincus de la justesse et de la rationalité des décisions prises au nom de la transition et qui auraient pour conséquence de fermer leurs usines.

Sur les centrales à charbon, comme d’ailleurs pour Fessenheim, nos fédérations ont souligné que ces fermetures portent sur des moyens pilotables. Il n’existe plus que quatre centrales à charbon  ̶  elles ne représentent que 2 % des émissions de CO2 dans la production d’électricité en France  ̶ , qui sont indispensables pour gérer la pointe électrique puisque les énergies intermittentes ne peuvent pas toujours répondre quand on les appelle.

Ces salariés considèrent donc qu’il est injuste de fermer ces usines. En conséquence, ils ne s’inscrivent pas dans la transition et donc dans les mutations qu’on leur propose, d’autant plus qu’il leur est demandé de perdre des garanties collectives pour aller vers des métiers moins bien payés et moins bien protégés, sans certitude sur leur localisation dans leur territoire. Ces questions, liées au vécu quotidien des salariés, ne peuvent pas être passées par pertes et profits dans le débat.

Les ENR deviennent de plus en plus compétitives en prix du kilowatt, mais seul importe le kilowattheure, c’est-à-dire les coûts garantis en temps réel quand le consommateur en a besoin.

Enfin, s’agissant de la sous-traitance, l’introduction en bourse d’EDF lui a fait supporter le pire des deux mondes, comme Jacky Chorin l’a souligné. Face aux contradictions qu’elle a dû gérer, EDF a dû réduire les coûts et a donc taillé dans le poste des achats. La chaîne de sous-traitance du nucléaire a été fragilisée parce que l’État actionnaire a eu des exigences déraisonnables en matière de dividendes.

M. Julien Lambert. Vous avez évoqué la fin des centrales à charbon. Quand une fermeture n’est pas préparée, ni anticipée sur un pas-de-temps de dix ans, elle se déroule mal. Or la loi de 2019 a annoncé une fermeture anticipée des installations. Les salariés de Gardanne et de Cordemais ont formulé des propositions, qu’il faut entendre. Il faut examiner les besoins et construire les infrastructures pour répondre aux nouveaux usages.

Nous l’avons souligné, les prix doivent refléter les coûts. Il importe de réaliser les investissements nécessaires, en intégrant, entre autres, la part des énergies renouvelables. Par ailleurs, nous sommes favorables à la suppression de l’ARENH car elle n’a pas de sens en soi.

Enfin, la sous-traitance nous a fait indéniablement perdre des compétences, par exemple en chaudronnerie. Les choix et logiques d’externalisation sont allés trop loin. Nous sommes donc attachés à la ré-internalisation et au mieux disant social chez les sous-traitants.

M. Jacky Chorin. Vous avez évoqué l’impréparation des fermetures, mais il faut aussi souligner les multiples atermoiements qui y ont été associés, à Cordemais comme à Saint-Avold. Pendant ce temps-là, les Allemands nous ont envoyé massivement leur charbon. Ces changements de pied incessants rendent le système illisible car ceux qui prônent des visions trop idéologiques se font toujours rattraper par la patrouille, en l’occurrence l’équilibre du réseau électrique.

L’État voulait fermer Fessenheim, la troisième centrale la plus sûre de France, mais ne voulait pas le dire dans un texte officiel, car il aurait alors dû régler des indemnités. Si la guerre en Ukraine s’était déroulée un an plus tôt, Fessenheim aurait été maintenu.

Par ailleurs, vous avez indiqué que le prix des ENR était en constante diminution ; mais cela est loin d’être le cas lorsque l’on raisonne en coûts complets.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Je faisais référence au coût de production de l’électricité à Flamanville.

M. Jacky Chorin. Il faut bien comprendre que Flamanville est un prototype. Quand on prolonge une centrale à cinquante ou soixante ans, c’est le meilleur investissement qu’EDF puisse effectuer dans l’intérêt de la nation. Je regrette de n’avoir pas entendu les écologistes lorsque Saint-Avold a été relancé et qu’il a fallu importer du charbon allemand.

M. Christophe Béguinet. Le travail doit être effectué collectivement sur l’intégralité de la filière, mais les conditions ne sont pas encore remplies. Le prix de production ne peut donc pas être décorrélé de l’usage qui en est fait. S’il y a déséquilibre entre la demande et la quantité produite, le problème se résout soit par du rationnement, soit en utilisant le signal prix.

M. Alexandre Grillat. Les salariés de Saint-Avold ne comprennent pas pourquoi leur centrale ferme alors qu’à vingt kilomètres de là, une centrale à charbon est en cours de construction en Allemagne. Moins il y aura de centrales nucléaires en service, plus il y aura des difficultés pour reclasser les salariés des centrales fermées.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Je constate notre désaccord sur le paysage énergétique. Par ailleurs, je vous ai respectueusement posé des questions qui me semblaient pertinentes, sans donner une opinion, mais en demandant des éclairages. Je regrette que la réciproque n’ait pas eu lieu.

Je partage par ailleurs la distinction que vous avez opérée entre efficacité et sobriété, pour faire diminuer notre consommation, notamment d’électricité. Même le scénario le plus nucléarisé de RTE conçoit que nos centrales vont vieillir. La corrosion sous contrainte constitue en outre un enjeu de taille. Il demeure également des incertitudes sur la résistance des cuves. De fait, il faudra bien prévoir la fermeture progressive de certaines centrales, que l’on relance ou non la construction de réacteurs. La question de l’effet falaise, du remplacement énergétique et de la diversification des sources de production par le déploiement des sources d’énergies renouvelables se posera quoi qu’il en soit.

M. Alexandre Grillat. Les centrales ne fermeront pas au même âge. Un lissage interviendra de facto.

M. Julien Lambert. Nous voulons relancer la filière en mobilisant les industriels. Même le scénario le plus nucléarisé accorde par exemple une place au thermique, pour effectuer la jointure dans l’équilibre du réseau. De plus, la décarbonation du thermique n’est pas encore déterminée. Il faut encadrer les gisements, structurer la filière par rapport aux besoins. C’est la raison pour laquelle nous demandons un bilan sur la déréglementation et les enjeux de filière. Une fois encore, une véritable stratégie de programmation est nécessaire. Dans le nucléaire, il faut planifier, prolonger et construire ; quand d’autres veulent décaler, réduire et éteindre.

M. Jacky Chorin. Pardonnez-moi si vous estimez que j’ai été excessif. Mes propos n’avaient pour but que d’exprimer le fait que les salariés sont décontenancés vis-à-vis des atermoiements successifs. Il existe toujours un écart entre les visions idéologiques et la réalité, qui consiste à équilibrer le réseau en permanence.

Ensuite, l’ASN fixe les règles les plus exigeantes du monde, en imposant le meilleur standard, le plus proche de l’EPR, lors de ses visites décennales. Aucun autre pays du monde n’est aussi rigoureux que nous. Il est objectivement stupide de dire que Fessenheim était la centrale la plus vieille centrale de France.

M. Alexandre Grillat. Le professionnalisme d’EDF a permis de détecter la corrosion sous contrainte puis de réaliser la réparation en trouvant des solutions innovantes pour résoudre ce problème industriel, qui a eu le défaut d’arriver au pire moment. Nous n’en aurions pas parlé de la même manière s’il était survenu il y a deux ans ou dans deux ans.

M. Christophe Béguinet. La dimension systémique du problème doit être évoquée, c’est-à-dire l’effet falaise que vous avez mentionné. La première version du projet de loi d’accélération des énergies renouvelables supposé répondre à l’urgence ne mentionnait pas l’hydraulique, ni la biomasse. A contrario, le plan de transformation de l’économie française proposé par le Shift Project repose sur un travail systémique.

Je suis par ailleurs assez inquiet sur le saucissonnage des chantiers et souhaite valoriser le système électrique dans sa conception nationale. De fait, l’acheminement en Allemagne via ses 940 Stadtwerke coûte globalement 30 % plus cher qu’en France. Une approche décentralisée à tout crin, en écart du fait scientifique lié au foisonnement de la production et de la consommation, est regrettable.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Nous consommons aujourd’hui plus de térawattheures de gaz que d’électricité en France, ce qui accroît nécessairement notre dépendance.

Les représentants de la direction d’Engie et d’EDF nous ont dit pis que pendre des tarifs réglementés et nous ont même vanté l’existence de contrats gré à gré. Ils ont également mis en avant en l’absence de production de gaz fossile en France pour justifier notre soumission aux prix mondiaux et se dédouaner de l’augmentation des tarifs. Quel regard portez-vous sur l’augmentation des profits d’Engie et de la branche gaz d’EDF ?

Que pensez-vous de l’idée de la renationalisation d’Engie, voire de la branche gaz de TotalEnergies ? Comment faire pour faire baisser le prix du gaz qui va demeurer élevé lors des dix prochaines années ?

Nous partageons le constat que la plupart des opérateurs électriques en concurrence avec EDF ne produisent que trop peu. Avez-vous des chiffres précis sur la part de la production d’EDF par rapport à celle des autres opérateurs d’électricité ? Combien d’opérateurs vendent de l’électricité sans en produire en France ?

Enfin, j’ai été étonnée que la sobriété et l’efficacité énergétique n’aient pas été mentionnées comme les moyens de gagner de la marge sur le système électrique et gérer les tensions d’approvisionnement. Il me semble que la sobriété constitue un moyen de gérer les pénuries prévisibles. Quel est votre avis sur le sujet ?

M. Christophe Béguinet. De nombreux travaux, notamment ceux de l’École des mines, ont été menés sur la réalité de l’efficacité énergique en France, notamment des bâtiments. Ils ne sont guère probants.

Par ailleurs, j’attends de connaître les chiffres exacts de la diminution de la consommation d’électricité, notamment par nos citoyens. Sans avoir de certitudes, je crains que la sobriété acceptée soit beaucoup trop faible pour équilibrer le système.

M. Alexandre Grillat. Le modèle énergétique doit être le plus sobre possible en termes de consommation de ressources, y compris en matière de ressources foncières et d’espaces naturels. Je vous renvoie sur ce sujet aux travaux de RTE qui a chiffré le nombre de tonnes de cuivre nécessaires pour produire les réseaux ENR décentralisés.

Pour être sobre en ressources, il faut faire des choix qui limitent la consommation de ressources dans toutes les dimensions. Nous sommes convaincus qu’un mix équilibré et diversifié est, en termes de consommation de ressources minérales, meilleur qu’un mix déséquilibré parce qu’exclusif.

La France a eu la chance de disposer de l’opérateur Gaz de France, qui lui a permis d’être la moins dépendante possible d’un acteur unique, en diversifiant ses sources d’approvisionnement. Ensuite, nous sommes persuadés qu’en développant les gaz souverains, nous améliorerons la souveraineté énergétique du pays. Or les premiers des gaz souverains sont les gaz renouvelables, puisqu’ils sont endogènes. Cependant, puisque la France ne produit pas de gaz fossiles, elle dépend des marchés mondiaux, qui sont par ailleurs soumis à une forte demande asiatique ; entraînant une forte tension sur les prix.

Enfin, la renationalisation d’EDF, au-delà de sa dimension politique, a également pour finalité de créer les conditions de la non mise en concurrence des concessions hydroélectriques et un financement du nouveau nucléaire par l’État. En effet, un opérateur public est plus facilement défendable à Bruxelles au sens du régime européen des aides d’État. Mais la situation actuelle est celle qu’elle est parce que l’État a fragilisé la structure financière d’EDF, qui ne peut plus autofinancer les nouvelles centrales nucléaires. En conséquence, la renationalisation d’EDF répond à des finalités qui ne sont pas duplicables à Engie.

M. Julien Lambert. Je préfère parler de performance énergétique du bâti et des chaînes de production qui permettent de réduire les consommations plutôt que de sobriété, qui implique le concept de décroissance. La sobriété ne doit pas se résumer au renoncement.

Pour le gaz, nous sommes soumis aux effets de marché car les contrats à long terme n’existent plus. Nous préférons la renationalisation d’Engie plutôt que de poursuivre le fonctionnement actuel, qui consiste à endetter certaines filiales pour remonter du cash à l’entreprise.

M. Jacky Chorin. Le gaz est de moins en moins présent en Europe. La Commission européenne ne croyait que dans les vertus du marché ; elle a fait tout ce qu’elle a pu pour casser les contrats à long terme (contrats take or pay) et a supprimé le monopole d’importation de Gaz de France. Comme M. Grillat l’a évoqué plus tôt, les monopoles d’importation ont été brisés mais les monopoles d’exportation ont été maintenus. La Commission avait ainsi poussé à son paroxysme une vision libérale qui est allée in fine à l’encontre des intérêts des Européens. Désormais, les contrats à long terme et les achats groupés qui devraient constituer une hérésie pour la Commission européenne reviennent en grâce.

À une époque, des organisations syndicales se sont battues pour fusionner EDF et Gaz de France, mais le choix politique a été différent. La loi du 9 août 2004 a ouvert le capital d’EDF et Gaz de France à hauteur de 30 %. Deux ans après, Gaz de France a été absorbé par Suez, qui a imposé son mode de fonctionnement. À l’époque, les députés croyaient à la création d’un champion national. Mais le gaz a été très peu développé et la filière d’exploration production a été vendue. Aujourd’hui, le géant du gaz s’appelle Total.

FO souhaite toujours renationaliser Engie. Y aura-t-il un impact sur le prix ? Les prix étant aujourd’hui mondiaux, la question revient à déterminer la répartition entre les dividendes de la société qui deviendrait publique et la protection des usagers clients du gaz.

M. Alexandre Grillat. La question porte sur le partage de la valeur. Dans ce domaine comme dans celui des retraites.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie. L’audition de ce jour nous a permis de découvrir de nouveaux espaces de discussion.

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8.   Audition de M. Dominique Maillard, ancien président du directoire de RTE (2007-2015) (26 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. La commission visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France procède aujourd’hui à deux auditions : celle de monsieur Dominique Maillard, Président du directoire du Réseau de transport d’électricité (RTE) de 2007 à 2015, ce matin, et celle de monsieur Jean-Louis Borloo, ministre de l’écologie, de l’énergie, du développement et de l’aménagement durable de 2007 à 2012, cet après-midi. Monsieur Bruno Millienne assurera la présidence de la commission d’enquête cet après-midi.

Je vous remercie, monsieur Maillard, d’avoir répondu à notre sollicitation aussi rapidement. Nous avons entendu deux de vos successeurs, monsieur François Brottes ainsi que monsieur Xavier Piechaczyk, qui ont exercé les mêmes responsabilités que vous à la tête de RTE. Il nous a semblé utile de vous auditionner afin de donner davantage de profondeur historique et de perspective à nos travaux. Vous avez été président du directoire de RTE au cours de deux mandats après la constitution du RTE en société anonyme, filiale du groupe EDF. Vous avez été précédemment, de 1998 à 2007, directeur général de l’énergie et des matières premières au ministère chargé de l’industrie.

Avant de vous céder la parole, il me revient de vous demander de prêter serment. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose en effet aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Dominique Maillard prête serment.)

M. Dominique Maillard, ancien Président du directoire de RTE. Comme vous l’avez rappelé, j’ai eu l’occasion de côtoyer les sujets relatifs à l’énergie pendant presque quatre décennies. J’ai commencé à servir dans l’administration de l’énergie en 1974, lors du premier choc pétrolier. J’ai d’ailleurs fait mes premières armes administratives à l’Agence pour les économies d’énergie, l’ancêtre de l’actuelle Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME).

J’ai ensuite poursuivi ma carrière marquée sous le sceau de l’énergie dans différentes fonctions au sein des ministères chargés de ces problématiques : à l’observatoire de l’énergie, à la direction du gaz, de l’électricité et du charbon, dont j’ai été le directeur, et à la direction générale de l’énergie et des matières premières, qui a précédé la direction générale de l’énergie et du climat.

J’ai également travaillé pendant trois ans dans le secteur ferroviaire comme directeur de la stratégie à la SNCF, ce qui m’a fourni une expérience de l’entreprise publique que j’ai également mise en pratique à la présidence du directoire de RTE à la fin de ma carrière exécutive.

J’ai retenu de cette période que la politique énergétique française, qu’elle soit initiée par les pouvoirs publics ou qu’elle soit menée par les entreprises du secteur, reposait sur des axes qui ont pu, au cours du temps, évoluer.

Au début de ma carrière, l’accent majeur était placé sur l’indépendance énergétique et la sécurité d’approvisionnement. C’est l’époque où nous avons reconstruit l’industrie énergétique française et bâti l’hydraulique ainsi que le programme nucléaire français, par le biais du plan Messmer et du lancement d’un vaste chantier nucléaire qui permet aujourd’hui à la France de figurer parmi les deux ou trois premiers pays possesseurs d’un parc nucléaire en état de marche.

Les entreprises publiques en situation de monopole dans les secteurs des charbonnages, de l’électricité ou du pétrole constituaient le fer de lance de cette politique d’indépendance énergétique. Le secteur pétrolier, à défaut d’être exclusivement entrepris par un secteur public, possédait des opérateurs importants, comme la Compagnie française des pétroles (CFP) ou Elf qui ont fusionné pour devenir Total.

Ce dispositif était encadré par un arsenal législatif et réglementaire très strict. Dans le domaine pétrolier, nul ne pouvait importer une goutte de pétrole sans être muni d’une autorisation décernée par la direction des carburants (DICA). Dans le secteur nucléaire, c’est le commissariat à l’énergie atomique (CEA) qui constituait et demeure très largement le pilote.

La préoccupation dominante portait sur la sécurité d’approvisionnement et l’indépendance énergétique, laquelle n’était que partiellement assurée. En effet, la France n’a jamais été une grande province minière ; même pendant les meilleures années, les importations de charbon restaient importantes, tandis que la production de pétrole était symbolique, à hauteur de 2 millions de tonnes par an, comme la production de gaz.

Sur chacune de ces filières, nous étions tributaires des approvisionnements extérieurs, ce qui conduisait à mener une politique relativement sélective. Le pétrole faisait l’objet d’un système de licence d’importation, tandis que le gaz faisait l’objet de contrats long terme destinés à sécuriser les consommateurs et les producteurs. En effet, ces derniers, et notamment ceux qui recouraient à la filière du gaz naturel liquéfié (GNL), devaient consentir des investissements conséquents. Garantir un débouché durable par le biais de contrats long terme était à ce titre perçu par les producteurs comme une sécurité. Il y avait ainsi une convergence entre les préoccupations des acheteurs et celles des vendeurs.

La préoccupation de l’indépendance énergétique a été intensifiée à l’occasion du premier choc pétrolier. En effet, il est alors apparu nécessaire de chercher à s’affranchir de la dépendance de la France à l’égard de certains pays producteurs, qui maniaient l’arme du prix de l’énergie. Cette prérogative a constitué l’un des puissants moteurs du lancement du programme Messmer.

En somme, de 1974 aux années 1980, la politique énergétique et la sécurité d’approvisionnement apparaissaient comme deux corollaires.

Nous avons ensuite vu poindre de nouvelles préoccupations. La préoccupation environnementale constituait la première de celles-ci. Les années 75 avaient déjà été marquées par l’apparition au sein du débat public des pluies acides, causées par les aérosols produits par le soufre résultant de la combustion de charbon de qualité médiocre ou de produits pétroliers à haute teneur en soufre.

Aux pluies acides a succédé la préoccupation des émissions de gaz à effet de serre. Le phénomène des gaz à effet de serre est connu par les physiciens depuis la fin du XIXe siècle, mais la possibilité que les émissions liées à l’énergie et à l’activité humaine puissent engendrer des conséquences a été perçue plutôt tardivement, d’abord aux États-Unis.

Ces préoccupations environnementales ont conduit à s’interroger sur le recours aux énergies fossiles. Paradoxalement, le nucléaire, qui n’émet pas de dioxyde de carbone, a quant à lui commencé à apparaître moins attrayant aux yeux de certains, en raison des déchets nucléaires et des risques mis en évidence, voire montés en épingle, après les accidents de Three Mile Island puis de Tchernobyl.

Une troisième préoccupation, relative à la mise en œuvre de la concurrence, est ensuite intervenue dans la conduite de la politique énergétique française. En effet, le secteur énergétique en France, mais aussi dans certains pays européens, était dominé par des entreprises publiques en situation de monopole. Sous la pression de la construction européenne est apparue l’idée de la nécessité d’introduire de la concurrence.

Pendant longtemps, l’énergie avait été considérée comme faisant partie des secteurs dits « exclus » aux côtés des transports et de la distribution d’eau, c’est-à-dire que les règles régissant la concurrence n’y étaient pas intégralement appliquées. Progressivement, sous la pression de la Commission européenne, qui était idéologiquement acquise aux bienfaits de la concurrence, et de certains États membres, tels que le Royaume-Uni, l’Allemagne et les pays nordiques, une série de dispositions et de directives a été concrétisée, en 1996 pour l’électricité et en 1998 pour le gaz.

Celles-ci ont cherché à introduire le principe selon lequel il n’était pas justifié que certains secteurs soient durablement exclus de la concurrence, qui constituait la norme. Elles étaient également mues par le raisonnement, voire le pari, selon lequel la concurrence est source de bienfaits en matière de prix, puisque la logique de marché serait concrétisée, d’innovation, puisque de nouveaux entrants chercheraient à pénétrer le marché avec de nouvelles conceptions, et de sécurité d’approvisionnement, puisque les acteurs supposés adopter des stratégies différentes se multiplieraient.

Cette introduction de la concurrence pouvait apparaître comme étant contradictoire avec l’organisation monopolistique retenue en France. La propriété des entreprises ne relève pas des compétences conférées à l’Union européenne par les traités, mais les monopoles et la domination des entreprises publiques au sein du secteur de l’énergie en France, mais aussi dans d’autres pays européens, ont fait l’objet d’attaques indirectes soutenues.

Ces dispositions se fondent sur le postulat que la politique énergétique européenne doit reposer sur trois piliers : la sécurité d’approvisionnement, la préservation de l’environnement et la mise en œuvre de la concurrence. Je regrette que nous ne nous soyons jamais véritablement interrogés sur la compatibilité de ces trois objectifs.

Si l’indépendance énergétique est privilégiée, les ressources nationales seront intensivement exploitées. Ainsi, l’Allemagne ou la Pologne ont continué de développer des mines de charbon, qui génèrent des émissions de dioxyde de carbone importantes. La compatibilité entre une politique d’indépendance énergétique et une politique de protection environnementale n’est par conséquent pas garantie.

De même, la concurrence s’est avérée ne pas assurer la sécurité d’approvisionnement. En effet, les différents acteurs, au lieu de chercher à diversifier, ont eu tendance à adopter un comportement « panurgiste », se précipitant sur toute source d’énergie, y compris s’agissant de la provenance géographique, moins onéreuse à un moment donné. Nous avons par conséquent continué d’être fortement dépendants des pays de l’OPEP, malgré les épisodes de hausse des prix. J’estime que la dépendance accrue des pays européens à l’égard de la Russie ces dernières décennies constitue également la traduction de cette recherche effrénée du meilleur prix à un moment donné.

Enfin, le recours aux énergies renouvelables a été retenu dans les directives européennes comme l’une des composantes essentielles de la préservation de l’environnement et se traduit par des objectifs de pénétration croissante de ces sources d’énergie dans les bilans énergétiques. Or, loin de respecter les lois du marché, nous avons fixé des conditions d’achat qui ne correspondaient pas aux prix du marché. Ainsi apparaît également une forme d’incompatibilité entre les préoccupations environnementales et le respect des principes de libre concurrence.

Il me semble que nous sommes progressivement passés d’une période caractérisée par des objectifs simples, voire peut-être simplistes, à une période où les objectifs n’ont cessé de croître en complexité, conduisant les politiques énergétiques française et européenne au tournant des années 2000 à perdre en lisibilité, voire en cohérence selon la dominante retenue. Alors que l’on se recommande de l’ouverture des marchés, certains textes de loi en France ont consisté à énumérer des objectifs qui étaient individuellement, certes, louables, mais dont la compatibilité avec les grands principes n’a pas été démontrée.

La considération des coûts de l’énergie a par ailleurs constitué l’arlésienne de cette politique énergétique. La loi de 2015 énumère des objectifs, y compris sur la part de nucléaire, indépendamment, à ma connaissance, de toute considération des prix. Or, privilégier ou, au contraire, stigmatiser une énergie peut se faire sur la base de plusieurs considérations, mais je ne pense pas que l’on puisse s’abstraire de considérations économiques. Selon moi, une bonne politique énergétique sait s’adapter à la conjoncture et n’est pas fixée indépendamment du contexte.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous décrivez une période charnière qui a fait basculer les préoccupations systémiques de notre système énergétique.

Le cadencement et la logique qui sous-tendent aujourd’hui la production des bilans prévisionnels de RTE sont compréhensibles de tous. Comment ces scénarii en matière de consommation d’énergie et de mix énergétique étaient-ils produits avant la mise en place de cette logique des bilans prévisionnels ? Comment celle-ci s’est-elle progressivement imposée ?

M. Dominique Maillard. Je pense qu’elle s’est préférentiellement imposée sur l’électricité eu égard aux caractéristiques de cette énergie, qui impose une adéquation quasi instantanée entre l’offre et la demande. Il est donc crucial pour les différents acteurs de se doter d’une vision court, moyen et long terme de l’équilibre entre l’offre et la demande.

Avant la création de RTE en 2005 par le biais du détachement de la direction des transports d’EDF, EDF, qui était en situation de monopole, diligentait déjà des études. Cette préoccupation était alors latente, mais a été concrétisée car la réalisation de bilans prévisionnels a été incluse dans les missions dévolues à RTE au moment de sa création. Il est à noter que la responsabilité de RTE ne consiste pas à définir le scénario souhaitable ou probable, mais des scénarii possibles. Par conséquent, RTE explore, dans ces scénarii, des hypothèses contrastées, qui peuvent paraître trop restrictives ou, au contraire, trop ambitieuses.

Aujourd’hui, nous nous inscrivons plutôt dans un contexte où l’on considère que la consommation de l’électricité doit nécessairement poursuivre sa croissance, mais, à certaines époques, l’on considérait au contraire que celle-ci n’avait pas vocation à croître. L’existence de scénarii bas était alors dans l’air du temps.

M. le président Raphaël Schellenberger. À quelle période spécifique faites-vous référence ?

M. Dominique Maillard. Je fais référence à la période d’exercice de mes fonctions à RTE, de 2007 à 2015. Des réglementations opportunes sur l’isolation des logements ou des locaux tertiaires ont été mises en vigueur et ont progressivement renforcé l’exigence en matière d’isolation. Même aujourd’hui, certains scénarii tablent sur une régression de la consommation de l’électricité à la faveur d’économies d’énergie ou de substitutions.

Les éventails d’exploration de RTE pouvaient et devaient, selon moi, être larges. Il incombait à RTE, non pas de choisir le scénario à suivre, mais d’éclairer les acteurs de marché et les pouvoirs publics sur les différentes hypothèses possibles. En fonction des évolutions de la réglementation et de la législation, d’une part, et de la conjoncture, d’autre part, certains scénarii d’évolution très contrastés ont pu être produits. Les scénarii géopolitiques étaient, eux, très largement inconsidérés.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le dialogue sur l’énergie entre le politique et le technique semble avoir profondément changé de nature à l’aune de ces scénarii. D’après vos propos, ceux-ci existaient déjà et étaient consubstantiels à la nature de l’électricité, à l’impossibilité de la stocker et à la nécessité de produire en permanence le niveau exact de consommation. Aujourd’hui, il est toutefois devenu normal de critiquer et de discuter ces travaux sur la place publique, alors que ceux-ci semblaient précédemment être confinés à un cercle de techniciens.

M. Dominique Maillard. Cette assertion est largement vraie. RTE procède à de larges consultations sur les hypothèses économiques relatives à l’évolution de la croissance, des prix et de la demande qui appuient ses scénarii de consommation et de production de l’électricité, et est ainsi amené à utiliser les scénarii « officiels » produits par l’INSEE ou d’autres organismes et à consulter les différents acteurs pour sonder leur pensée. Il s’agit sans doute d’une évolution plutôt significative.

Auparavant, ces travaux sortaient moins d’un cercle technico-administratif, ce qui a souvent donné l’impression d’une absence de débats sur l’énergie. Or, il suffit de consulter les annales de l’Assemblée nationale pour savoir que des débats ont été organisés. Il existe un certain contraste entre ce leitmotiv qui argue de l’inexistence de débats sur l’énergie et la réalité. Ceux-ci n’ont peut-être pas trouvé un écho convenable, mais ils ont bel et bien existé.

M. le président Raphaël Schellenberger. La période allant des années 1998 à 2007 a constitué une période charnière, puisqu’elle a recouvert deux changements, notamment sur le volet électrique. Il s’agit de la période de mise en œuvre de la décision du premier grand arrêt, à l’échelle industrielle, du parc électronucléaire français, avec l’arrêt de Superphénix, puis de Phénix.

Quelle fut à ce moment l’évolution de la perspective, au sein de l’administration, sur le cycle du combustible, sur les besoins de nouvelles technologies de production, nucléaires ou autres, et sur les autres technologies nucléaires disponibles ? D’autres technologies du nucléaire ont-elles été évoquées ou écartées ?

M. Dominique Maillard. Le débat entre les tenants d’une diversification des filières nucléaires et les tenants d’une focalisation sur une filière a toujours existé, y compris au sein même du CEA. Les années 70 ont été marquées par le vaste débat, en France, qui opposait la filière dite française du graphite gaz, soutenue par le CEA, et la filière à eau pressurisée, soutenue et développée par les Américains, notamment. D’aucuns étaient partisans du recours parallèle aux deux filières.

La filière à eau pressurisée, et la filière unique, ont finalement remporté le débat. Cette victoire a été tempérée par la poursuite par le CEA des travaux sur la filière surgénération avec deux motivations importantes : celle du bouclage du cycle, c’est-à-dire le recyclage du combustible usé, et celle de la diversification.

Nous avons ensuite vu le conflit entre les tenants d’une filière unique et les tenants de la diversification réapparaître, d’autant que la filière surgénération est vite devenue la cible privilégiée des opposants au nucléaire, puisqu’elle montrait que celui-ci pouvait fonctionner et recycler ses déchets.

La focalisation de l’opposition écologiste sur la filière surgénératrice, conjuguée aux plâtres à essuyer inhérents à toute filière nouvelle, a fini par porter ses fruits avec l’arrêt de Phénix et de Superphénix. Le moindre des incidents a en effet été monté en épingle et, en partie peut-être pour des raisons politiques, le gouvernement de Monsieur Jospin a jugé préférable d’arrêter Superphénix. Cette décision s’est avérée être un gage donné aux opposants, lesquels sont passés à une autre demande : l’arrêt de Fessenheim.

M. le président Raphaël Schellenberger. Trois filières ont donc existé en France : la filière à l’uranium naturel graphite gaz (UNGG), la filière réacteur à eau pressurisée (REP) et la filière réacteur à neutrons rapides (RNR).

M. Dominique Maillard. Un club international, incluant le Japon, la Russie et les États-Unis, s’intéressait – et s’intéresse encore – à cette dernière, ne serait-ce que parce que les investissements étaient coûteux et que la diversification des expériences et les échanges d’informations étaient utiles.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons aujourd’hui l’impression d’un foisonnement des questionnements et de la quête d’une technologie qui s’avérerait plus pertinente encore en termes de sécurité passive ou du cycle du combustible.

Cette réflexion s’est-elle poursuivie sur la période considérée ou estimait-on au contraire que l’on avait trouvé une perspective solide, cohérente et unique pour la filière nucléaire ?

M. Dominique Maillard. Le choix de la filière REP s’est avéré opportun et efficace. Outre Three Mile Island, elle n’a en effet essuyé aucun incident majeur de l’ampleur de Tchernobyl. La volonté d’explorer les marges n’a toutefois jamais disparu. Dans les années 75, des projets d’utilisation thermique directe de l’énergie nucléaire ont été montés. Un projet d’installation d’une pile nucléaire à Saclay visant à alimenter le chauffage urbain de Paris a par exemple été envisagé, mais n’a finalement pas été retenu.

Dans les années 2010, Areva s’intéressait de près à des réacteurs de plus petite taille. Il existe un conflit entre deux enjeux : la performance intrinsèque et la possibilité d’exporter du matériel. En effet, les réacteurs de 1 000 ou 1 600 mégawatts, comme les réacteurs pressurisés européens (EPR), répondent correctement à des réseaux de la taille du réseau français, mais sont trop gros pour des réseaux de plus petite taille. Les industriels et les fabricants ont par conséquent toujours été animés par la préoccupation de s’armer d’une vitrine de petits réacteurs en France pour démontrer l’efficacité de ceux-ci à l’étranger et pouvoir les exporter.

Ainsi, la réflexion sur la diversification du secteur nucléaire s’est toujours poursuivie du côté des acteurs. En revanche, la position de l’administration de l’énergie et des ministres successifs en la matière consistait plutôt à privilégier une filière principale dès lors que l’efficacité de celle-ci était reconnue.

M. le président Raphaël Schellenberger. Tous les pays ne disposent pas d’une infrastructure de transport d’électricité aussi robuste que celle de la France. Pour autant, alors même que la Commission européenne introduit la notion de concurrence et s’attaque progressivement aux monopoles et aux entreprises publiques, elle apporte la solution technique des interconnexions comme salut de la sécurité d’approvisionnement.

Comment celles-ci fonctionnent-elles à l’aune de réseaux de nature très différente et de difficultés d’acheminement de l’électricité d’un coin de l’Europe à un autre causées par des infrastructures de transport manquantes ou sous-dimensionnées ? Nos interconnexions avec l’Allemagne sont par exemple relativement faibles et nous passons par d’autres pays voisins pour évacuer les flux de production allemands.

M. Dominique Maillard. J’ai l’impression que les réseaux européens sont relativement homogènes en termes d’efficacité. Cette coopération n’est pas nouvelle ; les électriciens européens s’enorgueillissent d’ailleurs de l’antériorité de la communauté des opérateurs à la création du marché commun. Elle n’est, certes, pas totale, car des goulots d’étranglement subsistent, notamment en Espagne.

La France a la chance de jouxter de nombreux pays et bénéficie par conséquent d’interconnexions avec la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, l’Italie, l’Espagne et, sans doute bientôt, avec l’Irlande. Nos interconnexions sont denses et offrent, en plus de l’avantage de la sécurité mutuelle, un avantage économique.

Si nous nous privions de ces échanges avec l’étranger et si nous souhaitions éviter de connaître des pannes, il faudrait dès lors être dotés d’une surcapacité considérable sur notre territoire pour faire face aux pointes, sachant que les installations déployées à cet effet ne seraient vraisemblablement sollicitées que quelques heures sur l’année, car les pointes sont fortement conjoncturelles.

Les interconnexions physiques peuvent encore être renforcées, et constituent une aubaine qui nous permet de nous secourir mutuellement et de profiter des disponibilités qui peuvent exister dans des pays voisins. L’électricité s’échange de proche en proche. Lorsque nous importons de l’électricité de l’Allemagne, il se peut qu’au même moment, l’Allemagne en importe de Pologne. L’existence de ces interconnexions conduit l’Europe à représenter un ensemble d’environ 400 000 mégawatts. Or, la plus haute puissance de pointe jamais appelée sur le réseau français, en 2012, s’élève à 102 000 mégawatts.

Ce réseau nous permet d’amortir les à-coups. La perte de 1 000 mégawatts sur un petit réseau, comme la Belgique, engendrerait certainement un black-out si le pays concerné était totalement isolé. Sur un réseau comme le réseau français, la perte de 1 000 mégawatts est absorbable, tandis qu’elle est imperceptible sur un réseau de 400 000 mégawatts.

Ces interconnexions physiques constituent un secours permanent et mutuel. Elles ne doivent en aucun cas être abandonnées et devraient même être renforcées. En France, elles sont difficiles à opérer d’un point de vue environnemental, puisqu’il faut traverser les Pyrénées, les Alpes ou le Rhin. Les lignes aériennes supposent de vaincre des oppositions très importantes. Les ouvrages souterrains sont possibles, mais sensiblement plus onéreux. La liaison France-Espagne a par exemple coûté environ 800 millions d’euros, là où une ligne aérienne n’en aurait coûté qu’une centaine.

En somme, j’estime que les avantages des interconnexions dépassent les inconvénients.

M. le président Raphaël Schellenberger. La question ne portait pas tant sur l’intérêt des interconnexions que sur le réseau auquel se connecter. Le réseau allemand éprouve des difficultés à évacuer des productions concentrées au nord vers le sud.

M. Dominique Maillard. Les éoliennes sont concentrées dans le nord de l’Allemagne, tandis que les centrales nucléaires sont plutôt basées dans le sud. Le réseau interne de l’Allemagne n’était donc pas adapté au basculement de moyens de production qui s’est produit et les Allemands se sont heurtés à des difficultés environnementales de réalisation. Je pense que ces ouvrages finiront par être menés à bien et apporter leur contribution.

Certaines régions au sein même du territoire français sont très largement excédentaires ou déficitaires en matière de production. La nécessité de renforcer le réseau s’est par conséquent imposée. Le dispositif Ecowatt, que j’ai lancé dans les années 2010, était en premier lieu un système régional et se déclinait en Ecowatt Bretagne et Ecowatt PACA. En effet, le réseau breton et le réseau PACA n’avaient pas encore été renforcés ; en attendant la réalisation des liaisons, ce système d’alerte a été mis en œuvre et s’est avéré efficace.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quels furent le questionnement et la place des énergies renouvelables, outre l’hydraulique, entre 1998 et 2007 ?

M. Dominique Maillard. Au début des années 2000, les énergies éoliennes et solaires ont commencé à bénéficier de dispositifs d’obligation d’achat qui offraient une garantie de débouché, ce qui était contraire au fonctionnement traditionnel de la production de l’électricité, puisque les moyens de production avaient jusque-là été appelés par ordre du mérite. Ainsi, les moyens de production les moins coûteux étaient privilégiés et l’on mobilisait les moyens de production les plus coûteux uniquement en cas de nécessité. Si cette règle avait continué d’être appliquée, les énergies renouvelables, qui génèrent un certain coût de production, auraient sans doute été appelées beaucoup moins longtemps que leur période de production qui est, elle, liée à la météorologie, et non pas à l’état de la demande.

Dès que les conditions météorologiques sont favorables à la production d’énergie éolienne ou solaire, ces installations peuvent débiter sur le réseau et les conditions de rachat sont fixées par les pouvoirs publics à un tarif qui garantit, pour les investisseurs, une certaine rentabilité. Ce dispositif a été déployé avec la bénédiction de la commission de Bruxelles qui aurait, pourtant, pu trouver à y redire, car celui-ci était exorbitant du droit de la concurrence ordinaire. Dans la pondération relative des préoccupations, le recours aux énergies renouvelables l’a toutefois emporté sur la libre concurrence. En France, nous n’avons fait ni mieux, ni pire que dans la plupart des pays européens.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment l’opinion politique et administrative a-t-elle évolué au cours de cette période ? Votre période d’exercice en tant que directeur général de l’énergie et des matières premières a en effet recouvert deux alternances : l’arrivée au pouvoir de la Gauche plurielle en 1998, puis le retour de la majorité conduite par Jacques Chirac en 2002.

M. Dominique Maillard. Je n’ai pas perçu de grande différence en matière de politique énergétique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et ce malgré l’affichage politique fort, notamment sur la question du nucléaire en 1997 ?

M. Dominique Maillard. Oui. Je n’ai perçu aucune inflexion majeure, d’autant que ces dispositions s’inscrivaient dans le cadre d’objectifs liés aux directives européennes. Je crois que les gouvernements successifs ont toujours eu à cœur de respecter l’essentiel de celles-ci.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cette période a été marquée à la fois par le coup de frein au nucléaire avec la fermeture de Superphénix et la relance de construction d’un REP avec la décision de l’EPR. Comment la préoccupation de la relance de l’EPR s’est-elle construite en matière de filière, de maintien de compétences, etc. ?

M. Dominique Maillard. L’EPR s’inscrit à la fois dans la continuité et l’extrapolation de la filière à eau pressurisée. En effet, l’architecture est similaire, mais l’on passe d’une puissance de 1 400 mégawatts pour les derniers réacteurs de la filière REP à 1 650 mégawatts, et même 1 800 dans la version initiale.

Aucun chantier de construction n’avait été lancé depuis une petite dizaine d’années, ce qui s’est traduit par un vieillissement, voire une disparition des équipes. La capacité à reconstituer des équipes opérationnelles efficaces a certainement été largement sous-estimée.

Entre temps, les normes et les préoccupations en matière de sûreté nucléaire n’ont quant à elles pas cessé de croître. Par conséquent, le cahier des charges que se doit de respecter le constructeur est devenu beaucoup plus lourd que celui qu’ont connu les derniers constructeurs de REP.

À la même époque, la Finlande a également commandé un EPR. Il est à noter que la Finlande est, parmi les pays européens, le pays dont la politique énergétique arbore le plus de similitudes avec la politique française, en termes de sécurité d’approvisionnement et d’indépendance, compte tenu de sa situation géographique. Le raisonnement alors adopté tablait sur la possibilité d’échanges entre les deux chantiers, du fait de la concomitance de ceux-ci. La France n’a d’ailleurs commandé qu’un seul réacteur car selon l’idée qui prévalait alors, la paire de réacteurs existait bien, répartie entre la France et la Finlande.

Ce raisonnement s’est avéré inexact ; les équipes ont été difficiles à reconstituer et l’hypothèse de réalisation de ce chantier en six ans n’a pas été tenue, et de beaucoup.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez évoqué dans votre propos liminaire la mise en place du marché européen de l’électricité sous l’aspect plus organisationnel et commercial que physique, tout en soulignant que de nombreux pays adoptaient, comme la France, une organisation monopolistique ou d’entreprises publiques. Quelle était la nature de l’organisation des secteurs électriques dans les pays qui ont poussé à cette mise en place ?

M. Dominique Maillard. L’Allemagne et la Grande-Bretagne étaient prépondérantes au sein de l’Union européenne. La Grande-Bretagne était par nature acquise aux vertus de la libéralisation, tandis que l’Allemagne s’y est, à terme, convertie.

La Grande-Bretagne, avec le Central Electric Generation Board (CEGB), connaissait une organisation comparable à la France, à la différence près que le CEGB n’a, objectivement, jamais témoigné d’une grande efficacité. Par conséquent, les Anglais, indépendamment de leur analyse idéologique, considéraient qu’il était pertinent de s’en défaire et ont très tôt démantelé le CEGB, conduisant à la libéralisation de la production. Les Anglais ont alors plaidé en faveur du démantèlement d’EDF, puisqu’ils avaient fait de même chez eux et que le résultat avait été pour eux probant.

En Allemagne, le système était fédéral, organisé autour de cinq, puis quatre grands opérateurs, et non pas d’un opérateur unique. Pour les Allemands, il était naturel que davantage d’opérateurs coexistent, puisqu’eux-mêmes vivaient avec un tel système, sachant toutefois que chaque opérateur était doté de son domaine d’intervention propre.

Les Anglais, à la fois car ils ont été précurseurs avec le démantèlement de leur ancienne organisation et car ils étaient idéologiquement acquis à la libre concurrence, et l’Allemagne, dont le système était par nature fédéral, ont considéré que les Français devaient évoluer en ce sens. En Europe, les Italiens avaient un système comparable à EDF, avec l’Enel, de même que les Espagnols, quoique ces derniers aient plus suivi le mouvement que cherché à constituer avec la France un pôle de défense du statu quo.

La France nourrissait la volonté de préserver son organisation et le gouvernement français a, à plusieurs reprises, été amené à rappeler à la Commission européenne qu’elle n’avait pas à interférer avec la propriété publique, ou non, des entreprises, ce que celle-ci a admis. Néanmoins, la tentative de contourner cet obstacle institutionnel par des dispositions visant à démanteler le monopole et à introduire la concurrence a subsisté.

La loi de 1946 relative à la nationalisation de l’énergie avait laissé un petit secteur privé, notamment dans le petit hydraulique, où les producteurs indépendants étaient soumis à une limitation de mégawatts qui a ensuite évolué. Le transport était en situation de monopole, tandis que la distribution pouvait être opérée par des régies, qui constituaient souvent l’émanation des collectivités locales. La situation n’était toutefois en rien comparable à celle de l’Allemagne, où l’on a pu compter à une époque 1 000 opérateurs-producteurs-distributeurs d’électricité. Comme l’organisation était foncièrement différente, il n’existait aucune appétence particulière à voler au secours des Français.

M. Antoine Armand, rapporteur. Un ancien responsable politique partiellement responsable de la fermeture de Superphénix a affirmé que la réussite technique du projet était fortement compromise et qu’il avait pris sa décision sur la base d’éléments fonctionnels. Qu’en pensez-vous ?

M. Dominique Maillard. Il est indéniable que Phénix et Superphénix ont connu des incidents de fonctionnement. Il y a eu notamment des fuites de sodium qui a la caractéristique de s’enflammer au contact de l’air. Cela dit, c’est aussi le propre d’un prototype que de devoir essuyer ces difficultés. Selon moi, l’impossibilité de remédier à celles-ci n’a pas été démontrée, mais cette persévérance aurait eu un coût financier, voire politique. Le Premier ministre a arbitré.

M. Antoine Armand, rapporteur. Certains de nos interlocuteurs ont évoqué l’idée selon laquelle la situation de surcapacité de production électrique dans laquelle la France se serait trouvée aurait conduit au développement de nouveaux usages électriques, comme le chauffage électrique, qui auraient ensuite nui à notre capacité à assurer notre sécurité d’approvisionnement, puisque nous connaîtrions des pointes plus élevées que dans d’autres pays européens. En tant qu’ancien directeur général de l’énergie et des matières premières et ancien président de RTE, quelle est votre appréciation de ce raisonnement ?

M. Dominique Maillard. La France a été pendant 40 ans exportatrice d’électricité, ce qui aurait été impossible en l’absence de capacités excédentaires par rapport à la demande interne. En effet, les prévisions qui ont appuyé le premier programme nucléaire ont été réalisées dans les années 1970 et tablaient sur la perpétuation d’une croissance économique de l’ordre de 6 %. Puisqu’il existe une forte corrélation entre la consommation d’électricité et la croissance du PIB, nous avions dimensionné le premier parc nucléaire sur une hypothèse de croissance de 5 à 6 % de la consommation d’électricité. Or, la production a continué de croître à un rythme moyen de 3 %. Le parc était par conséquent calibré à une évolution de la demande qui ne s’est pas concrétisée. Cette électricité excédentaire par rapport aux seuls besoins nationaux a toutefois pu être écoulée sur le marché européen et ainsi donner lieu à une profitabilité de ces investissements sur celui-ci, à défaut d’être assurée sur le marché intérieur.

Cette surcapacité a indéniablement conduit au développement de nouveaux usages de l’électricité. EDF a engagé des recherches sur le développement du chauffage électrique qui n’ont d’ailleurs pas toujours été encouragées par les pouvoirs publics. Des débats houleux sur le thème du chauffage électrique et sur son manque d’efficacité se sont déroulés de 1974 à 1980. Il est vrai que pour produire un kilowattheure électrique, il est nécessaire de consommer trois kilowattheures thermiques, soit un rendement total de l’ordre de 30 %, contre 80 % pour le fioul. Ramené à l’énergie primaire, le chauffage électrique génère un rendement discutable. Le véhicule électrique n’était alors pas considéré comme une filière, du fait des capacités de stockages, qui étaient perçues comme l’obstacle principal. Les axes de développement commercial d’EDF incluaient par conséquent le chauffage électrique et le développement des usages de l’électricité dans l’industrie.

Le développement du chauffage électrique en France, qui est sans équivalent dans les autres pays européens, a généré une très forte sensibilité du système électrique français à la température. Un degré de moins en période hivernale correspond à une demande de 2 400 mégawatts supplémentaires de demande. Le développement électrique en France a indubitablement induit un fort gradient thermique et, par extension, une forte sensibilité à la température qui n’existent pas dans les pays voisins. En effet, les systèmes de chauffage de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, et même de l’Italie reposent sur les énergies fossiles. Lorsque l’Europe subit une vague de froid, la demande électrique est élevée en France, mais augmente beaucoup moins dans les pays voisins, ce qui nous permet d’importer.

En conclusion, je ne suis pas convaincu que le bilan soit si négatif.

M. Antoine Armand, rapporteur. En tant que directeur de l’énergie au début des années 2000, j’imagine que vous avez instruit de manière étroite la question de la construction d’un nouvel EPR. Pourriez-vous resituer les débats de l’époque ? Quelles raisons ont présidé à cette décision ? Comment l’avez-vous instruite s’agissant de la capacité de construire un réacteur d’un nouveau design, de l’intérêt d’en construire un seul et du besoin en capacité électrique ?

M. Dominique Maillard. Les motivations revêtaient une dimension industrielle de deux natures. D’une part, l’analyse selon laquelle il était impossible d’être exportateur de technologie nucléaire sans en être soi-même un acteur prévalait. Les ambitions d’Areva visaient à ne pas limiter les exportations à la seule Finlande ; des concertations se sont, de fait, produites en Chine et en Grande-Bretagne.

D’autre part, la longévité du parc nucléaire donnait lieu à des discussions qui se poursuivent encore aujourd’hui. Au début des années 2000, une longévité de quarante ans semblait élevée, alors que les États-Unis octroyaient déjà des licences sur soixante ans. Ainsi, le prototype EPR permettait à l’époque également d’adresser l’impératif de remplacement de la première génération du parc nucléaire français.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les cabinets ministériels ont-ils sondé votre opinion sur nos capacités à construire un nouveau réacteur sur le sol français et sur l’utilité d’en construire un ou deux ? Quelles discussions ont été menées à l’époque ?

M. Dominique Maillard. J’étais convaincu qu’il s’agissait d’une initiative positive. Il fallait démontrer notre capacité de construire un EPR en France, d’une part, et préparer le renouvellement du parc nucléaire français, d’autre part.

La discussion s’est plus focalisée sur le site à retenir que sur le nombre de réacteurs à construire. Dans le programme nucléaire antérieur, la plupart des tranches étaient commandées par paire avec des tailles unitaires plus faibles. Je trouvais naturel, eu égard à la taille unitaire d’un EPR de 1 650 mégawatts, de construire un prototype unique, d’autant que des constructions similaires étaient engagées en parallèle à l’internationale.

M. Antoine Armand, rapporteur. L’ensemble des personnes auditionnées jusqu’ici a au contraire souligné que la construction de tranches en parallèle sur un même territoire est importante en termes de capacité et de flexibilité du chantier, car elle permet d’envoyer des ingénieurs d’un site à un autre en cas de besoin ou d’utiliser une pièce disponible sur un chantier pour un autre chantier.

M. Dominique Maillard. Je pense que cet échange a eu lieu entre les équipes finlandaises et françaises d’Areva.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en déduis que l’argument qui impute le fiasco de la construction de l’EPR à la construction d’un seul réacteur ne vous paraît pas plausible.

M. Dominique Maillard. Non. Si nous en avions construit deux, ils seraient tous deux en retard.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelle était votre vision, et quelle est votre vision rétrospective sur la décennie 2000 d’EDF ? L’ancien responsable d’EDF en poste sur cette période considère que les prix trop bas de l’électricité ont constitué l’une des principales raisons de l’affaiblissement d’EDF à cette époque, tandis que d’autres interlocuteurs ont par ailleurs évoqué les investissements et les « aventures » d’EDF à l’étranger.

Quelles étaient vos relations avec EDF et comment jugez-vous l’état d’EDF et l’évolution de la situation économique et financière d’EDF eu égard à ces choix d’investissement en France et à l’étranger ?

M. Dominique Maillard. EDF a toujours nourri la tentation de s’intéresser au « grand large ». Plusieurs de ses présidents successifs ont été tentés par des investissements à l’étranger, parfois conséquents, en Amérique du Sud par exemple. Ceux-ci se sont, pour beaucoup, soldés par des échecs dont il me paraît difficile d’imputer la seule responsabilité à EDF.

L’électricité a toujours constitué, sur le plan international, la « chasse gardée » des gouvernements et des entreprises, souvent publiques. L’arrivée d’un grand opérateur sur le théâtre international a pu susciter des craintes, d’autant qu’il s’agissait d’une entreprise publique qui pouvait être perçue comme le bras armé du gouvernement français à l’étranger. Ces aventures, pour l’essentiel, se sont traduites par des échecs et ont dû laisser une ardoise, mais je ne pense pas qu’elles expliquent exclusivement la détérioration des comptes d’EDF.

EDF a longtemps vécu sous un régime de prix administrés. Bien que les gouvernements successifs aient sans doute été soucieux d’assurer un certain équilibre, ils n’ont, je crois, jamais souhaité faire en sorte qu’EDF puisse profiter de son monopole pour dégager des marges excessives. La rentabilité d’EDF était par conséquent limitée. En cas d’accidents de conjoncture, EDF, contrairement à d’autres entreprises non publiques et non monopolistiques, n’a jamais pu constituer des réserves et n’est pas munie de défenses financières.

M. Antoine Armand, rapporteur. Après la fermeture de Superphénix et Phénix, quel était votre état de connaissance et d’inquiétude sur la fermeture du cycle ? Avez-vous le sentiment que l’on a capitalisé correctement sur ce retour d’expérience et que l’on a continué de réaliser des recherches suffisantes ? Entreteniez-vous des échanges réguliers avec le CEA ? Les cabinets ministériels se sont-ils préoccupés de faire fructifier une expérience française très dense sur le sujet ?

M. Dominique Maillard. La préoccupation existait, et ce pour plusieurs motifs. D’un point de vue industriel, il s’agissait de tester et expérimenter une filière qui pouvait s’avérer prometteuse, car elle permet de recycler les combustibles usés et concourt en ce sens à la sécurité d’approvisionnement. En effet, tout combustible qui peut être réutilisé est un combustible qu’il ne faudra pas importer ou fabriquer.

La préoccupation du bouclage du cycle était également importante, car la problématique des combustibles usés et des déchets nucléaires constitue l’un des talons d’Achille de la filière, notamment à l’égard de l’opposition environnementale. Pour apporter des éléments montrant qu’il existait des solutions, l’on travaillait alors sur deux pistes : l’enfouissement des déchets et la réduction de ceux-ci, en réutilisant et recyclant le combustible usé.

L’intérêt de Phénix, de Superphénix et d’Astrid résidait dans la possibilité de démontrer qu’il était possible d’utiliser efficacement le cycle nucléaire et que le nucléaire participait, à sa manière, à ce bouclage de cycle, dans une optique de recyclage. Ces décisions de fermeture m’inspirent principalement le regret que nous nous soyons privés de cette démonstration possible du bouclage du cycle nucléaire, ce qui me paraît aussi important que l’expérimentation d’une filière.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous nous éclairer sur la notion de sortie du marché européen ? Comment la supervision de l’ensemble des réseaux nationaux sur le continent européen est-elle liée aux échanges économiques ? Serait-il selon vous envisageable, pour la sécurité d’approvisionnement et le bon échange d’énergie, de quitter le marché européen ? Au vu de l’existence d’interconnexions, l’échange de gré à gré serait-il possible et souhaitable ?

M. Dominique Maillard. Je juge l’interconnexion physique positive. Je suis plus critique sur le fonctionnement économique et financier de ce marché, qui repose sur un fonctionnement de bourse, c’est-à-dire que le prix s’établit en confrontant l’offre et la demande. Comme cette question de l’équilibre est primordiale pour l’électricité, il faut que celui-ci soit rigoureux. Par conséquent, les prix de l’électricité sur le marché, à l’aune de ce mode de fonctionnement, peuvent varier entre des valeurs négatives et des valeurs très élevées, de – 500 euros à + 3000 euros, pour un prix de revient, selon les sources d’énergie, compris entre 12 et 150 euros le MWh.

Cette volatilité est de peu de conséquence pour les grands opérateurs qui vendent et achètent sur le marché pour des raisons d’ajustement, mais sensiblement plus délétère pour un opérateur qui est uniquement un trader et devrait alors revendre bien moins cher les kilowattheures qu’il a achetés à un prix élevé.

Si déconnexion à l’égard du marché européen il doit y avoir, celle-ci doit se produire entre les prix de marché et la formation des prix et des tarifs. L’on ne saurait fonctionner à l’aune d’une telle volatilité, à moins d’être un opérateur du type EDF, Enel ou Engie, disposant de son propre parc de production.

Pour protéger les acteurs, des dispositifs comme l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) ont été imaginés et visent à garantir aux nouveaux entrants l’accès à des kilowattheures produits par l’opérateur historique à un prix fixé par le gouvernement. Ce système pouvait constituer une bonne solution pour permettre aux nouveaux acteurs de s’insérer sur le marché, mais aurait, selon moi, dû être provisoire et temporaire, avec une décroissance annoncée, de sorte à pousser ces nouveaux acteurs soit à développer leurs propres moyens de production, soit à se tourner vers des contrats long terme et des formules qui les protègent et protègent leurs clients de la volatilité des prix.

M. Antoine Armand, rapporteur. Peut-on sortir du système d’échange économique sans sensiblement affaiblir notre capacité à réaliser des échanges sur le court terme et à exporter ou importer l’électricité ?

M. Dominique Maillard. Je ne connais pas suffisamment les nouvelles dispositions pour savoir ce qui est contraint ou, au contraire, négociable, mais je constate qu’avant l’existence des bourses européennes, des échanges d’électricité qui consistaient en des ajustements entre les différents réseaux se produisaient et se réglaient par solde et compensation.

Les échanges physiques sont essentiels pour la sécurité du réseau électrique et ne doivent pas être remis en cause. Pour autant, il existe des dysfonctionnements liés aux principes de fonctionnement de ces bourses, qui génèrent une trop grande volatilité. Pour mémoire, lors de la mise en place de ce dispositif, les prix avaient été plafonnés à 3 000 euros. Qu’est-ce qui interdirait de les plafonner à des valeurs différentes ? Je pense qu’il conviendrait de réformer le fonctionnement économique et financier du marché tout en préservant les échanges physiques.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel est votre avis sur la règle des trois heures ? Il s’est par ailleurs produit sous votre mandat chez RTE une évolution nette d’un regard sur la sécurité d’approvisionnement avec un solde d’échange nul à une appréciation qui prend acte de l’interconnexion et de son développement. S’est-il agi d’un choix de votre part que de considérer que la sécurité d’approvisionnement s’entend en prenant en compte les importations que nous sommes en mesure d’attendre en période de pointe ? Vous l’a-t-on demandé ? Comment la modification s’est-elle opérée ?

M. Dominique Maillard. La prise en compte d’une marge liée aux importations possibles, soit 5 000 MW, et non pas la capacité d’interconnexion totale, soit 15 000 MW, émane d’une proposition de RTE, soumise en prenant acte du développement des interconnexions avec les pays voisins dans un souci de meilleur ajustement économique. En effet, sans introduire ces dispositions, il faudrait a priori considérer que nous sommes en risque dès lors que la capacité installée sur le territoire national est inférieure à la demande possible. Or, ce postulat semblait excessif et, eu égard à la diversification géographique de nos interconnexions, l’introduction d’une petite dose d’importations me semblait relever d’un raisonnement économique viable. Celle-ci ne nous a pas été demandée par les pouvoirs publics ; il s’agit d’une proposition que nous avons formulée et qui a été entendue.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous aviez donc l’impression que cela ne péjorait pas significativement la souveraineté énergétique du pays et constituait un meilleur arbitrage du point de vue économique.

M. Dominique Maillard. Oui. En outre, la règle des trois heures constitue le critère technocratique par définition selon lequel la valeur moyenne du temps de coupure ne doit pas dépasser trois heures en moyenne pour l’ensemble des consommateurs. Nos concitoyens ayant sans doute tendance à raisonner par tout ou rien, l’application stricte de ce critère serait socialement incompréhensible et serait considérée comme un déni de service public.

Nous avions émis des propositions pour que celui-ci évolue afin de trouver un principe avec une traduction concrète et opérationnelle. En effet, il existe d’autres critères de qualité du courant, comme le nombre de microcoupures ou la baisse de fréquence qui sont, du moins pour un opérateur, plus perceptibles.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il me semble que ce critère correspond davantage à une préoccupation de structuration du réseau de distribution, de sécurisation et de bouclage, qu’à une vision systémique de raccord entre la capacité de production et le besoin de consommation. L’espérance moyenne du temps de coupure relève davantage de la question de la capacité, ou non, à empêcher qu’un village soit coupé lorsqu’un arbre tombe sur la ligne.

M. Dominique Maillard. Oui. Ce critère est d’abord centré sur le fonctionnement du réseau et, s’agissant du réseau de transport, sur son maillage. Il dépend également, malgré tout, du parc de production. En effet, selon que celui-ci est composé de multiples points de production ou de gros nœuds de production, sa vulnérabilité n’est pas la même. Plus le parc de production est diffus, plus le secours local est possible, ce qui est de plus en plus le cas avec les raccordements des ENR qui s’opèrent directement sur le réseau de distribution. Ce critère, en plus d’être incompréhensible, devient de plus en plus difficile à mesurer et quantifier. Il conviendrait donc de le faire évoluer.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous évoquiez plus tôt l’existence d’une certaine continuité au-delà des alternances politiques. Jean-Louis Borloo s’est exprimé en 2008 selon les termes suivants : « Il faut que chaque région ait son autonomie énergétique. C’est la territorialisation : biomasse, solaire, photovoltaïque, marine, éolienne, chaque région doit avoir son propre plan. »

En tant que président de RTE, vous avez travaillé sur les conditions de possibilité du scénario de réduction de la part du nucléaire à 50 % voté en 2015. Quelle était votre appréciation sur la faisabilité de cet objectif ? Vous aviez alors affirmé que celui-ci était faisable. Nourrissiez-vous des doutes ? Avez-vous assorti ce scénario de conditions fortes ? Ont-elles été prises en compte, réalisées, ou non ?

M. Dominique Maillard. J’ai toujours considéré que la responsabilité de RTE résidait dans le conseil à l’égard des pouvoirs publics, des décideurs et des acteurs, et non dans la prise de décision. Notre responsabilité consistait à confirmer ou infirmer la possibilité et la faisabilité d’un scénario. Je me suis toujours gardé de me prononcer sur la pertinence des différents scénarii et je me suis tenu à émettre un avis sur les conditions à réunir pour les atteindre.

Un scénario à 50 % de nucléaire était faisable, ne serait-ce que parce que de nombreux pays se situent largement en deçà de ce plafond. La question posée n’était pas : est-ce souhaitable ? En tant que responsable de RTE, j’ai confirmé la possibilité de ce scénario, sous réserve de remplir plusieurs conditions. Au vu de la configuration du réseau français, la diminution de la puissance nucléaire et son remplacement par d’autres moyens de production concentrés n’auraient posé aucun problème, turbines à gaz ou centrales à charbon implantés aux mêmes endroits. En revanche, si l’on remplaçait ces centrales nucléaires par des centrales de plus petite taille, diffuses et réparties, il n’était pas garanti que le réseau serait strictement adapté à cette nouvelle configuration. Les conditions qui avaient pu être annexées à la faisabilité du scénario comportaient une adaptation du réseau de transport et, a fortiori, du réseau de distribution.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez dit à l’époque dans la presse qu’il s’agissait d’un « scénario tendu ». J’imagine que vous étiez préoccupé et que vous avez dû vous en ouvrir auprès des décideurs politiques. Quelle était la nature de ces échanges et quelle réponse avez-vous obtenue ?

M. Dominique Maillard. La première échéance de réduction était fixée à 2025. Le scénario était tendu au vu de la nécessité de tenir le calendrier de réalisation de nouveaux ouvrages et de nouvelles lignes, dont les délais de construction avaient pu m’alerter. Même vue de l’année 2015, l’échéance supposait de bien connaître où se trouveraient les nouveaux sites de production, d’en déduire les besoins de renforcement du réseau et de réaliser ce renforcement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous fait part de ces inquiétudes aux décideurs politiques ? Si oui, quelle était la nature de ces échanges et que vous a-t-on répondu ?

M. Dominique Maillard. Je m’en suis ouvert aussi bien par écrit qu’à l’oral. La réponse a sans doute consisté à affirmer que les moyens nécessaires seraient mis en œuvre le moment venu. J’ai dit que ce scénario serait tendu, et non pas impossible.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez évoqué les délais de mise en place de telles interconnexions. Avez-vous observé que les moyens nécessaires à l’atteinte de cet objectif étaient réfléchis et mis en œuvre ? Vos propositions ont-elles été prises en compte et intégrées ? Existait-il déjà un plan d’investissement pour y répondre ?

M. Dominique Maillard. RTE formule régulièrement des propositions d’investissement. Elles sont examinées par la commission de régulation de l’énergie (CRE) et recueillent régulièrement son approbation. S’agissant des délais, la réponse formulée a certainement consisté à affirmer qu’il faudrait sans doute simplifier les procédures administratives. Rétrospectivement, il ne me paraît pas certain qu’il était réaliste de penser que l’on parviendrait à raccourcir les délais. Ce n’est sans doute pas un hasard si deux lois sur la simplification des procédures, aussi bien sur les énergies renouvelables que sur le nucléaire, sont actuellement en discussion.

M. Francis Dubois (LR). Vous avez plus tôt répondu de façon spontanée : « S’il y avait eu deux programmes en matière de nucléaire, les deux auraient été en retard. » Pourriez-vous étayer ?

S’agissant des scénarii de RTE, vous avez souligné la nécessité d’une compatibilité entre la production, la consommation et la croissance. Un choix de mix à 100 % d’énergie renouvelable vous paraît-il crédible dans l’évolution de notre société, notamment dans la perspective du développement du véhicule électrique ?

Par ailleurs, avez-vous l’impression que les scénarii que vous proposez au politique en matière de réseau trouvent une oreille moins attentive que le discours des ONG ? Le politique, selon vous, s’oriente-t-il préférentiellement vers des choix mus par des priorités politiques ou dogmatiques au détriment de choix pragmatiques visant à sécuriser réellement notre souveraineté et notre résilience électriques et énergétiques ?

L’interconnexion sur le marché européen et les réseaux revêtent en outre un caractère particulièrement intéressant. Vous avez affirmé que l’on était en mesure de compenser les pointes de consommation d’un pays à l’autre au vu des capacités disponibles, de l’existence d’interconnexions et de la possibilité d’échanges. Les responsables politiques chercheraient-ils à nous faire craindre le noir pour nous faire conformer aux scénarii qu’ils souhaiteraient, plus qu’à la réalité des interconnexions et des productions électriques européennes ?

Les choix politiques sont aujourd’hui axés sur l’éolien et le photovoltaïque plus que sur l’hydroélectricité. Les délais ne seraient-ils pas plus courts si l’on favorisait l’hydroélectricité, et notamment les stations de transfert d’énergie par pompage (STEP), au vu des réseaux existants aujourd’hui?

Enfin, estimez-vous que la suppression de l’ARENH suffirait pour rester dans un marché européen qui permettrait ces écarts de prix et notamment ces spéculations sur des lots d’électricité ?

M. Dominique Maillard. J’ai affirmé que les deux EPR seraient sans doute en retard car les causes de celui-ci sont globalement génériques, comme les fissures décelées sur les traversées de l’enceinte. À la découverte de celles-ci, nous aurions vérifié l’autre réacteur, constaté les mêmes malfaçons et pris la même décision. Je pense que les principales raisons de ce retard sont génériques et liées à des problèmes de conception et d’ingénierie qui auraient été rencontrés simultanément. Même s’ils n’avaient été rencontrés que sur l’une des tranches, l’on se serait immédiatement préoccupé de vérifier la deuxième.

Lorsque j’étais président de RTE, nous ne nous sommes pas nécessairement penchés sur un scénario à 100 % d’énergie renouvelable, mais je pense qu’un tel scénario serait dans l’absolu difficile à tenir, sauf à disposer d’immenses capacités de stockage. En effet, la production des énergies renouvelables est liée à la météorologie. Il faut se doter d’une variable d’ajustement et je pense à ce titre qu’un scénario à 100 % est excessif. Un scénario à 60 % d’énergie renouvelable est déjà ambitieux et nécessiterait de grandes capacités de stockage.

Le rôle croissant des ONG est indéniable, que celles-ci soient strictement nationales ou internationales. Elles disposent d’une capacité d’analyse qu’il ne faut pas récuser ou négliger et surtout d’une audience médiatique qui est plus importante que celle dont jouissent les services de l’administration, voire les pouvoirs publics. La façon dont les décisions sont prises in fine échappe à ma compétence. J’établis une distinction entre les ONG qui défendent une position purement idéologique et celles qui appuient leur réflexion sur des analyses et des études, qu’il est de bon aloi de prendre en considération. Il faut toutefois sans doute être mesuré sur le poids qu’elles peuvent représenter dans les décisions finales.

S’agissant des risques sous-jacents au réseau européen, les structures de supervision de celui-ci permettent d’échanger avec les pays voisins et d’anticiper. Je pense par conséquent que les risques ont été réduits, sans pour autant être éradiqués ; nous sommes toujours à la merci d’un incident similaire à celui qui s’est produit en Allemagne en 2006, lorsqu’une ligne dans le nord du pays a été coupée sans que les pays voisins soient prévenus. L’électricité a donc cheminé autrement et a surchargé d’autres lignes qui étaient déjà en limite de capacité. De proche en proche, l’Europe de l’Ouest s’est séparée de l’Europe de l’Est. Or, le réseau était en surcapacité et a pu tenir même après son isolation, alors que le réseau ouest isolé était en déficit de production et s’est trouvé à la limite du black-out. Un tel incident de ce type, lié à un défaut de circulation de l’information, demeure inévitable, même si nous avons considérablement limité les risques.

Je nourris une très bonne opinion de l’hydroélectricité, ne serait-ce que parce qu’il s’agit du seul procédé massif de stockage de l’électricité dont nous disposons. Je suis plus pessimiste sur les possibilités d’un développement de masse de l’hydroélectricité, qui risque de se heurter à des difficultés liées à l’environnement local.

Enfin, supprimer l’ARENH ne résoudra pas tous les problèmes. Ce dispositif joue un rôle d’amortisseur de hausse, puisqu’il assure aux nouveaux entrants du marché un accès à l’électricité à un prix raisonnable et garanti. Par conséquent, ils ne sont pas contraints de s’adresser au marché européen très volatil. Selon moi, le plus dommageable dans le fonctionnement actuel du marché, c’est l’existence d’opérateurs qui sont uniquement des traders. En effet, lorsqu’ils sont obligés d’acheter le mégawattheure plus cher, ils sont tentés de le revendre aussi cher auprès de leurs clients. L’ARENH constitue un élément de modération dont il ne faudrait pas se défaire brusquement, mais dont il faudrait, à terme, envisager la dilution, de sorte à pousser ces nouveaux entrants à se doter de leurs propres moyens de production, ce qui leur garantira des kilowattheures à leur coût de production et leur permettra d’échapper à la volatilité du marché, ce qui serait une bonne chose pour le consommateur final.

M. Francis Dubois (LR). Ces acheteurs seraient-ils venus sur le marché si l’ARENH n’avait pas existé ?

M. Dominique Maillard. Je préconise à ce titre une décroissance progressive du volume maximal affecté à l’ARENH, afin de laisser le temps à ces acteurs de développer des moyens de production de substitution. Ce dispositif très confortable est exorbitant du droit commun ; je ne connais aucun autre secteur où l’on demande à un concurrent de fabriquer les produits de ses propres rivaux. L’on ne saurait faire disparaître l’ARENH brutalement, mais il convient d’amener un sevrage progressif.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le débat public sur l’énergie se cristallise quasi exclusivement autour de l’électricité. Il est vrai que les solutions de lutte contre les vulnérabilités et de protection de la souveraineté énergétique reposant sur le gaz ou le pétrole semblent plus aisées à mettre en œuvre que celles qui reposent sur l’électricité, qui est non stockable. Pour autant, il me semble que l’on se focalise beaucoup sur l’électricité car celle-ci représente un pari mono-technologique en matière de décarbonation. Elle apparaît en effet comme le bon moyen pour décarboner vite, puisqu’elle est immédiatement décarbonée dès lors qu’elle est produite à partir de nucléaire ou d’énergie renouvelable.

Ne sommes-nous pas en train de nous engager dans une impasse, qui nous conduira dans quelque temps à constater que nous serons incapables de produire les moyens de production d’électricité décarbonés nécessaires à la décarbonation de tous nos usages énergétiques ? Ne devrions-nous pas nous intéresser à d’autres manières de décarboner ?

M. Dominique Maillard. Je pense que la focalisation sur l’électricité est excessive et que le problème énergétique forme un ensemble, d’autant qu’il existe une large substituabilité entre les différentes filières, comme le démontre le développement du véhicule électrique. Si l’on souhaite appréhender la politique énergétique, y compris à travers le prisme de l’indépendance et de la souveraineté, il est indispensable de ne pas se limiter à l’électricité. Cette focalisation sur l’électricité s’explique par plusieurs facteurs, et notamment par le nucléaire, qui ne laisse pas indifférent.

Les leviers entre les mains des pouvoirs publics sont importants pour appréhender cette question, comme en témoignent les débats actuels sur la disparition de l’objectif de réduction de la part du nucléaire, la question étant de savoir s’il appartient à un texte de loi de définir une part de nucléaire ou non. En France, nous avons historiquement considéré que les pouvoirs publics bénéficiaient d’un droit de parole à ce propos, mais cela ne saurait constituer l’alpha et l’oméga d’une politique énergétique. Les conditions d’utilisation de l’électricité sont également importantes et relèvent de la problématique des économies, de la sobriété et de l’efficacité énergétiques, sur lesquelles nous avons développé un corpus législatif et réglementaire conséquent. Enfin, le volet fiscal revêt également une certaine importance au sein du secteur de l’énergie.

La politique énergétique recouvre de nombreuses dimensions à la fois économiques, physiques, technologiques, politiques et internationales. Il appartient sans doute à cette commission d’explorer celles-ci dans leur intégralité, y compris la dimension fiscale, car elles ont une incidence sur la souveraineté énergétique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les travaux que nous menons visent avant tout à faire preuve d’humilité face aux défis que nous devons affronter. Or, le sentiment global qui se dégage de certaines auditions ou de l’observation de certaines décisions passées dont les conséquences peuvent se faire jour aujourd’hui, c’est que d’aucuns ont pu manquer d’humilité face au simple fait que la volonté ne suffit parfois pas à changer des règles physiques inaliénables.

M. Dominique Maillard. L’environnement qui ceint celles-ci est également important et je pense que vous avez une contribution essentielle à apporter sur les enseignements à tirer des bonnes et mauvaises décisions qui ont pu être prises, parfois, au nom de grands sentiments.

M. Antoine Armand, rapporteur. À quelles mauvaises décisions faites-vous référence ?

M. Dominique Maillard. Je pense principalement à la loi relative à la transition énergétique de 2015, qui, selon moi, est une mauvaise loi car elle consiste en une accumulation d’objectifs. Or, l’on ne s’est à ma connaissance jamais assuré de la cohérence de ceux-ci. Certains d’entre eux sont superfétatoires. Cette loi comprend un objectif en matière de réduction des émissions de dioxyde de carbone, auquel viennent s’adosser un objectif sur l’efficacité énergétique et un objectif sur les énergies renouvelables. C’est une mauvaise loi au sens de l’efficacité, et non pas de la pertinence. La somme de ces objectifs sombre quelque peu dans l’incantation.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un juriste dirait que l’on ne cumule pas une obligation de moyens avec une obligation de résultat.

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9.   Audition de M. Jean-Louis Borloo, ancien Ministre d’État, ministre de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer, en charge des technologies vertes et des négociations sur le climat (26 janvier 2023)

M. Bruno Millienne, président. Notre commission a l’honneur d’accueillir M. Jean-Louis Borloo. Monsieur le ministre, vous avez exercé des fonctions ministérielles importantes, dont celles d’un ministre en charge d’un large secteur, comprenant notamment l’écologie et l’énergie. Dans ce domaine, votre mandat a été marqué par une initiative originale : l’organisation du Grenelle de l’environnement de 2007, qui, visant à jeter les bases d’une gouvernance environnementale, a donné lieu à la loi de programmation du 3 août 2009, dite Grenelle I, et à la loi du 12 juillet 2010, dite Grenelle II, ainsi qu’à l’élaboration d’une programmation des investissements pour l’électricité, la chaleur et le gaz.

Avec pour objectif de parvenir à l’horizon 2050 à diviser par quatre les émissions de gaz à effet de serre, l’ambition de ce projet s’est traduite par des engagements dans six secteurs, dont celui de l’énergie, mais aussi du bâtiment, des transports, de la santé, de l’agriculture et de la biodiversité, avec notamment la trame verte. Elle a également abouti à la création de différents instruments de programmation, comme le plan de rénovation énergétique de l’habitat, ainsi qu’à une programmation des investissements de production et d’approvisionnement en énergie de la France à l’horizon 2020, qui devait comporter trois volets : l’électricité, le gaz et la chaleur. La programmation pluriannuelle des investissements de production d’électricité 2009-2020 a ainsi décliné les objectifs que vous avez fixés dès 2008. Vous affirmiez alors : « notre responsabilité est de préparer et d’accompagner la France dans cette transition énergétique. Pour cela, la France doit engager un vaste programme d’équipement en énergie décarbonée. En particulier, nous devons intensifier massivement le développement des énergies renouvelables et établir le calendrier de mise en place du programme de centrales nucléaires de troisième génération lancé par le Président de la République ».

Dans le domaine qui intéresse la commission d’enquête, quatre orientations législatives peuvent être soulignées : la baisse des consommations d’énergie ; la réduction du recours aux ressources fossiles ; la multiplication par deux à l’horizon 2020 des énergies renouvelables, avec notamment un plan de relance de l’hydroélectricité ; enfin, le soutien à la recherche.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Louis Borloo prête serment.)

M. Jean-Louis Borloo, ancien Ministre d’État, ministre de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer, en charge des technologies vertes et des négociations sur le climat. Entre 2007 et 2010, la France est dotée d’un parc électronucléaire hérité des décisions de 1969, robuste, duplicable industriellement, et qui garantit une énergie d’origine nucléaire peu chère. Sa production s’élève à environ 410 TWh. Elle est soutenue par une hydroélectricité puissante – qui fournit 60 à 70 TWh –, l’énergie issue du sol et le gaz – produisant chacun 50 à 60 TWh – et un restant de biomasse. À cette époque, la réputation d’EDF est mondiale, ce qui lui permet de signer des contrats d’exploitation en Afrique du Sud ou encore en Chine.

Le dispositif français avait prévu la construction des deux premiers réacteurs pressurisés européens (EPR). La loi d’orientation sur l’énergie du 13 juillet 2005 a fourni le cadre législatif de la construction de l’EPR de Flamanville, qui avait été proposée par EDF dès 2004. Les travaux ont démarré en plein Grenelle de l’environnement, pour une mise en service prévue en 2012 et un prix annoncé à 3,5 milliards d’euros.

Il faut toutefois bien noter que le Grenelle de l’environnement réunissait cinq collèges, dont celui des ONG. Greenpeace en était un partenaire puissant ; et si l’annulation du projet d’extraction minière « Montagne d’or » en Guyane était bien une condition de participation au Grenelle des ONG, celle de la stratégie nucléaire ne l’était pas. Le décret d’autorisation de Penly a d’ailleurs été signé pendant le Grenelle, qui n’a pas donné lieu à une caricature des positions de la part des différents acteurs.

Toutefois, différentes contreparties stimulantes en ont découlé : la première était de lancer un grand plan d’énergies renouvelables. Les moyens de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) ont été considérablement renforcés, à hauteur de 1 milliard d’euros supplémentaires.

Le plan bâtiment, qui accusait un retard important, principalement vis-à-vis de la Suisse et de l’Allemagne, était tout aussi ambitieux. Il incluait le programme de rénovation thermique, notamment piloté par le monde HLM, les diagnostics énergétiques, les écoprêts à taux zéro pour les particuliers, ou encore le label écoartisan. Ce mouvement général souffrait toutefois de plusieurs difficultés. Soulignons d’abord la complexité des contrats de performance énergétique. Ils sont indispensables pour garantir un traitement global, et utiliser l’économie pour financer l’investissement. Cependant, à l’époque, ils ne concernaient pas les bâtiments publics ; mais il me semble que l’Assemblée nationale y remédie actuellement.

Enfin, un plan puissant visait les transports. Dans le cadre du plan « site propre », le Grenelle se proposait de financer 20 à 30 % des investissements des collectivités. Le canal Seine-Nord, lancé à cette période, avait pour objectif de détourner 500 000 camions des autoroutes. Le bonus-malus écologique sur les automobiles a eu un effet considérable sur les émissions de CO2 des voitures neuves. Le Grenelle a aussi prévu le lancement de trois lignes TGV afin de libérer des sillons pour le fret. Le travail de reconfiguration de la gouvernance des ports visait à créer un hinterland ferroviaire, car 88 % du tonnage de nos ports sont pris en charge par des camions. Citons enfin la création des autoroutes maritimes et ferroviaires, avec l’inauguration de la première ligne Perpignan-Luxembourg.

Pour autant, nous avions également prévu une inscription sur les recherches dans les hydroliennes et les petits réacteurs modulaires (SMR). Le grand emprunt prévoyait un investissement de 600 millions dans les SMR, et une somme similaire pour le projet de réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle (Astrid). Nous soutenions également le site d’enrichissement d’uranium de Georges Besse II.

Le dispositif français était robuste et protégeait à la fois les consommateurs et la compétitivité française. La France figurait parmi les pays les plus décarbonés des pays français. Les projets d’EPR, Astrid, George Besse II, les SMR, et les énergies renouvelables promettaient de nous doter de nouvelles capacités. L’avenir nucléaire ne dépendait pas uniquement de l’EPR – qui, s’il suscitait quelques inquiétudes relatives à sa taille, son acceptabilité ou son prix, ne faisait pas alors l’objet d’une remise en cause véritable.

Plusieurs sujets appelaient toutefois notre vigilance en matière d’indépendance. Tout d’abord, le gaz en provenance de Russie, qui transitait par l’Ukraine, avait fait l’objet de contentieux. En janvier 2009, ce gazoduc avait quasiment cessé d’être utilisé. Cette tension, qui, si elle a duré peu de temps, survenait pour la quatrième fois en cinq ans, a entraîné le soutien au troisième port méthanier français, à Dunkerque.

Par ailleurs, notre préoccupation pour l’approvisionnement en métaux stratégiques ou rares avait conduit à la création du comité pour les métaux stratégiques, qui regroupait le ministère, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), et grands industriels et opérateurs afin de réaliser une cartographie et une évaluation des besoins internes.

Enfin, nous nous inquiétions de la pression des fournisseurs alternatifs à EDF qui remettaient en cause son monopole. En outre, les prix régulés dont nous bénéficiions n’avaient été acceptés que comme une mesure transitoire et provisoire, et devaient arriver à échéance en 2010. S’ajoutait à cela un besoin de capacités supplémentaires, notamment pour les pointes, rendant nécessaire la mise à contribution des nouveaux entrants. La France, par ailleurs, soutenait depuis vingt ans la libéralisation du marché européen de l’énergie. Dans cette logique, nous étions soumis à deux instructions. La première était une procédure d’infraction au titre de la directive de 2003, soutenue par le Conseil constitutionnel qui, dans une décision de 2006, avait estimé que la France ne se conformait pas au droit européen. La seconde était une infraction pour aide d’État, qui impliquait le remboursement par le bénéficiaire pour toute la durée de l’aide. Cette situation avait provoqué des désaccords profonds au sein du Gouvernement. Le ministère de l’économie refusait de faire prendre un risque si élevé à nos industries.

Nous nous devions de conjuguer des intérêts parfois divergents, à savoir la volonté de protéger le consommateur français bénéficiant de la « rente nucléaire » tout en favorisant l’arrivée de nouveaux entrants et d’investissements marginaux complémentaires de capacités.

La commission Champsaur, composée de parlementaires de tous bords, d’ingénieurs, d’experts et de techniciens, a écarté les deux pistes que représentaient le démantèlement d’EDF et la taxation sur le parc historique au profit des alternatifs. Elle a préféré proposer l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) avec un volume plafonné à 100 TWh par an, ce qui représentait environ 20 %, de la production d’alors. Ce dispositif permettait de maintenir l’avantage pour le consommateur sur les prix. Le tarif devait être piloté en permanence, ou du moins annuellement, en intégrant plusieurs notions dans son évaluation : le financement du parc historique, le démantèlement, la maintenance, les améliorations de sécurité et le grand carénage. En contrepartie, il devait être vérifié annuellement que les nouveaux entrants investissaient dans les capacités de production.

La commission Champsaur avait suggéré un prix à 32 ou 34 euros le mégawattheure. La Commission de régulation de l’énergie (CRE) proposait un tarif à 36 ou 38 euros. À la suite du débat parlementaire, ce prix a été fixé à 40 euros, augmenté à 42 euros après l’incident de Fukushima.

Le tarif régulé est un objet hybride, qui a montré à la fois des qualités et des défauts. Provisoire, il arrivera à échéance en 2025 – cependant, il peut être modifié avant cette date.

Pendant quelques années, l’Arenh n’a pas réellement suscité de débats, car les fournisseurs alternatifs y avaient peu recours en raison des prix de l’électricité. Toutefois, les pointes du marché de gros ont rendu la situation malsaine. De surcroît, l’Arenh n’a pas permis d’augmenter les capacités des autres intervenants. Il est en tout cas certain que ce dispositif ne peut être conservé s’il n’est pas correctement piloté.

J’ajoute qu’à l’époque, l’autorité de sûreté nucléaire (ASN) était une instance qui, considérée comme un modèle, a guidé de nombreuses autres autorités de sûreté européennes. Par ailleurs, la séparation entre EDF, Enedis et RTE s’est opérée dans de bonnes conditions fonctionnelles.

Se sont ensuite succédé l’incident de Fukushima, l’arrêt de Penly et d’Astrid et la loi qui a réduit symboliquement la production du parc nucléaire. J’ai observé un faible soutien au développement du SMR. L’opinion s’est retournée, et la filière nucléaire n’a pas été choyée. Fukushima, en particulier, a représenté un véritable traumatisme.

Enfin, je souhaitais revenir sur l’entretien et le grand carénage. À l’époque déjà, le président d’EDF Henri Proglio répétait que la stratégie d’allongement de la durée de vie des centrales était inévitable. Considérant le vieillissement du parc, les travaux d’anticipation et de réparation allaient gagner en ampleur, et il deviendrait nécessaire de procéder au grand carénage – évalué alors à 30 milliards, et désormais estimé à 50 à 60 milliards.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Ma première question concerne le paquet énergie-climat et la programmation énergétique 2009-2020, que vous aviez défendus au niveau national et européen, en montrant, pour la première fois, des ambitions fortes, notamment en matière de sobriété et d’efficacité. Vous aviez même parlé de décroissance de la consommation. Pourquoi les objectifs que nous avions fixés n’ont-ils pas été atteints ?

Du fait de la force de ses installations nucléaires, la France a longtemps connu une surcapacité de production. Cette situation incitait à la consommation électrique. La France représente ainsi 50 % de la thermosensibilité dans la pointe européenne.

Comment analysez-vous l’échec de l’atteinte des objectifs, sachant que la diminution d’énergie est l’un des premiers leviers pour nous rendre moins dépendants de l’extérieur ? Est-il lié au pilotage, ou au manque de moyens déployés ? L’analyse de la Cour des comptes, notamment, donne le sentiment que nous avons opté pour un chauffage décarboné au lieu de mieux isoler les bâtiments, ce qui entraîne désormais un problème de précarité énergétique.

Les ambitions de production d’énergie renouvelable du paquet énergie-climat n’ont pas été atteintes. Nous sommes le seul État membre de l’Union européenne à ne pas avoir respecté nos objectifs en la matière.

Je souhaitais aussi revenir sur le fiasco de Flamanville. Nombre de personnalités que nous avons auditionnées nous ont confirmé qu’au démarrage du chantier, les travaux d’ingénierie et de détail étaient à peine entamés. Les études de sûreté, de référentiel d’exclusion et de rupture étaient peu – ou pas encore – engagées. Jean-Martin Folz a émis le même constat dans son rapport. Pourquoi le gouvernement auquel vous avez appartenu n’a-t-il pas demandé une remise à plat complète ?

Vous indiquiez qu’il n’était pas nécessaire de construire un troisième EPR après Flamanville et Penly. Vous avez ainsi déclaré : « la question pourrait se poser dans une logique de remplacement, si l’ASN n’autorise pas le prolongement de la durée des centrales actuelles au-delà de quarante ans », et : « la politique énergétique consistera en 2020 à privilégier les économies d’énergie et les énergies renouvelables ». Au regard de la situation de l’EPR de Flamanville, quel est maintenant votre avis sur cette question ?

Après l’incident de la centrale du Tricastin en 2008, vous avez solennellement demandé une remise à plat de l’information, de la transparence et des systèmes d’évaluation des impacts et des déchets des installations nucléaires. Considériez-vous à l’époque que les analyses n’étaient pas à la hauteur ? À la suite de cet incident, le Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire vous a remis un rapport le 7 novembre 2008 sur le suivi radio-écologique des eaux autour des installations nucléaires et sur la gestion des anciens sites d’entreposage des déchets radioactifs, que je n’ai pas réussi à me procurer. Pourriez-vous en présenter les principales conclusions et recommandations ? Ont-elles été suivies d’effets ?

D’autres incidents sont survenus par la suite. Nombre de nos concitoyens constatent que l’impact des rejets radioactifs sur la santé reste encore bien trop flou. Ces inquiétudes sont-elles légitimes ? Comment améliorer davantage encore la transparence sur cette question, majeure au regard de l’acceptabilité du nucléaire ? Considérez-vous que les impacts, la trajectoire et les enjeux économiques des déchets nucléaires sont suffisamment abordés dans les débats et concertations sur notre avenir énergétique ?

M. Jean-Louis Borloo. Le paquet climat-énergie, qui avait été préparé par les Allemands, a été adopté sous présidence française. Il s’est agi d’un très lourd investissement : en six mois, il a fallu convaincre l’ensemble des pays membres, notamment la Pologne qui disposait de ressources charbonnières conséquentes, d’accepter ce premier texte réellement engageant au niveau international.

L’action publique exige un suivi, de la constance, des évaluations et une correction des écarts en permanence. Aucune décision ne saurait engendrer des effets automatiques sur les dix prochaines années. Il est nécessaire d’adapter les dispositifs au fur et à mesure. Toutes les mesures qui avaient été décidées dans le cadre de Grenelle ont été mises en place. Le problème est celui de leur suivi.

S’agissant de la gestion thermique des bâtiments, de nombreux écoprêts ont été contractés par des particuliers. Le parc HLM a conduit la rénovation thermique. La préoccupation qui s’impose pour l’avenir est le passage de la rénovation thermique pure à la rénovation énergétique des bâtiments.

L’une des personnes que vous avez auditionnées a avancé l’idée d’un lobbying mené par EDF envers le tout électrique en raison de la surcapacité dont nous disposions. Je ne crois pas beaucoup au lobbying en matière énergétique. La décision collective s’impose à tous. Je ne pense donc pas qu’EDF ait cherché à empêcher le développement du programme d’énergies renouvelables – en témoigne la création d’une filiale d’EDF Énergies nouvelles. En revanche, il me semble intéressant de parler d’un retard culturel français, à une époque où nous disposions d’un réseau piloté, stable, peu cher et décarboné, alors que les énergies renouvelables étaient encore coûteuses et soumises à des problèmes de pilotage. Cette situation a évolué. Le retard est également lié à notre modèle énergétique et à notre climat tempéré, qui requiert moins de chauffage l’hiver et moins de climatisation l’été.

Nous entrons en tout cas dans une période où l’électricité deviendra dominante, pour des raisons d’indépendance et de baisse des émissions de CO2. Nous allons aussi redécouvrir les vertus de la géothermie et du géostockage. Au siècle dernier, Paris était chauffé de cette manière. Le Haut-Commissaire au Plan recommande dans son dernier rapport l’aménagement d’une centaine de térawatts de géostockage et de géothermie.

Enfin, l’évolution des besoins, la digitalisation, le recours aux voitures électriques, entre autres, engendreront une croissance de la demande en électricité de 40 à 50 % d’ici la mise en service des six prochains EPR. Pour y répondre, nous devrons nous appuyer sur les circuits courts, tels que la géothermie, ou encore sur les SMR. À ce titre, je me demande si nous n’avons pas laissé passer le train : comme en 1969, il serait peut-être judicieux d’accepter une licence qui ne soit pas une production française. La révolution digitale aura aussi un effet important sur l’énergie. Lorsque j’ai quitté mes responsabilités ministérielles, on comptait environ 2000 entrées sur le réseau, contre 400 à 500 000 aujourd’hui. Face à l’intermittence des énergies renouvelables, le rôle d’Enedis et de RTE dans la gestion du réseau est vital. Les problématiques liées à la cybersécurité devront également être prises en compte. La réponse s’appuiera nécessairement sur un mix entre l’énergie, l’intelligence artificielle et la digitalisation. RTE a lancé les réserves primaires, secondaires et de capacité, les procédures d’effacement, le pilotage à distance ou encore la conduite en continu. Nous ne sommes qu’aux débuts d’une révolution qui permettra de compenser l’augmentation globale de la consommation par une gestion énergétique beaucoup plus performante.

J’ai quitté mes fonctions très peu de temps après l’autorisation du démarrage de l’EPR de Flamanville. Même si j’étais resté en fonctions, je ne sais pas si j’aurais eu la sagacité de mettre en cause le design, produit par Framatome et Siemens, ou la capacité d’EDF à conduire le projet. Il faut se souvenir de l’image dont jouissait alors EDF, qui construisait des réacteurs en cinq ans – et ces derniers sont toujours en service. L’historique d’EDF plaidait largement pour ses compétences. C’est sans doute le design de l’EPR qu’il faudrait remettre en question.

De 1955 à 1969, nous avons essayé des technologies proposées par Framatome ou le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), qui se sont révélées trop sophistiquées et trop coûteuses. En pleine époque gaulliste, nous avons pourtant choisi de nous tourner vers une technologie robuste. La Chine, par exemple, vient de décider de ne plus produire d’EPR.

Concernant l’incident du Tricastin, je me souviens avoir été frappé par la difficulté d’information et de communication. Nous avions alors amélioré les conditions d’alerte et de transparence, notamment grâce à l’importante présence des ONG dans le débat.

Je n’ai pas de souvenirs suffisamment précis concernant le contenu du rapport, mais les ministres en charge de ce sujet pourront sans doute vous le fournir.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans quel état avez-vous trouvé la politique énergétique française en prenant vos fonctions, notamment en matière de gouvernance ? Pourriez-vous également nous rappeler vos attributions ? En effet, il me semble que sous le gouvernement Fillon I, le ministre d’État n’est en charge que de l’écologie ; il devient chargé de l’énergie après les élections législatives. Quelque temps après, la direction générale de l’énergie, traditionnellement au sein de l’industrie à Bercy, est rattachée au ministère de l’environnement.

M. Jean-Louis Borloo. Je ne me souviens pas de ce changement d’architecture gouvernementale. J’ai remplacé Alain Juppé à la tête du ministère. Une modification a eu lieu au bout de deux ans pour y inclure la mer et les océans ainsi que les négociations sur le climat.

Comme Jean-Marc Jancovici, j’ai la conviction qu’en menant le débat à son terme, on finit toujours par trouver un consensus. Le nucléaire, ainsi, n’a pas donné lieu à un casus belli avec les ONG lors du Grenelle. Nous ne nous engagions en effet pas en faveur d’un développement débridé du nucléaire et nous souhaitions fournir d’importants efforts en matière d’efficacité énergétique. Cependant, ces décisions requièrent un pilotage très précis.

Le ministère des finances, de l’économie et du budget est doté d’un niveau de compétences internes très puissant et élevé. Une direction générale y double quasiment chaque ministère. Bercy comprend en outre l’Agence des participations de l’État, qui suit une stratégie similaire à celle d’une banque d’affaires, puisque son rôle consiste à gérer des actifs. Ainsi, en dix ou quinze ans, l’énergie est peu à peu passée sous l’influence de Bercy, au détriment des ingénieurs du corps des Mines ou des Ponts. Je ne crois pas que ce phénomène soit lié au regroupement de l’écologie et de l’énergie dans un même ministère. En tout cas, notre pays est administré depuis Bercy, et le ministère subit une perte de puissance politique, que je n’ai pas ressentie à l’époque.

J’ajoute que le Grenelle de l’environnement et le paquet climat-énergie donnaient un poids à la parole de mon ministère, davantage, d’ailleurs, que les actions – plus réduites – que nous avons menées en faveur de la biodiversité.

Un débat en profondeur sur une stratégie à cinquante ans, par étapes de dix ans, de cinq ans, puis trimestrielles, est nécessaire. Le découpage actuel ne me paraît pas susceptible de donner la pleine puissance aux sujets de l’énergie et de l’efficacité énergétique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le candidat Nicolas Sarkozy promettait une révolution écologique. Après son élection et sa victoire aux élections législatives, vous avez été chargé de l’organisation du Grenelle de l’environnement. L’exclusion du nucléaire des débats, selon Henri Proglio, aurait été exigée par Nicolas Sarkozy pour éviter que les discussions ne restent centrées sur ce sujet en occultant les autres. En l’occurrence, le nucléaire était très peu présent dans les débats, eu égard à sa place dans le mix électrique français et à son statut d’énergie décarbonée. Quel est votre avis sur cette question ?

M. Jean-Louis Borloo. Le Grenelle de l’environnement reposait sur une démarche volontaire, acceptée, avec des règles. Des ONG représentant d’autres ONG y participaient. Il s’agissait d’un processus démocratique. Le Grenelle n’aurait pas eu lieu sans l’abandon du projet « Montagne d’or » en Guyane. Le consensus auquel nous sommes parvenus ne signifiait pas que les ONG validaient la stratégie nucléaire de la France. Le Grenelle n’a en rien consisté en un marchandage : des experts ont passé un temps considérable pour étudier chaque question de manière aussi approfondie que possible. Il me semble que l’action publique fait bien plus souvent l’objet de malentendus que de réels désaccords. En travaillant de bonne foi et en se donnant la peine d’examiner attentivement chaque sujet, des axes de progrès commun peuvent être identifiés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Plusieurs personnes auditionnées ont longuement parlé de la mise en concurrence des concessions hydroélectrique et de la situation de flottement que l’on connaît depuis lors. Nous avons ainsi l’impression que la France en a accepté le principe pour se mettre en conformité avec les engagements européens, sans avoir le souhait de les adopter en pratique. Personne ne semble en tout cas en avoir exprimé la volonté. Pourtant, en juillet 2008, vous présentez vous-même un plan pour les concessions hydrauliques, qui intègre leur mise en concurrence. Y étiez-vous favorable ? Au contraire, y avez-vous été contraint, et pensiez-vous que la France pourrait éviter de la mettre en pratique ou que nous trouverions des contournements ?

M. Jean-Louis Borloo. Les deux. Nous sommes dans un état de droit, qui doit laisser sa place à la concurrence. Il y avait en outre des contentieux. EDF ne détenait pas 100 % des concessions, mais environ 80 %. Une première bataille avait ainsi eu lieu avec la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) pour éviter un contentieux très violent.

Au fond, les avis étaient sensiblement partagés – y compris dans les territoires, car les élus locaux y voyaient aussi une source de revenus partielle. Les éventuels renouvellements soulevaient aussi des problèmes environnementaux complexes, liés par exemple au passage de poissons.

Nous souhaitions nous mettre en conformité. La pression de la Commission européenne était d’ailleurs réelle, tout autant qu’aujourd’hui. Nous avons donc préparé un décret, préparant la procédure de mise en concurrence, mais sans en déclencher aucune. Le chantier est resté en l’état. Pour être honnête, il s’agissait d’une manière de gagner du temps.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je comprends donc que vous y étiez favorable, et que vous avez tenté d’en amenuiser les conséquences les plus dommageables.

M. Jean-Louis Borloo. S’il est vrai que j’avais des convictions acquises sur l’ensemble des autres sujets sur lesquels je travaillais, s’agissant des concessions hydrauliques, les arguments des deux parties me paraissaient recevables. Nous étions préoccupés par l’idée que la mise en concurrence était inéluctable, même si elle n’était pas souhaitable. En effet, dans un état de droit, une société anonyme ne peut avoir de concessions perpétuelles. Nous voulions considérer l’ensemble des problématiques environnementales et de sécurité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel est votre sentiment général sur la concurrence sur le marché européen de l’électricité ? Comment se sont déroulés les travaux de la commission Champsaur, et que pouvez-vous nous dire sur l’Arenh et son montant ? Le tarif fixé correspondait aux calculs de vos administrations, soit 42 euros, en intégrant les impératifs post-Fukushima ; pourtant, il ne convenait pas aux responsables de l’époque et actuels d’EDF, qui lui attribuent la quasi-responsabilité des difficultés financières de l’entreprise. Par ailleurs, comment expliquez-vous qu’une option asymétrique ait été prévue ?

M. Jean-Louis Borloo. La France avait perdu des contentieux : le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel nous donnaient tort. Nous étions soumis à deux directives européennes et étions sous le coup de deux procédures en infraction.

Plusieurs solutions étaient envisagées. La première consistait à sortir du marché européen et de ne pas mettre en place de concurrence. Cette option a été sérieusement étudiée, mais la commission Champsaur, en revanche, l’a rapidement mise à l’écart, pour se pencher davantage sur le démantèlement. Ce dernier aurait induit un morcellement susceptible d’introduire de la concurrence. Une autre option reposait sur la taxation, pour permettre aux fournisseurs d’investir. En effet, l’objectif était d’augmenter la capacité et de maintenir l’avantage comparatif pour les consommateurs.

La commission Champsaur, qui regroupait des parlementaires et experts de tous bords, s’est accordée à l’unanimité sur une proposition provisoire, en insistant sur son caractère transitoire. L’Arenh devait arriver à échéance en 2025, tout en étant réévalué tous les ans. Le prix doit être fixé en tenant compte du financement du parc nucléaire français d’EDF, de son amortissement, des réparations importantes, de son démantèlement et du grand carénage.

Toutes ces données devaient donc évoluer. Or, cela n’a pas été le cas, d’abord parce que la situation a satisfait tous les acteurs durant quelques années – jusqu’à l’explosion des prix du marché de gros. J’encourage un travail sérieux, dès à présent, pour préparer 2025 : le volume de l’Arenh vient d’être étendu à 120 TWh et son prix à 46 euros. Il est incompréhensible que l’Arenh, qui représentait un véritable véhicule de sortie de crise, ait été laissé sans pilote. Il s’agissait d’une « rustine de l’instant » qui appelait à un suivi très étroit, et qui pouvait d’ailleurs être suspendue à tout instant.

 De même, rien n’empêchait de suspendre provisoirement la fixation du prix de l’électricité sur le marché européen dès mars 2022, à la suite de l’explosion des prix liée à l’agression ukrainienne. Pour vous dire la vérité, bien que je sois un européiste convaincu, je suis plus circonspect aujourd’hui sur la question du marché européen de l’énergie. La situation a en effet évolué : la France, suit une stratégie nucléaire et renouvelable, fait face à un bloc de pays dont le mix repose sur le gaz, les renouvelables, le zéro nucléaire et le lignite. Or, le marché fixe le prix de gros sur l’énergie cible d’un pays dominant. Au demeurant, le gaz a été pris en compte dans la taxonomie. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les interconnexions physiques sont possibles sans que le marché soit entièrement libre. Des interconnexions avec l’Espagne avaient d’ailleurs été aménagées bien avant la mise en place de ce marché. La fixation d’un prix commun sur des énergies dissociées, dissociables et radicalement opposées exige un pilotage particulièrement rigoureux.

Vous ne trouverez jamais un mécanisme parfait en matière d’énergie, puisqu’il s’agit de protéger le consommateur tout en assurant la concurrence ; cependant, il est certain qu’un pilotage permanent est nécessaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. La France pourrait être sujette à des amendes pour non-atteinte d’objectifs fixés de longue date. En 2008, vous disiez : « je ne crois pas que ce soit le rôle de l’Europe d’orienter le bouquet énergétique de tel ou tel État membre, même si de plus en plus de pays s’accordent pour reconnaître que le nucléaire peut jouer un rôle. Pour autant, il n’y a pas qu’une seule réponse ». L’Europe fixe des objectifs en matière d’énergies renouvelables qui ne dépendent pas du niveau d’émission de gaz à effet de serre du système énergétique national de chaque pays. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

M. Jean-Louis Borloo. Je pense que c’est une erreur. Le principe même de marché régulé par la Commission ne me paraît pas adapté. Il est vrai que la France n’a pas respecté ses objectifs. Je trouverais normal et logique d’entamer une discussion avec la Commission sur cette question pour rattraper ce retard à l’allumage.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel était l’état des discussions sur la quatrième génération de réacteurs lors de votre prise de fonctions ? La loi avait récemment ancré un objectif de travail sur la quatrième génération. En 2010 a été lancé le projet Astrid, alors même que les réacteurs de troisième génération n’avaient toujours pas été mis en service. Quel était le degré d’optimisme ou d’inquiétude sur la troisième et la quatrième génération ? Y avait-il un lien entre le développement de ces deux générations de réacteurs ?

M. Jean-Louis Borloo. Nous étions assez confiants. Notre pays accusait du retard dans certains domaines, mais pas dans celui-là, à notre sens. Le site du réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter) était par exemple installé à Cadarache. Nous investissions dans un très grand nombre de projets à la fois, sans en favoriser un plutôt qu’un autre. Le choix restait ouvert. Nous encouragions la recherche dans toutes ces expérimentations : le grand emprunt de 20 milliards est en partie venu de là. Nous avions confiance dans l’évolution technologique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons auditionné de nombreux responsables, et anciens responsables, d’EDF, qui, au-delà de l’Arenh, ont souligné la responsabilité du niveau des prix dans les difficultés financières de l’entreprise. Pierre Gadonneix, qui était en fonctions durant une partie de votre mandat, nous a indiqué avoir fait valoir auprès des autorités politiques que les prix étaient trop bas pour permettre à EDF de préparer la bonne maintenance, puis le renouvellement, de son parc et d’investir dans les différentes facettes de son activité. De quels facteurs, à votre sens, provient la forme de surdité qui a prévalu dans le dialogue entre les dirigeants d’EDF et l’État ?

M. Jean-Louis Borloo. La préoccupation d’EDF ne concernait pas le prix, le tarif, ni ses finances, qui étaient alors florissantes – rappelons le prix de Constellation ou des achats auprès des États-Unis ! Le véritable sujet d’EDF, c’était Areva : EDF estimait être, et je peux le comprendre, chef de file du nucléaire en France, tandis qu’Areva ne jouait qu’un rôle de fournisseur. Les polémiques entre les deux entreprises étaient incessantes et quotidiennes de part et d’autre. Par ailleurs, la préoccupation portait sur la sortie de Siemens du projet d’EPR, alors qu’il avait été conçu par Framatome et Siemens.

Rappelons l’épisode de Hinkley Point : il s’agissait au départ d’un investissement financier porté par un tiers, tandis que les autorités britanniques, présentes au capital, garantissaient les emprunts. EDF était alors minoritaire. La donne a changé lorsque les autorités britanniques ont cessé d’être actionnaires et de garantir les emprunts. Or, il a été décidé de porter l’investissement dans le bilan d’EDF – pour 14 milliards – et de poursuivre la construction des réacteurs. C’est ce qui avait entraîné la démission de Thomas Piquemal, directeur financier d’EDF.

S’agissant de la fixation du prix de l’Arenh, je me souviens que Daniel Paul lui-même répliquait à François Brottes qu’un tarif à 42 euros était très favorable à EDF, lors du débat parlementaire. Quinze ans plus tard, il est inimaginable de penser que les conditions de fixation de prix – l’entretien, le grand carénage et le démantèlement – n’aient pas évolué et que l’on puisse conserver un tarif identique. À l’époque, cependant, le sujet n’était pas central.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dominique Maillard, ancien directeur général de l’énergie et ancien président de RTE, identifiait plusieurs difficultés dans la loi de 2015, notamment la multiplicité d’objectifs potentiellement contradictoires. Il faisait notamment référence à la baisse des émissions de gaz à effet de serre, associée à un mix énergétique appuyé sur une répartition entre le nucléaire et les énergies renouvelables, ou encore aux effets sur la capacité à produire de l’énergie tout en promouvant l’efficacité énergétique et la sobriété. Pensez-vous que, dans cette loi ou dans d’autres, nous avons rencontré des difficultés à prioriser les objectifs ? L’opposition entre le nucléaire et les énergies renouvelables s’est-elle révélée dommageable ?

M. Jean-Louis Borloo. J’ai peu suivi les débats relatifs à cette loi. Dans ce domaine, la somme des contraintes est naturellement élevée, et elle peut entraîner des contradictions. Le développement des énergies renouvelables est financé par la facture du consommateur français – même s’il n’a pas recours à ces dernières. C’est l’une des raisons du retard à l’allumage du système français.

Par ailleurs, je tenais à rappeler la nouvelle cartographie du monde de l’énergie. Nous sommes au seuil de deux révolutions : le retour à la terre et la digitalisation pourraient ouvrir d’extraordinaires horizons. Le succès de l’initiative de RTE Ecowatt en témoigne. Par ailleurs, observons ce qui se passe au sud de l’Europe, dans le Machrek et les pays limitrophes : le Sahara occidental s’apprête à devenir le hub énergétique mondial du renouvelable. Les interconnexions existent – ce qui exigera par ailleurs d’entamer une réflexion plus large sur la géopolitique mondiale. Ne passons pas à côté de cette redistribution géographique des capacités.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Le PDG d’EDF Renouvelables nous a indiqué que l’EPR de Flamanville avait été lancé pour faire face à un risque de perte de compétences. Au contraire, les quatre représentants de fédérations syndicales que nous avons auditionnés estimaient que l’EPR était un prototype d’entraînement. Quel est votre avis à ce sujet ?

Par ailleurs, nous avons récemment appris que des entreprises françaises ont laissé 20 millions de tonnes de déchets nucléaires à l’air libre au Niger. Aviez-vous connaissance de ces faits ?

M. Jean-Louis Borloo. Je n’ai pas entendu parler de ces dépôts de déchets au Niger.

Sur l’EPR de Flamanville, j’ai rappelé la confiance totale que nous avions en EDF. Nous étions cependant déjà conscients des problématiques liées à la démographie des compétences. Je ne dirais pas, cependant, que l’EPR a été lancé pour ne pas perdre en compétences. En revanche, deux candidats s’étaient portés volontaires pour la construction de Penly : un consortium porté par GDF Suez, et EDF. Le seul argument qui justifiait de confier le projet à EDF était effectivement que face au risque de perte de compétences, il n’était pas souhaitable de développer deux entités de compétences distinctes.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Les représentants syndicaux nous ont rappelé que l’électricité doit être abordée comme un système intégré. La critique envers le marché que vous avez émise va dans le même sens – vous avez rappelé l’enjeu crucial de la pilotabilité. La séparation entre EDF, RTE et Enedis ne s’est-elle pas soldée par un bilan négatif ?

Quel bilan, en outre, tirez-vous de la privatisation d’EDF et de GDF, devenus sociétés anonymes en 2004 ?

M. Jean-Louis Borloo. EDF reste l’opérateur le plus intégré d’Europe. La séparation d’avec RTE et Enedis donne le sentiment d’une gouvernance de bonne qualité. Le système paraît répondre aux attentes. Le dialogue entre Enedis, les collectivités locales et les syndicats locaux d’électricité se déroule dans de bonnes conditions.

Je ne saurais vous en dire davantage sur GDF. Je suis convaincu que l’énergie est un sujet politique. Je ne suis pas choqué par le fait que le marché intervienne pour capter des investissements, au contraire ; mais l’énergie doit rester l’objet d’une stratégie collective. J’ai passé trois années de ma vie à monter une agence d’électrification en Afrique, et je pense que l’Europe aurait intérêt à lancer un plan d’énergie renouvelable très ambitieux pour tout ce continent. L’énergie est un sujet régalien, mais le marché peut venir l’appuyer.

M. Francis Dubois (LR). Vous avez bien décrit la posture des ONG sur le nucléaire lors du Grenelle de l’environnement. Que pensez-vous de l’influence politique actuelle des ONG au sein des cabinets ministériels ?

Pour retrouver notre souveraineté et notre résilience, les stratégies doivent s’élaborer sur le temps long, quel que soit le mix énergétique que nous choisissons. M. Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet du Premier ministre Édouard Philippe entre 2017 et 2020, nous a expliqué avoir choisi de fermer un cycle nucléaire, parce qu’il coûtait trop cher. Dans des stratégies de temps long, ces choix doivent-ils être comptables ou industriels – c’est-à-dire, quel qu’en soit le coût ?

Vous avez rappelé qu’il était important que l’Arenh soit correctement piloté. Philippe de Ladoucette nous a confirmé qu’un décret sur la réévaluation de l’Arenh était attendu en 2014. Alors que le seuil restait à 100 TWh, n’aurait-il pas été possible de diminuer cette capacité au vu de la baisse de production nucléaire ?

Vous avez dit que nous aurions dû suspendre la fixation du prix de l’électricité sur le marché européen dès mars 2022. Pourriez-vous revenir sur vos propos ?

En 2009, vous avez déclaré sur Europe 1 : « la révolution énergétique française c’est : économies d’énergie, économies d’énergie, économies d’énergie, avec un développement très puissant des énergies renouvelables ». Qu’entendiez-vous par là ?

M. Jean-Louis Borloo. Les ONG n’ont pas dit qu’elles étaient favorables au nucléaire ; mais la stratégie nucléaire arrêtée sur les deux EPR ne représentait pas un casus belli suffisant pour empêcher les ONG de participer au Grenelle. Ce n’était pas le cas de l’exploitation minière de la « Montagne d’or » en Guyane.

Vous parlez de lobbyistes. Il est crucial que l’action publique prenne en compte les opinions de l’ensemble des parties prenantes. Certaines ONG ont d’ailleurs des compétences exceptionnelles. Pour ma part, je n’ai pas le souvenir d’avoir subi la moindre pression de toute ma carrière politique.

Quel est le drame de la France ? Le Grenelle a établi 256 mesures. Nous les avons fait voter. Un comité de suivi a travaillé durant un an. Il est inscrit dans la loi ; or, où est-il ? Certaines mesures auraient sans doute dû être corrigées, réévaluées ! Notre drame, c’est le pilotage et le suivi. Il en est allé de même pour la rénovation urbaine. Le dispositif s’est tout simplement arrêté, sans le moindre débat, parce que personne n’assurait son suivi.

Monsieur le président, pourquoi ne pas lancer un débat sur le suivi des 256 mesures ? Nous avons dépensé de l’argent pour supprimer le mot Grenelle de la réglementation française, alors qu’il était devenu un terme juridique.

L’Arenh a suscité de lourds débats. Il forme une maquette qu’il faut piloter en permanence, en raison de l’évolution constante des conditions. La loi ne fixe pas un prix, mais une modalité de fixation de prix. La CRE elle-même ne fixe pas le prix : elle donne un avis, ce qui est nécessaire.

Je maintiens les propos que j’ai tenus sur Europe 1. Si nous lancions des appels d’offres aujourd’hui, nous aurions des propositions reposant sur une diminution de 90 % d’émissions de CO2 et à 75 % de dépenses énergétiques, à des coûts très inférieurs au thermique pur. Dans le secteur privé, Carrefour et Airbus l’ont fait. La consommation doit s’appuyer sur des outils d’intelligence artificielle et de digitalisation. C’est la seule solution pour faire face à l’augmentation de nos besoins énergétiques avant que ne soient mis en service les nouveaux réacteurs nucléaires. Par exemple, en Floride ou en Californie, les consommateurs ne peuvent pas recharger leur voiture électrique après dix-huit heures. La sobriété ne consiste pas à baisser le chauffage de deux degrés : la vraie révolution est devant nous.

S’agissant de la suspension de la fixation des prix de l’électricité dès mars 2022, nous devrions nous inspirer de l’Espagne et du Portugal, qui sont parvenus à le faire. Pourquoi devrions-nous plafonner le prix de notre électricité sur le prix de marché de gros européen ? Il s’agirait bien entendu d’une mesure provisoire. Nous devons garder la main sur le pilotage lorsque les crises ou de nouvelles technologies rendent l’adaptation nécessaire.

M. Francis Dubois (LR). C’est une volonté gouvernementale.

M. Jean-Louis Borloo. C’est une volonté de la nation. Les interlocuteurs sont très nombreux : ils ne se résument pas au seul gouvernement, qui doit créer le plus fort consensus possible.

M. Bruno Millienne, président. Monsieur le ministre, les échanges étaient passionnants. Merci d’avoir partagé votre expérience avec nous.

De quoi la France a-t-elle manqué en la matière ? De quels regrets pourriez-vous nous faire part ? En matière de compétences nucléaires, aurions-nous dû investir davantage dans la fusion ? Nous aurions sans doute pu combattre la culture française qui a empêché le développement des énergies renouvelables à la hauteur de vos espoirs et de ceux des Grenelles. Enfin, la souveraineté énergétique française est-elle atteignable, ou s’agit-il d’une utopie ?

M. Jean-Louis Borloo. J’ai le sentiment que personne ne nous a entravés. Tous nos choix ont été pesés. Si les mesures n’ont pas fonctionné, c’est notre faute. Nous avions la confiance du Parlement – et pas uniquement celle de la majorité présidentielle : les lois Grenelle et la rénovation urbaine ont été votées à la quasi-unanimité.

Mon immense regret est de ne pas avoir trouvé la manière de m’assurer que les comités de suivi qui se réunissaient régulièrement, tous les trimestres ou tous les mois, se soient interrompus. Il existait même des comités de pilotages et des plans : ils ont perduré dans l’indifférence générale.

Il n’y a pas davantage eu de pilote sur les énergies renouvelables. La suspension puis la remise en cause des tarifs de rachat, garantis par l’État français, en cours d’exécution des contrats, peuvent s’entendre, sauf qu’il s’agit d’activités hautement capitalistiques, et de fonds d’investissement en infrastructures. Les instabilités, dans ce domaine, sont pernicieuses.

Le sujet de votre commission est extraordinaire. Il dépasse, d’ailleurs, son intitulé même. Je suis impressionné par les propos que j’y ai entendus en suivant de précédentes auditions. Il faut toutefois se méfier des facilités : la bonne explication est rarement la plus simple à exposer. Il est sage de tenter de décortiquer et de comprendre les faits pour améliorer la situation, plutôt que de jeter l’opprobre sur tel acteur, qui, dans le contexte de l’époque, a pris une décision dont les conséquences sont ultérieurement critiquées : j’ignore ce que j’aurais moi-même fait le lendemain de Fukushima.

M. Bruno Millienne, président. Monsieur le ministre, je vous remercie. Il est important pour la commission d’enquête de prendre connaissance des mesures qui ont été prises il y a une quinzaine d’années, et des problématiques d’alors, mais également de votre point de vue sur les décisions vers lesquelles nous devrions nous orienter, non pour atteindre la souveraineté énergétique, mais pour nous doter d’une énergie plus accessible et pilotable. Il me semble à ce titre que l’introduction de l’intelligence artificielle dans ce domaine est une évidence absolue.

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10.   Audition de M. Lionel Jospin, ancien Premier Ministre (1997-2002) (31 janvier 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. La Commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France a l’honneur de recevoir aujourd’hui M. Lionel Jospin.

M. le Premier ministre, nous vous remercions d’avoir accepté de venir exposer les principaux éléments de la politique énergétique que vous avez menée entre 1997 et 2002, à l’époque où vous dirigiez le gouvernement. Cette période était caractérisée, sur le plan politique, par une troisième cohabitation, sous l’autorité du président de la République, Jacques Chirac, et par une coalition gouvernementale. Celle-ci s’est notamment manifestée par la présence dans votre gouvernement de ministres appartenant au parti Les Verts. La commission d’enquête procédera prochainement à l’audition de Mme Dominique Voynet.

Comme vous l’avez souhaité, cette audition se cantonnera à des échanges sur la politique énergétique conduite au cours de vos fonctions de Premier ministre. Je demande aux membres de la commission de bien vouloir respecter cette période.

Il m’appartient de donner quelques éléments de contexte en guise de propos introductifs. Au cours des précédentes auditions organisées par notre commission, deux événements importants ont été évoqués, la fermeture définitive de Superphénix et le sommet de Barcelone de 2002 en faveur de la libéralisation des marchés de l’électricité et du gaz.

D’autres éléments de contexte peuvent également être relevés. Ainsi, lors de la déclaration du gouvernement sur la politique énergétique organisée le 20 janvier 1997 à l’Assemblée nationale, M. Christian Pierret, Secrétaire d’État à l’industrie, a posé le principe du « ni tout, ni tout », ni tout électrique, ni tout gaz ou énergies fossiles, ni tout énergies nouvelles et exprimé la volonté gouvernementale de mieux associer le Parlement aux choix énergétiques, tout en dessinant une nouvelle perspective visant à confier à une autorité indépendante la question de la sûreté nucléaire.

Le protocole de Kyoto avait été signé en 1997, l’Allemagne s’acheminait vers la sortie du nucléaire, scellée par un accord entre le gouvernement et les électriciens sur la fermeture progressive des centrales en juin 2000.

Au 1er janvier 1999, 74 % du parc français avait entre 11 et 20 ans, 6 % entre 21 et 22 ans et 20 % moins de 10 ans. Au cours de vos fonctions, diverses études comportant différents scénarios ont été produites, émanant notamment du Commissariat général au Plan, dont la Commission énergie 2010-2020 avait exploré les « chemins d’une croissance sobre et les défis du long terme ». Mais ce sont les travaux que vous avez confiés à René Pellat, Haut-Commissaire à l’énergie atomique, en mai 1999, qui sont susceptibles de retenir l’attention de notre Commission, avec le « rapport Charpin, Dessus, Pellat ». Il s’agissait d’une étude économique prospective de la filière nucléaire, y compris le retraitement, qui abordait la question de la durée de vie des centrales à l’horizon 2050. À cet horizon, le scénario haut tablait sur une consommation de 720 TWh, alors que le scénario bas misait sur une consommation de 535 TWH, la capacité nucléaire en 2050 étant estimée, selon les scénarios, entre 33 et 85 GW, à comparer aux 63 GW disponibles en 2000. Le rapport étudiait à la fois les technologies de maîtrise de la demande d’électricité et les technologies de production électrique, de l’amont à l’aval du cycle pour ce qui concerne la filière nucléaire.

Votre audition, M. le Premier ministre, devrait ainsi nous éclairer sur les moyens dont disposait le gouvernement pour définir une stratégie énergétique.

Je crois par ailleurs utile de rappeler que François Roussely, auquel nous souhaitons une nouvelle fois rendre hommage, dirigeait EDF au cours de cette période.

Avant de vous donner la parole, Monsieur le Premier ministre, il m’appartient de vous demander, en l’application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

M. Lionel Jospin, ancien Premier ministre, prête serment.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie Monsieur le Premier ministre, je vous laisse la parole.

M. Lionel Jospin, ancien Premier ministre. Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Députés, sachez que j’ai plaisir à me retrouver devant une instance parlementaire, même si l’exercice qui nous réunit aujourd’hui est particulier. J'ai en fait vécu des années passionnantes à l'Assemblée nationale, d'abord comme député, puis au banc du gouvernement, pendant deux décennies, de 1981 à 2002, il y a deux décennies.

N'étant pas doté d’hypermnésie, la préparation de votre audition m'a conduit à redécouvrir le passé, ce qui n'a pas été déplaisant, et m'a obligé à beaucoup travailler, ce qui à mon âge est peut-être salutaire. Ne voyez dans cette dernière phrase aucune allusion au dossier des retraites sur lequel naturellement je ne m'exprimerai pas.

Avant de vous retrouver, j'ai eu des échanges avec plusieurs de mes anciens conseillers à Matignon et avec celui qui fut mon ministre de l'Industrie pendant cinq ans, Christian Pierret. Je me suis même rendu à Pierrefitte aux Archives nationales pour consulter mes fonds qui y sont déposés. J'ai fait mien le sujet de votre enquête, établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance de la France. Quant à l'exposé introductif qui m'a été demandé, vous accepterez qu'il soit centré sur la période pendant laquelle j'ai gouverné, de 1997 à 2002. À cette date, j'ai quitté la vie politique et mon expression publique est devenue rare et mesurée. À l'occasion de cette audition, je ne souhaite pas me départir de l'attitude réservée qui est désormais la mienne. En conséquence, pour ne pas me laisser entraîner sur le terrain de controverses, je ne m'exprimerai pas sur les politiques de l'énergie suivies par mes successeurs, politiques dont je ne suis pas comptable. Il en ira bien sûr différemment pour le temps où j'ai gouverné. Comme ancien Premier ministre, j'ai à répondre de la politique énergétique qui a été alors poursuivie. Comme nous étions en cohabitation, nous avons respecté les prérogatives du président de la République Jacques Chirac, en particulier dans le champ de la politique étrangère et européenne. Pour autant, l'article 20 de la Constitution s'appliquait pleinement et mon gouvernement a effectivement déterminé et conduit la politique de la Nation. Il le faisait d'ailleurs dans une relation étroite avec le Parlement en particulier avec l'Assemblée nationale, où il a toujours disposé d'une majorité, avec laquelle il dialoguait, tout en respectant l'opposition. Étant responsable de la politique alors menée, je répondrai à votre questionnement avec le souci de la transparence et dans le respect du serment que j'ai prêté. Je garderai à l'esprit l'interrogation centrale qui est la vôtre et qui a trait à la souveraineté et à l'indépendance énergétique de la France.

La maîtrise de l'énergie est depuis la révolution industrielle cruciale pour la vie des nations. Nous le constatons aujourd'hui dans le cas extrême de la guerre, quand l'agresseur russe cherche à écraser le système électrique de l'Ukraine. C'est vrai aussi en temps de paix, puisqu'il s'agit, comme nous l'avons voulu, de fournir à notre économie une énergie compétitive et à nos concitoyens une énergie abordable. Aujourd'hui selon les chiffres de 2020, la consommation française d'énergie primaire se répartit entre 40 % d’énergie nucléaire, 47 % d’énergies fossiles, charbon, pétrole, gaz naturel et 13 % d’énergies renouvelables. Or, la France ne dispose plus dans son sous-sol des énergies fossiles et de l'uranium lui permettant d'être strictement indépendante. Elle doit construire sa souveraineté, sa sécurité énergétique, pour partie par des alliances économiques et militaires mais aussi par des accords bilatéraux avec des pays producteurs d'énergie primaire. La création de votre commission vient ainsi à point nommé pour rappeler l'importance de ces données et de ces problématiques à nos concitoyens.

Je structurerai mon propos autour des trois sources d'énergie évoquées. Je traiterai du nucléaire, en premier et le plus longuement, non seulement parce qu'il semble au centre de vos préoccupations, mais aussi parce qu'il est le secteur où l'État stratège, régulateur et actionnaire industriel exerce des responsabilités majeures. Je parlerai ensuite des énergies fossiles dont nous restons dépendants. J'évoquerai enfin les énergies renouvelables dont nous espérons davantage. Dans ces trois champs, mon gouvernement a agi avec sérieux et a cherché à se montrer prévoyant. Il a été aussi guidé par la préoccupation d'apporter à nos concitoyens une énergie fiable et abordable pour tous. C'est pourquoi, avec le recul du temps, je pense pouvoir dire en réponse aux interrogations légitimes qui sont les vôtres que la politique conduite entre 1997 et 2002 n'a pas entraîné une perte de souveraineté et d'indépendance énergétique pour la France.

Dans le domaine du nucléaire, la politique de mon gouvernement s'est naturellement inscrite dans un continuum historique. Quand le monde est entré dans l'ère atomique en 1945, c'est une volonté d'indépendance qui a conduit le général de Gaulle et la IVe République à lancer un programme nucléaire. La France s'est dotée d'une arme de dissuasion et d'une filière d'enrichissement de l'uranium, d'utilisation civile, notamment pour produire de l'électricité. Le premier choc pétrolier de 1973, sous le gouvernement de Pierre Messmer puis la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, a provoqué une puissante accélération du programme nucléaire civil, visant à rendre la production d'électricité moins dépendante des approvisionnements pétroliers du Proche-Orient. Cette politique a été poursuivie, à un rythme plus modéré, en raison de l'évolution des besoins, sous les présidences de François Mitterrand. En 30 ans, de 1971 à 2002, la France s'est équipée de 58 réacteurs nucléaires. Les derniers ont été mis en service entre 1997 et 2002.

Quand nous arrivons aux responsabilités en 1997, le parc nucléaire fournit plus de 75 % de l'électricité française. Cette situation semble excellente pour l'indépendance du pays mais elle se heurte à deux difficultés. La première est technique. Les centrales nucléaires sont adaptées aux consommations dites de base, constantes, par exemple pour fournir des usines, mais elles sont moins adaptées pour les consommations de pointe, par exemple les pics de consommation par grand froid, pour lesquels il est préférable de produire de l'électricité avec de l'hydraulique ou du gaz. L'autre difficulté touche à la sécurité des approvisionnements. Idéalement, il est souhaitable de répartir les risques entre plusieurs énergies primaires. La trop grande dépendance à une seule source peut être problématique, nous l'avons vu encore tout récemment en 2022, avec l'excessive dépendance de l'Allemagne au gaz russe ou, dans une moindre mesure, avec les défaillances de soudure détectées dans certaines centrales françaises, mettant plusieurs tranches à l'arrêt et faisant craindre des coupures d'électricité dans l'hiver 2023. Heureusement, elles semblent ne pas devoir se produire.

En outre, deux changements de nature très différente vont venir perturber le système énergétique français dans les années 1980 et 1990. Le premier est le choc provoqué dans les opinions publiques par les accidents nucléaires de Three Mile Island en 1979 aux États-Unis et à Tchernobyl, dans l'Ukraine soviétique, en 1986. Une méfiance à l'égard du nucléaire s'est exprimée dans une partie de la population en France, et avec plus de force encore dans d'autres démocraties européennes. Cela a contribué à la montée en puissance du courant de l'écologie politique. Ce sera l'une des raisons de la décision allemande ultérieure d'arrêter le nucléaire après l'accident de Fukushima en 2011. L'autre changement naît d'une évolution. La construction européenne, fondée sur la libre circulation des biens et des services entre pays européens, a remis en cause le modèle industriel français de monopole qui, dans l'énergie, avait conduit aux organisations d'EDF, de la Cogema, de Framatome et du CEA. L’Acte unique européen, accepté par le président Mitterrand et le chancelier Kohl et entré en vigueur en 1987, a inclus les services publics à la française dans le processus d'intégration européenne. La négociation des directives régulant le marché intérieur de l'électricité a démarré en 1990 et a abouti à un accord en 1996, sous la présidence de Jacques Chirac.

Tel est le contexte quand les élections législatives de 1997 portent une nouvelle majorité aux responsabilités. Pendant les cinq années de mon gouvernement, le nucléaire sera une composante essentielle de la politique énergétique du pays. Nos actions dans le champ du nucléaire civil viseront donc à renforcer la filière industrielle et à lui redonner sa crédibilité dans l'opinion. Je vais énumérer brièvement ces actions.

Nous avons certes fermé Superphénix. À ceux qui ont dit que ce choix était strictement politique, je répondrais qu’en annonçant cette intention dans l'accord signé avec les Verts, nous avons informé dûment l'opinion, avant les législatives, et les électeurs ont fait leur choix. La politique, c'est aussi instaurer une relation de confiance avec les citoyens par la transparence. En outre, en démocratie dirait-on que les choix énergétiques qui engagent un pays sur des dizaines d'années sont purement techniques et non pas politiques ? Ce serait singulier. Pour autant, les raisons de la fermeture de Superphénix ont été avant tout industrielles. La technologie du surgénérateur était séduisante théoriquement. Le plutonium obtenu lors de l'utilisation de l'uranium dans les centrales classiques laissait espérer un usage comme combustible pour produire de l'électricité dans la filière du surgénérateur. En outre, la transmutation espérée des matières nucléaires semblait ouvrir une voie à l'élimination des déchets. Mais la centrale dite surgénérateur lancée à Creys-Malville en 1977 et terminée en 1987 était un échec industriel. Elle n'avait jamais fonctionné de façon stable, elle avait subi un incident sur incident et connu de longs arrêts de fonctionnement. Les technologies employées étaient risquées, puisque le sodium explose au contact de l'eau et elles n'étaient pas maîtrisées après 20 ans d'efforts. Le projet, qui devenait lourd financièrement pour EDF, ne promettait pas le succès. En revanche, les recherches sur la transmutation des déchets nucléaires ont été poursuivies par la relance du réacteur Phénix. Par ailleurs, la fermeture de Superphénix ne fragilisait pas la sécurité énergétique du pays. Notons en effet que le projet Astrid de réacteur à neutrons rapides, repris par le CEA en 2010, a été à son tour arrêté. 25 ans après notre décision, cette technologie n'a prospéré dans aucun pays occidental, ni aux États-Unis, ni au Japon qui l'avait explorée, même si elle semble avoir débouché en Russie et peut-être en Chine, dans des conditions que nous ne connaissons guère. Ainsi, solder l'échec industriel était une décision rationnelle et raisonnable qui ne portait atteinte ni à l'indépendance ni à la souveraineté énergétique du pays.

Après cette décision, que j'assume pleinement, nous avons engagé de nombreuses actions pour sécuriser la filière nucléaire française et assurer la crédibilité de l'État dans ses responsabilités de contrôle. Nous avons renforcé la filière MOX, qui permet de mélanger des oxydes de plutonium et d'uranium, pour réduire la quantité de plutonium dite sur étagère. Elle est une compétence française de pointe dans le monde et elle permet de réduire notre dépendance aux importations d'uranium. Dans la période 1997, cette technologie a été introduite dans dix tranches nucléaires supplémentaires.

Nous avons préparé l'aval du cycle. On le sait, l'une des critiques principales adressées au nucléaire est l'accumulation de déchets radioactifs. En décidant la création du laboratoire de Bure dans des terrains argileux étanches, nous avons permis d'étudier dans le détail la possibilité de stocker, de manière réversible, les déchets à haute activité et à vie longue, en limitant au maximum le risque d'exposition pour les générations futures. Nous sommes sans doute devenus le pays nucléaire le plus avancé au monde sur la question de l'aval du cycle.

Nous avons intégré sûreté nucléaire et radioprotection. En France, la sûreté nucléaire, c'est-à-dire la maîtrise des risques industriels, était assurée par des organisations solides, à la compétence reconnue. En revanche, la radioprotection, c'est-à-dire la maîtrise des risques pour la santé des populations, était sous-équipée. Elle répondait malaisément aux inquiétudes de l'opinion, nous l'avions constaté au moment de l'accident de Tchernobyl. Mon gouvernement a donc décidé de rapprocher la sûreté nucléaire et la radioprotection en réunissant les deux missions. Par la création en février 2002 de la direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, la radioprotection et l'attention portée aux risques pour la santé ont été renforcées. Nous avons ainsi redonné de la crédibilité aux autorités publiques de contrôle et plus largement à la parole de l'État.

Parallèlement, nous avons lancé la création d'une autorité de contrôle indépendante. C'était indispensable car, dans l'opinion, se répandait l'idée que les organismes de contrôle placés sous l'autorité des gouvernements pouvaient être soumis à leur influence et ne pas être suffisamment crédibles. Pour des raisons administratives diverses, cette autorité indépendante, l'autorité de sûreté nucléaire, a finalement été créée par une loi le 13 juin 2006, donc après la fin de mon gouvernement, mais c'était le prolongement de notre initiative et cette loi a été votée de manière consensuelle à l'Assemblée nationale, comme au Sénat.

Nous avons préparé la nouvelle génération des centrales nucléaires. Dans la période 1997-2002, la France arrivait à la fin d'un cycle de 30 ans de construction de centrales nucléaires. Nous avons en effet mis en service commercial de nouvelles centrales, celles de Chooz et de Civeaux et nous avons poursuivi les études nécessaires pour préparer la génération future de centrales nucléaires, des réacteurs pressurisés européens (EPR) destinés à compléter ou remplacer les premières centrales nucléaires mises en production à la fin des années 1970. Nous avons renforcé les acteurs du nucléaire comme Cogema et Framatome, en réorganisant leur actionnariat. La filière française d'enrichissement et de retraitement était un leader mondial qui exportait son savoir-faire dans plusieurs pays, notamment en Allemagne et au Japon. Elle a été un moment fragilisé par le refus du gouvernement allemand de reprendre les déchets de son industrie nucléaire retraités à la Hague. Après une négociation difficile avec le gouvernement fédéral, dans laquelle je suis personnellement intervenu avec force auprès de Gerhard Schröder, le Chancelier allemand, nous avons obtenu la reprise des transports de déchets de la France vers l'Allemagne, ce qui restaurait des marges pour l'entreposage des déchets et a redonné de la visibilité aux industriels.

Nous avons également stabilisé l'actionnariat de Framatome, après le retrait de plusieurs industriels, dont Siemens, en l'adossant à Cogema, créant ainsi un industriel public dont la taille était adaptée aux investissements à venir, même si la structure a ensuite beaucoup bougé. Nous avons correctement intégré le système électrique français dans son environnement européen, conformément aux engagements pris par deux présidents, François Mitterrand, avec l'Acte unique, et Jacques Chirac, avec l'adoption de la directive européenne 1996. Le Parlement a ainsi adopté la loi de régulation de l'électricité du 10 février 2000, dite loi Pierret, ouvrant de façon limitée le marché français à la concurrence européenne. Nous l'avons fait en renforçant le service public de l'électricité, sans fragiliser la filière nucléaire. Nous avons maintenu le monopole, dit naturel, du réseau électrique au sein d'EDF, sous le contrôle d'une autorité indépendante de régulation et nous avons ouvert à la concurrence européenne la fourniture d'électricité aux gros consommateurs industriels, et à eux seuls. En outre, cette loi a mis en place le financement du service public d'électricité, permettant à tous d'accéder à cette énergie à un coût abordable. Ce dispositif, bien calibré pour la filière française, a d'ailleurs permis à EDF d'accroître ses positions en Europe et dans le monde en tirant parti de son avantage compétitif nucléaire. Quant aux décisions de régulation critiquées aujourd'hui, aucune, et notamment pas l'obligation faite à EDF de revendre l'électricité nucléaire à prix coûtant à ses concurrents, ne date de mon gouvernement ni ne peut trouver sa cause dans des décisions prises par lui.

J'espère vous avoir montré que, pendant cinq ans, nous avons agi avec esprit de responsabilité et prévoyance pour préserver la filière nucléaire et son avenir, sans affaiblir la souveraineté et l'indépendance énergétique de notre pays.

J'évoquerais maintenant plus brièvement les énergies fossiles, charbon, pétrole, gaz naturel, et la façon dont mon gouvernement les a appréhendées. Naturellement, la réalité du réchauffement climatique était connue, même si le rythme d'accélération du phénomène et la perception collective de ces dangers étaient moins aigus. Toutefois, les énergies fossiles représentaient encore à l'époque plus de 50 % de la consommation totale de la France, avec des secteurs comme les transports où aucune solution alternative n'existait à l'époque. Notre politique a donc consisté à marier la préparation de la transition énergétique vers des énergies non carbonées et la sécurisation de nos approvisionnements en énergie fossile. Nous avons donc réduit la consommation de charbon, la source la plus importante d'émissions de carbone dans l'atmosphère, nous avons fermé les mines de Carmaux, d'Alès et de Gardanne, tout en organisant le réaménagement des sites et la formation des enfants des mineurs à de nouveaux métiers. Nous avons également fermé la centrale à charbon de Penchot. Nous avons en outre sécurisé et diversifié nos approvisionnements pétroliers et gaziers par des accords avec des pays producteurs, notamment le Venezuela, l’Angola, l’Arabie saoudite et l’Iran, en obtenant même dans ces deux derniers pays un pourcentage garanti de certaines de leurs réserves. Nous avons travaillé à la création de nouvelles routes d'enlèvement de pétrole d'Azerbaïdjan, afin d'en sécuriser l'approvisionnement. Nous avons également participé à des négociations internationales avec les pays producteurs, afin de limiter la hausse potentielle des prix du pétrole et ce à des niveaux extrêmement bas. Il est vrai que c'était dans un tout autre contexte que celui d'aujourd'hui.

Dans ce secteur, nous avons là encore cherché à renforcer les acteurs. Ainsi, nous avons accompagné la fusion entre Total et Elf en 1999, alors que le duel fratricide des deux entreprises créait le risque d'une prise de contrôle par un industriel étranger. Si Total est aujourd'hui un acteur essentiel de la sécurité de l'approvisionnement pétrolier et gazier français, mais aussi désormais une entreprise engagée dans la transition énergétique, c'est bien parce que nous avons œuvré à la création de ce champion national doté d'une grande capacité d'investissement. Ce rappel de la volonté qui a été la nôtre de sécuriser nos approvisionnements tout en préparant la transition énergétique, me conduit, pour finir, à parler des énergies non carbonées.

Cinq ans après la conférence de Rio en 1992, la deuxième grande conférence internationale sur le changement climatique a eu lieu en décembre 1997 à Kyoto. Nos délégués ont été très actifs dans la négociation. La ratification du protocole de Kyoto fut opérée par la loi du 10 juillet 2000. Tirant les leçons de cette négociation, nous avons commencé à associer étroitement les scientifiques à nos équipes de diplomates, rattrapant ainsi un retard par rapport aux structures mises en place chez nos grands partenaires. Nous avons amorcé la transformation de l'action extérieure de la France en matière de développement durable. Ces idées seront reprises et mises en œuvre par nos successeurs. La jonction et la mobilisation de ces compétences seront utiles plus tard, lorsqu'il s'agira de négocier l'accord de Paris.

Toujours à Kyoto, la France a défendu le principe d'une taxe carbone et le soutien du financement de la transition dans les pays en développement. Si la taxe carbone n'a pas abouti à cause des divergences intereuropéennes, mon gouvernement a préparé, dès après Kyoto, la mise en place du marché européen des droits d'émission, qui est aujourd'hui l'instrument principal de la politique climat de l'Union européenne. Nous l'avons fait en associant les énergéticiens et les acteurs industriels français à la préparation de ce marché. En 1997, nous avons renforcé la mission interministérielle sur l'effet de serre. Placée auprès du Premier ministre, cette structure a joué un rôle majeur pour la mise en cohérence des politiques menées dans chaque département ministériel. Elle a montré que la lutte contre le changement climatique touchait tous les secteurs, agriculture, transport, où nous avons privilégié le rail, bâtiment, aménagement du territoire, économie numérique, etc. et qu'elle devait concerner chacun. Nous avons finalisé en 2000 le premier programme national de lutte contre le changement climatique, destiné à réduire les émissions de gaz à effet de serre sur la période 2000-2010. C'est l'ancêtre du plan climat.

Toujours en 2000, nous avons lancé un grand plan d'énergie pour répondre à la hausse des prix du pétrole mais aussi dans un but de lutte contre le réchauffement. Les moyens de l’ADEME ont augmenté de plus de 50 % dans les cinq années de mon gouvernement. En outre, sur une initiative parlementaire, le Sénat et l'Assemblée nationale ont adopté à l'unanimité, le 17 février 2001, la loi qui modifie le Code de l'environnement et qui dans son article premier confère à la lutte contre l'intensification de l'effet de serre et à la prévention des risques liés au réchauffement climatique le caractère de priorité nationale. Nous avons ainsi créé l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, chargé de collecter et de diffuser des informations et de formuler des recommandations à destination du gouvernement et du Parlement.

Si j'ai déjà longuement parlé de la première des énergies non carbonées, le nucléaire, nous étions conscients, dès 1997-2002 de l'ardente obligation de faire évoluer notre système énergétique national vers une complémentarité du nucléaire et des énergies renouvelables, pour progressivement remplacer les énergies fossiles. La première de ces énergies renouvelables est bien sûr l'hydraulique. Nous avons organisé la transformation de la Compagnie nationale du Rhône en producteur d'électricité hydraulique de plein exercice, en partenariat avec un autre énergéticien français, Suez, ce qui a sécurisé et stabilisé le secteur de l'hydraulique.

La deuxième ressource est l'éolien. Il était encore à l'époque à un stade embryonnaire. Nous avons adopté en 2001 un décret volontariste conduisant EDF à acheter l'électricité éolienne à un prix sécurisé à l'avance, 0,55 € par kilowattheure pendant cinq ans, puis une rémunération décroissante sur 10 ans.

En ce qui concerne l'énergie photovoltaïque, la loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service de l'électricité a instauré un mécanisme d'obligation d'achat de la production d'électricité photovoltaïque, en vue d'intéresser les particuliers et de rentabiliser leur investissement. Plus globalement, c'est pendant la présidence française et sous son impulsion que l'Union européenne a adopté une directive fixant pour la première fois des objectifs chiffrés sur les énergies renouvelables (ENR). Sur le plan national, la loi d'aménagement et de développement durable du territoire de 1999, dite loi Voynet, a instauré les premiers exercices de prospective énergétique territoriale française. Il est vrai qu’ils ne survivront pas à l'alternance.

J'espère que cette introduction vous aura éclairés sur l'état d'esprit qui nous a animés pendant nos cinq années de responsabilité gouvernementale. Elle vous aura aussi rappelé les réalisations qui ont été les nôtres. Aujourd'hui, s'il m'est permis de nous projeter vers l'avenir, je me réjouis que la technologie prometteuse de la fusion nucléaire, dans le cadre du large projet international de recherche et d'ingénierie ITER, ait trouvé en France sa principale installation. J'y vois la reconnaissance de l'excellence française que nous nous sommes efforcés de servir. L'énergie est un secteur de l'activité humaine qui s'inscrit dans la longue durée mais où surgit parfois l'impératif de décision rapide. À ces deux échelles du temps, l'une qui implique la prévoyance, l'autre qui impose la réactivité, mon gouvernement a voulu servir le pays, œuvrer à la compétitivité de notre économie, améliorer le sort de nos concitoyens et sauvegarder la souveraineté et l'indépendance de la France.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, Monsieur le Premier ministre, pour ce propos introductif précis et pour les travaux préparatoires qu’il reflète.

Quelle est la place de la question énergétique dans les priorités de votre gouvernement entre 1997 et 2002 ?

M. Lionel Jospin. C’est une période pendant laquelle le gouvernement que je dirigeais et la majorité qui m’a constamment appuyé, ont agi sur des plans extrêmement différents. Nous nous sommes investis dans la lutte contre le chômage, qui était une priorité, dans l’élaboration de la loi sur les 35 heures, dans les emplois jeunes. Nous avons aussi agi dans les domaines sociaux et sociétaux. En même temps, l’énergie constituait pour nous le soubassement sur lequel pouvait s’appuyer l’industrie française. Nous avons donc considéré que c’était un élément essentiel de notre politique. J’ai eu la chance d’être entouré par des conseillers et des conseillères de grande qualité, dont les noms sont connus, compte tenu des responsabilités qu’ils ont exercées. J’ai également eu un très bon ministre de l’Industrie, Christian Pierret. Il était secrétaire d’État parce que je tenais à un gouvernement resserré, mais il avait une fonction pleinement ministérielle. Je crois qu’il serait disposé à venir devant votre Commission car il est plus technicien que moi sur ces sujets. Malgré le temps que j’ai consacré à la préparation de cette audition, je n’ai pas relu l’intégralité du rapport Pellat.

L’énergie était donc un sujet essentiel pour mon gouvernement. Notre première annonce sur le sujet, la fermeture de Superphénix sur laquelle je suis prêt à revenir, a peut-être été à l’origine d’un quiproquo sur la tonalité de notre politique énergétique.

La politique industrielle que nous avons menée a conduit à la stabilisation les emplois industriels pendant cinq ans, indépendamment des mesures sociales que nous avons prises. C’est en parti dû à la capacité de l’infrastructure énergétique française, que nous nous sommes efforcés de servir.

Mes ministres, notamment Christian Pierret et Dominique Voynet qui ont beaucoup dialogué, mais aussi Dominique Strauss-Kahn et celui qui lui a succédé au ministère de l’Économie, ou encore Claude Allègre, physicien, qui s’occupait de la Recherche, ont été extrêmement attentifs à l’énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au début de votre gouvernement, le protocole de Kyoto est adopté. Est-ce qu’il marque un tournant ou une poursuite de la manière dont sont appréhendés les gaz à effet de serre ? Comment le nucléaire est-il perçu dans la perspective de la lutte contre les gaz à effet de serre. À l’époque, on ne parlait pas encore de décarbonation.

M. Lionel Jospin. Je ne parlerais pas d’une rupture. Depuis la conférence de Rio, nous étions dans un processus de prise de conscience. Cependant, avoir une ministre de l’Environnement importante, qui s’est investie dans la négociation du protocole de Kyoto, a positionné la France d’une certaine façon. Comme je l’ai dit, nous avons progressivement intégré des équipes scientifiques à nos diplomates, ce qui a changé la vision de la diplomatie française sur l’environnement. La prise de conscience était moins aiguë qu’aujourd’hui, nous ne pensions pas encore que nous étions dans la phase de l’accélération.

Quant au nucléaire, c’était une énergie non carbonée, avec des problèmes de production de déchets, de sécurité. C’est une énergie qui n’est pas dangereuse tant qu’elle est sûre. Des accidents ont démontré qu’elle pouvait être dangereuse. Le nucléaire jouait un rôle essentiel même si des enceintes comme Kyoto n’étaient pas celles où cet argument pouvait être développé avec le plus de lyrisme.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous retrouvons des déclarations de cette époque dans lesquelles votre ministre de l’Environnement, Dominique Voynet, explique que le charbon peut être une énergie d’avenir pour se substituer au nucléaire considéré comme dangereux. C’est contradictoire avec la perception du nucléaire comme une énergie décarbonée.

M. Lionel Jospin. Mme Voynet aurait dû répondre à cette question avant cette audition. Je lui laisse le soin de vous apporter une réponse sur ce point quand vous l’auditionnerez. Les données sur l’énergie nucléaire restent les mêmes et les effets du chardon sur le réchauffement climatique sont avérés.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans votre propos introductif, vous avez présenté la décision de la fermeture de Superphénix comme une décision d’ordre industriel. Pourtant, des éléments font apparaître que le surgénérateur représentait un enjeu politique, puisque vous avez également précisé que sa fermeture figurait dans le programme commun. Celle-ci a également fait l’objet d’arbitrages interministériels puisque votre ministre de l’Économie et de l’Industrie, Dominique Strauss-Kahn, était favorable au maintien de Superphénix. Votre décision s’est-elle basée sur des données industrielles ou sur le nécessaire équilibre de la gauche plurielle ?

M. Lionel Jospin. C’est une erreur profonde de se focaliser sur l’influence qu’auraient exercée les Verts sur le gouvernement que j’ai conduit pendant cinq ans. Je m’adresse ici à des députés qui sont au fait des réalités politiques. Je voudrais en rappeler une essentielle, qui touche à la majorité plurielle que vous avez évoquée.

Sur les cinq partis qui composaient la majorité plurielle constituée en 1997 avec une série d’accords bilatéraux, quatre étaient favorables au nucléaire : le PS, le PC, les Radicaux de gauche et le MDC. La majorité était composée de 314 députés dont 248 socialistes, 35 communistes, 14 Radicaux de gauche, 9 MDC et 8 Verts.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ces chiffres font rêver Mme Marie-Noëlle Battistel.

M. Lionel Jospin. Nous avons le droit de rêver au passé pour préparer l’avenir, mais ne m’entraînez pas sur le terrain de la politique d’aujourd’hui.

Les Verts représentaient donc huit députés sur les 314 composant ma majorité. Si la politique que nous avons conduite avait été négative pour le secteur nucléaire français, j’aurais eu des problèmes à l’intérieur de ma majorité qui a été constamment cohérente sur les sujets de l’énergie. Les Verts n’ont en rien pesé négativement dans le domaine du nucléaire, même s’ils ne se sont pas ralliés à l’industrie nucléaire. Ils ont joué un rôle important sur la question de la sûreté, un rôle utile sur la question de l’indépendance des autorités de contrôle, même s’ils ont un peu hésité. En effet, ils se rendaient compte qu’un des effets d’une autorité de contrôle indépendante était la légitimation de ses observations et donc de la filière. Pendant un temps, ils ont sans doute été tentés de conserver la tutelle hiérarchique des ministères, à condition que celui de l’Environnement y occupe une place. Ils ont aussi contribué à aérer un secteur où les décisions technocratiques étaient l’usage, en insistant sur leur dimension démocratique pour qu’elles soient comprises par l’opinion. Enfin, ils ont été précieux sur les questions environnementales et de développement durable.

Je tiens à répondre à cette fable selon laquelle la présence d’une ministre et d’un secrétaire d’État Verts au gouvernement et de 8 députés sur plus de 300 aurait pesé négativement sur la politique énergétique de la France et en particulier sur sa politique nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons retrouvé la trace qu’un Conseil des ministres européen qui s’est tenu en 2000 à La Haye sur l’énergie et où la France aurait défendu une position défavorable au développement du nucléaire. La bataille sur la taxonomie trouve ainsi son origine à La Haye où Dominique Voynet représentait notre pays. Elle avait pour mandat de défendre le nucléaire, ce qu’elle n’a pas fait, en lien avec le ministre anglais, comme elle l’a dit publiquement.

Quelle était la nature du mandat que vous lui aviez confié à l’occasion de cette réunion ?

M. Lionel Jospin. Je comprends que vous faites allusion au mécanisme de développement propre. La vidéo dans laquelle la ministre s’exprime a été filmée après 2002. Je rappelle que sur ce mécanisme de développement propre, la France était isolée au sein de l’Union européenne. Les pays membres n’étaient pas favorables à ce que le nucléaire soit intégré dans ce mécanisme comme une énergie propre. Je pense que Mme Voynet surinterprète l’influence qu’elle a pu avoir dans ce domaine. Quoi qu’il en soit, le mécanisme de développement propre ne concernait que les pays en développement et les débats sur la taxonomie n’ont eu aucun effet sur le programme nucléaire français, contrairement à ce que vous avez suggéré.

M. le président Raphaël Schellenberger. En 2002, le sommet de Barcelone, que vous avez préparé, décide d’une nouvelle étape dans l’ouverture à la concurrence dans le domaine de l’énergie. Il constitue le fondement de la politique de libéralisation du marché. Quel bilan tirez-vous de la position française et des choix qui ont été faits à cette époque ?

M. Lionel Jospin. L’ouverture du marché de l’énergie est fondée sur une directive européenne de 1996 acceptée par le Président Chirac. La loi de 2010 transpose dans le droit français cette directive.

Dans la loi de 2000, dite « loi Pierret », nous avons transposé dans le droit français une disposition instaurant une ouverture limitée du marché, qui ne concernait que les gros consommateurs. Elle ne remettait pas en cause le service public de l’électricité, qui assure un tarif unique sur l’ensemble du territoire national, et la capacité d’investissement d’EDF n’était pas obérée.

Il n’est pas juste, sur le plan chronologique, de dire que le sommet de Barcelone est à l’origine de l’ouverture du marché. Il s’inscrit dans un processus d’ouverture progressive, avec l’élargissement aux PME, que nous nous efforçons de limiter.

Les lois de dérégulation, notamment de 2010, qui ont été votées après n’engagent en rien mon gouvernement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez dit dans votre propos liminaire que vous aviez restructuré et renforcé la filière électronucléaire, notamment avec la création d’Areva en fusionnant Cogema et Framatone. Comment avez-vous décidé d’installer Mme Lauvergeon à la tête de cet outil industriel ?

M. Lionel Jospin. En période de cohabitation, comme vous le savez, les nominations sont souvent faites par le président de la République, sur proposition du Premier ministre. J’assume parfaitement la décision de nommer Mme Lauvergeon. De la même manière, c’est en parfait accord avec Jacques Chirac que François Roussely a été nommé président d’EDF, sur ma proposition. Mme Lauvergeon était parfaitement compétente et je ne vois pas pourquoi je devrais motiver le choix du président de la République et du Premier ministre.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle feuille de route le gouvernement a-t-il confiée à Mme Lauvergeon ? Nous savons qu’une forme de concurrence s’est installée entre Areva et EDF et a déstabilisé la filière électronucléaire française. En aviez-vous conscience au moment de la nomination de Mme Lauvergeon ?

M. Lionel Jospin. Des dirigeants d’entreprise développent des politiques. Areva a pensé qu’elle était en mesure de concevoir un nouvel ensemble nucléaire. Il est vraisemblable qu’il y ait eu compétition entre EDF et Areva. Les difficultés rencontrées par Areva en Finlande n’obèrent pas celles rencontrées par EDF sur l’EPR de Flamanville. Ce sont des questions que vous devez poser à ceux qui dirigeaient les entreprises à ce moment-là. Les difficultés que vous évoquez ne résultent pas des choix de nomination de personnes qui étaient au demeurant parfaitement compétentes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le projet EPR était construit sur la base d’un partenariat fort entre la filière électronucléaire française et l’allemand Siemens. Pourquoi avoir mêlé Siemens à une filière qui était quasi exclusivement française ?

M. Lionel Jospin. Les études menées par EDF et Framatone sur un nouveau type de centrale plus efficace et plus sûre se sont poursuivies pendant la période où nous étions au gouvernement. J’ai lu sur Wikipédia que nous nous serions opposés à l’ouverture d’une centrale EDF. Pendant la période où je dirigeais le gouvernement, les études se sont poursuivies, EDF et Framatone ont travaillé sur le basic design d’un EPR sans aucune entrave.

Les études de sûreté ont été poursuivies. Je n’ai retrouvé aucune trace d’une demande d’EDF pour lancer une procédure de construction d’une centrale EPR à cette époque.

Sur Siemens, nous avons constaté un retrait progressif des Allemands, ce n’est pas nous qui avons introduit Siemens dans le projet.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au moment où vous avez pris la tête du gouvernement, il existait un projet de création d’une centrale au Carnet, en aval de Nantes. Ce projet ne verra jamais le jour. Avez-vous demandé à EDF de renoncer à ce projet, le maire de Nantes y étant opposé ?

M. Lionel Jospin. EDF n’a déposé aucune demande de création d’un EPR entre 1997 et 2002. Je n’ai lu cette information que sur Wikipédia.

M. le président Raphaël Schellenberger. Avez-vous connaissance d’autres projets de construction de réacteurs, comme ceux de Palier N4, ou de réservation d’un site ? EDF avait-elle l’ambition de réserver un site pour un développement futur ?

M. Lionel Jospin. Si cette ambition a existé, elle n’a pas été portée à ma connaissance. Vous pourrez poser cette question à Christian Pierret si vous décidez de le convoquer. François Roussely n’a jamais formulé de demande de réservation d’un site pour l’installation future d’un EPR, que ce soit de manière officielle ou officieuse. À cette période, EDF était davantage préoccupée par ses problèmes de maintenance du parc nucléaire et par son expansion internationale. Je pense qu’EDF se satisfaisait que les études soient menées, qu’elles soient accompagnées par des analyses de sûreté, pour être en mesure de lancer une procédure d’installation d’EPR le moment venu. La décision de lancement d’un EPR a été prise en 2004 et les travaux de l’EPR de Flamanville ont commencé en 2007.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci M. le Premier ministre pour votre disponibilité. Notre commission est très honorée de vous recevoir et vous remercie de la grande clarté des réponses que vous lui avez apportées.

Ma première question porte sur l’accord électoral passé en 1997 entre le parti socialiste et les Verts, puisque notre commission a pour objectif de comprendre les processus qui ont mené aux décisions prises par votre gouvernement en matière énergétique.

Le 1er mai 1997, dans un entretien à la presse, Dominique Voynet évoque comme première mesure qu’elle prendrait au sein d’un gouvernement de gauche et écologiste, la fermeture de Superphénix.

Quelle est la place, pour les Verts, de la fermeture de Superphénix au moment de la négociation de l’accord politique avec le parti socialiste ? Est-ce un point non négociable ?

M. Lionel Jospin. Je n’en ai aucune idée, dans la mesure où je n’ai pas mené ces négociations qui ont été conduites par Pierre Moscovici. Le PS travaillait sur ces questions avec un groupe d’experts qui suivaient les problèmes énergétiques et les questions scientifiques. Au-delà de ce que nous avons découvert et mis en œuvre quand nous étions au gouvernement, nous ne voyions pas d’avenir industriel prospère au surgénérateur. J’ajoute qu’aucun ministre, même de l’environnement et Mme Voynet ne l’était pas encore, n’avait la capacité de fermer Superphénix. C’est une décision qui ne pouvait être prise que par le gouvernement lui-même et par le Premier ministre.

L’analyse que j’ai faite avec mes conseillers, avec Dominique Strauss-Kahn, Claude Allègre, Martine Aubry pour les questions de sûreté et Christian Pierret, m’a conduit à penser que cette filière ne pourrait pas prospérer. Elle n’a d’ailleurs pas prospéré depuis.

Je ne sais pas exactement dans quels termes vous posez le problème mais je rappelle que nous pouvions aller aux élections législatives sans accord avec les Verts. Je me suis réjoui de la conclusion d’un accord avec ce parti mais à aucun moment l’abandon de Superphénix a été une condition de la signature de cet accord qui ne nous gênait pas. Par ailleurs, il prévoit un moratoire sur le MOX. Or, mon gouvernement a moxé dix nouvelles tranches nucléaires, avec l’accord de Dominique Voynet. Cet accord n’a pas posé de problème aux autres composantes de la majorité plurielle et n’a pas entravé l’action gouvernementale. Il ne faut donc pas accorder à des décisions politiques plus de poids qu’elles n’en ont.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous remercie et je note que la fermeture de Superphénix n’était pas une condition indispensable à un accord entre le parti socialiste et les Verts.

M. Lionel Jospin. J’ai dit que ce sujet n’était pas pour nous un point fondamental.

M. Antoine Armand, rapporteur. Est-ce que pour les Verts, Superphénix constituait un point dur de la négociation de l’accord politique avec le parti socialiste ?

M. Lionel Jospin. Je ne peux pas m’exprimer au nom des Verts. À partir du moment où nous étions d’accord pour prendre cette position, nous l’avons annoncée publiquement. Le débat s’est poursuivi au sein du gouvernement, non pas sur la décision qui avait été prise et annoncée, notamment dans ma déclaration de politique générale, mais sur le délai dans lequel elle serait appliquée.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je dois, M. le Premier ministre, vous exprimer mon désarroi. La décision de fermer Superphénix figure dans un accord politique entre le PS et les Verts. Vous dites que la direction du parti socialiste a suivi ce sujet de près. Vous avez également indiqué que vous aviez décidé de fermer Superphénix pour des raisons industrielles. Or, le second tour des élections législatives s’est tenu le 1er juin 1997. Le 17 juin 1997, vous annoncez, dans votre déclaration de politique générale, la fermeture du surgénérateur. Vous êtes, M. le Premier ministre, la quarante-septième personnalité que nous auditionnons. Pour l’ensemble des personnes que nous avons interrogées, à l’exception de Mme Lepage, la fermeture de Superphénix n’avait pas de fondements industriels.

Comment, en 16 jours, avez-vous pu, avec l’ensemble des administrations et des entreprises concernées, prendre une telle décision sur un fondement industriel, qui ne semble pas évident pour la quasi-totalité des personnes que nous avons interrogées ?

M. Lionel Jospin. Vous pensez que les personnes qui ont exprimé ce point de vue sont convaincues que cette filière existerait et produirait de l’électricité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pas du tout.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Je ne suis pas d’accord sur le résumé des auditions effectué par le rapporteur.

M. Antoine Armand, rapporteur. Mme Laernoes, vous aurez la parole tout à l’heure.

M. Lionel Jospin. Je dois conclure, qu’à une exception, toutes les personnes que vous avez auditionnées considèrent que le surgénérateur de Creys-Malville fournirait de l’électricité en France. Est-ce votre opinion ?

M. Antoine Armand, rapporteur. En tant que rapporteur de la Commission, je rendrai un rapport dans lequel je donnerai mon opinion. Ce n’est pas la question que je vous ai posée. Je vous ai posé une question très simple. Sur quels fondements industriels avez-vous pris la décision de fermer Superphénix ? Si certains membres de la Commission ne sont pas d’accord avec ce que j’ai retenu des auditions, ils pourront l’exprimer. À l’exception de Mme Lepage, toutes les personnes que nous avons interrogées ont estimé que la fermeture de Superphénix ne se justifiait pas. Je joue mon rôle de rapporteur en confrontant les différents points de vue. Qui avez-vous reçu, quels conseils vous ont donné les administrations, sur la base du fonctionnement industriel de Superphénix, qui était un projet de recherche ? Quelles sont les raisons techniques qui ont présidé à ce choix ?

M. Lionel Jospin. Il y a une mauvaise habitude dans certains milieux français consistant à penser qu’un projet arrêté, sur lequel il est difficile de porter un véritable jugement, aurait été la solution miracle. C’est la tonalité de « l’enquête » publiée par le Point sur ce sujet qui affirme que le surgénérateur était la filière miracle. Je ne tomberais pas dans cette analyse. L’équipe autour de moi était parfaitement en mesure d’examiner, en deux semaines, les éléments scientifiques et techniques concernant cette filière.

Par ailleurs, cette filière dont le développement a été chaotique, comme le rappelle l’article du Point, débouchait sur des arrêts constants, représentait un coût financier considérable pour EDF et les développements ultérieurs n’ont pas prouvé, dans les pays développés qui font preuve de transparence contrairement à la Russie, qu’elle pouvait prospérer.

La mise en œuvre de la décision a pris plusieurs mois. J’avais auprès de moi un certain nombre d’hommes et de femmes d’une grande qualité et des ministres parfaitement capables d’évaluer la situation entre ma nomination et ma déclaration de politique générale.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourquoi ne pas avoir consulté le Parlement sur une décision aussi importante pour notre filière nucléaire ?

M. Lionel Jospin. Je n’ai pas consulté le Parlement pour engager les 35 heures, j’ai débattu avec le Parlement. Je vous rappelle qu’à l’époque où je gouvernais, la vie politique se déroulait au Parlement, entre le Premier ministre et les groupes parlementaires, de la majorité comme de l’opposition. Pendant les cinq ans de mon gouvernement, la scène centrale de la vie politique française était le Parlement. Je suis certainement le Premier ministre qui a le plus, non pas consulté le Parlement, mais engagé des débats avec le Parlement, à partir des fondements qui articulaient la politique de la majorité et des critiques ou des controverses engagées par l’opposition.

Je n’avais pas à consulter le Parlement sur une décision relevant du pouvoir exécutif.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ma prochaine question porte sur le futur EPR. Elle est issue d’un entretien entre Mme Voynet et un conseiller. Vous avez rappelé qu’EDF ne vous avait pas soumis de proposition formelle pour la construction d’un EPR. Ce conseiller dit que Mme Voynet était très opposée à la construction d’un EPR et aurait menacé de démissionner si vous autorisiez cette construction. Il ajoute que vous vouliez qu’elle reste au gouvernement, que vous l’estimiez en tant que ministre, que vous n’aviez pas d’avis sur l’EPR et que vous avez suivi celui de Mme Voynet.

Quand s’est posée la question de la relance de la filière nucléaire, les Verts ont-ils mis leur poids politique dans la balance et menacé de démissionner ?

M. Lionel Jospin. Vous relatez un échange qui a eu lieu entre un conseiller et sa ministre.

M. Antoine Armand, rapporteur. Non, c’est un conseiller qui relate des échanges entre vous et la ministre.

M. Lionel Jospin. Comment un conseiller peut-il relater un tel échange ?

M. Antoine Armand, rapporteur. Si cet échange n’a jamais eu lieu, vous pouvez le dire. Au-delà de savoir si ce sont des propos exacts, sont-ils représentatifs des échanges que vous avez pu avoir avec Mme Voynet sur les questions nucléaires ? Au sein de votre gouvernement, l’option antinucléaire portée par les Verts était-elle suffisamment forte pour qu’ils mettent en balance leur démission au moment où ce type de décision était à l’étude ?

M. Lionel Jospin. M. le rapporteur, je pensais avoir fait justice de cette vision de la situation dans mon intervention. Est-ce que je dois vous rappeler qu’il y avait 8 députés Verts dans une majorité qui en comportait plus de 300 ? Vous laissez entendre que le poids des Verts m’aurait conduit à mener une politique antinucléaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je relate simplement des propos M. le Premier ministre.

M. Lionel Jospin. Vous avez fait votre propre commentaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Absolument pas !

M. Lionel Jospin. Le poids relatif des Verts dans la majorité plurielle était ce que j’ai déjà décrit. Il y avait 4 partis favorables au nucléaire, qui auraient été opposés à une politique antinucléaire. Je pensais avoir été clair. Ce ne sont pas les propos supposés entre un conseiller et sa ministre qui sont de nature à changer la nature de la situation.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous remercie. Vous avez mentionné deux limites au nucléaire : la sécurité d’approvisionnement, avec l’idée de diversifier le mix électrique, et celle des pointes. Vous avez dit que le nucléaire, contrairement à d’autres sources d’énergie, ne permettait pas de passer les périodes de pointe. Je ne comprends pas pourquoi le nucléaire ne pourrait pas être activé en pointe de consommation.

M. Lionel Jospin. Je rappelle que je ne suis pas un technicien du nucléaire, que je ne suis pas ingénieur des Mines, même si j’ai été amené à travailler récemment sur ces questions pour préparer cette audition. D’après ce qui m’a été dit, la plupart des autres pays nucléaires utilisent peu cette énergie pour faire face aux périodes de pointe et préfèrent avoir recours à d’autres sources d’énergie. Les centrales nucléaires ont en principe des programmations relativement longues et les utiliser en période de pointe ne permet pas d’optimiser leur fonctionnement. Il est préférable d’utiliser d’autres sources d’énergie dans ce contexte.

M. Antoine Armand, rapporteur. Sur le projet de stockage des déchets nucléaires à Bure, pouvez-vous nous dire comment s’est déroulée la prise de décision au sein de votre gouvernement ? Avez-vous été confronté à des oppositions ?

M. Lionel Jospin. Quand nous avons abordé cette question, nous l’avons fait dans l’esprit de garder ouvertes plusieurs options. Je ne me souviens pas de difficultés au sein du gouvernement. En revanche, les rapports avec les collectivités locales et les élus ont été difficiles. Leur degré d’acceptation nous a beaucoup occupés. Nous avons été heureux d’aboutir à un projet à Bure dans la Meuse.

À l’intérieur du gouvernement, le ministre de l’Éducation nationale et de la Recherche, Claude Allègre, était très favorable à entreposer les déchets en surface, considérant que cette solution était celle offrant la meilleure réversibilité, même si le projet est conçu pour que l’entreposage en profondeur soit réversible. Je souligne que ce projet est toujours au stade de l’expérimentation et que le site n’accueille pas encore de déchets en nombre. La position de Claude Allègre était valable mais discutable du point de vue de la sécurité internationale, les déchets étant plus facilement accessibles. Finalement, le choix d’enfouir les déchets à Bure a emporté l’adhésion du gouvernement.

M. Antoine Armand, rapporteur. En 2000, vous avez commandé à Jean-Michel Charpin, Commissaire au Plan, Benjamin Dessus, directeur au CNRS, et René Pellat, Haut-commissaire à l'Énergie atomique un rapport sur les options énergétiques du pays, avec deux scénarios qui ne sont pas sans faire penser à l’exercice mené récemment par RTE. Le premier est un scénario de forte consommation, à plus de 700 TWh, le second un scénario de faible consommation autour de 500 TWh.

Quelle était votre vision de la politique énergétique à développer pour atteindre pas seulement les prévisions de consommation mais les objectifs que le pays pouvait se donner en termes de consommation d’électricité pour poursuivre la réindustrialisation du pays ?

Certaines des personnes que nous avons reçues ont parlé d’illusion surcapacitaire, d’autres ont considéré que la France exportait trop d’électricité et qu’il n’était pas utile d’en produire davantage. Quelles étaient vos réflexions prospectives à 20 ou 30 ans pour combler le potentiel besoin de production électrique ou d’énergie décarbonée ?

M. Lionel Jospin. Plusieurs gouvernements, avant et après le mien, ont estimé qu’il y avait eu, en raison de la réaction puissante au choc pétrolier de 1973, une surestimation de ce que seraient les taux de croissance économique dans le monde et en Europe et donc le niveau de consommation d’électricité ou d’énergie par l’industrie et les transports. Ils ont estimé que la France disposait de capacités suffisantes. Certains gouvernements, avant et après le mien, ont même évoqué la nécessité de faire baisser le pourcentage du nucléaire dans la production électrique française.

Je n’ai jamais fait de déclaration disant que le nucléaire devait être ramené à tel ou tel pourcentage, je ne me suis jamais exprimé sur ce sujet. Mon approche était de poursuivre le développement du nucléaire. Nous arrivions à la fin du cycle des centrales construites à partir de la fin des années 1970 et nous pensions que l’EPR prendrait la suite, même s’il était au stade des études. Nous espérions aussi développer davantage les énergies renouvelables.

Je ne me souviens pas d’un moment où j’aurais défini ce que devaient être l’équilibre et le degré de développement de l’énergie française sur les trente prochaines années.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Pendant votre mandat, vous avez été amené à faire des choix pour renforcer la souveraineté énergétique du pays. Je vous interrogerai sur ces choix qui m’interrogent. Auparavant, je souhaite revenir sur l’échange que vous avez eu avec le rapporteur sur Superphénix car j’estime qu’il subsiste une grande confusion. Vous avez dit que le programme politique négocié avec les Verts avait été arbitré par M. Moscovici. Pourtant, dans votre introduction, vous avez affirmé que le sujet de Superphénix avait été soumis à l’arbitrage des Français. Je ne comprends pas comment, en tant que chef de cette coalition, vous pouvez considérer que vous n’avez pas arbitré mais que les Français l’ont fait.

Par ailleurs, je ne pense pas que Superphénix ait été au cœur de l’élection de 1997 qui portait surtout sur les réformes sociales engagées par Alain Juppé. Vous n’avez pas clairement répondu sur la fermeture de Superphénix et je viens en support du rapporteur. L’ensemble des physiciens du nucléaire ont affirmé que le surgénérateur n’était pas un échec industriel ni technologique. C’était un prototype industriel, donc affirmer qu’il devait être fermé à cause de son parcours chaotique, c’est aberrant d’un point de vue d’ingénierie. Par définition, un prototype est chaotique. Plus on avance dans l’expérimentation d’un prototype, plus la production est assurée et plus les défauts techniques sont corrigés. Vous avez annoncé sa fermeture au moment où sa production d’électricité est à son maximum, avec un taux de charge de 35 %.

Vous dites également que le surgénérateur était une aberration financière. Par définition, l’ensemble des coûts d’investissement étaient réalisés au moment de votre décision, soit 35 milliards de francs. J’ajoute que sa fermeture, de mémoire, coûtera entre 10 et 16 milliards de francs à EDF. Avec un taux de charge de 35 %, il était possible de dégager sur 40 ans entre 300 et 400 millions de francs. Votre décision n’obéit donc pas à des considérations financières, je ne comprends pas comment vous avez rendu cet arbitrage dans le délai évoqué par le rapporteur sans tenir compte de considérations politiques. Cette décision représente un coût pour la société de 10 milliards d’euros.

De la même façon, vous dites que les sociétés occidentales n’ont pas poursuivi leurs expérimentations dans cette quatrième filière. J’y vois deux incohérences. Vous avez dit qu’après les accidents nucléaires aux États-Unis et à Tchernobyl, avec des conséquences sur les opinions publiques occidentales, nous avions assisté à une fermeture du nucléaire. Entre les années 1990 et aujourd’hui, nonobstant l’EPR dont le design était fixé, il n’y a eu aucune percée technologique. Toutes les démocraties occidentales se sont malheureusement retirées de l’expérimentation industrielle de nouvelles filières nucléaires de 4e génération. Les dictatures que vous avez citées ont malheureusement repris notre avance. Vous semblez oublier que la France disposait d’une avance inédite parmi les démocraties occidentales. Si aucun autre pays n’a pris le relais de la France, c’est parce que notre pays disposait d’une réelle avance. Vous avez évoqué le Japon mais la recherche japonaise sur la quatrième génération dépendait du projet français. On ne peut donc pas reprocher au Japon de ne pas avoir poursuivi les recherches puisque nous l’avons lâché.

Je ne comprends pas non plus quand vous dites que cette filière n’a pas prospéré alors que, dans le même temps, vous considérez qu’elle aurait dû prospérer avec le réacteur Astrid dont vous semblez regretter l’abandon.

Votre gouvernement a pris de nombreuses décisions de politique industrielle, notamment avec le début du démantèlement du conglomérat Alcatel Alstom. Avez-vous eu à connaître de la privatisation de 52 % de son capital en, je crois, 1998 ou 1999 ? En 1999, Alstom a décidé de vendre à General Electric ses turbines produites à Belfort et a rencontré des difficultés avec ABB (ASEA Brown Boveri). Êtes-vous intervenu dans les décisions prises par Alstom ou ont-elles été prises sans votre consentement ?

De la même manière, en 2000, Framatone a vendu à General Electric les activités Thermodyn du Creusot, qui sont essentielles pour le nucléaire et pour la flotte militaire et dont une partie de l’usine est sous secret-défense. Avez-vous eu à connaître de cette décision favorable aux Américains ?

Dans le secteur pétrolier et gazier, vous avez mentionné le rapprochement entre Elf et Total. Pourquoi avez-vous renoncé à mettre en place un mécanisme d’actionnariat populaire ou à prendre une participation importante de l’État dans ce qui deviendra Total ?

Vous avez parlé d’un certain nombre de contrats pétroliers susceptibles de renforcer notre souveraineté avec l’Iran, l’Arabie saoudite et le Venezuela. Considérez-vous que notre souveraineté soit renforcée en mettant notre destin dans les mains de régimes autoritaires ?

Enfin, sur la conférence de Kyoto, pourquoi avez-vous choisi comme date de référence 1990, qui est une date défavorable à la France parce que les efforts de décarbonation de notre électricité se déroulent au cours des années quatre-vingt alors que d’autres pays, notamment l’Allemagne avec l’intégration de l’Allemagne de l’Est, rencontrent des difficultés pour décarboner. Il aurait sans doute été plus juste pour France d’intégrer dans le protocole de Kyoto ses efforts de décarbonation.

M. Lionel Jospin. M’autorisez-vous à poser une question à M. le Député ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous en prie M. le Premier ministre.

M. Lionel Jospin. Pensez-vous que la filière Superphénix, si le prototype de Creys-Malville n’avait pas été arrêté, aurait débouché ? Quelle est votre conviction ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je ne sais pas, M. le Premier ministre, si vous posez une vraie question ou une question rhétorique. Je laisse M. Tanguy réagir s’il le souhaite.

M. Lionel Jospin. Pourquoi parlez-vous de rhétorique ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous faisons, M. le Premier ministre, de la politique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne suis ni ingénier ni physicien mais je pense que ce projet aurait permis à la science et à la technique d’avancer. Elles peuvent aussi progresser par l’échec et je considère que tout projet de recherche appliquée présente un intérêt quand il est suivi sur plusieurs années. Il existe de nombreux progrès en physique qui sont nés d’incidents ou de hasards, notamment au CERN. Un prototype peut fournir des résultats imprévus et il est certain qu’une filière ne peut pas naître quand elle est arrêtée.

M. Lionel Jospin. Dans le domaine de la science, je suis prêt à vous entendre. Superphénix était à la fois un prototype de recherche et à visée industrielle, dont le coût était considérable. S’il avait été uniquement dans le champ de la recherche, les recherches auraient été poursuivies comme elles le sont avec ITER sur la fusion. Nous ne savons pas si ITER aboutira en 2035 ou en 2045. De nombreux pays acceptent de dépenser des sommes importantes dans une technologie future et dans une recherche qui est d’abord fondamentale.

Superphénix était une centrale et non seulement un prototype de laboratoire. Les coûts financiers pour EDF étaient considérables et ce prototype n’a pas été pensé avec les industriels, tout en devenant une centrale qui avait des objectifs industriels.

J’ajoute que vos critiques seraient plus recevables si cette filière avait prospéré dans d’autres pays. Vous dites que les États-Unis et le Japon ont arrêté leurs propres recherches à cause de la décision française mais les États-Unis disposaient de tous moyens pour développer cette technologie. Tous ceux qui m’ont conseillé sur ces questions m’ont assuré que les recherches dans le domaine du nucléaire ne portaient pas sur cette filière. Quant à la Russie et à la Chine, nous ne savons pas dans quelles conditions ils ont développé leur propre surgénérateur car ce sont des régimes opaques. Par ailleurs, un grand expert, que j’ai rencontré il y a peu de temps, m’a dit que les Russes travaillaient sur toutes les filières et qu’ils n'étaient pas passés à l’échelon industriel pour le surgénérateur, ce qui le faisait douter des résultats de cette technologie.

Je considère donc que les fondements sur lesquels nous avons pris notre décision sont aujourd’hui toujours valides.

Je n’ai à aucun moment regretté l’abandon d’Astrid, j’ai dit qu’Astrid, relancé en 2010 avait été abandonné mais je n’ai émis aucun commentaire sur ce sujet. Je le voyais comme un argument à l’appui de ma thèse.

À propos de la négociation avec les Verts, vous avez levé une ambiguïté. Si je n’ai pas participé aux discussions qui ont été conduites par Pierre Moscovici, j’ai été pleinement associé au résultat et je l’ai approuvé. Je n’ai pas à vous rappeler ce que sont les discussions politiques qui ont porté sur l’énergie, les 35 heures, les sièges, etc. et nous avons soumis aux Français un ensemble de propositions.

Vous avez dit que Superphénix n’était pas au cœur des préoccupations des Français. C’est vrai et ce sujet n’était pas non plus au cœur de nos propres préoccupations au moment de la négociation de l’accord politique.

Sur le démantèlement d’Alstom, je me tourne vers le président et vers le rapporteur. C’est la première fois que je suis interrogé par une Commission d’enquête mais si vous voulez poser des questions techniques à d’anciens Premiers Ministres ou Présidents de la République, je vous invite à les transmettre au préalable pour obtenir des réponses précises, sauf si ces questions ont pour objectif de les embarrasser.

Je ne suis pas un technicien du nucléaire, je n’ai pas été ministre de l’Industrie, je n’ai pas été formé à l’École des Mines. J’ai gouverné un pays pendant cinq ans, de façon relativement efficace et en tout cas honorable. J’ai eu à rendre des arbitrages, j’ai beaucoup travaillé avec mes très bonnes équipes, je me suis imprégné de beaucoup d’éléments mais je ne suis pas en mesure de répondre plus de vingt ans après de façon précise à une question technique, sauf si elle m’a été soumise à l’avance.

Je suis aussi un de vos pairs, c’est-à-dire un ancien homme politique, un ancien élu du peuple et un ancien responsable d’État. Sur ce terrain, j’ai un certain nombre de choses à dire et mon objectif est de vous éclairer sur les motifs de nos choix et sur les actions que nous avons menées.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Merci beaucoup, M. le Premier ministre, pour toutes les informations très précises que vous nous avez apportées et qui témoignent d’une grande mémoire des événements et d’un gros travail de préparation.

Je retiens de la période 1997-2002 plusieurs éléments positifs puisque cette Commission d’enquête a pour objectif de mettre en lumière ce qui a conduit à la perte de souveraineté énergétique de la France mais aussi de dire ce qui a pu la conforter.

Je souligne que vous avez, au cours de votre mandat, renforcé et centralisé les administrations chargées du contrôle des installations nucléaires, avec la création, en 2002, de la Direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, qui a repris les activités de la Direction de la sûreté des installations nucléaires, du bureau des rayonnements de la Direction générale de la santé, d’une partie de celles de l’Office de protection contre les rayonnements ionisants et de la Commission interministérielle des radioéléments artificiels, préfigurant la création de l’ASN, devenue autorité administrative indépendante en 2006. L’ASN est extrêmement précieuse dans le suivi de nos installations et nous nous reposons sur elle pour l’ensemble des décisions concernant la filière. Elle crée aussi la confiance que nous avons dans le nucléaire français. Cette démarche a aussi permis de mettre en place un contrôle indépendant d’EDF, en attendant qu’il soit indépendant du pouvoir politique, dont nous mesurons l’importance dans le contexte de la réflexion autour d’un nouveau programme d’EPR, du grand carénage ou de la prolongation au-delà de 50 ans de la vie des centrales et du suivi des cas de corrosion sous contrainte.

Sur la question de l’absence de lancement de nouveaux projets de construction de réacteur sous votre gouvernement, vous avez souvent répondu qu’à la fin de votre mandat, le réacteur le plus ancien, Fessenheim, n’avait que 24 ans et que la question du remplacement des centrales n’était pas encore posée. Pour autant, vous avez poursuivi les études sur le programme EPR et vous avez assumé plusieurs fois, au cours de cette audition, l’abandon du programme Superphénix, au regard de choix politiques mais aussi en vous appuyant sur l’immaturité des technologies mises en œuvre et leur non-viabilité économique. J’ajoute que l’abandon d’Astrid en 2019 valide a posteriori votre analyse et vous donne raison.

Je n’ai pas les mêmes souvenirs que le rapporteur quand il dit que toutes les personnes que nous avons auditionnées considèrent que l’arrêt de Superphénix repose uniquement sur des motivations politiques. Celles qui l’ont affirmé n’ont pas écarté l’existence d’éléments industriels. Cependant, je n’ai pas assisté à toutes les auditions.

Vous avez également initié, de manière assez pionnière, un plan de développement des énergies renouvelables, avec l’adoption du programme national de lutte contre l’effet de serre qui fixait un objectif de 3 000 MW en électricité éolienne. Qu’est-ce qui vous a poussé dans cette direction ? Avez-vous imaginé, que près de 25 ans plus tard, l’Assemblée nationale voterait un texte d’accélération des énergies renouvelables ?

Enfin, c’est sous votre gouvernement que le décret obligeant les distributeurs d’électricité à acheter l’électricité produite à partir d’énergies renouvelables pour toutes les installations d’une puissance inférieure à 12 MW a été publié. Ce mécanisme a depuis évolué, à travers différents textes, notamment la loi de transition énergétique pour la croissance verte. Il a permis de conforter les installations d’énergies renouvelables et contribue aux recettes de l’État, payant ainsi une partie du bouclier tarifaire. Il participe aussi de la souveraineté énergétique de la France.

Vous avez évoqué à plusieurs reprises votre souci de ne pas mettre EDF en danger sur le plan financier pour que l’entreprise ait la capacité de maintenir notre souveraineté énergétique et de contribuer à la péréquation tarifaire.

Vous avez indiqué que la directive européenne sur l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie n’avait été transposée en droit français qu’en 2010. Ce sujet a-t-il été évoqué pendant votre mandat et avez-vous été tenté de prendre cette direction ?

M. Lionel Jospin. Vous avez eu raison d’insister sur l’indépendance du contrôle de la sûreté nucléaire. C’était une décision fondamentale, parce qu’il était nécessaire, pour une industrie aussi particulière, que nous soyons certains de l’absence de conflit d’intérêts et de l’existence d’une séparation entre ceux qui prenaient les décisions ou assuraient le fonctionnement des centrales, et ceux chargés d’évaluer la sécurité. Cette décision, qui a pu être critiquée notamment par ce que l’on appelle parfois de façon indistincte le « lobby nucléaire », a légitimé d’une certaine façon l’option nucléaire. Si l’opinion française est aujourd’hui plutôt favorable au nucléaire, elle a aussi, à une autre époque, exprimé des doutes. Il est évident que la position des Français n’est pas la même après Tchernobyl et pendant la guerre en Ukraine qui a provoqué la flambée des prix du pétrole et du gaz. L’opinion bouge et réagit avec une forme de bon sens.

À l’époque où je dirigeais le gouvernement, le remplacement de centrales et la construction de nouvelles centrales ne semblaient pas s’imposer, compte tenu de l’évolution de la production et de la consommation d’électricité. Il était plus rationnel d’attendre le développement de nouvelles technologies, c’est-à-dire l’EPR.

La loi sur l’accélération des énergies renouvelables que vous avez évoquée montre que nous n’avons pas suffisamment avancé en vingt ans.

Mme Julie Laernos (Écolo-NUPES). Nous sommes aujourd’hui dans un nouveau format d’audition puisque le président et le rapporteur ont pris comme source une vidéo du lobby pro-nucléaire pour poser une question et ont rapporté des propos de M. Laponche que nous aurions pu auditionner, ce qui nous aurait permis d’entendre une personne ouvertement antinucléaire, alors que, jusqu’à maintenant, nous n’avons reçu que des personnes plutôt favorables au nucléaire. Le rapporteur a également généralisé les propos des personnes auditionnées sur Superphénix. Pourtant, M. Bréchet du CEA renvoie à un livre, M. d’Escatha à EDF, M. Colombani ne dit rien sur les aspects techniques, etc.

M. le président Raphaël Schellenberger. Mme Laernos, un ancien Premier ministre est à votre disposition pour répondre à vos questions. Libre à vous d’utiliser votre temps de parole pour vous adresser au président et au rapporteur mais vous ne vous plaindrez pas quand je vous demanderai de conclure votre intervention.

Mme Julie Laernos (Écolo-NUPES). Vous avez affirmé qu’aucun acteur n’avait évoqué les problèmes techniques, financiers et juridiques de l’arrêt de Superphénix et M. Jospin a été interrogé sur le rôle des Verts et des accords électoraux dans cette décision. Par ailleurs, il me semble que le Parlement a été éclairé sur les conditions de fermeture du surgénérateur en 1998.

Dans une récente interview au Point, vous avez dit, Monsieur le Premier ministre, que votre gouvernement n’avait jamais fait les poches de cette grande entreprise, EDF, pour assurer les fins de mois du budget de l’État, contrairement à certains gouvernements qui ont succédé au vôtre.

Pouvez-vous préciser la manière dont vous avez traité EDF ? Par ailleurs, les accords électoraux sont-ils uniquement des accords électoralistes ou permettent-ils à plusieurs formations politiques de discuter du fond d’un certain nombre de problématiques et d’apporter des éclairages techniques et rationnels qui entraînent une décision collective, notamment sur Superphénix qui souffrait de défauts techniques majeurs ?

Dans votre propos liminaire, vous avez mis des guillemets à la notion de « souveraineté et indépendance énergétique de la France ». D’autres personnes auditionnées ont interrogé cette notion, dans la mesure où nos énergies fossiles sont toutes importées, comme l’uranium.

Vous avez également fait état de différents contrats bilatéraux pour assurer l’approvisionnement énergétique de la France. Valent-ils indépendance et souveraineté énergétique ?

Sur les énergies renouvelables, votre gouvernement s’est-il intéressé à l’électricité hydraulique ? Vous avez mentionné la création d’une filière d’énergie éolienne et l’utilisation de panneaux photovoltaïques. Pensiez-vous que l’hydroélectricité et le nucléaire étaient suffisants en termes d’énergies décarbonées ?

Enfin, les efforts de diminution de la consommation nous rendent moins dépendants. C’est un sujet que vous n’avez pas du tout évoqué. Votre gouvernement s’est-il intéressé à la diminution de la consommation d’énergie ?

M. Lionel Jospin. En vous écoutant, j’ai repensé à une question d’un précédent intervenant à laquelle j’ai oublié de répondre. Nous avons conclu des accords d’approvisionnement en pétrole avec l’Arabie saoudite, le Venezuela et l’Iran. Si nous devions déterminer notre politique énergétique uniquement sur le fondement de savoir si les pays qui exportent du pétrole et du gaz sont des pays démocratiques, nous aurions un vrai problème d’approvisionnement. Je pense néanmoins qu’aujourd’hui, nous ne signerions pas un accord avec l’Iran si nous étions au gouvernement. À l’époque, le régime des ayatollahs était le même, mais nous n’étions pas face à des répressions violentes. Les contextes ont changé. Tout gouvernement serait confronté à des choix difficiles s’il devait utiliser vos critères.

Sur EDF, je me suis en effet laissé aller, agacé par la mauvaise foi de l’enquête du Point. Quand je dirigeais le gouvernement, nous n’avons jamais demandé de financement à EDF. Ce n’est pas le cas depuis. Par ailleurs, quand nous étions aux responsabilités, l’endettement d’EDF s’élevait à 25 milliards d’euros. Il est aujourd’hui de plus de 50 milliards d’euros. Nous avons permis à EDF de travailler, sans la contraindre financièrement.

J’ai été surpris, non pas par l’évocation de cette vidéo, à laquelle je m’attendais, mais pas à celle d’une conversation entre une ministre et un conseiller.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce n’est pas ce que j’ai dit Monsieur le Premier ministre.

M. Lionel Jospin. Vous avez évoqué une conversation entre une ministre et moi, rapportée par un conseiller. Son propos était assorti de commentaires, y compris sur moi. Je ne m’attendais pas à une question de ce niveau mais j’ai essayé d’y répondre. Sur un certain nombre de sujets, notamment sur le surgénérateur, les Verts peuvent dire des choses justes, qui ne sont pas pour moi un critère. Je répète qu’ils n’ont pas pesé de façon décisive sur les choix portant sur le nucléaire et je ne vois pas un point sur lequel ils auraient freiné le programme nucléaire français.

L’axe central de votre commission, est de rechercher les raisons expliquant une perte d’indépendance et de souveraineté de la France. Le fait que nous ayons arrêté Superphénix n’a en rien privé la France d’une portion de sa souveraineté ou de son indépendance. Je ne vois pas comment on pourrait faire la démonstration inverse.

J’ai mis l’expression « indépendance et souveraineté » entre guillemets car j’ai repris l’intitulé de votre commission. Les guillemets introduisent aussi une notion de relativité, la dépendance et l’indépendance étant moins relatives que la souveraineté. Celle-ci a une dimension plus subjective, c’est la manière dont les responsables politiques, au nom du peuple souverain, s’efforcent de la construire, dans des conditions qui, pour la France, ne sont pas les plus favorables, compte tenu de l’absence de charbon, de pétrole ou d’uranium sur le territoire national. Il est donc pertinent de revenir sur cette distinction entre les deux mots.

Le plan développé par Dominique Voynet, notamment au niveau territorial dans le cadre des contrats État/régions ou dans les dialogues avec les communes, prévoyait des économies d’énergie. Jean-Claude Gayssot, ministre de l’Équipement et des Transports, était également extrêmement sensible à cette dimension. Les économies d’énergie constituaient une dimension importante de notre vision des choses.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez dit dans votre propos liminaire que l’énergie était un sujet de techniciens et devenait un sujet politique. Est-ce un élément du contexte de l’époque où vous avez gouverné, ou est-ce un regard actuel ?

M. Lionel Jospin. L’énergie a toujours été un sujet de débat politique, une dimension de la souveraineté des nations, une question essentielle pour le développement industriel, colorée aujourd’hui par les conséquences de ce développement depuis deux siècles, notamment avec le problème du réchauffement climatique. C’est donc une question centrale pour les gouvernements et je l’ai toujours considérée comme telle. Les décisions, notamment sur le nucléaire, ont souvent été examinées sous l’angle technocratique, examinées dans des cercles relativement restreint, sans une information toujours suffisante de la population. Cette volonté d’ouvrir ce secteur et de considérer que la population doit être convaincue s’est accentuée au fil du temps. Mon gouvernement, notamment parce que les Verts y étaient associés, a été un moment de transition. Croire que la présence des Verts au sein du gouvernement a nui à la politique énergétique de la France ou a mis en cause le consensus national, notamment sur le nucléaire, serait une erreur. Au contraire, qu’une formation politique écologique ait participé pendant cinq ans à un gouvernement qui a continué à développer une filière nucléaire a été une bonne chose.

Dominique Voynet, au-delà de telle ou telle vidéo, dont vous avez eu raison Madame de rappeler que celle qui l’a réalisée n’est pas étrangère à certains lobbys, est une femme rationnelle, c’est un médecin, elle a une culture scientifique. Elle n’a pas renoncé à ses convictions pendant la période où elle était au gouvernement, mais elle était réaliste, consciente du rapport de forces, et elle a accompagné une politique. J’ai le souvenir d’une ministre et d’une femme loyale.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma question était d’ordre général sur la place de l’énergie dans le débat public. Vous avez plusieurs fois abordé la question du contexte qui vous semblait importante. Il est important de comprendre le contexte dans lequel vous avez pris des décisions pour mieux les appréhendées.

À l’époque où vous avez dirigé le gouvernement, vous dites que celui-ci a été transparent et a consulté davantage les citoyens, notamment sur la question du nucléaire. En tant que président de la plus ancienne commission locale d’information et de surveillance française, je ne peux que témoigner de la nécessité de la transparence et de l’information en matière nucléaire.

Avez-vous le sentiment qu’il existe une forme de parallélisme dans toutes les énergies, y compris les énergies plus diffuses, qui ne présentent pas de risque en matière de sûreté mais qui créent un problème d’acceptabilité ? Une logique de transparence vous semble-t-elle nécessaire ?

M. Lionel Jospin. Dès qu’il y a des problèmes d’acceptabilité, par exemple sur les éoliennes ou sur certains projets de barrages hydrauliques, que j’ai connus quand je présidais l’Institut interdépartemental de la Montagne Noire, la transparence est utile. C’est peut-être une des conditions de l’acceptabilité.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’ai posé des questions très précises sur votre politique industrielle mais vous avez répondu avec des généralités. Je ne vous ai pas demandé si l’URSSAF était intervenue sur une PME, je vous ai parlé du conglomérat Alstom-Alcatel, qui figurait dans le top 5 mondial des plus grandes entreprises industrielles, avec 75 000 salariés ! Je n’arrive pas à croire, en tant que Premier ministre, que vous n'ayez pas eu connaissance des décisions concernant ce groupe. Quand la France sacrifie ses turbines à gaz, j’ai du mal à croire que vous ne soyez pas informé. Quand elle sacrifie les turbines qui font fonctionner la flotte militaire, aussi bien les sous-marins que les bateaux de surface, je ne peux pas croire que vous ne soyez pas au courant. Quand je vous demande pourquoi vous n’avez pas arbitré en faveur de l’actionnariat populaire au moment de la fusion entre Elf et Total, ce n’est pas un détail, c’est la plus grande entreprise française. D’une manière générale, vous donnez l’impression que tous ces sujets, qui sont au cœur de la souveraineté énergétique française, vous indifféraient.

M. le président Raphaël Schellenberger. M. le Premier ministre, souhaitez-vous réagir ?

M. Lionel Jospin. Non.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’attends des réponses !

M. le président Raphaël Schellenberger. Je crois M. Tanguy que ce n’était pas tant une question qu’une observation.

M. le Premier ministre, je vous remercie très sincèrement pour le temps que vous avez consacré à notre Commission d’enquête et pour les réponses que vous avez apportées. Elles nous permettront de contextualiser nos travaux. Vous avez pu constater que la nature des travaux parlementaires avait un peu changé.

M. Lionel Jospin. Je ne pense pas que l’indépendance et la souveraineté énergétique de la France aient été affaiblies par les mesures prises par mon gouvernement. Je souhaiterais que la question soit examinée sous cet angle.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup M. le Premier ministre.

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11.   Audition de M. André Merlin, Président d’honneur du Réseau de Transport d'Electricité (RTE) (1er février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France en recevant aujourd’hui M. André Merlin, président d’honneur du Réseau de Transport d’Électricité (RTE). Monsieur Merlin, je vous remercie d’avoir accepté si rapidement notre sollicitation et nous pensons que cette audition pourrait être tout à fait intéressante pour nos travaux. D’une part, vous avez été un acteur des mutations qui ont eu lieu en matière de réseau électrique. Ces mutations ont été à la fois techniques et industrielles. Vous avez en effet occupé différentes fonctions au sein d’EDF et vous avez notamment eu la charge du réseau de transport et de distribution. Vous avez d’ailleurs assisté et participé à la constitution, en 2000, du RTE tel que nous le connaissons aujourd’hui, ainsi qu’à sa filialisation en 2005. Les représentants syndicaux siégeant au sein du comité économique et social central d’EDF se sont montrés à la fois nostalgiques de l’organisation intégrée d’EDF avant l’introduction des principes concurrentiels européens et critiques quant à cette séparation. D’autre part, vous avez présidé l’Association européenne des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité (ENTSOE), dont l’existence semble liée au développement des interconnexions transfrontalières au sein du territoire européen.

Comment le réseau est-il gouverné au niveau européen ? Les interconnexions peuvent-elles présenter des risques en matière de sécurité d’approvisionnement ? Quelles sont les interconnexions avec les pays n’appartenant pas à l’Union européenne ? Comment les flux sont-ils alors organisés ? Comment les prévisions nationales sont-elles coordonnées ? Nous nous posons encore toutes ces questions. Enfin, cette commission d’enquête a déjà entendu trois de vos successeurs, à savoir MM. Maillard, Brottes et Piechaczyk. Au cours de ces auditions, nous avons abordé les questions liées à la sécurité des réseaux et à leur approvisionnement, les investissements importants nécessaires, notamment pour raccorder les centrales de production d’énergie intermittente, et les bilans prévisionnels et études prospectives, qui relevaient auparavant de travaux internes réalisés par EDF.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. André Merlin prête serment.)

M. André Merlin, Président d’honneur du Réseau de Transport d’Électricité (RTE). Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, vous me faites un grand honneur en m’invitant à m’exprimer devant votre commission. En effet, la question de la souveraineté énergétique et électrique de notre pays me tient particulièrement à cœur.

Je reviendrai sur mon parcours professionnel afin que vous puissiez bien situer mon domaine d’expertise. Je souhaite également traiter du grand réseau européen d’interconnexions d'électricité, celui-ci jouant un rôle majeur dans les échanges d’électricité entre les différents États membres et dans la construction du marché de l’électricité européen. Je parlerai également des sujets d’actualité, qui concernent directement les travaux menés par cette commission. Les risques de coupure d’électricité qui peuvent survenir cet hiver et les hivers suivants, les prix sur les marchés d’électricité ainsi que les dysfonctionnements apparents du marché européen de l’électricité sont en effet des sujets de première importance. D’ailleurs, les médias ont communiqué des informations sur ce dernier point et j’estime qu’elles ne correspondent pas tout à fait à la réalité. En outre, il me semble important d’aborder le sujet du mix à privilégier pour la France à horizon 2050, en relation avec le rapport produit par RTE à destination des pouvoirs publics. Je terminerai par évoquer le mix électrique tel qu’il peut être envisagé au niveau de l’Union européenne à horizon 2030.

Ma vie professionnelle a été entièrement consacrée à l’électricité et, plus précisément, au service public de l’électricité. Ma carrière a débuté en 1968 et a pris fin en 2016. J’ai également été élu local de 2014 à 2020, car j’ai été maire adjoint de ma commune de naissance, située aux confins du Cantal et de la Corrèze. À ce titre, j’ai d’ailleurs beaucoup œuvré à la réduction de la facture énergétique de la commune et du département, car j’ai aussi été le premier vice-président du syndicat départemental de l’énergie du Cantal.

Je suis rentré chez EDF, après mes études supérieures, au sein de la direction de la recherche et du développement. Je développais alors des outils d’aide à la décision pour la conduite en temps réel, la gestion prévisionnelle des systèmes électriques et le choix des investissements en matière de réseaux électriques, c’est-à-dire pour le transport et la distribution. Pour information, le transport regroupe les lignes à haute et très haute tension, tandis que la distribution concerne des lignes à moyenne et basse tension. J’ai commencé à travailler en tant qu’ingénieur chercheur avant d’évoluer vers le poste de chef de département. Avec des ingénieurs de très haut niveau, nous avons développé des outils qui sont maintenant diffusés dans le monde entier. Les outils de simulation et d’optimisation sont aussi utilisés partout en France. Cette époque correspond en quelque sorte à l’émergence de l’intelligence artificielle. Nous avions la chance, au sein de la direction de la recherche d’EDF, de disposer d’un centre de calcul parmi les plus puissants d’Europe, ce qui nous a permis de développer des algorithmes tout à fait originaux. Ces travaux étaient tout à fait passionnants, ce qui explique que je suis resté seize ans dans cette activité.

Par la suite, j’ai pris un poste de responsabilités au sein de la direction production transport d’EDF, d’abord comme chef du département automatisation des réseaux. Nous commencions à utiliser les technologies d’information et de communication pour la surveillance et la téléconduite des réseaux de transport ainsi que pour leur protection. Ensuite, j’ai été directeur régional du transport d’électricité et des télécommunications pour la région Auvergne-Rhône-Alpes avant d’être nommé numéro 2 de la direction de la recherche au niveau national. À ce moment, j’ai engagé des projets de développement tout à fait novateurs sur des câbles électriques à isolation synthétique, comme le câble à 400 000 volts. Nous travaillions alors avec Prysmian, anciennement Pirelli, et Nexans, anciennement Câbles de Lyon. Ces câbles sont maintenant largement utilisés pour la réalisation des interconnexions à la fois souterraines et sous-marines.

Je suis ensuite revenu pour diriger toute la partie non nucléaire de la production et du transport d’électricité d’EDF, qui regroupait 20 000 personnes. J’avais donc la charge de la production hydraulique, de la production thermique à flamme, du transport, de la gestion des flux d’électricité sur le réseau de transport et d’interconnexions ainsi que de la vente aux grands clients industriels.

En 1997, à la suite de l’adoption de la directive qui libéralisait le marché de l’électricité en Europe, le président et le directeur général d’EDF de l’époque m’ont chargé de préparer la mise en place du gestionnaire du réseau de transport d’électricité français. Ce travail devait être accompli pendant les trois années qui nous séparaient de la transposition de la directive dans le droit français. Cette tâche fût très importante et nous y avons consacré énormément de temps. La loi, dite « loi Pierret », ayant été votée en février 2000, la commission de la régulation de l’électricité a été créée au mois de mars et RTE, qui s’appelait autrement, a été créé au 1er juillet 2000. Christian Pierret m’a alors fait l’honneur de me nommer à la tête de cette organisation.

À travers ce processus, nous avons créé un objet juridique non identifié, car il constituait un service indépendant au sein d’un établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC). La gestion de ce service devait effectivement être totalement indépendante du reste d’EDF et une séparation devait être mise en œuvre dans la gestion technique, comptable et financière de cet ensemble, ce qui a mené à une séparation de ses comptes et de son bilan de ceux d’EDF. Nous avons, à cette occasion et sur proposition de la commission de régulation, récupéré la moitié de la dette d’EDF, soit 8 milliards d’euros. À la fin de mon mandat, cette dette avait été réduite de 25 %, malgré les investissements importants que nous avions consentis au cours de ces sept années.

L’appellation de ce gestionnaire de réseau était extrêmement importante, car elle traduisait la prise d’indépendance de cette activité. J’ai donc proposé au PDG d’EDF, à savoir François Roussely, l’appellation « RTE », que ce dernier a immédiatement acceptée. Cette décision a d’ailleurs suscité certaines interrogations de la part du personnel d’EDF, qui n’a pas directement compris la signification de ce changement. Le statut d’EDF a donc évolué, car il est passé du statut d’EPIC à celui de société anonyme, ce qui induit une possibilité d’ouverture du capital. À cette occasion, RTE a été filialisé, EDF restant entièrement propriétaire des infrastructures de RTE. Lors du débat sur la loi de transposition de la directive, d’importants échanges ont eu lieu sur le fait d’intégrer ou non les infrastructures de transport et de ne pas se limiter à la gestion des flux d’électricité sur le réseau. J’ai d’ailleurs milité pour la réunion de la gestion des flux et des infrastructures à la fois pour leur maintenance et leur développement. Le rapporteur de la loi a finalement penché de mon côté.

Nous avons ensuite créé la bourse de l’électricité en 2001, à la demande de la commission de régulation. Cette bourse formant un marché spot a été opérationnelle dès 2001 et elle a constitué un élément très important pour la vision de la Commission européenne et des concurrents d’EDF sur le fonctionnement de RTE. Nous avions également subi les conséquences des deux tempêtes survenues à la fin de l’année 1999.

J’ai été conduit à quitter la présidence du directoire de RTE en 2007, car j’avais atteint la limite d’âge, et j’ai été nommé en tant que conseiller spécial du commissaire européen à l’énergie. J’étais également en relation directe avec Mme Neelie Kroes, la commissaire européenne à la concurrence, car je jouais le rôle de médiateur, à sa demande, pour un contrat commercial à long terme Exeltium qui avait été établi entre EDF et les électro-intensifs. Après deux ans de discussions intenses, nous avons obtenu le feu vert de la direction générale de la concurrence pour un contrat sur vingt années. J’ai aussi eu à donner mon avis sur l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), ayant été auditionné par la commission Champsaur. J’avais d’ailleurs fait part de mes réserves quant à la proposition faite par l’administration française sur ce sujet.

À la fin de l’année 2009, M. Henri Proglio a fait appel à moi afin que je sois son conseiller dans le domaine des réseaux électriques et il m’a proposé de prendre la présidence de deux conseils de surveillance, à savoir ceux de RTE et d’ERDF, Électricité Réseau Distribution France devenue ENEDIS. Je l’ai directement assuré que je serais très attentif à son indépendance de gestion. M. Jean-Louis Borloo m’a ensuite demandé en 2011 de créer un consortium pour l’étude de la faisabilité technique et économique d’interconnexions électriques de grande capacité entre l’Europe du Sud et l’Afrique du Nord. Les études ont démontré qu’il était possible de construire des interconnexions, principalement sous-marines, entre l’Europe et le Maghreb. En 2016, j’ai mis fin à ma vie professionnelle, mais je suis devenu maire adjoint de ma commune de naissance. Je n’ai donc jamais exercé de responsabilités effectives dans le domaine du nucléaire. J’ai, par conséquent, une vision extérieure du parc nucléaire, ce qui ne m’empêche certes pas d’avoir mes propres opinions à ce sujet.

Par ailleurs, le grand réseau européen d’interconnexions électriques est l’un des plus importants au monde. Aujourd’hui, seul le réseau chinois peut être comparé au réseau européen. Celui-ci est le fruit du développement du réseau d'électricité pendant tout le XXe siècle. Le transport à haute et très haute tension a d’ailleurs commencé après la Première Guerre mondiale. Ce réseau est constitué de plusieurs niveaux de tensions. Nous pouvons d’ailleurs le comparer au réseau routier : le 400 000 volts correspond aux autoroutes ; le 225 000 volts représentent les routes nationales ; le 63 000 et le 90 000 volts peuvent quant à eux être apparentés aux routes départementales ou régionales ; les réseaux de distribution correspondent enfin aux routes communales. Ce système découle du fait que l’électricité ne se stocke pas, ou du moins elle ne peut être stockée qu’indirectement, sous différentes formes, gravitaire pour l’hydraulique, charbon pour les centrales à charbon, gaz pour les centrales au gaz, uranium pour les centrales nucléaires. De plus, elle se transmet instantanément, c’est-à-dire à la vitesse de la lumière. Pour rappel, un fil électrique conducteur est nécessaire pour la transmission de cette électricité : celui-ci génère des pertes selon l’effet Joule, qui se calcule en multipliant la résistance électrique par le carré de l’intensité. Lorsque nous étendons le réseau, la résistance s’accroît et, pour limiter les pertes, il est nécessaire d’augmenter la tension. La puissance transmise correspond au produit de la tension par le courant : par conséquent, lorsque nous augmentons la tension, le courant baisse. Les différents niveaux de tension ont donc vocation à réduire les pertes électriques. Enfin, pour opérer le changement entre ces niveaux de tensions, nous utilisons le courant alternatif.

Le courant alternatif permet, en utilisant le transformateur inventé par Nicolas Tesla, de monter ou de descendre en tension. Aujourd’hui, le courant continu présente à nouveau de l’intérêt à très haute tension pour les liaisons sous-marines ou souterraines. En Europe, nous utilisons du 50 hertz, tandis que les Américains ont opté pour le 60 hertz ; les Japonais utilisent quant à eux les deux modalités. Ce grand réseau électrique européen est géré de manière décentralisée, car chaque État membre dispose de centre de conduite. En France, il existe un dispatching national à Saint-Denis et il permet de coordonner l’ensemble des échanges. Ce dispatching national est donc en relation avec les dispatchings des autres pays. À ce sujet, l’Allemagne présente une particularité, car elle dispose de quatre dispatchings. Pour piloter ce réseau d’interconnexions, il est nécessaire de contrôler en temps réel trois grandeurs déterminantes, à savoir la fréquence, la tension et le courant. Si ce contrôle n’est pas effectué correctement et que la fréquence dévie trop par rapport à la fréquence de référence de 50 hertz, nous risquons de connaître un black-out. Celui-ci ne correspond pas à des coupures comme celles dont il est question actuellement et qui sont programmées. Le black-out constitue plutôt un effondrement du système électrique qui entraîne une coupure d’électricité instantanée pour tous les clients, qu’ils soient prioritaires ou non. La France en a connu deux à travers son histoire, dont un le 19 décembre 1978 qui a duré 24 heures. À cette occasion, tous les métros et tous les ascenseurs se sont arrêtés soudainement.

Le deuxième black-out survenu en France s’est produit en janvier 1987. La centrale à charbon de Cordemais avait été contrainte de s’arrêter brutalement, car une crise sociale venait d’être essuyée et des coupures importantes d’électricité avaient eu lieu. En sortant de cette crise sociale, nous avons connu un coup de froid et de la glace a obstrué la prise d’eau de la centrale de Cordemais, entraînant l’arrêt de celle-ci et une instabilité en tension sur toute la partie ouest de la France. Le black-out n'a finalement impacté que la moitié ouest de la France. Concrètement, il est assez imprudent d’affirmer que la France ne connaîtra jamais de black-out.

D’ailleurs, un black-out a été enregistré en Italie en 2003 en raison d’un immense court-circuit survenu sur une interconnexion entre la Suisse et l’Italie. Cette même année, les États-Unis et le Canada ont également été victime d’un black-out. Certaines parties du réseau n’ont pu être réalimentées qu’au bout de quarante-huit ou soixante-douze heures. Enfin, en novembre 2006, un paquebot très haut devait sortir d’un chantier naval pour aller sur la rivière Ems en Allemagne. Il était prévu de mettre hors tension une ligne qui surplombait cette rivière et du fait de l’anticipation de l’opération sur le calendrier, une erreur de coordination est survenue entre les deux gestionnaires de réseau allemands et la charge était beaucoup plus importante que prévu. La ligne a été mise hors tension et du fait des reports de charge, un phénomène de déclenchement en cascade de l’interconnexion s’est produit : le réseau européen a été séparé entre l’ouest et l’est. Nous importions 10 000 mégawatts à cette époque : immédiatement, la fréquence a chuté à moins de 49 hertz et nous avons alors connu un décrochage des moyens de production non pilotables. Nous avons donc perdu 7 000 mégawatts supplémentaires. Il a fallu rétablir très rapidement, en quelques secondes, l’équilibre entre la consommation et la production, ce qui a nécessité de faire appel à des relais de baisse de fréquence. Nous avons heureusement réussi à rétablir cet équilibre en baissant la consommation. Par ailleurs, le réseau ibérique a lui aussi été impacté, notamment car il était en avance en termes de production d’énergies intermittentes. Nous avions pu exporter 2 000 mégawatts grâce à l’hydraulique français qui présente une grande flexibilité et, sans cela, le réseau ibérique se serait effondré à l’image du réseau italien.

M. le président Raphaël Schellenberger. À cette époque où vous étiez à la tête de RTE, comment les bilans prévisionnels étaient-ils construits ? Quelle était la vision du rôle du travail prospectif à ce moment au sein de RTE ?

M. André Merlin. Pour pouvoir piloter un tel réseau d’interconnexions, il faut contrôler la fréquence, le courant et la tension. Pour ce faire, il est nécessaire de disposer de moyens pilotables. Dès lors, il est irréaliste d’envisager un mix électrique entièrement renouvelable sans stockage. Ce constat concerne à la fois la France et d’autres pays européens.

Par ailleurs, il est clair que, du fait de la loi de février 2000 qui crée RTE, celui-ci se voit confier la mission d’établir annuellement des bilans prévisionnels à dix ans. Ceux-ci correspondent d’abord à des prévisions de consommation qui relevaient des compétences d’EDF et, à la création de RTE, j’ai eu le souci de regrouper des ingénieurs économistes rompus à cette méthodologie. Dans ces prévisions de consommation d’électricité, deux paramètres étaient importants : les prévisions de produit intérieur brut fournies par les pouvoirs publics et les politiques publiques pour l’efficacité énergétique. Nous prévoyions évidemment une croissance de la consommation, de l’ordre de 1%, bien inférieure à ce que nous avions connu pendant les Trente Glorieuses, période qui enregistrait un doublement de la consommation tous les dix ans, soit 7% par an. Cependant, nous n’aurions jamais envisagé une baisse ou une stagnation de la consommation, mais plutôt une croissance de 1 % environ en moyenne. De surcroît, il est toujours préférable de se tromper par excès que par défaut dans ce domaine.

Toutefois, il ne revenait pas à RTE d’imaginer des scénarios de mix électriques. C’était la tâche de l’administration. Dans le bilan prévisionnel, nous faisions tout de même état des moyens de production disponibles, de ceux en projet et de ceux qui allaient être déclassés. Nous en tirions donc les risques de défaillance et la satisfaction du critère de trois heures en espérance.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le critère de trois heures en espérance est donc ancien, mais savez-vous d’où il vient ?

M. André Merlin. Je ne pourrais vraiment le dire mais nous avions adopté une approche probabiliste grâce aux outils de calculs que nous avions développés. Lorsque j’ai pris la présidence de RTE, nous n’avions pas tellement de problème pour l’alimentation globale en consommation d’électricité de la France du fait du suréquipement du volet nucléaire, résultant d’une appréciation optimiste de la croissance de la consommation d’électricité dans les années 1970-1980. Il en est résulté une certaine surcapacité et les conséquences ont pu être limitées du fait de l’exportation de l’électricité engagée par la direction générale d’EDF vers les pays limitrophes, c’est-à-dire vers l’Italie ou le Royaume-Uni. En effet, nous avions mis en service une liaison sous-marine entre la France et le Royaume-Uni. Cet investissement a permis d’exporter 2 000 mégawatts, représentant pratiquement 8 milliards par an, et les Anglais nous rémunéraient avec un bonus, car cette électricité était décarbonée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez plus ou moins abordé la question de la différence des réseaux de transport entre les pays européens. Concrètement, ces États ne semblent pas structurés de la même manière en matière de réseau de transport. La France est par exemple très structurée, ce qui semble moins le cas du voisin allemand. À travers vos fonctions à l’échelle européenne, cette préoccupation était-elle présente, notamment vis-à-vis des conséquences potentielles sur les interconnexions ? 

M. André Merlin. En parallèle de mes activités à EDF, je me suis investi dans le Conseil international des grands réseaux électriques (CIGRE), qui est une ONG trop peu connue du grand public. Ce conseil a été créé en 1921, il réunit 18 000 experts issus de 100 pays et son siège est localisé à Paris. J’ai été président du conseil technique de cette organisation de 1996 à 2002, puis président au niveau mondial de 2008 à 2012. Cette organisation a vocation à être un organisme de pré-normalisation qui doit permettre, notamment, de normaliser les niveaux de tension qui peuvent atteindre 800 000 à 1 000 000 volts en Chine, sujet fondamental pour avoir des interconnexions. Ces questions sont discutées au sein de cette organisation, ce qui conduit à une normalisation des équipements. Les organisations ne sont donc pas très différentes entre les pays d’Europe. Avant l’ouverture des marchés, l’Allemagne disposait de quatre groupes exploitant et développant le réseau, alors que la France disposait d’une seule entreprise intégrée nationale. Après l’ouverture des marchés, les Allemands se sont donc retrouvés avec quatre gestionnaires de réseau. Les différences sont, par conséquent, expliquées par le volet historique.

L’incident majeur de 2006 a peut-être fait regretter qu’il n’y ait pas un seul centre de coordination en Allemagne. Outre cela, la structure est la même. Cependant, le réseau de répartition en 63 000 et 90 000 volts n’est pas harmonisé entre les pays, car il date de l’entre-deux-guerres. Cependant, les réseaux de 225 000 volts et 400 000 volts sont harmonisés, ce dernier résultant du développement du parc nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le réseau de transport français est très structuré autour des sites nucléaires. Lorsque vous étiez président de RTE, le débat commençait sur les énergies nouvelles, telles que l’éolien et le solaire. Une réflexion était-elle menée sur l’évolution du réseau que cette situation induit ? Une réflexion était-elle menée sur l’aménagement du territoire en prenant en compte la contrainte du réseau ?

M. André Merlin. Nous voyions arriver les énergies nouvelles à ce moment et, lors de son audition, l’ancien Premier ministre a indiqué que l’État s’était engagé vis-à-vis des premières éoliennes qui étaient construites en France avec une obligation de rachat par EDF, et donc par l’État, de l’électricité produite à hauteur de 55 centimes. Toutefois, le réel changement majeur s’est opéré au moment de la directive européenne de 2009. À ce moment, je travaillais auprès du commissaire européen à l’énergie, M. Andris Piebalgs. Auparavant, l’équipe dirigeante à la Commission européenne regroupait notamment une commissaire espagnole très francophile, Mme Loyola de Palacio, et un directeur général français qui avait été membre du cabinet de M. Jacques Delors, à savoir M. François Lamoureux. Ensuite, cette équipe a changé et il est clair que l’influence allemande nous a poussés dans cette direction. Les dispositifs qui s’appliquaient aux énergies nouvelles intermittentes avaient été mis en place par le chancelier Schröder dès le début des années 2000.

Lorsque je dirigeais RTE, nous étions davantage préoccupés par la sécurité d’approvisionnement de la Bretagne et, par conséquent, par le maintien de la centrale de Cordemais. J’avais d’ailleurs proposé aux pouvoirs publics, dès les années 2000, la construction d’une centrale à gaz à cycle combiné. Ce projet a connu de nombreuses vicissitudes et, finalement, la centrale de Landivisiau a été construite par Total. Notre seconde préoccupation portait sur la sécurité d’alimentation de la région Nice-Côte d’Azur, qui n’englobait aucun moyen de production. Nous avons donc renforcé l’axe entre Toulon et Nice et nous avions un projet de bouclage qui passait par le parc naturel du Verdon, mais après avoir obtenu la déclaration d’utilité publique (DUP), le Conseil d’État l’a annulée. Nous avons donc réalisé des liaisons souterraines en 225 000 volts. Enfin, les deux tempêtes en décembre 1999 avaient réellement mis à mal le réseau et trois millions de Français étaient dans le noir, ce qui constituait une troisième préoccupation. En effet, ces tempêtes avaient même arraché des pylônes de 400 000 volts.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons le sentiment depuis que nous menons ces auditions qu’il existait une forme d’acharnement de l’Union européenne envers le système d'électricité français et EDF, notamment via l’introduction de la concurrence. Au-delà de celle-ci, il semblait en effet exister un acharnement particulièrement ciblé sur EDF. Partagez-vous ce sentiment ? Si tel est le cas, pour quelle raison la France ne s’est-elle pas organisée autrement pour défendre ses positions au niveau de la Commission européenne ?

M. André Merlin. La vice-présidente de la Commission européenne m’avait demandé, au vu de mon expertise dans ce domaine, de créer l’Association européenne des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité avec mon homologue norvégien. J’en ai été le président pendant deux ou trois ans. À cette époque, je participais au forum de Florence qui était organisé par la Commission européenne et qui avait vocation à définir l’organisation du marché de l’électricité en Europe avec toutes les parties prenantes. Cet événement était piloté par le directeur des marchés de l’électricité et du gaz de la direction générale transports et énergie, à savoir Dominique Ristori. Nous travaillions également avec le président de l’association des régulateurs européens de l’énergie.

Par ailleurs, je n’ai jamais senti, à travers tous mes échanges, une hostilité particulière vis-à-vis d’EDF et je pense que ce sentiment a été surestimé. Je n’étais évidemment pas très favorable à l’adoption de la directive qui cassait le monopole d’EDF, car ce monopole avait été géré remarquablement, notamment par Marcel Boiteux. La France s’est battue contre l’adoption de cette directive et elle avait proposé l’acheteur unique, mais les idées anglo-saxonnes se sont imposées, à savoir l’accès des tiers au réseau. Celui-ci exigeait une séparation entre ce qui était en concurrence, à savoir la production et la fourniture, et le réseau de transport et de distribution.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le fait qu’EDF ait acquis des positions en Angleterre aurait pu contribuer à convertir EDF à cette vision anglo-saxonne des mécanismes de marché.

M. André Merlin. Comme l’a dit M. Lionel Jospin hier, nous avions l’obligation de mettre en place cette organisation qui résultait de la directive. Le président de la commission de régulation de l’énergie m’avait d’ailleurs demandé de mettre en place une bourse de l’électricité, ce qui a suscité certaines réactions chez des parlementaires. En outre, lorsque François Roussely, qui était alors président d’EDF, avait voulu acquérir la société allemande EnBW, des auditions avaient été menées au niveau de la Commission européenne. J’avais donc été amené à m’exprimer sur le fonctionnement du marché de l’électricité en France. Étant donné que nous avions un marché de l’électricité irréprochable du point de vue de son fonctionnement, la Commission européenne ne pouvait pas s’opposer à cette opération. Cependant, les décisions prises par la suite, telles que le tarif réglementé et transitoire d’ajustement au marché (TaRTAM), allaient à l’encontre de l’ouverture des marchés. Dès lors, nous nous sommes mis en position d’infraction lorsque nous avons voulu introduire un tarif réglementé.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez assumé diverses responsabilités chez EDF, notamment celle de directeur adjoint des études et des recherches entre 1992 et 1994, ce pour quoi j’aimerais vous poser diverses questions sur Superphénix. J’aimerais effectivement que vous nous livriez votre appréciation de la performance industrielle, technique et du point de vue de la recherche de l’annonce de l’arrêt de ce réacteur en 1997.

M. André Merlin. J’ai regardé l’audition que vous avez menée avec l’ancien Premier ministre et je dois avouer que je ne partage pas le fait que nous ayons considéré que Superphénix était un outil industriel et un prototype pour la construction d’une série de réacteurs à neutrons rapides. Au contraire, Superphénix était plutôt un démonstrateur qui devait permettre de valider l’option du sodium comme liquide caloporteur. Il n’est pas anormal qu’un démonstrateur tombe en panne et soit réparé. Les considérations de rentabilité économique n’avaient dès lors pas lieu d’être. L’investissement avait été réalisé et avait été supporté par EDF, et j’estime regrettable que ce moyen de production ait été mis à l’arrêt alors qu’il avait été prévu de le transformer en outil de recherche. En synthèse, il était normal qu’un tel réacteur de démonstration soit souvent indisponible, mais celui-ci ne participait pas à la garantie nécessaire pour la sécurité d’approvisionnement. En effet, nous nous trouvions dans une situation de suréquipement à cette époque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette réponse converge avec de nombreuses autres que nous avons reçues. M. Jospin a indiqué, lors de son audition, qu’il avait acquis la conviction que le nucléaire n’était pas un outil énergétique qui permettait de gérer les pointes, ce pour quoi il devait être utilisé en base. En revanche, M. Cédric Lewandowski, qui a la charge du parc nucléaire chez EDF, nous avait plutôt indiqué que le parc nucléaire français était capable de modularité du fait des choix technologiques opérés dans les années 1980. J’aimerais donc avoir votre regard de scientifique et d’industriel sur le sujet.

M. André Merlin. Comme il l’a signalé lui-même, Lionel Jospin n’est pas ingénieur des mines. Les réacteurs à eau pressurisée PWR sont issus d’une licence Westinghouse et les réacteurs qui avaient été construits aux États-Unis ne permettent pas un suivi de charge. Dès lors, rendre ces réacteurs pilotables, notamment pour le suivi de charge, représente une innovation de la France. Il est, par conséquent, faux de dire que le nucléaire est uniquement utile pour la base. Toutefois, la flexibilité des réacteurs nucléaires est inférieure à celle des moyens de production hydraulique. Par conséquent, il y aurait un intérêt à construire des stations de transfert d’énergie par pompage. Certains sites existants ont été identifiés et, depuis vingt ans, rien n’est fait. Concrètement, lorsque nous faisons face à des variations très rapides, il est nécessaire de pouvoir utiliser des moyens plus flexibles que le nucléaire, c’est-à-dire l’hydraulique et les cycles combinés gaz.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons abordé les prévisions de consommation d’électricité au cours de nos auditions.  Le « rapport Charpin-Dessus-Pellat » évoquait un certain nombre de scénarios assez précis sur les prévisions. Il aborde, entre autres, le fait que, si nous voulions nous conformer aux objectifs politiques de réindustrialisation du pays, la consommation énergétique allait augmenter. Partagiez-vous ces prévisions ? Nous avons le sentiment que ces idées se heurtent à l’idée d’une illusion surcapacitaire. Certains estimaient en effet que nous disposions de trop de capacités de production électrique et, par ailleurs, en voulant décarboner notre modèle économique et énergétique, il faudrait produire, à terme, plus d’électricité. Quel est votre point de vue sur cette situation ?

M. André Merlin. La préoccupation de décarbonation était évidemment moins prégnante à l’époque. Par exemple, nous n’envisagions pas la mobilité électrique, le chauffage par les pompes à chaleur ni la production d’hydrogène à partir d’électrolyseurs. De mémoire, les bilans prévisionnels de RTE prévoyaient une augmentation de la consommation, mais celle-ci était modérée. D’ailleurs, ces études dépendaient des prévisions de PIB. Il faut reconnaître qu’un certain suréquipement était lié à des prévisions assez optimistes réalisées dans les années 1980, ce qui rendait nécessaire l’exportation de l’électricité vers les pays voisins et explique la construction d’interconnexions avec l’Angleterre et l’Italie.

Je regrette cependant que le projet de ligne aérienne de 400 000 volts avec l’Espagne n’ait pas abouti, car la ministre de l’environnement de l’époque avait convaincu son Premier ministre d’y renoncer, alors que nous avions reçu toutes les autorisations. Cette décision a d’ailleurs coûté plusieurs milliards de francs au pays. EDF avait en effet signé un contrat commercial avec les groupes électriciens espagnols. Nous avons cependant pu reprendre le projet, mais celui-ci a coûté huit fois plus cher, via une liaison souterraine à travers les Pyrénées.

Je ne connais pas le rapport Charpin, mais je ne pense pas qu’il était nécessaire de disposer de nouvelles capacités. Je regrette par contre que le projet EPR n’ait pas été engagé un peu plus tôt. Chacun connaît les difficultés rencontrées dans le cadre de ce projet, qui ne pouvait d’ailleurs pas être réalisé en cinq ans. Par exemple, la tête de série du palier N4, qui était très innovante en termes de contrôle-commande, a nécessité dix ans avant pour être réalisée. De surcroît, l’EPR représentait un grand pas en avant en termes de sûreté et il était probable que des difficultés soient rencontrées dans la réalisation du projet. M. Henri Proglio a d’ailleurs expliqué que le groupe chargé du génie civil estimait pratiquement impossible de réaliser ce projet.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons échangé hier avec M. Jospin sur la possibilité de lancer un EPR sous le mandat 1997-2002. Avez-vous eu connaissance d’une possibilité de lancer un tel projet à cette époque ? EDF était-elle prête à lancer ce projet et à le concevoir ? Avez-vous eu un écho des décisions prises ou non à ce moment ?

M. André Merlin. Je ne faisais pas partie des échanges sur le sujet à ce moment-là. Je regrette, a posteriori, que l’on ait pas engagé un peu plus tôt la réalisation de ce projet et qu’un délai un peu plus long n’ait pas été octroyé à la réalisation de ce prototype industriel. En effet, ce réacteur représentait un saut technologique au vu de l’accroissement de sûreté qu’il amenait.

M. Antoine Armand, rapporteur. Il est difficile de comprendre ou de faire entendre, dans le débat public, la distinction entre les échanges financiers d’électricité et les échanges physiques, étant entendu que le marché européen de l’énergie permet une coordination entre les deux. En effet, des appels interviennent en dernière minute pour équilibrer le réseau au niveau français, mais en concertation avec l’ENSOE par exemple. Que comprenez-vous lorsqu’une « sortie du marché européen d’électricité » est évoquée aujourd’hui ? La pensez-vous réalisable, ou même souhaitable ?

M. André Merlin. Des idées fausses circulent sur ce sujet du marché européen de l’électricité. Pour rappel, il n’existe pas un marché unique de l’électricité en Europe. En effet, il existe un marché spot par État membre, car il existe des limitations physiques liées aux capacités d’interconnexions dans le cadre des échanges d’électricité. Nous avons développé, en 2006, un premier couplage des marchés à l’initiative de RTE et TenneT, son homologue hollandais, en accord avec le gestionnaire de réseau belge.

Lorsque vous formez le prix sur le marché français, vous prenez en compte les propositions d’importations d’électricité. Au départ, nous travaillions avec un prix horaire, qui était prévu du jour au lendemain. Ce couplage conduisait, lorsqu’il n’y avait pas de saturation de l’interconnexion, à avoir le même prix de l’électricité sur les bourses des deux côtés de la frontière. Lorsque l’interconnexion était saturée, un découplage du prix de l’électricité intervenait. Par conséquent, le prix du pays exportateur était inférieur au prix de l’électricité du pays importateur. Il en résulte la crise connue à l’automne dernier, qui s’explique également par la situation de l’Allemagne vis-à-vis du gaz russe. Les problèmes d’indisponibilité du parc nucléaire français se sont aussi ajoutés à ce phénomène. La France était alors importatrice d’électricité en provenance d’Allemagne notamment. Le prix sur le marché français découlait du prix proposé par l’Allemagne pour compléter l’offre et satisfaire la demande. Ce prix était donc corrélé, ou indexé, au prix du gaz et du charbon alors que la France dispose de moyens de production très compétitifs.

Dès lors que nous retrouverons une disponibilité satisfaisante du parc nucléaire, la France exportera à nouveau de l’électricité nucléaire et les prix de l’électricité diminueront. Cependant, le prix du gaz ne retrouvera pas les prix d’avant la crise, car nous importerons davantage de gaz naturel liquéfié, qui coûte beaucoup plus cher. Je prévois donc un écart significatif entre le prix de l’électricité sur le marché français et le prix de l’électricité sur le marché allemand. Cette situation est d’ailleurs redoutée par l’Allemagne depuis longtemps. En outre, celle-ci n’était pas réellement favorable à la mise en place de cette forme de marché de l’électricité.

J’ai été conseiller spécial du commissaire européen à l’énergie et j’ai été sollicité par Mme Neelie Kroes pour régler le différend qui subsistait entre la France et la Commission européenne sur l’adoption du contrat Exeltium. Nous avions obtenu l’accord moyennant des opt out, qui correspondent à la possibilité, donnée aux bénéficiaires d’Exeltium, de sortir prématurément. J’avais été auditionné par la commission Champsaur qui voulait mettre en place l’ARENH et j’avais indiqué que ce système nous mettait entre les mains de la direction générale de la concurrence. En effet, ce tarif était dérogatoire par rapport au droit de la concurrence. La direction générale de la concurrence n’a d’ailleurs donné son accord qu’en 2012. L’idée provient de l’administration française et elle découle de ce qui a été fait dans les télécoms, qui sont pourtant réellement différentes du sujet de l’énergie.

M. Patrick Pouyanné a justement indiqué que le défaut de l’ARENH réside dans l’absence de contrepartie demandée aux bénéficiaires de ce tarif. En outre, nous avons eu l’idée saugrenue d’augmenter, en pleine crise, la part de l’ARENH de 20 milliards de kilowattheures, ce qui a contraint EDF a racheté de l’électricité sur le marché au prix le plus élevé. Comme l’ARENH est prévu jusqu’en 2025, il est nécessaire de trouver un dispositif alternatif pour la suite. J’avais proposé la mise en place d’un contrat long terme entre EDF et ses concurrents, les alternatifs, du même type que celui que nous avions réussi à faire accepter par la Commission européenne. Il est en outre indispensable de prévoir, dans ce contrat à long terme, le financement du développement futur des moyens de production nucléaire à la hauteur de la demande faite par les alternatifs. Je ne comprendrais pas qu’ayant accepté le contrat Exeltium, la Commission européenne n’accepte pas un tel contrat pour remplacer l’ARENH.

À titre temporaire, si le prix du gaz explose à nouveau l’hiver prochain, je suis assez d’accord avec la proposition faite par le gouvernement français d’étendre l’exception ibérique à l’ensemble de l’Europe, à savoir plafonner le prix du gaz utilisé pour produire de l’électricité afin que les niveaux du prix de l’électricité soient davantage maîtrisés. Toutefois, l’Allemagne et les Pays-Bas n’y sont pas favorables. En Allemagne, la production d’origine fossile représente le tiers de la consommation d’électricité, soit 200 térawattheures, et cette mesure coûterait très cher à l’Allemagne. L’exécutif a donc proposé d’envisager une caisse de compensation au niveau européen. Cependant, la Commission européenne n’a pas vraiment retenu cette proposition. Je pense par ailleurs que nous ne pourrons pas renoncer à l’accès des tiers au réseau. Cependant, pour développer le nouveau nucléaire, nous devons avoir la possibilité de signer des contrats à long terme.

Mme Olga Givernet (RE). Vous avez évoqué la question du black-out et ce sujet nous paraissait assez lointain. Cette commission évalue l’indépendance et la souveraineté énergétiques. Cependant, j’ai des interrogations par rapport à notre dépendance à l’énergie et son évolution au fil des ans. Plus précisément, quel serait l’impact d’un black-out sur notre société étant donné que nous avons de plus en plus d’objets dépendant de l’électricité ? Existe-t-il des études ou une évaluation sur ce sujet ? Comment les systèmes assurent-ils la sûreté au quotidien ? En outre, comment envisagez-vous, à l’avenir, le transport de l’électricité et la possibilité de l’utiliser différemment, notamment dans la recharge de véhicules électriques ou dans la recharge sans fil ?

M. André Merlin. En 1978, nous nous trouvions dans une situation relativement analogue à celle que nous connaissons aujourd’hui. Un choc pétrolier était survenu et la décision avait été prise de ne plus construire de centrales au fioul en France au profit des centrales nucléaires. Nous nous sommes trouvés dans une situation de tension pour satisfaire la demande. Lorsque le black-out est survenu, nous importions de l’électricité depuis l’Allemagne et une rupture est intervenue sur le réseau au niveau de la Lorraine.

Nous ne nous trouvons toutefois pas dans une situation totalement identique aujourd’hui, car les gestionnaires de réseaux disposent de technologies beaucoup plus perfectionnées et celles-ci permettent de mieux gérer la complexité des systèmes électriques. Par exemple, il était impossible d’introduire le marché sans moyens informatiques sophistiqués. Toutefois, les lois de la physique liées au système électrique ne peuvent être modifiées, ce pour quoi il est nécessaire d’avoir des moyens pilotables. Je ne suis par ailleurs pas opposé à l’insertion de moyens éoliens ou solaires et j’ai toujours facilité l’introduction de ceux-ci lorsque j’étais à la tête de RTE. Cependant, ces systèmes présentent des limites et, au-delà de 50 % de moyens non pilotables dans le mix énergétique, je pense que nous courrons certains risques. Certains scénarios sur le mix énergétique à horizon 2050 dessinés par RTE me semblent aller beaucoup trop loin.

Par ailleurs, je me demande s’il n’est pas possible de s’affranchir de la contrainte industrielle dans une vision à 2050. En définitive, le mix électrique que je privilégierais pour la France, et même l’Europe, à horizon 2050 devrait être composé de 75 % d’électricité pilotable – nucléaire, hydraulique, biomasse – et de 25 % d’énergies non pilotables, ce qui représenterait un doublement de la puissance de ces moyens de production vis-à-vis de la situation actuelle. Jeremy Rifkin a imaginé une organisation décentralisée au niveau des réseaux de distribution et des échanges d’électricité entre ceux-ci. Au vu de l’expertise que j’ai dans ce domaine, je ne pense pas que ce soit envisageable, hors survenue d’une rupture technologique. Cependant, nous prendrions des risques en pariant sur une rupture technologique pour définir une stratégie d’alimentation en énergie

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Que pensez-vous du pas de temps d’ici à 2035 ? En effet, le délai pour développer de nouveaux réacteurs est restreint et il est difficile d’avancer plus rapidement. Par rapport aux ENR et à la maîtrise de la demande, envisagez-vous que nous ayons à freiner la décarbonation notamment dans l’industrie ? La directrice Normandie et Île-de-France de RTE m’a dit récemment que plus de 2 000 mégawattheures de consommation avaient été ajoutés sur le réseau avec les industries existantes grâce au plan France Relance. Dès lors, pensez-vous que nous connaîtrons de réelles ruptures d’approvisionnement ? Serons-nous capables de produire suffisamment pour répondre à la demande d’ici 2035 ?

En outre, l’effet foisonnement serait envisagé si nous développions beaucoup d’énergies renouvelables, et notamment l’éolien off-shore. Pourriez-vous nous livrer votre vision sur cet effet foisonnement ?

Vous avez enfin souligné que vous ne pensiez pas réaliste d’exclure les opérateurs tiers du marché français de l’électricité. Toutefois, nous y sommes tout de même attachés et nous avons voté une proposition de loi en commission des finances afin de renationaliser totalement EDF. Puisque nous sommes exportateurs structurellement, comment envisagez-vous notre dépendance aux pays européens ? À quel point est-il problématique de ne pas s’entendre avec eux sur le fonctionnement du marché ?

M. André Merlin. La situation de pénurie d’électricité que nous connaissons actuellement conduit à envisager des risques de coupure pour cet hiver et ceux à venir. Lors d’un colloque au mois de mars, j’avais indiqué que nous courrions des risques élevés de coupure dès l’hiver prochain au vu des problèmes de corrosion sous contrainte. L’exécutif répondait que de l’électricité serait importée depuis les pays voisins. Entre 2013 et 2020, 12 gigawatts de production ont été fermés et démantelés pour la plupart. Le directeur de l’énergie de l’époque, Pierre-Marie Abadie, a d’ailleurs reconnu qu’il aurait peut-être fallu mettre ces moyens de production sous cocon, ce qui aurait permis de les redémarrer rapidement.

Cette situation nous a conduits à importer de l’électricité d’Allemagne ou des Balkans, qui est produite à partir du charbon et à des prix supérieurs. Dès lors, cette décision n’apparaît pas comme opportune. Évidemment, nous n’allons pas reconstruire les centrales au charbon qui ont été démantelées. Cependant, il faut lancer une opération de sobriété énergétique pour réduire la demande, notamment en période de pointe. L’idée d’EDF de mettre en œuvre un tarif réglementé de vente du type du tarif Tempo me paraît judicieuse et j’espère qu’elle sera proposée aux clients domestiques. Concrètement, ce système induit que les prix sont plus attractifs les jours où la consommation est moins importante. Il devrait générer une baisse de l’ordre de 6 gigawatts de la pointe de consommation.

Il est aussi possible d’augmenter les interconnexions pour importer davantage d’électricité quand la situation le nécessite. En revanche, l’idée de construire des éoliennes marines pour attendre la mise en service de réacteurs nucléaires ne me paraît pas tellement constituer une solution pour passer les pointes. En effet, les situations de pointe de consommation surviennent généralement quand il fait froid et en situation anticyclonique, périodes lors desquelles le vent est moindre. En outre, le foisonnement n’est pas très important. Un des représentants syndicaux a eu raison d’indiquer qu’il sera nécessaire de construire des cycles combinés gaz. Nous aurons en effet besoin de flexibilité tant que nous ne serons pas capables de construire des stations de transfert d’énergie par pompage.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Jusqu’à quel point est-il grave de se passer des autres pays européens ?

M. André Merlin. Le problème est principalement politique. La France peut-elle se retirer du marché de l’électricité en Europe alors qu’elle a donné son accord pour adopter la directive de 1996 pour la libéralisation du marché ? Il a fallu six ans à la France pour l’adopter et quatre ans pour la transposer. Si nous sortions de cette directive, nous pourrions envisager la mise en place de l’acheteur unique en France. Toutefois, nous n’aurons pas l’accord d’une majorité des deux tiers. Nous pouvons cependant mettre l’accent sur des contrats à long terme pour les alternatifs et le nouveau nucléaire. Nous devons également maintenir les dispositions d’obligation d’achat après appel d’offres pour les énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie M. Merlin pour votre disponibilité et la précision de vos réponses.

 

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12.   Audition de M. Yves Marignac, Chef du pôle énergies nucléaire et fossiles de l'institut négaWatt (1er février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour cette deuxième audition de l’après-midi, nous accueillons M. Yves Marignac, Chef du pôle énergies nucléaire et fossiles de l’institut négaWatt. Nous vous remercions d’avoir instantanément accepté de venir vous exprimer devant notre commission d’enquête. En tant qu’expert, vous menez diverses études sur la transition au sein de l’institut négaWatt, qui prône la sobriété et l’efficacité, ainsi que le développement des énergies renouvelables. Vous avez dirigé WISE-Paris, que vous prenez soin de distinguer de WISE (World Information Service of Energy), et vous participez aux travaux de l’autorité de sûreté nucléaire (ASN). Vous avez participé aux travaux de la commission particulière chargée du débat public sur le projet de réacteur EPR. Vous avez été auditionné en 2018 par la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires et vous prenez régulièrement la parole sur ces sujets dans le débat public. Vous êtes le coauteur d’une annexe au « rapport Charpin-Dessus-Pellat », commandé par M. Lionel Jospin lorsqu’il était premier ministre, et que nous avons évoqué hier à l’occasion de son audition. Cette contribution traite de la sécurité énergétique, qu’elle examine successivement aux niveaux mondial, européen, des États-Unis et du Japon. Enfin, vous êtes le coauteur d’un livre intéressant, publié en janvier 2022, sous un titre accrocheur dans le débat politique en France : Peut-on se passer du nucléaire ?, organisé sous forme d’un débat avec un contradicteur, M. François-Marie Bréon. Le rapporteur et moi-même souhaitions vous entendre pour recueillir vos analyses intégrant les événements les plus récents.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Yves Marignac prête serment.)

M. Yves Marignac, Chef du pôle énergies nucléaire et fossiles de l’institut négaWatt. Merci, monsieur le président, pour cette invitation. C’est un honneur et un plaisir de pouvoir contribuer à vos réflexions.

Je commencerai par partager le constat, à l’origine de cette commission d’enquête, d’une forme de perte de souveraineté nationale, en commençant par la replacer dans le temps long. À l’époque des chocs pétroliers, qui restent « la mère » de toutes les batailles énergétiques des dernières décennies, la France a répondu, en premier lieu, par une politique d’économie d’énergie (la « chasse au gaspi »), en deuxième lieu, par une stratégie du « tout nucléaire » et du « tout électrique ». Assez rapidement, après le contre-choc pétrolier, ne perdurait déjà presque plus que le second volet de cette double stratégie, les politiques de maîtrise de l’énergie ayant été progressivement abandonnées. À l’issue de ces cinquante années, les productions domestiques, qui incluaient alors le charbon, l’hydroélectricité et le bois, et couvraient presque un quart de nos consommations d’énergie, n’en couvrent plus aujourd’hui que 17 % si l’on ne compte pas le nucléaire (elles en représentent 35 % si on l’inclut), ce qui est logique, dès lors que l’uranium utilisé dans les réacteurs provient en totalité de l’importation. La dépendance à l’uranium est certes de nature très différente de celle aux énergies fossiles, mais elle n’est pas sans implication géopolitique et stratégique non plus. Ainsi, le développement du nucléaire s’est paradoxalement accompagné d’une perte de souveraineté énergétique, dans la mesure où l’évolution des autres productions d’énergie et l’augmentation de la consommation ont conduit à renforcer notre dépendance, en proportion comme en volume, à des importations de ressources énergétiques.

Derrière cet indicateur agrégé doivent cependant être distingués divers facteurs plus représentatifs de la situation.

En premier lieu, la sécurité énergétique ne se pense pas seulement au niveau national et des frontières, mais aussi au niveau des territoires. Un système énergétique extrêmement concentré autour de quelques installations crée ainsi des dépendances énergétiques et économiques entre les territoires. Le système énergétique de notre pays, pourtant l’une des premières puissances mondiales, n’est ainsi pas capable d’approvisionner correctement l’ensemble de la population, 12 millions de personnes y étant concernées par la précarité énergétique. Or, cet enjeu d’une sécurité d’approvisionnement à l’ensemble des usagers est extrêmement important en matière de souveraineté énergétique

En deuxième lieu, la souveraineté se joue aussi dans le niveau de vulnérabilité de notre système énergétique, que ce soit à l’égard d’aléas externes ou de risques qu’il génère pour lui-même. Sur ce second aspect, la situation actuelle est particulièrement éclairante. Comme candidat à l’élection présidentielle, en 2012, puis comme président, François Hollande avait formulé l’engagement, notamment dans le débat de l’entre-deux tour, d’une réduction de notre double dépendance au pétrole et au nucléaire. Ce diagnostic était juste. Après la catastrophe de Fukushima, il identifiait le risque que faisait peser l’enjeu de sûreté du parc nucléaire sur la société française, et considérait qu’il était souhaitable de le réduire. Dans le débat national sur la transition énergétique qui avait suivi cette élection, le président de l’ASN de l’époque, M. Pierre-Franck Chevet, que vous avez auditionné récemment, avait souligné que le système électrique ne disposait pas des marges nécessaires pour faire face à un problème générique inattendu, qui conduirait à arrêter pour des raisons de sûreté une dizaine de réacteurs. Le problème de corrosion sous contrainte que nous avons rencontré nous a plongés dans cette situation. Faute d’avoir engagé les transformations qui auraient permis de diversifier les options pour renforcer la résilience du système électrique, nous payons cette vulnérabilité assez cher.

Par ailleurs, la situation en Ukraine a certes rappelé, d’une part, notre dépendance à l’égard des importations en hydrocarbures, mais aussi, d’autre part, la vulnérabilité que peut constituer pour notre propre système électrique et notre société, le fait de dépendre d’un parc nucléaire. Nous avons en effet été confrontés à la situation inédite de centrales nucléaires en zone de conflit, et à l’occupation de l’une d’elles, depuis bientôt un an, par une puissance occupante, qui l’utilise comme une forme d’arme passive de dissuasion.

La situation actuelle est plutôt celle d’une dépendance accrue au nucléaire, comme en témoigne la volonté de prolonger toujours davantage les réacteurs nucléaires. On pourrait parler d’une forme d’« addiction », qui conduit aujourd’hui à des réactions paradoxales.

La difficulté du système électrique observée cet hiver est liée, d’une part à cette vulnérabilité du parc nucléaire standardisé pour les réacteurs nucléaires existants, d’autre part, au dixième hiver consécutif de retard de mise en service du réacteur Flamanville 3. Il est étonnant que, dans cette situation, le réflexe politique soit d’en appeler à davantage de nucléaire, à une prolongation plus longue des réacteurs, et au déploiement d’un nouveau programme de réacteurs EPR2 qui n’existe en réalité encore que sur papier, et reste peu avancé en termes de conception. Ce réflexe conduit à des risques importants, puisqu’il projette de renforcer la dépendance du système électrique à un parc nucléaire vieillissant, donc de plus en plus vulnérable aux problèmes génériques, et à de nouveaux réacteurs pour lesquels le retour d’expérience de Flamanville montre qu’il faut prendre en compte une incertitude d’une dizaine d’années en prévoyant leur date de mise en service.

Un deuxième paradoxe est celui de l’appel à un « plan Marshall », selon les termes du président de l’ASN au printemps dernier, et du président d’EDF alors en exercice, Jean-Bernard Lévy, à l’automne. Lors d’une audition par la commission d’enquête sur la sûreté nucléaire en 2018, Jean-Bernard Lévy avait pourtant expliqué qu’EDF était comme un cycliste qui doit pédaler pour ne pas tomber : lui fixer l’objectif de nouveaux EPR était nécessaire au maintien de ses compétences. Or, au moment où le président de la République, dans son discours de Belfort, fixait à la filière nucléaire les objectifs qu’elle avait depuis longtemps demandés pour maintenir ses compétences, le réflexe a été de dire que la filière n’était pas en état de les atteindre, et d’en appeler à ce plan Marshall, dont la faisabilité et la pertinence peuvent être questionnées. Le président de l’ASN a ainsi déclaré que la filière nucléaire n’était pas en état d’atteindre de façon sûre ces objectifs.

Face à ces constats et à cette difficulté, un troisième paradoxe a tenu à la tentative incroyable des responsables de la filière nucléaire de réécrire l’histoire des dix dernières années, au prix de dérives parfois complotistes, afin de s’exonérer de leurs responsabilités dans la triple crise énergétique, industrielle et financière où est plongée la filière nucléaire.

Dès les années 1970-1980 et le déploiement du programme nucléaire, la prévision extrêmement ambitieuse par EDF d’un doublement de la consommation d’énergie tous les dix ans a conduit, d’une part, au déploiement d’une surcapacité nucléaire par rapport aux besoins en base, d’autre part, à un déséquilibre de la pyramide des âges du parc, faisant que sa maintenance, son renouvellement et son renforcement font l’objet, quelles que soient les options retenues, de pics extrêmement importants et difficiles à gérer. Le choix du « tout nucléaire, tout électrique » a également conduit à un développement massif du chauffage électrique, qui crée un phénomène de pointe hivernale extrêmement important, et une dépendance à l’égard du « gradient thermique ». Le nucléaire, ainsi en surcapacité par rapport à la base, est néanmoins en sous-capacité par rapport à cette pointe.

Dans les années 1990-2000, la stratégie devient davantage financière qu’industrielle, malgré le lancement de Flamanville 3 pour préparer le renouvellement du parc. Le rythme initialement prévu par EDF pour ce renouvellement est ainsi rapidement abandonné au profit d’une prolongation au-delà de quarante ans, dont un calcul financier permet de prévoir l’obtention d’économies massives, à hauteur de plusieurs dizaines de milliards d’euros d’investissements à l’époque. Pour compenser cette absence de nouveaux projets en France, des relais de croissance sont recherchés à l’exportation (avec AREVA et « l’équipe de France du nucléaire »), qui en réalité ne se matérialisent pas, ou ne le font que comme facteurs de charges et de pertes, plutôt que de profits et de capacités de financement.

Enfin, face à cette situation de crise, les années 2010-2020 sont celles d’une forme de « fuite en avant » dans la trajectoire électrique. Faute d’avoir diversifié les options, il apparaît de plus en plus difficile de fermer des réacteurs, et la seule réponse politique consiste à prolonger toujours plus leur durée de vie. L’absence de déploiement industriel du projet Flamanville 3, en conséquence des choix des années 1970 et 1980, mais aussi des choix financiers ultérieurs, induit simultanément une perte de capacité industrielle et d’autofinancement.

Face à l’ensemble de ces constats, il nous semble que la stratégie reposant sur davantage de prolongations, encore plus longtemps, des réacteurs, et sur de nouvelles constructions, constitue un risque évident pour la sécurité du système électrique dans les années à venir, et porte en elle le risque d’une perte supplémentaire de souveraineté énergétique.

À l’inverse, l’option retenue par le scénario négaWatt, consistant à réduire nos besoins globaux en énergie (grâce à davantage de sobriété et d’efficacité énergétiques, pour des raisons climatiques), et à nous appuyer à terme sur 100 % d’énergie renouvelable locale (ce qui constitue aujourd’hui une trajectoire réaliste), est porteuse de beaucoup moins de risques et de beaucoup plus de souveraineté et de sécurité énergétiques à long terme. Elle est également confortée par la réponse favorable apportée par une partie de la population à l’appel à la sobriété cet hiver.

M. le président Raphaël Schellenberger. Sur quels éléments vous appuyez-vous pour mesurer la réponse de la population à cet appel à la sobriété ? Aucun détail suffisamment précis ou suffisamment récent des efforts de consommation énergétique réalisés cet hiver ne m’a pour ma part encore été présenté, notamment en matière électrique.

M. Yves Marignac. Ce point est évidemment très important. À conditions équivalentes, donc après correction climatique, la diminution de la consommation énergétique est estimée à près de 10 %, ce qui est très significatif. Il reste néanmoins difficile d’en identifier tous les facteurs, et nous sommes lucides à cet égard.

Un premier facteur de cette baisse tient malheureusement à l’impact de l’envolée des prix sur les entreprises, ce qui se mesure en premier lieu au niveau des entreprises « énergo-intensives », du réseau de transport plutôt que de distribution. Cette part de la baisse n’a pas vocation à être pérenne. Il faut au contraire donner à nos entreprises les moyens d’être plus résilientes face à ce type d’évolution des prix.

Une autre part de cette baisse tient également à une augmentation de la précarité énergétique, liée à l’augmentation des prix, qui fait qu’un nombre croissant de ménages rencontre des difficultés à se chauffer. Cette part est toutefois limitée par un recours massif à des mécanismes de bouclier tarifaire.

Enfin, une part de cette réduction tient très probablement à des démarches d’économies volontaires, même si elles étaient aussi motivées par les hausses de prix.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vos propos sur ce point sont spéculatifs.

M. Yves Marignac. S’agissant des ménages, en effet, ces propos ne peuvent être que spéculatifs. Nous nous appuyons sur de premières enquêtes, mais une analyse statistique de la part des différents facteurs dans la baisse constatée chez les ménages est presque impossible, car il faudrait croiser ces facteurs avec les catégories socioprofessionnelles, les niveaux de revenu, les lieux d’habitation, etc. des ménages concernés. Une analyse de leurs motivations passera probablement plutôt par la réalisation d’enquêtes sociologiques, par questionnaires.

Une partie de cette baisse de consommation énergétique vient toutefois aussi des actions menées par les collectivités, dans leurs parcs de bâtiments, et par les entreprises. Il est ici plus facile, pour les membres de négaWatt notamment, de suivre et d’observer, à l’échelle des territoires, les mesures mises en œuvre : elles reposent en effet sur le déploiement d’outils et de dispositifs qui rendent ces mesures visibles, mais aussi davantage pérennes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous confirmez donc que nous ne disposons pas encore de chiffres précis à cet égard. Or, il s’agit d’éléments très importants pour l’analyse future des leviers en matière de sobriété énergétique.

M. Yves Marignac. Nous doutons de la possibilité de mener à bien une telle analyse statistique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourriez-vous nous rappeler la part de l’électricité dans la consommation énergétique en France, dans les autres pays comparables, et à l’échelle de l’Europe ? Il faudrait sans doute pouvoir expliquer une spécificité française dans ce domaine.

M. Yves Marignac. Je ne dispose malheureusement pas ici des chiffres relatifs à la part de l’électricité dans les autres pays européens. J’aurais dû les prévoir. Comme vous le savez, la particularité du nucléaire d’avoir un rendement d’un tiers entre la chaleur et l’électricité tend à survaloriser cette énergie par rapport aux autres formes de production d’électricité, si on la rapporte à la consommation primaire d’énergie. C’est pourquoi il faut rapporter la consommation d’électricité en France à la consommation finale d’énergie : elle en représente alors environ 25 %. Je ne suis pas en mesure de dire si la situation est significativement différente dans les autres pays ou à l’échelle européenne. En revanche, la part de l’électricité est partout en augmentation, du fait qu’il s’agit du vecteur énergétique le plus facile à décarboner, et que l’électrification des usages (notamment en matière de mobilité) va souvent de pair avec une efficacité croissante.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez pourtant semblé dire dans votre propos liminaire que le parti-pris français avait conduit à une « surélectrification » de certains usages. Néanmoins, vous semblez dire que la part de l’électricité dans la consommation d’énergie ne présente pas en France de différence significative à l’échelle européenne.

M. Yves Marignac. La décomposition sectorielle de la consommation d’électricité peut varier fortement selon les pays européens. Ainsi, les pays du Sud pourront être moins dépendants du chauffage électrique, mais dépendre beaucoup de l’électricité pour d’autres usages. Dans d’autres pays, c’est l’industrie qui sera beaucoup moins électrifiée. Le niveau moyen de consommation d’électricité pourra néanmoins être homogène entre les pays, et partout en croissance.

À cet égard, la singularité de la France vient notamment du chauffage électrique, qui représente aujourd’hui 30 des 90 gigawatts généralement appelés en période de pointe. D’après les évaluations de RTE, qui font foi en la matière, le gradient thermique en France est de l’ordre de 2,4 gigawatts par degré en moins l’hiver, et cette sensibilité thermique de la France représenterait la moitié de la sensibilité thermique de la plaque électrique européenne.

Lorsque je parlais d’un développement stratégiquement problématique de la consommation d’électricité en France, je pensais donc essentiellement à cette part du chauffage électrique, qui s’est développée, d’abord pour renforcer l’indépendance énergétique en remplaçant le chauffage au fuel, mais très rapidement ensuite pour donner des débouchés à une production nucléaire à l’époque structurellement surcapacitaire. Cela s’est traduit au fil des années par un différentiel d’exigence dans la réglementation thermique, dont résulte aujourd’hui le grand nombre de convecteurs électriques peu performants qui équipent des bâtiments résidentiels et tertiaires dont l’enveloppe est elle-même peu performante.

Le scénario négaWatt recommande ainsi une rénovation complète de l’ensemble du parc bâti d’ici 2050, car nous l’estimons indispensable pour notre sécurité énergétique, au regard des enjeux climatiques, et du point de vue social, compte tenu des réductions de facture énergétique qu’elle pourra entraîner. Cette amélioration de la performance du bâti s’accompagne encore d’une pénétration importante du chauffage électrique, qui atteint 60 % dans le résidentiel, mais sous forme de pompes à chaleur, elles-mêmes performantes. Alors que notre scénario renforce ainsi la part du chauffage électrique (performant dans des bâtiments isolés), de la mobilité électrique et de l’électrification de l’industrie (qui passe de 28 % aujourd’hui à 50 % dans notre scénario en 2050), cela se traduit par une réduction de la pointe électrique, qui est ainsi ramenée à 60 gigawatts, ce qui redimensionne totalement le problème.

M. le président Raphaël Schellenberger. Plusieurs auditions nous ont permis de bien distinguer la question de l’électrosensibilité de notre système électrique (correspondant au gradient de 2,5 gigawatts environ par degré) de celle de la pointe, qui n’est pas liée au même appel. Il existe une pointe tous les jours, quelle que soit la température, mais le seuil augmente en fonction de la température : la demande de base évolue en fonction du gradient thermique.

La France dispose d’une réserve d’énergie électrique, grâce à l’optimisation possible du parc de chauffage électrique. Cette disponibilité de capacités électriques à d’autres fins est-elle également présente ailleurs en Europe ?

M. Yves Marignac. Les autres pays européens n’ont pas la même réserve de réduction de leurs besoins électriques. L’augmentation des besoins en part relative produite par l’électrification peut toutefois se traduire, selon les circonstances, par une augmentation ou par une réduction des besoins en valeur absolue. À cet égard, des réserves pour réduire les besoins en valeur absolue tout en maintenant le principe d’électrification existent sans doute aussi dans d’autres pays, notamment en matière d’électrification industrielle, qui est probablement moins poussée dans d’autres pays que dans le nôtre.

L’association négaWatt collabore depuis plusieurs années avec différents partenaires au scénario européen Collaborative Low Energy Vision for the European Region (CLEVER). Ses résultats préliminaires ont été publiés en décembre. Ils seront complétés pour le milieu de l’année. Nous pourrons en tirer des éléments dans le cadre d’une contribution écrite si vous le souhaitez, mais j’ai préparé cette audition en me concentrant sur la situation française.

Si les pointes de consommation observées quotidiennement à certaines heures de la journée nécessitent des moyens de flexibilité ou de stockage infrajournaliers qui posent relativement peu de problèmes de gestion du système électrique, le chauffage électrique en revanche génère une variabilité intersaisonnière, plus difficile à maîtriser, et qui nécessite de le réduire.

Les organismes que vous avez auditionnés vous ont sans doute signalé la nécessité de renouveler notre système électrique, ce qui constitue un chantier d’une ampleur considérable. RTE dit souvent que l’essentiel du système électrique de 2050 reste à construire, quels que soient les choix retenus. Tout effort visant à réduire les effets de pointe a un effet dimensionnant de premier ordre. La rénovation thermique complète et performante des bâtiments (inclus les bâtiments électriques) constitue de ce point de vue un levier essentiel de sécurité électrique et énergétique à moyen et long terme. Malheureusement, ce n’est pas un levier qui s’actionne rapidement, et les contraintes actuelles nécessitent de trouver des leviers plus rapides à mobiliser.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons compris que le réseau énergétique est interconnecté et interdépendant, et que le parc nucléaire de la France, lorsqu’il est disponible normalement, la met en situation d’être fournisseuse d’électricité à l’échelle de l’Europe. Pour atteindre les objectifs de décarbonation qui nous engagent collectivement, la France pourrait donc se contenter de maintenir ses moyens de production déjà décarbonés, de réduire ses exportations et d’optimiser son usage interne de l’électricité. Nos voisins, qui ne disposent pas des mêmes marges, devront probablement en revanche construire des capacités tout en décarbonant leurs capacités actuelles. Malheureusement, il ne semble pas exister de réelle programmation stratégique à cet égard au niveau européen.

M. Yves Marignac. Vous avez raison. Les stratégies énergétiques des pays européens diffèrent sur des points fondamentaux, comme celui de la place du nucléaire, et il n’existe pas de vision européenne coordonnée et cohérente sur ces enjeux.

La plupart des pays européens, notamment les plus avancés dans le déploiement des énergies renouvelables, ont jusqu’ici beaucoup compté sur une réserve exportatrice et une réserve importatrice. En Allemagne, notamment, le développement massif des énergies renouvelables a reposé, non sur une transformation, mais sur les ajustements rendus possibles par le maintien de la capacité carbonée, dont la part a certes été réduite dans la production d’électricité interne, mais dont le surplus a été destiné à l’export. Or, il n’est pas possible que chaque pays européen compte ainsi sur un solde exportateur pour développer ses nouveaux moyens de production sans fermer les moyens anciens. C’est seulement récemment que l’échéance de la fermeture du parc charbon allemand a été avancée à 2030.

En développant fortement leurs énergies renouvelables, l’Allemagne, le Danemark, l’Espagne ou le Portugal ont toutefois pris de l’avance sur la France dans le renouvellement du système électrique construit par l’Europe dans les années 1970. Cette avance leur permettra de fermer leur parc charbonné, et de disposer de gains de compétitivité importants, car les énergies renouvelables une fois installées, leur coût marginal de fonctionnement est extrêmement faible.

Enfin, cette avance leur permettra un certain nombre d’innovations et d’évolutions. Ces dix dernières années, la performance de l’énergie photovoltaïque a été multipliée par 10, celle de l’éolien par 3. Au-delà de ces progrès de performances, qui se poursuivront, quoique sans doute pas au même rythme, de nombreuses innovations concernent la participation des énergies renouvelables au fonctionnement des systèmes électriques, à travers notamment les expériences récentes de « Grid Forming » (c’est-à-dire de fonctionnement synchrone de différents équipements électroniques pour fournir une réactivité aux systèmes électriques) dans les fermes éoliennes offshore en Écosse. Lorsqu’en France on envisage de mettre en service de nouveaux EPR en 2035 (et plus vraisemblablement en 2037), leurs performances ne doivent pas être comparées à celles des systèmes fondés sur les énergies renouvelables disponibles aujourd’hui, mais à celles des systèmes reposant sur les énergies renouvelables qui pourront être engagés en 2030.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les modèles énergétiques qui se construisent ne sont pas toujours entièrement choisis : ils résultent aussi d’une somme de choix passés. Quel que soit le modèle électrique du futur, la question des interconnexions, donc des réseaux de transport, avec la fonction assurantielle commune qu’ils impliquent au niveau européen, sera centrale pour lui. Comment envisagez-vous l’évolution du réseau de transport, qui est jusque-là basé sur de gros points de production, qu’il faut ensuite remonter lorsqu’il s’agit de diffus ? Nous avons appris lors de l’une de nos auditions qu’il fallait plus de temps encore pour mettre en œuvre ces interconnexions que pour mettre en place un EPR.

M. Yves Marignac. Le facteur temps est d’autant plus déterminant que l’on parle de gros équipements et de grosses infrastructures. Les publications scientifiques sur les leviers de massification de la transition énergétique insistent de plus en plus sur le fait que les solutions à petite échelle sont davantage susceptibles d’apporter des transformations plus rapidement, car elles peuvent être multipliées et que chacune, individuellement, peut être mise en œuvre plus rapidement. Cela présente également l’avantage de diluer le risque que ces solutions échouent ou rencontrent des difficultés.

Il faut distinguer deux problématiques. La première, qui se joue sur le temps long, est celle du renforcement du réseau de transport et des interconnexions à l’échelle européenne pour faire face aux fluctuations plus grandes de la production, notamment renouvelable : ce renforcement suppose une vision coordonnée des États européens et une mutualisation bien comprise de leurs moyens de production.

La deuxième est celle de l’adaptation du réseau de distribution à l’intégration notamment des énergies renouvelables, qui peut se faire sur un temps beaucoup plus rapide. Elle n’en reste pas moins difficile et coûteuse.

Entre ces deux problématiques s’insère la nécessité de prendre davantage en compte la dimension territoriale, tout en tenant compte de la nécessité (essentielle selon négaWatt) d’une péréquation tarifaire au niveau national. Les stratégies énergétiques doivent être davantage régionalisées, à la fois pour mieux valoriser les potentiels renouvelables locaux et pour laisser aux collectivités un pilotage plus actif du niveau de consommation d’énergie des territoires. Dès lors, la question de la mutualisation et de la cohérence des stratégies territoriales à travers le réseau de transport, à une échelle intermédiaire entre les grandes interconnexions européennes et l’échelle diffuse des réseaux de distribution, est essentielle. Nous répétons souvent ainsi à RTE qu’il doit devenir un opérateur national, garant de la cohérence du réseau, mais au service du développement territorial de chaque collectivité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Même la ressource renouvelable est parfois concentrée elle aussi. Avec le rapporteur, nous venons par exemple de régions où l’éolien offshore ne sera jamais présent, et où les frontières physiques avec nos voisins européens sont plus difficilement franchissables. Il est tout aussi difficile de faire traverser le Rhin à un réseau de distribution qu’à un réseau de transport. Or, la France a cette particularité d’avoir beaucoup de frontières physiques. Je préfère éviter le terme de « frontière naturelle », qui renvoie à un passé historique désagréable.

M. Yves Marignac. Les fleuves et les massifs montagneux constituent en effet de vraies frontières physiques pour le réseau.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle vision portez-vous sur la décarbonation des énergies non électriques ?

M. Yves Marignac. Le scénario négaWatt insiste beaucoup sur « l’équilibre des vecteurs énergétiques ». Partant du constat que notre consommation finale d’énergie repose à plus de 60 % sur les énergies fossiles, et notamment sur la combustion, nous soulignons la nécessité de décarboner la combustion en complément de son remplacement par de l’électricité elle-même décarbonée. Nous insistons à cet égard sur le rôle de la biomasse énergie, sous différentes formes.

Si, en matière d’électricité, les enjeux pour maîtriser les besoins en renouvellement du système portent essentiellement sur la sobriété et l’efficacité ; en matière de biomasse, les enjeux concernent les contraintes croisées, le stress du changement climatique sur la forêt, et la disponibilité de ressources agricoles en priorité pour des usages alimentaires et pour des biomatériaux, puisque notre scénario intègre une vision complète en empreinte des besoins en matière première de l’économie française. Pour autant, un potentiel très important est également à mobiliser dans le développement du bois énergie dans des conditions locales, et le développement du biogaz, là aussi sous forme de « biogaz de terroir » (selon l’expression heureuse de l’un de nos spécialistes), c’est-à-dire en organisant la filière biogaz d’une manière adaptée à la spécificité de chaque territoire agricole. Pour des raisons d’optimisation des contraintes, des potentiels et des impacts, il nous paraît en effet plus facile de mobiliser ces ressources que de continuer à développer l’électrification, au risque de rendre critiques les besoins en réseaux, mais aussi en batteries, et en matériaux associés, à commencer par le cuivre.

Cette logique d’optimisation de l’affectation des ressources aux usages à travers les différents vecteurs tient également compte des infrastructures de réseaux existantes. Ainsi, le gaz, même devenu renouvelable à terme, est remplacé dans les bâtiments par l’électrification, afin de privilégier l’emploi de ce gaz dans des process industriels difficilement électrifiables, et dans une partie des transports. En effet, notre scénario, publié avant l’interdiction européenne des véhicules thermiques à 2035, considère que le tout électrique pose question dans la mobilité longue distance, et maintient dans ce domaine une part de véhicules hybrides (donc alimentés en partie au gaz renouvelable), mais surtout pour le fret, considérant que l’électrification massive du transport routier posera énormément de problèmes de matériaux, et/ou de réseau. Cela permet aussi de maintenir la valeur de l’infrastructure du réseau de gaz.

Une synergie entre les réseaux et les vecteurs est enfin recherchée à travers notamment le « power-to-gas », c’est-à-dire la production d’hydrogène par électrolyse à partir d’électricité excédentaire (relativement facile à produire grâce au développement du photovoltaïque). Cet hydrogène servirait avant tout aux besoins en matière première, plutôt qu’en énergie : il remplacerait l’hydrogène produit aujourd’hui à partir de gaz fossile (au prix d’une grande production de CO2), et pourrait être maintenu sous forme d’hydrogène, ou recombiné avec du CO2 (typiquement issu de la purification du biogaz) pour produire du méthane de synthèse, qui pourrait marginalement servir à une production d’électricité permettant d’assurer la sécurité du système électrique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le développement du biogaz dans vos scénarios implique donc une part importante d’intensification agricole.

M. Yves Marignac. Ce développement va plutôt de pair avec une évolution des pratiques agricoles pour les rendre plus soutenables. Les intrants de la méthanisation, voire à terme de la pyrogazéification, sont des co-produits ou des sous-produits de la production agricole, ce qui signifie qu’il n’y a pas dans notre scénario (au-delà de l’existant déjà destiné aux biocarburants, que nous réservons à la décarbonation extrêmement difficile de l’aérien) de surface agricole dédiée à la production de biomasse énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’ai seulement parlé d’intensification agricole. Lavoisier disait : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Même à surface agricole constante, utiliser le biogaz revient à appauvrir les co-produits agricoles avant qu’ils retournent au sol. Il s’agit donc bien d’intensification : on sort davantage du même mètre carré de terres arables.

M. Yves Marignac. Vous m’amenez sur un terrain dont je ne suis pas spécialiste. Toutefois, négaWatt dispose de spécialistes dans ce domaine. En s’appuyant notamment sur le scénario Afterres de l’association Solagro, ils assurent que, loin d’appauvrir le cycle organique qui soutient les cultures agricoles (et de renforcer ainsi les besoins d’intrants chimiques), développer une filière biogaz est de nature à régénérer les sols, si l’on crée à cette fin des cultures intermédiaires, qui font partie des coproduits et sous-produits que j’évoquais.

M. le président Raphaël Schellenberger. Une culture intermédiaire signifie qu’on récolte un champ trois fois par an, plutôt que deux fois.

Quel rôle joue la rareté des matériaux dans votre scénario, et comment y contraint-elle les mobilités et les usages énergétiques ?

M. Yves Marignac. La question de sécurité ou de la souveraineté énergétique doit être posée, non seulement au regard des besoins en importation de matières énergétiques, mais aussi des besoins en importation de matériaux minéraux. À cet égard, le scénario négaWatt est fondé sur le modèle d’entrées-sorties négaMat, qui permet de tracer l’évolution de l’empreinte complète en matières premières de l’économie française, et ainsi de resituer l’enjeu des matières critiques pour les énergies renouvelables (ou pour les options de la transition) dans une évolution plus globale.

Les options de sobriété et d’efficacité retenues dans le scénario négaWatt permettent de réduire de 30 % l’empreinte matières premières de l’économie française dans son ensemble, même si cette diminution n’est pas uniforme et les besoins augmentent au contraire en certaines matières, comme le cuivre ou le lithium, notamment, qui servent aux batteries. Le scénario négaWatt s’est néanmoins fixé comme critère que la consommation cumulée de 2020 à 2050 d’aucune matière ne dépasse la part française actuelle rapportée à la population mondiale des réserves prouvées. Cette part n’est pas la même selon que l’on parle du cuivre ou du lithium, mais elle n’est dépassée pour aucun de ces matériaux, qui sont ceux dont la consommation s’en rapproche le plus dans notre scénario.

Les besoins critiques dans notre scénario viennent beaucoup plus de la mobilité ou (hors transition numérique) d’enjeux comme le numérique (qui exerce une pression forte sur les métaux rares et les terres rares) que des énergies renouvelables, qui sont certes plus consommatrices de matériaux pour une même capacité de production que le nucléaire ou les centrales thermiques, mais qui présentent peu d’enjeux associés aux terres rares ou aux matériaux rares (même s’agissant par exemple du graphite). Le seul élément rare sur lequel elles font peser un enjeu est le néodyme, qui fait aujourd’hui partie des éléments permanents des éoliennes offshore. Toutefois, il existe aujourd’hui des alternatives technologiques qui permettraient de s’en passer.

En revanche, les énergies renouvelables ont un impact significatif sur des matériaux davantage de masse, comme l’acier ou le béton. Ainsi, elles représentent 9 % de la consommation totale d’acier à 2050, mais dans le cadre d’un scénario global qui permet de réduire de 20 % la consommation nationale d’acier, qui reste ainsi très en deçà du seuil critique que nous nous sommes fixé.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma question ne portait pas seulement sur votre scénario. Vous paraissez confiants sur notre capacité à contenir nos besoins en approvisionnement en matériaux rares en amont du cycle énergétique, mais quels en seraient les effets en aval, c’est-à-dire sur la vie quotidienne des gens ? Cet enjeu est assez rarement examiné.

M. Yves Marignac. Les éléments chiffrés que je vous ai fournis, y compris sur les capacités de production électrique nécessaires, valent seulement dans le cas où la sobriété et l’efficacité prévues par notre scénario s’appliquent.

Les enjeux de l’électrification portent cependant surtout sur l’aval ou le diffus, c’est-à-dire sur les besoins en cuivre et en matériaux pour le réseau, la mobilité et le transport électriques notamment. À cet égard, notre scénario envisage les hypothèses suivantes, qui réduisent de manière significative les besoins en batteries associés au transport : une absence d’électrification massive du fret ; une réduction globale du nombre de véhicules légers grâce à des solutions d’autopartage ou de covoiturage ; un allégement des véhicules, notamment dédiés à la mobilité urbaine.

Malgré ces hypothèses, les besoins en lithium approchent encore dans notre scénario le seuil fixé de la part française des réserves prouvées, au-delà duquel la pression extractive est moins maîtrisable nationalement. L’électrification des usages sans sobriété ni efficacité risque ainsi d’engendrer des problèmes aujourd’hui mal évalués de criticité sur certains matériaux.

M. le président Raphaël Schellenberger. NégaWatt est-elle une association ?

M. Yves Marignac. Je suis à la fois salarié de l’association négaWatt (dont je suis le porte-parole), et de sa filiale, l’institut négaWatt (où je suis chef du pôle d’expertise énergies nucléaire et fossiles). L’institut a un statut d’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), à actionnaire unique, qui est l’association.

M. le président Raphaël Schellenberger. Sous sa forme d’institut ou d’association, négaWatt participe-t-elle à l’élaboration des schémas publics de stratégie énergétique : notamment les schémas RTE, ou d’autres stratégies ministérielles ?

M. Yves Marignac. Chaque fois que nous pouvons, nous participons, au même titre que tous les acteurs de la concertation, aux différents exercices menés par RTE, mais aussi, lorsque nous sommes sollicités, au débat public, par exemple sur le programme de nouveaux réacteurs. Nous avons participé en tant qu’experts au forum des jeunesses sur l’avenir du mix énergétique, qui s’est tenu il y a deux semaines sous l’égide du gouvernement dans le cadre de la concertation sur l’avenir du système énergétique. Nous avons généralement le sentiment d’être écoutés, comme les autres acteurs, et que la robustesse de notre expertise est reconnue, mais aussi que nous ne sommes pas toujours suivis, et heureusement, puisque ces exercices cherchent à capter l’ensemble des visions.

M. le président Raphaël Schellenberger. Est-ce l’institut ou l’association qui participe à ces consultations ?

M. Yves Marignac. C’est l’association qui, dans son objet statutaire, a vocation à y participer.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment se construit le financement de l’association ? Les éléments succincts de publicité fournis sur votre site internet font état de subventions d’exploitation, mais aussi de mécénat et de partenariats d’entreprises. Êtes-vous transparents à cet égard ?

M. Yves Marignac. Oui : nos rapports d’activité et nos rapports financiers sont publics et disponibles sur notre site. Nos interventions en matière de plaidoyers sont régulièrement déclarées à la haute autorité pour la transparence de la vie publique, ce que ne font pas toutes les associations opérant dans notre champ.

Nous avons pour la première fois dépassé en 2022 le million d’euros de budget. Ce budget incluait les principales sources de financement suivantes : GRDF et RTE, dans le cadre de partenariats (pour moins de 5 %) ; le mécénat (pour 7 %) qui représente une part deux fois moindre de celle représentée par les contributions des adhérents ; les dons des adhérents (pour environ 15 %), qui sont tous des personnes physiques, aucune personne morale ne participant ainsi à la gouvernance de négaWatt ; les fondations, notamment la fondation européenne pour le climat (ECF) (à hauteur de 25 %) ; l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), dans le cadre de partenariats sur le développement d’outils, par exemple sur les matériaux (à hauteur de 12 %).

Les développeurs renouvelables (français et étrangers) représentent moins de 2 % de notre financement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cette transparence est relative, puisque votre compte de résultat 2021 (disponible sur votre site internet) fait état de 20 % de financement issu du mécénat et de partenariat d’entreprises, donc de personnes morales. Nous apprécierions également de disposer de chiffres absolus, et non seulement de pourcentages. Vous intervenez parfois sur ces questions de transparence par ailleurs.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez été membre en 2012 du secrétariat général du débat national sur la transition énergétique, l’organe directeur de ce débat, l’année même où vous êtes lauréat d’un prix du Nuclear free future award (NFFA), qui récompense (selon les termes de l’association) les « activistes souhaitant la sortie du nucléaire ». La formation de ce débat a-t-elle résulté d’un choix politique d’y représenter la variété des positions possibles, et comment ses conclusions ont-elles été accueillies par les ministres de l’époque ?

M. Yves Marignac. J’ai en effet reçu le NFFA en 2012, mais dans la catégorie « Solutions », pour « avoir contribué par mon expertise rigoureuse au développement du scénario négaWatt », qui dessine la possibilité d’une trajectoire 100 % renouvelable pour la France, ce qui, pour l’organisation qui décerne ce prix, contribue à la conception d’un monde sans nucléaire à long terme. On est donc assez loin d’un prix décerné à un activiste antinucléaire, ce que je ne suis pas.

Le secrétariat général du débat national sur la transition énergétique constituait une petite équipe autonome au sein du cabinet de la ministre de l’écologie de l’époque, Mme Delphine Batho. Sous l’égide d’un comité de pilotage du débat, présidé par Mme Batho, et où siégeaient notamment Mmes Laurence Tubiana et Anne Lauvergeon, ce secrétariat général était chargé de faciliter la mise en œuvre du débat. J’y ai notamment contribué sur la partie « expertise », qui ne représentait qu’un volet du débat, avec le conseil national du débat, réunissant les différentes parties prenantes ; un dispositif citoyen ; et un volet dédié aux territoires d’outre-mer. J’ai notamment aidé à constituer le groupe d’une cinquantaine d’experts (dont M. Jean-Marc Jancovici, parmi d’autres que vous avez auditionnés ces dernières semaines) retenus pour éclairer ce débat sur les scénarios possibles, sous la présidence de M. Alain Grandjean.

Ce débat, d’une manière générale, portait sur les conditions de mise en œuvre d’une transition énergétique incluant l’objectif de réduire à 50 % la part du nucléaire à 2025. Le fait que cet objectif n’ait pas été soumis au débat, mais ait fait partie de son cahier des charges, avait d’ailleurs suscité plusieurs réactions et difficultés.

Une douzaine de recommandations principales, chacune déclinées en plusieurs propositions et mesures, avaient finalement été adoptées par consensus par le conseil national du débat. Elles préfiguraient notamment les objectifs de rénovation thermique des bâtiments ou de sobriété dont on sait aujourd’hui qu’ils sont essentiels à la transition énergétique. Le groupe d’experts avait notamment analysé l’ensemble des scénarios existants pour les rassembler en quatre familles, avant d’examiner s’ils permettaient ou non d’atteindre les objectifs climatiques. C’est ici notamment qu’une baisse de 50 % de la consommation finale d’énergie est apparue nécessaire pour atteindre les objectifs climatiques, ce qui a conduit à inscrire cet objectif dans la loi relative à la transition énergétique et à la croissance verte de 2015, l’objectif d’une baisse de 20 %, qui était porté par certains scénarios, apparaissant à l’inverse insuffisant.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous appartenez depuis 2008 à un groupe de travail sur le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), et depuis 2014 à des groupes permanents d’experts au sein de l’ASN sur les réacteurs nucléaires, les laboratoires et les usines, ainsi que les équipements sous pression nucléaire. Vous êtes donc « un puits de science » en matière de sûreté nucléaire. Or, vous déclarez qu’elle traverse aujourd’hui une « crise systémique ». Quels faits techniques et scientifiques vous paraissent problématiques pour la sûreté de nos centrales ? Le président de l’ASN, que nous avons auditionné récemment, semblait davantage satisfait, et ne pas réellement percevoir une crise.

M. Yves Marignac. Je participe à des groupes permanents d’experts auprès de l’ASN, et non en son sein. Les experts y siègent intuitu personae, et non en tant que représentants de leurs associations.

M. Pierre-Franck Chevet avait dit un jour que, s’il était élève, il ne se satisferait pas d’une appréciation « globalement satisfaisant ». Cette appréciation constitue pour l’ASN une manière de dire que la situation ne présente pas d’alerte majeure en matière de sûreté, mais reste perfectible.

J’avais notamment parlé d’une crise systémique de la sûreté, ou de la gouvernance de la sûreté, lors de l’une de mes deux auditions par la commission d’enquête sur la sûreté nucléaire, au regard d’une multiplication d’événements relatifs à la sûreté, parmi lesquels peuvent être cités les suivants : les incidents faisant suite à des défauts de surveillance et de maintenance en 2018 et 2019 (notamment s’agissant de l’ancrage d’équipements nécessaires au fonctionnement des groupes diesels de secours) ; la problématique apparue en 2015 de la cuve de l’EPR de Flamanville et les problèmes de soudure survenus depuis ; l’accumulation de matières dites « valorisables » sans emploi, avec les difficultés de fonctionnement de l’usine Melox à Marcoule, qui conduisent aujourd’hui à saturer les capacités d’entreposage de plutonium à La Hague, donc à recourir pour cet entreposage à des ateliers de l’installation qui n’y étaient pas initialement destinés ; la saturation des capacités d’entreposage du combustible dans les piscines, avec le projet d’une nouvelle piscine d’entreposage centralisé, qui, comme beaucoup d’autres, a pris du retard ; etc.

Or, ces difficultés diverses ont souvent eu pour origine un défaut d’anticipation, de compétence ou de sérieux du côté des exploitants, et une capacité insuffisante à anticiper, détecter les problèmes et à agir, du côté de l’ASN. J’ai donc parlé d’une crise systémique au regard des difficultés posées par l’origine du système de gouvernance et l’évolution institutionnelle des dernières années.

Vous avez évoqué hier avec M. Lionel Jospin la loi de 2006 sur la transparence et la sécurité nucléaire. Il s’agit d’une loi importante, même si je n’aime pas du tout le terme de transparence. Daniel Pennac dit ainsi dans Monsieur Mallaussène que « la transparence est un concept d’escamoteur ». Je lui préfère largement le concept d’« accès à l’information », qui inverse la charge entre le demandeur et le détenteur. Surtout, cette loi a changé le rôle institutionnel des différents acteurs de la gouvernance de la sûreté nucléaire, mais sans changer les règles concrètes du contrôle de la sûreté. Dans la réalité, l’ASN reste dépendante du bon vouloir des exploitants, qui sont, dans la logique de la réglementation française, les « premiers responsables de la sûreté ». Or, cette expression souvent utilisée signifie que l’IRSN, dans son évaluation, et l’ASN, dans son contrôle, doivent pouvoir en permanence faire confiance à la sincérité et à la qualité des informations transmises par les exploitants. Toutefois, les problèmes rencontrés avec la forge du Creusot, la cuve de l’EPR, etc. ont montré que cette sincérité et cette qualité n’étaient plus acquises par principe.

Par ailleurs, j’avais indiqué dans ces auditions que la réglementation nucléaire comportait de très nombreuses « zones grises ». Par exemple, l’ASN utilise souvent dans ses décisions des termes apparemment exigeants : elle demande, pour prolonger la durée de vie des réacteurs existants, de « s’approcher autant que possible » du niveau de sûreté d’un EPR ; de mettre en œuvre telles dispositions « aussi tôt que possible » ; etc. Toutefois, aucun élément réglementaire ne permet d’apprécier la pertinence des actions de l’exploitant face à ces exigences, ce qui laisse l’ASN relativement démunie dans sa fonction de contrôle, dès lors qu’elle ne peut plus compter sur l’exploitant pour se plier réellement à ses exigences, et qu’elle est confrontée à des problèmes de délais et de carence dans la mise en œuvre de ses exigences.

La crise dont je parle est donc à la fois une crise de compétences, manifestée par la multiplication des problèmes, et une crise de la capacité des acteurs à réguler ces difficultés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je rappelle que le réacteur de Flamanville n’a pas été construit et n’est pas en activité. Aucune forme de combustible ne se trouve donc dans la cuve de l’EPR de Flamanville, qui ne pose donc aucun problème de sûreté radioactive.

S’agissant par ailleurs de la sûreté des matières valorisables, l’ASN a bien précisé dans ses vœux en 2023 qu’il fallait anticiper une « potentielle » saturation de l’usine de La Hague, qui « pourrait intervenir avant 2034 », ce qui signifie que cette usine n’est pas déjà saturée.

Vous mentionnez le problème lié aux soudures, sans autre précision. Or, en matière nucléaire, les informations données doivent être précises.

Le scénario de négaWatt semble plus exigeant en termes de sobriété, et aussi exigeant en matière d’énergies renouvelables, que le scénario M0 de RTE. Vous insistez également sur le fait que votre scénario met l’accent sur la maîtrise de la demande, alors que la plupart des autres scénarios seraient centrés sur la question de l’offre. Cette différence ne repose-t-elle pas sur une hypothèse politique, c’est-à-dire sociale, selon laquelle nos compatriotes accepteront de covoiturer davantage, d’utiliser d’autres moyens de transport que les véhicules thermiques, de réduire leurs consommations de chauffage et d’électricité, etc. ?

M. Yves Marignac. La situation que vous signalez à Flamanville illustre parfaitement mes propos. Lorsqu’EDF et Framatome ont souhaité installer la cuve de l’EPR à Flamanville et souder la virole porte-tubulure aux boucles du circuit primaire, l’ASN avait en effet communiqué sur le fait que cela ne posait aucun problème de sûreté tant que le réacteur n’était pas construit, qu’elle n’avait donc pas de raison de s’y opposer, et qu’elle laissait l’industriel prendre ce « risque industriel ». Toutefois, refaire une cuve que l’on contrôle avant de la mettre en place, ou reprendre une cuve que l’on a déjà mise en place dans une enceinte de confinement présente des risques industriels très différents. En l’occurrence, la plupart des experts soupçonnaient la présence, compte tenu du procédé de forgeage, d’une ségrégation de carbone dans le couvercle et le fond de cuve, et la réglementation imposait la réalisation d’un contrôle surfacique, non destructif, de la concentration de carbone, avant la procédure de qualification de la cuve. L’industriel a donc délibérément choisi de créer un fait accompli, rendant l’opération plus irréversible, et l’ASN n’a pas voulu ou pas su s’y opposer.

L’échéance de saturation de La Hague peut être évaluée à 2034, mais peut également survenir plus tôt en cas de problème sur les chaînes de retraitement, par exemple en lien avec les opérations de remplacement des évaporateurs. Un problème de saturation à La Hague se pose en tout cas, car il faut tenir compte du temps nécessaire au déploiement d’alternatives. Or, la piscine centralisée projetée par EDF pour répondre en temps utile à ce problème de saturation a pris du retard, et risque donc de ne pas être mise en service suffisamment tôt, ce qui conduit à envisager dans l’attente un entreposage à sec en château.

Le scénario négaWatt assume en effet pleinement de porter une vision sociétale, et de traduire sous la forme d’une trajectoire d’évolution des modes de production et de consommation un certain nombre de valeurs notamment humanistes et d’enjeux, que nous référons à la matrice des 17 objectifs de développement durable. Pour autant, l’insistance que nous portons sur la maîtrise de la consommation ne constitue pas la spécificité politique de notre scénario. J’introduis souvent l’approche de négaWatt en disant : « l’énergie fait système et ce système fait société ». La manière dont la société organise la mise en relation de ressources et de services énergétiques (dans le chauffage, la cuisson, la mobilité, etc.) constitue un système complexe, qui structure notre économie et nos modes de vie. À cet égard, tout scénario qui projette une évolution du système énergétique projette une évolution de l’économie et des modes de vie, et est donc politique. La différence de notre scénario est peut-être d’assumer davantage cette dimension politique et de projet sociétal. Nos hypothèses concernant la demande ne sont cependant pas plus politiques, ni d’une autre nature, que des hypothèses sur l’offre.

Lors des concertations de RTE, notamment, nous observons une dissymétrie culturelle assez paradoxale en France.

En matière de transformation du système énergétique, la tendance est de fixer des objectifs relatifs à la production et d’avoir confiance dans la possibilité de les atteindre. La France était pourtant en 2020 le seul pays de l’Union européenne à voir pris du retard sur les objectifs qu’elle s’était fixés en 2010 concernant la part des renouvelables. Les retards du développement de l’éolien et du photovoltaïque sur les objectifs, même à 2023, de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) sont connus, de même que les retards de l’EPR de Flamanville.

À l’inverse, tout objectif relatif à la demande tend à susciter un réflexe de défiance quant à la possibilité de l’atteindre, au regard de sa nature politique. Pourtant, les politiques publiques ont montré leur capacité à réguler les comportements, notamment s’agissant des exemples classiques que constituent le port de la ceinture de sécurité et l’usage de la cigarette dans les lieux publics. C’est pourquoi le retour d’expérience sur la part de la sobriété volontaire dans la baisse actuelle de la consommation sera important. Il est indispensable que les politiques prennent confiance dans leur capacité à maîtriser la demande, car on ne fera pas l’économie de ce type de politique dans la stratégie de transition énergétique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelle part de l’économie occupera l’industrie dans votre scénario en 2050 ?

Ce scénario prévoit l’arrêt de tous les réacteurs avant leur cinquantième anniversaire. Quel est le rythme de ces arrêts, et quand le premier doit-il survenir ?

M. Yves Marignac. Je ne saurais dire quelle part de l’industrie dans l’économie prévoit le scénario négaWatt en 2050, car ce scénario ne s’appuie pas sur un modèle économique. Nous nous préoccupons naturellement de la vraisemblance économique de notre scénario, et nous chiffrons notamment les besoins en investissements et les créations d’emplois qu’il implique, mais aucune évaluation exogène ou endogène du PIB n’y est incluse.

En revanche, notre scénario intègre une relocalisation importante de l’industrie, mais réaliste, et ciblée sur les filières pertinentes à moyen et long terme pour la transition énergétique (typiquement les filières de fabrication d’équipements pour la production renouvelable), sur les filières les plus stratégiques (par exemple celles relatives aux composants électroniques), et sur celles dont la relocalisation présente les enjeux de soutenabilité les plus importants. Par exemple, notre scénario suppose une diminution de 30 % des volumes de textile vendus à 2050, mais avec un maintien du chiffre d’affaires, grâce à une qualité et une durabilité plus grandes des textiles, qui permettent, d’une part aux filières françaises de retrouver de la compétitivité, donc de relocaliser une partie de la production, d’autre part d’augmenter très fortement le taux de recyclage des textiles.

Nous sommes en revanche très critiques du scénario « de réindustrialisation profonde » porté par RTE. Même si nous soulignons régulièrement le sérieux méthodologique de RTE, et le sérieux de son travail de concertation, son scénario « futurs énergétiques 2050 » a pour biais méthodologique de ne porter que sur des futurs électriques, dans la mesure où seule la partie électrique du système y est modélisée. En conséquence, ses hypothèses de réindustrialisation, qui ciblent les industries présentant un enjeu pour l’électricité, ne nous semblent pas réalistes au sein de l’Union européenne. Elles portent notamment la part de l’industrie à 13 % d’un PIB en croissance constante, et le solde exportateur de la France à 200 milliards d’euros en 2050, sans en vérifier les conséquences en empreinte matière ou en empreinte gaz à effet de serre (GES).

Dans le scénario négaWatt, l’échéance d’arrêt des réacteurs n’est pas celle des cinquante ans, mais du cinquième réexamen périodique, ce qui peut amener à deux, trois ou quatre années de plus que cinquante ans selon les réacteurs. Le dernier réacteur nucléaire devrait ainsi s’arrêter en 2045. Il ne nous paraît pas aujourd’hui raisonnable de parier sur un renouvellement au-delà de cinquante ans, dans la mesure où aucun argument de sûreté n’a encore été apporté pour garantir une tenue des cuves face à la fatigue neutronique à cet horizon. Certains réacteurs seraient arrêtés dès maintenant, afin de lisser ces fermetures autant que possible, sur un rythme de deux fermetures par an, alors que la pyramide des âges des réacteurs du parc nous condamnera à fermer quatre réacteurs par an si la logique actuelle est conservée. Nous insistons particulièrement sur le fait que, quelles que soient les options de renouvellement du parc retenues, tous les scénarios devront notamment trouver un statut juridique et un mécanisme de financement dédiés pour les réacteurs qui ne seront que partiellement prolongés, en leur conservant un rôle de réserve de capacité, à des fins de flexibilité, et afin de ne plus avoir à y réaliser tous les investissements de sûreté. La sensibilité hivernale notamment rendra impossible de fermer de manière maîtrisée quatre réacteurs par an dans le contexte du système électrique existant.

M. Antoine Armand, rapporteur. Un gouvernement qui s’engagerait à appliquer le scénario négaWatt devrait ainsi fermer dès son arrivée trois réacteurs par an, d’une capacité de 900 mégawatts chacun, donc renoncer à 2,7 gigawatts par an, et à 10 gigawatts en sept à huit ans. Imaginons dans ces circonstances que les énergies renouvelables soient confrontées aux mêmes difficultés qu’ont rencontrées les énergies lors des vingt-cinq dernières années. De l’électricité produite ailleurs en Europe devrait-elle alors être importée ?

M. Yves Marignac. Notre scénario ne prévoit pas un échec dans le déploiement des énergies renouvelables, ou dans la maîtrise de la consommation, mais une planification, aussi raisonnable et maîtrisée que possible, de l’évolution de notre système électrique, qui permette de trouver des marges le plus rapidement possible.

Les chiffres que vous venez de donner illustrent la difficulté croissante que nous rencontrons, à mesure que nous prenons du retard dans la diversification de nos options, c’est-à-dire dans le déploiement des énergies renouvelables, dans la maîtrise de la consommation, y compris en matière de réduction de la pointe électrique, et dans la production des mécanismes de flexibilité et de stockage qui seront nécessaires au bon fonctionnement du système.

La situation est d’ores et déjà très contrainte. Vous avez raison de dire qu’un nouveau gouvernement qui voudrait appliquer le scénario négaWatt devrait fermer des réacteurs « dès que possible », mais cette possibilité devrait être analysée au regard des marges alors disponibles. Toutefois, ne pas fermer de réacteurs, et parier sur le prolongement de plus en plus de réacteurs de plus en plus longtemps, exposerait toujours davantage à des risques de défaillances du parc pour des raisons de sûreté, voire à la nécessité d’arbitrages impossibles entre des enjeux de sûreté nucléaire et de sécurité électrique.

La priorité devrait donc être, d’abord, de trouver des marges de manœuvre par le développement des énergies renouvelables et la maîtrise de la demande ; ensuite, de sécuriser la trajectoire de fermeture des réacteurs par la planification de son lissage et le cadre juridique de flexibilité précédemment évoqué, avant de s’engager sur de nouveaux moyens de production, qui, pour les plus massifs d’entre eux, n’arriveront que trop tard par rapport aux enjeux.

La PPE actuelle prévoit la fermeture de 12 réacteurs d’ici 2035. En supposant qu’ils soient les plus anciens du parc, les 44 réacteurs restants en 2035 atteindraient alors 49,5 ans de fonctionnement. La PPE engage donc déjà à prolonger à cinquante ans l’ensemble des réacteurs, mais aussi par anticipation à prolonger au-delà de cinquante ans une partie du parc, sauf à imaginer que le reste du parc pourrait fermer très rapidement après 2035. Repousser encore les échéances de fermeture des premiers réacteurs ne ferait qu’accroître ces difficultés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous aurons probablement l’occasion d’avoir ces débats, en effet, dans le cadre de l’examen de la loi de programmation énergie et climat.

Nous avons auditionné avant vous M. André Merlin, scientifique et ingénieur qui a consacré l’ensemble de sa carrière à la gestion des réseaux électriques, et qui jugeait quant à lui totalement impossible un scénario 100 % énergies renouvelables du point de vue des réseaux. Il est très intéressant de bénéficier de deux visions aussi différentes dans la même après-midi.

Si j’ai bien compris votre scénario, il prévoit, de 2014 à 2050, une diminution de l’extraction du cuivre de 95 % et du cobalt de 84 %. La commission européenne estime quant à elle que les besoins en cuivre devraient doubler ou tripler, et que la croissance des besoins en autres matériaux critiques devrait être encore plus importante. Dans le même temps, vous prévoyez de passer de 0 gigawatt à 64 gigawatts la puissance installée de l’éolien offshore, beaucoup plus consommateur en cuivre que l’éolien terrestre ; et vous multipliez par 21 la capacité de production de panneaux photovoltaïques en France (et j’imagine à l’échelle mondiale). Comment pouvez-vous dans ces conditions prévoir l’arrêt de l’extraction des matériaux essentiels à leur production et aux circuits industriels, alors que l’agence internationale de l’énergie (AIE), l’institut français des relations internationales (IFRI) et la commission européenne s’attendent à l’exact inverse ?

M. Yves Marignac. Je vous recommande d’auditionner de jeunes ingénieurs travaillant dans d’autres pays. Les experts ayant effectué toute leur carrière en France, dans un système électrique régulé et organisé autour d’un parc nucléaire extrêmement centralisé, présentent un biais culturel, et des difficultés à saisir les évolutions et les innovations que j’évoquais précédemment, lorsque le débat est projeté à l’international.

M. Antoine Armand, rapporteur. M. André Merlin a été président du conseil international des grands réseaux électriques (CIGRE) dans les vingt dernières années. Il a donc une légitimité du point de vue international.

M. Yves Marignac. Je ne conteste ni sa légitimité ni le rôle important qu’il a eu durant toutes ces années. Je mentionne seulement ce que je considère être un biais culturel.

S’agissant des matériaux, nous devrons vous apporter par écrit des éléments complémentaires. Sur le cuivre, du moins, la réponse tient dans une forte augmentation du taux de recyclage, à des horizons qui sont ceux du renouvellement d’un certain nombre d’infrastructures. Le cuivre est en effet relativement facile à collecter et à recycler. Par ailleurs, la commission européenne envisage une très forte électrification avec très peu de sobriété énergétique, ce qui entraîne en effet des besoins très forts en matériaux en aval. Notre scénario parie sur une maîtrise des volumes nécessaires par la sobriété et l’efficacité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez participé activement au PNGMDR. Quel est votre point de vue sur le recyclage des matériaux issus de la déconstruction des sites nucléaires ?

M. Yves Marignac. Les discussions relatives aux déchets « très faible activité » (TFA) qui seront issus, en masse très importante, du démantèlement des installations nucléaires, portent généralement sur le « seuil de libération », c’est-à-dire le seuil de radioactivité permettant de libérer ces déchets, à un niveau équivalant à la radioactivité rencontrée dans l’environnement, ou à une fraction de ce niveau. C’est une réponse de l’industrie à ce qu’elle considère être un problème de rareté de la ressource en capacités de stockage des déchets. Je ne pense cependant pas que la capacité de stockage de déchets TFA soit, comme la capacité de stockage de déchets haute activité à vie longue, une ressource rare, le type d’entreposage requis par les déchets TFA restant relativement accessible. Le problème tient plutôt à l’acceptabilité de ces stockages par les populations, mais je ne crois pas que le seuil de libération soit, dans le contexte français, une bonne réponse à cette difficulté. L’ASN, qui s’est jusqu’ici opposée à un seuil de libération, rappelle souvent que le moindre problème de traçabilité, et le moindre dépassement du seuil en question dans des matériaux issus de déchets de démantèlement, remettraient en cause l’ensemble de cette démarche. D’un point de vue économique, les précautions que la filière aurait à mettre en place pour garantir l’acceptabilité d’une démarche de libération complète seraient telles qu’elle ne représenterait pas un gain. Je préconiserais plutôt une libération dans le seul circuit de l’industrie nucléaire, pour des opérations de remblais ou de fabrication de fûts de stockage de déchets radioactifs. Cela éviterait à la fois les problèmes de stockage dédié et les difficultés d’une libération totale.

M. le président Raphaël Schellenberger. La seule usine Georges Besse 1 du Tricastin comporte 150 000 tonnes d’acier, ce qui correspond à 15 tours Eiffel. Votre préconisation d’enfouir une telle quantité de matériaux dans un trou, fût-il peu profond et d’accès relativement aisé, me paraît donc entrer en contradiction avec votre insistance sur les nécessités d’économiser la matière par ailleurs, d’autant que le coût des matériaux continuera à croître dans les prochains temps.

M. Yves Marignac. Je parlais de matériaux de remblai pour le béton et de fûts de conditionnement de déchet pour l’acier. Je n’ai précisément pas parlé de stockage, et encore moins de stockage sous la surface, pour ces déchets TFA dont la radioactivité ne le nécessite pas. Il faudrait alors choisir entre un stockage centralisé et un stockage sur place, avec les contraintes de surveillance du site, etc. alors impliquées sur le long terme. C’est pourquoi leur réutilisation au sein de la filière nucléaire me paraît constituer une bonne alternative, même s’il faudra examiner comment les volumes correspondent.

L’usine EURODIF d’enrichissement par diffusion gazeuse au Tricastin que vous évoquiez illustre la variété de problèmes qu’il est possible de rencontrer. En effet, l’acier de ces machines, qui n’a normalement été contaminé que de manière surfacique par l’uranium enrichi, est potentiellement plus facile à décontaminer que l’acier issu de réacteurs. Toutefois, sa libération poserait d’importants problèmes de traçabilité, de garantie et de confiance de la population, qui n’en feraient pas une solution si rentable pour la filière, et l’exposeraient dans son ensemble à des risques importants que ne présente pas sa réutilisation au sein de la filière même. 

M. le président Raphaël Schellenberger. Il serait en effet possible de réutiliser ces matériaux pour construire de nouvelles centrales nucléaires.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Vous avez dit qu’il était difficile de faire la part de la sobriété choisie et du prix subi dans la baisse de la consommation, en l’absence d’enquête sociologique à ce stade. Des indices sur cette répartition pourraient également venir des informations, que j’ai demandées à ENEDIS, et que j’attends encore, sur les différences de baisse de consommation entre les logements individuels et les logements collectifs (logements sociaux et copropriétés), qui durant un an n’ont pas bénéficié du bouclier tarifaire qui les protège aujourd’hui, et ont dû supporter des charges très élevées.

Nous avons débattu de l’acceptabilité des questions de sobriété. La crise des matières premières, qui s’est généralisée à l’issue de la crise sanitaire, a déjà mis les chaînes d’approvisionnement sous tension, sans attendre la criticité aiguë prévue pour certaines matières premières. À cet égard, une certaine sobriété paraît nécessaire pour éviter les pénuries. J’avais également demandé aux syndicats d’EDF et d’ENGIE leur vision à ce sujet. Serions-nous d’ailleurs capables de tenir nos objectifs de réduction de gaz à effet de serre (et d’éviter des coupures d’électricité) d’ici 2030 sans une accélération très rapide de nos progrès en matière de sobriété et d’efficacité énergétique ? La question climatique reste centrale, car sans elle nous pourrions rouvrir des centrales à charbon pour résoudre nos problèmes.

M. Yves Marignac. Je n’ai pas de commentaire particulier à apporter sur le premier point. La question que vous posez à ENEDIS apportera peut-être des éclaircissements supplémentaires, même s’il restera difficile de faire la différence entre une réponse subie et une réponse choisie à un prix plus élevé. Plus de 50 milliards d’euros ont été dépensés par la collectivité pour le bouclier tarifaire, ce qui rappelle combien ces mêmes sommes auraient été mieux dépensées par anticipation dans des actions nous rendant moins consommateurs, donc plus résilients face à une hausse du prix unitaire. Cela nous enseigne aussi l’importance d’engager plus d’efforts dans ce domaine à l’avenir.

En se centrant beaucoup, sans grand résultat, sur la question climatique, les débats politiques des dernières années avaient un peu perdu de vue les enjeux de sécurité d’approvisionnement physique et de souveraineté énergétique. La crise de 2022 a réaligné ces trois agendas politiques, en rappelant l’urgence de chacun. Si la survenance simultanée de difficultés liées premièrement à notre parc nucléaire, deuxièmement à notre dépendance aux importations d’énergies fossiles, et troisièmement au changement climatique (qui engendre aussi une baisse de productivité de l’hydroélectricité en 2022) comporte un aspect conjoncturel qui la rendait difficile à prévoir, il était cependant possible d’anticiper chacun de ces facteurs de crise, ce qui signifie qu’il s’agit véritablement d’effets structurels. C’est pourquoi la réponse par la sobriété doit elle aussi rester structurelle, et non seulement conjoncturelle.

Quoi qu’on en pense par ailleurs, les solutions nucléaires sont trop à long terme pour répondre à cette triple urgence de sécurité énergétique, de souveraineté et climatique. Les solutions renouvelables sont déployables plus rapidement, mais restent lentes à déployer massivement. De même, s’il est possible d’améliorer rapidement l’efficacité des équipements, c’est plus difficile s’agissant des bâtiments. À court terme, la sobriété constitue donc bien un levier essentiel à actionner, ce qui fait tout l’intérêt du plan de sobriété énergétique, qu’il faudra pérenniser.

Mme Alma Dufour (LFI-NUPES). Monsieur le rapporteur, vous avez estimé que le scénario négaWatt reposait sur le présupposé que les gens accepteraient de changer de véhicule. Or, nous sommes en train d’obliger les gens à changer de véhicule dans le cadre des zones à faible émission (en passant malheureusement à côté de la question du carbone dans ce processus brutal). La question de l’acceptabilité se pose donc à travers la norme, et non seulement la volonté des personnes.

Monsieur Marignac, nous avons beaucoup entendu dire, notamment lors de l’audition de l’ADEME dans le cadre du rapport spécial sur l’impact du changement climatique, que les réseaux de chaleur au biogaz constituaient une des solutions les plus sous-évaluées en termes d’investissements pour éviter les émissions de CO2. Quelle place y fait votre scénario ?

Pourriez-vous préciser les solutions de stockage des ENR qui se développent à l’étranger ? Permettent-elles d’envisager l’existence d’un véritable stockage efficient à l’échéance 2035 ? Vous nous avez conseillé d’auditionner des experts étrangers : pourriez-vous nous en conseiller à ce sujet ?

M. Yves Marignac. Les réseaux de chaleur constituent également pour nous un vecteur important et à développer, dans le cadre de l’équilibre des vecteurs qu’il faudra trouver, donc en articulation avec les réseaux de gaz et d’électricité, notamment grâce à l’alimentation de ces réseaux de chaleur par des solutions de cogénération. Notre scénario ne projette cependant un développement des réseaux de chaleur qu’à moyen ou long terme, et non à court terme. À court terme, la sobriété reste le premier levier disponible, comme levier que nous appelons « serviciel » à négaWatt, c’est-à-dire permettant de mieux utiliser l’existant. Il est toutefois urgent également d’engager les actions structurelles qui seront nécessaires pour atteindre les objectifs à long terme, car elles seront longues à déployer : c’est le cas des réseaux de chaleur.

Les discussions sont nombreuses au niveau international actuellement sur la faisabilité technique du 100 % renouvelable. Un groupe de travail de l’agence internationale de l’énergie a par exemple récemment rendu un rapport sur la manière dont l’éolien peut contribuer à un système 100 % renouvelable. Il faut sortir du paradigme historique des systèmes électriques reposant sur des centrales thermiques pilotables, pour leur imaginer de nouveaux modes de fonctionnement.

On parle beaucoup de l’intermittence des énergies renouvelables. Nous préférons parler de « variabilité fatale prévisible ». Lorsque la base minimum de consommation passe de 30 à 90 gigawatts selon les moments de l’année, on peut parler d’une intermittence de la demande de pointe. Les très grandes variations auxquelles est confronté le système viennent ainsi autant de la demande que de l’offre aujourd’hui. Au niveau journalier ou hebdomadaire, un premier enjeu important consiste donc à piloter la demande, pour la faire coïncider avec le moment où les renouvelables produisent.

Au niveau saisonnier, la question du stockage reste toutefois incontournable. Le scénario négaWatt a retenu à cet égard le power-to-gas, en combinaison avec d’autres options, car, sur une échelle internationale standardisée de maturité des solutions technologiques, le power-to-gas en est à un stade immédiatement préalable au déploiement industriel, et fait désormais l’objet de plusieurs centaines de prototypes en Europe, de tailles très diverses et basés sur des technologies très variées, ce qui donne une « raisonnable assurance » (pour reprendre un terme utilisé dans la sûreté nucléaire) que certaines de ces technologies passeront au stade ultérieur, et seront disponibles au moment où nous en aurons besoin, c’est-à-dire vers 2035. La question est plutôt de savoir lesquelles seront les plus compétitives.

Le Grid Forming intervient enfin pour maîtriser le réseau en tension et en fréquence. Il y a deux manières principales de fournir une inertie assurant la tenue du réseau : d’une part, solliciter des machines tournantes (les turbines des grandes installations actuellement) ; d’autre part, synchroniser un certain nombre d’outils, d’onduleurs, etc., grâce à l’électronique de puissance.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez parlé de variabilité plutôt que d’intermittence. La différence que vous faites entre ces notions tient-elle au fait que l’intermittence comprendrait des arrêts momentanés, au contraire de la variabilité ? Le solaire pourrait alors être qualifié d’énergie intermittente, et l’éolien atteint souvent des facteurs de charge de moins de 5 %.

M. Yves Marignac. Dans le débat, le qualificatif « intermittent » est souvent utilisé de manière péjorative à l’encontre des énergies relatives. Un réacteur nucléaire peut toutefois être arrêté également, en raison par exemple d’un signal relatif à la sûreté, ce qui le rend aussi intermittent qu’un panneau photovoltaïque. Un parc nucléaire a ainsi besoin d’une multiplicité de réacteurs pour garantir en permanence un certain niveau de production. En photovoltaïque, cette garantie n’est toutefois pas possible, sauf à déployer un parc photovoltaïque à l’échelle mondiale. Même à l’échelle européenne, il y aura nécessairement des périodes de non-ensoleillement. Le critère n’est donc pas celui de l’arrêt total ou non, sauf à raisonner dans le cadre d’un système électrique reposant sur une seule forme d’énergie.

Dans l’expression de « variabilité fatale prévisible », tous les mots sont importants. Les énergies renouvelables sont évidemment variables au gré des conditions d’ensoleillement ou de vent. Leur variabilité est « fatale », par opposition à « pilotable », parce qu’on ne décide pas des moments où elles peuvent produire. Toutefois, elle est aussi « prévisible » parce qu’on sait anticiper la production du photovoltaïque et de l’éolien aux échelles de temps où il faut savoir se projeter pour gérer un système électrique. On peut par exemple prévoir qu’à minuit, aucune production photovoltaïque ne sera possible. De même, on sait anticiper des périodes anticycloniques longues, et même prévoir à vingt-quatre heures près le niveau d’ensoleillement ou de vent, au point de pouvoir aujourd’hui le contractualiser. En Inde, ainsi, les producteurs photovoltaïques s’engagent sur un niveau de production du jour pour le lendemain au quart d’heure près.

Un système avec une grande part de renouvelable, voire à 100 % renouvelable avec une partie pilotable (hydroélectrique ou liée au gaz renouvelable), est donc gérable grâce à cette prévisibilité. Les systèmes 100 % renouvelables ne consistent pas à accepter des périodes sans énergie. Les caricatures de certains acteurs à cet égard desservent le débat. Il faut en sortir pour envisager les moyens de piloter la demande et de stocker l’énergie à différentes échelles. De nombreux travaux et de nombreux experts considèrent aujourd’hui que le 100 % renouvelable est parfaitement atteignable à l’horizon 2050.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour rendre acceptable le modèle qui sera choisi par les décideurs publics, il vaudra toujours mieux parler de « la nuit » que de « périodes de non-ensoleillement ». Ce type de jargon nous coupe de nos compatriotes. La nuit est naturellement prévisible, et personne n’a jamais prétendu le contraire.

M. Yves Marignac. Vous pouvez considérer que j’ai jargonné, mais je pense aussi avoir indiqué clairement qu’une absence de production photovoltaïque était prévisible chaque nuit. Il y aura évidemment des périodes anticycloniques où la production éolienne, même en la supposant foisonnante à l’échelle européenne, sera très faible (même si les vents marins peuvent relativiser cette affirmation), mais ce sera précisément prévisible. Il restera donc à décider politiquement de se donner ou non les moyens de faire face à ce type d’aléas.

À l’inverse, l’aléa d’indisponibilité de 15 réacteurs du fait d’un problème de corrosion sous contrainte, qui était probablement apparu sans être détecté depuis quinze à vingt ans, a été dimensionnant pour le problème de sécurité électrique rencontré cet hiver, mais il n’était pas prévisible. On pouvait envisager, comme le président de l’Autorité de sûreté nucléaire en 2012, que le système électrique était exposé à ce risque, mais on ne pouvait pas anticiper le moment où ce danger allait se manifester. C’est ce qui fait la différence entre la prévisibilité intrinsèque d’un système 100 % renouvelable (dès lors qu’on se dote des moyens de le gérer) et la disponibilité à tout prix sur laquelle on parie pour prolonger un parc nucléaire, ou la disponibilité à une échéance déterminée de réacteurs que l’on veut construire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il faudra ensuite que tout le monde comprenne bien les choix de société que ces systèmes impliquent : on prévoit alors de ne pas avoir d’électricité l’hiver en cas d’anticyclone sur l’Europe.

M. Yves Marignac. Non : on prévoit des moyens de pilotage et de stockage permettant d’assurer la continuité de l’approvisionnement électrique, même dans ces circonstances.

Cela nécessite naturellement des investissements dédiés, et la question est alors de savoir s’ils sont plus élevés que ceux requis par un système fonctionnant avec du nucléaire et des énergies renouvelables. À cet égard, les travaux de RTE montrent une différence d’environ 15 % entre les coûts moyens annualisés à horizon 2050 de ces différents scénarios, à niveau de demande égal. Compte tenu de l’ensemble des incertitudes pesant sur les hypothèses retenues dans ces scénarios, nous en concluons qu’ils sont économiquement similaires.

Par ailleurs, RTE calcule que les scénarios reposant sur la trajectoire basse (dite « de sobriété ») coûteront 10 milliards d’euros de moins par an que les scénarios empruntant la trajectoire de référence, qui prévoit 100 térawatts heure de plus. Le calcul est ici beaucoup moins incertain, car il repose sur un moindre besoin en investissements. Le bénéfice économique d’une trajectoire maîtrisée de la consommation est donc assuré.

Enfin, parmi les analyses de sensibilité, RTE a examiné le taux moyen de rémunération du capital, donc le risque financier, associé aux différents projets pour les investisseurs privés, mais a retenu un taux de 4 % pour tous les moyens de production, de stockage, de réseau, etc., estimant que ce n’était pas son rôle de différencier les risques financiers des différentes options. Or, les taux de rémunération peuvent aujourd’hui atteindre moins de 4 % sur certains projets renouvelables, tandis qu’ils sont de 8 % sur l’investissement privé à Hinkley Point. Autrement dit, il existe un véritable différentiel à cet égard dans la vraie vie. En retenant un taux de 7 % pour les nouveaux EPR et de 4 % pour les autres moyens de production, les scénarios avec ou sans nucléaire deviennent aussi coûteux. Les scénarios avec nucléaire n’apparaissent donc moins coûteux qu’à la condition de faire porter à la collectivité les risques financiers associés. Expliciter ce point permet aussi de mieux faire comprendre le choix de société impliqué par le système retenu.

Enfin, ces calculs de RTE sont fondés sur les projections de coût des EPR du gouvernement et d’EDF, d’une part, et des projections prudentes sur les moyens renouvelables et stockables, d’autre part. Or, les EPR de 2037 ne doivent pas être comparés aux moyens actuels, mais aux moyens qui seront mis en œuvre en 2030. Je prends donc le pari que, dans cinq à dix ans, le différentiel de coût apparaîtra très clairement en faveur des scénarios 100 % renouvelable.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup pour cette audition. Nous avons essayé avec le rapporteur de ne pas poser trop de questions sur le nucléaire, mais nous avons finalement reçu beaucoup de réponses sur le nucléaire.

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13.   Audition de M. Manuel Valls, ancien Premier ministre (2014-2016) (2 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. La commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France à l’honneur d’accueillir aujourd’hui un ancien Premier ministre : Monsieur Manuel Valls.

Monsieur le Premier ministre, au cours de l’exercice de vos fonctions, des décisions importantes ont été prises : la loi de 2015 sur la transition énergétique, les paquets Energie-Climat successifs, la conférence des Nations Unies sur le climat à Paris. C’est également au cours de vos fonctions qu’ont été nommées diverses personnalités : Monsieur François Brottes à la présidence du directoire de RTE, Monsieur Daniel Verwaerde au CEA, Monsieur Jean-Bernard Lévy à la présidence d’EDF, que nous avons tous les trois entendus. Monsieur Yves Bréchet nous a fait part également de son expérience de haut-commissaire à l’énergie atomique de 2012 à 2018. Certaines décisions et nominations se sont révélées de la compétence du Président de la République, qui s’était engagé à réduire à 50 % en 2025 la part du nucléaire dans la production électrique. Nous cherchons au sein de cette commission à démêler le processus, au sein du dialogue politico-administratif, qui a pu se construire pour mettre en œuvre les décisions qui influent aujourd’hui largement sur la situation de la filière industrielle et énergétique chargée de garantir l’indépendance et la souveraineté de notre pays.

Votre analyse nous sera précieuse. Avant de vous laisser la parole, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, il me revient de vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Manuel Valls prête serment.)

M. Manuel Valls, ancien Premier ministre. C’est pour moi également un honneur que d’être auditionné par votre commission et de revenir quelques instants dans les murs d’une institution qui m’est chère. Concernant une matière extrêmement complexe, il faut faire preuve de modestie. En tant que patriote, j’estime que les enjeux du nucléaire sont vitaux pour notre pays et qu’ils exigent un consensus. Je pense que vos travaux serviront à éclairer le passé, le présent et surtout l’avenir.

Quelques mots sur l’appréciation que je porte sur la situation énergétique actuelle de la France et son évolution depuis 2016. La fourniture d’énergie repose sur un système, des fournisseurs, des types d’énergie, des infrastructures et des opérateurs qui s’inscrivent dans le temps long et ne changent pas du jour au lendemain. La situation générale actuelle est structurellement peu différente de celle d’il y a cinq ou dix ans, hormis la crise géopolitique actuelle. Une majorité de notre énergie est d’origine fossile, pour le transport, le logement ou l’industrie. Des évolutions sont en cours, et la guerre en Ukraine nous fait également accélérer la réduction des énergies fossiles.

Le système électrique est un cas à part, complexe et européen. Il est déjà très décarboné en France, mais il a été mis sous forte tension par le double effet de l’arrêt de fourniture du gaz russe alimentant une bonne partie des centrales allemandes, et par la baisse de disponibilité du parc nucléaire français. Ces deux facteurs sont indépendants, mais cumulés, ils nous ont fait frôler des problèmes d’approvisionnement ponctuels. Aujourd’hui, nous croyons savoir que les réserves de gaz sont constituées et que la disponibilité du parc nucléaire s’est améliorée. Depuis 50 ans, nous faisons confiance au nucléaire, sur la base d’une fiabilité remarquable, que je défends. Le bilan est extrêmement positif depuis que nous disposons d’électricité nucléaire. Le pays ne prend aucun risque en termes de sécurité et de sûreté du parc. Par conséquent, nous pouvons ponctuellement accepter des risques sur l’approvisionnement pour éviter des risques techniques. C’est ce qui s’est produit en 2021-2022 du fait de problèmes de corrosion sous contrainte. Cela s’était produit également en 2016, au moment où nous avions constaté des concentrations anormales de carbone dans les générateurs de vapeur d’une vingtaine de réacteurs. Le parc a ainsi rencontré des problèmes génériques en 2016 et en 2021-2022. Les autorités de sûreté surveillent le parc et résolvent les problèmes, comme c’est le cas aussi actuellement.

Les gouvernements cherchent à éviter les problèmes, mais ceux-ci peuvent toujours apparaître et représenter un défi considérable. Actuellement, au problème du réchauffement climatique, se sont ajoutées les conséquences du conflit en Ukraine et l’inflation, qui touche aussi les coûts de l’énergie. Enfin, le défi du renouvellement du parc nucléaire doit être relevé. En février 2022, le Président de la République s’est exprimé sur la façon d’atteindre les objectifs assignés. L’important est de conserver la capacité de résoudre les problèmes et d’aller de l’avant, pas seulement politiquement, mais sur le plan technique. Je me méfie toujours du déclinisme et du catastrophisme. Au risque de trop m’avancer, j’estime que la situation actuelle n’est pas si mauvaise, comparée à celle d’autres pays n’ayant pas de sources d’électricité décarbonée. Je regarde avec intérêt comment l’Allemagne fait face aux défis politiques, sociaux, financiers et énergétiques colossaux qu’elle a à affronter. Elle en a les moyens et elle ne fera pas le choix d’un retour au nucléaire.

L’état de la filière nucléaire en France à ma prise de fonctions le 1er avril 2014 après deux années passées au ministère de l’Intérieur n’était pas très différent de son état actuel. En revanche, le contexte politique l’était, ce qu’il convient de rappeler. Fukushima avait marqué les esprits. De son côté, l’Allemagne venait de renoncer au nucléaire, avec des conséquences techniques et industrielles pour nous. Areva se portait mal et Flamanville 3 affichait des retards substantiels. Dans le même temps, le Président de la République nous demandait de préparer la COP 21 à Paris. Un accord de gouvernement avait été passé avec Les Verts –lesquels, pour d’autres raisons, avaient quitté le gouvernement dès ma nomination. Ils n’étaient pas favorables au nucléaire, et ont décliné l’offre de rester au gouvernement. Le Président de la République s’était pour sa part engagé sur la limitation à 50 % de nucléaire dans la production électrique, et sur la fermeture de Fessenheim. Quant à mon gouvernement, il s’était engagé à soutenir la filière nucléaire sans ambiguïté, et à ne prendre aucune décision irréversible en dehors de la fermeture des réacteurs de Fessenheim – une décision politique mais aussi diplomatique, dans le cadre de la relation franco-allemande. La filière a tenu son rang, et le parc nucléaire a fourni les trois quarts de son électricité au pays. Nous avons opéré le sauvetage d’Areva et nommé des patrons de qualité à la tête d’Areva (M. Philippe Varin), Framatome (M. Bernard Fontana), EDF (M. Jean-Bernard Levy). Nous avons également organisé avec les ministres concernés la reprise par EDF de Framatome et la nationalisation des autres parties d’Areva.

Aujourd’hui – mais vous avez sans doute un œil plus aigu que le mien, il me semble que tous les acteurs fonctionnent, au sein d’une filière dynamique et engagée dans une démarche de recrutement. Dans le cadre d’un parc vieillissant, il y a de toute logique davantage de besoins en termes de maintenance. De plus, les autorités de sûreté sont parmi les plus exigeantes au monde, ce qui se traduit logiquement par une baisse de la disponibilité et de la production annuelle, laquelle est néanmoins appelée à remonter. Cela étant dit, la filière manquait de projets neufs pour entretenir la compétence des ingénieurs et techniciens au meilleur niveau. Il en manque d’ailleurs toujours. Le dernier réacteur de production électrique a été mis en service dans les années 1990.

Pour expliquer notre stratégie et les décisions qui en découlent, il faut rappeler que nous étions – et que j’étais – favorables au nucléaire, dans sa composante civile, mais aussi pour sa place au cœur de la dissuasion. Quelques mois après ma nomination, je m’étais exprimé sur ces sujets dans un discours au Bourget, le 15 octobre 2014, pour insister sur le fait que le nucléaire est pour notre pays une filière stratégique, avec des enjeux en termes de chiffre d’affaires (46 milliards d’euros), de tissu industriel, de compétitivité à l’international, etc. Les entreprises du secteur employaient directement et indirectement à l’époque 220 000 salariés. J’avais également visité l’usine d’Areva au Creusot. Pardon pour cette citation d’un de mes discours de l’époque : « Le nucléaire est pour la France un facteur d’indépendance et de puissance industrielle, économique, diplomatique et militaire. C’est un atout majeur pour le présent et pour l’avenir ». J’avais rappelé aussi quels étaient les enjeux pour nous, y compris en dehors de l’Union européenne, en Chine par exemple, du fait d’une intensification de la concurrence avec de nombreux pays.

L’idée était de mieux structurer la filière nucléaire, de lui conférer davantage de visibilité à l’étranger pour défendre la balance commerciale, l’emploi, mais aussi la recherche et l’innovation. De nombreuses décisions ont été prises pour préserver la filière : Sauver les composantes d’Areva en 2015-2016 ; Lancer le projet d’EPR d’Hinkley Point ; Lancer le projet de SMR, un petit réacteur modulaire ; Faire acter par la loi un projet de stockage géologique des déchets nucléaires – Cigéo ; Soutenir le projet de réacteur de recherche Horowitz succédant à Osiris ; Soutenir le projet d’exportation du concept d’usine de La Hague en Chine – je me suis rendu à Pékin pour promouvoir ce projet auprès du président Xi Jinping en 2015 ; Soutenir le lancement des études préliminaires du prototype Astrid ; Acter le « plan de grand carénage » représentant une vague d’investissements indispensables pour le parc nucléaire pour dépasser  la quatrième visite décennale, dont le montant était estimé à 50 milliards d’euros.

Cigéo, Hinkley Point et la faillite d’Areva sont les sujets les plus complexes que j’ai eus à traiter. Nous y reviendrons.

J’aimerais réveiller les mémoires en rappelant que nous avions durant l’hiver 2016-2017 connu une situation analogue à celle des dernières semaines. Des réacteurs avaient été mis à l’arrêt à la demande de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), à cause de l’accumulation de carbone sur certaines pièces métalliques sous pression. Des réunions régulières de suivi avaient été organisées à Matignon avec EDF pour évaluer les risques de défaillance pendant l’hiver. Finalement, comme aujourd’hui, les choses se sont plutôt bien passées.

Au sujet de la stratégie et des décisions prises pendant mon mandat, nous cherchions avec la loi de transition énergétique à répondre au retard pris par la France en matière d’énergies renouvelables. Pourtant, sous le quinquennat de M. Nicolas Sarkozy, M. Jean-Louis Borloo en tant que ministre de l’Ecologie avait incarné une volonté affirmée d’œuvrer en la matière. Nous avons créé plusieurs outils – Mme Ségolène Royal pourra vous le rappeler mieux que moi lors de son audition : le chèque énergie pour protéger les ménages précaires, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et la stratégie nationale bas carbone (SNBC) – des outils de programmation tactique et stratégique, etc. Sur les concessions hydroélectriques, nous étions pressés par la Commission européenne de les ouvrir à la concurrence. Nous voulions surtout nous assurer qu’elles continueraient de tenir leur rang. Nous avions d’ailleurs imaginé des alternatives à la mise en concurrence pour en garder le contrôle. Nous avions lancé des dispositifs de protection des industries énergo-intensives afin qu’elles aient une meilleure visibilité et une énergie bon marché. Nous avions aussi proposé un crédit impôt de transition écologique pour la rénovation thermique des bâtiments, qui a été renforcé ensuite, et est devenu aujourd’hui le dispositif dénommé MaPrimeRénov. Nous avons programmé l’installation de 7 millions de bornes de recharge électrique. Tout cela était dans la loi de 2015, qui se donnait pour objectif de favoriser un changement de dimension de notre pays en matière d’énergies renouvelables. Il y avait au sein du gouvernement une volonté partagée en ce sens. J’y étais moi-même très favorable. Le point de vue défendu était que la part du nucléaire était trop grande pour ne pas présenter quelques risques à l’avenir. Dans ces conditions, nous pensions qu’il était nécessaire de favoriser la montée en puissance d’alternatives : éolien et photovoltaïque. La question finalement n’était pas tant le niveau de 50 % fixé pour la production électrique, mais plutôt la direction à prendre pour ouvrir la voie à d’autres sources non carbonées d’électricité que le nucléaire et l’hydroélectrique. La tactique des 50 % qui fait débat reposait sur le développement rapide des énergies renouvelables, et sur notre capacité d’exporter la capacité électrique superflue. Il ne s’agissait pas de faire baisser de façon artificielle la production nucléaire, mais de se tourner vers un cap différent.

En ce qui concerne les 50 %, il faut être clair : un accord politique avait été formulé à l’été 2011 – je n’étais alors pas membre de la direction du parti socialiste – entre la première secrétaire de l’époque, Mme Martine Aubry, et les écologistes en vue des élections à venir. Cet accord était à la fois programmatique et électoral. Il était très ambitieux sur les sujets que nous évoquons, avec sans doute quelques ambiguïtés de langage : « sortie programmée du nucléaire » ou « sortie programmée du tout nucléaire » me semblent être deux formulations différentes. Le chiffre des 50 % en découle. Un débat a eu lieu pendant les primaires. Il faut revenir ici sur le contexte : l’incident de Fukushima, le retrait de l’Allemagne, les pressions européennes, l’état de l’opinion, plus sceptique à ce moment vis-à-vis du nucléaire, mais aussi, sans doute, une forme d’emballement dans une formation politique à l’occasion du débat des primaires, à laquelle nous avons tous participé. La plupart des candidats à la primaire étaient favorables aux objectifs, mais pas au contenu de l’accord avec Les Verts. C’est pourquoi le candidat François Hollande dans son projet s’est limité aux 50 % et je crois à la fermeture des deux réacteurs de Fessenheim, tandis que l’accord PS-Les Verts devait donner lieu à la fermeture progressive de 24 réacteurs sur 58. Un incident politique s’était d’ailleurs joué autour d’une quatrième mesure prévue par l’accord : la démobilisation de la filière du MOX – ce mélange d’oxyde d’uranium et de plutonium permettant de recycler en partie des combustibles d’uranium déjà utilisés. Le candidat François Hollande, avec mon soutien et celui de M. Bernard Cazeneuve en tant que porte-parole de la campagne, avait tout fait pour retirer cette mesure. Je rappelle aussi que ce sujet était un débat de la campagne présidentielle, y compris pour le président sortant de l’époque. Ce dernier avait tenu au moins trois réunions publiques importantes sur ce sujet.

Je ne peux exprimer qu’un regret : sur ce sujet, les grandes forces politiques qui gouvernaient traditionnellement le pays auraient dû davantage s’accorder. Ce sujet avait toujours bénéficié, au-delà des choix de la Quatrième République et du début de la Cinquième et du plan Messmer, d’une vision favorable au renforcement du nucléaire. Puis, au début des septennats et quinquennats successifs, un projet était fréquemment abandonné : Plogoff en 1981 pour la gauche, avant Superphénix et Fessenheim. Le Président Macron s’est finalement trouvé à mettre en œuvre une décision prise par Martine Aubry et Les Verts, en quelque sorte. Cela montre que dans ce domaine, les choix et leur mise en œuvre s’inscrivent dans le temps long. En 2018, Nicolas Hulot avait décalé de dix ans l’application des 50 %. Aujourd’hui, le Sénat vient de supprimer les plafonds prévus. Lors des discussions parlementaires sur la loi, il était question de rendre plus difficile le dépassement au-delà de 40 ans concernant la durée de vie des centrales. Sur ce point, notre gouvernement et Mme Ségolène Royal ont constamment opposé leur refus. Nous avons choisi au lieu de cela de donner plus de pouvoir à l’ASN, pour protéger le consensus national sur le nucléaire.

La loi sur la filière nucléaire a eu plusieurs impacts. Concernant les projets neufs, plusieurs facteurs pouvaient nuire à leur attractivité : Fukushima, les difficultés de Flamanville 3 et du réacteur OL3 et le scepticisme de l’opinion – qui a quelque peu évolué depuis. Concernant la sécurité de l’approvisionnement énergétique, nous n’avons jamais envisagé que les investissements dans le réseau ou la sécurité d’approvisionnement puissent être dégradés du fait de la loi. La sécurité d’approvisionnement prédominait sur tous les autres sujets. RTE n’a émis aucune alerte sur la production électrique à ce moment. À cette époque, la France exportait assez largement de l’électricité. Il faut insister sur ce point. Pour consolider le système de production électrique, nous avons mis en œuvre le mécanisme de capacité obligeant les fournisseurs d’électricité de s’assurer qu’ils seront en mesure de servir leurs clients. Cette mesure conçue en 2015-2016 est opérationnelle depuis 2017. Pour ce qui est du plafonnement de la production nucléaire, deux décisions de limitation sont à l’œuvre. Une est ferme : la limitation à 63,2 gigawatts installés pour forcer la fermeture de Fessenheim, l’autre programmatique : la limitation des 50 % en 2025. Ce dernier objectif visait à cadrer les exercices de programmation, y compris les enjeux de sécurité d’approvisionnement. S’est posée également la question de la durée de vie des réacteurs, puisque certains approchaient de leur fin de vie. Nous n’avions pas la certitude qu’ils pouvaient être prolongés au-delà de 40 ans, et dans tous les cas, l’ASN fixait des conditions exigeantes en cas de prolongement au-delà de cette durée. Je rappelle qu’il est désormais question de 80 ans aux États-Unis grâce aux évolutions technologiques intervenues depuis. Le politique dépend de ces évolutions technologiques. Pour envisager d’autres moyens de production, il fallait faire monter en puissance les énergies renouvelables. Nous n’avions aucun objectif de fermeture en dehors des deux tranches de Fessenheim. La loi n’a au final fixé aucune limite à la durée de vie des réacteurs. En outre, il faut bien comprendre que nos choix étaient pour partie conditionnés par l’ouverture de Flamanville 3.

Concernant la fermeture de Fessenheim, on nous a reproché d’avoir pris trop de temps, mais l’opération était très complexe. Les discussions entre EDF et la ministre ont été longues. De plus, le fait d’arrêter des réacteurs en bon état de fonctionnement faisait débat. Quoi qu’il en soit, les centrales avaient été conçues sur la base d’une durée de vie de 40 ans. L’idée était donc que Flamanville 3 prenne le relais de Fessenheim. Flamanville n’est toujours pas en service à ce jour. Nous voulions également fermer les centrales à charbon, émettrices de CO2 (celles de Gardanne, de Cordemais, de Saint-Avold et du Havre). Nous comptions sur les marges offertes par notre production, les centrales à gaz, l’effacement et les interconnexions. En pratique, les centrales à charbon n’ont finalement pas été fermées pendant notre mandat. À propos de planification, nous avons mis en place deux outils importants : la stratégie nationale bas carbone et la programmation pluriannuelle de l’énergie pour accélérer dans le domaine des ENR. Le volontarisme était peut-être excessif, mais je note que les objectifs restent pertinents aujourd’hui.

Au final, ma conviction est faite : un consensus est souhaitable, et le politique doit rester modeste en matière de choix technologiques. Parfois, dans ce domaine et dans d’autres, le contexte change – par exemple le contexte géopolitique. Le choix fait il y a un an par le Président de la République de relancer la filière nucléaire en atteste. Je reste convaincu que nous avons la capacité, grâce à nos atouts en matière de technologies, d’atteindre nos objectifs. En ce sens, l’ouverture de Flamanville sera importante dans ce débat stratégique, car nous ne pouvons pas compter uniquement sur le prolongement des centrales nucléaires. Les petits réacteurs permettraient également à notre filière nucléaire et celles qui y sont liées –recherche, innovation... de rayonner à l’export. Le mandat de François Hollande et celui de mon gouvernement ont été marqués par un échec que l’on tend aujourd’hui à sous-estimer : celui des Emirats Arabes Unis. Il a marqué durablement l’ensemble des acteurs concernés, et a fait comprendre à chacun que la concurrence serait rude. D’une manière générale, les grandes institutions de la filière doivent elles aussi être capables de se remettre en question pour accompagner les choix politiques du pays, qui appartiennent au peuple.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma première question porte sur les enjeux politiques. Les 50 % en 2025, c’est un sujet qui marque un fort tournant dans la posture du gouvernement vis-à-vis du nucléaire – du gouvernement au sens du temps long, le temps du consensus, que vous avez décrit, et qui naît après la IVe République. J’ai le sentiment à travers les auditions successives de la commission qu’une explication a posteriori s’est construite sur ces « fameux 50 % », à savoir que cet objectif concernait le temps long, alors qu’en 2012, l’horizon 2025 n’était pas si lointain.

Le problème n’est pas que des choix politiques aient été faits – nous faisons tous de la politique. En revanche, nous souhaitons les comprendre précisément en les replaçant dans le contexte de l’époque. Dans votre exposé, vous êtes revenu à deux reprises sur le volet « export », avec l’idée que les 50 % pouvaient être appliqués à la consommation finale intérieure d’électricité, dès lors que le surplus de production nucléaire pouvait être exporté aux pays voisins. François Brottes nous a donné aussi cette explication. Pourtant, vous avez mis en avant également les marges de manœuvre apportées par l’export, qu’il était possible de rogner pour mener des politiques nationales. Je décèle là une contradiction qui semble fragiliser la réflexion autour des 50 %.

M. Manuel Valls. Ici, la matière en fusion, c’est la politique. Il y a les interprétations, et il y a les faits. Le débat a lieu sur les 50 % et les décisions prises à l’époque pour Fessenheim parce que d’aucuns pensent que la filière s’en est trouvée affaiblie. Or les difficultés de la filière proviennent d’avant. En disant cela, je ne cherche pas à accabler mes prédécesseurs, mais il faut pointer toutes les étapes si l’on constate un affaiblissement. J’observe aussi que pendant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, notre choix a été maintenu, assorti d’un changement de la date associée à l’objectif. Je n’ai pas moi-même fait ce choix des 50 %, qui est un choix politique. À la fin septembre 2011, lors du premier débat de la primaire du parti socialiste, il apparaissait clairement que la décision des 50 % était imposée par l’accord avec Les Verts. Pour autant, aucune étude d’impact ou analyse de besoin ne justifiait le passage de 75 % à 50 % de nucléaire dans la consommation énergétique. Certains pensaient sans doute que la prépondérance du nucléaire freinait l’émergence des nouvelles énergies. Pourtant, de nombreux spécialistes trouvaient les pourcentages précités crédibles. Dans le même temps, personne n’imaginait réellement fermer vingt réacteurs en dix ans. Nous savions bien que 2025 serait une échéance compliquée à tenir, mais aussi qu’il y aurait suffisamment de souplesse possible pour repousser cette échéance – ce que Monsieur Hulot, nommé par Monsieur Macron, a fait lorsqu’il était au gouvernement. Il apparaît évident maintenant que le bouleversement connu il y a un an oblige maintenant à un changement de stratégie.

Dans les années 80, un homme a joué un grand rôle au sein du parti socialiste et pour la France : Paul Quilès, qui s’est éteint il y a peu. Il est l’un de ceux qui ont porté les projets en matière d’énergie à cette époque. Ma formation politique était très favorable au nucléaire civil et militaire. Pendant mon mandat, il y a peut-être eu des ambiguïtés et des contradictions, mais nous n’avons jamais appréhendé l’objectif des 50 % et celui de la fermeture de Fessenheim comme une mise en cause du nucléaire, bien au contraire. Tout était fait pour préserver la filière nucléaire de certaines difficultés.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il est difficile de refaire l’histoire. L’important est cependant de poser le contexte ayant présidé à la prise de décision. Le débat sur le nucléaire devient à l’occasion de votre mandat de Premier ministre un débat politique. Nous avons le sentiment que le débat sur la sécurité d’approvisionnement s’est alors effacé alors que jusqu’à présent, il avait structuré le débat sur l’énergie. Ce phénomène se reflète avant même votre gouvernement dans les choix d’organisation des ministères et dans celui des espaces d’arbitrage interministériels. Comment jugez-vous a posteriori la construction d’un ministère mêlant des intérêts potentiellement contraires : énergie et environnement, avec le risque que lors des arbitrages interministériels, la sécurité de l’approvisionnement soit insuffisamment mise en avant ?

M. Manuel Valls. J’insiste à nouveau sur le fait que pour nous, la sécurité d’approvisionnement était une priorité qui n’a jamais été effacée au détriment d’autres sujets. Nous ne connaissions cependant pas à l’époque les mêmes difficultés qu’aujourd’hui. Le niveau de l’exportation nous permettait aussi d’être très volontaires sur ces sujets. Le choix du président François Hollande, partagé par moi-même, de nommer une personnalité forte à la tête du ministère – comme cela avait été fait avant par Monsieur Nicolas Sarkozy nommant Monsieur Jean-Louis Borloo – répondait aux préoccupations des Français. Les Verts venaient de quitter le gouvernement. Il fallait donc montrer que l’écologie restait une forte priorité à travers le choix d’une personnalité politique forte, à savoir, l’ancienne candidate du Parti socialiste à la présidentielle de 2007. Dans ce ministère, il y a toujours eu des contradictions entre l’écologie et les priorités industrielles – et pas uniquement le nucléaire. Ce constat vaut aussi pour la préparation de la COP 21, davantage portée par le ministère des Affaires étrangères M. Laurent Fabius – dont le travail a été exceptionnel, valant à la France un succès après l’échec de Copenhague. Il y avait donc des personnalités fortes à Bercy et au boulevard Saint-Germain. Sur les sujets fondamentaux, essentiels, les arbitrages n’ont jamais mis en cause notre volonté affirmée de préserver la filière nucléaire ni les choix en matière d’environnement. Je ne parlerai pas à la place de Mme Ségolène Royal, mais il me semble qu’elle souhaitait éviter que la loi comporte des volets sur le nucléaire et au contraire, que celle-ci se limite à l’approche des énergies renouvelables et de la transition énergétique, afin d’éviter de créer des tensions politiques.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cela révèle une forme de constance. Le « Grenelle de l’environnement » avait lui aussi, d’ailleurs, écarté le nucléaire du débat. Pour vous, la sécurité d’approvisionnement était une priorité du gouvernement. Pourtant, j’ai l’impression que ce n’était pas présent dans le débat public.

M. Manuel Valls. La question est différente. Je dois faire appel à ma mémoire, mais l’approvisionnement n’était pas comme aujourd’hui au cœur des préoccupations, pour des raisons évidentes. J’ai été frappé, à la lecture d’un chapitre consacré aux questions d’opinion dans le Que sais-je ? rédigé par M. Cédric Lewandowski, qu’au sein d’une opinion publique favorable à l’énergie nucléaire pour l’approvisionnement, progressivement, un courant a exprimé le sentiment de ne pas avoir d’avis tranché. Le consensus français était basé sur l’idée que les choix faits étaient sûrs et qu’ils permettaient un approvisionnement assuré et un prix avantageux pour le consommateur. Il est évident que cela a changé.

Les présidents Hollande et Sarkozy ont estimé qu’il ne fallait pas remettre en cause les choix effectués historiquement concernant l’énergie, et qu’il n’y aurait pas de sens à faire s’opposer dans un débat public des opposants et des tenants de l’énergie nucléaire. Pour ma part, j’estime qu’il est difficile de parler de transition énergétique, d’environnement et de sécurité d’approvisionnement sans évoquer l’énergie nucléaire, d’autant plus que la loi suppose que sa part recule au profit des énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je reste sur la question de la construction de l’arbitrage interministériel. Au cours des auditions précédentes, nous avons entendu que le comité à l’énergie atomique s’est peu réuni pendant votre mandat. Aviez-vous identifié cette problématique ?

M. Manuel Valls. Non.

M. le président Raphaël Schellenberger. La loi prévoit une réunion par an. N’avez-vous pas reçu de rappel ?

M. Manuel Valls. Il me semble qu’il y a eu des réunions sous l’autorité du Président de la République.

M. Antoine Armand, rapporteur. Oui, deux fois.

M. Manuel Valls. J’ai assisté à des réunions à l’Elysée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le sauvetage d’Areva que vous avez évoqué est un sujet complexe. Comment cette compagnie a-t-elle été placée dans une situation si difficile ?

M. Manuel Valls. Les difficultés s’étaient accumulées. Nous avons constaté une perte record de 4,8 milliards d’euros s’agissant d’une société contrôlée à 87 % par l’État. Un plan d’économies d’un milliard d’euros a été mis en œuvre, avec une restructuration. Cette situation résulte de choix stratégiques, du retard dans la construction des EPR, du triplement des coûts sur les chantiers, de l’échec d’Abu Dhabi, sans oublier les choix faits pour le chantier en Finlande et Uramin. Il fallait répondre à une situation extrêmement critique. Le choix en 2001 de Mme Anne Lauvergeon, nommée par M. Lionel Jospin, de transformer Framatome en Areva répondait au débat existant dans la filière sur la capacité d’une entreprise à construire et gérer des centrales nucléaires. Pendant une quinzaine d’années, la filière a affronté ces sujets, qui ne sont pas politiques mais techniques et industriels. Ils expliquent peut-être les difficultés d’Areva à mener de front l’ensemble des sujets techniques, industriels et financiers. Il a fallu procéder à une augmentation de capital de 5 milliards d’euros en 2016, et mettre en chantier une réorganisation d’Areva qui nous paraissait viable. Nous avons en outre apporté des garanties à nos partenaires finlandais. La mise en service a eu lieu en 2022, et non pas à la date prévue. Le sujet est douloureux. Mon rôle ici n’est pas de désigner des responsables. Quoi qu’il en soit, un choix structurel a été fait dans le portage de la filière par EDF et Areva, et des erreurs stratégiques ponctuelles ont été commises, alors que l’évolution du marché à l’international a aggravé la situation.

M. le président Raphaël Schellenberger. Sous votre mandat, outre le sauvetage d’Areva, il y a également la vente à General Electric des activités « énergie » d’Alstom, ce qui peut être un problème pour assurer la transformation de vapeur en électricité.

M. Manuel Valls. Une commission d’enquête a suivi le sujet, que nous avons eu rapidement à traiter avec le Président de la République et M. Arnaud Montebourg, alors ministre de l’Economie – Monsieur Macron a pris le relais par la suite, en 2014. La question de l’indépendance était en effet posée. De notre point de vue, il fallait le meilleur partenaire possible, celui qui était le plus compatible avec Alstom. Nous considérions que ce choix, sur le plan financier, en termes d’emplois et techniquement allait dans le bon sens.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un élément me semble marquant dans votre mandat : le choix du mode de financement pour le chantier d’Hinkley Point, à la fin 2016. Ce choix a provoqué la démission du responsable financier d’EDF. Comment vous positionnez-vous aujourd’hui sur la question ?

M. Manuel Valls. Le retrait du nucléaire en Allemagne s’est aussi traduit par un retrait industriel, celui de Siemens en particulier. Certains ont souhaité rapprocher Alstom de cette entreprise, mais la correspondance avec cette société n’était pas si évidente. En tout état de cause, la décision de l’Allemagne de se retirer du nucléaire a eu des conséquences sur le plan industriel. En outre, la Commission européenne était très attentive à nos choix concernant EDF, Areva, etc. La France n’était pas dans une position facile vis-à-vis des instances européennes, à un moment où l’Allemagne, l’Italie, la Belgique depuis 2003, l’Autriche... avaient exprimé des positions ou fait des choix effectifs défavorables au nucléaire.

Le contrat Hinkley Point est approuvé le 28 juillet 2016 par le Conseil d’administration d’EDF avec l’accord de l’Etat, même si en interne, le sujet faisait l’objet d’une controverse. Le CCE d’EDF a attaqué la décision, les organisations syndicales, la CGT en tête, s’y opposaient et le directeur financier de l’entreprise a démissionné dans la foulée avec fracas. Nous avons donc commandé un rapport à M. d’Escatha pour esquisser les conditions du succès. Le projet a avancé depuis avec retard. Nous ne savons pas si la rentabilité envisagée sera au rendez-vous. Pour nous, il fallait défendre la crédibilité de la France, de l’État et d’EDF dans cette filière.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour épuiser, au moins pour aujourd’hui, la « question des 50 % », j’ai entendu dans vos propos : « je n’ai pas fait, moi, ce choix ». Auriez-vous fait ce choix ?

M. Manuel Valls. J’ai participé à ce débat dans le cadre de la campagne des primaires en 2011, marquée par un certain climat, une sorte d’emballement. La primaire est en outre souvent une course sur les mêmes sujets. M. François Hollande a été désigné et a repris les objectifs négociés avec Les Verts. Peut-être aurais-je moi-même agi de la sorte à ce moment-là. Au ministère de l’Intérieur, mon rapport avec les centrales nucléaires s’incarnait essentiellement dans la question des intrusions. J’ai eu l’occasion dès 2012 comme ministre d’exprimer mon soutien à la filière nucléaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Chacun a dû s’adapter. En septembre 2011, pendant les primaires, Mme Ségolène Royal a pris trois engagements : l’arrêt de l’EPR de Flamanville, la sortie en 40 ans du nucléaire ainsi qu’un plan d’action pour sortir de manière irréversible du nucléaire. Plaide-t-elle à l’époque, en tant que membre du gouvernement, pour des objectifs plus contraignants que ceux inscrits dans la loi ?

M. Manuel Valls. Je ne me souviens pas de toutes ses déclarations précises, mais elle avait déjà pris des engagements dans la campagne de 2007 pour les présidentielles, cohérents avec ses propos lors de la primaire de 2011. Cela a été un sujet de débat pendant la primaire. M. Arnaud Montebourg lui-même avait exprimé des doutes sur l’avenir de la filière. En tout cas, il y avait une interrogation réelle à l’époque sur la pérennité de celle-ci. Je n’étais pas favorable à la fermeture de Flamanville, mais les questions sur les types de réacteur nucléaire, de centrale, de technologies, etc. faisaient partie du débat. Quoi qu’il en soit, Madame Ségolène Royal s’est toujours montrée fidèle au gouvernement dans son action et les positions prises pendant la primaire n’ont jamais pesé sur les choix effectués pendant la préparation de la loi.

Les 50 % n’étaient pas pour nous un « verrou ». Chacun savait bien que le moment venu, les questions de sécurité énergétique seraient prioritaires. De fait, cette proposition a évolué pour finir par être effacée par le Sénat – et rendue inutile par le retard de Flamanville. En fait, le « verrou » provenait plutôt des 63,2 gigawatts.

En ce qui concerne Fessenheim, l’idée existait dans notre débat public et au niveau mondial, qu’il fallait se positionner sur le démantèlement des centrales.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons beaucoup abordé dans cette instance la question de la prévision de consommation d’électricité à court et moyen terme. Au moment de la préparation de la Conférence de Paris, l’une des options pour atteindre les objectifs en termes d’émission de carbone est l’électrification d’une partie des usages. Dans ce cadre, RTE a élaboré plusieurs scénarios sur la consommation électrique. Quel est à l’époque votre positionnement sur ce sujet ? Il est clair que si la consommation d’électricité est attendue à la baisse, plafonner la production d’électricité produite à partir du nucléaire peut faire sens. À l’inverse, s’attendre à une électrification des usages croissante et à une réindustrialisation significative pouvait conduire à d’autres décisions.

M. Manuel Valls. C’est cette idée-là qui prédominait. Il existait en effet différents scenarii. La majorité elle-même était parcourue par un débat interne. Pour notre part, nous privilégiions un effort de réindustrialisation, et les choix sur les 50 %, Fessenheim, Areva et la nécessité de faire progresser les énergies renouvelables répondaient à cet objectif.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous vous attendiez à une croissance des besoins en énergie électrique tout en plafonnant la part du nucléaire dans la production d’énergie électrique. Cela suppose que vous misiez sur les énergies renouvelables. Vous reconnaissez que la loi sur le nucléaire est largement politique, mais aussi qu’elle a fait l’objet de peu d’études d’impact. Quel était à l’époque votre regard sur la faisabilité d’un développement important à court terme – 10 ans, des énergies renouvelables alors que depuis 2000, les retards en la matière tendaient à s’accumuler ?

M. Manuel Valls. Votre constat est incontestable. L’article 1 de la loi en question, parmi les divers objectifs qu’il fixait, portait sur la part des diverses sources d’énergie. L’idée principale était de diversifier la production électrique française et de rattraper une partie de notre retard par rapport à d’autres pays. La question ne portait donc pas tant sur les 50 % que sur le temps nécessaire pour les atteindre. La question est, sur les énergies renouvelables, fallait-il y aller à « marche forcée » ? Nous avons souhaité favoriser une montée en puissance progressive des énergies renouvelables, qui s’est avérée plus complexe que ce que nous pensions – l’opinion elle-même, par exemple, exprimait un certain scepticisme vis-à-vis de l’éolien.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel élément pouvait-il vous faire penser qu’après la loi de 2015, le développement des énergies renouvelables pouvait être bien plus rapide que sur les quinze dernières années ? Aviez-vous identifié certains leviers ? Madame Lepage, par exemple, pensait qu’il fallait nécessairement mettre un coup d’arrêt au nucléaire pour être en mesure de développer les renouvelables. Quel est votre regard rétrospectif sur cette concurrence supposée entre nucléaire et énergies renouvelables ?

M. Manuel Valls. Ce n’était pas notre option, même si l’idée pouvait exister chez certains que le plafond de 50 % nous permettrait, par un volontarisme bien français, de nous libérer en vue d’atteindre l’objectif. De nombreuses rencontres ont eu lieu avec les acteurs économiques et industriels du renouvelable pour développer la filière, mais nous nous sommes heurtés aux problèmes de capacité sur le solaire et le photovoltaïque. Pourtant, certains objectifs ont été atteints.

M. Antoine Armand, rapporteur. À votre arrivée aux responsabilités, je suppose que des échanges ont lieu avec les responsables d’EDF. Quel était l’état de cette entreprise à votre arrivée à Matignon ? Sur l’EPR, plusieurs reports auront lieu durant le quinquennat du Président François Hollande. Quelle était votre vision des difficultés de l’entreprise – ou quelles sont les explications qui vous ont été données à ce sujet ?

Sur le Grand Carénage, l’anticipation n’aurait-elle pas pu être plus importante ? De la sorte, certains problèmes actuels auraient été évités.

M. Manuel Valls. En tant que patriote et républicain, je crois dans l’importance de nos grandes entreprises. La nation s’est construite par l’État. EDF a connu des présidents extrêmement compétents. J’ai rencontré par exemple M. François Roussely à plusieurs reprises, ainsi que MM. Henri Proglio et Jean-Bernard Levy. Nous avions confiance dans nos entreprises. Quoi qu’il en soit, j’avais le sentiment qu’EDF était à la croisée des chemins. Elle était confrontée à des problématiques financières que nous avons dû résoudre. Le retard pris sur Flamanville et la nécessité d’une montée en puissance dans le cadre du plan de grand carénage pouvaient amener à une remise en cause des objectifs de la loi de 2015, y compris la fermeture de Fessenheim. La question n’est pas politique mais technique, ayant trait au savoir-faire. Cette entreprise doit être capable d’atteindre les objectifs qu’elle s’assigne ou qu’on lui assigne.

Les problèmes liés aux normes de sécurité concernant Flamanville sont réels. Quant au programme de grand carénage, c’est un des premiers sujets que j’ai abordés avec M. Jean-Bernard Levy. Il a été adopté par nos administrations en janvier 2015. Si la trajectoire financière a été respectée, le déploiement du programme a conduit à une moindre disponibilité du parc nucléaire à cause de l’ampleur des travaux à réaliser. Quel que soit le Président de la République ou le gouvernement, il faut être très attentif à la situation d’EDF, à sa capacité d’évolution. Nous avons besoin que ces grandes entreprises soient fortes et s’adaptent, y compris à la commande publique. Le plan, lié au retour d’expérience de Fukushima, se heurtera par la suite à certains débats sur la durée de prolongement envisageable pour les centrales nucléaires.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez évoqué les difficultés financières d’EDF. En réponse, les anciens présidents de cette entreprise ont mis en avant deux causes uniquement : des tarifs trop bas et la problématique de l’accès régulé à l’énergie nucléaire régulé (ARENH). N’y a-t-il pas également d’autres difficultés ?

M. Manuel Valls. Sur l’ARENH, Jean-Bernard Lévy s’est longuement exprimé devant vous. Je n’ai pas souvenir que ce sujet ait été central à Matignon, au point de nécessiter un arbitrage. Il y avait bien des tensions cependant. Sur la question des tarifs en revanche, les discussions entre le Président d’EDF et la ministre, préoccupée par le sort des consommateurs, ont été nourries. Dans ces conditions, le Président de la République et moi-même avons toujours cherché à suivre un « chemin de crête » lors de nos arbitrages.

M. Nicolas Meizonnet (RN). Ma première question concerne la fermeture de Fessenheim. Je n’ai toujours pas compris pourquoi vous avez laissé la porte ouverte à la fermeture d’un site que vous jugiez vous-même en bon état de fonctionnement. Je suppose qu’au moment de l’accord avec Les Verts, des éléments scientifiques ont été pris en compte. Quels sont-ils ? Si cela était à refaire, prendriez-vous aujourd’hui la même décision relativement à cette centrale ?

Prônant une réduction du nucléaire dans la production électrique française, vous avez rappelé que l’objectif était de passer en dessous de la barre des 50 % à l’horizon 2025. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la non-réalisation des objectifs ? Vous affirmez que personne au gouvernement n’y croyait réellement. Pourquoi dans ce cas avoir usé de ces éléments de communication ?

Le nucléaire souffre d’une pénurie de main-d’œuvre et de la perte de savoir-faire, à cause de l’annonce de fermeture d’une partie de nos centrales et du manque d’investissement des dernières années. Aujourd’hui, avez-vous le regret de ne pas avoir lancé de nouveaux réacteurs de recherche, de ne pas avoir lancé la construction de nouvelles centrales, de ne pas avoir poussé les jeunes à s’orienter vers ces métiers ? Soutenez-vous la relance du nucléaire français ? Si tel est le cas, pourquoi ne pas avoir davantage œuvré en ce sens à l’époque ?

Quant à l’accident de Fukushima, de nombreux spécialistes affirment qu’il ne pourrait pas survenir dans des centrales françaises. De votre côté, disposiez-vous d’éléments probants, à l’époque, autorisant à penser que le risque était transposable à la France ?

Le nucléaire présente des avantages comparatifs remarquables, mais son pilotage n’est pas souple. Quelles énergies comptiez-vous utiliser les jours où le vent et le soleil se seraient faits plus rares ? Comment développer des énergies intermittentes sans passer par les centrales à gaz et à charbon ?

En refusant de réinvestir dans le parc national tout en évitant de lancer de grands projets de recherche, vous avez contribué à l’affaiblissement de notre industrie nucléaire, tout jugement de valeur mis à part. Nous étions pourtant l’un des pays les plus avancés dans la maîtrise de l’atome. Alors que nous prenions du retard, vous avez choisi d’investir dans les renouvelables. Ne regrettez-vous pas d’avoir investi des dizaines de milliards d’euros dans des ENR dont la quasi-totalité est fabriquée dans des multinationales étrangères ? Pourquoi ne pas avoir mis en place les conditions de la construction d’une industrie nationale des énergies renouvelables ? Ne trouvez-vous pas dommage que la transition énergétique que vous appelez de vos vœux ne s’appuie pratiquement que sur des industries étrangères alors que nous étions pratiquement leader mondial dans le nucléaire ?

M. Manuel Valls. Je réfute l’idée que nos choix auraient visé ou suscité un affaiblissement de la filière nucléaire. Notre volonté était au contraire de la renforcer, et toutes mes déclarations – mais aussi nos actes – l’attestent. En ce qui concerne Areva, l’idée était bien de sauver l’un des fleurons de notre industrie. Cela s’est traduit notamment, dans la douleur, par des pertes d’emplois. Quant au choix de Fessenheim, il est politique, mais aussi basé sur le fait que la centrale était parmi les plus anciennes. Elle disposait de réacteurs en bon état comme l’ASN l’avait réaffirmé. Je ne répondrai pas à la question de savoir si je le referai ou pas. Je ne peux parler que des faits réels. Or le choix en question a bel et bien été fait, et je n’ai pas cherché à l’éviter. Ce choix a été accompagné, et un délégué interministériel a été en poste dès le début du quinquennat pour accompagner la fermeture de Fessenheim. De mon côté, en tant que ministre de l’Intérieur, je n’étais pas directement concerné par ce sujet.

Au sujet de la relance et de la construction éventuelle de nouvelles centrales, nous attendions – faut-il le rappeler – l’ouverture de Flamanville et la réalisation du chantier en Finlande. Tous les acteurs de la filière partageaient nos attentes quant à ce nouveau type de réacteurs. L’ouverture de Flamanville est capitale et ne dépend pas de choix politiques. En 2016, j’ai signé deux lettres de mission au secrétaire général de la sécurité et de la défense nationale. La première visait l’examen des sujets de la non-prolifération et l’opportunité de se positionner sur le marché des SMR. La seconde visait à retenir une proposition dans les différentes options technologiques possibles à l’époque. Ensuite, « l’équipe de France du SMR » s’est mise en marche. Aujourd’hui, le projet est toujours activement soutenu. La France a connu des échecs importants dans le nucléaire, et celui d’Abu Dhabi était majeur. Mais nous avons relancé sous le quinquennat du Président François Hollande ce programme alors moribond.

Je partage le choix annoncé par le Président de la République il y a un an. Ce n’est pas une question de personne, mais à mon avis, le choix est important pour le pays et devrait servir de base à un consensus national. Nous avons connu en effet des difficultés, essentiellement techniques que je ne cherche pas non plus à exagérer. Quoi qu’il en soit, on peut parler de choix politiques, mais nous avons connu surtout des difficultés techniques réelles que les spécialistes connaissent mieux que moi. Qui pouvait imaginer le retard pris par l’EPR de Flamanville ? J’en suis désolé, mais je n’accuserai personne de ce retard. Il faut maintenant que « l’équipe de France » soit au rendez-vous. Nos succès des années 60 à 80 reposaient sans doute sur une forme de consensus qui a pu, il est vrai, s’affaiblir, sans que l’on puisse en faire porter la responsabilité aux gouvernements du Président François Hollande, ou à tel ou tel. Notre rendez-vous avec l’histoire, désormais, est avant tout d’ordre technologique, sans même évoquer les questions financières.

Vous avez évoqué Fukushima. Nos centrales ne sont pas sans risques, mais l’ASN veille sur la situation. L’accident de Fukushima a été déclenché par une causalité extérieure : un tsunami. Je rappelle aussi que personne ne pense que Mme Angela Merkel, par exemple, prenait ses décisions à la légère. Elle a pourtant orchestré la sortie de son pays du nucléaire. Les choix de 2012 visaient en effet la réduction de la part du nucléaire dans la production électrique, la montée en puissance du renouvelable, la confirmation de Flamanville et le soutien à une politique d’export (en Finlande, en Chine, au Japon...). L’important aujourd’hui n’est pas de vilipender tel ou tel politique, mais de savoir comment nous pourrons être le mieux armé possible pour affronter l’avenir.

M. Francis Dubois (LR). Monsieur le Premier ministre, vous avez évoqué la loi de transition énergétique, vos choix et les retards connus par les ENR, ainsi que du renouvellement des concessions hydroélectriques. Depuis 2011, l’Union européenne exerçait une certaine pression. Pourquoi pendant l’exercice de votre mandat à Matignon n’avez-vous pris aucune décision en la matière ? Quant au pilotage de l’ARENH, vous avez indiqué qu’il nécessitait des arbitrages, notamment entre les fortes personnalités occupant des ministères au sein de votre gouvernement. Monsieur Borloo a expliqué que l’ARENH se pilotait sur deux points : les volumes (risquant de baisser à cause des arrêts de réacteurs en maintenance) et la tarification. Or sur ce point, Monsieur Philippe de Ladoucette, ancien président de la CRE, avait demandé une évaluation de la tarification. Pourtant depuis 2014, aucun décret n’est sorti sur le sujet.

M. Manuel Valls. Je suis incapable de vous répondre sur cette deuxième question. Le rôle du Premier ministre est vaste, et même si les décrets sont préparés par le secrétaire général du gouvernement, les arbitrages concernant l’ARENH et la tarification n’ont pas été faits à mon niveau ni à celui du Président de la République je le pense. Je n’ai pas le souvenir que m’aient été remontées des tensions éventuelles entre EDF et l’ARENH. Il me faudra faire quelques recherches supplémentaires sur ce point pour trouver éventuellement quelques éléments de réponse à vos questions.

Concernant les concessions hydrauliques, la réponse figure dans mes propos précédents. L’idée était de rester souverains vis-à-vis de la Commission européenne. Vous aurez tout loisir d’interroger Mme Ségolène Royal également à ce sujet. Quant à moi, j’effectuerai sur ce point également quelques recherches complémentaires.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je souhaiterais évoquer une question politique. Les opposants à la filière nucléaire ont, depuis les années 90, une stratégie ciblée sur des éléments du cycle complet. Cette stratégie a visé Superphénix à la fin des années 90, puis avec la fermeture de Fessenheim, elle a permis d’obtenir la définition d’une durée de vie pour les centrales. Fessenheim était la centrale la plus ancienne mais pas nécessairement la plus dangereuse. La fermer créait un précédent, la définition en quelque sorte d’un âge standard. Enfin, la stratégie antinucléaire s’est attaquée au cycle combustible à travers la filière MOX, qui reflète pourtant une vision plutôt vertueuse de l’économie de matière, du recyclage, etc. Vous avez écarté la proposition relative au MOX de l’accord politique entre socialistes et Verts, mais vous avez retenu celle aboutissant à définir une durée de vie des centrales.

M. Manuel Valls. Cela renvoie à l’accord politique entre le parti socialiste, dont Mme Martine Aubry était la Secrétaire, et les écologistes. L’un des éléments importants était le nombre de circonscriptions, l’autre était l’accord programmatique. Le Président François Hollande, conscient des enjeux nucléaires, a conservé les 50 %. Il est vrai, pour le reste, que la fermeture de Fessenheim ne reposait pas totalement sur des éléments objectifs et que la centrale était la plus vieille mais pas la moins sûre. La fermeture d’une centrale devait permettre de créer un cercle vertueux favorable aux énergies renouvelables et aussi à l’ouverture éventuelle d’une filière de démantèlement des centrales, tout ceci en laissant ouverte la question de la durée. Nous avons écarté systématiquement au cours du quinquennat tout débat sur la question de la durée des centrales nucléaires. Cela peut vous sembler en contradiction avec notre décision sur Fessenheim. Pour autant, nous avons refusé d’entrer dans un débat sur l’âge. D’ailleurs, nous avons soutenu le plan de grand carénage. Vous relevez des contradictions politiques. Sur le MOX, nous avons eu la volonté d’en conforter le développement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment cela se formalise-t-il ? Certaines décisions sur la filière du MOX n’ont pas été prises.

M. Manuel Valls. La loi de 2015 n’a pris aucune décision sur ce point et renvoie plutôt aux travaux de qualification. Des études sur le « moxage » du palier à 1 300 mégawatts étaient en cours à l’époque. Dans l’histoire de la filière, l’idée était que les combustibles usagés pouvaient être recyclés dans les surgénérateurs à neutrons rapides, mais dès les années 80, un frein avait pesé sur le développement d’une filière, avec un problème de débouché pour les combustibles usagés. Puis une piste de développement du MOX est apparue. Nous n’avons fait de notre côté aucun choix négatif sur ce sujet. Rien ne remettait en cause le MOX au-delà des difficultés techniques.

Vous avez rappelé que l’opposition au nucléaire s’est manifestée de deux manières : en demandant la fermeture de certaines centrales, souhaitée par les écologistes, en France ou en Allemagne, par exemple, ou en s’attaquant de façon plus subtile à des éléments plus ciblés. M. Lionel Jospin a dû parler de Superphénix avec vous. Pour ma part, j’ai le sentiment que les choses ont changé radicalement, quand je vois la position des Verts au sein de gouvernements, en France ou en Europe.

Il y a eu un autre débat, sur un autre élément de la filière, qui est Cigéo, qui a été poussé autant que possible pendant cette période. La loi de 2006 prévoyait qu’un texte législatif définisse une phase industrielle pilote pouvant aboutir à une autorisation d’exploiter par décret. Finalement, ce projet a été intégré dans la loi de transition de 2015 puis dans la loi dite « loi Macron » sur les questions économiques d’août 2015, avant que le Conseil constitutionnel censure l’article concerné au motif qu’il s’agissait d’un cavalier législatif. Finalement, nous avons utilisé le dispositif d’une PPL sur proposition de M. Gérard Longuet. La demande d’autorisation de création de Cigéo vient d’être déposée. C’est un élément très important de la filière. Dans les remises en cause de la filière, La Hague avait un rôle symbolique. Notre idée était de préserver tous les éléments de la filière.

En fin de compte, les événements nous ont donné plutôt raison. Aucun élément fondamental n’a été remis en cause par notre politique ; rien n’empêcherait, demain, de relancer avec force la filière, sinon les sauts technologiques éventuels, outre l’investissement financier nécessaire. Mais avec la volonté politique et l’absence d’écueil technologique majeur, la relance est possible.

En ce qui concerne la durée de vie des centrales, il faut reconnaître qu’il était question de 35 à 40 ans initialement, et que nous parlons désormais de 80 ans. L’opinion publique doit être éclairée en permanence sur ces sujets afin qu’elle comprenne pourquoi les durées peuvent être prolongées, et l’ASN doit aider dans ce débat, pour qu’il n’y ait aucun doute sur le fait que nous pouvons prolonger. Les Américains, sur la base d’autres éléments d’analyse, en parlent. Pourtant, ils sont soucieux de sécurité car ils ont connu eux-mêmes un incident nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au sujet de la filière du démantèlement, elle reste à construire, à condition qu’il n’y ait pas d’opposition. Le courant antinucléaire, pourtant, cherche à empêcher de longue date la constitution de cette filière. Le plan national de gestion des déchets et matières radioactives (PNGMDR) comprend même des éléments s’opposant à la mise en place de la filière, et notamment la qualification même du déchet nucléaire dans la perspective d’un démantèlement.

Je suis de près le démantèlement de Fessenheim. J’en tire la conclusion qu’il ne sera pas aisé, pour des raisons réglementaires et politiques, de construire en France une filière du démantèlement.

Merci beaucoup Monsieur le Premier ministre pour ces éléments.

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*     *

14.   Audition de Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne Secrétaire d’État chargée de l’Écologie, ancienne Ministre de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement (2010-2012) (2 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nos travaux se poursuivent par l’audition à distance depuis les États-Unis de Mme Kosciusko-Morizet. Nous vous remercions d’avoir accepté de participer à nos travaux et de venir témoigner de vos fonctions ministérielles passées dans le domaine de l’écologie.

Au cours d’auditions précédentes, nous avons eu l’occasion d’évoquer l’Inflation Reduction Act américain, qui laisse rêveur – ou songeur, en fonction des points de vue – en matière de relocalisation, de transition écologique ou d’ajustement budgétaire.

La commission d’enquête que j’ai l’honneur de présider tente de comprendre le processus de décision aboutissant à la définition d’une politique énergétique, à ses objectifs et au degré de prise en compte de son caractère stratégique pour la souveraineté et l’indépendance d’un pays comme la France.

Nous voulions vous entendre partager avec nous votre expérience dans ce domaine, la répartition des attributions ministérielles entraînant parfois des enchevêtrements de compétences complexes à démêler aussi bien lors de leur exercice qu’a posteriori. Nous avons ainsi appris comment a évolué la compétence en matière minière et comment un observatoire peut en remplacer un autre créé douze ans plus tôt. Je pense là au comité pour les métaux stratégiques institué par décret en 2011. Vous avez géré une partie du dossier complexe du gaz de schiste et ouvert le chantier de la réforme du code minier.

Vous avez aussi participé à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement. Nous avons à ce titre auditionné la semaine dernière Jean-Louis Borloo.

Lorsque vous étiez députée, vous avez observé que le kilowattheure le moins cher était celui que l’on ne consommait pas, et vous avez aussi considéré que les réacteurs à neutrons rapides répondaient à une logique écologique.

Madame la Ministre, pouvez-vous nous indiquer la place et le rôle de la secrétaire d’État ou de la ministre chargée de l’écologie que vous étiez dans la définition des politiques publiques relatives à l’énergie ?

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Nathalie Kosciusko-Morizet prête serment.)

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne secrétaire d’État chargée de l’écologie, ancienne ministre de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement. L’essentiel de mon activité comme secrétaire d’État puis comme ministre sur les questions énergétiques s’est articulé autour de trois pôles. Le premier est le Grenelle de l’environnement. En tant que secrétaire d’État, j’ai été chargée de sa conception et de sa négociation, avant de le mettre en œuvre lorsque j’étais ministre. Par ailleurs, en tant que ministre en charge de la sûreté nucléaire entre 2010 et 2012, j’ai été confrontée à l’accident de Fukushima et la gestion de ses conséquences. Enfin, d’autres sujets de politique énergétique, qui comportaient une dimension environnementale majeure, comme le gaz de schiste, ont fait l’objet de mes attributions entre 2006 et 2012. Certaines questions qui intéressent votre commission n’en faisaient en revanche pas partie. Ainsi, le nucléaire – au même titre que la chasse – avait été exclu du champ du Grenelle. En 2010, par ailleurs, le nucléaire relevait de mes fonctions uniquement sous l’angle de la sûreté, le marché de l’énergie ayant été rattaché à Bercy, pour des raisons qui ne sont d’ailleurs pas étrangères aux travaux de votre commission.

J’ai conçu le projet de Grenelle en tant que responsable de l’environnement dans la campagne de Nicolas Sarkozy en 2006. Nous avons choisi ce nom parce qu’il faisait écho à une quête de légitimation exprimée dans les milieux des ONG et que j’estimais recevable. En effet, ces dernières aspiraient à un statut équivalent à celui des syndicats. C’est la convergence entre cette demande et le désir de lancer un grand programme de transformation écologique qui a abouti à ce projet et à son nom, en référence aux accords de Grenelle. D’autres mesures présentes dans la campagne de Nicolas Sarkozy y faisaient également écho, telles que la transformation du conseil économique et social en conseil économique, social et environnemental. Comme secrétaire d’État, j’ai été chargée de la négociation du Grenelle à l’automne 2007. Lorsque je suis revenue au ministère en 2010, j’ai travaillé à une partie de sa mise en œuvre, après l’adoption des lois « Grenelle ».

Je parle du Grenelle avec une certaine passion, car je reste persuadée que nous avons façonné une démarche à la fois innovante et utile, qui a permis de déchirer quelques-uns des corsets où se trouvaient enfermées les politiques publiques. Le Grenelle visait à réunir l’ensemble des acteurs – les ONG, l’État, les élus, les entreprises, les syndicats – au sein de collèges pour s’accorder sur des politiques coopératives qui dépassaient les querelles historiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles les sujets tels que le nucléaire, la chasse et les OGM en avaient été exclus.

Dans le Grenelle, les questions énergétiques étaient plus particulièrement traitées par le premier groupe de travail, auquel participait l’ensemble des collèges. Son intitulé même –« lutter contre les changements climatiques et maîtriser la demande d’énergie » – montre bien le rôle prépondérant, pour la période 2007-2012, que tenaient l’efficacité énergétique et la maîtrise de la consommation dans les travaux du Grenelle, reléguant à une place secondaire les questions liées à la production. Dans le cadre de ce groupe, qui comportait plusieurs ateliers sur le transport, l’urbanisme et le bâtiment, la production et le stockage, diverses mesures ont été adoptées, comme le bonus-malus sur les véhicules individuels, l’écotaxe sur les transports routiers – abandonnée par la suite pour des raisons que je déplore –, la nouvelle rénovation thermique des bâtiments ou encore l’écoprêt sur le logement social.

Certaines de ces mesures structurantes ont été promues par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), que nous avons alors revivifiée afin de lui donner une orientation stratégique plus claire et de nouveaux moyens. Ainsi, le fonds démonstrateur, destiné à faire passer en phase d’industrialisation des innovations, dont certaines dans le domaine énergétique, et doté de 50 millions d’euros en 2008, a bénéficié d’un financement de 400 millions sur quatre ans. Nous avons lancé le fonds chaleur, avec un investissement à hauteur d’un milliard pour la période 2009-2011. Il encourageait les entreprises à développer la chaleur renouvelable, les réseaux de chaleur ou encore la valorisation de la biomasse. Enfin, le fonds déchets, qui était jusqu’alors essentiellement consacré à l’aide aux incinérateurs, a été relancé et réorienté vers des projets qui accordaient davantage de place au recyclage.

En matière de production, nous avons visé un doublement de la part des énergies renouvelables d’ici 2020. Cette proposition était très ambitieuse, car les calculs prenaient en compte la part de l’hydroélectricité, dont le potentiel ne pouvait être significativement augmenté. Ce doublement reposait sur la multiplication par deux du bois-énergie, des mesures liées aux réseaux de chaleur et une accélération du photovoltaïque. Le fonds chaleur devait permettre de couvrir un quart de ces actions. Les compléments adoptés aux contrats de plan État-régions ont été multipliés par cinq. Outre ces mesures financières, nous avons étendu à toutes les collectivités, et non plus seulement aux communes, la possibilité de bénéficier du tarif de rachat des énergies renouvelables, afin de faire entrer les collèges et les lycées, notamment, dans le champ de cette nouvelle politique publique.

Lors du Grenelle, et au-delà, mon obsession s’est portée sur une dimension peu présente dans vos travaux : il s’agit du couplage des objectifs environnementaux et de la politique énergétique avec la politique en faveur de l’emploi et la politique industrielle. Si je m’en réfère à l’intitulé de votre commission, l’indépendance énergétique stricto sensu est inatteignable, mais la souveraineté reste un concept important, qui est corrélé à d’autres notions comme la compétitivité. Les politiques énergétiques doivent se doubler d’un sens économique, social et industriel.

Nous ne défendions donc pas une simple série de mesures environnementales, mais une politique globale qui tissait des liens avec d’autres dimensions. Nous avons connu des réussites en la matière : le fonds chaleur a généré la création de 10 000 emplois. À ce titre, je suis fière de la politique en faveur de l’éolien en mer que j’ai lancée en 2011, pourtant dans un climat de moquerie générale : dans des appels d’offres très travaillés, sur lesquels la Commission européenne a largement fermé les yeux, nous avons intégré des critères de production locale, afin de développer une réelle industrie de production locale. En revanche, l’éolien terrestre n’a pas suscité la même réussite en matière industrielle. En effet, nous avons lancé cette politique plus tardivement. Les volumes restaient faibles au regard de nos voisins européens. Les Danois et les Allemands ont été les réels bénéficiaires industriels de la montée en puissance de l’éolien européen.

J’ai instauré le moratoire sur le solaire, pour des raisons financières, comme tous les États européens, mais aussi industrielles. En effet, la politique en faveur du solaire reposait majoritairement sur des subventions de long terme pesant largement sur les générations futures et profitant seulement à des emplois d’installation et de maintenance, sans développement d’une base industrielle. Les panneaux étaient pour l’essentiel importés. Nous avons donc lancé des appels d’offres avec des critères bas carbone pour favoriser la production locale. Un critère de bilan carbone, qui prenait en compte l’impact du transport des panneaux, a été établi pour tenter de contourner les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et pour limiter les importations depuis la Chine. Cependant, nous n’avons pas rencontré le même succès que pour l’éolien en mer. Au fil des années, les appels de l’offre ont abandonné les critères bas carbone. La Commission européenne s’est cette fois montrée plus sévère sur le sujet. Le degré de maturité du photovoltaïque était aussi différent. Je note que nous poursuivons désormais une stratégie similaire à celle suivie pour l’éolien en mer sur l’éolien flottant, ce qui est souhaitable.

Vous souhaitiez également que j’aborde les investissements dans la recherche et les énergies renouvelables. Dans le cadre du Grenelle de l’environnement, l’essentiel des crédits directs en matière d’énergie ont été destinés au nucléaire, plus précisément au projet Astrid et au réacteur Horowitz, ainsi que, dans une moindre mesure, à l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Ces subventions représentaient un montant d’un milliard. Certes, le nucléaire ne faisait pas partie des sujets de négociation du Grenelle, mais les programmes publics d’investissement n’ont pas été discutés au sein des groupes de travail. La relance du fonds démonstrateur de l’Ademe ciblait en partie des projets d’énergies nouvelles. En dehors du Grenelle, le programme d’investissement d’avenir (PIA) promouvait les économies d’énergie à travers l’économie circulaire, les smart grids, les batteries, ou encore des procédés industriels moins polluants.

La régulation du marché de l’énergie ne faisait pas partie de mes attributions. Toutefois, j’ai pu interagir avec les grands opérateurs de l’énergie, notamment sur la question de la production, des biocarburants et du gaz de schiste. Je suis intervenue sur le gaz de schiste au travers de mes préoccupations environnementales, considérant que les conditions d’exploitation ne remplissaient pas nos critères de qualité. Ils posaient en outre des problèmes propres à notre géographie, liés à la protection des nappes phréatiques et des ressources en eau. Les évolutions récentes sur ce dernier sujet nous donnent d’ailleurs raison. Ces motifs ont justifié la suspension des permis, dont nous nous sommes ensuite aperçus qu’ils avaient été donnés dans des conditions certes légales, mais problématiques au regard des exigences du Grenelle en matière de transparence. En effet, le code minier procédait de logiques anciennes à cet égard. C’est la raison pour laquelle nous avons lancé sa réforme.

L’accident de Fukushima eut lieu en mars 2011. Sa prise en compte a suscité un certain nombre de réflexions. Il est naturel qu’un accident appelle un retour d’expérience et un éventuel ajustement. D’ailleurs, la création de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), dans sa forme actuelle, a été une conséquence tardive de Tchernobyl et des polémiques qui ont suivi cet accident. Cependant, ce n’est pas la gouvernance et la transparence de la communication qui ont fait l’objet de débats en 2011. L’accident de Fukushima a d’ailleurs révélé le contraste entre le Japon, où la société exploitante du site était totalement imbriquée dans les rouages de l’État et de la sûreté, et le système français, attestant de l’indépendance de l’ASN et de la structuration de notre chaîne de décision. En revanche, Fukushima a donné lieu à des réflexions sur des mesures techniques, notamment liées à la notion de suraccident et de gestion dans le temps de la dynamique d’un accident.

J’ai donc rapidement demandé à l’ASN des stress tests, qui ont été appelés « évaluations complémentaires de sécurité ». À l’époque, nous avions déjà entamé le travail sur le cahier des charges pour les visites décennales, y compris les améliorations planifiées. Après Fukushima, l’ASN a produit un cahier des charges directement ciblé sur l’accident et qui appelait à en tirer des conséquences. Il abordait les cas d’inondations, de tremblements de terre, de perte d’approvisionnement électrique au niveau d’un site de production nucléaire et le management opérationnel de la crise. L’opérateur EDF a été chargé de mener des stress tests sur la base de ce cahier de charges. Les évaluations ont été rendues dès l’automne 2011. Elles ont provoqué une série de mesures destinées à accroître la robustesse de notre dispositif en situation de crise, comme les générateurs diésel par réacteurs résistants, la duplication des stockages d’eau pour les plus gros réacteurs du parc ou le renforcement des piscines de stockage des déchets sur site. D’autres, plus sophistiquées, visaient à tirer les conséquences de l’accident de Fukushima dans la durée, comme la mise en place des forces d’action rapides du nucléaire (Farn) ou de constructions plus résistantes pour les équipes chargées de gérer l’accident sur le site.

Nous avons aussi lancé une revue par les pairs en Europe. Par ailleurs, les visites décennales ont intégré de nouvelles prescriptions. Contrairement aux États-Unis par exemple, la doctrine française considère en effet que nous devons améliorer progressivement le niveau de sûreté nucléaire, y compris pour les réacteurs existants. Ainsi, les réacteurs de deuxième génération doivent atteindre un niveau de sûreté au plus proche de celui des réacteurs de troisième génération, et non le niveau prévu au moment de leur lancement. Cette décision politique a notamment eu des conséquences sur les discussions autour de la centrale de Fessenheim.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le Grenelle avait pour objectif de rassembler et de légitimer des acteurs parfois absents des institutions publiques. Les syndicats que nous avons auditionnés ont exprimé une forme de regrets d’avoir été contraints de démontrer leur représentativité pour participer au Grenelle, tandis que le choix des ONG retenues suivait une logique plus arbitraire. Pourriez-vous revenir sur les raisons qui vous ont poussée à procéder de la sorte ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Le choix de faire accéder les ONG environnementales à un niveau de légitimité qu’elles n’avaient jamais atteint était en effet politique. Il s’agissait également d’une demande explicite de leur part. Des tensions assez fortes en ont d’ailleurs découlé. Cette revendication d’être considérées et consultées de la même manière que les syndicats prenait une forme à la fois symbolique et logistique. Et le mot « Grenelle » faisait écho à cette revendication.

L’ONG Écologie sans frontière a joué un rôle important dans la conception du Grenelle et dans le choix de ce nom durant la campagne 2006-2007. Ses leaders défendaient une vision très politique du débat. Dans la discussion, ils ont été à l’instigation de cette revendication, que partageait le monde des ONG – dont il faut d’ailleurs souligner la diversité.

Le caractère arbitraire de la sélection opérée a en effet suscité des questions. Il est vrai que ce problème ne se posait pas pour les syndicats. En même temps, la légitimité se crée dans la durée : nous devions bien commencer quelque part. Pour relancer les politiques environnementales de manière coopérative, nous avons choisi les partenaires qui nous semblaient les plus légitimes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cette critique émane aujourd’hui, de la part de syndicats contraints à démontrer leur représentativité en vertu du nouveau cadre législatif de 2010. Avant cette date, la représentativité des syndicats était légale. Elle découlait d’un choix arbitraire du gouvernement d’après-guerre.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. C’est une question légitime. Je comprends que nos choix aient suscité des contestations.

M. le président Raphaël Schellenberger. Chacun des responsables politiques que nous avons auditionnés semble avoir fait preuve d’une préoccupation, dès sa prise de fonctions, d’accélérer le développement des énergies renouvelables. Cette semaine encore, l’Assemblée nationale a voté un texte dont c’est l’objectif.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Nous souhaitions doubler la part des énergies renouvelables, en comptant celle de l’hydraulique. Il fallait donc quasiment multiplier par dix la part de l’éolien et du photovoltaïque.

J’ai concentré mes efforts pour augmenter la part des énergies renouvelables en les couplant avec la politique industrielle. La stratégie environnementale ne peut faire abstraction des politiques sociales, industrielles et en matière d’emploi.

M. le président Raphaël Schellenberger. En 2008, quelle place tenait la sécurité d’approvisionnement dans le débat public ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. En 2008, la production était excédentaire au regard de nos besoins. Certes, des questions se posaient pour l’avenir, mais les derniers réacteurs nucléaires du plan Messmer – Chooz et Civaux – avaient été mis en service récemment. Par ailleurs, l’excédent de production a été accru par les conséquences de la crise financière de 2008.

Il n’y avait donc pas de sentiment d’urgence. Lors du Grenelle, la première préoccupation était l’efficacité énergétique, loin devant les considérations liées à la production. Cette situation s’est prolongée durant quelques années.

Des pistes de réflexion sur la production émergeaient toutefois : nous avions ainsi lancé la conception du cahier de charges des visites décennales, dont l’échéance approchait. Nous avons également été à l’origine d’une réflexion qui a abouti après mon départ du ministère sur l’adoption d’un mécanisme de capacités, qui visait à assouplir la pilotabilité des moyens de production. En effet, nous avions conscience que des problématiques pourraient survenir à cet égard. Cependant, le mécanisme de capacités ne relevait pas de mes attributions, puisque la gestion du marché de l’énergie et des grands opérateurs de l’énergie avait été transférée à Bercy.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour quelles raisons ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. La campagne de 2007 a donné lieu à des débats internes sur la politique en matière nucléaire. Ma position sur le sujet était assez modérée. J’estimais qu’il était encore trop tôt pour précipiter les choses : il me semblait plus urgent de régler les tensions internes à l’équipe nucléaire française avant de prendre de telles décisions. Nos choix devaient tenir compte du contexte plus global, intégrant par exemple l’utilisation de la chaleur fatale de l’industrie nucléaire qui n’a jamais été valorisée. Je trouvais que la dimension du projet de réacteur pressurisé européen (EPR) – qui consiste en un très gros réacteur centralisé – était peu cohérente avec les évolutions du marché mondial de l’énergie, qui s’orientait davantage vers les petits réacteurs. L’EPR nécessite par exemple d’importantes lignes à très haute tension, qui posent des problématiques spécifiques.

Ainsi, si cette question était légitime et que je n’y étais pas formellement opposée, elle ne me paraissait pas prioritaire. Quelles étaient, au fond, les raisons de construire un si gros réacteur ? Les économies d’échelle étaient avancées comme l’un des principaux arguments. Cependant, ce projet entraînait de nombreux défis, tels que l’équilibre des plaques énergétiques ou l’extraction de l’énergie par les lignes à très haute tension qu’il a fallu construire. En outre, une partie du monde des ingénieurs du nucléaire y voyait un gage supérieur de sûreté. En effet, le réacteur EPR était conçu de telle sorte que des nappes de béton empêchent les fuites de corium en cas de fusion du cœur.

S’il est difficile de trancher ce débat, j’estimais qu’il n’avait pas été assez profondément réfléchi. La décision politique forte que nous nous apprêtions à prendre me paraissait quelque peu prématurée au regard des considérations techniques et du contexte de compétitivité – puisqu’il ne s’agissait pas uniquement de construire ce réacteur pour la France, mais également pour le reste du marché. Nous aurions peut-être dû davantage réfléchir aux petits réacteurs modulaires (SMR).

J’avais exprimé ces opinions durant la campagne de 2007. Je pense qu’elles ont participé du redécoupage des attributions en 2010 : il est possible que la gestion du marché et de la production ait été rendue à Bercy pour ces raisons.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez évoqué les tensions entre Areva et EDF. À l’époque où il a été décidé de construire l’EPR, aurions-nous pu plutôt choisir de lancer le réacteur Atmea 1000 d’Areva ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Le nucléaire et la politique énergétique forment un sujet très politique, mais ils reposent sur des fondements techniques, qu’il faut maîtriser et qui nécessitent un certain investissement. À l’époque, cet investissement aurait pu être plus dense. Le débat a été posé dans des termes très catégoriques : il fallait lancer l’EPR pour ne pas perdre en compétences. Nous avons profité du fait que le réacteur d’EDF semblait prêt pour accélérer notre politique. Des débats d’ingénierie, liés à la question du marché, n’ont pas été menés à leur terme, notamment parce que la construction de l’EPR apparaissait comme un marqueur politique fort. Ainsi, même si le projet n’était pas suffisamment mûr, il semblait urgent de le lancer.

Ces décisions ont été prises dans un contexte de fortes tensions entre EDF et Areva. À mon sens, il fallait d’abord résoudre ce conflit. Sans cela, nous risquions de rencontrer des échecs à l’exportation. Il convenait aussi d’étudier sérieusement les options technologiques et de questionner la taille du réacteur.

Au niveau ministériel, j’ai dû gérer la question des lignes à très haute tension. Ces questions auraient mérité une réflexion plus approfondie.

L’un des problèmes est que la politique énergétique subissait des mouvements de balancier pour de mauvais motifs politiques. L’industrie nucléaire et les partisans de la filière craignaient, comme moi, un nouveau mouvement de balancier si la décision n’était pas prise immédiatement. C’est bien ce qui s’est passé lors de la fermeture de Superphénix ou l’arrêt d’Astrid. En l’absence de consensus national sur la question du nucléaire, cette inquiétude a poussé à l’urgence.

Il est vrai que nous aurions pu attendre un ou deux ans pour mener une réflexion plus aboutie sur certains sujets, et désamorcer les tensions entre EDF et Areva ; cependant, nous avions le sentiment que dès que la gauche revenait au pouvoir, le parti socialiste ne s’intéressait pas à l’écologie et sous-traitait cette question aux Verts, qui cherchaient quant à eux à enfoncer un coin de plus contre la politique nucléaire. Nous pensions donc nous trouver dans une fenêtre d’opportunité pour lancer l’EPR, et qu’il fallait en profiter.

Les politiques énergétiques ont besoin de stabilité et d’un minimum de consensus. Elles doivent dépasser les divergences politiques. Les mouvements de balancier, lorsqu’ils concernent des sujets qui font l’objet d’investissements aussi longs, amènent nécessairement à se tromper – et je pense que nous avons commis des erreurs sur la quatrième génération, victime d’accords politiques parfois mal informés sur le plan technologique – ou à prendre des décisions de manière accélérée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous expliquez que l’expertise des solutions alternatives manquait quelque peu de densité. Comment cela se fait-il ? Est-ce dû au mouvement de balancier que vous évoquez, qui aurait conduit à ce que moins d’études préalables ou de préoccupations aient été consacrées aux évolutions des technologies nucléaires ou au lancement des chantiers nucléaires ? La France semble pourtant dotée d’un panel d’outils de développement et d’industrialisation du nucléaire. Comment l’expliquez-vous ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Le conflit entre EDF et Areva a une très grande part de responsabilité dans cette situation. La France dispose d’acteurs divers de très grande qualité. À tous les niveaux de la chaîne, nous avions tous les moyens nécessaires pour prendre de bonnes décisions correctement informées. Cependant, à cette période, le milieu était crispé autour du conflit entre EDF et Areva. Une partie de l’expertise, issue du monde de la recherche du CEA, craignait de se retrouver prise en otage dans cette bataille. Les acteurs se sont progressivement isolés. L’accélération politique, par crainte que la fenêtre d’opportunité que j’ai évoquée se referme, n’a pas pris le temps d’organiser un forum. Le monde militaire, dont les compétences auraient également pu être appliquées au monde civil, n’a pas été appelé à participer au débat.

Je n’ai pas été associée à la décision qui a été prise. En 2007, j’avais exprimé mes positions. J’étais considérée comme la spécialiste de l’écologie dans mon parti, car j’étais en vérité la seule à m’y intéresser, mais je restais encore débutante dans ce système ; par ailleurs, j’étais ingénieure – ce qui n’est pas très répandu dans le monde politique – et je connaissais bien le nucléaire, car mon père avait été le directeur de Framatome qui avait vendu les centrales à la Chine. J’ai donc participé aux discussions dans une certaine mesure ; cependant, comme secrétaire d’État, je m’occupais de la négociation du Grenelle de l’environnement, et lorsque je suis revenue au Gouvernement en tant que ministre, je n’étais en charge que de la sûreté.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le compteur intelligent a été lancé à cette période. De quelle manière avez-vous évalué la nécessité d’injecter plus d’intelligence dans le réseau de distribution et de transport ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. L’idée d’un réseau plus intelligent, dont le pilotage serait davantage décentralisé et qui accorderait plus de place aux consommateurs apparaissait innovante. En revanche, des réticences se sont fait entendre sur la mise en œuvre de cette idée. Je me souviens par exemple d’un débat sur les ondes émises par le compteur. Nous y avions notamment répondu en investissant sur les smart grids dans le PIA, en recherche et peut-être en prototypes, si mes souvenirs sont corrects.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle place le Grenelle a-t-il accordé aux enjeux liés aux matériaux critiques, qui dimensionnent, comme on le voit désormais, la transition énergétique et notamment l’électrification ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. À l’époque, le sujet était embryonnaire. Bien qu’évoqué dans les débats, il n’a pas fait l’objet de politiques ou de programmes.

En matière minière, la décision de mettre fin au projet dit de « la Montagne d’or » en Guyane a servi de préliminaire aux discussions du Grenelle. Les ONG – avec raison – y étaient opposées. Aucune mesure très structurée, cependant, n’a porté sur la question des métaux rares. Les mines avaient aussi été évoquées dans le cadre de la réforme du code minier, afin d’assurer sa cohérence avec les dynamiques coopératives et l’exigence de transparence dans les politiques publiques manifestée lors du Grenelle.

Aux États-Unis aussi, ce sujet devient un enjeu stratégique identifié, qui fait l’objet d’investissements importants, y compris privés. Un investissement de 600 millions de dollars a par exemple récemment été annoncé dans un projet pour développer une base stratégique de production de lithium.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez abordé la dimension politique du choix des ONG retenues pour participer au Grenelle. C’est bien le candidat Nicolas Sarkozy qui, dans une volonté d’ouverture, a souhaité montrer que l’écologie pouvait être une politique de droite : il s’agissait donc d’une manière de légitimer l’écologie de droite en invitant à la table des négociations des ONG classées politiquement à gauche, même si elles étaient écologistes et que cette distinction n’a pas toujours de sens. Lorsque vous faisiez partie de l’équipe de campagne, votre proposition de Grenelle reposait bien sur une quête d’un symbole écologiste de gauche pour prendre à revers l’adversaire politique en vue des élections.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. C’est une manière de voir les choses. Nous poursuivions toutefois un objectif plus noble : le Grenelle a servi à remédier à des situations de blocage, liées à des postures, y compris administratives – et pas seulement politiques –, sur de nombreux sujets.

Le ministère de l’écologie était petit et son administration était faible. Il se situait dans un rapport conflictuel sur le plan politique et administratif avec les autres ministères –notamment de l’agriculture, de l’équipement ou avec Bercy. Contrairement à l’ensemble des autres ministères, il ne bénéficiait pas d’un corps d’État. Ainsi, un ingénieur d’État qui exerçait dans un autre ministère touchait des primes liées à son corps ; au ministère de l’écologie, il n’en existait quasiment pas. Il n’est donc pas étonnant que cette administration ait été contestée au prétexte qu’elle était militante.

Lors du Grenelle, nous avons réformé et réorganisé les administrations, transformant totalement cette situation. Ce volet administratif, bien que considérable, a été peu publicisé. Pourtant, nous avons réuni dans le même ministère des personnes qui travaillaient précédemment aux ministères du logement, de l’équipement, de l’écologie ou même de l’agriculture. Ce mouvement majeur visait à faire tomber les murs entre des administrations qui représentaient autant de blocages organisés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel est votre avis sur l’exclusion du nucléaire du Grenelle ? J’entends bien que ce choix visait à éviter de paralyser les débats du Grenelle ou à mettre en difficulté le nucléaire face à des ONG qui y étaient majoritairement opposées. Cependant, l’idée d’extraire le nucléaire du débat public ou parlementaire, en raison des crispations qu’il provoque, n’est-elle pas paradoxale ? En effet, elle condamne soit à ne pas prendre de décisions, soit à en prendre – mais qui ne bénéficient dès lors pas de la même lumière médiatique, politique et parlementaire. Elle engendre dès lors un risque de faire perdre en crédibilité et en légitimité démocratique.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Le nucléaire n’a pas été le seul sujet à avoir été exclu des débats. Il faut d’ailleurs s’entendre sur ce que signifie cette exclusion : il est vrai que les groupes de travail n’ont pas négocié et débattu de ce sujet. C’était aussi le cas de la chasse, par exemple.

M. Antoine Armand, rapporteur. En matière d’implication environnementale, la chasse n’a pas le même statut que le nucléaire, qui produit 80 % de notre électricité.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Je suis d’accord. Nous avons procédé de cette manière, parce que nous avions le sentiment que débattre du nucléaire ne contribuerait pas à progresser. Ce sentiment était d’ailleurs partagé : les ONG auraient pu poser comme condition à leur participation la tenue de débats sur cette filière. Or, elles ne l’ont pas fait, car elles savaient, comme nous, que l’une ou l’autre partie aurait dû céder sur ce point.

 Je ne suis pas certaine qu’il aurait été utile d’intégrer des groupes de travail sur le nucléaire. Toutefois, je suis d’accord avec vous : en procédant ainsi, nous avons laissé se propager le sentiment que le nucléaire se développe dans l’ombre du débat public.

 Il me semble que nous devrions parvenir à sortir de catégories de pensée quasiment religieuses des deux côtés de l’échiquier. Certains acteurs, qu’ils soient ou non opposés au nucléaire, n’affichent pas une opinion réellement étayée sur le sujet – cette dernière relève parfois plutôt de la foi.

M. Antoine Armand, rapporteur. De quelle manière les engagements du Grenelle concernant la maîtrise de la demande, la sobriété et l’efficacité énergétiques ont-ils été pris en compte par les acteurs, une fois les principaux outils adoptés ? Comment analysez-vous l’insuffisante progression des quinze dernières années par rapport au gisement d’économie d’énergie ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Les instruments de mise en œuvre du Grenelle ont été si variés qu’il est difficile de porter un jugement global à leur encontre. Certains étaient strictement législatifs, d’autres, législatifs et réglementaires, d’autres encore consistaient à lancer des appels à projets et dépendaient par conséquent de la rapidité avec laquelle les administrations procédaient à les déployer. Plusieurs mesures concernaient des accords volontaires avec les acteurs de la filière. Il faut également prendre en compte la dimension budgétaire de certains instruments, qui avaient besoin de financements. Les vitesses d’exécution ont donc varié.

Encore une fois, je pense que le manque de couplage avec la politique industrielle a été un facteur de ralentissement, en favorisant un processus de stop-and-go. Les sujets sur lesquels nous avons réussi à lancer une base industrielle, participant de la compétitivité nationale, voire, de l’aménagement du territoire, dans certains cas, et d’une politique de l’emploi, n’ont pas suscité de débat. À l’inverse, les objectifs environnementaux qui ne s’accompagnaient pas directement de bénéfices en matière d’emplois ou de compétitivité – du moins, pas à la hauteur de l’investissement qu’ils requéraient – étaient plus tributaires des conditions macroéconomiques : nous pouvions lancer ces mesures lorsque nous avions suffisamment d’argent, mais ils étaient mis à l’arrêt dès lors que nous n’y en consacrions plus.

Le couplage des mesures environnementales avec l’émergence d’une base industrielle est la seule solution pour créer une dynamique positive, à laquelle tous les acteurs se montrent favorables. Certaines des énergies renouvelables, notamment l’éolien terrestre, ont souffert de ces difficultés.

À ce titre, la politique des réseaux de chaleur et du développement de la chaleur renouvelable a été insuffisamment traitée en France. Les centrales nucléaires produisent une quantité importante de chaleur fatale. L’intérêt des petits réacteurs est d’ailleurs que la chaleur qu’ils émettent est plus décentralisée : s’ils sont correctement répartis, cette chaleur peut être utilisée de manière plus pertinente qu’à Flamanville, par exemple. Ces solutions permettent d’éviter un gaspillage d’énergie.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous expliquez qu’il est important de définir des objectifs environnementaux et d’économies d’énergie et de développer des outils incitatifs pour le consommateur. Vous avez d’ailleurs établi des mesures fiscales comme le crédit d’impôt ou l’emprunt à taux zéro. Vos propos s’appliquent-ils à la politique industrielle, au sens du développement de la filière et des compétences ? Le cas échéant, avez-vous eu le sentiment que lorsque vous étiez en fonctions, cette dimension, assurée par le ministre en charge de l’emploi et de l’industrie, a été suffisamment défendue pour que la rénovation thermique puisse s’effectuer ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Absolument. La rénovation thermique avait été identifiée comme une politique triplement gagnante : du point de vue de l’environnement – pour lutter contre le changement climatique et éviter le gaspillage énergétique –, des économies qu’elle permet – malgré des horizons de rentabilité relativement longs pour les particuliers, mais avérés – et de l’emploi local. Nous avons donc très rapidement lancé des politiques de formation dans ce domaine, et de certification des acteurs. En effet, l’un des problèmes du Grenelle est que de nombreux acteurs se sont emparés de cette étiquette, de manière parfois trompeuse pour le consommateur. Des politiques de certification et d’accompagnement local par l’Ademe ont permis d’attester de la qualité des travaux réalisés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quels autres éléments que ceux que vous avez mentionnés permettent d’expliquer l’échec relatif de la politique concernant l’éolien terrestre et le photovoltaïque ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Les deux sujets sont différents. Une base industrielle d’éolien terrestre existe en Europe, mais elle n’est pas localisée en France. Le lancement de notre politique de développement de cette filière a été plus tardif qu’en Allemagne ou dans les pays du Nord. La France représentait une part relativement faible du volume du marché. Dans ce contexte, il était difficile de lancer une base industrielle nationale. Le problème était donc lié à la maturité de cette industrie, qui, par ailleurs, avait pu se développer en Europe.

Le solaire, au contraire, avait fait l’objet d’embryons d’industries en Europe. Dans le cadre du CEA, notamment, des programmes de recherche avaient été entamés dans les années 1970 – trop tôt, peut-être. Ce qui restait de cette base industrielle peinait à se maintenir, tandis que la production de panneaux se développait en Chine. Nous atteignions donc nos objectifs, puisque nous augmentions la quantité de solaire installé ; cependant, une proportion croissante de panneaux chinois était utilisée. Le financement des champs solaires ne bénéficiait que très ponctuellement à l’emploi local – au travers des activités d’installation et de maintenance. Or, je ne trouve pas légitime que le consommateur d’électricité français s’engage à payer sur sa facture les usines de production de panneaux en Chine. Nous avons donc dressé un moratoire – qui n’était pas rétroactif, contrairement à ce qu’ont tenté de faire d’autres pays, qui ont été sanctionnés. Cette situation a été assez mal vécue.

Ce coup d’arrêt n’était pas seulement motivé par des raisons financières : nous n’étions pas satisfaits du déploiement industriel de la filière. Nous avons tenté de remonter des politiques de soutien plus sophistiquées ciblant le solaire innovant. De cette manière, nous pouvions obtenir des spécifications, que nous avons renforcées en demandant des bilans carbone, afin de soutenir l’émergence d’une filière nationale ou européenne. Au départ, nous avons rencontré un peu de succès. Cependant, ces politiques doivent se développer dans la durée ; or, assez rapidement, ces appels d’offres ont abandonné les spécifications que nous avions tenté d’introduire – et qui différaient assez peu de celles adoptées pour l’éolien en mer. Je n’étais plus en fonctions lorsque je l’ai constaté. Je me suis demandé si ce choix découlait d’une volonté d’accélérer le développement des mégawatts installés en faisant baisser les prix. Des responsables de mon ancienne administration m’ont toutefois fait savoir que la Commission européenne s’était montrée plus regardante à ce sujet que sur l’éolien en mer.

Je travaille désormais dans les investissements dans les technologies vertes aux États-Unis. L’Inflation Reduction Act prévoit 700 milliards de recettes, dont 370 milliards seront consacrés au soutien à la politique industrielle verte, et le reste au désendettement de l’État. Le dispositif de financement est donc solide. Le budget de 370 milliards présente des critères de localisation et de développement d’une base industrielle locale robustes. L’un des outils majeurs de cette loi, l’Investment Tax Credit, consiste en un crédit d’impôt pour les investissements dans une vaste catégorie de technologies – le solaire, l’éolien, l’hydrogène, le gaz naturel. Ce crédit d’impôt ne définit pas un taux fixe : plusieurs critères sont nécessaires pour prétendre au taux de 30 %, auquel s’ajoutent ensuite des bonus. Ces critères ont explicitement partie liée avec la politique industrielle. Ils ne consistent pas en des contournements similaires à ceux auxquels nous avons dû procéder dans nos appels d’offres : si le panneau solaire utilisé n’est pas américain, le taux de crédit d’impôt ne sera pas le même.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je souhaitais revenir sur l’acceptabilité de l’implantation des énergies renouvelables. Comme secrétaire d’État puis comme ministre de l’écologie, vous avez eu fort à faire, comme vos prédécesseurs et successeurs, pour rendre ces installations plus acceptables. La loi que nous avons votée récemment, qui succède à d’autres ayant pour but de favoriser l’installation d’énergies renouvelables, atteste de l’actualité de ce problème. Quelle a été votre expérience de cette problématique et quelles leçons en tirez-vous ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Chacun s’accordait à reconnaître l’intérêt du développement des énergies renouvelables, mais personne ne souhaitait les voir s’implanter sur son territoire, en raison – ce qui est légitime – des conséquences sur le paysage et d’une inquiétude que le territoire perde de sa valeur patrimoniale.

J’en conclus qu’il existe trois critères à suivre. Le premier consiste à minimaliser l’impact : plutôt que de répartir de petites quantités d’éoliennes, il convient de respecter un zonage cohérent. Par ailleurs, il est légitime de partager les bénéfices. Il faut toutefois éviter toute opération donnant le sentiment d’acheter les populations. La mise en œuvre des politiques doit se faire de manière juste et découplée, sinon tout le monde y perd, y compris en dignité. Ainsi, nous avions adopté une taxe sur l’exploitation de l’éolien offshore servant à financer une partie du parc amazonien en Guyane. Je ne suis pas opposée par principe à ce type de dispositifs, mais ils ne doivent pas engager les acteurs dans une négociation biaisée. Enfin, le dernier critère est la transparence. Certaines procédures d’attribution des autorisations, notamment dans le cadre du code minier – car les installations qui modifient le paysage font souvent l’objet de procédures plus ouvertes qui laissent plus de part à la contestation – ne sont pas suffisamment claires et établies, et font planer le risque de contentieux qui retardent le déploiement des projets. Je reconnais que ces principes ne sont pas toujours faciles à appliquer.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous semblez mettre sur le même plan l’arrêt de Superphénix et d’Astrid. Pourtant, Superphénix était un démonstrateur en fonctionnement ; l’investissement initial avait été réalisé. En 2019, au terme des études menées, il a été décidé de ne pas construire de démonstrateur.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Les arrêts de Superphénix et d’Astrid procédaient l’un et l’autre d’un accord politique, qui ne reposait pas entièrement sur des fondements techniques.

J’en reviens à la nécessité du temps long pour adopter une politique nucléaire efficace. S’opposer à la quatrième génération – à tort ou à raison – était perçu dans certains milieux écologistes comme une attaque du nucléaire à son talon d’Achille, car cela revenait à remettre indirectement en cause la question des déchets. Je comprends le raisonnement. Je ne sais pas à quel point il est juste ; en renonçant à poursuivre Superphénix ou Astrid, on accepte finalement de rentrer dans cette logique. En tout cas, la question mérite d’être posée dans un cadre différent que celui d’un accord politique, et plus encore en marge d’une campagne présidentielle. Je n’ai pas participé aux discussions sur l’arrêt de Superphénix, mais je doute que la décision ait réellement pris en compte des considérations techniques.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce n’est pas l’avis de M. Jospin.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Il est probablement mieux informé que moi ! Cependant, l’arrêt de Superphénix s’est traduit par la prolongation de Phénix. Ce n’est pas cohérent. Il en va de même pour l’arrêt d’Osiris. L’argument sous-jacent n’était pas entièrement technique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous étiez en fonctions lors de la signature de la convention du projet Astrid. Au moment de l’arrêt de Superphénix et du prolongement de Phénix, quelle était la capacité à capitaliser sur les connaissances ? Même si ce sujet ne relevait pas directement de vos attributions, vous avez probablement un éclairage à nous apporter sur l’orientation qu’avait en tête le Gouvernement au moment de signer la convention d’Astrid. S’agissait-il bien de réaliser les études préliminaires puis de construire un démonstrateur afin de maîtriser la quatrième génération du point de vue expérimental, de la recherche et du fonctionnement ? Ou le projet poursuivait-il de seules fins de recherche ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Dans le contexte de tensions entre Areva et EDF, le CEA s’est, de mon point de vue, quelque peu rétracté. Cependant, à l’origine, la dynamique dans le secteur du nucléaire était bien plus fluide. Le CEA faisait de la recherche, mais de manière très appliquée, en capitalisant l’expérience nucléaire.

Le projet Astrid contribuait au débat de l’époque, qui a participé au lancement de Flamanville, sur le maintien des compétences d’ingénierie en matière nucléaire. Certes, il ne s’agissait pas exactement du même type d’ingénierie. Cependant, on pouvait identifiait des correspondances. En réalité, le système d’acteurs n’opposait pas le CEA qui aurait seul été chargé d’une recherche purement fondamentale tandis qu’EDF et Areva auraient consacré leurs travaux à la production. D’ailleurs, au moment de l’accident de Fukushima, c’est grâce au milieu de la recherche et aux membres du CEA, qui avaient travaillé en relation avec le Japon, que nous avons pu obtenir des informations sur la situation de la centrale, alors que les canaux de communication officiels étaient coupés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le rapport Roussely, remis en juin 2010, présente une série de préconisations. Certaines, notamment celle portant sur Cigéo, ont été appliquées ; d’autres alertent sur l’urgence d’accélérer le soutien à la prolongation des réacteurs nucléaires, y compris « à soixante ans, à sûreté constante, voire davantage ». En tant que destinataire du rapport, quels échanges avez-vous eus à cette occasion ? Comment avez-vous accueilli cette préconisation ? Des mesures ont-elles été adoptées, ou, du moins, des discussions avec l’ASN ont-elles été entamées pour anticiper le cap des soixante ans ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Ce rapport a été remis en juin 2010 ; je n’ai été nommée ministre qu’au mois de novembre.

Vous avez employé l’expression de « sûreté constante ». Or, un des principes de la politique nationale en matière de sûreté est qu’elle n’est pas constante : elle doit évoluer au fur et à mesure des avancées technologiques. C’est l’une des différences avec la doctrine de la Commission de réglementation nucléaire des États-Unis.

L’exemple de Fessenheim est révélateur à cet égard. La prolongation du parc était débattue. J’ai lancé l’élaboration du cahier des charges pour les visites décennales. La nécessité de les répartir en différentes phases avait été évoquée. Nous nous intéressions également aux bénéfices et aux inconvénients d’un parc très standardisé : en effet, si l’effet de série peut représenter un avantage, il pose des difficultés en cas de malfaçon. Ces considérations ont des conséquences sur la visite décennale. Enfin, nous réfléchissions aux particularités de certains sites, plus sensibles, soit en raison de leur emplacement géographique – qui peut présenter un risque sismique ou de perte d’approvisionnement en eau – soit pour d’autres raisons techniques plus complexes.

Le site du Fessenheim, en l’occurrence, était assez spécifique. Pour une raison que j’ignore, le radier – sorte de plancher en béton de la centrale – y était plus fin que celui d’autres centrales. Or, l’épaisseur du radier commande la cinétique du passage du cœur fondu en cas d’accident dans la nappe phréatique alsacienne. Lors du lancement de l’appel d’offres, si le cahier des charges était standardisé, il tenait compte des spécificités de certaines centrales. Puisque la doctrine française exige que la sûreté suive l’acquisition progressive des améliorations technologiques, pour prolonger Fessenheim, il aurait donc été nécessaire de s’interroger sur l’épaississement du radier.

Lorsque les visites décennales ont été lancées, les jeux étaient faits. EDF considérait que la décision avait déjà été prise. Ainsi, il me semble que la centrale de Fessenheim n’a pas été intégrée aux visites décennales : nous ne savons donc pas s’il était techniquement possible d’épaissir le radier ni combien cela aurait coûté.

Ainsi, l’ASN est indépendante, mais les avis qu’elle rend ont des conséquences potentielles sur des choix de politique énergétique qui ne relèvent pas de cette instance.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le radier de la centrale de Fessenheim a été épaissi en 2013.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Il me semble qu’il aurait fallu l’épaissir davantage lors de la visite décennale, car l’épaisseur n’atteignait pas le niveau de sûreté de la troisième génération. Or, la cuve – qui est la seule composante d’une centrale qui ne peut être remplacée – de Fessenheim ne permettait pas d’épaissir le radier autant que nécessaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. La recommandation du rapport Roussely a bien pour intitulé « soutenir l’extension de fonctionnement des centrales à soixante ans, à sûreté constante ». Il s’agit probablement d’une imprécision plutôt qu’une remise en cause du choix normatif français.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. C’est tout de même curieux, car cet intitulé est contradictoire avec la doctrine. Je n’ai pas eu l’occasion d’échanger avec M. Roussely.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Vous êtes revenue sur les raisons expliquant le retard de la France dans le développement des énergies renouvelables. La faiblesse – ou l’absence – de la filière industrielle en France participe en effet du retard accumulé, en particulier sur le photovoltaïque, mais aussi sur l’éolien. Ne peut-on pas également identifier parmi ces causes le poids de l’obsession du marché – et de sa main invisible – dans ce domaine, alors que le nucléaire a, de son côté, toujours reposé sur l’État ? En effet, Flamanville n’est pas le seul exemple d’une installation nucléaire qui ait fait abstraction d’une consultation publique ou parlementaire : c’est le cas de toute l’histoire du nucléaire. Or, précisément parce qu’elle forme un système, l’électricité devrait être prise en main par l’État et non laissée à la main du marché – y compris pour le développement des énergies renouvelables.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Le marché seul ne peut pas construire une politique énergétique, mais cela ne signifie pas qu’il n’a pas de rôle à jouer. En effet, le marché suit une logique d’optimisation à court terme. Une politique énergétique équilibrée nécessite au contraire une programmation à long terme de la part de l’État, sur la recherche, le réseau, le stockage, les capacités pilotables, l’équilibre entre la base et le reste. Le marché ne prend pas en compte toutes ces dimensions.

Il faut trouver des systèmes dans lesquels cette programmation nécessaire laisse suffisamment de liberté aux acteurs locaux et industriels et qu’elle parvienne à créer un effet de levier sur des investissements privés. La transition énergétique nécessite des ressources telles que l’État ne peut les prendre intégralement en charge. Nos appels d’offres sur l’éolien offshore définissaient des zones et des critères pour développer une base industrielle ; mais ils étaient destinés à des acteurs privés, qui se sont chargés de la construction des installations. Enfin, pour que tout cela fonctionne, une visibilité suffisante doit être donnée aux acteurs privés pour qu’ils investissent à long terme. C’est précisément ce que permet l’Inflation Reduction Act : les États-Unis proposent un dispositif octroyant 3 dollars par kilo d’hydrogène vert produit, avec un engagement pour dix ans envers les producteurs.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). L’État vient de racheter pour quelques milliards les dernières actions d’EDF qu’il ne possédait pas. Cet opérateur est endetté à hauteur de 60 milliards d’euros, tandis que le grand carénage représenterait un coût de 100 à 150 milliards d’euros.

Le 3 janvier 2012, l’ASN vous a remis un rapport, à votre demande et à la suite à Fukushima, mettant en balance la question de la sous-traitance et celle de la sûreté des installations. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur ce rapport ?

Les sous-traitants reçoivent 80 % des doses reçues par les agents qui interviennent sur les centrales. N’est-ce pas là la véritable raison pour laquelle EDF préfère qu’ils restent externalisés ? Ne serait-il pas souhaitable d’internaliser cette main-d’œuvre afin de conserver cette compétence ? En effet, 80 % des événements majeurs sont imputables à une erreur humaine.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Après Fukushima, nous nous sommes effectivement interrogés sur les enjeux liés aux compétences. L’un des problèmes de la sous-traitance est qu’elle entraîne une rupture de la continuité.

Votre question soulève deux dimensions. La première est le suivi des personnels, afin de s’assurer qu’aucun agent, à aucune période de sa carrière, n’est exposé à des doses supérieures à celles qui sont autorisées. Cette exigence s’applique tant aux opérateurs qu’aux sous-traitants.

Par ailleurs, la question des sous-traitants soulève celle de la continuité des compétences. Dans ce débat, il avait été demandé à EDF de procéder à une revue de compétences et de la sous-traitance au titre de la continuité et de la construction des compétences. J’ignore quelles suites y ont été données : en effet, le rapport a été remis en janvier 2012, et j’ai quitté le ministère le 14 février 2012.

M. Maxime Laisney (LFI-NUPES). Un accident similaire à celui de Fukushima est-il exclu en France ? Plusieurs de nos centrales sont situées en bord de mer ou en zone inondable. Il est question de construire deux nouveaux EPR à Penly, sur un polder, ainsi qu’à Gravelines, sur un site entièrement offshore. Est-il raisonnable de relancer la construction de nouvelles centrales, alors que le prototype d’EPR 2 n’est pas encore au point, que les installations de gestion des déchets ne sont pas dimensionnées pour en accueillir des quantités supplémentaires issues de nouvelles centrales, et que le changement climatique fait peser des risques de sécheresse et de réchauffement des cours d’eau ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Un accident exactement tel que celui de Fukushima ne pourrait vraisemblablement pas se produire en France, mais la question n’est pas là. L’absence de risque de tsunami ne nous dispense pas d’en tirer des leçons : ce que nous enseigne cet accident, c’est le risque induit par une série de suraccidents sur un site nucléaire, le coupant du monde et créant une situation de potentiel emballement. Dans les évaluations complémentaires de sûreté, nous avons donc tenté d’en tirer les enseignements que je vous ai décrits.

Vous avez évoqué la question des déchets. Il me semble que votre groupe fait preuve d’inconséquence à s’être tant battu contre la quatrième génération tout en pointant désormais du doigt le problème des déchets. Je suis la première à dire qu’il est mensonger de parler de recyclage pour la filière des déchets nucléaires : en réalité, la filière n’est pas bouclée. C’était l’enjeu de tous ces travaux de recherche. Il faut donc bien les poursuivre et trouver des solutions.

S’agissant du réchauffement climatique, je comprends le problème que vous soulevez. Cependant, la quantité d’eau nécessaire pour refroidir un réacteur mis à l’arrêt en situation de crise ou d’urgence et la quantité d’eau nécessaire pour fonctionner à plein dans la durée n’est pas identique. L’un des problèmes de Fukushima n’était pas le manque d’eau, mais le fait que les pompes de refroidissement étaient noyées. Le changement climatique doit être intégré à nos réflexions : il ne soulève en général pas un problème de sûreté, mais davantage de compétitivité, puisqu’il peut affecter la production en raison des difficultés d’approvisionnement en eau qu’il génère.

M. Francis Dubois (LR). Le nucléaire repose sur un temps bien plus long que celui du politique et de ses alternances. Le 31 août 2019, l’arrêt du programme de recherche Astrid a été expliqué par le directeur de cabinet d’Édouard Philippe, lors de son audition, par la complexité de la majorité politique et le coût jugé trop important. Ainsi, c’est davantage Bercy qui est responsable de ce choix, qui rend difficile notre quête de souveraineté et fragilise notre résilience.

Selon vous, quel est le bon mix ? Il faudra certainement lancer des programmes par une loi, sur un temps long cohérent avec celui qu’impose le nucléaire.

La souveraineté – notamment énergétique – ne saurait être atteinte sans un appui fort de l’État, même si ce dernier n’est plus en mesure, sur le plan financier, de l’assurer – ce qui rend nécessaire de faire appel à des investisseurs. L’engagement national est donc nécessaire. Or, nous faisons partie d’un marché de l’électricité européen. Comment réconcilier ces dimensions ? Nous en sommes venus à perdre quasiment notre souveraineté économique, en raison d’un coût de l’électricité bien trop élevé lié à l’obligation de marché européen. Comment sortir provisoirement de cette tarification européenne ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. Je suis d’accord avec vous sur la nécessité d’inscrire les politiques énergétiques dans le temps long, au-delà de l’alternance politique. Les arrêts de Superphénix et d’Astrid me paraissent avoir été dictés par des accords ou des équilibres politiques. En parallèle, la décision d’accélérer le développement du projet de Flamanville, que nous aurions pu approfondir davantage, forme aussi une réaction à la crainte de voir se refermer la fenêtre d’opportunités. Nous bénéficierions tous de réflexions sur le sujet moins crispées, débouchant sur des choix collectifs partagés et inscrits dans la durée. Un choix collectif ne fait pas toujours l’objet d’un accord unanime. Il repose sur un compromis : on se met d’accord sur un mix. La politique énergétique est enfermée dans des choix idéologiques particulièrement dommageables sur un sujet qui nécessite du temps long et qui intègre des dimensions technologiques aussi complexes et évolutives.

Le bon mix serait donc celui qui susciterait un accord collectif, dans la durée, et dont le cap serait maintenu. Il ne laisserait personne à l’écart. C’est aussi celui qui permettrait de contribuer au développement d’une base industrielle nationale forte, et qui laisserait leur place à des objectifs stratégiques importants en matière de nucléaire. Le bon mix, selon moi, intégrerait une base nucléaire et une base de recherche qui garantirait à la France de conserver sa place dans le concert international, ainsi que des énergies renouvelables en portant l’accent sur celles permettant de développer l’emploi et une politique industrielle locale qui participe de notre compétitivité.

Nous avons peu parlé de l’Europe. Il me semble que nous nous sommes laissé imposer un certain nombre de choix par l’Allemagne, dont la structure de production et, par conséquent, les intérêts divergent des nôtres. Ces choix ont donc pénalisé nos intérêts nationaux. Or, tous ne se sont pas révélés pertinents, y compris en dehors du nucléaire : il était question en Allemagne, par exemple, de développer des terminaux méthaniers. Les Russes ont assuré aux Allemands que Nord Stream 2 rendait ce projet inutile. La France peut se féliciter de bénéficier de davantage de capacités en la matière, notamment en termes de stockage stratégique. Or, le dispositif européen a, selon moi, généralement davantage penché du côté de la structure de production de l’Allemagne.

M. le président Raphaël Schellenberger. Madame la ministre, je vous remercie pour la précision des réponses que vous nous avez apportées.

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15.   Audition de Mme Ségolène Royal, ancienne Ministre de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie (2014-2017) (7 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Madame la Ministre, nous vous remercions d’avoir accepté d’être auditionnée par notre commission d’enquête, au titre de diverses fonctions que vous avez exercées, notamment la fonction ministérielle dédiée à l’énergie entre 2014 et 2017, qui intéresse plus particulièrement nos travaux.

L’un des présidents d’honneur d’EDF, entendu par notre commission, a observé pour la période antérieure à ces fonctions, que les candidats au deuxième tour des élections présidentielles de 2007 ne s’étaient guère affrontés sur le thème de l’énergie, lequel semblait alors faire consensus. Ces propos ont été contredits par une audition ultérieure.

Selon le décret relatif à vos attributions ministérielles de 2014 à 2017, vous étiez chargée d’élaborer et de mettre en œuvre la politique de l’énergie « afin notamment d’assurer la sécurité d’approvisionnement et la lutte contre le réchauffement climatique et de promouvoir la transition énergétique ».

Conjointement avec le ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, que nous auditionnerons prochainement, vous étiez compétente pour « la politique des matières premières et des mines en ce qui concerne les matières énergétiques ».

La commission d’enquête a précédemment auditionné M. Antoine Pellion, qui fut votre conseiller technique Énergie, et M. Manuel Valls, qui dirigeait le gouvernement auquel vous apparteniez.

La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015 occupe une place très importante dans les travaux de notre commission, au cours desquels elle a été abondamment citée. Elle a institué les programmations pluriannuelles de l’énergie (PPE) et les stratégies nationales bas carbone. Elle comportait en outre de nombreuses dispositions en matière d’économies d’énergie, dans les bâtiments comme dans les transports. Elle prévoyait un déploiement des énergies renouvelables et prescrivait de fermer les centrales à charbon d’ici 2023, de plafonner la capacité des installations nucléaires à 63,2 GW, mais aussi de réduire à l’horizon 2025 la part de la production d’électricité d’origine nucléaire (50 % de cette production devant alors être issus d’énergies renouvelables).

EDF n’était pas alors confrontée au phénomène de corrosion sous contrainte que nous connaissons cet hiver, mais ses documents de référence annuels décrivent les risques auxquels le Groupe devait faire face (règles de concurrence, politiques publiques, exigences liées à la sûreté des systèmes électriques interconnectés). Le document de 2016 évoque au sujet du plafonnement à 63,2 GW, des « décisions d’arrêt prématuré d’une ou plusieurs tranches du parc (…) ne résultant pas d’un choix industriel mais d’une application de la loi ».

Par ailleurs, nous n’oublions pas que votre nom est associé à la COP 21. La France a alors souhaité se montrer exemplaire dans ce domaine et devenir le fer de lance de cette nouvelle cause en faveur de l’humanité.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Royal prête serment.)

Mme Ségolène Royal, ancienne ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie. Je propose de vous dire quelques mots sur la loi du 17 août 2015 avant de répondre à vos questions.

En tant que cheffe de délégation pour la Conférence de Paris sur le Climat (COP 21) de décembre 2015, j’étais en charge des avancées opérationnelles en matière de lutte contre le réchauffement climatique. J’ai souhaité que la France finalise sa stratégie bas carbone afin de se montrer exemplaire à l’ouverture de cette conférence. Nous avons d’ailleurs été l’un des premiers pays du monde à faire adopter au parlement une stratégie bas carbone de lutte contre le réchauffement climatique.

J’ai voulu une loi la plus consensuelle possible, mais je souhaitais également en prendre les décrets d’application pendant le débat parlementaire. J’ai moi-même été parlementaire durant quatre mandats, soit vingt ans, et j’ai vu beaucoup de ministres faire voter des lois sans se préoccuper de leurs textes d’application et des mesures opérationnelles nécessaires à leur mise en œuvre.

J’avais assigné trois objectifs à cette loi, qui contenait pour la première fois le terme de « croissance verte » : Lutter contre le réchauffement climatique ; Réduire la facture énergétique (qui représentait alors un déficit de 70 milliards d’euros dans la balance commerciale) ; Faire de la France une championne dans l’industrie et l’innovation, dans tous les secteurs clés de l’énergie et de l’efficacité énergétique.

Je souhaitais également donner aux territoires et aux citoyens les moyens de participer à la transition énergétique, notamment par la création des TEPCV (territoires à énergie positive pour la croissance verte).

Enfin, au moment où je voyais s’accroître la compétition mondiale sur les énergies renouvelables, les transports propres et l’efficacité énergétique des bâtiments, je désirais profiter de la COP 21 pour encourager nos industriels à prendre de l’avance dans tous ces domaines.

En matière d’énergies renouvelables, la France et ses départements d’outre-mer disposent de tout, qu’il s’agisse d’énergie solaire, d’énergies marines, d’éolien, d’hydrolien, de géothermie, ou de bois. Les énergies marines ont toujours représenté pour moi une opportunité très forte.

La loi de 2015 poursuivait également trois objectifs politiques forts, qui figurent d’ailleurs dans l’exposé de ses motifs : ne pas opposer les énergies les unes aux autres ; faire en sorte que la France ne connaisse ni pénurie ni dépendance ; disposer d’un champ d’énergies propres, sûres et les moins chères possible.

La France a toujours fait preuve d’un grand volontarisme dans ses politiques énergétiques. Elle l’a montré au sortir de la guerre avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier, qui a posé les fondements de l’Europe ; mais aussi dès les premiers travaux du Conseil national de la Résistance, qui présentait l’énergie comme un levier majeur de développement. Cette approche a conduit au service public de l’énergie, à la création d’entreprises publiques puissantes et à l’édification de barrages.

Des investissements massifs ont donc eu lieu dans l’énergie après la guerre. En 2015, j’ai demandé au parlement de consentir le même effort d’imagination, d’anticipation et d’investissement afin de prendre le tournant de l’autonomie énergétique et de la lutte contre le réchauffement climatique.

Lors du choc pétrolier de 1973, le prix du pétrole brut a quadruplé et le programme nucléaire lancé par la France, unique au monde, s’est accéléré. Plus d’une quarantaine de réacteurs ont été construits en dix ans, reflétant un très fort volontarisme politique.

Comment continuer à être les meilleurs dans le domaine énergétique ?

Il convient avant tout d’économiser l’énergie, et tel était l’objet du grand chantier relatif aux bâtiments afin de créer des emplois et réduire les factures. En effet, le bâtiment est le premier secteur consommateur d’énergie, avant même les transports et l’industrie. Les travaux de rénovation et d’isolation, les bâtiments à énergie positive, les réseaux intelligents et les territoires à énergie positive revêtent donc une grande importance de ce point de vue.

Les énergies renouvelables constituent un deuxième pilier. La France a le premier potentiel agricole européen, avec des débouchés en méthanisation et en biocarburants, mais aussi le troisième potentiel forestier. Elle est également la première puissance maritime européenne avec ses Outre-mer et le premier producteur européen d’énergies renouvelables en incluant l’hydroélectricité (qui a réglé ses problèmes de stockage de l’énergie). La loi de 2015 posait un objectif ambitieux de 32 % d’énergies renouvelables à l’horizon 2030 contre 14 % en 2012. Le titre premier souligne clairement que cet objectif vise à renforcer l’indépendance énergétique de la France et lutter contre les catastrophes climatiques. Il se décline comme suit : Porter la part du nucléaire à 50 % à l’horizon 2025 ; Réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, par rapport à 1990 (le facteur 4) ; Diminuer de moitié la consommation d’énergie à l’horizon 2050 par rapport à 2012, avec un rythme annuel de baisse de l’intensité énergétique de 2,5 % par an d’ici 2030 et un pilotage resserré reposant sur un suivi régulier; Porter la part des énergies renouvelables dans la consommation énergétique à 32 % d’ici 2030, en portant la part de la chaleur renouvelable (biomasse, valorisation des déchets, géothermie) à 38 % et la part des biocarburants à 15 %.

Monsieur le Président, vous n’étiez pas élu à cette époque, mais j’ai inauguré en Alsace deux champions dans le domaine de la géothermie, l’un en géothermie profonde, une première mondiale, et l’autre en valorisation de biomasse bois. Parallèlement, je me rendais à Fessenheim. Nous composions donc avec une diversité dans les territoires.

Tels étaient les grands traits de cette loi de transition énergétique et ses objectifs opérationnels, qui avaient vocation à être ajustés au fil du temps grâce à la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). La loi créait en effet un outil qui évitait de tâtonner année après année, en programmant et en réactualisant des stratégies énergétiques.

J’ai également eu le souci de mettre en place des outils pour accompagner cette loi, en particulier la finance verte. J’avais été marquée par l’échec de la conférence de Copenhague, à laquelle j’avais assisté en tant que présidente de région. J’avais réalisé que nous ne parviendrions à un accord sur le climat à Paris que si le secteur financier basculait du côté des stratégies bas carbone.

En juillet 2015, la coalition de la finance verte s’est réunie pour la première fois à Paris, et les banques et assurances ont entamé ce mouvement. Les assurances ne parvenaient plus à assurer les dégâts climatiques et ont compris qu’il était dans leur intérêt de financer la lutte contre le réchauffement climatique.

Je présidais cette coalition et je me suis rendue à Washington pour la réunion du FMI et de la Banque mondiale, en présence du Secrétaire général des Nations Unies. J’ai alors souhaité que la France se trouve à l’avant-garde en finance verte, et nous avons été l’un des premiers pays du monde à adopter un prix du carbone.

L’article 173 de la loi de transition énergétique intègre en outre le risque climatique dans le reporting sur la responsabilité sociale des entreprises et investisseurs. Des investisseurs ont pu se développer grâce à cet article, qui a ensuite servi de référence à la finance verte mondiale et a été adopté par d’autres pays.

Nous avons également créé un label Transition énergétique pour le climat, pour des fonds représentant un encours de 1,5 milliard d’euros, et un label Financement participatif pour la croissance verte. En janvier 2017, nous avons aussi lancé sur le marché la première obligation verte souveraine pour 7 milliards d’euros (alors même que le secteur bancaire et financier demandait un encours de 11 milliards d’euros). Cette obligation verte a recueilli 200 investisseurs et a permis de financer des politiques en faveur de l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique.

Parallèlement, nous avons mis en place un fonds de financement de la transition énergétique (250 millions d’euros), des prêts pour la croissance verte (3 milliards d’euros, gérés par la Caisse des Dépôts et consignations), de nouvelles règles créant des marchés et réduisant les coûts, des soutiens aux particuliers (doublement du crédit d’impôt de transition énergétique et réforme des prêts à taux zéro, avec possibilité de cumuler les deux) et des sociétés de tiers-financement en mesure d’avancer des fonds aux particuliers. Nous avons aussi facilité l’émergence de projets urbains innovants et exemplaires, avec des démonstrateurs industriels pour la ville durable et de multiples appels à projets pour accélérer la montée en puissance des énergies renouvelables (éolien en mer, éolien flottant, méthanisation, biomasse, réseaux de chaleur, notamment). L’État a joué un rôle de locomotive et a mobilisé les investisseurs en les sécurisant.

Selon moi, la transition énergétique a besoin de stabilité et de sécurité, et je regrette que les changements ministériels aient provoqué des reculs, au détriment des entreprises et industriels. Ils ont besoin de durabilité et de visibilité pour arrêter leur stratégie et investir. Quand un travail est engagé de manière consensuelle, dans l’intérêt énergétique de la France, l’idéologie pro- ou antinucléaire, n’a aucun sens. De mon point de vue, on ne peut pas être pour ou contre le nucléaire, mais uniquement pour un modèle énergétique équilibré, nous fournissant une énergie la moins chère possible, nous garantissant une indépendance et une stabilité des règles.

L’énergie, c’est la vie. Il s’agit du sujet le plus important dans un pays et dans sa stratégie. Nous voyons d’ailleurs que les pays qui en sont privés ne parviennent pas à se développer. Je pense en particulier à tout le continent africain. Ce problème avait d’ailleurs été évoqué à l’occasion de la COP 21.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie. Tout d’abord, je tiens à vous rassurer : lorsque vous vous êtes déplacée dans le Haut-Rhin en 2015 ou 2016 pour visiter l’installation de géothermie de Rittershoffen, j’étais déjà élu local et déjà attentif aux sujets énergétiques.

Nous avons reçu deux informations contradictoires au cours de nos auditions sur l’ambiance autour de la question énergétique lors de la campagne présidentielle de 2007. Dans vos souvenirs, l’énergie constituait-elle ou non un sujet de campagne ou de clivage ? Ou restait-elle un non-sujet dans le paysage politique de l’époque ?

Mme Ségolène Royal. De mémoire, ce n’était pas un sujet archiprioritaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Votre réponse donne plutôt raison au dirigeant d’EDF.

Lors des auditions, certains nous ont beaucoup parlé du changement de paradigme qu’a marqué la COP 21 dans la stratégie énergétique. Nous serions alors passés du « facteur 4 » au « zéro émission nette ». Vous avez expliqué la nécessité d’anticiper en la matière, aussi je peine à comprendre en quoi la COP a représenté un tournant brusque dans la stratégie énergétique, même si elle a durci les objectifs au niveau international et français.

Mme Ségolène Royal. Elle a marqué un tournant brusque car, pour la première fois, l’ensemble des pays du monde ont reconnu que les activités humaines et le recours aux énergies fossiles étaient à l’origine du dérèglement climatique, et ils l’ont inscrit dans un traité.

J’étais déjà ministre de l’environnement en 1992 et j’ai vécu le premier Sommet de la Planète à Rio, avec François Mitterrand. À cette époque déjà, beaucoup avait été dit. Nous connaissions déjà le réchauffement climatique, mais les climatosceptiques, dont certains grands scientifiques, signaient alors des pétitions où ils jugeaient illusoire de penser que ce réchauffement climatique découlait de l’utilisation des énergies fossiles. Il a fallu attendre 25 ans, et un long processus marqué par 21 COP, pour que les États le reconnaissent enfin.

Par ailleurs, tous les États se sont engagés au terme de la COP 21 à élaborer une stratégie bas carbone, qu’ils soient riches ou pauvres. Il s’agissait là d’une grande nouveauté.

Le troisième pilier de la COP 21 concerne le financement.

J’étais en charge de l’Agenda de l’action, lui-même très innovant, qui comprenait 70 coalitions couvrant tous les secteurs de l’activité économique. Au cours des discussions et dans l’Accord de Paris sur le climat, j’y ai fait inscrire deux éléments nouveaux : l’océan et les femmes.

Il peut sembler étonnant que l’océan ait été absent de cette liste, dans la mesure où il représente 70 % de la surface de la planète, mais cette lacune tient simplement au fait qu’aucun chef d’État ne représentait l’océan au cours des négociations diplomatiques. En oubliant les océans, nous omettions pourtant des facteurs clés : leur rôle de puits de carbone, leur potentiel d’énergies renouvelables, les problématiques de biodiversité et de surpêche, etc.

Quant aux femmes, elles sont les premières victimes du dérèglement climatique et des catastrophes climatiques, car elles se chargent souvent des enfants et personnes âgées, sans nécessairement savoir se sauver elles-mêmes. Durant la COP 21, j’ai organisé une grande réunion avec 600 à 700 femmes de tous les pays du monde, et elles nous ont avant tout demandé deux choses : leur apprendre à nager et leur apprendre à grimper aux arbres.

La COP 21 a en outre reconnu que les femmes portaient des solutions au dérèglement climatique. Ce sont souvent les femmes qui alertent, par exemple sur la raréfaction de l’eau ou du bois qu’il faut aller chercher de plus en plus loin. Certaines alertent depuis très longtemps et les grands militants environnementaux sont souvent des femmes. À travers le monde, 90 % des agriculteurs sont des agricultrices, et elles subissent directement l’impact du dérèglement climatique.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en reviens aux questions énergétiques. L’une des personnes que nous avons auditionnées, et qui était en responsabilité en même temps que vous, nous a expliqué que la COP et sa stratégie « zéro émission nette » ont marqué un changement de cap en France, voire un virage à 180° et des renoncements.

Mme Ségolène Royal. Non, nous avions arrêté notre stratégie avant la COP et la loi avait été adoptée en amont. Du reste, la COP n’a pas produit d’impact opérationnel direct dans les différents pays. Elle a fixé de grands objectifs et obligé chaque État à établir une stratégie bas carbone, mais il appartenait à chacun de mettre en œuvre des politiques nationales cohérentes, c’est-à-dire réduisant les émissions de gaz à effet de serre.

M. le président Raphaël Schellenberger. À cette époque, quelle vision prospective aviez-vous sur l’évolution du mix énergétique français ?

Mme Ségolène Royal. J’avais plus qu’une vision, puisque je l’ai fait voter dans la loi de transition énergétique. Il s’agissait d’abord de ne pas opposer les énergies les unes aux autres, car nous avons besoin de toutes de manière complémentaire. La loi fixait en outre des objectifs plus précis, que j’ai rappelés (baisse de la part du nucléaire à 50 % et montée en puissance des énergies renouvelables et des économies d’énergie).

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment conjuguez-vous cette vision avec les scénarios de RTE à l’époque, en particulier la définition du besoin futur en électricité ?

Mme Ségolène Royal. Mon hypothèse consistait à se montrer extrêmement performants en économies d’énergie. Je pars en effet du principe que l’énergie non consommée reste la moins chère, et elle reste ma grande priorité. Le crédit d’impôt de transition énergétique servait ce but, et j’avais eu quelque peine à l’obtenir lors des arbitrages interministériels.

Les territoires à énergie positive correspondaient aussi à cette démarche, car 70 % des travaux d’économie d’énergie ont lieu au niveau infranational. Pour exemple, tous les écoles, collèges et lycées devraient être isolés, et je suis certaine qu’ils le seraient tous à ce jour si cet effort n’avait pas été arrêté après moi. Les territoires ont en effet fait preuve d’un engagement magnifique dans la transition énergétique, y compris des maires jusque-là très éloignés de ces préoccupations. Ayant moi-même été présidente de région, je connaissais parfaitement les freins aux innovations locales : les complications des cofinancements, des contrôles techniques, etc. J’avais donc préféré mettre en place un fonds avec des financements à 100 % et un cadrage laissant les collectivités territoriales libres de définir les bâtiments concernés et les énergies à mobiliser en fonction de la situation locale. Je m’étais moi-même employé à faire de ma région un modèle d’excellence environnementale et j’avais de l’expérience dans la réalisation de ces projets. Ainsi, le lycée professionnel Kyoto de Poitiers, autonome en énergie, date de 2004. J’avais également lancé des projets dans tous les secteurs de la transition énergétique sur mon territoire régional avant de devenir ministre. Cette expérience m’a permis d’identifier les freins rencontrés par les collectivités, et les moyens qui leur permettraient de développer des projets.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors de son audition, M. François Brottes a souligné que la COP avait changé la vision sur le besoin en électricité de la France et sur la stratégie de production d’électricité à terme.

Vous avez fait voter la loi mettant en place des crédits. J’étais à l’époque élu local, et nous en avons profité pour remplacer le Berlingo de la commune par un véhicule électrique. Il en a découlé un transfert d’usages énergétiques : nous n’avons pas consommé moins d’énergie, mais une énergie décarbonée. Pour autant, les scénarios énergétiques de l’époque continuaient de considérer que nous aurions besoin de moins d’électricité à l’avenir. Il semble aujourd’hui que ces scénarios aient été erronés.

Mme Ségolène Royal. La loi ne prétendait pas que nous aurions besoin de moins d’énergie. Elle invitait à faire le plus d’efforts possible pour économiser l’énergie, en particulier dans le bâtiment et dans la production de chaleur, en recourant notamment à la biomasse et la méthanisation.

Par ailleurs, la loi ne fournissait pas de chiffres précis de consommation. J’avais prévu une programmation pluriannuelle de l’énergie afin que nous puissions définir les besoins énergétiques avec les opérateurs économiques du pays. Les deux hypothèses restaient donc ouvertes à cette époque.

L’une de ces hypothèses consistait à réaliser des économies d’énergie. Elle était conditionnée à un effort considérable dans le secteur du bâtiment, premier consommateur d’énergie. Une révolution énergétique serait possible en France si tous les bâtiments de France étaient isolés et si tous les nouveaux bâtiments étaient à énergie positive (donc produisaient davantage d’énergie qu’ils n’en consomment). Je l’avais souhaité, mais cette norme a ensuite été remise en cause. Si tel n’avait pas été le cas, nous serions parvenus à diminuer notre consommation énergétique, et même à constituer des champions industriels mondiaux dans ce domaine. Aujourd’hui, tout le monde s’oriente vers des bâtiments économes en énergie, mais nous avons accumulé du retard. Le crédit d’impôt permettait de créer des emplois et de spécialiser des entreprises dans les économies d’énergie, mais il a pris fin et le secteur du doublage des vitres et de l’isolation des combles a connu 10 000 licenciements.

J’avais en tout cas la conviction que des changements rapides pouvaient avoir lieu, tirant l’industrie française et le secteur du bâtiment vers le haut et suscitant des innovations technologiques importantes (ex. : gestion intelligente de la consommation énergétique).

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment envisagiez-vous de tirer l’industrie française vers le haut, à l’époque ? La France compte peu d’industries dans le secteur de la production d’énergie, que vous avez d’ailleurs peu évoqué au bénéfice des économies d’énergie. Il n’existe presque aucune filière industrielle dans l’éolien terrestre ou le photovoltaïque. Comment considériez-vous alors cette question de la souveraineté industrielle en matière de production énergétique ?

Mme Ségolène Royal. Nous sommes tout de même leader en matière d’énergies renouvelables grâce à l’hydroélectricité. Nous aurions pu développer l’hydrolien, et j’avais moi-même inauguré une ferme d’hydroliennes à Dunkerque. Nous aurions aussi pu développer les énergies marines grâce à notre domaine maritime, au travers des appels à projets que j’avais lancés et qui ont ensuite été arrêtés. Des filières industrielles se seraient alors structurées dans ces secteurs. Tel était l’objectif de tous les appels à projets, mais aussi de l’augmentation du tarif de rachat de l’énergie et des investissements d’avenir. Un effort assez considérable a eu lieu à cette époque en France.

Parallèlement, l’Espagne investissait elle aussi beaucoup dans les énergies renouvelables ; elle est aujourd’hui devenue très forte dans ce domaine et remporte de nombreux appels à projets mondiaux. Quant à la Chine, elle accélérait son programme nucléaire, mais plus encore sa production d’énergies solaire et éolienne. Forte de ces constats, j’estimais que la France elle aussi avait les moyens d’investir.

Par le passé, la France a innové dans le domaine nucléaire, mais aussi dans d’autres. Les premières réalisations en matière d’énergie solaire ont ainsi eu lieu en France, à Font-Romeu ; et les premières réalisations d’éoliennes, dans des laboratoires de Poitiers. La première voiture électrique était une Peugeot 205 et les premiers bus électriques étaient de marque Heuliez. Je rappelle au passage que, quand j’ai convié le ministre de l’Industrie dans l’usine Heuliez de ma région, il a volontairement fait un détour pour éviter la chaîne de production électrique, estimant qu’elle ne constituait pas une solution d’avenir. Il faut parfois se montrer visionnaire.

Selon moi, il est anormal que l’Europe ne compte aujourd’hui aucun grand fabricant de panneaux photovoltaïques. Certains avancent que les panneaux chinois sont moins chers, mais ils ne le sont pas si l’on y inclut le coût carbone de leur transport. D’ailleurs, une entreprise de ma région, VMH, montée après la faillite d’un sous-traitant automobile, construit des panneaux photovoltaïques. Cet exemple prouve qu’il est possible d’avancer sur ces sujets.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez souligné l’importance de la stratégie et de la vision à long terme pour qu’une filière se structure et devienne efficace. Vous avez vous-même proposé une vision de long terme pour la filière nucléaire en déclarant en 2011, dans le cadre des primaires du Parti socialiste, qu’il était possible de sortir du nucléaire en 40 ans. Puis la loi de 2015 a inclus une réduction de la part du nucléaire, envoyant ainsi un signal de long terme à la filière.

Mme Ségolène Royal. Je ne me souviens pas de cette déclaration de 2011. Je vous propose de nous en tenir aux faits, et non à des déclarations, donc aux 50 % d’énergie nucléaire figurant dans la loi de transition énergétique.

Cet objectif avait été annoncé et je devais le mettre en application. Dans un premier temps, j’ai estimé qu’il n’avait pas sa place dans la loi. J’étais en charge de préparer la COP 21 et la transition énergétique du pays, et je ne souhaitais pas prendre en charge cette problématique polémique. Je savais qu’elle susciterait des divisions à l’Assemblée nationale, alors même que j’avais besoin de rassembler les courants politiques pour aboutir à un modèle énergétique le plus consensuel possible.

Je ne souhaitais pas que figure dans la loi l’objectif d’abaisser la part du nucléaire dans la production d’électricité de 75 % à 50 %, car j’estimais que nous devions au préalable nous assurer d’économiser de l’énergie et de développer les énergies renouvelables. J’ai donc cherché à extraire cet objectif de 50 % de la loi, en proposant de le placer dans la PPE.

Une autre de mes préoccupations consistait à ne pas laisser croire que nous disposions d’une énergie abondante, sous la forme du nucléaire. Nous devions devenir une civilisation moins consommatrice d’énergie et améliorer l’autonomie énergétique de la France. Je rappelle en effet que la production d’énergie nucléaire nécessite du carburant et de l’uranium, que la France ne produit pas. À l’inverse, les énergies renouvelables et l’hydroélectricité, tout comme les efforts de performance énergétique, servent l’autonomie énergétique de la France.

Je ne suis pas parvenue à écarter cet objectif de la loi. Cependant, afin de ne pas abîmer le débat sur la transition énergétique et d’éviter un blocage entre pro- et antinucléaires dès le début, j’ai proposé d’évoquer le nucléaire à la fin. Cette tactique a plutôt bien fonctionné.

L’échéance initialement fixée était 2025, mais j’ai décidé de la porter à 2030. En effet, certains parlementaires UMP acceptaient de voter ou s’abstenir à cette condition, et il m’a semblé plus important d’obtenir un consensus que de s’accrocher à une position. Les écologistes sont alors montés au créneau, à Matignon comme à l’Élysée, et ont insisté pour maintenir l’échéance de 2025, mais je l’ai refusé. J’ai proposé d’écrire « l’horizon 2025 », en menaçant de retirer cet objectif de la loi si cette formulation n’était pas retenue. Elle l’a finalement été.

Nous avons ensuite élaboré la PPE, et nous avons de nouveau entendu les pro- et les antinucléaires. J’essaie de comprendre les logiques des uns et des autres, car ils nous forcent à nous expliquer, donc à réfléchir. À l’occasion de ces échanges sur la PPE, il m’a été demandé de faire figurer dans la loi la fermeture de 11 ou 16 réacteurs. Je l’ai refusé, d’une part car les centrales nucléaires emploient 35 000 salariés, et d’autre part parce que j’estimais toujours que la part du nucléaire n’était qu’une résultante des autres efforts accomplis sur l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. Vous pourrez le vérifier : la PPE ne comprend aucune liste de réacteurs à fermer.

Après mon départ du ministère, mon ancienne directrice de cabinet est elle-même devenue ministre de l’environnement, en binôme avec M. Antoine Pellion. Ils ont alors décidé de la fermeture de la centrale de Fessenheim, non conditionnée à l’ouverture de la centrale de Flamanville, et publié une PPE contenant une liste de fermetures de réacteurs. Enfin, en novembre 2019, ils ont demandé à EDF d’imaginer un scénario « 100 % énergies renouvelables ». Ils contredisaient ainsi publiquement M. Jean-Bernard Levy, selon lequel il convenait de réfléchir à de nouveaux réacteurs car d’autres arrivaient en fin de vie.

Comment des ingénieurs, techniciens et ouvriers peuvent-ils se sentir motivés par l’énergie nucléaire, ne serait-ce que pour entretenir les centrales, s’ils entendent que cette énergie va s’arrêter ? C’est impossible. Or nous avons besoin d’ingénieurs, techniciens et ouvriers formés et motivés pour entretenir les centrales, notamment sur des problèmes de corrosion – qui touchent d’ailleurs moins les anciennes centrales que les nouvelles. De telles déclarations n’aident pas à maintenir des salariés dans ces filières ou à y attirer des jeunes.

M. le président Raphaël Schellenberger. N’avez-vous pas engagé ces signaux politiques forts sur les perspectives de fin pour la filière électronucléaire française ? Votre loi prévoyait de plafonner les capacités installées et de réduire la part du nucléaire dans le mix électrique, et vous avez porté la fermeture des deux réacteurs de Fessenheim.

Mme Ségolène Royal. Au contraire, nous avons maintenu la part du nucléaire alors que d’autres souhaitaient sortir du nucléaire ou faire passer EDF à 100 % d’énergies renouvelables. Quant à Fessenheim, le décret prévoyait une fermeture uniquement lors de l’ouverture de Flamanville. C’est le décret suivant qui a supprimé cette condition.

Un critère clé réside selon moi dans le prix de l’énergie. Plus on investit dans les énergies renouvelables, plus leur prix diminue ; à l’inverse, plus on lance de nouveaux programmes nucléaires, plus le prix augmente. Aujourd’hui, le prix du nucléaire déjà installé et le prix du renouvelable sont équivalents ; le prix du nouveau nucléaire et de l’éolien flottant est beaucoup plus élevé. Plafonner le parc nucléaire permet d’éviter une fuite en avant dans cette énergie, plus chère s’agissant des nouveaux équipements et pour laquelle nous ne sommes pas autonomes en uranium. Les mines d’uranium devraient s’épuiser dans les années 2050 et, même si de nouveaux gisements apparaissent, nous resterions dépendants d’autres pays.

J’ajoute que la plupart de nos centrales arriveront prochainement en fin de vie, ce qui impliquera des investissements, des remises aux normes importantes. Enfin, la question des déchets n’est pas résolue, comme le montre l’exemple de Bure puisqu’un tribunal vient de libérer des militants anti-enfouissement des déchets. Du reste, comment peut-on envisager d’enfouir des déchets dont la durée de vie atteint 100 000 ans, alors même que les pyramides d’Égypte ont été oubliées en 3 000 ans ? J’y ai toujours été hostile et je n’ai jamais rien signé en faveur de l’enfouissement des déchets nucléaires, qui me semble irresponsable envers les générations futures. Nous devons nous l’interdire moralement.

Le nucléaire présente évidemment des avantages : elle est non fossile et nous possédons déjà des équipements amortis. Cependant, elle présente aussi des inconvénients. Je ne pense donc pas que les partisans du tout-nucléaire aient davantage raison que ceux qui souhaitent sortir du nucléaire.

Je pense être parvenue à un bon équilibre avec cet objectif de 50 % sans fermeture de réacteurs. Il s’agissait d’une part de ne pas décourager la filière et d’autre part de mettre en place des outils pour faire monter en puissance les énergies renouvelables et les économies d’énergie. Cet équilibre était solide.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez souligné l’importance, selon vous, du pilotage fin qui accompagnait la loi TEPCV, afin que les objectifs ne restent pas de simples annonces. Quel pilotage avez-vous mis en place sur cette question du nucléaire, afin de suivre l’évolution des trajectoires à l’« horizon 2025 » ? On nous a expliqué à plusieurs reprises que cette date n’était pas ferme, et que l’échéance pouvait tout aussi bien être 2027, mais que représentent deux années dans le temps industriel ?

Mme Ségolène Royal. Ces outils de pilotage étaient assez simples. Nous devions abaisser la part du nucléaire grâce à des économies d’énergie, réorientées ailleurs, et aux énergies renouvelables. Sans cela, il était impossible de parvenir à ces 50 %. J’ai fait le pari d’investir fortement dans ce domaine, en mettant en place des outils pour les collectivités territoriales et les citoyens, la finance verte, les contrats de transition écologique (CTE), etc. Compte tenu du plafonnement à 63,2 GW, le plafonnement du nucléaire devait advenir arithmétiquement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez néanmoins affiché la volonté de fermer deux réacteurs, à Fessenheim. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Mme Ségolène Royal. La fermeture de Fessenheim avait été promise. L’argument avancé était que cette centrale comptait parmi les plus anciennes, que ses réacteurs tombaient souvent en panne et les normes de sécurité avaient considérablement évolué. Le niveau d’étiage de la rivière utilisée pour le refroidissement posait aussi problème. Du reste, ce problème se présente désormais pour toutes les centrales, comme nous l’avons vu à Chinon l’été dernier. Cela pose la question de l’avenir du nucléaire dans un contexte de réchauffement climatique.

J’ai engagé le processus de fermeture de Fessenheim, mais en me mettant à la place des dirigeants de cette région et de ce territoire. De mon point de vue, il ne faut jamais fermer un équipement industriel sans avoir imaginé sa mutation. J’ai donc soumis deux propositions aux élus locaux.

La première proposition consistait à mettre en place, à Fessenheim, un pôle d’excellence sur le démantèlement des centrales. En effet, plusieurs centaines de centrales doivent être démantelées de par le monde, et je souhaitais faire de Fessenheim un pôle pilote dans ce secteur. Nous aurions ainsi maintenu tous les emplois dans le cadre du démantèlement, d’autant que nous le voulions exemplaire pour le marché mondial. J’avais déjà demandé un inventaire des centrales à démanteler et des clients potentiels, que nous aurions pu associer au démantèlement de Fessenheim. Cette solution permettait aux ouvriers de sortir par le haut de cette centrale.

La deuxième proposition consistait à installer, dans une zone industrielle franco-allemande, une usine Tesla elle aussi franco-allemande. J’ai visité une usine Tesla, fait venir son patron au ministère, rencontré le ministre allemand de l’industrie. Ce processus était quasiment acté, mais s’est arrêté après mon départ du ministère et aujourd’hui, l’usine Tesla se trouve en Allemagne.

M. le président Raphaël Schellenberger. À l’issue de l’audition, pourriez-vous nous communiquer les éléments que vous avez indiqués sur la fermeture de Fessenheim ? Je pense notamment aux arrêts des réacteurs à Fessenheim, à comparer au reste du parc.

Mme Ségolène Royal. Je ne dispose plus de ces documents, mais je peux les demander à EDF.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je rappelle que nous sommes dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire et que nous tâchons de procéder à des auditions sérieuses, sous serment.

Quelques jours avant de quitter votre ministère, pour cause de fin de mandat présidentiel, vous avez pris le décret de fermeture de Fessenheim, qui a ensuite été cassé par les tribunaux. Pourquoi avoir précipité ce décret ? La démonstration que vous venez de faire semble indiquer qu’il n’existait pas d’urgence absolue à se prononcer juridiquement sur ce sujet.

Mme Ségolène Royal. Je pense qu’il s’agissait juste de finaliser un processus et de consolider le projet industriel de substitution.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez assez largement critiqué la façon dont cette centrale a ensuite été fermée, de manière déconnectée de Flamanville. Avez-vous le sentiment d’avoir permis un autre choix dans la poursuite d’exploitation de Fessenheim au cas où Flamanville ne serait pas disponible en temps et en heure ?

Mme Ségolène Royal. Oui, car Fessenheim ne devait fermer qu’au moment de l’ouverture de Flamanville.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans ce cas, pourquoi avez-vous demandé à EDF de ne pas préparer la quatrième visite décennale de Fessenheim ?

Mme Ségolène Royal. EDF pensait que Flamanville allait ouvrir. Réinvestir dans Fessenheim n’avait dès lors pas de sens, d’autant que Flamanville avait déjà connu un dérapage financier considérable. De plus, j’avais préparé la mutation industrielle du site. Finalement, Flamanville n’a pas ouvert, et ne fonctionne toujours pas à ce jour.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous étiez ministre de l’énergie, aviez-vous conscience de l’effet falaise du parc électronucléaire français ? Toutes les centrales approchaient des 40 ans. Avez-vous eu connaissance de nouveaux chantiers nucléaires, autres que Flamanville ?

Mme Ségolène Royal. Non, il n’y en avait pas à ma connaissance en France.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment envisagiez-vous l’avenir du nucléaire en France ? Quelles décisions avez-vous prises en la matière ?

Mme Ségolène Royal. Je ne me souviens pas de décision particulière sur les stratégies. Je faisais confiance à EDF et au directeur général de l’énergie, mais je ne me souviens pas de décision stratégique sur le nucléaire en dehors de celle relative à Fessenheim.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez évoqué la question des déchets, ce qui pose celles du cycle, des projets de réacteurs en surgénérateur, etc. Vous n’avez pas nécessairement eu d’action particulière dans ces domaines.

Mme Ségolène Royal. Non. À ma connaissance, EDF ne m’a fait remonter aucun sujet d’arbitrage en tant que ministre de l’énergie, hormis s’agissant des déchets nucléaires.

M. le président Raphaël Schellenberger. La recherche sur les surgénérateurs concerne plutôt le CEA qu’EDF.

Mme Ségolène Royal. Oui.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez évoqué des objectifs que l’on vous avait assignés en tant que ministre, en particulier concernant le passage à 50 % du nucléaire dans le mix énergétique. Faites-vous référence au Président de la République ou au Premier ministre de l’époque ?

Vous semblez également dire qu’en prenant vos responsabilités, vous avez pris du recul au regard des contraintes et de la sécurité d’approvisionnement, mais aussi de la capacité à assurer la transition énergétique, et que vous avez fait preuve de prudence par rapport aux objectifs politiques initiaux de réduction ou de sortie du nucléaire. Cela correspond-il bien à vos propos ?

Mme Ségolène Royal. Oui, ce sont à peu près mes propos. Je suis attachée aux structures industrielles de notre pays et je ne suis pas favorable à bousculer les gens. Ma région compte elle-même une centrale nucléaire et je sais que, pour rester crédible dans le domaine énergétique, il faut être capable de monter en puissance dans les énergies renouvelables. Ce combat me tient à cœur, et je trouverais formidable de réussir à porter la part du nucléaire à 50 % en développant les énergies renouvelables et les économies d’énergie. Je suis aussi consciente des défauts du nucléaire, que j’ai déjà cités.

Dès lors que cet objectif politique avait été acté, j’ai cherché à le réaliser le mieux possible, dans l’intérêt de la France. Pour autant, je n’avais pas de scalps à distribuer, au travers d’une liste de réacteurs à fermer. On me l’a demandé, mais je l’ai toujours refusé.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vais donner lecture de réponses que vous avez apportées à un questionnaire de Greenpeace le 26 septembre 2011.

À la question « Êtes-vous pour une sortie du nucléaire en France ? Si oui, à quelle échéance ? », vous répondez : « Oui, à échéance de 40 ans maximum. Un plan d’action sera défini dès le début du quinquennat pour rendre irréversible ce changement de politique énergétique. »

À la question « Êtes-vous pour ou contre l’arrêt du chantier et l’abandon du projet EPR de Flamanville ? », vous répondez : « Pendant la campagne de 2007, je m’étais déjà prononcée contre et si j’avais été élue, je n’aurais pas engagé ce chantier. »

À la question « Êtes-vous pour ou contre l’abandon du projet d’EPR de Penly ? », vous répondez : « Pour l’abandon. »

À la question « Le développement de la quatrième génération doit-il être poursuivi ? », vous répondez : « Contre la mise en chantier du réacteur Astrid. Je concentrerais les dépenses publiques sur les énergies renouvelables et la croissance verte. »

À la question « Sur le retraitement des combustibles irradiés et la production des MOX, êtes-vous pour ou contre l’abandon de la stratégie ? », vous répondez : « Pour l’abandon. Je concentrerais les dépenses publiques sur les énergies renouvelables et la croissance verte. »

Pourtant, par la suite, vous refuserez d’arrêter le chantier de l’EPR. Le 8 janvier 2015, vous déclarez au journal L’Usine nouvelle : « Il faut maintenant programmer les investissements de sécurité des réacteurs existants, mais il faut aussi programmer la construction d’une nouvelle génération de réacteurs, qui prendront la place des anciennes centrales lorsque celles-ci ne pourront plus être rénovées ».

Ces déclarations pourraient paraître contradictoires. Je vous propose de les aborder les unes après les autres. Quand vous arrivez aux responsabilités en 2014, souhaitez-vous sortir du nucléaire à échéance de 40 ans au maximum, comme indiqué en 2011 ? Ou est-ce que les circonstances et ce que vous avez découvert en arrivant au ministère vous ont fait changer d’avis ?

Mme Ségolène Royal. J’ai toujours été convaincue par les énergies renouvelables, et je sais à cette époque que le modèle énergétique français pourrait être plus équilibré que le tout-nucléaire. En effet, la France a déjà inventé dans les domaines de l’énergie solaire et de l’énergie éolienne. De plus, le programme nucléaire français n’a fait l’objet d’aucun débat. La représentation nationale a débattu pour la première fois du modèle énergétique français à l’occasion de la loi de transition énergétique. Auparavant, ces décisions relevaient uniquement du pouvoir exécutif. Les pronucléaires l’ont emporté, et ils ont mis en place un équipement prodigieux dans le pays, mais cette décision me semble déséquilibrée, notamment au regard de l’autonomie énergétique de notre pays et de la sécurité et sûreté nucléaire. En tant que ministre de l’énergie, j’ai suivi le transport des matières dangereuses nucléaires, et j’ai réalisé qu’il convenait de rééquilibrer ce mix pour éviter des problèmes insolubles.

Quand je m’exprime en 2011, je pointe cette nécessité de rééquilibrer la place du nucléaire. À cette époque, je ne suis pas ministre et je ne dispose pas des outils techniques ou des calculs exacts, mais je ne renie absolument pas cette déclaration de volonté. Je rappelle qu’à l’époque, les énergies renouvelables étaient dénigrées et assimilées à une régression. Selon moi, pourtant, tel n’était pas le sens de l’histoire. Il fallait diminuer les investissements dans le nucléaire et les réinvestir dans les énergies renouvelables. J’exprimais donc la volonté d’un tournant énergétique majeur, que j’aurai ensuite l’honneur de mener en 2014.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le 26 septembre 2011, vous indiquez que vous souhaitez sortir du nucléaire d’ici 40 ans. Puis, le 21 mai 2014, devant la commission d’enquête sur le coût du nucléaire, vous répondez : « Je ne pense pas que l’on puisse sortir du nucléaire ». Je souhaite comprendre votre cheminement. Après votre prise de responsabilités, avez-vous eu accès à des éléments qui vous ont conduite à juger précipité ou dangereux de sortir du nucléaire à courte échéance ?

Mme Ségolène Royal. Je ne sais pas dans quelles conditions j’ai donné cette interview. Sortir du nucléaire en 40 ans me paraît curieux. Je ne me souviens pas avoir dit cela.

Je pense que je voulais avant tout indiquer que le tout-nucléaire ne constituait pas une solution et que le dénigrement des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique avait assez duré. En effet, nous subissions presque une interdiction de parler. Quand on évoquait le solaire ou l’éolien à cette époque, on était presque considéré comme un zombie. Je suis convaincue que, si ces énergies renouvelables avaient été prises au sérieux plus tôt, la France disposerait aujourd’hui d’industries très performantes dans ces domaines et nous ne rencontrerions pas les problèmes actuels.

Cette vision était sans doute exposée un peu schématiquement et je ne disposais pas des éléments techniques, mais je ne renie rien de l’inspiration de cette prise de parole. Quand je suis arrivée aux responsabilités, j’ai dû mettre en place cette vision de façon opérationnelle, et il n’est pas possible de sortir du nucléaire en 40 ans. D’ailleurs, on ne peut pas en sortir.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je souhaiterais comprendre votre position sur la filière MOX. L’usine Orano de La Hague produit du MOX, qui permet de recycler une partie du combustible usé des usines nucléaires, donc de réduire notre dépendance à l’uranium importé.

Je n’ai pas trouvé de déclaration de votre part sur ce sujet en tant que ministre. Quelle était votre position ? Avez-vous eu des décisions à prendre dans ce domaine ? Étiez-vous en contact avec Orano ou d’autres entreprises de recyclage ? La question du recyclage et de l’autonomie accrue en combustible se pose-t-elle ? Ou ce sujet reste-t-il peu abordé pendant que vous vous trouvez aux responsabilités ?

Mme Ségolène Royal. Je n’ai pas pris de décision technique opérationnelle, mais je soutiens cette filière. Je me souviens avoir assisté à une réunion au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, sur la nouvelle génération de centrales avec des unités plus petites, mais aussi sur la question du retraitement. Je m’oppose à l’enfouissement aussi parce que nous disposerons peut-être un jour des technologies qui nous permettront de recycler les déchets nucléaires et produire du combustible. Cette filière est évidemment importante.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne suis pas sûr de comprendre la notion d’irréversibilité que vous mettez en avant s’agissant du stockage en couche profonde. Sauf erreur, le projet CIGEO prévoit la réversibilité et la possibilité de récupérer ces déchets pendant plusieurs décennies si des réacteurs de quatrième génération permettaient de les utiliser ou si les recherches en cours sur les lasers permettent de réduire leur radioactivité.

Mme Ségolène Royal. Il existe un aléa considérable. Compte tenu du coût que représente l’enfouissement des déchets, nous ne les récupérerons pas dans deux ans. Si tel était le cas, nous les stockerions en surface, dans des centrales nucléaires sécurisées. Je pointe donc une contradiction. Il n’est pas crédible d’enfouir des déchets qui resteront radioactifs pendant 100 000 ans. Qui s’en souviendra ?

S’ajoutent à cela des risques de séisme ou de contamination des nappes phréatiques. Nous ne maîtrisons pas le sujet. On a l’impression qu’en cachant les choses, le problème disparaît, mais je ne peux pas prendre la responsabilité, pour les générations à venir, d’enfouir des déchets radioactifs dans le sous-sol. Je ne suis pas venue sur Terre pour cela. Je le refuse, viscéralement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je comprends donc que vous êtes favorable au stockage en surface.

Mme Ségolène Royal. Oui.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons auditionné M. Laurent Michel, directeur général de l’énergie et du climat de l’époque, et je lui ai demandé s’il jugeait réaliste l’hypothèse de 50 % de nucléaire à l’horizon 2025 ou 2030. Il n’a pas souhaité reprendre mon terme, préférant celui de « plausible ». M. Pierre-Marie Abadie, directeur général de l’énergie de l’époque, a estimé pour sa part que cet horizon et cette quotité n’étaient pas raisonnables à court terme. Quant à M. François Brottes, il a jugé que l’objectif de 50 % était purement politique. Du reste, quand il est devenu président du directoire de RTE par la suite, il a constaté le danger posé sur les réseaux à court terme. Enfin, M. Manuel Valls a considéré qu’aucune étude d’impact solide n’avait eu lieu sur cette loi. Il me semble exister un relatif consensus parmi les auditionnés.

Quel est le regard de la ministre de l’écologie de l’époque ? De quels éléments disposiez-vous sur la sécurité d’approvisionnement et les capacités du réseau ? Au-delà de l’écart de cinq ans entre les horizons 2025 et 2030, quels éléments techniques, scientifiques et technologiques vous permettaient de penser cet objectif atteignable ?

Mme Ségolène Royal. La décision a été prise avant mon arrivée au ministère de l’environnement, mais je l’assume. Comme je l’ai déjà indiqué, ces 50 % constituent pour moi une résultante. Même si l’objectif me semble irréaliste, me conduisant d’ailleurs à plaider pour 2030, la PPE permettra de le réajuster. Je cherche plutôt à tirer le meilleur profit de cette injonction politique pour le modèle énergétique français, en poussant les énergies renouvelables et les économies d’énergie. Parallèlement, la production est maintenue, et non diminuée, et la fermeture de Fessenheim conditionnée à l’ouverture de Flamanville. Tout se met donc en place en fonction de la capacité que nous aurons de monter en puissance ou non.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’avoue ne pas comprendre. Les deux directeurs en poste au sein de l’administration du ministère en charge de l’énergie nous indiquent, avec une grande franchise à la limite du désarmant, qu’aucune étude d’impact sérieuse n’a été menée et qu’il n’existe pas d’horizon à court terme. Celui qui deviendra ensuite président du directoire de RTE découvrira par la suite que cet objectif n’était pas possible. Or vous nous expliquez qu’il n’aurait pas posé problème s’il avait été suivi de manière rigoureuse, année après année. Vos propos me semblent contradictoires avec tous ceux des interlocuteurs précédents.

Mme Ségolène Royal. Votre logique me semblerait encore plus forte si vous interrogiez une personne favorable à 100 % d’énergies renouvelables. J’ai proposé seulement 50 %, sans fermer Fessenheim avant l’ouverture de Flamanville, et une autre personne a ensuite mis en avant 100 % d’énergies renouvelables.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le directeur général de l’énergie et du climat n’a pas souhaité dire que ces hypothèses étaient réalistes, mais a préféré les dire plausibles. Quant au directeur général de l’énergie, il a avoué qu’il n’existait pas d’étude robuste permettant d’atteindre l’objectif. J’ai d’ailleurs fait une boutade, en indiquant que cela était grave mais pas suffisamment pour qu’il démissionne, et il a approuvé.

Mme Ségolène Royal. La déclaration la plus étonnante me semble venir de M. François Brottes, car il était rapporteur de la loi et a fait voter ces 50 %. Je ne me souviens pas qu’il s’y soit opposé, y compris dans le cadre de la PPE. Il était par ailleurs favorable à la fermeture d’un certain nombre de réacteurs. Certains changent de position en fonction de leur posture. Moi, je ne l’ai jamais fait.

L’objectif de 50 % résultait d’un accord politique entre le Parti socialiste et les Verts. Cet accord politique n’est pas robuste techniquement, car ils n’avaient pas les moyens de mener des études d’impact. Il s’agit d’un objectif politique pour sortir du tout-nucléaire, et je le partage. J’assume donc cet objectif, même si je ne l’ai pas négocié.

Il faut sortir du tout-nucléaire pour les raisons que nous avons déjà exposées (indépendance énergétique de la France, coût de l’énergie, compétition mondiale sur les énergies renouvelables), mais il faut en sortir raisonnablement.

La production nucléaire représente moins de 10 % de la production énergétique mondiale, alors que la production d’énergie solaire et éolienne en représente 15 %. La compétition mondiale, notamment en Chine, nous incite à ne pas prendre de retard. Si nous adoptons une posture idéologique, pro- ou antinucléaires, nous reproduirons les mêmes erreurs. Nous désarmerons la France dans cette compétition mondiale, alors même que nous devrions investir dans l’efficacité énergétique des bâtiments, les transports propres et les énergies renouvelables.

Je rêverais que la France puisse produire des panneaux photovoltaïques sur son sol, et l’exemple de ma région prouve que cela est possible. Nous avons du potentiel, notamment de très bons ingénieurs. Cependant, rien ne se réalisera si l’on estime les économies d’énergies inutiles grâce au nucléaire, que nous continuons à développer, et si l’on écarte la question du prix. S’il devait tripler, cela me semblerait tout de même important pour les consommateurs.

M. Antoine Armand, rapporteur. Un certain nombre d’auditions ont mis en avant que le développement des énergies renouvelables sur notre territoire nécessitait des filières industrielles. Vous avez évoqué des initiatives que vous avez menées, et votre conviction très forte dans ce domaine. Elle fait d’ailleurs écho à celle de Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, que nous avons auditionnée la semaine dernière.

Nous savons désormais que la chaîne de valeur industrielle des énergies renouvelables comprend des matériaux critiques, dont des métaux rares. J’imagine qu’ils constituaient l’une de vos préoccupations centrales de l’époque, puisque vous souhaitiez porter à 50 % la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique. Quelles mesures avez-vous prises à partir de 2014 pour développer l’approvisionnement en matériaux critiques ? Nous en avons sur notre sol, mais il s’agissait aussi de les sécuriser et de les diversifier, et de nous rendre le plus indépendant possible dans la chaîne de valeur.

Mme Ségolène Royal. Nous avons organisé des appels à projets. À chacun son métier : les industriels dirigent leurs industries, et il revient à l’État de rendre attractif et solvable un marché. Pour ce faire, j’ai développé la finance verte et lancé des appels à projets dans le domaine des énergies renouvelables. Ces appels à projets garantissent aux industriels des commandes, un prix de rachat de l’énergie et un business model rentable ; sur cette base, ils peuvent investir et rechercher des matériaux rares. Dans la tradition du volontarisme énergétique français, j’ai considéré que les appels à projets constituaient un outil dynamique, permettant aux industriels d’investir – ce qu’ils ont d’ailleurs fait.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons eu un échange avec M. de Ladoucette, ancien président de la CRE (commission de régulation de l’énergie). Notre collègue Francis Dubois lui a demandé : « Je me demande si la CRE a le pouvoir de rappeler à l’État que cette actualisation [du tarif de l’ARENH, accès régulé à l’électricité nucléaire historique] est obligatoire si nous souhaitons que le producteur [EDF] ne soit pas déséquilibré ». M. de Ladoucette a répondu : « Nous avons souvent posé cette question à l’exécutif et à l’administration entre le 21 juillet 2014 et les deux ans et demi qui ont suivi. Ensuite, les discussions se sont taries et nous n’avions pas le pouvoir d’interpeller le Gouvernement. Vous pourrez cependant poser cette question à Mme Royal. »

Quelles ont été vos réflexions sur le tarif auquel EDF était tenue de revendre son électricité, et qui ne correspondait pas aux coûts de production selon ses anciens responsables ?

Mme Ségolène Royal. L’ARENH est un scandale. Il date de 2010, et se trouve à l’interface d’une idéologie libérale, selon laquelle le marché résoudrait miraculeusement tous les problèmes, et des injonctions européennes, invitant à libéraliser le marché dans l’intérêt des consommateurs. Le marché de la commercialisation s’est trouvé libéralisé et y sont alors intervenus des vautours et des spéculateurs. L’État avait financé les centrales nucléaires et les installations hydroélectriques, mais ces spéculateurs achetaient l’énergie sous son prix de production et EDF était obligée de vendre à perte. Cela semble aberrant.

Ces personnes qui ne produisaient pas et achetaient à perte, revendaient ensuite cette énergie au prix du marché, aligné sur celui du gaz russe. Nous ne l’avons pas remarqué au début, car l’énergie n’augmentait pas beaucoup ; puis elle a commencé à flamber, et ces opérateurs ont empoché l’écart. Or nous n’avons rien fait, mettant en avant la pseudo-réglementation européenne, en réalité mal appliquée dans ce domaine. Du reste, ces opérateurs n’ont même pas rempli leurs obligations, et une commission d’enquête me semblerait d’ailleurs intéressante sur l’utilisation de l’ARENH, les personnes qu’il a enrichies et les raisons pour lesquelles elles n’ont pas été sanctionnées alors même qu’elles n’avaient pas tenu leurs engagements.

Je rappelle ces engagements, car ils restent d’actualité : les opérateurs qui investissent ce créneau ont l’obligation de produire de l’énergie. L’ARENH leur permet d’acheter de l’énergie à un prix inférieur au coût de production, mais ils doivent, en contrepartie de ce profit, créer des filières de production d’énergie. Cela me semble d’ailleurs absurde, et je ne vois pas comment ils auraient pu construire des réacteurs nucléaires ou des barrages. Quoi qu’il en soit, ils n’ont pas tenu ces obligations.

Pis encore, ils ont abandonné leurs clients. Nous avons tous vu leurs publicités, incitant les consommateurs à quitter EDF pour les rejoindre. Certains, en particulier parmi les moins fortunés et les plus attentifs à leurs factures, ont changé d’opérateur, mais le nouvel opérateur a disparu quand le dispositif n’a plus été rentable.

Saviez-vous que l’État lui-même a dû acheter son électricité à ces opérateurs privés, alors qu’il est actionnaire d’EDF ? L’État a été obligé d’acheter son énergie sur le marché libre auprès de l’entreprise Hydroption, qui a fait faillite fin 2021. Avant cela, elle avait empoché toutes les plus-values possibles, et aujourd’hui, l’État retourne chez EDF, qui a augmenté ses prix entre-temps. Réalisez-vous l’aberration de ce système ?

Il convient de le dénoncer et d’en sortir. Quand je suis arrivée aux responsabilités, il était en place depuis 2010, et je n’ai jamais été saisie pour supprimer l’ARENH. Du reste, les plus-values étaient moins visibles à cette époque qu’aujourd’hui, où les prix de l’énergie flambent.

Un autre sujet concerne les barrages hydroélectriques. J’ai toujours admiré ces constructions, réalisées par des ingénieurs et ouvriers dans des conditions incroyables. Quand leurs concessions sont arrivées à échéance, j’ai reçu une note comminatoire de la part de la Commission européenne, me demandant de les remettre sur le marché, en libre concurrence.

Il m’a paru étonnant de remettre sur le marché des ouvrages que nous avions payés depuis des générations et de laisser des opérateurs empocher les bénéfices de la revente d’énergie. Je l’ai donc refusé. La France s’est alors trouvée menacée de pénalités, mais j’ai maintenu mon refus en arguant que ces barrages produisaient de l’énergie renouvelable, sans émission de carbone. Les placer sur le marché était susceptible d’entraîner une hausse des prix, ce qui aurait été contraire à l’accord de Paris sur le climat. Ce dernier prévoit en effet de faire monter en puissance les énergies renouvelables, ce qui implique de ne pas augmenter leur prix.

Cet argument a pesé, et les sanctions n’ont pas été appliquées. Cet exemple montre qu’il existe toujours des possibilités face à une situation qui semble injuste, et qu’il est possible de faire valoir des arguments justes, solides, structurés et équilibrés.

Tel n’a pas été le cas pour l’ARENH. L’idéologie prévalente à cette époque estimait que ce tarif ferait diminuer les prix de l’énergie ou augmenter les volumes d’énergie produite, mais le contraire s’est produit. EDF a été spoliée, et nous aussi.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce mécanisme avait déjà commencé quand vous êtes arrivée aux responsabilités, et les fournisseurs alternatifs d’énergie n’avaient pas atteint leurs objectifs. Vous dites ne pas avoir été saisie contre l’ARENH, mais qui aurait dû vous saisir ? Si vous estimez qu’il s’agit d’un scandale, pourquoi n’avez-vous pas agi ?

Mme Ségolène Royal. Il s’agissait d’une réglementation européenne. J’ai réagi sur le sujet des concessions, et sur d’autres sujets, quand ils sont parvenus à ma décision. Par ailleurs, nous ne connaissions pas à l’époque de flambée des prix de l’énergie. Enfin, j’estime avoir agi en refusant la hausse du prix de l’énergie.

EDF m’avait demandé cette hausse de prix car elle vendait son énergie à perte et souhaitait, elle aussi, empocher des marges, mais je la lui ai refusée en l’invitant à changer le système de l’ARENH. En l’absence d’autres arguments de la part d’EDF, j’ai décidé de bloquer le prix de l’énergie.

Il aurait peut-être fallu saisir cette opportunité pour remettre à plat l’ensemble de ces mécanismes, mais ils étaient très verrouillés et imposés par l’Europe. Il aurait sans doute aussi fallu contrôler que les opérateurs produiraient bien de l’énergie. Quand nous les interrogions, ils nous répondaient que produire de l’énergie nécessitait beaucoup de temps et que les deux années écoulées depuis la mise en place de l’ARENH n’avaient pas suffi pour construire des équipements énergétiques. Ils promettaient toutefois de le faire. Nous en voyons le résultat aujourd’hui.

M. Antoine Armand, rapporteur. Que leur avez-vous dit ? Comment avez-vous réagi à cette non-atteinte des objectifs ?

Mme Ségolène Royal. Je n’étais pas leur interlocutrice quotidienne, ces échanges avaient lieu au niveau des services. Quand ils évoquaient ces sujets avec moi, je leur demandais de contrôler que les opérateurs remplissaient bien leurs obligations. J’en ai toutefois tiré une leçon pour les concessions. Sans ce problème, je n’aurais peut-être pas perçu les dégâts potentiels d’une remise sur le marché.

Il n’est pas trop tard pour demander des comptes à ces opérateurs, de voir quels profits ils ont réalisé sur le dos de la nation et les faire rembourser EDF s’ils n’ont pas rempli leurs obligations de production d’énergie.

M. Antoine Armand, rapporteur. En ce moment même, le Sénat vote une loi d’accélération des énergies renouvelables. Vous avez expliqué que vous vous étiez battue pour le développement de ces énergies au cours de votre mandat. Qu’est-ce qui vous a semblé freiner leur développement ? Quels freins demeurent encore aujourd’hui et mériteraient d’être levés ?

Mme Ségolène Royal. J’ai réussi à lever certains freins, jusqu’à ce que cette dynamique se trouve interrompue.

Le premier frein relevait du pouvoir d’achat, mais grâce au crédit d’impôt, les Français ont pu réaliser des travaux d’économie d’énergie. Ce crédit d’impôt s’élevait à 8 000 euros par personne, soit 16 000 euros pour un couple, sans condition de ressources ou paperasserie. Il impliquait seulement de cocher trois cases dans sa déclaration, alors que le dossier de l’actuelle MaPrimeRenov fait 10 pages. Enfin, ce crédit d’impôt fusionnait les types de travaux réalisés et levait l’obligation précédemment en vigueur de réaliser au moins trois types de travaux. Ce type d’incitation, très forte, permet d’agir très vite. Celle-ci a coûté 2 milliards d’euros, et je suis convaincue qu’elle a généré 10 milliards d’euros de travaux.

Le crédit d’impôt et les territoires à énergie positive ont été supprimés dès mon départ du ministère. À cet égard, il me semble important de s’intéresser aussi aux technocrates, qui n’ont jamais de comptes à rendre sur rien et profitent des remaniements ministériels pour revenir sur des arbitrages en leur défaveur. C’est insupportable. La personne qui, à la Cour des comptes, avait émis des objections sur les territoires à énergie positive est ensuite devenue directrice de cabinet du nouveau ministre et a détruit ces territoires. Quant aux fonctionnaires qui avaient été battus dans les arbitrages sur le crédit d’impôt de transition énergétique, ils ont rejoint le cabinet du ministre et ce crédit d’impôt a été supprimé.

Je tire de cette expérience la nécessité d’une continuité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le ministère de l’écologie a connu beaucoup d’évolutions après votre départ. Pourriez-vous vous montrer plus précise ?

Mme Ségolène Royal. Mme Michèle Pappalardo, de la Cour des comptes, est devenue directrice de cabinet de M. Nicolas Hulot. Or elle était farouchement hostile aux territoires à énergie positive, qu’elle estimait exorbitants. La Cour des comptes en a ensuite jugé et les a trouvés parfaitement réguliers.

En matière de transition énergétique et sur les sujets de moyen et long terme, les entreprises ont besoin de stabilité. Avant de casser un dispositif, il conviendrait de mener une étude d’impact, y compris au parlement. Des changements ont toutefois été apportés à la loi de transition énergétique qu’il avait votée sans en examiner les inconvénients.

Quand je suis devenue ministre, je n’ai pas cherché à changer tout ce qui avait été acté lors du Grenelle de l’environnement par un autre bord politique. Nous avions au contraire besoin de continuité, et la loi de transition énergétique cite dans l’exposé de ses motifs le Grenelle de l’environnement. Je l’ai fait de ma propre responsabilité, même si certains conseillers souhaitaient revenir dessus. On ne change pas ce qui a été fait, si cela convient. Il est important d’assurer une continuité au fil des alternances politiques.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le Premier ministre que vous serviez a souligné l’absence d’étude d’impact sur certains éléments de la loi TEPCV.

M. Lionel Vuibert (RE). J’ai rencontré quelques difficultés à suivre votre exposé, mais j’entends bien que vos déclarations ont changé au fil du temps. Nous évoluons tous, notamment sur ce sujet très complexe du mix énergétique. Qualifieriez-vous d’erreur politique majeure l’accord politique entre le PS et les Verts, et cet abaissement arbitraire de la part du nucléaire à 50 % sans savoir s’il serait raisonnable ou faisable ?

Mme Ségolène Royal. Non, car il n’est pas dans mon tempérament de rembobiner le fil de l’histoire. La politique, ce sont aussi des choix et des accords. J’ai expliqué comment j’avais interprété celui-ci quand j’ai eu la responsabilité de le mettre en application, dans l’intérêt du pays, en considérant que le tout-nucléaire ne constituait pas un bon choix. Je me suis appuyée dessus pour donner à la France des opportunités supplémentaires afin de prendre une avance sur les énergies renouvelables et la performance énergétique, tout en maintenant la production nucléaire à son niveau de l’époque. Je pense avoir abouti à un bon équilibre, grâce à un débat parlementaire d’excellente qualité, tous partis politiques confondus. Il me permettait à la fois d’appliquer l’accord de Paris sur le climat, prévoyant la montée en puissance des énergies renouvelables, et de sécuriser l’équipement industriel du pays.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’ai l’impression d’une tension permanente chez vous. D’un côté, je note des intuitions assez brillantes (ex. : intégration des océans dans les discussions climatiques, impacts du réchauffement climatique sur les femmes) et un souci que je pense sincère de protéger les classes populaires et moyennes contre les impacts de certaines décisions, en particulier sur leurs factures. De l’autre, vous n’avez pas remis en cause sur le fond la pertinence des grands projets et grandes décisions.

À votre arrivée au ministère, vous avez reçu une mise en demeure de la Commission européenne s’agissant des barrages, et j’ai retrouvé trace de positions très dures de votre part à ce sujet. Cependant, lors du vote de la loi, vous indiquez dans plusieurs de vos interventions en commission ou dans la presse que vous avez trouvé une solution qui convient à la Commission européenne. Cette solution maintient l’ouverture de principe des concessions, avec un mélange public-privé. Lors des autres auditions que nous avons menées, différents dirigeants d’EDF, et notamment M. Levy, ont pointé l’absence de prise de décision efficace sur ces concessions, qui se sont trouvées bloquées dans leur modernisation ou l’amélioration de leur exploitation, et même l’impossibilité de mettre en exploitation de nouveaux gisements hydroélectriques. Des durées de 10 à 20 ans ont été évoquées. Pensez-vous avoir trouvé un bon accord ? Depuis, aucune décision n’a été prise au sujet des concessions, et les seuls travaux qui ont eu lieu concernent des mises en sécurité. Nous avons perdu beaucoup de temps.

Vous avez défendu les énergies renouvelables, en particulier l’hydroélectricité, mais n’estimez-vous pas avoir perdu une occasion de développer les gisements français ? Au tout début de votre audition, vous avez indiqué que cette énergie avait réglé le problème du stockage. Elle l’a fait potentiellement, mais elle a aujourd’hui atteint son stockage maximal et vous n’avez pas enclenché de nouvelles possibilités dans ce domaine. Est-ce en raison du problème des concessions ? Ou avez-vous manqué d’information sur la possibilité de développer cette énergie ? De nombreux « experts en carton » expliquent en effet avec assurance que la France exploite déjà au maximum ses potentialités hydroélectriques, alors que cela est complètement faux. Avez-vous été informée des possibilités de développer l’hydroélectricité ?

En toute fin de votre audition, en réponse à une question, vous avez évoqué le rôle des technocrates. Je ne cherche pas à accuser des individus, mais je m’interroge moi aussi depuis le début de ces auditions. Vous disposez d’une longue expérience en tant que femme d’État, avec une formation de technocrate puis des prises de responsabilité à tous les échelons de l’État. Estimez-vous qu’il existe depuis 30 ans une défaillance dans l’information que les technocrates devraient fournir de manière objective aux décideurs politiques, ou un abandon du pouvoir aux technocrates par certains décideurs ? Dans une telle situation, plus personne n’est responsable de rien, des dossiers dérivent et ne sont jamais clos et les politiques ne vont pas au bout de leurs idées.

Mme Ségolène Royal. Qu’est-ce que la politique ? La politique, c’est la capacité de décider de manière éclairée et en assumant ses responsabilités. Quand des ministres faibles ne possèdent pas un certain rapport de force politique et n’ont pas le courage politique de décider, par manque d’outils de décision, la technostructure prend le pouvoir. Elle fait d’ailleurs souvent au mieux, avec ses propres convictions, mais elle n’a jamais de comptes à rendre, ce qui pose problème. Un travail considérable a été accompli en amont de la COP 21, et il est désolant que tout se soit ensuite écroulé. J’y vois le gâchis d’un travail collectif considérable.

S’agissant des barrages, je ne comprends pas bien votre question. J’ai empêché dans ce domaine une mise en concurrence telle que celle survenue dans le secteur nucléaire, avec l’ARENH. J’étais sommée d’ouvrir à la concurrence les concessions telles quelles, y compris à des entreprises non françaises qui avaient déjà manifesté leur intérêt. Je l’ai refusé, dans la mesure où les équipements des barrages avaient été payés par la France et par nous tous. J’ai dû trouver un mécanisme pour apaiser la Commission, en lui assurant que les marchés de travaux éventuels seraient ouverts, avec des dispositifs privé-public. Cependant, le secteur privé y restait minoritaire et les compagnies de production hydroélectrique majoritaires. Quant aux travaux, je ne me souviens pas en avoir empêché. Les opérateurs énergéticiens pouvaient monter des projets s’ils souhaitaient construire de nouveaux barrages ou accroître les capacités des barrages existants. La production d’hydroélectricité supplémentaire n’a jamais été interdite.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). L’audition de M. Levy a permis d’établir deux éléments. D’une part, la décision que vous avez prise n’a pas réglé le problème des concessions et EDF et Engie n’ont toujours pas les moyens de reprendre pleinement possession de ces barrages. En conséquence, le développement de l’hydroélectricité se trouve bloqué depuis 20 ans. D’autre part, M. Levy a indiqué des potentialités d’investissement. Le fait que, selon le PDG d’EDF, l’ensemble du personnel politique n’a pas développé ce secteur depuis 20 ans me semble problématique sous l’angle de la souveraineté énergétique. Il s’agit en effet de l’énergie la plus propre, elle est stockable et parfaitement souveraine. Ce blocage depuis 10 ou 20 ans m’interpelle considérablement.

Vous a-t-on indiqué que les problèmes liés aux concessions bloquaient les investissements dans l’hydroélectricité ? Vous a-t-on signalé les potentialités d’investissement significatives dans ce secteur, en particulier en stockage ?

Mme Ségolène Royal. Les propos de M. Levy me semblent contradictoires. Il souligne l’absence d’investissement depuis 20 ans, puis que le refus de privatiser les concessions bloquerait l’investissement. EDF n’est pas propriétaire de tous les barrages. La Compagnie nationale du Rhône…

Il n’y a pas d’insécurité juridique. En tout cas, EDF ne m’a pas proposé d’autre solution. Il me semble un peu facile de la part d’EDF de se dédouaner de sa responsabilité de gestionnaire d’équipements et d’énergéticien sans rien proposer. Selon moi, il aurait été pire d’ouvrir nos barrages à la concurrence et de laisser intervenir des opérateurs étrangers. Les concessions auraient alors pu être vendues à des prix inférieurs à la valorisation des barrages. EDF ne peut pas soutenir de tels arguments tout en se plaignant de l’ARENH.

J’invite à la vigilance, car ce que nous avons observé avec l’ARENH est en train de se reproduire avec le transport ferroviaire sur injonction de la Commission européenne. Depuis la libéralisation, des trains italiens interviennent sur les lignes les plus rentables, telles que Paris-Lyon. Or qui a payé les gares et les rails ? La France. Des opérateurs acquièrent des concessions pour des équipements de transport public à un prix inférieur au prix du marché, ils les utilisent, sans être tenus de desservir les lignes secondaires et les gares moins rentables, et ils disparaîtront quand ils les auront rentabilisées.

Il en va de même pour Gares & Connexions. Les gares qui rapportent sont dotées de bureaux et de commerces qui génèrent des profits. Pourquoi ces profits ne sont-ils pas reversés à l’organisation des transports ? Ce qui rapporte de l’argent a été privatisé, et ce qui en coûte reste dans le secteur public. Il convient de se montrer vigilants.

M. Francis Dubois (LR). Je souhaite revenir sur le renouvellement des concessions hydroélectriques et sur l’ARENH. Nous posons la même question à tous les ministres qui ont participé à l’ARENH. Je l’ai posée à M. Jean-Louis Borloo, porteur de la loi NOME (nouvelle organisation du marché de l’électricité) et il a répondu que l’ARENH était pilotable autant sur les volumes (100 TWh initialement) que sur le prix (40 euros / MW initialement). Vous avez raison, Madame la ministre, le prix initial était bien trop faible.

J’ai aussi demandé à M. de Ladoucette si la CRE avait remis un rapport sur ce prix de l’ARENH. Il a répondu qu’un rapport vous avait été remis pendant que vous étiez ministre. Il vous a également précisé qu’il serait nécessaire de prendre un décret pour réévaluer le prix de l’ARENH.

J’ai enfin interrogé M. Manuel Valls, Premier ministre de l’époque, sur le pilotage de l’ARENH. Il a indiqué que les ministres prenaient les orientations et que lui-même arbitrait. Cependant, il n’a procédé à aucun arbitrage concernant l’ARENH, qui n’est pas parvenu jusqu’à son cabinet. Il nous a invités à vous relayer la question.

Je vous rejoins sur le fait qu’un prix régulé, bloqué, de l’électricité, permettait aux consommateurs de payer une énergie moins chère et de ne pas subir des évolutions de prix trop fortes. Il évitait aussi que les acheteurs de l’ARENH, qui ne produisaient pas, spéculent sur le prix de l’électricité. Vous avez pris cette première décision, mais une deuxième décision vous revenait pour assurer une cohérence. Vous aviez la possibilité de mettre un terme à cette spéculation en abaissant le volume par décret. Vous en étiez avertie depuis 2014 par la CRE et M. de Ladoucette, mais vous n’avez pas pris ce décret. Vous pouviez également augmenter le prix, ce qui aurait limité la spéculation. Pourquoi n’avez-vous pas pris ce décret ?

Mme Ségolène Royal. L’ARENH a été mis en place en 2010. Votre question vaut donc aussi pour les quatre années précédant ma prise de fonctions. Pendant quatre ans, des opérateurs sont venus sur le marché et y ont signé des contrats. Je ne me souviens plus si M. de Ladoucette a recommandé d’augmenter l’ARENH, mais si tel est le cas, il n’a pas beaucoup insisté. Du reste, les opérateurs qui avaient signé un contrat l’auraient refusé. Je suppose que ces contrats courraient sur plusieurs années, et nous étions dès lors bloqués. Je ne sais pas si de nouveaux opérateurs se sont présentés après 2014.

M. le président Raphaël Schellenberger. La CRE attribue les volumes d’ARENH une fois par an.

Mme Ségolène Royal. Que vous a dit M. Laurent Michel à ce sujet ? Je ne me souviens pas avoir arbitré des volumes d’ARENH. Je suppose que ces sujets arrivaient à la direction générale de l’énergie, mais ils revêtaient aussi une dimension interministérielle. Je ne suis pas certaine que je pouvais en décider seule, auquel cas, j’aurais pris cette décision. J’ai décidé du blocage des prix, ce qui vous prouve que je ne craignais pas d’intervenir. Concernant l’ARENH, je n’ai pas vu passer cette possibilité et on ne m’a pas dit que j’avais ce pouvoir. Je suis intervenue comme j’ai pu, en bloquant les tarifs. J’avais en effet constaté une spéculation injuste, et je craignais qu’elle ne s’accroisse encore. EDF insistait pourtant pour que j’augmente les prix. Il faut selon moi changer ce système, et il n’est pas trop tard.

M. le président Raphaël Schellenberger. À deux reprises, vous avez émis des critiques contre ces opérateurs alternatifs, qui n’auraient pas construit de moyens de production. Pendant les quatre premières années de l’ARENH, de 2010 à 2014, ils n’ont rien fait – et je vous rejoins, ils auraient dû construire dès le début. Je constate toutefois qu’ils n’ont pas fait davantage entre 2014 et 2017. Avez-vous un commentaire là-dessus ?

Mme Ségolène Royal. Non. Il fallait contrôler, mais je n’ai pas d’explication sur les raisons pour lesquelles nous n’avons pas vu qu’ils ne construisaient rien. Dans la mesure où une nouvelle mode consiste à supprimer des corps d’inspection, ils ne risquent pas d’être facilement contrôlés désormais.

Il en va de même pour l’hydroélectricité, et je ne vous ai d’ailleurs pas répondu sur ce sujet. Quand Alstom a vendu toute sa capacité hydroélectrique, General Electric l’a reprise. Personnellement, j’étais favorable à Siemens, donc à une solution européenne.

M. Francis Dubois (LR). Nous avons la certitude que vous pouviez, par décret, abaisser les volumes et augmenter les prix. Il est regrettable que cette décision n’ait pas été prise, depuis 2014 et jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs. Nous pourrions encore la prendre.

Ma deuxième question porte sur l’hydroélectricité. Je suis député de la circonscription de Tulle et Ussel, en Corrèze, qui couvre la vallée de la Dordogne. Depuis 2011, nous nous trouvons en infraction concernant le renouvellement des concessions. Je vous félicite toutefois de ne pas avoir cédé à l’Europe sur ce sujet, ce qui a permis de maintenir EDF dans la vallée de la Dordogne et ailleurs en France.

Les barrages sont propriétés de l’État, et EDF en est concessionnaire ou fermier. Dès lors que la concession n’est pas renouvelée, EDF ne dispose pas de son droit à fermage et ne peut pas investir. En effet, elle ne dispose d’aucune garantie. Or EDF avait la possibilité de construire une station de transfert d’énergie par pompage (STEP), qui équivaut à une tranche nucléaire. Sur l’ensemble de la vallée, ce type de possibilités représentait 5 GW. L’hydroélectricité, énergie complètement décarbonée, représente 49 % des énergies renouvelables. Dans votre loi, vous auriez pu trouver un système juridique permettant à EDF de se montrer moins frileuse et de réaliser ces investissements. Il est regrettable que cette loi, comme les suivantes, n’ait pas pris cette décision. Elle aurait permis de développer l’hydroélectricité, et nous ne connaîtrions peut-être pas une perte de souveraineté électrique à l’heure actuelle.

Mme Ségolène Royal. Honnêtement, si vous étiez patron d’EDF et si l’on vous demandait d’entretenir des centrales hydroélectriques, qui constituent le fleuron des énergies renouvelables, un secteur dans lequel les Français sont les meilleurs, est-ce que vous le refuseriez ? Est-ce que vous demanderiez un décret, un arrêté ou une loi ? Est-ce que vous resteriez les bras ballants ? Être nommé patron d’une telle entreprise constitue une chance, et M. Jean-Bernard Levy vient pleurnicher parce qu’il ne dispose pas d’un texte pour entretenir les barrages ? Il ne mérite pas d’être à la tête d’EDF. Les bras m’en tombent quand j’entends cela, d’autant que j’ai protégé EDF contre l’ouverture du marché et la privatisation des concessions. Se sentant protégée, EDF aurait dû entretenir et investir sur ses barrages. Ces personnes ne se montrent pas à la hauteur. Elles viennent aujourd’hui s’excuser de n’avoir rien fait, en mettant en avant l’absence de décret, alors même que je les avais protégées en me battant contre la Commission européenne. L’ouverture du marché aurait tout fait s’écrouler. Des spéculateurs auraient investi le secteur, d’autres énergéticiens européens se seraient manifestés. Si le patron d’EDF n’a pas réalisé les investissements, ce n’est pas sérieux. J’aurais dû en donner l’ordre, mais je ne pouvais pas contrôler, en plus de tout le reste, ce que faisait le patron d’EDF pour entretenir ses barrages.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Je souhaite revenir sur l’objectif de 50 % d’énergie nucléaire à l’horizon 2025. Au cours de votre audition, vous avez évoqué la dangerosité de miser sur le tout-nucléaire, et indiqué que les investissements dans le secteur nucléaire avaient empêché des investissements dans les énergies renouvelables. Le fait que l’État français ait tout misé sur le nucléaire dans sa stratégie énergétique a-t-il obéré des investissements dans les énergies renouvelables, malgré les différents chantiers que vous avez lancés quand vous étiez ministre de l’écologie ? Emmanuel Macron a repris les mêmes propos au début de son précédent quinquennat.

Une autre question porte sur la filière photovoltaïque et le dumping chinois. Sous le quinquennat de François Hollande, Bruxelles a tenu tête aux Chinois pour protéger cette filière en Europe. Début 2018, cet effort a été abandonné et cette filière se trouve aujourd’hui fortement abîmée. Avez-vous des éléments sur ce sujet ?

J’aurais enfin une question sur la thermosensibilité.

Mme Ségolène Royal. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé après 2018 au niveau européen car je n’étais plus aux responsabilités. Il n’en demeure pas moins vrai que nous n’avons pas de filière digne de ce nom en Europe pour l’ensemble des énergies renouvelables, et notamment la fabrication de panneaux photovoltaïques.

Nous venons d’évoquer l’un des éléments de réponse, à savoir la libéralisation de tous les marchés. L’Europe encourage en réalité ses pays à se faire concurrence les uns aux autres. Pendant ce temps, les États-Unis d’Amérique font bloc. Dans le domaine de la transition énergétique, il s’avère crucial de permettre des accords entre pays européens, de même que des investissements d’État. Il aurait fallu revisiter le concept de libre marché face aux exigences de la transition énergétique et de l’accord de Paris sur le climat, et inventer des dérogations, pour devenir plus forts ensemble. Il n’est pas trop tard pour prendre ces enjeux à bras-le-corps.

Le tout-nucléaire a-t-il empêché des investissements dans les énergies renouvelables ? Je ne le pense pas. Je pense plutôt que nous sommes passés à côté d’opportunités qui existaient en France quand nous avons pris la décision du tout-nucléaire. Le tout-nucléaire a permis des performances exceptionnelles, mais il a mis de côté, voire méprisé, le solaire et l’éolien. Au sein même d’EDF, les ingénieurs en charge de ces secteurs étaient considérés de façon marginale, et la noblesse du métier d’énergéticien résidait dans le nucléaire. C’est dommage, car nous disposions pourtant d’outils de recherche et de réalisation dans les énergies renouvelables (solaire à Font-Romeu, éoliennes à Poitiers, première voiture électrique). Nous aurions peut-être un Tesla français aujourd’hui si nous avions soutenu cette filière comme j’ai essayé de le faire. Malheureusement, je n’ai même pas eu le soutien du ministère de l’énergie quand j’ai cherché à développer la Mia électrique d’Heuliez.

Nous sommes passés à côté d’un potentiel, mais c’est le passé. La France doit aujourd’hui avoir confiance dans sa capacité à développer le renouvelable.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Quand vous inscrivez dans la loi l’objectif de 50 % à horizon 2025, avez-vous l’impression qu’au sein de l’État, des lobbies ou des vents contraires font en sorte qu’il ne se réalise pas ? Vous avez indiqué que vous cherchiez avant tout une montée en puissance du renouvelable et une réduction de la consommation énergétique, mais que vous ne souhaitiez pas nécessairement fermer des réacteurs. Or force est de constater que cet objectif n’a pas été réalisé. Pourquoi ? Votre successeur, M. Nicolas Hulot, a ensuite repoussé cet objectif à 2035 et aujourd’hui, la loi relative à l’accélération du nucléaire, votée au Sénat le remet en cause. Je rappelle que cet objectif était assorti d’une planification stable et d’une stratégie claire adoptée avant la COP 21. Étaient-elles faisables techniquement et politiquement ? Avez-vous eu l’impression que tout le monde ne la soutenait pas, y compris au sein même de l’État ?

Mme Ségolène Royal. Je n’ai pas senti que des lobbies pronucléaires empêchaient le développement des énergies renouvelables, et cela ne m’aurait pas arrêtée. Les outils que j’ai mis en place (appels d’offres, finance verte, crédits d’impôt, territoires à énergie positive) constituaient un dispositif complet, allant des industries aux particuliers. Quand je quitte le ministère, les énergies renouvelables sont déjà montées en puissance, puisqu’elles produisent, sauf erreur de ma part, l’équivalent de six réacteurs nucléaires.

J’ai la conviction profonde que, si cette dynamique s’était prolongée, nous aurions aujourd’hui des filières positionnées parmi les premières d’Europe dans ce domaine. Si cet effort n’avait pas été stoppé net en 2017, nous serions montés en puissance – mais pas aux dépens du nucléaire. Ce dernier a en effet besoin d’investissements de sécurité, afin de sécuriser ses 63,2 GW. En revanche, il n’était pas nécessaire d’imaginer la construction de nouveaux réacteurs.

À ce sujet, je vais vous dire le fond de ma pensée : il serait impossible de construire de nouveaux réacteurs. Où les mettriez-vous ? Imaginez-vous une commune ou un département accepter une nouvelle implantation ? Seriez-vous preneurs, vous, dans vos circonscriptions, d’un réacteur nucléaire ? Vous pourriez sans doute construire de nouveaux réacteurs sur les emprises des centrales actuelles, mais ce n’est pas pareil. Quant à l’impact sur un territoire en termes d’emploi et d’énergie, il me semble plus fort avec les économies d’énergie, la performance des bâtiments et les énergies renouvelables.

Quoi qu’il en soit, il faut investir sur les réacteurs actuels afin qu’ils restent actifs, car ils présentent des problèmes de corrosion et d’entretien. Ces investissements constituent déjà un objectif ambitieux. Annoncer de nouveaux réacteurs permet peut-être de renforcer la confiance de la filière, mais l’urgence se situe ailleurs. Au moment où nous parlons, 13 réacteurs se trouvent à l’arrêt. Pourquoi construire de nouveaux réacteurs alors que l’on peut en redémarrer 13 ? Il s’agit aussi d’une question de bon sens et d’allocation optimale des ressources publiques.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). De nombreuses personnes auditionnées ont expliqué l’état de la filière nucléaire, notamment le fait qu’elle ne soit pas en mesure d’ouvrir l’EPR de Flamanville, par le désinvestissement qu’elle a subi. Personnellement, j’ai plutôt eu l’impression de divergences au sein de la filière.

Vous avez évoqué la fermeture de Fessenheim et le souci de préserver les emplois, en mentionnant Tesla, mais aussi l’idée de devenir des champions mondiaux dans le nucléaire vieillissant. Avez-vous l’impression que le nucléaire fonctionne moins bien aujourd’hui en France en raison d’un problème d’investissement ? L’accord entre les socialistes et les écologistes a-t-il conduit à moins investir dans le nucléaire ? Ou n’a-t-on pas créé certaines filières pourvoyeuses d’emplois, notamment en déconstruction ou sécurisation des centrales ?

Mme Ségolène Royal. Une question porte aussi sur le retard pris à Flamanville, alors qu’EDF investissait parallèlement à Hinkley Point. Certains choix n’ont peut-être pas été judicieux. Les syndicats d’EDF ont d’ailleurs beaucoup réagi sur ces sujets. M. Jean-Bernard Levy s’est acharné sur Hinkley Point, qu’il voulait absolument réaliser, et dont la France a d’ailleurs payé une partie. Il imaginait peut-être qu’en réalisant Hinkley Point avant Flamanville, il pourrait conquérir des marchés à l’international. J’en ai toujours douté, et j’ai plusieurs fois posé cette question de l’allocation des ressources au sein d’une entreprise quasiment publique.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Pendant l’exercice de votre mandat en tant que ministre, vous n’avez donc pas eu l’impression d’un désinvestissement dans le nucléaire, mais plutôt de choix d’investissement différents (ex. : Hinkley Point au lieu de Flamanville). Dans d’autres auditions, s’est aussi posée la question de l’exportation : le choix a été d’allouer des moyens à l’exportation plutôt qu’à la filière interne, par exemple en démantèlement.

Mme Ségolène Royal. Un ministre de l’énergie n’interfère pas dans tous les choix stratégiques d’EDF. Nous discutons, et j’ai posé des questions, mais ces choix relèvent de la responsabilité de l’entreprise.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). J’avais une dernière question sur les déchets, mais vous y avez déjà répondu partiellement. Il me semble que vous avez utilisé tous vos pouvoirs de l’époque en faveur de la réversibilité.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez, à de nombreuses reprises, utilisé le mot « croyance » et même le terme « viscéral » pour évoquer les déchets nucléaires.

Mme Ségolène Royal. C’est aussi une affaire de cœur.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les anciens Égyptiens, que vous avez aussi évoqués, pensaient que l’esprit se trouvait dans le cœur, mais la science leur a donné tort.

Avec le recul, ne pensez-vous pas que vous vous êtes trompée sur les possibilités de certaines technologies ? Vous avez vanté la route solaire, et le projet mené dans ce domaine dans l’Orne s’est avéré un échec technologique majeur.

Vous avez également indiqué que les énergies renouvelables représentent 10 % à 15 % des énergies utilisées dans le monde, contre 10 % pour le nucléaire. Vous convenez pourtant que la transition climatique a échoué. La progression des énergies renouvelables intermittentes, par rapport au nucléaire, ne permet pas de la réussir.

Pendant la période pronucléaire, durant laquelle la France ne rencontrait aucun problème d’approvisionnement électrique ; mais depuis que les technologies intermittentes ont intégré le mix français, plus rien ne fonctionne. Le système est perturbé, les financements ne vont pas où il faut, nous ne parvenons plus à gérer la pointe, nous dépendons de nos concurrents. Or vous continuez à défendre ces technologies. Vous défendez notamment les énergies marines, sur lesquelles personne ne mise car les métaux ne font pas bon ménage avec l’eau de mer.

Sur la base de votre expérience, et des expériences allemande et espagnole, continueriez-vous à prétendre que l’on peut assurer une transition climatique avec 50 % d’énergie nucléaire et 50 % d’énergies renouvelables, dont 35 % d’énergies intermittentes ? Estimez-vous une telle transition techniquement possible ? Vous êtes-vous trompée ou vous a-t-on fourni de mauvaises informations ?

Mme Ségolène Royal. Je pense que vous vous situez sur une planète un peu vaporeuse. Vous prétendez que nous n’avions aucun problème du temps du nucléaire, mais nos réacteurs ont été construits pour 40 ans et devaient fermer à cette échéance. Ils n’ont pas fermé. Connaissez-vous leur durée de vie moyenne ?

Si nous avions suivi les recommandations des ingénieurs qui ont construit ces réacteurs, toutes nos centrales devraient fermer. Aujourd’hui, nous avons besoin de réinvestir dans ces centrales pour les sécuriser et leur permettre de continuer à produire de l’énergie. Cela représente un coût considérable. De plus, le nouveau nucléaire coûte deux fois plus cher que l’ancien nucléaire et que les énergies renouvelables, et votre commission pourra le vérifier. Il ne permet en outre pas de garantir l’indépendance énergétique de la France car nous ne produisons ni plutonium ni uranium.

Il ne s’agit pas d’opposer les énergies les unes aux autres, mais de construire un modèle énergétique où le nucléaire se trouve complété par les énergies renouvelables et les économies d’énergie. Tel est le cas. Inutile de passer d’une idéologie à une autre.

Vous partagez pour votre part l’idéologie du tout-nucléaire et vous pensez qu’il a existé un âge d’or dans ce domaine que nous devrions poursuivre, mais c’est physiquement et scientifiquement impossible. Ces réacteurs ont besoin de remises à niveau coûteuses, et si nous pouvons produire des énergies assurant l’indépendance énergétique de la France sans émettre de gaz à effet de serre, il ne serait pas raisonnable de ne pas le faire. La complémentarité entre les deux constitue la bonne solution.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci, Madame la ministre, de vous être rendue disponible pour notre commission d’enquête, ainsi que pour les réponses que vous avez apportées à nos nombreuses questions. Elles ont apporté un éclairage sur la façon dont certaines décisions ont été prises sous votre autorité.

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16.   Audition de Mme Dominique Voynet, ancienne Ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement (1997-2001) (7 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Madame Voynet, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation. Nous avons auditionné la semaine dernière M. Lionel Jospin, qui dirigeait le gouvernement auquel vous avez appartenu, en qualité de ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement, de 1997 à 2001. Le décret du 16 juin 1997 relatif à vos attributions comporte, au regard des préoccupations de la commission d’enquête, trois domaines d’intérêt : la préservation de la qualité de l’air et la lutte contre l’effet de serre ; la politique en matière de sûreté nucléaire, y compris en ce qui concerne le transport des matières radioactives et fissiles à usage civil, compétence que vous partagiez avec le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie ; la détermination et la mise en œuvre de la politique d’utilisation rationnelle des ressources énergétiques et de développement des énergies renouvelables, auxquelles vous étiez associée.

En 2001 a été adoptée une directive européenne relative à la promotion de l’électricité produite à partir de sources d’énergie renouvelable sur le marché intérieur de l’électricité, qui a dû être négociée alors que vous étiez en fonctions.

Les conditions de la fermeture de Superphénix ont suscité divers commentaires de la part de personnes déjà auditionnées par notre commission, qui ont mis en évidence le caractère ténu de la frontière séparant un outil de recherche d’un moyen de production, sans parler des différences d’appréciation concernant l’abandon d’un axe de recherche ou d’une filière industrielle, même potentielle.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, madame la ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Dominique Voynet prête serment.)

Mme Dominique Voynet, ancienne ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement. J’aborde cette audition en ayant à l’esprit quelques interrogations : quel est l’objet réel de la commission d’enquête ? S’agit-il d’éclairer les choix du Gouvernement et du Parlement, alors que la France peine à respecter ses engagements en matière de lutte contre l’effet de serre et le changement climatique, dans un contexte marqué par de fortes tensions sur le marché de l’énergie, liées en particulier à la guerre en Ukraine ?

Il semble que cette première hypothèse soit une fausse piste puisqu’à l’heure où vous rendrez votre rapport, les grands choix auront été faits. La loi relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables a été votée définitivement le 31 janvier. Le projet de loi relatif à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles centrales nucléaires à proximité des sites existants, adopté par le Sénat en première lecture, vous aura été soumis. Par ailleurs, un conseil de politique nucléaire – dont la composition et le statut ne sont pas définis – vient de se tenir, ce qui laisse à penser que les décisions seront prises, pour partie, en dehors du Parlement. Dans le même temps, le débat public sur le nucléaire animé par la CNDP (Commission nationale du débat public) est toujours en cours, alors que les décisions qui engagent notre pays pour des décennies sont déjà prises – les associations ont d’ailleurs claqué la porte il y a quelques jours.

S’agit-il, deuxième hypothèse, d’établir les responsabilités des uns et des autres dans les choix énergétiques de notre pays, ou même de désigner des boucs émissaires ? Il est vrai que des décisions discutables ont été prises par le passé. Je pense, par exemple, à la frénésie d’acquisitions externes d’EDF, qui a amputé sa marge de manœuvre pour l’entretien et la maintenance, ou au retard dans la mise en œuvre des programmes visant à renforcer l’efficacité énergétique et l’économie d’énergie dans le bâtiment, le tertiaire, les transports, etc.

Entendez-vous remonter aux chocs pétroliers de 1973-1974 ou, comme le suggère la résolution portant création de la commission d’enquête, vous concentrer sur les dix dernières années ?

Je répondrai à vos questions en ayant deux préoccupations à l’esprit. La première est la dévalorisation du politique par rapport à la technique, laquelle est rarement contestée dans ses fondements, comme si les choix techniques n’étaient pas dictés par des considérations politiques. Pour ma part, je me positionne comme une politique.

La deuxième a trait aux préventions manifestées contre les antinucléaires, forcément suspects de peur irrationnelle, d’ignorance, d’inconséquence, voire de pulsions antipatriotiques, alors que l’enthousiasme pronucléaire, les relations incestueuses entre les entreprises du secteur et les services de l’État, les moyens et méthodes des lobbyistes ne sont jamais questionnés.

Je précise que je n’ai plus occupé de responsabilités politiques nationales après 2011, date à laquelle j’ai quitté le Sénat. J’ai ensuite exercé des mandats locaux avant de m’investir dans le champ des affaires sociales et de la santé. J’ai pris ma retraite il y a un an.

Vous me demandez quel regard je porte sur l’évolution de la situation énergétique de la France depuis trente ans, et je note que vous avez auditionné Mme Corinne Lepage, qui a été ministre de l’environnement avant moi, entre 1995 et 1997. Je rappelle toutefois que les décisions les plus lourdes ont été prises vingt-cinq ans auparavant, lors des chocs pétroliers. « On n’a pas de pétrole mais on a des idées », disait-on alors ; on se proposait aussi de « chasser le gaspi » sous l’impulsion de l’Agence pour les économies d’énergie. Surtout, on a massivement investi dans l’énergie nucléaire. M. Marcel Boiteux, alors directeur général d’EDF, raconte dans ses mémoires qu’un samedi matin de décembre 1973, on lui a demandé d’indiquer avant midi au gouvernement le nombre de tranches nucléaires dont EDF a besoin et la quantité qu’elle peut construire. « À midi, je rappelais Couture [le secrétaire général à l’énergie] : pas plus de six ou sept tranches par an. Deux tranches étaient prévues pour 1974 et il était clair qu’on en engagerait une troisième. Nous nous dîmes […] que Jean Couture se préparait à faire un peu de forcing et aller demander six ou sept tranches pour qu’on aille au moins à quatre ou cinq, quatre sans doute. »

On connaît la suite : le plan Messmer charge EDF d’engager la construction de 13 000 mégawatts entre 1972 et 1977 puis de six à sept tranches par an ensuite. Pierre Messmer, ministre des armées de 1960 à 1969, crée la force de frappe nucléaire voulue par le général de Gaulle, avant de devenir Premier ministre de 1972 à 1974. Son plan est adopté alors que Georges Pompidou est très malade et délègue de plus en plus ses responsabilités – il meurt quelques jours plus tard. Le choix se porte alors, en rupture avec les décisions antérieures du général de Gaulle, sur la construction de centrales PWR (réacteurs à eau pressurisée) standardisées de 900 mégawatts à l’uranium enrichi sous licence américaine Schneider Westinghouse.

On accomplit des prouesses industrielles en matière de construction, on recrute, on forme ingénieurs et techniciens, mais on n’a qu’une lointaine idée de la suite, notamment de l’aval du cycle et du démantèlement. Quant au risque, nucléaire mais aussi économique et financier, il est constamment minimisé. Or, je rappelle que, depuis cette époque, on considère que les activités nucléaires ne peuvent être assurées. L’ampleur du plan Messmer est rapidement contestée. Dès 1983, la commission de l’énergie du Commissariat au plan estime que le nombre de tranches prévues est excessif.

Les conséquences du plan Messmer sont connues : un endettement massif d’EDF, une politique d’exportation à bas prix – sachant que l’on exporte seulement le kilowattheure produit en gardant pour nous les lignes à haute tension, les déchets, le coût du démantèlement et le risque – et la fixation purement politique du prix du kilowattheure : le prix régulé, qui ne tient aucun compte du coût marginal en période de pointe, est destiné à encourager la consommation d’électricité.

Il faut citer aussi l’escalade que constitue la décision de construire des réacteurs de plus en plus puissants par le biais de licences Westinghouse francisées, annonciatrices de difficultés nouvelles : comme vous le savez, les problèmes de corrosion sous contrainte affectent essentiellement les réacteurs de 1 300 et de 1 450 mégawatts.

Le choix est politique mais les conséquences de l’emballement sont économiques. Le nucléaire n’étant pas assuré, c’est le contribuable qui paie et qui assume le risque. Le coût du traitement des déchets est sous-évalué parce que l’on n’a dressé, à cette époque, aucun inventaire ; en 2000, on ne connaissait toujours pas la quantité de déchets catégorie par catégorie. On n’a pas réellement pensé aux contraintes et au coût de l’aval du cycle. On a pris des décisions au doigt mouillé, d’ordre purement politique. Cela a été le cas, par exemple, pour les provisions du centre industriel de stockage géologique (Cigéo) : l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) proposait 35 millions d’euros, l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire), 48 millions, et Mme Ségolène Royal a retenu le chiffre de 25 millions, sans que l’on sache pourquoi.

On n’a pas non plus intégré le coût du démantèlement des centrales, qui est aussi sous-évalué, d’après la Cour des comptes, laquelle souligne que le montant des provisions, en France, représente le tiers de celles constituées en Allemagne.

Tout cela fait partie du contexte dans lequel j’ai travaillé et explique certaines préoccupations de l’époque.

Je suis en désaccord avec le constat selon lequel la France accuserait une perte de souveraineté et d’indépendance énergétique. La souveraineté nationale désigne la capacité d’un État à prendre ses propres décisions de façon indépendante. C’est un des principes essentiels de notre Constitution, qui énonce, en son article 3 que « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » On admet toutefois que la souveraineté puisse être limitée par des engagements internationaux, notamment européens. À ma connaissance, aucun État étranger, aucune institution multilatérale ne nous impose nos propres choix en matière énergétique. Notre souveraineté ne me paraît donc pas en jeu.

Je ne crois pas non plus qu’une évolution récente justifie une commission d’enquête sur l’indépendance énergétique. La plupart des choix ou des non-choix de notre politique énergétique ont été historiquement justifiés par une revendication qui tient plus du mantra que des faits. En effet, l’indépendance énergétique n’existe pas et n’a jamais existé au cours de la période qui vous intéresse. Vous ne faites pas la confusion, si banale qu’elle a pollué le débat entre les candidats présents au second tour de l’élection présidentielle de 2007, entre énergie et électricité. Les énergies fossiles représentent 70 % de notre mix énergétique et sont exclusivement importées. Elles comprennent le pétrole, pour plus de 60 %, le gaz et l’électricité, pour 25 % – dont 70 % sont d’origine nucléaire. Dans ce domaine, l’indépendance énergétique est pratiquement nulle : nous achetons la totalité de notre uranium naturel, nous avons acquis les technologies qui nous ont permis d’installer nos centrales, nous avons besoin de nombreux partenaires pour le traitement des déchets et nous entretenons des relations extrêmement préoccupantes avec la Russie sur ce terrain. Seules les énergies renouvelables, pour 10 à 15 % du total, peuvent être considérées comme contribuant à l’indépendance énergétique de la France, et encore, puisque les panneaux solaires, depuis le torpillage de la filière française, et les pales d’éoliennes sont en grande partie importés.

Nous nous trouvons dans une situation ubuesque. Le problème le plus grave auquel nous sommes confrontés est notre dépendance pathologique aux combustibles fossiles, et on en parle à peine. Conséquence logique de cet impensé collectif : nous sommes incapables de prendre des décisions qui pourraient permettre d’amorcer le sevrage collectif ou, au moins, d’envoyer les bons signaux aux usagers et aux consommateurs, s’agissant, par exemple de l’achat de véhicules de type SUV (Véhicule Utilitaire Sport) ou de la régulation du secteur aérien, notamment privé. On parle de l’électricité et du nucléaire, lequel ne représente que 17 % de notre problème. Pis, on évoque ces sujets d’une façon caricaturale, qui confine parfois à la désinformation. Comment qualifier autrement le fait d’établir, sans arguments à l’appui, un lien de causalité entre la décision de fermer les deux tranches de Fessenheim après quarante-deux années de vie et « le risque d’exposition à des coupures d’électricité qui semblent inévitables » ? On sait pourtant que les causes principales de ce phénomène tiennent à l’indisponibilité de trente-deux des cinquante-six réacteurs au début de l’hiver et à la guerre en Ukraine.

Si l’on veut garantir la souveraineté de la France et améliorer sa médiocre indépendance énergétique, il faut mettre en œuvre une stratégie globale et cohérente visant à réduire fortement la consommation individuelle et collective, ce qui implique de mobiliser tous les secteurs d’activité – l’industrie, les transports, l’agriculture, le tertiaire, l’habitat et les ménages – et de combiner efficacité énergétique et économies d’énergie. Il convient également de diversifier les sources d’énergie – en recourant de moins en moins aux fossiles et de plus en plus aux renouvelables – et de les utiliser en fonction de leur adéquation à l’objectif recherché. Il est totalement inefficace, par exemple, de transformer de la chaleur en électricité pour la retransformer en chaleur pour des radiateurs électriques.

L’indépendance énergétique de la France ne peut pas être simplement une tête de chapitre, un mot magique. Il faut balayer toutes les activités humaines et instituer des bouquets de solutions combinées en pensant toutes les étapes de la chaîne, les outils d’incitation et de dissuasion, l’écoconditionnalité des subventions et des aides directes, les études et les conseils, la formation des professionnels actuels et futurs, qui constitue le parent pauvre de notre action, et la disponibilité des matériaux et des équipements. Les parlementaires se sont livrés à cet exercice en 2015 dans le cadre de l’examen de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV), qui définit, aux articles L.100-1 à L.100-4 du code de l’énergie, des objectifs clairs de réduction de la consommation énergétique individuelle et collective.

On a débattu récemment de l’ampleur de la baisse de la consommation à atteindre entre 2012 et 2050 : doit-elle être de 50 % ou, comme le dit la ministre, de 40 % ? Peu importe, finalement, puisque l’essentiel est de s’engager enfin dans l’action, sur la base d’une analyse correcte de la situation, au lieu d’invoquer des solutions magiques, coûteuses et lointaines. Il faut mobiliser tous les outils nécessaires et faire preuve de ténacité et de continuité dans la mise en œuvre de politiques lourdes telles que la lutte contre l’étalement urbain, l’élimination des passoires thermiques ou les constructions neuves dans l’habitat et le tertiaire.

Pour répondre à votre première question, qui concerne l’appréciation de la situation énergétique actuelle de la France, je dirais que la priorité est d’objectiver les problèmes auxquels on est confronté et d’envisager différentes hypothèses, dont il faut évaluer les avantages et les inconvénients. Il est rare qu’il n’y ait qu’une solution à un problème, à moins que l’on soit confronté à une catastrophe ou que l’on ait mal fait son travail.

On constate que 2 % de l’électricité est utilisée pour l’agriculture, 3 % pour les transports, 25 % pour l’industrie et 70 % pour le résidentiel et le tertiaire. Ces chiffres sont souvent sous-estimés par les consommateurs, qui pensent qu’on leur demande des efforts alors que l’industrie est préservée. Or, d’une part, cette mise à contribution des ménages est justifiée par les chiffres, et, d’autre part, l’industrie prend également sa part à l’effort. Une première moitié de ces 70 % concerne le chauffage électrique – il est à noter que 50 % de la surpointe de consommation en Europe serait liée au choix français du chauffage électrique. L’autre moitié est constituée par des usages spécifiques tels que l’éclairage, l’électroménager ou l’informatique.

La production d’électricité est assurée, à hauteur de 65 à 70 %, par le nucléaire. L’évolution, en la matière, dépendra de l’électrification des usages. On ne peut pas établir de projections sans prendre en compte des innovations et des préoccupations qui n’existaient pas au moment où nous avons pris nos principales décisions, entre 1997 et 2001.

Je porte une appréciation assez sévère sur la situation énergétique actuelle de la France. Très peu a été fait depuis un quart de siècle pour réduire notre dépendance au pétrole, améliorer notre efficacité énergétique, en utilisant les meilleures technologies disponibles, et diminuer nos consommations inutiles – on a laissé jouer l’offre et la demande, tirées par le marketing et la publicité. On ne dispose toujours pas de plans climat régionaux comprenant un volet de formation, ce qui est pourtant nécessaire car il nous faudra des chauffagistes, des énergéticiens et des artisans du bâtiment pour effectuer la transition.

La rente du nucléaire a été dilapidée par des tarifs ridiculement bas, qui ont encouragé le gaspillage, et par une politique frénétique d’acquisitions hasardeuses à l’export.

La politique de vente de centrales, quant à elle, présente un bilan discutable – je pense à Daya Bay, en Chine – ou malheureusement indiscutable – comme à Olkiluoto et à Hinkley Point. Au-delà du grand carénage, dont le coût est estimé à 50 milliards d’euros par EDF et à 100 milliards par la Cour des comptes, nous allons devoir financer le démantèlement simultané de dizaines de tranches, la ou les solutions retenues pour les déchets d’aujourd’hui et de demain, la construction de nouveaux outils de production et, si vous confirmez votre choix d’une nouvelle génération de centrales, les alternatives renouvelables. Je ne parle même pas des installations nucléaires de base secrètes (INBS), autrement dit des sites militaires de Cadarache, de Marcoule et de Valduc, dont on ne sait à peu près rien. Si j’étais parlementaire, je poserais des questions sur la masse de déchets nucléaires accumulés sur ces sites et sur la nature des contrats signés avec des partenaires étrangers.

Le choix du nucléaire nous expose à des risques qui ont été longtemps sous-estimés. J’aimerais ne pas être caricaturée en froussarde, car la peur n’a rien à voir là-dedans. Je considère que les risques économiques et financiers, d’abord, les risques environnementaux et sanitaires, ensuite, les risques pour notre sécurité collective, dans un contexte de terrorisme et de tensions internationales, enfin, sont considérables. Confrontés à une impasse financière, nous pourrions être amenés à arbitrer entre sûreté et production, à relâcher nos efforts en matière de maintenance ou de surveillance de certains sites.

Les problèmes s’accumulent : citons les déboires de Melox, la corrosion des évaporateurs de l’usine de La Hague ou encore la détection de problèmes de corrosion sous contrainte dans la tuyauterie du circuit de secours des plus gros réacteurs. S’agissant de ce dernier sujet, EDF affirme que c’était imprévisible ; je considère, pour ma part, que ce n’est pas le résultat d’un manque d’entretien mais plutôt la conséquence d’un défaut générique, dont on n’a pas identifié la cause. J’ai appris, bien après mon départ du gouvernement – car ni M. André-Claude Lacoste, directeur de la sûreté, ni Christian Pierret, secrétaire d’État à l’industrie n’avaient jugé nécessaire d’informer la ministre coresponsable de la sûreté – que l’on a procédé, en 1998 et en 1999, à l’arrêt successif de tous les réacteurs pour remplacer à l’identique les tronçons fissurés, au risque de reproduire le problème.

On a assisté, en France, à une fuite en avant : nous sommes le seul pays au monde à avoir fait le choix de réacteurs de plus en plus puissants – Westinghouse, par exemple, est redescendu à 1 000 mégawatts. L’effet de taille pose des problèmes inédits chez nous mais aussi pour nos clients étrangers : on a ainsi livré des réacteurs de 1 650 mégawatts à Olkiluoto et de 1 750 mégawatts à Taishan. Par ailleurs, le passage de Phénix à Superphénix, autrement dit d’une puissance de 250 à 1 220 mégawatts, a été à mon sens trop rapide. Je ne commente pas la décision qui a été prise de commander quatorze EPR (réacteurs pressurisés européens) de plus alors que le prototype a dix ans de retard, coûtera cinq à six fois le prix envisagé initialement et ne fonctionne pas.

J’en viens à votre question sur le processus décisionnel lorsque j’étais membre du gouvernement. Un ministre, y compris dans le champ défini par le décret d’attribution, ne décide pas seul.

Je suis entrée au gouvernement au début du mois de juin 1997 sur proposition de M. Lionel Jospin pour y exercer les fonctions de ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement. Vous avez évoqué à plusieurs reprises lors des précédentes auditions l’accord politique entre les Verts et le Parti socialiste : cet accord était très incomplet, puisque la dissolution de l’Assemblée nationale nous a pris par surprise alors que nous étions en train de le négocier. Succinct, il prévoyait de « réorienter la politique énergétique en instaurant un moratoire sur la construction de réacteurs nucléaires et sur la fabrication du combustible MOX (mélange d’oxydes) jusqu’en 2010, tout en augmentant fortement les crédits pour les économies d’énergie et les énergies renouvelables. Cette politique passe notamment par la fermeture de Superphénix, la réversibilité du stockage des déchets nucléaires en rééquilibrant les crédits de recherche par application réelle de la loi Bataille. Le retraitement à La Hague sera revu, ce qui suppose une surveillance accrue du site et un nouvel effort de recherche. En outre, aucun nouveau contrat de retraitement ne sera souscrit. Le vote d’une loi sur l’énergie aura lieu, au plus tard en 2005. »

Le décret d’attribution me donnait des responsabilités sur une partie du champ de l’énergie, de laquelle étaient exclues la production et la politique énergétiques ; c’est plutôt au titre de l’aménagement du territoire – j’ai porté la loi du 25 juin 1999 d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire, et j’ai piloté le contenu des contrats de plan avec les régions – que j’ai été amenée à revenir, certes à la marge, sur les choix énergétiques.

Mon équipe n’était pas constituée de militants vêtus de peaux de bête et s’éclairant à la bougie dans des cavernes. Dans le domaine de l’énergie, elle était composée de M. Patrick Fragman, ingénieur des mines, actuellement PDG de Westinghouse Electric Company ; de M. Bernard Laponche, polytechnicien et docteur ès sciences en physique des réacteurs nucléaires, ancien du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et ancien directeur général de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME), actuellement animateur de Global Chance ; et de M. Raymond Cointe, ingénieur des mines, qui pilote l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) depuis 2013.

Je me suis efforcée de respecter et de faire respecter les termes de l’accord politique, dans le cadre du décret d’attribution, qui cadrait précisément mon champ de compétences et d’action, et des événements imprévus qui doivent être gérés – en interministériel souvent – chaque semaine. Le nucléaire ne représentait que 10 % à 15 % de mon activité. Ministre antinucléaire dans un gouvernement qui ne l’était pas, je crois pourtant avoir gagné la confiance et le respect du Premier ministre et de mes partenaires au sein du gouvernement, grâce à l’application d’une méthode simple, décidée par M. Lionel Jospin, qui me convenait très bien et qui a permis de faire vivre la majorité plurielle d’alors : liberté de parole avant toute décision, puis arbitrage qui s’impose à tous. J’ai souvent plaidé contre des solutions qui ont fini par être retenues, mais je pouvais les assumer parce que mes arguments avaient été entendus et pris au sérieux. J’ai beaucoup échangé avec M. Lionel Jospin pendant ces années – nous nous voyions tous les quinze jours pour aborder les dossiers d’actualité.

J’ai identifié trois champs sur lesquels ma légitimité n’a jamais été discutée et le Premier ministre m’a toujours soutenue : le travail pour une plus grande transparence, qui supposait que j’aie accès à l’information ; la sûreté des installations et des activités, y compris les transports – vous l’aurez noté, le décret d’attribution précisait que j’étais chargée de la sécurité des transports, sujet polémique à l’époque à cause des convois contaminés qui partaient à l’étranger – ; enfin, la radioprotection des salariés, qui relevait du ministère du travail mais dont aucune institution ne s’occupait vraiment. Le rejet en mer des déchets retraités par l’usine de La Hague, qui provoquait la colère des Normands comme des Anglais, et la contamination des wagons rappelaient l’importance du respect des règles et des lois.

Autre élément de la méthode choisie par le Premier ministre, nous étions invités à la collégialité. Nous n’étions pas chez les Bisounours, et tout n’a pas toujours été facile car chacun était dans son rôle, ce qui pouvait générer des tensions. Le ministre de l’industrie défend les entreprises et la production quand la ministre de l’environnement défend d’autres intérêts, notamment ceux de milieux et d’espèces qui ne votent pas. Nous nous sommes toujours parlé, tant avec M. Dominique Strauss-Kahn qu’avec M. Christian Pierret. Nous n’évoquions d’ailleurs pas que le nucléaire : j’exerçais la tutelle sur les installations classées et je devais me concerter étroitement avec le ministre de l’industrie. Nous avons organisé plusieurs séminaires de travail avec nos équipes, au cours desquels nous avons pris des décisions communes ou réduit nos désaccords après les avoir identifiés. M. Christian Pierret, chargé de l’industrie, n’a pas cherché activement à me marginaliser, mais il était sourcilleux du respect de ses prérogatives et compétences propres : en cas d’incident ou pris en flagrant délit de mensonge par omission, les dirigeants des entreprises du secteur nucléaire se tournaient plus spontanément vers lui que vers moi en espérant une écoute indulgente ou une alliance contre le ministère de l’environnement.

Telle était également la spécialité de M. André-Claude Lacoste, alors directeur de la sûreté des installations nucléaires (DSIN), qui m’avait dit que lorsque l’on avait plusieurs tutelles, on n’en avait aucune – c'est-à-dire qu’il ferait ce qu’il voudrait. Je l’ai mesuré le 31 décembre 1999 : M. Lionel Jospin nous avait demandé d’être tous sur le pont à cause de la peur du bug lié au passage à l’an 2000, et nous faisions le tour de nos services, dont les agents travaillaient également, pour les encourager. Arrivée à la DSIN, j’ai constaté qu’elle gérait une inondation à la centrale nucléaire du Blayais : si je n’étais pas passée par là, la DSIN n’aurait prévenu personne, ni le ministère de l’industrie ni celui de l’environnement. Telle était la culture de l’époque, et je puis vous assurer qu’ils n’étaient pas heureux de ma visite.

L’industrie a choisi à plusieurs reprises de défendre les intérêts de la production plutôt que ceux de la sûreté. Je ne suis pas en mesure de juger tous les cas et je peux comprendre les décisions prises. En 1998, des fissures sont relevées sur l’enceinte de confinement de la centrale de Belleville : ce ne sont pas les fissures qui m’agacent le plus car elles ne posent pas de réel problème de sûreté, c’est le comportement d’EDF, qui était au courant de cette faiblesse depuis des années et qui avait été mise en demeure par l’autorité de sûreté de l’époque de procéder à des travaux qu’elle n’avait pas réalisés. Le Premier ministre a décidé que Belleville continuerait de fonctionner, et je n’en ai pas fait une affaire.

Je me souviens aussi d’une visite à Flamanville où je voulais rencontrer des agents car des relâchements humains avaient été repérés dans les procédures de sûreté : la direction de la centrale, qui avait invité beaucoup de monde, a organisé des visites par groupes et a fait en sorte que l’échange ne puisse pas avoir lieu avec les personnels alors que l’on voulait les motiver à montrer plus d’attention aux procédures de sûreté.

Vous aurez noté que les termes de l’accord politique passé avec M. Lionel Jospin n’ont pas été intégralement respectés. Le MOX s’est développé alors que j’étais ministre et aucune communication n’a été possible sur les contrats de retraitement – on m’a opposé le secret des affaires –, mais je n’ai claqué la porte, exercé aucun chantage, ni proféré de menace de départ. J’ai beaucoup échangé avec le Premier ministre, qui savait parfaitement que s’il décidait de construire un EPR, je quitterais le gouvernement. Contrairement à ce qu’insinuent plusieurs de vos questions posées lors des précédentes auditions, il n’y avait pas d’un côté des gens qui travaillent et de l’autre un trublion qui menace de partir, mais un vrai échange avec le Premier ministre. Si j’avais dû démissionner en cas de construction d’un EPR, il m’aurait remplacée et je n’en aurais pas fait un drame national. Si j’avais voulu faire un drame à chaque arbitrage tendu, j’en aurais provoqué toutes les semaines.

Plus généralement, je ne comprends pas l’opposition permanente que vous semblez faire entre la politique qui serait toujours suspecte et la technique qui serait exempte de tout soupçon. Pour moi, la politique, ce n’est pas sale, ce n’est pas médiocre : on ne décide pas sur le fondement de rapports de force sordides, de chantages, de menaces, de pressions ou d’intrigues. ; on décide en prenant en compte des éléments techniques mais pas seulement car les opportunités, les contraintes économiques, le contexte diplomatique, sociétal et social – l’emploi, par exemple – entrent aussi en ligne de compte.

Je me suis toujours méfiée de l’absence d’alternative et du discours des ingénieurs m’expliquant qu’il n’y avait qu’une seule solution possible : ils me disaient qu’ils avaient intégré mes préoccupations écologistes en utilisant des énergies renouvelables et en mettant des fleurs devant les centrales – on m’a vraiment parlé ainsi – avant de comprendre que j’avais besoin de vrais arguments.

Au moment de ma prise de fonction, je pensais que notre souveraineté était totale et notre indépendance très limitée. Je ne me souviens pas de grands débats à ce sujet, mais j’ai toujours pensé que le renforcement des coopérations européennes et une forte solidarité entre les États membres représentaient les meilleures pistes pour restaurer l’indépendance énergétique de la France. Dans les négociations internationales, notamment à Kyoto, la solidité de la position européenne a empêché les États-Unis de vider l’accord qui se négociait de toute substance. J’ai également milité pour une décentralisation des outils de production en élaborant des schémas régionaux de l’énergie, ainsi que pour une politique d’économies d’énergie et d’efficacité énergétique.

Je n’avais pas de regard sur la sécurisation des approvisionnements pétroliers et gazeux, mais M. Lionel Jospin vous a expliqué les actions menées en la matière, sous la responsabilité du ministère de l’économie et des finances. Je n’ai pas eu à connaître le contenu des contrats de fourniture d’uranium naturel. À cette époque, nous étions suréquipés, puisque la France comptait trente-quatre réacteurs de 900 mégawatts, vingt de 1 300 mégawatts, quatre de 1 450 mégawatts et Superphénix. Nous connaissions une surproduction, que vous avez contestée dans les auditions précédentes. Certes, cette notion est relative car elle ne s’évalue que par rapport à la consommation.

Vous avez auditionné M. Yannick d’Escatha, qui était à l’époque administrateur général du CEA, avec lequel j’ai eu d’excellentes relations car, bien qu’il soit tout sauf antinucléaire, il avait une réelle appétence pour le débat d’idées. Il a clairement répondu à vos questions et vous a dit que la France disposait de réacteurs neufs, surproduisait et exportait beaucoup, mais que l’on avait déjà détecté un problème dans la chaîne logistique, qui avait été signalé au sein d’EDF et était donc connu des représentants de l’État dans l’entreprise. Ainsi, on n’expose pas le problème aux autorités politiques, on s’en décharge en l’évoquant dans une instance, sans s’assurer de la bonne information du gouvernement.

À cette époque, j’étais plus préoccupée par le fait qu’EDF encourageait des usages nouveaux de l’électricité, cherchait à exporter l’électricité excédentaire en base – elle voulait lancer le projet de ligne à très haute tension (THT) du Somport vers l’Espagne – que par la sécurisation des approvisionnements. La question ne se posera que plusieurs années plus tard. La prolongation de la durée de vie des centrales ne constituait pas non plus un sujet de réflexion à la fin des années 1990. Des centrales étaient entrées en service en 2000 et en 2002 et aucune crainte de manquer d’électricité ne se faisait jour.

Un ministre ne prend pas seul de décision d’ouverture ou de fermeture d’un site de production d’énergie, car ces choix ont un impact territorial, économique et social. Dans le cadre de la tutelle des installations classées, j’ai été amenée à demander la fermeture temporaire ou la non-prolongation d’installations dont la production d’énergie était marginale ; il s’agissait d’incinérateurs d’ordures ménagères qui émettaient une grande quantité de dioxines et de furanes, de centrales à charbon vétustes – je sais que cela vous intéresse, monsieur le président.

Dans le champ du nucléaire, je n’ai pas décidé de fermer Superphénix, mais je reconnais avoir inspiré, souhaité et soutenu ce choix. J’ai demandé l’arrêt de l’atelier technique du plutonium de Cadarache, une usine de fabrication de MOX construite sur une faille sismique dont l’Autorité de sûreté nucléaire demandait la fermeture depuis 1994 –quand M. André-Claude Lacoste militait pour que Belleville reste ouverte, il allait voir Christian Pierret ; quand il voulait arrêter l’atelier technique du plutonium, il venait me voir.

J’ai été amenée à suivre de nombreux dossiers préoccupants et à contrebalancer l’influence de ceux qui avaient tendance à relativiser ou à occulter les dangers pour ne pas handicaper la production. EDF a mis non pas quelques mois mais plusieurs années avant d’engager les travaux prescrits par la direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE) ou la DSIN après la découverte de la porosité de l’enceinte de la centrale de Belleville et la rupture de la digue de la centrale du Blayais, qui a provoqué une inondation du sous-sol et la perte des pompes de refroidissement des réacteurs – incident le plus sérieux auquel j’ai été confrontée. Dans ces affaires, le problème ne venait pas de la ministre antinucléaire mais de la désinvolture d’EDF, qui menaçait la sûreté.

J’ai dû aussi gérer le dossier des rejets radioactifs en mer de la centrale de La Hague, qui violaient nos engagements internationaux, notamment la Convention pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du Nord-Est (Ospar), et celui de la présence d’amibes dans le circuit de refroidissement de la centrale nucléaire de Civaux.

En tant que membre du gouvernement, j’ai alerté chaque fois que c’était nécessaire et j’ai assumé les conséquences de choix qui n’étaient pas les miens. J’ai travaillé au renforcement des moyens de surveillance, de contrôle et d’expertise : le Premier ministre Lionel Jospin vous l’a rappelé, la loi du 9 mai 2001 a créé l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), établissement public industriel et commercial (Épic) qui a pris la suite de l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), qui dépendait du CEA, et de l’Office de protection contre les rayonnements ionisants (Opri), placé sous la tutelle du ministère de la santé.

Le travail sur le projet de loi portant sur la sûreté nucléaire a été largement entravé et a fait l’objet de longues discussions. Nous sommes toutefois parvenus à mettre en évidence la nécessité d’installer une autorité indépendante du pouvoir politique et des exploitants, travail qui aboutira dans la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire. Le monde du nucléaire est un tout petit monde, très endogamique : ses dirigeants ont fréquenté les mêmes écoles et ils effectuent des allers-retours permanents entre les directions centrales de Bercy et les grandes entreprises publiques ou privées du secteur. L’ASN est indépendante du pouvoir politique mais elle ne l’est pas totalement des exploitants : il est cependant difficile de résoudre ce problème car cette structure a besoin de personnes compétentes.

L’accord entre les Verts et le Parti socialiste insistait sur le respect des trois axes de la loi relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs, dite « loi Bataille », en matière de déchets – séparation et transmutation ; stockage dans les couches géologiques profondes en testant plusieurs hypothèses de sol ; entreposage en subsurface – et sur la réversibilité du stockage : plusieurs lois ont depuis confirmé ces orientations.

La loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire prévoyait l’élaboration de schémas de services collectifs pour les transports de personnes, de marchandises et d’énergie. Cet outil était utile aux collectivités locales qui ont souhaité s’en emparer, mais certains territoires n’ont pas déployé de schéma régional de l’énergie. Avec M. Jean-Claude Gayssot, ministre chargé des transports, nous avons relancé le fret ferroviaire en commandant de nouveaux matériels, en identifiant des sillons dédiés et en élaborant des projets de tunnels ferroviaires transalpins. Nous avons également accru les moyens de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) en ouvrant notamment des points énergie dans tout le territoire.

M. André Merlin, ancien dirigeant de RTE, a cru pouvoir dire que j’aurais empêché la construction de la ligne THT entre Boutre et Carros, censée sécuriser l’approvisionnement en électricité de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur mais qui devait traverser le parc naturel régional du Verdon. La CNDP a dessiné deux tracés alternatifs, moins pénalisants pour l’environnement et plus sûrs pour la sécurité de l’approvisionnement électrique, menacé par les incendies de forêt. Je ne sais pour quelle raison cette ligne n’a finalement pas été construite ultérieurement, mais mon ministère en avait défendu le principe.

Je m’interrogeais souvent sur les moyens dont je disposais pour faire avancer la recherche sur les énergies renouvelables. EDF achetait à tour de bras des brevets, officiellement pour les tester dans le centre de recherche des Renardières, en pratique, pour les enterrer : aucune application de brevet ne ressortait de ce centre de recherche. Actuellement, les évolutions sur les pompes à chaleur et les éoliennes sont très rapides. Siemens vient, par exemple, de mettre sur le marché des pales d’éoliennes recyclables ; dans quatre ou cinq ans, on ne parlera plus des éoliennes ni des panneaux solaires comme on le fait actuellement.

À l’époque, les crédits de recherche étaient essentiellement dévolus au nucléaire. Quand un projet nucléaire patine, on met en avant l’opportunité qu’il représente un outil pour faire avancer la recherche ; or certains de ces investissements sont ruineux et n’ont rien à voir avec le montant des crédits attribués sur la base des appels d’offres de l’Agence nationale de la recherche (ANR) – dans le nucléaire, on rajoute en général deux zéros. On travaille au doigt mouillé avec des dossiers bâclés ou inexistants.

Quand on a décidé de construire Cigéo, on n’a pas parlé d’argent. On ne savait pas s’il faudrait engager 5, 10, 20 ou 30 milliards, ce qui est très choquant : de même, le réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter) devait coûter 5 milliards, puis la facture est passée à 10 milliards quatre ans plus tard et elle s’élève actuellement à 44 milliards ! Le réacteur ne fonctionne plus depuis plusieurs années pour des problèmes de corrosion, et j’ignore s’il produira un jour quoi que ce soit. J’ai évité que l’on donne des crédits au rubbiatron que M. Claude Allègre, ministre chargé de la recherche, – qui est sans doute compétent en géologie mais pas en nucléaire, en tout cas pas plus que moi – défendait avec acharnement, sans doute après avoir croisé Carlo Rubbia dans un colloque.

Quand on parle de recherche, il faut savoir si l’on parle de recherche fondamentale, ou appliquée, si le développement est prévu à court, moyen ou long terme. La recherche ne justifie pas tout, elle ne peut pas se fonder sur des tours de passe-passe et des audaces sémantiques dénuées de tout fondement scientifique. J’identifie un problème de méthode et de ressources : le nucléaire n’est pas soumis aux mêmes règles que les autres secteurs de la recherche alors que les financements sont comptés et que les équipes pleurent misère.

La loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité a instauré la Commission de régulation de l’énergie (CRE), en application du traité de Lisbonne et des directives du paquet « énergie » négocié à Bruxelles par Christian Pierret. Je n’ai pas été associée aux discussions préalables – je n’avais d’ailleurs pas à l’être compte tenu de mon portefeuille. Je ne pense pas que des décisions importantes aient été prises d’emblée. La création du Conseil des régulateurs européens de l’énergie n’avait pas non plus été portée à ma connaissance ; une réunion bruxelloise a dû décider de son instauration avant mon départ du gouvernement, mais il n’a commencé ses travaux que plus tard.

Superphénix a été un dossier important. Ce n’est pas parce que son arrêt figurait dans l’accord entre les Verts et le Parti socialiste qu’il comportait une dimension idéologique. Superphénix n’a pas été un équipement merveilleux sacrifié à mes pulsions antinucléaires. Le Parti socialiste pas plus que le Parti communiste ou le mouvement de M. Jean-Pierre Chevènement n’étaient antinucléaires. Cette décision s’est imposée parce que les arguments avancés ont convaincu le Premier ministre, comme il vous l’a dit. Je ne suis pas ingénieure mais médecin et je parle français en faisant attention aux termes utilisés. Dans le domaine du nucléaire, on joue avec les mots : on ne retraite pas, on sépare de l’uranium, du plutonium, des produits de fission instables, des transuraniens et des actinides, on vitrifie, on conteneurise, on stocke, mais on ne retraite pas, on ne recycle pas. On n’incinère pas non plus les déchets radioactifs : on les transforme en les bombardant de neutrons pour qu’un isotope devienne un autre isotope.

Vous avez dit que toutes les personnes que vous avez auditionnées, à l’exception de Mme Corinne Lepage, regrettaient l’arrêt de Superphénix. Je n’en suis pas étonnée compte tenu du pedigree de la plupart d’entre elles. Certaines ont la mémoire courte, mais d’autres ont fait montre de prudence. Si Le Point estime que le prototype du réacteur à neutrons rapides avait « connu depuis 1985 une exploitation chaotique » – ces termes ne sont pas ceux d’un ingénieur du CEA –, Lionel Jospin admet que « de fait, la mise en œuvre de ce projet rencontrait depuis des années des problèmes techniques incessants qui provoquaient des arrêts dont chacun durait plusieurs mois. À l’époque, la réussite technique du projet était compromise et sa rentabilité économique nullement assurée. » Lors de son audition, M. Yannick d’Escatha tient des propos similaires, en termes prudents : « Superphénix était une énorme extrapolation […], il a connu beaucoup de maladies de jeunesse, a été assez souvent arrêté pour réparation. » S’il finit par dire, après que M. le rapporteur est revenu plusieurs fois à la charge, que, déverminé, le prototype « aurait parfaitement bien fonctionné », il se garde bien de préciser au bout de combien de temps et à quel prix. La plaisanterie du déverminage a tout de même duré treize ans.

Au moment de décider, nous disposions des avis nuancés de certains des cadres dirigeants de la filière nucléaire, conscients des difficultés liées au saut quantitatif que représentait cet équipement par rapport à Rapsodie et à Phénix – d’une puissance de 20 et 250 mégawatts, respectivement – et aux nombreux arrêts pour panne et réparation. Je tiens à votre disposition la liste des pannes incessantes, de gravité variable, qui ont affecté Superphénix – défaillance du barillet, oxydation du sodium primaire, effondrement partiel du toit de la salle des machines, etc.

Face à l’inconnue que représentait la présence de 5 000 tonnes de sodium liquide, j’ai demandé ce qui était prévu en cas d’incendie lié au sodium. On m’a répondu : « Rien, on ne sait pas faire ». Quant à ce qui était prévu pour décharger le sodium, on m’a dit : « Cela a fonctionné longtemps, on a le temps de s’y préparer ».

Nous nous interrogions aussi sur le coût de ce réacteur à la mission stratégiquement floue, dont on ne savait pas s’il était un prototype, un instrument de production, un outil de recherche, un surgénérateur capable de produire plus de plutonium qu’il n’en consomme ou un sous-générateur incinérant du plutonium. L’ouvrage que j’ai écrit à mon départ du gouvernement décrit la façon dont les choses se sont passées, les tentatives d’intimidation, les atermoiements, les difficultés techniques : personne n’avait la moindre idée de la façon dont on pouvait démanteler ou vider le sodium.

S’agissant des négociations avec nos partenaires européens, membres du consortium Nersa (centrale nucléaire européenne à neutrons rapides SA), elles ont été menées par le ministère de l’économie et des finances. Ce qui prédominait à cette époque, c’était le soulagement de nos partenaires européens. Certains de vos interlocuteurs, qui témoignent sous serment, ont évoqué leur préoccupation quant au coût de l’abandon de la filière. Rappelons qu’avant notre arrivée au gouvernement, les Allemands avaient abandonné la filière surgénératrice – le surgénérateur nucléaire Kalkar, d’une puissance de 327 mégawatts, non 1 220, a été arrêté en 1991 – et considéraient le programme de recherche de Superphénix comme n’étant pas intéressant. Quant au directoire de la SBK, le consortium qui regroupait les électriciens allemand, néerlandais et belge, il envisageait de retirer sa participation voire de se retirer du projet. Comme les Allemands, les Italiens d’Enel affirmaient que les recherches que pourrait permettre le surgénérateur ne leur seraient d’aucune utilité.

À notre arrivée au gouvernement, je me souviens du soulagement qu’ont exprimé les partenaires européens. Ils ont été dédommagés par une fourniture d’électricité peu chère et excédentaire.

Qu’en est-il aujourd’hui de la filière ? Un lobbyiste éminent, peu encombré de scrupules, explique dans une bande dessinée à la mode que « ça existe déjà dans le monde en exploitation courante… c’est une technologie maîtrisée. » Il a sans doute raison : quelques réacteurs à neutrons rapides fonctionnent à travers le monde, dans de grandes démocraties avancées soucieuses de transparence : deux équipements ont été construits à Beloyarsk, en Russie et un à Xiapu, en Chine. Trois autres sont en construction, quand tous les autres projets au Japon, aux États-Unis et en Allemagne, ont été abandonnés.

Dans une question à M. Lionel Jospin, vous avez marqué votre étonnement que la représentation nationale n’ait pas été consultée sur la fermeture de Superphénix. Elle ne l’avait pas été non plus sur sa création. La légalisation de la construction des centrales nucléaires, décidée en 1974, a eu lieu en 2005, trente ans plus tard. Il n’y a pas non plus eu de loi pour créer Iter, investissement dont j’ai rappelé le coût, pour une technologie qui n’est fascinante que sur le papier.

Contrairement à ce qui s’est passé à Fessenheim, la décision d’arrêt définitif du réacteur de Creys-Malville a été accompagnée par des mesures d’aménagement du territoire, de soutien aux sous-traitants – les agents d’EDF étant maintenus sur le site ou réorientés vers d’autres sites de la même région –, de formation, de réindustrialisation, qui ont fait l’objet d’un volet spécifique du contrat de plan État-région, avec la nomination d’un préfet chargé de piloter un programme d’appui aux territoires et sous-traitants. Cela ne règle pas tout : il demeure, en particulier, le traumatisme que peuvent représenter les répercussions sur la vie quotidienne des salariés, mais ce n’est déjà pas mal.

En résumé, la décision a été fondée non pas sur un rapport de force – politique – mais sur un constat : le réacteur a très peu produit, a subi de nombreuses pannes et a posé de gros problèmes de sûreté.

Le problème politico-stratégique n’est jamais abordé lucidement. Alors que le traité de non-prolifération est entré en vigueur en 1970, à quoi rime de continuer à isoler à grands frais du plutonium – alors qu’il existe un risque terroriste proliférant –, de le promener à travers la France pour le transformer en MOX et d’espérer l’utiliser dans des surgénérateurs qui en produiraient plus qu’ils n’en consomment ? Melox, l’usine qui produit le MOX, est en grande difficulté à Marcoule. On utilise au maximum 30 % de MOX dans les centrales actuelles. Le MOX usé est beaucoup plus radioactif que l’oxyde d’uranium usé. Il impose un long refroidissement en piscine et dégage beaucoup plus d’énergie thermique que les oxydes d’uranium. Enfin, on ne peut en placer qu’un seul assemblage par conteneur de stockage, contre quatre d’oxyde d’uranium usé – les MOX occupent quatre fois plus d’alvéoles.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, madame la ministre, pour ce propos introductif. Nous avons pris le temps – cela était nécessaire. Cela démontre aussi que nous essayons d’écouter chacun, de faire notre travail, quels que soient les présupposés que vous puissiez avoir sur notre commission d’enquête. Le Parlement reste libre de la façon dont il conduit ses travaux.

Je m’intéresserai essentiellement à la période pendant laquelle vous avez exercé vos responsabilités. Je n’étais pas partisan de faire remonter nos travaux loin dans le temps, mais plusieurs membres de la commission – pas forcément ceux que vous pensez – ont plaidé en ce sens.

On parle beaucoup de votre position politique antinucléaire mais dans le cadre de vos fonctions de ministre, chargée en partie de l’énergie, quelle est votre vision de l’évolution du mix énergétique et des chemins pour y parvenir ? Je pense notamment aux enjeux de décarbonation puisque, selon votre décret d’attribution, vous êtes en charge de la « lutte contre l’effet de serre ».

Mme Dominique Voynet. Il était en effet beaucoup moins question de décarbonation que, de façon générique, de réduction des gaz à effet de serre.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est pourquoi j’ai précisé vos attributions. On parlait aussi davantage d’énergies « nouvelles » que « renouvelables ».

Mme Dominique Voynet. Oui, on est là dans la rhétorique. À l’époque, mon travail a essentiellement été d’obtenir que l’on objective les sujets.

En 1973, on dresse un constat – il n’y a plus de pétrole –, on a des idées : on décide de faire du nucléaire. L’idée que les fossiles représentent 60 % ou 70 % du problème n’est pas largement partagée lorsque j’arrive au gouvernement. Ce qui me frappe, c’est la très faible culture qu’ont l’essentiel des membres du gouvernement, du Parlement, des élus, des journalistes et de la société sur les sujets énergétiques. On se contente de phrases magiques – « le nucléaire ou la bougie », par exemple.

Essayer de partager des connaissances et de consolider des données sur les questions énergétiques est déjà une partie du problème. On doit aussi diffuser l’idée qu’il n’y aura jamais une solution concrète, unique, à un problème par nature immense et complexe, et qu’il faudra balayer l’ensemble des activités humaines et tenter de réduire la difficulté – quand un problème énorme paraît insoluble, on essaye de le fragmenter. Il faut donc associer un travail sur l’efficacité énergétique, au motif que l’énergie la moins chère, la moins polluante, la moins dangereuse, est celle que l’on n’a pas consommée, et un travail sur la diversification des sources d’énergie. Au moment où j’arrive au gouvernement, on vient de vivre quinze ou vingt ans pendant lesquels EDF a encouragé des usages de l’énergie pour lesquels l’électricité n’est pas la panacée.

Dans notre pays, le débat n’est jamais objectivé, en des termes clairs. On confond énergie avec électricité ; production et consommation primaire avec consommation finale. Étant donné qu’une centrale nucléaire doit produire 3 kilowattheures pour fournir 1 kilowattheure au consommateur, les deux autres étant consommés à parts égales par la centrale et par le transport, on ne peut qu’en conclure que le chauffage électrique n’est pas très efficace. Certes, les grille-pain électriques de l’époque ne sont pas chers et on encourage les habitants à isoler leur logement, en les prévenant que le chauffage électrique n’est valable que s’ils sont bien isolés. Mais des millions de personnes sans scrupule l’utilisent pour équiper à peu de frais des logements de location, qui reviennent très cher aux personnes qui y vivent, dans des conditions de confort très limitées.

Dans ce contexte, comment a-t-on travaillé ? J’ai entendu Mme Corinne Lepage regretter que la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie, dite loi LAURE, n’ait pas été entièrement appliquée. C’est partiellement exact car, étant une loi d’orientation, elle ne comportait pas de dispositions très contraignantes sur le plan législatif. En revanche, elle prévoyait des outils intéressants que l’on a appliqués chaque fois que cela était possible et utile. On l’a surtout déclinée dans le premier programme national de lutte contre le changement climatique, qui a tenté de balayer, un à un, les grands champs d’activité humaine et d’arrêter les mesures permettant de réduire les émissions.

Au niveau européen et international, j’ai représenté la France dans les négociations de Kyoto, en présence, notamment de la Chancelière Angela Merkel et du ministre danois Svend Auken. Notre travail consistait à faire en sorte que les pays les plus développés assument leurs responsabilités. Outre les outils économiques, qui semblaient être la condition indispensable pour que les États-Unis s’engagent à nos côtés, les Européens ont défendu des politiques et des mesures nationales en faveur de l’efficacité, de la diversification et de l’économie d’énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Intéressons-nous au mix énergétique proprement dit. Vous avez dit que, déjà à l’époque, le problème venait du fait que 70 % de la consommation d’énergie relevait des énergies fossiles, non de l’électricité. Vous avez évoqué l’isolation des logements, alors prioritairement chauffés électriquement.

Mme Dominique Voynet. Pas forcément…

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle a été l’action du gouvernement, dont l’un des objectifs était la lutte contre les gaz à effet de serre, s’agissant du chauffage, de l’industrie et du transport ?

Mme Dominique Voynet. À l’époque, une partie importante de la population, des industriels, des élus, des décideurs économiques est dans le déni ou la relativisation. Même ceux qui sont convaincus de la réalité de la menace climatique la voient comme une perspective lointaine. On a tendance à se contenter de mesures à visée pédagogique, expérimentale ou symbolique. C’est le cas par exemple de la journée « En ville sans ma voiture » ou, lors de la journée sans voiture, de la vignette apposée sur le pare-brise, en cas de pollution de l’air.

La plupart des acteurs économiques et des syndicats, dans l’industrie comme dans l’agriculture ou le tertiaire, considèrent les mesures de lutte contre le changement climatique comme des obstacles au développement économique ou des menaces pour l’emploi, sans imaginer les gains de compétitivité qui pourraient être réalisés en faisant preuve d’anticipation, au moins en prenant des mesures gagnant-gagnant, et sans avoir conscience que le changement climatique constitue en lui-même une menace pour leur activité.

Il me revient de dire que notre problème numéro un est le pétrole – on en viendra au charbon, après. Je construis la réponse avec M. Jean-Claude Gayssot. Lors d’un sommet des ministres des transports et de l’environnement, nous sommes les seuls en Europe à présenter une proposition commune, un document unique, qui propose une stratégie de décarbonation du secteur des transports.

À l’époque, on ne parle pas d’électrifier l’ensemble du parc de voitures individuelles – l’autonomie des véhicules électriques est ridicule, le poids des batteries terrible. Mme Corinne Lepage en a acquis deux ou trois pour le ministère de l’environnement, qui peinent à faire un aller-retour entre le ministère et l’Élysée.

En revanche, nous proposons un investissement massif dans les transports collectifs, la lutte contre l’étalement urbain et la reconquête d’une part des transports de marchandises par le rail, que traduiront certains engagements des contrats de plan. Certaines régions ont magnifiquement joué le jeu – la région Poitou-Charentes, qui n’était pas dirigée par quelqu’un de mon camp, a fait beaucoup pour créer des alternatives à la route – ; d’autres n’ont rien fait.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je n’irai pas sur le terrain du fluvial, madame la ministre…

Mme Dominique Voynet. Vous pouvez car je suis assez contente de moi dans ce domaine. J’ai milité pendant vingt ans contre la perspective d’une mise à grand gabarit du canal Rhin-Rhône. Je me suis appuyée sur des études fournies par l’Observatoire d’économie des transports de Lyon, montrant que la réalisation du canal aurait conduit pour l’essentiel à prendre des parts de marché au rail, non à la route, car on n’y transporte pas les mêmes marchandises – sur la route, des fleurs coupées, des produits laitiers ; sur la voie fluviale, des pondéreux.

Par ailleurs, il y a vingt-cinq ans, certains avaient déjà anticipé les grandes difficultés d’alimentation en eau de la Franche-Comté, du fait de son sous-sol karstique. Le Doubs a été à sec pendant plusieurs années consécutives l’été : je ne sais pas avec quelle eau vous auriez rempli les écluses magiques du canal Rhin-Rhône à grand gabarit.

Je suis donc contente de ce que j’ai fait. En revanche, il est dommage que le programme de réindustrialisation « Avenir du territoire » entre Saône et Rhin ait été interrompu après 2002 car il permettait à cette région industrielle et mal connue d’intensifier les liens avec ses voisins, l’Alsace et la Bourgogne.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et le charbon ?

Mme Dominique Voynet. Pour comprendre votre allusion à ma position sur le charbon, j’ai relu l’interview que j’avais donnée à Libération le 23 octobre 1998 et l’intervention que j’avais faite le 11 juin 1998 devant l’Assemblée nationale. Ma position était liée au fait qu’une bonne partie des pays en voie de développement n’ont pas d’autres énergies qu’un charbon, acceptable ou très médiocre, utilisé avec des techniques antédiluviennes, désastreuses du point de vue environnemental, comme les foyers ouverts.

Deux dossiers sur lesquels j’ai travaillé m’ont convaincue qu’il fallait réfléchir à une situation politiquement sensible – la Chine ou l’Inde ont peut-être les ressources pour s’en passer, mais la quasi-totalité des pays en voie de développement n’ont pas les moyens d’utiliser autre chose que leur mauvais charbon.

Le premier dossier était celui du Kosovo, dont M. Bernard Kouchner était l’administrateur pour les Nations unies. Le pays, qui produisait un seul kilowattheure par kilo de mauvais lignite, était demandeur de solutions techniques pour améliorer cette rentabilité. En faillite financière et sortant d’une guerre, il ne pouvait pas réaliser des investissements coûteux à moyen terme. Nous nous étions demandé si les techniques déployées en France pour mieux utiliser le charbon ne pouvaient pas être transférées rapidement au Kosovo, pour améliorer son bilan énergétique.

Le deuxième dossier était celui du site de Gardanne, qui avait reçu un feu vert du ministère de l’industrie et de l’environnement en 1992, avant notre arrivée. Il abritait une centrale de 250 mégawatts et une autre, de 600 mégawatts, était en projet – elle n’a pas été construite. Elle utilisait la technique de la combustion en lit fluidisé circulant, qui consiste à mélanger du charbon concassé avec du calcaire, pour désulfurer – je vous fournis ces explications en rappelant toutefois que je ne suis pas ingénieure. La température de travail limitait l’émission d’oxydes d’azote.

Il semblait intéressant de laisser fonctionner la centrale, comme une solution de transition, peu capitalistique, pour des économies en transition. Je ne vous cache pas qu’il y avait 250 emplois à la clé, dans un territoire travaillé au corps par des extrêmes, qui connaissait de nombreuses difficultés et un taux de chômage élevé. L’emploi a joué dans la décision de mettre en service la centrale, fermée depuis, pour voir quel intérêt elle pouvait présenter d’un point de vue environnemental.

Je n’ai évidemment jamais imaginé que l’on puisse remplacer les centrales nucléaires par les centrales à charbon.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans votre propos introductif, vous avez évoqué le contexte français de production excédentaire et la volonté d’exporter, notamment vers l’Espagne. On cherche aujourd’hui à maximiser les interconnexions pour compenser l’intermittence des productions. J’ai le sentiment – peut-être ai-je mal compris – que la logique de l’exportation vers l’Espagne vous dérangeait. Or, on nous a indiqué, lors d’une précédente audition, qu’il a fallu près de vingt ans pour réaliser l’interconnexion électrique entre la France et l’Espagne. Certains ont-ils manifesté la volonté de ralentir cette interconnexion à un moment donné, ce qui peut s’expliquer par le contexte d’alors ?

Mme Dominique Voynet. J’ai été ministre quatre ans, ce qui est déjà long, mais je n’ai pas eu une influence telle que cela ait pu expliquer un ralentissement sur vingt ans. Le retard de l’EPR à Flamanville, ce n’est pas moi non plus !

EDF est arrivée avec un projet : construire une ligne à très haute tension à travers la vallée du Somport, pour exporter de l’électricité vers l’Espagne. Je déteste que l’on me mette le couteau sous la gorge sans m’apporter des éléments de choix objectifs. On a demandé pour quel usage, d’où venait l’électricité – de Golfech, je crois – et selon quelles conditions économiques – l’accord politique sur lequel je m’étais engagée prévoyait que la transparence devait être faite sur les contrats.

Je n’ai pas reçu de réponse. C’était quand même un peu fort : en France, on supporte la construction des centrales, leur démantèlement, le traitement ad vitam aeternam des déchets nucléaires, la construction de lignes à très haute tension qui saccagent des vallées, pour exporter des kilowattheures excédentaires dans des conditions économiques non précisées. Le diable est dans les détails. La question n’est pas de savoir s’il est intéressant d’exporter de l’électricité vers l’Espagne ; elle est de définir à quoi on s’engage : est-ce à une quantité garantie d’export, quels que soient nos besoins en France, et à quel prix ?

Dans cette affaire, la décision relevait du ministère de l’industrie. On en a discuté, mais ce n’était absolument pas transparent. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais à cette époque, il y avait aussi un débat considérable sur un projet routier censé traverser les Pyrénées au col du Somport.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le rapporteur et moi ne savons de cette époque que ce que l’on nous en a dit.

Mme Dominique Voynet. Comme vous avez mené de nombreuses auditions, je ne sais pas à qui vous avez posé cette question.

À l’époque, une route était censée traverser les Pyrénées au col du Somport et des personnes militaient pour rouvrir la ligne ferroviaire, arguant que l’essentiel de ce qui traversait les Pyrénées était du fret. Politiquement, le contexte était délicat. Les populations qui ne voulaient pas de la route et ne bénéficiaient d’aucune écoute au sujet de la réouverture de la voie ferrée refusaient aussi la ligne à haute tension. Je n’ai pas été amenée à prendre des décisions là-dessus : j’ai posé des questions, je n’ai pas reçu de réponse.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous essayons de comprendre une époque à laquelle ni le rapporteur ni moi n’étions en mesure de nous intéresser à la vie politique. Cela nous permet de recontextualiser, de comprendre comment les décisions se prennent, et d’éviter des erreurs dans le futur : certains des éléments que vous donnerez ce soir permettront peut-être d’éclairer les décideurs au cours des années à venir. J’ai bien senti, y compris dans vos propos introductifs, une forme de défiance à l’égard des travaux de notre commission.

J’ai besoin de comprendre la vision que vous aviez alors du mix, sinon énergétique – on a essayé d’en parler mais on n’est pas allé très loin – du moins électrique puisque la question du nucléaire vous préoccupait. Quelles solutions alternatives au nucléaire imaginiez-vous à l’époque ?

Mme Dominique Voynet. Le mouvement écologiste, dont j’étais à l’époque un cadre identifié, défendait la sortie progressive du nucléaire : au fur et à mesure que les centrales arrivaient en fin de vie, on se donnait les moyens de déployer des alternatives, notamment en combinant l’efficacité énergétique et la diversification des sources d’énergie.

Ensuite, on avait une exigence de transparence et d’échange argumenté avec les grandes entreprises du nucléaire et le ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, parce qu’il semblait que les choix se caractérisaient par une certaine opacité, que l’on était dans une sorte de fuite en avant où chaque investissement justifiait le suivant.

C’est d’ailleurs exactement le cas en ce moment. On ne peut plus retraiter notre uranium en Russie : on prévoit de construire une usine de retraitement en France. On a trop de déchets nucléaires stockés à La Hague : on construit une méga piscine.

À l’époque, il me paraissait nécessaire de diversifier nos sources d’énergie. L’éolien commençait à se développer au Danemark et en Allemagne, mais très peu en France, où les réalisations n’étaient pas convaincantes, je le reconnais. Les premières éoliennes avaient une dimension expérimentale ; elles étaient bruyantes et peu efficaces.

Quant au mix énergétique, je réfléchissais surtout à réduire au maximum les besoins et à réserver l’électricité aux usages nobles – l’éclairage, les usages thermiques, le fonctionnement des moteurs dans l’industrie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le stockage ou l’intermittence étaient-ils un sujet de préoccupation ?

Mme Dominique Voynet. Je ne m’en souviens pas. On était déjà capable de critiquer l’absence de souplesse du nucléaire. Notre surproduction était essentiellement en base. On était amené à cette époque – peut-être est-ce encore le cas – à procéder au démarrage de centrales thermiques, par exemple en cas de pic de froid, ou à acheter de l’électricité beaucoup plus cher que notre kilowattheure exporté en base à nos voisins italiens, allemands ou autres. Cela faisait partie des sujets de réflexion. La question de l’intermittence des moyens non carbonés de production était peu posée. Elle doit être resituée dans le contexte technique de l’époque.

Aujourd’hui, dans de nombreuses régions, sans parler du Jura, où je vis, il est acceptable d’avoir une pompe à chaleur réversible en base, quitte à ajouter une petite flambée de bois, s’il fait vraiment froid. À l’époque, cela n’existait pas.

S’agissant du solaire, on discutait essentiellement du solaire thermique, de l’idée de produire de l’eau chaude et de faciliter une forme d’indépendance énergétique dans les départements d’outre-mer (DOM) – la bagasse n’était pas encore exploitée, tout fonctionnait au fioul. Le solaire n’était pas défini comme un des axes d’une politique nationale.

M. le président Raphaël Schellenberger. C’est un élément de réponse aux questions d’interconnexion européenne. Aujourd’hui, on envisage un système assurantiel global. À l’époque, cela n’était pas vu de la même manière, puisque la question de l’intermittence n’était pas prise en compte.

Mme Dominique Voynet. Elle était peut-être abordée à certains moments mais pas sous l’angle de la politique énergétique nationale parce que le monopole d’EDF excluait qu’un usager individuel puisse produire son énergie. C’était illégal. Il a fallu pas mal de luttes pour obtenir non seulement que l’on puisse produire un peu d’électricité pour soi-même mais aussi que cette électricité soit intégrée au réseau. Cela n’existait pas à l’époque.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le petit hydraulique est toujours resté en dehors.

Mme Dominique Voynet. L’intermittence du petit hydraulique n’était pas le sujet. À l’époque, les fédérations de pêcheurs évoquaient la perte de biodiversité à certains endroits, du fait du réchauffement des rivières. Mais il n’était pas question de la contribution du petit hydraulique au mix énergétique français.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous décrivez une logique de fuite en avant de la filière nucléaire à l’époque où vous étiez ministre comme aujourd’hui. Prises individuellement, les positions que vous défendez avec le parti écologiste ont-elles vocation à empêcher de façon globale le cycle nucléaire ?

Mme Dominique Voynet. Je ne devrais pas vous répondre, ce n’est pas l’objet de votre commission d’enquête. Je vous ai dit aussi que je n’avais plus de responsabilités nationales sur le plan politique : je n’ai donc que mon avis de citoyenne sur la question.

L’idée n’est pas d’empêcher. On n’a jamais prôné un mode de fonctionnement antidémocratique, qui nierait l’action du Parlement, par exemple. Dans de nombreuses situations, les écologistes ont plaidé pour obtenir des débats citoyens ou parlementaires sur les sujets énergétiques. M. Lionel Jospin vous l’a dit, je défends mes convictions partout où je vais. Je ne suis pas venue avec mon drapeau dans ma poche. Cela ne me rend ni irrationnelle, ni stupide, ni incapable d’écouter les arguments des autres.

Je vous renvoie la question : quelle part de la richesse nationale entend-on consacrer à notre stratégie énergétique ? Personne ne sait combien coûteraient de nouveaux EPR, tels que celui de Flamanville. On nous dit qu’il faudrait 2 milliards d’euros pour raccorder l’EPR de Penly au réseau. L’usine Melox connaîtrait de graves difficultés : les tonnages de MOX produits baisseraient tellement qu’on ne l’utiliserait pas dans toutes les centrales autorisées. On pense y construire une nouvelle usine – l’IRSN et Orano l’ont confirmé dans le débat sur l’EPR2 de Penly.

On nous dit qu’on a besoin d’un atelier français de conversion d’uranium de retraitement, pour ne plus dépendre de l’usine de Seversk, aux pollutions désastreuses. Et la nouvelle piscine de refroidissement à La Hague, et Cigéo, et Iter… comment fait-on pour assurer simultanément le grand carénage ; la construction de nouveaux réacteurs et des usines ; le démantèlement des centrales de production et des réacteurs de recherche déjà arrêtés ; la montée en puissance des renouvelables, qui sont indispensables dans tous les scénarios, pour compléter ; et les investissements incontournables si l’on ne veut pas dégrader notre situation dans le champ de l’habitat, des transports, de l’agriculture, du tertiaire, pour réduire notre dépendance aux fossiles ?

C’est tout cela qu’il faut faire. Comme toute bonne ménagère de plus de 50 ans, je me dis qu’un euro, on ne le dépense qu’une fois. On va dépenser pour démanteler, mais qu’a-t-on démantelé jusqu’à maintenant ? Ni Brennilis, ni Saint-Laurent-des-Eaux. À Chooz, on a dix ans de retard sur le programme initialement prévu. Des neuf réacteurs de la filière uranium naturel-graphite gaz, pas un n’est démantelé. Certaines centrales sont arrêtées depuis trente ans, sans être démantelées. Cela va coûter des dizaines de milliards !

M. le président Raphaël Schellenberger. Il faudrait que vous visitiez le chantier de Chooz pour mettre à jour les informations dont vous disposez.

Je le redis, ma question ne s’adresse pas à la ménagère de plus de 50 ans mais à celle qui fut ministre à la fin des années 1990. À cette époque, votre pensée politique – il n’y a pas de jugement de valeur, vous l’avez dit en introduction, vous faites de la politique comme j’en fais, en tant que parlementaire – vous conduit-elle à imaginer que vos combats prioritaires en tant que militante antinucléaire, doivent être de démontrer l’incapacité de la filière française à boucler le cycle nucléaire global et, ainsi, de le fragiliser ?

Mme Dominique Voynet. Je n’ai pas besoin de faire de l’idéologie pour cela. Je constate : aucun calendrier n’est jamais tenu.

J’ai visité de nombreuses centrales. M. Jean Syrota m’a hurlé au téléphone qu’il n’était pas prêt à entendre les « conneries » d’une ministre de l’environnement. Le problème n’était pas que je sois verte ; c’était d’être ministre de l’environnement. Il considérait que l’environnement n’avait rien à voir avec la politique énergétique.

Mme Anne Lauvergeon m’a aussi dit qu’elle avait fait installer des caméras, pour voir ce qui se passait dans les centrales. Mais la radioactivité ne se voit pas : on ne discernait que des salles vides, avec des tableaux de commande – la belle affaire ! On se doutait bien que cela ressemblait à ce que l’on avait vu dans les journaux.

Chooz a été arrêtée en 1991, voilà trente ans. En 2007, on a pris la décision de déconstruire. On a commencé à vidanger le circuit primaire en 2010, à déconstruire la cuve en 2017. Le chantier devrait être fini en 2025, mais on dit aussi qu’il a pris plusieurs années de retard. Il va produire 10 000 tonnes de déchets dont 30 de haute activité à vie longue.

Je n’insinue pas que l’on ne fait pas les choses comme il faut. J’espère qu’elles sont faites avec rigueur et sérieux. Je constate simplement que déconstruire une centrale est un « travail de chien », titanesque et coûteux. Je ne vois pas comment on fera simultanément tout cela.

J’espère qu’à terme on pourra se passer du nucléaire – on le doit – compte tenu de son coût et des risques économiques, sanitaires, environnementaux, de prolifération, de terrorisme. C’est devenu extraordinairement difficile. On avait beaucoup de marge il y a vingt-cinq ans. Le fait de n’avoir rien fait pendant un quart de siècle pour desserrer la contrainte rend les choses bien plus compliquées. J’ai bien noté qu’il était question de changer la réglementation pour que les centrales fonctionnent au-delà de cinquante, voire de soixante ans. Il est à craindre que l’on arbitre de plus en plus souvent entre la sûreté et la production.

Je crains que l’on ne puisse pas réaliser des investissements aussi indispensables que les investissements énergétiques si on continue la fuite en avant dans le nucléaire. Je suis médecin, et je me demande comment on va financer la remise en état de l’hôpital, ce que l’on fait pour l’école, pour l’université, pour les programmes de recherche qui ne sont pas liés au nucléaire. Ils sont tous dans la misère ; des chercheurs quittent la France dans tous les secteurs. J’aimerais qu’on ait une politique cohérente.

J’accepte deux perspectives. D’abord, même avec un gouvernement composé à 100 % d’écologistes, on aurait à gérer le démantèlement et le traitement des déchets. Je souhaite que cela se fasse de la façon la plus rigoureuse possible, dans le respect des connaissances scientifiques les plus pointues.

Ensuite, on est hésitant pour tenir un discours de vérité à la population. Cela fait des années qu’on a peur de dire qu’il va falloir changer. Et, faisant de la politique, j’établis un lien avec de nombreux sujets essentiels.

Il est par exemple dommage qu’on soit incapable de conclure une alliance avec les paysans pour des productions d’aliments sains, en mettant en avant l’intérêt commun à ce qu’une part grandissante de la valeur ajoutée de leurs produits leur revienne et qu’on arrête de dépenser autant d’argent dans du suremballage, du marketing ou de la vente en lots dans les grands magasins. Cela relève du choix de société.

On passe notre temps à faire comme si nos concitoyens ne pouvaient pas changer. Or ils ont appris à trier leurs déchets, à choisir le train plutôt que l’avion pour aller à Toulouse ou à Marseille, à prendre un sac en tissu plutôt qu’en plastique pour faire leurs courses, à mettre leur ceinture de sécurité et à ne pas picoler avant de prendre la route : ils vont apprendre que beaucoup de choses qui paraissaient des évidences n’en sont plus.

Ce n’est pas punitif de le dire : c’est un nouvel état du monde, un choix de société, pour mettre en avant ce qui est important pour nous – la culture, l’éducation, la baisse de la violence, les décisions en faveur des personnes handicapées. Il n’est pas important de savoir si on ose ou pas affronter les gens qui ont des jets privés ou ceux qui achètent un SUV électrique de trois tonnes – VinFast a monté un énorme showroom rue du Bac, pour encourager les gens qui ont les moyens à en acheter.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je me permets de vous interrompre, madame la ministre. Vous avez vous-même dit que vous n’étiez pas là pour parler de ce sur quoi vous n’êtes pas compétente techniquement. Ce qui nous intéresse, c’est d’entendre l’ancienne ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement que vous avez été de 1997 à 2001. Cela débordera forcément sur des considérations générales d’ordre politique mais là, on a largement dévié. Je vous ai posé des questions sur la façon dont vous avez construit vos décisions, entre 1997 et 2001. Vous me répondez sur la société actuelle.

Mme Dominique Voynet. Vous m’avez demandé si le projet de mon parti était d’empêcher le cycle du nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Oui, en 1997.

Mme Dominique Voynet. Non, vous m’avez dit « maintenant ».

M. le président Raphaël Schellenberger. J’ai contextualisé ma question, en l’adressant « à la ministre de l’époque », pour reprendre vos termes.

Mme Dominique Voynet. Je suis désolée, je n’ai pas compris cela. Je vous l’ai dit, je n’occupe plus de responsabilités nationales.

Clairement, ce n’était pas l’objet, puisqu’on avait passé un accord politique avec le Parti socialiste sur les points que j’ai cités. Je me suis battue pour obtenir le respect de la décision sur Superphénix, la réduction des rejets radioactifs, la transparence sur les contrats à La Hague – je ne l’ai pas obtenue. Je l’ai dit, il y a trois points sur lesquels j’ai compris que j’avais toute ma place au gouvernement, que je pouvais m’y faire reconnaître et respecter : la transparence, la sûreté et la radioprotection, à une époque où la question des conditions de travail des sous-traitants du nucléaire était posée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous recueillons les fruits de la réflexion qui a eu lieu à l’époque sur la transparence et la sûreté, comme nous l’avons évoqué lors de l’audition de M. Jospin.

Dans les éléments de l’accord politique obtenus par Les Verts, à l’époque, figurent la fermeture de Superphénix et le moratoire sur le MOX, ce qui n’est pas une décision anecdotique du point de vue de la logique du cycle combustible et de la quantité de déchets produite. C’étaient des éléments centraux de la filière nucléaire…

Mme Dominique Voynet. Je peux assumer cela. Vous me demandez si nous voulions empêcher le cycle. Nous avons pris acte du fait que les PWR étaient là mais pâtissaient de problèmes de fonctionnement que j’ai été amenée à régler sans faire de grandes envolées dans la presse. En revanche, je souhaitais que ce qui semblait relever de la fuite en avant non maîtrisée sur le plan des coûts, des déchets et de la production, ne se développe pas.

Concernant Superphénix, j’ai cité les positions de nos partenaires européens. Je vous remettrai la liste des pannes. Il y avait aussi des interrogations liées à la rhétorique ambiante : était-il censé surgénérer ou sous-générer, produire ou consommer du plutonium ? Il faut reconnaître que l’ambiguïté stratégique était majeure. Cela changeait au fil du temps, parfois d’un article de presse à l’autre, d’un membre du gouvernement à l’autre. Ce ne sont pas des conditions propices à la décision.

Je me suis posé des questions sur le MOX. Pendant longtemps, on a isolé du plutonium à La Hague – malgré le MOX, il y en a 80 tonnes sur étagères, contre 70 tonnes, il y a vingt ans. De matière précieuse pour les militaires, le plutonium est presque devenu un déchet, tant il est abondant. On le remélange pour fabriquer du MOX ; on se complique la vie. On garde le MOX usé pendant des années en piscine, mais après ? J’aime bien savoir ce qui va arriver : l’aval du cycle, le démantèlement, les déchets, tout cela m’intéresse.

Quand je suis arrivée au gouvernement, on m’a parlé de la « loi Bataille » : elle n’était pas du tout appliquée. Ses trois axes consistaient à : dépenser beaucoup d’argent pour permettre la séparation et la transmutation des éléments radioactifs à vie longue – le comité de suivi de la commission nationale d’évaluation (CNE) a montré le peu d’efficacité de ces techniques ; stocker dans les formations géologiques profondes ; et entreposer les déchets en surface. On était censé explorer les possibilités de stockage dans le granit et l’argile, notamment. Cela n’était pas fait à mon arrivée. Je m’y suis employée : avec M. Christian Pierret, au sein du gouvernement, nous avons pris nos responsabilités. Je n’étais pas dans l’idée de tout empêcher mais, devant la fuite en avant, il apparaissait bon de se poser, de réfléchir.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans un entretien en 2018, votre conseiller au ministère, M. Bernard Laponche, estimait comme « assez faibles » l’influence des Verts dans le gouvernement et votre propre influence sur ses décisions, en particulier en matière nucléaire – la semaine dernière, le Premier ministre Lionel Jospin a qualifié celle-ci de « très faible, voire nulle ».

M. Bernard Laponche mentionne toutefois que vous avez eu une influence décisive dans le respect de l’accord politique sur deux points : la fermeture de Superphénix et la construction d’un nouvel EPR. Il émet l’idée que vous ayez pu dire au Premier ministre qu’étant opposée à cette construction, vous quitteriez le gouvernement si une telle décision était prise. Pouvez-vous confirmer ce propos et le contexte politique ?

Mme Dominique Voynet. Je peux et je ne peux pas. Au moment où la gauche est redevenue majoritaire au Parlement à la suite de la dissolution, l’EPR n’était abordé que sous l’angle d’un projet de construction au Carnet. Je ne me souviens pas des détails mais, avant la campagne, Lionel Jospin avait dit que s’il était amené un jour à prendre une décision sur un éventuel EPR, ce ne pourrait pas être sur ce site – je ne sais plus pour quelles raisons.

Ensuite, nous discutions une semaine sur deux, soit de sujets techniques, avec nos conseillers, soit de sujets politiques en tête à tête, et peut-être une fois tous les deux mois, de sujets liés à l’énergie. Je me souviens qu’un ministre, sans doute M. Dominique Strauss-Kahn, avait annoncé qu’EDF recommençait à parler d’EPR. J’ai alors dit : « Vous prendrez votre décision mais ce sera sans moi ». C’était sur le ton de conversation, non de la menace ou du chantage – nous n’avions pas ce mode de relation. Je crois M. Lionel Jospin quand il dit qu’EDF n’a pas déposé de dossier.

Cela faisait partie des sujets qui étaient compliqués pour moi. Je n’avais pas d’autorité sur EDF, Cogema – qui ne s’appelait pas encore Orano – ou Framatome. Cela ne pouvait se passer que dans une discussion de gré à gré. Je n’avais pas d’autorité fonctionnelle et je n’avais pas à leur donner d’ordres.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous confirmez que vous étiez politiquement opposée à la construction de nouveaux EPR et que si le gouvernement mené par M. Lionel Jospin avait pris une telle décision, vous auriez démissionné ? Le Premier ministre était-il au courant que la décision de construire un nouveau réacteur aurait entraîné votre démission ?

Mme Dominique Voynet. Cela ne devait pas beaucoup gêner ou peiner Lionel Jospin puisqu’il considérait que j’avais une influence très faible dans son gouvernement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous défendiez à l’époque la sortie progressive du nucléaire. À quelle échéance l’imaginiez-vous ? À quelles énergies de remplacement pensiez-vous, au-delà de la sobriété et de l’efficacité énergétiques, qui ne sauraient remplacer la production d’énergie ?

Mme Dominique Voynet. Nous sommes vraiment là au cœur du sujet. Quand nous en discutions, la quasi-totalité de nos interlocuteurs pensaient à un remplacement pratiquement kilowattheure par kilowattheure, usage par usage. Ma façon de raisonner était très différente : il s’agissait d’abord de mener une politique vigoureuse d’économies, de diversification des sources d’énergie, de décentralisation – produire 3 kilowattheures dans une centrale pour n’en acheminer qu’un seul au consommateur ne paraissait pas efficace, d’autres pays ont fait des choix plus décentralisés.

Les alternatives étaient pensées selon les usages. Les nouvelles techniques de chauffage au bois, qui se sont banalisées – à l’époque elles n’étaient pas répandues – paraissaient plus rentables pour produire de la chaleur dans l’habitat isolé que les lignes électriques acheminant des kilowattheures de chauffage électrique à travers le paysage.

Il s’agissait de retenir un bouquet de solutions, dont le contenu en emplois avait été pesé dans les contrats de plan et les besoins en formation, évalués. Le nucléaire est une énergie très capitalistique, avec peu d’emplois par million d’euros investi. Notre idée était de privilégier des modes de production énergétique plus riches en emplois non délocalisables. Évidemment, on a torpillé la filière photovoltaïque et on importe encore quasiment toutes nos éoliennes, donc ce que je dis n’est pas très juste mais c’était ça l’idée, à l’époque. Elle n’a jamais été de remplacer, kilowattheure par kilowattheure, du nucléaire centralisé par une autre énergie centralisée.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce que vous dites, c’est que vous appeliez de vos vœux non le remplacement d’une offre énergétique par une autre mais un changement de paradigme : vous vouliez remplacer l’offre énergétique existante par un nouveau modèle décentralisé, avec des sources de production énergétique variées mais qui, en termes de production et de puissance, n’étaient pas calculées au kilowattheure ou au kilowatt près, étant donné la maturité technologique et le stade des réflexions.

Mme Dominique Voynet. D’où la sagesse de notre position. Personne ne demandait que l’on arrête tout le parc nucléaire d’un coup. L’idée était de desserrer progressivement la contrainte au fur et à mesure des progrès techniques, des efforts, y compris de financement et de recherche que l’on devait consentir, pour être prêt quand les premières centrales arriveraient à échéance. À l’époque, leur durée de vie était de quarante ans, on ne pensait pas à cinquante ou soixante ans. Non seulement la production d’une centrale excède de beaucoup ce que l’on peut apporter au consommateur, mais son fonctionnement est extrêmement vorace. En France, on a fait le choix, discutable, d’un système de production d’électricité très centralisé. On a couvert le territoire de lignes à très haute tension, ce qui a des répercussions sur la vitalité des territoires.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous affirmiez qu’il fallait desserrer la contrainte du nucléaire en développant de nouvelles sources de production, ce qui, me semble-t-il, sous-entend une forme d’opposition entre le nucléaire et les énergies renouvelables. Quelle réflexion aviez-vous développée concernant la sortie des usages des énergies fossiles ? Pourquoi sembliez-vous donner la priorité au remplacement progressif du nucléaire par de nouvelles énergies, plutôt qu’à la décarbonation ?

Mme Dominique Voynet. Je ne raisonnais pas kilowatt par kilowatt. Par exemple, le chauffage électrique me paraissait désastreux sur le plan social comme sur celui de l’efficacité. Je souhaitais, non pas remplacer l’intégralité des radiateurs électriques par du bois, mais utiliser de façon combinée des constructions passives, mieux isolées, utilisant notamment l’énergie solaire, éventuellement par accumulation de chaleur passive, et l’énergie issue de l’eau, du vent, etc. Nous souhaitions prendre le temps de faire mûrir les technologies – les pompes à chaleur, par exemple, n’étaient pas très efficaces – avant de remplacer l’ensemble du chauffage électrique.

S’agissant des voitures, la solution ne réside pas, à mes yeux, dans leur électrification mais dans la diminution de leur poids et dans le développement des transports collectifs et de formes plus douces de mobilité. C’est une évidence aujourd’hui mais, il y a vingt-cinq ans, cela paraissait pittoresque : pendant la journée sans voiture, les élus étaient tout contents de grimper sur un vélo.

Ces politiques n’ont toutefois jamais été conduites avec la ténacité nécessaire. Je ne dis pas que nous avions des solutions, mais je voulais éviter à tout prix la fuite en avant. Je souhaitais que l’on refasse de la politique, des choix de société, que l’on s’interroge sur nos besoins véritables plutôt que de répondre à toutes les demandes, même insensées, qui nous étaient faites.

Par exemple, on constate que l’on a besoin, à présent, de relocaliser de l’industrie primaire dans notre pays, pour la fabrication de verre, d’acier, de bois… Il nous faut également réimplanter une industrie du médicament et produire des aliments peu transformés. À l’heure actuelle, on laisse d’autres pays, producteurs de charbon, émettre du carbone pour satisfaire nos besoins.

Il me paraît difficile d’exiger de ceux qui ont tenté de tirer la sonnette d’alarme il y a vingt-cinq ans des solutions un quart de siècle après, quand rien n’a été fait depuis. Je note que, d’une certaine façon, vous n’avez pas non plus de solutions, monsieur le rapporteur. Les centrales que l’on entend construire aujourd’hui, par une législation d’exception, seraient mises en service vers 2035-2037. La question est de savoir ce que l’on fait en attendant. Est-on certain de pouvoir s’en sortir en prolongeant les centrales actuelles, et à quelles conditions de sécurité ? Il faut se demander ce que l’on fait de notre richesse nationale et ce qui est prioritaire à nos yeux.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne sais pas à quoi vous faisiez allusion en évoquant l’absence de solutions mais je me permets de vous rappeler que je suis ici en qualité de rapporteur d’une commission d’enquête et non de représentant d’une majorité.

S’agissant de Superphénix, vous avez dit tout à l’heure : « Je me suis demandée ce qu’il se passerait en cas de fuite de sodium. J’ai demandé ce qui était prévu. On m’a répondu : rien. » Vous confirmez ?

Mme Dominique Voynet. Lorsque nous avons pris la décision d’arrêter Superphénix, les « députés nucléaires » – issus des circonscriptions abritant une centrale ou proches, par leur métier, des préoccupations du secteur – traînaient des pieds. Or, je souhaitais que l’on rende impossible tout retour en arrière. Certains ont demandé qu’on laisse brûler le cœur. On m’a dit ensuite qu’on ne savait pas décharger le sodium, que cela n’avait pas été prévu ; il a fallu attendre plusieurs années avant que je puisse présenter au gouvernement une méthode pour ce faire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je faisais référence à un autre propos que vous avez tenu tout à l’heure, qui semblait signifier que rien n’avait été prévu, dans le cadre du fonctionnement de Superphénix, en cas de fuite – je ne parle pas du démantèlement. Confirmez-vous que vous avez demandé si un dispositif de sûreté était prévu en cas de fuite de sodium et que l’on vous a répondu que rien de tel n’existait ?

Mme Dominique Voynet. Oui. Je me souviens même de la personne à qui j’ai posé la question – il s’agit de quelqu’un que vous avez auditionné.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous plaidé pour que le Parlement soit consulté sur la décision d’arrêter Superphénix ?

Mme Dominique Voynet. Non, je ne me souviens pas l’avoir fait. Les accords entre les Verts et le Parti socialiste prévoyaient une loi sur les questions énergétiques en 2005. Je ne me souviens pas que la question ait été posée.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cela ne vous paraissait pas problématique que le Parlement ne soit pas consulté sur une décision de cette nature ?

Mme Dominique Voynet. Non, dans la mesure où il n’avait pas été consulté sur la création de l’équipement et des centrales, mais, rétrospectivement, j’y vois un problème démocratique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si, au moment d’instruire le dossier Superphénix, la centrale n’avait pas connu d’arrêt de fonctionnement important, auriez-vous soutenu le principe d’une surgénération, autrement dit de l’emploi d’un démonstrateur capable de brûler les déchets nucléaires ?

Mme Dominique Voynet. Je ne me suis pas posé la question car la centrale ne fonctionnait pas. J’ai sollicité des opinions variées – y compris celles de personnes ouvertement pronucléaires, comme M. Yannick d’Escatha ou M. René Pellat – afin d’être certaine de ne pas prendre de mauvaise décision, mais je n’ai pas souvenir d’avoir discuté de cela avec eux. Je ne me souviens pas davantage que certains des grands dirigeants du secteur nucléaire m’aient opposé un plaidoyer en faveur de la poursuite de l’exploitation. À l’époque, ils étaient tous en proie au doute. Plusieurs nous ont dit que tout ce que l’on faisait avec Superphénix pouvait être effectué avec Phénix, qui venait de bénéficier de travaux importants de modernisation. Phénix avait d’ailleurs refonctionné de 1990 à 1994, si je ne me trompe, notamment pour explorer la piste de la transmutation. Beaucoup d’entre eux étaient conscients que le saut de puissance entre Phénix et Superphénix était trop élevé, et que cela expliquait de nombreux problèmes.

M. Antoine Armand, rapporteur. Au cours de la période où vous avez exercé vos responsabilités, considérez-vous que l’on a une seule fois privilégié la production sur la sûreté ?

Mme Dominique Voynet. Non. J’ai demandé une fois l’arbitrage du Premier ministre sur la centrale de Belleville-sur-Loire, dont l’enceinte souffrait de porosité. J’aurais hurlé à la mort si j’avais eu le sentiment qu’en cas d’incident, les rejets nucléaires auraient pu être plus importants, mais nous étions, en quelque sorte, dans une zone grise. Les dossiers sur lesquels notre fragilité m’est apparue le plus fortement étaient La Hague – compte tenu des rejets dans l’anse des Moulinets et de l’absence de transparence – et les sites militaires. Pour ceux-ci, j’ai demandé un inventaire des déchets radioactifs en fonction de leur catégorie (A, B et C), ce qui n’avait jamais été fait. On me présente un inventaire, centrale par centrale. On me dit que les déchets de haute activité et à vie longue ne sont pas présents en grande quantité mais pourraient être ultérieurement stockés dans des couches géologiques profondes. J’en discute avec nos homologues allemands, qui ont, par le passé, soutenu cette solution, contrairement aux écologistes français. Je m’aperçois qu’il existe de grandes quantités de déchets à faible activité, comme à Soulaines. Surtout, quelqu’un me dit que le site de Marcoule est très préoccupant, car il abrite – sans que l’on connaisse exactement le détail – un volume énorme de déchets de catégorie B, issus du secteur militaire. J’ai eu, à cet instant, le sentiment que l’on mettait en péril la sûreté, mais ce n’était pas dans le cadre d’un arbitrage avec la production.

M. Antoine Armand, rapporteur. Mme Corinne Lepage a déclaré qu’elle était plus inquiète pour la sûreté aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ans. Partagez-vous ce constat ?

Mme Dominique Voynet. Oui, même si je dois admettre que j’ai beaucoup moins suivi ces dossiers au cours des dernières années compte tenu de mon engagement dans le secteur de la santé. La corrosion sous contrainte est un problème sérieux, d’autant qu’il est générique et non pas lié à un défaut d’entretien. La perspective de l’allongement de la durée de vie des centrales, jusqu’à cinquante, voire soixante ans, me préoccupe, à l’instar de l’ASN.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Votre objectif, à l’époque, n’était pas la décarbonation mais la baisse des émissions des gaz à effet de serre. À cet égard, j’ai comparé les résultats de la politique allemande de développement massif des énergies renouvelables intermittentes et ceux de notre programme électronucléaire. Le programme Messmer a permis à la France de faire passer la part des énergies fossiles dans le mix électrique de 65 à 10 % en l’espace de seulement douze ans, soit entre 1976 et 1988. Le développement des énergies renouvelables, quant à lui, a entraîné une baisse de seulement 2 à 3 points de la part des énergies fossiles depuis 2008. Le programme nucléaire français a également permis de multiplier par quatre la quantité d’électricité produite. Il s’est traduit par une diminution considérable des émissions de gaz à effet de serre, qui n’a été égalée par aucune autre économie industrielle.

Vous dites que rien n’a été fait en Allemagne. Je dirais qu’au contraire, beaucoup y a été fait, puisque 500 milliards d’euros ont été consacrés au programme de transition énergétique « Energiewende ». Toutefois, le mix électrique allemand produit toujours entre cinq et six fois plus de dioxyde de carbone que le modèle français. Le programme nucléaire français a donc permis d’obtenir les résultats que vous espériez en arrivant au pouvoir ; le modèle allemand a eu des effets bien moindres en termes de baisse des émissions de gaz à effet de serre.

De même, ni le système allemand, ni, par exemple, celui du Danemark ou de l’Espagne n’ont permis de réduire la pollution atmosphérique dans le même ordre de grandeur que le programme Messmer.

Les chiffres de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pour 2018 montrent que, pour produire un térawattheure d’électricité solaire, il faut 16 millions de tonnes de matériaux lorsqu’il est issu de l’énergie solaire, 8 millions de tonnes lorsqu’il est issu de l’éolien et une tonne lorsqu’il émane de l’énergie nucléaire. Comment perceviez-vous à l’époque le fait que le modèle des énergies renouvelables intermittentes nécessite autant de matériaux et comment estimiez-vous possible de le généraliser au monde entier ?

À la lecture de l’interview que vous aviez donnée à Libération, je constate qu’en effet, vous n’avez pas défendu le charbon pour les économies occidentales. Toutefois, vous avez dit que l’on pouvait remplacer le nucléaire par du cycle combiné gaz, ce qui soulève le problème des émissions de gaz à effet de serre.

Par ailleurs, vous avez affirmé, à l’époque, que ni le stockage ni l’intermittence n’étaient un problème. En vertu de la théorie du foisonnement, il y a une forme de constance de l’énergie éolienne, la production d’une zone climatique compensant l’excès ou le déficit de production dans une autre zone climatique. Cela se vérifie en partie, sauf dans les périodes de très grand froid ou de très forte chaleur. Dans ces conditions, comment fait-on, la nuit, pour avoir de l’électricité, lorsqu’il n’y a pas de vent ? Quelle réponse apportiez-vous à cette question lorsque vous étiez au gouvernement ? Les pays qui ont mené cette politique à grande échelle, comme l’Allemagne ou le Danemark, n’ont pas démontré son efficacité.

Vous avez affirmé qu’il existait une rente nucléaire, tout en contestant sa rentabilité, ce qui me paraît contradictoire.

Vous avez également rappelé qu’on ne pouvait pas assurer les activités nucléaires. Toutefois, on ne peut pas davantage assurer les centrales à charbon, à gaz ou fonctionnant à partir d’autres énergies fossiles contre les dommages qu’elles portent à la santé : le risque est entièrement à la charge de la société, et cela se fait d’une manière bien plus pernicieuse que pour le nucléaire.

Vous avez indiqué avoir proposé, avec M. Gayssot, un programme d’investissement massif dans les transports collectifs, notamment urbains. Pourtant, les problèmes de transport collectif se sont aggravés dans toutes les métropoles françaises depuis les années 1990. Le métro a connu une très forte dégradation du service. Quant aux habitants des communes rurales du Jura, département dont vous étiez l’élue, je ne pense pas qu’ils disposent d’une véritable solution de transport collectif.

Vous avez raison au sujet du secteur fluvial mais la situation du ferroutage s’est dégradée.

Vous dites qu’il faut relocaliser l’industrie, mais une des raisons principales qui explique que nos systèmes électriques aient tenu dans les années 2000 et 2010 tient à la forte désindustrialisation de l’économie française. Si nous avions gardé une part de 20 % de l’industrie dans le PIB, le système électrique ne pourrait pas subvenir actuellement à nos besoins. Dans ces conditions, comment peut-on remplacer les voitures thermiques par des modèles électriques ou hybrides, même plus légers, tout en relocalisant l’industrie primaire ? Comment y parviendrait-on avec de l’énergie intermittente ?

Vous avez affirmé à plusieurs reprises que l’on avait torpillé la filière photovoltaïque. Pouvez-vous préciser vos propos ? Pensez-vous à l’Union européenne ? Je ne vois pas de quelle filière vous voulez parler. Il en va de même pour l’éolien, en faveur duquel nous avons dépensé beaucoup d’argent sans créer de filière.

Enfin, vos propos sur Superphénix m’étonnent car le CEA développe depuis les années 1970 des recherches très performantes sur les moyens de faire face aux incendies consécutifs à des fuites de sodium. Ces solutions étaient parfaitement opérationnelles dans les années 1990. Par ailleurs, si cela n’avait pas fonctionné, on aurait pu faire de la surgénération au plomb.

Quelle solution proposez-vous pour les déchets nucléaires existants ? Si on ne pratique ni la surgénération, ni l’enfouissement, que fait-on ? Les écologistes de gauche n’apportent pas de réponse à cette question.

Mme Dominique Voynet. On ne peut pas parler d’échec en matière d’énergies renouvelables puisque, en comparaison du nucléaire, les dépenses que l’on a engagées dans ce domaine ne représentent quasiment rien. Pour savoir ce que cela aurait donné, il aurait fallu déployer des énergies renouvelables plus ou moins intermittentes à partir de 1973, en supprimant le prix unique du kilowattheure, qui a ôté toute perspective de rentabilité aux solutions alternatives de production pendant des années. Or on n’a rien fait pendant vingt-cinq ans.

Pour ce qui est des transports, mon ministère ne finançait pas directement la SNCF et le transport ferroviaire, ni les transports publics et les grandes collectivités. En revanche, avec Jean-Claude Gayssot, nous avons inscrit des dispositions dans les contrats de plan en matière d’équipement et d’aménagement qui n’ont pas été suivies d’effet. Je vous rappelle que l’alternance a eu lieu en 2002. Je ne suis pas responsable de ce qui s’est passé ensuite.

Nous sommes toujours caricaturaux à l’égard de ce que font les Allemands. Je n’oublie pas que l’Allemagne part de beaucoup plus loin que la France. Elle recourt majoritairement au charbon et au gaz russe ; après la réunification, elle a dû moderniser entièrement un système de production très arriéré, ce qui a freiné ses efforts.

Un article du Monde, paru il y a trois jours, montre que, pour la première fois, les énergies renouvelables arrivent en tête des sources de production électrique de l’Union européenne : elles représentent 22,28 % du mix énergétique européen et dépassent ainsi, de manière inédite, le nucléaire, qui totalise 21,92 % de l’ensemble, ainsi que le gaz (19,91 %), le charbon (15,99 %) et l’hydraulique (10,12 %). L’Allemagne a dû accomplir des efforts particulièrement intenses puisqu’elle importait encore 60 % de son gaz avant la guerre en Ukraine. Le mix électrique ne représente qu’une petite partie des consommations. Le problème principal pour les Allemands est lié aux importantes émissions du secteur des transports. Je vous invite à lire cet article qui montre que les énergies renouvelables sont loin d’être marginales dans le mix européen. D’ailleurs, tous les pays européens respectent leurs engagements en matière de montée en puissance des énergies renouvelables, sauf la France.

Je n’ai certainement pas proposé de remplacer le nucléaire par du cycle combiné gaz, mais par « tout un bouquet de solutions », dont celle-là. Il y a quelques jours, on m’a accusée d’avoir encouragé le charbon, maintenant c’est le cycle combiné gaz. Je n’ai pas envie de polémiquer : lisez l’article de quatre pages où j’avance plusieurs solutions, qui doivent être utilisées concomitamment.

J’ai dû m’exprimer avec maladresse tout à l’heure sur la rente nucléaire : je voulais simplement dire que l’on avait choisi d’encourager des usages non prioritaires de l’énergie et de vendre le kilowattheure issu du nucléaire à un prix très bas, sans constituer de réserves permettant de financer les déchets, le démantèlement et la suite. Dans une entreprise, on prévoit, au moment de lancer un nouvel équipement, les investissements qui seront nécessaires pour l’étape suivante, mais nous ne l’avons pas fait. Nous avons vendu notre kilowattheure nucléaire à un prix politique, artificiellement bas.

Je constate comme vous que rien n’a été fait depuis vingt ans en matière de transports publics et de ferroutage, mais le programme national de lutte contre le changement climatique était riche, tout comme l’était la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire. Je regrette que l’on n’ait pas poursuivi ces efforts.

Il est amusant de demander à ceux qui proposaient de ne pas produire de déchets nucléaires ce qu’ils feraient pour les gérer. Néanmoins, un gouvernement totalement écologiste serait confronté à ce problème, donc je vais vous répondre. Les quantités de déchets nucléaires à traiter sont énormes. L’entreposage en subsurface est la solution la plus réversible si l’on trouve des techniques permettant de séparer et de retraiter plus efficacement. Orano vend des conteneurs aux États-Unis pour le stockage en subsurface qu’il ne propose pas en France. Le MOX n’est pas une bonne solution car il complique le traitement des déchets – j’ai évoqué le refroidissement en piscine tout à l’heure. Je crois comprendre qu’il n’est pas prévu de recycler ou de retraiter les combustibles MOX usagés, qui comportent beaucoup de plutonium, qu’il est complexe et cher de conteneuriser ; on le fait voyager à travers la France, de La Hague à Marcoule et de Marcoule au Japon. Par ailleurs, le temps de refroidissement est de l’ordre de trois siècles : si on regarde en arrière, cela nous ramène à Louis XV. Sommes-nous sûrs de la stabilité des sociétés humaines ?

Quand j’ai évoqué le torpillage de la filière photovoltaïque, je faisais allusion au fait qu’elle n’a pas été soutenue quand elle s’est trouvée en difficulté, contrairement à d’autres industries comme l’industrie navale. Nous avons donc accepté que tous nos panneaux soient produits en Chine.

Iter est un consortium international, financé pour moitié par l’Union européenne et par d’autres pays comme la Chine. On se félicite d’avoir provoqué une relation de fusion sur une ou deux molécules sans consommer plus d’énergie qu’on en a produit, mais il ne s’agit que d’une molécule dans un très petit espace. On n’intègre jamais le coût de construction de cet équipement de 440 000 tonnes de béton et d’acier. Il ne faudra pas oublier d’intégrer ces 440 000 tonnes au bilan énergétique du monstre, alors que la perspective de procéder à des premières expériences de fusion se situe à l’horizon 2070. Où en serons-nous en 2070 ? Il y a des programmes de recherche plus urgents que ce projet pharaonique et délirant, qui consommera énormément de ressources rares – le quart des ressources planétaires de niobium, par exemple.

M. le président Raphaël Schellenberger. La directive européenne relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables date de 2001.

Mme Dominique Voynet. Je n’en ai pas entendu parler. J’ai quitté le gouvernement en juillet 2001. Je me suis beaucoup investie dans la présidence française de l’Union européenne et je suis certaine que le projet de directive n’a pas été discuté au sein du conseil « environnement », sans doute était-il à l’ordre du jour du conseil « énergie ».

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans les discussions au sein des instances européennes, avez-vous eu à défendre les intérêts français, notamment dans le domaine nucléaire ? Comment avez-vous abordé cette facette de votre poste ?

Mme Dominique Voynet. J’aurais été frustrée que cette question ne soit pas abordée.

J’ai été amenée à défendre les positions de la France dans de multiples sommets internationaux, d’autant que notre pays a exercé la présidence de l’Union européenne durant mon passage au gouvernement. Nous avons en outre négocié le protocole de Kyoto et celui de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques relatif à la Convention sur la diversité biologique.

J’ai été mise en cause de manière très agressive à partir d’un extrait tronqué d’un documentaire d’Arte consacré aux négociations internationales sur le climat. Le film Nucléaire : une énergie qui dérange a été produit par une association, Documentaire et vérité, qui est pronucléaire et antiéolienne : il comporte un extrait tronqué d’un documentaire produit par M. Daniel Leconte pour Arte, qui donne à penser que j’aurais trahi mon pays et saboté la filière nucléaire. Des journalistes à la déontologie incertaine – je pourrais être plus grossière si cela était nécessaire –, des sites d’extrême droite et des responsables politiques imprudents ont repris cette position sans prendre le temps de vérifier les faits. Il ne s’agit pas de positions argumentées et échangées dans le cadre d’un débat politique mais de faits alternatifs montés pour tromper. Le producteur du film affirme d’ailleurs que le montage est mensonger. Je passe sur les commentaires injurieux qui semblent devenus une routine sur certains sites et réseaux asociaux, moins sur les menaces de mort que cela m’a valu.

C’est me faire beaucoup d’honneur et me prêter un grand pouvoir que d’imaginer que j’aurais pu, seule contre tout l’appareil d’État, de grandes entreprises et des intérêts puissants, prendre une décision susceptible de miner une filière stratégique. C’est également prendre tous ceux qui nous ont succédé pour des imbéciles incapables de revenir sur une décision désastreuse. Or personne n’y a ultérieurement trouvé à redire. Pourquoi ? Parce que la réunion bruxelloise à laquelle il est fait allusion ne concernait ni les choix énergétiques de l’Union européenne, ni la taxonomie des énergies, contrairement à ce que dit une journaliste, ni leur financement, mais la liste des technologies qui pourraient être utilisées dans le cadre du mécanisme de développement propre. On aurait pu le comprendre si la phrase qui explique ce dont il est question n’avait pas été coupée au montage.

Le mécanisme de développement propre est l’un des trois mécanismes de Kyoto et le seul dédié aux pays en voie de développement. Il prévoyait que les pays riches gros émetteurs de carbone pourraient comptabiliser, au titre de leurs propres efforts, les réductions d’émissions qu’ils financeraient dans les pays du Sud. L’idée que l’on puisse financer du nucléaire dans des pays pauvres, ne disposant ni des outils et services permettant d’assurer la sécurité des installations, ni d’un réseau de distribution d’électricité centralisé, ni des ressources assurant l’aval du cycle, sans oublier le risque de prolifération s’agissant d’États à la stabilité incertaine, était particulièrement saugrenue. Il est probable qu’aucun responsable d’une entreprise du secteur nucléaire n’ait jamais envisagé de vendre ou de financer une centrale en Sierra Leone ou en Afghanistan. L’insistance à inscrire le nucléaire dans la liste relevait davantage d’une diplomatie d’influence dans laquelle il s’agissait d’utiliser tous les canaux pour avancer ses pions et ne céder sur rien, y compris sur le symbolique ou l’accessoire.

J’ai raconté cette anecdote à Arte pour illustrer les contraintes d’une négociation multilatérale dans laquelle l’Union européenne jouait un rôle moteur – elle a considérablement perdu de son leadership depuis. J’étais pour ma part comptable, en tant que membre du gouvernement du pays exerçant la présidence de l’Union, de la cohésion européenne. Dresser un parallèle, comme l’ont fait quelques populistes, avec la situation énergétique générée par l’indisponibilité du parc nucléaire et la guerre en Ukraine est grossier, d’abord parce que la décision aurait été dénoncée si elle avait été jugée contraire aux intérêts de la France, ensuite parce que de nombreux gouvernements se sont succédé depuis, qu’ils comptaient pour certains d’entre eux des ministres de l’énergie puissants et que ces derniers auraient évidemment pu remettre cette question sur la table.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vous avez évoqué le lobby du nucléaire, notamment les députés qui relaient ses positions, et l’absence de transparence dans les débats sur le nucléaire. Vous nous avez dit que vous-même, en tant que ministre, n’étiez pas destinataire de tous les éléments d’information dans ce domaine. Je suis députée depuis peu de temps et, depuis que je participe à cette commission d’enquête, j’éprouve la violence du lobby nucléaire – j’ai même reçu des courriers anonymes intitulés, je m’excuse pour la grossièreté, « Juju la connasse ». Avez-vous également reçu ce genre de menaces pendant que vous étiez ministre ?

Il me semble que l’ASN a été créée lors du passage de M. Lionel Jospin à Matignon. Y a-t-il eu des facteurs qui ont rendu opportune ou nécessaire l’installation de l’ASN à ce moment-là ? Quel était l’objectif ? Accroître la transparence ? Sécuriser l’action et la responsabilité du gouvernement, qui ne contrôlait totalement ni EDF ni le fonctionnement des centrales ? Le directeur de l’ASN a partagé avec nous sa crainte de se trouver dans une situation où il devrait choisir entre la sécurité d’approvisionnement électrique de la France et la sûreté des installations produisant l’électricité. Il a également évoqué lors de son audition la situation de La Hague et l’absence de résolution du problème des déchets.

Les forces de gauche et écologistes ont lutté, dans mon département mais avant que je ne m’y installe, contre l’implantation d’une centrale nucléaire au Pellerin, projet qu’a abandonné M. Pierre Mauroy en 1983. La volonté de construire une centrale au Carnet a également rencontré une forte opposition : EDF est revenue sur ses plans car le contre-choc pétrolier de 1986 a diminué la rentabilité de la production d’électricité. En 1996, 327 avis défavorables se sont exprimés dans une enquête publique contre seulement 7 avis favorables. M. Juppé a pourtant autorisé le lancement des travaux de construction de la centrale. Le tribunal administratif a jugé les mesures compensatoires insuffisantes, la centrale devant se situer dans une zone humide – ces zones sont nombreuses en Loire-Atlantique, n’y voyez aucune référence à un autre projet d’aménagement du territoire. Le 17 septembre 1997, le Premier ministre a renoncé à ce projet, alors que vous étiez ministre. Vous souvenez-vous de ce dossier ?

Mme Dominique Voynet. Si on n’a pas envie d’être traduit en justice pour diffamation, on fait attention à ce que l’on dit sur le poids, les méthodes et les relais du lobby nucléaire. Les ingénieurs du secteur, issus en général du corps des mines, occupent au cours de leur carrière des postes de responsabilité au ministère de l’économie, des finances et de l’industrie ainsi que dans les grandes entreprises publiques ou privées du secteur. C’est inévitable mais il faut beaucoup de déontologie et de rigueur personnelle pour ne pas mélanger les genres. Il me semble que nous avançons dans ce domaine et que nous cherchons plus que par le passé à éviter les conflits d’intérêts.

Le lobby nucléaire n’est pas homogène : vous avez auditionné de hauts dirigeants de la filière qui ont eu la responsabilité d’organiser la production et qui ont parfois perdu de vue les dimensions sociétales de leur travail, à une époque où les liens entre le nucléaire militaire et le nucléaire civil étaient étroits et la culture de la transparence et du débat public, plus faible. J’habite à 60 kilomètres de l’usine de Valduc que j’ai demandé à visiter, mais on m’a répondu qu’il n’y avait rien à voir. La culture du secret était bien plus prégnante à l’époque. Après avoir visité le porte-avions Charles-de-Gaulle, je n’ai pourtant pas fait de conférence de presse pour révéler des informations qui auraient pu menacer la sécurité de la France : on est responsable quand on est ministre.

Je ne pense pas que vous soyez insultée ou menacée de mort par des gens du lobby nucléaire. Pendant la polémique sur le mécanisme de développement propre dont nous venons de parler, certains commentaires sur internet étaient grossièrement insultants, sexistes, violents et menaçants – « Il faut rétablir la peine de mort pour cette ordure, nous savons où elle habite ». De tels messages sont préoccupants, mais le lobby du nucléaire emploie d’autres moyens d’action, comme l’évitement – passer sous le boisseau certains problèmes – ou la recherche d’alliances, en s’adressant directement à d’autres ministres ou au Premier ministre. Il est agaçant d’apprendre qu’un problème dont vous avez la charge a été réglé dans votre dos à un autre niveau.

Les « députés du nucléaire » auxquels j’ai fait allusion tout à l’heure ne sont pas tous soumis aux puissances de l’argent et à la corruption – cela arrive néanmoins et j’ai deux exemples en tête de députés et également d’un ministre de l’industrie, qui, après un échec électoral, a créé son entreprise de communication et a travaillé avec EDF et Cogema à la promotion de l’EPR en dehors de la France, en prétendant qu’il remplissait son devoir déontologique car il ne plaidait pas pour l’EPR en France : revenu au gouvernement, serait-il indépendant de ses liens d’affaires ? Bien sûr que non ! Je me souviens de députés de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) qui étaient partis quinze jours visiter les sites américains de stockage nucléaire du Nevada, après une escale à New York et une autre à Chicago : c’était une belle promenade organisée par le lobby.

Ce n’est pas pendant la législature de la gauche plurielle que l’ASN a été instituée, mais le débat a commencé dans ces années. Deux options très différentes se faisaient face : certains militaient pour que la sûreté nucléaire ne dépende plus du gouvernement – les grandes entreprises voulaient décider avec l’autorité de sûreté sans subir de pression gouvernementale, notamment celle du ministre chargé de l’environnement qui leur demandait des comptes –, quand d’autres, dont j’étais, étaient soucieux de conserver des moyens au sein de l’État tout en coupant le cordon ombilical avec les entreprises. Nous ne sommes pas parvenus à nous mettre d’accord. Nous aspirions en revanche à créer une autorité de sûreté qui aurait à connaître de l’ensemble des sujets ; les questions de radioprotection, de sûreté et de transparence ne sont pas de nature différente, elles consistent toutes à répondre aux attentes de la société avec le plus haut niveau d’exigence. Il a fallu plusieurs années pour trouver le compromis actuel, qui n’est pas mauvais : nombreux sont ceux qui soulignent les progrès accomplis en matière de sûreté, mais l’arbitrage entre celle-ci et la production constitue l’une des questions préoccupantes de la période qui vient.

J’ai répondu au rapporteur, qui m’interrogeait sur les projets de centrale nucléaire du Pellerin et du Carnet, que je n’avais jamais exercé le moindre chantage sur M. Lionel Jospin à propos de la construction d’un nouvel EPR, mais que j’avais été associée à la décision d’abandonner l’idée d’implanter une centrale sur le site du Carnet au tout début de la législature – ce dossier ne figurait pas dans l’accord entre les Verts et le Parti socialiste.

Mme Julie Laernoes (Écolo-NUPES). Vous ne m’avez pas complètement répondu sur l’action du lobby des grandes entreprises de la filière du nucléaire pour empêcher la tenue d’un débat technique et argumenté sur la place du nucléaire en France ; la véhémence de ce lobby, sur internet et dans des courriers, donne l’impression que l’on cherche à faire taire toute opinion argumentée dissidente. On connaît le système de pantouflage et le poids des députés pronucléaires se fait toujours sentir : Mme Maud Bregeon vient d’être désignée rapporteure du projet de loi sur le nucléaire, elle qui a travaillé dans cette filière et dont la carrière a été examinée par le déontologue de l’Assemblée. Même si Mme Bregeon s’imposera sûrement une certaine rigueur que je ne commenterai pas, une telle nomination pose une question démocratique. Est-il possible de mener actuellement un vrai débat et d’échanger des arguments rationnels sur notre avenir énergétique ?

Mme Dominique Voynet. Cela n’a jamais été simple d’avoir un tel débat. Quand j’étais au gouvernement, j’avais parfois l’impression que, dans le regard de certains, le fait d’être antinucléaire nuisait à la crédibilité de mes propos. Si vous êtes contre le nucléaire, vous êtes immédiatement suspecté : soit vous êtes lié à des intérêts étrangers, soit vous avez peur, soit vous êtes inintelligent ou inculte, alors qu’être un pronucléaire enthousiaste ne pose aucun problème. Cette situation, qui a pris des formes différentes dans le temps, est agaçante.

En 2001, plusieurs députés ont déposé une proposition de résolution tendant à créer une commission d’enquête relative à l’existence et au stockage de déchets nucléaires non retraitables à l’usine de La Hague, en violation de la loi du 30 décembre 1991 – la « loi Bataille », qui interdit la conservation de déchets étrangers au-delà des délais de retraitement –, et sur les responsabilités de la Cogema en la matière. Or il y avait en France d’importantes quantités de déchets allemands, qui ont par la suite été renvoyés. La demande de commission d’enquête a été rejetée ; le président de la commission de la production et des échanges – devenue la commission des affaires économiques – avait estimé, avant le vote, que le nucléaire était indispensable à la couverture des besoins énergétiques actuels et futurs de l’humanité et que la proposition des parlementaires tendait « de manière contournée et inavouée » à remettre en cause le fondement même de l’énergie nucléaire dont il est « irresponsable » d’envisager de se passer. On est là dans la foi, pas dans l’argumentation. Il y avait à l’époque une opinion critique du nucléaire, que j’ai pu exprimer lors de mon passage au gouvernement. Je n’y ai pas renié mes convictions, Lionel Jospin vous l’a dit, mais je n’ai pas gagné les arbitrages. Néanmoins, perdre, ce n’est pas s’incliner, c’est refuser de se battre. J’ai d’ailleurs remporté quelques succès sur la transparence, la sûreté, la radioprotection et la qualité du dialogue avec les entreprises – j’ai conservé des relations avec plusieurs grands dirigeants du secteur nucléaire, qui ne diraient pas de mal de moi.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, madame Voynet. Je suis élu d’une circonscription qui comptait encore deux réacteurs en activité il y a trois ans, et j’assure la présidence de la commission locale d’information et de surveillance (Clis) de l’installation nucléaire de base (INB) de Fessenheim. À l’issue de ma dernière visite du site, destinée à observer le système de décontamination du circuit primaire, dont la mise en application technique est inédite en France, la directrice de la centrale m’a offert – nous étions à l’approche de Noël – une tarte de Linz : je la déclarerai au déontologue pour m’assurer que le lobby nucléaire n’a pas cherché à me corrompre.

Je vous remercie pour ces trois heures d’audition : la commission d’enquête peut s’honorer du temps qu’elle laisse à chaque personne auditionnée pour exprimer son point de vue, quel qu’il soit, et éclairer l’histoire de la stratégie énergétique de notre pays dans les dernières décennies.

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17.   Audition de M. Hervé Machenaud, Membre de l’Académie des technologies, ancien directeur exécutif chargé de la production et de l’ingénierie, directeur de la branche Asie-Pacifique d’EDF (2010-2015) (8 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, la commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France a le plaisir d’accueillir Monsieur Hervé Machenaud, membre de l’Académie des technologies, ancien directeur exécutif d’EDF chargé de la production et de l’ingénierie, de 2010 à 2015, ancien directeur de la branche Asie-Pacifique. Monsieur Machenaud, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation, qui vous a pourtant été présentée tardivement. Votre audition nous permettra de compléter les informations déjà recueillies par notre commission.

En effet, l’international est un sujet qui apparaît central dans la stratégie d’EDF de ces dernières décennies, comme d’ailleurs dans tout groupe de dimension mondiale. Cette notion recouvre au moins deux dimensions, la prise de participation et l’acquisition de parts de marché à l’étranger. Votre expérience dans ce domaine intéresse les membres de notre commission, notamment à l’égard des marchés asiatiques, Chine, Japon et Inde.

D’autre part, les responsabilités que vous avez exercées au sein d’EDF en tant que directeur exécutif s’inscrivent dans une période particulière, 2010-2015, qui a vu de nombreuses péripéties : Areva, la construction des réacteurs pressurisés européens (EPR), les technologies nucléaires alternatives – réacteurs à neutrons rapides (RNR) et petits réacteurs modulaires (SMR).

Vous avez exercé vos fonctions sous l’autorité de Monsieur Henri Proglio, que notre commission a déjà eu l’honneur d’auditionner.

Vous connaissez les règles puisque vous avez été auditionné il y a neuf ans par la commission d’enquête, alors présidée par Monsieur François Brottes, sur les coûts de la filière nucléaire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Hervé Machenaud prête serment.)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie.

M. Hervé Machenaud, membre de l’Académie des technologies, ancien directeur exécutif chargé de la production et de l’ingénierie, directeur de la branche Asie-Pacifique d’EDF (2010-2015). Je vous suis très reconnaissant de prendre le temps de m’auditionner sur un sujet dont j’ai été partie prenante sur l’ensemble du processus depuis le début des années 1980. La souveraineté implique d’être en mesure de choisir et de décider les politiques. Or, à date, la plupart des politiques sont guidées par la Commission européenne. La France a connu l’indépendance énergétique dans le domaine de l’électricité jusqu’en 2000. En effet, l’électricité était pratiquement 100 % française. La construction des centrales nucléaires s’est appuyée presque uniquement sur des fournisseurs français et a été entièrement financée par la France. Si l’on exclut l’uranium, qui représente une très faible proportion des coûts de la production d’électricité nucléaire, et qui est très abondant et très diversifié, l’indépendance d’électricité était assurée, car elle reposait à plus de 95 % sur le nucléaire et l’hydraulique.

J’identifie trois causes à notre perte actuelle de souveraineté et d’indépendance énergétique, parmi lesquelles la perte de la maîtrise industrielle, entraînée par le désalignement stratégique de la filière nucléaire française qui s’est exportée et qui a conduit à son éclatement lors de la décision de construction d’un EPR.

Le succès économique et industriel de l’organisation précédente résulte d’une organisation industrielle unique au monde. En effet, jusqu’à une période récente, aux États-Unis, en Allemagne, en Suède, et au Japon, les sociétés commerciales construisent des réacteurs clé en main pour les exploitants. Il s’agit d’un modèle d’échec contrairement au modèle utilisé par EDF dans lequel l’exploitant est également concepteur et constructeur de ses réacteurs nucléaires. Ce modèle permet une politique de responsabilité vis-à-vis de la sûreté, car l’exploitant discute avec les autorités de sûreté les conditions à remplir, tandis que dans le système clé en main, c’est le fournisseur qui discute avec les autorités de sûreté et l’exploitant est le tiers payant.

Ainsi, le parc nucléaire français en exploitation a coûté deux fois moins cher que le parc nucléaire allemand au kilowattheure installé et trois fois moins cher que le parc japonais et le parc anglais. Il ne s’agit pas d’un effet de série. En effet, les Allemands ont construit des Konvois dans tout le pays, mais chaque réacteur était attribué à un exploitant différent, entraînant un référentiel de sûreté différent ainsi que des coûts de construction et d’exploitation deux fois plus importants.

Par ailleurs, cette différence de modèle a des conséquences sur la responsabilité de sûreté. Dans le parc EDF, un problème d’exploitation ou d’équipement, aussi simple soit-il, est aussitôt remonté à l’ingénierie qui a assuré la conception et aux fournisseurs. Ainsi, les remèdes sont immédiatement intégrés dans les réacteurs en construction et dans tous les réacteurs en exploitation. Le parc se standardise progressivement ; les six modèles différents du parc d’EDF actuel s’inscrivent tous sur le même référentiel de sûreté et sont exploités indifféremment par les exploitants. Ce processus de standardisation permet également une amélioration constante de la sûreté, car lors de chaque décennale – autorisation d’exploitation tous les dix ans – un examen de la sûreté est mené et le référentiel est constamment mis à jour avec l’autorité de sûreté. D’ailleurs, la quatrième décennale, la plus importante, représente un saut important en matière de sûreté et explique la durée des arrêts actuels.

Aux États-Unis, le référentiel de sûreté qui s’applique est le référentiel d’origine. Ainsi, la situation de sûreté de la centrale doit être équivalente à la situation originelle. En France, c’est l’exploitant qui est responsable de la sûreté tandis que dans les autres pays, Westinghouse, General Electric, Mitsubishi, Toshiba, ABB …, étaient les constructeurs. Pendant des années, nous avons essayé de coopérer avec les exploitants japonais, sans aucun succès, car ils ne connaissent pas leur matériel. D’ailleurs, tous les accidents qui se sont produits dans le domaine nucléaire ont eu lieu chez des exploitants qui avaient reçu des centrales clé en main. La plupart de ces fournisseurs ont fait faillite et se sont rachetés entre eux. Il ne reste que Westinghouse, soutenu par le département de l’énergie (DOE).

Je tiens à souligner qu’EDF ne produit rien, c’est un architecte qui anime 1 500 fournisseurs, tels que Framatome pour les chaudières et Alstom pour les turbines. Ce modèle a été contesté par Framatome, dont l’objectif, dès les années 1970, a été de devenir un constructeur clé en main. Cette volonté n’était pas problématique tant qu’EDF était le principal client de Framatome, car nous construisions entre quatre et six tranches par an, mais quand le centre de gravité s’est déplacé vers l’export, Framatome a tenté de prendre ses marques.

Cependant, EDF restait le propriétaire de la propriété intellectuelle des réacteurs et le transfert de connaissances a donc eu lieu par l’intermédiaire de Sofinel (société française d’ingénierie électronucléaire et d’assistance à l’exportation), société commune dont EDF possédait la majorité pour la construction des centrales de Koeberg, d’Ulchin en Corée et de Daya-Bay, même si cette dernière est un cas un peu différent. Cette organisation industrielle et cette capacité à construire de façon économique ont permis à la France de remporter tous les appels d’offres de l’époque, à l’exception de ceux du monde soviétique.

À Daya-Bay, les Chinois ont demandé à EDF de les accompagner et de prendre la responsabilité technique de la conduite du projet à leurs côtés, Framatome étant un fournisseur de l’îlot nucléaire. À ce moment-là, General Electric Angleterre était le fournisseur de l’îlot conventionnel.

Je tiens à préciser qu’un industriel n’a pas besoin de savoir produire un produit, mais de maîtriser l’outil de production. Par exemple, le savoir-faire de Michelin est la construction d’usines de fabrication de pneus, qui sont présentes dans le monde entier. L’ingénierie commune est basée à Clermont-Ferrand et diffuse à toutes les usines cette maîtrise industrielle.

Selon moi, la production d’électricité nucléaire est une industrie et il est important de maîtriser l’outil de production et de l’améliorer en permanence. Ainsi, après avoir acquis grâce à Westinghouse le savoir-faire de la construction des centrales nucléaires, le processus industriel d’amélioration constante de la nature du réacteur a été mis en place, palier après palier. La première centrale construite a été Fessenheim. De CP0, nous sommes passés à N4 que je considère comme l’un des meilleurs réacteurs du monde aujourd’hui.

Tombe alors l’injonction de développer un réacteur franco-allemand. L’étude du N4+, ou REP 2000, est interrompue pour discuter avec Siemens, constructeur des centrales nucléaires allemandes sur un modèle clé en main. Les exploitants allemands et EDF se mettent d’accord pour passer des contrats à Siemens et Framatome. Siemens et EDF discutent de la centrale tandis que Siemens s’adresse à Framatome concernant la chaudière, car Framatome a toujours été responsable de cette ingénierie et de cette construction.

Ce jour-là commence une discussion entre une autorité de sûreté allemande dont la tutelle est un ministre de l’environnement écologiste, qui a dit explicitement vouloir tuer le nucléaire, et l’Autorité de sûreté nucléaire française (ASN). Cette situation entraîne une surestimation des besoins de sûreté ainsi qu’une asymétrie : en effet, EDF est un service public avec une vision d’intérêt général constante tandis que Siemens, très grande entreprise, a d’autres objectifs.

Je travaillais au centre national d’ingénierie nucléaire (CNIN), qui était responsable du basic design de l’EPR. Le responsable de la négociation, directeur des études du CNIN, rentrait trois fois par semaine en nous assurant que les discussions avançaient, mais nous avons surtout accepté les solutions de Siemens qui n’étaient pas nécessairement plus mauvaises que les nôtres. En conséquence, Siemens fabrique les équipements et l’EPR est devenu un réacteur dont les solutions et équipements sont presque uniquement de facture allemande, y compris le contrôle commande, un élément clé. J’ignore pourquoi le Chancelier Helmut Kohl a demandé au Président François Mitterrand de réaliser un réacteur commun, mais il est certain que la filiale nucléaire de Siemens était en faillite.

Une fois le basic design de l’EPR achevé, un accord a été passé entre Framatome et KWU (Kraftwerk Union) pour constituer une société commune, NPI (Nuclear Power International). Dans cette joint venture, Framatome devient propriétaire du savoir-faire de l’EPR et change brusquement de politique : l’entreprise n’a plus besoin d’EDF et décide de construire des centrales clé en main dans le monde entier.

Les trente-quatre projets menés ont contribué à la faillite d’Areva, qui a investi pendant des années dans des projets qui n’ont jamais vu le jour sur le mode du clé en main excluant EDF. Il convient de signaler que, quand les Chinois ont demandé l’aide d’EDF, Areva a fait tout son possible pour qu’EDF soit le moins impliquée possible dans le projet.

La deuxième cause de la perte de souveraineté et d’indépendance est la politisation progressive et constante de l’industrie. L’influence politique s’est avérée de plus en plus prégnante dans les décisions industrielles, de même que l’influence politique de l’écologie antinucléaire, qui a investi l’appareil d’État à tous les niveaux.

Il est miraculeux d’avoir réussi à maintenir un parc nucléaire avec une telle efficacité dans un contexte politique qui se détériore depuis quarante ans. À l’époque de la construction du parc, le gouvernement donnait à EDF des missions et EDF définissait les moyens pour les remplir. Or, aujourd’hui, les injonctions formulées n’ont ni continuité ni cohérence. Compte tenu des actions menées en matière de dérégulation, EDF n’a plus la responsabilité du service public et il est paradoxal que le ministre de l’environnement demande au président d’EDF de prendre ses responsabilités, puisqu’en matière de droit, EDF n’a plus la responsabilité d’assurer la production nécessaire pour la consommation française.

Contrairement à d’autres, je me montre extrêmement positif sur le rôle qu’a réussi à tenir l’ASN dans un tel contexte politique. En effet, garder la tête froide et maintenir un niveau d’exigence raisonnable en étant soumis en permanence à la pression des médias et du lobby antinucléaire était extrêmement difficile et l’ASN y est parvenue uniquement avec une très grande rigueur qui a peut-être conduit à un accroissement des contraintes d’exploitation.

La politisation de l’industrie a entraîné l’arrêt des constructions et des centrales en activité, telles que Creys-Malville et Fessenheim. En l’absence de construction, les industriels se sont disséminés et, aujourd’hui, nous avons toutes les peines du monde à trouver les compétences nécessaires.

La perte d’indépendance énergétique est également liée à notre dépendance, pour ne pas dire notre soumission à l’Allemagne et à la Commission européenne qui est son outil. Aujourd’hui, toutes les décisions, quel que soit le domaine, sont prises pour ne pas déplaire à Bruxelles. Je ne suis pas complotiste et je pense que l’Europe est à construire, mais il convient de s’interroger sur quelles bases.

M. Joschka Fischer, ancien vice-chancelier et ministre des affaires étrangères d’Allemagne a dit publiquement : « Les gouvernants actuels [de l’Allemagne] voient de plus en plus l’Europe comme une simple fonction de la politique de défense des intérêts allemands. Il y a là un risque qui n’est pas mince pour l’Europe, mais aussi avant tout pour l’Allemagne. » Cet état de fait est illustré par les problèmes liés à la taxonomie et à la fabrication de l’hydrogène. L’Allemagne préfère produire du CO2 qu’utiliser le nucléaire et elle impose cette stratégie à l’ensemble de l’Europe par l’intermédiaire de la Commission européenne. Je pourrais citer de nombreuses analyses. Ainsi, l’École de guerre économique a publié un document, « J’attaque ! Comment l’Allemagne tente d’affaiblir la France dans le domaine de l’énergie » en mai 2001.

La réaction de la France est surprenante et mérite explication. Pourquoi se soumet-elle à de telles injonctions ? Tout d’abord, l’Allemagne garantit la dette de la France. C’est sans doute une bonne raison, mais ce n’est pas ainsi que l’on va construire l’Europe. Le philosophe Pierre Manent s’interroge : « J’aimerais comprendre d’où vient cette fascination amoureuse des élites françaises pour l’Allemagne. » Il ne peut être soupçonné d’antieuropéanisme, pas plus que Jürgen Habermas, qui s’exprime de façon similaire : l’Allemagne est retombée dans son syndrome historique de domination. Elle se sert de l’Europe pour servir ses intérêts et la France sacrifie les siens au bénéfice d’une certaine idée de l’Europe, particulièrement dans le domaine des énergies renouvelables.

Je tiens à souligner qu’en France, les énergies renouvelables sont inutiles tant qu’on a un parc décarboné, car elles ne complètent pas un parc. Le parc existe parce qu’il est composé d’énergies pilotables. L’électricité n’est pas stockable et nous avons besoin d’un parc entièrement pilotable pour couvrir les pics de consommation. C’est vrai partout, sauf dans les pays où il pourrait y avoir des vents fixes ou du soleil en permanence. En Europe, les parcs de pointe sont composés d’énergies pilotables. En France, le parc qui couvre la totalité du besoin est nucléaire et hydraulique et contient un peu de gaz. En Allemagne, le parc pilotable est constitué d’un peu de nucléaire, de charbon et de gaz et s’élève à environ 90 gigawatts. L’Allemagne a ajouté à ce parc 130 gigawatts de renouvelable. Ainsi, les énergies renouvelables ne complètent pas la production, elles s’y substituent. Quand le vent souffle, les centrales sont arrêtées. Quand il s’agit de centrales à charbon, cette démarche est favorable au climat, mais si ce sont des centrales nucléaires, elle est catastrophique pour l’économie et pour le climat. Ainsi, la construction de renouvelable est totalement absurde en France. En outre, la France compte 25 gigawatts d’éolien et 61 gigawatts de nucléaire, pour 250 gigawatts d’éolien en Europe.

Le 8 décembre 2022, on enregistre une pointe de consommation dans toute l’Europe et il n’y a pas un souffle d’air. EDF achète de l’électricité en Allemagne, fabriquée avec du charbon et du lignite, à 580 euros le mégawattheure. Le 20 décembre, le vent se met à souffler et EDF est obligée de réduire ses centrales au minimum et de vendre l’électricité à des valeurs nulles ou négatives. Ainsi, à l’heure actuelle, l’ajout d’un gigawatt d’éolien en France est contraire au bon sens.

En parallèle, la Commission européenne nous demande de payer 500 millions d’euros de pénalités, car nous n’avons pas atteint les quotas en énergies renouvelables. En effet, comme l’Allemagne, la Commission européenne refuse de tenir compte des moyens bas carbone tels que l’énergie nucléaire. En outre, l’ensemble de l’Europe doit atteindre un objectif de 40 % d’énergies renouvelables. L’augmentation des énergies renouvelables en France entraîne une hausse de CO2 à un coût prohibitif.

Il existe un autre biais mental qui est le volume d’électricité. On affirme qu’en 2035, nous ne disposerons pas du volume d’électricité nécessaire faute de réacteurs. Cependant, il convient de garder à l’esprit que le volume, c’est-à-dire les térawattheures, n’existe pas puisque l’électricité ne peut être stockée. Si nous rencontrons des difficultés telles qu’en décembre 2022, nous devrons trouver des solutions et l’éolien n’en fait pas partie. Nous avons besoin de gigawatts de capacité de production et non de térawattheures. Il existe des volumes d’eau, de gaz et d’uranium, mais pas de volumes d’électricité ou de vent. Parler du volume d’électricité nécessaire en 2035 est donc indéfendable.

Par ailleurs, pourquoi ne parviendrions-nous pas à construire des réacteurs ? Il suffit de le vouloir. En 1970, nous avons décidé de construire un programme nucléaire et en 1977, la première centrale était en service. Pendant vingt ans, quatre centrales par an ont été construites en moyenne. Ainsi, si dans trente ans nous n’avons pas construit de nouveaux réacteurs, c’est uniquement parce que nous ne l’aurons pas voulu.

Je suis d’ailleurs très impressionné par le vote au Sénat. Je ne vais pas contester la représentativité nationale, mais le Sénat a voté par trois cents voix contre treize la loi sur l’accélération des énergies renouvelables, l’argument principal étant le retard de la France dans le développement des énergies renouvelables intermittentes. Comment expliquer un tel aveuglement ?

La France n’est pas en retard. Elle est l’un des trois pays les plus décarbonés d’Europe aujourd’hui. Je crois qu’il faut s’intéresser à qui profite le crime. Ainsi, le chiffre d’affaires de l’éolien jusqu’en 2018, est constitué à 56 % par des entreprises étrangères, dont les deux tiers sont allemands. En outre, la quasi-totalité du matériel vient d’Allemagne ou des États-Unis. Deux tiers du chiffre d’affaires réalisé en France part à l’étranger. Enfin, les revenus des promoteurs de l’éolien représentent entre 30 et 40 % du chiffre d’affaires. Compte tenu des conséquences sur la vie quotidienne en France, on peut s’interroger sur ces chiffres.

La politique européenne s’impose également à la France via la dérégulation. L’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) a été créé pour faire accepter à l’Europe le maintien en France des tarifs régulés de vente d’électricité. La commission Champsaur a décidé de garder des tarifs régulés afin de maintenir la rente nucléaire. Un sacrifice était nécessaire, car une telle démarche était contraire à la réglementation et l’ARENH a été proposé. À sa sortie, la Direction de la concurrence française a exprimé ses doutes concernant la concurrence de production, de même que la Direction de la concurrence européenne.

Pendant presque dix ans, les prix de marché étaient inférieurs à l’ARENH. Ainsi, le calcul du tarif réglementé de vente d’électricité (TRVE), proposé par la Commission de régulation de l’énergie (CRE), représentait 70 % d’ARENH et 30 % des prix de marché. Les fournisseurs alternatifs achètent une partie sur le marché et une partie d’ARENH, en fonction des cours et EDF a perdu un million de clients par an pendant la période où le prix de marché était inférieur ou équivalent au prix de l’ARENH. D’ailleurs, Total et Engie ont dénoncé leur contrat ARENH quand les cours sont tombés suffisamment bas.

En septembre 2021, les prix du gaz, donc les prix spot, augmentent brutalement et l’ARENH est très demandé. Or, il se trouve que le calcul de la CRE prévoit une diminution de la part d’ARENH dans le calcul du TRV si la demande d’ARENH augmente. Aujourd’hui, si l’on en croit la CRE, en février 2022, le prix de l’électricité aurait dû augmenter de 35 % et le 1er février 2023 de 100 %, alors qu’EDF produit aujourd’hui la quasi-totalité de ce que la France consomme à un prix constant depuis 30 ans, car le coût de production d’EDF, qui s’appuie sur le nucléaire et l’hydraulique, est peu affecté. Ainsi, la quasi-totalité de la consommation française pourrait être produite à 70 euros le mégawattheure, mais on demande à la population de la payer 230 ou 280 euros à cause du bouclier tarifaire. Qui plus est, si j’en crois certaines analyses, le bouclier tarifaire s’élèvera à une centaine de milliards d’euros, un montant qui pourrait couvrir le grand carénage ainsi que la construction d’une dizaine d’EPR. Où est cet argent ?

Aujourd’hui, EDF et les consommateurs perdent de l’argent. Une partie entre chez les fournisseurs alternatifs, mais on constate aujourd’hui que ces fournisseurs alternatifs rendent les consommateurs qu’ils ont pris à EDF, obligée de les reprendre. EDF a déjà vendu toute l’électricité dont elle disposait et doit en acheter sur les marchés pour les nouveaux arrivants. La situation devient absurde au motif qu’il s’agit du marché de l’électricité. Avant la dérégulation, les importations et les exportations d’électricité existaient déjà, avec un équilibre entre les différents pays en fonction de leurs besoins.

J’ai quatre recommandations à formuler.

Premièrement, il est important de poursuivre l’exploitation des centrales existantes le plus longtemps possible et de construire le plus grand nombre de réacteurs possible.

Aujourd’hui, le grand carénage est l’opération de maintenance nucléaire la plus lourde qui ait jamais été réalisée, car on tente de rapprocher les structures des réacteurs de génération trois, qui tiennent compte des accidents graves de conception. Cette quatrième décennale est trois fois plus lourde en travaux que les précédentes, mais son coût, 1 000 euros par kilowatt installé, représente le cinquième du prix d’un nouveau réacteur, même standardisé, et il est nettement inférieur au coût de construction des centrales à charbon et à gaz. Il s’agit de l’investissement le plus rentable qu’on puisse imaginer.

Il est peu vraisemblable que la même quantité de travaux soit nécessaire pour passer de cinquante à soixante ans, mais quoi qu’il en soit, la limite doit être économique. Quand l’investissement pour une mise à niveau de sûreté sera supérieur au prix d’un nouveau réacteur, l’exploitation des centrales existantes sera interrompue à moins que la limite physique de la résistance de la cuve entre en jeu. Or, il est de notoriété publique que nos cuves sont meilleures que les cuves américaines, car elles ont été réalisées ultérieurement. Une grande partie du parc américain est à soixante ans et un nombre non négligeable de centrales s’inscrit aujourd’hui dans un processus d’autorisation pour aller à quatre-vingts ans. On envisage même une prolongation à cent ans.

Une limitation à cinquante ans en France est tout simplement un gâchis colossal. Il ne s’agit pas d’un choix aléatoire et une analyse de sûreté et d’économie doit être menée. Ainsi, la durée de vie du parc existant doit être prolongée et nous devons construire le plus rapidement possible de nouveaux réacteurs pour arriver en 2050 à 100 gigawatts de nucléaire. En outre, nous devrons poursuivre après cette date qui marque le démantèlement des premiers réacteurs.

Deuxièmement, je préconise la suppression de l’ARENH, qui est extrêmement simple, selon des analyses juridiques. Si la France décide de supprimer les TRVE, l’ARENH tombe le jour même et ce sera à la Commission européenne de prouver qu’EDF abuse de sa position dominante. Mais ce cas n’a pas de raison d’être, car les TRV sont quatre fois au niveau où ils étaient.

La troisième mesure est la suppression des subventions aux énergies renouvelables. Dans un marché soi-disant compétitif de production d’électricité, il n’existe aucune raison de subventionner des énergies avec une garantie d’achat et une garantie d’accès au réseau, car une telle démarche est disqualifiante.

Enfin, il est nécessaire de redonner à EDF sa dimension d’entreprise de service public intégrée qui est la condition de la gestion d’un service public. Pour adapter constamment la production à la consommation, cette consommation doit pouvoir être prévue à court, moyen et long terme et il faut pouvoir mettre en place et optimiser les moyens de production pour répondre à cette consommation. Un seul acteur doit avoir la capacité et la responsabilité de gérer l’ensemble : nucléaire, gaz et hydraulique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie. Je vais revenir plus spécifiquement sur les responsabilités qui ont été les vôtres. Dans le cadre de nos travaux, nous nous sommes peu penchés sur la stratégie de développement à l’international d’EDF. Vous avez occupé un certain nombre de responsabilités à ce niveau et vous connaissez les critiques formulées par certains observateurs sur la question de l’acquisition progressive de parts de marché et d’outils de production à l’étranger. Vous avez été largement impliqué, notamment sur le volet Asie. Quelle est votre vision sur le sujet ?

M. Hervé Machenaud. Depuis les années 1990, EDF a lancé de grands programmes, tels que l’achat d’une distribution au Brésil. Je n’ai pas du tout été impliqué, mais selon moi, le métier d’EDF est la production industrielle d’électricité et EDF doit pouvoir vendre son produit. Je ne pense pas que la distribution à l’international soit son métier, parce-que ce n’est pas le métier des autres de vendre l’électricité d’EDF en France. Il est difficile de porter un jugement sur l’achat de l’électricien anglais. La question est la suivante : la vocation d’EDF est-elle de réaliser l’ensemble de son métier dans un autre pays ? Si les contraintes sont suffisamment claires, pourquoi pas. L’aventure nucléaire américaine est toutefois beaucoup plus discutable et n’a pas eu autant de succès qu’il avait été escompté.

La situation est différente en Asie, car nous n’y avons jamais investi sauf dans l’EPR de Taishan. Nous avons fait notre métier d’industriel et nous avons construit des centrales. Ainsi, à Daya-Bay, nous n’avons pas investi et nous avons été payés pour le faire de façon très correcte.

Quand la Chine s’est développée à partir des années 1980, EDF était son modèle et guide en matière de développement de l’électricité. Nous avons contribué dans les domaines hydraulique et thermique, car la Chine effectuait des essais, en particulier un essai à Laibin, centrale à charbon dont le fournisseur était Alstom et pour laquelle les Chinois voulaient tester un built-operate-transfer (BOT). Il s’agit de confier la construction à une structure qui exploite la centrale pendant un certain temps, puis la remet au propriétaire.

En Chine, EDF a accompagné le développement du système électrique assez largement dans tous les domaines, production, transport et distribution, mais sous la forme de conseils et moyennant paiement, à quelques exceptions près : la centrale de Laibin, un groupe de centrales thermiques des années 1990 dans le Shandong, une centrale à charbon ultra-supercritique dont j’ai oublié le nom et l’EPR de Taishan.

La Chine souhaitait développer son programme sur le modèle français. Alors que le programme nucléaire avait été interrompu, Hu Jintao, lors de son arrivée au pouvoir en 2003, décide de le relancer et tous les nucléaristes de Chine viennent en France. En septembre, ils décident de développer leur programme sur la base du N4. À l’opposition d’Areva s’ajoute une intervention américaine de la part de Dick Cheney qui accuse la Chine d’avoir tout donné aux Français. La Chine décide de lancer un appel d’offres début 2004, organise la duplication et déploie un très grand nombre de réacteurs du type français. D’ailleurs la majorité des réacteurs en exploitation sont sur ce modèle. Après de nombreuses péripéties, l’appel d’offres est attribué aux Américains début décembre 2006.

L’appel d’offres prévoyait la construction de quatre réacteurs, deux construits par la Compagnie nucléaire nationale chinoise (CNNC) et deux construits par la China General Nuclear Power Corporation (CGN), qui obtient du gouvernement l’élargissement de l’appel d’offres vers un troisième acteur nucléaire très volontaire qui vient de commencer son activité. Ainsi, trois semaines plus tard, EDF et Areva reçoivent une lettre de CGN leur proposant respectivement d’investir dans la construction de l’EPR et de fournir l’îlot nucléaire.

Il était impossible de refuser. Le Président Chirac avait insisté pour qu’un EPR soit développé en Chine et il était énormément investi. Naturellement, EDF et Areva ont répondu favorablement. Par ailleurs, les investissements de ce type en Chine ont été extrêmement rentables. Ainsi, dans la centrale du Shandong, le taux de rentabilité interne (TRI) est supérieur à 17 % tandis qu’il est de l’ordre de 15 % pour Laibin. Pour Taishan, je ne sais pas encore, cela prendra du temps.

Deux autres très beaux projets ont été mis en place en Asie dont un projet de barrage au Laos à Nam Theun, un cas assez unique dans l’histoire des barrages, car il a été construit à trois mois près dans les délais et au dollar près dans le devis. Qui plus est, il s’avère aujourd’hui extrêmement rentable pour EDF. Le cycle combiné à gaz de Fumi au Vietnam est aussi une très belle opération.

Ainsi, tout dépend du métier. Quand les opérations concernent le métier industriel d’EDF et sont menées dans le cadre de partenariats qui fonctionnent, elles sont rentables.

M. le président Raphaël Schellenberger. En France, il a largement été question des difficultés de l’EPR de Flamanville. Pouvez-vous identifier les difficultés des EPR vendus, notamment en Chine, puisque c’est un secteur que vous connaissez bien ?

M. Hervé Machenaud. L’EPR n’a pas été facile à construire. Les Chinois l’ont déployé plus rapidement et pour un coût moindre, mais la construction a tout de même demandé beaucoup plus de temps et d’argent qu’initialement prévu. En effet, il s’agit d’un réacteur extrêmement compliqué qui contient de nombreuses solutions allemandes. Par ailleurs, les dimensions du projet ont été revues à la hausse à la dernière minute dans l’espoir de réduire le coût de production.

Il existe une différence essentielle entre la Chine et la France. Au moment où la Chine a engagé le déploiement de l’EPR, elle construisait dix réacteurs par an et le tissu industriel était donc parfaitement mobilisable. Ainsi, aucun problème de soudure n’a été rencontré à Taishan, alors qu’en France, une énorme partie des problèmes était liée au soudage, à la métallurgie du couvercle, du fond de cuve ou encore des traversées d’enceintes et des soutiens du pont roulant. Ces difficultés ont entraîné des retards considérables du fait d’une perte d’expertise industrielle. L’industrie ne se mobilise pas pour remettre en place une capacité dans le cadre de la construction d’un seul réacteur, d’autant plus que le nucléaire coûte très cher en matière d’organisation, de qualité et de sûreté. Ce sont des investissements considérables. La faillite de la filière ainsi que la coupure de dix ans dans la construction expliquent les difficultés de la France.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons reçu quelques alertes au-delà de la complexité de l’EPR et des difficultés à la mise en œuvre industrielle du programme propre à la France concernant l’inadéquation de la puissance de l’EPR par rapport au marché mondial du besoin de centrales de production d’électricité. Quel est votre regard sur ce sujet dans le monde, compte tenu des enjeux de décarbonation ?

M. Hervé Machenaud. En 2011, j’ai lancé l’étude de l’EPR 2, qui correspond au retour dans la filière industrielle d’EDF. Il s’agit d’utiliser toutes les expériences industrielles pour réaliser un nouveau modèle. J’avais demandé que les dimensions optimales d’un réacteur soient déterminées, car il me semblait qu’une augmentation constante de la taille n’était pas nécessairement optimale. On m’a rapporté que, compte tenu des coûts d’ensemble liés au site, plus le réacteur est grand, plus le kilowattheure produit est bon marché. Il s’agit d’une réponse théorique, dans la limite de la capacité industrielle à fabriquer.

Nous exportions des produits connus, que nous avions fait fonctionner et que nous avions construits à des coûts très compétitifs. C’est pour cette raison que nous avons gagné. Aujourd’hui, il est difficile de vendre l’EPR, car nous n’avons pas encore réussi à le faire fonctionner. Par ailleurs, à quel prix peut-on imaginer le vendre aujourd’hui ? Les Russes vendent leurs réacteurs, car ils connaissent le coût de leur construction, comme nous l’avons fait en Afrique du Sud, en Corée et en Chine. Il est difficile de tenter de vendre quelque chose que nous n’avons pas. Si nous mettons à nouveau en place un programme nucléaire standardisé, nous ferons des économies et nous pourrons recommencer à vendre des réacteurs. À date, la vente d’EPR me paraît assez illusoire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci pour ces éléments. Ma première question vise à comprendre les réflexions qui ont permis d’arriver au grand carénage. Dès 2010, Monsieur Roussely évoque le besoin de lancer un ensemble de travaux qui intégrera les nouvelles normes post-Fukushima dans un rapport qu’il remet au Président de la République de l’époque et à ses ministres.

Pouvez nous éclairer sur la temporalité de la fin des années 2000 à 2014 qui permet de décider du grand carénage ? En effet, on peut s’interroger, sans en avoir tous les éléments, sur la durée nécessaire à la prise de décision et au lancement des investissements. Correspondait-elle aux procédures ? Jugez-vous que la décision a été différée ou qu’elle aurait pu être plus rapide ? La réflexion et le calendrier auraient-ils pu être menés différemment et impacter de manière moins significative la gestion du parc et sa maintenance depuis ces dernières années ?

M. Hervé Machenaud. Je n’étais pas responsable de ces aspects dans les années 2000, car j’étais en Chine. À mon arrivée, le grand carénage avait été décidé. À l’époque, on sait que la décennale de quarante ans approche, mais que l’investissement correspondant, aussi important soit-il, sera toujours rentable.

Par ailleurs, dans le cadre des négociations, les autorités de sûreté étaient prêtes à répondre et souhaitaient à la fois mener une analyse générique du passage de l’ensemble des centrales au-delà de quarante ans et une analyse individuelle pour chacune des centrales, en fonction de leur situation.

Je tiens à rappeler que l’idée d’étendre la durée de vie des centrales au-delà de quarante ans n’est pas très ancienne dans l’esprit du monde politique. À l’époque, il ne devait donc pas être simple d’évoquer ouvertement ces aspects pour l’ASN. Quoi qu’il en soit, l’instruction du dossier générique a pris beaucoup de temps et a été suivie d’une analyse centrale par centrale.

Le grand carénage correspond à la quatrième décennale. Elle visait à s’approcher au maximum du niveau des réacteurs de génération 3, avec l’ajout des mesures post-Fukushima, qui sont considérables. L’ensemble représente moins de 1 000 euros par kilowattheure installé.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous identifiez une forme de perte de compétences et de maîtrise globale de la filière industrielle. Selon vous, quand commencent cette perte de compétences et ce déclin relatif ?

M. Hervé Machenaud. La perte de compétences est directement liée à l’arrêt des constructions, car les industriels se sont progressivement démobilisés et les soudeurs sont partis. Le déclin commence à la fin des années 1990, lors de la mise en service de la centrale de Civaux. Le programme est interrompu par la suite et il est nécessaire de maintenir les fournisseurs à la force du poignet pour les arrêts de tranche des centrales. Je me souviens que la situation était difficile, car le travail était conséquent et que les fournisseurs pour le réaliser étaient de moins en moins nombreux.

À l’époque, les Chinois construisaient des centrales à charbon ultra supercritiques, dont le rendement et les conditions de rejet étaient meilleurs qu’en Europe, pour un cinquième du prix que nous avions évalué pour construire la même centrale en Pologne. En effet, la Chine construisait deux centrales par semaine et, à l’heure actuelle, elle s’apprête à construire dix ou quinze réacteurs par an et il sera compliqué de rivaliser avec leurs prix. Le même raisonnement s’applique aux panneaux solaires, car il s’agit d’un problème industriel. Rien n’est indépendant de la réalité industrielle. La valeur d’un EPR n’est pas la même si l’on en construit trois par an ou un tous les trente ans.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’imagine que vous vous inquiétez de cette perte de compétences à votre arrivée à la direction du parc nucléaire. Partagez-vous ces inquiétudes avec vos responsables de la direction d’EDF ? Sont-elles relayées auprès du gouvernement ?

M. Hervé Machenaud. Je m’en inquiète et je fais part de mes préoccupations à la direction d’EDF qui les transmet au gouvernement, mais dans les années 2010-2012, ce n’est pas la peine d’évoquer le domaine nucléaire, puisqu’il est prévu de fermer les centrales.

Grâce à l’engagement du président Proglio, les dotations pour la maintenance des centrales ont considérablement augmenté à cette période. Le processus est interne et externe. En effet, EDF ne forme pas les soudeurs qui travaillent pour Ponticelli. Il y a une époque durant laquelle EDF avait des écoles de formation, puis, à la fin des années 1990, il a été décidé de recruter uniquement des BAC+2 parce que le monde avait changé. Or, il ne s’agit pas d’une évolution sur laquelle il est facile de revenir.

La formation du personnel de l’exécution est un sujet majeur, extrêmement difficile à résoudre. Aujourd’hui encore, il est très compliqué de trouver des personnes qui souhaitent travailler dans le domaine nucléaire. En effet, il n’est pas simple de mobiliser les jeunes alors que les entreprises elles-mêmes ne sont plus mobilisées et mobilisatrices et qu’il est question de la fin du nucléaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Selon vous, la situation est déjà préoccupante en 2010 quand vous prenez vos responsabilités.

M. Hervé Machenaud. Oui.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’ai du mal à comprendre pourquoi, dans une intervention écrite pour les Annales des Mines  Réalités industrielles du 3 août 2012, vous vantez une filière en capacité de maintenir son savoir-faire et ses capacités industrielles. Vous dites que c’est une filière en ordre de bataille pour affronter tout à fait correctement les défis et vous vantez le fait qu’EDF recrute actuellement plus de 2 000 jeunes chaque année pour conduire et maintenir ses réacteurs.

Dans un certain nombre de déclarations, vous assurez que la filière se porte bien. J’imagine que l’aspect marketing entre en ligne de compte, mais j’ai du mal à comprendre pourquoi une entreprise qui sait qu’elle doit entretenir son actif, même si les nouvelles constructions sont interrompues, ne met pas tout en œuvre pour entretenir ses actifs et maîtriser sa filière et ses compétences en interne ou avec des sous-traitants de qualité. Si elle n’est pas en mesure de le faire, pourquoi ne s’en ouvre-t-elle pas de manière extrêmement directe ?

M. Hervé Machenaud. À la période que vous évoquez, nous avions justement décidé de recruter massivement à EDF. Nous avons renversé complètement le processus de réduction des années précédentes en augmentant considérablement les effectifs et mes déclarations visent à mettre en lumière cet effort réalisé pour redonner à la filière son dynamisme. Cependant, l’industrie n’était plus en ordre de marche et nous avions des problèmes de soudage. C’est une réalité. J’étais persuadé que nous disposions des moyens pour remettre la filière en marche. À la suite d’un certain nombre d’incidents, j’ai réalisé que nous étions tombés encore plus bas que je ne le pensais et qu’il existait des problèmes de fabrication absolument inimaginables dans une organisation nucléaire de qualité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous dîtes qu’il était question de fermer les centrales à cette époque, mais de 2005, date de décision de construction d’un nouvel EPR, à 2010, personne ne parle de sortir du nucléaire. Est-ce durant les années 2000 qu’il y a un manque de suivi qui entraîne une perte progressive de compétences ? Est-ce pendant cette décennie qu’il convient de chercher le début du délitement, alors même qu’aucune annonce de sortie du nucléaire n’est formulée par les pouvoirs politiques ou par EDF, qui envisage même une nouvelle génération de réacteurs, incarnée par un EPR sur le sol français ?

M. Hervé Machenaud. J’ai peut-être fait un amalgame de dates, mais le programme s’est arrêté en 1998 et les entreprises principales qui le construisaient depuis les années 1979 n’ont pas conservé leurs compétences et leurs effectifs. Elles se sont maintenues uniquement autour des centrales existantes pour en assurer la maintenance.

Il est vrai qu’il n’était pas encore question d’arrêter les centrales, mais la succession des ministres de l’industrie et de l’énergie, même à l’époque de Jacques Chirac, n’était pas favorable au nucléaire. Creys-Malville a fermé et l’atmosphère n’est pas à la relance du nucléaire. Un EPR est lancé en 2007 afin de répondre au déploiement de la centrale d’Olkiluoto. Il ne pouvait pas y avoir que des centrales clé en main EPR construites par Areva.

Cependant, nous n’avons pas mobilisé l’industrie de façon vraiment significative. À mon arrivée en 2010, je tente de consolider les efforts qui ont été réalisés pour relancer un projet. Toutes les entreprises agissaient au mieux au vu des engagements qu’elles étaient capables de prendre.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous affirmez donc qu’EDF ne porte pas la responsabilité en matière de gestion d’entreprises dans le délitement des compétences et que la responsabilité repose sur les décisions des pouvoirs publics en matière de nucléaire et sur l’atmosphère que ces décisions ont fait peser sur l’industrie.

M. Hervé Machenaud. Non, tel n’est pas mon propos. EDF est une entreprise publique dont la loyauté à l’égard du public, du gouvernement et de l’État est et a toujours été sans faille. Creys-Malville a été démantelé, car on l’a demandé à EDF, qui n’a fait qu’appliquer les instructions gouvernementales. Avec 150 000 personnes, EDF est un élément de la société civile. La proportion de personnes à EDF qui doutent du nucléaire aujourd’hui est considérable et cet ensemble est difficile à maintenir. Bien sûr, l’entreprise porte peut-être la responsabilité de ne pas être entrée en résistance.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le Cercle d’études réalités écologiques et mix énergétiques (Cérémé) parle du rapport du réseau de transport d’électricité (RTE) « Futur énergétique 2050 » et, concernant les différents scénarios évoqués, estime que RTE retient des hypothèses « très discutables » sur les moyens permettant de faire face aux pointes de consommation. J’imagine que vous parlez plutôt des scénarios à très forte quantité d’énergies renouvelables et de la palette d’options présentées par RTE, telles que la capacité installée en matière d’énergies renouvelables, mais aussi les batteries, les capacités de stockage ou les interconnexions. Quelles sont les hypothèses qui vous paraissent les plus pertinentes et les plus fragiles ?

M. Hervé Machenaud. J’évoquerai peu les scénarii à majorité renouvelable. Le RTE a envisagé six scénarii dont trois dans lesquels le nucléaire a pratiquement disparu et trois dans lesquels le nucléaire augmente. Ainsi, le scénario N03 prévoit 50 % de nucléaire. Il se trouve que RTE lui-même reconnaît que ce scénario assure le mieux la sécurité d’approvisionnement et entraîne le moins d’investissements. Ainsi, nous avons peu étudié les autres et nous avons demandé à RTE pourquoi la démarche n’avait pas été approfondie. Nous avons monté un scénario avec 80 % de nucléaire, qui assure davantage la sécurité d’approvisionnement et qui entraîne au moins 20 % d’économies par rapport au scénario N03 de RTE.

Le scénario RTE a ses limites, car il s’appuie sur une consommation de 645 térawattheures en 2050 et nous pensons que nous aurons besoin de beaucoup d’électricité si nous voulons électrifier et décarboner davantage. L’Académie des sciences et l’Académie des technologies partagent notre point de vue ou l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) prévoit plutôt une consommation de 900 térawattheures.

La deuxième faiblesse du scénario RTE est son focus sur les térawattheures et non les gigawatts. Or, pour une pointe de 785 térawattheures en 2050, nous avons besoin d’importer environ 31 gigawatts à la pointe et la limite des interconnexions en France s’établit à 15 gigawatts. Ces 31 ou 39 gigawatts sont réputés par RTE verts et disponibles. J’ignore qui pourra nous fournir de l’électricité verte disponible et économique, même en 2050. Seule la France en sera capable, une fois qu’elle disposera de son parc nucléaire de 100 gigawatts.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, monsieur Machenaud, pour votre disponibilité à l’égard de notre commission d’enquête. Vos propos apportent un nouvel éclairage à nos travaux.

Je donne rendez-vous aux membres de notre commission d’enquête et à ceux qui suivent nos travaux demain pour la poursuite des auditions. Bonne soirée.

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18.   Audition de M. Eric Besson, ancien Ministre chargé de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique (2010-2012) (9 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous accueillons aujourd’hui M. Éric Besson, ancien ministre chargé de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique entre 2010 et 2012. Monsieur le ministre, deux événements majeurs se sont produits lors de l’exercice de vos fonctions : le sommet de Copenhague sur le climat en 2009 et l’accident de Fukushima, survenu en 2011.

En Europe, l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz devenait également une réalité à cette époque. La loi de 2010 dite NOME porte votre contreseing. L’adoption en 2008 du paquet Energie-Climat par l’Union européenne et le Grenelle de l’environnement vous ont conduit à mettre en œuvre, en lien avec Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, divers dispositifs visant à favoriser le déploiement des énergies renouvelables (EnR).

Vous avez également été à l’initiative du rapport Énergies 2050 confié à Messieurs Claude Mandil, ancien directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie, et Jacques Percebois. À la suite de la remise de ce rapport, vous avez défini certaines priorités, dont la réduction de notre dépendance aux hydrocarbures, la maîtrise de nos consommations et le développement d’énergies décarbonées, conduisant à préparer la prolongation de la durée de vie des centrales et à poursuivre le programme de construction d’EPR, avec un deuxième réacteur à Penly.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Besson, ancien Ministre chargé de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique prête serment).

M. Éric Besson, ancien Ministre chargé de l’Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique.

Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les députés, l’indépendance nous est, en matière énergétique, pour l’heure inaccessible du fait de la part des hydrocarbures importés dans notre consommation énergétique finale. Nous devons donc rechercher une moindre dépendance – une indépendance relative –, ne serait-ce que par la diversification et la sécurisation des sources d’approvisionnement, par exemple, du pétrole, du gaz ou de l’uranium.

La souveraineté est un concept un peu différent, dont nous n’avons pas tous la même définition. Si l’on veut bien considérer que la souveraineté est, pour une nation, la maîtrise la plus grande possible de son destin, la souveraineté énergétique passe d’abord pour la France par la maîtrise de ses sources de production d’électricité. Concrètement, il s’agit de faire en sorte que les technologies essentielles que nous utilisons pour en produire nous appartiennent et que l’essentiel de la production électrique s’effectue sur notre sol et sous notre maîtrise.

Dans un autre domaine crucial, celui de l’alimentation, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) considère que la souveraineté alimentaire est atteinte lorsque les États sont en mesure de garantir que « toute personne puisse avoir accès à une alimentation de qualité en tout lieu et à toute heure, à un prix acceptable ». Nous pourrions transposer aisément la formule et l’appliquer à l’électricité.

Nos concitoyens et nos entreprises doivent pouvoir avoir accès, à toute heure et en tout point du territoire, à une électricité garantie à un prix abordable. Cette obligation de service continu, solide et compétitif, n’est évidemment pas incompatible avec des dispositifs visant à lisser la demande ou à économiser l’énergie, tel l’effacement.

L’énergie et le pilotage de la politique énergétique sont de la responsabilité première de l’État et appartiennent à ce que l’on appelle le domaine régalien. Depuis l’aube des temps, l’homme s’est battu pour maîtriser le feu, la chaleur, l’énergie. C’est encore vrai aujourd’hui. L’énergie et l’électricité sont à la base de nos modes de vie, de nos déplacements, de nos activités économiques, de nos échanges numériques et de notre industrie.

La France a bénéficié pendant plus de trente ans d’une moindre dépendance et d’une souveraineté relative. Elle en bénéficie encore pour partie. Cette souveraineté relative est liée à une œuvre, une action, qui porte un nom : le programme électronucléaire français. Ce programme, le fameux plan Messmer, né de la volonté du Général de Gaulle, annoncé en 1974 sous la présidence de Georges Pompidou, mis en œuvre sous les présidences de Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, achevé sous la présidence de Jacques Chirac, a constitué un formidable succès : plus de cinquante réacteurs ont été construits en une vingtaine d’années, permettant de fournir une électricité stable, accessible à un prix très compétitif aux industriels et aux particuliers. Il nous a dotés de capacités exportatrices significatives tout en maintenant un niveau de sécurité élevé, sous le contrôle d’une Autorité de sécurité nucléaire (ASN) indépendante, reconnue et exigeante.

Ainsi, si le risque zéro n’existe pas en matière industrielle et a fortiori dans le monde nucléaire, tous les gouvernements, l’ASN et l’opérateur EDF n’ont jamais transigé avec la sûreté. À ce jour la France n’aura connu qu’un « accident » de niveau quatre sur une échelle qui en comporte sept, soit un accident n’entraînant pas de risque important à l’extérieur du site, selon l’échelle internationale des évènements nucléaires (INES). Sinon, seuls des « anomalies » ou des « incidents », selon la même classification internationale, ont été identifiés.

Il s’agit – ou il s’agissait – donc d’un atout majeur, d’un élément d’attractivité et de compétitivité pour notre pays qui n’en possède pas autant qu’on le souhaiterait. Ce succès a été rendu possible grâce à une grande continuité d’action qui s’est poursuivie par le lancement du premier EPR, puis d’un second, lorsque M. Nicolas Sarkozy était ministre de l’industrie, puis président de la République, et à un consensus politique dépassant les clivages partisans. Notre pays ne dispose malheureusement plus d’un tel consensus aujourd’hui, alors que d’autres démocraties, pourtant très divisées sur quantité de sujets, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, continuent de bénéficier d’un consensus politique dans le domaine du nucléaire civil. En matière de politique énergétique, laquelle s’inscrit dans le temps long, rien n’est pire que le stop and go, les atermoiements, les virages à cent quatre-vingts degrés.

Le 14 novembre 2010, après le départ de M. Jean-Louis Borloo du gouvernement, j’ai été nommé ministre chargé de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique, en charge de la politique énergétique par délégation du ministre de l’économie et des finances. Avec ma collègue Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, nous partagions les questions liées à la sûreté nucléaire et aux énergies renouvelables.

Lorsque je suis arrivé à Bercy, j’étais considéré comme un défenseur de l’industrie nucléaire, que j’ai appris à connaître et à apprécier dans la vallée du Rhône. En effet, j’ai été élu en 1995 maire de Donzère, commune de la Drôme située à proximité du site du Tricastin et qui fait partie de la circonscription dont je fus député de 1997 à 2007.

En 2010, la France était considérée comme une référence mondiale dans le domaine du nucléaire civil, grâce à cinquante-huit réacteurs, dont le taux de disponibilité dépassait 80 %, et une filière complète allant de l’amont à l’aval du cycle. Enfin, la France était alors en pointe sur de nombreux projets comme le réacteur de troisième génération (EPR) et jouait un rôle significatif dans le projet de fusion thermonucléaire dit ITER, dont l’implantation se faisait à Cadarache.

Le projet Astrid de réacteur de quatrième génération était lancé, avec un premier financement de 600 millions d’euros dans le cadre du Grand emprunt ; dans le secteur nucléaire comme dans d’autres domaines énergétiques, la France disposait alors à cette époque d’entreprises performantes, de champions mondiaux reconnus. Certes, le tableau n’était pas exempt de nuages : l’un des sujets les plus préoccupants en 2010 concernait l’absence de coordination de la filière et les mésententes entre certains acteurs majeurs du secteur, comme l’avait souligné le rapport remis par M. François Roussely.

La feuille de route que me donnèrent alors le Président Sarkozy et le Premier ministre Fillon était très claire : organiser la filière. J’ai d’abord tenté de le faire de manière informelle, par la concertation, en invitant M. Henri Proglio (EDF), Mme Anne Lauvergeon (Areva), MM. Gérard Mestrallet (GDF-Suez), Patrick Kron (Alstom, dont la branche énergie était alors française) et Bernard Bigot (CEA). M. Christophe de Margerie ne fut pas invité, Total ayant renoncé à investir dans le nucléaire français après l’échec aux Émirats arabes unis.

La deuxième étape fut plus importante et plus formelle. En 2011, j’ai reçu le mandat d’installer un comité stratégique de l’énergie nucléaire, présidé par le ministre chargé de l’industrie et dont le président d’EDF était à la fois vice-président et chargé de l’animation du comité de pilotage. EDF était désormais chef de file ; les nouvelles règles du jeu étaient donc très claires.

J’ai eu le plaisir d’installer ce comité stratégique au Creusot le 25 juillet 2011, en présence de l’ensemble des parties prenantes. Trois premiers thèmes de travail étaient identifiés : la compétitivité de la filière nucléaire, les compétences et la formation, et la visibilité du marché à l’export. Le même jour, un nouveau partenariat stratégique, technique et commercial a été signé entre EDF et AREVA, représentés respectivement par MM. Henri Proglio et Luc Oursel. J’ai eu l’occasion de réunir une deuxième fois ce comité stratégique de filière le 17 janvier 2012 pour traiter notamment des conditions d’exercice de la sous-traitance.

Lorsque j’étais en charge de l’énergie, nous avons connu deux événements majeurs qui ont profondément marqué le contexte de la politique française et européenne de l’énergie. Le premier fut l’accident de Fukushima, survenu le 11 mars 2011, provoqué par un tremblement de terre de magnitude 9 au large de la côte Est du Japon, lequel a entraîné un tsunami qui a détruit en partie la centrale de Fukushima. Il y aurait beaucoup à dire sur cet accident, sur sa gestion et les leçons à en tirer. Si vous le souhaitez nous pourrons en reparler.

En France, quatre jours après l’accident, le gouvernement a saisi l’Autorité de sûreté nucléaire en lui demandant de tirer les leçons de l’accident de Fukushima pour nos centrales. Dix jours après l’accident, j’ai participé à Bruxelles à un Conseil extraordinaire des ministres européens de l’énergie, où j’ai porté deux propositions au nom de la France (des tests de résistance et l’adoption par l’Europe des objectifs de sûreté), qui seront ensuite adoptées par le Conseil des chefs d’État et de gouvernement.

Fukushima a ralenti la progression du nucléaire civil dans le monde, mais la Chine, la Russie, les États-Unis, la Corée du Sud ou l’Inde n’ont pas remis en cause leurs programmes. Plus encore, le Japon, pourtant traumatisé, a relancé le sien. En Europe en revanche, la conséquence la plus lourde fut la décision allemande de « sortir du nucléaire », annoncée moins de deux mois après l’accident de Fukushima par la chancelière Merkel.

Cette décision, officiellement prise pour des raisons de sûreté et en réponse à l’émoi sincère de l’opinion allemande, le fut d’abord en réalité pour des raisons électorales, la chancelière utilisant l’accident de Fukushima pour préparer une éventuelle alliance avec les Verts. Ce choix, effectué sans aucune concertation avec ses partenaires, ni même une information préalable, alors que nos interconnexions et nos échanges électriques étaient forts, est une décision, à mes yeux, irrationnelle et, j’ose le mot, cynique. Elle n’aura fait qu’accroître la dépendance, qui était déjà grande et que l’on savait déjà grande, de l’Allemagne – et par ricochet de l’Europe – au gaz russe.

Je n’ai personnellement jamais compris comment, dans la foulée, l’Allemagne a pu apparaître comme un modèle de développement énergétique écologique. La réalité est pourtant différente : malgré son fort investissement dans les énergies renouvelables, l’Allemagne redevenue dépendante du charbon et évidemment du gaz, a fortement augmenté les prix de son électricité. Ses émissions de gaz à effet de serre n’ont baissé temporairement que par la substitution du charbon par le gaz.

Mais une autre conséquence, qui à mes yeux aurait été très grave, a été évitée bien qu’étant largement passée inaperçue. Dès l’accident de Fukushima, et plus encore après la décision de la chancelière Merkel de mettre fin à la production d’électricité nucléaire en Allemagne, le commissaire européen à l’Energie, Monsieur Günther Oettinger, de nationalité allemande, a tout fait pour inciter l’Union européenne à « sortir du nucléaire » à son tour. Préparant le terrain par des questions faussement ingénues, il multipliait les déclarations à l’emporte-pièce, invoquant jusqu’à l’Apocalypse. De fait, il contribuait clairement à amplifier un climat anxiogène pour peser sur les opinions publiques et les États.

Notre riposte s’est organisée en deux temps. En premier lieu, je lui ai directement demandé de cesser ses déclarations et rappelé les prérogatives respectives de la Commission européenne et des États en matière de politique énergétique, lors du conseil des ministres européens de l’énergie du 21 mars 2011. En second lieu, ayant compris qu’il préparait une nouvelle offensive pour le Conseil énergie du 14 février 2012, j’ai pris l’initiative, avec l’aval du conseil de politique nucléaire, d’inviter au préalable les seize ministres de l’énergie dont les pays étaient concernés au sein de l’Union par la production nucléaire civile.

Avec l’accord de mes collègues, j’ai pu demander au commissaire Oettinger de cesser son offensive antinucléaire et son plaidoyer pour un partenariat renforcé avec la Russie. Il prônait alors un achat accru de gaz russe, mais aussi, paradoxe absolu, l’achat d’électrons issus de la centrale nucléaire de Kaliningrad.

Je demande aussi ce jour-là au commissaire et à ceux qui plaident pour une stratégie principalement axée sur les énergies renouvelables de dire la vérité aux citoyens européens sur les conséquences d’un recours accru aux énergies fossiles pour gérer l’intermittence, sur le prix de l’électricité, sur les émissions de gaz à effet de serre et l’impact pour nos industries électro-intensives.

Le second événement majeur est la manière dont, dans la foulée, le cycle électoral et l’alternance ont conduit à une rupture du consensus politique qui avait existé depuis 1974, même s’il avait connu son premier accroc avec la décision du gouvernement Jospin de fermer Superphénix en 1997. Le point culminant de ce cycle fut évidemment la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (TEPCV) de 2015, adoptée durant le mandat du Président Hollande. Cette loi, précédée par l’accord Verts-PS de 2011 et les fameux « 50-50 » vise à limiter à 50 % l’électricité d’origine nucléaire à un « horizon 2025 », horizon qui comme tout bon horizon ou tout mirage s’est ensuite éloigné jusqu’en 2035 et que le Parlement va, je crois, enfin abolir.

La créativité des initiateurs de la loi est allée jusqu’à imposer un plafond de 63,2 gigawatts d’électricité nucléaire à l’opérateur EDF, stratagème pernicieux visant à l’obliger à fermer les deux réacteurs de Fessenheim pour pouvoir à terme raccrocher l’EPR de Flamanville au réseau. Fessenheim était une centrale sûre, comme l’ASN l’avait attestée, mais elle fut donc fermée quelques années après. Ses deux réacteurs de 900 mégawatts chacun nous auraient été pourtant bien utiles actuellement. Leur fermeture fut en outre un coup rude porté à l’image de la filière française et à son attractivité.

À ces étapes préjudiciables à notre filière nucléaire, il convient d’ajouter la décision prise en 2018 d’arrêter le programme Astrid. Les réacteurs dits de quatrième génération, à neutrons rapides (RNR), me paraissent pourtant être le prolongement naturel de ce que la France s’efforce de faire depuis le début de son programme électronucléaire : maîtriser de l’amont à l’aval le cycle du nucléaire et être capable de « fermer le cycle » comme disent les experts.

Le réacteur de quatrième génération reste ainsi le chaînon manquant de notre programme. Il permettrait à la France à la fois d’éliminer l’essentiel des déchets issus de la production et d’accroître son indépendance par rapport à l’importation d’uranium, grâce à l’utilisation du plutonium jusqu’ici accumulé. Les experts estiment que nous disposerions alors de milliers d’années de stock disponible.

J’ai quitté le ministère de l’énergie il y a plus de dix ans maintenant. Lorsque je compare la forte puissance du nucléaire civil français de l’époque à ce qu’elle est devenue, j’ai le sentiment d’un très grand gâchis. Nous n’avons plus le leadership mondial dans le domaine du nucléaire civil. Nous sommes désormais devancés par la Chine, la Russie, les États-Unis, voire la Corée du Sud et peut-être bientôt l’Inde.

Nous ne sommes plus en pointe sur le nucléaire d’avenir. Nous avons perdu une partie – une partie seulement heureusement – de l’avantage compétitif que nous procurait, pour nos industriels, nos entreprises et évidemment pour nos concitoyens, la robustesse de notre parc nucléaire.

À force de dénigrer le nucléaire et de n’avoir pas su défendre l’un de nos principaux atouts, à force aussi de ne pas créer de perspectives, d’arrêter des projets plutôt que de les soutenir, de se contenter de démanteler au lieu de construire ; nous avons à la fois perdu des compétences, un savoir-faire, mais aussi détourné des jeunes d’un secteur dont tout indique qu’il jouera encore un rôle majeur dans le siècle en cours. Le GIEC a lui-même reconnu que le monde ne peut se passer du nucléaire si l’on veut à la fois produire l’électricité dont le monde moderne a besoin et lutter efficacement contre les émissions de gaz à effet de serre.

La France reconnaît désormais que notre demande d’électricité va croître fortement dans les décennies à venir. Je n’en ai jamais douté et je l’ai dit clairement lorsque j’étais en fonction. C’est aussi ce que montrait le rapport Énergies 2050, que j’avais commandé en 2011 et qui fut rendu en 2012. C’est pourquoi j’ai été parfois surpris par certains scénarios, à mes yeux farfelus, émis par des autorités pourtant compétentes. Je pense notamment, mais pas seulement, à RTE.

Nos besoins et usages électriques ne vont cesser de croître. Nous n’aurons pas de véhicule électrique, nous n’irons pas vers la nouvelle révolution de l’intelligence artificielle et du calcul quantique sans électricité. Un grand pays, un pays industriel, a besoin d’une base de production d’électricité stable, commandable ou pilotable.

À côté de l’or bleu qu’est l’hydroélectricité, nos marges de manœuvre sont limitées ; seuls le nucléaire et les centrales thermiques au gaz ou à charbon offrent la sécurité d’approvisionnement et le pilotage nécessaires à l’activité d’un grand pays. Or pour de bonnes raisons, nous voulons réduire et à terme nous passer des sources fossiles.

Un jour viendra sans doute où les énergies renouvelables – je pense d’abord au solaire – pourront jouer un rôle majeur dans le mix énergétique d’un pays comme le nôtre. Mais ceci adviendra lorsque le stockage massif de l’électricité, nouvelle frontière toujours annoncée, mais pour l’heure loin d’être atteinte, saura compenser la grande faiblesse actuelle des énergies renouvelables : leur intermittence.

Pour conclure sur une note plus optimiste que le sentiment de gâchis que j’exprimais il y a un instant, je note avec plaisir que le Président Macron a changé de position concernant le nucléaire civil. Alors qu’il prévoyait en novembre 2018 la fermeture de quatorze réacteurs nucléaires d’ici 2035, le Président a annoncé à Belfort en février 2022 la construction de six nouveaux EPR (dits EPR2) et le lancement d’une étude pour la construction de huit autres.

En outre, le Parlement a été saisi de projets de loi visant à accélérer les procédures et permettre ainsi à notre pays de construire plus vite ses infrastructures énergétiques. Cette décision est plus que bienvenue ; elle est indispensable. Le discours de Belfort, s’il est suivi d’effets, permettrait une véritable relance du nucléaire civil en France, ce dont je me réjouis.

Il manque cependant à mon avis encore quelques briques à l’édifice. Je crois en effet que nous avons réellement besoin d’un nouveau plan Messmer, à l’échelle des besoins de la France pour les trente années à venir. Ce plan devrait me semble-t-il comporter les éléments suivants : Une programmation de la construction des nouveaux EPR pour retrouver des capacités excédentaires, capacités exportatrices ou capacités de réserve, utiles lorsque certaines centrales doivent être mises à l’arrêt ; Une relance du programme Astrid ou son équivalent, c’est-à-dire la recherche et du développement d’un démonstrateur de quatrième génération ; Le développement de petits réacteurs particulièrement bien adaptés pour des pays ayant à la fois besoin d’électricité et de capacité de dessalement de l’eau de mer.

La France est une puissance moyenne, même si elle conserve un rayonnement international. La tendance ne lui est guère favorable : quatrième économie mondiale il y a vingt-cinq ans, elle est désormais au sixième rang et devrait se stabiliser à la huitième place dans vingt-cinq ans.

Pour être ou demeurer une puissance mondiale, il faut le vouloir et valoriser ses atouts. Le nucléaire civil en est ou en était un. Il pourrait le redevenir si l’on agit vite et fortement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour ces propos liminaires très complets. Quel était l’état du débat sur les questions énergétiques au début du quinquennat en 2008 ? S’agissait-il d’une préoccupation politique majeure à l’époque ? À l’inverse, était-elle accessoire ?

M. Éric Besson. Cette préoccupation n’était absolument pas accessoire. Tout responsable politique sait que l’approvisionnement énergétique et la sécurité de cet approvisionnement constituent des fondamentaux économiques. Lorsque j’ai été reçu par le Président Sarkozy et le Premier ministre Fillon, les objectifs étaient clairement établis : assurer l’organisation de la filière nucléaire et veiller à la sécurité des approvisionnements. En 2011, j’ai d’ailleurs lancé le comité de métaux stratégiques (COMES) pour veiller à nos approvisionnements et cibler nos éventuelles faiblesses, notamment dans les terres rares.

En 2010, le débat sur les questions énergétiques était encore relativement serein. Dans ce domaine, mes principales préoccupations portaient sur le nucléaire, notamment suite à l’accident de Fukushima, mais aussi sur le pétrole. En effet, à cette époque, le prix du baril avait fortement augmenté, jusqu’à atteindre 150 dollars à une certaine période. Je me suis ainsi rendu dans les pays du Golfe pour essayer d’obtenir une diminution des prix par l’augmentation du nombre de barils mis sur le marché. De même, en coordination avec les Américains, les Australiens et les Britanniques, nous avons puisé dans notre stock stratégique pour envoyer un signal au marché et faire chuter les prix.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous étiez ministre lors de l’adoption de la loi NOME, qui calque sur l’électricité des logiques de marché s’appliquant à d’autres ressources énergétiques. Quelle était à l’époque la perception des vulnérabilités sur les approvisionnements en gaz et en pétrole ?

M. Éric Besson. La préoccupation de l’approvisionnement est constante. Mais la France dispose d’un formidable atout : nous avons de grandes entreprises – Total, GDF-Suez devenue Engie et Areva – qui assurent la sécurité de notre approvisionnement. À ce titre, je déplore le débat actuel sur les bénéfices enregistrés par Total. Naturellement, nous pouvons nous interroger sur l’opportunité de taxer des profits ponctuels liés à la réussite de la stratégie de l’entreprise dans le gaz naturel liquéfié (GNL). Mais nous devons nous réjouir d’avoir trois majors énergétiques.

Le rôle d’un ministre de l’énergie consiste notamment à accompagner les entreprises stratégiques françaises et les aider à obtenir des contrats ou des renouvellements de contrats. Je me suis ainsi rendu au Kazakhstan avec les dirigeants d’Areva pour discuter des questions liées à l’uranium. De même, j’ai accompagné M. Christophe de Margerie aux Émirats arabes unis, au Koweït ou en Arabie saoudite.

Pour le reste, ma feuille de route avait pour objectif d’appliquer les engagements pris par le Président de la République à l’issue du Grenelle de l’environnement. Il s’agissait ainsi de favoriser l’émergence d’une industrie française dans certains domaines, dont l’éolien offshore. En revanche, la situation était et demeure compliquée pour le solaire et l’éolien terrestre, compte tenu du retard pris dans ces secteurs. De fait, lorsque l’on développe les énergies renouvelables, on favorise de facto les importations de produits manufacturés chinois.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment avez-vous perçu la construction des décisions européennes ? Je pense notamment aux études menées et la capacité à étayer les scénarios suggérés.

M. Éric Besson. La période a été fortement marquée par l’accident de Fukushima, qui a durablement impacté les conseils des ministres européens de l’énergie. En simplifiant à l’extrême, j’ai été conduit à mener une bataille, de manière plus ou moins explicite selon les moments, contre le commissaire Oettinger. Il tentait de conduire l’Union vers la sortie du nucléaire et me percevait comme le défenseur de l’atome en Europe, car j’essayais effectivement de préserver ce qui me paraissait être un atout français, mais également européen.

M. le président Raphaël Schellenberger. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux injonctions européennes en matière d’interconnexions. Comment ces sujets étaient-ils traités dans les domaines électriques ou gaziers au début de la décennie 2010 ?

M. Éric Besson. Dans le domaine du gaz, la bataille opposait les partisans de tel ou tel corridor. L’Allemagne voulait être un hub gazier, ce que nous, Français, refusions, car cela nous paraissait entraîner un accroissement de la dépendance vis-à-vis du gaz russe.

Le sujet des interconnexions de la France vers le nord et le sud de l’Europe représentaient donc, comme aujourd’hui, un sujet majeur. Lorsque j’étais en fonction, nous avons ainsi déclaré d’utilité publique la liaison avec l’Espagne et avons développé nos interconnexions avec l’Italie. Certes, la France exportait son électricité, mais nous dépendions néanmoins des interconnexions pendant les pointes de consommation. À cet égard, il me semble que le record de production et consommation d’électricité en France a été battu en février 2012, lorsque j’étais en fonction.

À ceci venait s’ajouter une deuxième difficulté : s’il est relativement facile d’assurer des connexions à partir de cinquante-huit réacteurs nucléaires, il est beaucoup plus compliqué de le réaliser à partir de milliers de points de production d’énergies renouvelables, compte tenu des investissements colossaux à mener. Nous avions, de mémoire, augmenté la production éolienne par quatre et la production solaire par cent. Mais nous savions déjà à l’époque qu’il nous faudrait investir énormément dans les réseaux de RTE.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez évoqué les scénarios de consommation énergétique. Aviez-vous anticipé des transferts d’usage en 2010 ?

M. Éric Besson. Tout le monde savait que pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, il serait nécessaire d’accentuer la part de l’électrique dans nombre de domaines. Nous travaillions déjà à l’époque sur le dossier des véhicules électriques. Lorsque j’étais secrétaire d’État, notamment chargé de la prospective, j’avais piloté un exercice dit France 2025, dont certaines conclusions étaient limpides à ce titre. En 2009-2010, nous savions déjà que la consommation d’électricité allait s’accroître en tendance.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans ce cas, comment expliquez-vous la production par RTE de rapports justifiant une diminution du besoin d’électricité ? Les dirigeants de RTE que nous avons auditionnés estiment ainsi que la COP 21 a constitué un changement de paradigme majeur.

M. Éric Besson. De quels dirigeants parlez-vous ? S’agit-il de M. François Brottes ? M. François Brottes est un très bon connaisseur du secteur de l’énergie. Son rapport évoque plusieurs possibilités, dont un scénario 100 % renouvelables. Mais ceci ne peut être envisagé sérieusement, essentiellement pour des raisons financières, et j’imagine qu’il le sait pertinemment.

En 2011, j’ai essayé d’apporter ma contribution face à l’accord Verts-PS, dont le volet énergétique me semblait représenter une piste dangereuse pour notre pays. J’ai ainsi initié le rapport Energies 2050, confié à des experts indépendants. MM. Jacques Percebois et Claude Mandil estimaient ainsi dans leur conclusion que les usages de l’électricité allaient croître et qu’il ne fallait pas fermer de centrales nucléaires.

M. le président Raphaël Schellenberger. Les responsables politiques que nous avons auditionnés ont tous souligné que l’objectif inscrit dans la loi – une réduction de la part du nucléaire dans la production électrique de 50 % à l’horizon 2025 – relevait d’un accord politique et non d’une étude d’impact. Pourtant, le rapport Energies 2050 étudiait assez précisément cet aspect. Ce rapport était-il disponible pour l’administration qui vous a succédé ? En effet, je ne comprends pas que cette administration ne l’ait pas utilisé en tant qu’étude d’impact.

M. Éric Besson. Ce rapport était effectivement disponible pour toute l’administration et faisait partie des études permettant d’enrichir la réflexion. La DGEC disposait de suffisamment d’études et de scénarios pour éclairer les promoteurs de la loi de 2015. Ils ont agi en connaissance de cause.

Tout le monde sait que la réduction de 50 % était d’abord un objectif de pure façade, un objectif politique. Les promoteurs de cette loi n’ont d’ailleurs cessé de rappeler son caractère non normatif, ce qui est en soi assez ironique : la loi n’est-elle pas censée édicter des normes ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Les enjeux liés aux métaux rares faisaient également partie de vos compétences. De quelle manière cette préoccupation est-elle apparue dans vos attributions ministérielles ?

M. Éric Besson. Cette préoccupation n’était pas nouvelle, mais elle s’est effectivement accentuée. À l’époque, j’ai installé un certain nombre de filières industrielles majeures – les comités stratégiques de filière –, qui avait été préparées par mon prédécesseur à l’industrie, M. Christian Estrosi. Dans l’ensemble de ces filières figurait la préoccupation de savoir si les matières premières nécessaires seraient suffisantes. Nous avons identifié des éléments majeurs, tels que les métaux stratégiques et les métaux rares, qui nous ont permis d’installer le COMES. Il me semble que mon successeur, M. Arnaud Montebourg, l’a prolongé et développé par la suite.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez décidé de positionner EDF comme chef de file de la filière électronucléaire. Pourquoi cette décision n’est-elle pas intervenue avant vous ?

M. Éric Besson. Je ne peux répondre qu’à partir du moment je suis entré en fonction. À l’époque le Président de la République et le Premier ministre m’avaient demandé de mettre fin à ce qu’ils estimaient être une source de cacophonie et de tension. J’imagine que vous avez eu l’occasion d’évoquer ce sujet avec les principaux protagonistes. À l’époque, EDF était de fait considéré comme le chef de file en raison de son histoire, notamment par les observateurs étrangers. Simultanément, Areva se développait, sous l’impulsion de sa présidente, Mme Anne Lauvergeon, et prétendait aller au-delà de son rôle de sous-traitant d’EDF. De fait, elle avait négocié des accords au Japon avec Mitsubishi pour un réacteur de 1 000 MW, ou en Finlande pour l’EPR.

Areva pensait ainsi que son métier et sa présence internationale lui permettaient d’aller plus loin. Il y avait là une divergence de fond sur le cœur des métiers des sociétés respectives. Par ailleurs, les affinités entre M. Henri Proglio et Mme Anne Lauvergeon n’étaient pas particulièrement marquées, ce qui n’a pas contribué à la sérénité de la filière. La conséquence la plus préjudiciable a ainsi été la perte de l’appel d’offres d’Abu Dhabi, période à laquelle nous avons pris conscience de la nécessaire réorganisation, qui a été conduite sous l’impulsion du Président de la République et du Premier ministre. Celle-ci a finalement abouti au départ de Mme Anne Lauvergeon d’AREVA, et à la mise en place d’EDF comme chef de file.

M. le président Raphaël Schellenberger. Votre mandat ministériel a également été marqué par l’avancée relative du chantier de Flamanville 3 et du premier EPR. Nathalie Kosciusko-Morizet a indiqué lors de son audition avoir émis un certain nombre de doutes sur la robustesse du choix de l’EPR ou, à tout le moins, sur sa précipitation, tout en précisant qu’il fallait donner à ce moment-là un signal fort à la filière. À l’époque, avez-vous reçu des alertes concernant le déroulement du chantier ?

M. Éric Besson. Je souhaite bien comprendre votre question. Mme Nathalie Kosciusko-Morizet aurait émis des doutes sur la robustesse ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque nous l’avons interrogée, elle nous a indiqué qu’elle n’était pas opposée au lancement du chantier. En revanche elle estime qu’il aurait été préférable d’attendre deux ans pour mener à bien l’ensemble des expertises préalables, avant la construction.

M. Éric Besson. Je relirai avec attention son intervention. J’imagine qu’elle ne faisait pas référence à des débats qui se seraient situés dans le cadre de l’action gouvernementale.

M. le président Raphaël Schellenberger. Elle faisait référence à des débats intervenus lors de la campagne électorale de 2007.

M. Éric Besson. Pour le dire très clairement, ce débat n’a jamais eu lieu au sien du gouvernement. Pour autant, nous étions conscients des difficultés rencontrées sur le chantier de Flamanville et des retards associés. J’avais d’ailleurs demandé à des hommes de l’art de m’expliquer les raisons de ces problèmes. À ce titre, il serait sans doute intéressant que vous puissiez discuter avec des spécialistes du BTP.

À l’époque, la période était par ailleurs encore marquée par les attentats du 11 septembre, qui avaient été opérés à partir d’avions détournés. Dans ce cadre, une centrale nucléaire pouvait constituer une cible. On pensait que des réacteurs de troisième génération devaient être capables de résister à la chute d’un aéronef.

L’EPR a dérapé en termes de délais et de coût. Mérite-t-il pour autant toutes les critiques qu’on lui adresse aujourd’hui ? Je ne sais pas.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous étiez ministre, le chantier de Flamanville 3 était en cours et le parc devait être entretenu. Pouvez-vous évoquer ces deux aspects ? Par ailleurs, quel était l’état d’avancement du projet de Penly ?

M. Éric Besson. La décision sur le projet de Penly appartenait en propre au Président de la République. À l’époque, les dirigeants d’EDF nous indiquaient qu’il était indispensable de lancer ce chantier, pour remplacer à terme des centrales susceptibles de fermer en cas de décision négative de la part de l’ASN. Par ailleurs, l’urgence se faisait jour de conserver et de recruter des compétences. Je rappelle que de nombreux pays envisageaient également de lancer des programmes nucléaires, notamment l’Afrique du Sud, la Jordanie ou l’Arabie Saoudite.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans quel état avez-vous trouvé la filière industrielle, en termes de compétences et de savoir-faire industriels, lors de votre entrée en fonction en 2010 ?

M. Éric Besson. Cette filière était réputée pour sa qualité, au-delà des doutes émis sur l’EPR, à l’intérieur même de la filière nucléaire. De fait sa taille a été réduite par rapport au projet initial, qui portait sur 1 800 mégawatts. En outre, de nombreux membres de la filière soulignaient l’absence d’un réacteur de moyenne gamme (1 000 mégawatts) dans l’offre française. Tel était le projet d’Areva au Japon avec Mitsubishi ou d’EDF avec l’un des opérateurs chinois.

M. Antoine Armand, rapporteur. EDF vous avait-elle fait part d’inquiétudes sur sa capacité à assurer la maintenance et à préparer la construction de nouveaux réacteurs ?

M. Éric Besson. EDF ne mentionnait pas d’inquiétudes concernant la maintenance, sur laquelle les différents acteurs n’ont jamais transigé. En revanche, EDF nous avait alertés sur les difficultés rencontrées pour recruter des jeunes ingénieurs et techniciens de qualité, au moment même où le nucléaire était dénigré par une partie de l’opinion publique. L’un des trois chantiers du comité stratégique de filière portait justement sur les compétences et la formation. Très rapidement, le groupe de travail a souligné la nécessité de ne pas limiter cette étude à la filière, mais de l’élargir à la question de la sous-traitance. Il s’agissait d’une préoccupation naissante à l’époque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Si je comprends bien, ces pertes de compétences sont attribuables à l’accident de Fukushima et aux décisions politiques postérieures.

M. Éric Besson. Oui, de toute évidence. Il est normal que de jeunes ingénieurs et techniciens souhaitent se diriger vers des secteurs qu’ils estiment porteurs, à plus forte raison quand ils ne sont pas décriés. Je constate que le même problème se pose aujourd’hui dans d’autres domaines. Ainsi, Total ou Engie participe bien à notre indépendance énergétique. Pour autant, lorsque telle ou telle entreprise veut installer son pôle de recherche sur le plateau de Saclay, un certain nombre d’étudiants refusent cette implantation.

Si nous voulons nous flageller en permanence, il ne faut pas ensuite être surpris par les effets dont nous chérissons les causes. Nous avons des atouts, que nous nous acharnons à éroder. Ceci vaut pour la politique énergétique, mais aussi pour la politique dans son ensemble.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je reviens malgré tout sur la question des compétences au cours de la décennie 2000-2010. N’est-il pas étonnant qu’EDF n’ait pas davantage travaillé cette question, sans anticipation ?

M. Éric Besson. Je ne peux pas répondre à cette question, qui relève de la politique de ressources humaines d’EDF. Je ne veux pas non plus suggérer que le comité stratégique de filière s’est emparé de sujets que d’autres n’auraient pas perçus. Il me semble que M. Henri Proglio était conscient de la situation et que ses équipes mettaient tout en œuvre pour préparer l’avenir.

M. Antoine Armand, rapporteur. Au cours de son audition, M. Gadonneix a expliqué que lors de son mandat (2004-2009), il n’avait cessé d’alerter les pouvoirs publics sur la faiblesse des prix de l’électricité, laquelle ne lui permettait pas d’assurer ses missions. Lorsque vous êtes entré en fonction, le niveau des prix de l’électricité en France constituait-il une source d’inquiétudes ?

M. Éric Besson. Rétrospectivement, il est possible de dresser le constat que vous venez d’effectuer. Collectivement, nous avons probablement trop prélevé de dividendes à l’époque où EDF était particulièrement performante. Avec le recul, il est possible de considérer que la maintenance prévisionnelle n’a pas été suffisante, mais sur le moment, cela n’était pas perçu comme tel. À l’époque, M. Henri Proglio me parlait essentiellement du prix de l’ARENH, mais j’ignore s’il a évoqué la faiblesse des prix de l’électricité avec d’autres interlocuteurs.

M. Vincent Descoeur (LR). Je souhaite évoquer l’hydroélectricité. À cette période, la question de l’ouverture du marché était-elle fondamentale ? Quelles étaient les positions des uns et des autres ?

M. Éric Besson. Nous en parlions à l’époque comme un privilège donné par la nature à certains pays. Tout le monde aurait voulu connaître la situation de la Norvège ou du Canada. Nous parlions à l’époque de l’hydroélectricité de manière générale, dans la mesure où il s’agit d’une source d’énergie idéale.

M. Vincent Descœur (LR). Certains de nos partenaires se prononçaient-ils en faveur d’une ouverture totale ?

M. Éric Besson. La Commission était particulièrement active sur ce sujet. Cela faisait partie des engagements successifs auxquels nous avions souscrit depuis 1996. Mais de notre côté, nous avions tendance à traîner des pieds, car nous n’avions aucune envie de remettre en cause nos contrats de concession. Quand un compromis intervient avec nos partenaires et la Commission européenne sur des sujets que nous ne souhaitons pas vraiment voir aboutir mais que l’on accepte, parce que l’on a souscrit des engagements ou parce que c’est un compromis par lequel nous obtenons d’autres choses, comme le monopole nucléaire de fait d’EDF en France, on accepte et puis on impose notre inertie pour la mise en œuvre.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel était le contexte des discussions entre la France et la Commission ? Avez-vous eu l’impression de devoir accepter des positions qui n’étaient pas les vôtres initialement et qui vous semblaient potentiellement dommageables à l’industrie française ?

M. Éric Besson. Je n’ai pas eu à le faire : lorsque je suis arrivé au ministère de l’énergie, M. Jean-Louis Borloo avait déjà dû négocier un premier compromis – qui s’est finalement matérialisé par l’ARENH – alors que nous faisions l’objet de deux contentieux ouverts par la Commission. En revanche, le Président de la République et le Premier ministre me demandaient régulièrement de les informer sur ce que je pressentais venir de la part de la Commission et du commissaire Oettinger.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles étaient selon vous les causes qui présidaient à ses positions, qui étaient apparemment opposées à la situation industrielle française en matière énergétique, et particulièrement nucléaire, avant même l’accident de Fukushima ?

M. Éric Besson. Comme souvent en politique, conviction et habilité se conjuguent. D’une part, le commissaire Oettinger n’aimait pas la combinaison française construite autour du monopole et de la puissance nucléaire. Il ne la pensait pas adaptée à la situation européenne et il adoptait une position très allemande en faveur des énergies renouvelables. D’autre part, après la sortie allemande du nucléaire, il était sincèrement persuadé que l’Allemagne entraînerait de nombreux pays dans son sillage. Sans doute pensait-il pouvoir en tirer un bénéfice politique. De fait, un commissaire européen n’oublie jamais sa nationalité. À ce titre, M. Oettinger pensait peut-être pouvoir exercer après son mandat bruxellois un rôle de premier plan dans la vie politique allemande.

De manière plus générale, l’Allemagne dispose d’une position de force au sein de l’Union européenne, notamment grâce à ses performances économiques, son relativement faible endettement et la cohérence de son discours politique sur la longue durée. L’Allemagne cultive l’image du bon élève de l’Europe, quand l’image des Français est plus contrastée de ce point de vue. Au moment où je fréquentais les couloirs de Bruxelles, les Allemands et les Britanniques étaient pris au sérieux, même si la France bénéficiait malgré tout de l’implication personnelle du Président Sarkozy pendant la crise financière de 2008, qui avait marqué les esprits.

M. Antoine Armand, rapporteur. La loi NOME, votée le 7 décembre 2010, prévoyait l’accès régulé à l’électricité nucléaire et l’obligation pour EDF de proposer de l’électricité à 42 euros le mégawattheure pour environ un quart de sa production annuelle.

Les responsables des services de l’administration de l’époque estiment ainsi que le montant de 42 euros correspondait à leurs calculs en termes de coûts complets, y compris en en intégrant la part de travaux nécessaires post Fukushima. Les responsables d’EDF ne partagent pas ce point de vue et considèrent que ce montant ne reflétait déjà pas les coûts réels. Cette discussion entre vos services et EDF a-t-elle eu lieu à l’époque ? Cela s’est-il passé autrement ?

M. Éric Besson. Cela s’est passé autrement. J’ai préparé une réponse sur l’ARENH, que je me propose de vous exposer. Je pourrai apporter plus de précisions par la suite, en fonction de vos demandes.

J’ai compris que votre commission avait abondamment débattu de ce mécanisme et que vous lui avez prêté une importance et une responsabilité qu’il ne mérite probablement pas. Il a, il est vrai, l’avantage de constituer un bouc émissaire tout désigné. J’entends certains affirmer que l’État oblige EDF à vendre à ses concurrents 25 % de son électricité à un prix bradé. Mais pour quiconque veut bien regarder objectivement les faits et prendre le temps de relire la loi NOME, cela n’est pas si simple, d’abord d’un point de vue politique.

Ainsi, critiquer l’ARENH revient à critiquer le dernier wagon d’un train, dont la locomotive et les premiers wagons sont les politiques de libéralisation et d’ouverture des marchés mises en œuvre par tous les gouvernements successifs. Je pense notamment à la directive de 1996, à la loi de 2000 sur le service public de l’électricité et à la directive de 2003 qui rend la totalité des consommateurs éligibles aux offres de marché au 1er juillet 2007.

Cette continuité peut évidemment être discutée ou réévaluée. Elle a abouti à la séparation en France des activités de production, de transport et de distribution qui étaient au cœur du monopole d’EDF. Il peut aussi y avoir débat, comme chaque fois qu’il s’agit d’une commodité essentielle, sur le bien-fondé de la mesure. Les économistes débattent et débattront encore longtemps, pour ce type de bien, des avantages et inconvénients du monopole, du marché ouvert et des oligopoles régulés.

En 2007, Jean-Louis Borloo, héritant de ce dossier, a été confronté à une situation compliquée. La Commission européenne avait en effet ouvert deux procédures contentieuses contre la France, la première pour défaut de transposition de la directive et la seconde pour « aides d’État » avec à la clé un risque lourd – on parlait de milliards d’euros – pour l’industrie française. Enfin, il existait un dispositif provisoire, le tarif réglementé et provisoire d’ajustement au marché (Tartam), dispositif protecteur dont nous étions obligés de sortir.

Avec l’aide de la commission Champsaur et des services de l’État, M. Jean-Louis Borloo a imaginé ce dispositif transitoire et je pense qu’il a bien agi. Il a porté la loi NOME devant le Parlement et, en arrivant à Bercy en novembre 2010, j’en ai assuré immédiatement la deuxième lecture, que j’assume.

Evaluant ce dispositif en 2017, la Cour des comptes le qualifie de « dispositif de compromis ». Il s’agissait en effet d’un compromis entre des exigences contradictoires, mais aussi avec nos partenaires européens et la Commission. Au fond, nous avons agi de la même manière que tous les gouvernements français lorsqu’ils souscrivent à un engagement européen qui ouvre un marché à la concurrence ; d’une part en procédant à une libéralisation contrôlée, par étapes, en maintenant le monopole de fait d’EDF sur la production électrique nucléaire ; et d’autre part en instaurant des instruments de protection et de régulation. Il convient en outre d’ajouter que de nombreux experts pensaient qu’EDF, grâce à sa puissance nucléaire installée et au prix marginal très compétitif du parc nucléaire, pouvait être l’un des grands gagnants du duo libéralisation-interconnexion qui s’installait. Je crois que sur une dizaine d’années, globalement, EDF en a tiré parti.

Le débat public, en 2010, s’était cristallisé sur le prix de l’ARENH. Nous avions demandé, à nouveau, à une commission Champsaur de nous faire des propositions, qui ont de fait porté sur une fourchette de prix, de 38 à 40 euros. À l’époque, la demande des alternatifs nouveaux entrants, était de 32 à 35 euros le mégawattheure, quand le Président d’EDF nous disait simultanément que le prix ne pouvait être inférieur à 40 euros. J’ai finalement signé un arrêté à 42 euros, après évidemment arbitrage du Président de la République et du Premier ministre. Je me souviens aussi des réactions de l’époque, bien éloignées de ce qu’on entend aujourd’hui. Le prix était supposé être un « cadeau » fait à EDF et les nouveaux entrants se disaient déçus, comme l’avait explicitement exprimé GDF Suez.

Apprenant que votre commission portait une attention particulière à la loi NOME, je me suis consacré à sa relecture. Cette loi précise dans son premier article qu’il « est mis en place à titre transitoire un accès régulé et limité à l’électricité nucléaire historique » et que ce dispositif s’achève au 21 décembre 2025. Ce même article stipule que ce dispositif peut être suspendu « en cas de circonstances exceptionnelles affectant les centrales ».

De plus, le paragraphe 7 de ce même article 1 précise que le prix de l’ARENH est fixé transitoirement pour trois ans. Il ajoute qu’« afin d’assurer une juste rémunération à Électricité de France, le prix, réexaminé chaque année » (…) « tient compte de l’addition d’une rémunération des capitaux prenant en compte la nature de l'activité ; des coûts d’exploitation ; des coûts des investissements de maintenance ou nécessaires à l’extension de la durée de l’autorisation d’exploitation ; des coûts prévisionnels liés (…) à la gestion durable des matières et déchets radioactifs ».

Le paragraphe 8 de l’article 1 indique qu’avant le 31 décembre 2015 puis tous les cinq ans, le gouvernement doit présenter au Parlement un rapport d’évaluation du dispositif qui porte -je résume-les éléments suivants : sa mise en œuvre ; son impact sur la concurrence ; son impact sur le fonctionnement du marché de gros ; « son impact sur la conclusion de contrats gré à gré » et, le cas échéant, « propose » (…) « des modalités de fin du dispositif » ; « des adaptations du dispositif ».

Ce paragraphe propose également « d’associer des acteurs intéressés » (…) aux investissements de la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires » et, le cas échéant, de « mettre en place un dispositif spécifique permettant de garantir la constitution de moyens financiers, appropriés pour engager le renouvellement du parc nucléaire ». Le paragraphe 10 indique quant à lui que les conditions d’application de cet article doivent être précisées par un décret en Conseil d’État.

L’article 6 précise de son côté que « chaque fournisseur d’électricité » (donc tout nouvel entrant) doit « disposer » (…) de « garanties » (…) de capacités d’effacement de consommation et de production d’électricité » visant à assurer « la sécurité d’approvisionnement ». Ce même article ajoute qu’un fournisseur qui ne justifie pas qu’il détient « la garantie de capacité » encourt, dans un premier temps, « une sanction pécuniaire ». Dans un second temps, le ministre chargé de l’énergie peut, je cite, « suspendre sans délai l’autorisation d’exercice de l’activité d’achat par revente ».

Enfin, l’article 16 définit ce que peut être « un abus du droit d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique ». Cet article est essentiel. Il vise « le détournement » des principes de l’ARENH.

Il me paraissait nécessaire de rétablir les faits et je me suis parfois demandé si tous les commentateurs qui mettent en cause la loi NOME et lui prêtent tous les maux avaient pris le temps de la lire. Lorsque j’ai quitté le ministère, les décrets cités en Conseil d’État étaient en préparation et les avis requis demandés. Au début du mois mai 2012, le Conseil d’Etat avait transmis son avis sur les obligations de capacité. Ces décrets ont-ils été pris ? Je ne les ai pas trouvés. Mais vous avez de meilleurs outils d’investigation que moi. Par ailleurs, le gouvernement devait remettre des rapports d’évaluation et proposer des améliorations du dispositif. Existent-ils ? Que disaient-ils ? Que préconisaient-ils ? Quelles adaptations proposaient-ils ?

Le rappel de certains articles de la loi NOME montre aussi clairement que la loi donnait au gouvernement la possibilité d’ajuster en permanence le prix de l’ARENH en tenant compte de tous les éléments possibles : le marché, l’évolution du coût d’exploitation, les investissements de maintenance et de renouvellement du parc. Pourquoi cela n’a-t-il pas été fait ? Pourquoi le prix de l’ARENH est-il en 2023 au même niveau que celui de 2011 alors qu’il devait être revu chaque année ?

Ensuite, les nouveaux entrants devaient contribuer à la sécurité d’approvisionnement et aux capacités de production. L’ont-ils fait ? Ceux qui ne l’auraient pas fait y ont-ils été contraints ? S’ils n’ont pas respecté ces obligations, ont-ils été mis en demeure ou sanctionnés?

Enfin, les ministres chargés de l’énergie et de l’économie avaient, et ont toujours, le droit de suspendre le dispositif. Comme je l’ai indiqué, la loi NOME prévoit cette suspension en cas de circonstances exceptionnelles affectant les centrales. Or l’arrêt d’une partie du parc du fait du phénomène dit de corrosion sous contrainte le justifiait allégrement.

Telles sont, je crois, quelques questions que vous pourriez aborder avec les ministres de l’énergie qui m’ont succédé. Ma conviction personnelle est que l’ARENH n’est qu’un prétexte. Certes, l’Union européenne ne pense pas toujours comme nous et il existe un tropisme libéral orthodoxe en matière de concurrence qui doit être parfois corrigé, parfois combattu. Mais il est trop facile et vain de mettre sur le dos de Bruxelles nos propres carences et nos propres erreurs de politique énergétique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles sont les raisons ayant présidé au choix de l’option asymétrique de l’ARENH, plutôt que le choix d’un quota à racheter ?

M. Éric Besson. L’ARENH est un texte de compromis. Il s’agissait à la fois de « protéger » le monopole d’EDF sur la production nucléaire tout en satisfaisant les obligations auxquelles nous avions souscrit. Nos centrales étant financièrement amorties, il s’agissait d’offrir la possibilité aux nouveaux entrants de construire, pour bâtir un outil industriel.

Ainsi un « coup de pouce » devait être donné à un certain nombre de producteurs. En fixant le prix à 42 euros le mégawattheure, nous estimions avoir bien traité EDF et nous pensions que la force de notre parc allait lui permettre de conquérir des marchés à l’export. Aucun d’entre nous n’aurait, à l’époque, accepté un dispositif qui aurait eu pour objectif de fragiliser EDF.

Finalement, l’ARENH ne pose véritablement problème que depuis les années 2018‑2019. Le plafond de 100 TWh a été rarement atteint : à ce prix-là, les alternatifs ont longtemps considéré qu’ils n’en avaient pas besoin. C’est du fait de l’augmentation des prix, que les conditions du marché ont changé.

En résumé, un équilibre avait été recherché à l’époque par M. Borloo, que j’assume complétement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez indiqué que le gouvernement de l’époque avait accepté un compromis. En dehors des périodes de crise, l’ouverture à la concurrence et la possibilité d’avoir des échanges interconnectés au niveau européen a plutôt bénéficié à la filière. Est-ce bien votre position ?

M. Éric Besson. D’un point de vue idéologique, la question des monopoles dans certains domaines peut être discutable. La séparation des activités de production et de distribution a plutôt bien fonctionné, même si la France l’a accepté au nom de la construction européenne. Un outil aussi performant que notre outil nucléaire offre de fait un avantage comparatif. J’imagine que l’audit des comptes d’EDF de 2010 à 2020 témoignerait d’un effet largement positif des exportations d’électrons à travers l’Europe.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans votre description de la loi NOME, vous envisagiez qu’un éventuel détournement des principes de l’ARENH permette légalement de mettre fin à l’ARENH. Lorsque nous avions auditionné le directeur de l’énergie de l’époque, il nous a indiqué qu’il n’envisageait pas à ce moment-là une circonstance telle que le prix de l’ARENH puisse être à ce point inférieur au prix de marché. Quels sont ces détournements de principe que vous imaginiez ?

M. Éric Besson. Lorsque le dispositif de la loi NOME a été construit, le détournement était clairement un dispositif anti-spéculateurs. Si un acteur entre sur le marché uniquement à des fins de trading sans fournir une capacité de production, la loi donne aux ministres de l’énergie et de l’économie le pouvoir d’écarter celui qui ne respecterait pas l’esprit de la loi.

M. Antoine Armand, rapporteur. À partir des années 2007-2008, l’installation des capacités de production par des sources renouvelables a commencé à stagner en France, marquant le début du décrochage des objectifs. Lorsque vous êtes arrivé aux responsabilités, quelle analyse vous a-t-on fourni des difficultés d’installation des énergies renouvelables ? Avez-vous pris des mesures spécifiques, notamment pour le photovoltaïque et l’éolien terrestre ?

M. Éric Besson. Si nous étions dans un débat partisan, je contesterais votre préambule. En 2012, la France avait atteint les objectifs qu’elle s’était fixés, et plus rapidement que prévu.

À cette époque, nous étions chargés de la mise en œuvre des engagements pris par le Président de la République lors du Grenelle de l’environnement. Nous avons pu mettre en place des dispositifs pour l’éolien offshore, au prix d’investissements élevés. Nous avons ainsi intégré dans le cahier des charges la valorisation de la production réalisée à proximité des lieux, objets des appels d’offres. En revanche, notre industrie était particulièrement balbutiante dans le solaire et l’éolien.

Sur ce fondement, un moratoire a été mis en œuvre dans le solaire, pour des motifs à la fois financiers et industriels. Depuis, la situation a évolué : le prix de revient du solaire a diminué. En revanche, d’un point de vue strictement industriel, je ne suis pas persuadé que la France ait réalisé des progrès suffisants pour permettre une réelle consolidation de son industrie. De fait, le solaire profite avant tout aux industriels chinois.

De la même manière, je suis particulièrement inquiet des conséquences de nos engagements en matière de véhicules électriques propres. En 2035, les producteurs automobiles français seront-ils capables de tenir les objectifs ou, une nouvelle fois, serons-nous obligés d’acheter des véhicules électriques chinois ? Nous sommes tous favorables aux véhicules propres. Mais il faut concilier en permanence les préoccupations environnementales et les préoccupations industrielles.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour la complétude du débat, je tiens à indiquer que les éléments que j’ai évoqués précédemment sont issus du service statistique du ministère de la transition écologique et portent sur la période allant de 2000 à 2017.

M. Francis Dubois (LR). Vous avez signalé que certains des scénarios retenus par RTE étaient farfelus. Pouvez-vous nous indiquer lesquels ? Ensuite, quel scénario de mix énergétique vous semblerait idéal pour faire face aux enjeux du futur ?

M. Éric Besson. Mes propos relevaient du commentaire formulé par un citoyen s’intéressant à ces questions, dans la mesure où ils portaient sur une période que je n’ai pas eu à connaître en tant que ministre. J’ai cité RTE, mais il me semble que l’ADEME a également évoqué un scénario 100 % renouvelables. J’estime simplement que les conditions de réalisation de ce scénario le rendent totalement impossible pour la France, sauf à aboutir à une régression totale.

Il n’existe pas de bon mix énergétique général et absolu au niveau mondial : chaque pays doit définir le bon mix, en fonction de ses caractéristiques et de ses atouts. La France est un grand pays industriel, maillé par de grandes agglomérations et bénéficiant d’un moindre ensoleillement par rapport à des pays situés plus au sud, tel le Maroc qui développe à juste titre des énergies solaires et éoliennes.

Selon moi, la question fondamentale pour un grand pays, est celle du socle, c’est-à-dire un socle pilotable, stable et sûr, que l’on peut estimer à 70 %. En France, ce stock peut être constitué d’hydroélectricité pour laquelle il existe une étroite marge d’amélioration, mais essentiellement de nucléaire, de gaz ou de charbon. Je préfère largement le nucléaire, pour l’ensemble des raisons que j’ai évoquées devant vous. Ensuite, les énergies renouvelables peuvent être utilisées dans ce mix, mais leur rôle ne peut être qu’un rôle d’appoint. Naturellement, il peut être opportun de chercher à économiser l’énergie ou de promouvoir des techniques dites d’effacement. Pour autant, le socle est essentiel dans un grand pays industriel et je n’ai jamais compris pourquoi nous le remettions en cause.

Il m’a parfois été reproché une réticence supposée dans la mise en œuvre des politiques dites d’énergies renouvelables. Pourtant, je les ai appliquées, conformément aux engagements pris par le Président de la République. Mais il est vrai que dans mon for intérieur, je me suis demandé pourquoi nous avions souscrit à des engagements assortis d’amendes élevées en cas de non-respect des objectifs. Pour moi il s’agit d’un non-sens : l’Europe doit se préoccuper de nos émissions de dioxyde de carbone (et donc sanctionner les pays les plus émetteurs) et de la sécurité d’approvisionnement, laquelle avait présidé en 1957 à la création d’Euratom.

Nous disposions d’un tel atout avec le nucléaire que nous aurions pu avoir intérêt à attendre la diminution du prix marginal du solaire et de l’éolien avant de nous précipiter et de profiter de ce laps de temps pour créer des filières industrielles solides. En matière technologique, et particulièrement dans les technologies liées au numérique, il est extrêmement difficile de combler un retard déjà bien établi. À l’inverse, il est souvent plus pertinent d’adopter une vision « disruptive » pour effectuer un rattrapage via un saut technologique. Au lieu de courir après des technologies existantes dans lesquelles des pays, comme la Chine, disposent d’une avance colossale, essayons de réfléchir, en matière de renouvelables, aux technologies de demain et d’après-demain.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Je souhaite évoquer plusieurs thématiques, en commençant par la filière des énergies renouvelables française, au sujet de laquelle vous nous avez fait part de votre scepticisme. Vous avez ajouté que favoriser les énergies renouvelables revient à favoriser les importations chinoises et que tout le monde savait que la consommation électrique allait augmenter. Vous estimez en outre que personne ne peut sérieusement envisager un scénario reposant sur 100 % d’énergies renouvelables et qu’il s’agit là d’une tendance dangereuse pour notre pays. Vous considérez enfin que seuls le nucléaire, le gaz et le charbon peuvent contribuer à la sécurité de l’approvisionnement énergétique en France.

Vous pensez que le nucléaire permettra de sauver le climat et que l’Union européenne devrait se concentrer sur la réduction des émissions de dioxyde de carbone, tout en faisant l’apologie de Total, pourtant contributeur net au réchauffement climatique. En revanche, je ne vous ai pas entendu évoquer les moyens de réduire notre dépendance aux énergies fossiles. De plus, vous n’avez pas rappelé notre dépendance en matière nucléaire, notamment les contrats passés avec Rosatom, ni les suspicions portant sur le transfert par Areva de savoir-faire nucléaires à la Chine.

Pensez-vous réellement que nous sommes plus indépendants sans les énergies renouvelables ? Notre dépendance me semble aussi avérée sur les autres filières.

M. Éric Besson. Permettez-moi de vous poser une question : êtes-vous de sensibilité verte ou écologiste ?

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). J’assume pleinement mes convictions et mon appartenance à Europe Écologie les Verts. En revanche, je m’interroge sur votre question. Est-ce un procédé employé pour décrédibiliser une personne qui vous pose des questions sérieuses ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Je ne souhaite pas que cette audition se transforme en un débat. Si les réponses de M. le ministre vous dérangent, vous serez en mesure d’y répondre à votre tour.

M. Éric Besson. Je vous prie de m’excuser si ma question vous a paru offensante ; telle n’était pas mon intention. Je n’ai pas dit que je me désintéressais des énergies renouvelables ; dans le cadre de mes fonctions, j’ai scrupuleusement mis en œuvre les exigences du Président de la République et du Premier ministre concernant le respect des engagements du Grenelle de l’environnement. En 2012, nous avions respecté ces engagements en matière d’énergies renouvelables.

Je ne fais pas non plus l’apologie de Total, mais je considère que l’existence de certains grands énergéticiens représente un atout pour la France et sa sécurité d’approvisionnement. À titre personnel, je pense qu’il est dommageable de nous être précipités pour atteindre des objectifs, alors que nous ne disposions pas à l’époque de filières industrielles suffisamment constituées. Elles ne sont d’ailleurs pas plus constituées à l’heure actuelle : nous ne sommes pas en pointe en matière éolienne, ni dans le photovoltaïque.

Lorsque je suis arrivé au ministère de l’industrie, de l’énergie et de l’économie numérique, je ne m’attendais pas à ce que le nucléaire prenne autant de place. Mais l’accident de Fukushima en a décidé autrement. Mon action a néanmoins couvert une variété d’énergies.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Vous n’avez pas répondu à ma question. La dépendance concerne la technologie, mais également la matière. En matière nucléaire, nous sommes obligés de nous approvisionner en uranium. Dans le domaine des EnR, nous ne sommes pas dépendants d’importations étrangères en ce qui concerne le vent ou le soleil.

M. Éric Besson. Madame la députée, je ne refuse pas de répondre à votre question, mais je m’oppose à la manière dont vous résumez ou voulez orienter mes propos. Je le redis : nous avons développé autant que nous le pouvions une filière EnR, en lançant des appels d’offres qui respectaient les principes de concurrence portés par la Commission européenne et l’OMC, tout en essayant à chaque fois de favoriser l’industrie française.

Simplement, les responsables politiques actuels peuvent constater qu’en dépit des efforts entrepris et des sommes consacrées, nous n’avons pas de filière EnR française de dimension suffisante.

Par ailleurs, la France s’est efforcée de diversifier le plus possible ses sources d’approvisionnement en matière d’uranium. Il me semble que nous devrions lancer des démonstrateurs et, à terme, des réacteurs de quatrième génération qui nous permettront d’utiliser l’uranium appauvri et le plutonium dont nous disposons abondamment sur notre sol. Ceci nous permettra, qui plus est, d’atténuer le débat sur la radioactivité de long terme des déchets.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Cela n’était pas l’objet de ma question.

M. Éric Besson. Vous avez cité l’uranium comme source de dépendance, dans votre question. Souffrez que j’y réponde.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Les différentes personnes que nous avons auditionnées sur la quatrième génération de réacteurs nous ont fréquemment fait part de leur scepticisme. Les tentatives précédentes ont plutôt échoué.

M. Éric Besson. Je m’inscris en faux. Superphénix a rencontré des difficultés incontestables, mais il a fonctionné : quand le réacteur a été arrêté, sa production n’était qu’à 30 % de ses capacités.

Astrid visait à la fois à accroître le niveau de sûreté, à permettre d’utiliser les stocks de plutonium, à diminuer la part des actinides mineurs et à diminuer la durée des déchets à très longue durée de vie. Selon moi, nous pouvons atteindre une indépendance totale en matière d’électricité nucléaire grâce à l’uranium appauvri, dans un horizon de vingt à trente ans.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Dans ce cas, pourquoi n’avez-vous pas relancé Superphénix au cours de votre mandat ? Au cours du même mandat, l’EPR a essuyé des échecs à l’exportation, fragilisant la crédibilité de la filière nucléaire. Avec le recul, quel est votre point de vue sur cette période ? Les mauvaises relations entre Areva et EDF ont-elles conduit à ne pas prolonger Madame Lauvergeon à la tête d’Areva ? Le scandale Uramin a-t-il joué un rôle ?

M. Éric Besson. Sous le mandat du Président de la République et dans le cadre des fonctions qui m’avaient été confiées, nous avions lancé le programme Astrid, auquel 600 millions avaient été affectés, dans le cadre du grand emprunt. Il s’agissait notamment de récupérer toutes les informations utiles des programmes Phénix et Superphénix et de permettre à la France de se repositionner sur un sujet qui intéresse par ailleurs de nombreux pays dans le monde.

Les relations entre Areva et EDF étaient mauvaises et, avec le Président de la République, nous avons tranché en faisant d’EDF le chef de file du nucléaire. Ensuite, des questions se posaient effectivement sur l’évaluation des actifs miniers d’Areva, mais il n’était pas question d’un scandale.

Enfin, Mme Anne Lauvergeon n’a pas été particulièrement maltraitée. Simplement, le Président et Premier ministre ont estimé que sa non-reconduction pouvait être une source d’apaisement. Son successeur a d’ailleurs très rapidement signé un accord technique et commercial avec EDF, ainsi que des engagements à long terme d’approvisionnement en uranium.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). À l’époque de l’accident de Fukushima, vous étiez en charge de la sûreté et de la sécurité nucléaire. En juin 2011, lorsqu’un journaliste de M6 vous a interrogé sur la sécurité des installations suite à l’accident intervenu au Japon, vous avez quitté le plateau de télévision en refusant de répondre. Pour quelle raison ? N’était-il pas de votre responsabilité de répondre à ses questions, en tant que ministre de l’énergie ? Souhaitiez-vous ne pas révéler un certain nombre d’éléments ?

M. Éric Besson. Je n’étais pas en charge de la sécurité et la sûreté nucléaire. La loi précise que la sûreté nucléaire dépend de l’opérateur EDF, sous le contrôle de l’ASN. Les décrets d’application nous faisaient en revanche partager avec Mme Nathalie KosciuskoMorizet une responsabilité d’ordre politique sur ces questions.

Trois jours après l’accident de Fukushima, le Premier ministre a demandé à l’ASN de mener une revue systématique de l’ensemble des centrales. La semaine suivante, j’ai plaidé à Bruxelles en faveur de la généralisation de cette procédure de contrôle à l’ensemble des pays d’Europe. Les préconisations de l’ASN ont conduit à effectuer des travaux de grande ampleur, qui ont été réalisés par EDF. Dans ce domaine, la France a été particulièrement en pointe, notamment parce que l’ASN dispose d’une très bonne image à l’international.

S’agissant de l’épisode M6, l’histoire est particulière. J’avais prévenu la production que je devais partir vite pour prendre un Eurostar à destination de Londres, où je devais rencontrer le ministre britannique de l’énergie le lendemain matin. Il m’a été demandé de commenter par avance un reportage que je n’avais pas la possibilité de regarder ; j’ai refusé et quitté le plateau. D’un point de vue politique, je n’aurais eu que de bonnes raisons de me réjouir que l’on me pose des questions sur notre action après Fukushima. Très sincèrement, j’estime qu’elle était exemplaire.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Dans son rapport sur Flamanville, la Cour des comptes a dénoncé un manque de vigilance des autorités de tutelle. De nombreuses personnes interrogées dans le cadre de cette commission d’enquête nous ont indiqué que la construction a débuté alors que les travaux d’ingénierie de détail étaient à peine entamés et les études de sûreté peu engagées. Pourquoi avez-vous laissé poursuivre la construction en l’état ?

Ensuite, je souhaite évoquer l’intérêt d’un référendum sur la question énergétique et le nucléaire. En France, nous avons souvent l’impression que le nucléaire est à la fois trop faible pour se soumettre à l’exercice démocratique et trop fort pour s’y plier.

Lorsque vous aviez été interrogé à propos d’un référendum sur le nucléaire à la suite de l’accident de Fukushima, vous aviez répondu que les citoyens pourraient s’exprimer à l’occasion des élections présidentielles de 2012. Or les citoyens ont précisément voté en faveur d’un programme prévoyant l’arrêt d’un certain nombre de centrales. Suite aux problèmes actuels relatifs à la maintenance et au vieillissement du parc, ne vous semble-t-il pas opportun de mener un véritable débat public transparent et rationnel sur la relance du nucléaire ?

M. Éric Besson. Cette question devrait être posée au gouvernement actuel. À l’époque, la question ne se posait pas.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Elle se posait après Fukushima.

M. Éric Besson. En 2011, l’ASN était en cours d’examen des conséquences de Fukushima pour le parc nucléaire français. Il ne me semblait pas opportun de proposer à cette époque un référendum, d’autant plus que les élections présidentielles se profilaient et qu’elles constituaient un bon moyen pour les citoyens de se prononcer. De fait, le candidat Hollande a été élu. Pour autant, je continue de penser que la loi TEPCV votée par le Parlement en 2015 n’a pas de sens. La démonstration en a d’ailleurs été faite par la loi de programmation pluriannuelle fin 2015 qui a suivi, laquelle ne partageait pas les mêmes positions.

De quand date le rapport de la Cour des comptes que vous avez évoqué ? Le seul rapport de la Cour des comptes dont je me souviens a été publié en 2012 et porte sur les coûts du nucléaire. La Cour avait indiqué à cette occasion qu’il n’existait pas de coûts cachés.

Enfin, lorsque je suis entré dans mes fonctions, le chantier EPR était en cours ; il n’y aurait pas eu de sens à ordonner l’arrêt du chantier, d’autant plus que les spécialistes des travaux publics estimaient que les difficultés étaient en cours de résolution. Au-delà, je rappelle qu’il s’agissait là d’une tête de série. Combien de fusées n’ont pas fonctionné avant de connaître les résultats que l’on connaît aujourd’hui ? Tout projet ambitieux se heurte nécessairement à des difficultés initiales.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Le rapport de la Cour des comptes que je mentionnais a été remis le 9 juillet 2020. Il indique que les dérives résultent d’estimations de départ irréalistes, d’une mauvaise organisation de la réalisation du projet par EDF, d’un manque de vigilance des autorités de tutelle et d’une méconnaissance et de la perte des compétences techniques de la filière.

M. Éric Besson. Dix ans après, tout le monde a toujours raison. En novembre 2010, tout le monde pensait que nous n’avions pas perdu la main et que nos ingénieurs savaient faire. A posteriori, on peut probablement considérer que nombre de difficultés avaient été sous-estimées. Mais n’attendez pas d’un ministre qu’il puisse jauger lui-même la qualité des couches successives de béton nécessaires ; il est obligé de s’en remettre à des experts.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour le temps que vous avez consacré à notre commission d’enquête. Je n’avais pas forcément pris conscience du contenu du rapport Énergies 2050, qui dans ses recommandations, souligne les éléments suivants : la nécessité de prendre l’initiative d’un réexamen en profondeur des règles du marché intérieur de l’énergie ; de ne pas se fixer d’objectif de part du nucléaire à quelque horizon, mais de poursuivre le développement de la quatrième génération et de préparer l’allongement de la durée de vie des centrales actuelles.

À ces objectifs, vous aviez rajouté dans vos déclarations la nécessité de se fixer comme priorité la maîtrise des consommations d’une part ; et le développement des énergies décarbonées, renouvelables et nucléaires d’autre part. Dix ans plus tard, je doute que les conclusions de notre rapport soient très différentes de ces grandes orientations.

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19.   Audition de Mme Delphine Batho, Députée, ancienne Ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie (2012-2013) (9 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous recevons Mme Delphine Batho, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie de 2012 à 2013, actuellement députée.

Je vous remercie, madame la ministre, d’avoir en quelque sorte anticipé notre invitation, puisque vous aviez fait savoir dès l’origine que vous souhaitiez être auditionnée.

En matière d’énergie, vous disposiez à peu près des mêmes compétences que celles qui furent ensuite dévolues à Mme Ségolène Royal, que nous avons auditionnée en début de semaine.

Dans l’exercice de vos fonctions, vous avez connu les derniers soubresauts de la gestion du dossier relatif au gaz de schiste. Un événement a particulièrement marqué la période : la tenue du débat national sur la transition énergétique (DNTE), organisé sur le modèle du Grenelle de l’environnement – lequel comportait cinq collèges – et sur celui du débat national sur les énergies, lancé en 2003 par Nicole Fontaine.

Il s’agissait de répondre aux questions suivantes : comment aller vers l’efficacité énergétique et la sobriété ? Quelle trajectoire pour atteindre le mix énergétique en 2025 ? Quels choix en matière d’énergies renouvelables ? Quel coût et quels financements pour la transition énergétique ? Une synthèse des travaux a été présentée par le Conseil national du débat. Sans doute pourrez-vous nous donner quelques explications sur le déroulement des travaux.

Avant vous, nous avons auditionné, entre autres, Mme Lauvergeon et M. Colombani, qui devaient siéger au sein du comité des cinq sages que vous souhaitiez constituer pour guider les débats, mais, du fait de l’opposition de certains acteurs, ils n’avaient pas pu y participer.

Avant de vous donner la parole pour un propos liminaire, je vous invite, en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

(Mme Delphine Batho prête serment.)

Mme Delphine Batho, députée, ancienne ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie (2012-2013). Toutes celles et tous ceux qui viennent répondre à vos questions éclairent telle ou telle période de l’histoire récente, assurant qu’ils ont fait au mieux. On pourrait en déduire qu’il existe une sorte de mystère aux origines de la situation énergétique actuelle de la France, ou encore s’abriter derrière la thèse selon laquelle cette situation s’expliquerait par un retournement soudain de la conjoncture que personne ne pouvait prévoir.

Il n’en est rien : la situation énergétique actuelle de la France était prévisible. À la question : « Qui aurait pu prédire ? », je répondrai : « Tout le monde ». Il n’y a pas d’imprévu dans les principales données qui sous-tendent le choc énergétique ; les gouvernements successifs pouvaient les anticiper.

En ce qui concerne, d’abord, la hausse des prix des énergies fossiles et ses conséquences, il est de notoriété publique que l’ensemble des risques est associé au fait que la principale énergie consommée en France est à 63 % d’origine fossile et importée. La France est à la merci de la hausse des prix du baril et des dépendances géopolitiques induites par le souci d’assurer son approvisionnement. Celles-ci engagent son autonomie stratégique sur la scène internationale.

La hausse des prix des énergies fossiles n’est pas conjoncturelle. Elle a d’ailleurs commencé, pour le pétrole comme pour le gaz, avant la guerre en Ukraine, dans le contexte de la reprise de la demande, après la première phase de la pandémie, qui avait mis à l’arrêt l’économie mondiale. Le phénomène est assez comparable à la hausse qui avait suivi la crise de 2008. Loin de provoquer un changement de modèle ou la construction d’un « monde d’après », les lendemains de la pandémie ont été marqués par un effet rebond et par une course à la reprise économique, avec l’augmentation dans les mêmes proportions des émissions de gaz à effet de serre – lesquelles ont atteint un nouveau record.

À défaut que l’état d’urgence climatique ait convaincu de longue date notre pays d’organiser une sortie rapide de la dépendance aux énergies fossiles, on aurait pu espérer que les enjeux de résilience, de sécurité et d’indépendance guident les choix publics. Force est de constater qu’il n’en a rien été. Pourtant, les sources d’approvisionnement de la France en hydrocarbures, bien que diversifiées, sont pour une bonne partie en déclin ou le seront au cours de la décennie 2030. Quant au déficit de la balance commerciale, lié aux importations d’énergie, il atteint un record historique.

L’exposition de la France à la volatilité des prix des énergies fossiles et à la hausse tendancielle liée à leur déclin n’est pas une nouveauté. Lorsque j’étais aux responsabilités, le déficit de la balance commerciale – plus de 60 milliards d’euros à l’époque – était au fondement de la nécessité de planifier la transition énergétique : il s’agissait de se défaire du boulet des énergies fossiles pour être enfin libres.

Les énergies fossiles sont la cause du changement climatique, mais aussi celle de l’inflation, puisque toute matière première, toute marchandise qui est fabriquée et qui circule en dépend. Quand le pétrole augmente, tout augmente. S’y ajoute, sur le front des prix de l’alimentation, l’augmentation du prix des denrées de base provoquée pendant l’été 2021 par l’impact du changement climatique. Là aussi, l’inflation est liée à l’impact des activités humaines sur le climat. Je fais notamment référence aux pertes de production de céréales liées aux vagues de chaleur en Amérique du Nord, en Europe et en Asie au cours de l’été 2021, dont on a vu les conséquences sur les marchés mondiaux dès l’automne de la même année.

Dans le débat public, on évoque souvent les conséquences de l’inflation. Or il est nécessaire d’ouvrir enfin les yeux sur ses causes. Celles-ci portent un nom : énergies fossiles.

Prévisibles aussi étaient les conséquences de l’absence de politique puissante et efficace en matière d’économies d’énergie. La hausse structurelle des coûts de l’énergie et la prévision de hausses futures plaident de longue date pour une politique soutenue de réduction des besoins et de protection des ménages face aux conséquences sociales de l’augmentation des prix, qu’il s’agisse du carburant pour se déplacer, du gaz ou de l’électricité pour se chauffer ou de tous les autres usages de la vie courante.

Le retard de la France en matière de réduction de la consommation d’énergie, d’éradication des passoires thermiques, d’économies d’énergie dans tous les secteurs d’activité et les bâtiments publics gonfle la facture et se paie cash. La précarité énergétique qui touche de nombreux ménages frappe aussi, désormais, les entreprises et les collectivités locales, qui sont soumises aux tarifs de marché pour le gaz ou l’électricité : elles sont dans l’incapacité de faire face à la hausse des prix.

J’invite à mettre en regard le coût astronomique du bouclier tarifaire et celui des investissements budgétaires dans les économies d’énergie, qui ont été pourtant refusés dans un passé récent. Si ces investissements avaient été massivement réalisés, nous serions bien plus résilients. Attendre de se retrouver au pied du mur et de n’avoir d’autre option que de sortir le carnet de chèques en urgence, ce n’est assurément pas un bon calcul pour la nation.

Le refus, depuis au moins quinze ans, de mener une politique de décroissance assumée de la consommation d’énergie a des conséquences lourdes dans les domaines social, économique et budgétaire.

Prévisibles également étaient les conséquences des règles absurdes du marché européen de l’électricité, selon lesquelles c’est le dernier moyen entré en production qui détermine le prix. Ainsi, d’une certaine manière, les prix de l’électricité sont indexés sur celui du gaz.

Prévisible, enfin, le fait que la trop grande dépendance de la France à l’égard d’une source de production électrique – à savoir le nucléaire – constituait une vulnérabilité. Le risque d’une mise à l’arrêt d’une partie importante du parc nucléaire pour raison de sûreté, à cause d’un défaut générique, avait été énoncé clairement et fortement depuis longtemps. M. Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire – dont j’avais proposé la nomination –, avait lancé l’alerte à ce propos en 2013, dans le cadre du débat national sur la transition énergétique que je présidais, et cet élément avait été pris en compte dans la synthèse. À ce risque identifié de longue date se sont ajoutés le décalage de certaines opérations de maintenance, lié à la pandémie, ou encore les dérogations demandées lors de la sécheresse. Ces événements illustrent la sensibilité du nucléaire aux chocs externes. Les conséquences sont très lourdes sur les plans économique et social, mais aussi écologique, avec une augmentation du bilan carbone de l’électricité.

Tous ces risques étaient donc connus. Ils sont au fondement de la nécessité d’une grande transformation de la politique énergétique du pays, et ce depuis longtemps.

Soit on recherche des boucs émissaires, dans une sorte de jeu politicien du mistigri, ce qui serait de peu d’intérêt et représenterait une immense perte de temps pour votre commission d’enquête, soit – et ce serait l’intérêt de la nation – on peut prendre un peu de hauteur et de recul, et constater, par-delà les alternances et les changements de ministre, certainement trop nombreux dans ce domaine, qu’il y a une permanence de l’inertie française. Il y a, en fait, une ligne de fuite continue, dont il faut examiner les causes profondes.

La première de ces causes est la négation des limites planétaires et de notre entrée dans une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène. Celle-ci se caractérise par la destruction, à un rythme qui s’accélère, des conditions d’habitabilité de la Terre et par l’épuisement des ressources, résultat de la civilisation thermo-industrielle. Elle est porteuse d’une dynamique d’effondrements systémiques, de tout ce qui nous permet de vivre : chaos climatique, risques pour les éléments de base de la subsistance comme l’eau et l’alimentation, exacerbation des tensions géopolitiques face à la pénurie des ressources, et son cortège de guerres, conventionnelles ou hybrides.

Reconnaître les réalités de l’Anthropocène implique d’en finir avec une vision du monde relevant de « l’illimitisme », alors que les ressources terrestres sont limitées. Cette notion de limites physiques est au cœur des enjeux de la politique énergétique. Or, dans la prise de décision, les limites planétaires définies par les scientifiques ne sont pas considérées comme un déterminant fondamental. Ne sont prises en compte ni les conséquences de la poursuite de la consommation d’énergies fossiles – alors que le nouveau régime climatique qui en résulte constitue une menace existentielle sans équivalent dans l’histoire de l’humanité –, ni les contraintes physiques et la notion de sécurité d’approvisionnement, alors que le pic de l’extraction de pétrole a été franchi en 2008 et que celui du gaz l’a été en 2004 en Europe – au niveau mondial, on estime qu’il se situe à l’horizon de 2030-2045.

Bref, les données de base du nouveau régime énergétique sont niées. Le temps du pétrole pas cher, des ressources illimitées, de l’approvisionnement à flux tendu venant de l’autre bout du monde, auprès de puissances peu fréquentables, est révolu. On ne reviendra ni au capitalisme du XIXe siècle ni aux Trente Glorieuses. Ce n’est ni possible ni souhaitable – si nous entendons rester en vie.

Aussi, quand TotalEnergies affirme devant votre commission d’enquête qu’il n’y a pas de problème de souveraineté pour la France, ou encore qu’il compte continuer d’exploiter les énergies fossiles à leur niveau actuel, permettez-moi de dire, en tant que membre de la représentation nationale, que c’est du climato-obscurantisme et que c’est criminel.

Sortir des énergies fossiles est une urgence vitale pour le climat, mais c’est aussi un enjeu majeur de sécurité nationale : nous devons nous défaire de dépendances hautement problématiques et assurer la résilience de notre société face à la hausse des prix des énergies fossiles.

La place centrale qu’occupe le nucléaire dans le débat sur l’énergie est donc fallacieuse. Au mépris du bon sens le plus élémentaire, elle occulte le fait principal, l’éléphant dans la pièce, à savoir que l’énergie finale consommée en France est principalement d’origine fossile. Le nucléaire donne l’illusion d’un confort qui n’a jamais existé quand on considère l’ensemble de l’énergie consommée, et qui n’existe plus s’agissant de l’électricité. Le débat se focalise à nouveau sur les moyens de production – et parmi eux sur l’électricité –, et non sur la demande.

La première cause profonde de l’inertie que j’évoquais est donc le déni ou le relativisme dont fait preuve la décision politique à l’égard des connaissances scientifiques et physiques élémentaires. J’ai cru comprendre que votre commission s’interrogeait à ce propos. La démarche est fondée et le constat est exact, hélas, dans le domaine de l’énergie comme dans bien d’autres. En voici quelques exemples.

L’horizon de temps de l’état d’urgence climatique, scientifiquement, c’est 2030, et non 2050. Est-ce que l’on discute des décisions de politique énergétique sur cette base ?

La décision de réautoriser le glyphosate, malgré les alertes du Centre international de recherche sur le cancer, est-elle prise sur une base scientifique ?

La décision de réautoriser les néonicotinoïdes, malgré plus de mille études indépendantes sur leur impact destructeur sur le vivant, a-t-elle été prise sur une base scientifique ?

La décision de lancer un parc de réacteurs pressurisés européens de deuxième génération (EPR 2) a été annoncée alors que leur design n’est pas encore achevé – soit la même erreur que celle qui avait été commise avec l’EPR 1. Qui plus est, ils ne verront le jour qu’entre 2040 et 2045, dans le meilleur des cas, alors que l’enjeu est de réduire les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. De surcroît, la décision a été prise en dehors de toute nouvelle programmation globale de la politique énergétique et sans tenir compte de ce que sera le climat en 2080. Une telle décision est-elle donc prise sur la base d’analyses scientifiques, énergétiques, techniques et industrielles robustes ?

L’importation de gaz de schiste par l’intermédiaire d’un terminal méthanier récemment autorisé – avec un bilan carbone pire que celui du charbon, pour l’un, et 2,5 fois plus élevé que celui du transport par gazoduc, pour l’autre – est-elle conforme aux conclusions des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ?

Le soutien de la France au projet de TotalEnergies en Ouganda, véritable bombe climatique, est-il conforme aux recommandations de l’Agence internationale de l’énergie, qui proscrit toute nouvelle exploitation des énergies fossiles ?

Le législateur lui-même a-t-il tenu compte, dans ses travaux sur la loi « climat et résilience », des recommandations du Haut Conseil pour le climat, qui démontraient l’indigence du texte ?

À chacune de ces questions, la réponse est non, et je pourrais allonger à l’infini la liste des exemples. Il faut donc se demander pourquoi la science n’est pas entendue. Le déni est tel que certains scientifiques, ne sachant plus comment lancer l’alerte, s’engagent dans des actions de désobéissance civile.

L’explication est assez simple : les conclusions de la science contrarient la vision du monde obsolète selon laquelle la croissance ferait le bonheur. Elles contredisent radicalement le productivisme et le consumérisme. Par conséquent, de puissantes résistances se dressent face à toute décision prise en cohérence avec ces connaissances. Le ministère chargé de l’écologie et de l’énergie doit être un ministère de combat, car il est difficile d’obtenir des décisions politiques fondées sur la science. C’est son lot quotidien et la cause de bien des tensions qui l’entourent.

J’en viens à la deuxième cause profonde, qui tient au fait que la nation a perdu la main. En l’espace de vingt ans, l’édifice de la maîtrise par la démocratie de la politique énergétique a été abandonné à la main invisible du marché. Ayons à l’esprit que la France n’aurait jamais construit son parc nucléaire si EDF n’avait pas été une entreprise publique, dont l’endettement était adossé à la garantie implicite et illimitée de l’État.

L’ouverture à la concurrence du secteur de l’énergie et la transformation des entreprises de service public en sociétés anonymes étaient des hérésies. Ces choix ont produit d’énormes dividendes, sur la base de rentes découlant des investissements consentis de longue date par la nation, alors que les profits étaient précédemment réinvestis et partagés au travers de tarifs de l’énergie abordables. Les actionnaires ont pris leur dû, l’État actionnaire aussi, jusqu’en 2015, dans un contexte d’austérité budgétaire.

L’entreprise EDF a été abîmée dans son identité. Si la culture du service public reste profondément celle de ses agents, auxquels je rends hommage, l’ouverture des marchés, la séparation des activités de réseau, de distribution et de production, la transformation en société anonyme ont provoqué une déstabilisation profonde, par étapes, à la façon d’un supplice chinois. Une fois cela fait, est venu le temps de la folie des grandeurs, de la bourse et de l’international, et de l’externalisation par la sous-traitance, bien loin du cœur de métier et du maintien de la performance industrielle.

Les mêmes règles, acceptées et négociées par la France à l’échelon européen, ont aussi fait obstacle à des décisions relevant de ce que j’avais appelé le « patriotisme écologique », qui visait à soutenir fortement le développement de filières industrielles dans le domaine des énergies renouvelables, enjeu absolument déterminant. Pourquoi confier l’éolien offshore à une multitude d’acteurs industriels ? Pourquoi interdire que les capitaux publics importants engagés dans les mécanismes de soutien aux énergies renouvelables s’accompagnent de critères élémentaires tels que le « made in Europe » ou le « made in France », alors que les panneaux importés de Chine étaient vendus à un prix de 90 % inférieur au coût de production ? Fallait-il accepter la capitulation européenne à cet égard ?

Là où nous avions des entreprises de service public, nous avons désormais une anarchie de développeurs et de fournisseurs, à laquelle plus personne ne comprend rien et qui ne produit aucune retombée industrielle d’ampleur. Le comble de l’absurde est que ces règles sont en réalité faussement libérales, car le secteur de l’énergie reste fortement régulé et que des capitaux publics importants continuent d’y être investis.

Nous sommes à la fin d’un cycle historique. Le retour de la puissance publique s’impose. Si, dès le début des confinements liés à la pandémie, l’Europe a su suspendre le pacte de stabilité, force est de constater que près d’un an après le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle n’a toujours pas suspendu les règles du marché européen de l’électricité. Le secteur privé ne pourra jamais supporter la charge de l’investissement nécessaire pour conduire une politique énergétique : dans ce domaine, les cycles de rentabilité sont longs et l’intensité capitaliste élevée. Or, à partir du moment où c’est l’État qui porte cette charge, on ne voit pas pourquoi il devrait partager la rente qui en découle.

Ces constats ne sont pas nouveaux : ils m’avaient conduite, en 2012, à refuser la mise en concurrence de la première source d’électricité renouvelable de France, à savoir les barrages hydrauliques, qui sont un actif stratégique, et, en 2013, à proposer au Gouvernement la mise à l’étude de la renationalisation d’EDF. En responsabilité, j’étais très rapidement arrivée à la conclusion que cette opération était non seulement incontournable, mais qu’elle devait être également rapide – et ce, quels que soient les choix de politique énergétique.

La troisième cause est l’affaiblissement de l’État. Si la tendance s’observe dans toutes les politiques publiques, le ministère chargé de l’écologie et de l’énergie, ainsi que les directions qu’il partage avec ceux du logement et de la cohésion des territoires, selon les appellations, a subi un plan social massif au cours des quinze dernières années. La révision générale des politiques publiques (RGPP) et sa successeure, la modernisation de l’action publique (MAP), ont détruit plus 15 000 emplois d’agents de l’État et des opérateurs publics. Perdre des agents dans ce département ministériel, c’est se priver de techniciens et d’ingénieurs participant à la conception et à la mise en œuvre efficace de la politique énergétique au niveau central, puis à son déploiement à l’échelon local, en liaison avec les territoires.

On ne peut pas avoir un État fort, stratège et agile en supprimant un poste de fonctionnaire partant à la retraite sur deux. À ce titre, la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), malgré la qualité remarquable de ses agents, est clairement sous-dimensionnée au regard des défis que présente la transition énergétique. Elle n’est pas en mesure de produire tout ce qui est attendu d’elle avec la rapidité nécessaire. Sa charge de travail est considérable. Elle est dépendante des sources d’information des opérateurs et ne peut pas toujours lancer des contre-expertises dans les délais requis.

Il y a là un paradoxe : les éléments qui sont parmi les plus fondamentaux pour ce qui est de conquérir notre souveraineté – je parle de l’énergie – et d’assurer notre sécurité dans le chaos climatique à venir – à savoir l’écologie – ne sont toujours pas considérés comme relevant d’un ministère régalien. Avoir récemment cassé ce grand ministère en séparant l’énergie de l’adaptation au changement climatique et d’une approche systémique de l’ensemble des enjeux écologiques ne contribue pas au renforcement de la puissance publique dans ces domaines.

La quatrième cause réside dans une forme de confiscation démocratique hautement problématique. Historiquement, sous la Ve République, le nucléaire est le domaine réservé du Président de la République, notamment en raison du lien entre nucléaire militaire et nucléaire civil, mais c’est aussi vrai pour le pétrole et le gaz, et, par extension, pour l’ensemble de la politique énergétique. L’énergie appartient en quelque sorte au domaine de la raison d’État.

Cela explique un manque de culture démocratique, et celui-ci joue un rôle central dans la perte de souveraineté qui est au centre des travaux de la commission d’enquête. Il règne dans le secteur de l’énergie un entre-soi et un élitisme puissants, qui font que l’on accueille avec paternalisme l’avis des citoyens, des élus, de la représentation nationale et des ministres.

Cette culture issue des institutions présidentialistes de la Ve République a formé un cocktail détonnant et hautement problématique une fois qu’EDF, GDF et Elf sont devenues des entreprises privées. Depuis lors, la relation entre ces entreprises et la France, au travers de ses représentants, est ambiguë : on observe une savante confusion entre éthique de l’État et intérêts privés, d’autant qu’au moment de la privatisation partielle ou totale, la haute fonction publique a été fascinée par l’appel du secteur privé, par le pantouflage et le rétropantouflage.

Qui décide dans le domaine de l’énergie – et de quoi, étant entendu que chacun devrait être à sa place ? Ce n’est pas aux industriels de fixer les objectifs de la politique énergétique de la nation, même si leurs contraintes et leurs réalités peuvent être prises en compte. Inversement, ce n’est pas à l’État de dire quels choix industriels doivent être faits pour atteindre les objectifs fixés. À chacun son métier. Toutefois, la question se pose dès lors que les opérateurs continuent d’avoir besoin de certaines décisions de l’État, tout en se considérant comme émancipés, voire supérieurs aux gouvernants ou autorisés à louvoyer avec la décision publique. Lorsqu’ils ont besoin de l’État, ils savent le trouver, mais quand celui-ci énonce une décision qui contrarie une vision conservatrice, ils rappellent qu’ils ont des actionnaires et que la bourse ne sera pas d’accord, voire combattent publiquement la décision en question.

Un tel cocktail rend difficile pour les gouvernements l’exercice de leurs prérogatives en matière de politique énergétique, a fortiori quand le débat démocratique entend fixer un nouveau cap. Ce constat va au-delà d’une habituelle résistance au changement, car les opérateurs ont bénéficié d’une logique de passe-droit telle qu’ils semblent s’étonner lorsque les plus élémentaires exigences en matière de performance industrielle s’appliquent à eux, qu’il s’agisse du retard de l’EPR de Flamanville ou du scandale des forges du Creusot.

L’interview donnée ce matin par le PDG de TotalEnergies est à l’image de la prétention d’une sorte de caste d’énergéticiens à s’exonérer de ses responsabilités et à gouverner. Ce mélange des genres est celui auquel j’ai été confrontée lorsque j’étais aux responsabilités. Je ne vois pas en quoi il entre dans les prérogatives du PDG de TotalEnergies de criminaliser la jeunesse qui dénonce ses projets climaticides, ni au nom de quoi il s’autorise à interférer dans le débat politique national en soutenant la réforme visant à repousser l’âge légal de départ à la retraite.

Beaucoup s’imaginent que le secteur du pétrole et celui du nucléaire ne défendent pas les mêmes options dans les coulisses du pouvoir, qu’ils exercent des influences contradictoires auprès des décideurs. Bien sûr, il existe des points de frictions, mais la réalité est tout autre : si j’en crois mon expérience, les membres de ce couple dominant cheminent souvent bras dessus, bras dessous ; ils se retrouvent sur l’essentiel, c’est-à-dire quand il s’agit de prôner le conservatisme énergétique et la continuité de la politique énergétique, alors même que tout a changé.

Quand j’étais ministre, leurs relais technocratiques et politiques défendaient aussi bien le gaz de schiste que le nucléaire, le pétrole et le gaz. Ils militaient conjointement contre les énergies renouvelables, vues comme une politique superficielle, relevant de l’affichage, et non comme un enjeu industriel, pour la simple raison qu’ils n’y croyaient pas. Surtout, ils s’associaient, sur le fond, pour combattre toute politique rigoureuse d’économies d’énergie et pour s’opposer à une donnée scientifique pourtant indiscutable : toute feuille de route visant à atteindre la neutralité carbone doit commencer par diviser par deux la consommation d’énergie en France. Il n’y a pas de plan B à la réduction de la demande.

L’enjeu central est donc de reprendre le contrôle de la politique énergétique. Ce que je vous dis n’est pas nouveau : c’est ce qui a guidé mes décisions et mes orientations, et qui a donné lieu à un chapitre intitulé « De la souveraineté énergétique » dans le livre que j’ai consacré à l’exercice du pouvoir. J’y expliquais pourquoi le statu quo n’était pas une option et pourquoi la nation devait reprendre la main.

Selon l’article 3 de la Constitution, la souveraineté « appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants ». Il ajoute : « Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». La lettre et l’esprit de cet article sont-ils respectés dans le domaine de l’énergie ? La réponse est non.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous nous concentrerons surtout sur la période pendant laquelle vous avez été aux responsabilités. À cet égard, pourriez-vous nous dire quelques mots du débat national sur la transition énergétique, que vous avez lancé et piloté ? Quels en étaient les objectifs ? Comment s’est-il déroulé et sur quoi a-t-il débouché ?

Mme Delphine Batho. Pour comprendre ce débat, il faut en revenir à l’objectif poursuivi. Pendant sa campagne, le Président François Hollande avait pris l’engagement d’engager la transition énergétique. Il s’agissait de réaliser des économies d’énergie, de diminuer la consommation d’énergies fossiles, de développer les énergies renouvelables et de limiter à 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité à l’horizon de 2025. Ces orientations avaient été approuvées par le peuple français lors de l’élection présidentielle. L’avenir du nucléaire avait été un élément important de ce moment de débat démocratique. M. Nicolas Sarkozy avait fait campagne sur le sujet, y compris en tenant des meetings dans des centrales – ce qui, en soi, posait question, car une entreprise publique n’avait pas à interférer dans une campagne électorale.

Je sais que vous interrogez l’objectif de 50 %. Il est curieux, au regard de l’article 3 de la Constitution, qu’une réflexion portant sur la souveraineté énergétique commence par contester une décision souveraine du peuple français, en l’occurrence celle de changer de politique énergétique par le mandat confié à ses représentants. L’objectif résultait du programme présidentiel, lui-même issu d’un accord entre le Parti socialiste et les Verts. Depuis quand faut-il s’excuser de vouloir mettre en œuvre le programme sur lequel on a été élu ?

Sur le fond, cet objectif est dans l’intérêt de la nation, car la trop grande dépendance de la France à l’égard du nucléaire pour sa production d’électricité est une vulnérabilité, comme les faits viennent de le démontrer. La diversification des moyens de production électrique est dans l’intérêt de la France.

Un autre élément est au centre des questions qui entourent le parc nucléaire depuis des années : l’effet de falaise, c’est-à-dire la charge d’investissement que représente la fin de vie des réacteurs, au bout de quarante ans, et dans un laps de temps réduit. Face à ce défi, le choix responsable consiste, non pas à repousser l’échéance, mais à étaler l’effort en fermant certains réacteurs et en en prolongeant d’autres.

L’enjeu du quinquennat du Président François Hollande était donc de prendre des décisions concernant l’avenir du parc nucléaire. L’engagement pris pour y parvenir consistait à élaborer une loi de programmation, équivalente à ce qui existait dans le domaine militaire.

Le débat national sur la transition énergétique différait des autres événements que vous avez mentionnés dans la mesure où ce n’était pas seulement un débat entre experts ou entre les parties prenantes, mais aussi un débat citoyen, dans les territoires. Nous étions partis du constat d’un échec relatif du Grenelle de l’environnement, lié au fait qu’il ne suffit pas d’énoncer des objectifs pour les atteindre : encore faut-il planifier et organiser, y compris en précisant les moyens.

Pour la durée du quinquennat, les choses étaient cadrées : nous prévoyions la fermeture de Fessenheim et l’ouverture de l’EPR de Flamanville. Comme vous le savez, cette dernière n’a pas eu lieu. Par ailleurs, sur une période de dix à quinze ans, la loi de programmation devait organiser les économies d’énergie, le développement des énergies renouvelables, la sortie des énergies fossiles et la diminution de la part du nucléaire. Le texte devait également comporter des clauses de revoyure.

Les études que j’avais demandées aux services montraient qu’il était réaliste d’envisager l’atteinte de l’objectif de 50 % entre 2028 et 2030, mais qu’il n’était pas souhaitable de retenir la date de 2025 – même si c’était possible –, car cela obligerait à recourir aux énergies fossiles pour remplacer le nucléaire. Telle n’était pas mon option, car je tenais à affirmer un modèle français de transition énergétique, avec l’ordre de priorités suivant : d’abord, des économies d’énergie massives ; ensuite, la sortie des énergies fossiles ; enfin, la diversification et la diminution du nucléaire par un développement massif des énergies renouvelables. Selon moi, il fallait fermer des réacteurs à mesure que des progrès étaient accomplis en matière d’économies d’énergie, de sortie des énergies fossiles et de développement des énergies renouvelables.

J’ai soumis au Président de la République, début 2013, la possibilité d’inscrire cette stratégie dans les conclusions du débat national, puis de la transcrire dans le projet de loi de programmation qui serait soumis au Parlement, en l’assortissant d’un calendrier précis, documenté et réaliste. Il ne l’a pas souhaité.

Comme vous le savez, j’ai quitté les responsabilités avant la conclusion du débat national, et il n’y a pas eu de loi de programmation. Le débat national n’a même pas donné lieu à des recommandations, puisque le Medef a jugé inacceptable que l’on préconise de diviser par deux la consommation d’énergie. Au terme de sept mois d’activité, et alors que le débat avait mobilisé un nombre considérable de personnes et d’intelligences, il a fallu se contenter d’une simple « synthèse des travaux ».

Par parenthèse, Mme Anne Lauvergeon et M. Bruno Rebelle – ancien directeur exécutif de Greenpeace France – avaient participé au comité de pilotage. Le choix politique avait été fait de ne pas organiser un débat national sur l’énergie sur le modèle du Grenelle en considérant que le nucléaire était un tabou et que l’on ne pouvait pas en discuter. Oui, d’ardents défenseurs du nucléaire, mais aussi d’ardents militants de la sortie du nucléaire étaient parties prenantes au débat national.

La loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte a énoncé des objectifs d’une façon purement déclaratoire, dans la continuité du Grenelle, sans préciser ni le calendrier ni les moyens de les atteindre, qu’il s’agisse de l’évolution du parc nucléaire ou d’autres domaines. Elle a, par exemple, repoussé de 2020 à 2030 l’objectif de réduction de la consommation d’énergie ; ce n’est pas un détail. Elle a confié la planification au seul pouvoir exécutif, à travers une programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) par décret. Celle-ci a renvoyé à 2019, soit après la fin du quinquennat, les arbitrages concernant l’avenir du parc nucléaire. On était donc très loin d’une loi de programmation.

En ce qui concerne le nucléaire, la loi a énoncé l’objectif de 50 %, mais la vraie disposition normative est celle qui gèle le parc à son niveau actuel, soit une capacité de 63,2 gigawatts. Ce dispositif a d’ailleurs donné lieu à une multitude d’interprétations, chacun y voyant des vérités différentes. Certains y ont ainsi perçu une intention réelle de diminuer le nucléaire, voire un point de passage vers la sortie. D’autres l’ont compris pour ce qu’il était au regard de sa portée juridique, à savoir un renoncement à la réduction, un plafonnement et une manière d’imposer le statu quo. D’autres encore se sont lancés dans des conjectures comme l’« addition énergétique » – du fait de l’augmentation de la consommation et du développement des énergies renouvelables, les 63,2 gigawatts représenteraient effectivement 50 % de la capacité de production électrique. D’autres, enfin, oubliant que le texte mentionnait la production d’électricité, ont imaginé que l’objectif de 50 % visait la consommation intérieure d’électricité, ce qui n’interdirait pas d’utiliser les 63,2 gigawatts pour l’export. Bref, c’était plus qu’ambigu.

L’ensemble de ces raisons m’ont amenée, étant redevenue députée, à ne pas voter le texte, à déplorer un enterrement de première classe de la transition énergétique et à dire que le fait de ne pas prendre de décision promettait de grandes difficultés à l’avenir.

M. le président Raphaël Schellenberger. Jusque-là, vous avez plutôt bien retracé la succession des échanges que nous avons eus au sein de la commission d’enquête…

Je partage l’idée selon laquelle l’énergie est au cœur du système économique, et donc de l’inflation. En revanche, je ne comprends pas complètement ce que vous avez dit, dans la mesure où le prix des énergies fossiles est déterminé par le marché international, mais aussi, pour une part, par la volonté politique, à travers la fiscalité. Par ailleurs, grâce à la possibilité de les stocker, ces produits donnent des garanties, dans la perspective d’assurer la sécurité de l’approvisionnement. Comment avez-vous agi ou envisagé d’agir sur le prix des énergies fossiles ?

Mme Delphine Batho. Ma vision, qui devrait être celle de tout le monde, est qu’il faut sortir des énergies fossiles le plus vite possible, de manière à ne pas rester dans cette logique de dépendance. Pour le reste, votre question concerne-t-elle la fiscalité des énergies fossiles ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Non. Vous disiez que les énergies fossiles posaient un problème de souveraineté et d’indépendance. Avec ces produits, l’indépendance n’est pas acquise, j’en suis entièrement d’accord. Toutefois, la souveraineté est en quelque sorte assurée par le stockage – par exemple, nous avons des stocks stratégiques. Les hydrocarbures peuvent être stockés plus facilement que l’électricité.

Mme Delphine Batho. Certes, mais ils ne procurent qu’une illusion de souveraineté.

M. le président Raphaël Schellenberger. Permettez que je clarifie ma question.

Vous disiez ensuite que l’énergie était au cœur du système inflationniste.

Je ne rejette pas en bloc le modèle que vous proposez, mais comment organisez-vous, s’agissant du prix, la transition entre ce modèle davantage décarboné, moins dépendant du pétrole et du gaz, et celui dans lequel nous étions en 2012 – qui est certainement encore le nôtre aujourd’hui ? L’augmentation du prix est-elle un passage obligé, avec le risque que cela crée de l’inflation ?

Mme Delphine Batho. Il faut rappeler qu’en 2012, nous étions dans l’après-crise de 2008, qui s’était traduite par une flambée des prix des carburants. La situation était donc assez comparable à celle que nous avons vécue récemment.

Par ailleurs, il importe de pas confondre les moyens par lesquels la France tente d’assurer une sécurité relative de son approvisionnement en énergies fossiles – par la diversification de ses fournisseurs et par le stockage – avec une véritable souveraineté, car, en la matière, nous dépendons entièrement de produits importés.

Votre question vise-t-elle à savoir à quel point le budget de l’État dépend de la fiscalité des énergies fossiles ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans votre propos introductif, vous avez longuement insisté sur le fait que l’inflation actuelle était liée à la dépendance aux énergies carbonées. Comment avez-vous agi sur les prix ?

Mme Delphine Batho. La question n’est pas tant d’agir sur les prix que d’agir sur la consommation du produit, donc sur la demande. Il n’y a d’ailleurs pas d’autre possibilité : on peut prendre toutes les mesures que l’on veut pour réguler les prix, mais le problème réside dans la consommation d’énergies fossiles – pour se chauffer, pour se déplacer, etc. D’où l’importance de mener une politique de réduction de la demande en énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au moment où vous êtes devenue ministre, c’est la réglementation thermique (RT) 2012 qui s’appliquait. La RT2020 était quant à elle en cours d’élaboration. Quelles actions avez-vous engagées pour accélérer les économies d’énergie ? Vous avez dit que les investissements dans les économies d’énergie avaient été refusés : pourriez-vous préciser ?

Mme Delphine Batho. Si ma mémoire est bonne, la RT2012 était issue du Grenelle de l’environnement. L’éradication de la précarité énergétique était un élément central du débat national sur la transition énergétique. À l’époque, l’enjeu devenait de plus en plus important. Plusieurs mesures y étaient donc consacrées. C’était même l’un des axes fondamentaux de notre action.

Nous avons ainsi créé le bonus-malus sur l’énergie. L’idée était d’offrir un tarif moins élevé en cas de faible consommation, un prix plus cher en cas de consommation moyenne et un malus important en cas de consommation déraisonnable. C’était l’objet de la proposition de loi défendue par M. François Brottes devant l’Assemblée nationale. Le texte a été censuré par le Conseil constitutionnel, sur la base d’un recours du groupe de l’Union pour un mouvement populaire (UMP). La censure portait, non pas sur le principe, mais sur les modalités d’application de la mesure, notamment dans l’habitat collectif : le Conseil constitutionnel avait considéré qu’il y avait là une rupture du principe d’égalité.

Il a donc fallu renoncer au bonus-malus et cela a constitué un échec important. Aucune autre option législative n’existant pour y revenir, j’ai ensuite travaillé à un mécanisme de modulation tarifaire, à l’image de celui qui existe aujourd’hui avec les heures creuses et les heures pleines, pour régler notamment le problème de la pointe électrique, qui avait augmenté de 68 % au cours des dix années précédentes si ma mémoire est bonne. Nous avons par ailleurs étendu les tarifs sociaux de l’énergie à 8 millions de ménages.

La RT2012 et toutes les questions relatives à la rénovation et à la performance énergétiques ont eu une place centrale dans le débat national sur la transition énergétique. Notre volonté était de créer un mécanisme de rénovation performant, bénéficiant d’un fort soutien des pouvoirs publics.

Avec Mme Cécile Duflot, ministre chargée du logement, nous sommes parvenues, au terme d’un combat homérique, à arracher une baisse à 5 % de la TVA sur les travaux d’efficacité énergétique. Mais j’ai constaté, à cette occasion, que Bercy refusait d’investir dans les économies d’énergie. Alors même que cela avait produit des effets sous le gouvernement de M. Lionel Jospin, Bercy refusait d’admettre qu’une baisse de la TVA pouvait entraîner une hausse de l’activité économique, donc des recettes fiscales. Non seulement Bercy n’admet pas cela, mais l’administration modifie presque chaque année les mécanismes de soutien public aux travaux d’efficacité énergétique dans les logements, ce qui rend cette politique publique totalement inefficace.

Par la suite, c’est l’austérité budgétaire qui a prévalu. Elle a entraîné une baisse de 7 % du budget du ministère de l’écologie et mon départ du Gouvernement. Cette austérité n’a pas permis d’investir dans les économies d’énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. En matière d’énergies renouvelables, quels ont été vos objectifs, vos moyens et vos résultats ?

Mme Delphine Batho. Je me permets de signaler que je suis favorable à la proposition de loi, en cours de discussion dans l’hémicycle, sur la nationalisation d’EDF ainsi qu’au rétablissement des tarifs réglementés pour les entreprises et les collectivités territoriales.

Lorsque nous arrivons, la situation des énergies renouvelables n’est pas réjouissante : à cause du moratoire pris sous le précédent gouvernement, 14 000 emplois ont été supprimés dans le solaire et le photovoltaïque et on accuse un déficit commercial lié à l’importation de panneaux solaires de plus d’un milliard d’euros ; le tarif de rachat de l’éolien risque d’être suspendu dans le cadre d’un contentieux devant la Cour de justice de l’Union européenne ; une ribambelle de contentieux entoure les projets éoliens, parce qu’il y a eu beaucoup de conflits d’intérêts, à l’échelle locale, au moment de la définition des zones de développement éolien (ZDE).

Nous avons fait le choix du « patriotisme écologique », qui recouvrait plusieurs choses. Je rappellerai d’abord que les énergies renouvelables ne se limitent pas aux énergies électriques – c’est fondamental. Produire de la chaleur renouvelable et, dans les années à venir, du froid renouvelable, est tout à fait essentiel. Quand on parle du nucléaire et des énergies renouvelables, on a tendance à faire une confusion entre mix électrique et mix énergétique. Il faut à la fois transférer des usages de l’électricité vers des énergies renouvelables non électriques et transférer des usages des énergies fossiles vers l’électricité. Mon premier acte, en tant que ministre, a donc consisté à développer la biomasse et à renforcer le fonds chaleur de l’Ademe, qui doit soutenir le développement de la chaleur renouvelable. Ce sont d’ailleurs les arbitrages budgétaires concernant ce fonds qui ont entraîné mon départ du Gouvernement.

L’idée centrale du patriotisme écologique, c’était que les soutiens publics, dans le domaine des énergies renouvelables, devaient conduire à la structuration de filières industrielles. Avec M. Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, nous avions demandé un rapport au Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGEIET) sur cette question, qui a fait l’objet d’un débat lors de la conférence environnementale de septembre 2012. Pour moi, la loi de programmation à venir devait entièrement changer les règles du jeu en matière d’énergies renouvelables ; mais, comme un certain nombre d’acteurs étaient dans une situation critique, j’ai été amenée à prendre des mesures d’urgence, notamment pour le solaire et l’éolien.

En matière d’éolien, il y a d’abord eu la suppression des ZDE, avec la « loi Brottes ». Surtout, j’ai obtenu du commissaire européen Joaquin Almunia que le tarif de rachat de l’électricité éolienne soit considéré comme une aide d’État compatible avec les règles de la concurrence. Je me souviendrai toujours de ce qu’il m’a dit : « Que je suis heureux qu’une ministre française vienne me voir ! Les ministres allemands, eux, dorment devant ma porte. » Et il a ajouté : « Quoi que vous me demandiez, c’est oui, parce que vous êtes venue me voir. » Comme on savait que les actes juridiques définissant le tarif éolien allaient être cassés par la Cour de justice de l’Union européenne, j’ai publié un nouveau texte qui a été acté par la Commission européenne.

Dans le secteur du solaire, il restait très peu d’acteurs en France. Outre la mécanique des appels d’offres, j’ai introduit, au terme d’une rude bataille, une bonification pour les panneaux fabriqués en Europe. L’adoption de ce mécanisme a demandé énormément d’efforts, parce que Bercy n’y était pas favorable, et la bonification a été supprimée en avril 2015. J’ai par ailleurs supprimé le dispositif qui favorisait les projets solaires sur les surfaces agricoles, et je l’assume.

En matière d’éolien offshore, je n’ai pas compris pourquoi il y avait un acteur industriel différent pour chaque projet. On ne peut pas structurer une filière industrielle puissante en dispersant la compétence industrielle entre une multitude d’acteurs, qui sont tous confrontés aux mêmes problèmes techniques et juridiques. Pour moi, l’éolien offshore démontre l’absurdité du principe d’ouverture à la concurrence. La dispersion explique en grande partie le retard de la France dans ce domaine.

À cette époque, il y avait d’énormes problèmes. L’État devait 5 milliards à EDF au titre de la contribution au service public de l’électricité (CSPE) ; le mécanisme des tarifs de rachat sur vingt ans posait des problèmes ; celui des appels d’offres créait une imprévisibilité à long terme pour les acteurs industriels. La loi de programmation pour la transition énergétique devait changer tout cela. Il me semble qu’un soutien budgétaire direct à l’investissement et une planification territoriale des implantations – autrement dit, l’application de la culture du service public aux énergies renouvelables – auraient permis la structuration d’une filière industrielle.

Développer un acteur industriel nécessitait aussi de fabriquer un ou des champions européens. C’est le sens des échanges que j’ai eus, notamment avec l’Allemagne, en vue de la constitution d’un « Airbus du renouvelable ». Nous n’avions pas fait le même choix de mix électrique que les Allemands, mais nous avions des problèmes communs. Il s’agissait, premièrement, de créer une alliance à l’échelle européenne sur la question du backloading. À l’époque, le prix du carbone était désespérément bas, ce qui avait des conséquences très lourdes. Il fallait donc obtenir de la Commission européenne qu’elle supprime un certain nombre de quotas qui ne valaient rien pour faire remonter le prix du CO2. Par ailleurs, nous étions convaincus qu’il fallait aller vers la création d’une sorte de « zone euro de l’énergie », c’est-à-dire vers une coopération renforcée, avec un prix unique du carbone, une sécurité d’approvisionnement commune, un mécanisme de capacité commun et une stratégie visant à se dégager de notre dépendance aux énergies fossiles et à développer une industrie des énergies renouvelables.

Nous avons pris différentes mesures en faveur de l’effacement et de l’interruptibilité. En 2011-2012, Réseau de transport d’électricité (RTE) a annoncé des tensions pour 2015-2016 et un vrai problème pour 2017. Il était donc nécessaire de développer l’effacement et de mettre en place le mécanisme de capacité, qui devait garantir la sécurité de nos sources de production : ce fut l’objet d’un décret de décembre 2012. Il a fallu convaincre la Commission européenne que le mécanisme de capacité n’était pas le retour de la régulation, à travers la mise en œuvre de l’un des chapitres de la loi portant organisation du marché de l’électricité, dite Nome – que je n’avais d’ailleurs pas votée. Nous avons eu de nombreux échanges au sujet du mécanisme de capacité qui, dans son principe même, contredit la logique de laisser-faire et de marché.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’est-ce qui était problématique pour l’Union européenne : la production, l’effacement, ou les deux ?

Mme Delphine Batho. Je dirais que c’était surtout la question de la capacité de production qui posait un problème, mais je ne veux pas vous répondre de manière approximative : il vaut mieux poser la question à M. Pierre-Marie Abadie.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) était-il un sujet de préoccupation lorsque vous étiez ministre ? Avez-vous eu des alertes sur la question du prix ?

Mme Delphine Batho. Il n’y a pas eu d’alerte. M. Henri Proglio m’a raconté la façon dont le tarif a été négocié. Quand je suis arrivée, le personnel d’EDF et les organisations syndicales étaient très mécontents de ce dispositif, qui était très récent. Les alertes que nous avions à l’époque concernant la trajectoire tarifaire d’EDF concernaient le tarif réglementé, pour les ménages, bien plus que l’Arenh.

La question de l’Arenh s’est posée, indirectement, au sujet du mécanisme de capacité et des entreprises électro-intensives. Jusqu’en 2012-2013, les industries françaises hautement consommatrices d’électricité bénéficiaient d’un prix de l’électricité plus bas que les industries allemandes. Mais, à cette époque, l’Allemagne a pris des mesures, validées à l’échelle européenne, qui ont permis aux entreprises allemandes de bénéficier d’un tarif devenu moins élevé que les entreprises françaises. Cela m’a amenée à faire voter différentes dispositions au Parlement, puisqu’un certain nombre d’industriels étaient prisonniers du mécanisme Exeltium, dans lequel ils payaient plus cher que l’Arenh. Mais, pour revenir à votre question, j’avais beaucoup d’échanges avec la Commission de régulation de l’énergie (CRE) et je n’ai pas eu d’alerte au sujet du tarif de l’Arenh.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’une des ministres qui vous a succédé nous a dit que l’Arenh n’était vraiment pas un sujet de préoccupation et que cela ne montait jamais au niveau ministériel. Vous nous avez expliqué qu’à votre époque, les tarifs de l’Arenh n’étaient pas un sujet d’alerte, dans la mesure où les tarifs collaient à la réalité du marché. Mais était-ce tout de même un sujet auquel on prêtait une attention particulière ? Était-il géré au niveau ministériel ? Ou bien est-ce seulement parce que vous étiez personnellement impliquée sur ce dossier de l’énergie que vous en aviez connaissance ?

Mme Delphine Batho. L’Arenh fait partie des sujets qui me confirment qu’il faut sortir EDF du statut de société anonyme et organiser sa reprise en main par la nation. Certains acteurs, à l’époque, avaient déjà imaginé que l’on pourrait se retrouver dans la situation actuelle. L’hypothèse d’une flambée des prix de l’électricité en Europe était envisagée. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’au moment de la réforme des tarifs du gaz, j’ai fait mettre la clause de sauvegarde – celle-là même qui a permis, plus tard, au Premier ministre Jean Castex de bloquer les tarifs du gaz. La demande d’une étude sur la renationalisation d’EDF a immédiatement été écartée, ce que je regrette, mais elle a au moins eu le mérite de bloquer le projet de l’Agence des participations de l’État (APE) de diminuer la part de l’État dans le capital d’EDF, dans le but d’améliorer sa valorisation boursière.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’aimerais revenir sur la question des 50 %. En vous écoutant et en relisant vos déclarations de l’époque, il m’apparaît que votre priorité est – et a toujours été – de sortir des énergies fossiles. Même si vous avez un discours spécifique sur le nucléaire, vous n’opposez pas les modes de production d’électricité. L’urgence climatique vous amène à hiérarchiser les combats et à faire de la décarbonation de notre production énergétique une priorité.

Il y a une chose que j’ai du mal à comprendre. Des auditions précédentes, il ressort qu’il y avait quand même une opposition entre les énergies renouvelables électriques et le nucléaire. Au moment où vous êtes arrivée aux responsabilités, il me semble que la priorité était de baisser la part du nucléaire dans le mix électrique, et non de développer des énergies renouvelables susceptibles de concurrencer les énergies fossiles. Dans le débat de l’époque, faites-vous entendre une voix un peu différente ? Dites-vous que la priorité est de sortir des énergies fossiles ?

Mme Delphine Batho. Dans l’exercice de mes fonctions, j’exprime, non pas un point de vue personnel, mais la position du Gouvernement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ce qui nous intéresse, c’est de comprendre le processus de décision. Lorsque vous arrivez au Gouvernement, vous estimez que la priorité absolue, pour lutter contre le dérèglement climatique, c’est la diminution des émissions de gaz à effet de serre.

Mme Delphine Batho. Mais aussi la baisse de la facture énergétique, la résorption de la précarité énergétique et la diversification énergétique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Alors pourquoi le débat s’est-il à ce point focalisé sur deux modes de production d’électricité ?

Mme Delphine Batho. Le retard de la France dans le domaine des énergies renouvelables n’était pas une question secondaire. Dans les années 1970, il n’y avait de choix qu’entre le pétrole et le nucléaire. Puis sont apparues les énergies renouvelables, qui sont globalement moins chères que le nouveau nucléaire – mais pas moins chères que l’ancien. Ma feuille de route était très claire et elle prévoyait aussi la diversification des modes de production d’électricité.

Mon propos, c’est de faire remarquer que, dans le débat sur les énergies renouvelables, on soulève le sujet – qui est réel – de l’intermittence de la production électrique, mais on oublie que la politique du renouvelable, ce ne sont pas que des éoliennes et des panneaux solaires. Le solaire, c’est aussi le solaire thermique, qui pourrait utilement remplacer la consommation d’électricité pour faire de l’eau chaude.

M. Antoine Armand, rapporteur. C’est à partir de 2007-2008 qu’on commence à décrocher de nos objectifs en matière d’énergies renouvelables. À l’époque où vous étiez ministre, quels étaient les obstacles à l’installation et à la production d’énergies renouvelables ? Comment, dans les décisions que vous avez prises et dans les politiques publiques qui ont été menées, se sont faits les arbitrages entre les énergies renouvelables non électriques, qui ont directement vocation à décarboner notre mix énergétique, et les énergies renouvelables électriques, qui constituent une nouvelle source d’approvisionnement, mais qui n’apportent pas grand-chose du point de vue de la réduction des émissions de gaz à effet de serre ?

Mme Delphine Batho. Le conservatisme énergétique du couple pétrole et nucléaire était tel qu’il ne croyait pas du tout aux énergies renouvelables. Et cette vision était largement partagée par l’appareil d’État. Si des mécanismes de soutien aux énergies renouvelables ont été mis en place, c’est sous la pression de la société civile dont les attentes étaient fortes. Le problème, c’est qu’aucune stratégie industrielle ne les a accompagnés. Cela signifie que, comme on n’a pas la maîtrise des technologies, on retombe dans la dépendance de l’étranger. On n’a pas non plus le modèle de notre production énergétique intégrant un service public et un monopole, et le modèle social qui l’accompagne avec des emplois à la clé. Or on aurait pu l’avoir ; la fatalité n’y est pour rien. Simplement, il aurait fallu changer les règles du jeu, car la mécanique articulant tarifs de rachat, appels d’offres et ouverture à la concurrence n’est pas propice au développement de vrais acteurs industriels, français ou européens – la notion de « souveraineté » doit aussi s’entendre à l’échelle européenne.

Les choses ont bougé un tout petit peu autour de l’éolien offshore, mais je n’ai pas vu les dirigeants des grandes entreprises de l’énergie faire le siège de mon bureau pour obtenir des mécanismes de soutien aux énergies renouvelables. Les demandes venaient plutôt des petits acteurs subsistants de la filière, qui venait de perdre 14 000 emplois.

Votre question recouvre aussi le sujet des différents scénarios. Le débat national sur la transition énergétique en a produit plusieurs, d’ailleurs assez comparables à ceux que propose RTE depuis quelques années. De ces débats sur ce que sera le mix énergétique en 2050, qui sont passionnants, intellectuellement stimulants et qui nous invitent à avoir une vision à long terme, j’ai retenu que les scénarios, même bâtis sur des visions divergentes, ont tous le même point de départ, et aucun n’est compatible avec le facteur 4 si on ne commence pas par diviser par deux la consommation d’énergie.

Le débat public sur l’énergie cultive l’expertise et la contre-expertise à un horizon lointain, alors que ce qui compte, c’est ce qu’on va faire d’ici à 2030. Quoi qu’on décide pour 2050, la priorité est d’investir dans les économies d’énergie. L’essentiel n’est pas tant de choisir entre les différents scénarios que de retrouver des leviers : la nationalisation d’EDF, des marges d’action à l’échelle européenne, la réduction de notre consommation d’énergie et l’adaptation au changement climatique.

Ce qui me frappe, aussi, c’est que la plupart des raisonnements sont construits à climat constant. Quand RTE propose un scénario intégrant le nouveau nucléaire, il se fonde sur le niveau des cours d’eau en 2050. Or un réacteur nucléaire ouvert en 2045 sera encore en fonction en 2085 : il faut donc envisager ce que seront les conditions de vie, les écosystèmes et la ressource en eau à cet horizon-là. Et cela vaut pour l’organisation du système énergétique dans son ensemble.

À mon avis, le développement des énergies renouvelables ne peut pas se faire sur le même modèle que celui qui a servi pour l’électricité nucléaire, avec un réseau national. La part du diffus, de l’autoconsommation, y compris l’autoconsommation collective à l’échelle locale, est complètement sous-estimée. Je ne plaide pas pour le chacun pour soi énergétique ; il faut évidemment garder la péréquation tarifaire, l’égalité des tarifs, la sécurité d’approvisionnement pour tous à travers le réseau et les interconnexions, mais le modèle actuel n’est pas le bon. Surtout, il n’est pas résilient dans cette période d’accélération du changement climatique. Compte tenu de l’inertie du système climatique, il est certain que, même si l’on arrive à limiter le réchauffement à deux degrés à l’échelle mondiale, ses conséquences seront déjà extrêmement graves pour la France.

M. Antoine Armand, rapporteur. Lorsque vous arrivez aux responsabilités, en 2010, le projet Astrid (réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle) a été validé et lancé, et le réacteur thermonucléaire expérimental international (Iter) est en cours de construction depuis juillet – le décret qui autorise officiellement sa création est signé par le Premier ministre, mais aussi par vous-même, me semble-t-il. Quelle est votre vision, à l’époque, de la recherche de moyen et de long terme en matière nucléaire, en particulier concernant la fusion et la fission de quatrième génération, dont les cycles et les impacts environnementaux sont différents ? Vous opposiez-vous à cette recherche, à l’instar de ceux qui considèrent qu’on ne peut pas rester durablement producteurs d’énergie électrique à partir du nucléaire, ou estimiez-vous souhaitable de fermer un cycle, voire la fusion nucléaire elle-même à plus long terme ?

Mme Delphine Batho. L’engagement avait été pris de maintenir le programme Astrid et cette position a été actée par le conseil de politique nucléaire du 28 septembre 2012. Très vite, toutefois, l’examen du budget du CEA – pour 2013 ou pour 2014, je ne sais plus – a fait émerger la question de l’austérité budgétaire et a été l’occasion d’assumer la volonté politique de ne pas faire supporter aux énergies renouvelables l’ensemble des coupes dans les budgets de recherche. Dans le cadre des arbitrages liés au grand emprunt puis aux investissements d’avenir, j’étais opposée à ce que l’on diminue le budget de l’Ademe ainsi que l’effort de recherche dans le domaine des énergies renouvelables, tout en maintenant au même niveau les crédits pour le projet Astrid. Avec Mme Geneviève Fioraso, ministre chargée de la recherche, nous avons donc demandé au CEA d’en étaler le plan de travail, qui en était à peine à l’avant-projet sommaire.

Ma priorité concernant le CEA était qu’il réponde aux mises en demeure de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur la sécurité de vieilles installations. La sécurité, à mes yeux, n’était pas négociable, dût-elle entraîner des retards sur le programme Astrid.

Puisque vous me demandez ma conviction personnelle, je ne suis pas pour arrêter la recherche fondamentale ou même expérimentale sur l’énergie nucléaire, indépendamment de la manière dont je conçois son avenir dans le mix énergétique. Cela étant, la nation doit élargir son horizon. Jusqu’à ce qu’émergent les enjeux de la recherche sur le stockage de l’énergie, on pouvait défendre l’idée selon laquelle la quatrième génération nous ferait échapper aux limites planétaires et ouvrirait la voie, presque magiquement, à une sorte de nucléaire perpétuel. Il nous faut à présent concentrer l’essentiel de nos efforts sur le stockage, qui change profondément la problématique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Au cours de la période où vous avez exercé vos responsabilités, avez-vous eu le sentiment ou avez-vous constaté qu’un arbitrage était opéré entre sûreté et production et que, d’une certaine manière, la sûreté des installations nucléaires n’était pas garantie au meilleur niveau possible en l’état des connaissances ?

Mme Delphine Batho. Ce risque existe toujours, et c’est parce que j’en avais conscience que j’ai proposé la nomination à la présidence de l’ASN de M. Pierre-Franck Chevet, dont j’avais pu mesurer les qualités d’indépendance, la faculté de dire les choses telles qu’il les pensait au Gouvernement et la capacité de résistance à la pression des opérateurs. On choisit le président de cette autorité sur cette base, à mes yeux.

Par ailleurs, les déterminants fixés par l’ASN sur le poste Fukushima suscitaient des protestations. EDF et Areva s’étaient néanmoins clairement engagés à les respecter.

Je souhaite lancer une alerte au sujet d’une information dont j’ai pris connaissance hier : le Gouvernement entend fusionner l’ASN et l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire). Cela me paraît absolument contraire à l’intérêt national en matière de sûreté nucléaire. Le nucléaire reste une énergie extrêmement dangereuse. De façon absurde, on compare le nombre de victimes que ferait un accident nucléaire potentiel à celui que feraient des accidents de la route. La question, c’est la durée des conséquences d’un accident nucléaire, qui se compte en milliers d’années. Ce n’est pas un risque que l’on peut se permettre de sous-évaluer. Le principe de base de la sûreté nucléaire, c’est l’humilité. Ce n’est pas de se dire qu’on est les plus forts et qu’on maîtrise tout ; c’est de se dire qu’un accident est possible en France.

De la même manière que le bicamérisme est positif pour faire la loi, en matière de sûreté nucléaire, il y a un grand intérêt à avoir l’expertise scientifique et radiologique de l’IRSN, d’un côté, et une autorité, de l’autre. Si une pression s’exerçait sur l’ASN – ce dont je n’ai jamais fait l’expérience personnellement – pour une raison tenant, par exemple, à l’urgence de la production, un organisme tel que l’IRSN, qui ne lui est pas assujetti fonctionnellement, pourrait lancer l’alerte.

Mme Julie Laernoes (Ecolo-NUPES). Les organisations industrielles et patronales, en particulier du secteur nucléaire, ont été assez critiques à l’égard du déroulement du débat national sur la transition énergétique (DNTE). Ont-elles tenté de freiner des quatre fers la fixation d’objectifs de réduction ? Ont-elles été concertées s’agissant des moyens à engager pour ramener la part de la production nucléaire dans le mix électrique à 50 % en 2025 ? Les industriels favorables à l’exploitation des gaz de schiste ont-ils exercé des pressions ? Il me semble qu’il y avait un désaccord avec le ministre Arnaud Montebourg. Considériez-vous que la politique n’avait pas la main sur les enjeux énergétiques, en particulier sur la filière du nucléaire ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Quelle a été la réaction des parties prenantes à l’annonce de votre départ du Gouvernement quelques jours avant la fin des débats ? Peut-on dire que, pour le Président de la République, le DNTE ne représentait pas vraiment un enjeu du point de vue des choix énergétiques ?

Mme Delphine Batho. On peut comparer ce qui s’est passé avec le débat national sur la transition énergétique avec ce qu’a connu la convention citoyenne pour le climat (CCC). Les présidents veulent un processus de concertation, d’élaboration, de discussion citoyenne, entendant ainsi marquer une évolution de la politique française. Or, une fois le processus lancé, il échappe à leurs desiderata, comme à ceux de leurs conseillers et des chefs d’entreprise. Lorsque la discussion citoyenne, avec les experts scientifiques et les parties prenantes – ONG, organisations syndicales et patronales, représentants du monde agricole… –va à son terme, ce n’est pas une vision conservatrice qui en sort, tout le monde veut du changement. Les secteurs économiques ont besoin de prévisibilité. Les entreprises, des plus petites aux intermédiaires, ont besoin de connaître les tarifs de l’énergie sur la durée ; elles n’ont pas seulement besoin d’une aide pour payer la facture. Tout processus démocratique, quel qu’il soit, entre en confrontation avec le conservatisme énergétique. Ainsi, lors du débat national, de très nombreux acteurs ont plaidé pour que la France revienne sur l’interdiction de l’extraction du gaz de schiste par fracturation hydraulique. C’étaient d’ailleurs souvent les mêmes qui refusaient la fermeture de la centrale de Fessenheim ou la diminution de la part du nucléaire dans le mix électrique.

Mme Julie Laernoes. À votre sens, tout a-t-il été fait, à tous les étages de l’État, pour atteindre l’objectif de réduction de la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025 ? Ce seuil résultait-il d’un choix politique fondé sur des travaux d’experts ? Était-il considéré comme techniquement atteignable ?

L’engagement pris devant les Français de fermer Fessenheim a-t-il été remis en question au moment du vote de cette loi ? Mme Ségolène Royal a affirmé, lors de son audition d’hier, que la fermeture de Fessenheim avait été conditionnée à l’ouverture de Flamanville. Est-ce pour cela qu’elle a tardé à acter sa fermeture ? Dit-elle vrai, selon vous ?

Mme Delphine Batho. Le seuil de 50 % était atteignable en 2028 ou 2030 si l’on écartait des procédés tels que des cycles combinés gaz (CCG) pour compenser la diminution du nucléaire. Le scénario 2025 impliquait une augmentation du bilan carbone de la production d’électricité. Je penchais pour le premier scénario, le second étant exclu pour moi.

Les moyens d’atteindre ne serait-ce que l’horizon de 2028 n’ont absolument pas été déployés. Les 50 %, comme la fermeture de Fessenheim, renvoient à la question centrale de l’avenir du parc nucléaire existant. La diminution de la part du nucléaire participe à la réduction de notre vulnérabilité : plus les sources d’approvisionnement électrique sont diversifiées, plus notre résilience et notre sécurité sont renforcées. C’est aussi une problématique économique et industrielle. Du fait de l’âge du parc, un mur d’investissement se dresse devant nous. La rationalité commande donc, pour diminuer la charge qui pèse sur la nation et l’opérateur, de casser ce mur. Cela implique de fermer des réacteurs, même s’ils auraient pu être prolongés, et d’en prolonger d’autres.

Lorsque j’ai pris mes fonctions, la première chose que j’ai demandée à la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) était qu’elle me transmette l’étude réalisée par les services sur les différents scénarios de prolongation du parc nucléaire, avec la mention des coûts, des procédures et des hypothèses envisagées. À ma grande surprise, cette étude n’existait pas. J’ai reçu rapidement une note m’expliquant ce qui avait été fait : la ministre en charge de la sûreté nucléaire avait demandé à l’ASN comment cette dernière allait déterminer sa position sur cette question. C’est tout. Or, dans la perspective du débat national, de la loi de programmation et de la fixation des moyens budgétaires, il était important de savoir ce qui était faisable à l’horizon 2028, avec le nombre de réacteurs à fermer – dont, à mon avis, pour des raisons liées au fonctionnement du système électrique national, le choix devait relever de l’opérateur et de Réseau de transport d’électricité (RTE) – et les options de prolongation.

L’avis générique de l’ASN était attendu en 2015 mais a été rendu beaucoup plus tard. J’ai tout de même fait passer l’amortissement comptable des centrales à cinquante ans dans les comptes d’EDF, ce qui a été matérialisé bien plus tard, sans que je comprenne pourquoi.

Je reste convaincue qu’il faut fermer des réacteurs, mais la situation, compte tenu du retard qui a été pris, commande très certainement d’en prolonger d’autres, puisque nous n’avons pas de moyens de remplacement immédiat. Cela dit, je ne sais pas si c’est possible. J’entends parler de prolongation jusqu’à soixante, voire quatre-vingts ans, mais on a très peu d’éléments pour se prononcer. L’ASN n’a pas donné d’avis à ce sujet, et j’ai appris qu’il faut être extrêmement prudent dans ses affirmations. Lorsque j’ai affirmé, au nom de la France et devant le peuple français, que l’EPR ouvrirait en 2016, je croyais à la véracité des informations que m’avait données la filière nucléaire, qui, après avoir dit : « c’est sûr, l’EPR ouvrira en 2012 », avait assuré qu’il ouvrirait en 2016. Ce manque de fiabilité de la filière est un problème majeur : on peut parler de fiasco.

J’ai acquis le réflexe, dans un cadre de gestion de crise, lorsque les services m’indiquaient que je pouvais annoncer la résolution d’un problème pour telle date, de dire la vérité : on n’en sait rien. Si j’étais aux responsabilités et que l’on me demandait quand l’EPR produirait de l’électricité, je répondrais : je ne sais pas. On ne peut pas jouer avec la crédibilité de la parole publique. Le manque de fiabilité est le problème majeur de la filière nucléaire. La fiabilité est la règle de base de l’industrie ; c’est aussi celle de la politique.

J’en viens à Fessenheim. Fermer un réacteur, ce n’est pas comme éteindre la lumière : sont en jeu, non seulement des emplois, mais aussi des questions liées à la sûreté nucléaire et à un territoire. Cela doit être préparé. Le statu quo, l’absence de décision et de préparation va rendre la situation complètement ingérable. Même si l’on souhaite renouveler le parc nucléaire – ce qui n’est pas mon cas –, il va falloir fermer des réacteurs, ce qui exige de la préparation. Ce facteur explique le temps qui a été nécessaire pour fermer Fessenheim. Par ailleurs, EDF est une société anonyme : elle a un intérêt social ; l’État ne fait pas ce qu’il veut. Je suis assez d’accord avec les remarques de la Cour des comptes sur les conditions d’indemnisation d’EDF. Il n’a jamais été démontré que Fessenheim pouvait produire de l’électricité jusqu’en 2041. Je ne vois donc pas pourquoi il faudrait indemniser l’énergéticien sur le fondement d’une hypothèse de production jusqu’à cette date.

Présidence de Mme Julie Laernoes, vice-présidente de la commission.

Mme Julie Laernoes, présidente. S’agissant de l’EPR de Flamanville, M. Henri Proglio nous a expliqué qu’on lui avait donné une date de connexion au réseau au doigt mouillé et qu’il avait ajouté deux ans par sécurité ; c’est pourquoi il a annoncé 2014. Cela fait écho à vos propos sur le manque de fiabilité de la filière. Celle-ci masque, en quelque sorte, la réalité, ce qui a des conséquences sur la robustesse de la filière mais aussi sur la parole publique.

M. Proglio, qui était proche de M. Nicolas Sarkozy, a été maintenu à la tête d’EDF par le Président François Hollande malgré son opposition marquée à la fermeture de Fessenheim. Avez-vous compris ce choix et avez-vous été associée à cette décision ? Après votre départ du Gouvernement, vous avez déclaré que l’influence du PDG d’EDF auprès de l’Élysée concurrençait celle du ministre de l’écologie. Quelle était la qualité de vos relations avec la direction d’EDF ? L’énergéticien, qui était alors contrôlé à 85 % par l’État, exécutait-il les orientations politiques du Gouvernement en matière de transition énergétique ? Était-il pleinement engagé en faveur de la fermeture de Fessenheim ou a-t-il traîné les pieds ? Dans l’exercice de vos fonctions ministérielles, vous étiez fermement opposée à ce que l’on ouvre davantage le capital d’EDF au secteur privé. Quelle était la position de M. Proglio à ce sujet ?

Mme Delphine Batho. S’agissant de l’EPR, j’ai vu, entendu et ai fini par penser moi-même, qu’il est démesuré. Un très grand nombre d’acteurs de la filière nucléaire ne sont pas convaincus par ce modèle de réacteur. Les échanges que j’ai eus avec le PDG d’EDF m’ont montré qu’il partageait ce point de vue.

Avec M. Henri Proglio, nous entretenions des relations franches. Nous ne partagions pas du tout la même vision de l’avenir de la politique énergétique, ce qui ne signifie pas que nous n’étions pas capables de nous comprendre sur un certain nombre de sujets, en particulier la trajectoire tarifaire d’EDF. Je ne me suis pas cachée, toutefois, de souhaiter son remplacement, que je n’ai pas obtenu. Toutefois, je suis vite arrivée à la conclusion que le problème excédait le choix du PDG d’EDF.

Cette réflexion m’a amenée à plaider en faveur de la nationalisation. Un autre argument joue en ce sens : l’hydroélectricité, qui représente 68 % de notre capacité de pointe. C’est un bijou du patrimoine national qui doit rester dans le giron public. S’il était question de privatiser 20 % du parc nucléaire français, je pense qu’on en parlerait tous les jours.

Je n’ai pas demandé à M. Henri Proglio son avis sur ce qui n’est jamais devenu un projet. J’avais demandé au Président de la République et au Premier ministre que l’on étudie la possibilité juridique et budgétaire de renationaliser EDF, ce qui aurait permis de reprendre la main et d’assurer, sur le plan juridique, l’avenir des barrages hydrauliques.

M. Antoine Armand, rapporteur. S’agissant des informations qui vous ont été communiquées sur le chantier de l’EPR de Flamanville, qui n’étaient pas « vraies », voulez-vous dire qu’elles n’étaient plus fiables en raison du retard qui s’était accumulé, ou considérez-vous qu’on vous a délibérément communiqué de fausses informations ?

Mme Delphine Batho. Je ne peux pas l’affirmer, mais cela ne signifie pas que le sujet soit clos. C’était un problème de fiabilité. Je ne dis absolument pas qu’il y a eu une intention de faire déraper le calendrier ou de faire exploser le budget. Reste que le rapport de la Cour des comptes nous apprend que des problèmes n’ont pas été signalés à l’ASN dans les délais requis. Un fiasco de cette ampleur doit normalement être analysé en long, en large et en travers. Surtout, on ne refait pas la même erreur, à savoir annoncer la construction de nouveaux réacteurs nucléaires pour des raisons politiques, alors que leur design n’est pas encore terminé, selon les ingénieurs.

La conclusion que l’on peut tirer du problème de Flamanville, ce n’est pas simplement qu’il s’agissait d’un réacteur unique alors que la filière avait appris, dans le passé, à régler les problèmes en construisant plusieurs réacteurs en même temps. Je ne suis pas en train de dire que des mensonges ont été proférés intentionnellement mais que, lorsqu’on s’engage publiquement sur un calendrier et un budget, et que l’on est en permanence obligé d’annoncer un retard et un dérapage des coûts, à la fin, les gens n’ont plus confiance : ils se demandent toujours si les informations données sont vraies.

Mme Julie Laernoes, présidente. Par rapport à des propos tenus par d’autres, vous apportez une nuance en disant ne pas savoir si ces propos étaient intentionnels ou si les intéressés n’avaient pas les éléments nécessaires.

Mme Delphine Batho. Rien ne me permet de dire que c’était intentionnel.

Mme Julie Laernoes, présidente. Mme Dominique Voynet nous a indiqué qu’en apportant des chocolats au personnel de la centrale nucléaire du Blayais, le 31 décembre 1999, elle est arrivée alors qu’une inondation était en cours. Elle n’en avait pas été informée. Vous est-il arrivé d’avoir l’impression que l’on ne vous avait pas transmis les éléments en temps et en heure ?

Mme Delphine Batho. Oui. Le problème le plus sérieux – qui a été jugé très important par l’ASN – ayant affecté la France au cours de la période récente a concerné le Blayais. Des conclusions en ont été tirées sur le plan du risque – par la prise en compte des embâcles, par exemple – et sous l’angle des procédures. Je ne sais pas si Mme Dominique Voynet connaît tous les prolongements qu’a eus cette affaire.

J’ai constaté de nombreux dysfonctionnements dans la gestion de crise au ministère de l’écologie, mais ils n’étaient pas propres au nucléaire et ne concernaient pas la remontée d’un incident de sûreté. Il est d’ailleurs à noter que le ministère dispose maintenant de procédures entraînant le signalement du moindre incident de sûreté au cabinet et au ministre. En revanche, un incident qui se produit dans une centrale nucléaire mais qui ne concerne pas la sûreté ne sera pas signalé. À titre d’exemple, j’ai appris par une chaîne d’information continue qu’un incendie s’était déclaré à la centrale de Fessenheim, qui n’avait pas de conséquence sur la sûreté. Nous avons fait réaliser un rapport d’inspection sur les rouages ayant conduit à un certain nombre d’événements que la culture des services a tendance à appeler des événements médiatiques parce qu’ils n’engagent pas la sûreté mais qui sont tout de même problématiques.

J’avais présenté devant une commission d’enquête sénatoriale la gestion de crise, au sens général du terme, en matière de risque industriel. Je n’ai toutefois pas eu à constater, comme Mme Dominique Voynet, de problème de sûreté nucléaire, c’est-à-dire d’incident qui entraîne des conséquences en termes de radioprotection.

Mme Julie Laernoes, présidente. Je vous remercie, madame la ministre, pour la précision des éléments que vous nous avez apportés.

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20.   Audition de Mme Barbara Pompili, ancienne Ministre de la Transition écologique (2020-2022) (15 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Chère collègue, nous vous remercions de venir nous faire part de vos analyses et répondre à nos questions. Notre intérêt porte sur la période au cours de laquelle vous avez exercé les fonctions de ministre de la transition écologique, c’est-à-dire durant les deux dernières années du précédent quinquennat, entre 2020 et 2022. Vos attributions étaient alors très étendues puisque, outre le développement durable, l’environnement, l’énergie et le climat, votre portefeuille comprenait les transports, l’équipement, le logement et l’urbanisme. Les auditions menées par la commission d’enquête ont d’ailleurs montré la forte imbrication de ces différents secteurs au sein des stratégies énergétiques.

Au titre de l’énergie et du climat, vous étiez chargée d’élaborer et de mettre en œuvre la politique de l’énergie, « afin notamment d’assurer la sécurité d’approvisionnement ». Vous étiez également, conjointement avec le ministre de l’économie, compétente pour la politique des matières premières et des mines en ce qui concerne les matières énergétiques. Au titre de l’environnement, vous aviez compétence en matière de sûreté nucléaire. Vous avez défendu le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, qui, dans le domaine qui intéresse la commission d’enquête, réforme le code minier et introduit diverses dispositions pour favoriser le développement des énergies renouvelables et maîtriser la consommation d’énergie, mais ne consacre presque aucun article au nucléaire – seul un article introduit à l’initiative du Sénat subordonne la fermeture de réacteurs à des objectifs de sécurité d’approvisionnement et de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Concomitamment, le plan national de relance et de résilience, reposant au moins pour partie sur des financements européens, a programmé des investissements de plusieurs milliards d’euros dans la rénovation énergétique, dans la décarbonation de l’industrie, dans les mobilités et dans les technologies vertes. Je précise que le décret ayant abrogé l’autorisation d’exploiter la centrale nucléaire de Fessenheim a été pris quelques mois avant votre entrée en fonctions – nous entendrons d’ailleurs prochainement la Première ministre, Mme Élisabeth Borne, qui vous avait précédée dans celles-ci.

Enfin, au cours de cette période, les scénarios de Réseau de transport d’électricité (RTE), « Futurs énergétiques 2050 », ont été rendus publics. Vous aviez été auditionnée à ce propos le 26 octobre 2021 par la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de notre assemblée – commission que vous aviez d’ailleurs présidée au début de la législature. Au cours de cette audition, le scénario alternatif de négaWatt, qui envisage un recours massif aux énergies renouvelables sans aucun apport du nucléaire, a été cité comme s’il fournissait un éclairage en contrepoint.

Avant de vous donner la parole pour un propos introductif, il me revient d’appliquer l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qui impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Barbara Pompili prête serment.)

Mme Barbara Pompili, ancienne ministre de la transition écologique (2020-2022). Je suis heureuse de pouvoir expliquer devant cette commission d’enquête ce qui s’est passé durant les deux années où j’ai été aux manettes de ce très vaste ministère de la transition écologique, dont le périmètre avait été, par rapport à celui de mes prédécesseurs, élargi au logement, ce qui avait l’intérêt d’inciter l’administration du logement à davantage s’orienter vers les questions énergétiques et, en particulier, vers la rénovation thermique, qui a fait l’objet de plusieurs mesures dans le cadre de la loi « climat et résilience » que vous avez citée.

Quand j’arrive au ministère en 2020, beaucoup de choses ont évolué récemment. En 2015, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte avait instauré la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et lancé une forme de dynamique. L’accord de Paris avait fixé des objectifs ambitieux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La loi du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat, qui avait été défendue par Nicolas Hulot, avait notamment défini un objectif de neutralité carbone pour 2050 et contenait des mesures emblématiques, comme la fin des centrales à charbon ou l’arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques en 2040 – ce qui était à l’époque une révolution. Les choses avancent vite, puisque le Parlement européen a, entre-temps, fixé cette dernière échéance à 2035, mais si l’évolution était rapide concernant les intentions et les objectifs, leur mise en œuvre soulevait des difficultés.

Comprendre celles-ci était le préalable indispensable à toute action. En premier lieu, il me semblait qu’on avait du mal à accepter l’idée qu’il fallait faire radicalement évoluer notre politique énergétique. Quand on sait qu’on doit évoluer, on le fait vite et bien – même en France. Pensez au lancement du plan Messmer. On traversait à l’époque une crise énergétique du fait de la crise pétrolière. Le plan reposait sur trois piliers : la sobriété énergétique – déjà ! « En France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées ! » ; l’efficacité énergétique ; et le déploiement d’une nouvelle technologie de production énergétique, le nucléaire. Le plan nucléaire a permis d’installer des centrales nucléaires dans tout le territoire français en très peu de temps – l’immense majorité d’entre elles ont été construites en l’espace d’une décennie. On avait donc à l’époque une vision claire de ce qu’il fallait faire, et je crois que c’est la grande différence avec la période qui nous occupe.

Dès lors qu’il manquait une vision claire, il n’y avait pas d’impulsion politique, les différentes filières se trouvaient en position d’attente et l’on prenait du retard par rapport aux objectifs qui, dix ans plus tôt, étaient atteignables. Je prétends en effet, et j’y insiste, que la position que je défendais alors dans le cadre du débat sur les différents types d’énergie, à savoir qu’il était possible de tendre vers 100 % d’énergies renouvelables en 2050, était, il y a dix ans, tout à fait réaliste, dès lors que nous respections les objectifs que nous nous étions nous-mêmes fixés et y compris dans l’hypothèse, aujourd’hui vérifiée, d’une augmentation du besoin d’électricité dans le pays. Mais pour que ce soit possible, il aurait fallu que tous les acteurs s’alignent sur cette volonté. Or le débat public était malheureusement biaisé du fait des positions foncièrement antagonistes des partisans des énergies renouvelables et des défenseurs de l’énergie nucléaire – et je pense que c’est là le péché originel de toute notre politique énergétique.

En effet, qui furent, dès l’origine, les partisans des énergies renouvelables ? Dans leur immense majorité, des militants écologistes ; or les militants écologistes étaient historiquement, et pour de très bonnes raisons que je ne renierai pas, antinucléaires. Dès lors, tous ceux qui défendaient le nucléaire ont considéré que les énergies renouvelables s’opposaient à celui-ci, et que leur développement serait une menace pour lui. Je peux vous assurer que j’ai fait l’expérience de cet antagonisme et de ce positionnement défensif des partisans du nucléaire à de nombreuses reprises, et bien avant que je sois ministre, notamment quand j’étais présidente de la commission du développement durable ou rapporteure de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Dans ces conditions, toute avancée en faveur des énergies renouvelables était freinée. Dès lors, les opérateurs, à commencer par le plus important d’entre eux, EDF, n’ont pas fait beaucoup d’efforts – je l’affirme sous serment – pour développer les énergies renouvelables à la vitesse qui avait été prévue par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte et par la PPE. Ils les ont développées en dehors de l’Hexagone, mais, dans celui-ci, ils n’ont pas fait les efforts nécessaires pour que l’on puisse atteindre les objectifs fixés. EDF a toujours considéré comme prioritaire le maintien et le développement de l’énergie nucléaire. D’autres opérateurs se sont engagés dans la voie des énergies renouvelables, mais, parce qu’il fallait « sauver le soldat nucléaire », les efforts ont été globalement insuffisants, et cela grâce aux relais utilisés au sein des gouvernements successifs comme à tous les niveaux pour faire, au minimum, de la résistance passive au développement des énergies renouvelables – c’est pourquoi il est si difficile de déterminer les responsabilités. J’ajoute que l’action d’associations de défense des paysages n’est pas étrangère au phénomène non plus.

Quand j’arrive au ministère, il est donc évident que nous n’atteindrons pas nos objectifs. Un de mes prédécesseurs, Nicolas Hulot, a déjà dû rectifier le tir concernant le mix énergétique et annoncer le report de 2025 à 2035 de l’objectif de 50 % de part du nucléaire.

D’autre part, j’arrive une semaine après la réception à l’Élysée des membres de la Convention citoyenne pour le climat, qui vient de remettre ses 149 propositions. Je sais que l’une de mes principales tâches sera de préparer un projet de loi en vue de transcrire une bonne partie des mesures proposées, dont celles relatives au développement des énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique.

Or je ne me sentais pas les mains libres parce que le débat entre énergies renouvelables et nucléaire n’avait pas été soldé – essayer de lutter contre les idées reçues des uns et des autres a été le fil rouge, ou plutôt vert, de mon action. Le préalable était toutefois de prouver qu’un mix 100 % renouvelable était possible, dès lors que certaines conditions étaient respectées.

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) et RTE m’ont rendu en janvier 2021 un rapport qui confirmait qu’il était possible d’atteindre en 2050 un mix 100 % renouvelable, mais à condition de passer par des étapes assez lourdes et complexes. Néanmoins, cela a eu le mérite d’empêcher le monde du nucléaire de continuer à soutenir le contraire.

L’étape suivante était la réception de la commande passée par ma prédécesseure Élisabeth Borne, en accord avec moi – j’étais alors présidente de la commission du développement durable : il s’agissait de demander à RTE de nous proposer des scénarios de mix électrique envisageables à l’horizon 2050, de sorte qu’on atteigne la neutralité carbone. L’objectif était d’avoir une analyse purement technique et complètement dépassionnée de la question, qui expose les avantages et les inconvénients respectifs de chacun des scénarios, en prenant en considération les deux extrêmes qu’étaient un mix 100 % renouvelable et un autre comprenant le maximum de centrales nucléaires, au moyen d’un allongement de la durée de vie des centrales actuelles et de la construction de nouveaux réacteurs. Ces scénarios, qui ont fait l’objet de plus de deux ans de travail et de 4 000 contributions, nous ont été remis en octobre 2021, soit après la promulgation de la loi « climat et résilience », ce qui explique que celle-ci doive être complétée. Je vous invite à lire le document de synthèse qui en a été tiré, car il est très éclairant sur la situation à l’époque.

L’intérêt était qu’on n’imposait pas une seule solution. Il s’agissait plutôt d’un outil d’aide à la décision des responsables publics, en particulier du Gouvernement et du Président de la République, et qui décrivait six options possibles ; il leur revenait de choisir celle qui leur paraissait la plus acceptable. En revanche, des constantes émergeaient, quel que soit le scénario. Premièrement, une forte augmentation du besoin en électricité était à prévoir dans les années à venir. Deuxièmement, il serait nécessaire de développer considérablement les énergies renouvelables, même si le scénario comportant un maximum de nucléaire était retenu. Troisièmement, il faudrait faire de gros efforts d’économies d’énergie.

Du coup, ma feuille de route devenait beaucoup plus facile à appliquer parce qu’on dépassait enfin la « guéguerre » entre les pro- et les anti-. Je faisais moi-même partie d’un clan – je l’assume. Mais dans la période complexe que nous vivons, on doit se fonder, non pas uniquement sur la manière dont on voit les choses, mais sur la réalité. Et c’est ce que nous permettait de faire ces scénarios.

Certes, il en existait d’autres. Vous avez mentionné, monsieur le président, le scénario de l’association négaWatt. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec ses membres. Il s’agit d’un scénario intéressant, qui se fonde sur des postulats un peu différents et sur l’hypothèse d’un mix 100 % renouvelable. Le problème, c’est qu’il suppose de prolonger très longtemps la durée de vie des centrales existantes – or on voit actuellement les problèmes d’entretien qui se posent.

J’insiste sur le moment de bascule que cette étape a représenté. À partir de ce moment-là, cela en a été fini des tergiversations. On savait où l’on voulait aller et comment il fallait procéder. Il suffisait de dérouler. Ce qu’on retient en général du discours de Belfort, c’est l’annonce de la construction de nouvelles paires d’EPR, mais pour moi, il marque le déblocage tant attendu en matière d’énergies renouvelables. Derrière, tout se met en ordre de marche : les administrations, les collectivités territoriales, la filière… On donne de nouveaux outils à tout le monde, on édicte des règles plus précises et plus complexes, on signe avec la filière une charte de l’éolien terrestre, on lance des plans de développement de l’éolien offshore, du photovoltaïque et d’autres sources d’énergie renouvelable non électrique, comme la méthanisation. Les certificats de production de biogaz sont une grande avancée, inscrite dans la loi « climat et résilience ».

La politique énergétique ne peut pas se faire sans véritable planification. Nous avions fait inscrire dans la loi « énergie-climat » – et j’en suis fière – que la PPE ne serait plus imposée par en haut, qu’elle ne viendrait plus de l’administration, mais qu’elle serait votée par le Parlement sur la base des scénarios que nous avions fait établir. Ce sera donc le cas de la prochaine, que nous examinerons cette année : elle fera l’objet d’une loi.

La mise en œuvre de la transition énergétique a rencontré sur le terrain beaucoup d’obstacles, certains d’ordre réglementaire, mais aussi d’autres liés à une insuffisance d’associations de citoyens ou de parties prenantes. Une planification était nécessaire, mais elle ne pouvait pas se faire au niveau du ministère de l’écologie, car elle devait être transversale. D’où la création du Secrétariat général à la planification écologique (SGPE), qui est directement rattaché à la Première ministre. On verra ce qu’il adviendra, mais les jalons sont posés.

Il ne restait plus qu’à développer la sobriété énergétique. Je rappelle en effet que le discours de Belfort, qui définit la direction que doit suivre la politique énergétique, fait reposer celle-ci sur trois piliers : la relance de réacteurs nucléaires, le développement des énergies renouvelables et la réduction de la demande d’énergie. Ce dernier point avait du mal à entrer dans les mœurs – ce qui est curieux puisqu’on en parlait déjà à l’époque du plan Messmer. Il était difficile de faire des annonces politiques sur le sujet, car l’on craignait de bousculer les Français. J’avais préparé un plan de sobriété mais je n’ai pas pu le présenter parce que les prix de l’énergie étaient en train d’augmenter fortement. Il y avait aussi la présidence française de l’Union européenne à préparer, durant laquelle il faudrait aborder notamment des questions regardant les marchés de l’énergie, la guerre en Ukraine qui éclatait – bref, on avait d’autres priorités. Toutes ces crises ont néanmoins eu le mérite de mettre crûment en lumière notre dépendance en matière d’approvisionnement en énergie et de provoquer une prise de conscience. On a pu mettre en œuvre des mesures pas toujours faciles à accepter mais nécessaires, notamment un plan de sobriété pour faire face au manque de gaz et de pétrole par suite de la guerre.

Pour conclure, si j’avais pu avoir par le passé le sentiment qu’en matière de politique énergétique, il manquait un pilote dans l’avion, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous sommes sur de bons rails. Bien sûr, il reste beaucoup à faire, mais au moins avons-nous une véritable politique énergétique dans notre pays.

M. le président Raphaël Schellenberger. Voilà des propos qui devraient rassurer l’ensemble de notre commission.

Lors de votre passage au ministère de la transition écologique, quelle place les énergies fossiles occupent-elles dans vos préoccupations en matière de sécurité d’approvisionnement et de vulnérabilité ?

Mme Barbara Pompili. Lors de mon arrivée au ministère, nous sommes dans une situation de dépendance dont nous voulons sortir, même si cela suppose un processus long. L’énergie que nous consommons est produite à hauteur de 55 % en France, mais 45 % sont importés – il s’agit pour l’essentiel d’énergies fossiles. Notre production repose quant à elle sur le nucléaire et les énergies renouvelables. Le problème est que les énergies fossiles sont extrêmement polluantes et émettrices de gaz à effet de serre. Pour respecter les objectifs en matière de transition écologique, il faut baisser la consommation de ces énergies.

Il me revient de poursuivre le travail d’application des mesures votées dans le cadre de la loi relative à l’énergie et au climat, c’est-à-dire la fermeture des centrales à charbon. Beaucoup d’actions avaient déjà été engagées. La centrale du Havre est sur le point de fermer. La fermeture de celle de Saint-Avold doit suivre. Il reste à traiter le cas de celles de Cordemais et de Gardanne.

Lorsque je quitte le ministère, nous avons réussi à fermer les centrales qui devaient l’être. La centrale de Saint-Avold a été maintenue en veille pour pouvoir passer l’hiver et faire face aux problèmes d’approvisionnement liés à l’arrêt de réacteurs nucléaires. Il faut aussi gérer les conséquences sociales des fermetures de centrales à charbon, notamment à Gardanne. Les salariés de la centrale de Cordemais avaient un projet intéressant de reconversion en usine de black pellets, et je suis fière que nous ayons pu le relancer.

En ce qui concerne les autres énergies, la construction d’une dernière centrale à gaz avait été lancée en Bretagne bien avant que je ne prenne mes fonctions.

Je me suis aussi attelée à la réduction de notre consommation d’énergies fossiles. Si l’on veut baisser nos émissions de gaz à effet de serre, il n’y a pas le choix. Deux moyens sont possibles pour y arriver. Il s’agit d’une part de la sobriété énergétique, en revoyant nos modes de vie – utiliser le vélo plutôt que l’automobile, par exemple. D’autre part, on peut améliorer l’efficacité énergétique. C’est ce que nous avons fait dans le cadre de la loi « climat et résilience », en accélérant la rénovation des bâtiments. Ce secteur représente 33 % des émissions de gaz à effet de serre, ce qui est énorme. Il fallait absolument aller plus vite en matière de rénovation énergétique, tant pour l’habitat que pour le tertiaire et les bâtiments publics. Nous avons pris des mesures en ce sens.

Les changements d’usages supposent que les collectivités territoriales développent des alternatives à l’automobile, qu’il s’agisse du vélo ou des transports en commun. Comme ces derniers ne peuvent pas être mis en place partout, il fallait aussi réfléchir à davantage utiliser des énergies décarbonées pour ceux qui ont besoin d’une automobile, en favorisant le passage du moteur thermique au moteur électrique. Mais cela ne se fait pas en un claquement de doigts. Il faut mettre en place une stratégie de filière de véhicules électriques, sur laquelle nous avons beaucoup travaillé avec ma collègue Agnès Pannier-Runacher, alors ministre déléguée chargée de l’industrie. Une telle filière comprend la construction des véhicules et des batteries, mais elle suppose aussi des actions de formation. Il faut également se préoccuper de la transition de l’industrie automobile vers l’électrique.

Il fallait aussi aider nos concitoyens à accéder aux voitures électriques, parce qu’elles sont plus chères et qu’un certain nombre d’entre eux n’ont pas les moyens de les acquérir. Nous avons donc beaucoup travaillé à des mesures d’aide au changement de véhicule, avec différents mécanismes tels que le crédit d’impôt ou la prime à la casse.

Tout cela prend du temps.

La décarbonation de l’industrie est aussi un moyen très important de réduire l’utilisation d’énergies fossiles, donc nos émissions de gaz à effet de serre. Nous avons développé le plan « France relance » pour accroître les aides à la décarbonation de l’industrie. Je pense à l’exemple emblématique des hauts-fourneaux de Dunkerque. Nous avons aussi beaucoup investi dans le développement de la filière hydrogène, qui est l’une des nombreuses filières de la transition énergétique.

Vos questions appellent des réponses très vastes…

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons procédé à de nombreuses auditions, qui ont permis d’aller au fond des choses à chaque fois.

Je renouvelle ma question, qui porte sur les vulnérabilités et la sécurité d’approvisionnement énergétique.

Mme Barbara Pompili. Vous avez raison, je me suis éloignée de votre question.

Nous avons toujours eu un problème de souveraineté énergétique, puisque nous n’avons jamais pu produire en France 100 % de l’énergie que nous consommons – sauf peut-être si l’on remonte à l’époque où l’on se chauffait au charbon. Nous avons aussi extrait du gaz à Lacq, mais malheureusement nous n’en avons plus. De manière générale, nous sommes contraints d’importer toutes les énergies fossiles que nous utilisons.

Nous ne sommes pas non plus souverains en matière de production d’électricité, puisque nous devons importer un certain nombre de matériaux et de composants pour produire des énergies renouvelables. Il en est de même pour l’énergie nucléaire, puisque nous devons nous approvisionner en uranium à l’étranger.

À ma connaissance, nous ne sommes complètement souverains dans aucun domaine en matière de production d’énergie, sauf peut-être de manière marginale.

Les différentes crises qui ont eu lieu lors du précédent quinquennat – notamment celle de la covid – ont mis en lumière la nécessité de reconquérir une forme de souveraineté. Le Gouvernement a donc confié une mission à Philippe Varin, qui a rendu un rapport très intéressant proposant de mieux structurer nos approvisionnements et de les diversifier. Ce rapport a par exemple insisté sur le lithium, pour lequel nous sommes très dépendants de l’Asie. Il propose de créer un observatoire des métaux critiques et de lancer des appels à projets, dont le premier porte justement sur ces métaux.

Il faut aussi essayer de s’approvisionner chez nous. L’exemple du lithium a un peu défrayé la chronique quand j’ai annoncé qu’il fallait en extraire en France si nous voulions produire des batteries. La loi « climat et résilience » a réformé le code minier, afin de le rendre le plus vertueux possible du point de vue environnemental – même si une mine reste une mine, on peut faire mieux que d’autres. Cela vaut aussi pour d’autres matériaux. Si on ne les extrait pas en France, cela sera fait ailleurs et de manière beaucoup moins regardante pour l’environnement et les conditions de travail.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à la question des scénarios. Vous dites que quand vous arrivez au ministère, votre prédécesseure a commandé à RTE le rapport qui sera intitulé « Futurs énergétiques 2050 ». Vous avez connaissance de ce travail en cours. Savez-vous à partir de quelles hypothèses il est conduit ?

Mme Barbara Pompili. De mémoire, la ministre de la transition écologique et solidaire – qui est ensuite devenue la Première ministre –, avait adressé à RTE un courrier pour commander un rapport présentant des scénarios sur lesquelles on pourrait s’appuyer. RTE a l’habitude de faire ce genre de travail. On se référait par exemple beaucoup à son très intéressant scénario Ampère, paru en 2017.

Ce qui était désormais demandé à RTE, c’était d’élaborer des scénarios à la lumière des nouvelles orientations que nous avions adoptées – notamment pour atteindre la neutralité carbone en 2050, objectif qui figurait dans la loi relative à l’énergie et au climat – et des nouvelles connaissances dont nous disposions.

Lors de mon arrivée au ministère, j’ai évidemment rencontré les responsables de RTE à plusieurs reprises – ils font partie des interlocuteurs que le ministre chargé de l’énergie rencontre régulièrement pour faire un état des lieux et suivre les projets en cours. Je savais donc qu’ils travaillaient à ce rapport. Je bénéficiais de points d’étapes, mais je n’ai pas eu de version consolidée du rapport avant que sa rédaction soit très avancée – ce qui est normal car ils ont pris le temps de bien faire leur travail. Son sérieux a été reconnu par l’ensemble des acteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à une question un peu plus précise. Le rapport « Futurs énergétiques 2050 » a été commandé par Mme Borne, qui vous a précédée. Quand vous arrivez au ministère, vous avez connaissance de cette commande.

Mme Barbara Pompili. Dans les semaines ou les mois qui suivent mon arrivée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et vous commandez alors un scénario sur un passage à 100 % aux énergies renouvelables ?

Mme Barbara Pompili. J’aurais dû vérifier avant de me rendre à cette audition quand cette commande a été faite. Je vous transmettrai cette information par écrit parce que je ne sais plus si elle n’a pas également été passée par Élisabeth Borne. C’est fort possible. Je ne voudrais pas lui en voler la maternité. À l’époque, j’étais présidente de la commission du développement durable et nous travaillions beaucoup ensemble sur ces sujets.

Quoi qu’il en soit, il était important que RTE travaille sur ce scénario avec l’AIE – qui n’est pas connue pour être farouchement antinucléaire. Cette dernière a apporté un point de vue un peu distancié par rapport aux querelles franco-françaises, ce qui a permis de dire les choses. C’est en cela que le rapport était intéressant.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il est surprenant que ces rapports soient concomitants sans l’être vraiment, tout en faisant intervenir des niveaux d’expertise différents et avec des conclusions qui sont parfois contradictoires.

Mme Barbara Pompili. À ma connaissance, ces rapports ne sont pas contradictoires. Le rapport de RTE « Futurs énergétiques 2050 » creuse un peu le sujet, ce que ne fait pas le rapport réalisé par l’AIE et RTE. Ce dernier avait pour objet d’examiner s’il était envisageable de disposer d’un système électrique reposant à 100 % sur les énergies renouvelables en 2050, et l’AIE et RTE sont arrivés à la conclusion que c’était possible, sous réserve de remplir au préalable énormément de conditions difficiles, notamment en ce qui concerne l’adaptation des réseaux – qu’il faudra réaliser, quoi qu’il advienne –, le stockage, un certain nombre d’innovations et les financements. Le rapport ne disait pas qu’aller vers 100 % d’énergies renouvelables constituait la meilleure solution. Il ne se prononçait pas sur l’opportunité d’un tel objectif et se contentait d’établir ce qui était techniquement réalisable.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous dites que quand le rapport « Futurs énergétiques 2050 » est rendu par RTE, on commence à y voir clair et qu’à partir de ce moment-là vous commencez à procéder à des choix.

C’est un peu surprenant si l’on reprend l’audition de M. Ribadeau-Dumas, qui était directeur de cabinet d’Édouard Philippe – vous étiez alors députée. Il nous a expliqué que lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir en 2017, beaucoup d’idées circulaient et qu’ils ont fait le ménage. Ils savaient ce qu’il fallait faire et ont commencé à préparer la majorité aux décisions qui allaient être prises, car elle ne comprenait pas encore ces sujets. C’est en tout cas ainsi que j’ai compris ses propos – je vois que le rapporteur tique un peu.

Je suis donc surpris de vous entendre dire que tout change à partir du rapport remis par RTE, alors que le directeur de cabinet du Premier ministre nous explique que tout avait été préparé pendant les trois années durant lesquelles ils étaient aux affaires.

Mme Barbara Pompili. Je n’ai malheureusement pas regardé l’audition de M. Ribadeau-Dumas, et je vais m’empresser de le faire afin d’écouter attentivement ce qu’il a dit. Je ne peux pas vous dire ce qui s’est passé en 2017 au sein du Gouvernement, parce que je n’en faisais pas partie.

Ce que je peux vous dire, c’est qu’à la suite de l’accord de Paris et de la loi relative à l’énergie et au climat une forme de dynamique avait été engagée. Néanmoins, l’on n’avait pas défini clairement ce qu’on allait faire. On se rendait compte qu’on était en train de dériver par rapport aux objectifs en matière d’énergies renouvelables et que le discours sur le nucléaire n’était pas suffisamment clair. Il fallait décider.

Je vais vous dire le fond de ma pensée. Il avait été décidé de ramener la part du nucléaire à 50 % en 2025. Cette échéance a été décalée à 2035 car on n’a pas été collectivement fichus de tenir collectivement nos objectifs – à l’exception de la fermeture de la centrale de Fessenheim, dont je reconnais qu’elle a été réalisée. Je sais ce que vous pensez de ce dossier, monsieur le président, mais lorsque des décisions sont prises, le pire pour un responsable politique est qu’elles ne soient pas suivies d’effet. Cela perturbe tout le monde et personne ne sait à quoi s’en tenir. À l’occasion de l’examen du projet de loi « climat et résilience », je me suis aperçue que, lorsque l’on vote ensuite d’autres textes, les gens sont persuadés qu’ils ne seront pas appliqués. Ils ne se préparent pas et se retrouvent démunis lorsque la loi est appliquée. Nous avons besoin de restaurer la crédibilité de la décision politique. Quand une décision a été prise de manière démocratique, il faut s’y tenir.

En ce qui concerne la politique énergétique menée jusqu’au discours de Belfort, des actions avaient bien été engagées – j’ai mentionné la loi relative à l’énergie et au climat, et l’objectif de neutralité carbone en 2050 – mais j’ai constaté à mon arrivée au ministère que l’on n’arrivait pas à développer les énergies renouvelables et que personne ne savait où l’on en était sur le nucléaire.

Les choses traînaient car, même si l’on avait décidé de baisser la part du nucléaire, une bonne partie de la classe politique n’était absolument pas prête à le faire, car elle n’avait pas du tout conscience des raisons pour lesquelles il fallait le faire. Nous devrions fermer quatorze réacteurs d’ici à 2035, mais il est évident que nous n’y arriverons pas parce que nous ne nous sommes pas donné les moyens de le faire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il s’agit d’un objectif à consommation électrique constante… C’est en tout cas ce que nous ont expliqué les pères de la loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, qui pariaient sur une augmentation de la consommation pour ne pas avoir à fermer trop de réacteurs.

Mme Barbara Pompili. Parce que l’on raisonne en termes de pourcentage du nucléaire dans la production électrique – en l’occurrence 50 %.

La fermeture de réacteurs et la diminution de la part du nucléaire n’ont pas été réalisées pour deux raisons. L’une est politique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ceux qui ont rédigé la loi de 2015 nous ont justement expliqué qu’il s’agissait de baisser la part du nucléaire, mais pas forcément de fermer des réacteurs.

Peut-être avez-vous voté pour cette loi ?

Mme Barbara Pompili. Bien sûr, je l’ai fait.

Vous dites qu’il ne s’agissait pas forcément de fermer des réacteurs. Nous sommes entre gens raisonnables et nous savons que tous les réacteurs actuels vont être fermés. La question est de savoir quand – et, pour parler de manière crue, si l’on attend qu’ils tombent en panne ou bien si l’on anticipe afin d’éviter de graves crises d’approvisionnement en électricité pour la France.

Lorsqu’on a prévu une trajectoire de baisse de la part du nucléaire, la première raison était de diversifier le mix électrique. Tout le monde a désormais compris à quel point il est dangereux de dépendre d’une seule source d’énergie pour s’approvisionner en électricité, quelle qu’elle soit. Lorsqu’une source d’énergie vient à manquer, il faut pouvoir compter sur une source complémentaire. La situation que nous avons connue l’hiver dernier est de ce point de vue révélatrice.

Deuxième raison : on a construit le parc de réacteurs en dix ans environ. De mémoire, cinquante-trois réacteurs ont été raccordés au réseau entre 1979 et 1992. Vous voudrez bien excuser mon imprécision si je me trompe d’une ou deux unités – je connais un certain nombre de mes « amis » qui vont dire que je raconte n’importe quoi puisque je me trompe sur le nombre de réacteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce sont vos amis…

Mme Barbara Pompili. En l’occurrence non.

Vous avez donc construit une cinquantaine de réacteurs en dix ans…

M. le président Raphaël Schellenberger. La France les a construits.

Mme Barbara Pompili. J’ai dit « vous » ? Au temps pour moi.

On a construit tous ces réacteurs en dix ans. On sait qu’ils vont atteindre leur date limite d’exploitation à peu près tous en même temps. Est-il responsable de laisser cette date approcher en les utilisant le plus possible jusqu’à leur fin de vie, sans se demander par précaution si l’on pourra arrêter cinquante réacteurs en dix ans ? C’est une hypothèse qui a été étudiée par ceux qui s’intéressent au sujet et qui a été baptisée « effet falaise ». Je pense qu’il n’est absolument pas raisonnable de ne pas anticiper. De plus, cela ne permet de se prémunir contre aucun risque – y compris celui d’une anomalie générique, dont on a vu qu’il existait bien.

Il était donc important de prévoir une trajectoire douce de fermeture des réacteurs. D’une part, pour préparer les territoires dans lesquels ils ne seraient pas remplacés. D’autre part, pour garantir l’approvisionnement en cas d’éventuels problèmes sur certains réacteurs, grâce à la montée en charge des énergies renouvelables.

Tel était l’objet de la PPE, qui était une planification de précaution, d’anticipation et de responsabilité. Il est dommage qu’en n’ayant pas voulu la respecter, on se soit retrouvé dans une impasse qui a conduit à devoir tout modifier et à revoir les objectifs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Mettons-nous d’accord sur les dates : on n’a pas voulu respecter la PPE entre 2015 et 2020 – date à laquelle la trajectoire de la PPE est corrigée ?

Mme Barbara Pompili. Cette trajectoire a été modifiée par la loi relative à l’énergie et au climat, mais la véritable programmation dont l’influence sera déterminante est celle que nous allons être amenés à voter cette année.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous situez le point de bascule de la stratégie énergétique en février 2022, avec sa reprise en main – voire sa prise en main – à l’occasion du discours de Belfort. Comment votre ministère a-t-il été associé à la préparation de ce discours ?

Mme Barbara Pompili. De manière très classique, nous avons eu un certain nombre de réunions avec les services – qui ont préparé des dossiers d’aspect technique –, mais aussi des réunions politiques avec les autres ministres concernés, avec le Premier ministre et avec le Président de la République. Cela a permis d’examiner les différents scénarios.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il y a une contradiction apparente entre les propos acides que vous avez tenus publiquement concernant notre capacité à construire des centrales nucléaires, en janvier 2022, et la planification stratégique qui est présentée le mois suivant, annonçant le lancement de six EPR2, dont le premier doit entrer en service au plus tard en 2035, et de huit autres en option.

Mme Barbara Pompili. Je ne me souviens plus avec précision des propos que j’ai tenus alors. J’étais toutefois un peu acide à l’égard d’EDF, qui m’expliquait que l’arrêt de certains réacteurs était dû à l’interruption de la maintenance pendant la crise covid. Elle n’a duré que deux mois, au printemps 2020, mais a bouleversé tout le calendrier de la maintenance. Or cette dernière n’est pas optionnelle : elle est nécessaire pour la sûreté. Fin 2021, je convoque le président d’EDF dans mon bureau pour lui demander où l’on en est. Entre-temps, nous avons découvert l’existence de la corrosion sous contrainte, qui nous prive de perspective de réouverture pour un certain nombre de réacteurs. Selon les prévisions dont je disposais alors, si le nombre de réacteurs disponibles était insuffisant et s’il faisait froid cet hiver-là, nous aurions pu être amenés à procéder à des coupures d’électricité. J’ai donc demandé au PDG d’EDF d’organiser un audit pour expliquer pourquoi ils n’arrivaient pas à mieux s’organiser concernant la maintenance des réacteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma question ne concernait pas EDF mais notre capacité à construire des centrales nucléaires, que vous mettez en doute en janvier 2022, alors que le discours de février 2022 annonce un chantier prospectif de six réacteurs, avec en option huit réacteurs supplémentaires.

Mme Barbara Pompili. Je dois gérer à cette époque une crise énergétique lourde, un problème d’approvisionnement qui m’oblige à envisager de couper l’électricité à mes concitoyens. EDF n’arrive pas à faire de la simple maintenance de réacteurs et ne cesse de reporter l’ouverture de l’EPR de Flamanville : avec de tels problèmes sur l’existant et l’incapacité à livrer le réacteur pilote de Flamanville, il me paraît compliqué de construire de nouvelles centrales.

Des réponses ont été apportées concernant l’amélioration de la formation dans les filières nucléaires, répondant ainsi à l’une des préconisations de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Un important travail a été mené pour que la construction des EPR2 tienne compte des difficultés rencontrées sur le chantier de l’EPR1. Le plan de relance a consacré beaucoup d’investissements à la recherche et aux compétences dans le nucléaire. Ensuite, le Président fait ses choix.

M. le président Raphaël Schellenberger. Concernant les six premiers EPR2 à construire, la filière industrielle a-t-elle attendu février 2022 pour se mobiliser ou bien des précommandes de cuves ont-elles été lancées avant ?

Mme Barbara Pompili. Des travaux ont commencé avant parce qu’il fallait faire un certain nombre de tests de résistance de divers matériaux. On m’avait expliqué, peut-être pour me faire plaisir, que ces tests étaient nécessaires même s’il n’y avait pas de commande de nouveaux EPR. EDF avait en outre affiché sa volonté de préempter des terrains pour y installer les futurs EPR2. Nous lui avions alors répondu qu’il ne fallait pas mettre la charrue avant les bœufs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’est-ce qui avait été commandé avant le discours de Belfort ?

Mme Barbara Pompili. Vous faites appel à ma mémoire. Je vous communiquerai les éléments sur ce sujet. Cela concernait la résistance des matériaux composant les cuves.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez dit qu’après le discours de Belfort, tout avait été mis en ordre de marche. En trois mois, tout a été réglé ?

Mme Barbara Pompili. Bien sûr que non ! Mais ce discours a permis de définir une direction et d’enclencher certaines étapes – lever les obstacles au développement des énergies renouvelables, lancer différents appels d’offres. Désormais, nous savons combien nous devons installer d’éoliennes en mer et sur terre, de panneaux photovoltaïques, etc. Dès lors que l’on a des objectifs clairs, tout devient plus simple. Nous avons identifié les obstacles qui restent à lever : participation du public, obstacles d’ordre législatif, notamment sur le nucléaire. Une loi est en préparation sur ce point et j’y prendrai toute ma part.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un discours seul permet de mobiliser une filière et de la mettre en ordre de marche ?

Mme Barbara Pompili. J’en suis persuadée, monsieur le président ! Il nous avait clairement manqué jusque-là une direction politique. L’homme a marché sur la Lune parce que le président Kennedy a prononcé un discours fondateur, dont la vision a mis tout le monde en ordre de marche. Loin de moi l’idée de comparer le discours de Belfort à celui de Kennedy, mais cela illustre le fait que l’on ne peut pas faire avancer une filière si l’on n’a pas une idée claire de ce que l’on veut. Le discours de Belfort a ce mérite. Il faut qu’il soit validé démocratiquement, raison pour laquelle la PPE (programmation pluriannuelle de l’énergie) est importante car elle confirme l’orientation politique fixée par le Président de la République en 2022.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cela signifie aussi que des discours désorganisés peuvent, sans acte concret, désorganiser une filière.

Mme Barbara Pompili. Je ne vois pas trop à quoi vous faites référence. En général, quand on ne sait pas où on va, on n’y arrive pas : on a besoin d’une direction, même si ce n’est pas suffisant. C’est une base fondamentale.

M. le président Raphaël Schellenberger. Depuis quelques semaines, avec le rapporteur, nous travaillons sur une période de l’histoire de notre politique énergétique qui donne le sentiment que l’on ne savait pas où l’on allait.

Mme Barbara Pompili. Je partage cette idée : il y a eu un vrai problème de vision et de prise de responsabilité politique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous étiez ministre, vous aviez dans vos attributions la sûreté nucléaire. Vous avez demandé à EDF de faire la clarté sur la disponibilité et l’entretien du parc. Ce sujet a donné lieu à cette époque à diverses batailles en coulisse. Comment envisagez-vous l’évolution des institutions indépendantes de contrôle de la sûreté nucléaire en France ?

Mme Barbara Pompili. J’ai découvert comme tout le monde qu’il y avait un projet de fusion ou de rapprochement – on ne sait pas encore en quoi il consiste – de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). J’ai exprimé publiquement mon incompréhension sur ce sujet. J’ai toujours été une fervente défenseuse de ces deux organismes, qui font un travail extraordinaire et très nécessaire. L’ASN a montré que son indépendance était tout à fait utile pour donner confiance aux politiques qui sont menées. Toutefois, et c’est un secret de Polichinelle, elle a toujours demandé à récupérer l’IRSN. Séparer l’expertise de la décision, sur le modèle des agences de sécurité sanitaire, est plutôt sain car cela permet de ne pas donner l’impression qu’une décision est prise sur la base d’expertises téléguidées. Rapprocher les deux structures n’est pas un service à rendre à l’ASN, surtout au moment où des décisions lourdes doivent être prises sur la construction de nouveaux réacteurs et alors qu’elle a beaucoup de travail avec les mesures post-Fukushima. Je ne comprends pas que l’ASN ne voie pas que cela risque de décrédibiliser son travail et de semer le doute.

L’excellence des travaux de l’IRSN est reconnue par tous. Nous l’avons constatée dans les rapports qu’il a rendus dans le cadre de la commission d’enquête sur la sûreté nucléaire – les députés peuvent en effet recourir à l’expertise de cet institut – ou du débat public sur le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs. L’IRSN fait également des travaux de recherche, dont je me demande ce qu’ils deviendront en cas de fusion. Il est toutefois difficile d’en dire plus car nous n’avons que très peu d’informations. Je ne comprends pas pourquoi lancer maintenant un projet de ce type alors que le système fonctionne bien et qu’il n’y a pas urgence.

M. Antoine Armand, rapporteur. On pourrait avancer l’hypothèse que c’est parce qu’une loi est en préparation sur l’accélération de la construction de nouvelles installations nucléaires.

S’agissant de la potentielle réforme de la sûreté nucléaire, pourquoi pensez-vous qu’une réorganisation aurait un impact sur l’indépendance de l’ASN ? En quoi l’intégration de l’établissement public industriel et commercial (EPIC) chargé de l’expertise et de l’instruction des dossiers dans l’ASN diminuerait-elle l’indépendance de l’un de ces deux organismes ?

Mme Barbara Pompili. Le projet de loi en préparation ne fait pas mention d’une fusion. Il serait pour le moins malvenu qu’une réforme aussi lourde, sur un sujet aussi complexe et délicat, soit menée par voie d’amendement, sans étude d’impact. Cela reviendrait à se tirer une balle dans le pied.

Le système repose sur une séparation entre l’établissement public chargé de l’expertise et l’autorité indépendante. Cette dernière subit des pressions énormes car elle peut décider de la fermeture d’une centrale nucléaire complète – on imagine sans peine les enjeux financiers et en matière d’emplois que cela représente. Nous avons besoin de préserver la crédibilité de cette autorité, qu’elle a mis des années à construire et qui est désormais reconnue par tous. Même si l’ASN est un donneur d’ordre, le fait que l’IRSN en soit séparé le rend plus facilement accessible et permet d’instaurer un véritable dialogue avec la société civile, éclairant les données sur lesquelles se fonde l’ASN quand elle prend une décision.

Si tout est intégré au sein de l’ASN, comment être sûr que celle-ci ne tentera pas, sous l’effet des pressions qu’elle subit, d’orienter la recherche ? La séparation évite à l’IRSN de ne rendre de comptes qu’à l’ASN ; si elle disparaît, il n’y aura pas le même niveau de transparence. Au mieux, cela n’apporte pas grand-chose et, au pire, cela crée de la suspicion. En France, dans d’autres domaines comme la santé, on sépare toujours l’expertise de la prise de décision. Ce système ayant fait ses preuves, je ne comprends pas en quoi il était urgent de le changer.

Certains points peuvent être améliorés, comme le calendrier des décisions que l’ASN doit rendre – visites décennales des centrales, mesures post-Fukushima, construction de nouvelles piscines d’entreposage et gestion des déchets – alors qu’elle est débordée. Elle a sans doute besoin de plus de moyens, et il faut les lui donner, mais en procédant ainsi, on se trompe dans le signal politique que l’on envoie. Si l’on veut relancer la construction de réacteurs nucléaires, il ne faut pas brouiller le message sur la sûreté.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne suis pas sûr d’avoir compris ce que vous vouliez dire sur l’impact qu’aurait une réorganisation de l’expertise et de la prise de décision. En quoi un changement organisationnel serait-il par essence problématique ?

Mme Barbara Pompili. L’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) estime que l’indépendance de l’organisme de réglementation est nécessaire. L’IRSN doit pouvoir accomplir ses missions sans être obligé de répondre sans arrêt aux commandes de l’ASN. S’il entre dans le giron de l’ASN, il n’aura plus le temps de travailler sur d’autres sujets.

Quand j’étais rapporteure de la commission d’enquête sur la sûreté nucléaire, j’ai demandé à l’IRSN de se pencher sur le sujet de l’entreposage à sec des déchets nucléaires. Il nous a rendu un très bon rapport en un temps très court, puis a poursuivi la recherche dans ce domaine quand il a été saisi par la Commission nationale du débat public (CNDP). Son travail a permis de démontrer que l’entreposage à sec pouvait être une solution au problème de saturation des piscines et de faire des modélisations sur les déchets dits traditionnels et sur ceux, plus compliqués à gérer, que sont les MOX usés. Ce sujet ne figurait pas dans la demande initiale de l’ASN à l’IRSN. Dans le cadre d’une fusion, il serait beaucoup plus difficile de procéder ainsi ; or ces deux rapports ont été extrêmement utiles pour avancer dans la réflexion sur la gestion des déchets radioactifs.

M. Antoine Armand, rapporteur. Qu’est-ce qui empêcherait l’IRSN de répondre à ce type de commandes si ses moyens étaient préservés dans le cadre d’une entité plus large ?

Mme Barbara Pompili. Je vous retourne la question : pourquoi l’ASN demande-t-elle à absorber l’IRSN, si ce n’est pour l’avoir davantage à sa disposition ? Je ne vois pas d’autre raison. Loin de moi l’idée d’empêcher l’ASN de faire son travail, qui est nécessaire et de qualité. Mais sera-t-il meilleur avec une fusion ? J’ai vraiment des doutes. Il paraît qu’une mission de préfiguration va être lancée : attendons ses résultats, mais ne réglons pas cette question au détour d’un amendement dans un projet de loi.

M. Antoine Armand, rapporteur.  Dans le cadre de la commission d’enquête dont vous étiez rapporteure, vous avez publié des préconisations visant à lutter contre l’endogamie dans l’expertise. L’un d’elles recommande de favoriser la présence d’experts non institutionnels au sein d’organismes tels que l’ASN et l’IRSN, de manière à réduire l’entre-soi des techniciens, mis en évidence au cours des auditions. Rémunérer la participation des experts indépendants à ces instances permettrait en outre d’éviter, selon M. Yves Marignac, d’avoir affaire à des militants engagés, qui n’ont pas les moyens nécessaires pour mener ces expertises. Avez-vous fait cette recommandation parce que vous aviez l’impression que l’expertise française était insuffisamment robuste et que les experts institutionnels n’étaient pas assez compétents ou indépendants ?

Mme Barbara Pompili. L’énergie nucléaire est un sujet compliqué et technique, ce qui ne justifie pas qu’il soit confisqué par les techniciens – les responsables politiques ne sont pas forcément de bons techniciens mais l’inverse est vrai aussi ; chacun à sa place !

Ceux qui s’occupent de produire du nucléaire – les constructeurs de centrales – sont les mêmes que ceux qui font les expertises ; ils sont allés dans les mêmes écoles et se connaissent tous. Il faut donc veiller à consulter le plus possible d’experts n’appartenant pas à cette « bulle ». Ceux-ci, pour pouvoir intervenir, doivent disposer de moyens. Or les experts sollicités par l’ASN n’étaient pas payés et je ne suis même pas sûre qu’ils aient été défrayés. Pour sortir de l’entre-soi, le monde du nucléaire doit s’ouvrir, y compris à des experts en organisation, non spécialistes de l’atome. Lors de la commission d’enquête, nous avons constaté que la sous-traitance posait de véritables problèmes qui pouvaient remettre en cause la sûreté, telle la perte de responsabilisation générée par la sous-traitance en cascade.

L’ASN doit pouvoir avoir affaire à des spécialistes qui étudient ces modes de fonctionnement. Il faut que des visions différentes puissent s’exprimer sans quoi on peut passer à côté de problèmes. La pensée unique ne permet pas d’avancer.

M. Antoine Armand, rapporteur. En tant qu’ancienne présidente de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, quel regard portez-vous sur le niveau d’information du Parlement en matière de sûreté nucléaire et de connaissance des enjeux énergétiques ? Est-il nécessaire qu’il soit renforcé, par les autorités indépendantes ou le Gouvernement ?

Faut-il institutionnaliser, en amont des lois, une loi de programmation ? Vous l’avez dit, celle pour l’énergie et le climat a constitué un changement majeur. Cela permettrait que le Parlement soit bien informé, en particulier la commission du développement durable qui est saisie, au moins pour avis, sur les questions énergétiques.

Mme Barbara Pompili. La commission n’est pas seulement saisie pour avis : les installations nucléaires relèvent de sa compétence ; la politique énergétique revient plutôt à la commission des affaires économiques – ce découpage entraîne d’ailleurs quelques difficultés.

La commission d’enquête avait relevé que les parlementaires étaient difficilement associés au fonctionnement du système nucléaire. D’abord, il n’est pas facile pour le monde nucléaire de leur ouvrir son fonctionnement. Même si les membres de la commission d’enquête ont été bien reçus, pour beaucoup, le nucléaire est une question de spécialistes. Il était donc entendu que les parlementaires ne pouvaient se substituer aux techniciens car ils risquaient de faire des bêtises.

La commission d’enquête portait tant sur la sûreté des installations nucléaires, c’est-à-dire la gestion de leur fonctionnement et leur résistance aux aléas naturels tels qu’une inondation ou un tremblement de terre, que sur leur sécurité, qui englobe la manière dont un site réagit à des agressions extérieures – terrorisme, pénétration d’un drone, cybercriminalité.

Pour les questions de sûreté, elle a eu accès à tous les éléments, dont les nombreux rapports de l’ASN. Sur le volet de la sécurité, en revanche, elle s’est vu opposer le secret-défense à de très nombreuses reprises, celui-ci étant à géométrie variable puisque c’est l’opérateur qui en décide. EDF a par exemple refusé de lui laisser consulter les plans des piscines d’entreposage de combustibles usés dans les centrales, quand Orano a mis à disposition ceux du site particulièrement sensible de La Hague. Les deux entreprises décidaient de ce que les parlementaires avaient le droit de voir, ce qui est choquant : les représentants du peuple doivent pouvoir accéder à ces informations.

C’est pourquoi la commission d’enquête avait recommandé de créer une délégation parlementaire au nucléaire sur le modèle de la délégation parlementaire au renseignement. On peut comprendre que des éléments secret-défense ne soient pas exposés sur la place publique, surtout lorsqu’ils concernent la sécurité des installations nucléaires, mais il est essentiel qu’une délégation de parlementaires soit habilitée à en connaître, effectue des vérifications et en informe les autres parlementaires.

Je regrette beaucoup que la recommandation n’ait pas été suivie d’effet. En tant que parlementaire, je suis gênée de ne pas savoir ce que contient le budget de la sécurité nucléaire de mon pays, lorsque je le vote.

À titre d’exemple, lorsque j’ai demandé si des missiles pouvaient transpercer les murs des bâtiments des piscines proches des réacteurs, on m’a répondu que tout allait bien, que des expériences avaient été faites et qu’il fallait faire confiance. Mon rôle n’est pas de faire confiance : il est de contrôler et de vérifier. Or je n’en ai pas les moyens aujourd’hui. Aussi, monsieur le rapporteur, si vous choisissez de relancer l’idée d’une délégation parlementaire au nucléaire, je vous appuierai fortement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous entends, madame la rapporteure.

Après votre nomination comme ministre de la transition écologique en juillet 2020, après la première phase de la crise du covid, vous avez certainement rencontré les représentants d’EDF et discuté de nombreux sujets, notamment la maintenance, le renouvellement des centrales ou l’état des compétences – un comité stratégique de la filière nucléaire s’est réuni un an plus tard, où vous avez pris certaines initiatives, en particulier pour maintenir les compétences.

Lors de ces premiers entretiens, comment avez-vous perçu l’entreprise EDF, la performance de son parc et sa capacité à le maintenir ? Le calendrier des maintenances avait-il déjà été décalé ? Avez-vous discuté d’un plan pour anticiper ces retards ?

En 2020, RTE avait déjà indiqué que l’hiver 2022 à 2023 serait sensible : considérait-on alors que le décalage des maintenances pouvait avoir des répercussions sur cette période ?

Mme Barbara Pompili. Le sujet est simple. J’ai rencontré EDF rapidement ; de nombreux sujets devaient être évoqués. D’abord, je me suis opposée à la construction d’une centrale à fioul à Larivot, en Guyane – personne, y compris mes prédécesseurs, n’avait trouvé à redire à ce projet. Une solution a fini par être trouvée.

Tous les problèmes ont été soulevés les uns après les autres : le décalage du calendrier de maintenance – on ne savait pas qu’il prendrait une telle envergure – ; les soudures à Flamanville ; les renouvelables ; l’éventuelle construction de nouveaux réacteurs, etc. À chaque question, EDF répondait que tout allait bien ou qu’ils étaient en train de régler le problème. La réponse, dont je ne pense pas qu’elle était liée à ma personnalité, était toujours : « Tout va très bien, madame la marquise. »

M. Antoine Armand, rapporteur. Pourtant, le rapport de Jean-Martin Folz avait déjà été publié.

Mme Barbara Pompili. Oui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qui dans le ministère suit ces dossiers, par exemple Flamanville 3, de façon technique ? Comment l’administration, que vous avez dirigée à un moment donné, vérifie les informations d’EDF ?

Mme Barbara Pompili. La direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) est chargée de ces dossiers. En son sein, la direction de l’énergie est menée de main de maître par Sophie Mourlon, une administratrice très compétente qui représente l’État au conseil d’administration d’EDF. En outre, l’ASN effectue son travail, y compris sur le chantier de Flamanville.

Comme pour tout chantier en cours, si un décalage survient, un plan est proposé, qui doit être validé par l’ASN. S’agissant des soudures de traversée de l’EPR de Flamanville, les solutions, expertisées par l’ASN, ont été lancées après des semaines et des mois d’attente. À chaque fois, de nouveaux calendriers de maintenance étaient envoyés. Un an plus tard, j’ai commencé à m’énerver et j’ai demandé fermement où nous en étions.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quelles raisons étaient avancées pour expliquer ces retards et ce décalage perpétuel ? La compétence ? La disponibilité de la main d’œuvre ? Ces raisons évoluaient-elles avec le temps ?

Mme Barbara Pompili. Rappelons qu’à ce moment, la réforme d’EDF est à l’ordre du jour – le projet a fait l’objet de l’une de nos premières réunions. S’y rattachent les questions relatives à la fin de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) en 2025, l’inquiétude des syndicats, les problèmes organisationnels.

Pour expliquer les problèmes de maintenance ou ceux du site de Flamanville, les représentants d’EDF avançaient toujours un manque de compétences lié, selon eux, à l’absence d’une vraie politique de relance du nucléaire en France. Ils estimaient avoir perdu en compétences car ils n’avaient pas pu construire au fur et à mesure de nouveaux réacteurs. C’est une manière un peu facile de repousser la faute sur les politiques, même si ceux-ci ont leur part.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avez-vous interrogé EDF sur les conséquences qu’auraient ces décalages sur la production de l’hiver 2022-2023 ?

Mme Barbara Pompili. Il est fort probable que j’ai posé la question et que l’on m’a répondu que tout allait bien.

M. Antoine Armand, rapporteur. En tant que parlementaire, présidente de la commission du développement durable, ministre puis à nouveau parlementaire, vous avez défendu des mesures d’accélération des énergies renouvelables et de compensation, du moins d’acceptabilité sociale et environnementale – le Parlement a récemment adopté une nouvelle loi dans ce domaine.

Outre les difficultés procédurales, quels obstacles doivent être levés ? Faut-il passer à la contrainte pour certains objectifs de planification territoriale ? Doit-on privilégier certaines sources ou modalités de production énergétique, pour des raisons d’acceptabilité sociale plus que de rentabilité énergétique ?

Après une décennie de volonté politique et de lois diverses, quelles pistes d’accélération sont encore possibles ?

Mme Barbara Pompili. Sur ce sujet, on a pas mal déblayé, mais le développement des énergies renouvelables n’a pas été pris par le bon bout. J’en reviens au problème originel : les énergies renouvelables ont été construites contre le nucléaire. Cela a faussé le débat. Aujourd’hui les énergies renouvelables sont de moins en moins chères et de plus en plus intéressantes d’un point de vue économique ; elles se déploient partout dans le monde.

Selon tous les scénarios des institutions internationales – l’Agence internationale de l’énergie, l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena) –, les énergies renouvelables seront l’avenir de l’énergie dans le monde, si l’on veut atteindre les objectifs de l’accord de Paris. En France, pourtant, on continue à les envisager selon le prisme des paysages et de l’atteinte à la biodiversité. Il faut travailler pour que les gens s’approprient le sujet.

C’est pourquoi j’ai développé les communautés d’énergie renouvelable, lancées avant mon arrivée au gouvernement : elles permettent aux gens d’être acteurs de leur politique énergétique. Si vous habitez à côté d’un parc éolien terrestre, vous réagissez différemment si le projet est conduit par une grande entreprise, qui ne sera pas là en cas de problème, ou par une structure plus petite – association, collectivité, entreprise locale. Les projets à échelle humaine sont en ce sens plus intéressants. Je ne dis pas qu’il ne faut que cela, mais ils constituent un beau vecteur d’acceptabilité.

Le second vecteur est de savoir où l’on va. Dans mon département, où de nombreuses éoliennes ont été installées, beaucoup disaient qu’ils ne savaient pas quand cela s’arrêterait. C’est pourquoi nous avons essayé de développer une planification, dont de nombreux germes figurent dans la loi « climat et résilience », et créé les communautés énergétiques citoyennes. Les responsables et les acteurs peuvent ainsi se mettre autour de la table, pour s’entendre sur des objectifs de puissance installée à partir d’énergies renouvelables et sur les moyens de les atteindre. Cela permet aussi aux personnes sur le terrain d’être les acteurs de la transition écologique dans leur territoire, auprès de l’État, qui en donne les grandes directions. Il est important que les gens se réapproprient le développement de leur territoire et acceptent l’idée que, si l’énergie fossile ne se voit pas – les puits de pétrole, les champs de gaz n’étaient pas chez nous –, l’énergie décarbonée, elle, se verra. Étant originaire du bassin minier du Pas-de-Calais, je sais ce qu’est un paysage modelé par une industrie et par une époque.

Nous entrons dans une nouvelle époque : faire croire qu’elle ne se verra pas dans notre environnement n’a pas de sens. Qu’elle se voie n’est pas grave mais requiert un encadrement : il faut veiller à ne pas faire n’importe quoi. Il en va de même pour l’éolien offshore ou le photovoltaïque.

Avec la filière, on a défini des mesures pour prendre en compte les paysages remarquables et la biodiversité car des atteintes peuvent survenir localement. Il demeure qu’une des causes les plus importantes de la perte de biodiversité est le changement climatique. Les énergies renouvelables font partie de la solution. C’est un changement d’état d’esprit. Il faut aussi éviter les bêtises qui ont été faites par le passé.

M. Francis Dubois (LR). Vous pensez que les énergies renouvelables pourront fournir l’intégralité de l’électricité dont la France a besoin en 2050. Quelles mesures faut-il prendre pour parvenir à cet objectif ? Tout le monde sait que la complémentarité entre les sources d’énergie est la condition de la fiabilité du système : comment l’obtenir si seules les énergies renouvelables fournissent notre électricité ?

Vous insistez sur la nécessité de fixer des objectifs clairs. Vous dites qu’avant le discours de Belfort, le 10 février 2022, il manquait un pilote. Dans ce discours, le Président de la République a annoncé que la politique énergétique reposerait sur trois piliers : la relance du nucléaire, le développement des énergies renouvelables et la sobriété. Vous avez été ministre entre 2020 et 2022, ne le prenez pas mal, mais n’y avait-il pas de pilote pour mener la transition écologique et énergétique ?

En 2018, M. Yves Bréchet, alors haut-commissaire à l’énergie atomique, a remis un rapport dans lequel il prévenait – M. Henri Proglio nous l’a confirmé – qu’il ne fallait surtout pas fermer de réacteur avant d’ouvrir Flamanville, au risque de perdre notre souveraineté électrique. Pourtant, le 22 avril 2020, vous avez arrêté le premier réacteur de Fessenheim, puis le second, le 30 juin. Cette décision n’explique pas complètement notre perte de souveraineté électrique mais elle l’a accélérée.

L’hydroélectricité représente 49 % de la production d’électricité renouvelable en France. J’ai auditionné le responsable de l’hydroélectricité du Massif central et de Bretagne, qui pourrait installer une station de transfert d’énergie par pompage (Step) de 5 gigawatts en turbinant certains débits qui, placés en conduite forcée, ne le sont pas encore et n’ont aucune incidence sur la biodiversité : cela représente cinq tranches nucléaires, or vous ne parlez que d’éolien offshore, de photovoltaïque, de biogaz et pas d’hydroélectricité. Je comprends que vous ayez pu être en colère contre EDF, mais il faudrait fixer un mix énergétique à long terme. La loi que le Parlement devrait voter en 2023 permettra, selon vous, de nous projeter, mais, en attendant, les industriels ont besoin de visibilité sur un temps long pour investir, condition indispensable au maintien de notre souveraineté. Le mix énergétique sera-t-il gravé dans le marbre ou pourra-t-il être remis en cause à chaque alternance politique ?

Mme Barbara Pompili. Je reste à ma place et j’écoute les experts : selon eux, la France – les situations diffèrent selon les pays du fait de la variété des mix électriques – peut atteindre un mix composé à 100 % d’énergies renouvelables en 2050, mais au prix d’immenses efforts de sobriété, d’amélioration des réseaux et d’avancées sur les stockages. Il sera également nécessaire de développer une bonne complémentarité entre les énergies, mais cet axe est loin d’être le plus complexe ; en effet, de très nombreux ingénieurs font sortir ou entrer tel type d’électricité en permanence et importent des quantités d’électricité différentes d’heure en heure.

Le problème tient plutôt au retard accumulé sur les énergies renouvelables dans notre pays : nous avons donc moins de temps pour atteindre notre objectif et notre parc nucléaire est vieillissant. Même moi qui suis a priori favorable à cette orientation, je la juge risquée car elle implique de conserver longtemps le parc nucléaire actuel, sans nouveau réacteur. Compte tenu des déconvenues que j’ai pu essuyer quand j’étais ministre à cause de l’état de certaines installations, il y a un risque à tirer sur le parc existant jusqu’à la corde. Voilà pourquoi je me retrouve dans le discours de Belfort, même s’il évoque six plus huit réacteurs alors que six seraient déjà très bien et que l’on peut faire sans quatorze réacteurs ; naturellement, le Président a raison d’impulser une vision.

Quand je parle de pilote je pense à quelqu’un qui tient la barre pour que l’on fasse ce que l’on a annoncé. Je persiste à dire que nous n’avons pas mis suffisamment de moyens, pour de nombreuses raisons, pour atteindre nos objectifs, que ce soit dans la fermeture de réacteurs comme dans le développement des énergies renouvelables. Cela s’explique par le manque de vision claire : dans le brouillard, on n’avance pas vite. Que les choix nous plaisent ou non, il fallait sortir du brouillard.

Je n’étais pas au gouvernement en 2018 lors de la remise du rapport de M. Bréchet puis de l’arrêt de Fessenheim, donc je n’ai pas eu connaissance des éléments auxquels vous faites allusion et il m’est difficile de les commenter. Je rappelle que la fermeture de Fessenheim a été décidée à un moment où EDF nous disait que l’EPR serait mis en marche depuis longtemps lorsque la centrale cesserait totalement de fonctionner. Nous avons déployé des politiques qui tenaient compte des avis d’EDF. Cette dernière n’est pas responsable de tout, mais fermer une centrale est un processus lourd. Il faut préparer un territoire et des travailleurs en pensant à leur reconversion : cela ne peut pas se faire du jour au lendemain, l’anticipation est nécessaire.

On ne peut pas dire à des employés qu’ils ne travailleront plus dans la centrale l’année prochaine, puis reporter à la suivante, puis à celle d’après : c’est irresponsable de laisser les gens dans la plus complète incertitude car on les empêche ainsi de se projeter et d’organiser la suite de leur vie professionnelle. La décision de fermer Fessenheim était prise depuis longtemps, si bien que les travaux de sûreté qui auraient dû être réalisés en cas de poursuite de l’activité n’avaient pas été effectués et la dernière visite décennale avait été annulée : la fermeture était inéluctable, donc il fallait effectivement la faire à un moment, ne serait-ce que par respect pour les gens qui travaillaient sur place. Attendre que l’EPR de Flamanville fonctionne revenait à obérer le futur des agents de la centrale de Fessenheim.

L’arrêt de Fessenheim nous a privés de 1,6 gigawatt, mais cette perte n’est absolument pas la cause des problèmes de notre système électrique. Le problème vient du fait que nous avons compté jusqu’à trente réacteurs fermés, ce qui représente une puissance installée d’environ 30 gigawatts contre seulement 2 gigawatts pour Fessenheim. L’affaire de Fessenheim a été montée en épingle, mais la fermeture de cette centrale n’a pas menacé la production électrique de notre pays car on trouve facilement 2 gigawatts.

L’hydroélectricité est en effet très importante, elle représente une grande part de notre approvisionnement en électricité et nous sommes très contents d’avoir nos barrages, mais il n’y a plus beaucoup de réserves pour développer une nouvelle filière, voilà pourquoi elle ne se situe pas au cœur de notre action. Je n’ai pas évoqué les Step, que l’on peut en effet utiliser, mais je ne vous ai pas non plus parlé de géothermie ni de nombreuses autres sources d’électricité. La microhydroélectricité peut être intéressante, sous réserve qu’il n’y ait pas de problème de continuité écologique des cours d’eau, auquel cas on opposerait deux problèmes. Il faut donc regarder territoire par territoire, comme pour toutes les sources d’énergie. Nous devons utiliser toutes les sources à notre disposition, à condition que leur exploitation soit compatible avec la préservation de l’environnement.

Il fallait donner des perspectives : nous avons fixé un objectif à l’horizon de 2050 et nous avons tracé une route pour l’atteindre. Il y aura lieu de rectifier le trajet au cours des années qui viennent, mais la programmation pluriannuelle couvre tout de même une période de dix ans, divisée en deux étapes de cinq ans : les filières disposent donc d’un cadre dans lequel elles peuvent se projeter.

M. Vincent Descoeur (LR). La Commission européenne nous somme depuis plusieurs années d’ouvrir la gestion des ouvrages d’hydroélectricité à la concurrence. De nombreux élus locaux s’inquiètent des effets qu’une telle décision pourrait produire, notamment en termes de démantèlement des chaînes hydroélectriques. Pendant les deux années que vous avez passées au gouvernement, quelles initiatives ont été prises pour essayer d’infléchir la position de la Commission européenne, dans un domaine qui a trait à la souveraineté ?

Mme Barbara Pompili. Le sujet n’a cessé d’être au centre de nos préoccupations car la France serait très concernée par cette ouverture à la concurrence. Je peux vous assurer que le Gouvernement était très mobilisé pour préserver nos barrages hydroélectriques et pour éviter une ouverture à la concurrence qui nous priverait d’une forme de souveraineté sur ces barrages, même s’il ne s’agit que de concessions et non de ventes.

Quand j’étais ministre, il y avait des négociations globales avec la Commission européenne : cette dernière voulait avancer sur la question des barrages car nous sommes en infraction avec la législation européenne depuis un certain temps, mais cette discussion était liée à d’autres, portant sur la réforme d’EDF et sur la fin de l’Arenh. Quand j’ai quitté le gouvernement, nous n’avions toujours pas abouti à des accords parce que tout était lié. Je ne pourrai pas vous apporter plus d’éléments car nous avions décidé que Bruno Le Maire mènerait les négociations sur l’organisation d’EDF, sujet qui relevait de son ministère et du mien ; il pourrait vous apporter davantage d’informations que moi dans ce domaine.

M. Vincent Descoeur (LR). Je sais à qui m’adresser dans ce cas Votre réponse est intéressante car l’on peut craindre que l’ouverture des concessions soit, si ce n’est la variable d’ajustement, du moins la victime de la négociation globale : si vous me permettez le jeu de mots, elle serait justement la concession accordée à la Commission européenne.

Mme Barbara Pompili (RE). Je comprends que vous puissiez le penser, mais, pour l’avoir vécu de l’intérieur, j’aurais tendance à penser que c’est l’inverse. Cette question n’est pas du tout considérée comme la variable d’ajustement : l’État veut vraiment préserver nos concessions.

M. Vincent Descoeur (LR). C’est inversement proportionnel au résultat obtenu.

Mme Barbara Pompili (RE). Il n’y a pas d’ouverture à la concurrence pour l’instant, donc pas de mise sur le marché des concessions actuelles.

M. Vincent Descoeur (LR). Oui, mais convenez que la situation est très inconfortable, y compris pour les exploitants qui diffèrent leurs investissements – problème qui rejoint la question de mon collègue Francis Dubois.

Mme Barbara Pompili (RE). Je suis d’accord avec vous pour reconnaître qu’il faudra à un moment sortir de cette situation.

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21.   Audition de M. Jean-Christophe Niel, Directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), et de Mme Karine Herviou, Directrice générale adjointe en charge de la sûreté nucléaire (16 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. L’audition intervient après la récente annonce surprise d’une réforme susceptible de bouleverser le fonctionnement de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

Une première ébauche de ce qu’on peut appeler le système français de contrôle de la sûreté nucléaire, avait été faite par Jean-Yves Le Déaut, président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) en 1998 à la demande du Premier ministre, Lionel Jospin.

L’IRSN est né de la fusion de l’Institut de la protection de la sûreté nucléaire (IPSN), rattaché au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de l’Office de protection contre les rayonnements ionisants (Opri), créé en 1994 et rattaché au ministère de la santé. Le décret du 22 février 2002 portant création de l’IRSN en définit les principes essentiels : un appui technique aux autorités de contrôle des installations civiles et militaires ; l’information du public ; la séparation des missions d’expertise pour le compte de l’État, d’une part, et des exploitants, d’autre part. Le champ de compétences de l’Institut est très étendu comme en témoigne la quintuple tutelle – ministères chargés de l’environnement, de la défense, de l’énergie, de la recherche et de la santé.

La création de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en 2006 a complété le tableau. La loi relative à la transition énergétique pour la croissante verte en 2015 a consacré l’existence législative de l’IRSN. Le décret du 10 mars 2016 précise son organisation et sa gouvernance ; il crée en son sein un comité d’orientation des recherches dans lequel siège le haut-commissaire à l’énergie atomique.

L’IRSN a remis à la Commission nationale du débat public (CNDP) en octobre 2022 un rapport sur le retour d’expérience des projets d’EPR dans le monde et un autre sur les alternatives au réacteur EPR2.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Christophe Niel et Mme Karine Herviou prêtent successivement serment.)

M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l’IRSN. L’IRSN est l’expert public du risque radiologique et nucléaire. Il évalue les risques liés aux utilisations des rayonnements ionisants sous toutes leurs formes. Cela concerne la sûreté nucléaire – les accidents, les grosses installations nucléaires telles que les réacteurs mais aussi les sources et les transports – ; la sécurité nucléaire – accidents provoqués par de la malveillance – ; la protection contre les rayonnements ionisants qui vise l’environnement, le public, les travailleurs – l’IRSN assure le suivi de l’état de santé des 400 000 travailleurs susceptibles d’être exposés à des rayonnements ionisants ; ils sont 60 % à exercer dans le domaine médical et 25 % dans le domaine nucléaire – et les patients soumis à un scanner ou à une radiothérapie, notamment pour lutter contre les cancers.

Notre travail répond à une double exigence : assurer un très haut niveau de sûreté en France et à l’international – l’IRSN est reconnu sur le plan international – ; contribuer à l’implication des citoyens.

L’évaluation repose sur deux métiers : d’’abord, l’expertise, qui est la raison d’être de l’IRSN. Il s’agit de rendre des avis scientifiques à un large éventail d’autorités et d’institutions dans le cadre d’un processus de décision – un quart de l’activité de l’IRSN est dédié à l’ASN, mais d’autres autorités le sollicitent – l’Autorité de sûreté nucléaire défense (ASND), la direction générale de la santé, la direction générale du travail, le ministère des affaires étrangères avec lequel nous avons récemment collaboré au sujet de l’Ukraine. L’expertise comprend la surveillance de l’environnement mais aussi des personnes – l’IRSN assure le suivi dosimétrique des travailleurs et des patients.

L’activité d’expertise est très structurée – l’IRSN respecte la norme ISO9001 – mais elle est régulièrement remise en cause par les imprévus et l’actualité. Ainsi la survenue du problème de la corrosion sous contrainte nous a obligés à concentrer les moyens sur ce problème au détriment d’autres dossiers. L’IRSN est évidemment impliqué dans la gestion de crise : il dispose d’un centre de crise dont la mission est de conseiller les pouvoirs publics ainsi que d’une flotte de véhicules – dix dédiés à l’environnement et dix à la santé – qui peuvent intervenir à la demande du préfet pour suivre les conséquences d’un accident. Nous rendons 700 livrables par an – avis, rapports, notes techniques, accompagnements d’inspections, exercices de crise. La plupart de nos avis, conformément à la loi, sont publics.

L’autre métier de l’IRSN est la recherche. Il s’agit de recherche orientée puisqu’elle est dictée par les besoins identifiés par l’activité d’expertise. 40 % du budget de l’Institut est consacré à la recherche. L’Institut, qui a développé des partenariats avec d’autres organismes européens et internationaux, dispose de plateformes de recherche et compte une centaine de doctorants. Le rapport du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) est plutôt positif sur notre activité de recherche.

L’IRSN ne travaille pas en vase clos. Il interagit fortement avec ses donneurs d’ordre ainsi qu’avec les opérateurs. Avec ces derniers, notre travail s’inscrit dans un dialogue technique ; il ne se borne pas à vérifier la conformité aux exigences réglementaires.

L’IRSN collabore avec ses homologues européens, les technical safety organisations (TSO), dans le cadre du réseau ETSON (European Technichal Safety Organisations Netwaork). Les échanges avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sont nombreux. Récemment, ils ont porté sur l’Ukraine et la radiothérapie – l’Agence a lancé le programme Rays of hope pour faciliter l’accès aux traitements contre le cancer alors que certains pays, notamment en Afrique, sont dépourvus d’installations de radiothérapie.

La loi ainsi que le contrat d’objectifs et de performance confient à l’IRSN la mission de contribuer à la transparence et au dialogue avec la société civile, mission pour laquelle il dispose d’une équipe dédiée. La charte de l’ouverture à la société liste les engagements de l’IRSN dans ce domaine. L’IRSN est très impliqué dans les débats publics : vous avez mentionné les rapports remis à la CNDP sur l’EPR2 ; nous organisons régulièrement avec les acteurs – les opérateurs, l’ASN mais aussi l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (Anccli) qui fédère les commissions locales d’information (CLI) – des dialogues techniques sur des sujets sensibles. Nous menons également des actions de science participative. Nous avons développé avec le fablab de l’université Pierre et Marie Curie un dosimètre accessible au public autour duquel a été créée une communauté avec l’association Planète science et l’Institut français des formateurs risques majeurs et protection de l’environnement (IFFO-RME) qui dépend de l’éducation nationale.

Le modèle de l’IRSN, vieux de vingt ans, repose sur la prévention des risques sous toutes leurs formes pour favoriser les synergies entre sûreté nucléaire, sécurité nucléaire et radioprotection, entre expertise et recherche, entre défense et civil. Il respecte les canons de la gestion du risque en séparant l’évaluation de la décision dont la Haute Autorité de santé (HAS) souligne la nécessité dans son dernier rapport d’analyse prospective consacré à l’expertise publique en santé en situation de crise. Le budget de 275 millions d’euros est financé par le programme 190 Subventions pour charge de service public de la mission Recherche et enseignement supérieur et par une contribution des opérateurs en vertu du principe pollueur-payeur.

L’IRSN dispose d’un ensemble d’infrastructures de recherche et de plateformes logicielles.

Quels sont les enjeux pour l’IRSN pour ce qui concerne les installations nucléaires ? Dans le parc existant, il s’agit, d’une part, du maintien de la conformité en dépit des progrès réalisés par EDF ces dernières années ; d’autre part, des réévaluations de sûreté, notamment lors des réexamens périodiques de sûreté. Dans le cadre du quatrième réexamen de sûreté, EDF a lancé un programme ambitieux de réévaluation de sûreté des réacteurs de 900 mégawatts pour les prolonger au-delà de quarante ans, programme sur lequel l’IRSN a rendu un avis le 31 mars 2020 qui faisait la synthèse d’une quarantaine d’avis ayant demandé plus de 200 000 heures de travail. Nous sommes en train de faire le même travail pour les réacteurs de 1 300 mégawatts, les nombreuses similitudes avec les 900 mégawatts nous permettant toutefois de ne pas repartir de zéro.

En ce qui concerne les installations nouvelles, l’IRSN a remis à l’ASN un état des lieux de ce qu’il reste à faire en matière d’expertise. Nous poursuivrons l’instruction du projet de centre industriel de stockage géologique (Cigéo) sur lequel nous avons déjà rendu un avis relatif aux options de sûreté et nous venons de recevoir le dossier de demande d’autorisation de création. Quant à l’EPR2, le dossier de demande d’autorisation de création devrait nous parvenir en 2023. Là aussi, nous ne partons pas de zéro puisque les similitudes avec l’EPR sont nombreuses. En 2021, quatre ETPT (équivalents temps plein travaillé) se sont consacrés à ce sujet et huit en 2022. Nous commençons à examiner les small modular reactor (SMR), y compris des modèles originaux par rapport aux pratiques françaises tels que ceux développés par la société Jimmy. Nous lançons le programme de recherche Pastis – PAssive Systems Thermalhydraulic Investigations for Safety – pour étudier les fameux systèmes passifs utilisés dans les SMR.

J’ai pris en charge ce sujet depuis 1991 et, hors une pause de deux ans, fréquenté successivement la direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN), l’Institut de la protection et de la sûreté nucléaire (IPSN), l’IRSN, puis l’Autorité de la sûreté nucléaire, comme Directeur général, avant de devenir en 2016 directeur général de l’IRSN et reconduit dans ce poste en 2021.

Je vous livre quelques constats tirés de mon expérience professionnelle : d’abord, les sujets liés à la sûreté nucléaire s’inscrivent dans le temps long. Lorsque j’ai commencé ma carrière dans ce secteur, la discussion portait sur les objectifs de sûreté des réacteurs de troisième génération – réduire le nombre d’incidents, les déchets, la probabilité d’un accident, éviter certains accidents graves –, objectifs de portée générale qui faisaient suite à un débat sur le choix entre réacteur évolutionnaire ou révolutionnaire – ce n’est pas neutre par rapport à l’histoire de l’EPR. J’ai également été témoin de la maturation des organisations qu’il s’agisse de l’IRSN ou du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) ou encore l’Anccli. Enfin, je note la permanence de plusieurs sujets tels que les séismes ou les gros composants.

Ensuite, notre activité est scandée par des crises de nature et d’intensité variables mais très fréquentes. Je citerai, dans l’exercice de mes fonctions, l’explosion de Rapsodie, un réacteur du CEA en 1994 ; l’accident de criticité au Japon en 1997 ; la fuite dans le circuit de refroidissement du réacteur à l'arrêt (RRA) à Civaux et la crise des transports contaminés en 1998 ; l’inondation de la centrale du Blayais en 1999 ; le passage à l’an 2000 – à une heure du matin, j’étais au centre de crise, c’était très sympa ; le 11 septembre 2001 ; un événement majeur, sans conséquences, mais peu commenté à la centrale de Davis-Besse aux États-Unis en 2002 – les Américains ne sont pas passés loin d’un problème très sérieux qui est devenu un cas d’école – ; les cas des surirradiés à Épinal et à Toulouse en 2007 et 2008 ; le rejet de 73 kilos d’uranium dans la Gaffière et d’autres cours d’eau depuis le site du Tricastin en 2008 ; Fukushima en 2011 ; un épisode de rejet de ruthénium venant de Russie en 2017 ; le séisme du Teil en 2019 ; le covid ; la guerre en Ukraine. Malheureusement, et cela est vrai pour toutes les activités à risque, les grands accidents sont ceux qui structurent les démarches de sûreté et de sécurité. Pour le nucléaire, les accidents de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima ont chacun conduit à des évolutions sur plusieurs points.

Enfin, on observe l’implication grandissante de la société civile et la professionnalisation, au sens de la montée en compétences, des interlocuteurs.

Mme Karine Herviou, directrice générale adjointe en charge de la sûreté nucléaire. Il existe plusieurs types de recherche : la recherche anticipative qu’effectuent la plupart des acteurs notamment les exploitants. Elle vise à accroître les connaissances afin de développer des codes de calcul permettant de modéliser les phénomènes physiques. Ces codes seront ensuite utilisés pour mener des études, soit pour démontrer la sûreté du côté des exploitants, soit pour vérifier les affirmations de l’exploitant du côté de l’IRSN. C’est la chaîne logique traditionnelle : recherche expérimentale, modélisation, développement de logiciel de calcul, études et expertise. Cette recherche est effectuée en propre ou en collaboration avec des partenaires industriels français ou internationaux, parfois avec des organismes hors du champ de la sûreté nucléaire qui sont parfois moins structurés.

L’IRSN fait aussi de la recherche que nous appelons réactive. L’expertise identifie un besoin de positionnement sur des sujets très pointus, des questions sur lesquelles il est très difficile de se prononcer sans disposer de moyens de recherche propres. Pour lever des doutes sur la démonstration des exploitants, il est indispensable d’avoir les moyens de comprendre les difficultés auxquelles ils peuvent être confrontés. C’est la recherche réactive que le HCERES a jugée performante. Face à des phénomènes – inondation, séisme, canicule – qui évoluent rapidement à cause du réchauffement climatique, la connaissance de l’état de l’art est essentielle pour se positionner et anticiper.

Je vous donne un exemple : l’enceinte de confinement comporte un tampon d’accès qui permet d’y faire entrer du gros matériel. En cas d’accident grave – une fusion du cœur du réacteur –, l’étanchéité des joints du tampon est fondamentale pour assurer la limitation des rejets radioactifs dans l’environnement. L’IRSN a mené des recherches pour comprendre le comportement des joints sous l’effet de l’irradiation, de la pression et de la température qui n’avait pas été présenté dans le dossier de l’exploitant. Elles ont mis en évidence la difficulté à maintenir dans le temps l’étanchéité des joints.

Le dialogue entre chercheurs et experts permet aux seconds de s’approprier les travaux de recherche et aux premiers d’adapter leurs programmes de recherche. La richesse des compétences et l’innovation mises au service de la recherche permettent à l’Institut de se positionner sur les sujets compliqués de la sûreté nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le rôle du parc nucléaire français dans le système de production électrique a évolué avec l’émergence des énergies intermittentes. Avez-vous travaillé, et à l’instigation de qui, sur les effets du suivi de charge pour le parc nucléaire ?

M. Jean-Christophe Niel. Avant même l’évolution du système électrique que vous évoquez, l’importance du parc nucléaire français – 75 à 80 % de la production d’électricité – a conduit très rapidement EDF, pour des raisons de sûreté, à adopter un mode de pilotage des réacteurs en suivi de charge, peu répandu dans le monde jusqu’à présent. En effet, dans de nombreux pays où il n’est pas majoritaire, le nucléaire constitue la base de la production ; les réacteurs fonctionnent à une puissance fixe et l’adaptation à la demande quotidienne est obtenue par d’autres moyens. Cela n’est pas possible en France en raison de l’importance de la part du nucléaire et les effets doivent être étudiés : lorsque vous augmentez la puissance des réacteurs, vous échauffez les crayons combustibles qui dégagent du gaz ; les pastilles contenues dans les gaines des crayons grossissent. L’interaction pastille-gaine est un phénomène que ne connaît pas le fonctionnement en base. Elle a fait l’objet de nombreux travaux de recherche.

Le développement des énergies intermittentes ne semble pas remettre en cause ce mode de fonctionnement en suivi de charge pour l’instant, mais cela pourrait changer.

Mme Karine Herviou. Le suivi de charge peut avoir des effets sur le vieillissement de certains équipements, qui nécessitent de revoir leur programme de maintenance et de gérer différemment, éventuellement, l’obsolescence de certains équipements. Il a aussi un effet sur la fréquence du réseau électrique qui peut affecter le fonctionnement des équipements. En effet, les équipements importants pour la sûreté sont qualifiés avec une fréquence donnée. Depuis des années, nous menons des études en prévision d’éventuelles évolutions du mix énergétique.

M. Jean-Christophe Niel. Le réseau ETSON a organisé un séminaire sur le sujet, ce qui prouve que les autres pays commencent à s’interroger.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous préciser les effets du suivi de charge sur les réacteurs ?

Mme Karine Herviou. Ce sont essentiellement des effets liés au vieillissement prématuré de certains composants. EDF devra veiller à ce que les conditions d’exploitation future restent conformes aux exigences. Cela pourrait amener à accroître la fréquence des contrôles et à requalifier les équipements en raison de la variation de fréquence que j’ai mentionnée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel regard portez-vous sur la disponibilité du parc français et son évolution ?

M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN se prononce sur les enjeux techniques. Dans la programmation de nos expertises, en lien avec l’ASN, nous sommes toutefois attentifs aux préoccupations des industriels. 400 experts travaillent pour l’ASN. Sur les sujets importants, l’IRSN propose à l’ASN des schémas d’expertise en mode projet à condition que la démonstration de sûreté soit satisfaisante. La première étape d’une démarche d’expertise de sûreté est de cibler, en lien avec l’Autorité, les sujets sur lesquels il faut travailler dans le cadre de dossiers complexes.

Mme Karine Herviou. La France dispose d’un parc de réacteurs standardisés qui présente l’avantage de faciliter les retours d’expérience afin d’améliorer la sûreté. Nous pouvons nous appuyer sur 2 000 ans d’expérience cumulée. À l’inverse, une anomalie peut toucher un grand nombre de réacteurs – c’est le cas de la corrosion sous contrainte.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel regard portez-vous sur l’évolution des moyens de production nucléaire civile ? Quels sont selon vous les moyens crédibles et disponibles – EPR2, SMR, AMR (Advanced modular reactors) ?

M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN se prononce sur la sûreté des installations. S’agissant du parc existant, pour répondre à la demande de l’ASN de se rapprocher des standards de l’EPR, et pour intégrer des événements récents tels que l’accident de Fukushima et les attentats du 11 septembre, EDF a réalisé un investissement technique et humain pour améliorer la sûreté. L’avis de l’IRSN de mars 2020 jugeait la démarche globalement satisfaisante. Parmi les recommandations adressées à l’ASN figuraient le renforcement du traitement des non-conformités – leur identification plus précoce, l’étude de risques, les travaux de remise en état – ainsi que l’ajout de certains composants dans le programme d’examen de non-conformité – les tuyauteries enterrées par exemple. EDF a organisé les travaux, au demeurant importants, en deux phases, les sujets le plus importants étant traités pendant la visite décennale, les autres dans la visite suivante. Le programme d’EDF prévoit aussi des études sur les accidents graves et le comportement des filtres.

Outre son avis générique sur les réacteurs de 900 mégawatts, l’IRSN intervient au cas par cas sur les sites sur lesquels EDF décline son programme éventuellement amendé. Nous commençons le travail sur les 1 300 mégawatts, lequel sera facilité par les similitudes entre les deux catégories. Toutefois, il reste des caractéristiques spécifiques parmi lesquelles la double enceinte en béton.

S’agissant des constructions en cours, l’IRSN a établi pour l’ASN un bilan des expertises incomplètes sur l’EPR. Ainsi, les échanges se poursuivent avec EDF sur la soupape de sûreté du pressuriseur qui est une pièce importante puisqu’elle permet de relâcher la pression dans le circuit primaire ; sur les puisards et les filtres qui jouent un rôle en cas d’accident grave dans la recirculation de l’eau. En outre, des matériels doivent encore être qualifiés, ce qui est normal tant que le réacteur n’a pas démarré.

Lorsque nous avions été auditionnés dans le cadre du rapport de Jean-Martin Folz « La construction de l’EPR de Flamanville », nous avions identifié plusieurs difficultés auxquelles l’EPR avait été confronté : après Tchernobyl, les concepteurs de réacteurs et les autorités de sûreté se sont interrogés sur le choix entre la conception de nouveaux réacteurs plus sûrs – le modèle révolutionnaire – ou l’amélioration de l’existant à partir des nombreux retours d’expérience. C’est la seconde option qui a été prudemment retenue. Or en améliorant l’existant, le plus souvent vous le complexifiez – dans le cas de l’EPR, le récupérateur de corium en est un bon exemple. Ensuite, la collaboration franco-allemande a dicté des choix diplomatico-techniques – la soupape du pressuriseur provenant de réacteurs allemands, EDF ne la maîtrisait pas autant que son propre composant ; il est prévu pour l’EPR2 de revenir à des soupapes plus proches de ce qu’il connaît. Troisième point, pendant très longtemps, l’EPR est resté un « réacteur papier ». Cela a sans doute créé un décalage entre ce qui était dessiné et ce qui était faisable sur le terrain. Enfin, je ne suis pas le seul à le dire, l’EPR a souffert d’une perte d’habitude, le dernier réacteur ayant été mis en service en 1998.

En ce qui concerne l’EPR2, quelle que soit la décision qui sera prise, nous commençons à nous intéresser, en lien avec EDF et l’ASN, à certains sujets tels que les gros composants.

En 2018, nous avons rendu un avis sur les options de sûreté d’un réacteur dénommé EPR nouveau modèle (EPR NM), dont l’EPR 2 est dérivé. L’EPR NM conservait le principe général de l’EPR, mais beaucoup de choses étaient modifiées. L’EPR 2 est en quelque sorte un EPR NM dans lequel on a repris la chaudière de l’EPR et fait évoluer les bâtiments périphériques.

Nous avions dit dans l’avis rendu sur l’EPR NM que les options de sûreté retenues par EDF étaient telles que le réacteur devrait pouvoir atteindre un niveau supérieur à celui de l’EPR. Nous avions aussi constaté que l’EPR NM intégrait bien les retours d’expérience du parc en exploitation, de l’EPR et de l’accident de Fukushima.

Notre seul commentaire à l’époque portait sur le fait qu’EDF souhaitait un réacteur plus puissant. L’IRSN avait recommandé d’en rester à une puissance moindre, car le surcroît de puissance conduisait à se rapprocher de limites de sûreté. EDF est finalement revenu à la puissance retenue pour l’EPR actuel. Nous avions aussi constaté une amélioration des bâtiments périphériques – ce que l’on appelle les systèmes « support » aux systèmes de sauvegarde. De notre point de vue, il ne devrait pas apparaître de nouveau sujet.

Le travail reste à faire et nous allons examiner le dossier d’autorisation de création, mais il s’agit d’un réacteur qui repose sur des bases qui ont déjà été bien expertisées.

Il n’existe pas de définition précise des petits réacteurs modulaires (Small Modular Reactors – SMR). Selon l’acception internationale, il s’agit en général de réacteurs de moins de 300 mégawatts. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) en compte plus de quatre-vingts modèles, avec des conceptions et surtout des niveaux de maturité très différents. Le terme « modulaire » peut être interprété de deux manières. D’une part, ces réacteurs sont destinés à pouvoir être installés les uns à côté des autres en fonction des besoins de producteurs d’électricité, voire sur des sites industriels. D’autre part, il s’agit de réacteurs de petite taille, qui peuvent être construits en atelier. C’est plutôt bien en matière de sûreté, car il est par exemple plus facile de contrôler des soudures dans ce cadre que dans une ambiance de chantier – on sait que cette question des soudures a défrayé la chronique s’agissant de l’EPR.

Le projet de SMR français Nuward retient un concept proche de celui de réacteurs existants – ceux qui sont installés dans les sous-marins. Un choix technologique innovant a été retenu pour le générateur de vapeur, mais de notre point de vue il n’y a pas de verrous techniques à lever – ce qui n’est pas le cas pour d’autres projets de SMR. Il faudra procéder à la démonstration de sûreté, mais nous n’anticipons pas de difficultés importantes.

Une des caractéristiques importantes des SMR – et de leur intérêt pour leurs concepteurs – réside dans le fait que les systèmes de sûreté sont passifs. Cela signifie qu’ils ne nécessitent ni l’intervention d’un opérateur, ni une alimentation électrique. C’est un sujet qui attire l’attention de l’IRSN car ces systèmes passifs doivent fonctionner lorsque c’est nécessaire, y compris en situation d’accident. C’est la raison pour laquelle nous avons obtenu un financement dans le cadre du programme d’investissements d’avenir (PIA) pour construire une station expérimentale sur le site de Cadarache, afin de simuler le fonctionnement de systèmes passifs et de recueillir des données expérimentales. Celles-ci seront utilisées dans nos codes de calcul pour expertiser des projets de SMR, le moment venu.

Le dernier exemple de SMR est celui du réacteur haute température conçu par la startup Jimmy. Nous avons expertisé son dossier d’option de sûreté et conclu qu’il était bien réalisé. Il reste à le compléter sur des points de nature technique. L’IRSN est tout à fait disposé à aider les concepteurs, dans ces conditions qui seront à définir, avec des formations à la sûreté ou par la mise à disposition de nos codes de calcul. Mais nous ne pouvons pas réaliser les études à leur place, car cela nous ferait franchir une limite déontologique.

Mme Karine Herviou. Il existe aussi d’autres modèles de petits réacteurs, à sels fondus ou refroidis au plomb. Ils reposent sur une conception très innovante et peu de retours d’expérience sont disponibles. Les besoins en recherche et développement sont plus importants pour ces réacteurs que pour ceux refroidis à l’eau. Nous discutons avec les concepteurs, notamment pour lever un certain nombre de verrous scientifiques et pouvoir déployer ces réacteurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à des questions un peu moins techniques.

La première porte sur l’attractivité de l’IRSN en matière de recrutements. On a beaucoup parlé de difficultés de recrutement de la filière électronucléaire de manière générale. Qu’en est-il pour l’IRSN ? Les choses ont-elles changé ces dernières années ?

M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN emploie 1 800 personnes, dont des experts et des chercheurs, mais aussi tous ceux qui sont chargés des fonctions support et qui sont essentiels. Pour que l’institut fasse son travail, il faut aussi des personnes qui s’occupent de l’informatique ou des bâtiments.

Le turnover était d’un peu moins de 4,5 % il y a environ cinq ans. Il est ensuite monté à 6,5 % juste avant le covid. La situation s’est ensuite un peu apaisée, mais le turnover repart à la hausse. Nous enregistrons une centaine de départs par an, parmi lesquels on compte des départs à la retraite. C’est autant de personnes qu’il faut remplacer. Jusqu’à présent, on y arrivait bon an, mal an – même si ce n’est pas si simple.

Nous avons évolué et nous discutons des salaires dès le début du processus de recrutement – alors que précédemment cette discussion intervenait à la fin de ce processus. Comme nous payons moins que dans le privé, c’était un peu tard et on enregistrait un taux de refus final important. Nous présentons à présent dès le départ les grilles de rémunération auxquelles nous sommes tenus en tant qu’établissement public. La moitié des candidats renoncent. C’est donc compliqué, notamment dans le contexte d’un marché très dynamique pour les cadres.

C’est une source d’inquiétude au moment où sont lancés de grands programmes, car le nombre d’experts est limité. Les industriels connaissent bien les nôtres, car ils discutent souvent avec eux. Je ne suis pas opposé par principe à ce que nos experts aillent travailler chez les industriels. L’inverse serait intéressant, mais c’est plus compliqué car l’écart de rémunération entre un expert de l’IRSN et une personne qui a un profil équivalent dans l’industrie atteint 30 %. Ceux qui travaillent pour l’IRSN font donc preuve d’un esprit de mission et ils sont particulièrement sensibles à la sûreté nucléaire.

Les réflexions en cours sur l’évolution de l’organisation constituent aussi un facteur auquel il va falloir être très attentif, afin de s’assurer que cela ne conduise pas à amoindrir le niveau de compétence de l’institut – au moment où il va faire face aux nombreux chantiers que l’on a évoqués.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et s’agissant de l’attractivité de l’IRSN en termes de recrutement ?

M. Jean-Christophe Niel. Nous arrivons à recruter avec beaucoup d’efforts – nous sommes d’ailleurs en train de développer une démarche de marque employeur. Tout cela suppose un investissement important pour la direction des ressources humaines, mais aussi des managers.

Je suis plus inquiet pour les prochains mois. La relance du programme nucléaire pourrait créer un appel d’air. Nous y sommes attentifs et j’ai demandé au directeur de la transformation – qui est chargé des ressources humaines – de suivre de près ce sujet.

Mme Karine Herviou. L’attractivité est vraiment très liée à nos missions, et le lien entre l’expertise et la recherche y participe très clairement.

J’insiste sur un point : fabriquer un expert ou bien un chercheur en sûreté ou en radioprotection prend des années. Il s’agit d’arriver à un niveau de compétence qui permet de prendre du recul par rapport aux calculs figurant dans les dossiers soumis par les exploitants. Cela suppose d’acquérir une vision large, systémique, afin d’identifier les principaux enjeux et de savoir où il faut porter l’effort.

On a parlé de l’EPR, qui répond à des objectifs de sûreté ambitieux, mais aussi des réacteurs du parc en exploitation. EDF les a notablement améliorés, pour les rapprocher des réacteurs de type EPR. Tout cela se traduit par une complexité accrue des installations et l’on voit que l’on arrive aux limites du système. Il ne faudra faire des améliorations supplémentaires que lorsqu’on constatera un point de faiblesse ou un gain important en matière de sûreté. Pour bien les identifier, il faut des personnes qui ont une vision assez large des problématiques et qui sont capables de mesurer les enjeux de sûreté.

Nous arrivons au bout de la démarche qui a toujours consisté à intégrer de nouveaux scénarios – lesquels sont de moins en moins probables. Les installations doivent rester exploitables pour produire de l’électricité. Il faut faire très attention à ne pas aller trop loin dans les demandes d’amélioration, car on pourrait finalement perdre en sûreté en raison d’une complexification trop importante des installations.

M. Jean-Christophe Niel. La sûreté d’une installation repose sur deux choses : une conception et une équipe. Si la première est bonne mais que l’équipe ne fonctionne pas, le compte n’y est pas.

Le fait que l’IRSN réalise des recherches est un facteur d’attractivité pour des jeunes gens à la tête bien faite qui souhaitent s’investir dans des sujets techniques. L’expertise est un beau métier, mais aride. La coupler avec la recherche est donc fondamental. Une bonne partie de nos experts sont aussi chercheurs.

Mme Karine Herviou. La situation actuelle est source d’une forte incertitude pour les salariés. C’est une difficulté supplémentaire, avec la crainte de voir partir les plus expérimentés, qui disposent de fortes compétences en matière de sûreté – et que les exploitants connaissent bien.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens à des questions sur les relations entre les institutions.

Quelle est la nature de vos liens avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ainsi qu’avec le haut-commissaire à l’énergie atomique ?

S’agissant des évolutions du paysage institutionnel, on entend une petite musique sur les difficultés entraînées par le bicéphalisme, avec d’un côté le haut-commissaire à l’énergie atomique et de l’autre l’administrateur général du CEA. Comment percevez-vous l’articulation de leurs rôles ? Qu’est-ce qui marche et ne marche pas ?

M. Jean-Christophe Niel. Les relations avec le CEA sont historiques, puisque l’IRSN en provient.

Les relations que nous entretenons sont de différentes natures.

Pour des raisons historiques, l’IRSN est hébergé par le CEA sur un certain nombre de ses sites – notamment Cadarache et Saclay, où sont installées une partie de nos installations lourdes de sûreté.

Ensuite, nous collaborons avec le CEA d’un point de vue scientifique. Nos recherches se ressemblent, même si celles menées par l’IRSN sont orientées vers la sûreté. Comme tout organisme de recherche, l’IRSN conduit les siennes de manière collaborative et en général internationale.

Des échanges de personnel ont lieu entre nos deux structures – trop peu à mon goût. Je souhaite que l’on arrive à les accroître, notamment sur le site de Cadarache.

Enfin, le CEA exploite des installations nucléaires. Nous fournissons l’expertise de celles-ci à l’ASN.

Le spectre de nos activités avec le CEA est donc très large et nos relations sont fortes.

Sous réserve de vérification, je pense que c’est le CEA qui contribue le plus à nos recettes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et quelles sont vos relations avec le haut-commissaire à l’énergie atomique ?

M. Jean-Christophe Niel. Nous en avons très peu. Il est membre du comité d’orientation des recherches en sûreté nucléaire et en radioprotection.

En revanche, je vois M. François Jacq assez régulièrement à propos de nombreux sujets.

Les relations avec le CEA ont été un peu tendues pendant quelques années après la création de l’IRSN – c’est souvent le cas quand un organisme fait l’objet d’une scission. Nos relations sont de qualité, chacun restant dans son domaine de compétence. Nous ne faisons pas le même métier. Mais en même temps nous nous retrouvons à propos de beaucoup de questions techniques.

M. le président Raphaël Schellenberger. La plupart de vos travaux font l’objet de publicité.

Quelle est la publicité des analyses ou des expertises que vous réalisez pour le compte de l’ASN – qui est l’autorité décisionnaire ?

M. Jean-Christophe Niel. La publicité des avis de l’IRSN est prévue par la loi de 2015 relative à la transition énergétique pour une croissance verte.

Cette publicité n’est pas propre à l’IRSN. Les avis rendus au ministère de la santé par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) sont également publics, selon des modalités proches de celles retenues pour les avis que nous fournissons à l’ASN.

Un quart de notre activité est consacré à l’ASN. Cette activité est très intense et fait intervenir de nombreux types de relations. Cela commence lorsque l’ASN prépare une saisine de l’IRSN. Elle en discute avec nous. C’est une étape très importante pour définir le travail à réaliser ensuite. Puis suivent des auditions de l’IRSN à intervalles réguliers – au cours desquelles le président de l’ASN ne manque jamais de signaler qu’il est très satisfait de nos travaux.

Nous avons aussi de nombreuses autres réunions. Tout cela est encadré par des documents. Une convention pluriannuelle décrit la gouvernance et nous discutons tous les ans d’un protocole qui précise le travail que nous devons fournir à l’ASN. À cette occasion, nous identifions un nombre limité de sujets sur lesquels l’IRSN doit absolument se pencher, avec des rendez-vous impératifs. Il peut arriver que ce programme soit modifié en raison des circonstances. L’examen du phénomène de corrosion sous contrainte nous a par exemple conduits à différer celui d’autres questions.

Un certain nombre de documents-cadres régissent les relations de travail avec l’ASN. L’IRSN apporte par exemple sa compétence technique en participant au travail de préparation des visites d’inspection réalisées par les inspecteurs de l’ASN, afin que celles-ci s’intéressent aux endroits pertinents d’une installation.

Enfin, un document-cadre porte sur la communication.

Les conditions de publication ont fait récemment l’objet de discussions avec l’ASN. L’IRSN publie chaque mois ses avis, soit environ quinze jours après leur envoi à l’ASN. La convention-cadre prévoit que la publication d’un avis puisse être différée dans certains cas. Tout cela est défini lors de réunions entre les directrices de la communication de l’ASN et de l’IRSN, qui font le point tous les quinze jours. Je considère que ce système est bien encadré. Des petits épisodes de friction peuvent arriver, mais le contraire serait étonnant compte tenu de l’intensité des relations entre nos deux institutions. Lorsque c’est le cas, nous traitons la chose de manière professionnelle et dans le respect des droits et devoirs de chacun, fixés par les documents-cadres.

M. le président Raphaël Schellenberger. La publicité de vos avis constitue le mode normal des relations avec l’ASN. Je passe sur le fait que cette publicité est prévue par la loi. Nous sommes dans une enceinte parlementaire et on peut avoir un avis sur la pertinence de la loi ainsi que sur les modifications qui pourraient lui être apportées.

Vous avez donné l’exemple de la publicité des rapports que l’ANSES remet au ministère de la santé. Mais les situations ne me semblent pas comparables, car l’ASN est une autorité administrative indépendante (AAI).

M. Jean-Christophe Niel. Dans les deux cas il y a un expert et un décideur – qu’il s’agisse d’une AAI ou d’un ministère. C’est le principe. La publicité des avis est importante, car elle contribue à bâtir la confiance dans le système de contrôle.

Ensuite, on peut s’interroger sur les modalités de publication des avis et nous sommes disposés à en discuter. Elles peuvent évoluer, même si elles ont jusqu’à présent toujours fait l’objet d’un accord entre l’ASN et l’IRSN.

Mme Karine Herviou. L’IRSN donne seulement un avis technique sur la maîtrise des risques. Il revient ensuite au décideur de prendre en compte les nombreux autres paramètres. Tel est le rôle confié à l’ASN.

M. Antoine Armand, rapporteur. Une précision tout d’abord sur le point que vous avez évoqué précédemment s’agissant du suivi de charge des réacteurs et de son effet potentiel d’accélération du vieillissement des installations. Pourriez-vous préciser votre constat ? Est-ce le résultat d’études ou bien celui de constatations faites sur le terrain ? Quelle est l’ampleur des conséquences de ce phénomène en matière industrielle, économique et de sûreté ?

C’est un point qui a déjà été abordé lors des auditions menées par cette commission d’enquête et ses implications pourraient être importantes – au moins intellectuellement.

Mme Karine Herviou. La démonstration de sûreté des réacteurs prend déjà en compte le suivi de charge, mais jusqu’à un certain niveau. Cela conduit à limiter un petit peu les marges de sûreté.

Plus on augmente la fréquence de suivi de charge, plus on va être amené à contraindre l’exploitation. L’effet n’est pas visible et le constat ne repose pas sur un retour d’expérience. Mais on sait que cela peut induire un vieillissement, notamment sur le circuit secondaire, en raison des transitoires de pression et de température plus nombreux. Cela peut avoir un effet plus marqué sur certains composants sensibles.

M. Jean-Christophe Niel. Les sollicitations des circuits sont de nature différente s’il y a du suivi de charge. Les sollicitations en termes de pression et de température vont affecter les composants, notamment les circuits, et éventuellement accélérer le vieillissement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous dites que l’on ne constate pas encore les effets de ce phénomène, mais qu’ils existent potentiellement. Votre analyse repose-t-elle sur des études d’expert ou bien sur l’état des circuits ou des matériaux ?

Mme Karine Herviou. L’effet du suivi de charge est déjà pris en compte par EDF dans sa démonstration de sûreté, avec une certaine fréquence. On sait que si cette dernière augmente, cela va conduire à revoir un certain nombre de choses. EDF pratique le suivi de charge depuis très longtemps et en connaît les effets.

M. Jean-Christophe Niel. Il faut rappeler que c’est l’exploitant qui présente les éléments de la chaîne de fonctionnement. L’IRSN intervient pour les expertiser. EDF a proposé des modalités de fonctionnement, auxquelles sont associées des mesures pour se prémunir de leurs effets – comme le renforcement des contrôles ou la périodicité des changements de composants.

Lorsque l’IRSN reçoit un dossier, ses experts – dont beaucoup sont aussi des chercheurs – l’analysent. Nous sommes en général d’accord sur beaucoup de points ; mais lorsqu’il y a des désaccords, un dialogue technique s’engage. Il ne s’agit pas seulement d’étudier la conformité et ce dialogue technique favorise selon moi l’innovation. Dans certains pays le système est simplifié – notamment aux États-Unis où, compte tenu du nombre d’exploitants, il s’agit d’une certaine manière de cocher les cases. Le fait de n’avoir qu’un seul exploitant favorise le dialogue technique. Lorsque EDF demande à procéder à une modification, il n’y a pas de refus a priori. On étudie la proposition, sachant que l’exploitant doit apporter les éléments qui permettent de justifier que cette évolution est acceptable.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous nous confirmer l’information qui nous a déjà été fournie selon laquelle la corrosion sous contrainte n’a rien à voir avec les sollicitations induites sur les installations par le suivi de charge ?

Mme Karine Herviou. En effet, il n’y a pas de lien avec le suivi de charge.

Pour qu’intervienne un phénomène de corrosion sous contrainte, il faut un matériau sensible, des contraintes mécaniques et un milieu agressif. En l’occurrence, le milieu agressif est constitué par le fluide primaire qui permet de refroidir les assemblages. Le matériau des tuyauteries est réputé peu sensible à ce phénomène, et l’on constate peu de corrosion sous contrainte de ces dernières pour les réacteurs à eau sous pression en service dans le monde entier.

C’est bien l’ensemble des trois conditions qui conduit à la corrosion sous contrainte, phénomène que l’on considérait exclu ou presque. L’évènement récent montre que l’on a mal évalué ce risque.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette affaire de la corrosion sous contrainte peut être l’occasion pour les membres de cette commission d’enquête et pour le public de bien comprendre la gouvernance générale de la sûreté.

Pourriez-vous reprendre la chronologie des évènements depuis le signalement du problème, et indiquer quel rôle a joué l’IRSN ?

Mme Karine Herviou. Si ma mémoire est bonne, une fissure résultant d’un phénomène de corrosion a été détectée sur la tuyauterie du réacteur n° 1 de la centrale de Civaux lors de la visite décennale. Ces visites permettent de vérifier l’absence des modes d’endommagement qui ont été identifiés lors de la conception. En l’occurrence, le mode d’endommagement qu’EDF cherchait à détecter était la fatigue thermique, susceptible de provoquer des fissures. Les personnes qui ont réalisé les contrôles par ultrasons – c’est le même principe que pour une échographie – ont eu des doutes. EDF a décidé d’enquêter davantage sur ce défaut, et la soudure en question a été coupée et envoyée au laboratoire d’EDF, à Chinon. C’est là que le phénomène de corrosion sous contrainte a été identifié à la fin de 2021.

EDF a décidé très rapidement d’arrêter le réacteur n° 2 de la centrale de Civaux, puis un peu plus tard les deux réacteurs de la centrale de Chooz. Il y a quatre réacteurs de cette génération en France – des réacteurs de type N4 de 1 450 mégawatts électrique (MWe). Il se trouve que la visite décennale des deux réacteurs de la centrale de Chooz avait déjà été réalisée. En interrogeant les personnes qui s’en étaient chargées, EDF a eu un doute et s’est inquiété d’une présence éventuelle du même phénomène qu’à Civaux. L’exploitant a donc décidé de lui-même d’arrêter ses quatre réacteurs N4.

Dans le même temps, la troisième visite décennale du réacteur n° 1 de Penly était en cours. Et l’opérateur y a également détecté des défauts. Le laboratoire a par la suite confirmé qu’il s’agissait de corrosion sous contrainte, à la toute fin de 2021. Cela laissait craindre que les autres réacteurs pouvaient également être affectés.

EDF a déclaré ce que l’on appelle des événements significatifs et a essayé de caractériser le phénomène. L’ASN a demandé à EDF de définir une stratégie de contrôle de l’ensemble des réacteurs.

La direction des équipements sous pression nucléaires de l’ASN réalise des expertises liées à la réglementation de ces équipements. Nous avons l’habitude de travailler ensemble, lorsque cette direction saisit l’IRSN pour qu’il se penche sur les enjeux de sûreté associés à la réglementation.

Cette direction nous a saisis de certains points particuliers, notamment sur les enjeux de sûreté liés au phénomène de corrosion sous contrainte affectant un système de sauvegarde qui est essentiel pour la sûreté du réacteur. L’IRSN a été interrogé sur les mesures compensatoires qu’EDF pouvait mettre en place avant que l’ensemble des réacteurs soient contrôlés. Nous avons été interrogés sur les conséquences en cas de brèche et sur le risque éventuel d’un accident grave. La direction des équipements sous pression nucléaires a pour sa part examiné les stratégies de contrôle.

Un retour d’expérience a été organisé au fur et à mesure de la réalisation des contrôles. EDF a développé un dispositif de mesure un peu plus fin, car l’inspection par ultrasons utilisée précédemment ne permettait pas de mesurer la profondeur du défaut. Le développement de ce programme a permis à EDF d’éviter de couper systématiquement les soudures pour lesquelles l’exploitant considérait qu’il y avait un défaut. Un premier dispositif a été mis au point à l’été et les contrôles se sont poursuivis avec ce système.

Tous les sujets sont examinés : les stratégies de contrôle, l’analyse des défauts et celle de leurs causes. EDF a émis un certain nombre d’hypothèses sur les raisons de l’ampleur des phénomènes de corrosion sous contrainte observés au sein du parc. L’IRSN a étudié ces hypothèses et a identifié un certain nombre d’autres causes possibles. À ce jour, la question n’est pas tranchée.

L’exploitant remet des dossiers. L’ASN nous saisit d’une partie de ceux-ci et réalise également une expertise par ses propres moyens, grâce à la direction des équipements sous pression nucléaires. Mais nous travaillons vraiment la main dans la main sur ce sujet.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à quelques questions sur la gouvernance de la sûreté nucléaire.

Hier, nous avons eu l’honneur d’auditionner Mme Barbara Pompili, qui a été ministre de la transition écologique mais aussi rapporteure de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires. Dans son rapport, elle pointait l’endogamie de l’expertise en matière de sûreté nucléaire, tout en relevant que cette situation d’entre soi s’était améliorée ces dernières années. Selon ses propres mots, auparavant c’était toujours un peu les mêmes. D’où l’importance de s’ouvrir à des experts indépendants, non institutionnels – et de les rémunérer, pour éviter d’attirer seulement des militants très engagés mais pas forcément très compétents.

Partagez-vous ce constat d’endogamie de l’expertise en matière de sûreté nucléaire ? Êtes-vous favorables à cette idée de recourir à des experts indépendants rémunérés ?

M. Jean-Christophe Niel. Nos experts ont suivi des formations scientifiques et techniques, et ils partagent une certaine approche de la sûreté.

Il est exact que dans le domaine des industries à risque et de la sûreté nucléaire, les points de vue décalés sont très importants.

C’est d’ailleurs d’une certaine manière ce qui est recherché avec le principe de séparation entre l’expert et le décideur : on a deux points de vue sur le même sujet. Cela va dans le sens de la sûreté. Plus on est obligé de s’interroger, mieux c’est.

L’IRSN entretient des relations régulières avec des experts non institutionnels. Nous leur présentons nos avis, comme dans le cadre des dialogues techniques que j’ai évoqués précédemment. Nous ne considérons pas que nous avons la science infuse. Être interpellés par des tiers nous oblige à rester vigilants. C’est un point essentiel.

Nous sommes disposés à accroître ces relations. Lorsque nous rédigeons un avis technique, nous y croyons et sommes prêts à le défendre devant n’importe qui.

Cela renvoie à une caractéristique du système français, qui fait sa force mais aussi peut-être un peu sa faiblesse. Notre système est très centralisé. Il y a peu d’acteurs. Nous avons un producteur principal d’électricité, qui dispose de beaucoup de retours d’expérience grâce à 2 000 années d’exploitation cumulées sur ses réacteurs. Il y a également un organisme de recherche – le CEA –, qui centralise l’essentiel de la recherche sur les rayonnements ionisants. Le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) développe un peu ses travaux sur le sujet, notamment à travers le programme NEEDS (nucléaire, énergie, environnement, déchets, société). Enfin, il y a une autorité de sûreté et un institut d’expertise technique.

Les universités françaises travaillent très peu sur ces sujets. Aux États-Unis, certaines universités ont des départements de science et d’ingénierie en matière nucléaire, avec des experts qui ne sont pas forcément « formatés ». On y trouve des universitaires qui travaillent sur des sujets que seul le CEA étudie en France. Nous ne connaissons pas cette ouverture, du fait de la concentration des experts dans un très petit nombre d’organismes.

C’est la raison pour laquelle l’IRSN échange avec des experts non institutionnels dans les domaines qui les concernent.

Il faut aussi confronter les expertises dans le cadre de relations internationales, car les démarches sont différentes selon les pays. C’est l’un des objectifs du réseau des organismes techniques de sûreté européens (European Technical Safety Organisation Network – Etson), afin de travailler à une harmonisation bottom up. Les industriels pourraient aussi s’engager vers une harmonisation – même si cela ne marche pas toujours très bien. S’agissant du programme EPR, ils ont développé leurs propres spécificités à partir du modèle d’origine. Cette harmonisation est recherchée dans le cadre du programme Nuward.

Les autorités de contrôle travaillent à une harmonisation. Partager des niveaux de référence est l’une des tâches effectuées par l’association des autorités de sûreté nucléaire des pays d’Europe de l’Ouest (Western European Nuclear Regulators Association – Wenra) et par l’association européenne des responsables des autorités compétentes en radioprotection (Heads of European Radiological Protection Competent Authorities – Herca). Il faut compléter cette démarche par une harmonisation plus technique, animée par des organismes du même type que l’IRSN. Cela permettra de regarder de très près la manière dont les évaluations de sûreté sont réalisées.

Le dialogue à l’échelle internationale est un instrument important d’ouverture et de croisement d’expériences.

M. Antoine Armand, rapporteur. À l’opposé des réflexions de Mme Barbara Pompili sur l’endogamie de l’expertise, l’ancien haut-commissaire à l’énergie atomique, M. Yves Bréchet a pointé une forme de concurrence médiatique entre l’IRSN et l’ASN. Cette concurrence serait de nature à laisser croire au grand public que la sûreté nucléaire est un objet de polémiques. Cela pourrait fragiliser la confiance dans la présentation des faits et dans l’analyse de la sûreté nucléaire.

M. Jean-Christophe Niel. Je conteste cette idée de concurrence médiatique.

Comme je l’ai expliqué, les directions de la communication de l’ASN et de l’IRSN discutent entre elles avant chaque publication. La connaissance est partagée. Il revient ensuite à chacun de rester dans son champ de compétence. L’IRSN fournit une expertise, et sa communication est de nature pédagogique. C’est ce que nous avons fait au sujet de la situation des installations nucléaires en Ukraine. L’ASN communique plutôt pour expliquer ses décisions. Les deux démarches sont complémentaires et cet ensemble contribue à la confiance.

En tout état de cause, il n’y a pas de concurrence médiatique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Concernant la complémentarité entre expertise et prise de décision en matière de sûreté nucléaire, on voit bien ce que recouvre le terme d’indépendance pour l’ASN, qui est une autorité administrative indépendante, avec les conséquences que cela emporte en matière d’allocation de ressources. Pouvez-vous nous indiquer ce que signifient l’impartialité et l’indépendance de l’IRSN ?

M. Jean-Christophe Niel. Il s’agit de l’indépendance de jugement des experts, fondée sur le caractère scientifique et technique de nos expertises.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous nous expliquer comment est déterminée l’allocation budgétaire de l’IRSN ?

M. Jean-Christophe Niel. Nous en discutons avec le Gouvernement lors de l’élaboration du budget voté par le Parlement. La répartition des moyens est décidée par le conseil d’administration, auquel participe l’ASN. Nous avons obtenu une augmentation de nos ressources pour 2023 à la suite du contrôle de la Cour des comptes qui recommandait de restaurer la soutenabilité budgétaire de l’institut – elle avait, à cette occasion, constaté que l’IRSN remplissait ses missions, ce qui est pour moi un motif de satisfaction. Si nous n’avons pas de problèmes de fin de mois – nous pouvons payer les salaires –, cela se fait au détriment de notre capacité à investir pour maintenir au bon niveau nos plateformes expérimentales et logicielles ainsi que notre immobilier.

Notre tutelle nous ayant demandé d’évaluer nos besoins, nous nous sommes interrogés, avec l’ASN, sur les investissements nécessités par le nouveau nucléaire. L’estimation des besoins supplémentaires a été intégrée dans le budget. L’IRSN a obtenu la moitié des soixante-cinq postes qu’il avait demandés, dont la grande majorité est affectée au nouveau nucléaire. Ces postes sont comptabilisés dans le budget consacré à l’activité de l’IRSN pour l’ASN, de l’ordre de 83 millions d’euros par an pour 430 ETPT, soit quelque 600 personnes – nos experts travaillent non seulement pour nous mais aussi pour la défense et pour la recherche.

Mme Karine Herviou. Ils travaillent pour l’international également puisque nous intervenons en appui technique de certaines autorités européennes, notamment aux Pays-Bas et en Norvège.

M. Antoine Armand, rapporteur. Quel regard portez-vous sur les modèles existant aux États-Unis, où l’expertise est intégrée à l’autorité de sûreté, et en Belgique, où l’expertise, bien que distincte, reste sous tutelle de l’autorité ? Quelles sont les conséquences du point de vue de l’efficacité du fonctionnement ainsi que de la qualité de l’expertise et de la sûreté ?

M. Jean-Christophe Niel. Au-delà de la relation à l’autorité de sûreté, il faut s’interroger sur la fabrique de la décision. Les conventions internationales sont très claires : tous les pays possédant des installations nucléaires doivent avoir une autorité de sûreté scientifique et technique. Celle-ci, pour délivrer des autorisations, doit s’appuyer sur une expertise technique au meilleur état de l’art.

Le schéma n’est pas partout le même et la manière dont l’expertise technique est réalisée peut varier d’un pays à l’autre. Ainsi, dans le système américain, la NRC (commission de régulation nucléaire) travaille avec des TSO composés de laboratoires nationaux et de sociétés privées, et la confrontation entre l’expert et le décideur est publique. Les États-Unis ont compté jusqu’à cinquante exploitants pour cent réacteurs, certains ne gérant qu’un seul réacteur : même si le secteur s’est concentré depuis, il est compréhensible que la réglementation américaine, compte tenu des enjeux de compétence technique, soit beaucoup plus normative qu’en France, où l’ingénierie d’EDF supervise cinquante réacteurs.

Autre spécificité américaine, l’autorité de sûreté doit justifier qu’elle réserve un traitement équitable à tous les exploitants. C’est très complexe car elle doit appliquer le même jugement technique à des réacteurs de nature différente. C’est un sujet redoutable – particulièrement aux États-Unis, où les avocats sont légion –, que nous pourrions être amenés à connaître.

Il faut également être attentif aux spécificités historiques des pays. Ainsi, le positionnement de la direction des équipements sous pression nucléaires à l’ASN est clairement un produit de l’histoire car lorsque le contrôle nucléaire a débuté, le service des mines était très compétent en matière d’équipements sous pression. Aujourd’hui, si l’on devait repartir de zéro, cette direction serait confiée à l’IRSN.

L’AIEA a publié un document expliquant ce qu’est un TSO et ce que signifie son indépendance. Il répertorie également les différentes autorités en précisant si elles ont un TSO interne ou externe. Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’il n’y a pas de modèle unique.

Outre la réalisation d’expertises, un TSO est chargé de conserver la mémoire des installations ; c’est une dimension importante. L’IRSN le fait depuis le début. Au Royaume-Uni, où le TSO est un cabinet d’ingénierie privé, l’équipe en place est reprise par le nouveau prestataire lorsque l’autorité de sûreté change de société dans le cadre d’un appel d’offres, afin d’assurer cette mission.

M. Antoine Armand, rapporteur. La réforme annoncée de la gouvernance de la sûreté nucléaire placerait l’expertise sous la tutelle d’une autorité de sûreté indépendante. Y voyez-vous un gain potentiel pour vos ressources, puisque celles-ci ne dépendraient plus directement du Gouvernement ? Sous réserve des résultats de la mission de préfiguration, avez-vous une quelconque inquiétude sur les conséquences en matière de sûreté et de qualité de l’expertise française ?

M. Jean-Christophe Niel. L’IRSN remplit ses missions, ainsi que l’ont constaté la Cour des comptes, le président de l’ASN et le HCERES. Ce projet de réforme n’est donc pas lié à une quelconque critique qui serait adressée à l’IRSN.

Le Gouvernement a décidé de faire évoluer l’organisation de la sûreté nucléaire. Je m’inscris dans cette logique. Séparer l’expert du décideur est le résultat d’une longue histoire qui commence avec Tchernobyl et se poursuit avec les grandes crises sanitaires des années 1990 – vache folle, sang contaminé. Elle conduit à considérer que, dans un modèle de gestion des risques efficace, il faut séparer la décision de l’expertise. C’est une exigence que la Haute Autorité de santé rappelle dès l’entame de son dernier rapport annuel d’analyse prospective. Dans le futur système, il sera donc très important de maintenir une distinction nette entre l’expertise et la décision, surtout si elles relèvent de la même organisation. Au sein de la NRC, les modalités de l’interaction entre l’organe décisionnel et les experts sont clairement formalisées.

Par ailleurs, nous avons beaucoup insisté sur l’indispensable combinaison entre l’expertise et la recherche, qui s’alimentent mutuellement. Il s’agit en effet d’une recherche orientée, qui constitue un facteur d’attractivité. L’expérience a montré que certains sujets de sûreté avaient été mieux traités parce que la recherche s’y était intéressée.

Enfin, le maintien des compétences est un enjeu important. La relance du nucléaire entraînera une charge d’expertise très importante pour l’IRSN, alors que certains dossiers sont déjà en cours concernant l’EPR, la prolongation d’exploitation ou encore le stockage. L’IRSN a démontré sa réactivité et sa capacité à anticiper concernant la prolongation d’exploitation des réacteurs de 900 mégawatts au-delà de quarante ans ou la gestion de l’accident de Fukushima.

Dans les semaines et les mois qui viennent, en ma qualité de dirigeant et dans le respect de la feuille de route qui m’est confiée, je serai donc particulièrement attentif à ces trois sujets : préserver les compétences scientifiques et techniques, assurer la séparation entre l’expert et le décideur, et soutenir d’une manière ou d’une autre la pérennité de la combinaison entre expertise et recherche.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en reviens à mes deux questions : voyez-vous un gain potentiel au rattachement de l’institut chargé de l’expertise à une autorité administrative indépendante ? À l’inverse, les éléments annoncés sont-ils de nature à vous inquiéter pour la qualité de l’expertise ?

M. Jean-Christophe Niel. À ce stade, le schéma n’est pas encore défini. Le système actuel fonctionnant bien, il faudra conserver cette indépendance dans la nouvelle organisation pour maintenir une expertise de qualité. Je rappelle, car c’est un point important, que la contribution de l’IRSN n’est pas critiquée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez souligné la nécessité de s’en tenir à des systèmes au design simple, la complexité entraînant des risques supplémentaires en matière de sûreté. Toutefois, la stratégie française repose également sur la recherche de la meilleure solution disponible ou du meilleur niveau de sûreté connu, l’autorisation d’exploiter un réacteur étant liée à la capacité de monter en sûreté et non au maintien de l’état de sûreté initial – cela nous distingue largement des États-Unis. Y a-t-il une limite à la conjugaison de ces deux principes ?

Vous avez opéré une distinction nette entre l’expertise de la conformité – conformité à quoi ? À quel moment devient-il difficile de concilier tous les objectifs ? – et le dialogue technique d’amélioration continue. La publicité occupe-t-elle la même place dans les deux discussions, qui sont de nature très différente ? N’existe-t-il pas des frictions, qui viendraient du fait que la publicité nécessaire à la conformité n’est pas toujours bénéfique au dialogue technique ?

M. Jean-Christophe Niel. Une installation nucléaire est encadrée par un certain nombre de documents – rapports de sûreté, règles générales d’exploitation, documents internes –, auxquels elle doit se conformer. C’est un peu l’équivalent du contrôle technique pour la voiture. Il ne sert à rien d’augmenter le niveau de sûreté sur le papier si, par ailleurs, l’installation n’est pas conforme à ce qu’elle doit être.

L’exploitant est le premier responsable de la conformité. L’ASN fait des inspections, lesquelles ont pour but de vérifier que ce qui doit être fait a bien été réalisé. Si tel n’est pas le cas, deux options sont possibles : remplacer le matériel – ce qui revient à se mettre en conformité –, ou remplacer le matériel au bout d’un certain temps, pour des raisons opérationnelles. L’opérateur doit alors justifier qu’il peut fonctionner avec un système non conforme pendant un certain temps sans le remplacer. C’est là qu’intervient l’IRSN, qui contrôle la justification avancée par l’exploitant. Nous avons évalué la manière dont EDF gère ses non-conformités : même si elle a fait beaucoup de progrès depuis dix ans, trop de non-conformités sont encore découvertes de manière incidente. Nous devons donc continuer à nous investir dans ce domaine.

La réévaluation de sûreté est, après l’examen de conformité, la deuxième étape du processus de réexamen périodique. Cette démarche, qui n’existe pas aux États-Unis, est une exigence européenne. Elle consiste à comparer le niveau de sûreté d’un réacteur à celui des réacteurs les plus récents – c’est un objectif vers lequel il faut tendre et non un résultat à atteindre. Les quatrièmes visites décennales nous ont permis de constater qu’il serait difficile d’aller plus loin, sauf sujet spécifique identifié comme le réchauffement climatique.

Cela nous a conduits à nous interroger sur la résilience. Nous avons publié un document sur ce sujet à l’occasion des dix ans de l’accident de Fukushima. Pour continuer à conforter la sûreté sans modification matérielle ni d’organisation, nous devons développer notre capacité à nous adapter à des situations imprévues. Notre conviction est qu’il sera difficile de faire plus parce que les sites sont encombrés – on ne peut pas indéfiniment ajouter du matériel – et surtout parce que cela accroît la complexité de la conduite des installations.

Pour répondre à votre question, je ne vois donc pas de compétition entre les deux car ce sont deux domaines qui se combinent pour contribuer à la sûreté mais qui ne sont pas tout à fait similaires dans leurs processus.

Mme Karine Herviou. Concernant les écarts en matière de conformité, EDF, dès lors que c’est important, communique avec l’autorité de sûreté bien avant les expertises et la publication des avis.

Par ailleurs, l’amélioration continue atteint une limite dans la complexité. De plus, les quatrièmes visites décennales représentent plus d’une centaine de modifications : leur application demande du temps. Même si EDF les a organisées en différents lots, les équipes exploitantes doivent se les approprier.

S’agissant du cinquième réexamen périodique de sûreté, qui concernera les réacteurs de 900 mégawatts, nous avons convenu avec l’ASN qu’il fallait absolument stabiliser les référentiels pour limiter les modifications et éviter de complexifier. L’amélioration de sûreté doit être envisagée autrement. Les crises – accident de Fukushima, épidémie de covid, guerre en Ukraine – ont montré que les scénarios identifiés au départ, même complétés, seront toujours moins inventifs que la réalité.

Nous menons des recherches dans le domaine des sciences humaines et sociales pour essayer de comprendre ce qui peut, dans l’exploitation au quotidien, favoriser une capacité de rebond des équipes en cas d’accident, pour qu’elles soient mieux préparées à réagir. C’est ce que EDF et les autres exploitants ont proposé après l’accident de Fukushima en créant une force d’action rapide du nucléaire, avec des équipes très entraînées qui peuvent se projeter sur les différents sites pour ajouter des pompes ou remplacer des opérateurs dans la conduite de l’installation. Il est nécessaire de travailler sur notre capacité d’adaptation plutôt que de continuer à compléter les études de scénarios ou à ajouter de systèmes de sûreté, qui atteignent leurs limites. Nous sommes persuadés que l’amélioration de sûreté peut continuer par d’autres moyens, en arrêtant de complexifier les installations.

M. Jean-Christophe Niel. EDF déclare de très nombreuses non-conformités – on appelle cela des événements – car ce sont des installations complexes. L’IRSN est en train de développer un outil fondé sur l’intelligence artificielle pour tenter de tirer de cette masse d’informations des signaux faibles, afin d’améliorer notre capacité d’anticipation. C’est une démarche d’innovation, pour laquelle nous avons obtenu un financement du fonds pour la transformation de l’action publique.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Permettez-moi de revenir sur la question centrale de la transversalité entre l’expertise et la recherche. La réputation internationale et la crédibilité de l’IRSN ainsi que la compétence de ses salariés ne sont plus à démontrer. On peut tout à fait comprendre l’émoi que l’annonce de la décision du Gouvernement a provoqué. Si le Parlement est appelé à légiférer, il devra objectiver l’impact qu’une telle réforme peut avoir sur l’analyse de sûreté.

S’agissant du nouveau nucléaire, et à la veille de la mise en service de l’EPR, en quoi l’expertise risquerait-elle d’être interrompue et quelles en seraient les conséquences sur la sûreté ? Le rapprochement des experts de l’ASN et de l’IRSN ne pourrait-il au contraire être positif ? EDF serait plutôt en faveur d’un pilotage des ressources affectées à ses chantiers par une seule entité qui regrouperait l’ASN et l’IRSN. Pensez-vous qu’il soit possible de trouver un équilibre, en prenant en compte le lien nécessaire entre expertise et recherche ?

Mme Karine Herviou. Les experts de l’ASN et de l’IRSN travaillent de façon très imbriquée, chaque entité désignant un chef de projet. Ils dialoguent au quotidien, ainsi qu’avec leur homologue chez EDF. C’est l’autorité de sûreté qui saisit l’IRSN et définit les sujets sur lesquels elle veut qu’il travaille. Ces dossiers représentant une charge de travail considérable, il faut faire des choix. Nous discutons actuellement avec l’autorité de sûreté d’une proposition sur les sujets qui nous semblent les plus importants concernant l’EPR2. La chaudière de celui-ci étant la même que celle de l’EPR de Flamanville, les études que nous avons faites pour Flamanville 3 nous seront utiles : il n’y a pas de nécessité de refaire une expertise. En revanche, il faut concentrer les efforts d’expertise sur les évolutions importantes de conception entre les deux réacteurs. Nous proposons à l’ASN un certain nombre de thématiques et cette stratégie sera validée ou adaptée pour répondre à ses demandes.

Nous sommes très proches de l’autorité de sûreté, qui participe à l’ensemble des réunions techniques que nous tenons avec l’exploitant. Le travail en commun, notamment avec la direction des équipements sous pression nucléaires, est beaucoup plus important qu’il y a dix ans, quand les échanges étaient peu nombreux. Il est en revanche plus difficile d’obtenir une proximité entre l’expertise et la recherche. Nous avons mis des années à y parvenir mais nous pouvons désormais recruter des compétences très pointues chez les chercheurs, qui nous permettent de répondre aux demandes de l’autorité de sûreté.

Nous pouvons avoir des désaccords lorsque nous confrontons nos idées mais l’important pour nous est de rendre un avis technique, permettant à l’ASN, qui assiste à l’ensemble des réunions, de se faire sa propre idée. On peut toujours améliorer ce fonctionnement mais il est opérationnel et rodé. La présence de chefs de projet des deux côtés ayant constitué un avantage certain dans le déroulement du projet EPR, nous avons reconduit ce dispositif pour l’EPR2.

M. Jean-Christophe Niel. L’un des risques auxquels je serai très attentif est celui de la perte de compétence, la période d’incertitude actuelle pouvant provoquer des départs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le cycle du combustible est un sujet qui vous concerne également, s’agissant de la sûreté des installations qui récupèrent le combustible en aval. Quel regard portez-vous sur la situation actuelle des stocks de combustibles usés ou à retraiter et sur les perspectives de débouché pour les matières nucléaires ?

M. Jean-Christophe Niel. Dans les conditions de fonctionnement actuelles, les piscines de La Hague seront remplies avant la mise en service de la piscine d’entreposage centralisé, annoncée pour 2034. Ce remplissage est dû aux difficultés rencontrées par l’usine Orano Melox à la suite d’un changement de procédé dans la fabrication du combustible MOX. La production étant insuffisante pour alimenter l’ensemble des réacteurs de 900 mégawatts, EDF a dû « démoxer » des réacteurs et remplacer des recharges MOX par des recharges standard. L’IRSN a jugé que cela était faisable.

La fabrication d’un seul combustible MOX nécessite le retraitement de huit combustibles à l’uranium : si la production diminue, les piscines se désencombrent plus lentement. Orano a proposé deux types d’actions : tout d’abord, une densification des piscines de La Hague, qui consiste à entreposer davantage d’assemblages grâce à l’utilisation de paniers. Nous avons expertisé cette solution, qui soulève potentiellement des problèmes thermiques – plus d’assemblages signifie plus de chaleur – et de criticité. Elle n’a toutefois pas appelé de remarques majeures. Des essais de chutes de paniers ont été demandés, mais rien de rédhibitoire n’a été constaté. C’est la disposition qui sera appliquée en premier.

En parallèle, l’exploitant réfléchit à un stockage à sec dans des emballages de transport. L’IRSN, à la demande de la commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires, a rendu un rapport scientifique et objectif sur ce sujet. Ce rapport a permis de faire évoluer le débat en France, où l’entreposage à sec était ignoré alors qu’il constitue une solution relativement répandue aux États-Unis.

Toutefois, ces solutions intermédiaires ne sauraient se substituer à la solution définitive, à savoir la piscine d’entreposage centralisé. Celle-ci doit être construite ; elle le sera aux standards les plus récents. Les piscines des réacteurs comme celles de La Hague ont été construites il y a longtemps et, l’accident de Fukushima l’a montré, un saut de sûreté est véritablement nécessaire. C’est pourquoi le projet de piscine d’entreposage centralisé intègre le retour d’expérience du 11 septembre et de l’accident de Fukushima. Cet objet durera une centaine d’années ; il pose donc des questions spécifiques.

Par ailleurs, il faut être volontaire dans la mise en place de ces dispositions car le scénario que je vous ai présenté est celui d’un fonctionnement normal. Or nous ne sommes jamais à l’abri d’un aléa qui pourrait accélérer le taux de remplissage des piscines. Il ne faut donc pas baisser la garde, qu’il s’agisse de la densification des piscines ou de l’entreposage à sec.

M. le président Raphaël Schellenberger. Et concernant les perspectives en matière de cycle – fermeture de cycle, réacteur à neutrons rapides ?

M. Jean-Christophe Niel. Les usines de La Hague doivent faire l’objet d’un réexamen de sûreté. Elles vont atteindre trente ans, ce qui soulève la question de leur devenir. Des décisions de politique énergétique doivent être prises, qui porteront sur l’augmentation de leur niveau de sûreté ou sur leur remplacement. En tout état de cause, il est nécessaire d’approfondir ce sujet car des événements se sont produits qui ont nécessité de prendre certaines dispositions.

L’IRSN a une compétence historique en matière de réacteurs à neutrons rapides puisqu’il a beaucoup expertisé, pour le compte de l’ASN, les réacteurs Phénix et Superphénix. Nous sommes même intervenus, plus récemment, en appui technique d’organismes coréens. Nous avons également une compétence importante en matière d’incendie, qui est l’un des problèmes posés par le sodium. Les installations de Cadarache étaient à l’origine dédiées au feu de sodium.

Dans les années 2000, les Américains ont lancé le programme GIF (Forum international Generation IV), consacré aux réacteurs de quatrième génération, dans lequel ils ont identifié six modèles de réacteurs conçus initialement pour boucler le cycle. L’IRSN a rendu un avis sur quatre d’entre eux, constatant que le niveau de maturité était très variable : si le sujet est maîtrisé concernant les réacteurs à sodium, à neutrons rapides et à très haute température, cela est moins vrai pour les autres technologies.

Mme Karine Herviou. Concernant le prototype Astrid de 600 MWe en vue d’un palier futur, dont nous avions analysé le dossier d’orientation de sûreté, nous avions conclu qu’il pouvait atteindre un niveau de sûreté équivalent à celui des réacteurs de troisième génération, moyennant des travaux de recherche et de développement complémentaires portant notamment sur le comportement en cas d’accident grave.

M. Jean-Christophe Niel. Les débats à l’époque avaient porté sur l’importance d’en faire un réacteur de recherche. Certains sujets méritaient d’être étudiés, comme le comportement du sodium en présence d’eau et d’air. S’il est assez facile de contrôler rapidement un réacteur à eau pressurisée, cela est plus compliqué pour un réacteur à sodium. Celui-ci a toutefois des caractéristiques favorables, notamment une grande inertie thermique – la température met longtemps à monter – et le fait qu’il n’est pas sous pression.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie pour votre disponibilité pour la commission d’enquête.

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22.   Audition de M. Nicolas Hulot, ancien ministre d’État de la transition écologique et solidaire (2017-2018) et de Mme Michèle Pappalardo, Membre de l’Académie des Technologies, ancienne directrice de cabinet de M. Nicolas Hulot (28 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. La commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France procède aujourd’hui à l’audition de M. Nicolas Hulot, ministre d’État de la transition écologique et solidaire entre 2017 et 2018.

Monsieur Hulot, nous vous remercions d’avoir accepté cette invitation pour nous informer et nous éclairer sur les décisions qui ont été prises au cours de l’exercice de vos fonctions ministérielles. Vous êtes accompagné de Mme Michèle Pappalardo, membre de l’Académie des technologies, qui fut votre directrice de cabinet et celle de votre successeur.

Avant d’occuper les fonctions pour lesquelles vous êtes particulièrement entendus aujourd’hui, vous avez tous les deux participé au débat public relatif au système énergétique français des quinze dernières années.

La Fondation pour la nature et l’homme, que vous avez créée, monsieur le ministre d’État, et dans laquelle Mme Pappalardo s’est investie, est devenue pratiquement incontournable dans les divers processus de concertation mis en place par les pouvoirs publics. Vous avez également exercé des responsabilités importantes sur le plan politique. Le Pacte écologique proposé aux candidats à l’élection présidentielle de 2007 en est un exemple.

Quant à vous, madame Pappalardo, vous avez présidé l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe, aujourd’hui Agence de la transition écologique) de 2003 à 2008, et occupé les fonctions de déléguée interministérielle puis commissaire générale au développement durable.

Entre 2017 et 2018, des décisions significatives ont été prises dans le domaine de l’énergie. Ce dernier ne représentait qu’une partie des larges attributions qui avaient été conférées au ministre de la transition énergétique et solidaire, mais il comportait des enjeux essentiels. En effet, monsieur Hulot, vous étiez chargé de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique de l’énergie, notamment afin « d’assurer la sécurité d’approvisionnement, la lutte contre le réchauffement climatique et l’accès à l’énergie, et de promouvoir la transition énergétique. » Vous aviez également en charge, conjointement avec le ministre de l’économie et des finances, la politique des matières premières et des mines en ce qui concerne les matières énergétiques.

En 2017, le plan Climat comportait des mesures importantes dans le domaine de l’énergie, notamment l’arrêt de la production énergétique à partir de charbon dès 2022 et le remplacement des voitures thermiques à l’horizon de 2040. Ce plan marque un tournant, puisque l’objectif « facteur 4 » est remplacé par un objectif de neutralité carbone en 2050. La loi du 30 décembre 2017 a d’ailleurs mis fin à la recherche ainsi qu’à l’exploration des hydrocarbures. Lors des auditions que nous avons déjà conduites, ce changement de paradigme a pu être avancé par certains pour expliquer des revirements politiques.

La baisse de la consommation d’énergie et le développement des énergies renouvelables sont des constantes de votre programme. Votre audition devrait néanmoins permettre de mieux identifier les enjeux qui étaient les vôtres à cette époque en matière de mix électrique, notamment concernant la place de l’énergie nucléaire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le ministre d’État, madame Pappalardo, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Nicolas Hulot et Mme Michèle Pappalardo prêtent successivement serment.)

M. Nicolas Hulot, ancien ministre d’État de la transition écologique et solidaire. Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai souhaité que le mot solidaire soit ajouté à l’intitulé du ministère, car j’avais une cruelle conscience que la mutation qui était devant nous – ce changement de paradigme que vous venez d’évoquer – était conditionnée à son acceptabilité sociétale. Compte tenu de l’urgence, nous devions garder ce paramètre en tête.

Dans le domaine purement énergétique, la loi « Grenelle 1 », la loi « Grenelle 2 », la loi relative à la transition écologique pour la croissance verte ou le plan Climat s’étaient accompagnés de nombreux engagements, mais les objectifs fixés n’étaient pas en voie de réalisation. Pour ce qui était de la réduction de la consommation, du développement des énergies renouvelables ou de l’évolution de la part du nucléaire dans le mix électrique, nous ne respections pas les trajectoires souhaitées.

La transition énergétique est un terme générique, derrière lequel se profile une transformation de notre modèle économique et de notre modèle de société. Celle-ci ne peut pas se faire dans la brutalité, car elle remet en cause des éléments fondamentaux. Malheureusement, le sens de la planification fait défaut à notre démocratie.

En matière énergétique, nous devions concilier plusieurs contraintes, la première étant, vous l’avez rappelé, la sécurité de l’approvisionnement. La couverture des besoins essentiels des entreprises, comme des particuliers, devait être assurée.

Par ailleurs, nous devions tenir compte du paramètre climatique, qui prime presque sur tout le reste. Il a fallu du temps pour prendre conscience de son importance et il s’est finalement imposé brutalement, nous contraignant à programmer la sortie de l’économie carbone. Chez nous, comme ailleurs, elle était l’économie de référence. Sans rappeler le rôle que les énergies fossiles ont joué dans le développement des économies contemporaines, nous avions une forme sinon d’addiction, du moins de dépendance, vis-à-vis de ces énergies. Elles ont permis certaines choses que nous pouvons mettre au crédit du progrès, même si cela n’a pas été sans conséquences.

Nous devions également prendre en compte la réalité énergétique de notre pays, avec un parc nucléaire composé de cinquante-huit réacteurs, parfois vieillissants.

Il nous fallait composer avec toutes ces contraintes, alors que nous avions déjà accumulé un retard considérable dans l’atteinte de nos objectifs. Pour respecter la loi, nous aurions dû mettre en place des mesures d’une grande brutalité sociale. Elles nous auraient également fait prendre des risques concernant la sécurité d’approvisionnement et la sûreté de notre appareil de production, notamment dans le domaine du nucléaire.

Il était nécessaire de tout remettre à plat. Nous avons essayé de dresser un état des lieux, sans aucun dogme, en ayant une approche intégrale et transversale de la politique énergétique, c’est-à-dire en nous intéressant autant à l’offre qu’à la demande.

Tous ceux qui se sont un peu intéressés à la question le diront, le modèle énergétique de demain, quel qu’il soit, reposera sur la sobriété, clé de voûte de toute réussite. Or de ce point de vue, nous étions aussi très en retard. Nous étions confrontés à une croissance constante des besoins d’énergie, du fait de l’urbanisation, de l’évolution des comportements et de l’utilisation massive de nouveaux appareils ou de l’explosion des véhicules électriques de plus en plus énergivores. Il était indispensable de retrouver une certaine rationalité.

Avec mon cabinet, nous avons adopté une méthode consistant à ne pas nous focaliser sur l’électricité, mais à appréhender la politique énergétique de manière globale. Notre ambition était de développer des filières industrielles, de protéger l’approvisionnement et l’indépendance nationale, de réduire la demande d’énergie – nous la considérions comme une priorité, en particulier s’agissant des énergies fossiles –, et de soutenir les différentes formes d’énergies renouvelables. Nous avons réussi à faire accepter le gaz comme énergie de transition, ce qui n’était pas évident à l’époque. Je nous félicite d’avoir pris l’initiative d’augmenter les capacités de stockage : cette décision nous permet certainement de passer l’hiver actuel dans de meilleures conditions.

Concernant la réduction de la part du nucléaire dans le mix électrique et sa limitation à 50 %, j’ai été obligé de prendre une décision, difficile pour moi, mais rationnelle. Si nous n’avions pas repoussé l’échéance, nous aurions dû imposer des mesures brutales dont nous n’aurions pas forcément maîtrisé les conséquences.

Nous avons surtout organisé la fin des énergies fossiles, en prenant en compte les enjeux de développement territorial.

S’agissant de la terminologie, plutôt que de parler d’indépendance ou de souveraineté, j’emploierais plutôt le mot de « vulnérabilité ». Un pays produisant l’intégralité de l’énergie qu’il consomme à l’intérieur de ses frontières sans être dépendant d’autres technologies ou d’autres sources d’approvisionnement remplirait les conditions de la souveraineté. La France n’a semble-t-il jamais connu une telle situation, même à l’époque du charbon. Nous en sommes loin désormais : en ce qui concerne les énergies fossiles, nous dépendons principalement de la Russie pour le gaz et du Moyen-Orient pour le pétrole. S’agissant du nucléaire, nous dépendons de l’uranium importé notamment du Kazakhstan. Il faut se garder de sous-estimer la complexité des chaînes de valeur. Celles-ci impliquent de nombreuses technologies, qui peuvent aussi être source de dépendance. Ne voyez pas dans cette remarque une critique facile vis-à-vis du nucléaire ! Nous devons toutefois être objectifs.

Dans mon esprit, l’indépendance énergétique pourrait être atteignable à l’échelle européenne, même si nous sommes également dans une forme de dépendance concernant les énergies renouvelables. Celles-ci ont besoin de matières premières, comme les terres rares, dont nous n’avons pas trouvé de réserves dans notre sol, en tout cas pas pour le moment.

L’esprit dans lequel nous avons travaillé consistait à remettre de l’ordre et, autant que possible, à dresser un état des lieux. Un ministre manque souvent d’informations. Il est facile de dire qu’il faut fermer une centrale ou réduire la part du nucléaire à 50 % du mix électrique, mais quel est le coût social ou le coût économique d’une telle décision ? Comment être certain qu’elle n’entraînera pas une rupture d’approvisionnement ?

Je ne suis pas resté en poste très longtemps, mais jusqu’à la fin, il m’a manqué beaucoup d’éléments pour appréhender la situation de manière globale. Combien coûte le démantèlement ? Quelle prolongation d’exploitation serait envisageable, pour quels réacteurs, quelles centrales ? Les données, lorsque j’en avais, n’étaient pas toujours concordantes. Dans ces conditions, il était difficile de prendre des décisions.

J’ai beaucoup regretté que le débat sur la stratégie énergétique de la France se focalise en permanence sur un rejet ou une défense du nucléaire ou des énergies renouvelables. Ces positions tranchées nuisent à une réflexion rationnelle et experte. Elles sont presque devenues un marqueur politique. Compte tenu des enjeux sociaux, économiques ou écologiques, cette situation me désole. Les travaux de votre commission permettront peut-être de revenir à un peu de rationalité.

La question est tellement épidermique qu’elle s’est traduite par une multiplication des fronts de refus. Quand vous êtes ministre de l’énergie, vous avez face à vous les antiéoliens, les antisolaires, les antithermiques et les antinucléaires. Je caricature évidemment, mais la situation peut devenir compliquée, car en démocratie, il faut tenir compte des oppositions locales ou nationales.

Il n’existe pas de modèle parfait. Je défie quiconque de démontrer que les énergies renouvelables pourraient, à elles seules, pourvoir aux besoins d’énergie de la France – je le souhaiterais, pourtant. Le nucléaire ne le permettrait pas non plus. Rien n’est tout blanc ou tout noir. Dans le domaine énergétique comme dans beaucoup d’autres, la diversité est probablement la meilleure option. Elle doit en outre s’accompagner de sobriété, c’est-à-dire d’une baisse drastique de notre consommation. Les gisements sont nombreux et pourraient permettre la création d’emplois non délocalisables. Grâce aux économies réalisées, nous pourrions en outre réorienter de l’argent vers des secteurs prioritaires comme la santé, l’éducation ou l’environnement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour simplifier la décision future, nous avons parfois tendance à relire des décisions du passé à l’aune des connaissances actuelles, ce qui est l’une des difficultés du débat politique.

Monsieur Hulot, vous avez, de longue date, été un animateur du débat énergétique, notamment avec la charte environnementale que vous avez fait signer aux candidats à l’élection présidentielle de 2007. Certains auraient apparemment cherché à vous « recruter », d’une manière ou d’une autre, dès 2002. Comment avez-vous vu la question évoluer, depuis cette époque jusqu’à votre entrée au gouvernement en 2017 ?

M. Nicolas Hulot. Avant d’accepter des responsabilités ministérielles, j’ai travaillé dans le domaine associatif. L’une des ambitions que j’avais avec ma fondation était de faire le lien entre le discours scientifique et la décision politique. Je voulais que tout le monde se parle et que toutes les positions s’expriment, pour avoir la meilleure diffusion possible de l’information.

Ma fondation disposait d’un conseil scientifique regroupant des experts de nombreuses disciplines. Le Pacte écologique ou le Grenelle de l’environnement ont permis que les ministères, Matignon ou l’Élysée s’ouvrent à d’autres voix. Cet exercice est un moyen de se forger des convictions et de les mettre à l’épreuve. Les choix engagent sur le très long terme. Ils conditionnent le succès d’un modèle économique, influent sur la santé, voire désormais sur l’avenir de la planète. Compte tenu des enjeux, il ne doit pas y avoir une exclusivité d’expression, de réflexion ou de diagnostic.

Dans l’esprit de certains, l’écologie avait une signification idéologique ou politique, mais j’ai tenu à ce qu’elle donne lieu à un débat sociétal. Pour résoudre ces équations complexes et prendre des décisions, nous avions besoin de l’intelligence des uns et des autres. Je ne pensais pas que le sujet susciterait un tel clivage. Des avancées ont néanmoins été possibles et la situation continue à évoluer.

Au sein de ma fondation, nous avons toujours privilégié un esprit d’ouverture. M. Jean-Marc Jancovici, que vous avez auditionné, a fait partie de mon conseil scientifique pendant très longtemps. Je ne partageais pas la même vision que lui concernant la place du nucléaire dans le mix électrique. Cependant, nous avons fait preuve d’une forme d’intelligence de processus, en prenant acte de nos différences et en identifiant des points de convergence.

Nous avons besoin de points d’étape. Atteindre l’objectif de 50 % de nucléaire dans le mix électrique en était un : il nous aurait permis de faire la démonstration de la supériorité d’un scénario par rapport à l’autre, en montrant soit que nous pouvions progressivement nous passer du nucléaire, soit que nous ne le pouvions pas.

La contrainte climatique a redonné un peu de crédit, ou en tout cas de raison d’être, au nucléaire. Il n’est pas neutre s’agissant des émissions de gaz à effet de serre, car les matériaux fissiles ne sont pas acheminés par voie navigable. Toutefois, toute personne de bonne foi reconnaîtra qu’il est assez vertueux dans ce domaine. Il a, en revanche, d’autres conséquences. La question des déchets est philosophique, car nous donnons procuration aux générations futures pour les prendre en charge. Nous leur déléguons cette responsabilité sans qu’elles en soient informées. Une société qui se dit civilisée doit assumer ses propres responsabilités et être capable de contenir les risques liés à son activité dans le temps et dans l’espace. J’ai donc toujours été prudent et réservé concernant le nucléaire, tout en ayant conscience que nous ne pouvions pas nous en passer facilement. Nous devons faire la démonstration de ce qu’il est possible de faire. Malheureusement, la planification n’a pas véritablement opéré et n’a pas permis de se livrer à cet exercice. Il est peut-être encore temps de redresser la barre.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au cours de nos auditions, certains nous ont dit que la question énergétique n’était pas au cœur du débat lors de la campagne présidentielle de 2007, en tout cas pas comme elle a pu l’être en 2022.

Votre charte pour l’environnement a été signée par la plupart des candidats en 2007. Comment la question énergétique se situait-elle par rapport à la préoccupation environnementale ? Était-elle centrale ?

M. Nicolas Hulot. Dans le Pacte écologique, la question énergétique était surtout abordée sous l’angle du climat. Nous proposions de fixer un prix du carbone, ce qui était assez novateur à l’époque. Les plus grands économistes considéraient en effet que ce dispositif était indispensable pour orienter les investissements.

Différentes propositions visaient également à soutenir le développement des énergies renouvelables. Par rapport à d’autres pays, la France était déjà très en retard dans ce domaine. Le sujet de l’énergie n’était donc pas totalement absent, mais il n’était pas non plus l’élément principal du Pacte écologique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ces éléments sont importants car ils nous permettent de nous replacer dans le contexte de l’époque.

Vous êtes une personnalité publique qui a été très sollicitée dans le débat politique français. Il vous a plusieurs fois été proposé d’entrer au gouvernement. Vous avez plusieurs fois refusé, puis, en 2017, vous avez accepté. Quelles étaient vos conditions pour entrer au gouvernement en tant que ministre d’État, en charge notamment de l’énergie ?

M. Nicolas Hulot. J’avais effectivement eu l’occasion de refuser d’entrer au gouvernement, parce que je ne me sentais pas capable de faire face à cette lourde responsabilité. Ce ministère a un périmètre très large, puisqu’il couvre le transport, parfois le logement, l’énergie, voire – ce fut le cas me concernant – l’économie sociale et solidaire.

J’ai accepté cette proposition en 2017 pour deux raisons. Je me suis engagé toute ma vie en faveur de l’écologie. J’avais tout essayé pour faire de cet enjeu un déterminant majeur de notre avenir, sauf d’être ministre. J’avais déjà travaillé auprès de M. François Hollande comme envoyé spécial pour préparer la COP21, mais je restais un peu en dehors de la politique. Je ne voulais pas avoir de regrets. J’ai tout de même posé quelques conditions, car il me semblait important de ne pas retomber dans les travers du passé, avec des ministres qui n’avaient pas les moyens de leurs ambitions. Disposer d’une feuille de route partagée me paraissait indispensable. La transition écologique est une transition sociétale lourde, qui ne peut pas souffrir d’injonctions contradictoires.

Avant d’accepter sa proposition, j’ai discuté avec le Président de la République, afin de m’assurer que nous partagions les mêmes points de vue, notamment dans le domaine énergétique. Il avait probablement une vision plus enthousiaste que moi du nucléaire, mais il n’avait pas de dogme. J’ai demandé que, dans un premier temps, nous développions les énergies renouvelables, parce que nous étions très en retard dans ce domaine par rapport à nos voisins européens. Nous devions vraiment en faire une priorité. J’ai également souhaité introduire le concept de précarité énergétique, qui constituait un angle mort de la politique menée jusqu’à présent.

J’ai accepté la proposition qui m’a été faite, parce que le Président m’a assuré que Matignon et l’Élysée appuieraient l’action du ministère et feraient en sorte que nous n’ayons pas de conflits à l’intérieur du gouvernement.

Ensuite, tout ne s’est pas forcément passé comme je l’aurais souhaité. Au moment où ces promesses m’ont été faites, elles étaient probablement sincères. Au fil du temps, les anciennes habitudes sont néanmoins revenues. Les enjeux de court terme finissent souvent par l’emporter. Or quand vous luttez contre les effets du changement climatique, vous ne pouvez malheureusement pas obtenir de succès visibles le temps d’un quinquennat.

Pour résumer, j’ai accepté de devenir ministre d’État, car je pensais pouvoir créer une forme d’élan et réussir à faire de la transition écologique une priorité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je souhaitais connaître les conditions que vous aviez posées plus que les raisons qui vous ont poussé à accepter d’entrer au gouvernement.

M. Nicolas Hulot. J’ai évoqué avec le Président de la République certains sujets sur lesquels il ne s’était pas exprimé, comme la biodiversité, mais je souhaitais surtout que nous actions les priorités et les moyens. Tous les ministres qui m’ont précédé se plaignaient des mêmes affres – les budgets au rabot, les décisions contradictoires prises par d’autres ministères, les interminables réunions interministérielles à Matignon où ils devaient se battre pour chaque décision, etc. J’espérais que les choses seraient différentes et qu’il y aurait davantage d’ambition.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans l’exercice de votre fonction ministérielle, vous avez été amené à poursuivre la fermeture de certains moyens de production carbonés et notamment à organiser la fin de la production d’électricité à base de charbon. Au moment où vous avez pris ces décisions, quelle place occupait la sécurité d’approvisionnement dans les réflexions ?

M. Nicolas Hulot. La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a plafonné à 63,2 gigawatts la production d’électricité d’origine nucléaire. Nous devions composer avec cette contrainte. Si le réacteur pressurisé européen (EPR) de Flamanville avait été opérationnel, il aurait pu compenser la fermeture d’une centrale ou d’un réacteur. En revanche, si aucune autre installation n’avait été à l’arrêt, il ne nous aurait pas permis de respecter la limite qui avait été fixée. Je parle sous le contrôle de Michèle Pappalardo, car ma mémoire peut faire défaut.

Nous avons retardé la fermeture de certaines centrales thermiques, parce que celle-ci aurait été trop brutale. Rien n’avait été prévu sur le plan social.

Nous avons également repoussé l’échéance concernant la réduction à 50 % de la part du nucléaire dans le mix électrique et reporté la fermeture de certains réacteurs.

Quand j’ai essayé d’évaluer les conséquences sociales et économiques de ces décisions et de savoir quels réacteurs devaient être prioritairement fermés, je n’ai pas réussi à obtenir d’informations suffisamment précises. Sans abandonner les objectifs, nous avons donc été obligés de revoir l’échéancier.

Après mon départ, des centrales thermiques ont été fermées, ainsi que les deux tranches de Fessenheim. Vous connaissez bien cette centrale, monsieur le président, et je maîtrise probablement moins que vous les débats sur l’opportunité de sa fermeture. Néanmoins, personne n’aurait pu imaginer que Flamanville prendrait autant de retard et que cet EPR ne serait toujours pas opérationnel aujourd’hui. Nous sommes face à un cas d’école. Tout le monde pensait que la fermeture d’un ou de plusieurs réacteurs serait compensée par l’ouverture de Flamanville.

Pourquoi Fessenheim était-elle en tête de liste ? Si je ne me trompe pas, en 2017, l’un des réacteurs avait été à l’arrêt pendant toute l’année et le second pendant une centaine de jours, soit un total d’environ 450 jours de fermeture. Nous avions également découvert des problèmes de corrosion – d’autres centrales étaient touchées. Par ailleurs, nous subissions une pression de la part de nos voisins européens concernant Fessenheim. Il s’agissait de notre plus vieille centrale et elle était à proximité de deux frontières. Nous devions en tenir compte.

J’avais demandé au secrétaire d’État Sébastien Lecornu d’envisager la mise en place de contrats de transition énergétique et écologique. Nous ne savions pas combien de temps prendrait le démantèlement, combien d’emplois seraient nécessaires ou quelles seraient les possibilités de reconversion. Ces questions n’avaient pas été étudiées, peut-être par manque de moyens, mais aussi parce qu’il n’existait pas de réponses claires. L’ancienne centrale de Brennilis, dans les monts d’Arrée en Bretagne, occupe toujours soixante-dix personnes, alors qu’elle a été arrêtée dans les années 1980. Le budget qui était prévu a explosé.

Nous manquions d’éléments cruciaux pour prendre des décisions et nous devions tenir compte de la contrainte fixée par la loi. Sauf si nous avions fait adopter un autre texte, celle-ci s’imposait à nous.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma question ne concernait pas la centrale de Fessenheim. L’expertise qui a été menée a conclu qu’elle n’était pas touchée par les problèmes de corrosion sous contrainte.

Quand vous étiez ministre d’État, vous avez dû organiser la sortie du charbon. Les décisions qui ont été prises s’inscrivaient dans la continuité de la décennie passée. Une dizaine de gigawatts de capacités de production thermique fossile a été fermée. La question a-t-elle été abordée sous l’angle de la sécurité d’approvisionnement ?

Pour compléter les propos que vous avez tenus, pouvez-vous nous indiquer où en était le démantèlement du réacteur de Chooz A lorsque vous étiez ministre d’État ?

M. Nicolas Hulot. J’ai retrouvé les chiffres exacts concernant Fessenheim : en 2017, l’un des réacteurs a été arrêté toute l’année ; le second l’a été pendant 82 jours. Ils l’ont été pour de bonnes raisons, mais, comme vous l’avez relevé, ce n’était pas à cause de problèmes de corrosion – ils ont concerné d’autres centrales.

En abandonnant le charbon, nous prenions évidemment un risque en matière d’approvisionnement. Pour le limiter, nous avons essayé d’améliorer les méthodes de stockage de l’électricité produite par les énergies renouvelables. Nous avons surtout augmenté les capacités de stockage de gaz et nous avons œuvré pour le faire accepter comme une énergie de transition.

Ces décisions sont intervenues au moment où nous avons fait adopter une loi mettant fin à la recherche et à l’exploitation des hydrocarbures en France, mais ces activités étaient très limitées.

Notre échéancier permettait d’éviter de fermer simultanément Fessenheim et les centrales à charbon. Nous avions compris que Flamanville ne serait pas opérationnel tout de suite. Nous en avons tiré les conséquences et nous avons reporté certains engagements. Ces décisions n’étaient pas faciles à prendre pour moi, car j’avais le sentiment de freiner toute la dynamique, mais j’en ai assumé la responsabilité. Il fallait tenir compte de notre vulnérabilité. Je ne pouvais pas prendre le risque d’une coupure générale d’électricité.

Mme Michèle Pappalardo, ancienne directrice de cabinet de M. Nicolas Hulot, membre de l’Académie des technologies. La fermeture des centrales à charbon était inscrite dans le programme du Président de la République et les premiers discours évoquaient une mise en œuvre immédiate de cette mesure. En étudiant attentivement la réalité de la production d’électricité, nous avons toutefois constaté notre retard en matière d’énergies renouvelables et de sobriété. Réseau de transport d’électricité (RTE) estimait en outre que, pour des raisons de sécurité, il ne fallait pas fermer les centrales à charbon tout de suite. Nous nous en sommes finalement très peu servi, mais nous n’avons pas voulu prendre de risques en matière d’approvisionnement.

Progressivement, les discours ont un peu évolué et ils sont devenus plus prudents quant à la date de fermeture des centrales à charbon. Sans être remise en cause, il était acté que celle-ci ne pourrait intervenir qu’une fois toutes les conditions réunies pour le faire de manière sécurisée, c’est-à-dire après 2019 ou 2020. RTE estimait en effet que la période 2018-2020 pouvait être tendue.

Nous avons donc ralenti le rythme et nous en avons profité, même si les échéances étaient proches, pour essayer d’anticiper les conséquences de ces décisions pour les territoires, notamment en recherchant des activités de substitution ou en proposant des formations aux personnels. M. Sébastien Lecornu avait pour mission de travailler avec les élus et l’ensemble des acteurs locaux. Nous souhaitions trouver des solutions avant l’arrêt des centrales, dont certaines ne sont d’ailleurs pas encore fermées aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Aviez-vous des informations sur l’état d’avancement du démantèlement du réacteur de Chooz A ?

Mme Michèle Pappalardo. Nous en avions certainement, mais je n’en ai aucun souvenir.

M. Nicolas Hulot. Ma réponse est identique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez indiqué ne pas avoir de réponses concernant le démantèlement de Fessenheim. Or Chooz A est souvent considéré comme le terrain d’apprentissage du démantèlement.

M. Nicolas Hulot. J’avais besoin d’ordres de grandeur. Concernant les déchets ultimes, chacun connaît les comparaisons par rapport à la taille des piscines olympiques. Le démantèlement d’une centrale représente toutefois des volumes de déchets beaucoup plus importants. Tous n’ont pas la même dangerosité, ni la même durée de vie. Il faut également pouvoir organiser le démantèlement dans le temps et avoir une idée du nombre de personnes nécessaires.

À Brennilis, le démantèlement a déjà coûté 850 millions d’euros et n’est toujours pas achevé. Nous ne savons pas quand il le sera. C’est un élément que nous devons prendre en considération. À un moment, il faudra que quelqu’un paie. Ce n’est pas un argument facile contre le nucléaire. C’est, en revanche, la preuve que nous devons tenir compte de tous les paramètres. Ce constat vaut aussi pour les énergies renouvelables. Nous n’y arriverons jamais si nous ne réussissons pas à sortir des postures dogmatiques.

M. le président Raphaël Schellenberger. Chooz A utilise la technologie standardisée du parc français ; Brennilis est un réacteur unique.

Mme Michèle Pappalardo. Vous avez raison. Brennilis est un cas très particulier. C’est un réacteur de recherche, qui utilise des techniques spécifiques et dont le démantèlement est très long.

Le démantèlement de Chooz est un cas d’étude pour EDF, mais il n’est pas achevé. Il ne fournit donc pas de vision globale. En outre, bien que la technologie utilisée soit identique, Chooz n’est pas comparable à Fessenheim : il ne s’agit pas d’une centrale type de notre parc. Les travaux en cours pourront certainement nous apporter quelques réponses. Néanmoins, nous devrons nous contenter de scénarios pendant encore un certain temps. Pour le moment, nous ne disposons pas d’un véritable cas pratique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous laisserons les experts juger de ces différences de technologies. Nous ne devons pas non plus oublier de nous replacer dans le contexte des années 2017 et 2018. Cinq ans ont passé.

Monsieur le ministre d’État, vous avez plusieurs fois déploré le manque d’informations ou la difficulté d’y avoir accès. Il me semble que le rapport de MM. Yannick d’Escatha et Laurent Collet-Billon a été remis lorsque vous étiez en fonction. Celui-ci aborde à la fois le nucléaire civil et le nucléaire militaire et a été presque immédiatement classé secret défense. La commission d’enquête a demandé à avoir communication des parties consacrées au nucléaire civil. Comme la presse s’en était fait l’écho à l’époque, ce rapport préconisait la construction d’au moins six EPR de nouvelle génération. En avez-vous eu connaissance ? Ce rapport a-t-il éclairé vos décisions ?

M. Nicolas Hulot. La sortie du nucléaire n’a jamais été actée au plus haut niveau de l’État. Personne ne m’a jamais dit qu’aucun nouvel EPR ne serait construit. Une fois l’objectif de 50 % du mix électrique atteint, la construction de nouveaux réacteurs était probablement envisagée. Je ne me souviens pas que ce rapport me soit parvenu en l’état, mais comme je voudrais dire la vérité et ne pas me tromper, je laisse la parole à Michèle Pappalardo.

Mme Michèle Pappalardo. Ce rapport a été réalisé à l’initiative de différents ministères, dont le nôtre – nous avions choisi M. d’Escatha – et avec un objectif très précis. Le nucléaire civil commençait à souffrir d’une perte de compétences. Puisqu’elle ne semblait pas toucher le nucléaire militaire, nous voulions nous inspirer des pratiques du ministère de la défense, notamment pour renforcer l’attractivité de ce secteur. Nous avons été un peu déçus, car le rapport ne traitait finalement pas ce sujet.

Je ne suis pas certaine d’avoir lu le rapport, ce qu’avait assurément fait le conseiller en charge de l’énergie. Nous en avions fait part au ministre d’État.

Nous espérions que le parallèle entre le nucléaire civil et militaire, qui est rarement fait, nous ouvrirait des pistes. Nos questions étaient très précises. Préconiser un plan de construction de centrales ne correspondait pas du tout à ce que nous attendions.

Je ne sais plus quand le rapport a été rendu, mais il me semble que c’était peu avant notre départ, à l’été 2018, ce qui explique que nous en ayons un souvenir limité. Il a en outre été rapidement classé secret défense, ce qui signifie que nous ne pouvions plus l’évoquer publiquement. Nous ne l’avons donc pas exploité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez commandé un rapport sur l’avenir de la filière. Pour la préserver, celui-ci préconise de construire des centrales. Pourquoi dites-vous que ce n’était pas la réponse que vous attendiez ?

Mme Michèle Pappalardo. Ce genre de rapport fait l’objet d’une décision interministérielle, mais nous avions clairement exprimé nos préoccupations. Elles avaient d’ailleurs orienté le choix des personnes. Nous cherchions à redynamiser la filière, en nous inspirant des pratiques de la défense. Nous pensions que le sujet serait abordé sous l’angle des ressources humaines – recrutement, formation, gestion des personnels.

De nombreux autres travaux, qui n’étaient pas classés, étaient en cours concernant l’évolution du parc nucléaire. RTE élaborait divers scénarios pour préparer la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ou permettre d’atteindre une part de 50 % du mix électrique. Nous examinions ces modèles à longueur de journée. Nous considérions donc que ce n’était pas l’objet de ce rapport.

M. Nicolas Hulot. Je remercie Michèle Pappalardo, qui a une mémoire plus précise que la mienne – je me suis éloigné de tous ces sujets depuis deux ans. Je suis incapable de vous dire si j’ai lu le rapport dans son intégralité, ce qui est toutefois peu probable. Je suppose qu’à l’époque, un de mes conseillers m’en avait transmis une synthèse.

Nous ne pouvions pas courir tous les lièvres à la fois : il n’était pas possible de baisser notre consommation, développer massivement les énergies renouvelables, réduire la part du nucléaire et construire de nouveaux EPR. Flamanville n’était toujours pas opérationnel. Aucun EPR, ni celui du Royaume-Uni, ni celui de Finlande, n’était en activité. Cette situation méritait de prendre un peu de recul. Il me semblait que nous n’étions pas à deux ans près et que nous ne pouvions pas nous lancer dans un tel projet au prétexte de conserver des savoir-faire. Une décision politique avait en outre été inscrite dans la loi. La production d’électricité à partir de l’énergie nucléaire était plafonnée.

Les EPR semblaient touchés par une malédiction, qui nous invitait à faire preuve de prudence dans nos choix et nos décisions. Nous pouvions assurer une certaine continuité de l’activité grâce aux exportations, puisque nous vendions des centrales à l’étranger. C’était un moyen de conserver des savoir-faire. Cet enjeu de compétences ne pouvait pas justifier la construction de nouveaux réacteurs. Il s’agissait à l’époque d’EPR équivalents à celui de Flamanville.

M. le président Raphaël Schellenberger. M. le ministre d’État a plusieurs fois souligné les difficultés d’accès à l’information. Madame la directrice de cabinet, comment sont traités et synthétisés les nombreux rapports produits pour éclairer le ministère ? Lors de son audition, Yves Bréchet a évoqué les 4 000 pages qu’il a rédigées en tant que haut-commissaire à l’énergie atomique et qui, selon lui, n’ont pas été lues.

Mme Michèle Pappalardo. Il est difficile d’apporter une réponse générale. Pendant les dix-huit mois du ministère, il ne me semble pas que nous ayons reçu énormément de rapports. Nous n’en avons pas eu vraiment le temps.

Ayant rédigé de nombreux rapports pour la Cour des comptes, j’ai une certaine expérience de ce qu’ils deviennent. Certains sont très utilisés, d’autres moins. Ce serait toutefois une erreur de considérer qu’ils ne servent à rien.

Le rapport que nous évoquons est un peu particulier, parce qu’il a été classé. Habituellement, lorsqu’un rapport est rédigé sur la politique énergétique, il est analysé par la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC). Quel que soit son auteur, elle a généralement été sollicitée pendant la phase de rédaction. Elle connaît donc bien le sujet et peut apporter au cabinet et au ministre d’État toutes les explications et précisions nécessaires.

Le cabinet dispose généralement d’un ou deux spécialistes de l’énergie, qui prennent connaissance du rapport et apportent leur éclairage.

Le ministre d’État ne peut pas lire intégralement tous les rapports qui lui sont transmis, mais il dispose de synthèses. J’avais, il y a bien longtemps, été directrice de cabinet de Michel Barnier. Avec Nicolas Hulot, nous avons organisé de nombreuses réunions avec la DGEC pour comprendre les différents sujets.

Les rapports n’ont pas vocation à être appliqués tels quels. Ils alimentent la réflexion et constituent une base de partage avec les autres ministères, avec Matignon et avec l’Élysée. Ils fournissent des informations, qui s’ajoutent à beaucoup d’autres éléments. La période que nous avons connue entre 2017 et 2018 était très particulière : RTE avait construit de multiples scénarios, en intégrant toujours de nouvelles hypothèses. Les échanges avec les experts étaient très riches. Nous avions régulièrement des discussions avec EDF, RTE, la DGEC et, pour certains sujets, avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ou l’Ademe.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors de son audition, Mme Ségolène Royal a présenté les dispositifs inscrits dans la loi de transition énergétique pour la croissance verte. Elle a nommément accusé Mme Pappalardo d’avoir détricoté cette loi et de l’avoir rendue inopérante. Je vous accorde donc un droit de réponse.

M. Nicolas Hulot. J’ai entendu ces propos de Mme Royal. Quand nous sommes arrivés au ministère, nous avons découvert que certains engagements qui avaient été pris concernant les territoires à énergie positive pour la croissance verte (TEPCV) n’étaient pas budgétés. Ils n’auraient pas été honorés, ce qui risquait de compliquer les relations entre l’État et les territoires. Cette situation était d’autant plus regrettable que de nombreux beaux projets étaient prévus. Nous nous sommes donc battus pour sauver ce dispositif – il manquait environ 350 millions d’euros.

Mme Michèle Pappalardo. Heureusement, les directrices de cabinet n’ont pas le pouvoir de détricoter les lois !

Les TEPCV représentaient une partie de l’enveloppe spéciale de transition énergétique. Celle-ci devait être de 750 millions d’euros, mais n’avait été financée qu’à hauteur de 400 millions. Il manquait donc 350 millions pour concrétiser l’ensemble des opérations. Certains nous ont demandé d’arrêter le dispositif et d’annuler les projets pour lesquels nous n’avions plus de crédits. Nous avons toutefois réussi à convaincre et obtenu que les engagements pris par la ministre soient respectés.

Mme Royal a également évoqué les procédures, qui avaient été critiquées par la Cour des comptes. Celle-ci avait relevé des irrégularités en matière de gestion administrative. Nous avons donc revu les modes de fonctionnement.

Au fur et à mesure des besoins, nous avons ajouté des crédits. Les derniers TEPCV ont été payés en juillet 2022. Le dispositif s’inscrivait dans la durée. Lorsque nous étions au ministère, nous n’avions donc pas de problèmes de trésorerie. Nous étions toutefois inquiets pour nos successeurs et tenions à ce que les financements promis soient disponibles.

De mémoire, nous avons dû dépenser 600 millions d’euros des 750 millions de l’enveloppe initiale. Certaines opérations – TEPCV ou autres – ont été annulées. Quelques projets restent en cours, mais bénéficient désormais de crédits du ministère.

La Cour des comptes avait relevé que beaucoup d’opérations bénéficiaient déjà des possibilités de financement dans le budget du ministère. L’enveloppe spéciale de transition énergétique était donc une forme de débudgétisation.

D’après Mme Royal, j’aurais tout fait, lorsque j’étais à la Cour des comptes, pour mettre fin aux TEPCV. Ce n’est pas le cas. Je n’appartenais pas à la chambre qui travaillait sur le sujet. Je l’ai découvert en arrivant au ministère. Ensuite, j’ai évidemment pris connaissance des rapports de la Cour des comptes et je m’en suis servie pour résoudre les problèmes qui avaient été identifiés, mais je n’ai jamais voulu remettre en cause les TEPCV. Au contraire, nous avons tout fait pour que les projets puissent se concrétiser.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous voilà donc rassurés !

M. Antoine Armand, rapporteur. Quand vous arrivez aux responsabilités, dans quel état trouvez-vous EDF ? Quelles sont les relations que vous entretenez avec la direction de cette entreprise ? Quelles sont les premières orientations que vous lui fixez ? Quelle marge de manœuvre avez-vous pour faire appliquer ces décisions ? Quelles limites constatez-vous alors que vous avez, à plusieurs reprises, évoqué la révolution culturelle que représenterait pour EDF le passage du nucléaire aux énergies renouvelables ?

M. Nicolas Hulot. EDF était l’un des partenaires de ma fondation. J’avais donc l’habitude de dialoguer avec cette entreprise et avec ses PDG avant d’entrer au gouvernement.

Il a été difficile de faire évoluer la culture d’EDF. Son métier était de vendre de l’électricité et d’en vendre le plus possible. La mutation a été longue, car elle remettait en cause toute la stratégie initiale de l’entreprise. Donner la priorité à la sobriété et à l’efficacité énergétique signifiait proposer aux clients des solutions leur permettant de moins consommer.

Quand je suis arrivé au gouvernement, j’ai rapidement reçu M. Jean-Bernard Lévy pour lui demander d’accélérer le développement des énergies renouvelables. Nous étions en retard par rapport à nos voisins. Le prix du kilowattheure pour le solaire ou l’éolien était en train de chuter. Tous les indicateurs montraient que, quoi qu’on en pense, les énergies renouvelables allaient prendre une place importante dans le mix énergétique au niveau mondial.

En France, nous étions dans une position particulière, compte tenu de la place du nucléaire dans la production d’électricité. Ce n’est pas le cas ici, mais la part du nucléaire dans la production d’électricité est trop souvent confondue avec la part du nucléaire dans la production d’énergie – le nucléaire représente environ 40 % de la consommation d’énergie primaire en France.

EDF a eu du mal à faire évoluer sa raison d’être. L’entreprise, comme Total, a proposé un plan en faveur du solaire. Elle s’est progressivement engagée dans les énergies renouvelables, mais cette mutation n’a pas été spontanée. Tout ce qui pouvait mettre en péril les savoir-faire que nous évoquions tout à l’heure était difficile à vivre pour EDF. Néanmoins, je voulais que nous réduisions la consommation, que nous accélérions le développement des énergies renouvelables et, s’agissant du nucléaire, que nous prenions le temps nécessaire pour analyser la situation, sans brutalité et sans irréversibilité. Nous n’étions pas à deux ans près pour prendre des décisions.

Avec EDF, nos relations étaient donc courtoises, mais nous avions des logiques et des points de vue différents.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les anciens responsables d’EDF – nous auditionnerons le responsable actuel dans quelques minutes – nous ont fait part de leurs craintes concernant la perte de compétences. L’absence de construction de nouveaux réacteurs après l’EPR de Flamanville et les décisions inscrites dans la PPE consécutive à la loi de 2015 ont marqué un coup d’arrêt à l’attractivité du secteur. Le risque était également de voir disparaître les savoir-faire qui existaient au sein d’EDF et de ses sous-traitants. Vos interlocuteurs vous avaient-ils fait part de ces inquiétudes ?

M. Nicolas Hulot. Il s’agissait en effet de leur principal argument, qui n’était pas totalement infondé, et ils étaient dans leur rôle en le mettant en avant. Mais la perte de compétences est-elle réellement aussi brutale ? Justifiait-elle de prendre des décisions de manière excessivement rapide, alors que l’efficacité des EPR n’avait pas été démontrée ?

Nous avons l’impression que Flamanville est une histoire passée, mais rien n’est réglé, ni sur le plan économique, ni sur celui de la technologie. Pour décider de relancer cette filière, il aurait fallu que nous soyons un peu rassurés. Or nous ne l’étions pas.

Avec le changement climatique, le nucléaire se refait une forme de vertu car il émet peu de gaz à effet de serre. Je comprends cet argument et je suis incapable de démontrer que la France pourrait se passer du nucléaire, tout en respectant les contraintes et objectifs qu’elle s’est fixés. Néanmoins, nous devons éviter les excès de confiance. Nous avons parfois tendance à faire preuve d’une forme d’amnésie collective dans ce domaine.

À l’époque, en 2017, l’expérience de Flamanville était plutôt calamiteuse. Il ne me semblait pas possible de relancer la construction de plusieurs EPR dans ce contexte. Au contraire, il fallait prendre du recul.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous venez de dire que vous êtes incapable de faire la démonstration que nous pourrions nous passer du nucléaire dans notre mix électrique. Pourtant, en mars 2018, vous saluiez la future fermeture de Fessenheim comme le début d’un « mouvement irréversible » concernant le nucléaire et, en août 2018, dans l’entretien célèbre où vous avez annoncé votre démission du gouvernement, vous dénonciez la « folie inutile économiquement et techniquement, dans laquelle on s’entête ». Je suppose que ce « on » était le gouvernement auquel vous ne vouliez plus appartenir. Je ne suis pas certain de bien comprendre l’articulation entre vos différents propos.

M. Nicolas Hulot. Lorsque j’ai prononcé ces phrases, les désagréments – c’est un euphémisme – que nous connaissions à Flamanville et les difficultés rencontrées par les EPR du Royaume-Uni et de Finlande nous montraient que nous étions dans une forme de fuite en avant. Dans le secteur économique privé, de tels dérapages budgétaires entraîneraient immédiatement des sanctions pour les responsables. S’agissant des délais, nous ne savons même pas combien nous aurons de retard.

Ce qui était « irréversible » était le rééquilibrage du mix énergétique en faveur des énergies renouvelables. J’ai toujours considéré que l’atteinte de l’objectif de 50 % de nucléaire dans la production d’électricité constituait un point de passage permettant de déterminer si nous pouvons aller plus loin et notamment accélérer le développement de la filière éolienne.

La politique énergétique de la France donne lieu à une communication pathétique. Les débats crispés entre les pro- et les antinucléaires, les pro- et les anti-énergies renouvelables, notamment l’éolien, créent une espèce de front de refus dans tout le territoire. Celui-ci constitue évidemment une contrainte supplémentaire. En tenant compte de tous ces paramètres, je ne suis pas capable de vous dire si nous pourrons nous passer du nucléaire. Du point de vue technologique, ce serait possible. Le Portugal l’a fait pendant 103 jours. Le Costa Rica vient de le faire pendant un an et demi. Ce pays exporte une partie de sa production énergétique à partir des énergies renouvelables vers les pays voisins.

Si nous n’étions pas confrontés à tous ces freins, je suis convaincu que les énergies renouvelables nous permettraient, avec les interconnexions européennes, de disposer d’une indépendance qui serait sinon totale du moins importante.

Si nous relançons le nucléaire – ce qui semble être la voie dans laquelle nous nous dirigeons –, il ne faudra pas non plus faire abstraction des résistances qui ne manqueront pas de s’exprimer, en particulier s’agissant des déchets. Personne ne veut de ces déchets. La France est en contentieux avec plusieurs pays qui nous ont confié leurs déchets à retraiter et qui ne veulent pas les récupérer. Par ailleurs, le refroidissement des réacteurs des centrales nucléaires nécessite beaucoup d’eau. La situation hydrique actuelle en France doit nous faire réfléchir. Disposerons-nous de ces ressources en quantité suffisante à long terme ?

Nous ne devons pas nous précipiter. Il faudra prendre des risques, mais nous devrons les prendre en toute transparence, après un débat de société. Ces choix ne peuvent pas être guidés par des considérations idéologiques, dogmatiques ou purement politiques.

M. Antoine Armand, rapporteur. Avant que vous n’arriviez au ministère, la question des déchets était très présente dans vos prises de position. Elle constituait un argument majeur pour demander la sortie rapide et irréversible du nucléaire en France.

En matière de déchets nucléaires, l’une des solutions est de fermer le cycle, c’est-à-dire de réutiliser à l’infini le combustible, totalement ou au moins en grande partie. En 2010, la France avait lancé le projet Astrid, qui visait à mettre au point un démonstrateur en vue d’une phase industrielle future. Ce nouveau type de réacteur aurait pu absorber les déchets, donc résoudre le problème.

Le haut-commissaire à l’énergie atomique Yves Bréchet, qui était en poste au moment où vous étiez vous-même ministre d’État, nous a assuré vous avoir transmis de nombreux rapports, à vous, ainsi qu’à votre directrice de cabinet, pour souligner l’importance de ce projet. Il a déploré son arrêt au stade des études préalables. Le démonstrateur n’a jamais été construit.

Puisque vous étiez particulièrement inquiet de la question des déchets nucléaires, avez-vous soutenu ce projet qui aurait permis de les supprimer en quasi-totalité en fermant le cycle ? Au contraire, y étiez-vous opposé et, dans ce cas, pour quelles raisons ?

M. Nicolas Hulot. Là encore, j’ai essayé de ne pas être dogmatique. Un procédé permettant de créer un cercle vertueux dans lequel les déchets deviendraient des ressources aurait évidemment constitué une belle illustration de l’économie circulaire.

Quand nous étions au gouvernement, le sujet n’était pas, à ma connaissance, dans le débat public. La discussion avait lieu avec le commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). M. François Jacq, que nous avions nommé à la tête de cet organisme, avait proposé un rééquilibrage de son action, afin de conserver un budget constant. Il a décidé de privilégier le réacteur de recherche Jules Horowitz (RJH), qui se trouve à Cadarache. Celui-ci étudie l’optimisation des technologies actuelles, notamment face à leur vieillissement. Compte tenu des problèmes de corrosion que nous avons découverts, ce choix était le bon.

Nous ne pouvions pas courir tous les lièvres à la fois. Nous avions pris un tel retard dans le respect de nos engagements qu’il devenait urgent de disposer de technologies opérantes. Si j’ai bien compris, le projet Astrid visait à construire un démonstrateur non un réacteur qui aurait produit de l’énergie. D’après les informations dont je disposais, aucune application industrielle n’était attendue avant 2050. Il me semblait que nous avions d’autres priorités, dans le domaine de la sobriété ou des énergies renouvelables.

Astrid permet en effet de réutiliser une grande partie des combustibles usés, ce qui accroît un peu notre indépendance. Cette ressource n’est pas perdue et restera disponible. Le procédé produit toutefois d’autres déchets. En réalité, les volumes sont divisés par cinq. Ce résultat est loin d’être négligeable, mais le réacteur n’aurait pas été disponible avant 2050. Or d’ici à cette date, les énergies renouvelables pouvaient prendre une place majeure dans notre mix énergétique.

Je n’ai pas pris part à la décision, mais si vous m’aviez demandé mon avis à l’époque, je vous aurais répondu que ce projet ne me semblait pas prioritaire. Les travaux sont très avancés à Cadarache. Ils répondent aussi aux besoins de la médecine nucléaire. Je partage donc complètement le choix qui a été fait par M. François Jacq.

Mme Michèle Pappalardo. Plusieurs autres choix étaient possibles, en dehors du réacteur Jules Horowitz. Rétrospectivement, les bonnes décisions ont été prises, compte tenu du cadre budgétaire.

Le budget du CEA n’était pas totalement constant, puisque nous l’avions augmenté de 300 millions dans la loi de finances pour 2018, la seule que nous avons élaborée. Le CEA rencontrait quelques difficultés, étant donné l’évolution de ses différents programmes, et nous avions tenu à lui accorder des moyens supplémentaires.

M. Bernard Bigot avait beaucoup insisté sur l’intérêt du réacteur Jules Horowitz, notamment pour la médecine. De nombreux travaux étaient nécessaires pour le nouveau programme nucléaire et les EPR. Le choix du réacteur Jules Horowitz était plutôt judicieux, compte tenu des enjeux de maintenance et de prolongation de la durée de vie des centrales.

Nous n’étions pas directement à la manœuvre, car les décisions étaient plutôt prises par le CEA, dont nous ne sommes que l’une des tutelles. Même si M. Bréchet ne partageait pas les choix qui ont été faits, les autres acteurs du monde du nucléaire considéraient qu’il n’y avait pas d’urgence à concentrer les moyens sur le projet Astrid. Celui-ci a été suspendu, mais beaucoup d’études ont été faites et la phase de démonstration pourra toujours être relancée, si cela est nécessaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comme d’autres interlocuteurs l’ont exprimé devant cette commission d’enquête, vous avez indiqué que l’objectif de 50 % de nucléaire dans le mix électrique ne reposait pas sur une étude d’impact technique prenant en compte les conséquences sur le réseau, notre capacité à produire des énergies renouvelables et l’impact sur notre sécurité d’approvisionnement.

J’aimerais que vous vous exprimiez, l’un et l’autre, à ce sujet, pour m’assurer que vous avez bien la même lecture de la situation que nos autres interlocuteurs, en poste à l’époque ou arrivés aux responsabilités par la suite. Avez-vous constaté, en arrivant au ministère, que les dispositifs permettant d’atteindre cet objectif à l’horizon 2025 – à un ou deux ans près –, tout en garantissant la sécurité d’approvisionnement, n’existaient pas, comme pourrait d’ailleurs le confirmer votre décision de repousser la fermeture de certaines centrales pilotables ?

M. Nicolas Hulot. Cette difficulté ne nous a pas échappé. J’ai énuméré les différentes contraintes auxquelles nous devions faire face en introduction. La sécurité d’approvisionnement est un paramètre aussi important que la réduction des émissions de gaz à effet de serre ou la sobriété énergétique.

C’est pourquoi nous avons pris des mesures pour essayer de faciliter et d’accélérer le développement des énergies renouvelables. Entre le début d’un projet éolien et sa réalisation, il s’écoulait entre huit à dix ans. Ces délais entraînaient des aberrations, puisque les technologies prévues étaient devenues obsolètes et qu’il était nécessaire, pour implanter des éoliennes de nouvelle génération, de reprendre le projet au début. La situation était kafkaïenne.

Nous avons élaboré un projet de loi qui aurait théoriquement dû nous permettre d’accélérer le développement des énergies renouvelables, mais les oppositions sont restées très virulentes. Nous avons également augmenté les capacités de stockage de gaz. La réflexion a été engagée, non sans difficulté, sur le stockage de l’hydrogène. Cette technologie est très prometteuse pour les transports collectifs, probablement le transport ferroviaire et pourquoi pas le transport maritime. Certaines échéances ont été repoussées. Nous ne nous sommes pas entêtés. Beaucoup de dispositions ont été prises pour ne pas mettre en péril notre approvisionnement. Ce paramètre a rapidement prévalu. Nous ne pouvions pas prendre de risques dans ce domaine.

La situation était compliquée car l’objectif de 50 % était inscrit dans la loi. À moins de changer la loi, nous devions le respecter. Nous avons donc essayé de prendre toutes les précautions nécessaires pour préserver la sécurité d’approvisionnement.

Selon un récent rapport de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), nous pourrions plus facilement nous passer du gaz russe si les engagements du Grenelle de l’environnement avaient été respectés. Lorsqu’ils sont fixés, les objectifs sont probablement étayés, mais ils ne s’accompagnent pas des moyens et des méthodes permettant de les mettre en œuvre. Il n’y a pas de stratégie ou de feuille de route, ce qui débouche toujours sur des situations complexes.

Quand je suis arrivé au ministère, les objectifs n’étaient pas tenus, l’impératif climatique était de plus en plus pressant, le parc nucléaire était vieillissant et Flamanville ne fonctionnait pas, ce qui ne créait pas de dynamique autour de cette technologie. Il fallait essayer de combiner tous ces paramètres en gardant son sang-froid.

Mme Michèle Pappalardo. L’objectif de limiter la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % en 2025 n’était pas tenable. Du retard avait été pris concernant les énergies renouvelables. Nous savions que l’objectif de 23 % en 2020 était irréaliste. Les miracles n’existent pas en matière de construction d’infrastructures énergétiques. Généralement, les surprises sont plutôt inverses !

Sur le papier, tous les objectifs peuvent être atteignables. Il suffit de faire bouger les paramètres, mais les efforts qu’il aurait fallu engager étaient irréalistes. Nous l’avons expliqué au ministre d’État, qui n’était pas particulièrement content de devoir annoncer ce type de décision. Pourtant, il n’y avait pas d’autre option. Il fallait reprendre la réflexion, revoir les scénarios et refaire une planification pour espérer atteindre les 50 % en 2035.

La PPE a été achevée après notre départ, mais nous pensions à l’époque que l’échéance de 2035 était réaliste. Beaucoup d’efforts seront néanmoins nécessaires pour la respecter.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous avons récemment voté une nouvelle loi pour accélérer l’implantation des énergies renouvelables. Vous aviez déjà pris des dispositions dans ce domaine, notamment dans la loi de 2018. Quel bilan dressez-vous des difficultés d’implantation rencontrées par l’éolien terrestre, l’éolien maritime et le photovoltaïque ? Sont-elles principalement liées à l’acceptabilité sociale ou à l’émergence d’une filière industrielle ? Quel est le frein le plus important ?

M. Nicolas Hulot. La communication a été assez désastreuse sur les énergies renouvelables, qui sont toujours opposées au nucléaire. Il y a également un manque d’informations concernant les capacités de ce dernier. La fronde est très organisée, comme nous l’avons constaté lors des dernières élections, souvent au nom de l’écologie d’ailleurs. À moins de passer en force, tout est donc très compliqué. Il s’agit pour moi de la principale difficulté, même si la structuration des filières a probablement pris du retard.

Les autres pays n’ont pas connu les mêmes problèmes, parce que le sujet n’y est pas devenu aussi politique. En France, il constitue désormais un marqueur, ce qui est désolant. Nous aurions dû réussir à dépasser ces oppositions.

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) considère que la majorité de l’électricité produite dans le monde le sera prochainement grâce aux énergies renouvelables. Nous sommes malheureusement très en retard à l’échelle européenne.

Nous ne pouvons pas être totalement indépendants avec les énergies renouvelables, notamment à cause des terres rares, mais la situation est identique pour le nucléaire. Nous ne maîtrisons pas toute la chaîne de valeur, contrairement à l’image qui est parfois véhiculée.

L’indépendance énergétique, c’est-à-dire le fait de disposer d’une énergie dont nous maîtrisons la technologie, l’approvisionnement et les conséquences dans le temps pour ne pas peser sur les générations futures, est un facteur de paix. Aurions-nous réagi de la même façon face au conflit ukrainien si nous n’avions pas été aussi dépendants du gaz russe ? Je n’en sais rien, mais je pose la question.

Les pays en voie de développement n’ont pas besoin de grandes unités de production utilisant des technologies sophistiquées, dont l’entretien est très coûteux. Le vent, le soleil, la géothermie ou le gradient thermique sont des énergies primaires gratuites. Des technologies sont évidemment nécessaires pour les transformer en électricité, mais celles-ci peuvent être relativement simples.

Les énergies renouvelables représentent 75 % de la production d’électricité au Danemark, 50 % en Allemagne et 47 % en Espagne. Ces pays ont pour objectif d’atteindre 100 % ou 80 % en 2030. J’ai l’impression que nous en sommes en train de rater le train et notre production d’électricité s’est effondrée en 2022.

En 2025, les énergies renouvelables seront la première source d’énergie dans le monde. Quelles que soient nos convictions concernant le nucléaire, nous devons les développer. Elles constitueront au moins un complément de capacités indispensable.

Si nous accélérons le développement des énergies renouvelables, nous pourrons faire la démonstration de notre capacité à nous passer, ou non, du nucléaire. Toutes les compétences n’auront probablement pas été perdues d’ici là.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez évoqué le retard de la France en matière d’énergies renouvelables. M. Jean-Louis Borloo déplorait d’ailleurs que les objectifs fixés dans ce domaine s’appuient sur la classification de la taxonomie européenne, sans tenir compte de la décarbonation de notre mix électrique.

Pour combler les besoins des quinze ou vingt-cinq prochaines années, pensez-vous qu’il serait préférable de produire ou d’importer de l’électricité d’origine fossile, issue notamment de centrales thermiques au gaz, ou de construire de nouvelles centrales nucléaires ? Si vous étiez toujours au gouvernement, quelle option privilégieriez-vous ?

M. Nicolas Hulot. L’Allemagne a choisi de sortir du nucléaire et d’utiliser les énergies fossiles comme énergie de transition. Nous avons la chance de ne pas être face à un choix aussi douloureux, parce que nous pouvons compter sur notre parc nucléaire. Nos cinquante-six réacteurs ne sont pas obsolètes. Il est regrettable que nous n’ayons pas pu avoir une approche rationnelle, nous permettant d’évaluer l’état de chaque réacteur. Certains auraient pu être prolongés sans remettre en cause la sécurité.

Nous aurions pu diminuer progressivement la part du nucléaire et, au fur et à mesure, augmenter celle des énergies renouvelables. Ce mouvement aurait été accompagné par une baisse de la consommation. La sobriété est une condition du succès. Sans elle, nous ne pourrons pas atteindre nos objectifs.

Nous n’allons pas fermer notre parc nucléaire demain. Nous pouvons attendre 2035 – ce n’est pas si loin – pour prendre des décisions concernant de nouvelles constructions. Dans quelques années, nous aurons une vision beaucoup plus claire de la situation et toutes les solutions resteront envisageables. J’aurais donc privilégié ce choix. En tout cas, je n’aurais donné aucun signal en faveur des énergies fossiles car la question climatique constitue une priorité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Votre raisonnement consiste à développer au maximum les énergies renouvelables, mais je suppose que vous avez déjà tout mis en œuvre pour assurer cette montée en puissance, en tant que ministre d’État, présidente de l’Ademe ou commissaire générale au développement durable. Nous votons régulièrement des lois d’accélération du développement des énergies renouvelables. Pourtant, l’écart entre nos objectifs et nos capacités installées continue à croître.

Quels leviers pourrions-nous activer, ou activer différemment, pour faire un bond à la hauteur de l’urgence climatique ? Comme Mme Delphine Batho l’a rappelé récemment devant notre commission d’enquête, si nous voulons disposer de points de passage avant 2050, les échéances se situent en 2030 et 2035.

M. Nicolas Hulot. Je suis atterré par ces difficultés, d’autant que si une relance massive du nucléaire était décidée, elle susciterait aussi des résistances. Ceux qui sont opposés à l’implantation des éoliennes ne seront probablement pas très contents de l’implantation de nouveaux réacteurs ou de centres de stockage de déchets.

Des pistes sont à explorer. En Allemagne par exemple, 40 % des énergies renouvelables sont produites par des coopératives citoyennes, qui associent des agriculteurs, des communes ou des particuliers. Elles sont plus d’un millier, parce que chacun y trouve immédiatement son intérêt.

Je peux comprendre les réserves liées à des considérations esthétiques ou patrimoniales. J’aime l’océan et, comme j’habite près de Saint-Brieuc, je suis un peu triste de voir l’horizon barré par des éoliennes. Néanmoins, nous ne pouvons pas tout refuser.

Le consommateur doit également trouver son intérêt. Or la production d’énergie à partir du nucléaire ne sera probablement pas la moins coûteuse dans les années à venir. De nouveaux critères de sécurité ont été instaurés après les différents accidents nucléaires, ce qui a entraîné une augmentation des prix. À l’inverse, les prix de l’électricité produite à partir des énergies renouvelables ont tendance à chuter. Cet argument devrait prévaloir et permettre de revenir à une forme de raison.

Il est désolant que le débat énergétique ait pris cette tournure et que les énergies renouvelables, en particulier les éoliennes, aient si mauvaise presse. La responsabilité de cette situation n’est pas seulement politique. Elle est sociétale. Nous devons faire des choix. Si nous optons pour le nucléaire, faisons-le en toute transparence, sans occulter aucun des risques, y compris celui que cette voie soit hasardeuse du point de vue économique.

Mme Michèle Pappalardo. L’image des énergies renouvelables a tout de même évolué. Au début, il était très difficile de faire accepter l’idée qu’une autre forme d’électricité était possible. En France, le nucléaire était paré de toutes les vertus.

Nous entendons souvent que les énergies renouvelables, notamment l’éolien, ont mauvaise presse – le ministre d’État vient de le dire. Pourtant, lorsque les Français sont interrogés à ce sujet, ils sont plutôt favorables à leur développement. L’Ademe réalise un sondage dans ce domaine depuis le début des années 2000, ce qui permet d’analyser les évolutions.

Depuis deux ou trois ans, l’avis positif concernant le nucléaire est supérieur à 50 %, ce qui est souvent mis en avant. Selon les périodes, il oscille entre 40 et 60 %. Aujourd’hui, il a clairement passé le seuil des 50 %. En revanche, personne ne donne les résultats obtenus par les énergies renouvelables. De mémoire, le développement des éoliennes est pourtant souhaité par 75 % des sondés. L’enthousiasme est donc bien plus marqué que pour le nucléaire. Le photovoltaïque atteint des sommets, autour de 85 %.

Les Français sont favorables aux éoliennes, y compris lorsqu’ils sont directement concernés. Dans le sondage, une question s’adresse en effet aux personnes qui résident à côté des parcs éoliens, même si ceux-ci sont désormais assez éloignés des habitations. Elles témoignent d’une adhésion supérieure à la moyenne des personnes interrogées.

Nous lisons la presse, nous écoutons ceux qui critiquent et, comme souvent, nous ne nous intéressons pas aux trains qui arrivent à l’heure. Beaucoup de Français sont contents du développement des parcs éoliens, parce qu’ils en perçoivent l’intérêt, pour eux et pour leur territoire.

Je ne sais pas ce que nous pourrions faire pour accélérer fortement le développement des énergies renouvelables. En matière d’énergie, rien ne peut se faire du jour au lendemain de toute façon.

Il faut poursuivre la simplification des procédures. Nous avions commencé à le faire pour l’éolien offshore, en travaillant avec M. Sébastien Lecornu. Des mesures avaient également été prises en faveur du photovoltaïque. Nous avions réussi à raccourcir les délais de deux ou trois ans, ce qui n’est pas négligeable. Il faut également que les élus et les citoyens soient plus étroitement associés aux projets, pour qu’ils en comprennent mieux l’intérêt. Il est toujours difficile de savoir comment ce type de texte sera utilisé, mais j’espère que la nouvelle loi qui a été votée apportera des améliorations.

S’agissant du photovoltaïque, nous assistons à un développement important de l’autoproduction dans les maisons individuelles. De tels projets pourraient aussi être lancés dans les immeubles. Des perspectives intéressantes existent, à condition de clarifier certaines modalités d’organisation et de financement.

L’autoproduction territoriale, voire individuelle, est aussi un moyen de s’adapter au changement climatique et d’être résilient en cas de phénomène extrême perturbant le fonctionnement du réseau. Elle prend de l’importance.

Tout ne va pas changer du jour au lendemain, mais nous devrions tout de même progresser.

M. Nicolas Hulot. Nous sommes un peu pris de court pour répondre à votre question, même si nous aimerions pouvoir vous proposer une recette miracle.

Le prix de l’énergie est devenu un élément déterminant pour les ménages, et d’ailleurs pour tous les acteurs économiques. Or le développement du nucléaire n’entraînera pas une baisse du coût de production. J’essaye d’être le plus nuancé et le plus objectif possible. Néanmoins, je suis bien placé pour savoir que nous ne connaissons pas tous les coûts liés au nucléaire : aux coûts de production s’ajoutent les coûts induits par l’entretien, éventuellement la construction de nouveaux EPR, le démantèlement et le traitement des déchets. Il s’agit de coûts masqués, parce qu’ils sont encore inconnus.

À l’échelle mondiale, le coût du kilowattheure éolien a diminué de 72 % en douze ans et celui du solaire de 90 %. C’est un argument fort. La démonstration est en train de se faire que massifier les énergies renouvelables entraîne une baisse des prix, ce qui n’est pas le cas pour le nucléaire, au contraire. Le meilleur service que nous pourrions rendre aux consommateurs est donc de faire la part belle aux éoliennes. L’autoproduction est aussi une évolution très positive, même si, malheureusement, des personnes ont installé des panneaux solaires sans avoir de stockage, ce qui signifie que l’électricité produite dans la journée repart dans le réseau. De nombreuses malfaçons sont encore à déplorer.

La démonstration a été faite que les énergies renouvelables, qui étaient considérées comme n’étant pas compétitives, le sont désormais. L’Agence internationale de l’énergie fait autorité dans ce domaine.

M. Antoine Armand, rapporteur. RTE estime toutefois qu’un scénario fondé uniquement sur les énergies renouvelables serait plus coûteux en coûts complets qu’un scénario diversifié.

Plusieurs des personnes que nous avons auditionnées ont relevé que les énergies renouvelables non électriques – et tout ce qu’elles impliquent, comme la capacité à transférer les usages vers de la chaleur renouvelable par exemple – étaient des parents pauvres de la stratégie énergétique. Comment les avez-vous pris en compte lorsque vous étiez au ministère et, madame Pappalardo, à la tête de l’Ademe puis du Commissariat général au développement durable (CGDD) ?

M. Nicolas Hulot. J’ai eu la chance de pouvoir profiter de l’expérience acquise par Michèle Pappalardo à l’Ademe. Une des premières mesures que nous avons prises a été le développement de l’usage de la chaleur. Nous avons significativement abondé le fonds Chaleur. Nous avons parfois tendance à sous-estimer les énergies renouvelables non électriques mais elles doivent occuper une place importante, comme la biomasse.

Pour le moment, nous avons abandonné l’utilisation des courants marins, du mouvement de la houle, du gradient thermique, etc. Tout dépend des territoires. Si la Guadeloupe par exemple avait utilisé la géothermie – il serait intéressant de savoir pourquoi elle ne l’a pas fait, peut-être que certains n’y avaient pas intérêt –, elle aurait certainement pu atteindre une forme d’autonomie énergétique.

Nous disposons de gisements importants, que nous pourrions exploiter avec des réseaux intelligents, en nous appuyant sur les interconnexions. Il faut évidemment faire preuve de prudence, parce que le sujet est très complexe et que beaucoup de paramètres sont aléatoires, mais je suis convaincu que ce scénario serait idéal.

Mme Michèle Pappalardo. Je vous remercie de cette question, car la chaleur est effectivement le parent pauvre de la politique énergétique. Le fonds Chaleur est un outil essentiel, car il s’inscrit dans la durée. Les règles peuvent changer, mais le dispositif perdure. La géothermie vient également de faire l’objet d’un plan de relance.

La chaleur permet de combiner une production et une consommation locales. En utilisant des ressources qui peuvent être différentes, les territoires disposent ainsi d’une forme d’indépendance.

L’augmentation du fonds Chaleur n’a pas été simple à obtenir car il s’agissait d’une dépense supplémentaire. Même si son efficacité est supérieure à celle de bien d’autres investissements et qu’elle peut être démontrée, il est toujours difficile de convaincre quand il s’agit d’une dépense supplémentaire. Contrairement aux énergies renouvelables électriques, ce n’est pas un tarif qui dépend des implantations, au fur et à mesure de celles-ci – la dépense est plus visible.

Il faut donc continuer à travailler sur les énergies thermiques, y compris le solaire thermique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie.

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23.   Audition de M. Luc Rémont, Président-directeur général d’EDF (28 février 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous reprenons nos travaux cet après-midi avec l’audition de Monsieur Luc Rémont, président-directeur général d’Électricité de France (EDF). Monsieur le président-directeur général, merci d’avoir accepté notre invitation. La nature de nos échanges sera sûrement un peu différente à la fois de ceux que nous avons eus avec vos prédécesseurs et plus globalement, de l’objet de nos travaux, puisque nous sommes entre le constat et les propositions.

Néanmoins, cette audition s’inscrit dans la continuité de celles auxquelles nous avons procédé avec les groupes qui travaillent actuellement au sujet énergétique, avec Monsieur Patrick Pouyanné ou Madame Catherine MacGrégor. Votre audition parachève donc ce tour d’horizon des groupes qui ont profondément marqué l’histoire énergétique de notre pays, constituant des atouts essentiels pour l’ensemble de nos filières industrielles et garantissant aux Français l’accès à l’énergie.

La commission a plus particulièrement axé ses auditions sur l’électricité, compte tenu de ses caractères physiques et enjeux particuliers en matière d’indépendance énergétique. Nous avons entendu deux de vos actuels collaborateurs, Messieurs Bensasson et Lewandowski. Leur audition a permis de faire un tour relativement complet de la situation et des perspectives des différentes filières prises en charge au niveau national et international par EDF – le nucléaire, l’hydroélectricité et les autres énergies renouvelables – sachant que la position d’EDF selon ces différentes filières, notamment vis-à-vis de concurrents potentiels sur le territoire national, est variable. Les présidents d’honneur d’EDF nous ont également présenté leurs analyses, ordonnant ainsi partiellement le puzzle de l’histoire énergétique de la France. Par ailleurs, nous avons écouté avec attention les représentants des syndicats siégeant au sein du comité économique et social (CSE) de votre entreprise et ceux des syndicats représentatifs au niveau national du secteur de l’énergie.

Enfin, la commission a auditionné les représentants des différentes entités qui gravitent autour d’EDF : Framatome, Orano, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), le Réseau de transport d’électricité (RTE), la Commission de régulation de l’énergie (CRE), etc. Dans le temps imparti à une commission d’enquête, nous avons voulu recueillir des éléments d’information de l’amont (la recherche) à l’aval (les cycles industriels du domaine de l’énergie, plus particulièrement du secteur nucléaire). Les atouts de la filière ont été maintes fois soulignés et divers défis ont été identifiés, à la fois politiques, juridiques, financiers, techniques et de gouvernance.

Votre audition nous permettra certainement d’y voir encore plus clair. Elle complétera le rapport d’activité du groupe publié il y a une dizaine de jours et nous permettra de nous projeter dans les mois et les années à venir pour votre groupe, temporalité dans laquelle s’inscriront également les propositions qui émaneront de nos travaux.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Luc Rémont prête serment.)

M. Luc Rémont, président-directeur général d’EDF. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner l’occasion de m’exprimer devant votre commission d’enquête. Comme vous l’avez rappelé, mon arrivée à la tête d’EDF est récente et elle me conduira naturellement à parler davantage de l’avenir que du passé, sur lequel vous avez auditionné mes prédécesseurs. Je vous remercie pour votre travail qui m’a permis de compléter mon savoir de l’entreprise.

Depuis trois mois à la tête d’EDF, j’ai consacré une grande partie de mon temps aux rencontres de terrain et aux échanges avec les équipes, nos partenaires industriels et nos clients. J’ai été impressionné par le niveau de compétences et d’engagement des collaborateurs du groupe, alors qu’ils traversent une situation particulièrement difficile. Le marché de l’énergie vient de subir une série de chocs : les conséquences de la pandémie, la vigueur de la reprise économique qui a suivi et la guerre en Ukraine avec l’arrêt progressif des principales voies de livraison de gaz à l’Europe. Or, l’organisation du marché européen de l’électricité et du gaz n’était pas totalement conçue pour faire face à des chocs successifs d’une telle amplitude sur la demande, l’offre et les prix.

Des décisions exceptionnelles ont été prises pour faire face à l’urgence. Elles ont permis de garantir la sécurité d’approvisionnement, malgré la pénurie de gaz et les faillites de certains fournisseurs. Qui plus est, un processus de concertation est maintenant engagé au niveau européen sur les besoins de réforme de l’organisation du marché.

En parallèle, EDF a été confrontée en 2022 à la plus grande crise énergétique depuis 1973 et à la plus grande crise opérationnelle depuis sa création. La découverte du phénomène de corrosion sous contrainte et l’arrêt de réacteurs pour contrôle et réparations – car la sûreté nucléaire est la priorité absolue d’EDF – ont entraîné une baisse de la production à un niveau jamais atteint dans l’histoire du parc nucléaire total, totalisant in fine 279 térawattheures. La sécheresse qui a sévi en 2022 a amputé également la production hydraulique dans des proportions exceptionnelles, pas seulement en France, mais dans la plupart des pays européens.

Heureusement, la mobilisation et le professionnalisme de toutes les équipes du groupe EDF ont été à la hauteur de l’enjeu. L’ensemble des capacités techniques d’EDF et de la filière nucléaire a été mobilisé sur la corrosion sous contrainte pour identifier, caractériser, définir les solutions, puis industrialiser leur déploiement avant de reconnecter les réacteurs arrêtés conformément au plan de marche sur lequel l’entreprise s’était engagée. Je tiens d’ailleurs à saluer cette mobilisation générale. En outre, les autres moyens de production hydraulique et thermique ont fait preuve d’une disponibilité tout à fait exceptionnelle. Nos clients ont également répondu à l’appel que nous avions lancé avec le gouvernement en faveur de la sobriété et du déplacement horaire de la consommation, avec la campagne « Je baisse, j’éteins, je décale ».

Tout ceci a permis de sécuriser les moments les plus critiques du passage de l’hiver. Une quinzaine de réacteurs ont été recouplés au réseau entre début novembre et début janvier et nous avons passé une vague de froid intense mi-décembre, avec des températures inférieures de 5 degrés aux normales de saison. Nous envisageons désormais la fin de l’hiver avec confiance, même si nous restons très vigilants et nos équipes continuent de travailler sans relâche pour assurer la meilleure disponibilité de la production.

Cette année a eu des conséquences financières. La baisse de la production d’électricité et les mesures régulatoires exceptionnelles mises en place pour limiter la hausse des prix pour les consommateurs français ont fortement pénalisé les résultats du groupe en le conduisant à acheter de l’électricité à des prix très élevés. Ainsi, malgré une forte hausse du chiffre d’affaires, le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (EBITDA), est en net recul, -5 milliards d’euros en 2022 contre + 18 milliards d’euros en 2021, ainsi que le résultat net courant, -12,7 milliards d’euros en 2022 contre + 4,7 milliards d’euros en 2021, tandis que l’endettement augmente de 21,5 milliards d’euros pour un total de 64,5 milliards d’euros. Naturellement, en 2023, le redressement opérationnel puis financier de l’entreprise est la priorité absolue avec un objectif d’EBITDA significativement supérieur à 2021 et un endettement financier net rapporté à l’EBITDA en dessous d’un ratio de trois fois, qui est celui auquel nous nous sommes engagés auprès des marchés financiers.

EDF a connu en 2022 un choc sans précédent, mais se relève grâce à la mobilisation de tous, même s’il reste de nombreux défis à relever à court terme.

Je pense que l’entreprise doit maintenant se tourner à nouveau vers l’avenir. Dans ce contexte, je voudrais évoquer avec vous les conditions qui permettront à EDF de répondre aux attentes de la France en matière de souveraineté énergétique dans le cadre des lignes stratégiques fixées par le Président de la République lors de son discours de Belfort début 2022. Après une période de faibles investissements lorsque le parc de production était très récent, EDF connaît une reprise progressive de ces investissements depuis quinze ans. Ils se matérialisent par le lancement du grand carénage, par Flamanville et par des investissements soutenus dans les énergies renouvelables.

Tous les analystes, qu’ils appartiennent à l’Agence internationale de l’énergie (IEA), à RTE ou EDF, confirment que, pour maîtriser le réchauffement climatique, une accélération des usages de l’électricité est nécessaire et induit un besoin accru de production d’électricité décarbonée dans les années à venir sous toutes ses formes : nucléaire, hydraulique, solaire, éolienne. Ce mix électrique est de nature à assurer la robustesse et la compétitivité de la fourniture d’une électricité décarbonée à l’ensemble de nos concitoyens. EDF doit se préparer à répondre à cette demande tout en continuant à fournir quotidiennement une électricité décarbonée compétitive. Elle est d’ores et déjà décarbonée à 91 %, un record mondial.

Le groupe aborde désormais un nouveau cycle d’investissement de plus grande ampleur. Nous entrons dans la phase du grand carénage du parc existant, avec chaque année un nombre croissant de visites décennales des réacteurs de trente et quarante ans (VD3 et VD4). Ces visites permettront la prolongation du parc nucléaire, grâce à des remplacements de gros composants et à des améliorations significatives de sûreté. Conformément aux cas fixés par le Comité de politique nucléaire (CPN), nous travaillons dans la perspective d’amener le parc nucléaire à fonctionner en toute sûreté au-delà de soixante ans.

Parallèlement s’engage la phase industrielle du programme du nouveau nucléaire, avec un premier ensemble de six réacteurs pressurisés européens (EPR) 2, avec une capacité de production supplémentaire de 10 gigawatts. Un débat public portant sur le premier réacteur prévu à Penly en Seine-Maritime est en cours et les travaux pourraient commencer en 2024 si les mesures figurant dans le projet de loi nucléaire en cours d’examen par votre assemblée sont retenues.

Nous préparons également l’avenir en développant un nouveau type de réacteur de plus petite taille, baptisé Nuward. La simplification et la possibilité de fabriquer des modules directement en usine permettront de répondre à d’autres types de besoins. Enfin, un mix électrique décarboné repose également sur des moyens de production renouvelables, dont les investissements les plus récents (l’éolien en mer) apportent sur le réseau des capacités nouvelles comme les 480 mégawatts que nous avons récemment connectés au réseau à Saint-Nazaire. Les moyens thermiques décarbonés apportent un complément précieux au réseau et à l’équilibre général, notamment en matière de flexibilité de pointe.

Pour réaliser ce grand programme d’investissements essentiels à la souveraineté énergétique de la France, EDF a besoin d’un outil industriel performant, de compétences humaines à la hauteur des enjeux et d’un modèle économique robuste sur le long terme.

Avec l’intégration de Framatome il y a quelques années et bientôt celle des turbines Arabelle, EDF dispose d’un outil industriel en capacité de concevoir, fabriquer et maintenir les éléments clés de son parc nucléaire. Toutes les entreprises de la filière organisées au sein du groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (GIFEN) réunissent une gamme de savoir-faire exceptionnels et travaillent à l’export comme pour le parc français. Dans le domaine du renouvelable, la situation industrielle est plus contrastée. La domination asiatique dans le solaire est une réalité en Europe et seuls les États-Unis parviennent à développer une filière de modules photovoltaïques, avec une politique industrielle très volontariste.

En revanche, une industrie de fabrication des éoliennes en mer s’est développée sur le territoire français. Les quatre-vingts machines installées par EDF sur le parc de Saint-Nazaire, comme celles que nous installerons prochainement à Fécamp et au large de Ouistreham, sont fabriquées dans les usines de Saint-Nazaire, du Havre et de Cherbourg.

Je savais qu’EDF et les entreprises de la filière possédaient un excellent niveau de compétences et mes nombreuses visites sur le terrain l’ont confirmé. Sauf exception, nous n’avons pas constaté de manque de compétences. L’enjeu concerne la quantité pour répondre aux considérables besoins à l’avenir, sur la base de compétences très solides. Il s’agit d’une préoccupation commune à de nombreux secteurs industriels. Ainsi, le secteur dont je viens, adjacent du nucléaire, connaissait les mêmes difficultés, même si elles étaient moins visibles compte tenu de sa taille, et plus relatives au sein de l’économie française. Il s’agit bien d’un phénomène de société et d’une difficulté plus générale de l’activité industrielle dans nos pays - et pas seulement en France -, auquel nous devons apporter des solutions à l’avenir.

Pour cela, il faut commencer par attirer les talents. Les formations techniques existent, mais ne sont pas suffisamment remplies. Nous devons donner envie aux talents de pratiquer ces métiers et l’entreprise est d’ores et déjà mobilisée. Dans le domaine du nucléaire, la filière s’est organisée en lançant un travail de recensement des besoins métier par métier et d’adéquation avec les formations existantes en spécialisation et en volume, dans le cadre du programme MATCH.

Parallèlement, l’université des métiers du nucléaire, créée en avril 2021 par le comité stratégique de la filière nucléaire (CSFN), EDF et les grands donneurs d’ordres de la filière – France Industrie, l’union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), Pôle Emploi – a pour mission de dynamiser les dispositifs de formation au niveau régional et national pour répondre aux besoins identifiés par la filière.

Au-delà des compétences, la capacité de la filière à travailler en intégration doit être renforcée dans la perspective d’une montée en puissance industrielle de série. Depuis vingt ans, nous avons une activité industrielle existante dans le domaine, mais à l’avenir, tout devra être réalisé à l’échelle industrielle. Un réacteur est en construction sur le sol national et plusieurs à l’échelle internationale. Nous faisons face à un enjeu de montée en puissance industrielle de l’ensemble d’une filière. Pour y parvenir, le temps collectif doit être optimisé, comme on le fait généralement dans l’industrie. Chez EDF, ce temps collectif s’appelle le « temps métal » et désigne le temps directement dédié à la machine.

Nous devons disposer de processus et d’outils homogènes au travers de l’ensemble de la filière, notamment d’outils digitaux qui permettent un vrai gain de temps. Nous devons considérer l’expérience de Flamanville 3 comme un apprentissage collectif avant de nous lancer dans la série des EPR2 et tenir compte des autres retours d’expérience sur Hinkley Point, Taishan et Olkiluoto.

Depuis ma prise de fonction, j’ai lancé avec les dirigeants du groupe quatre chantiers destinés à améliorer la performance dont le premier concerne le temps métal. Tous les collaborateurs ont partagé avec moi la nécessité d’améliorer le temps efficace. Il s’agit de lever des complexités inutiles, des rigidités administratives, internes ou collectives, d’améliorer l’organisation du travail et d’accélérer les décisions.

Le deuxième concerne nos outils digitaux. Ils sont nombreux et certains sont vraiment à la pointe. Cependant, nous souhaitons créer des objets qui vont demeurer opérationnels potentiellement jusqu’au-delà de 2100. Je pense que nos lointains successeurs ont besoin d’une maquette digitale complète des objets que nous créons aujourd’hui pour pouvoir en assurer la maintenance dans quatre-vingts ans, sans avoir à retrouver la documentation papier. Nous devons entrer dans cette nouvelle génération avec une plateforme digitale qui permette un travail sur toute la durée de vie ainsi que le partage et l’intégration, éléments clés de la réussite d’un programme de cette ampleur sur le plan industriel.

Le troisième chantier concerne les compétences. Elles existent, de même que les formations, mais nous devons attirer les talents dans ce monde.

Enfin, le quatrième chantier concerne l’amélioration du pilotage de notre performance, en sachant précisément ce que nous cherchons à atteindre au fur et à mesure des nouveaux projets.

Ces chantiers visent à gagner une meilleure disponibilité du parc nucléaire grâce à une parfaite exécution des arrêts pour maintenance lourde, à permettre à nos grands projets neufs de se dérouler avec un maximum de répétitions et un minimum d’aléas afin d’atteindre une cadence industrielle. Nous n’y parviendrons pas en un an, mais je suis convaincu que nous aurons des résultats dès 2023 et je dis vraiment ma confiance dans la compétence et la motivation des équipes d’EDF et de l’ensemble de la filière pour atteindre cette ambition d’excellence.

La réussite de cette grande ambition industrielle pour EDF suppose un modèle économique qui permet l’exploitation du parc nucléaire, sa maintenance et son renouvellement. Indépendamment des circonstances de 2022, il est nécessaire de reposer le modèle économique d’EDF sur le nucléaire à l’aube de la nouvelle phase d’investissements, qui s’inscrit dans la continuité du discours de Belfort du Président de la République, en tenant compte des leçons de la crise énergétique.

Depuis dix ans, EDF est contrainte de vendre son électricité à un prix administratif, l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), ou à un prix de marché reflétant celui du gaz, qui n’ont pas de liens avec sa réalité économique. Les règles qui s’appliquent à EDF obligent la plupart du temps à une combinaison de ces deux prix. Accompagnées de mesures gouvernementales (bouclier tarifaire et amortisseur), elles ont permis de protéger les clients d’une partie de la volatilité des prix du gaz, mais n’ont pas permis de faire émerger des investissements concurrents pour compléter les moyens de production en France et elles ont conduit à affaiblir les finances d’EDF sur cette décennie.

C’est la raison pour laquelle j’ai toujours qualifié l’ARENH de « dispositif à bout de souffle » et je pense que sa réinvention fait partie des conditions du succès futur d’EDF. Nous disposons d’une électricité décarbonée compétitive ; la France a maintenu des prix de fournitures qui sont bas pour le marché français et c’est toujours le cas quand vous les comparez à d’autres territoires européens.

Pendant cette décennie, ces prix bas ont permis de lever une fiscalité spécifique sur les factures des clients, la contribution au service public de l’électricité (CSPE), destinée à financer et à accélérer le développement du parc renouvelable sans peser excessivement sur les factures des consommateurs. Tout ceci était possible dans un cycle de vingt ans pendant lequel un parc nucléaire récent produisait à plein régime avec des besoins d’investissement complémentaires limités. Nous entrons dans une nouvelle ère dans laquelle l’investissement électrique est plus que jamais nécessaire dans le renouvelable, le nucléaire et les réseaux.

Aujourd’hui, les technologies renouvelables ont gagné en compétitivité grâce à leur industrialisation. Elles vont pouvoir continuer leur développement et prendre une quote-part importante des investissements nécessaires en ayant besoin d’un soutien public réduit.

La pérennisation du parc nucléaire et la construction nucléaire neuve, indispensable pour un mix énergétique décarboné, équilibré et compétitif, comme l’ont montré les travaux du RTE dans « Futurs énergétiques 2050, » nécessitent des investissements qui doivent eux aussi trouver leur équilibre économique de long terme. Nous devons préparer ce mix compétitif résilient et protecteur par rapport à la volatilité des prix du gaz dans des conditions économiques soutenables. Ces conditions ne sont pas permises par des règles définies il y a dix ans sur la base d’une valeur comptable historique et d’un prix de marché volatil.

Le marché de l’électricité européen n’est pas la cause de ces maux. Il permet une répartition efficace de l’électricité à l’échelle européenne, mais il est incomplet. En effet, il ne donne pas la visibilité de long terme nécessaire à l’investissement et il est trop sujet pour les consommateurs à la volatilité associée au prix du gaz. Ces règles doivent donc être complétées pour faire émerger une capacité de contractualisation à long terme et donner une meilleure visibilité aux consommateurs, aux producteurs et une meilleure protection contre les fluctuations de court terme. Des discussions sont en cours à l’échelle du marché européen et j’espère sincèrement qu’elles permettront de faire émerger un consensus européen pour adapter les règles de marché.

Dans un tel cadre, EDF pourra renouveler son parc nucléaire et ses autres moyens de production, tout en veillant à la compétitivité économique de la France. Cependant, le nucléaire ne doit plus payer pour l’ensemble de la collectivité, car il doit maintenant être en mesure d’investir pour son propre avenir. La souveraineté est un enjeu absolument majeur et nous avons constaté pendant la crise sanitaire et avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à quel point les dépendances de nos chaînes d’approvisionnement nous rendaient vulnérables à des évènements externes.

Nous devons continuer à consolider notre souveraineté et pour cela, l’indépendance énergétique est cruciale. EDF dispose de nombreux atouts pour garantir à la nation cette indépendance énergétique, tout en permettant de préparer la décarbonation de notre économie.

C’est dans ce contexte et avec cette ambition que j’ai pris mes fonctions. Je me suis attaché à prendre la mesure de l’entreprise et de ses défis au contact de nos collaborateurs. La Première ministre m’a demandé de focaliser mon action sur la production, le redressement financier et la montée en puissance industrielle par les investissements. Je m’y emploie tous les jours avec l’ensemble des collaborateurs du groupe. J’ai commencé à élaborer la feuille de route du groupe que je présenterai d’ici l’été ; elle visera à tracer les priorités du groupe dans ses différents métiers pour assurer sa réussite en tant qu’opérateur de système électrique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, monsieur le président-directeur général, pour ce propos introductif qui balaye largement les préoccupations évoquées dans nos auditions. Il semble que l’Union européenne n’apprécie pas EDF, si je m’appuie sur les échanges que nous avons eus, notamment avec vos prédécesseurs. Les règles successives qui ont été imposées à la France par l’Union européenne ont systématiquement visé à fragiliser en partie votre entreprise. Quelle est votre perception ? Quelle est la stratégie que vous entendez mettre en place pour organiser l’influence d’EDF et donc de la politique électrique française au niveau de Bruxelles ?

M. Luc Rémont. Ma prise de poste est trop récente pour exprimer une quelconque qualification. En revanche, les pays européens ont décidé il y a plus de vingt ans de créer un marché de l’électricité unique avec un certain nombre de règles qui ont été adoptées par tous les pays, y compris la France. L’Union européenne est là pour faire appliquer ces règles et contribuer à leur évolution.

Par ailleurs, il convient de rappeler que la France est le seul pays de l’Union à avoir fait un pari stratégique il y a cinquante ans : pour réduire sa dépendance aux imports d’origine carbonée, elle a développé une filière industrielle nucléaire qui permet une production électrique autonome, décarbonée et compétitive.

Il est vrai qu’une différence de vision s’exprime de longue date, comme l’ont expliqué mes prédécesseurs. Nous souhaitons un marché de l’électricité qui permette l’échange d’électricité à court terme, mais nous voulons également que le choix stratégique de notre pays en matière de mix énergétique continue de bénéficier à nos concitoyens. Il faut trouver un chemin qui concilie ces deux objectifs.

Cette conciliation a pris la forme de l’ARENH, qui garantit un accès au prix de l’électricité nucléaire aux consommateurs et a permis à la France et l’Europe de résoudre leurs intérêts parfois divergents : avoir un seul marché européen tout en protégeant le marché français ou garantir au marché français la compétitivité acquise au travers d’un investissement de très long terme dans le parc nucléaire.

Il convient de trouver une autre manière de résorber cet écart de vision pour continuer de garantir la compétitivité future de l’énergie produite en France et s’inscrire dans un marché européen qui bénéficie à l’Europe et à la France. En effet, si le marché européen n’avait pas été aussi fluide cet hiver, la France aurait rencontré davantage de difficultés.

M. le président Raphaël Schellenberger. La recontextualisation que nous avons essayé d’opérer dans le cadre de nos auditions nous a permis d’identifier un certain nombre d’impensés au moment de la mise en place de l’ARENH, notamment des prix de marché inférieurs à l’ARENH durant une longue période, générant ainsi un droit d’option pour l’acheteur. Par ailleurs, la nécessité d’un mécanisme de révision des tarifs et d’une discussion autour des volumes a été soulevée, mais n’a jamais été mobilisée.

J’entends parfaitement la préoccupation d’imaginer un autre système pour le futur, mais il y a une période de transition entre la situation d’aujourd’hui qui génère des déficits annuels pour EDF, et l’après-ARENH. Comment envisagez-vous cette période et l’évolution de ce système à règles constantes ?

M. Luc Rémont. L’élément le plus nouveau et le plus important est la discussion collective sur l’avenir du marché initiée par l’Europe. Elle ouvre des perspectives potentielles, car la Commission européenne a consulté tous les acteurs en leur demandant des propositions concernant l’organisation future du marché.

J’ignore où mèneront ces discussions, puisque la commission est en train de dépouiller cette consultation, mais elle s’est engagée à revenir rapidement vers le Conseil des ministres européens de l’énergie, avec une proposition. Si la commission entend le message assez largement porté par tous les opérateurs et des gouvernements européens en faveur d’une vision de long terme pour compléter l’existence du marché de court terme, nous devrions pouvoir former des règles pour le marché français afin de répondre aux préoccupations exprimées de longue date par nos concitoyens et par l’opérateur EDF et d’avoir une vision soutenable de long terme en matière de formation des prix de l’électricité.

Les autorités communautaires et la plupart des États membres souhaitent un aménagement des règles de marché pour faire émerger une forme de contractualisation de long terme qui diminuera la vulnérabilité des consommateurs et des producteurs aux aléas de court terme et offrira des conditions d’investissement plus stables.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un contrat de long terme est-il impossible aujourd’hui ?

M. Luc Rémont. Ce n’est pas impossible. Un contrat de long terme serait envisageable sur le renouvelable, mais cette démarche est découragée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pouvez-vous nous rappeler le besoin de financement du nouveau nucléaire et des énergies renouvelables sur le même pas de temps ?

M. Luc Rémont. Je peux vous donner un ordre de grandeur qui concerne six EPR : 51 milliards d’euros, comme s’ils étaient construits à date. Il s’agit d’un ordre de grandeur d’investissement « classique » pour les dix gigawatts dont on parle.

Il est plus difficile de fournir un ordre de grandeur complet pour le renouvelable, car le montant d’investissement dépendra du nombre de projets qui se développent, de la capacité à les mener à bien et du résultat des appels d’offres par technologie qui seront réalisés. Globalement, on parle d’ordres de grandeur similaires sur la totalité des investissements nécessaires pour être capables d’engendrer la production électrique dont le pays a besoin, avec une électrification des usages qui augmente.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est la capacité installée ?

M. Luc Rémont. Elle est plus faible aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est la capacité de production ? Est-elle du même ordre que celle du nucléaire ?

M. Luc Rémont. Je l’ignore.

M. le président Raphaël Schellenberger. Il est vrai qu’on évoque beaucoup le coût du nouveau nucléaire, mais moins le coût des autres énergies.

M. Luc Rémont. En effet. Le renouvelable se développe projet après projet et fait donc l’objet de moins de planification.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le grand carénage se poursuit. Quelle est la méthode envisagée après les VD3 et VD4, compte tenu de l’enjeu du passage au palier suivant ? Un enjeu technique est-il étudié sur l’augmentation de puissance des réacteurs à capacité constante installée ?

M. Luc Rémont. Nous avons initié une discussion avec l’ASN concernant la façon dont nous allons aborder cet horizon de temps dépassant les cinquante ans. Il s’agit de se projeter plus loin et de ne pas simplement examiner les problématiques de prolongation de durée de vie à chaque visite décennale. C’est un travail qui commence et qui va nous occuper une bonne partie de l’année.

Je n’ai pas la réponse à votre deuxième question. J’ignore si nous sommes capables d’augmenter la puissance des réacteurs déjà en fonctionnement. La meilleure méthode consiste à faire en sorte qu’ils produisent plus souvent, c’est-à-dire qu’ils soient connectés au réseau le plus longtemps possible et que le temps d’arrêt, quand il est nécessaire pour maintenance ou raison fortuite, soit réduit. C’est vraiment l’objet du travail d’EDF en ce moment et de l’ensemble de la filière et l’augmentation de la puissance elle-même est un effet secondaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lors de son discours sur la stratégie énergétique à l’Assemblée nationale il y a quelques semaines, la Première ministre indiquait réfléchir avec EDF et l’ASN à identifier les réacteurs qui s’arrêteront à cinquante ans. Travaillez-vous en ce sens, ou plutôt dans le sens qui est expliqué au grand public, à savoir le passage des réacteurs à plus de soixante ans ?

M. Luc Rémont. EDF est un opérateur électrique qui veut opérer en toute sûreté. Nous rejoignons le souhait de la Première ministre et nous souhaitons également faire en sorte que tous les réacteurs puissent continuer à fonction en toute sûreté.

M. le président Raphaël Schellenberger. Au titre du nouveau nucléaire, il existe désormais l’enjeu des small modular reactors (SMR). Quelle est votre vision pour le montage et les délais de cette filière ? En effet, même Nuward semble encore à l’état d’ébauche, sans plans de réalisation industrielle. Faut-il faire le pari d’un seul type Nuward, ou faut-il travailler sur d’autres prototypes et peut-être sur une autre technologie que l’EPR ?

M. Luc Rémont. S’agissant des SMR, terme qui pourrait aussi s’appliquer à des « séries de moyens réacteurs », nous sommes dans une phase plus préliminaire que dans le cadre d’un projet de réacteur de grande puissance dérivé de l’EPR. L’enjeu pour nous est la structuration d’un programme Nuward dans les mois qui viennent et un développement en très peu d’années pour faire en sorte de le commercialiser en France, mais également à l’international, car nous croyons au potentiel de marché, tout au début de la prochaine décennie.

Nous avons effectué un choix qui donnera lieu à une revue technique détaillée dans les semaines qui viennent ; nous avons décidé de partir de la technologie de réacteurs à eau pressurisée qui est bien maîtrisée, et de concevoir ce réacteur Nuward avec une logique de paires de petits réacteurs qui facilite la montée en cadence industrielle. En outre, sa compacité relative est souhaitée par un certain nombre de clients. Nous aurons dans les semaines qui viennent une revue technique approfondie de l’ensemble des composants de ce réacteur.

Nous en sommes au stade de la définition préliminaire avant d’entrer dans une définition plus précise dans les mois qui suivent. Nous sommes justement partis de technologies existantes pour aller le plus vite possible. C’est exactement ce qui est attendu par l’ensemble de nos contacts commerciaux que nous avons d’ores et déjà, notamment à l’international, sur ce type de réacteurs.

Depuis deux ou trois ans, de nombreux pays qui n’étaient pas dans le nucléaire réalisent qu’il s’agit de la seule technologie disponible qui permet la décarbonation en tout temps et qui ne dépend pas de l’intermittence. Certains d’entre eux iront directement sur des réacteurs de forte puissance, mais d’autres pays sont intéressés par une entrée dans le nucléaire sous la forme de réacteurs de moyenne puissance. C’est précisément l’objectif de ces réacteurs, qui sont adaptés à des usages multiples de la chaleur et de l’électricité, correspondant aux besoins de différents pays, notamment pour des sites industriels.

Nous pouvons développer d’autres technologies basées sur d’autres processus nucléaires dans le futur, mais elles ne possèdent pas la même maturité technique aujourd’hui. Si nous faisions le pari d’un développement à sels fondus ou à neutrons rapides, nous devrions nécessairement viser un horizon de temps beaucoup plus long. Nous ne nous en désintéressons pas, mais ces technologies requièrent davantage d’efforts de R&D et nous allons continuer, avec nos partenaires du CEA, à travailler sur la qualification de ces procédés nucléaires dans leurs principes mêmes, avant potentiellement un jour de se lancer dans le développement d’un réacteur.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le premier objectif est le SMR – ou Nuward – dans un pas de temps rapide avec une technologie maîtrisée. Cependant, ce nouveau réacteur implique quelques paris technologiques. Étudiez-vous ces aspects de près ? Êtes-vous prêts à les revoir pour accélérer la mise en disponibilité du prototype ?

M. Luc Rémont. C’est précisément le travail collectif que nous allons mener dans les semaines qui viennent. Nous qualifions la faisabilité et le degré de risque technique que nous prendrions sur certains composants du réacteur, car ces éléments peuvent contribuer, si tout se passe bien, à la faisabilité industrielle, l’accélération de la cadence de fabrication et la compétitivité de ces réacteurs, mais également, si cela se passe mal, retarder l’accès à ce marché.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans le monde que vous décrivez, avec un nombre croissant de pays qui demandera un accès au nucléaire, quelle est votre vision de la disponibilité de la matière fissile, l’uranium, et du cycle du combustible ? Ces deux aspects semblent intimement liés, dans l’histoire de la stratégie de combustible française.

M. Luc Rémont. La disponibilité du combustible fait partie intégrante de l’approche de la filière, de même que l’aval du cycle. En France, nous avons la chance de disposer d’une industrie complète sur ces sujets. Cette spécificité est unique au monde ; nous sommes en mesure d’aller dans les mines, chercher le combustible, d’assurer le cycle de traitement du combustible pour le préparer à l’utilisation puis d’assurer l’ensemble de son cycle aval.

Orano et de nombreuses autres entreprises concourent au cycle, ce qui nous permet d’aborder nos partenaires potentiels avec une vision complète. Un développement rapide du nucléaire engendrerait des besoins sur le cycle du combustible et des investissements. Je pense que nous devons nous préparer à cette évolution. À date, notre accès aux combustibles est très robuste, grâce à notre industrie, grâce à des sources diversifiées dans le monde entier et des partenariats nombreux qui permettent de sourcer du combustible dans différentes régions du monde. Cette approche doit être enrichie pour une plus grande échelle d’utilisation du nucléaire tout en travaillant sur l’aval du cycle pour nos propres besoins et, le cas échéant, pour l’offrir comme une capacité commerciale qui pourrait être proposée à certains pays partenaires sur nos technologies.

M. le président Raphaël Schellenberger. Réalisez-vous des projections en matière de disponibilité de la matière minière dans le cadre d’un renouveau nucléaire et donc d’un besoin croissant d’uranium à l’échelle mondiale ?

M. Luc Rémont. On peut tracer un parallèle entre le marché de l’électricité et le marché du combustible nucléaire qui peut être acheté à court terme, mais qui est mieux sécurisé avec un contrat de long terme. Nous avons d’ores et déjà, avec Orano et d’autres, des engagements de long terme qui portent sur plus d’une décennie pour assurer la disponibilité du combustible. Nous regardons de façon stratégique toutes les régions du monde qui disposent de capacités ou qui s’apprêtent à en disposer, mais EDF n’est pas une entreprise minière. Orano est spécialiste et nous discutons régulièrement avec eux de ces perspectives stratégiques de long terme pour nous assurer de la disponibilité de la réserve.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci, monsieur le président-directeur général, pour ces premiers éléments déjà très complets. De nombreux anciens responsables d’EDF nous ont décrit un affaiblissement progressif d’EDF, même s’ils ont tous tendance à dire que la situation était meilleure à leur départ qu’à leur arrivée. Parmi les éléments de réponse qui nous ont été donnés, il y a l’ARENH, les signaux politiques qui ont été envoyés et leur impact sur l’entreprise. Certains ont évoqué les investissements à l’international, l’état de la filière et les relations avec une autre entreprise bien connue. Souscrivez-vous à ces raisons principales ? D’autres vous viennent-elles à l’esprit, y compris internes à l’entreprise, sans chercher de responsabilités particulières, étant entendu que vous avez annoncé récemment un endettement financier net de plus de 60 milliards d’euros et un résultat net du Groupe de ‑ 18 milliards d’euros ?

M. Luc Rémont. Je ne peux nier les difficultés auxquelles l’entreprise fait face. Une entreprise qui porte ce bilan et ce résultat sur 2022 ne se trouve pas au mieux de sa forme. Je crois fondamentalement que nous pouvons remonter la pente. Pour cela, nous avons besoin d’une prise de conscience collective au sein de l’entreprise et dans la façon dont elle interagit avec l’ensemble de ses parties prenantes.

Dans les années 1980 et 90, EDF a construit un parc nucléaire qui a permis compétitivité et production d’électricité partout en France auprès de nos concitoyens, particuliers et entreprises. EDF a fait en sorte d’être au rendez-vous de la fourniture d’électricité tout en entretenant son parc nucléaire comme tous les autres. Cependant, EDF est une entreprise industrielle qui connaît des cycles et fait face à des moments dans lesquels les besoins changent.

Il y a dix ou quinze ans, EDF est entrée dans un cycle de réinvestissements et nous devons maintenant le faire à plus grande échelle. Il s’agit du principal défi auquel nous sommes confrontés et EDF peut y parvenir avec une prise de conscience interne : nous devons faire en sorte que notre parc produise à pleine capacité et que nos projets de développement soient conduits en temps et en heure dans les budgets.

Selon moi, ces efforts sont insuffisants pour que l’entreprise soit couronnée de succès. Nous avons aussi besoin d’une prise de conscience collective qui inclut les pouvoirs publics et nos concitoyens. Pour réussir et pour revenir vers plusieurs décennies de performance et de compétitivité dans la fourniture d’électricité décarbonée, nous devons accepter qu’EDF facture son électricité au-dessus de 42 euros du mégawattheure pour une partie significative de ses activités et qu’elle contractualise à long terme avec ses clients dans des conditions qui reflètent les coûts économiques de long terme.

EDF doit pouvoir vivre une vie d’entreprise qui n’est pas forcément le reflet des contraintes appliquées à une entreprise qui bénéficie de l’attention de tous. Tous ces éléments doivent concourir in fine à la capacité de rebond et d’accélération d’EDF au bénéfice de la collectivité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Parmi les causes qui ont été évoquées par vos prédécesseurs et au vu de votre expérience, certes récente, mais riche depuis quelques mois au sein d’EDF, identifiez-vous d’autres éléments que l’ARENH, les signaux politiques envoyés sur la production nucléaire et les investissements internationaux qui expliquent la situation actuelle de l’entreprise ?

M. Luc Rémont. Ma réponse n’était peut-être pas claire, mais je pense que nous devons nous confronter aux enjeux qui relèvent d’EDF elle-même : la disponibilité du parc, la capacité de produire à plein régime et de conduire nos projets de développement en tenant les budgets et les délais. Même pour atteindre ces objectifs-là, nous avons besoin d’une prise de conscience collective, car chacun de nos interlocuteurs et de nos parties prenantes doit y contribuer. C’est en cela que nous avons besoin d’un changement de paradigme collectif : le temps de connexion, le temps réseau, le temps de réalisation de nos projets, est précieux pour la collectivité et pour EDF.

M. Antoine Armand, rapporteur. Parmi les contraintes et les injonctions parfois contradictoires auxquelles EDF a été soumise par le passé, il existe des contraintes quasi-exogènes qui sont assez rares pour une entreprise, telle que la survenue d’un défaut générique qui touche un très grand nombre de réacteurs et qui paralyse l’activité pour un temps, même si la situation a été gérée, ou encore le fait que la prolongation de la durée de vie des réacteurs est soumise à l’autorisation de l’ASN et que les réacteurs soumis à des visites décennales peuvent ne pas être autorisés à continuer leur exploitation. Concrètement, comment une entreprise industrielle peut-elle anticiper et gérer des risques aussi systémiques pour son outil industriel ?

M. Luc Rémont. Le défaut générique est la hantise de toute entreprise industrielle. Cependant, dans les autres entreprises industrielles, qui font un rappel des produits, il n’entraîne pas les mêmes conséquences que chez EDF, qui gère cinquante-six centrales nucléaires.

Il n’est pas simple de faire face à un défaut générique dans une autre industrie, mais les conséquences sont généralement moins lourdes. Certaines entreprises ont été confrontées à des défauts génériques et n’ont pas survécu. Dans le cas d’EDF, il existe une préparation de très longue date. J’ai en tête des discussions datant d’il y a plus de 20 ans. EDF recherche en permanence la meilleure manière de détecter ce type de risque très en avance et de le traiter. Ce défaut générique est apparu et en l’espace de douze mois, nous sommes passés de la détection, à la caractérisation, à l’identification des solutions et à leur déploiement industriel. Douze mois est un délai tout à fait correct pour une entreprise industrielle et la mobilisation industrielle est sans précédent. L’entreprise doit être capable de mobiliser toute sa filière pour faire face à ce type de risque et celui-ci fait partie du risque industriel, quelle que soit l’industrie concernée.

Par ailleurs, l’ASN est un partenaire pour EDF. Même si nous considérons que la sûreté est notre responsabilité, il est important d’avoir un partenaire en mesure de prendre une décision complètement autonome et qui possède les compétences et les capacités pour comprendre ce qui se passe. Cela nous permet d’aller au bout du diagnostic et d’avoir un deuxième regard sur une situation. Ce soutien s’exerce dans la résolution des problèmes et dans la façon dont nous abordons la prolongation de la durée de vie qui implique un examen approfondi de chacun des réacteurs et d’installations relativement complexes afin de déterminer avec l’ASN ce qu’il convient de moderniser et de changer pour permettre la prolongation de la durée de vie en toute sûreté.

M. Antoine Armand, rapporteur. Concrètement, comment l’entreprise se projette-t-elle sur la durée de vie des réacteurs ? En effet, des décisions seront prises individuellement sur chaque réacteur, mais une entreprise a besoin de visibilité. Projetez-vous une durée de vie de 50, 60 ans ou plus ? Utilisez-vous une méthode probabiliste qui vous conduit à penser qu’un certain nombre de ces réacteurs dépassera 60 ans ? J’imagine que tout cela a un impact sur la manière dont vous anticipez les investissements de maintenance, d’exploitation et de renouvellement. Anticipez-vous les fermetures de réacteurs dues à des fins d’exploitation qui se produiront, que le parc soit renouvelé ou non ?

M. Luc Rémont. Nous abordons la situation pas à pas, car chaque réacteur est un objet industriel et il est important de les connaître de fond en comble, de diagnostiquer, d’avoir la connaissance de l’intimité de leurs processus et de leur qualité physique. Le nucléaire est spécifique, mais la démarche se rapproche de celle d’un site industriel de type Seveso. On cherche à connaître le plus intimement possible l’ensemble des éléments qui constitue le site industriel et on les maintient et modernise afin qu’ils durent le plus longtemps possible.

On est parfois confronté à la nécessité de changer les éléments les plus basiques de l’infrastructure, mais ces décisions ne sont pas planifiables très longtemps à l’avance. Il convient surtout de définir une méthodologie qui permet de déterminer le calendrier dans lequel s’inscrivent les sujets techniques pouvant amener à une prolongation et c’est l’objet de notre travail avec l’ASN pour les mois qui viennent.

M. Antoine Armand, rapporteur. La construction du nouvel EPR de Flamanville a été longuement évoquée dans notre commission, de même que les conclusions du rapport Folz, les recommandations qui ont été prises en compte et les paires supplémentaires qui pourraient être décidées.

La question de la sous-traitance est centrale dans le rapport Folz. Elle a été abordée autant par les anciens responsables d’EDF que par les organisations représentatives que nous avons auditionnées, de même que le besoin d’une visibilité sur l’ensemble de la chaîne de sous-traitance et un rang limité dans la sous-traitance pour éviter des pertes de compétences.

Entre 2016 et 2020, le nombre d’heures de sous-traitance au sein d’EDF diminuait, mais il augmente à nouveau depuis 2020, sans doute du fait de la corrosion sous contrainte et de l’accélération des maintenances. Quelle est votre appréciation de l’état de la sous-traitance au sein d’EDF ? Avez-vous des inquiétudes sur certains corps de métier, sur certaines tâches qui concernent le parc nucléaire ? Comment abordez-vous cette question en prévision des nouveaux chantiers, pour éviter de reproduire les scénarios de Flamanville ?

M. Luc Rémont. Le rapport de Jean-Martin Folz est un élément très important du retour d’expérience de Flamanville et de la façon dont nous structurons notre travail pour l’avenir de la filière. Je viens d’une entreprise de type sous-traitant et j’aborde plutôt cette notion sous l’angle du partenariat.

Ainsi, il arrive que plus de 10 000 personnes soient présentes sur un chantier EPR. Par définition, ces 10 000 personnes représentent des savoir-faire, des corps de métier, parfois des compétences, voire des technologies qui ne peuvent être résumées dans une seule entreprise. Il faut mobiliser une filière industrielle, des corps de métiers et des savoir-faire différents dans un chantier qui doit être parfaitement orchestré. Il s’agit de l’enjeu principal de l’intégration d’un grand chantier EPR et il suppose une mobilisation partenariale de filières.

On arrive à la notion de sous-traitance quand la filière n’a pas été organisée. Nous avons pour objectif d’avoir des partenaires sur tous les cœurs de métier. Ces partenaires doivent être formés et entraînés aux gestes à accomplir, ils doivent connaître les dynamiques de chantier et le contexte dans lequel ils opèrent. C’est ainsi que nous pourrons faire en sorte que ces 10 000 personnes travaillent en harmonie, en respectant les délais et en évitant d’avoir à refaire les travaux, le problème principal auquel nous sommes confrontés dans les chantiers complexes, pas seulement nucléaires.

Avec le GIFEN et toutes les entreprises partenaires, nous constituons une filière beaucoup plus robuste que celle dont nous disposions pour Flamanville. Je tiens à rappeler qu’il s’agit du seul chantier de construction depuis dix ans et pour dix ans encore. Aujourd’hui, notre enjeu principal est la prise en compte des retours d’expérience de Flamanville et d’Hinkley Point qui entre en phase d’intégration. L’apprentissage des personnes qui y ont travaillé doit pouvoir être transmis à tous ceux qui interviendront sur les chantiers futurs.

C’est dans cet esprit que nous comptons adresser le point soulevé par Jean-Martin Folz sur la sous-traitance. Nous travaillons sur chacune des problématiques et nous les prenons au sérieux.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous estimez, en accord avec la plupart des représentants de la filière, que le besoin représente environ 10 à 15 000 embauches par an, un chiffre considérable très au-dessus des recrutements actuels. L’entreprise et ses partenaires mettent en œuvre des formations ad hoc à la fois nombreuses et puissantes, mais il semble légitime de s’inquiéter de la capacité à atteindre ces objectifs de recrutement, notamment dans les toutes prochaines années, pour maintenir le parc et construire de nouveaux réacteurs.

Appelez-vous une réaction de la part des pouvoirs publics, ou tout au moins un effort supplémentaire financier ou de communication, pour combler ce qui pourrait devenir rapidement un déficit important ?

M. Luc Rémont. Nous avons d’ores et déjà un partenariat très étroit avec les pouvoirs publics nationaux et régionaux pour déployer dans chaque région un plan opérationnel destiné à créer les vocations. En effet, je tiens à nouveau à souligner que les formations existent et ne sont pas saturées. Ce plan ambitieux sera conduit dans la durée et je pense qu’il peut créer une filière et des vocations sur le long terme.

C’est pour cela qu’EDF doit également conserver une activité internationale. Compte tenu de la cyclicité de nos projets, nous devons pouvoir adresser d’une part les besoins de la France avec le soutien de collègues internationaux et d’autre part les besoins de l’international avec le soutien de collègues français. Nous devons pouvoir soutenir notre industrie avec une ambition qui n’est pas limitée à la France, même si elle sert les besoins du pays.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez indiqué dans vos déclarations récentes qu’une offre publique d’achat simplifiée a été clôturée provisoirement avec une acquisition du capital par l’État de l’ordre de 96 %, en attente de la décision de la Cour d’appel. Récemment, au sein de notre assemblée, une proposition de loi a été votée pour une nationalisation d’EDF et elle sera examinée au Sénat. Quelles seraient les conséquences de cette nouvelle législation pour votre entreprise alors même qu’une offre publique d’achat simplifiée est en cours et pourrait se finaliser dans les prochaines semaines ou mois ?

M. Luc Rémont. Je ne suis pas complètement certain des conséquences juridiques de cette législation. Dans le cadre du projet d’offre publique d’achat simplifiée, l’État a annoncé son intention de devenir actionnaire d’EDF à 100 %. Même s’il a suspendu le déclenchement de cette offre publique de retrait, l’État détiendrait très probablement 100 % du capital. Ainsi, nous nous trouverions avec le statut d’une entreprise dont le capital appartient à 100 % à l’État, qui inscrit son projet dans le cadre de la gouvernance d’une entreprise détenue à 100 % par l’État, le soumet à son conseil d’administration et voit ensuite son conseil d’administration guider son action et sa stratégie.

Si la proposition de loi est adoptée, il ne me semble pas qu’elle change la nature du projet de l’entreprise qui s’inscrit aujourd’hui dans le cadre d’un capital détenu à 100 % par l’État. Ce statut permet essentiellement de disposer d’une vision de long terme sur la façon dont l’entreprise doit dérouler son projet.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cette vision concerne donc également la partie transport qui pourrait être rattachée.

M. Luc Rémont. Une entreprise détenue à 100 % par l’État reste une entreprise qui a besoin de flexibilité. Ainsi, un texte trop rigide finirait par obérer ses capacités d’action. Par ailleurs, il existe des dispositions qui ne sont pas du ressort de la loi, mais de textes communautaires sur lesquels le pays s’est déjà engagé et qui peuvent, le cas échéant, contraindre au maintien de règles spécifiques sur des activités spécifiques, dont celles que vous avez citées.

M. Antoine Armand, rapporteur. Notre capacité à construire des réacteurs nucléaires, d’un point de vue industriel, mais également en matière de procédures, a un impact important sur notre capacité à faire face à l’urgence énergétique du pays dans les prochaines décennies. Ce soir en commission développement durable et demain en commission des affaires économiques, nous examinerons un texte d’accélération sur le projet de loi nucléaire. En tant que partie prenante à la construction de nouveaux réacteurs, pensez-vous que ce texte apporte des solutions et présente des limites concernant la construction de nouveaux réacteurs et la capacité à les déployer dans les délais annoncés ?

M. Luc Rémont. Selon moi, le texte apporte le bon état d’esprit et un certain nombre de solutions sur l’accélération des procédures. En effet, les procédures prennent de plus en plus de temps avant la construction et le texte est de nature à les accélérer et les simplifier. Je pense qu’il est souhaitable d’éviter l’empilement des procédures. Par ailleurs, à ma connaissance, il n’instaure pas de barrière et il va dans la bonne direction.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je souhaite clarifier les idées fausses qui circulent sur les différents types d’uranium, l’uranium naturel et l’uranium dit de retraitement enrichi qu’EDF importerait de Russie. Sans dévoiler d’informations classifiées ou sensibles, pouvez-vous nous présenter un état des lieux sur ces deux points et sur la dépendance supposée à la Russie ?

M. Luc Rémont. Nous ne sommes pas dépendants de la Russie en matière de fourniture d’uranium et donc du cycle du combustible. En effet, nous nous fournissons auprès de multiples fournisseurs mondiaux, dont Orano. Nous avons un accord relativement ancien avec TENEX, une filiale de Rosatom, pour l’uranium de retraitement. Il se trouve que cette filiale de Rosatom est la seule au monde à disposer d’une technologie de retraitement. EDF respecte les sanctions, mais celles-ci ne visent pas cet accord. Aujourd’hui comme demain, nous suivrons les régimes de sanctions applicables à la Russie. Pour des raisons qui appartiennent aux différents gouvernements européens et mondiaux, ces activités ne sont pas visées par les sanctions.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez échangé avec le président sur le marché européen et ses différents aspects, les contrats de long terme, sa refonte complète ou son maintien. La variable la plus proche de l’économie réelle est celle du coût de production. Quelle est la position de l’exploitant EDF, du fournisseur d’électricité, concernant son coût de production en intégrant de manière raisonnée la construction du nouveau nucléaire et les investissements qui ont trait à la maintenance ou à l’anticipation du démantèlement ? Pour le dire autrement, quel est le « nouveau » 42 euros par mégawattheure ?

M. Luc Rémont. Ces 42 euros ne sont pas un coût de production, mais une décision administrative. Dès mon arrivée, nous avons engagé des réflexions pour déterminer tous les enjeux. Selon moi, un coût de production n’est pas une négociation, mais une réalité. L’entreprise doit parvenir à expliquer à ses clients et aux autorités qui nous surveillent les efforts de performance que l’entreprise doit réaliser.

Il convient de s’interroger sur le chemin que nous sommes capables de bâtir et qui englobe tous les éléments requis pour opérer nos centrales nucléaires existantes, pour les maintenir et prolonger leur durée de vie, en incluant le grand carénage, ainsi que les éléments nécessaires pour traiter l’aval du cycle actuel et futur. Avec cette approche, qui est responsable et consiste à étudier l’économie de toute notre filière avec une logique de continuité d’exploitation, on atteint une économie qui n’est pas 42 euros du mégawattheure et qui est plus proche de la façon dont l’entreprise formulerait librement ses prix comme n’importe quel industriel. Un industriel connaît ses coûts de court et de long terme et forme ses prix en tenant compte de la concurrence pour dégager une petite marge.

Nous espérons être capables de former nos prix à partir d’une connaissance étroite de tous nos coûts économiques, qui intègrent les besoins d’investissement. Il est trop tôt pour vous donner un chiffre, car ces 42 euros ne sont pas un coût, mais le fruit d’une décision administrative.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pouvez-vous nous donner un ordre de grandeur ? Êtes-vous proche des 42 euros, ou très loin, ce que nous pouvons comprendre au vu de l’évolution depuis une dizaine d’années, de l’inflation et des investissements qui sont nécessaires ? Le plus important, y compris dans des contrats de long terme qui sécurisent un prix relativement fixe pour le consommateur, qu’il soit industriel ou particulier, est un prix sécurisant en cas de crise pour ne pas être confrontés aux insuffisances du marché européen. Cependant, il convient également que ce prix ne soit pas deux ou trois fois supérieur aux prix extrêmement bas et parfois inférieurs aux 42 euros proposés par le marché européen dans un contexte normal.

M. Luc Rémont. Tout d’abord, le prix actuel ne s’élève pas à 42 euros ; il combine 42 euros et un mix de marché. La part énergie du tarif régulé de vente s’établit à 135 euros. Je ne peux répondre directement à votre question, car les enjeux sont trop grands et il reste trop de travail sur le sujet.

Cependant, je peux vous communiquer une information concernant la formation d’un prix dans un contrat de long terme pour amortir le risque de volatilité.

En décembre, nous avons conclu un certain nombre de contrats de long terme sur des activités renouvelables avec des entreprises. Ces contrats de long terme ont été conclus pour environ 90 euros du mégawattheure. Les prix forward, à l’époque où nous avons conclu ces contrats, étaient de l’ordre de 300 euros.

Dans le cadre d’une approche économique d’entreprise dans laquelle l’entrepreneur et le client anticipent sur le long terme, il existe une faculté de former des prix qui sont beaucoup plus proches de la réalité économique, que dans une approche guidée uniquement par le marché, le marché étant lui-même simplement une anticipation des prix du gaz.

C’est pour cette raison qu’il est possible d’améliorer la visibilité de long terme, à la fois pour les consommateurs et pour les producteurs, en utilisant ce type d’approche. Dans ce cadre, je pense que nous sommes dans une économie compatible avec l’avenir d’EDF.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je souhaite revenir sur l’ARENH. Puisque ce dispositif arrive à extinction, EDF a-t-elle aggloméré le coût pour l’entreprise depuis sa mise en application ? Vos prédécesseurs n’ont pas été en mesure de fournir une estimation du coût total de l’ARENH pour le résultat d’EDF, mais aussi pour le contribuable à travers les éventuels dividendes qui auraient pu être versés à l’État si le résultat d’EDF avait été meilleur.

Les 135 euros mégawattheure dans le tarif régulé que vous avez évoqué correspondent-ils au coût de production moyen d’EDF ? Nous avons beaucoup parlé de l’état du parc nucléaire, mais dans quel état estimez-vous être le parc hydroélectrique ? Nous avons évoqué la question juridique des concessions qui n’a pas été suffisamment clarifiée pour permettre à EDF d’investir. Considérez-vous également que c’est un problème ? La situation juridique de ces concessions constitue-t-elle une difficulté sur votre capacité d’investissement ? Quelles sont les capacités d’amélioration de la production hydroélectrique, nonobstant les difficultés climatiques ? Quel est vraiment le potentiel hydroélectrique des stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) en France ? Les estimations sont très différentes et vont du quasi-néant à des perspectives beaucoup plus intéressantes.

Concernant la construction du nouveau parc nucléaire, aujourd’hui, nous disposons seulement d’une étude britannique pour Hinkley Point sur l’impact du coût d’actualisation du capital sur le prix final de l’électricité. Les conclusions de l’étude de la cour des comptes britannique varient, puisqu’avec un coût d’actualisation du capital, le prix final est négatif, tandis qu’on dépasse les 100 euros avec un coût d’actualisation important.

Cette estimation existe-t-elle pour EDF ? Nous aurons des arbitrages à réaliser sur le financement du nouveau parc et le coût d’actualisation du capital. Le taux d’intérêt versé semble jouer un rôle extrêmement important compte tenu de la densité capitalistique de ces constructions.

Le président vous a parlé des potentialités d’amélioration de la production nucléaire du parc actuel avec du « power up » et je n’ai pas compris votre réponse.

Aux États-Unis, des études en 2010 et 2014 montrent que, sur un quart du parc américain, ces opérations auraient permis l’équivalent d’une amélioration de sept tranches nucléaires à 1 000 mégawatts. Il existe des différences juridiques et de disponibilité entre les parcs américain et français, mais une étude sur l’amélioration du patrimoine a -t-elle été réalisée ? Il semble que l’amélioration du rendement de la productivité n’a pas été prise en compte avec l’aspect sécurité du grand carénage.

De la même manière, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a réalisé des estimations très intéressantes de la hausse de rendement avec la cogénération en 2018. La synthèse des travaux mentionne une hausse de rendement de 30 % de la production nucléaire et une diminution de 35 % des émissions de chaleur. Des études ont-elles été menées pour EDF ?

Votre réponse sur les contrats de long terme d’uranium ne m’a pas rassuré. En effet, on entre dans une période d’incertitude juridique et commerciale et le respect des contrats n’est pas garanti. Cette option a-t-elle été envisagée ? Existe-t-il une solution à l’ensauvagement des marchés des matières premières ?

Enfin, EDF a-t-elle effectué une estimation de l’impact de l’accès prioritaire des énergies renouvelables intermittentes au réseau, qui conduit à moduler la production nucléaire ? Cette démarche a-t-elle un impact financier négatif ? La modulation des réacteurs par rapport à leurs frères américains, a-t-elle un impact sur leur durabilité ?

M. Luc Rémont. Je ne connais pas le coût total de l’ARENH pour EDF. Cependant, un recours indemnitaire de 8,6 milliards d’euros a été déposé par EDF en 2022, suite à la décision de l’État d’augmenter le seuil de l’ARENH de 20 térawattheures supplémentaires.

Les 135 euros correspondent aux tarifs régulés de vente fondés sur un mix annuel qui est calculé par la CRE sur la base des 42 euros du mégawattheure pour la quote-part qui est fournie à l’ARENH aux bénéficiaires du tarif réglementé de vente et, pour le reste, sur la base de l’estimation des prix de marché.

Je souhaite saluer la disponibilité exceptionnelle du parc hydroélectrique et du parc thermique durant toute l’année, à hauteur de 97 %. Nous avons utilisé cette disponibilité en turbinage et en pompage ; ainsi, toutes les nuits de cet hiver, nous avons remonté de l’eau à un très haut rendement afin de disposer de la capacité hydraulique. Il s’agit d’un des éléments qui nous ont permis de passer l’hiver.

À date, nous devons encore travailler à la pérennisation du modèle juridique et j’ignore la solution à laquelle nous allons parvenir. Notre pays possède un potentiel hydraulique et nous devons le réexaminer avec une optique multi-usages. Je discute avec les présidents et présidentes des régions, dont celles du Sud, qui expriment une sensibilité accrue à la disponibilité de la ressource en eau. Nous possédons un potentiel non saturé de gestion durable de l’eau fondée sur des retenues qui permettent le multi-usage, y compris l’hydroélectricité. Par ailleurs, nous pouvons exploiter plus avant les STEP. EDF estime la puissance disponible à 2 gigawatts. Les projets ne nécessitent pas forcément de grands ouvrages, puisqu’une mise en place sur des ouvrages en place avec des travaux complémentaires est envisageable.

Nous devons activer ce potentiel dans un contexte dans lequel la ressource en eau se fait plus rare. L’hydraulicité était faible en 2022 et n’est pas très bonne début 2023. Elle n’affecte pas encore la quantité d’électricité hydroélectrique produite, mais elle aura un impact si la sécheresse d’hiver dure.

Concernant le nouveau parc, vous avez raison, monsieur le député, de souligner l’importance du coût du capital dans la constitution des projets nucléaires, notamment dans la mesure où leur construction est plus longue que celle d’autres technologies. Pour autant, le coût du capital peut faire l’objet d’un travail dans le cadre de la structuration financière de ces projets. Nous pouvons faire en sorte que ces projets ne soient pas renchéris par la structure du capital. C’est l’un des sujets sur lesquels nous travaillons pour le financement de la série d’EPR2.

Poursuivons avec le potentiel d’amélioration de PowerUp. Dans l’état actuel du parc et du niveau de production d’EDF, la manière la plus rapide d’améliorer la disponibilité et la quantité de production est la réduction des heures non productives.

Il est inutile de se lancer dans un grand programme d’amélioration de la quantité de puissance disponible par réacteur sans avoir en amont amélioré significativement la disponibilité temporelle de chacun des réacteurs. Pour autant, nous étudions la capacité d’améliorer la puissance disponible par réacteur.

Ensuite, vous m’avez interrogé sur la hausse du rendement avec les cogénérations. J’ai entendu parler d’études en ce sens. Il est vrai que certains réacteurs possèdent des aéro-réfrigérants, mais ils rejettent une énergie résiduelle qu’il serait logique de recueillir. Ainsi, des études sont en cours pour déterminer une éventuelle utilisation, sans phase de déploiement.

Les contrats de long terme ne constituent pas la seule façon de garantir l’accès à l’uranium ; la diversification des sources est la meilleure protection. Cependant, nous avons aussi une politique de stock rigoureuse pour anticiper et éventuellement changer de posture si une région ou une activité sont confrontées à des problèmes d’approvisionnement.

À ce stade, l’impact financier de la modulation est négligeable. La modulation est nécessaire à certaines périodes de l’année, lors de séquences particulièrement venteuses ou ensoleillées, alors qu’il s’agit de phases durant lesquelles tous les réacteurs nucléaires seraient appelés. Cependant, ces phases ne me paraissent pas significatives à l’échelle du parc. J’ignore si cette modulation peut évoluer dans le temps et cette question fait partie des sujets sur lesquels nous travaillons, dans l’hypothèse d’un mix contenant davantage de renouvelable intermittent.

C’est également pour cette raison que nous étudions avec grand intérêt les stations de pompage, qui constituent les outils les plus adaptés pour faire face à un surcroît de génération de diverses sources. A priori, les centrales sont faites pour être modulées et nous pensons que, compte tenu de leur pilotage actuel, l’impact sera inexistant. Cependant, nous étudions la question afin de nous projeter vers l’avenir.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). Je vous remercie pour la qualité et la précision de vos réponses.

Nous avons, les uns et les autres, des explications sur ce qui a conduit à l’affaiblissement de la souveraineté. Je comprends parfaitement les prudences oratoires qui vous conduisent à ne pas juger le passé, même si quelquefois, il peut être utile d’avoir une vision sur le passé pour être présent et envisager l’avenir. La question du caractère intégré de l’entreprise peut-elle constituer un outil utile et efficace pour être au service de cette souveraineté ?

Par ailleurs, vous avez pointé assez précisément les besoins de financement pour le renouvellement de la filière nucléaire, environ 51 milliards d’euros pour les six paires d’EPR. Nous arrivons à environ 100 milliards d’euros en ajoutant le grand carénage. Vous avez assuré qu’EDF contribuerait, mais vous avez également souligné qu’une prise de conscience collective – un financement public – était nécessaire. Quel en est le degré d’urgence ? Quel est le calendrier ? Quel est le montage idéal ? En effet, nous allons devoir nous prononcer sur une loi d’accélération du nucléaire sans visibilité les modalités de financement public.

En tant que député de Penly, je suis sensible au besoin d’un renouvellement des compétences ; les enjeux d’attractivité sur les métiers nouveaux sont colossaux et il est clair que la pause politique subie par EDF dans le renouvellement de ses savoir-faire a été préjudiciable. Le statut des agents des industries électriques et gazières (IEG) est-il un élément consubstantiel à l’attractivité des métiers concernés ? Est-il marginal ?

Vous établissez avec courage un diagnostic désormais partagé par tous, en indiquant que l’ARENH était à bout de souffle. Quel est le calendrier compatible avec le projet d’entreprise ? En effet, l’endettement augmente chaque jour et avec lui, l’affaiblissement de notre souveraineté énergétique.

M. Luc Rémont. J’ai eu l’occasion de m’exprimer devant votre assemblée sur le caractère intégré. En trois mois d’apprentissage sur le terrain, j’ai observé les différents métiers de l’entreprise concourir à la capacité d’élaborer et de délivrer la mission d’un opérateur de systèmes électriques robustes. Par ailleurs, j’opère dans le secteur électrique depuis une dizaine d’années et dans plus d’une soixantaine de pays. Dans certaines régions du monde moins équipées que l’Europe, les systèmes électriques évoluent plus vite et différemment du système électrique européen. Ils vont vers plus de décentralisation, d’automatisation et d’intégration entre les besoins des clients et les capacités des producteurs et des réseaux.

Nous allons dans la même direction, comme le prouve l’augmentation des raccordements de nos concitoyens, professionnels et particuliers, qui souhaitent passer en autoconsommation. Ces éléments requièrent un système électrique piloté, intégré et des compétences qui sont capables de travailler ensemble, de la grande centrale à forte puissance au particulier en passant par les très petites, petites et moyennes entreprises (TPE et PME) afin de fournir la quantité d’électricité adaptée aux besoins. J’ai la conviction que ce nouveau monde requiert un renforcement de l’intégration opérationnelle.

Je n’affirme pas nécessairement qu’il faut des financements publics. Le sens de ma réponse était le suivant : l’entreprise doit pouvoir former des prix qui représentent son économie, ce qui lui permettra de financer la continuité d’exploitation. Il peut s’avérer nécessaire de tenir compte de limitations financières en fonction de l’ampleur du programme d’investissement, mais elles sont davantage associées à la taille du bilan ou de la dette à lever, qu’à la capacité économique de lever l’ensemble de ces financements.

C’est dans cet esprit que nous discutons avec les pouvoirs publics. Nous avons d’ailleurs eu ce type d’échanges dans d’autres pays du monde.

Ainsi, après avoir porté depuis le début le projet Hinkley Point par le bilan d’EDF, nous avons conclu un accord sur Sizewell C avec le gouvernement britannique en 2022. Cet accord prévoit le développement de deux réacteurs supplémentaires, avec le gouvernement britannique comme partenaire financier et avec un accord de mode de financement de ce développement.

Nous avons mis en place plusieurs projets européens dans le cadre desquels sont discutées les modalités spécifiques d’association des pouvoirs publics. Le cas échéant, ces projets sont présentés à la Commission européenne pour vérifier leur compatibilité avec les règles communautaires. Il est trop tôt pour définir exactement les modalités, mais nous pouvons affirmer que, sur la base de nos opérations actuelles, nous devons faire en sorte que notre économie permette la continuité de l’exploitation durable qui inclut le renouvellement de notre parc existant.

Les 10 000 personnes dont la présence est nécessaire lors de la phase d’intégration la plus critique sur un chantier d’EPR n’appartiennent pas toutes à EDF. Ainsi, le statut des agents IEG constitue un élément d’attachement et d’attractivité très fort, car il fait partie de l’identité à laquelle les salariés d’EDF et de la branche sont attachés. Cependant, ce statut ne représente pas toujours un élément important pour les milliers d’autres personnes qui concourent au développement de projets de cette nature. Certaines d’entre elles appartiennent à des conventions collectives diverses, telles que celle de la métallurgie ou du Syntec. C’est justement l’agglomération de toutes ces compétences et de ces corps de métiers différents sur un seul chantier qui permet le succès de l’entreprise.

Concernant le calendrier de l’ARENH, nous disposons d’un cadre fixé par une décision communautaire relevant d’une proposition française qui a mis en place l’ARENH en 2012. Cette décision court jusque fin 2025. Par ailleurs, une discussion communautaire est en cours sur les règles de marché. Elle fait suite à la consultation lancée par la Commission européenne, qui a l’intention de proposer au ministre de l’énergie dans les jours qui viennent, puis très probablement au sommet européen, les modalités futures d’organisation du marché de l’électricité. Je pense que ce calendrier immédiat convient à EDF, car il est de nature à éclairer d’éventuels changements de l’organisation de marché. Nous sommes extrêmement attentifs à ces discussions et en tant qu’opérateur européen, nous agirons dans le cadre des règles qui lui sont fixées.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je me fais le porte-parole de Marie-Noëlle Battistel, députée de l’Isère et membre de notre commission. Elle a suivi assidûment les travaux de celle-ci, mais est retenue par une autre grande entreprise française qui consomme beaucoup d’électricité.

Quelle est la vision de l’intégration des énergies renouvelables dans un groupe EDF 100 % nationalisé et plus particulièrement de l’hydroélectricité ?

Concernant la souveraineté et la nécessité de produire en France pour ne pas être dépendant des Chinois, notamment en matière photovoltaïque, comment voyez-vous l’intégration de l’entreprise iséroise Photowatt au sein du groupe EDF nationalisé ou, à défaut, son avenir à l’extérieur ? Elle précise que les salariés vivent dans l’incertitude depuis de trop nombreuses années et que cette entreprise a toute sa place dans la création d’une vraie filière française, d’autant plus que le silicium, composant important, est produit également en Isère.

M. Luc Rémont. Pour être couronné de succès, un opérateur comme EDF a besoin d’être performant dans un mix énergétique. Le mix énergétique est d’autant plus nécessaire que la production décarbonée doit augmenter à l’avenir. Les différents moyens de production décarbonés n’ont pas les mêmes caractéristiques en termes de temporalité. Ainsi, l’éolien et le solaire sont intermittents, l’hydroélectrique est soit au fil de l’eau, soit commandable. Quand il est commandable, il peut contribuer à l’équilibre du réseau, avec une mobilisation à très court terme. Quand il est associé à une station de pompage, il peut même contribuer à retirer de l’électricité qui serait surnuméraire dans le réseau. Un opérateur comme EDF a besoin de toutes ces caractéristiques et il a besoin d’être performant dans chacune d’entre elles pour rendre le service attendu par nos concitoyens. Nous poursuivrons donc nos actions dans le secteur des renouvelables, comme nous le faisons dans les autres technologies. Notre pertinence dans le domaine des renouvelables doit s’appliquer à l’échelle internationale pour amener en France les compétences et les technologies nécessaires.

Photowatt a été reprise par EDF, qui continue à la soutenir. Une mobilisation européenne est nécessaire afin de rendre une filière photovoltaïque performante en Europe. D’expérience, je sais que, quand une seule région du monde a réalisé un effort massif pour créer un appareil industriel de très grande taille destinée à servir le monde entier, la seule façon de contrecarrer cet effort massif est de placer un effort équivalent en face. À date, seuls les États-Unis ont engagé un tel effort et il ne m’appartient pas de déterminer si une telle démarche est souhaitable ou nécessaire à l’échelle européenne.

Sans effort à l’échelle européenne, la transformation de la petite entreprise Photowatt, qui travaille avec EDF et qui continue de développer son activité dans un cadre limité, en un champion du solaire photovoltaïque mondial est impossible. Nous devons y réfléchir et je suis conscient qu’il existe de nombreuses technologies candidates pour attirer les efforts collectifs dans le domaine de l’électrification des usages : modules de solaire photovoltaïque ou encore batteries de véhicules. Les acteurs européens doivent se positionner sur ces enjeux stratégiques, mais EDF porte la filière nucléaire ; nous sommes la seule entreprise en Europe à porter la filière et son industrie. Si nous pouvons contribuer plus modestement à d’autres filières industrielles, nous serons heureux de le faire, mais nous ne pourrons y parvenir seuls.

M. Alexandre Loubet (RN). Vous avez dirigé l’entité française de la Bank of America, qui a notamment conseillé Alstom lors de la vente à General Electric en 2014. Des actifs particulièrement stratégiques ont été vendus à un groupe américain, notamment sur la branche énergie. En effet, la vente concernait la maintenance ainsi que la construction et la production des turbines qui équipent nos centrales nucléaires. Aujourd’hui, vous êtes PDG du principal groupe énergétique français qui est sur le point d’être intégralement nationalisé. Ne pensez-vous pas que, pour assurer notre indépendance énergétique que vous avez vantée à juste titre, la France doit disposer de sa propre industrie nucléaire et doit favoriser des sous-traitants et des partenaires économiques français ?

Dans le cadre de la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric, avez-vous été rémunéré ? Si oui, quel était le montant de cette rémunération ? En effet, General Electric s’était engagé à créer près de 1 000 emplois, mais huit ans plus tard, plus de 1 200 emplois ont été supprimés.

M. Luc Rémont. Dans l’industrie, il est important de connaître l’histoire et de conserver également la mémoire sur le long terme des activités industrielles. Les activités turbines du groupe Alstom ont failli entraîner sa chute en 2003 pour un défaut générique.

Ce défaut générique portait sur les turbines GT 24 et GT 26 venant d’une acquisition faite auprès du groupe ABB. Les due diligences sur la qualité des turbines qui avaient été achetées étaient probablement incomplètes. Ainsi, ces turbines étaient instables et ne tenaient pas le cycle ; une très grande majorité des clients se sont retournés vers Alstom qui avait acheté ces activités, en demandant un dédommagement, à coup de milliards d’euros, pour des centaines de gigawatts.

Alstom a repris un travail de qualité en faisant appel à des experts et en travaillant industriellement sur les activités achetées. L’entreprise est parvenue à redresser son activité et, avec le concours de l’Etat à l’époque, à la soutenir sur les années suivantes.

Les négociations avec la Commission européenne pour aide d’État étaient très longues et Alstom est sortie de cette période affaiblie dans le domaine des turbines à gaz. Durant la décennie 2010, le métier des turbines en général commence à plonger à l’échelle mondiale. Après la crise financière, le marché ne reçoit plus de commande et vit uniquement de la base installée.

Dix ans plus tard, Alstom doit de nouveau trouver une solution pour assurer son avenir, après une décennie d’un marché qui n’est plus porteur et dans lequel sa propre technologie a été affaiblie. L’entreprise est confrontée à un choix cornélien : soit elle conserve une activité qui va finir par mettre en difficulté le groupe dans son ensemble, soit elle trouve une solution pour cette activité.

La seule solution qui est apparue réaliste sur le plan industriel pour reprendre cette activité dans son ensemble à cette époque était General Electric, leader du marché. Je tiens à rappeler que General Electric est le partenaire de Safran depuis plus cinquante ans. C’est l’entreprise qui a accepté la constitution d’une joint venture à 50-50 avec une entreprise française détenue par l’État capable de produire les moteurs civils et militaires.

Ainsi, pour Alstom, il n’était pas choquant de contacter General Electric, partenaire historique de la France et industriel reconnu dans le secteur, de reconnaître qu’elle n’était plus assez solide pour soutenir cette activité dans un marché en baisse, et demander à General Electric d’envisager la possibilité d’être le prochain actionnaire de cette activité.

J’ai effectivement été directeur général de la filiale de la Bank of America Merrill Lynch ; j’ai été sollicité par Alstom pour les accompagner dans la recherche de solutions et pour contacter General Electric et rejoint Schneider quelques semaines plus tard.

Enfin, vous n’êtes pas sans savoir qu’une turbine Arabelle est associée à la partie secondaire de nos centrales nucléaires. Nous sommes dans une phase finale d’acquisition et nous avons encore un certain nombre d’autorisations à obtenir afin que ces turbines rejoignent le groupe EDF. Cette acquisition nous permettra de disposer des technologies clés à la fois sur l’îlot nucléaire et sur l’îlot conventionnel. Pour autant, il ne me paraît pas pertinent pour EDF d’intégrer la totalité des technologies. En effet, nous avons besoin d’enrichissements technologiques par des entreprises qui ne sont pas exclusivement dans le nucléaire. Nous avons besoin de savoir-faire qui viennent d’autres industries pour nourrir nos propres savoir-faire.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). Merci pour votre réponse concernant la loi votée en première lecture à l’Assemblée, qui modifie peu les projets d’EDF en matière de recapitalisation. Cette loi risque d’être votée par le Sénat et nous la reprendrons à l’Assemblée dans des délais rapides, dans le cadre de la niche dans mon groupe.

Dans le cadre de la loi sur l’accélération du nucléaire, j’envisage, peut-être par amendement, d’interroger le gouvernement sur la nécessité d’un contrôle public par le Parlement des investisseurs étrangers susceptibles d’intervenir dans le domaine du nucléaire. Selon vous, la participation d’investisseurs étrangers à la production nucléaire remet-elle en question la souveraineté ?

Dans nos territoires respectifs, les exemples de sous-traitants qui ont été tellement fragilisés qu’ils sont délocalisés dans des pays autres que la France ne manquent pas. Nous perdons parfois des pans entiers de souveraineté industrielle. Thales ou encore Safran en Normandie me viennent à l’esprit. La manière de considérer le rapport entre EDF et ses sous-traitants afin de maintenir une souveraineté industrielle suffisamment robuste au plan national entre-t-elle dans les réflexions que vous avez engagées dans votre nouvelle gouvernance ?

M. Luc Rémont. Je vais m’éloigner de mon champ de compétences et faire appel à de vieux souvenirs pour répondre à votre première question.

Il me semble que, sur la base des textes existants, le gouvernement a d’ores et déjà la faculté d’examiner des investissements étrangers dans des activités qui peuvent toucher la souveraineté, grâce à des analyses et des examens techniques détaillés sur le type de dépendance et de transferts qu’ils peuvent engendrer. Il appartient au gouvernement de déterminer ce qui relève de sa compétence, mais le processus doit se tenir dans le temps de l’entreprise.

Ainsi, les instruments existent et les services gouvernementaux qui travaillent sur ces sujets font preuve d’un professionnalisme avéré. Il s’agit à la fois de techniciens et de juristes capables d’écrire une décision spécifique qui encadre précisément un type d’activité et d’aller chercher les expertises nécessaires à la compréhension des enjeux industriels associés.

Concernant l’indépendance ou la dépendance des sous-traitants, il me semble que notre enjeu collectif pour la filière à ce stade est de répondre à la demande de façon robuste, rapide et qualitative.

Le problème que vous décrivez a existé quand la filiale était dans une phase d’étiage ; de nombreuses compétences clés ne trouvaient plus dans leur activité récurrente de quoi les soutenir. Quand aucun réacteur n’est construit pendant plusieurs années, les compétences associées s’étiolent. Il était plus difficile pour les petites et moyennes entreprises de conserver leur robustesse dans ces phases-là.

Aujourd’hui, nous devons faire en sorte que chacune des entreprises concernées grandisse assez vite pour faire face aux enjeux de développement auxquels nous sommes confrontés. La nature du problème a changé.

Nous pouvons limiter le risque en emmenant notre écosystème à l’étranger, car quand nous allons à l’étranger, nous vendons une prestation, nous emmenons une grande partie de notre écosystème industriel et nous travaillons avec un écosystème industriel local. Cette démarche consolide notre écosystème industriel, car nous travaillons sur une taille de marché supérieure. Le risque doit être mesuré, mais selon moi, il n’existe aucune contradiction à un travail sur des projets étrangers et le maintien de nos performances en France. En structurant l’activité plus durablement sur un marché plus grand, elle devient plus robuste.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel est le scénario en matière de besoins électriques, tant en matière d’énergie que de puissance, sur lequel vous vous projetez aujourd’hui pour construire les capacités de production dont la France aura besoin demain ?

M. Luc Rémont. Je ne vais pas vous donner un chiffre en térawattheure. Le travail économétrique du RTE sur la projection à 2050 est vraiment de qualité, car il analyse les besoins en électrification des usages, les besoins et les possibilités en efficacité énergétique et les différentes technologies pour leur mérite propre tout en balayant différents scénarios qui permettent de se projeter dans l’avenir, qui dépend à la fois de la demande et de la constitution d’une offre multi-technologique. La demande électrique va augmenter ; nous sommes en dessous de 30 % d’énergie électrique par rapport à un total de l’énergie consommée et notre besoin d’électrification reste significatif (transports, bâtiment). En outre, les objectifs de décarbonation sans électrification supplémentaire seront extrêmement difficiles à atteindre. Le temps est contre nous et, pour répondre à ce scénario d’électrification des usages et de décarbonation de l’ensemble de l’économie européenne, nous devons investir le plus possible dans l’ensemble des moyens de production décarbonés.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les dernières annonces ont permis de constater que la question se pose de construire non pas trois paires de réacteurs supplémentaires, mais huit autres. Ainsi, une quinzaine de réacteurs sont envisagés à l’horizon 2050 et seraient donc constructibles par la part de la filière. Ce nombre est-il figé ? Est-il envisageable d’aller plus loin, compte tenu des projections de consommation et production, si les plannings sont respectés pour les premiers réacteurs et si la capacité industrielle de produire ce type de tranche est vérifiée ?

M. Luc Rémont. La seule certitude que nous ayons à ce stade est la suivante : la performance de nos anciens est tout à fait réelle puisqu’ils ont réussi à construire 58 réacteurs en vingt ans et elle finira par nous rattraper. Nous devons donc nous préparer à une montée en cadence pour nous rapprocher le plus possible de la performance de nos anciens le jour où nous aurons besoin de les égaler. À ce jour, j’ignore quand ce sera nécessaire, car la démarche rationnelle actuellement est la poursuite d’un travail efficace, avec une logique de sûreté en vue de la prolongation du parc existant.

Par ailleurs, pour atteindre cette montée en puissance, nous devons être capables de développer le réacteur récurrent le plus vite possible. C’est sur cet enjeu que nous allons focaliser toute l’attention d’EDF. L’objectif est de considérer le troisième EPR2 comme notre référence de coûts et de délais récurrents, même si nous ferons de notre mieux sur les deux premiers, car nous pouvons toujours attendre des gains de productivité. Il s’agit de concentrer toute l’énergie d’EDF et de la filière pour atteindre l’effet de palier sur la série de six et avoir la capacité de construire des réacteurs de façon récurrente, avec une chaîne industrielle qui est habituée à la série.

Cette chaîne commence par Framatome, mais inclut également toute une cascade industrielle. Il s’agit également de mobiliser 10 000 personnes qui savent comment intégrer un réacteur et qui n’ont pas à redécouvrir à nouveau le processus d’intégration, l’un des éléments les plus critiques aujourd’hui que nous avons vécu à la fois sur Flamanville et Hinkley Point.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, monsieur le président-directeur général, pour votre disponibilité devant notre commission d’enquête. Merci également d’avoir éclairé et donné des perspectives aux conclusions de nos travaux. Nous conclurons d’ici la fin de la semaine les travaux d’audition que nous avons débutés au mois d’octobre. Nous aurons encore deux auditions contextuelles et attendues des deux derniers Présidents de la République et nous devrons ensuite rendre nos travaux fin mars ou début avril.

Je vous souhaite à toutes et à tous une belle soirée.

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24.   Audition de M. Arnaud Montebourg, ancien Ministre du Redressement productif (2012-2014) (1er mars 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous recevons M. Arnaud Montebourg, qui fut ministre du redressement productif, puis ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique entre 2012 et 2014. Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation. Dans le cadre des fonctions ministérielles que vous avez exercées en 2012, vous aviez pour attribution de définir les orientations stratégiques industrielles et d’assurer le suivi des secteurs industriels et des services, et vous étiez chargé, conjointement avec le ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, de la politique des matières premières et des mines pour ce qui concerne les matières énergétiques. Lorsque vous avez été nommé, en avril 2014, ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, le décret relatif à vos attributions dispose que vous concourez « à la définition et à la mise en œuvre de la politique énergétique ».

Dans le domaine de l’énergie, plusieurs sociétés industrielles ont défrayé la chronique pendant la période où vous avez exercé ces fonctions ministérielles, Alstom et Areva notamment, ainsi que des entreprises étrangères telles que Siemens et General Electric. Vous aviez lancé l’idée d’un « Airbus de l’énergie » au niveau européen. Les auditions auxquelles nous avons procédé n’ont pas amélioré la transparence des mécanismes relatifs à la modification du capital des entreprises – rachat, cession ou fusion, mais elles ont souligné deux conditions essentielles au renforcement de nos entreprises du domaine énergétique : l’existence d’un tissu industriel actif et l’organisation de filières de formation suffisamment attractives. Elles ont également mis en évidence la dépendance industrielle de la France dans des domaines appelés à se développer tels que le photovoltaïque et l’éolien. Je relève que deux des trente-quatre plans que vous aviez définis « pour une nouvelle France industrielle » étaient consacrés aux énergies renouvelables et aux bornes électriques rechargeables.

Les auditions nous ont aussi conduits à nous interroger sur la portée d’accords électoraux portant sur le mix électrique. Vous avez été candidat aux primaires citoyennes de 2011 et 2017 ; l’énergie était-elle une thématique de campagne ? Quelle place occupait-elle dans ces campagnes ?

Rapporteur de la commission d’enquête consacrée aux tribunaux de commerce en 1998 lorsque vous étiez député, puis entendu dans le même cadre, en votre qualité d’ancien ministre, sur la situation d’Alstom en 2017 et sur la désindustrialisation en 2021, vous connaissez le fonctionnement de ces commissions. Vous savez donc que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Arnaud Montebourg prête serment.)

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif (2012-2014). La souveraineté est au cœur de la vie et de la survie des nations et nous n’échappons pas à cette règle. C’est une grande conquête que d’être souverain ; c’est un acquis de la Révolution française et s’interroger sur le sens de la souveraineté n’est pas une grossièreté. C’est le droit et la liberté d’une nation de choisir son destin et de s’organiser pour ce faire. Cette question nous ramène à la question de l’indépendance, et donc de la non-dépendance, et à la liberté de choisir. Éviter d’être soumis au chantage et aux pressions, c’est pour un pays la définition de la puissance, de la force, et donc de la grandeur. Ces mots existent dans les tréfonds collectifs de notre pays, toutes sensibilités politiques confondues.

Quant à l’énergie, c’est évidemment la sève de l’économie, non un but en soi mais « l’industrie de l’industrie » : sans maîtrise de ses outils industriels de production énergétique, un pays n’a pas d’indépendance économique. Nos anciens l’ont compris, qui, génération après génération, ont bâti méticuleusement ces outils. Et lorsque nous parlons maintenant de réindustrialiser, impératif national étant donné la situation économique de notre pays, nous sommes en droit de nous demander avec quels outils énergétiques nous allons le faire.

Dans le questionnaire que vous m’avez adressé, vous m’interrogez sur ma sensibilité à la question de la souveraineté énergétique dans l’exercice de mes fonctions ministérielles. Le ministère du redressement productif était l’un des premiers ministères souverainistes puisqu’il avait pour mission explicite de conserver les appareils productifs. C’était un travail terrible dans ce moment d’affaissement économique qu’était la suite de la grande récession de 2008-2009, une époque marquée par l’effondrement de notre industrie. J’étais chargé de lutter contre une vague de désindustrialisation, d’abord en conservant et en préservant le plus possible. J’avais nommé des commissaires au redressement productif dans tous les territoires ; certains existent encore, comme existent encore certaines petites ou moyennes entreprises comme il y en a dans votre région, monsieur le président, pour la survie desquelles nous nous sommes battus. J’ai le souvenir de batailles épiques, y compris contre des institutions judiciaires qui voulaient en finir avec telle entreprise aujourd’hui florissante. La bataille était d’abord culturelle : il s’agissait de bien vouloir admettre que, tout comme les malades qui se présentent à la porte des hôpitaux, toute entreprise en difficulté n’est pas condamnée à mourir. Nous essayions donc d’organiser leur survie, et pendant ce demi-quinquennat j’ai fait ce travail de Titan avec mon équipe, les commissaires au redressement productif, les préfets et les directions régionales de l’industrie de la recherche et de l’environnement. Ayant repris les archives, je peux vous dire qu’il y a eu 1 693 interventions concernant 250 000 emplois menacés dont nous avons sauvé 210 000. Ce résultat vaut ce qu’il vaut ; il n’enjolive rien et ne décrit pas grand-chose mais il dit les efforts faits.

Le deuxième volet de mon action visait à recréer ce que nous avions perdu : rapatrier, peut-être, mais en tout cas recréer. C’était le sens des trente-quatre plans industriels que vous avez mentionnés. Ils n’ont pas été élaborés par le ministère mais par les filières concernées, dont la filière nucléaire et celle des minerais et des matières premières. Nous avons pour cela réussi à faire travailler ensemble de grandes et de petites entreprises – je disais souvent que c’était le contraire de la politique européenne de la concurrence, puisque nous organisions des cartels… Ce sont ces plans construits par les filières que nous avons portés et en partie financés. Neuf sur trente-quatre concernaient peu ou prou les questions énergétiques ; j’ai apporté la documentation archivée correspondante.

Sur les raisons de la situation actuelle, j’ai trois réponses à vous donner.

La première est que nous n’avons pas résolu le problème de notre dépendance aux énergies fossiles – elle s’est même aggravée. C’est une première responsabilité : on aurait pu imaginer, au cours des années écoulées, une autre trajectoire pour ce qui est de la consommation de charbon et surtout de pétrole et de gaz. Ensuite, les énergies renouvelables ont échoué à remplacer les énergies fossiles. Enfin, nous avons affaibli nous-mêmes l’indépendance que nous avions constituée avec notre appareil de production électrique d’origine nucléaire.

Nous vivons aujourd’hui un choc pétrolier qui n’est pas mondial mais seulement européen, auquel je vois deux causes. La première est notre incapacité structurelle à mener des politiques d’économie d’énergie. Nous n’avons jamais réussi à desserrer l’étau de cette dépendance. J’en veux pour preuve le bâtiment. On parle depuis vingt ans au moins de la rénovation thermique des bâtiments et les plans se succèdent ; il y en a eu un, deux, dix, annoncés par chaque gouvernement et même chaque ministre : quatre ministres de l’environnement ou de l’écologie se sont succédé en deux ans et demi pendant que j’étais ministre de l’industrie, et pendant cette période, il y a eu au moins deux plans relatifs à la rénovation thermique des bâtiments. Nous sommes donc dans une impasse, pour la raison simple qu’il n’y a pas de système financier capable de supporter l’absence de rentabilité, sachant qu’il faut entre quarante et cinquante ans pour rentabiliser ces améliorations. Comme on n’a pas établi le système financier adéquat, on n’a pas construit les outils industriels de remplacement.

D’autre part, la France a un parc de 11 millions de chaudières au fioul et au gaz, et on ne s’est pas vraiment préoccupé de savoir par quoi les remplacer. Des solutions technologiques n’ont pas été exploitées, par exemple la géothermie de surface dont vous savez l’impact, monsieur le président, vous qui êtes alsacien. On aurait pu bâtir une industrie de la pompe à chaleur géothermale ; comme on ne l’a pas fait, des Français, aujourd’hui, ne se chauffent pas l’hiver parce qu’ils n’ont plus les moyens de payer le prix du gaz.

On ne peut non plus se voiler la face au sujet de nos échecs dans les transports. Je n’accuse personne – et s’il y avait accusation, je pourrais m’accuser moi-même – mais en matière de transports on ne peut pas tout miser sur l’électrique quand il y a en France 38 millions de véhicules thermiques et un million de véhicules électriques. Notre analyse était qu’il fallait pousser le véhicule électrique à condition que nous maîtrisions ce qui en fait la valeur – la batterie. Quelques briques manquant à ce sujet au laboratoire d’innovation pour les technologies des énergies nouvelles et les nanomatériaux (Liten) du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), j’avais élaboré « un plan batterie ». Quand je discutais avec M. Carlos Ghosn, patron de Renault à l’époque, je lui disais vouloir des batteries produites en France, à quoi il me répondait qu’elles seraient coréennes ou japonaises parce que ce n’était pas possible ici. En désaccord avec ce point de vue, j’ai insisté sur la nécessité d’un plan spécifique avec l’industrie automobile, dont l’élaboration prendrait le temps qu’il faudrait mais qui serait fait. Ce plan était doublé d’un autre, celui des deux constructeurs français PSA et Renault, qui visaient la fabrication d’un véhicule consommant deux litres aux 100 kilomètres. Si nous disposions aujourd’hui de véhicules de ce type, ne pensez-vous pas que notre industrie automobile aurait un certain succès ? Quand on a 38 millions de véhicules thermiques, on sait parfaitement qu’on ne pourra pas les remplacer tous au prix où est vendu le véhicule électrique !

Malheureusement, ces plans industriels ont été abandonnés après mon départ. Je le regrette, parce que je considère que les politiques industrielles sont des politiques transpartisanes, quels que soient les ministres et les alternances. Mon prédécesseur, M. Christian Estrosi, avait laissé derrière lui le Conseil national de l’industrie ; j’ai jugé cela très bien et nous l’avons laissé poursuivre ses activités. Mon successeur, un honorable ministre qui a eu un certain destin, n’a pas donné suite à ces plans, et maintenant, on sort un « plan batterie » tendant, dit-on, à fabriquer des batteries en France – à savoir assembler des pièces venues d’ailleurs. Si l’on avait pris ces dix ans pour bâtir le plan batterie que j’avais envisagé, outre que l’on n’en serait peut-être pas là sur le plan de la souveraineté, on ne serait peut-être pas non plus dans une situation telle que des Français ne peuvent aller travailler, incapables qu’ils sont d’alimenter leur véhicule avec de l’essence ou du gazole vendus deux euros le litre. Aujourd’hui, la consommation moyenne est de six litres aux 100 kilomètres. En serions-nous à deux litres, soit trois fois moins, que nous aurions gagné en indépendance énergétique, donc en souveraineté. Nous l’avions pensé il y a dix ans, il y n’a pas eu de suite. C’est dommage, et la commission d’enquête peut ouvrir l’esprit public sur cette absence de continuité transpartisane, voire transpersonnelle, puisque, en l’espèce, la majorité était la même.

Le deuxième élément d’aggravation est l’atteinte à l’indépendance énergétique de la France par les décisions européennes. Je n’accuse pas particulièrement l’Europe – comme vous venez de l’entendre, j’ai quelques critiques à notre propre encontre – mais enfin, que dire des règles de fixation du prix de l’électricité européenne, indexé sur le gaz ? Cela ne posait pas de problème jusqu’à ce que le gaz devienne un bien rare coûtant une fortune. Quand ce mécanisme organise la contagion de la flambée du prix du gaz aux factures d’électricité du particulier, du petit entrepreneur et de la grande entreprise, il détruit l’économie française, actuellement en état d’étouffement économique. Quand le patron de Michelin expose publiquement que la facture électrique du groupe était de 250 millions d’euros l’année dernière, qu’elle dépasse maintenant le milliard et que si cette ascension se poursuit encore six mois il déménagera toutes les usines Michelin hors de France, c’est qu’il y a un problème.

Et encore : une pétition circule, que j’ai signée parce que je suis entrepreneur. Je fabrique des glaces à la ferme, et je peux vous dire que, à ce rythme, nous allons les fabriquer à perte. Je suis obligé de continuer à travailler – j’ai des employés, et des paysans travaillent – mais le prix de l’électricité a explosé et comme nous sommes en bout de ligne, nous ne pouvons renégocier les contrats : le prix est imposé, et c’est tout. Aussi, circule sur le Net une pétition signée par 25 000 entrepreneurs demandant que nous nous déconnections non du marché européen mais de la fabrication du prix européen de l’énergie. Cela ne nous empêchera pas de vendre et d’acheter l’électricité mais nous donnera un peu de liberté. La présidente de la Commission de régulation de l’énergie, ancienne ministre, me dit que « ça va venir ». Mais il y a urgence ! J’appelle donc votre commission à reprendre ce cri d’alarme de la base que l’on n’entend pas. On a entendu les boulangers, mais toute l’économie est concernée.

La deuxième cause de la situation actuelle, c’est l’échec des énergies renouvelables à remplacer les énergies fossiles. Cet échec n’est pas seulement français, il est européen. L’Allemagne a investi 500 milliards d’euros dans les énergies renouvelables et, en quinze ans, elle a ouvert dix centrales à charbon et au gaz – c’est la réalité : j’en ai la liste. Pour notre part, nous avons investi 200 milliards d’euros, et nous n’avons pas fermé nos centrales à charbon : Cordemais et Saint-Avold ont été réouverts et continuent à fonctionner – Mme Batho et moi-même les avions fermées. Mieux : on a ouvert, en 2022, une centrale au gaz à Landivisiau. On voit bien que la mécanique des énergies renouvelables, c’est un couplage avec de l’énergie pilotable. Or, les énergies renouvelables ne sont pas pilotables – nous ne décidons ni le vent ni l’ensoleillement –, elles sont aussi coûteuses que le nucléaire et elles réduisent le solde d’exportation d’électricité puisque le nucléaire permet d’exporter de l’électricité produite par des réacteurs amortis, et donc peu chère. Pour les énergies renouvelables, nous importons du matériel, et nous n’avons jamais réussi à convaincre les Allemands d’imposer des taxes anti-dumping aux panneaux photovoltaïques chinois. J’avais demandé au ministre américain de l’énergie, de passage à Paris, comment les États-Unis procèdent à ce sujet. Sa réponse avait été : « Nous taxons et nous avons des représailles que nous assumons ». De cette manière, les Américains ont conservé leur industrie du panneau photovoltaïque. Nous ne l’avons pas fait, si bien que l’industrie allemande, italienne, espagnole et française du panneau photovoltaïque a été détruite, et quand on installe les panneaux photovoltaïques, on fait des chèques aux Chinois.

L’échec des énergies renouvelables s’explique aussi par la perte de contrôle d’Alstom, qui faisait de la France le leader des turbines hydrauliques avec 25 % du marché mondial et qui est passé sous contrôle américain. Il y avait les machines et les turbines pour l’éolien maritime, passées sous contrôle américain. Il y avait la Business Unit des réseaux, passée sous contrôle américain – par notre propre faute : ce n’est pas l’Europe, c’est nous.

Enfin se pose le problème de l’acceptabilité sociale de ces modes de production de l’énergie.

Ces éléments ont fait que non seulement les énergies renouvelables n’ont pas réussi à nous débarrasser de la dépendance des énergies fossiles mais que nous n’avons pas construit les outils industriels qui nous auraient permis d’être puissants en ce domaine.

La troisième raison, à mon avis la plus importante, de la situation présente, est l’affaiblissement par nos propres efforts, si j’ose dire, de notre indépendance énergétique patiemment construite dans la filière nucléaire. De cet affaiblissement, dont j’ai été le témoin oculaire et actif, je voudrais vous faire la narration aussi précise que possible, aussi documentée que nécessaire. J’ai apporté les éléments et documents internes à l’administration et au gouvernement de l’époque pour que vous disposiez des traces écrites des discussions qui ont eu lieu au sein du collège gouvernemental au sujet du nucléaire.

Parce que je souhaite être aussi honnête et désintéressé que je dois l’être, je rappellerai par souci déontologique que j’ai été élu pendant dix-huit ans en Saône-et-Loire comme président du département et comme député pendant trois mandats. La Saône-et-Loire abrite toute l’industrie de la forge, de la chaudronnerie industrielle de Framatome, l’ex-Areva devenu Framatome et Orano. J’ai eu à connaître de l’intérieur cette industrie : ses fragilités, ses forces, l’extraordinaire génie qui lui a permis de reprendre une licence Westinghouse et de construire en très peu de temps une industrie aussi fiable, qui n’a pas connu d’accident, qui a su organiser son propre contrôle pour éviter les dérapages et offrir à la France une indépendance exceptionnelle tout en faisant travailler ses territoires. Huit ans après la fin de mon dernier mandat, celui de conseiller général, je n’ai pas changé d’avis. J’exprime donc la parole d’un homme libre, qui n’a pas d’intérêt dans l’industrie nucléaire mais qui pense que c’est un attribut considérable pour l’indépendance de la France.

Je ferai débuter mon témoignage au mois de novembre 2011. Á l’époque, j’étais membre du bureau national du Parti socialiste, parti que j’ai quitté il y a un certain temps. J’ai donc été témoin de l’adoption par le Parti socialiste de l’accord passé avec Europe Écologie Les Verts.

J’étais arrivé troisième à la primaire, après avoir mis en ballottage Mme Aubry et M. Hollande. M. Hollande a gagné la primaire, Mme Aubry dirigeait le parti socialiste et j’étais dans la majorité de Mme Aubry ; j’étais donc au courant de l’accord qui avait été passé avec Mme Duflot, qui dirigeait à l’époque le parti Europe Écologie Les Verts. Ces deux dirigeantes de haute qualité, dont l’une avait été ministre et l’autre allait le devenir, ont décidé en 2011 de conclure un accord prévoyant de limiter à 50 % de la production électrique l’électricité d’origine nucléaire à l’horizon 2025, ce qui devait se traduire par la fermeture de vingt-quatre réacteurs à cette échéance. Cet accord, négocié sans que je participe aux négociations, était passé en contrepartie de circonscriptions : soixante circonscriptions avaient été offertes au parti écologiste. Cela a d’ailleurs provoqué de nombreuses réactions, y compris en Saône-et-Loire. Une circonscription de mon département lui ayant été affectée, j’ai indiqué que nous ne soutiendrions en aucun cas quelqu’un qui allait taper sur l’industrie nucléaire dans le département où l’on fabriquait des chaudières nucléaires ; nous avons présenté une des vice-présidentes du conseil général, qui a été élué contre le candidat des Verts, parce que nous ne voulions pas accepter cet accord.

Vous avez demandé à plusieurs dirigeants politiques comment avait été noué cet accord, présenté à l’époque par Mme Aubry comme un changement de société et par Mme Duflot comme une rupture historique. Pour moi, c’est un accord de coin de table : on s’est mis d’accord sur un marqueur politique propre à frapper les esprits et on s’est retrouvé avec un programme conformément auquel il fallait fermer 24 réacteurs – et après, vogue la galère ! L’accord a quand même fait l’objet d’un vote au bureau national du Parti socialiste ; il a recueilli 33 voix favorables contre 5, dont la mienne. Quelques prises de parole ont eu lieu pour dire qu’il n’était pas acceptable de briser d’un trait de plume une industrie de cette nature. Nous n’étions pas très nombreux à nous exprimer ainsi ; les réactions qui se sont enchaînées au sein du parti étaient principalement dues à la question des circonscriptions et bien trop peu au problème des réacteurs. Je crois que M. Cazeneuve s’est exprimé en ce sens mais je ne pense pas qu’il était membre du bureau national. Même si vous êtes remontés jusqu’à l’époque du gouvernement Jospin avec la fermeture de Creys-Malville et du prototype de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium, c’est avec cet accord qu’a commencé l’affaiblissement de la filière nucléaire, car cette fois il s’agissait d’arrêter vingt-quatre réacteurs en état de marche.

Quelles conséquences cela a-t-il eu dans le processus décisionnel ? M. François Hollande, candidat de notre parti, a immédiatement déclaré ne pas vouloir fermer vingt-quatre réacteurs mais seulement le plus ancien d’entre eux, Fessenheim, et il a maintenu l’objectif de la réduction de moitié de la part de l’électricité d’origine nucléaire dans la production d’électricité du pays à l’horizon 2025. Il est entré à l’Élysée sur cette base, ayant en quelque sorte nettoyé l’accord de ses excès. En arrivant au ministère en 2012, je trouve une filière nucléaire très structurée autour d’EDF, Areva et du CEA, qui rassemble 2 500 entreprises employant 220 000 salariés, avec un chiffre d’affaires de 46 milliards d’euros, exportant pour 5,6 milliards et investissant 1,8 milliard en recherche et développement, ce qui fait d’elle une des filières les plus innovantes du pays, et qui prévoyait 110 000 recrutements.

En cette période d’affaissement de l’économie et de l’industrie, nous avons là une filière qui tient debout, solide sur ses bases, et qui se trouve confrontée au programme du nouveau président. En 2011, le Conseil de politique nucléaire avait désigné EDF chef de file de la filière et j’ai jugé qu’il n’y avait aucune raison de remettre en cause cette excellente décision. Au sein de ce conseil, où je siégeais ès qualités, nucléaire civil et nucléaire militaire discutent de la cohérence de la politique d’ensemble, et nous avions évidemment tous en tête la réussite de ce modèle d’entreprise publique grâce à laquelle le prix de l’électricité en France était deux fois et demie moins élevé qu’en Allemagne. Á l’époque, nous avions des problèmes de compétitivité et nous étions contents que, grâce aux efforts des générations précédentes, le prix de l’énergie en France soit le moins cher d’Europe, que cette électricité soit la moins émettrice de CO2 d’Europe, qu’elle s’appuie sur deux technologies, l’hydraulique et le nucléaire. Á l’exportation, nous étions à Taïshan et à Olkiluoto ; Hinkley Point est ensuite arrivé avec Sizewell. Donc, EDF n’exportait pas que de l’énergie, toute la filière était exportatrice.

J’ai continué cet effort d’exportation et pour cela constitué « l’équipe de France du nucléaire », pilotée à l'époque par M. Proglio avec qui j’entretenais des rapports de patriotisme économique. Tout le monde sait quelles sont les opinions de M. Proglio et quelles sont les miennes, mais nous étions d’accord pour dire qu’il fallait gagner à l’exportation. J’ai donc emmené cette équipe en Arabie Saoudite. Ensuite, nous avons perdu, les Saoudiens ayant choisi une autre solution que la nôtre, mais nous avons fait ce travail très important.

Nous nous préoccupions bien sûr de toute la filière, sous-traitants compris. Vous trouverez dans la documentation que je transmets à votre commission le compte rendu du conseil de la filière que nous avions réuni pour traiter de toutes les questions sociales concrètes – recrutement, formation – avec les syndicats et le patronat des entreprises de la filière.

Mon ministère était chargé d’exprimer la politique de l’État actionnaire aux conseils d’administration d’EDF et d’Areva, mais la politique énergétique m’échappait puisqu’elle était entre les mains de ma collègue ministre de l’écologie. Or, je considère que la place du ministère de l’énergie est un sujet stratégique ; c’est, à mon sens, un sujet de réflexion pour votre commission. On peut imaginer que la question énergétique relève de l’écologie ; on peut aussi imaginer qu’elle relève de l’économie et de l’industrie. J’ai noté que depuis le Grenelle de l’environnement le ministère de l’énergie était rattaché à l’écologie ; je constate que, depuis peu, il en est détaché. À mon avis, la bonne méthode serait de faire cohabiter « l’industrie de l’industrie » et l’industrie.

Dans le contexte d’affaissement industriel que nous connaissions, nous étions confrontés à l’engagement pris par M. Hollande, président de la République, de démonter une filière archi-profitable, exportatrice et qui investissait. Pour mon équipe et moi-même, c’était un énorme problème. Je vous le dis franchement, nous considérions que cet engagement ne pourrait jamais être tenu parce qu’il menait à une impasse. Il était impossible de réduire la part d’électricité d’énergie d’origine nucléaire à la moitié moitié de la production d’électricité totale en treize ans sans fermer deux réacteurs par an. Comme c’était de l’électricité pilotable, il aurait alors fallu réouvrir les centrales à charbon et au gaz que l’on me demandait de fermer avec la ministre de l’écologie, au grand dam de travailleurs pas très contents qu’on leur annonce la fin du charbon. Nous savions que si nous fermions des réacteurs nucléaires, il se passerait la même chose qu’en Allemagne où l’on a fermé onze centrales nucléaires et, en même temps, réouvert dix centrales à charbon et au gaz. Tout le monde en avait conscience. La Belgique est en train de faire la même chose.

Nous n’avions pas la capacité de remplacement du nucléaire par les énergies renouvelables en si peu de temps : le remplacement d’un réacteur nucléaire fermé suppose l’installation de 800 éoliennes – où va-t-on les mettre ? – et coûte quatre milliards d’euros. Donc, on allait détruire des capacités de production profitables, amorties, pouvant durer encore plusieurs décennies et qu’il faudrait remplacer par de nouvelles capacités. Tout cela n’avait aucun sens ; c’était une impasse technique, économique, financière et industrielle, comme le souligne avec une parfaite clarté une note du 3 juin 2014, que je vous transmettrai, co-signée par la direction du Trésor, l’Agence des participations de l’État (APE) et la direction générale des entreprises et destinée aux ministres en fonction à Bercy.

Pour ma part, je considérais que fermer des centrales nucléaires archi-profitables, amorties et certifiées par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et envoyer leurs employés au chômage était de la pure destruction de valeur, par bêtise politique. Je vous communiquerai une note de mon cabinet en faisant la démonstration quand nous avons eu à traiter l’affaire de Fessenheim. Cette note, transmise au collège ministériel, au Premier ministre et au président de la République, fait état d’une perte de 4 milliards d’euros en vingt ans : il faudra réinvestir dans des capacités de production qui ne sont toujours pas là et, par ailleurs, 950 employés sont envoyés au chômage. Alors que je passais mon temps à éviter de fermer des usines qui faisaient faillite, on me demandait de fermer des usines rentables. C’était ubuesque, et les discussions interministérielles se passaient très mal. J’ai donc décidé, avec mon équipe, d’ouvrir la bataille politique contre cette absurdité.

J’ai d’abord pris appui sur la filière et sur le Conseil national de l’industrie qui, le 29 juillet 2013, a rendu un avis unanime. Á l’initiative de M. Jean-François Dehencq, son vice-président, président d’honneur de Sanofi, un homme réputé pour son indépendance, tous les membres du Conseil sans exception – représentants des syndicats et du patronat – ont formulé un avis exprimant le besoin d’énergie nucléaire. J’ai moi-même déclaré, ès qualités, que je considérais la filière nucléaire comme une filière d’avenir. Je voulais faire savoir à ceux qui travaillent dans les centrales et les entreprises nucléaires qu’au sein du Gouvernement des gens cherchaient à équilibrer l’absurdité de décisions prises pendant les campagnes politiques et qui n’avaient aucun sens sur le plan économique, ni donc pour l’intérêt national.

L’impasse est très vite apparue. D’abord, il y a eu la valse des ministres de l’environnement et de l’énergie – quatre ministres en deux ans et demi. Ensuite, aucun d’eux ne réussissait à élaborer la loi de transition énergétique, pour la raison que c’était impossible : vous ne pouvez pas dire « nous fermons les centrales nucléaires » si vous n’avez pas de quoi les remplacer. Aussi, chaque nouveau ministre s’attelait à la tâche et n’y parvenait évidemment pas, se rendant compte que mettre en œuvre la promesse présidentielle en limitant à 50 % de la production électrique l’électricité d’origine nucléaire à l’horizon 2025 obligerait à fermer des réacteurs… ce que le président de la République ne voulait pas, ayant compris que ça commençait à barder à Fessenheim. Donc, voulant sans vouloir, le président lui-même était empêtré dans ces compromis, ces synthèses de guingois qui rappellent la IVe République.

La première mesure prise a été de repousser l’échéance à 2030 – une première victoire. Puis il a été décidé de ne rien inscrire à ce sujet dans la loi et de renvoyer à un décret – le programme pluriannuel d’énergie. Ensuite, faute de majorité pour voter cela, il a été décidé de fixer dans ce décret un plafond de 63 gigawatts à la capacité du parc nucléaire. Et finalement n’est resté qu’un seul symbole, Fessenheim, martyr de cette politique absurde. C’est tombé sur vous, monsieur le président, sur les Alsaciens. Je signale quand même qu’au cours d’une réunion interministérielle, la directrice de cabinet de Mme Ségolène Royal, Mme Élisabeth Borne, est arrivée avec une liste des réacteurs à fermer. Je tiens à le mentionner parce que cette affaire a eu une suite : j’ai appelé moi-même Mme Royal pour lui dire qu’il était hors de question de désigner dans la loi, en fonction d’arbitrages interministériels, les réacteurs qui seront les martyrs, que je ne serais pas là pour faire cela et qu’un tel texte n’aurait pas mon contreseing. Mme Royal a convaincu sa directrice de cabinet – je crois qu’elle vous l’a dit au cours de son audition – qu’il ne fallait surtout pas mettre les noms ; mais les chiffres sont restés dans l’air. Il ne faut pas s’étonner si les promesses politiques faites dans les programmes politiques sont mises en œuvre ; aussi, mieux vaut faire attention quand on rédige les programmes, je le dis pour les oreilles éventuellement attentives.

Les combats que mon équipe et moi-même avons menés pendant cette moitié de quinquennat ont d’abord concerné Fessenheim. J’ai mis à votre disposition les notes de mon cabinet et de mon administration que j’ai adressées à mes collègues ; tout cela était mutualisé et connu. L’accord initial a été rédigé sur un coin de table par Mme Duflot et Mme Aubry, mais ensuite l’appareil d’État a examiné les conséquences de tout cela.

Mon deuxième combat a porté sur la prolongation de la durée de vie des réacteurs à soixante ans et non à quarante ans. C'est l’affaire du grand carénage. Vous trouverez dans la documentation que je vous transmets un courrier que j’ai adressé au Premier ministre et au président de la République, leur disant que s’ils imposaient une limite arbitraire de quarante ans sans examen par l’ASN, il n’y aurait pas de grand carénage, si bien que même les réacteurs parfaitement en état de produire ne pourraient être prolongés, il en résulterait que l’on ne pourrait pas amortir les réacteurs sur cinquante ans si bien que le prix de l’électricité augmenterait, ce qu’ils ne voulaient pas.

Enfin, au moment de l’arbitrage relatif à la loi pour la transition énergétique et de l’idée, annoncée dans la conférence environnementale par le président de la République de l’époque, de plafonner à 63 gigawatts la capacité du parc nucléaire, j’ai adressé une lettre solennelle au Premier ministre. Je vous en ai remis copie mais je vous en lirai quelques extraits, parce que ce courrier retrace la bataille interne au Gouvernement lors de la discussion interministérielle sur ce que contiendrait la loi. Certains voulaient inscrire dans le texte les réacteurs à sacrifier ; je leur répondais qu’il n’en serait rien ; le Premier ministre et le Président de la République étaient au milieu.

J’ai donc écrit, le 6 juin 2014, une lettre au Premier ministre, Manuel Valls : « Le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie a prévu dans le texte du projet de loi pour la transition énergétique qui n’a été soumis à concertation interministérielle que ces derniers jours une limitation de la durée de vie des réacteurs du parc nucléaire à quarante ans. Cette option, qui avait été envisagée il y a un an, avait été écartée avant la dernière conférence environnementale dans le cadre d’un arbitrage rendu par le président de la République ».

Vous voyez que l’on revient sur des arbitrages du Président. La lutte était donc permanente, l’instabilité dans ce dossier était patente, et on n’arrivait pas à avoir une doctrine politique puisqu’on n’arrivait pas à mettre en œuvre les promesses délirantes faites pendant la campagne.

Je poursuis : « La programmation pluriannuelle de l’énergie établirait, en amont, une trajectoire de baisse de la capacité nucléaire installée, dont les services du Ministère de l’Énergie ont confirmé ces derniers mois qu’elle correspondrait à la fermeture d’une vingtaine de réacteurs d’ici 2025. Sur cette base, EDF devrait indiquer les réacteurs qu’il compte fermer pour respecter cette trajectoire, et seuls les autres réacteurs pourraient bénéficier d’une prolongation de leur durée de vie au-delà de quarante ans ».

On voit là que comme le Gouvernement ne veut plus désigner les réacteurs à fermer, on demande à EDF de le faire ; vous voyez à quel point d’hypocrisie on en était.

Je poursuis : « Ce mécanisme me semble particulièrement dangereux sur le plan de la sécurité d’approvisionnement, de la compétitivité de l’économie, des finances publiques et de l’emploi. Il me semble par ailleurs porter de grands risques politiques.

« En premier lieu, il consiste à décider de manière irréversible la fermeture de réacteurs sur la base de prévisions de développement des énergies renouvelables par nature très incertaines. Il en résulterait un affaiblissement de la sécurité d’approvisionnement mais également un risque fort que le développement très rapide des énergies renouvelables, rendu nécessaire par la décision de fermeture des réacteurs, soit particulièrement coûteux pour les consommateurs et les finances publiques. Par ailleurs ce rythme ne permettra pas un développement concomitant des filières industrielles concernées. Enfin, l’intermittence des énergies renouvelables devrait être compensée par un surcroît de capacités de production fossiles, ce qui irait à l’encontre des objectifs de maîtrise des émissions de gaz à effet de serre qui est l’objectif principal de la transition énergétique.

« En second lieu, la limitation à quarante ans de la durée de vie des réacteurs remettrait en cause le programme d’investissement de 55 milliards envisagés par EDF pour la prolongation de la durée de vie de ses réacteurs. En effet, ce dernier ne pourra pas engager ce programme global d’investissement dans son parc au regard des incertitudes sur la possibilité ou non de disposer d’une prolongation de la durée de vie des réacteurs, décision sur laquelle il n’aura pas prise (…).

« Compte tenu de l’importance de cette question, qui engagera très fortement la politique énergique française sur les prochaines décennies, et des enjeux économiques, sociaux et politiques qu’elle emporte, j’estime nécessaire que vous puissiez l’arbitrer à votre niveau, en réunissant les ministres concernés autour de vous.

« Il faut réagir vite ».

« Je compte sur toi, amitiés ».

Ensuite, je suis parti. Donc, vous interrogerez à ce sujet mon honorable successeur, s’il répond aux convocations de votre commission d’enquête.

Mon autre combat a eu lieu en faveur du projet de réacteur à neutrons rapides Astrid, pour Advanced sodium technological reactor for industrial demonstration. Dans le cadre de l’austérité budgétaire de l’époque, on s’en est pris à un programme de recherche très important. Je crois pourtant que M. Yves Bréchet, que nous consultions, vous a dit exactement ce qu’il fallait penser de ce projet : c’était le moyen de résoudre le problème des déchets nucléaires et donc de boucler le système énergétique et d’assurer l’indépendance de la France en la matière pour de nombreuses années.

Enfin, dans la série des affaiblissements décidés par nos soins, il en est un, beaucoup plus célèbre que les autres, qui a affaibli nos capacités industrielles dans l’énergie : l’affaire de la vente de la branche « énergie » d’Alstom alors qu’Alstom était un leader dans les réseaux électriques, l’hydraulique et les turbines à vapeur utilisées dans la production d’énergie électrique nucléaire. Je considère que cette destruction aurait pu être évitée au nom de la souveraineté nationale. Je vous ai transmis la narration que j’ai faite de cet épisode dans un livre dont un chapitre est consacré à cette histoire dont j’ai tenu à ce qu’elle soit sue. Verba volant, scripta manent… les paroles s’envolent, les écrits restent, et vous comprendrez en lisant les 30 pages que je vais résumer que nous aurions pu avoir des réflexes souverainistes tout à fait acceptables.

La National Security Agency (NSA) avait été imaginée par le gouvernement américain pour lutter contre le terrorisme en écoutant toutes les conversations de la terre, et il s’en est servi à des fins économiques. Selon les révélations faites par Edward Snowden, 75 millions de conversations et de mails d’autorités et de citoyens français ont été écoutés et lus, sans que cela provoque d’ailleurs de grandes protestations. Surtout, quand un cadre d’Alstom était incarcéré, on a sorti 1,5 million de mails à charge, dont son avocat a dit que leur seule lecture lui demanderait trois ans. On comprend l’importance du système d’espionnage économique utilisé contre nous, contre Alstom et contre la France. Cette affaire a donné lieu à un chantage contre le président d’Alstom, qui a donc décidé, pour se sauver lui-même, de vendre notre fleuron national dans le dos du Gouvernement. Cela a eu pour conséquence que nous perdions 14 milliards d’euros de chiffre d’affaires sur les 25 correspondant à l’ensemble de nos capacités industrielles en matière électrique.

J’ai alors arraché à M. Valls le fameux décret du 14 mai 2014, réplique du dispositif américain, qui permet le contrôle souverain des projets de rachat d’entreprises françaises d’intérêt stratégique. J’ai été autorisé à m’en servir seulement en partie dans l’arbitrage final qui a eu lieu avec le président de la République, ses collaborateurs, le Premier ministre et les ministres de l’économie, des finances et du travail, mais je n’ai pas été autorisé à m’en servir pour bloquer la vente. Je pense qu’elle aurait dû l’être, la preuve étant que l’on est en train de racheter l’entreprise à un prix défiant toute concurrence à la hausse. Surtout, bloquer la vente aurait été utile parce que nous aurions pu avoir une autre stratégie pour Alstom, notamment européenne. Nous étions face à des Américains qui avaient décidé de faire de la croissance externe en utilisant les méthodes déloyales que j’ai indiquées tout à l’heure pour acheter Alstom à la casse. Nous avons perdu énormément dans cette mésaventure, singulièrement les turbines Arabelle, achetées partout aujourd’hui, y compris par Rosatom – je vous rappelle que le nucléaire n’est pas sous sanctions pour la Russie. Nous avons aussi perdu l’hydraulique ; une très importante usine à Grenoble est sous contrôle américain ; les centres de décision nous échappent donc. Il en est de même pour les réseaux électriques.

Vous le lirez dans la documentation que je vous remets, j’ai été autorisé à ordonner la nationalisation de l’entreprise à hauteur de 20 %, ce qui nous permettait de reprendre la main sur ce qui restait d’Alstom. Surtout, trois co-entreprises étaient créées. Dans la négociation avec General Electric, j’avais obtenu du président de la République de l’époque, qui ne voulait pas bloquer la vente, d’en réduire le périmètre. Puisque nous étions obligés de faire avec les Américains, je cherchais une alliance. Le président ne voulait pas des Allemands ; c’est une erreur, mais soit. J’ai alors voulu conclure une alliance de la même nature de celle que Safran avait nouée avec General Electric pour les turboréacteurs, à parité. Aujourd’hui, le moteur Leap, qui a succédé au CFM 56, est un moteur d’avion qui décolle et atterrit toutes les deux secondes dans le monde, et c’est une création franco-américaine. Aussi ai-je proposé à M. Jeffrey Immelt, président de General Electric, de faire pour l’énergie ce que nous avions fait pour les moteurs d’avion, si ce n’est que pour le nucléaire je voulais garder un contrôle souverain avec une golden share, action assortie d’un droit de veto du Gouvernement qui siégera au conseil d’administration, maintenu en France. Telle était la première co-entreprise. La deuxième co-entreprise portait sur les réseaux électriques, la troisième sur les énergies renouvelables. Vous aurez copie de l’accord que j’ai co-signé avec M. Immelt pour General Electric et M. Kron pour Alstom et qui concluait cette affaire, ainsi que des déclarations que j’ai faites au nom du gouvernement français, sous arbitrage du président de la République de l’époque, indiquant les conditions dans lesquelles nous avons créé ces co-entreprises.

Ces trois co-entreprises et la nationalisation d’Alstom nous auraient permis de conserver l’outil industriel en alliance avec les Américains. Je suis parti un mois et demi plus tard. Qu’est-il advenu ensuite ? La nationalisation n’a jamais eu lieu. Nos parts des trois co-entreprises ont été vendues. La golden share est restée sans objet car le directeur général des entreprises qui devait défendre le nucléaire au conseil d’administration n’y a jamais siégé : on ne l’y a jamais envoyé. Pour savoir pourquoi, vous interrogerez mon successeur.

Nous aurions pu garder cela. J’appelle l’attention de votre commission sur le fait qu’il n’y a jamais de fatalité à ce que nous perdions nos outils industriels.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour ces propos très complets. Ils éclairent un peu plus précisément une période que nous essayons d’ausculter, ce qui nous a parfois valu des réponses quelque peu superficielles. Diverses auditions nous ont donné le sentiment qu’EDF n’est pas « l’amant préféré » de Bruxelles… Lorsque vous étiez chargé de la tutelle d’EDF au nom de l’État actionnaire, qu’avez-vous pensé du fait que la Commission européenne mettait peut-être en place des règles visant à déconstruire cet outil industriel français ?

M. Arnaud Montebourg. Toujours, dans la haute administration, il se trouve quelqu’un pour dire au ministre : « Bruxelles ne sera pas d’accord ». Mais c’est parce qu’on le veut bien et, dans la pratique, on peut dire « Tant pis pour Bruxelles ! ». Nous avons intériorisé le surplomb bruxellois au point, parfois, de contracter la « bruxellose », en intériorisant des contraintes théoriques qui ne sont pas réelles. Ainsi, nous n’étions pas obligés de privatiser les barrages – d’ailleurs, nous ne l’avons pas fait, et que s’est-il passé ? Nous les avons gardés. M. Proglio a eu raison de dire que l’on voulait nous priver d’une capacité de stockage d’électrons, et la résistance a été le fait de tous les gouvernements qui se sont succédé. Il était hors de question de donner nos barrages aux Chinois, aux Canadiens ou à n’importe qui d’autre ; des parlementaires s’en inquiétaient à l’époque et, finalement, nous ne les avons pas mis en concurrence. Pour ma part, je disais à mes collaborateurs : « Nous payerons les amendes : c’est nous qui finançons l’Europe, nous sommes contributeurs nets, nous retiendrons une partie de notre contribution nette, tout cela n’a pas grande importance ».

Des ministres, par idéologie, peut-être par dogmatisme, peut-être par crainte, sont amoureux de l’Europe. Pour ma part, je considère que l’on ne peut pas construire l’Europe en défaisant la France. Il existe donc des points d’urgence nationale, dont le marché de l’énergie, au sujet desquels il est temps de « débrancher » Bruxelles. Ainsi de la mise en concurrence et de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh). Ce n’était pas un sujet à l’époque parce que nous avions d’autres problèmes et que EDF était en pleine forme. Mais puisque c’est devenu un problème, il faut y mettre fin unilatéralement, au nom de l’urgence et de la souveraineté nationale, et personne ne nous en empêchera. Je rappelle que tous les traités européens comportent une clause de souveraineté nationale ; nous pouvons donc l’exercer, personne ne viendra nous chercher des noises, et si on nous en cherche, nous plaiderons.

Telle est ma réponse de praticien de l’action politique, et j’invite tous ceux qui occupent ces fonctions difficiles à se préoccuper d’abord de la France avant de réfléchir à ce qu’on pensera à Bruxelles. D’ailleurs, nos amis allemands utilisent l’Europe pour leur compte cependant que nous nous utilisons la France pour le compte de l’Europe, parce que nous voulons être les meilleurs constructeurs au regard de je ne sais quelle histoire de l’Union européenne. Le moment est venu de défendre notre pays et ses intérêts.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous aviez la tutelle économique de l’entreprise EDF par le biais de l’APE mais la tutelle en matière de stratégie énergétique revenait au ministère de l’environnement. Avec cette double tutelle ministérielle, comment s’opère le dialogue quotidien entre l’État et EDF ?

M. Arnaud Montebourg. C’est extrêmement impraticable. Il y a d’une part la politique énergétique, c’est-à-dire le tarif EDF réglementé, d’autre part les entreprises que j’ai pour tâche de défendre – et comment faire pour les entreprises électro-intensives ? Je suis allé négocier des tarifs pour des entreprises en difficulté, et je rends hommage à M. Proglio, président d’EDF à l’époque. Il aurait pu me dire d’aller voir le ministre chargé de cette tutelle mais il ne l’a pas fait ; il a eu des réflexes patriotiques quand il fallait sauver des entreprises.

Il est difficile de n’avoir que la tutelle de la politique industrielle de l’énergie – la politique actionnariale de l’État dans les entreprises énergétiques – sans celle de la politique énergétique. Nous faisions des revues périodiques d’Engie parce que l’État en est actionnaire, nous avions EDF, et aussi la co-tutelle du CEA. Le CEA étant un organisme de recherche, la coopération avec les collègues se fait bien. Mais en cas de conflit, le problème doit se résoudre en interministériel. Je considère que la question énergétique, et en tout cas la politique de l’énergie, si importante pour les ménages et les entreprises, doit être rattachée au ministère de l’économie et de l’industrie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quel était le comportement de l’État actionnaire d’EDF lors de votre arrivée au ministère ?

M. Arnaud Montebourg. L’État actionnaire a un comportement contradictoire dans tous les secteurs – cela vaut aussi pour l’aviation et Air France. L’État actionnaire a une politique de transition énergétique, une politique de tarification énergétique et une politique financière visant à obtenir des dividendes ; tout cela conduit à des conflits permanents. Plus nombreux sont les acteurs, plus ces conflits se manifestent, si bien que, finalement, disons-le clairement, il n’y a pas de politique. Il faut donc unifier les points de décision de la politique énergétique, de la politique industrielle de l’énergie et de la politique financière de ces entreprises – doivent-elles ou non verser des dividendes ? Chacun comprend la contradiction : l’État, parce qu’il veut des dividendes, augmente les prix, mais le même ministre de l’énergie dit au contraire ne pas vouloir de prix trop élevés, sinon il se fera remonter les bretelles aux prochaines élections. Mieux vaut donc éviter des acteurs trop dispersés : c’est ma suggestion.

M. le président Raphaël Schellenberger. La stratégie énergétique relevait du ministère de l’environnement. Néanmoins, lors des arbitrages interministériels, avez-vous été appelé à vous exprimer sur les scénarios envisagés ? Vous avez évoqué la difficulté de mettre en œuvre la promesse de réduire à 50 % la part du nucléaire dans la production nationale d’électricité, et donc de fermer vingt-quatre réacteurs. Votre ministère est-il intervenu dans la construction des scénarios, notamment des cibles en matière de consommation énergétique ?

M. Arnaud Montebourg. Vous trouverez dans les documents que je vais vous remettre la documentation interne à la discussion interministérielle et vous constaterez que je me suis prononcé à chaque fois qu’il fallait le faire. Je devais contresigner les textes, et on ne peut demander au ministère de l’économie et de l’industrie de ne pas avoir d’avis sur la question énergétique. Nous avons donc pris des positions, par exemple sur le mix énergétique et sur la manière de mener la transition énergétique. Nous donnions une position sur la politique énergétique autant que possible, mais nous n’en avions pas la maîtrise.

M. le président Raphaël Schellenberger. Á l’époque, Réseau de transport d’électricité (RTE) prévoyait une baisse de la consommation d’électricité.

M. Arnaud Montebourg. Il est vrai que le ministère de l’énergie avait pour vision les économies d’énergie et donc la réduction de la consommation. Á l’époque, RTE n’était pas encore sommé de faire des scénarios expliquant que c’était probable, possible ou plausible. Mais, pour nous, le sujet était autre : si vous baissez la consommation de telle origine, par quoi la remplacer ? Je vous l’ai dit, les énergies renouvelables n’étaient disponibles ni industriellement ni physiquement, et je ne vous parle même pas de l’acceptabilité sociale des éoliennes et, dans l’agriculture, des surfaces utilisées pour le photovoltaïque, autant d’obstacles au déploiement des énergies renouvelables qui auraient pu se substituer à tout le reste. Ce n’était donc pas à l’ordre du jour et cela ne nous paraissait même pas envisageable. Ces scénarios restaient donc tout à fait théoriques et éloignés de la réalité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous nous avez dit qu’à votre arrivée au ministère la filière nucléaire envisage 110 000 recrutements et se prépare à mettre en œuvre un plan de grand carénage et de prolongation. Qu’en est-il de ces recrutements ? Comment la filière évolue-t-elle pendant que vous êtes ministre étant donné les signaux envoyés par le Gouvernement ?

M. Arnaud Montebourg. Nous avons mené des conseils de filière sur le terrain ; je me souviens être allé à Montbard chez Vallourec qui fabriquait la tubulure des générateurs de vapeur pour les réacteurs. L’export, qui stimulait beaucoup les carnets de commandes des entreprises françaises, a servi de relais d’activité en attendant les arbitrages à venir au terme de la grosse bagarre due aux promesses faites en 2012. D’une certaine manière, j’ai donc été dans une période d’attente. Mais on se rend compte avec le recul que les arbitrages n’ont finalement eu lieu que l’année dernière, quand on s’est dit que l’on allait relancer le nucléaire. Il y a donc eu dix ans de flottement. Je n’ai pas été témoin de cette dernière période, mais j’ai lu dans les journaux, comme chacun, ce qui s’est passé, les discussions, le retour à Belfort et les annonces, dont je me réjouis, faites dernièrement sur l’accélération du nucléaire. Il n’empêche que l’on a perdu dix ans et que l’on a déstabilisé une filière.

L’export a servi de relais, mais nous avons connu des défaites avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et aussi toute l’Europe, qui s’est jetée dans les bras de Rosatom. Pourquoi cela ? Parce que nos têtes de série sont trop petites et que nous ne défendions pas notre appareil industriel car nous ne construisions pas les EPR, les réacteurs pressurisés européens : un jour le projet était abandonné, le lendemain il fallait le refaire, Penly était abandonné, Flamanville ne sortait pas… On pourrait aussi gloser sur les difficultés industrielles de la filière à sortir l’EPR. Il est vrai que l’obligation des nouvelles strates de sécurité imposées après l’accident de Fukushima a durci et renforcé la complexité de l’outil. J’ai lu ce qu’en pensent M. Fontana, M. Proglio, M. Machenaud et M. Levandowski. Tous ces industriels que je connais et que j’estime considèrent que l’EPR est un monstre de ferraille et de béton, trop gros par rapport à ce qu'il produit et que l’on aurait dû revenir à un réacteur de plus petite taille. J’ai l’impression que des leçons seront tirées à ce sujet pour la deuxième version de l’EPR. Les tiraillements entre Areva et EDF n’ont pas été pour rien dans ces difficultés, mais je trouve que la filière s’en est bien sortie au terme de toutes ces années d’instabilité politique sur la question nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quand vous arrivez, en 2012, la décision est prise de construire deux réacteurs à Penly… pour être reprise en 2022. Que s’est-il passé entre 2012 et 2022 ?

M. Arnaud Montebourg. Après l’accord passé entre Mme Aubry et Mme Duflot et dans le cadre des engagements qu’il avait pris, le nouveau président de la République avait décidé le maintien de Flamanville et l’abandon de Penly. C’est ce qui a été fait. Aurions-nous mené Penly à bien que l’industrie de nos réacteurs aurait certainement connu une autre trajectoire.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). M. Fabius a-t-il donné son point de vue sur ce point ?

M. Arnaud Montebourg. Je n’ai pas de souvenir à ce sujet.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous proposiez, à l’époque, de créer un « Airbus de l’énergie ». Or, on commençait déjà d’observer les difficultés que rencontrait la fabrication de l’EPR de Flamanville, projet européen de nucléaire. Aviez-vous en tête, quand vous imaginez cet outil européen de politique énergétique, la complexité qu’il y aurait à conjuguer tant les normes que les intérêts nationaux ?

M. Arnaud Montebourg. L’EPR était un projet franco-allemand imaginé par Areva et Siemens ; Siemens avait d’ailleurs une partie du capital d’Areva. Après l’accident de Fukushima, Mme la chancelière Merkel a décidé le retrait des Allemands et nous nous sommes retrouvés avec un EPR qui n’était pas tout à fait de la paternité d’EDF. C’était donc déjà un compromis. Cela a eu lieu dans les années 2011 ou 2012.

Lorsque s’est produite l’affaire Alstom, j’ai évoqué l’idée d’une union des pays européens non pas sur le nucléaire, cœur du réacteur, mais sur les outils énergétiques industriels que Siemens et Alstom avaient en commun, turbines à vapeur et énergies renouvelables. Quand les Américains ont attaqué Alstom, j’ai organisé la parade en allant chercher les Allemands et les Japonais, qui travaillaient ensemble. Je considérais que mieux valait un bon accord avec nos amis allemands, avec nos points forts et nos points faibles, que la destruction d’Alstom Power par les Américains – ce qui s’est peu ou prou passé.

Une rencontre a eu lieu dans mon bureau avec Joe Kaeser, le président de Siemens, et son directeur général, pour déterminer comment trouver un accord. Il était possible, mais difficile en raison du ferroviaire ; dans ce secteur, il y avait beaucoup de doublons et on risquait une catastrophe sociale. Or, l’Airbus de l’énergie ne pouvait pas s’envisager sans le ferroviaire. D’ailleurs, dans l’accord que nous avons pu passer avec General Electric grâce au décret du 14 mai 2014, j’avais imposé le rachat par Alstom Transport de la signalisation ferroviaire ; mais cela non plus n’a jamais eu de suite, cet accord n’ayant pas été mis en œuvre par la France et par mon successeur. J’étais dans une situation complexe : j’étais contraint d’accepter un accord avec les Américains mais j’en fixais les modalités et les conditions. L’accord avec nos partenaires et amis allemands n’a pas pu se faire. Il aurait pourtant, selon moi, été plus équilibré, en dépit des obstacles relatifs au volet ferroviaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez déploré plusieurs fois que ces accords n’aient pas été mis en œuvre par votre successeur. Quel dialogue entreteniez-vous avec l’Élysée ? Les propositions que vous faites pour élaborer ces accords ont-elles rencontré une défiance laissant présager leur non-exécution future ?

M. Arnaud Montebourg. Je suis arrivé à l’Élysée en indiquant être contre cette acquisition par General Electric, en soulignant que nous avons les moyens de la bloquer et en proposant pour cela de bloquer la vente et d’ouvrir la discussion avec les Allemands et les Japonais. J’ai été désavoué par le président de la République, qui a décidé que l’accord avec les Américains se ferait. Mais à la question subsidiaire de savoir selon quelles modalités conclure cet accord, j’ai répondu vouloir la nationalisation de la partie d’Alstom qui nous resterait, trois co-entreprises, le rachat de la signalisation ferroviaire et des pénalités si General Electric ne créait pas les mille emplois figurant dans l’accord. General Electric, n’ayant pas créé ces emplois, a payé ces pénalités, et grâce à cette clause, 50 millions d’euros sont ainsi allés à Belfort où ils ont été investis. C’est le seul point de mon accord qui a été appliqué.

Les rapports avec l’Élysée sont des rapports de travail, des rapports de force, mais c’est normal.

Ce qui s’est joué ce jour-là est très important. Veuillez considérer qu’en quinze ans nous avons perdu Arcelor, leader mondial de l’acier ; Péchiney, leader mondial de l’aluminium ; Alstom, un des leaders mondiaux de l’énergie ; Technip, un des leaders de la gestion de projets et de l’ingénierie pour l’industrie de l’énergie ; Lafarge, cimentier donné aux Suisses ; Alcatel, détruit et vendu à Nokia alors que nous aurions pu racheter Nokia – et je ne vous parle même pas d’Essilor. Et on ressort mon décret quand Carrefour risque d’être racheté par Couche-Tard !

Il faut se réveiller. Votre commission d’enquête s’interroge sur notre souveraineté. Si vous perdez tous ces groupes en quinze ans, il ne faut pas s’étonner qu’il n’y ait plus de PME en France, alors que les PME travaillaient pour ces groupes. Cela étant, on accuse les gouvernements, mais disons donc un mot, aussi, des présidents de ces sociétés. Le tarif de la trahison de la France est compris entre 10 et 15 millions d’euros : M. Kron a touché, je crois, 13 millions, M. Lafont, l’ancien président de Lafarge, 15 millions, tel autre 13 millions… Tel est le prix de la trahison de la France et ce n’est pas cher. Cela aussi fait partie des questions qu’il faut poser : il n’y a pas que le gouvernement, il y a aussi les dirigeants de ces entreprises. Cela dit, si on prend un décret, c’est pour s’en servir.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le projet de grand carénage prévoyait-il l’hypothèse d’une augmentation de puissance des réacteurs ?

M. Arnaud Montebourg. À ma connaissance, non. Il s’agissait d’une prolongation avec rénovation – ce que l’on avait fait à Fessenheim, où l’on a investi 600 millions d’euros. On remplace les pièces des réacteurs, d’ailleurs fabriquées à Chalon-sur-Saône. Quand un générateur de vapeur partait, c’était toujours un micro-événement dans notre région car c’était le travail de gens qui connaissent leur métier, c’était un art. Un plan de grand carénage représente dix ans de travail pour l’industrie nucléaire qui va remplacer les pièces et prolonger jusqu’à 60 ans la durée de vie des réacteurs – les Américains en ont prolongé certains jusqu’à 80 ans. La prolongation se fait toujours après la visite décennale et sous le contrôle de l’ASN, qui prend ses décisions en toute indépendance. Tout cela pouvait continuer tranquillement et il n’y avait pas besoin de s’en mêler. Le grand carénage, ce sont 55 milliards d’euros, des centaines de milliers d’emplois, l’assurance que ceux qui partent à la retraite seront remplacés et des sous-traitants en forme.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous remercie, monsieur le ministre pour ces explications très complètes. J’aimerais quelques précisions sur le contexte politique. En juillet 2012, vous déclarez au journal Le Monde que tout doit être fait pour reconquérir notre souveraineté énergétique, décrivant comme aujourd’hui l’importance cruciale de l’énergie dans le tissu économique industriel français ; c’est d’ailleurs votre combat en entrant au Gouvernement. Mais vous nous expliquez les raisons qui, selon vous, ont présidé à un accord que vous qualifiez à demi-mot d’électoraliste et dites à quel point vous y êtes opposé, ce qui ne vous a pas empêché d’entrer dans un gouvernement au service d’un président de la République ayant annoncé vouloir réduire la part du nucléaire dans le mix énergétique, aux côtés d’une première ministre de l’environnement, Mme Batho, qui souhaite sortir du nucléaire, puis d’une autre, Mme Royal, qui a déclaré en 2011 vouloir une sortie irréversible du nucléaire avant d’adopter progressivement une position un peu différente.

Pourquoi ce choix, en dépit de l’échec annoncé d’une reconquête industrielle, si les conditions de ce qui faisait selon vous le cœur de notre souveraineté industrielle énergétique n’étaient pas réunies ? Avez-vous considéré la partie perdue d’avance ? Avez-vous eu le sentiment d’être empêché dans votre tentative de reconquérir la souveraineté industrielle dès lors que l’énergie n’était pas la question cruciale traitée par vos collègues au gouvernement ?

M. Arnaud Montebourg. Cette question se pose à tout être engagé dans l’action collective : quelle est la part de conviction qu’on peut transmettre et imposer dans un compromis ? J’ai jugé que les promesses faites par le président de la République étaient intenables ; la preuve en est qu’elles n’ont jamais été tenues. Le seul dégât que nous n’avons pu éviter est Fessenheim ; tout le reste, nous avons réussi à l’éviter. Je considère donc que j’ai plutôt réussi, pendant les deux ans et demi où j’ai servi, à défendre la souveraineté énergétique de la France. Cela n’a pas été simple, vous le constaterez en prenant connaissance des discussions internes. Il est intéressant de voir que des désaccords considérables se manifestent à l’intérieur du collège gouvernemental – il en va ainsi dans toutes les majorités. Aussi vient un moment où une décision doit être prise, et le président de la République et le Premier ministre décident. On voyait bien que le président ne pouvait pas décider la fermeture des réacteurs, parce qu’en réalité il ne le voulait pas : il avait vu toute l’impopularité de cette mesure. Ce qui a retourné l’opinion en faveur du nucléaire, c’est Fessenheim et les articles de la presse régionale expliquant que l’on mettait les gens au chômage en fermant une usine qui marchait bien. Il y a eu un retournement d’opinion par l’intérieur du pays, et aussi par la prise de conscience que l’on avait là un outil qu’il était criminel de démonter après avoir eu tant de mal à le bâtir. Le combat s’est mené à l’intérieur et je suis fier d’avoir pu le conduire, parce qu’il a servi à quelque chose : nous avons réussi à désamorcer le dogmatisme en la matière.

Sachant que toute la stratégie anti-nucléaire est venue d’eux, ce que disent les Verts allemands aujourd’hui est très intéressant et montre une évolution des consciences. Il y a deux ans, alors que cinquante réacteurs sont en construction dans le monde, Mme Anna Veronika Wendland et M. Rainer Moormann, deux figures du militantisme anti-nucléaire allemand, ont appelé dans une tribune publiée dans Die Zeit à sortir des énergies fossiles avant de sortir du nucléaire et appelé le gouvernement à reporter la fin du nucléaire. Certains écologistes allemands déclarent même : « Sans l’atome, l’Allemagne sera obligée de recourir au gaz et au charbon. Nous nous attaquons au mauvais problème ». La consommation quotidienne actuelle de pétrole dans le monde s’établit à 15 milliards de litres ; à 50 centimes le litre, le pétrole est meilleur marché qu’une boisson non alcoolisée. Nous avons besoin de produire beaucoup plus d’électricité pour remplacer toutes ces émissions de carbone, et donc d’un secteur nucléaire sûr et d’une industrie solide. Nous l’avons, gardons-la.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez indiqué que RTE prévoyait alors la stagnation ou la baisse de la consommation d’électricité et que l’hypothèse politique prévalant était que la consommation d’électricité baisserait tendanciellement grâce aux économies d’énergie. Pourtant, votre prédécesseur, M. Éric Besson, avait chargé la commission Énergie 2050 de proposer des scénarios relatifs aux tendances possibles de consommation d’électricité, et nombre d’entre eux anticipaient une hausse de la consommation d’énergie qui impliquait forcément une production accrue. Avez-vous eu connaissance de ces travaux ? Ont-ils été présentés au collège gouvernemental ?

M. Arnaud Montebourg. Non, et je le regrette. M. Besson, qui n’est pas venu à la transmission des pouvoirs, aurait pu m’en faire testament et m’alerter ; il n’a pas cru devoir le faire, j’ignore pourquoi, et je n’ai donc pas eu connaissance de ces travaux. Cela se fait dans les transmissions républicaines, quelles que soient les sensibilités, et M. Besson avait fréquenté les mêmes bancs de l’Assemblée nationale que moi-même et mes collègues socialistes. J’ai moi-même transmis un testament à mon successeur : Alstom, et les plans industriels. Certains portaient sur les bornes électriques de recharge, le véhicule électrique, les navires écologiques, l’aviation électrique, les satellites électriques… En fait, on était déjà dans l’électrification de la réindustrialisation. D’ailleurs, je disais toujours : « Mais comment fera-t-on quand, le soir à 7 heures, les gens rentrés chez eux avec leur voiture électricité vont les brancher ? ». Il faut des centrales nucléaires ! Pour nous, le scénario de RTE selon lequel la consommation électrique allait diminuer était théorique et irréaliste ; je n’avais pas besoin de faire des études ou de réunir des commissions pour savoir qu’il faudrait augmenter la production électrique.

Il a longtemps été question du coût du travail en France ; ce n’est plus le cas depuis les conclusions du rapport Gallois que j’avais commandé. En revanche, la compétitivité du prix de l’énergie est un argument très important à l’international – attention à ne pas le perdre.

M. Antoine Armand, rapporteur. Votre voix est dissonante. Interrogés, vos anciens collègues nous ont plutôt répondu que les projections et les discussions au sein du Gouvernement ou sur la base des travaux des administrations ne conduisaient pas à anticiper l’augmentation de la consommation. Dans les discussions interministérielles, étiez-vous une voix isolée à ce sujet ? Aviez-vous le sentiment que vos collègues avaient également perçu la nécessité de produire davantage d’énergie décarbonée à moyen et long terme ?

M. Arnaud Montebourg. En deux ans et demi se sont succédé au ministère de l’écologie Nicole Bricq, Delphine Batho, Philippe Martin et Ségolène Royal. En admettant qu’il y ait une continuité dans les positions, je considère qu’ils étaient de bonne foi : c’était leur position. Au ministère de l’économie et de l’industrie, la nôtre était de maintenir le parc d’électrification, qui donnait d’ailleurs des résultats. On ne casse pas un outil industriel qui fonctionne ; le reste, c’est de la littérature. Voilà la position que je défendais. Cela peut sembler « brut de décoffrage », mais j’assume, comme on dit maintenant.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez parlé de compétitivité de l’outil industriel mais il y a aussi la compétitivité de l’entreprise productrice de l’électricité. Nous avons interrogé vos anciens collègues et votre prédécesseur, M. Besson, sur les conséquences des dispositions prises dans la loi portant organisation du marché de l’électricité, dite loi Nome, notamment la fixation du tarif Arenh. Mme Royal a estimé, pour reprendre ses mots, je crois, n’avoir pas vu le sujet, et dit qu’elle n’avait pas eu connaissance de la possibilité de faire évoluer ces tarifs par décret. M. Besson a déploré que les possibilités inhérentes à la loi Nome, notamment pour l’Arenh, n’aient pas été utilisées par les pouvoirs publics, alors que le coût de l’électricité évoluait nécessairement avec l’inflation et que la réforme du marché européen comportait un engagement en faveur des fournisseurs alternatifs avec la possibilité de développer des capacités d’installation qui ne l’ont pas été, en tout cas sûrement pas à la mesure de ce qui était anticipé. Qu’avez-vous pensé de tout cela ?

M. Arnaud Montebourg. Ces questions relevaient du ministère de l’énergie, rattaché à l’écologie ; si je faisais intrusion dans ce secteur, il y avait violation des limites des champs de compétence ministériels, ce qui ne se fait pas. Cela dit, à l’époque, la question de l’Arenh n’était pas posée. Le président de EDF, qui venait nous voir régulièrement à l’occasion de revues stratégiques, nous parlait du financement des énergies renouvelables par la contribution au service public de l’électricité. EDF ne voyait pas la concurrence acharnée qui s’est produite ultérieurement. Donc, s’il n’y a pas d’illusion rétrospective de fatalité, on peut considérer que la position de M. Besson – il fallait réviser l’Arenh par décret – aurait dû être appliquée, peut-être pas à cette époque-là mais un peu plus tard, quand sont apparus des concurrents qui n’avaient aucune obligation de production. Là est le problème : rien ne nous empêchait de leur fixer des obligations de production, et il n’y aurait pas eu grand monde ! L’énergie venait exclusivement d’EDF. Franchement, on aurait pu le faire. Mais, pour moi, la question s’est posée beaucoup plus tardivement qu’à cette époque. Nos sujets de préoccupation, au ministère de l’industrie et de l’économie, étaient de savoir comment financer l’énergie renouvelable, et les bagarres sur le maintien du tarif applicable aux entreprises électro-intensives, qui allait tomber, conformément à une règle européenne, parce que c’est une aide d’État déguisée. J’ai dit que les aides d’État ne nous gênaient pas car nous étions favorables à la politique industrielle.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). Je ne remets en cause ni la qualité des réponses, passionnantes, de notre invité, ni la pertinence des questions posées, mais ayant été rapporteur de commission d’enquête, je serais favorable à un partage des questions plus interactif. La manière dont se déroule le débat est un peu frustrante.

M. le président Raphaël Schellenberger. La commission applique les mêmes principes de fonctionnement depuis le début de ses travaux.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je ne vois rien d’extraordinaire, cher collègue, à ce que, comme d’habitude, le président préside et le rapporteur rapporte.

S’agissant de la filière énergétique, la question de l’ampleur, de la profondeur, de l’impact et des conséquences de la sous-traitance a été évoquée de manière récurrente par vos collègues et par les organisations représentatives d’EDF que nous avons interrogées. Mme Batho, en particulier, a dit avoir eu, en arrivant à ses responsabilités ministérielles, le sentiment d’une perte de compétence directe de l’entreprise du fait de la construction d’un seul réacteur depuis quelques années. Comment avez-vous appréhendé ce sujet et quelles mesures avez-vous prises ?

M. Arnaud Montebourg. Tout un volet du comité de filière porte sur la sous-traitance. Les sous-traitants de premier rang étaient à la table. Cette question nous préoccupait puisque c’est l’export qui nous permettait de maintenir des capacités industrielles et des savoir-faire avec toutes les certifications qui descendaient dans la chaîne de sous-traitants. On travaillait en équipe et la filière était très unie. Les pertes de compétences sont autant chez Areva qu’ailleurs : quand vous produisez moins, les savoir-faire s’étiolent, comme vous l’ont dit les présidents des entreprises publiques qui se sont succédé ici, et la question du design s’est posée.

J’ai le souvenir qu’après un entretien avec le président de Dassault Systèmes qui m’avait alerté à ce sujet – et là, ce n’est pas des sous-traitants qu’il s’agit mais d’Areva –, j’ai dit à M. Oursel, président d’Areva, que l’EPR n’était pas compétitif face au réacteur proposé par les Russes et dont la conception du design était toute autre. J’ai été reçu curieusement par M. Oursel, dirigeant jaloux de ses prérogatives qui n’appréciait pas qu’un ministre vienne regarder ce qu’il faisait ; c’était pourtant mon travail, puisque c’est notre argent. De plus, nous n’étions pas si intrusifs que cela. Á la fin, je préférais convoquer le président non exécutif pour entendre ses explications sur tel ou tel sujet, car Areva nous inquiétait ; nous voyions bien que les choses tournaient mal à cause d’Olkiluoto – qui finirait par provoquer, quelques années plus tard, la mise en difficulté de l’entreprise. Néanmoins, la discussion était difficile avec les dirigeants. J’ai des souvenirs de discussions avec les entreprises publiques lors des revues stratégiques annuelles pendant lesquelles nous examinions les problèmes en cours – l’exercice n’est pas aussi artificiel qu’il peut sembler l’être, car c’est une reddition des comptes. Sur l’énergie, un des sujets sensibles, nous étions très attentifs, dans l’intérêt du pays. Ma réponse formelle est que les sous-traitants étaient toujours envisagés à travers les entreprises de tête.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez dit avoir fait le maximum pour que la durée de vie des réacteurs soit prolongée jusqu’à soixante ans, sans quoi EDF n’aurait pas pu les amortir. Mais les réacteurs avaient été conçus pour durer quarante ans. Cela signifie-t-il que le rapport économique avait changé en raison des modifications, de la maintenance ou des nouvelles normes de sûreté ou industrielles, ou y a-t-il d’autres causes ?

M. Arnaud Montebourg. C’est à l’ASN qu’il revient de dire après sa visite décennale que telle usine de production électrique d’origine nucléaire fonctionne parfaitement et qu’elle lui redonne une autorisation de produire. Mais vous trouverez dans les notes que je vais vous remettre notre analyse économique de la situation, et nos conclusions étaient que le parc nucléaire d’EDF pouvait parfaitement avoir une vie moyenne de cinquante ans. Je luttais donc pour que le pouvoir politique ne fixe pas une limite rigide à quarante ans, ce qui aurait obligé EDF à abandonner le plan grand carénage faute de pouvoir financer et amortir les investissements correspondants. Il était nécessaire d’amortir sur cinquante ans ; cela ne veut pas dire que la durée de vie de toutes les usines serait poussée jusqu’à cinquante ou soixante ans mais que cette possibilité existait. Cela, je l’ai obtenu. Ensuite, je suis parti, et je ne sais pas exactement comment cela s’est noué dans l’état du droit, mais c’est ce qui s’est passé, les documents sont très précis. J’ai envoyé une lettre à M. le Président de la République et au Premier ministre pour appeler leur attention sur le fait que nous étions confrontés à un problème comptable à conséquence immédiate : si on n’amortissait pas sur cinquante ans, le prix de l’électricité augmenterait tout de suite et il n’était plus possible d’investir dans le grand carénage. La chose s’est jouée à ce moment-là, et cela nous l’avons gagné – vous voyez, cela sert à quelque chose, finalement…

M. Antoine Armand, rapporteur. Venons-en aux énergies renouvelables. Quel diagnostic avez-vous porté en arrivant un ministère ? Quels efforts avez-vous menés en faveur de l’éolien terrestre et marin, du photovoltaïque, du solaire thermique et de la géothermie ? Sur un autre plan, on a beaucoup parlé ces derniers mois de la capacité de la filière de la rénovation énergétique à absorber la demande. Je sais que c’était aussi un combat à l’époque. Rétrospectivement, pouvez-vous nous dire ce qui, selon vous, a manqué ou ce qui serait nécessaire pour que les effectifs de cette filière grossissent afin qu’elle puisse absorber une demande colossale ?

M. Arnaud Montebourg. La première énergie renouvelable, en France, avec 12 % de notre production, est l’énergie hydraulique. C’est du stockage, et c’est la moins chère – quelque 25 euros par MWh – parce que les barrages sont amortis. Le discours de présentation de la politique générale du ministère de l’économie que j’ai prononcé en 2014 quand j’ai élargi mes compétences à la faveur de la formation du gouvernement Valls comprenait un passage sur les barrages. J’avais fait rechercher tous les documents internes à l’État relatifs à la possibilité de construire des ouvrages hydrauliques supplémentaires. Puisque nous étions en récession, c’était en quelque sorte un programme à la Roosevelt, qui avait permis la construction de barrages par la Tennessee Valley Authority. Je m’étais inspiré du New Deal parce que c’est une manière de faire des ouvrages d’art, des investissements pour lesquels on pouvait s’endetter parce qu’ils créeraient des recettes et avec lesquels on pouvait réinvestir le territoire. Nous avions identifié 156 barrages potentiels, de toutes tailles. Je n’ai pas le document correspondant en ma possession, mais cette proposition est reprise dans le texte du discours. Il y a là un axe très important pour votre commission d’enquête.

Pour le photovoltaïque, la bataille est perdue depuis longtemps, sauf évolution technologique majeure dont nous serions les chefs de file. On a cru aux couches fines, mais ce n’est pas une évolution de rupture et nous ne serons pas en mesure de fabriquer nos propres panneaux. Sur les « machines volantes », les éoliennes terrestres et non terrestres, les Allemands et les Danois ont pris la tête et nous avons perdu la bataille : j’ai même vu la faillite d’usines de mâts d’éoliennes du groupe Gorgé au Creusot – des mâts ! Même ces entreprises-là, nous n’avons pas été capables de les garder ; nous les avons toutes perdues.

Pour l’éolien en mer en revanche, Alstom nous rendait forts. J’avais ouvert un programme d’hydroliennes qui a malheureusement été abandonné, certainement pour d’excellentes raisons : c’était trop cher, ce n’était pas mûr ? Apparemment, BPI France, qui avait investi, a pris sa perte et jugé que cela coûtait trop cher et qu’il fallait arrêter. Pourtant, tout ce qui est énergie marémotrice peut être intéressant.

Selon moi, le champ sur lequel nous pouvons prendre le contrôle et construire une industrie est celui de la pompe à chaleur géothermale. Puisqu’il faudra remplacer les chaudières à mazout et à gaz, la géothermie de surface est l’avenir de notre pays et nous avons des opérateurs capables de le faire. Mais pour cela, il faut activement monter une industrie, non pas lancer des appels d’offres mais créer des entreprises, les muscler, investir et leur donner les carnets de commandes, car c’est ce qu’elles veulent plutôt que des subventions. Ce sont des suggestions sur lesquelles on pourrait vous donner beaucoup plus de détails.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’aimerais revenir sur l’affaire Alstom afin de comprendre le processus de décision ayant conduit à l’abandon de cet outil clef pour notre souveraineté énergétique.

Lorsque vous êtes devenu ministre de l’industrie, avez-vous été informé du rachat par General Electric, quelques mois auparavant, de l’ancienne filiale d’Alstom, Converteam ? Cette dernière, issue du démantèlement opéré sous la gouvernance de Bruxelles entre 2005 et 2007, a été vendue à un prix extravagant puisque c’est le plus important LBO (leveraged buy-out, ou rachat avec effet de levier) de l’histoire de France. Occupant à l’époque un rôle très mineur au cabinet de Clara Gaymard, je voyais tout : c’était la première étape de la prédation de General Electric dans notre pays.

À l’arrivée de la majorité socialiste au pouvoir, un rapport a été commandé à l’APE, qui se trouvait sous votre autorité. Avez-vous été informé de l’existence de ce rapport, en particulier du point essentiel qu’il soulevait, à savoir l’implication capitalistique de Bouygues dans Alstom et le fait qu’il souhaitait en sortir ? Entre 2012 et 2014, on aurait pu trouver une solution pour Bouygues, qui avait d’autres intérêts à défendre.

En avril 2013, notre compatriote Frédéric Pierucci a été arrêté à l’aéroport de New York sous des incriminations « bidon ». Il a vécu un enfer, comme vous le savez, car vous avez été solidaire de ses souffrances – je salue d’ailleurs le courage dont vous faites preuve dans vos affirmations contre les autres dirigeants d’Alstom. Aviez-vous à l’époque été mis au courant de l’arrestation de M. Pierucci et des implications de celle-ci ? Les autorités françaises ont-elles réagi au fait que les Américains faisaient pression sur Alstom en retenant l’un de leurs cadres importants ?

En 2013, General Electric a remporté une importante commande de turbines en Algérie qui était censée alimenter les usines de Belfort, en application des accords conclus entre General Electric et Paris en 1999. En fait, la fabrication de ces turbines a été transférée dans le Connecticut, Belfort n’en ayant obtenu que la maintenance ou l’ingénierie, avec une promesse mensongère portant sur la conception des rotors. Cette nouvelle preuve de l’hostilité de General Electric ou, du moins, de la défense des intérêts américains au détriment des intérêts de l’industrie française, aurait pu alerter nos autorités.

Par ailleurs, et je tiens à préciser que ce n’est pas du tout une accusation contre vous, j’ai rencontré, le 28 mai 2014, votre collaborateur Frédérik Rothenburger, chargé au sein de votre cabinet du suivi des participations de l’État. J’ai informé cette personne de mon expérience chez General Electric et de l’évolution du comportement de cette entreprise, dont la volonté de croissance externe très offensive s’apparentait à de la prédation. Avez-vous été informé de ce rendez-vous, si modeste soit-il, car j’avais tout de même communiqué des informations qui n’étaient pas négligeables ? De plus, comment expliquez-vous que la commission de déontologie ait autorisé par la suite le transfert M. Rothenburger à la banque Lazard, banque conseil de General Electric dans l’acquisition d’Alstom ?

Entre le 14 et le 16 mai, grâce à M. Dupont-Aignan j’ai été reçu par M. Hollande, que j’ai alerté sur les intentions de General Electric. Il m’a dit qu’il allait vous en parler ; vous en a-t-il informé ? Je précise évidemment que je peux répéter tout cela sous serment – il y a, dans ce pays, un tel mépris pour les lanceurs d’alerte !

Vous avez évoqué la corruption du système et de ceux qui sont censés défendre nos intérêts. Vous êtes également un défenseur du spoil system, à raison. Avez-vous un commentaire à faire sur ce sujet ?

M. Luc Rémont nous a dit sous serment qu’il n’avait pas perçu de rémunération lorsqu’il était chargé par Merrill Lynch d’une partie des négociations du démantèlement d’Alstom par General Electric. Avez-vous un commentaire à faire sur le fait que l’on confie la présidence d’EDF à quelqu’un qui a participé, de près de ou de loin, au démantèlement d’Alstom et qui s’apprête à racheter une filiale qu’il a lui-même contribué à démanteler ?

M. Arnaud Montebourg. L’intelligence économique a été défaillante dans l’affaire Alstom. La déléguée interministérielle à l’intelligence économique a elle-même reconnu n’avoir pas vu arriver l’affaire, alors qu’elle était rattachée à Bercy. Il n’y a pas eu de note ni d’alerte : nous nous sommes débrouillés tout seuls.

Lors du voyage d’État du Président de la République à Washington, en février 2014, Mme Gaymard, présidente de General Electric pour la France, a souhaité me rencontrer. Elle m’a demandé à cette occasion si Alstom était à vendre ; je lui ai répondu par la négative.

Entre-temps, j’ai interrogé à plusieurs reprises M. Patrick Kron sur sa stratégie internationale et sur son actionnariat. Il était en effet de sa responsabilité, en tant que dirigeant de l’entreprise Alstom, de me dire s’il y avait des turbulences dans son actionnariat. Or M. Kron a menti au Gouvernement : il venait le chercher quand il avait besoin de lui mais il a omis de l’informer qu’une puissance étrangère manœuvrait en coulisses pour racheter les deux tiers de son chiffre d’affaires. C’est la raison pour laquelle j’ai répondu, lors des questions d’actualité à l’Assemblée nationale, qu’un dirigeant avait été déloyal avec son gouvernement et que je n’étais pas chargé de placer des détecteurs de mensonges dans mon bureau lorsque je recevais des patrons du CAC40. Vous parlez de corruption ; pour ma part, j’appelle cela de la cupidité. Mais surtout, M. Kron a privilégié son sort personnel à la France, excipant de son statut d’enfant de déportés – je ne l’ai jamais accepté : je lui ai rappelé qu’il était dirigeant d’une entreprise fondamentale pour notre pays – et allant jusqu’à exercer un chantage sur le Gouvernement puisqu’il m’a menacé, si je n’acceptais pas l’accord de vente d’Alstom, de faire un plan social de 5 000 personnes.

Intelligence économique défaillante ; dirigeants manquant de loyauté patriotique alors que le carnet de commandes a été payé par la France, donc par les contribuables ; manœuvres de la part de ces dirigeants pour conclure un accord dans le dos du Gouvernement – il était déjà ficelé avec M. Bouygues lorsque le Gouvernement a reçu la dépêche de Bloomberg, à six heures du matin, alors que M. Kron était encore dans son jet au-dessus de l’Atlantique. Je l’ai fait cueillir à froid par les gendarmes à son arrivée au Bourget pour lui passer le savon de sa vie. Cette histoire doit être racontée parce qu’elle ne doit pas se reproduire.

Pas d’avertissement de Bouygues, pas d’information de l’intelligence économique : mon cabinet s’est débrouillé en lisant la presse américaine, et c’est ainsi que nous avons découvert la présence de M. Pierucci. J’ai fait appeler sa femme, qui était à Singapour, terrorisée car son mari était retenu en otage – je veux d’ailleurs rendre hommage à ce compatriote qui a payé d’une bonne partie de sa vie et peut-être de sa santé son séjour en prison pour le compte d’autrui. Il a été loyal à son pays car le département de la justice américain lui avait proposé d’être espion au service des États-Unis contre la France : il a payé très cher son refus. Hommage lui soit rendu : c’est à lui qu’il faut donner la légion d’honneur !

Madame Gaymard m’a informé des intentions de General Electric. Qu’une entreprise puissante, pesant 250 milliards, veuille racheter Alstom pour 14 milliards, je considérais cela comme flatteur. Ce qui était beaucoup plus décevant et dangereux, c’était que le dirigeant d’Alstom passe des accords dans le dos de son gouvernement. À cet égard, la responsabilité de M. Kron est écrasante, de même que celle de l’appareil d’État, lequel s’est révélé parfaitement incapable : le consulat de New York ne m’a même pas envoyé de télégramme diplomatique pour m’aviser qu’un cadre d’Alstom avait été arrêté à l’aéroport JFK. Je l’ai appris en lisant les brèves dans Les Échos.

Je tiens à défendre mes collaborateurs de l’époque. Ce sont des patriotes ; ils se sont battus pour préserver l’outil industriel. M. Rothenburger s’occupe exclusivement de santé dans son nouvel emploi, et en aucun cas des dossiers dont il a eu à connaître. Que je sache, l’Agence des participations de l’État n’a pas, dans son champ d’action, d’entreprise relevant du domaine de la santé. M. Rothenburger m’a beaucoup aidé à reconstituer des éléments en vue de cette audition. Il a été l’un de mes collaborateurs les plus actifs dans la défense de notre industrie.

Oui, il faut adopter le spoil system. Les ministres doivent choisir leurs collaborateurs ainsi que les directeurs d’administration centrale. Il n’est pas normal que ces derniers soient nommés en Conseil des ministres. Le ministre est le chef de l’administration ; celle-ci doit le respecter. Il n’est pas admissible que des fonctionnaires passent au-dessus de lui en travaillant avec des amis appartenant au même corps, en poste à l’Élysée ou à Matignon, car alors le ministre devient l’attaché de presse de décisions qu’il ne connaît pas et qu’il doit aller expliquer à la télévision. Il faut repolitiser la fonction ministérielle.

Des rapports ont été demandés à l’Agence des participations de l’État. Je les ai découverts lorsque j’ai été entendu par la commission d’enquête relative, entre autres, à Alstom. Je n’approuve pas, soit dit en passant, les conclusions de ce travail : on sentait qu’il ne fallait pas déplaire. Je réaffirme les positions que j’ai exprimées dès le départ et, neuf ans après, je n’ai toujours pas décoléré : avec les trois coentreprises et la nationalisation d’Alstom, nous aurions pu, quoiqu’en coopération avec les Américains, conserver les mêmes outils industriels. Cette stratégie de containment aurait évité de les perdre complètement.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Lors de son audition, M. Rémont nous a livré une histoire sensiblement différente à propos d’Alstom. Selon lui, la solution retenue était la seule crédible pour sauver les autres activités du groupe.

Vous le savez, je m’intéresse à l’hydroélectricité. À l’époque dont vous parlez, nous n’avons pas réussi à convaincre la Commission européenne du bien-fondé de notre position. Nous n’avons pas su accepter de recevoir des amendes – et il en est toujours de même. Vous qui avez fréquenté la Commission européenne assidûment pendant plusieurs années et connaissez son aversion pour EDF, pensez-vous que la crise énergétique lui a ouvert les yeux, notamment en ce qui concerne la souveraineté des pays ? Nous entendrons ce soir M. Ristori : il nous en dira quelques mots lui aussi, puisqu’il a vu les choses de l’intérieur.

La question du niveau de l’Arenh et de son évolution ne se posait pas à l’époque où vous étiez ministre, car le prix de l’électricité n’atteignait pas le niveau que nous connaissons, mais, depuis lors, les ministres successifs auraient pu relever le plafond. Selon vous, l’Arenh doit-il être réformé ou bien supprimé ?

M. Arnaud Montebourg. À propos de la Commission européenne, j’avais dit au vice-chancelier allemand, M. Sigmar Gabriel, qui était mon homologue : « Ce sont des talibans du droit ». Cela l’avait fait rire. Il m’avait répondu : « Tu y vas fort, mais tu as raison ». Quand il s’agit de concurrence, la Commission est dogmatique, extrémiste. À cette position, il faut opposer notre intérêt national : la France n’est pas l’outil des expérimentations dogmatiques et idéologiques de la Commission européenne. Les barrages, nous les gardons, un point c’est tout. Supprimons l’Arenh ! Croyez-vous que Mme von der Leyen enverra des huissiers de justice, ou bien encore l’armée ? Il y en a assez de passer sous les fourches caudines de la Commission et de porter atteinte à nos intérêts. Je le dis avec componction et modération car, aux excès, nous devons opposer avec tranquillité notre intérêt national.

L’adjectif « souverain » figure désormais dans tous les intitulés ministériels, mais ce qu’il faut, ce ne sont pas des discours, ce sont des actes. Le maintien des barrages et la suppression de l’Arenh sont deux exemples d’actes que vous pourriez inciter le Gouvernement à accomplir.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). Merci d’avoir apporté d’une manière précise et documentée un éclairage qui conforte notre conviction, à savoir qu’en matière de souveraineté industrielle et énergétique, les mécanismes de renoncement ont été multiples. À cet égard, il me paraît pertinent de se pencher sur le passé pour éclairer le présent et éviter de répéter les mêmes erreurs.

L’Arenh provoque une hémorragie dans nos finances, nuit à la maîtrise de notre politique énergétique et fragilise notre souveraineté industrielle. Selon vous, on peut facilement se débarrasser du dogme de Bruxelles dans ce domaine. Vous semble-t-il donc urgent de supprimer l’Arenh ?

L’affaiblissement de notre capacité souveraine à mener une politique énergétique tient aussi à la dispersion des outils et à leur changement de statut. Par ailleurs, les instruments de contrôle démocratique – Parlement, organisations syndicales, citoyens – ont été affaiblis. Serait-il absurde d’envisager de recouvrer une entreprise intégrée, sous maîtrise publique, y compris en recourant à une forme modernisée de nationalisation, pour servir une politique souveraine en matière d’énergie ?

Vous avez évoqué le décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers susceptibles de fragiliser une politique souveraine. Vous semblerait-il pertinent d’inscrire dans la loi le contrôle de tels investissements lorsqu’ils concernent la politique énergétique ? De quels moyens supplémentaires pourrions-nous nous doter pour éviter les problèmes que vous avez évoqués ?

La souveraineté industrielle et énergétique d’un pays réside aussi dans sa capacité à préserver la bonne santé de tous les acteurs de la filière. Or il arrive que l’État actionnaire lui-même, ou des entreprises publiques, se comportent comme des actionnaires, asphyxiant tellement les sous-traitants de rang 1 et de rang 2 que des pans entiers de notre industrie sont délocalisés à l’étranger, alors qu’ils sont indispensables à la réalisation de projets industriels comme l’EPR. Quelles leçons pourrions-nous tirer des renoncements passés pour recouvrer une souveraineté dans ce domaine ?

M. Arnaud Montebourg. Ces questions sont d’actualité ; j’y répondrai avec mes convictions et en tenant compte de mon expérience.

Oui, il y a urgence à rétablir la situation d’EDF. À chaque fois qu’on affaiblit cette entreprise, on affaiblit la France. EDF a permis d’assurer partout sur le territoire et pour tout le monde, depuis 1945, un prix de l’électricité identique. Cette mesure de solidarité n’a pas empêché de garantir la compétitivité économique du pays, grâce au fait que le prix de l’énergie était accessible pour les entreprises.

La première mesure à prendre consiste à pallier les conséquences de la loi de 1996, qui visait à transposer une directive. Nous n’avons pas besoin de traders, comme vous l’a dit très justement M. Proglio : ils sont comme le lierre dévorant le tronc de l’arbre sain, pompant la sève d’EDF. Il faut donner à EDF du cash flow pour réaliser les investissements nécessaires, que ce soit dans les énergies renouvelables – y compris les barrages – ou dans le nouveau nucléaire.

Deuxièmement, les prix de marché doivent retrouver un niveau acceptable pour EDF – ce qui conduit à poser la question du fonctionnement du marché européen de l’énergie. Il y a urgence à le faire, pour les Français et pour les entreprises.

J’approuve l’idée de réintégrer RTE à la production. Même s’il est encore à 51 % sous le contrôle d’EDF, je crois savoir qu’il y a des projets d’« émancipation », qu’il faut combattre. Toute entreprise a intérêt à intégrer sa valeur. Les financiers, eux, se sont spécialisés dans ce qu’ils appellent le « cœur de métier » : « Le vôtre n’est pas celui-ci, donc, vendez-le ! ». En France, nous avons ainsi multiplié les découpages. Regardez ce qu’il est advenu de la CGE, d’Alcatel, de Thomson, d’Alsthom ! À force de découpage, il n’est plus resté que des miettes que l’on a laissées vendre. Une véritable stratégie, au contraire, repose sur la réintégration de la valeur et la réunion de métiers. Dans la mondialisation, ce sont les grands pays qui ont su garder des conglomérats en réunissant plusieurs métiers en un qui ont survécu, en étant ainsi capables de faire face à plusieurs cycles : Siemens, les grandes entreprises japonaises et américaines. Regardez General Electric, avec l’imagerie médicale, les moteurs d’avions, l’électricité et, même, la banque ! Tel n’est pas le cas de la France. Eux rachètent, nous, nous vendons.

Le saucissonnage, à mes yeux, c’est terminé ! Un problème se posera avec Enedis, les collectivités locales – qu’il n’est pas question de spolier – étant propriétaires des réseaux. Néanmoins, cela relève de la puissance publique et il est de bonne politique que, sur le terrain, on se préoccupe des aspects les plus concrets. L’alimentation de notre pays en électricité, dans sa plus extrême capillarité, ne dépend pas du siège d’EDF, avenue de Wagram. En revanche, pour RTE, il faut se montrer d’une grande fermeté. Une proposition de loi visant à protéger le groupe Électricité de France d’un démembrement, dont j’ai félicité le rapporteur, M. Philippe Brun, a été adoptée récemment par votre assemblée et j’espère que le Sénat en fera de même.

Le décret du 14 mai 2014 a été renforcé lors du précédent quinquennat à travers une extension des secteurs : robotique, biotechnologies, etc. Toutefois, le problème n’est pas tant de le renforcer que de l’appliquer, ce qui ne relève pas de la loi mais de ce qu’il y a dans la tête du « John Malkovich de Bercy ». Faut-il faire valoir le décret contre Carrefour tout en laissant partir Alsthom, Technip, Essilor ? Alimentation Couche-Tard ne partira pas avec des supermarchés sous le bras, en revanche, certains sont partis en Hongrie, depuis Belfort, avec des brevets. Vous devriez aller interroger sur pièce et sur place les fonctionnaires du ministère de l’économie : ils vous diront comment le décret est appliqué, par exemple, quand Photonis fait l’objet d’une mesure. Vous découvrirez bien des choses en matière de souveraineté énergétique.

L’actionnaire veut des dividendes mais il ne faut pas qu’il se comporte comme un actionnaire prédateur. L’État actionnaire de La Française des jeux fonce parce qu’il a besoin d’argent pour arriver à boucler ses fins de mois mais lorsqu’il en est d’EDF ou d’Air France, un énorme problème se pose. Quand Renault va mal, comment l’État actionnaire doit-il voter au conseil d’administration ? En ce qui me concerne, je réunissais les administrateurs – souvent, des fonctionnaires de la direction générale des entreprises (DGE) – pour leur faire part de notre position, laquelle ne saurait d’ailleurs être définitive car des conflits d’intérêts doivent être arbitrés en permanence. Telle est d’ailleurs, précisément, la grandeur de l’art politique exercé par le ministre.

Il en est de même lorsque le président de l’Autorité de la concurrence vient voir le ministre avec un rapport qui dénonce des abus sur les pièces détachées quand Peugeot est en quasi-faillite et que Renault a tout délocalisé. Lui défend le consommateur, conformément à la loi, mais moi, je suis le ministre : lui applique des règles, moi, je fais des choix. Au final : classement vertical de son rapport. Je me dois d’abord de défendre le producteur en difficulté et pas le consommateur pour l’instant. Le président de l’Autorité de la concurrence a alors fait valoir que les choses ne se passent pas ainsi, qu’il représente une autorité administrative indépendante, à quoi j’ai répondu qu’elle était si indépendante que j’allais supprimer son budget.

Ces autorités ne devraient pas être indépendantes mais se situer dans le champ ministériel de l’arbitrage politique. L’arbitrage entre le consommateur – les prix – et le producteur – les dividendes – dépend des circonstances. C’est une autorité administrative indépendante qui, dans le domaine des télécommunications, a accordé une licence à Free, ce qui a profité aux consommateurs, mais il a fallu que le ministre, lui, gère les plans sociaux, la défaisance, les délocalisations des sous-traitants car les dégâts ont été nombreux, suite à la concurrence par les prix. À mon sens, toutes les autorités administratives indépendantes qui œuvrent dans ces secteurs économiques doivent être supprimées. Leur tâche doit relever de l’arbitrage ministériel, sous le contrôle du Parlement. Dans certaines circonstances, il importe de favoriser ou le producteur, ou le consommateur, tout dépend des moments, des secteurs, des cycles économiques. Appliquer dogmatiquement des règles sans opérer de choix relève d’un mauvais pilotage.

Mme Clémentine Autain (LFI-NUPES). Je ne suis pas membre de cette commission d’enquête mais je profite de l’audition de M. Montebourg pour venir évoquer une question liée à vos préoccupations.

J’ai déposé hier une résolution pour demander la création d’une commission d’enquête sur ce qui relève d’un scandale d’État : l’affaire Maureen Kearney, que j’ai découverte avec le film La Syndicaliste.

Maureen Kearney, syndiquée à la CFDT, travaillait chez Areva et s’est battue pour obtenir des éclaircissements sur des négociations très opaques menées avec la Chine sous la direction de M. Luc Oursel, alors président du directoire d’Areva. Elle s’inquiétait de transferts de technologies nucléaires, secteur clé pour notre souveraineté. Un accord a été signé à Avignon, plutôt en catimini, le 19 octobre 2012, qui a été suivi d’une mise en commun des équipes en vue de la fabrication d’un nouveau réacteur. Étiez-vous au courant de ces négociations ? Maureen Kearney a interpellé les politiques mais ils ont fait la sourde oreille.

J’imagine que l’agression dont elle a été victime a été signalée à la Chancellerie et au ministère de l’intérieur. Les avez-vous interrogés – en particulier, la section économique des renseignements intérieurs ? Je crois savoir que vous avez-vous-même appelé le procureur de Versailles, Vincent Lesclous, juste après l’agression. Avez-vous eu des informations ?

M. François Hollande a commandé un premier rapport à l’Inspection générale des finances (IGF) pour savoir si la direction d’EDF avait été transparente avec l’Agence des participations de l’État sur les contrats passés avec des pays étrangers. Un deuxième rapport a été commandé à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) pour savoir si la direction d’EDF n’avait pas été victime d’une ingérence chinoise. En avez-vous eu connaissance ?

« Avec Henri Proglio, avez-vous dit, nous avions constitué une équipe de France du nucléaire ». Trouvez-vous très « made in France » que le président d’honneur d’EDF soit aussi administrateur de Rosatom et l’un des seuls de son niveau à avoir refusé de démissionner de ses mandats russes ?

M. le président Raphaël Schellenberger. Mme Autain assiste à nos travaux pour la première fois et je précise que nous avons eu l’occasion de poser directement certaines questions aux personnes concernées. Je vous invite à répondre aux questions posées se rattachant au périmètre de la commission.

M. Arnaud Montebourg. J’ai témoigné du sérieux de Mme Kearney à son procès et j’ai rédigé une attestation que je tiens à votre disposition. Je l’ai connue comme syndicaliste CFDT à Areva et, en tant que président du conseil départemental de Saône-et-Loire, où Areva emploie directement ou indirectement 10 000 personnes, je l’avais invitée à présenter sa vision du nucléaire et à nous faire part des moyens possibles pour aider nos entreprises. C’est donc un compagnonnage de longue date qui nous lie. Les décisions de justice m’ont beaucoup surpris, même si l’autorité de la chose jugée s’impose à tous.

La coopération chinoise dure depuis trente ans. Nous coopérons également avec la Russie, tout comme nous avons collaboré avec les États-Unis. Les pays qui travaillent sur le nucléaire, qui ne sont pas si nombreux, sont plutôt encouragés à se parler. Je me suis moi-même rendu en Chine pour signer des accords avec mes homologues. Il est vrai que les Chinois construisent dix réacteurs par an et que nous avons raté ce marché. L’EPR de Taishan, que j’ai visité, est de facture française. Les équipes d’Areva, dirigées par M. Philippe Knoche, étaient sur place. Nous nous attachions à exporter ce savoir-faire et, à l’époque, nous avions toute confiance dans les relations avec la Chine.

Le Conseil de politique nucléaire avait décidé que le patron d’EDF serait l’opérateur de la filière nucléaire, pour mettre fin aux tiraillements – j’emploie un euphémisme – entre Areva et EDF. Cette organisation me paraissait optimale. Le Premier ministre, M. Ayrault, a souhaité reprendre la main sur la filière nucléaire, dont j’étais, si je puis dire, l’animateur en chef et dont M. Proglio avait la responsabilité opérationnelle. J’avais toute confiance dans les accords qui pouvaient être signés – je n’en ai pas eu connaissance à ce moment-là. Des enquêtes et des audits ont été demandés par Bercy. Étant parti avant, je n’ai pas eu connaissance des rapports que vous évoquez mais j’en ai entendu parler. J’ignore leur contenu. Ils n’ont pas été déconfidentialisés.

Mme Clémentine Autain (LFI-NUPES). Le président de la commission des finances vient de demander communication du rapport.

M. Arnaud Montebourg. Je le découvrirai, comme vous.

Le préfet m’a immédiatement prévenu de l’agression dont a été victime Mme Kearney, que je connaissais. Il a compris que cette affaire présentait un lien avec Areva, puisque Maureen Kearney était déléguée syndicale au sein de l’entreprise. Sinon, il ne m’aurait pas appelé, et ce serait resté un simple fait divers. J’ai appelé le procureur pour l’informer du contexte de l’affaire et pour attester du sérieux de la victime. Il n’a pas tellement apprécié mon appel, mais je l’ai fait sous couvert de la garde des sceaux, à qui j’avais préalablement demandé l’autorisation de le contacter. J’ai envoyé mon collaborateur témoigner devant les gendarmes. J’ai fait ce que j’avais à faire. J’ai engueulé le patron d’Areva ; je lui ai demandé de m’expliquer ce que c’était que ce bazar. Puis la justice a suivi son cours. J’ai rédigé un témoignage que je peux vous remettre. J’ai remis une attestation écrite. J’ai témoigné en faveur de Mme Kearney au cours de son procès, en 2017. Je ne connais pas, il est vrai, tous les dessous de cette affaire ni les raisons pour lesquelles elle a été agressée.

M. Alexandre Loubet (RN). Je souhaite vous interroger sur quatre sujets. Premièrement, quels sont, selon vous, les dispositifs d’intelligence économique qui devraient être créés ou renforcés pour nous permettre de défendre notre souveraineté industrielle, que ce soit dans le domaine énergétique ou dans d’autres secteurs ?

Deuxièmement, vous avez renforcé, en 2014, le décret Villepin relatif aux investissements étrangers en France pour protéger nos fleurons nationaux du rachat par des puissances étrangères. Pourtant, bon nombre de nos entreprises stratégiques continuent à être vendues à des groupes étrangers. Quelles dispositions législatives pourraient permettre de renforcer ce décret ?

Troisièmement, à l’heure où le Gouvernement souhaite nationaliser intégralement EDF sans préciser son projet, estimez-vous pertinent de revenir au monopole public du groupe en matière de production, de transport, de distribution et de fourniture de l’électricité en France ? Quel regard portiez-vous, lorsque vous étiez ministre, sur la structure de la dette d’EDF, laquelle pourrait servir de prétexte pour s’engager sur la voie du démantèlement ? Le secrétaire du CSEC (comité social et économique central) du groupe nous a dit, lors de son audition, que le coût de l’Arenh expliquait un tiers de la dette.

Dans le contexte du lancement du programme de construction de nouveaux réacteurs, quelles dispositions législatives nationales ou quelles décisions européennes permettraient-elles de favoriser le développement d’une véritable filière nucléaire en France ? Comment s’assurer que ce développement ne profitera pas uniquement à des groupes étrangers ?

Quatrièmement, il vous a été remis, en 2014, un rapport relatif à l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels en France, qui concluait à la possibilité d’exploiter le gaz de schiste de manière écologique, sans fracturation hydraulique. L’étude estimait que cette exploitation se traduirait par une rente comprise entre 100 et 300 milliards sur trente ans, une croissance moyenne annuelle de 1,7 % de PIB et la création de 120 000 à 225 000 emplois, avec un pic possible de 450 000 emplois. Pour quelles raisons ce rapport a-t-il été enterré ? Pourquoi les expérimentations qu’il préconisait n’ont-elles pas été conduites ? Quel est votre avis de citoyen sur l’exploitation du gaz de couche et, plus généralement, sur ce rapport ?

M. Arnaud Montebourg. M. Boris Vallaud, qui était alors mon directeur de cabinet, pourrait vous dire que nous sensibilisions fortement la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) aux enjeux de l’intelligence économique. En effet, dans un contexte de guerre économique, le renseignement fait partie des armes que l’on doit être capable d’employer. Nous avions besoin de l’expertise de la DGSE.

Toutefois, en ce domaine, nos institutions sont trop éclatées. Peut-être cela s’est-il amélioré, mais mon expérience m’a montré que l’intelligence économique était traitée un peu par tout le monde, et donc par personne. Nous pâtissions d’un manque de coordination des sources d’information. La diplomatie, qui est censée être au contact des puissances étrangères, ne nous est d’aucun secours, car les diplomates parlent au Quai d’Orsay et les fonctionnaires du Trésor en poste dans les ambassades apportent du conseil aux entreprises françaises qui se présentent mais ne font pas remonter directement l’information. Il faut revenir sur la sectorisation des pouvoirs de l’État et l’extrême hiérarchisation de la remontée de l’information.

Le décret que vous évoquez avait été censuré par la Commission européenne, qui ne tolérait ce type de mesures que pour la défense et les jeux d’argent, me semble-t-il. Quand j’ai voulu prendre ce décret, les meilleurs esprits du Conseil d’État sont venus m’expliquer que la Commission allait me censurer. Je leur ai répondu : qu’elle censure ce qu’elle veut, mais nous, on fait ce qu’on veut chez nous. Ça a marché, ils ont donné leur accord. Cela montre que, de temps en temps, il faut savoir défendre ses positions. Il nous faut des gouvernants qui appliquent les textes ou des parlementaires qui exigent leur application. Il n’est pas nécessaire d’en écrire de nouveaux.

La question du monopole public d’EDF est à nouveau posée. Nous subissons une crise énergétique très dure. Nous évoluons dans un marché concurrentiel qui applique des règles totalement obsolètes. Nous faisons face à des puissances économiques et des empires qui utilisent l’économie comme une arme. Pourquoi voudriez-vous que nous nous désarmions en émiettant nos forces, par application des règles de concurrence ? Nous avions à notre disposition des outils formidables ; il nous faut à présent nous réarmer. C’est pourquoi je suis favorable au monopole public, quoique certains en pensent. La Constitution le permet, qui est plus forte que les traités européens : je veux le rappeler à tous ceux qui pensent que l’Union européenne a une autorité supérieure à celle de notre pacte constitutionnel.

Quant à sa dette, elle serait parfaitement soutenable si les recettes correspondantes étaient là, mais on les a supprimées ! Vous connaissez les chiffres mieux que moi, mais il doit manquer une vingtaine de milliards rien qu’à cause de l’Arenh. Il y a dix ans, EDF exportait ! La situation actuelle n’a rien à voir avec l’Ukraine, mais tout à voir avec l’organisation du marché européen. Il faut y remédier, et pour cela il ne suffit pas de faire des ministères qui ont « souverain » dans leur intitulé ; il faut une belle loi souveraine. Et je suis sûr que tout le monde la voterait, à l’Assemblée nationale comme au Sénat.

La filière nucléaire compte beaucoup de petites boîtes ultra-douées, avec un savoir-faire immense, très pointu, dans tous les secteurs – usinage, chaudronnerie, robinetterie, pompes… Elles travaillent parfois pour Naval Group, la défense ayant pris le relais de l’industrie civile. Mais elles n’ont pas de fonds propres, et les séries qu’elles produisent sont trop petites. Elles ont donc toutes cherché à se diversifier, dans l’aéronautique ou le ferroviaire surtout. Maintenant, les carnets de commandes recommencent à se remplir : on a un peu de visibilité. C’est le moment de demander à Framatome d’ouvrir ses comptes de sous-traitants et de rationaliser tout ça, en les aidant, en leur ouvrant des perspectives : le ministre chargé de l’industrie a un travail de filière à faire ; je vois bientôt M. Lescure et je lui en parlerai. C’est un conseil de sachant à sachant, en quelque sorte : il n’est pas interdit de partager les bonnes idées. Cela permettrait de surveiller tous les rangs 1, de veiller aux rangs 2, pour faire monter tout cela. Le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen) doit aussi participer. Dans l’aéronautique et l’automobile, nous avions monté des fonds qui permettaient d’apporter des fonds propres à toutes ces petites entreprises qui en manquent. Cela n’existe pas ! Le plan de relance met un euro si vous mettez un euro, mais elles n’ont pas cet euro ! Il y a un problème de recapitalisation. C’est mon conseil pratique.

Vous m’interrogez sur le gaz de houille, de couche et de schiste. Nous avons du gaz, en effet. On ne peut pas utiliser la fracturation hydraulique, mais il existe d’autres technologies qui évitent les dégâts que les Américains ont dû subir. Appliquer le principe de précaution, ce n’est pas tout bloquer parce qu’on a peur, mais vérifier lorsqu’on a peur ! J’ai demandé une expérimentation, avec huit forages. On ne me les a pas accordés, j’ai perdu l’arbitrage. Le Premier ministre et le Président de la République ont lu mon rapport, mais ils ont fait retirer de mes expressions toute perspective de ce côté-là. Puis une loi a été votée l’interdisant définitivement. Aujourd’hui, nous serions pourtant bien contents d’extraire un peu de gaz !

Imaginer d’aller chercher le gaz des anciennes mines, ce n’est pas une injure. Je l’avais proposé au président de la région Lorraine, Jean-Pierre Masseret – un gars formidable qui avait été maire de Hayange. Il reste du gaz à exploiter. Cela n’a pas été fait, cela pourrait encore l’être.

Extraire des énergies fossiles est un problème, et je me réjouis que les investissements dans ce secteur soient en baisse. Je me félicite du fait que l’on sacrifie les fossiles, mais il faut bien noter que Total n’en est pas là, et que les énergies renouvelables sont jumelées au fossile : elles marchent avec le gaz. Je pense qu’il faut aller vers le nucléaire, l’hydraulique et l’éolien : voilà ma proposition personnelle de bouquet idéal.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez évoqué Astrid. Quelle expérience avez-vous de ce projet ? Pourquoi n’a-t-il pas été mené à bien ? Je sais que vous n’êtes pas responsable de cet arrêt, mais j’aimerais avoir votre vision. Vous qui avez sans doute été identifié assez vite par des gens très frustrés depuis de longues années comme quelqu’un de compétent, patriote et volontariste, capable de porter leurs aspirations techniques et technologiques, vous a-t-on proposé d’autres solutions ?

Pourriez-vous également revenir sur la question de l’hydrogène, qui ne représentait à peu près rien pendant très longtemps et semble accélérer brusquement ? La filière est-elle prête ?

Enfin, vous avez parlé du soutien qu’il faut apporter à de nombreuses filières industrielles. Ce sont des programmes lourds, longs, et une fois qu’ils sont lancés, on ne peut pas changer d’avis ; il faut donc arbitrer. J’ai l’impression que, depuis quelques années, au contraire, on ne choisit pas, on lance de nombreuses filières – éolien en mer flottant ou pas flottant, myriades de modèles de panneaux photovoltaïques, route solaire, hydroliennes, nouvelles générations de réacteurs nucléaires, osmose, algues, chimie verte… La France est un grand pays industriel, bien sûr, mais dans le passé nous avons su choisir de concentrer nos efforts. Ne faut-il pas aujourd’hui recommencer à choisir un nombre limité de filières, au lieu de se disperser, au risque de l’émiettement et de l’échec ?

M. Arnaud Montebourg. Vous posez la question de la relation entre le choix politique et l’orientation technologique. Pour ma part, n’ayant pas de culture scientifique autre que celle venue de mon apprentissage personnel, empirique, je me suis toujours gardé d’arbitrer sur le terrain des technologies. J’ai défendu Astrid – je l’ai dit tout à l’heure en rappelant les trois combats que j’avais menés. Quand le Gouvernement auquel j’appartenais a pris la décision de décaler Astrid, j’ai envoyé une lettre qui en rappelait les enjeux. Vous la lirez, même si je n’ai pas retrouvé l’original.

Comme ministre de l’industrie, j’écoute les professionnels et les scientifiques. Au moment où il a fallu choisir une technologie pour le plan industriel Autonomie et puissance des batteries, par exemple, il y avait un débat sur le lithium-métal polymère et le lithium-ion – en clair, Bolloré contre le reste du monde. J’ai considéré qu’il ne me revenait pas de choisir, et qu’une sélection naturelle se ferait sur le marché, selon la loi schumpeterienne. La loi de la destruction créatrice a tranché : c’est le lithium-ion qui a gagné. Tout le monde cherche du lithium, maintenant. Dans un moment d’immaturité des technologies, il ne faut pas se précipiter, et le politique ne peut pas choisir.

S’agissant des réacteurs à neutrons rapides, on en construit en Russie, en Chine ; la France avait de l’avance mais Astrid a été décalé pendant le quinquennat Hollande, malgré mes efforts, puis stoppé, ce que je regrette. Nous disposions de compétences établies de longue date et du soutien de la filière, le CEA et son haut-commissaire étaient très engagés. Mon collaborateur m’a rappelé que mon équipe recevait régulièrement M. Bréchet. C’est une forme de conservatisme qui s’est imposée.

Je refusais d’arbitrer, de la même manière, s’agissant des véhicules thermiques et électriques. Les technologies ont parfois des destinées chaotiques, surprenantes !

En matière d’énergies renouvelables, il y avait un plan sur l’hydrogène, mais il a été arrêté ! Tous ces plans ont été arrêtés, et c’est dommage, car nous aurions gagné dix ans ! Et grâce au programme d’investissements d’avenir (PIA), c’est-à-dire le grand emprunt lancé par Sarkozy et renouvelé par Hollande, il y avait de l’argent à mettre.

Nous avions fait des choix, et en l’occurrence, les grands choix sont connus : il faut choisir les solutions qui ont un modèle économique, qui trouvent un marché. Sans chaleur fatale, il n’est pas certain que l’hydrogène soit compétitif en Europe, et sans nucléaire, il ne l’est pas du tout. Il est jumelé avec le nucléaire, ce qui me convient parfaitement : investissons dans l’hydrogène. Malgré quelques travaux importants, l’hydraulique a été quasi-abandonné alors que c’est le champ de progression le plus intéressant pour nous : nos reliefs constituent un avantage comparatif. Nous devrions nous intéresser de près à la géothermie de surface, car les technologies sont maintenant mûres. Le Gouvernement vient de le décider, et je ne peux que m’en réjouir. Je milite contre l’artificialisation des sols, et je défends la biodiversité, dans les entreprises que j’ai créées, qui sont équitables et écologiques ; et je ne comprends toujours pas pourquoi on n’installe pas systématiquement des panneaux photovoltaïques sur les bâtiments au lieu de les mettre sur des terres arables ! Exigeons au moins de nos élus la plantation de plantes mellifères, afin de nourrir les pollinisateurs. C’est ce qu’a fait en Lot-et-Garonne ma petite entreprise amoureuse des abeilles : nous avons trouvé un énergéticien qui a accepté de nourrir les pollinisateurs, et franchement le résultat est exceptionnel.

Je ne suis pas spécialiste de technologies : il faut laisser parler les industriels qui cherchent un marché. Parfois, il y a des dégâts. Mais il faut accepter de prendre des risques, y compris avec des finances publiques – sans aller jusqu’aux avions renifleurs…

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci de votre disponibilité, de votre transparence et de votre sincérité.

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25.   Audition de M. Dominique Ristori, ancien directeur général de l’Énergie auprès de la Commission européenne (2014-2019) (1er mars 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête en recevant monsieur Dominique Ristori, ancien directeur général de l’énergie auprès de la Commission européenne. M. Ristori, je vous remercie d’avoir répondu favorablement à notre invitation.

Les travaux d’une commission d’enquête du Parlement français se tiennent dans des délais restreints, ce pour quoi les mécanismes et les principes définis par l’Union européenne n’ont pu faire l’objet d’un examen approfondi alors même qu’ont été régulièrement évoquées et souvent critiquées certaines dispositions adoptées par différentes instances européennes. Plus encore, une écoute privilégiée aurait été offerte, dans le domaine de l’énergie, à certains États membres, contrairement à la France peut-être. Une des premières auditions menées par notre commission d’enquête a porté sur les données statistiques. Eurostat nous a ainsi présenté le bilan énergétique de l’Europe en le replaçant dans le contexte tendu actuel.

En outre, deux éléments relevant de la compétence de l’Union européenne ont été mis en exergue lors de nos auditions, à savoir le marché intérieur dans ses deux dimensions, c’est-à-dire la formation des prix et l’accès concurrentiel des entreprises au marché, et les interconnexions, notamment des réseaux électriques. En effet, ce marché ne correspond pas uniquement à des règles d’échange, mais aussi à des infrastructures physiques de réseau. Ces deux préoccupations relèvent de la politique de l’Union européenne dans le domaine énergétique et elles sont censées contribuer à sa sécurité d’approvisionnement, laquelle relève également de la politique de l’Union européenne dans le domaine de l’énergie aux termes de l’article 194 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Le quatrième volet de la politique énergétique de l’Union européenne a quant à lui été abordé essentiellement au niveau national français. Le traité donne en effet compétence à l’Union européenne pour « promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables ». Afin de mettre en œuvre cet objectif, divers instruments ont été mis en place au niveau européen et dotés d’une force contraignante pour les États membres. Or la filière nucléaire semble avoir été ignorée, voire mise de côté, malgré sa contribution importante et déterminante à la réduction des émissions de gaz à effet de serre ainsi qu’à la neutralité carbone. Les débats sur la taxonomie qui ont animé les derniers mois en témoignent d’ailleurs, de même que, probablement, les plans d’action et les programmes de recherche définis au niveau européen. Telle est la première impression qui se dégage des auditions de notre commission d’enquête. Votre intervention permettra peut-être de corriger, de confirmer ou d’infirmer ces sentiments.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Dominique Ristori prête serment).

M. Dominique Ristori, ancien directeur général de l’Énergie auprès de la Commission européenne (2014-2019). Je vous remercie monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs. L’Europe a reconnu, dès son origine, le caractère stratégique de la politique énergétique. Elle est née à la fin de la seconde guerre mondiale avec la CECA, car à l’époque, le charbon était dominant et l’acier était utilisé pour la reconstruction. En 1958, le traité Euratom, instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique, et le traité de Rome, instituant la Communauté économique européenne, ont été signés. Après l’intervention de Suez, nous avions déjà le sentiment qu’il était nécessaire de prendre une certaine autonomie vis-à-vis du pétrole en assurant la promotion de l’atome, ce qui a mené au traité Euratom.

Ensuite, un développement de droit secondaire a eu lieu dans le domaine de l’énergie, touchant l’efficacité énergétique ainsi que le marché intérieur européen et s’appuyant sur des bases juridiques voisines ou annexes, c’est-à-dire ayant une relation avec l’énergie, en l’occurrence l’environnement et le marché intérieur. Ni l’Acte unique européen en 1986 ni les traités de Maastricht, Amsterdam et Nice qui ont suivi n’ont abouti à un article énergie. En effet, il a fallu attendre le traité de Lisbonne en 2007 et l’article 194 pour avoir une définition des compétences respectives des États membres et de l’Union européenne.

Le volet de mix énergétique continue à relever du niveau national, même si les États membres peuvent se mettre d’accord sur une base volontaire pour favoriser ou atteindre un objectif en matière d’énergies renouvelables, qui elles-mêmes sont citées dans les compétences communautaires, à savoir la promotion des énergies renouvelables, de la sécurité d’approvisionnement ainsi que des interconnexions et du marché intérieur. Des compétences sont clairement partagées entre l’Union européenne et les États membres en matière énergétique. Depuis lors, toute une série d’initiatives a d’ailleurs vu le jour en lien avec à peu près tous les volets de la politique énergétique. L’approche privilégiée fut celle d’une combinaison entre des objectifs politiques convenus avec le Conseil européen sur proposition, en général, de la Commission européenne notamment, par exemple les objectifs dits « 20‑20‑20 », et un cadre réglementaire très conséquent. Celui-ci est en effet probablement le plus développé et solide à travers le monde.

Aujourd’hui, l’Union européenne a réduit de 11 % la part des énergies fossiles depuis 1990. Cette situation nous place à l’avant-garde mondiale en matière de production d’électricité décarbonée. La contribution des énergies renouvelables et du nucléaire représente environ deux tiers de la production électrique, d’ores et déjà décarbonés. Si ces progrès se poursuivent dans la ligne des nouveaux objectifs fixés, nous pourrions arriver à un taux de 95 % de la production électrique décarbonée dès 2030. Vis-à-vis de la situation de nos concurrents et partenaires, nous sommes donc les meilleurs dans ce domaine. Évidemment, cette question est liée à celle des effets en matière de souveraineté énergétique. Ce terme n’est d’ailleurs plus un tabou en Europe. Il concerne certes l’énergie, mais aussi le domaine alimentaire, les semi-conducteurs ou la santé. La France contribue d’ailleurs de manière importante à cette souveraineté en Europe, comme le prouvent les conclusions de l’agenda de Versailles, sous impulsion française.

En définitive, le développement d’un cadre de droit secondaire très important est survenu en matière d’énergie nucléaire. L’Europe représente maintenant l’espace le plus développé en termes de cadre réglementaire dans le domaine du nucléaire notamment. Ce cadre aborde par exemple les niveaux adéquats de sûreté et les questions de traitement des déchets et de combustibles usés.

De plus, les objectifs de neutralité carbone fixés à horizon 2050 ne seront pas atteints par soustraction, mais par addition. Il ne faut en effet pas choisir entre une source d’énergie décarbonée et une autre. Concrètement, il est nécessaire d’additionner les énergies renouvelables et l’énergie nucléaire. Évidemment, cette combinaison amènera des niveaux de dépendance bien moins importants que ceux que nous connaissons aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. Comment décririez-vous la spécificité du modèle énergétique français au sein du paysage énergétique européen, du moins s’il y en a une ?

M. Dominique Ristori. Effectivement, il y en a une. Si vous regardez les chiffres simples, la part des énergies fossiles en Europe - autour de 70 % - est moindre que celle de tous les autres continents. En France, cette part s’élève environ à 43 % : nous avons, par conséquent, un niveau de dépendance moins important que celui de nos voisins et partenaires européens. Dès lors, il me paraît très important de ne pas surestimer les conséquences d’une situation de crise, qui est, par essence, temporaire.

Nous avons vécu récemment une sorte de triple tsunami.

Premièrement, les conséquences du Covid-19 et la reprise économique qui y a succédé ont amené une tension très forte sur les prix de l’énergie.

Deuxièmement, la guerre russo-ukrainienne a entraîné la perte, en un an, d’environ 100 milliards de mètres cubes de gaz. Si vous aviez demandé à n’importe quel expert avant cet évènement quelles auraient été les conséquences pour l’énergie en Europe, je pense que tous vous auraient dit que nous allions droit dans le mur. Le gaz est en effet très important pour la production d’électricité. Or vous avez vu que nous traversons l’hiver avec des résultats plus que satisfaisants en termes de gestion grâce aux efforts consentis. La France se distingue tout de même par le fait que l’approvisionnement russe qui a été coupé ne représentait qu’une part faible de son mix énergétique et de son approvisionnement. Outre la prépondérance du nucléaire, notre pays se caractérisait en effet par une diversité de fournisseurs, tels que la Norvège ou l’Algérie.

Troisièmement, nous avons connu une crise nucléaire en termes de temporalité, car plus de la moitié du parc a été rendu indisponible par le phénomène de corrosion sous contrainte. Celui-ci était imprévisible, car il n’atteint visiblement pas les réacteurs les plus anciens. Cependant, grâce à la très bonne gestion d’EDF, ce problème est en train d’être résorbé et nous devrions revenir à une situation beaucoup plus normale.

Il est donc très important de regarder les éléments de crise ponctuelle, de même que leur origine et les conditions dans lesquelles nous devons en sortir.

Compte tenu de la spécificité de la France en termes de bouquet énergétique, les conséquences en termes de dépendance dans le temps sont beaucoup moins graves qu’ailleurs. Cet élément représente une force. En revanche, je ne dis pas qu’il ne doit pas y avoir d’analyse permettant d’améliorer ce qui peut l’être afin de disposer des amortisseurs les plus performants possible en cas de crise. Concrètement, il faut éviter le risque de surestimation d’un élément de crise, qui est par définition temporaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pourriez-vous apporter des éléments sur la spécificité du modèle français au sein du système énergétique européen ? Vous avez abordé la constitution du mix, mais j’aimerais également vous entendre sur la question de l’organisation du système énergétique français par rapport à l’organisation énergétique en Europe.

M. Dominique Ristori. L’organisation du système énergétique français part d’une situation dans laquelle vous avez la plus grande concentration de production d’énergie nucléaire au monde dans un pays donné. Cette situation découle d’un choix énergétique et industriel fort, qui a été mis en place dans un délai relativement court. Cette organisation a été définie alors que le niveau de concurrence n’était pas identique à celui qui s’est progressivement développé avec et au sein du marché européen.

Il est maintenant déterminant que les réflexions nécessaires soient menées sur les choix d’investissements. La lisibilité d’une politique énergétique est très importante pour tous les acteurs, qu’ils soient politiques ou économiques. Il est en effet nécessaire d’offrir une réelle visibilité aux acteurs et aux investisseurs y compris français. D’ailleurs, il me semble qu’aujourd’hui, une ligne claire se dessine. Elle est fondamentale, car il est important que les choix d’investissements aillent dans la bonne direction. Concrètement, l’électricité sera primordiale pour l’avenir énergétique et la décarbonation. En effet, toutes les analyses indiquent qu’il n’y aura pas simplement une augmentation de la consommation d’électricité à horizon 2050, mais une augmentation forte. Si cet élément fondamental n’est pas suivi par des décisions d’investissements suffisamment fortes pour prendre en compte cette demande, non seulement par rapport aux besoins français, mais aussi à l’échelle européenne et au-delà, des ambiguïtés ou des difficultés apparaîtront.

La Commission européenne est d’ailleurs complètement ouverte aux investissements énergétiques, y compris dans le domaine nucléaire. L’approche est quelque peu différente en termes d’accompagnement d’aides d’État entre le nucléaire et le reste, car les dossiers nucléaires sont très peu nombreux, ce pour quoi ils sont examinés au cas par cas. Toutefois, les bons dossiers sont validés. Nous faisons donc face à une situation qui n’est pas immobile, mais qui se caractérise par de grands changements des systèmes énergétiques. Ils impliquent en outre des niveaux d’investissements à la mesure des besoins et en proportion de l’importance de la demande électrique. Les investissements nécessaires doivent être dirigés vers la production et, de manière claire et préférentielle, vers les énergies renouvelables et le nucléaire, sans toutefois oublier les réseaux de transport et de distribution. Avec le développement à venir de la mobilité électrique, nous rencontrerons des problèmes si le raccordement au réseau et le développement de bornes de recharge ne sont pas suffisamment envisagés. Tous ces éléments doivent être pris en compte et ils sont observés par les investisseurs. En conclusion, une vision de ce qui est nécessaire pour la politique énergétique française en termes d’investissements pour les différents secteurs doit être dessinée. Des corrections peuvent également être apportées, notamment vis-à-vis de la lenteur qui caractérise parfois l’obtention des permis.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez été directeur chargé de la politique européenne de l’énergie à la direction générale de l’Énergie entre 1996 et 1999, puis vous avez été directeur général de l’énergie de 2014 à 2019. Entre 1996 et 2019, qu’a apporté la concurrence au système énergétique européen, notamment en matière de sécurisation des approvisionnements ?

M. Dominique Ristori. La mise en place progressive du marché intérieur de l’énergie a eu lieu via les premières directives électricité et gaz qui ont été lancées en 1996 et 1997. Elles ont été suivies par d’autres directives sorties en 2003 et en 2007 ; des compléments ont ensuite été présentés en 2016 avant d’être conclus en 2018 et 2019. Ces directives étaient basées sur quelques principes clés en matière de marché ouvert et de concurrence. Le premier d’entre eux correspondait au libre choix du fournisseur. Il devait d’abord être mis en place pour les clients industriels, puis pour les clients domestiques. Le deuxième principe est celui de l’accès non discriminatoire au réseau. Progressivement, RTE (Réseau de Transport d’Électricité) a été créé, car il était nécessaire notamment d’obéir au troisième principe, à savoir la séparation entre les activités de production ainsi que de fourniture, d’une part, et les activités de transport, d’autre part. Par ces développements et les couplages de marché, le marché intérieur a renforcé significativement la liberté de choix des consommateurs et le niveau de sécurité d’approvisionnement.

Dans la situation de crise que nous vivons, nous voyons toute l’importance des échanges d’électricité et du travail constant effectué par les gestionnaires de réseaux, les régulateurs et l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER), qui s’est vu attribuer un renforcement de ses domaines de compétences pour toutes les activités transfrontalières, telles que la surveillance de la gestion des capacités. Tout ceci a permis et permet tous les jours d’éviter tout black-out important. Durant cette période de crise, nous avons par exemple envoyé du gaz à notre voisin allemand, qui nous a quant à lui fourni de l’électricité. La France dispose de six interconnexions extrêmement importantes avec l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, la Suisse et la Belgique : celles-ci contribuent de manière très importante à notre niveau de sécurité d’approvisionnement, car nous pouvons avoir besoin d’importer dans certaines situations imprévues ou de crise. La qualité des relations entre tous les acteurs, qui sont appuyées par la Commission européenne, est d’ailleurs un élément d’attention permanente, comme les groupes de crise gaz, électricité ou pétrole.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je comprends l’enjeu des infrastructures physiques de raccordement électrique ou d’échange de stock. Je comprends aussi que ces infrastructures contribuent à assurer une meilleure sécurité d’approvisionnement. Vis-à-vis de l’électricité, elles entraînent néanmoins une fragilité supplémentaire, ou une interdépendance supplémentaire. Le rapport entre bénéfice et risque semble largement pencher du côté du bénéfice, mais il existe le risque que tout s’écroule en même temps. Qu’est-ce qui vous permet de dire qu’au-delà des interconnexions physiques qui présentent, de mon point de vue, un réel intérêt en matière de sécurité d’approvisionnement, les règles de marché, et notamment l’injonction à la concurrence dans la fourniture, permettent d’assurer une plus grande sécurité d’approvisionnement aux Européens, particuliers ou entreprises ? Sur quels indicateurs pourrions-nous nous fonder pour évaluer cette question ?

M. Dominique Ristori. La Commission européenne avait demandé une étude à l’ACER, où sont représentés tous les régulateurs nationaux, dans la perspective de remettre, entre autres, un rapport au Conseil européen. Celui-ci est sorti en 2022 et il a fait état d’un bénéfice pour le consommateur européen de l’ordre de 34 milliards d’euros par an comme résultant du marché européen. Par ailleurs, les interconnexions représentent un élément de sécurité important, et non un danger particulier. Il n’y a jamais eu un incident capable d’aboutir à un black-out qui aurait découlé d’une interconnexion. Les interconnexions sont gérées par de très grands experts, à savoir les chefs des différents gestionnaires de réseaux de transport, qui coopèrent de manière remarquable sous la surveillance et l’autorité des régulateurs de l’énergie. D’ailleurs, nos grands concurrents étrangers nous observent et nous copient. Nous constituons tout de même le plus grand marché intégré du monde dans ce domaine : ces éléments nous rapprochent et nous protègent simultanément. Le marché intérieur est à la fois une force à l’intérieur et vis-à-vis de l’extérieur, car il nous offre des moyens d’action extrêmement importants.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous sommes très désireux de comprendre comment fonctionne réellement le marché européen et nous avons souvent eu l’impression, lors de nos différentes auditions, de recevoir des réponses de principe sur le sujet. Avant l’ouverture à la concurrence et la création du marché européen de l’énergie, c’est-à-dire de nouvelles règles post-ouverture à la concurrence, telles que l’indexation sur le coût marginal de production, comment les échanges d’électricité étaient-ils opérés en Europe ? En effet, ils s’effectuaient sans black-out et à des prix énergétiques particulièrement raisonnables pour les particuliers et les industriels français. Comment le système fonctionnait-il auparavant et quelle défaillance justifiait, du point de vue français, l’ouverture à la concurrence et l’adoption d’un modèle énergétique et d’échanges d’électricité aussi différent ?

M. Dominique Ristori. Il est exact que des systèmes à l’état de démarrage s’étaient mis en place. Ils étaient coordonnés par les différents gestionnaires de réseaux, mais les niveaux d’échanges étaient alors très bas. Quand il a été proposé d’aller dans cette direction, pour l’énergie comme pour les autres secteurs, il existait le sentiment qu’il fallait créer un marché en Europe au sein duquel les échanges allaient croître substantiellement. Pour cette raison, nous avons piloté ce projet avec les textes de directives ainsi que les règlements afférents au marché intérieur et en développant les réseaux transeuropéens, c’est-à-dire en cofinançant des investissements dans les interconnexions.

M. Antoine Armand, rapporteur. Comment le système fonctionnait-il auparavant ?

M. Dominique Ristori. Les échanges existaient déjà, mais en volume restreint et le sentiment d’aller vers une croissance de la demande énergétique était clairement établi. La demande électrique s’est d’ailleurs développée de manière exponentielle dans nos pays, comme cela s’amorce maintenant dans les pays dits émergents. La demande électrique devait augmenter en lien avec le développement d’une société au sein de laquelle l’électricité allait jouer un rôle croissant, notamment en raison de l’accroissement du nombre de téléviseurs ou de la part du digital. Par conséquent, les textes relatifs au marché intérieur ont été doublés d’objectifs et d’encadrement pour le développement des infrastructures et des interconnexions. Nous visions un objectif, en 2020, de 10 % des capacités d’interconnexions et il doit être porté à 15 % pour 2030. L’objectif correspond donc à un fort développement. D’ailleurs, nous ne vivons pas en vase clos, car nous évoluons avec nos partenaires et nos voisins, qui réclament une approche et une gestion communes afin d’accroître la sécurité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Une augmentation de la consommation d’électricité importante et soutenue a été constatée au niveau français, même si elle ne me semble pas exponentielle à la lecture des chiffres. Cependant, à la fin des années 1990, notre consommation finale d’électricité était plus que couverte par notre production d’électricité d’origines nucléaire et hydraulique, car nous exportions de l’électricité. Quel était alors l’intérêt pour la France de disposer d’un marché européen ?

Vous avez pris l’exemple du marché unique ou du marché intérieur de manière générale. Il existe visiblement des arguments économiques valables du point de vue du marché unique, comme l’expose la théorie du commerce international. Cependant, nous parlons d’un marché monoproduit et vis-à-vis duquel notre pays présentait un avantage compétitif très important par rapport aux autres pays. Cet avantage était d’ailleurs à la fois compétitif du point de vue économique et écologique. Je comprends donc quel est l’intérêt des échanges plus fréquents pour des Slovaques, des Slovènes ou des Allemands. En revanche, nous ne connaissions pas de problèmes de sécurité d’approvisionnement électrique, de carbonation du mix ou de compétitivité économique : par conséquent, je ne comprends pas ce qui présentait, du point de vue des dirigeants, un avantage. Les responsables politiques que nous avons interrogés ont même expliqué qu’ils étaient entrés dans le marché intérieur à reculons. En conclusion, je comprends le raisonnement du point de vue d’un autre Européen, mais pas d’un Français.

M. Dominique Ristori. Nous n’avions absolument pas ressenti ce sentiment à l’époque, y compris de la part du président d’EDF de l’époque, qui était très ouvert sur ces questions. Nous n’avions en tous cas pas le sentiment que l’entrée dans le marché intérieur européen amputerait la compétitivité de l’électricité française. Certains ont peut-être d’autres avis aujourd’hui, mais les responsables de l’époque, tant politiques qu’industriels ou économiques, ne sont pas entrés dans ce marché à reculons. D’ailleurs, plusieurs Français ont pris des responsabilités au niveau de l’Association européenne des gestionnaires de réseaux ou des régulateurs de l’énergie et le climat était alors très positif. Je ne me suis jamais heurté à des positions telles que vous les avez décrites. Encore aujourd’hui, un Français est président de l’Association européenne des gestionnaires de réseau de distribution et des Français jouent un rôle important au niveau national et dans les coopérations avec leurs collègues. Ils développent d’ailleurs des relations bilatérales importantes et positives pour l’image de la France en Europe. Il me semble que l’ouverture, de ce point de vue, est plus importante que la fermeture.

M. Antoine Armand, rapporteur. La construction du marché tel qu’il existe aujourd’hui a permis le développement massif d’interconnexions. En revanche, nous rencontrons des difficultés à comprendre les responsables politiques qui disent que sortir du marché européen revient à s’exposer au black-out, alors que cela représente la disjonction de l’existence de tuyaux et des règles qui entourent les échanges qui ont lieu dans ces tuyaux. Existe-t-il réellement un point bloquant, notamment vis-à-vis de l’interconnexion des règles de marché au mécanisme de supervision d’appel à la dernière minute permettant un rééquilibrage permanent ? La situation serait-elle ingérable si les vingt-sept pays n’étaient pas coordonnés au sein de règles physiques et énergétiques spécifiques ? Ou ce procédé est-il possible, même à un coût beaucoup plus élevé, ce qui relève d’un autre champ de décisions ?

M. Dominique Ristori. Aujourd’hui, le couplage des marchés est très développé. L’électricité et les capacités d’interconnexions pour la transporter peuvent être échangées sur une plateforme commerciale commune de l’Union européenne. Ces opérations sont effectuées non seulement entre gestionnaires de réseaux, mais aussi sous la supervision des régulateurs et avec des règles, des normes et des codes extrêmement développés. Concrètement, il me paraîtrait plus que risqué de s’écarter de cette voie.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour quelle raison ?

M. Dominique Ristori. Le maillage est tellement profond que s’isoler de nos partenaires européens entraînerait des conséquences extrêmement négatives.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous faisons de la politique, au sens noble du terme je l’espère, c’est-à-dire que nous participons au débat public et que nous essayons de prendre des décisions éclairées. Dans ce débat public actuel, personne ne saurait se satisfaire d’une telle réponse. Vous ne pouvez pas simplement nous indiquer qu’il serait risqué d’en sortir, car tout a bien été élaboré. Pour servir votre argumentaire, vous devez nous aider à pointer les réelles conséquences d’une sortie de ce système. Plus simplement, si la France trouvait la situation insupportable pour ses industriels en termes de prix et qu’elle décidait de sortir de la plateforme d’échange commune telle qu’elle existe pour acheter de gré à gré lorsqu’elle en a besoin, que se passerait-il concrètement ?

M. Dominique Ristori. Ce type de raisonnement induit que les prix élevés de l’électricité proviendraient du marché intérieur européen ou de son fonctionnement. Cependant, ce n’est pas le cas. Les prix ont bondi de cette manière, notamment en France, car nous rencontrions les effets globaux de la guerre russo-ukrainienne sur le gaz – 100 milliards de m³ perdus sur 155 – et car nous avons eu la moitié, voire davantage, de notre parc nucléaire à l’arrêt. Pour cette raison, il est très important de pointer les causes et origines de cette situation. Je n’affirme pas que le fonctionnement européen est totalement parfait ; j’indique seulement que les prix irrationnels de l’électricité que nous avons constatés s’expliquent par les effets conjugués de la crise du gaz et de la partielle indisponibilité du parc nucléaire français, ce qui n’a aucun lien avec le marché intérieur.

M. le président Raphaël Schellenberger. Soit, je ne comprends pas ce que vous dites, soit je n’ai toujours pas compris les règles de marché européennes. La France a payé le prix le plus élevé de la déstructuration liée à la crise conjuguée à l’indisponibilité plus importante que d’habitude de son parc nucléaire cet hiver. J’avais cependant cru comprendre que le prix de négociation de l’électricité sur le marché européen était le même pour tous. La dernière capacité appelée définit en effet le prix européen d’échange d’électricité. La France ne paie, par conséquent, pas l’électricité qu’elle achète à ses voisins à un prix plus élevé que les autres pays européens, hors Espagne ou Portugal. Je ne comprends donc pas votre démonstration.

M. Dominique Ristori. Certains achats sont à terme. Lorsque nous avons assisté à une hausse de prix extrêmement importante, certains éléments de situation étaient influencés par l’indisponibilité exceptionnelle de plus de la moitié du parc nucléaire français. Ce sont pour ces achats à terme que nous avons fait face à des envolées irrationnelles. Pour le reste, les prix sont lissés comme vous l’avez décrit, c’est-à-dire que la dernière unité appelée au coût marginal fixe le prix. À partir du moment où un choc tel que la guerre russo-ukrainienne survient, il est évident que le dernier appelé serait la centrale à gaz avec un prix faramineux. Nous devons donc doter l’arsenal et les outils européens de moyens capables de réduire la volatilité des prix. Les réformes en cours devraient d’ailleurs privilégier les contrats à long terme entre les producteurs et les clients, notamment les grands clients de l’énergie. De plus, les nouvelles règles devraient privilégier l’ensemble des énergies bas carbone et se limiter à ceux qui produisent du nucléaire et de l’électricité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Est-ce qu’EDF vendait à ses voisins européens de l’électricité par des contrats à terme qu’elle n’aurait pas pu fournir du fait de l’indisponible d’une partie de son parc ?

M. Dominique Ristori. EDF s’est retrouvée dans la situation que vous connaissez et elle a tenté d’y mettre progressivement un terme de façon la plus adéquate, c’est-à-dire en accordant la priorité absolue à la sûreté.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce n’est pas ma question.

M. Dominique Ristori. Il était très important d’assurer une gestion très responsable de cette situation, qui était observée avec attention. Aujourd’hui, nous faisons face à une décrue des prix de l’électricité et du gaz et nous ne nous situons donc pas dans la continuité d’une crise de prix telle que nous l’avons connue.

M. Antoine Armand, rapporteur. Les Français auraient-ils donc payé plus cher leur électricité, car le parc nucléaire était tellement indisponible qu’EDF ne pouvait pas honorer sa production, y compris au titre des tarifs réglementés ?

M. Dominique Ristori. Si des risques de voir la demande insatisfaite émergent sur un marché à la suite d’une baisse extrêmement forte de l’offre, notamment en raison d’un motif peu connu, un sentiment d’incertitude survient et il dérange extrêmement les marchés. Cet état des marchés a donc entraîné l’envolée irrationnelle des prix. Ils ont d’ailleurs décru dès lors qu’une compréhension du phénomène et de la manière de le résoudre s'est initiée.

M. Antoine Armand, rapporteur. Nous pourrions dire que l’intérêt d’un marché européen est de pourvoir aux besoins de chacun en permanence et de bénéficier des capacités de production de chaque pays, quitte à être moins avantageux pour un pays comme la France en temps normal. Le fait que les mécanismes de capacité aient été développés après la mise en place du marché tel qu’il est et le fait que les prix du gaz aient dû être plafonnés montrent que le marché n’était pas conçu pour une telle situation. Le marché ne semble donc pas représenter un avantage en situation normale comme en situation de crise. Certains nous disent que le marché européen a été élaboré pour le rythme de croisière, tandis que d’autres expliquent qu’il est utile en situation de crise. Dès lors, quel était le premier critère auquel devait répondre le marché européen et l’a-t-il satisfait ?

M. Dominique Ristori. Le critère initial retenu était le fait d’assurer le meilleur niveau possible de sécurité d’approvisionnement. De ce point de vue, l’objectif a été atteint de manière satisfaisante. Le marché a en effet permis d’opérer des échanges, c’est-à-dire d’importer et d’exporter. Certains pays d’Europe sont structurellement déficitaires en termes de production ; ils ont donc besoin de recevoir de l’électricité de la part de leurs partenaires. Les mesures d’exception ont simplement été prises en raison du caractère exceptionnel des évènements. Si nous misons toute l’analyse sur les conséquences liées à la crise elle-même, nous passons à côté de ce qu’il y a en dehors de celle-ci. Cependant, la crise ne durera pas éternellement, même si des effets de long terme perdureront au niveau des approvisionnements gaziers. Nous avons d’ailleurs fourni un effort conjugué à la fois sur la demande et sur l’offre de gaz, ce qui amène des perspectives prometteuses.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous expliquez que les évènements étaient tellement exceptionnels qu’ils n’entraient pas dans le cadre du marché. Dans le système actuel, lorsqu’il y a des tensions et des besoins urgents, le prix du gaz, du charbon et du lignite s’impose. La logique de ce marché veut que, lorsque tout va bien économiquement et écologiquement, tout fonctionne. Cependant, lorsque des tensions géopolitiques ou économiques surviennent, un cercle vicieux se déclenche. En effet, les anticipations des acteurs font augmenter les prix, ce qui nécessite de plus en plus de production ou de capacités. Dès lors, le prix augmente et cette augmentation elle-même entraîne une forme de panique, qui fait encore augmenter le prix. De plus, l’énergie est de plus en plus carbonée dans ces situations de tension. Le système ne joue-t-il pas contre lui-même du point de vue économique et dans une optique de sortie des énergies pilotables et fossiles ? Si votre seule solution pour gérer les crises et les tensions correspond à disposer d’énergies pilotables, et par conséquent fossiles, le marché n’est pas préparé à l’émergence de tensions.

M. Dominique Ristori. Nous avons observé que les prix étaient bas pendant une très longue période et les demandes des acteurs français portaient sur la mise en place d’un marché de capacité, ce qui a été réalisé à travers la réforme de 2018-2019. Dès lors, la crise présente un caractère exceptionnel, car elle est liée à des évènements qui n’avaient jamais été connus et qui étaient totalement imprévisibles. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas améliorer les conditions pour disposer d’amortisseurs de la volatilité.

Dans une logique de production d’énergie durable, les contrats à long terme ne devraient être admissibles que pour les producteurs d’électricité nucléaire et d’électricité renouvelable. De cette manière, nous pourrions atténuer très fortement les éléments de volatilité et nous pourrions même aller plus loin que là où nous sommes parvenus. En effet, presque deux tiers de la production électrique européenne sont décarbonés, ce qui est largement supérieur aux résultats des concurrents à travers le monde. La France est d’ailleurs le premier pays à réussir une COP et cette réussite découle notamment d’un travail commun entre les autorités françaises et la Commission européenne. De plus, notre modèle européen se démarquait de celui des voisins et, après la COP21 de 2015, la plupart des pays dans le monde ont copié notre approche. En effet, ils se sont fixé des objectifs en matière de baisse des émissions, de développement des énergies bas carbone et d’efficacité énergétique, car nous nous étions fixé des objectifs et nous les avions atteints, et même dépassés. Il en est résulté un niveau de système électrique décarboné envié par la plupart de nos concurrents. Nous avons donc les moyens d’encore améliorer notre manière d’amortir les effets des crises et de lutter contre la volatilité des prix de l’électricité via le développement de contrats à long terme pour les énergies décarbonées, nucléaire et énergies renouvelables.

M. le président Raphaël Schellenberger. La France produit, lors d’une année normale, à peu près 20 % de l’électricité européenne. En 2022, la production d’électricité française s’est effondrée de 15 %, ce qui correspond donc à 3 % de la production européenne. Concrètement, il a manqué 3 % de production d’électricité sur la plaque européenne et les marchés se sont emballés. Considérez-vous que la sécurité d’approvisionnement de la plaque européenne soit assurée dans de telles conditions ?

M. Dominique Ristori. Je ne le considère pas, car l’emballement a été totalement irrationnel. En termes de marché, il existe toujours une période d’incertitude qui provoque ces effets lors de survenue de crises. A posteriori, nous remarquons que les améliorations ont été amenées relativement rapidement. Cependant, il régnait une totale incertitude au moment où les courbes de prix ont dérapé.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Si vous savez que les marchés peuvent être irrationnels lors des périodes d’incertitude, pourquoi avez-vous laissé des dispositifs qui leur permettent de faire payer aux consommateurs et à l’industrie cette incertitude ?

M. Dominique Ristori. Les crises ne surviennent pas toujours : en effet, il se passe des décennies sans que de telles situations se rencontrent.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). La dernière crise gazière est survenue en 2009.

M. Dominique Ristori. Je l’ai bien connue, car je suis immédiatement parti en Slovaquie et en Bulgarie.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ma question n’est pas celle-là. Bien que vous sachiez que les marchés sont irrationnels, pourquoi avez-vous créé un marché qui n’a aucune mesure pour prévenir cette irrationalité ?

M. Dominique Ristori. Il n’existe pas de système dans le monde qui puisse avoir des prévisibilités sur des évènements tels que nous les avons connus. Si on avait posé la question sur le quasi-arrêt des livraisons de gaz russe juste avant le début de la guerre, tout le monde aurait répondu que cette idée était tout à fait farfelue. Or elle s’est concrétisée avec un impact d’une violence inouïe. La panoplie de mesures prises, relatives aux économies gazières et d’électricité, a engendré des résultats exceptionnellement bons. Cependant, la perfection n’existe pas dans les systèmes économiques : en effet, certains éléments peuvent toujours être améliorés vis-à-vis de la survenue de potentielles crises futures.

La consultation actuelle entre tous les États doit permettre d’identifier des moyens qui réduiront de manière importante la volatilité des prix. Je reste convaincu que nous avons la possibilité de continuer à développer un marché intérieur de l’énergie, car il est extrêmement positif en matière de durabilité notamment. En agissant d’abord sur les énergies décarbonées, nous nous affranchirons automatiquement des niveaux de dépendance qui représentent les risques que vous connaissez. Ces éléments sont très importants et porteurs pour l’avenir. Celui-ci n’est d’ailleurs pas lointain, car nous pouvons aboutir à un système électrique européen décarboné à 95 % en 2030. Pour ce faire, des décisions nécessaires d’investissements et de production devront être prises.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je n’ai pas reçu de réponse à ma question. Par ailleurs, vous venez d’évoquer à nouveau la décarbonation, mais vous ne parlez jamais des autres objectifs, tels que le prix de l’électricité ou le fait que tout pays puisse prendre des décisions souveraines s’il le souhaite, à l’instar du Royaume-Uni. En effet, tout pays a droit de sortir d’un modèle sans compromettre sa sécurité d’approvisionnement.

M. Dominique Ristori. Je ne peux pas commenter les décisions nationales et il ne me paraît pas que la situation du Royaume-Uni soit resplendissante depuis sa sortie de l’Union européenne.

Les prix ne se décrètent pas. D’ailleurs les notions de prix bas et de prix hauts n’ont guère de sens. Seul importe le prix compétitif, fixé selon les critères du marché.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Avant la libéralisation de l’électricité, son prix était décroissant en France depuis la mise en exploitation du parc issu du plan Messmer. La libéralisation a donc amené une augmentation du prix de l’électricité.

M. Dominique Ristori. Les prix ne se décrètent pas sur un marché, mais ils découlent des règles de marché ainsi que du fonctionnement de l’offre et de la demande. Soit on se place dans une perspective d’économie libérale, soit on en conteste les principes, mais la situation relève d’un choix.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les Français ont fait le choix, par leur Constitution, de déclarer que les monopoles naturels devaient être des monopoles publics. Par ailleurs, il existe plusieurs conceptions du libéralisme. Les libéraux ont d’ailleurs inventé le concept de monopole naturel comme une exception aux marchés. Précédemment, vous avez indiqué que vous aviez appliqué à l’électricité les mêmes principes qu’à tous les autres produits. Or pour des raisons physiques que personne ne conteste, l’électricité n’est pas un bien comme un autre, car il est nonstockable ainsi que non-substituable et il est impossible de produire une électricité d’une qualité supérieure à une autre. La seule exception pourrait exister entre l’électricité carbonée et décarbonée. Toutefois, ces conceptions n’existaient pas au moment de la libéralisation dans les années 1990. Sur quel corpus idéologique vous fixez-vous pour affirmer que la libéralisation de l’électricité a fonctionné à un seul moment du développement industriel ?

M. Dominique Ristori. Le statut d’une entreprise, y compris dans un marché concurrentiel, n’entre pas en considération. Par conséquent, il est possible d’avoir une entreprise publique qui fonctionne dans un marché libéral et ouvert. La seule question porte sur l’application des règles posées et il en est ainsi pour l’énergie comme pour les autres secteurs.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez dit que vous n’aviez pas rencontré d’hostilité dans l’application des règles européennes de la part des acteurs français et, en particulier, de la part du PDG d’EDF à cette époque. Cependant, tous les articles de presse témoignent que la France était toujours en retard vis-à-vis de l’application de ces directives et à la limite de la mise en demeure. Les travaux du Parlement et les discussions relatives à l’ensemble des lois qui ont transcrit les directives ou les décisions permettant au marché français d’être plus ou moins en conformité avec les volontés édictées à Bruxelles traduisent pourtant une résistance des acteurs français. Bruxelles a d’ailleurs cherché, et cherche encore, à condamner la France lorsqu’elle n’applique pas les décisions.

M. Dominique Ristori. Je réaffirme que, dès le début de la libéralisation, soit vers la fin des années 1990, les conditions étaient celles d’un dialogue extrêmement positif entre la Commission européenne et, non seulement les autorités françaises mais aussi les acteurs français. De plus, le PDG d’EDF de l’époque se montrait absolument constructif. Certains ont pu avoir d’autres avis, mais il revient à chacun de se déterminer en fonction de ce qu’il pense être le meilleur pour son entreprise et son pays. Cependant, l’ensemble des évolutions du droit européen et du droit relatif au marché intérieur a été approuvé par le Parlement et le Conseil européens avec des majorités écrasantes et dans des conditions tout à fait dédramatisées.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Sous serment, vous nous dites que l’attitude des acteurs français auprès des institutions européennes dont vous avez eu connaissance n’est pas semblable à celle qu’ils adoptent dans le débat public français.

M. Dominique Ristori. Je vous indique ce que j’ai vécu. Dans l’ensemble des négociations que nous avons conduites sur tous les fronts de la politique énergétique, les débats ont toujours été constructifs, et jamais dramatiques, avec les acteurs politiques français, quelle que soit leur origine. Ils se sont d’ailleurs traduits par les décisions entérinées avec l’appui de notre pays.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les importations nettes d’électricité en 2022 se sont élevées à 15 térawattheures et le président de la commission a souligné les conséquences de la faible variabilité de la production sur les prix. Par ailleurs, la Commission européenne n’a visiblement jamais conseillé aux États de produire leurs propres moyens de production. Vous avez énormément parlé de ce que l’Europe a fait pour favoriser les interconnexions, et beaucoup moins du développement des moyens de production. Or 15 térawattheures correspondent à six turbines à gaz telles qu’elles existent à Landivisiau et à Bouchain. Chacune a représenté un coût de 400 millions d’euros : dès lors, six turbines supplémentaires représenteraient un coût de 3 milliards d’euros. En revanche, les importations de l’année 2022 ont coûté 7 milliards d’euros. Par conséquent, où est la rationalité économique ?

M. Dominique Ristori. Je répète que les investissements sont très importants. De surcroît, l’investissement dans la production est un élément fondamental et essentiel pour couvrir les besoins futurs notamment. Il ne faut donc pas tarder à prendre les décisions d’investissement dans la production et les réseaux. Il est du ressort de chaque État membre et des entreprises concernées de les mettre en avant. D’ailleurs, la Commission européenne met toujours l’accent sur les besoins d’investissements dans ce domaine et ils doivent être réalisés à la mesure des prévisibilités en matière d’augmentation de la demande énergétique et électrique. Il est essentiel que, dans les différents États membres, la lisibilité des politiques en matière d’investissements soit telle qu’elle se traduise par des décisions effectives et dans la direction des énergies décarbonées.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez évoqué le traité Euratom et celui-ci avait, initialement, la même valeur institutionnelle que les deux autres piliers de la construction européenne. Je pense que nous pouvons dire objectivement que ce pilier est resté à ras de terre vis-à-vis de ces deux autres piliers. Comment expliquez-vous que le traité Euratom ait totalement été mis de côté, y compris après les crises pétrolières ? Comment expliquez-vous qu’il ne soit pas relancé malgré les différentes négociations et opportunités en lien avec le nucléaire ?

Par ailleurs, le traité Euratom montre bien que l’Europe est un continent sans ressource et que le nucléaire est la seule manière d’assurer une prospérité durable et souveraine. Par le passé, l’URSS n’avait pas souhaité confier à la Pologne des technologies de nucléaire civil. Cependant, pourquoi l’Union européenne, dès qu’elle a eu des contacts avec la Pologne à la fin de l’URSS, n’a-t-elle pas promu le développement du nucléaire ? La substitution du charbon par l’énergie nucléaire est d’ailleurs adaptée à la Pologne au vu de sa population et de son industrie. Je n’ai toutefois trouvé nulle trace qui traduise la moindre volonté de favoriser le nucléaire en Pologne de la part des institutions européennes, ni dans aucun autre pays de l’ex-bloc soviétique.

D’ailleurs, la pénétration du marché nucléaire des pays d’Europe de l’Est par la Russie est importante, voire préoccupante. Nous savons, depuis la crise gazière de 2009, que la Russie utilisait les terminaux gaziers et les gazoducs comme moyen de pression sur les pays d’Europe de l’Est. D’ailleurs, ces pays ont manifesté leur opposition lors de la mise en œuvre des gazoducs Nord Stream. Les Américains ont aussi souligné que cette situation entraînait une dépendance déraisonnable des Européens à la Russie. En revanche, les institutions européennes se sont occupées de démanteler ou d’affaiblir le modèle français, mais elles ont moins évoqué les solutions pour l’Europe de l’Est et la suppression de la dépendance à la Russie jusqu’à une période très récente. De plus, aucune pression n’a été exercée sur l’Allemagne lors de la mise en place du premier gazoduc.

M. Dominique Ristori. Le traité Euratom est effectivement lex specialis, c’est-à-dire d’un niveau juridique égal aux autres. De plus, il a été développé et nous avons assisté à un développement de droit secondaire très important dans les années 2006 à 2011. Des directives ont également été élaborées à l’initiative de la Commission européenne lorsque j’étais directeur général adjoint de l’énergie. Elles portaient notamment sur la sûreté nucléaire ainsi que sur les déchets et combustibles usés. Ces travaux ont fourni une base extrêmement importante dans ce domaine. La France couvre d’ailleurs, en termes de compétences, la construction des réacteurs, le retraitement, l’enrichissement et la production du combustible.

En ce qui concerne les volets que vous avez mentionnés, la Commission européenne s’est efforcée, vis-à-vis de Nord Stream 2, de s’opposer et d’indiquer que cette action se traduirait par un surcroît de dépendance extrêmement dangereux vis-à-vis de la Russie. Pour cette raison, nous avons demandé à amender la directive gaz en la rendant applicable à tous les gazoducs prenant leur origine dans un pays tiers, ce qui a été effectué en 2019.

Au sujet des autres pays d’Europe de l’Est et de la Pologne, il existe effectivement un formidable enjeu de sortie du charbon. Nos partenaires ont en outre un grand souci d’indépendance et de sécurité d’approvisionnement. Ils ont donc ouvert une voie sur le nucléaire et il serait important qu’une partie significative de ces nouvelles installations nucléaires adoptent des technologies européennes. Les premiers choix semblent tournés vers des technologies américaines ou sud-coréennes, mais je souhaite que les relations entre la France et la Pologne puissent permettre de nouer des partenariats dans ce domaine. Dans ces régions, il existe à la fois une volonté de changement et de maintien des nouveaux emplois dans les régions mêmes où les mines devraient être fermées. Ces projets devront donc être doublés de mesures liées à l’environnement et à la formation des ingénieurs ainsi que des techniciens. La France a d’ailleurs des arguments à faire valoir dans ce domaine. Il existe donc une attente pour les décisions d’investissement dans le domaine nucléaire. En effet, la neutralité carbone ne sera atteinte que par l’addition des énergies renouvelables et de l’énergie nucléaire. Enfin, les opportunités de partenariats dans le cadre d’autonomie stratégique européenne devront favoriser les partenariats européens et il me semble que les atouts de notre pays dans ce domaine sont considérables.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne peux pas me satisfaire de votre réponse sur le nucléaire au niveau européen. Certes le traité Euratom a eu des prolongements sur la sûreté et la gestion des déchets, mais il avait plutôt vocation à développer des moyens de production nucléaire et un parc de réacteurs européens à grande échelle. Il devait même aboutir à la systématisation d’un parc nucléaire à l’échelle européenne. Vous ne pouvez donc pas dire que le traité Euratom a fonctionné, car il a produit quelques directives sur la gestion des déchets et la sûreté ainsi que quelques laboratoires de recherche. En effet, ses ambitions initiales n’ont pas été atteintes.

De plus, vous n’avez pas répondu à ma question sur le fait que la Pologne est entrée dans l’orbite des institutions européennes par des mécanismes de préadhésion et par une aide de développement économique dès les années 1990. Cependant, vous évoquez des développements sur le nucléaire qui datent d’à peine quelques années. En effet, aucun chantier n’a débuté. Par conséquent, que s’est-il passé compte tenu de la taille de la Pologne ainsi que de son économie, et du fait qu’elle s’appuie massivement sur le charbon et le lignite pour que les institutions européennes ne fassent rien pendant trente ans pour favoriser l’énergie nucléaire, notamment vis-à-vis des objectifs de décarbonation ?

M. Dominique Ristori. La Pologne n’est entrée dans l’Union européenne qu’en 2004. En outre, les choix fondamentaux dans le domaine de l’énergie sont à poser par les gouvernements nationaux, car le mix énergétique relève d’une compétence nationale. La Pologne travaillait dans un contexte où elle devait d’abord viser son développement économique et amorcer progressivement la sortie du charbon, ce qui nécessite une importante préparation. Il n’était en effet pas question pour les Polonais de sortir brutalement du charbon qui représente 80 % de son électricité. À travers nos discussions, nous avons cependant toujours essayé de préparer le terrain et la piste nucléaire a toujours été ouverte. Cependant, tout est à créer sur le nucléaire en Pologne.

M. le président Raphaël Schellenberger. À partir du début des années 2010, voire vers la fin des années 2000, les marchés de l’électricité ont commencé à émettre des signaux autour d’apparition de prix négatifs pour les échanges. Comment perceviez-vous ces anomalies au niveau de la direction de l’énergie ?

M. Dominique Ristori. Ce type de phénomènes était lié à un niveau de production jugé abondant et à une demande plus que satisfaite. Nous avions considéré qu’il fallait faire évoluer la situation qui n’était pas durable en raison du potentiel de développement de la demande énergétique et des signes de vieillissement des appareils de production. Désormais, l’urgence d’investissements saute aux yeux et ils doivent être opérés dans des délais rapides pour assurer le maintien d’un niveau de production suffisant. Les investissements doivent aussi être orientés dans des directions de durabilité et de protection vis-à-vis des dépendances extérieures.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez mentionné que vos analyses prévoyaient une forte hausse de la consommation d’électricité d’ici 2050. Dans ce cadre, comment comprenez-vous que la France, et notamment RTE, produisait dans les années 2010 des analyses qui affichaient une tendance inverse ?

M. Dominique Ristori. Les choses évoluent et changent : ce qui était courant en 2010 ne l’est plus en 2023. Nous faisons maintenant face à une accélération importante de l’objectif de décarbonation. À partir de ce moment surgit un élément qui n’était pas présent dans les débats de l’époque : la demande d’électricité sera beaucoup plus forte que ce que prédisaient les anciennes prévisions, car l’électricité est indispensable pour parvenir à la décarbonation, dans les secteurs résidentiel, industriel et de la production d’électricité.

M. le président Raphaël Schellenberger. Votre réponse signifie-t-elle que les analyses produites par RTE au milieu des années 2010 sur la consommation française n’étaient pas en contradiction avec les analyses effectuées par la direction de l’énergie ?

M. Dominique Ristori. Ce n’était pas forcément le cas, car à ce moment-là, nous n’avions pas encore défini des objectifs de décarbonation tels qu’ils existent aujourd’hui. En effet, nous avons assisté à une accélération très forte d’un sujet comme celui de l’urgence climatique et les politiques se déclinent selon celui-ci. L’énergie est particulièrement concernée, car elle représente, en termes de production et de consommation, les trois quarts des émissions de gaz à effet de serre. Le niveau d’exigence actuel n’était donc pas dans les esprits de tous à l’époque. Dès lors, l’exigence d’une croissance forte de la demande électrique s’est étendue et est maintenant reconnue par chacun. Les éléments considérés à l’époque n’étaient donc pas faux, mais ils n’anticipaient pas la rapidité avec laquelle nous devons maintenant développer ce type de politiques.

M. le président Raphaël Schellenberger. En 2015, vous considériez, au niveau de l’Union européenne, que la demande d’électricité allait croître sur la plaque européenne tandis que RTE estimait que la France pourrait diminuer ses capacités de production.

D’un point de vue plus administratif ou politique, quelle est la nature des luttes d’influence entre États au sein de la direction de l’énergie ?

M. Dominique Ristori. Au sein de la direction de l’énergie, les agents sont portés sur leur mission, à savoir défendre les politiques européennes. Cependant, certaines présences sont plus importantes que d’autres en termes d’intervenants. Toutefois, la discipline des équipes les amène à faire abstraction de ces éléments.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’en est-il de la définition des politiques menées par la direction générale de l’énergie ?

M. Dominique Ristori. Au niveau de chaque mandat de la Commission européenne et du Parlement européen, des priorités sont définies et présentées par le nouveau président ou la nouvelle présidente avant d’être appuyées par le Parlement. Chaque présidence présente donc une priorité plus forte que les autres. Le volet de l’énergie était par exemple très important lors de la présidence de Jean-Claude Juncker. La commission actuelle s’est quant à elle davantage portée sur le pacte vert et le travail dans les services se décline ensuite en fonction de ces priorités.

M. le président Raphaël Schellenberger. Qu’en est-il des autres filières énergétiques européennes telles que l’éolien et le photovoltaïque ? Quelles étaient les préoccupations et les actions de la Commission européenne en la matière ?

M. Dominique Ristori. Toute cette réflexion est très importante. En ce qui concerne l’éolien, il est essentiel que l’Europe conserve un leadership dans la production des turbines. De plus, les développements technologiques liés à la construction des lames d’éoliennes ou d’éoliennes off shore ne doivent pas être oubliés. L’ensemble de ces composants doit en effet faire l’objet d’une priorisation, ce qui est le cas actuellement, dans le cadre des actions REPower et des fonds européens.

Ce discours s’applique également à l’ensemble de la gamme du photovoltaïque : il n’est en effet pas judicieux de rester dépendants de la Chine pour les panneaux photovoltaïques. Ceux-ci nécessitent des matériaux rares, ce qui sous-entend un effort important, notamment en matière de recyclage et de réutilisation.

De manière générale, l’ensemble des technologies dites émergentes fait l’objet d’une attention toute particulière. Ce propos est aussi valable pour le domaine nucléaire et tout ce qui concerne les SMR (Small Modular Reactor), car nous ne devons pas laisser la suprématie à d’autres. En Europe, de nouveaux projets ont été lancés et les États nucléaires européens, soit la moitié des États européens, se sont réunis à Stockholm afin de développer des actions communes dans ce domaine. Ces réflexions s’appliquent enfin aux batteries et celles-ci doivent être doublées de réflexions sur la réouverture de mines de lithium. Une grande partie des dispositifs de soutien européens appuieront ces projets, de même que le développement du biométhane ou de l’hydrogène.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez indiqué que le marché n’imposait pas la nature des sociétés. Dès lors, de quelle manière le marché conduit-il à remettre en question les concessions hydro-électriques ou à vouloir casser le modèle intégré d’EDF ?

M. Dominique Ristori. Les traités européens n’ont pas pour objet d’interdire le statut d’une entreprise publique. Cependant, lorsque des règles sont édictées, elles s’appliquent à toutes les entreprises, y compris aux entreprises publiques. Par ailleurs, la sortie du problème des concessions hydrauliques implique une négociation conduite avec succès et, d’ailleurs, plusieurs modèles peuvent être retenus, mais un choix clair doit être opéré au niveau national. Certaines perspectives sont certainement possibles entre régie et concession, mais une ligne doit être arrêtée. Ce dossier devra être débloqué et il n’existe actuellement aucune fermeture au dialogue vis-à-vis du statut même des entreprises : il est simplement nécessaire de choisir l’approche qui permettra finalement de renouveler les concessions dans des conditions satisfaisantes pour tous.

En outre, le modèle intégré d’EDF est en attente de décisions qui doivent être prises au niveau national. Il n’existe cependant aucun tabou du côté de Bruxelles et, à nouveau, une ligne claire doit être arrêtée au niveau national avant que les discussions soient ouvertes, en sachant ce que l’on veut.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons auditionné le nouveau PDG d’EDF qui soutient la conviction que, plus le système devient complexe et intelligent, plus il s’avère nécessaire de disposer d’un outil intégré.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). La Commission européenne aurait-elle accepté, dans le cadre de la libéralisation du marché européen, que la France conserve EDF comme une société publique pleinement intégrée avec la maîtrise de toutes les concessions hydro-électriques ?

M. Dominique Ristori. L’important pour Bruxelles réside dans le fait que les règles en vigueur dans l’ensemble des secteurs soient respectées. Au niveau d’EDF, Bruxelles aurait toutefois demandé la séparation entre, d’un côté, la production et la fourniture et, d’un autre côté, le transport. Cependant, ces compétences pourraient se retrouver dans la même maison, mais il est nécessaire de disposer de degrés d’autonomie suffisants entre le transport et la production.

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Ristori, je vous remercie de vos réponses et de votre disponibilité.

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26.   Audition de Mme Élisabeth Borne, Première Ministre, ancienne Ministre de la Transition écologique et solidaire (2019-2020) (2 mars 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Mesdames et messieurs, chers collègues, nous reprenons aujourd’hui les travaux de notre commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France. Nous avons l’honneur d’accueillir Mme la Première ministre, Élisabeth Borne.

Nous vous remercions d’abord d’avoir accepté notre invitation, dans un contexte où l’énergie figure à votre agenda, en même temps que d’autres dossiers particulièrement importants pour les ménages, les entreprises et la Nation.

Le 16 novembre dernier, alors que notre commission d’enquête commençait ses travaux, vous avez renoué avec une tradition qui était, semble-t-il, tombée en désuétude dans son format initial depuis une quinzaine d’années, celle des déclarations du gouvernement dédiées aux questions énergétiques. La situation s’y prêtait, mais vous avez eu le mérite d’en informer le Parlement et de défendre la politique de l’exécutif auprès des députés, en votre qualité de chef du gouvernement. Cette déclaration a permis d’ouvrir de nouvelles perspectives, telles qu’elles avaient été définies par le président de la République à Belfort en février 2022, et sur lesquelles le Parlement aura prochainement l’occasion de se prononcer.

Notre commission d’enquête a pour objet de dresser un constat et de tenter d’expliquer les raisons de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Elle a ainsi procédé à diverses auditions visant à éclairer sur les politiques énergétiques mises en œuvre depuis plusieurs années et sur les conditions dans lesquelles ces orientations ont été définies. À ce titre, notre commission d’enquête a procédé à l’audition d’anciens Premiers ministres et ministres, mais aussi de dirigeants ou responsables, qui se sont succédé à la tête d’entreprises, d’organismes scientifiques ou d’administrations, sans prétendre à mener des travaux totalement exhaustifs, le champ d’investigation étant particulièrement large.

Il nous a paru utile de vous entendre en raison de différentes fonctions qu’il vous est arrivé d’exercer : celles de directrice de cabinet d’une ministre de l’écologie chargée de l’énergie, les fonctions ministérielles que vous avez vous-même exercées lors du quinquennat précédent, en qualité de ministre des transports, puis de ministre de la transition énergétique et solidaire.

Je me limiterai donc, dans ce propos introductif, à relever quelques moments de cette dernière période : la loi Énergie Climat, la remise du « rapport Folz », le projet Hercule de restructuration d’EDF, la publication par Réseau de transport d’électricité (RTE) du schéma décennal de développement du réseau, le confinement lié à la crise sanitaire.

Je vous laisserai la parole pour un propos introductif. Auparavant, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Élisabeth Borne prête serment.)

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Comme le président de la République l’a affirmé à plusieurs reprises, notamment dans son discours de Belfort, et comme j’ai eu l’occasion d’en débattre au Parlement, l’objectif de notre majorité est de conquérir notre souveraineté énergétique. Comme vous l’ont dit tous les spécialistes de l’énergie qui se sont exprimés devant vous, la France contemporaine n’a jamais été souveraine en matière énergétique.

Notre première dépendance, et assurément la plus importante, porte sur les énergies fossiles. Depuis le choc pétrolier dans les années 1970, chaque crise des énergies fossiles a entraîné de forts impacts économiques et sociaux pour nos compatriotes, qu’il s’agisse du chômage ou de l’inflation. En outre, les énergies fossiles sont particulièrement émettrices de gaz à effet de serre et participent activement au dérèglement climatique. Enfin, comme l’a dit le président de la République lors de son discours de Belfort, avant même le début de la guerre en Ukraine, et comme les conséquences de l’agression russe nous l’ont montré une fois de plus, les énergies fossiles nous rendent tributaires des équilibres géopolitiques et des décisions de certaines nations. Elles sont le premier frein à notre souveraineté.

Aussi, nous nous sommes fixé l’objectif ambitieux d’être la première grande nation industrielle à sortir des énergies fossiles. Pour y parvenir, le président de la République a fixé une feuille de route autour de trois piliers : la sobriété, le développement du nucléaire et le développement des énergies renouvelables.

La sobriété est le premier axe majeur de notre action. La sobriété n’est pas la décroissance, qui mettrait à mal notre modèle social : c’est choisir de consommer moins, non pas le temps d’un hiver, mais sur le long terme. C’est allier des gestes du quotidien et des actions de plus en plus structurelles pour faire baisser nos consommations. Je pense notamment à la rénovation des bâtiments ou aux mobilités décarbonées. Nous avons présenté notre plan en la matière au mois d’octobre, pour réduire notre consommation énergétique de 10 % en deux ans grâce à la mobilisation de tous : État, collectivités, entreprises et citoyens.

Nos premiers efforts portent leurs fruits, puisque la consommation de gaz a diminué de plus de 15 % depuis le 1er août 2022 par rapport à l’année précédente. Cela nous a permis de passer l’hiver sans problème, mais cela nous a aussi permis d’atteindre, en 2022, notre objectif de baisser des émissions de gaz à effet de serre. Ces efforts doivent durer, pour que l’on parvienne à baisser notre consommation énergétique de 40 % d’ici 2050. La sobriété est la manière la plus sûre de protéger notre planète, notre pays, et nos concitoyens.

Le deuxième pilier de notre action porte sur le développement du nucléaire. Beaucoup de choses ont été dites, écrites et répétées, mais cette commission d’enquête cherche à établir des faits et à proposer, et en aucun cas à alimenter des polémiques. La stratégie nucléaire se pilote sur le long terme. Elle dépend de choix réalisés, décennie après décennie, par les responsables politiques et les majorités qui se sont succédé. Nous pouvons être fiers collectivement d’être le seul pays d’Europe à avoir tenu le cap du nucléaire. Après Fukushima, beaucoup de pays ont tourné le dos au nucléaire, avec des conséquences majeures sur leur production et leur dépendance. Quand l’Allemagne est passée de 33 à trois réacteurs en état de fonctionnement, et bientôt plus aucun, nous avons maintenu notre parc. Nous avons conservé une très forte puissance de production, avec 55 réacteurs, dans l’attente du démarrage de Flamanville. La question qui se pose est celle de la disponibilité de notre parc, qui reste aujourd’hui mauvaise, et qui nous prive d’une part de notre puissance de production. Plusieurs raisons l’expliquent, d’abord les conséquences d’un sous-investissement dans le nucléaire dans la décennie 2000-2010. Ce sous-investissement a provoqué un certain nombre de problèmes d’entretien sur nos réacteurs, qui ont contribué au vieillissement. Ensuite, nous sommes confrontés à un double retard sur les maintenances. D’une part, les maintenances que nous réalisons pour prolonger la durée de vie des réacteurs au-delà des quarante ans initialement autorisés et pour intégrer les mesures de renforcement de sécurité post-Fukushima sont plus longues qu’anticipé. D’autre part, le calendrier des maintenances a été fortement perturbé par la Covid. Enfin, le dernier facteur qui explique la faible disponibilité de notre parc est un défaut systémique dit de corrosion sous contrainte, identifié début 2022, que nous devions absolument corriger.

L’ensemble de ces facteurs a conduit à une faible disponibilité de notre parc. La forte mobilisation des équipes d’EDF a permis de remonter la production à 45 gigawatts au plus fort de l’hiver, nous prémunissant ainsi d’un risque de défaillance électrique. Plus généralement, nous œuvrons pour moderniser notre parc. Le premier défi concerne les réacteurs existants. Nous avons engagé les études nécessaires pour les prolonger au-delà de cinquante ans. Ensuite, nous avons engagé, à la demande du président de la République, un vaste programme de développement de nouveaux réacteurs. La construction de six EPR 2 est prévue, dont le premier sera mis en service à l’horizon 2035. Parallèlement, nous étudions la possibilité de construire huit réacteurs supplémentaires. Le projet de loi sur le nucléaire, actuellement en discussion, permettra de faciliter ces programmes et d’aller plus rapidement dans leur développement. Enfin, nous misons sur l’innovation. Avec France 2030, nous investirons un milliard d’euros dans le nucléaire du futur, notamment les SMR, c’est-à-dire les petits réacteurs modulaires. Nous souhaitons en disposer dans moins de dix ans.

Le troisième pilier de notre action porte sur le développement des énergies renouvelables. La souveraineté énergétique consiste aussi à ne pas dépendre d’une source unique d’énergie. Il serait trop risqué de se reposer uniquement sur l’énergie nucléaire, d’autant plus que le nucléaire ne peut répondre à lui seul à la hausse rapide de nos besoins en électricité pour les prochaines années, quand il faut au moins quinze ans pour mettre en service un réacteur. A contrario, un mix 100 % renouvelables n’est pas envisageable, car il serait particulièrement coûteux et sa faisabilité technique n’est pas aujourd’hui avérée. De notre côté, nous faisons le choix résolu du pragmatisme et donc d’un mix énergétique équilibré. Un mix diversifié est un atout et une protection, c’est pourquoi nous voulons avancer sur deux jambes : renouvelables et nucléaire. Cette stratégie implique de développer massivement nos capacités de production d’énergie renouvelable. Ce choix est écologique, car décarboné, et a du sens économiquement, au vu de la baisse des coûts des technologies renouvelables. Il s’agit aussi d’un choix de souveraineté.

Des filières renouvelables en France représentent autant d’énergie que nous n’importons pas. Elles représentent la construction et le développement de filières industrielles, qui créent des emplois qualifiés et démontrent un vrai savoir-faire. Je pense par exemple aux parcs éoliens en mer : notre objectif est d’en construire cinquante d’ici 2050. Je pense à l’hydroélectricité. Nous voulons notamment trouver un nouveau cadre législatif, qui permettra de relancer rapidement les investissements dans les barrages. Je pense aussi au solaire. Je souhaite que nous puissions réinvestir pour installer en France et en Europe la production et l’assemblage de panneaux et développer une nouvelle génération de panneaux solaires. Nous voulons multiplier par dix la production d’énergie solaire dans notre pays d’ici 2050. Par ces mesures, nous voulons doubler nos capacités de production d’énergie d’origine renouvelable d’ici 2030.

Des obstacles subsistaient pour accélérer l’augmentation de nos capacités. La loi sur l’accélération du développement des énergies renouvelables, que vous avez récemment adoptée, a permis d’en lever un certain nombre.

Enfin, assurer la souveraineté énergétique de la France à long terme implique aussi de se positionner sur les vecteurs d’énergie d’avenir les plus prometteurs. Pour faire de la France le leader de l’hydrogène décarboné, nous investissons massivement : neuf milliards d’euros, notamment grâce à France 2030. Nous accompagnons également l’émergence et la montée en puissance d’autres filières, en particulier la géothermie, la biomasse, les biocarburants et le biogaz.

En particulier dans le domaine énergétique, la souveraineté ne s’improvise pas : elle se gagne pas à pas. Tel est le sens de la politique de mon gouvernement, que je viens de vous exposer. Tel est aussi le sens de notre action au niveau européen, car comme nous l’avons vu ces derniers mois, nous sommes plus forts à cette échelle. La solidarité européenne a joué pour permettre à chaque pays de continuer à s’approvisionner dans les meilleures conditions et pour peser face aux marchés. L’action européenne est la manière la plus sûre et la plus efficace de sortir du gaz et du charbon, de réduire notre empreinte carbone ensemble, en Européens. Une stratégie nationale claire et une action européenne ambitieuse sont la méthode de mon gouvernement pour gagner enfin notre souveraineté énergétique.

M. le président Raphaël Schellenberger. La politique énergétique est une action du temps long. Je commencerai donc par des questions qui concernent vos fonctions passées avant d’en venir au temps présent. Les travaux de notre commission d’enquête cherchent aussi à contextualiser la façon dont nous prenons et avons pris, par le passé, les décisions énergétiques.

Nous avons reçu hier M. Arnaud Montebourg, ancien ministère du Redressement productif, et il y a quelques semaines Mme Ségolène Royal, ancienne ministre de l’écologie chargée de l’énergie, dont vous avez été la directrice de cabinet, à une époque où l’introduction dans la loi du plafonnement de la capacité de production nucléaire a été actée et où la programmation pluriannuelle de l’énergie a fixé pour la première fois à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique français comme horizon à atteindre.

Vous aviez à l’époque, comme directrice de cabinet, produit une liste de 24 réacteurs à fermer dans la décennie suivant cette prise de décision. Pouvez-vous nous en détailler les modalités d’élaboration et les ambitions initiales ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). J’ignore qui vous a dit que j’avais produit une liste de 24 réacteurs à fermer. L’accord entre le PS et les Verts de 2012 contenait effectivement une liste de 24 réacteurs à fermer. Cet accord politique n’a rien à voir avec mes fonctions de directrice de cabinet. Nous étions à l’époque dans le cadre du mandat de M. François Hollande, qui n’avait pas retenu cet objectif de fermeture, contenu dans l’accord Vert-PS de l’époque, Mme Martine Aubry étant Première secrétaire. Il avait en revanche gardé un objectif de 50 % du nucléaire dans la production d’électricité en 2025. Que des listes aient circulé à l’époque à la suite de l’accord Vert-PS de 2012 est tout à fait possible.

Nous avons débattu dans le cadre de la loi de transition énergétique de la manière dont il était possible, y compris juridiquement, de prolonger les réacteurs au-delà de quarante ans. En effet, ces réacteurs ont été conçus sur la base d’une durée de vie de quarante ans et des débats juridiques portaient sur le fait que les enquêtes publiques menées lors de la réalisation des centrales nucléaires annonçaient cette durée d’exploitation. Certains, notamment les écologistes, qui faisaient partie de l’accord de gouvernement dans ce quinquennat, prônaient un arrêt administratif des centrales nucléaires au terme de ces quarante ans, ce à quoi je me suis opposée et qui n’a pas été retenu. De ce fait, des questions se posaient sur la façon de les prolonger au-delà de quarante ans, sur le plan de la sûreté nucléaire, mais aussi sur le plan juridique. Dans mon souvenir, nous avions retenu l’idée d’un débat public ou d’une consultation publique sur le principe de la prolongation et non d’exiger une nouvelle autorisation administrative. À cette époque, les modalités du plafonnement du nucléaire étaient aussi en débat, puisque le président François Hollande avait retenu l’objectif de 50 %, mais n’avait pas ciblé Fessenheim. La question de la centrale destinée à s’arrêter était donc débattue à l’époque.

M. le président Raphaël Schellenberger. Fessenheim n’était pas ciblée. Pour autant, vous comptiez dans vos équipes un délégué interministériel chargé de la fermeture de Fessenheim. Comment avez-vous construit, en 2014-2015, le choix de Fessenheim, qui est un choix politique et administratif, avec la création de ce poste de délégué interministériel ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Comme vous l’avez indiqué, ce choix a été politique. Pour mémoire, le sujet était celui du plafonnement, à une époque où l’on imaginait le démarrage de Flamanville beaucoup plus tôt. Pendant longtemps, l’idée a été que la puissance équivalente s’arrêterait lors du démarrage de Flamanville. Dans mon souvenir, EDF a été questionné pour savoir s’il existait un meilleur choix que celui de Fessenheim, mais EDF n’a jamais voulu proposer d’autre choix. Fessenheim a été la première centrale à avoir été construite et possède des caractéristiques très particulières qui ont rendu le processus d’arrêt irréversible, ne serait-ce qu’en raison des spécificités du combustible utilisé.

Le choix politique de l’époque était donc fondé sur des éléments qui ne relevaient pas de ma fonction de directrice de cabinet à l’époque, mais étaient sans doute en lien avec son statut de première centrale nucléaire construite, avec des sujets d’éventuel risque sismique et autres.

M. le président Raphaël Schellenberger. Douze gigawatts de capacité de production électrique pilotable ont été fermés en France au cours des dix dernières années. Ces choix se fondent notamment sur des scénarios produits alors par RTE, qui prévoient des baisses substantielles du besoin électrique en France dans les années à venir. Comment recevez-vous ces scénarios au sein du ministère de l’environnement chargé de l’énergie ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). En 2014, les informations à ma disposition étaient les bilans prévisionnels de RTE. Ils indiquaient que la problématique de la pointe était résorbée, vu de l’époque, et constataient que le solde exportateur de la France était important, avec plus de 40 térawattheures. Les bilans prévisionnels de RTE de l’époque, en lien sans doute avec les hypothèses de maîtrise de l’énergie et de réduction des consommations énergétiques, prévoyaient une évolution de la consommation d’électricité stable ou en baisse. Ces scénarios ont depuis été complètement réévalués, en lien notamment avec l’électrification des usages. À l’époque, aucune alerte ne pesait sur un quelconque risque sur la sécurité d’approvisionnement.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je peux assez bien comprendre la lecture de RTE en 2014, alimentée par une situation économique post-crise financière, qui constate l’effet sur la consommation des politiques en matière d’économies d’énergie. Je peux donc comprendre une analyse technique de RTE qui tende à la baisse. En revanche, je comprends moins bien la manière dont le ministère peut recevoir ces analyses techniques, car il devrait avoir une vision plus large prenant en compte les éventuels transferts d’usage et les évolutions de société. La question du transfert d’usage vers l’électricité est aujourd’hui omniprésente dans le débat public. Je peine à imaginer qu’on ne pense pas à ces transferts d’usage au ministère autour de 2015.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). On peut regretter le manque de capacité prospective des administrations. Nous étions également peu avant l’Accord de Paris : nous ne nous donnions alors pas les mêmes ambitions de réduction de gaz à effet de serre. La loi de transition énergétique ne mentionne d’ailleurs pas la neutralité carbone : nous étions alors sur le facteur quatre. Donc je pense que l’on n’avait pas les mêmes objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et du coup pas les mêmes ambitions en matière d’électrification. La direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), dont c’est la responsabilité, n’a jamais contesté ni émis de doute sur les scénarios de RTE. Cela rend modeste sur les prévisions.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’en viens aux fonctions que vous avez exercées ensuite, notamment en 2020. Si comme directrice de cabinet de Mme Ségolène Royal, vous avez lancé le processus de fermeture de Fessenheim, vous en avez en quelque sorte assuré la boucle comme ministre de l’écologie en février et en juin 2020. Vous avez, à cette occasion, affirmé que l’on pouvait se réjouir de l’arrêt des deux réacteurs et qu’il marquait ainsi le premier pas vers l’objectif à atteindre de réduction à 50 % de la part du nucléaire dans le mix électrique. Considérez-vous que cet objectif doive encore être poursuivi ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Nous ne raisonnons plus de la même façon, puisque nous avons désormais une vision beaucoup plus ambitieuse sur la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre et donc sur nos besoins de production en électricité. Il faut aujourd’hui déterminer le meilleur chemin pour répondre à nos besoins d’approvisionnement en électricité, ce qui a conduit le président de la République à annoncer le lancement des six nouveaux EPR. Cela nous conduit à demander à l’ASN d’étudier les modalités de prolongation au-delà de cinquante ans de nos réacteurs nucléaires et à proposer au Parlement le projet de loi voté sur l’accélération des énergies renouvelables et le projet de loi en cours de discussion sur l’accélération des projets de nouveaux réacteurs nucléaires.

Pour autant, même les scénarios étudiés par RTE qui envisagent la plus forte part de nucléaire visent un niveau proche de 50 %, notamment du fait de nos capacités à mettre en service des réacteurs dans les prochaines années : quand on décide un réacteur nucléaire, on peut espérer le mettre en service dans les quinze ans. Il faudra évidemment tirer toutes les leçons des retards pris sur Flamanville. Entre-temps, nous avons absolument besoin de développer des énergies renouvelables. En ce sens, nous avançons sur nos deux jambes. Les scénarios de RTE montrent qu’il faut accélérer, sans attendre, la mise en service des futurs réacteurs nucléaires, nos capacités d’énergies renouvelables. Sur cette même base, nous nous situerons sans doute autour d’une production d’électricité à 50 % d’origine renouvelable et à 50 % d’origine nucléaire.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’essaie de comprendre les propos sur la politique énergétique que vous avez tenus à l’occasion de votre discours devant nos bancs en novembre dernier. À l’occasion de ce discours, vous avez affirmé travailler à identifier avec EDF et l’Autorité de sûreté nucléaire les réacteurs qui seront arrêtés à cinquante ans. Ce choix de formulation contraste avec ce que vous venez de dire sur les travaux pour identifier la manière de leur faire passer les cinquante ans. Votre logique a-t-elle légèrement changé depuis novembre ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Je relirai ce que j’ai dit en novembre, mais la logique que je porte n’a pas changé. Elle est celle qui était indiquée par le président de la République dans son discours de Belfort, c’est-à-dire que nous prolongeons les réacteurs autant que possible, au regard des enjeux de sûreté nucléaire, d’abord au-delà de quarante ans, leur durée initialement envisagée, puis au-delà de cinquante ans. Nous avons pu avoir des échanges récemment à ce sujet. Sans doute la marche à cinquante ans est-elle moins « transformante », dans les opérations de maintenance qu’elle appellera, que la marche à quarante ans. Quand je mentionnais les retards que nous avons pu prendre dans les opérations de maintenance pour passer les quarante ans, il faut avoir en tête qu’il s’agissait de la durée de vie initialement envisagée. Personne ne s’était projeté au-delà de quarante ans dans la conception des réacteurs. Un énorme travail a donc dû être réalisé pour passer ce cap, d’autant qu’il a été mené parallèlement au relèvement des exigences de sûreté post-Fukushima. Nous pouvons être confiants dans le fait que la démarche pour passer les cinquante ans ne sera pas de la même nature que celle réalisée pour passer les quarante ans. Je pense avoir dit que nous prolongerions au-delà de quarante ans, de cinquante ans, voire au-delà de soixante ans les réacteurs qui le peuvent, sur le plan de la sûreté. En tout cas, telle était l’intention.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un besoin de soixante milliards d’euros a été annoncé suite au dernier Conseil de politique nucléaire pour financer le nouveau nucléaire, ainsi que cinquante milliards pour le grand carénage. En revanche, on n’entend pas le chiffre sur le besoin de financement pour les énergies renouvelables dans les années qui viennent. Avez-vous une idée du montant financier qu’il nous faudra mobiliser pour construire les capacités de production en énergies renouvelables ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Je n’ai pas ce chiffre en tête. Il faudra le regarder dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l’énergie. L’un des acquis de la loi de transition énergétique est de nous doter de deux outils, la programmation pluriannuelle de l’énergie et la stratégie nationale bas carbone. Ces deux outils ont maintenant fait leurs preuves. Nous avons lancé un débat public sur la filière nucléaire, mais aussi sur la programmation pluriannuelle de l’énergie. Dans ce cadre, nous aurons à définir notre mix énergétique et les moyens qui doivent l’accompagner, classiquement des soutiens dans le cadre d’appels d’offres, mais aussi, compte tenu de la maturité des technologies, beaucoup de formes d’énergies renouvelables qui ne nécessitent plus de financements publics aujourd’hui.

M. le président Raphaël Schellenberger. EDF a rendu son bilan de l’année 2022. Souhaitons qu’il reste exceptionnel et qu’EDF puisse redresser la barre dans les années qui viennent. L’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) semble être l’un des éléments explicatifs. Comment envisagez-vous l’évolution de cet outil ? Lors de nos auditions, nous avons entendu des voix indiquant que lors du vote de la loi NOME en 2010, des mécanismes d’actualisation des tarifs de l’Arenh étaient prévus, ainsi que des mécanismes de sortie de l’Arenh, en cas de situation anormale. Avez-vous pensé mobiliser ces outils pour préserver EDF ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). La situation financière d’EDF résulte d’abord du fait que, par le passé, il produisait de l’ordre de 400 térawattheures. Compte tenu de l’indisponibilité de son parc, il a connu une chute drastique de sa production. On peut imputer les difficultés financières à un enjeu de tarif, mais le premier enjeu est de production. J’espère comme vous que la situation de production se redressera et qu’elle s’améliorera par rapport à ce qu’elle a été en 2022. Cette trajectoire est importante pour les finances d’EDF, mais surtout pour notre pays et pour sa souveraineté énergétique. Je voudrais à nouveau saluer la mobilisation des équipes d’EDF, qui nous ont permis de remonter jusqu’à 45 gigawatts au plus fort de l’hiver, ce qui nous a évité d’avoir tous de grosses difficultés.

J’entends toutes sortes de critiques sur l’Arenh. Chacun doit avoir en tête que l’enjeu porte sur la protection de nos concitoyens, de nos collectivités et de nos entreprises. Nous avons la chance d’avoir en France une énergie décarbonée, nucléaire, avec un coût de revient relativement bas. L’Arenh est l’un des mécanismes permettant aux consommateurs français, ménages, collectivités et entreprises, de bénéficier de ce coût de production bas. Nous pourrions avoir un autre système, où EDF vendrait son électricité sur le marché. Les consommateurs paieraient beaucoup plus cher. Nous pourrions mettre en place des mécanismes comme ceux que nous avons instaurés sur d’autres producteurs d’énergie pour capter la rente et tenter de la rendre aux consommateurs. Toutefois, ce mécanisme est un enjeu majeur quand on veut renforcer notre souveraineté industrielle. Je suis assez surprise d’entendre parfois les mêmes demander l’extension des tarifs réglementés de vente à tous et la suppression de l’ARENH. On ne voit pas bien ce qui, entre les deux, peut permettre au consommateur d’avoir des prix bas et au producteur de vendre à des prix de marché élevés.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je reformule ma question. M. Luc Rémont, à l’occasion de son audition cette semaine, a affirmé qu’il fallait désormais envisager que les revenus du nucléaire permettent d’abord de financer les enjeux et les défis auxquels le nucléaire aura à faire face. La presse économique l’a d’ailleurs repris. N’est-ce pas là une critique en sous-main de ce mécanisme ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). EDF est une entreprise détenue à 100 % par la Nation. Ses stratégies doivent être définies par nous tous, comme actionnaires d’EDF. Le calcul de l’Arenh ou le calcul d’un autre mécanisme – et la question d’un autre mécanisme se posera – renvoie plus généralement à ce que nous appelons tous, je pense, de nos vœux, à savoir la réforme du marché européen de l’électricité, précisément pour mettre en place des contrats pour différence ou des contrats de long terme. Il s’agit d’un enjeu de pouvoir d’achat pour tous les Français et de compétitivité pour notre économie.

Quand on définit une régulation des prix pour les producteurs d’électricité, il faut bien évidemment couvrir les coûts de production, de renouvellement et de maintenance des outils de production. Nous devons prendre le temps de réfléchir au modèle de financement du nouveau nucléaire, si c’est ce que vous avez en tête. Nous aurons certainement l’occasion d’en redébattre. Ce peut aussi être un choix de financer différemment. Il peut très bien ne pas y avoir de convergence parfaite entre EDF comme entreprise, qui pourrait vouloir maximiser les prix de vente de son électricité, et l’intérêt du consommateur français. Le gouvernement se préoccupera de l’intérêt du consommateur français et de la compétitivité de notre économie et de nos industries.

M. Antoine Armand, rapporteur. Ma question se rapporte à la période où vous étiez directrice de cabinet de la ministre chargée de l’écologie, puisque nous avons auditionné de très nombreuses personnes qui nous ont parlé de cette période et du processus décisionnel qui a mené à cette loi. Je souhaiterais avoir votre éclairage sur un certain nombre de points.

Le premier est celui avancé par Mme Ségolène Royal, selon lequel, quand elle arrive aux responsabilités en 2014, le cadrage global de la loi est pris et arrêté : les 50 %, la fermeture progressive de réacteurs et le rééquilibrage du mix énergétique à court terme à l’horizon 2025. Mme Ségolène Royal a expliqué qu’elle aurait bataillé pour décaler cet objectif à 2030. Le tout s’inscrit dans un contexte où les personnes en charge dans les administrations à l’époque nous ont fait part des réserves qu’elles avaient sur la faisabilité technique de ce double objectif de 50 % et de 2025. M. Arnaud Montebourg nous a signifié hier avoir, entre 2012 et 2014, fait part de ses inquiétudes via les administrations de Bercy et de ses alertes, à la fois sur la compétitivité industrielle du secteur énergétique et sur la faisabilité technique.

Vous souvenez-vous, vous aussi, d’une grande conflictualité interministérielle sur l’objectif ? L’essentiel de la décision est-il pris quand vous arrivez aux responsabilités avec la ministre en charge de l’écologie ou de nouveaux arbitrages sont-ils rendus entre 2014 et 2015 ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). L’objectif de réduction à 50 % de la part du nucléaire à l’horizon 2025 figurait dans le programme du président de la République de l’époque, M. François Hollande. Cet enjeu programmatique a été inscrit dans la loi de transition énergétique, en renvoyant les modalités aux outils également créés par la loi, c’est-à-dire la programmation pluriannuelle de l’énergie et la stratégie nationale bas carbone. Ce choix politique a donc été fait dans la campagne de M. François Hollande en 2012.

Le président Schellenberger a posé une question sur les éventuels risques liés à l’arrêt de Fessenheim, seul objectif mordant de la loi de transition énergétique. Je rappelle que les bilans prévisionnels de RTE étaient assis sur des bases totalement différentes de celles sur lesquelles on raisonne aujourd’hui.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à la période 2019-2020. Nous avons essayé dans les précédentes auditions de retracer le processus décisionnel qui a conduit, avec en 2017 l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement et d’un nouveau président, sur la base d’une loi à 50 %, avec la fermeture programmée de nombreux réacteurs à 2025, au discours dit Belfort en 2022, avec une relance très forte d’un nouveau nucléaire. Un certain nombre de jalons sont apparus au cours des auditions.

Vous succédez à deux ministres qui étaient assez ouvertement favorables à la sortie du nucléaire, à des horizons de temps plus ou moins importants. Ils avaient notamment – nous n’avons pas interrogé monsieur de Rugy – été récipiendaires du fameux « rapport d’Escatha-Collet-Billon ». Nous essayons de comprendre quel a été le processus, entre 2017 et aujourd’hui – en particulier lorsque vous étiez aux responsabilités –, qui a permis d’instruire la décision dans un contexte où M. Jean-Martin Folz vous remet un rapport pour faire le bilan du chantier de l’EPR. Un certain nombre de questions se posent alors, j’imagine, sur la faisabilité de lancer un nouveau chantier alors que l’EPR précédemment lancé n’est pas encore entré en fonction.

Quels sont les éléments à votre disposition sur ce sujet quand vous arrivez aux responsabilités ? Quelles informations supplémentaires demandez-vous à avoir pour avancer dans cette prise de décision ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Nous avons, pendant plusieurs années, souhaité avoir le retour d’expérience et donc le démarrage de Flamanville avant de prendre la décision de lancer de nouveaux réacteurs. La décision annoncée par le président de la République à Belfort revient à dire qu’on ne peut plus tarder et qu’il faut engager la réalisation de six nouveaux réacteurs nucléaires, sans attendre le retour d’expérience de Flamanville. Tous les rapports dont nous avons pu disposer mettaient effectivement en lumière une perte de compétences de la filière. Elle reste, pour moi, assez étonnante, alors même que la nécessité de mener tous les investissements dits de grand carénage est connue depuis des années. Il est donc manifeste depuis des années que la filière aura des besoins d’investissement considérables et qu’il faut former des compétences d’ingénierie et de réalisation.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez, j’imagine, de nombreux échanges avec EDF quand vous arrivez aux responsabilités. Vous recevez aussi le rapport dit Folz qui dresse le bilan des années de chantier de l’EPR. Il décrit aussi, en creux, la capacité d’EDF à mener des projets. Les responsables actuels et passés d’EDF nous en ont parlé : la disponibilité de la main-d’œuvre, les effectifs, la qualité des compétences. Quelle image en avez-vous quand vous arrivez aux responsabilités ? Est-ce très préoccupant ? Quelles demandes formulez-vous, auprès d’EDF notamment ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Nous avons pu, depuis un certain temps, faire le constat d’une perte de compétences dans la filière. EDF a été sollicité pour remonter en compétences, y compris dans son organisation de conduite générale de projets. Je ne doute pas qu’EDF soit mobilisé pour répondre à ces défis.

La période a été un peu particulière lorsque j’ai été aux responsabilités, puisque nous avons été affectés par l’épidémie de Covid. Il a été éclairant de constater que les maintenances durant cette période ont été fortement perturbées pour deux raisons. D’une part, mener une opération importante de maintenance dans une centrale nucléaire implique de concentrer un nombre de salariés très important. Les circonstances liées à la crise sanitaire ne permettaient pas de réaliser des travaux impliquant un grand nombre de salariés dans un espace confiné, alors que nous n’avions pas de vaccin ni suffisamment de masques. D’autre part, les équipes d’ingénierie nécessaires pour mener ces opérations de maintenance n’étaient, pour une part apparemment non négligeable, pas françaises. Quand on parle de souveraineté, il faut s’assurer que l’ingénierie est présente sur notre territoire pour mener les opérations de maintenance et les opérations de construction de nouveaux réacteurs. Il faut parvenir à former y compris les soudeurs, les chaudronniers et les électriciens dont nous avons besoin pour mener à bien nos opérations de maintenance. Cela fait partie des priorités de mon gouvernement.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie a été publié en janvier 2019. Vous arrivez aux responsabilités à un moment où les grands traits sont mis en place : le report à 2035 de l’objectif de réduction à 50 % de la part du nucléaire, la mise en arrêt de quatorze réacteurs nucléaires, dont les deux de Fessenheim. Quel regard portez-vous sur cette révision de la PPE, qui peut sembler, avec le recul, un pivot à mi-chemin entre les orientations de 2015 et celles annoncées par votre gouvernement et le président de la République pour la prochaine loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC) ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Cette PPE, dont j’ai signé le décret, était la première fondée non pas sur un objectif programmatique, notamment celui de la campagne de M. François Hollande, mais sur un objectif documenté et instruit, notamment l’hypothèse que 50 % des réacteurs pouvaient passer la cinquième visite décennale et 50 % la visite suivante.

Cette nouvelle PPE a été établie sur la base de ce qui pouvait paraître comme des hypothèses statistiquement crédibles quant à la capacité à franchir les différentes visites décennales. Ces sujets méritent évidemment d’être instruits en profondeur. Nous menons le retour d’expérience des premières quatrièmes visites décennales sur les réacteurs et nous avons demandé d’instruire, sans attendre, les conditions des cinquièmes visites décennales. On est forcément amené, dans les programmations pluriannuelles de l’énergie, à faire des hypothèses sur le nombre de réacteurs capables de passer ces visites décennales. En tout cas la PPE de 2019 est la première à résulter d’une démarche rationnelle et non d’un objectif politique.

M. Antoine Armand, rapporteur. Après remise du rapport et instruction en interne de la possibilité de lancer le chantier de nouveaux réacteurs, pourquoi cet objectif n’était-il pas inscrit dans cette PPE ? Était-il trop tôt pour prendre une telle décision, du point de vue technique ? Cette éventualité a-t-elle été réfléchie, examinée et simplement décalée ou bien n’y avait-il pas, à ce stade, de volonté politique de construire de nouveaux réacteurs ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Dans une approche qu’on peut qualifier de scientifique, nous avons souhaité mener l’instruction la plus précise possible des différents choix de mix énergétique. Il s’agissait de sortir de positions un peu dogmatiques pour entrer dans des choix fondés sur des scénarios instruits. Il a donc été demandé à RTE d’instruire différents scénarios pour examiner quels étaient les choix devant nous, sur le plan technologique, de la souveraineté, des coûts de réalisation, de compétitivité et de prix de l’électricité. Ces exercices étaient en cours. Par ailleurs, les retours d’expérience étaient en cours, sur les décalages en coûts et en calendrier de l’EPR de Flamanville. Nous souhaitions en disposer avant de prendre une décision raisonnée, fondée sur des faits, de politique énergétique sur les prochaines décennies.

M. Antoine Armand, rapporteur. Mme Ségolène Royal est venue devant notre commission avec une coupure de presse signalant que vous aviez demandé à EDF d’examiner un scénario 100 % renouvelables, semblant impliquer que vous auriez soutenu un tel scénario. Quelle est votre réaction à ce sujet ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Nous sommes dans des domaines où l’on peut se tromper, comme l’a montré le bilan prévisionnel de RTE. Il est donc responsable d’examiner tous les scénarios, pour faire les choix en toute connaissance de cause. En l’occurrence, l’étude menée par RTE a montré qu’un scénario 100 % renouvelable n’était pas soutenable, tant sur le plan économique que de sécurité d’approvisionnement. Cet élément est important et utile pour tous ceux qui pensent que le débat public doit se tenir sur la base de faits.

M. le président Raphaël Schellenberger. Vous avez déclaré fonder la PPE 2019 sur l’hypothèse rationnelle que la plupart des réacteurs passeraient les VD4 et 50 % les VD5. Pouvez-vous confirmer ces chiffres ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). J’ai mentionné 50 % de fermetures à cinquante ans et 50 % de fermetures à soixante ans.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cela veut donc dire 25 % à plus de soixante ans.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Parmi les réacteurs qui doivent passer les cinquante ans, 50 % y parviennent. Les anciens réacteurs doivent passer les soixante ans. Je ne pense pas que l’on puisse faire le ratio que vous faites.

Factuellement, les hypothèses retenues sont qu’au passage de la cinquième visite décennale, un sur deux peut le faire, et qu’à la sixième visite décennale, un sur deux la passera.

M. le président Raphaël Schellenberger. Un réacteur sur quatre du parc actuel passe donc les VD6.

Mme Olga Givernet (RE). Vous avez évoqué, au tout début de votre propos, la politique énergétique. Vous en avez cité les trois piliers, en premier lieu la sobriété. Dans son audition il y a quelques jours, M. Nicolas Hulot, a également évoqué les objectifs de sobriété, quand il était en fonction comme ministre de la transition énergétique et solidaire. Pourriez-vous nous dérouler, au travers de toutes vos fonctions, comment ces objectifs de sobriété ont été pris en compte et mis en avant, ou non, dans les années précédentes ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Le sujet est vaste. Les objectifs de sobriété, comme ministre des transports, ont d’abord consisté à donner à tous nos concitoyens la possibilité d’avoir des solutions alternatives à l’usage individuel de la voiture thermique. J’ai fait une loi d’orientation des mobilités sur cette base. La réforme de la SNCF et les moyens supplémentaires que nous avons pu apporter depuis le précédent quinquennat visent aussi à donner des solutions alternatives et donc à permettre à nos concitoyens de se passer davantage de l’usage individuel d’une voiture thermique. De même, les outils que nous avons pu développer sur les réseaux de bornes de recharge dans les logements et dans l’espace public visent à réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Les enjeux de sobriété sont aussi à l’origine de la création de MaPrimeRénov´, qui refond toutes les aides à la rénovation énergétique.

Nous ne sommes pas pour autant au bout du chemin. J’attends des ministres en charge qu’on continue d’améliorer les dispositifs pour accélérer la rénovation énergétique des logements. Il s’agit d’un enjeu majeur à la fois en matière d’émissions de gaz à effet de serre, de réduction de nos consommations énergétiques et de pouvoir d’achat pour les Français. C’est l’un des volets que j’ai pu porter comme ministre de la transition écologique. Le choc de la guerre en Ukraine et les risques pesant sur l’approvisionnement de notre pays ont montré qu’au-delà de tous ces outils qu'il faut continuer à développer, nous avons tous une partie de la solution sur la sobriété. Je mentionnais les baisses de la consommation de 15 % sur le gaz et autour de 10 % sur l’électricité. Cela montre à quel point il y a les politiques publiques, il y a les soutiens à la rénovation, il y a les primes à la conversion, il y a les bonus pour l’achat de véhicules électriques, il y a le développement de solutions alternatives à l’usage de la voiture thermique et il y a ce que chacun d’entre nous – État, collectivités, entreprises et citoyens – peut aussi faire.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez choisi d’axer votre propos uniquement sur vos responsabilités dans la situation de la production d’électricité. Vous n’avez pas fait mention de votre bilan, comme directrice de cabinet, ministre, puis Première ministre, sur la situation du pétrole et du gaz, deux domaines particulièrement importants et édifiants sur le manque de souveraineté énergétique de la France. Quels sont vos commentaires sur les stratégies que vous avez conseillées depuis au moins huit ans ?

Mme Royal a notamment mis en place une taxation sur le diesel, le fioul et le gaz depuis maintenant huit ans. Quel bilan tirez-vous de cette politique sur la réduction de la consommation des énergies fossiles en France, en particulier pour les ménages modestes et moyens ? Estimez-vous que cela a limité notre exposition à la dépendance envers ces énergies fossiles, compte tenu du déficit commercial et énergétique record que nous enregistrons aujourd’hui, avec des prix du baril de pétrole qui ne sont pas, eux, records, par rapport à d’autres années que nous avons connues par le passé, même s’ils sont à un niveau élevé ?

Sur le gaz, je n’ai pas retrouvé, mais c’est une question ouverte, de position de votre part sur l’exposition du continent européen et donc indirectement de la France à la Russie, notamment des positions de votre part ou de madame Royal sur la mise en place de Nord Stream 1 et 2. Aux responsabilités, avez-vous manifesté et conseillé des politiques pour limiter cette exposition de nos alliés allemands et, d’une manière générale, de l’Europe à la Russie ?

Sur la production d’électricité, vous avez énormément mentionné le rôle de RTE et de ses prévisions dans les choix politiques qu’a fait la France, des choix que vous avez, soit conseillés, soit mis en place, tout en disant, je cite, regretter le manque de capacités prospectives de nos administrations : « Cela rend modeste sur les prévisions ». Or, vous continuez à faire reposer votre politique uniquement ou essentiellement sur les prévisions de RTE. Vous les opposez généralement au Parlement comme une référence incontestable, qui se suffit à elle-même, comme un argument d’autorité.

Or, vous venez de dire sous serment qu’il ne s’agit pas d’un argument d’autorité. Je ne conteste pas que ces scénarios existent et soient fondés sur des experts et des personnes qui méritent le respect, mais ce n’est, si je comprends bien, pas une référence incontestable. Par ailleurs, ce n’est pas non plus une référence incontestée. Il est faux de dire que face aux prévisions de RTE, d’autres experts, y compris au sein des administrations, d’EDF et des oppositions politiques, n’aient pas toujours contesté les prévisions de RTE.

La raison est simple : quand vous établissez le rôle du traité de Paris dans un changement de politique climatique et environnementale, vous dites vous-même que nous sommes passés du facteur quatre à l’objectif zéro carbone. Certes, mais il n’est pas besoin de faire Polytechnique pour savoir que, même avec un facteur quatre, cela enclenche des changements de modes de chauffage, de modes de production industrielle et de mobilités qui impliquent une électrification massive, sauf si vous avez une autre solution que j’ignore. Elle est certes d’un ordre moindre que le zéro carbone, mais elle n’est pas négligeable. Je ne comprends donc pas, vous qui parlez de manque de capacité prospective, comment, comme conseillère puis décideuse, vous ne pouvez pas savoir que cela nécessite plus de production d’électricité bas carbone.

Par ailleurs, je n’ai pas compris comment vous pouvez éviter l’effet falaise dès les années 2010 sans lancer de manière plus rapide des programmes nucléaires. Vous indiquez un délai minimal de quinze ans, mais les experts disent tous que ce délai peut malheureusement être plus long. Est-il de bonne politique de ne pas avoir lancé plus tôt un programme pour renouveler tout ou partie du parc nucléaire ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). La question sur l’Allemagne m’étonne venant de votre part, car nous sommes tous dans des États souverains. Je me garderai de lancer des leçons à l’Allemagne. Je n’ai pas défini sa politique énergétique et la France n’est pas partie au gazoduc Nord Stream entre la Russie et l’Allemagne. Il faut respecter la souveraineté de chacun des États membres de l’Union européenne.

Quand vous me demandez quelle est ma politique sur les énergies fossiles, je répondrai que nous avons, avec une grande constance, le même objectif depuis des années : sortir des énergies fossiles. Nous l’avons même renforcée au vu des conséquences de la guerre Ukraine, encore très fortes pour notre pays et pour nos concitoyens. Compte tenu des évolutions technologiques, non seulement il faut conserver cet objectif de réduire notre dépendance aux énergies fossiles, mais on peut se donner pour but d’en sortir. Je n’ai pas très bien compris vos questions s’agissant de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). Dans la loi de transition énergétique, nous avons pu revoir les modalités de la fiscalité sur les carburants. Nous avons également mis en place le chèque énergie, qui est une grande innovation. Quand vous me parlez de la situation de nos concitoyens les plus modestes, je pense que le chèque énergie marque une avancée très importante dont ils peuvent bénéficier. Elle donne lieu par ailleurs à des chèques énergie exceptionnels lors de périodes comme nous en avons connues ces derniers mois, avec une hausse exceptionnelle des prix de l’énergie. Cet outil fait donc la démonstration de sa flexibilité et de son efficacité.

Vous dites que j’aurais pu savoir qu’en divisant par quatre nos émissions de gaz à effet de serre, nous aurions forcément une augmentation telle que désormais prévue par RTE de notre consommation électrique. Entre les deux, monsieur le député, se trouve quelque chose qui s’appelle la sobriété, dont nous venons de parler. Il peut y avoir à la fois des réductions globales de notre consommation énergétique, que nous continuons à garder comme objectif, et en même temps, un déplacement entre des énergies fossiles et des énergies décarbonées.

L’évolution des perspectives sur ces différents volets explique sans doute pourquoi les scénarios prévisionnels de RTE ont évolué dans les proportions que j’ai mentionnées. Toutefois, je ne suis pas l’expert de RTE. Vous avez sans doute eu l’occasion de les questionner. Ils pourront vous répondre mieux que moi. Nous ne nous sommes pas cantonnés à questionner RTE. Nous avons eu l’occasion aussi d’interroger notamment l’Agence internationale de l’énergie, qui est une structure de référence dans le monde en matière d’énergie. Nous essayons en effet d’éclairer les décisions. Cela me paraît de bonne démarche. Il survient parfois des éléments imprévus : guerre en Ukraine, crise Covid. La meilleure chose à faire est de questionner les meilleurs experts – en France évidemment RTE, la DGEC, l’Agence internationale de l’énergie – et de balayer les différentes hypothèses. C’est ce que je me suis efforcée de faire dans mes différentes fonctions.

M. Vincent Descoeur (LR). Je souhaiterais vous poser une question relative à la demande insistante et récurrente de l’Union européenne d’ouvrir à la concurrence nos concessions hydroélectriques. Cette perspective ne manque pas de susciter l’émoi des élus de ces territoires, que la perspective de démantèlement de ces chaînes hydroélectriques inquiète. Je pense à la vallée du Lot ou à la Dordogne. Vous avez indiqué dans votre propos introductif vouloir vous doter d’un nouveau cadre pour relancer les investissements dans les barrages. Doit-on comprendre qu’on pourrait nourrir l’espoir d’un abandon définitif de ce projet d’ouverture à la concurrence, qui est en partie responsable du gel de ces investissements ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Je pense que madame la députée Battistel pourrait aussi soulever ce type de question.

J’ai eu l’occasion de le mentionner : l’un des sujets auxquels la loi de transition énergétique a voulu répondre est précisément ce cadre de concession hydroélectrique, qui n’est pas très courant en Europe. Dans d’autres pays, les producteurs d’électricité sont propriétaires de leurs ouvrages, ce qui permet d’éviter cette question de l’échéance de la concession. Dans le cadre de la loi de transition énergétique, nous avons réussi à prolonger un certain nombre de ces concessions hydroélectriques, notamment avec des regroupements par vallée et avec différentes techniques. Nous avons par ailleurs pu poser les bases pour prolonger la concession de la Compagnie nationale du Rhône (CNR). Le travail se poursuit, avec l’objectif de ne pas être les seuls pénalisés par un modèle auquel nous sommes attachés et qui permet par ailleurs d’avoir une gestion globale de la ressource en eau et de maximiser l’intérêt pour les territoires et les habitants de ces ouvrages hydroélectriques. Nous continuons de travailler en ce sens. Je ne peux pas vous donner la réponse aujourd’hui, mais je peux vous assurer que cela reste l’objectif de mon gouvernement.

M. Bruno Millienne (Dem). Je voudrais poser une question plus de géopolitique et de souveraineté – au-delà de la souveraineté nationale, de la souveraineté européenne de l’énergie. Peut-être ai-je eu de mauvaises informations, mais, si je comprends bien comment vous engagez la France dans la souveraineté énergétique, ce que nous soutenons bien évidemment, j’ai des questionnements sur les autres pays européens et notamment l’Allemagne. On dit que pour produire de l’hydrogène vert, elle passera des contrats avec le Qatar et le Maroc, ce qui créera une nouvelle dépendance vis-à-vis de puissances étrangères, alors qu’elle sort elle-même d’une dépendance très forte au gaz russe.

J’ai deux questions à cet égard : arriverons-nous à avoir une définition commune de l’hydrogène vert ou de l’hydrogène bas carbone, alors que très certainement l’utilisation des SMR nous permettra de produire de l’hydrogène bas carbone ou décarboné sur notre territoire ? Au vu des besoins d’électricité que nous aurons, cela nous permettra effectivement de compenser les manques éventuels et les importations que nous devrions faire d’hydrogène vert. Comment la France peut-elle agir au niveau des 27 pays européens pour aboutir à un schéma commun qui nous évite de chercher de l’hydrogène « vert » ? Vu les transports qu’il faudra faire et toute la technologie qu’il faudra embarquer pour transporter cet hydrogène vert depuis le Qatar et le Maroc vers l’Europe, il n’aura de vert que le nom.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Nous travaillons à éviter toute discrimination défavorable à l’hydrogène produit à partir d’énergie nucléaire. J’ai eu l’occasion de l’évoquer très récemment avec la présidente de la Commission. On peut accepter que la terminologie ne soit pas la même, mais les bénéfices doivent, pour nous, être exactement les mêmes entre l’hydrogène produit à partir d’énergies renouvelables et l’hydrogène produit à partir d’énergie nucléaire. Je pense que nous sommes en train d’en trouver le chemin au niveau européen. Nous le faisons notamment en rassemblant autour de nous les pays qui continuent à croire à l’énergie nucléaire. J’ai eu l’occasion de le dire dès le départ : post-Fukushima, un certain nombre d’États en Europe – l’Allemagne, l’Autriche – ont tourné le dos au nucléaire. Le Luxembourg l’a fait depuis un certain temps déjà. La ministre de la transition énergétique, au sommet européen en début de semaine, a pu regrouper onze États, de mémoire, qui croient au nucléaire et sont déterminés à défendre toute la place de cette énergie dans le mix énergétique européen.

S’agissant du choix allemand, je ne commenterai pas publiquement, mais je partage des interrogations. J’avais eu l’occasion, quand j’étais ministre chargée de l’énergie, de partager avec mon homologue. J’ai eu l’occasion de partager récemment avec le chancelier. Je pense que ces enjeux de souveraineté sont cruciaux. Post-crise Covid et post-conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, se donner pour objectif de ne pas dépendre de l’énergie venant d’une partie du monde qui peut par ailleurs être soumise à des soubresauts géopolitiques me semble un enjeu majeur. En tout cas, c’est au cœur de notre stratégie.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Si je m’accorde, sur la période de votre prise de fonction au cabinet de Mme Ségolène Royal, à la fois sur la ligne politique qui était déjà définie et sur la préparation et le vote de la loi de transition, j’aurais deux blocs de questions. Si monsieur le président en est d’accord, je propose de procéder en deux fois.

Le premier bloc de questions porte sur l’Arenh, qui occupe beaucoup de nos travaux. Pouvez-vous me confirmer que la question du relèvement du prix ne se posait pas à cette époque-là, au regard de la situation du prix sur les marchés ? Je parle de la période où vous étiez au cabinet de Ségolène Royal pour cette première partie.

Toujours sur l’Arenh, la situation plus récente, c’est-à-dire des dernières années, liée à la corrosion sous contrainte, a entraîné une réduction importante de la production nucléaire, passée de 400 à 300 térawattheures. Le plafond de l’Arenh était à 100 térawattsheures, ce qui représentait 25 % d’Arenh sur la production nucléaire. Quand nous nous sommes retrouvés avec 300 térawattheures et qu’on prélevait 100 térawattheures, et potentiellement 120 térawattheures et plus, avec le relèvement du plafond, nous sommes arrivés à 35 % de la production. Avez-vous eu, à ce moment-là, une réflexion sur la proportionnalité de la ponction de l’Arenh sur la production nucléaire ? Elle aurait pu être révisée au regard de la diminution de la production. Nous avons eu une discussion à l’époque sur le relèvement du plafond, ce qui aggravait encore la ponction.

Avez-vous pensé à suspendre l’Arenh au regard de la situation, ce qui est prévu par la loi en cas de situation particulière, comme plusieurs personnes nous l’ont confirmé ? Cela permettrait d’alléger la charge pesant sur EDF.

Enfin, avez-vous connaissance d’une veille, au ministère ou à la DGEC, sur les moyens de production développés par les fournisseurs alternatifs ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Il existe deux façons de considérer l’Arenh. Vu d’EDF, l’Arenh est une contrainte qui l’empêche de maximiser son chiffre d’affaires et ses revenus. Un autre point de vue consiste à y voir une très puissante protection des consommateurs français face à des fluctuations des prix de l’électricité très importantes ces derniers mois. Je nous invite à regarder ces deux volets de l’Arenh. Un certain nombre de nos voisins considèrent qu’il s’agit d’une forme de soutien, auquel ils souhaiteraient pouvoir accéder pour leur industrie. C’est un outil majeur de soutien à la compétitivité de nos industries et pour éviter d’exposer les consommateurs français à des fluctuations du prix de l’électricité.

Cela étant dit, certains points ne sont évidemment pas satisfaisants dans le mécanisme actuel. Quand j’étais ministre de l’énergie, pendant l’épidémie de Covid, les prix de marché étaient passés sous les prix de l’Arenh. Les clients ont rendu de l’Arenh à EDF, qui n’avait pas anticipé la vente de ces volumes et a été pris de court. Cette situation a certainement été préjudiciable pour EDF.

L’Arenh n’est donc pas un mécanisme parfait. Il comporte des enjeux de symétrie. Les gouvernements successifs ont montré qu’ils étaient aux côtés d’EDF quand l’entreprise a rencontré des difficultés financières. Il faut avoir en tête la situation financière d’EDF, l’importance cruciale de cette entreprise pour notre pays, la nécessité de s’assurer qu’elle a bien tous les moyens de son développement. En même temps, cela ne doit pas nous conduire à renoncer à ce qui est un outil, sans doute à améliorer, réformer ou adapter, mais un outil majeur pour la compétitivité de notre économie, de nos industries et pour la protection des ménages français.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Vous n’avez pas totalement répondu à mes questions. Avant de poser la dernière, rapidement, trouvez-vous inopportun de caler le montant du plafond de l’Arenh à la production effective à un moment donné ? Si je comprends votre raisonnement sur la question de la protection des consommateurs, il me semble qu’avant le dispositif de l’Arenh, les Français ont toujours été protégés par les tarifs réglementés de vente – à la fois les consommateurs particuliers, les entreprises et les collectivités.

Une autre question portait sur les moyens de production qu’ont pu développer les fournisseurs alternatifs. Il entrait bien dans l’esprit de la loi NOME que de leur permettre, en leur donnant accès à des tarifs préférentiels, d’en faire bénéficier leurs clients, mais en même temps de développer les outils de production, ce qui a été moyennement fait. J’aurais dit « absolument pas » il y a quelques années, mais certains se sont développés.

Ma dernière question est beaucoup plus rapide. Pensez-vous que dans ce contexte un peu particulier, la Commission européenne puisse être plus à l’écoute et moins arc-boutée sur son dogme de la concurrence ? Ne peut-on profiter de cette occasion pour régler à la fois la question de la construction du prix sur le marché de l’électricité et celle du renouvellement des concessions hydroélectriques, qui contribuent aussi à assurer la souveraineté énergétique de notre pays ? Nous l’avons vu dans les moments un peu difficiles : le soutien hydroélectrique a aussi été important.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Je n’ai en effet pas répondu à votre question sur le prix de l’Arenh. Ce sujet n’en était pas en 2015. Plus le temps passe, avec un prix de l’Arenh qui n’a pas été ajusté, plus il en devient un.

S’agissant du volume, je ne sais pas s’il faut tirer des généralités d’une situation dont nous espérons tous qu’elle soit atypique. Cette situation se caractérisait l’an dernier par une très faible disponibilité de notre parc nucléaire, avec non seulement un allongement des durées de maintenance, pour les raisons que j’ai évoquées, mais en plus une douzaine de réacteurs arrêtés suite à ce défaut de corrosion sous contrainte. Nous espérons tous que cela ne se reproduira pas. Ne bâtissons peut-être pas l’avenir sur une situation atypique.

Vous évoquez les fournisseurs et la nécessité qu’ils développent leurs propres capacités de production. Comme vous l’avez dit, certains le font. Dans le cadre de la réflexion sur le marché européen de l’électricité, nous portons le souhait d’avoir des exigences prudentielles plus fortes sur les fournisseurs d’électricité, pour qu’ils soient moins exposés et que, de ce fait, ils exposent moins leurs clients aux prix spot ou aux prix des marchés à terme à quelques mois. Ainsi, ils auraient une partie de leur approvisionnement de long terme, ce qui rejoint un autre dispositif que vous connaissez bien, je pense : les marchés de capacités.

Nous avons tous intérêt à ce qu’il y ait peu, voire pas d’opérateurs qui fassent du trading, et au contraire plus de fournisseurs avec des capacités d’approvisionnement sur des marchés de long terme, qui peuvent par ailleurs sécuriser le développement de capacités de production. Dans les réflexions que nous pouvons avoir sur la réforme du marché européen de l’électricité, il faut redonner toute leur place aux contrats de long terme, qui sécurisent les industriels qui en bénéficient et les producteurs qui signent ce type de contrat. Nous devons par ailleurs avoir des mécanismes de régulation plus perfectionnés que l’Arenh, en tout cas pour sécuriser des capacités de production et éviter d’exposer les consommateurs à des fluctuations de prix de marché. Nous portons effectivement cette préoccupation.

La Commission est-elle plus ouverte après les turbulences de ces derniers mois sur les marchés de l’énergie européens ? Très clairement, la présidente de la Commission est plus ouverte. Ensuite, on retrouve sans doute l’administration telle qu’en elle-même, mais il existe sans doute une volonté partagée avec la présidente de la Commission de faire évoluer les choses.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le bilan électrique 2022 de RTE nous rappelle qu’on a consommé en France 460 térawattheures d’électricité, que nous en avons produits 445 et que, donc, tout cela mis bout à bout, nous en avons grosso modo importé 16,5. Nous avons donc importé 4 % de notre consommation. EDF vend 120 térawattheures de son électricité en Arenh à des fournisseurs alternatifs. Il fournit à peu près autant sur du tarif réglementé. C’est donc EDF qui, essentiellement, achète de l’électricité à l’import au prix spot, donc le décuple du tarif habituel. Pourtant, ce sont les fournisseurs alternatifs qui augmentent leurs tarifs, notamment auprès des TPE et PME, alors qu’ils bénéficient de l’accès à l’Arenh.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). EDF a, en effet, été amené à importer de l’électricité, parce que quand on ne produit pas ce qu’on devait produire, on est dans une forme de défaut. Nous souhaitons que cela ne se reproduise pas et je nous invite tous à ne pas construire notre vision des règles du marché de l’électricité sur la base de ce que j’espère être une année exceptionnelle par la faible disponibilité circonstancielle de notre parc nucléaire. En effet, EDF s’est certainement retrouvé à devoir acheter l’électricité sur laquelle il comptait et qu’il n’a pas produite.

Je pense que nous avons tous rencontré des TPE et des PME qui subissaient une augmentation de leur facture d’électricité alors même que leur fournisseur était EDF. Il n’y a pas d’un côté des fournisseurs alternatifs qui auraient augmenté leurs prix et EDF qui n’aurait pas augmenté ses prix. À la fin, dans le prix de référence qui a été donné par la CRE à partir du début de l’automne, la part d’Arenh est bien prise en compte. Quand nous avons demandé, y compris à l’ensemble des fournisseurs, de revenir à 280 euros du MWh, nous tenons compte du fait qu’ils disposent tous d’une certaine part d’Arenh. Je ne partage pas la vision que tous les fournisseurs gagneraient beaucoup d’argent pendant qu’EDF en perdrait. Je crois que c’est plus complexe.

M. Charles Rodwell (RE). Vous avez parlé tout à l’heure de la politique du gouvernement et de notre majorité en matière énergétique, à savoir conquérir notre souveraineté et notre indépendance. Ma question porte en la matière sur les compétences. Vous le savez mieux que personne, il n’est pas d’indépendance sans compétence. Vous avez également été ministre du travail. Vous avez obtenu un certain nombre de succès en la matière ; je pense notamment au développement de l’apprentissage.

En la matière, donc, quelles sont les orientations que vous et votre gouvernement pouvez donner ou donnez aux compétences dans la filière nucléaire, que vous avez évoquées tout à l’heure, pour que la France forme suffisamment de techniciens, d’ingénieurs – on parle souvent des soudeurs, des chaudronniers et bien d’autres – qui seraient disponibles pour la filière nucléaire dans les années à venir ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Nous avons un enjeu général de former plus d’ingénieurs. Je peux vous assurer que la ministre de l’enseignement supérieur s’emploie à accroître nos capacités de formation et à mobiliser tous nos établissements d’enseignement supérieur pour former plus d’ingénieurs. Nous avons également besoin de former plus de techniciens et plus de jeunes aux métiers de l’industrie.

La réforme de l’apprentissage portée dans le précédent quinquennat permet précisément de donner de l’agilité aux centres de formation des apprentis, pour développer des formations qui répondent aux besoins de l’économie, et notamment les besoins importants dans le domaine de l’énergie, et spécifiquement de l’énergie nucléaire. Comme vous le savez, nous réfléchissons aussi à une réforme du lycée professionnel, pour pouvoir adapter beaucoup mieux nos cartes de formation en tenant compte des besoins de notre tissu économique et spécifiquement industriel.

Nous avons un autre enjeu, qui est ensuite que les jeunes s’orientent vers ces filières, notamment les jeunes femmes. J’ai eu l’occasion de le dire : nous avons prévu de mettre en place 10 000 parcours d’accompagnement pour des jeunes filles, pour essayer de leur donner toutes leurs chances, pour avoir demain de jeunes femmes dans les métiers scientifiques et techniques et notamment pour répondre aux énormes besoins de compétences que nous aurons dans notre filière nucléaire. Nous aurons l’occasion d’en parler avec les ministres demain, puisque je réunis un conseil national de la refondation (CNR) jeunesse aussi pour parler des sujets d’orientations. Nous continuons, dans notre pays, à très mal connaître ces métiers, à très mal connaître les possibilités de rémunération quand on est soudeur ou chaudronnier, à très mal connaître les perspectives d’évolution professionnelle. Nous avons un énorme défi, qui est non seulement de mettre en place les formations dont nous avons besoin, mais ensuite de remplir, si je puis dire, un certain nombre de centres de formation d’apprentis. Les lycées professionnels nous le disent : les jeunes ne vont pas encore spontanément vers ces filières, donc nous avons un très gros défi, qui est de faire connaître ces métiers, d’en faire la promotion, pour que les jeunes aillent effectivement dans ces métiers.

M. Alexandre Loubet (RN). Dans cette commission d’enquête, nous cherchons à identifier les raisons de la perte d’indépendance et de souveraineté énergétiques de notre pays. Pouvez-vous nous expliquer en quoi l’appartenance de la France au marché européen de l’énergie renforce l’indépendance et la souveraineté énergétiques de notre pays ? À partir du moment où nous ne sommes plus souverains pour déterminer les prix de l’énergie, bien évidemment à partir du coût de production en France – on ne peut pas déterminer des prix comme cela – et que nous sommes dépendants d’autres énergies venant d’autres pays, en quoi est-ce que cela participe du renforcement de notre indépendance et de notre souveraineté énergétique ? D’autant plus que vous faites payer cette décision aux ménages et à l’ensemble des TPE-PME qui aujourd’hui paient des factures énergétiques ahurissantes.

Le deuxième sujet sur lequel je souhaite vous interroger est un sujet sur lequel j’ai interrogé M. Arnaud Montebourg hier, dans le cadre de nos auditions. L’avenir d’EDF est bien évidemment indissociable de l’indépendance énergétique du pays. Début juillet 2022, vous avez annoncé la nationalisation intégrale du groupe EDF, et c’est une bonne nouvelle, mais la question que l’on peut se poser est : pour quoi faire ? Heureusement, vous avez a priori abandonné le projet Hercule de restructuration, qui visait entre autres à démanteler, en tout cas à disperser, si vous préférez ce terme, les activités du groupe EDF. Suite à l’arrivée du nouveau PDG d’EDF, M. Luc Rémont, vous lui avez adressé une feuille de route pour lui demander, d’ici l’été 2023, quelle est sa vision de la réorganisation, voire restructuration du groupe EDF.

Sans avoir encore, je suppose, les conclusions de M. Luc Rémont, pouvez-vous assurer la représentation nationale que votre gouvernement exclura toute proposition de restructuration qui vise à une cession ou une scission des activités du groupe EDF ? Je pense notamment à une scission entre les activités du nucléaire et d’énergies renouvelables.

Troisième sujet, vous avez cité, au tout début de votre audition, les trois piliers qui forment votre politique énergétique et notamment vous avez cité le premier d’entre eux, qui est la stratégie de sobriété que vous avez adoptée. Vous êtes aujourd’hui auditionnée sous serment. Dites sincèrement à la représentation nationale si cette stratégie de sobriété est une véritable volonté de votre part de réduire les consommations. Dans ce cas, cela m’inquiéterait beaucoup pour un gouvernement qui se dit pro-business, avec une volonté de développer la croissance, l’innovation et l’économie.

Je suis élu d’une circonscription qui est particulièrement industrielle et je peux vous assurer que bon nombre de PME, bon nombre d’ETI – beaucoup d’entreprises, et notamment des verreries et tant d’autres secteurs d’industrie – paniquent totalement quant à la possibilité qu’il y ait pu avoir des délestages cet hiver et qu’il puisse y en avoir dans les prochaines années. Cette stratégie de sobriété ne vise-t-elle pas, finalement, à dissimuler tout simplement une pénurie d’électricité et une incapacité du pays, à cause de l’abandon de la filière nucléaire, à répondre aux besoins dignes d’une puissance mondiale ?

Quatrième sujet sur lequel je souhaite vous interroger, suite aux pénuries d’électricité que nous avons traversées et que nous traversons : l’Assemblée nationale examine un projet de loi qui vise à accélérer l’installation de nouveaux réacteurs nucléaires. Ce projet de loi va dans le bon sens, dans son idée en tout cas. Toutefois, malgré la volonté de votre gouvernement de construire six nouveaux réacteurs dans les prochaines années, vous avez confirmé tout à l’heure ce qu’a annoncé Mme Pannier-Runacher ces derniers jours : a priori, votre gouvernement ne sait toujours pas comment il va financer ces cinquante milliards d’euros au moins qui sont nécessaires à la construction de six réacteurs nucléaires. Quelles pistes envisagez-vous, même si elles ne sont toujours pas arrêtées, pour financer ces plus de cinquante milliards d’euros qui permettront la construction des nouveaux réacteurs nucléaires ? Je m’inquiète de leurs répercussions économiques. Quelles garanties apporterez-vous pour que cet argent, je suppose essentiellement issu de la poche du contribuable, bénéficie en priorité aux emplois et aux entreprises françaises et n’aillent pas subventionner des groupes étrangers ? Cela nous empêcherait, bien évidemment, de relocaliser certaines activités que nous avons pu perdre.

Encore une fois, j’ai l’exemple dans ma circonscription de plusieurs entreprises qui souhaiteraient participer à ce programme de nouveau nucléaire, mais qui malheureusement, du fait de l’arrêt programmé de la filière nucléaire ces dernières années, se sont retrouvées à réduire leurs capacités et leurs ressources humaines. Elles ne seront évidemment pas compétitives face aux entreprises étrangères. Elles ont besoin de temps pour se développer.

Dernier sujet...

M. le président Raphaël Schellenberger. Monsieur Loubet, nous nous étions mis d’accord sur la sobriété dans la formulation des questions.

M. Alexandre Loubet (RN). Je serai très sobre pour la dernière.

Pour assurer la sécurité d’approvisionnement électrique du pays, votre gouvernement a annoncé en juin dernier, une semaine après les élections législatives, la réouverture de la centrale à charbon de Saint-Avold. Cette centrale à charbon a été fermée le 31 mars 2022, soit un mois avant l’élection présidentielle. Dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle, le candidat que vous avez soutenu, M. Emmanuel Macron, a affirmé que cette élection était un référendum pour ou contre l’écologie. Vous aviez affirmé que Mme Marine Le Pen voulait rouvrir des centrales à charbon, ce qui était faux. Or, une semaine après les élections législatives, vous annoncez la réouverture d’une centrale à charbon. Les salariés avaient entendu parler de cette réouverture pendant l’élection présidentielle et avant même la fermeture de mars 2022.

Lors de la fermeture de la centrale à charbon, en mars 2022, pouvez-vous m’assurer que le gouvernement dont vous faisiez partie n’envisageait pas de la rouvrir dans les mois qui suivraient ? Le cas échéant, pouvez-vous m’indiquer quand votre gouvernement, dont vous étiez Première ministre, a pris la décision de redémarrer cette centrale à charbon de SaintAvold ? Et enfin, question que se posent tous les élus, salariés et l’industriel, avezvous de la visibilité sur le nombre de saisons et d’années d’exploitation de cette centrale à charbon ? Je vous remercie, monsieur le président, de m’avoir laissé le temps de cette question.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Je pense que nous ne nous convaincrons pas mutuellement sur notre vision du marché européen. Je note simplement que, la plupart du temps, nous sommes contents qu’EDF puisse vendre son électricité sur les marchés européens, et à des prix significatifs, ce qui permet de renforcer notre opérateur national. Cette année, nous avons été heureux qu’EDF et la France puissent acheter de l’électricité sur les marchés européens, ce qui a évité de mettre nos concitoyens et nos entreprises en difficulté. Ma conviction, qui n’est pas la vôtre, est que nous avons besoin d’un marché européen de l’électricité.

Ensuite, une fois qu’on a posé ce point, il faut bien évidemment en définir les règles, et c’est toute l’ambition que nous portons dans la réforme du marché européen de l’électricité, qui protège nos consommateurs, notamment en leur permettant de bénéficier des coûts contenus de l’électricité nucléaire. Est-ce que cela renforce notre souveraineté ? Oui, je pense que cela nous renforce effectivement, de pouvoir vendre de l’électricité, la plupart du temps à nos voisins, et de bénéficier de leur solidarité quand nous en avons besoin. Cela peut aussi nous renforcer d’avoir, par le passé, importé du gaz de l’Est de l’Europe et d’avoir servi de point d’entrée pour en exporter dans les périodes que nous avons connues ces derniers mois. Je pense que, par ailleurs, face aux crises mondiales, l’Europe est plus forte dans un monde en pleine turbulence, y compris pour défendre les valeurs auxquelles nous sommes attachés, face à l'agression russe en Ukraine. Mais je pense que nous ne partageons pas ce point et que nous ne nous convaincrons pas ce soir.

Je peux vous dire et redire ce que mes ministres, ce que les précédents gouvernements du précédent quinquennat ont eu l’occasion de dire sur EDF : nous voulons impérativement conserver l’intégrité du groupe EDF. Tel est le projet de mon gouvernement. C’est dans ce cadre que le président d’EDF est amené à réfléchir à la meilleure organisation de son groupe.

Vous me demandez si la sobriété n’est qu’un habillage pour masquer la pénurie d’électricité et si les industriels ont des raisons de s’inquiéter. Je pense que les industriels sont heureux que nous les ayons accompagnés pour baisser leur facture énergétique. Je peux vous assurer que les cinquante sites les plus émetteurs que nous accompagnerons avec quatre milliards d’euros d’investissements pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre sont contents. Le président de la République a même évoqué la possibilité de mettre quatre millions d’euros de plus s’ils pouvaient rehausser leurs ambitions dans la baisse des émissions de gaz à effet de serre. Je pense que, de façon générale, les entreprises sont heureuses qu’on les accompagne sur la sobriété énergétique, parce que, quand on baisse ses consommations, on fait des économies et on est plus rentable, quand on est une entreprise. Nous ne devons donc pas croiser les mêmes entreprises.

Je ne vais pas vous exposer aujourd’hui les modèles de financement du nouveau nucléaire, mais, largement, la production d’électricité est une activité économique qui a vocation à se financer par la vente d’électricité. Ensuite, je l’ai dit, à la fois pour les consommateurs comme pour les producteurs, il est important d’avoir des outils tels que les marchés de long terme ou ce qu’on appelle des contrats pour différence, qui permettent d’éviter des fluctuations trop importantes et de sécuriser le producteur comme le consommateur. Nous aurons l’occasion d’en reparler plus longuement, j’imagine, quand nous aurons approfondi cette réflexion.

Vous me demandez quelle décision a été prise au début du printemps 2022. J’étais ministre du travail, donc je ne suis pas en mesure de vous répondre sur Saint-Avold.

M. le président Raphaël Schellenberger. Lorsque vous arrivez au ministère de l’écologie en 2019, c’est de façon à peu près contemporaine à l’abandon du programme Astrid. M. François Jacq nous a expliqué que la vision à ce moment-là du potentiel de disponibilité d’uranium est telle qu’il n’y a pas urgence à mobiliser la ressource que constitue l’uranium appauvri et donc à mettre en œuvre de façon trop précipitée le projet Astrid.

Vous avez, dans vos propos, plusieurs fois mentionné l’humilité qui doit être celle des décideurs publics face à des circonstances qui parfois changent. Avez-vous le sentiment qu’entre 2019 et aujourd’hui, 2022, l’environnement mondial du besoin prévisionnel en matière d’uranium ait changé ? Considérez-vous qu’avec le renouveau du nucléaire qui se joue aujourd’hui, nous pourrions avoir plus, qu’en 2019, besoin d’accélérer la mobilisation de l’uranium appauvri comme ressource de production d’électricité ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Astrid était un prototype de réacteur à neutrons rapides. Le projet a connu un dérapage considérable de ses coûts, sans que l’on ait de garantie que les dérapages annoncés soient les derniers. Étant entendu qu’aujourd’hui, la technologie sur la base de laquelle nous allons fonder notre nouveau nucléaire est l’EPR et non des réacteurs à neutrons rapides, nous nous sommes dit que la priorité n’était pas de poursuivre le développement de ce prototype de réacteurs à neutrons rapides, mais de poursuivre la recherche sur une future génération, après les EPR2 que nous lançons, pour être mieux armés dans le développement d’un réacteur à neutrons rapides.

Sur l’uranium de retraitement, c’est sans doute de cela que vous parlez...

M. le président Raphaël Schellenberger. Non, je parle d’Astrid – on devient technicien après 150 heures d’auditions. Si j’ai bien compris, l’intérêt du réacteur à neutrons rapides est de mobiliser l’uranium appauvri largement disponible en France. Le point de vue que nous a expliqué M. François Jacq, qui a justifié l’abandon d’Astrid, est de dire que nous n’aurons pas besoin de mobiliser ce stock d’uranium appauvri aussi vite qu’on a pu l’imaginer dans les années 1990 ou 2000, du fait du ralentissement mondial de la demande prévisionnelle d’uranium, suite notamment à Fukushima. Imaginez-vous que nous aurons aujourd’hui besoin plus rapidement que pensé en 2019 de mobiliser des stocks d’uranium appauvri ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Je ne pense pas que l’on puisse dire qu’Astrid est la façon la plus directe de mobiliser les stocks d’uranium appauvri. Astrid est un prototype de réacteur à neutrons rapides. En retombées, il peut permettre de mobiliser de l’uranium appauvri, à supposer que l’on se mette à généraliser les réacteurs à neutrons rapides, ce qui n’a jamais été un projet existant. C’est une technologie sur laquelle on a sans doute voulu aller trop vite en voulant passer au stade du prototype, sur lequel il faut continuer la recherche et le développement. Au-delà, nous devons réfléchir à la façon de mieux assurer notre souveraineté sur toutes les technologies de traitement et sur toutes les filières industrielles. Nous devons poursuivre la réflexion pour renforcer notre souveraineté dans ce domaine.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je suis désolé, mais je n’ai eu que pas ou peu de réponses à mes premières questions. Elles étaient visiblement mal formulées, donc je vais en reformuler une partie.

La seule politique que j’ai perçue quand vous étiez directrice de cabinet, ministre, puis Première ministre aujourd’hui, pour baisser notre dépendance aux importations de pétrole et de gaz, était la politique fiscale. Estimez-vous que la politique fiscale qui consiste à pénaliser de manière semblable les ménages sur l’utilisation d’énergies fossiles soit une bonne politique, après près de trente ans de cette politique et une amplification depuis huit ans ? Je ne vois pas en quoi les éléments que vous m’avez apportés répondaient à cette question.

Sur le rôle du gaz avec nos partenaires européens, vous avez fait une pirouette souverainiste. Soit. Il se trouve qu’Engie est exposé à hauteur d’un milliard d’euros dans le capital de Nord Stream 2. Il a mené cette opération alors que l’État était son actionnaire entre 20 % et 30 %. Donc l’État français a laissé une entreprise dont il était largement actionnaire avoir un intérêt dans Nord Stream 2. Cela a-t-il été porté à votre connaissance ? Oui ou non, cela vous a-t-il semblé un problème à l’époque ?

Troisième point, je n’ai pas compris votre réponse au président sur Astrid. Le principe d’un prototype n’est pas de faire une exposition dans un showroom, mais de le faire fonctionner et de le généraliser. Un tel prototype serait-il utile, oui ou non, pour employer notre stock d’uranium appauvri et cesser notre dépendance aux importations d’uranium étrangères ?

Je n’ai pas eu de réponse sur le rapport RTE. Vous avez à plusieurs reprises, sauf erreur, indiqué que c’était la source essentielle de vos décisions et que cela le restait. Vous avez parlé de l’Agence internationale de l’énergie, mais sauf erreur de ma part, cette agence ne s’occupe pas des prévisions d’électricité nécessaire en France. Elle donne des recommandations générales sur le mix, sur ce qu’il est possible de faire, mais elle ne pilote pas ce genre d’outil. Vous n’en avez d’ailleurs jamais parlé auparavant.

Une fois de plus, les prévisions de RTE sont votre outil principal. Vous dites qu’il est défaillant. Un exemple récent : vous dites aujourd’hui que le fait que RTE n’ait pas étudié un rapport où le poids du nucléaire est plus important est lié aux limites, affirmées sans preuve dans ce rapport, de la filière nucléaire. Votre ministre en charge, Mme Pannier-Runnacher, a indiqué hier dans Les Echos qu’elle demanderait à la filière si elle était capable de faire plus. Soit Mme Pannier-Runnacher se trompe, c’est-à-dire que la question a été posée et il lui a été répondu que la filière ne pouvait pas faire plus, soit la question ne lui a pas été posée et Mme Pannier-Runnacher va lui répondre. Le fait que RTE n’ait pas fait de scénario est-il lié, oui ou non, à une réalité de la filière, ou est-elle est liée à une posture politique ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Je pense que vous n’étiez pas là au début, mais j’ai essayé d’exposer ma vision de la politique en matière d’énergie. Du reste, je l’avais fait lors d’un débat organisé en application de l’article 50-1 de la Constitution. Je pense avoir expliqué comment nous traduisions en actes notre ambition de sortir des énergies fossiles. Je peux recommencer l’exposé et vous expliquer comment, comme ministre des transports, je me suis efforcée de proposer des alternatives à l’usage individuel de la voiture thermique, comment, comme ministre de l’écologie, je me suis efforcée de proposer des dispositifs plus efficaces pour réduire les consommations des bâtiments, comment aujourd’hui nous sommes en train de travailler dans le cadre de la planification écologique, pour réduire nos consommations...

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce n’est pas ma question.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Je ne comprends pas votre question.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Estimez-vous que la politique fiscale soit utile ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Ce n’est pas la question que vous m’avez posée. Vous me demandez si la politique fiscale est le seul instrument pour baisser notre dépendance aux énergies fossiles. Je vous renvoie donc au début de mon intervention et à mon intervention dans le cadre du débat 50-1 sur la façon dont je conçois la politique énergétique de mon pays.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je n’ai jamais posé cette question.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Je suis à votre écoute, si vous voulez reformuler.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). La question que je vous ai posée n’est pas : la politique fiscale sur les énergies fossiles est-elle la seule politique possible ? Je vous ai demandé si, à la lumière de l’expérience de plusieurs années, vous estimez que cette politique fiscale sur les ménages fonctionne.

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Si votre question est de savoir si le seul instrument est la politique fiscale, clairement, non. Je pense que c’était strictement votre question. Donc, la réponse est non.

Est-il aujourd’hui pertinent d’augmenter la fiscalité sur les énergies fossiles, avec le niveau de prix de ces énergies ? Je ne pense pas. Quand nos concitoyens paient le litre d’essence ou de diesel près de deux euros, le gouvernement n’envisage pas d’augmenter la fiscalité sur les énergies fossiles. Le gouvernement essaie de répondre aux difficultés de nos concitoyens, par exemple en accélérant sur les solutions alternatives, avec un grand plan de cent milliards d’euros d’ici 2040 sur le ferroviaire, en soutenant nos concitoyens, en leur proposant un véhicule électrique grâce à un leasing à moins de cent euros par mois. Ce sont tous les outils sur lesquels nous sommes en train de travailler pour baisser notre dépendance aux énergies fossiles.

Sur les autres questions, je n’étais pas en responsabilité au moment où Engie a pu s’impliquer dans Nord Stream.

Sur Astrid, vous pouvez dire qu’il n’y a qu’à généraliser le prototype, mais quand les coûts du prototype sont en train de déraper, notre responsabilité, comme responsables des finances publiques de notre pays, n’est pas d’accélérer.

M. Antoine Armand, rapporteur. Pour faire le lien avec les propos de M. Tanguy, si l’amendement que j’ai porté et qui a été adopté tout à l’heure en commission des affaires économiques sur la possibilité de construire davantage que quatorze réacteurs à l’horizon 2050 est adopté en séance, nous aurons le loisir d’avoir des réponses de la filière, de manière encore plus importante.

Nous avons peu parlé d’énergies renouvelables. Pouvons-nous avoir votre sentiment ainsi que les mesures que vous avez prises ou que vous comptez prendre aujourd’hui, en prospectif, sur les énergies renouvelables hors électricité ? On parle souvent peu d’énergies renouvelables, mais on parle encore moins des énergies renouvelables dites thermiques, notamment. Je sais qu’un certain nombre de propositions sont encore dans le débat public sur la géothermie et sur le gaz renouvelable. Sans pouvoir transférer tous les usages vers l’électricité, on comprend que c’est aussi une manière de sortir de notre dépendance aux énergies fossiles.

Avez-vous le sentiment, notamment, que le pays a des filières industrielles suffisamment robustes en la matière et, si ce n’est pas le cas, qu’il faut les renforcer pour avoir à la fois cette sortie des énergies fossiles et en plus d’avoir les filières françaises qui permettent d’y parvenir ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Sur les énergies renouvelables, et les échanges que j’avais récemment avec la présidente de la Commission le montrent, nous avons tous été choqués de voir que notre pays a raté la marche du photovoltaïque. Nous avons également raté la marche de l’éolien terrestre. Je peux vous assurer de la détermination de mon gouvernement à être bien présents sur les énergies d’avenir.

J’ai mentionné l’hydrogène. Je pense que les neuf milliards d’euros que nous allons mobiliser sont cruciaux pour soutenir une filière complète dans le domaine de l’hydrogène. Dans le domaine de l’éolien marin, il est crucial d’être présents sur cette filière. Sur la géothermie, c’est une forme d’énergie que nous avons sans doute insuffisamment mobilisée par le passé. Quelques mauvaises expériences il y a très longtemps avec le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) nous ont peut-être détournés de l’intérêt de la géothermie. Nous sommes décidés à mobiliser ces sources d’énergie. Vous parlez aussi des biogaz : ils sont une source d’énergie importante, car nous aurons besoin de gaz. Il est donc important de pouvoir produire du biogaz. Il est important d’avoir des filières françaises pour le faire. C’est important en création de richesses dans les territoires, en complément de revenus aussi dans les territoires ruraux. Sur tous ces champs, nous souhaitons avancer.

Nous aurons évidemment une très forte vigilance à développer simultanément ces nouvelles énergies et en même temps les filières industrielles qui les accompagnent. Je l’ai évoqué aussi sur les futures générations de panneaux photovoltaïques et notre volonté de retrouver notre souveraineté sur ces filières pour l’avenir.

M. le président Raphaël Schellenberger. En prenant la décision de sortir du moteur thermique, ne sommes-nous pas en train de nous empêcher de gravir une marche technologique ? Le sujet n’est pas de dire qu’il faut conserver des hydrocarbures fossiles dans nos moteurs thermiques, mais peut-être avons-nous des moyens de décarboner le moteur thermique par des carburants de cycle carbone neutre. En interdisant le moteur thermique, ne sommes-nous pas en train d’organiser le ratage de cette marche ?

Mme Élisabeth Borne, Première ministre, ancienne ministre de la transition écologique et solidaire (2019-2020). Quand on discute avec eux, nos industriels de l’automobile alertent aussi sur la soutenabilité pour eux de poursuivre toutes les hypothèses technologiques. On pourrait se dire : continuons à réfléchir sur l’amélioration des rendements des moteurs thermiques dans la perspective d’avoir demain des carburants de synthèse. Dans les débats au niveau européen sur les futures normes d’émissions de polluants pour les véhicules Euro 7, nos industriels nous disent aussi : « Nous avons le défi des véhicules batterie. Nous avons le défi des véhicules hydrogène. Nous avons encore à gérer des technologies hybrides. Ne nous demandez pas, dans le même temps, de continuer à investir pour optimiser le moteur thermique. » La décision que prend la Commission européenne de se recentrer sur les technologies autres que thermiques répond aussi à un appel de nos industriels, de dire : « On ne peut pas mobiliser des financements de R&D en courant tous les lièvres à la fois. ».

Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas aussi à réfléchir, le cas échéant, à des carburants de synthèse, notamment si nous développons toutes les technologies de capture de carbone. Si l’on peut avancer sur cette technologie, ce sera bienvenu pour participer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports, parallèlement au développement de solutions alternatives à la voiture individuelle et à l’électrification du parc. Il existe aussi une question de soutenabilité dans la palette des technologies que nos industriels peuvent continuer à développer.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie de votre disponibilité devant notre commission d’enquête parlementaire. Je crois que les réponses que vous nous avez apportées seront utiles à nos travaux. Il s’agissait de la dernière audition de notre commission d’enquête dans son format habituel. Nous entendrons également les deux anciens présidents de la République dans deux semaines, mais sous un autre format, eu égard aux règles habituelles de séparation des pouvoirs.

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27.   Audition de M. François de Rugy, ancien Président de l’Assemblée nationale, ancien Ministre d’État, Ministre de la Transition écologique et solidaire (8 mars 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous accueillons ce soir, dans le cadre de notre commission d’enquête, M. François de Rugy, qui a présidé l’Assemblée nationale au début de la précédente législature avant de devenir ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire.

En préambule, j’aimerais préciser aux membres de notre commission d’enquête et à ceux qui suivent nos travaux qu’il s’agit là de la dernière audition avant d’entamer une phase de rédaction du rapport et de recevoir les deux anciens Présidents de la République la semaine prochaine, dans un cadre un peu différent. En effet, ceux-ci ne sont pas responsables devant le Parlement en leur qualité d’anciens Présidents de la République. Le format de nos auditions sera donc différent.

Nous attaquons la 142e heure d’audition de notre commission d’enquête ce soir. Cela représente une quantité d’auditions et de travail relativement conséquente pour une commission d’enquête parlementaire.

J’aimerais en profiter pour remercier publiquement les administrateurs et le secrétariat de cette commission pour la disponibilité, la qualité du travail déjà fourni. En tant qu’élus de la Nation, il est très agréable de pouvoir se reposer sur une administration aussi disponible et au service du travail des parlementaires. Je souhaite remercier également l’ensemble des collègues qui ont participé aux travaux de cette commission pour la qualité des questions, pour l’ambiance, ainsi que pour le respect qui a animé l’ensemble de nos auditions. Ce n’est pas forcément évident pour un sujet clivant sur le plan politique, mais je pense que nous y sommes parvenus.

Monsieur le président, merci d’avoir accepté de venir devant notre commission pour partager avec nous vos analyses. Vous avez été président de l’Assemblée nationale en 2017 avant d’être nommé ministre d’État après la démission de M. Nicolas Hulot, que nous avons auditionné. Votre analyse en tant qu’ancien président de l’Assemblée nationale, ancien député, nous intéresse. Les auditions organisées par notre commission d’enquête ont en effet montré l’importance que pouvaient revêtir les dispositions votées par le Parlement dans le domaine de l’énergie.

Vous avez été élu député en 2007 puis réélu en 2012 et 2017. Vous avez par ailleurs présidé le groupe écologiste de l’Assemblée de 2012 à 2016.

La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) du 17 août 2015 a fait l’objet, dans le cadre de notre commission, de nombreux commentaires, notamment sur la qualité de l’étude d’impact et des outils de programmation destinés à donner à la représentation nationale les moyens d’information et de suivi nécessaires.

Vous avez ensuite été ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire de 2018 à 2019, période marquée par le mouvement des gilets jaunes et le lancement de deux évènements importants : le Grand débat national et la Convention citoyenne pour le climat.

Vous avez été signataire, avec le Premier ministre d’alors, Edouard Philippe, du projet de loi relatif à l’énergie et au climat, adopté après votre départ du ministère. Son exposé des motifs fait état de la substitution de la neutralité carbone au facteur 4, également largement discutée dans nos travaux, comme étant un point de rupture, et annonce que le délai au terme duquel le mix électrique devra comprendre au plus 50 % de nucléaire est repoussé à 2035, en précisant que « cela correspond à la fermeture de quatorze réacteurs sur la période, dont deux à quatre d’ici 2028 en plus de ceux de Fessenheim ».

Vous êtes par ailleurs un homme politique appartenant au mouvement écologiste qui a été traversé par différents courants et avez exprimé parfois votre désaccord avec certaines orientations.

Vos réflexions sur les conditions dans lesquelles la politique énergétique de notre pays est définie et les leçons que vous tirez de votre expérience politique enrichiront celles que nous avons d’ores et déjà recueillies auprès d’autres personnalités que nous avons auditionnées.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. François de Rugy prête serment).

M. François de Rugy, ancien président de l’Assemblée nationale, ancien ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs, je voudrais tout d’abord saluer la création de cette commission d’enquête. C’est assez rare sur ce sujet. Il y en a déjà eu une en 2014, mais qui portait sur les coûts de la filière nucléaire. Je crois donc que des sujets se recoupent. Je ne doute pas qu’elle vous permettra, en tant que députés, d’aller au plus près de la vérité, de ce qu’est la réalité non seulement de la situation énergétique actuelle, mais de ce qui a amené à cette situation.

Je parlais d’approcher la vérité. Manifestement, cela n’est pas facile, si j’en crois quelques trous de mémoire de certaines personnalités que vous avez auditionnées ou l’incapacité d’autres à assumer ce qu’étaient leurs responsabilités. Pour ma part, j’essaierai donc de répondre aussi précisément que possible à vos questions et d’assumer les responsabilités qui ont été les miennes au gouvernement. Je m’exprimerai surtout en tant qu’ancien ministre de l’écologie, donc de l’énergie, entre 2018 et 2019. Je n’oublie pas que j’ai été député de nombreuses années et qu’à ce titre, j’ai suivi les débats parlementaires, législatifs, sur un certain nombre de textes qui ont pris des décisions en matière énergétique.

Je crois pouvoir dire que le débat politique actuel sur l’énergie est beaucoup plus intense qu’il a pu l’être par le passé. Cela amène peut-être parfois à des choses un peu caricaturales, mais je m’en félicite, car je crois qu’il est dommage que pendant de très nombreuses décennies, en France, il n’y ait pas eu beaucoup de débats.

Il faut reconnaitre que cela n’a pas commencé aujourd’hui. En 2005, une loi sur l’énergie parlait déjà des objectifs climatiques, d’un mix énergétique, électrique en tout cas, composé à la fois du nucléaire et des énergies renouvelables. En 2010, la loi NOME (Nouvelle organisation du marché de l’électricité) a pris des décisions importantes sur le marché électrique, notamment la question de l’Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) qui a dû souvent être débattue ici. En 2015, il y a eu la loi de transition énergétique et de croissance verte. Plus près de nous encore, moins connue et peut-être moins directement perçue comme étant reliée à votre sujet, mais qui l’est pourtant : une loi présentée à la fin de 2017 par le ministre Nicolas Hulot interdisait toute exploration et production d’hydrocarbures en France. On pourrait penser que cela n’a pas de conséquence parce que notre pays ne recèle pas beaucoup de ressources en la matière. Il y en a sans aucun doute au large de la Guyane. Avant cette loi, Total a obtenu un permis et l’a utilisé. Il n’a pas trouvé de pétrole. Tout le monde savait qu’il existait de fortes chances pour qu’il y en ait sur des zones proches. Total n’a pas pu demander de nouveau permis. Par ailleurs, les gaz et pétrole de schiste sont assez abondants dans le sous-sol de nombreuses régions françaises. Un choix assez consensuel consiste à s’interdire de les exploiter. En termes de souveraineté énergétique, ce n’est pas neutre, en particulier aujourd’hui où l’on voit à quel point l’alimentation en gaz notamment est un sujet difficile.

En 2019, j’ai présenté en Conseil des ministres puis en première lecture à l’Assemblée nationale un projet de loi « énergie climat » qui a amené à prendre des décisions sur ces sujets, en complément de ce que nous avions présenté lors de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

S’agissant de la situation de la production d’électricité – car en réalité, on parle de l’électricité plus que de l’énergie – quand je suis devenu ministre en 2018, la situation était relativement stable depuis de très nombreuses années. Sur les trente dernières années, on avait une très grande stabilité en France de la production électronucléaire et de la production hydraulique. Les deux seuls changements qui commençaient à se ressentir depuis cinq ou dix ans étaient le déclin des centrales thermiques. On en parle très peu, mais ce n’est pas une décision politique, c’est une décision de l’entreprise EDF qui a fait le choix de fermer des centrales au fioul. Ainsi, à Cordemais, il existe toujours deux tranches au charbon, mais deux tranches au fioul ont été fermées. À Porcheville, dans les Yvelines, la centrale a été intégralement fermée. Enfin, le développement des énergies renouvelables, principalement l’éolien et le solaire, est sensible sur cette période. Une fois encore, on parle de l’électricité ; si l’on parle du reste de l’énergie, il existe d’autres sujets.

Je suis arrivé au gouvernement en septembre 2018. La situation se caractérisait alors par quelque chose que l’on a beaucoup de mal à imaginer aujourd’hui, mais cela est naturellement vérifiable : des prix extrêmement bas de l’électricité sur les marchés de gros en Europe. Il s’agit bien de marchés de gros et non de marchés spots à un instant t. En moyenne, les contrats de gros étaient inférieurs à 40 euros le mégawattheure. Aujourd’hui, des prix aussi bas paraissent complètement surréalistes. Les concurrents d’EDF en France ne faisaient même pas appel à l’Arenh à laquelle ils avaient accès, parce qu’à 42 euros à l’époque, c’était trop cher par rapport au prix de marché. En 2018, cela a dû monter à environ 50 euros. On l’oublie, mais sur l’année 2021, les prix étaient encore de cet ordre-là.

Nous sommes inscrits dans un marché européen et à ce moment-là, l’Europe est plutôt en situation de surproduction. En effet, il y a eu un développement assez fort des renouvelables dans de nombreux pays. Ceux-ci ont mis sur le marché de l’électricité que l’on peut considérer à coût zéro puisque de toute façon, elle était achetée à un prix fixé d’avance. Cela s’est développé davantage dans certains pays, mais cela a pesé sur le marché. Dans le même temps, les capacités classiques étaient maintenues parce que les gouvernements avaient un peu plus de mal ; il est toujours plus difficile de fermer des centrales que d’en ouvrir.

Dans un premier temps, il y a donc eu ce mouvement d’augmentation de la production sur le renouvelable sans baisser le classique. Cela avait pour conséquence très concrète que cela n’incitait pas les énergéticiens, petits ou grands, à investir, dans la mesure où la rentabilité économique était faible. À l’époque, on considérait que le coût de l’électricité produite par les éoliennes était d’environ 70 euros le mégawattheure. Lorsqu’on se trouve sur un marché qui tourne entre 40 et 50 euros, 70 euros paraissent très chers.

Par ailleurs, Madame Nathalie Kosciusko-Morizet l’a peut-être évoqué, en 2010, on a brutalement stoppé le développement du solaire photovoltaïque en France. 13 000 emplois ont été supprimés. On a tout stoppé pendant six mois au motif que cela fonctionnait trop bien, c’est-à-dire que la production commençait à « s’emballer », au lieu de réguler le système et de baisser un peu le prix d’achat, ce qui aurait permis de continuer à développer cette filière.

Surtout, en matière de nucléaire, Hinkley Point, le projet porté par EDF pour le Royaume-Uni, est signé entre 90 et 100 euros le mégawattheure. D’ailleurs, certains au Royaume-Uni avaient reproché au gouvernement britannique de signer un contrat à ce prix, même si c’était à une échéance de dix ans, parce qu’ils jugeaient cela beaucoup trop cher par rapport au marché. J’avais moi-même des échanges avec mes homologues britanniques quand j’étais ministre et ceux-ci m’indiquaient que l’on n’allait pas plus loin sur le nucléaire, au motif que cela était plus cher que d’autres modes de production.

Quand j’ai été nommé ministre, la programmation pluriannuelle de l’énergie (décret d’application de la loi de transition énergétique de 2015) n’était toujours pas finalisée. En tant que député, j’ai soutenu le gouvernement précédent, mais celui-ci a opéré un choix que je ne partageais pas qui consistait à renvoyer à 2017 la définition d’une vraie PPE. En 2015, après l’adoption de la loi, un décret a été émis, mais qui se contentait de proroger l’existant. On disait de façon un peu triviale : « on refile le bébé au gouvernement suivant ».

Quand j’arrive à l’automne 2018, beaucoup de travail a été fait, mais rien n’est finalisé. Plusieurs scénarios circulent pour appliquer cette loi. Très vite, nous prenons des décisions dans un cadre politique qui est les engagements du Président de la République, M. Emmanuel Macron. Avant d’être élu, M. Emmanuel Macron a indiqué dans sa campagne qu’il s’inscrivait dans le cadre de la loi de 2015, qu’il la mettrait en œuvre – contrairement à d’autres candidats qui avaient d’autres points de vue. Je le rappelle, car on dit souvent qu’une fois élus, les candidats ne respectent pas leurs promesses. Les anciens Présidents de la République que vous interrogerez pourront démontrer sans grandes difficultés qu’ils ont plutôt tenu leurs promesses, qu’il s’agisse de M. François Hollande, M. Nicolas Sarkozy avant lui ou Emmanuel Macron élu en 2017.

Ma feuille de route en tant que ministre, fixée par le Président et le gouvernement, était de mettre en œuvre cet engagement et de finaliser la programmation pluriannuelle de l’énergie, avec l’insistance qu’il avait eue sur le développement des énergies renouvelables et le maintien d’une part importante de nucléaire. Je tiens à le dire, car quand on entend certaines auditions, on a l’impression que M. Emmanuel Macron était antinucléaire. Il n’a jamais été antinucléaire et n’a jamais fait la moindre déclaration en ce sens. Quand il était ministre de l’économie, il a beaucoup poussé à la signature du contrat Hinkley Point avec le Royaume-Uni pour EDF.

Nous décidons de reporter l’échéance de 2025 à 2035. Cela a été acté dans la loi en 2019. Je pourrai revenir sur le contexte de l’époque, mais je dirais que le débat politique, n’était pas du tout structuré comme il l’est maintenant, notamment le débat médiatique.

Vous m’avez demandé mon analyse sur la situation actuelle. Elle est très dégradée. Cela tient pour moi à la conjonction de deux phénomènes totalement imprévisibles en 2017, 2018 ou même 2019 quand j’ai quitté mes fonctions.

Le premier phénomène est la baisse des moyens de production classique partout en Europe, notamment thermique. De nombreux pays d’Europe décident de fermer leurs centrales thermiques pour remplir des objectifs climatiques. Contrairement à la France, pour beaucoup de pays d’Europe, la production d’électricité pèse lourd dans les émissions de gaz à effet de serre. Par conséquent, fermer les centrales thermiques permet assez rapidement de baisser les émissions de gaz à effet de serre. L’Allemagne ferme également des centrales nucléaires.

Nous sommes dans un marché européen. M. François Brottes, que vous avez auditionné, a insisté sur ce point à juste titre : l’Union européenne subventionne et incite beaucoup à ce qu’il y ait des interconnexions, ce qui est une très bonne chose. Mais il se pose un problème, que j’ai pu constater quand j’étais ministre : il n’existe pas de coordination entre les gouvernements européens sur la production. On a le même marché, le même réseau interconnecté, mais chaque pays est très jaloux de ses choix en matière énergétique. Il est donc très compliqué de coordonner la production.

L’autre phénomène est la chute jamais vue des disponibilités du parc nucléaire français, c’est-à-dire la capacité des centrales nucléaires à produire de l’électricité, à l’inverse de tout ce que nous avaient indiqué les responsables d’EDF, en tout cas pendant toute la période où j’étais ministre, c’est incontestable.

Au passage, le problème s’est posé de la même façon, avec un petit décalage dans le temps, en Belgique. C’est Engie, entreprise française, qui opère en Belgique les centrales nucléaires, car elle avait racheté Electrabel, l’opérateur historique, « l’EDF belge » si l’on peut dire. Il y a aujourd’hui une décision du gouvernement belge de fermer, mais à l’époque, ce n’était pas une décision politique, c’était l’incapacité à produire en toute sécurité, avec la fermeture totalement imprévisible à l’époque en Belgique. Ce phénomène se produit en France en 2022.

Il faut rappeler aussi l’incapacité d’EDF, encore à ce jour, à mettre l’EPR de Flamanville en service. Je peux dire avec une certaine antériorité comme député, comme ministre, à nouveau comme député et aujourd’hui comme observateur, qu’on nous a indiqué quasiment chaque année, que ce serait l’année prochaine, que les problèmes allaient être réglés. Ce n’est pas le cas malheureusement. Malheureusement, parce que ce sont des moyens de production dont nous avons besoin.

S’ajoute à cela – c’est moins important, mais cela joue un rôle – des retards sur les parcs éoliens en mer. Le Conseil d’État a pris une décision assez lourde de conséquences : il a donné droit à des associations d’habitants du littoral d’être considérées comme des associations de riverains ayant intérêt à agir pour contester des projets éoliens. Ils ont eu tort sur le fond, mais sur la forme, après des décisions à deux niveaux de juridiction qui les déboutaient, on a considéré qu’ils avaient droit. Les parcs éoliens en mer en France, notamment le premier en Loire-Atlantique, se trouvent à 12 kilomètres du littoral. Le débat politique au Parlement, quand M. Nicolas Sarkozy, puis M. François Hollande, puis M. Emmanuel Macron étaient Présidents de la République, était de développer l’éolien en mer justement parce qu’il n’y aurait pas de problèmes avec les riverains contrairement à l’éolien terrestre. C’est un problème. Il existe aussi un retard sur quelques moyens de production comme la centrale à gaz de Landivisiau également pour des questions de recours.

Vous m’avez demandé ce qu’il en était de la question de la souveraineté dans notre processus de décision. Tout d’abord, la consommation d’énergie en France ne se limite pas à l’électricité. Il existe une petite ambiguïté : dans l’intitulé de votre commission, on parle bien de la souveraineté énergétique, mais j’observe que dans tous les débats, on vient vers l’électricité.

Globalement, la consommation d’énergie en France tout confondue est 1 600 térawattheures. Quand le parc nucléaire présentait un bon niveau de disponibilités, l’électricité représentait 450 térawattheures, soit un peu plus de 25 % du total. Cela signifie que pour une grande part, le reste est encore constitué d’énergies fossiles. Le pétrole représente 680 térawattheures, le gaz, 320 térawattheures, le charbon, 12 térawattheures, 100 % importés. Il est important de le rappeler, car il s’agit là d’un problème de souveraineté majeur. En 2022, la contribution de l’énergie au déficit commercial est de 44 milliards d’euros.

Cela a toujours été au cœur de nos décisions, mais dans une réflexion à la fois technologique et économique. Il y a eu le « quoi qu’il en coûte ». Je ne sais pas s’il est encore d’actualité, mais il est sûr que l’on n’était pas dans la logique de « nous faisons les projets quoi qu’il en coûte », car il y a tout de même une dimension économique majeure.

Quand j’étais ministre, je n’ai jamais manqué de rappeler dans mes interventions publiques, au Parlement ou dans les médias, la nécessité de la sécurité d’approvisionnement en électricité. Systématiquement, cela était balayé d’un revers de main par les médias qui considéraient que je disais cela pour faire diversion. Parce qu’à l’époque, c’était une évidence : on branche un appareil électrique, il y a toujours de l’électricité. C’était devenu un geste d’une banalité totale avec une énergie relativement abondante et relativement bon marché. Le Président de la République a parlé de la fin de l’abondance. Il avait tout à fait raison, mais cette prise de conscience n’existait pas du tout à l’époque. Dans le contexte médiatique, les deux questions que l’on me posait toujours étaient : quand allez-vous fermer les centrales nucléaires ? Quand allez-vous fermer les centrales à charbon ? Je parlais de la sécurité d’approvisionnement ; on n’en avait rien à faire, cela était vu comme une diversion, ce qui est très grave.

Dans ce contexte, la souveraineté résidait dans le maintien du nucléaire, qui était l’engagement du Président de la République, et dans le développement des renouvelables. Les renouvelables, au-delà de la simple électricité, ce sont les ressources de nos territoires, du made in France. L’éolien, c’est le vent qui souffle en France. Le solaire, c’est le soleil qui brille en France. C’est le biogaz. C’est l’hydroélectricité, mais il se pose une difficulté à développer la production hydroélectrique, car les potentiels sont déjà très fortement exploités et plus personne n’envisage de barrer des vallées alpines ou pyrénéennes pour installer de gros barrages. Il faut citer la filière bois et forêts, la chaleur renouvelable.

L’éolien en mer est concret. Quand j’étais ministre, s’est débloqué le projet de Saint-Nazaire. Nous avions indiqué qu’il serait en service à l’automne 2022 ; il l’a été et il produit de l’électricité depuis l’automne dernier. C’est surtout moi qui ai pu attribuer le parc éolien de Dunkerque, dont le coût est extrêmement bas. Dix groupements, dont les plus grands comme Engie ou Total, ont concouru. EDF l’a emporté, car c’est lui qui avait proposé le prix le plus bas, de 47 ou 48 euros le mégawattheure, très inférieur aux prix actuels de marché.

Nous avons fait cela dans l’intérêt de l’État. En effet, ce prix est garanti au producteur, mais lorsque le producteur le vend sur le marché à un prix supérieur parce que le marché est à la hausse, c’est l’État qui récupère la différence. Ces recettes ont été très importantes en 2022 pour financer notamment le bouclier tarifaire.

Nous avons continué à développer les interconnexions. J’ai moi-même signé un accord avec les Irlandais à Cork au printemps 2019, avec M. François Brottes en tant que président de RTE à l’époque.

Un point est important dans l’environnement politico-médiatique de votre commission. On m’a demandé quel était mon état d’esprit, comment j’avais abordé ma mission à l’époque. Je me suis exprimé ; cela est donc vérifiable. Je suis nommé le 4 septembre 2018 et moins d’une semaine après, le 10 septembre, j’accepte une interview dans Le Monde pour poser les choses. Le Monde titre : « Il faut sortir de la guerre de religion sur le nucléaire ». L’interview ne porte pas que là-dessus, mais comporte plusieurs passages. J’indique notamment « L’important est de savoir quelles sont les données économiques dans le nucléaire et dans le domaine des énergies renouvelables, de savoir aussi quelles sont les données en matière de sûreté ». Je n’ai rien à retirer à mes propos de 2018 et je n’ai pas de trou de mémoire en la matière.

Lors des discours de présentation de la PPE, nous allons dans le même sens ; nous expliquons que les réacteurs seront fermés en fonction des données de sûreté et de ce qui sera indiqué par l’autorité de sûreté nucléaire (ASN), et non pas dans une logique de symboles qui consiste à fermer des centrales simplement pour fermer des centrales. L’énergie, comme bien d’autres domaines politiques, souffre bien souvent du fait que l’on préfère débattre autour des symboles plutôt qu’autour des réalités, mais on finit toujours par être rattrapés par les réalités.

Le 28 janvier 2019 est présenté le contrat stratégique de filière nucléaire (CSFN). Je répète à ce moment-là que dans la feuille de route énergétique de la France, citée par la presse, le nucléaire joue un rôle important. Vous ne pourrez pas auditionner le Président de la République en fonction, mais pendant les cinq ans de son premier mandat, il a fait ce qu’il avait dit, y compris en précisant dans un discours à Belfort en début 2022 que si dans la PPE, il y avait des commandes de nouveaux réacteurs de type EPR, cela serait fait après les élections de 2022. Cela a été préparé et est aujourd’hui possible. D’ailleurs, le Parlement a à en débattre.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie beaucoup, monsieur le président.

Vous succédez à M. Nicolas Hulot qui vous a précédé à cette place il y a quelques jours. Cela m’inspire une première question sur la place de l’expertise au sein du ministère de l’environnement et le rapport à l’expertise. Nous avons en effet beaucoup parlé avec Nicolas Hulot du rapport Collet-Billon. Sans parler du fond, on a été très surpris du dialogue qui s’est déroulé, y compris ici, sur la place de l’expertise. Vous avez eu la même directrice de cabinet que Nicolas Hulot.

M. François de Rugy. Pendant deux mois.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pendant deux mois, et cela a changé ensuite. Comment s’est construit pour vous ce rapport, ce dialogue entre experts, politiques, espaces d’intermédiation entre expertise et politique, au sein du ministère ?

M. François de Rugy. Je vous remercie, monsieur le président, de poser cette question. En effet, j’ai lu dans les comptes-rendus des auditions de cette commission qu’une haute personnalité, M. Bréchet, met en cause les conseillers dans les cabinets ministériels et les ministres en indiquant « Ils sont censés conseiller, sur des sujets qu’ils ne maîtrisent généralement pas, un ministre qui ne se pose même pas la question. », puis à un autre moment « Un zozo dont j’ai oublié le nom », ce qui montre la rigueur du propos. Un grand auteur a dit avant moi « Tout ce qui est excessif est insignifiant ».

En ce qui me concerne, j’ai passé énormément de temps dans des réunions internes, dans mon bureau de ministre, dans des réunions interministérielles sous la présidence du Premier ministre, du Président de la République, dans différentes instances comme le conseil de politique nucléaire. Nous avons eu énormément de réunions sur les arbitrages pour la programmation pluriannuelle de l’énergie, les choix que nous devions faire, des discussions parfois âpres entre ministres, appuyées sur des données techniques et économiques fournies par les services du ministère. Il existe, au sein du ministère de l’écologie, la direction générale de l’énergie et du climat, autrefois située à Bercy et rattachée au ministère de l’énergie lorsque celui-ci existait. Lorsque M. Nicolas Sarkozy a été élu Président de la République, il a fait le choix – un bon choix à mon sens – de regrouper au sein d’un grand ministère de l’écologie ces différentes fonctions.

Il y a bien sûr le commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le réseau de transport de l’électricité (RTE). RTE est en France la source d’expertise permettant de savoir comment assurer le bon fonctionnement du système électrique et la sécurité d’approvisionnement. Il s’agit là de deux sujets un peu différents, mais qui à la fin permettent aux Français d’avoir accès à l’électricité. J’ai donc également passé énormément de temps avec le président de RTE et ses équipes, le président d’EDF et ses équipes, le président d’Orano, le CEA.

Tout cela est tout à fait normal et je ne peux pas laisser dire que des ministres – en tout cas, moi ; peut-être d’autres avant ou après moi, je n’en ferai pas le procès – prendraient des décisions sans se préoccuper de l’expertise technique, scientifique, économique. On ne peut pas faire comme si l’économie, les prix, les coûts n’existaient pas, car à la fin, ce sont les Français qui paient via leur facture d’électricité. Vous avez fait référence au mouvement des gilets jaunes ; on se souvient de l’extrême sensibilité sur la question des prix de l’énergie déjà à l’époque.

J’ai pu constater, ce qui est assez logique quand on observe l’histoire de France, que la plupart des dirigeants politiques, la plupart des dirigeants de toutes ces instances, des entreprises concernées, sont pronucléaires. Je n’ai jamais vu un dirigeant d’EDF antinucléaire. Les Français ignorent sans doute que dans les réunions interministérielles sont présents le ministère de la recherche – quand j’étais ministre, la ministre ne s’en cachait pas, elle était pronucléaire – le ministre de l’économie, pronucléaire, le ministre de la défense, pronucléaire, le ministre des affaires étrangères parfois, car certaines notions concernent aussi la diplomatie française.

Mieux vaut donc sortir tout de suite de ce faux débat sur le fait qu’il y aurait les bons et les méchants, les incompétents qui seraient les politiques, et les compétents qui seraient les experts, les scientifiques, les hauts commissaires. Ceux-ci peuvent d’autant plus s’exprimer, y compris devant vous, qu’ils n’ont de compte à rendre à personne pendant toute leur carrière professionnelle – à leur supérieur éventuellement, et encore, car parfois ce sont des autorités indépendantes. En tout cas, ils n’ont pas de compte à rendre aux citoyens qui sont aussi des électeurs et des consommateurs et qui paient par le biais de leurs factures ou le biais de leurs impôts. Quand on est politique, on rend des comptes, d’abord et avant tout aux citoyens qui sont des électeurs et des consommateurs.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma question n’étant pas tant en écho aux propos de M. Yves Bréchet qu’à ce qu’a pu dire votre ancienne directrice de cabinet. Elle indique : on a eu le rapport Collet-Billon, on a considéré que la réponse ne correspondait pas à la question posée, et de ce fait, on l’a classée.

M. François de Rugy. Avant même d’être nommé ministre – il faut le dire aux Français ; ce n’est pas parce que ce sont des choses qui ne sont pas publiques que l’on ne peut pas en parler – on discute. En tout cas, j’ai discuté avec le Président de la République de ces sujets avant d’être nommé, avant d’accepter d’être nommé. Un des sujets que nous avons évoqués est le « rapport d’Escatha ». Il avait été rendu avant que je sois nommé. Je n’allais pas faire comme si cela n’existait pas.

Ces rapports, comme ceux de RTE, du commissariat à l’énergie atomique, de l’ADEME – qui prend peut-être son autonomie dans sa communication, mais qui normalement, agit pour le compte de l’État, est le bras armé de l’État – font partie des sujets que l’on a sur la table quand on est ministre avant de prendre une décision. Ensuite, on peut faire le choix de rentrer plus ou moins dans les dossiers. Certaines personnes en politique revendiquent le fait de ne pas rentrer dans l’aspect un peu technique, économique ou chiffré, c’est leur droit. Je l’ai fait. Je ne suis pas devenu ingénieur du nucléaire, je n’ai pas cette prétention, mais j’ai pris la peine de prendre connaissance de ces différentes données.

M. le président Raphaël Schellenberger. Pour rester sur les données, j’aimerais que nous ayons un échange sur les scénarios. On parle beaucoup des scénarios de RTE, sur lesquels le gouvernement s’est beaucoup reposé pour construire sa stratégie énergétique. Vous avez indiqué vous-même que l’on parle finalement beaucoup d’électricité et peu de l’énergie dans son ensemble. Notre commission a également traité les autres sources d’énergie, même s’il est sûr qu’il existe une focale particulière, l’électricité. Il est surprenant de constater que ce sont les rapports de RTE qui deviennent la pierre angulaire de la stratégie énergétique alors que RTE est le transporteur d’électricité et non pas d’énergie.

M. François de Rugy. Au-delà de son statut d’entreprise publique qui assure le transport de l’électricité et de haute tension, Enedis assurant la basse tension et la desserte du client final, RTE a aussi pour mission d’assurer le bon fonctionnement du réseau électrique.

Il est malheureux que l’on ne puisse pas avoir de présentation à la fois précise et grand public dans les médias sur ces éléments. La très grande particularité de l’électricité est qu’on ne peut quasiment pas la stocker, en tout cas pas à grande échelle. Quand on produit de l’électricité, il faut la consommer tout de suite. Il s’agit donc d’une sorte de combat permanent. Le travail de plusieurs milliers de personnes au sein de RTE est en permanence de veiller à l’équilibrage du réseau. Il est donc normal qu’on le prenne comme référence pour savoir si un scénario sur les moyens de production va avoir tels et tels effets sur le réseau, avec par ailleurs les interconnexions européennes qui présentent une grande utilité et dont la France a fortement bénéficié, d’abord en tant qu’exportateur et l’année dernière, pour pallier la baisse de production sur le parc nucléaire.

Je ne pense pas que les chiffres soient contestés par qui que ce soit. En 2022, nous avons eu un taux de disponibilité de 54 % sur les réacteurs nucléaires. En moyenne, dans les vingt dernières années, incluant celles où j’étais ministre, nous étions à plus de 70 %. Il est sûr que l’on ne peut pas faire un scénario qui inclut une telle chute de la production alors que l’opérateur – il n’y en a qu’un, EDF – indique, chaque fois qu’on le consulte « nous assurerons le même taux de disponibilité », malgré l’âge avancé des réacteurs, qui était connu. D’ailleurs, y compris les discussions avec les scénarios en question sur la prolongation de la durée de vie des centrales étaient fondées sur l’idée que cela n’allait pas poser de problèmes majeurs en termes de capacité à produire, que cela permettait de maintenir la même capacité de production. Or, cela n’a pas été le cas. C’est quelque chose qui n’avait jamais été envisagé. On ne peut pas en faire le reproche à RTE puisque cela était fondé sur les assurances fournies par EDF.

Par ailleurs, un élément moins connu est la plus faible disponibilité de l’hydraulique en 2022 : moins 20 % par rapport aux années 2014-2019, à cause de la sécheresse.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans votre propos introductif, vous avez regretté l’absence de coordination européenne sur la question de la production. Je vais sortir de la réserve qui est habituellement la mienne en tant que président de cette commission d’enquête. Je me ramène à ma condition de député de Fessenheim.

Vous êtes ministre en 2018-2019, sur une période où la fermeture de Fessenheim se prépare. Un des arguments que nous indiquons à votre ministère à l’époque pour nous opposer à la fermeture de Fessenheim est la faible crédibilité des scénarios de remplacement en matière de réponse aux besoins énergétique de l’Alsace. Nous critiquons notamment la lecture faite par RTE et votre ministère qui consiste à dire que l’électricité viendra d’Allemagne. Aujourd’hui, vous nous dites qu’il n’existe pas de coordination au niveau européen de la question de la production. En gros, on pose un câble, mais on ne se pose jamais la question de savoir si celui qui est branché de l’autre côté sera en mesure ou non de nous donner de l’électricité quand nous en aurons besoin.

Je suis un peu surpris de cette contradiction entre les arguments que vous opposiez en tant que ministre à l’époque sur ce dossier précis et votre regret aujourd’hui de l’absence de coordination sur la question de la production. Je vous prie de bien vouloir excuser ma petite sortie de réserve, qui n’est pas habituelle dans le déroulement de cette commission, mais je trouve qu’il y a là une forme de contradiction assez évidente.

M. François de Rugy. Tout d’abord, nous pourrions reprendre les propos des uns et des autres. Nous avons eu des échanges à l’époque, à l’Assemblée nationale, par médias interposés ou même sur le terrain puisque je me suis rendu dans votre région. Je ne crois pas avoir dit que c’était parce que l’Allemagne fournirait. À l’époque, sur la base des données fournies par RTE s’appuyant sur celles fournies par EDF, la France était en mesure d’absorber cela.

Par ailleurs, grâce aux interconnexions européennes, il existe la possibilité de lisser le fait qu’à certains moments, on produise plus dans tel pays que dans tel autre. En général, c’était au bénéfice de la France. C’est seulement en 2022 qu’une situation d’importation nette s’est produite. Sinon, la France a toujours été exportatrice nette, avec ce point qu’à certains moments, elle bénéficiait du surplus d’électricité produite dans les pays voisins pour les périodes de pointe. On savait que par ailleurs nos voisins, notamment allemands, mais aussi espagnols, italiens ou même du Royaume-Uni connaissaient une augmentation de leurs capacités de productions renouvelables. Il s’agissait d’une donnée fondamentale puisque ces capacités-là sont durables.

Quand j’ai mentionné le manque de coordination sur la production, cela portait sur les décisions, sur un certain nombre de choix. L’Allemagne a fait cavalier seul sur la sortie du nucléaire. La France a également fait ses choix sans demander évidemment l’avis de ses voisins. Quand j’étais ministre, j’ai eu beaucoup d’échanges avec les Allemands. Le Président de la République m’avait demandé d’aller voir mes homologues allemands pour leur proposer de leur vendre davantage d’électricité décarbonée, donc nucléaire, pour qu’ils puissent sortir plus vite du charbon. Les Allemands ont répondu de façon négative, extrêmement ferme. À l’époque, il s’agissait d’un gouvernement conservateur, avec madame Merkel, chancelière, et M. Peter Altmaier, à la fois ministre de l’économie et de l’énergie et par ailleurs élu de la Sarre. Leur demande consistait à savoir quand nous fermerions la centrale de Cattenom, en plus de celle de Fessenheim. Cela ne leur suffisait pas du tout. Par ailleurs, le Premier ministre luxembourgeois demandait également quand nous allions fermer la centrale de Cattenom, car il s’estimait mis en danger par cette centrale en Lorraine.

Il importe de rappeler tout cela, sinon, on parle un peu en dehors des réalités.

M. le président Raphaël Schellenberger. 2019 est aussi la date de l’abandon, de mise sous cocon du projet Astrid. C’est une décision interministérielle. Quelle est la position que portait à l’époque le ministère de l’écologie au regard de sa compétence, notamment en matière de sûreté, de cycle du combustible et de déchets ?

M. François de Rugy. Une réunion interministérielle s’est en effet tenue sous la présidence du Premier ministre, où il a été dit « on arrête les frais », comme on le dit parfois trivialement, mais en l’occurrence au sens propre du terme, sur le projet Astrid dans la mesure où il n’avait pas démontré sa capacité à se transformer en projet concret, mature technologiquement, et financièrement soutenable. Il y avait une demande de remettre de l’argent et en effet, nous avons décidé de ne pas remettre d’argent. Cette décision était assez consensuelle des acteurs présents autour de la table, différents ministères, le CEA qui souhaitait poursuivre. Par ailleurs, il s’agissait d’un projet international et les partenaires internationaux de la France n’étaient pas au rendez-vous pour remettre de l’argent dans ce projet.

M. le président Raphaël Schellenberger. À l’occasion de cette réunion interministérielle, aviez-vous connaissance de la proposition de l’administrateur général du CEA de l’époque non pas de construire Astrid comme réacteur de 1 600 mégawatts, mais de construire un démonstrateur de moindre taille, d’environ 200 mégawatts, pour maintenir la compétence, poursuivre la recherche et avancer dans la possibilité de concrétiser ce projet ?

M. François de Rugy. Oui, c’était justement l’objet de la demande de mettre de l’argent dans ce projet. Le Premier ministre a arbitré dans le sens de ne pas le faire. Le Premier ministre n’est absolument pas antinucléaire, ne l’a jamais été et a toujours revendiqué le fait d’avoir travaillé dans une entreprise française du nucléaire et de croire en l’énergie nucléaire. Il importe d’être très clair sur le contexte et les lieux où se prennent les décisions et les processus de décisions. Ce ne sont pas des décisions qui se prennent à la légère, mais après des années et des années de tentatives diverses et variées qui n’ont pas marché et qui ont coûté de l’argent.

Il s’agit de l’argent de l’État et non issu de la facture d’électricité des Français. Si on voulait intégrer cela au motif que c’était absolument vital dans la filière nucléaire d’une manière générale, donc, dans la production d’électricité, il faudrait en intégrer le coût dans la facture d’électricité des Français. À la demande de la précédente commission d’enquête à laquelle je faisais référence, en 2014, présidée par M. François Brottes, la Cour des comptes avait chiffré le grand carénage des centrales nucléaires à 100 milliards d’euros si l’on voulait les prolonger.

Pourraient être évoquées également les dérives de coûts, d’ailleurs difficiles à évaluer, sur l’EPR de Flamanville. Il faut évidemment que l’EPR de Flamanville soit mis en service un jour et produise de l’électricité. J’entends parfois, ce qui est complètement délirant, qu’il faut arrêter. Non. Cela a déjà coûté très cher. Il faut donc absolument que cela produise de l’électricité. Mais ce n’est toujours pas le cas.

La loi de 2005 indiquait que le réacteur de nouvelle génération devait être mis en service à l’horizon 2015. Quand j’ai été réélu député en 2012, on m’a demandé si je pensais que j’irais inaugurer l’EPR de Flamanville si j’étais un jour ministre de l’écologie. J’ai répondu que je n’étais pas sûr que l’on y parvienne entre 2012 et 2017. En 2017, on nous a redit que cela allait se produire. Ce n’est toujours pas le cas. Je le regrette d’ailleurs.

Nous avons eu des discussions très ardues avec EDF sur ce sujet, d’abord parce que nous avions du mal à savoir ce qu’il en était vraiment et que l’on découvrait des problèmes au fil du temps, donc des surcoûts et des délais supplémentaires. C’est l’autorité de sûreté nucléaire qui rend l’avis permettant ou non de mettre en service et EDF aurait aimé que l’on passe outre. Nous avons répondu que non, que c’est l’autorité de sûreté du nucléaire, autorité indépendante, qui prend cette décision.

Ces dernières années, la filière nucléaire française civile a subi un certain nombre de difficultés, pour ne pas dire d’échecs, qui ont fini par mettre en cause sa crédibilité, notamment à l’export. Il est évident que cela nous fragilise à l’export, ce qui est tout à fait dommageable. Le Président Sarkozy a soutenu l’export. Il a souhaité à l’époque regrouper EDF et Areva afin que n’existent plus ces frictions, ces concurrences et ces oppositions avec le fait que ce n’était pas EDF qui avait réalisé le chantier EPR en Finlande, mais Areva. Cela n’a malheureusement pas suffi. Le Président Hollande a soutenu ses ministres et le Président Macron également. Malheureusement, à part Hinkley Point – espérons que cela fonctionne bien – cela n’a pas pu se traduire.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous sommes un peu loin de la question sur Astrid.

M. François de Rugy. Parce que cela se place dans un contexte où il existait un certain nombre de dérives techniques et budgétaires.

M. le président Raphaël Schellenberger. Le grand carénage s’approche plutôt aujourd’hui des 50 que des 100 milliards chiffrés par M. François Brottes en 2014.

M. François de Rugy. Non, cela n’a pas été chiffré par M. François Brottes, mais par la Cour des comptes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans le cadre des travaux menés par votre ancien collègue.

Vous avez indiqué dans votre propos introductif que le sujet corroborait ce qui a déjà été dit dans cette commission. La question de l’Arenh avant 2018 quand le prix de l’électricité était inférieur à 42 euros n’était pas un sujet, mais qu’en 2018, cela commence à monter et cela dépasse 50 euros. Cela devient-il un sujet à ce moment-là ? Quelles sont les alertes que vous réceptionnez au MTES, comme on le nomme à l’époque ?

M. François de Rugy. Il s’agissait en effet du ministère de la transition écologique et solidaire. Personnellement, j’aurais préféré qu’il s’appelle « ministère de l’écologie, de l’énergie, de l’environnement et de la mer », car telles étaient ses compétences.

L’Arenh est quelque chose de très abscons pour les Français, qui a été voté en 2010, qui doit s’arrêter en 2025, donc d’ici deux ans.

En l’occurrence, quand j’étais ministre, EDF a demandé que le prix de l’Arenh soit relevé, considérant qu’un prix à 42 euros ne couvrait pas les coûts de production. Ce prix n’a pas été fixé par hasard. À une époque, on disait que le coût de production de l’électricité nucléaire en France est inférieur à 40 euros et qu’à 42 euros, cela permettait de couvrir les coûts et même quelques investissements pour la maintenance.

EDF a indiqué que ce prix ne couvrait plus les coûts et qu’il serait légitime de le relever. J’y étais favorable. Il aurait sans doute fallu discuter d’un relèvement entre 48 et 52 euros, ce qui a évidemment une conséquence sur les prix de l’électricité. Il fallait le négocier avec la Commission européenne puisqu’il s’agit d’un mécanisme issu d’un compromis entre la France et l’Europe qui consistait d’ouvrir à la concurrence tout en maintenant le parc nucléaire dans une seule société, EDF, ce qui est par ailleurs une bonne chose à mon sens, pour disposer de moyens de production disponibles pour les nouveaux entrants.

Je tiens à rappeler ici, parce qu’on entend tout et n’importe quoi, notamment de la part de syndicalistes d’EDF, qu’en l’occurrence, l’Arenh, c’est 100 térawattheures sur une production nucléaire de plus de 350. C’est passé à 120 en 2022 avec un prix mieux rémunéré. En d’autres termes, EDF a dû en vendre 120, mais au prix de 46,50 euros. C’est ce qui, à la fin, se retrouve dans le prix de l’électricité des Français.

Quand j’étais ministre, j’ai dû faire face à une situation très tendue sur les prix de l’électricité. Après le mouvement des gilets jaunes et les tensions sur les prix des carburants, du gaz et du fioul, les prix de l’électricité devaient augmenter de 7-8 % sur une année. Avec le Premier ministre, nous avons décidé de différer cette hausse. J’ai proposé au gouvernement que l’on change le mode de calcul qui conduisait à ce tarif. C’est ce qui a été fait dans la loi de 2019. Cela m’a été reproché à l’époque, par EDF, par les syndicalistes d’EDF, par certains médias qui se sont empressés de dire que c’était pour favoriser les concurrents, ce qui était totalement faux ; c’était pour favoriser les Français, pour maitriser le prix.

Le gouvernement ne l’a pas activé tout de suite, mais en 2022, et était bien content que la loi ait été changée en 2019 pour cela puisse être activé en 2022 et contenir une hausse qui était là, beaucoup plus forte.

Ce mécanisme doit être révisé à terme et va disparaitre, mais beaucoup de choses sont dites qui ne correspondent pas à la réalité. En 2022, cela a été très problématique pour EDF parce qu’entretemps, la production s’était effondrée.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quand vous arrivez, vous discutez avec le Président de la République des enjeux du « rapport d’Escatha-Billon ».

M. François de Rugy. Nous discutons de tous les enjeux autour de l’énergie.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ce rapport, nous l’avons compris au fil des auditions, dans les grandes lignes, conclut que pour maintenir et redévelopper les compétences de la filière électronucléaire française, il ne faut pas seulement des plans de formation, il faut aussi des objets de travail et donc, la construction d’un programme de nouveau nucléaire. Néanmoins, vous avez précisé que cette décision est reportée à la fin de la législature. Est-ce une décision que vous construisez avec Matignon, avec l’Élysée ou est-ce quelque chose que vous mettez en œuvre ?

M. François de Rugy. Tout d’abord, un ministre, même numéro deux du gouvernement comme je l’étais, ne prend pas de décisions seul, non seulement sur des sujets de cette importance, mais parfois même sur des sujets de bien moindre importance. C’est normal. Un gouvernement n’est pas une équipe d’individualités ; c’est un collectif sous la direction d’un Premier ministre et sous l’autorité d’un président qui nomme et met fin aux fonctions des ministres. Il est donc parfaitement normal que ces sujets soient discutés et arbitrés. En l’occurrence, c’est un choix assez logique. Quand M. Emmanuel Macron est élu en 2017, quand je suis nommé ministre en 2018, quand je quitte le gouvernement en 2019 et même l’an dernier en 2022 quand ont lieu les élections présidentielles et législatives, l’EPR n’est toujours pas en fonctionnement et ne produit toujours pas d’électricité. C’est donc un peu problématique.

Dans la présentation du contrat de filière nucléaire que nous faisons en janvier 2019 avec le ministre de l’économie, M. Bruno Le Maire, ce dernier indique dans un article de presse « Il relève de la sagesse d’attendre que Flamanville ait fait la preuve de son fonctionnement avant d’engager des décisions sur le nouveau nucléaire ». Cela a été à l’époque quelque chose de partagé et d'assez logique.

Certains membres de l’Assemblée, qui représentent des courants d’opinions, considèrent que ces problèmes condamnent définitivement la filière EPR et que plus jamais il ne faut construire d’EPR. Certaines personnes de la filière nucléaire pensent qu’il vaut mieux soit développer le nucléaire classique, donc revenir à des réacteurs plus proches de ceux que l’on avait dans les générations précédentes, soit à du petit nucléaire. Tout le monde ne met pas la même chose derrière le « petit », les fameux small modular reactors (SMR).

À l’époque, le gouvernement français auquel j’appartiens décide de demander à EDF de mener à bien le chantier d’EPR pour qu’il produise de l’électricité. Ma successeure, Mme Elisabeth Borne, a cosigné un courrier avec M. Bruno Lemaire au mois de septembre 2019 pour demander à EDF quelles seraient les conditions pour commander trois paires de réacteurs de type EPR, étalées dans le temps, afin que le gouvernement soit éclairé sur les conditions d’un tel choix, et ensuite éclairer les Français. Ils ont pu en débattre au moment des élections présidentielles et législatives.

M. le président Raphaël Schellenberger. Ma dernière question relève de plusieurs auditions que nous avons eues et est un peu plus prospective.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet nous a expliqué la démarche du Grenelle de l’environnement et la façon dont elle a souhaité mettre autour de la table des acteurs de l’environnement et des ONG qui n’étaient pas jusque-là institutionnellement pris en compte par le ministère.

Les représentants des syndicats des branches de l’énergie nous ont expliqué qu’il devenait difficile pour eux d’être sur le même tour de table, dans des logiques où d’un côté, ils doivent faire preuve de représentativité eu égard aux règles du Code du travail et de la loi de 2010, et où de l’autre côté se trouvent des ONG dont la présence ne relève d’aucune forme de construction de légitimité publique.

Comment analysez-vous cela aujourd’hui eu égard à l’expérience acquise depuis le Grenelle de l’environnement ?

M. François de Rugy. Il faut rappeler tout d’abord que les sujets nucléaires avaient été exclus du champ du Grenelle de l’environnement. Tel était le choix du Président Sarkozy. J’ai fait partie des quelques députés qui ont pu y participer ; c’était d’ailleurs une expérience très enrichissante et très intéressante, qui a débouché sur plusieurs lois avec des effets concrets.

Il n’y a jamais de décision prise en ayant mis autour de la même table des représentants d’ONG, des représentants de syndicats ou autres. Le Grenelle était quelque chose de particulier, qui ne s’est pas renouvelé sous la même forme, qui proposait un certain nombre d’éléments. Ensuite, le gouvernement et le Parlement prenaient leurs décisions. En tout cas, quand j’étais ministre, je n’ai jamais mis sur le même plan les responsables politiques, les responsables techniques et économiques de l’énergie, les syndicats et les ONG. Cela ne signifie pas que les uns et les autres ne sont pas légitimes à exprimer des points de vue, mais je considère que l’on ne doit pas sous-traiter la décision.

Par ailleurs, cela a été public à ce moment-là et est donc aisément vérifiable : je me suis opposé à plusieurs reprises à certaines ONG comme Greenpeace qui a fait un lobbying intense, avec des campagnes médiatiques, des coups d’éclat contre le nucléaire, mais qui n’a jamais rien dit contre les centrales thermiques et n’a jamais salué le fait que nous ayons annoncé la fermeture des centrales à charbon. Cela en dit long sur le fait que sous couvert de vouloir agir pour le climat, d’autres buts sont poursuivis qui sont des symboles, des totems, voire peut-être de l’idéologie, je ne sais pas, par rapport au nucléaire.

En septembre 2018, j’indiquais dans Le Monde « J’aimerais que l’on sorte de la guerre de religion sur le nucléaire ». Cette guerre existe toujours, malheureusement. C’est dommage. Je note en revanche avec intérêt que dans l’opinion, le climat politique a changé depuis deux ou trois ans, et qu’aujourd’hui, en France, on n’oppose plus systématiquement énergie nucléaire et écologie. Quand j’étais ministre, des journalistes me reprenaient dans des interviews pour me dire « vous ne pouvez pas faire de l’écologie si en même temps, vous faites du nucléaire ». Je l’ai dit et écrit, y compris après avoir quitté le ministère – j’ai d’ailleurs évolué sur le sujet et je l’assume totalement – que le nucléaire est une contribution importante pour relever le défi climatique. Pour avoir une énergie décarbonée, le choix, auquel j’ai participé, qui a été effectué entre 2017 et 2022, réside à la fois dans un développement des renouvelables et un maintien et un renouvellement du nucléaire.

C’est assez original dans le monde. Dans de nombreux pays, comme le Japon, et y compris chez nos voisins européens, quand on développe fortement le nucléaire, on a beaucoup de centrales thermiques à côté pour faire la pointe. Dans beaucoup d’autres pays où on développe très fortement le renouvelable, on a beaucoup de centrales thermiques à côté pour faire face à l’intermittence du renouvelable, faute de moyens de stockage de grande échelle pour l’instant. En France, le choix a été fait – il doit être confirmé dans les prochains débats parlementaires, par des lois – de développer les renouvelables et le nucléaire pour que l’un et l’autre se complètent avec les interconnexions européennes afin d’éviter le recours au thermique sachant qu’il est déjà aujourd’hui très modeste.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous étiez député entre 2012 et 2017 et, sauf erreur de ma part, vous avez voté pour la loi de 2015. Pourquoi ? Sur quelles bases ? Qu’est-ce qui vous a décidé à voter pour cette loi ?

M. François de Rugy. En effet, j’ai voté pour cette loi. J’y ai travaillé. Je suis intervenu à de nombreuses reprises dans le débat parlementaire, y compris dans les discussions qui ont précédé avec les ministres, avec le Président de la République, M. François Hollande.

Je connaissais déjà M. François Hollande avant qu’il soit élu Président de la République. Nous étions collègues députés à l’Assemblée nationale. J’avais parlé avec lui de sa proposition du 50/50, de façon assez symbolique bien entendu, c’est-à-dire qu’il ne s’agissait pas d’un calcul savant, mais de l’idée de développer en France quelque chose qui ne serait plus à aussi forte dominante nucléaire. Quand il a été élu, environ 75 % de la production d’électricité émanaient des centrales nucléaires, l’hydroélectricité a toujours représenté un peu plus de 10 %, les énergies renouvelables étaient très faibles.

Il a donc fait ce choix, pour des raisons aussi d’accord politique avec le parti Europe Écologie Les Verts auquel j’ai appartenu, mais que j’ai quitté en août 2015. Contrairement à ce qui est souvent mentionné dans les médias, il ne s’agissait pas d’un accord entre le Parti socialiste et Les Verts. Mme Aubry, qui était chef du Parti socialiste, avait négocié un accord avec Les Verts qui voulait engager la France dans la sortie du nucléaire. Si Mme Aubry avait été désignée lors de la primaire des socialistes de l’époque, elle aurait engagé une loi de sortie du nucléaire. Ce n’est pas Mme Aubry qui a été désignée, mais M. Hollande. Ce dernier a indiqué qu’il n’était pas favorable à la sortie du nucléaire. M. François Hollande n’a jamais été antinucléaire. Il a toujours pensé que le nucléaire avait son importance, mais que l’on pouvait en réduire la part par un développement des énergies renouvelables et non pas de la production d’électricité par des centrales au charbon, au fioul ou au gaz.

Il avait promis la loi en 2012. Elle a été votée à l’été 2015. On ne peut pas dire que trois ans constituent un empressement particulier. La loi n’a pas véritablement été appliquée sous son quinquennat. D’ailleurs, en 2017, les choses n’avaient pas beaucoup changé en termes de proportion d’électricité nucléaire.

Je l’ai soutenu à l’époque, car je pense que c’est l’intérêt de la France de construire une production d’électricité où l’on ne passe pas à côté du fort développement des énergies renouvelables – fort développement partout dans le monde – et de baisse des coûts de production de l’électricité par le renouvelable, et qui, en même temps, n’engage pas la France dans la sortie du nucléaire.

M. Emmanuel Macron a repris cela sous une autre forme et j’ai constaté et acté avec lui que cela était totalement irréaliste en 2025. L’on gagnerait d’ailleurs à ne plus inscrire dans les lois d’objectifs chiffrés et c’est un point de vue que je défendais déjà dans mes dernières années de mandat. On se fait plaisir à dire que l’on va réduire les émissions de gaz à effet de serre de tant de % en l’inscrivant dans la loi. Mais pour la France, pour des filières économiques, industrielles, pour les Français qui ont droit d’avoir la sécurité d’approvisionnement en électricité, d’avoir l’électricité à un prix aussi raisonnable que possible, on ne fait pas cela en inscrivant des chiffres dans la loi ; on le fait en développant des moyens. Je crois que c’est ce que nous avons davantage fait ces dernières années et nous avons eu raison de le faire, notamment en développant très fortement l’éolien offshore. Je crois d’ailleurs que le Parlement a été appelé à aller encore plus loin en ce sens ces derniers mois.

M. Antoine Armand, rapporteur. Dans de nombreuses auditions s’est posée la question de l’information du Parlement pour légiférer de manière éclairée. En tant que parlementaire très familiarisé avec les questions environnementales, doté d’une expertise, comment qualifieriez-vous le niveau d’informations dont a disposé le Parlement quand il a décidé de cette loi ? On nous dit a posteriori qu’il s’agissait d’objectifs politiques et symboliques, et qu’il était tout à fait entendu qu’il ne s’agissait pas de se fixer un terme absolument exact de 2025 et de 50 %. Mais dans les débats de l’époque, il était assez clair que 2025 était un objectif et que 50 % représentaient globalement un objectif assez visible. En même temps, les administrations de l’époque nous ont indiqué qu’il allait de soi que c’était un objectif qu’on allait décaler le plus vite possible puisqu’il n’était pas tenable à cette année-là. À quelle information les députés de l’époque avaient-ils accès ? De ce fait, rétrospectivement, quelles informations sont nécessaires et non disponibles aujourd’hui à votre sens aux parlementaires ?

M. François de Rugy. Sur l’énergie et sur la production d’électricité, si l’on observe ce qui s’est fait depuis l’après-guerre ou même sous la Ve République, objectivement, on débat beaucoup plus à l’Assemblée nationale de ces sujets que dans les années 1950, 1960, 1970 ou même 1980. Il n’existait pas de loi pour lancer le programme électronucléaire français. Vous demandez comment les députés sont informés, éclairés, mais je pense que d’autres personnes rêveraient de revenir à ces temps anciens où on ne parlait pas de ces sujets au Parlement, et, je le dis en tant qu’ancien ministre, où il y avait une forme d’État dans l’État, où les ministres n’étaient pas forcément informés de façon fiable, honnête, de bonne foi par un certain nombre d’acteurs qui se considéraient comme pouvant agir en propre sans avoir de compte à rendre aux décideurs politiques. Une partie des problèmes actuels vient de là ; je me permets de le dire, car c’est un sujet important pour les Français et qui a des conséquences très concrètes. Les difficultés d’EDF ne se limitent pas à la question de l’EPR de Flamanville ou de la maintenance des 56 réacteurs existants, mais aussi à sa situation financière. Il faut aussi assumer politiquement que tout cela a un prix et qu’à la fin, cela se retrouve dans le prix de l’électricité.

Sur le « verre à moitié vide », il existe la question plus générale : quand on vote des lois, effectue-t-on un travail préalable d’évaluation de la situation ? Ce n’est pas la tradition des institutions françaises et ce n’est pas celle du Parlement français. Je le regrette. Quand j’étais président de l’Assemblée nationale, j’ai voulu que celle-ci se dote d’un véritable organe d’évaluation, non pas dans le sens où on l’entend souvent, à savoir évaluer la loi une fois votée, mais au sens d’évaluer la loi avant de la voter. De ce point de vue, le travail de votre commission est très utile. D’autres débats ont lieu en parallèle, mais cela peut tout de même nourrir les décisions qui vont être prises dans les mois ou les années à venir.  Il y a eu une commission en 2014, mais elle était centrée sur un seul sujet, le coût du nucléaire.

Il s’agirait d’un changement culturel. En France, dans le débat politique, on préfère toujours se chamailler – terme quelque peu enfantin, qui est un euphémisme – sur ce que l’on devrait faire et non pas sur ce qui a été fait, sur l’évaluation concrète aussi objectivée que possible de ce qui a été fait. Il serait intéressant que vous posiez la question d’Astrid, que les parlementaires puissent prendre connaissance des raisons pour lesquelles, après avoir mis de l’argent, cela ne fonctionnait pas.

Quand j’étais président de l’Assemblée nationale, j’ai échoué sur ce sujet, sans doute parce que je ne suis pas resté assez longtemps et parce que la volonté n’était pas partagée par tout le monde. Le gouvernement avait indiqué qu’il mettrait à disposition les experts de France Stratégie, qu’ils seraient transférés sous l’autorité du Parlement pour mener ce travail d’évaluation. À peine avait-il fait cette proposition qu’elle a été retirée. J’ai proposé de développer notre propre expertise, nos propres outils, de payer des experts temporairement sur des missions de six mois, d’un an ou deux, sur des sujets sur lesquels des débats législatifs auraient lieu. Cela n’a pas été suivi après moi.

Au-delà de cela, c’est aussi aux députés de se saisir des sujets. Vous le faites et c’est très bien. Sur le débat de la LTECV en 2015, certains députés s’étaient saisis des sujets, avaient travaillé en amont. J’en faisais partie. M. François Brottes, qui était le rapporteur de ce texte de loi, avait travaillé depuis de nombreuses années sur ces sujets. Après, y avait-il suffisamment de personnes à l’Assemblée nationale à y avoir travaillé ? C’est une autre question. Un ancien président d’EDF m’avait indiqué que trop peu de responsables politiques s’intéressaient aux enjeux énergétiques. Alors même que nous n’avions pas le même point de vue, il avait reconnu que nous étions quelques-uns à nous être vraiment intéressés à ces sujets en tant que députés. Cela ne concerne d’ailleurs pas que l’électricité, mais aussi le gaz, le pétrole, etc. Il est certain que si l’on préfère faire des tweets qui enregistrent des millions de vues parce qu’on aura fait de la provocation ou participer à des émissions de télévision où l’on préfère s’empailler avec des symboles, on ne prendra pas les bonnes décisions.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je souhaitais une précision sur Astrid.

M. François de Rugy. Il est intéressant de constater que cela passionne tout le monde aujourd’hui alors qu’à l’époque, cela n’intéressait strictement personne.

M. Antoine Armand, rapporteur. Cela nous a toujours intéressés.

Je ne suis pas sûr d’avoir compris. Vous avez dit « cela n’a pas marché ». J’ai compris qu’il existait un avant-projet, qui arrivait à son terme et dont les travaux sont allés à leur terme en 2017-2018. S’est ensuite posée la question de « transformer l’essai » et de faire en sorte que ces travaux puissent être mis en œuvre d’un point de vue, non pas industriel exactement, mais d’un point de vue expérimental. Si j’ai bien suivi les discussions que nous avons eues avec M. Daniel Verwaerde notamment, mais pas uniquement, la question qui s’est ensuite posée a été de faire de la simulation numérique. L’idée était de pouvoir répliquer le réacteur Astrid qui finalement n’a pas été construit en une simulation numérique. Mais je comprends de vos propos que les travaux de recherche n’auraient pas abouti ou n’auraient pas été fructueux. Est-ce cela ?

M. François de Rugy. Sur le nucléaire, en France, depuis plusieurs dizaines d’années, on dépense énormément d’argent dans des programmes de recherche à des niveaux divers, c’est-à-dire dont la vocation est d’aboutir plus ou moins loin dans le temps.

Tout le monde se focalise sur Astrid, mais plus personne ne parle d’un énorme projet, international, qui coûte chaque année des sommes très importantes : ITER. À un moment donné, un gouvernement fait le choix de ne pas courir tous les sujets, parce qu’il faut remettre de l’argent, parce que la technologie n’est toujours pas au point. Ceux qui sont restés longtemps en poste devraient reconnaitre que de conseil de politique nucléaire en conseil de politique nucléaire, on demandait toujours à remettre de l’argent.

On m’a dit à plusieurs reprises, y compris des diplomates du ministère des affaires étrangères – on prend leur avis sur de tels sujets ; je ne crois pas qu’ils possèdent une compétence technique en la matière – qu’il allait y avoir bientôt des commandes de réacteurs français en Inde. On en parle depuis des années, cela est vrai, mais il n’y en a pas. « Peut-être qu’au Brésil, nous allons y arriver » : rien. « En Chine, il y aura d’autres développements que Taishan » : il n’y en a pas eu. « En Grande Bretagne, ils sont prêts à nous recommander un réacteur plus petit que l’EPR ». J’ai effectué le travail. Pour reprendre l’expression de M. Bréchet, nous ne sommes pas des « zozos ». Je suis allé demander aux ministres anglais où ils en étaient, ce qu’ils étaient prêts à faire. « Pour l’instant, on n’y touche pas. On a commandé Hinkley Point, on va au bout, mais on va à fond sur l’éolien en mer ». On va toujours sur ITER, on le soutient toujours, on fait des choix, cela coûte de l’argent. On décide de ne pas se disperser tous azimuts sur le nucléaire.

Peut-être est-ce un tort, mais peut-être faudrait-il effectuer un jour le compte de tout ce que l’on a dépensé dans des programmes de recherche, dont certains n’ont jamais abouti alors que ce n’est pas dans le coût de l’électricité. Sur le pétrole par exemple, si Total effectue des projets de recherche, cela figure dans les comptes de Total. L’institut français du pétrole et des énergies nouvelles (IFP-EN) est cofinancé par les industriels du secteur. L’automobile est un secteur industriel majeur pour la France, avec des enjeux majeurs (batteries, hydrogène), il existe parfois des subventions de l’État, mais dans le but que cela aboutisse. C’est cela le sujet sur Astrid.

Si un jour, dans plusieurs pays dans le monde, c’est en train d’aboutir, si l’on relance le sujet, pourquoi pas. Le savoir accumulé par nos chercheurs, par nos laboratoires, n’est pas perdu.

J’entends parler de nouvelles technologies sur le nucléaire ou de remise au gout du jour de technologies anciennes. C’est très bien, mais cela s’effectue avec des gens qui considèrent que cela permettra de produire de l’électricité à un coût inférieur aux coûts d’aujourd’hui. Il ne faut pas balayer d’un revers de main la question du coût.

M. Antoine Armand, rapporteur. Puisque vous parlez du coût, je voulais avoir votre avis et votre récit sur la relation entre l’État et EDF. Vous arrivez aux responsabilités quelques mois avant le rapport dit Folz qui dresse un état des lieux du chantier EPR, mais qui, au-delà du strict chantier EPR, est une sorte de « carottage » dans l’entreprise EDF. Quel est l’état de vos relations avec EDF ? Dans quel état trouvez-vous l’entreprise à votre arrivée ?

Les anciens responsables d’EDF, les organisations représentatives du personnel nous ont parlé de l’Arenh. Ils ont semblé dire, en réponse à nos questions, qu’il s’agissait de la principale cause des difficultés financières, avec l’ajout du signal envoyé par l’accord de 2012 et la loi de 2015 sur la réduction de la part du nucléaire, expliquant que ces deux causes, signal politique et cause financière, avaient pour conséquence l’affaiblissement de l’entreprise, la dégradation du niveau de sous-traitance, la gestion de projets, etc. Quel est votre avis sur ces constats et votre expérience de ministre ?

M. François de Rugy. Quand j’étais ministre, mon agenda en ferait foi, c’est avec le président d’EDF que j’ai passé le plus de temps par rapport à toutes les entreprises relevant du secteur de mon ministère. Celui-ci était pourtant bien plus vaste et allait bien au-delà non seulement de l’énergie, mais en particulier de l’électricité et d’EDF. Cela me paraissait normal. C’est une grande entreprise qui assure l’essentiel de la production d’électricité en France.

Par ailleurs, c’est une grande entreprise en difficulté depuis de très nombreuses années. Lors de vos auditions, un ancien PDG d’EDF, M. Gadonneix, a indiqué que quand il était arrivé en 2004, il était assez inquiet – peut-être réécrit-il l’histoire, mais je prends tout de même ses propos comme sérieux – de constater que l’entreprise n’investissait quasiment plus, ni pour développer des capacités de production ni pour l’entretien, la maintenance, la rénovation. Par ailleurs, il indique qu’il se posait déjà un problème d’équilibre entre les coûts et les recettes. Cela était dû selon lui au fait que les prix de l’électricité auraient été baissés par le pouvoir politique au cours des années précédentes ; je vous laisse le soin de vérifier cela. Il rappelle également que quand il était président – j’étais alors député – il mentionne dans la presse son souhait que les prix de l’électricité augmentent de 20 % en quatre ans et qu’à l’époque, cette demande lui a coûté le renouvellement de son poste en 2009. Cela a conduit à énormément de polémiques politiques. Aujourd’hui, 20 % en quatre ans paraissent peu par rapport aux hausses de prix que nous subissons.

Le pouvoir politique doit avoir le dernier mot. Cela ne plaît peut-être pas à certains syndicats, habitués à tout gérer dans une grande maison, qui est par ailleurs une grande maison très opaque, qui comporte des statuts très particuliers. En plus du statut des industries électriques et gazières qui s’applique à tous les industriels du secteur, il y a le statut d’EDF. Un syndicaliste d’EDF indiquait que le régime spécial de retraite d’EDF était équilibré. En effet, une petite ligne sur la facture d’électricité des consommateurs est destinée à payer le régime spécial. C’est tout de même un peu gros. Si l’on faisait cela dans tous les secteurs, ce serait tout de même particulier.

Les relations sont souvent difficiles entre le pouvoir politique et l’entreprise EDF, car celle-ci a été habituée, pendant plusieurs décennies, à ce qu’il n’y ait pas de débat politique sur la politique énergétique de la France, à ce qu’il n’y ait pas de loi en la matière et à ce que l'on défende ses intérêts bec et ongles.

En tant que ministres, nous avons passé beaucoup de temps et pris beaucoup de décisions pour faire en sorte qu’EDF ne fasse pas faillite. Cela a été une préoccupation constante du Président Macron. C’est aussi un sujet dont il m’a parlé avant même de me nommer alors qu’il avait été ministre de l’économie entre 2014 et 2016 et qu’il savait ce qu’il en était. Il avait déjà soulevé la question. À l’Assemblée nationale, dans une réponse au gouvernement, il indique qu’après la signature du contrat Hinkley Point, il faudra qu’EDF fasse des efforts de compétitivité, de productivité, et il cite le coût du statut d’EDF pour la compétitivité de cette entreprise.

Quand j’étais ministre, nous avons à la fois veillé à cela, et considéré que la définition de la politique énergétique de la France, des choix sur la politique électrique de la France relevaient du pouvoir politique, du gouvernement avec le Parlement. Nous avons d’ailleurs proposé une loi en la matière. Il est tout à fait normal que cela se passe ainsi, à l’instar des autres secteurs, mais telle n’était pas l’habitude. Il s’agit d’un héritage du passé très ancien.

Le Président de la République avait proposé une réorganisation d’EDF, le projet Hercule, sur lequel nous avons travaillé, dont EDF ne voulait pas beaucoup et dont les syndicats ne voulaient pas du tout.

Le pouvoir politique agit, comme dans d’autres secteurs, mais particulièrement dans celui-là, sous la menace de conflits sociaux durs, avec la menace de coupures d’électricité, de grèves qui porteraient atteinte à l’alimentation en électricité de la France. Ceci est assez lourd et assez unique. Au sein du ministère de l’écologie, j’avais également la tutelle sur la SNCF, la RATP, Air France, beaucoup de grandes entreprises où se posent aussi des conflictualités, mais jamais à ce niveau.

Il s’agit d’un état de fait. Il ne faut d’ailleurs pas diaboliser. Mon prédécesseur a beaucoup dit que le problème était les lobbies. Dans mon interview dans Le Monde en septembre 2018, j’ai indiqué qu’il valait mieux accepter de considérer que des intérêts particuliers se font entendre et défendent leur point de vue. Cela fait partie du débat, c’est tout à fait normal. En revanche, il ne faut pas laisser croire qu’il s’agit de l’intérêt général. Vous êtes parlementaires, une fois que vous avez débattu et que vous procédez à des votes, vous êtes détenteurs de la définition de l’intérêt général. Ce n’est le cas, ni de la direction, ni des syndicats d’EDF.

M. Antoine Armand, rapporteur. Sur la PPE, vous avez présenté un projet à l’époque. Quel est le fondement de la décision de ce chiffre de 14 réacteurs nucléaires à fermer à un horizon assez proche ? Est-ce qu’au travers de ce chiffre, existait implicitement l’idée que la décision serait prise, quelques mois ou années après en fonction de l’aboutissement de Flamanville et de la capacité de la filière à répondre à la question, de relancer de nouveaux réacteurs ? Sous-entendu, était-ce une réduction de la part du nucléaire, une sortie du nucléaire ou la préparation d’un renouvellement ?

M. François de Rugy. Certains veulent faire croire que les politiques sont des incompétents qui prennent des décisions sans avoir consulté personne. Cela ne correspond pas à la réalité. C’est assez énervant.  Vous êtes des députés. Ne laissez pas dire que vous prenez des décisions dans des émissions de télé-réalité ou sur des tweets. Vous prenez des décisions parce que vous avez travaillé sur des sujets.

En tant que ministre, j’ai consacré énormément de temps au sujet. Évidemment, cela ne se voit pas. Je n’allais pas me mettre en scène chaque fois que je menais une réunion de travail ou que j’avais un échange avec M. Lévy, le président d’EDF ou le Haut commissariat du CEA.

Nous avons longuement discuté d’un certain nombre de scénarios sur la consommation. Ce qui commande est la question : quel est le niveau de consommation de l’électricité – ce qui est difficile à définir – consommation française, européenne, et quelle peut être la production que l’on met en face pour ne pas être en situation de surproduction ou de sous-production ? Sachant que l’on ne dispose pas de beaucoup de capacités de stockage, même si les barrages hydroélectriques peuvent parfois servir de tampons.

Nous avions des schémas. Nous avons travaillé avec des polytechniciens – je ne sais pas si pour M. Bréchet, les polytechniciens sont des zozos, mais je ne le considère pas – avec des personnes du ministère de l’économie et des finances, avec des personnes d’EDF pour ce qui concernait le parc nucléaire, sur la façon dont on pourrait faire de la programmation, de la planification sur les moyens de production nucléaire.

On parle peu des autres. Je me suis battu, dans la PPE, pour augmenter les perspectives de production d’éoliens en mer. Aujourd’hui, tout le monde semble d’accord, mais à l’époque, c’étaient des bras de fer. Certaines régions ont également poussé dans ce sens. Je me suis battu sur le biogaz. Au vu des difficultés que l’on a aujourd’hui sur l’approvisionnement en gaz, il aurait été bon d’intensifier plus vite et plus tôt sur ces questions. Cela a été le cas sur la sobriété, sur la chaleur renouvelable.

Avec tous ces sujets, on essaie d’établir des scénarios, avec la perspective d’une substitution progressive des réacteurs nucléaires de plus de 40 ans – conçus pour 40 ans, qui, s’ils devaient être prolongés, devaient faire l’objet de nouveaux investissements – par de nouveaux réacteurs de type EPR. Ceci également avec des perspectives de consommation qui avaient vocation à augmenter.

En 2018-2019, nous n’étions pas du tout dans les mêmes perspectives qu’aujourd’hui sur l’électrification des transports, notamment de la voiture. À l’époque, je suis allé sur les ronds-points, j’ai discuté avec des gilets jaunes, dans les médias, dans l’ensemble des réseaux dont ils disposaient. Ils avaient pour « tête de Turc » la voiture électrique. Nous avions des débats à l’Assemblée nationale, ainsi qu’au niveau européen. « Cela ne fonctionnera pas. Il ne faut pas faire de batterie, cela ne sert plus à rien. Peut-être faut-il aller sur l’hydrogène, mais on verra un autre jour. Les moteurs thermiques vont continuer à être améliorés. Pourquoi financer des programmes de recherche sur l’hydrogène ? ». Mon prédécesseur était un militant de l’hydrogène. Il n’a pas du tout été suivi au sein du gouvernement sur ce point.

Entretemps, d’autres décisions ont été prises, au niveau français comme au niveau européen, de développer l’utilisation de l’électricité pour décarboner l’économie. Cela nécessite des moyens de production supplémentaires qui n’étaient pas forcément envisagés il y a cinq ans.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Je commencerai par ce que vous avez indiqué concernant le moratoire de 2010 sur le photovoltaïque, que vous sembliez regretter. Vous disiez : « cette décision a été prise puisque cela marchait trop bien ». Est-ce parce qu’à cette époque, n’a pas été réfléchi le dispositif que nous avons pris plus tard, à savoir le complément de rémunération pour permettre de calibrer le soutien aux porteurs de projets d’énergies renouvelables ? Ou considériez-vous que c’était une production d’énergie qui allait contre le nucléaire et qui, de ce fait, n’était pas très intéressante ?

M. François de Rugy. Peut-être ai-je été mal compris. J’ai voulu dire qu’en 2010, le gouvernement – Mme Nathalie Kosciusko-Morizet était nouvellement ministre de l’écologie – décide de faire un moratoire sur tout développement de projet solaire photovoltaïque, y compris le plus petit comme une personne qui souhaitait mettre quelques mètres carrés de panneaux sur son toit, du jour au lendemain.  Cela a duré six mois avant qu’un nouveau dispositif soit mis en œuvre. Cela a eu pour conséquence de casser une filière avec 13 000 personnes. Comme il s’agissait d’installateurs, de petites entreprises de quelques salariés, cela n’a pas ému grand monde. Imaginez si l’on avait annoncé 13 000 suppressions d’emplois à EDF, Renault ou Alstom. Quand le PDG de Peugeot a annoncé quelques milliers de suppressions d’emplois, il a été convoqué à l’Élysée.

Il s’agit d’un choix aberrant pour moi, au lieu de faire décroitre progressivement les subventions, le tarif d’achat garanti, ce qui aurait été tout à fait logique puisque les prix des panneaux avaient fortement baissé. Il n’y avait donc plus besoin d’autant de subventions ni d’un tarif d’achat garanti aussi généreux. Il suffisait donc de le faire baisser dans le temps –ce qui a été effectué ensuite – et l’on aurait gardé une bonne dynamique sur le solaire photovoltaïque, que l’on a retrouvée depuis. Heureusement, cela n’a pas été définitif, mais on a tout de même perdu du temps.

Cela a été le cas dans plusieurs domaines et c’est regrettable. Sur l’éolien offshore, les premières décisions de lancer la délimitation de parcs dans plusieurs régions de France datent de la Présidence de M. Nicolas Sarkozy. Le premier parc a été inauguré dans le deuxième mandat de M. Emmanuel Macron. Ce n’est pas normal. En France, il faut que l’on aille plus vite sur le développement des capacités de production. On a d’ailleurs besoin de toutes les capacités de production, et surtout de ne pas casser quand des dynamiques existent dans des secteurs comme c’était le cas à l’époque dans le solaire photovoltaïque. Je considère donc que c’était une erreur à ce moment-là.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). On peut donc considérer que ce moratoire nous a fait perdre quelques années de développement du photovoltaïque, que l’on regrette sûrement maintenant encore.

Concernant la stabilité que vous avez trouvée en arrivant sur le nucléaire, vous disiez qu’il en était de même pour l’hydroélectricité. À cette époque, la question de la mise en concurrence était sur nos têtes.

M. François de Rugy. Je parlais de la production.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Oui, mais cela mettait un frein à une dynamique d’investissements ou à un potentiel d’investissements. Les gouvernements et ministres successifs n’ont pas réussi à convaincre la Commission européenne du bien-fondé de notre demande de non-mise en concurrence de cet outil. Avez-vous contribué à tenter quelque chose ou n’avez-vous pas eu suffisamment de temps pour le faire ?

Vous indiquiez que sur l’hydroélectricité, il n’y avait pas de potentiel nouveau, parce qu’on ne se voit pas noyer une vallée. Il existe tout de même de nombreuses possibilités d’augmentation de puissance sur les barrages existants, liées pour beaucoup à cette situation de mise en demeure de la Commission européenne qui ne permet pas aux exploitants d’investir sur ces outils.

Sur le deuxième point, il s’agit d’un constat. Sur le premier point, avez-vous eu à négocier avec la Commission européenne pour cela ? Nous avons eu à l’époque de nombreux échanges à ce sujet.

M. François de Rugy. J’allais le dire. J’espère que les citoyens français qui partagent vos options politiques ou qui se trouvent dans votre territoire sont bien conscients du travail que vous menez sur ce sujet, car il est acharné et de longue haleine. Même si je ne partage pas totalement votre analyse ni vos conclusions, je dois saluer cette continuité dans l’engagement et l’expertise que vous avez développée.

Je vais tout d’abord formuler une remarque générale. Il est vrai que ce secteur est un peu oublié en France, parce que cela fait partie du paysage. Cela fonctionne, cela produit de l’électricité, cela sert à l’équilibrage de notre réseau, y compris au fonctionnement des centrales nucléaires avec un élément sur le refroidissement en été. Cela ne constitue donc pas tellement un sujet quand on parle de l’avenir, des investissements à réaliser, des choix. C’est un peu dommage, car c’est un secteur intéressant, qui présente un potentiel, qui n’est pas énorme dans la mesure où il s’agit en effet d’améliorer la production, mais sur les installations existantes. En général, on considère dans les hypothèses les plus optimistes qu’il s’agit de 10 à 15 %.

Quand j’étais ministre, j’avais proposé au gouvernement d’avoir une négociation globale avec la Commission européenne, sur l’Arenh – je souhaitais relever le prix – le projet Hercule, et la question des barrages.  Je n’ai pas été suivi. Dont acte. On n’est pas toujours suivi. On peut toujours continuer à agir en segmentant les choses. Je constate que cela n’a pas abouti sur Hercule, sur l’Arenh à la marge, et sur les barrages, c’est le statuquo.

Le Président de la République et ses différents gouvernements se sont toujours engagés pour défendre le fait que pour l’instant, il n’y avait pas de remise en concurrence à la fin des concessions des barrages hydroélectriques français.

Point de désaccord que nous avons avec Mme Battistel, ce n’est pas d’abord et avant tout une obligation européenne. C’est d’abord et avant tout le droit des concessions. Le principe d’une concession est qu’elle est accordée pour une certaine durée. Par exemple, lorsque les élus locaux font une concession pour un parking, ils la font pour 25, 30 ans. De même, pour une station d’épuration, ils la font pour 15, 20 ou 25 ans. À un moment donné, la collectivité remet en jeu la concession ; soit elle reprend la gestion en propre, soit elle la confie à un opérateur, le même ou un autre.

La France a d’ailleurs inventé le droit de la concession. Il faut en être fier, car c’est ce qui permet de financer, par des investissements privés, des équipements d’intérêt général qui restent dans le domaine public.

Dans le même temps où les gouvernements successifs, y compris celui auquel j’ai appartenu, ont résisté à l’application de la loi française et européenne sur le droit des concessions, EDF a acheté un barrage dans d’autres pays. Il ne s’agissait pas de concession, mais de l’achat de l’infrastructure. Ceci est peut-être quelque peu technique, mais il est tout de même aisé de comprendre que dans un cas, on vous confie l’exploitation d’un équipement pendant x années – généralement une longue durée pour amortir des investissements et produire de l’électricité – et dans un autre cas, on vous vend l’équipement. En France, il n’a jamais été question de privatiser les barrages, contrairement à ce qu’indiquent certains syndicalistes ou responsables politiques de gauche. Il a toujours été question de savoir si l’on remettait en concurrence la concession des barrages ou non.

Ensuite, à un moment donné, un choix doit être fait, ce que vous savez fort bien, madame Battistel, nous en avons discuté quand j’étais ministre.

Soit, sur un certain nombre de barrages, on ne veut plus jamais faire de remise en concurrence à l’échéance des concessions et on place les barrages dans une société publique (régie) d’État, séparée d’EDF. EDF ne pourrait plus jouer de la synergie, de la complémentarité entre l’exploitation des barrages et le reste de ses outils de production, notamment les centrales nucléaires. Je pense que ce ne serait pas dans l’intérêt d’EDF ni dans celui du système électrique français.

Si l’on ne veut pas séparer totalement les barrages du reste, il vaudrait mieux que les concessions soient renouvelées « au fil de l’eau ». EDF pourrait concourir. Le gouvernement comme les gouvernements précédents ont toujours été sur la position selon laquelle EDF pouvait concourir, alors qu’elle est en situation dominante sur les barrages. Je rappelle que la France compte d’autres acteurs : la Compagnie nationale du Rhône et la Société Hydro-Électrique du Midi (SHEM). On ne parle donc pas que d’éventuels investisseurs étrangers ou d’autres groupes privés.

Pour l’instant, c’est le statuquo. Nous sommes d’accord sur le fait qu’il présente un immense inconvénient : il empêche de lancer les investissements. C’est tout à fait dommageable. Je pense que le Parlement devrait se saisir de ce sujet dans les prochaines lois sur l’énergie pour qu’une option soit prise : soit tout est placé dans une société publique séparée d’EDF, soit un renouvellement normal est effectué au fil de l’eau selon le droit de la concession.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Merci, monsieur le ministre. De toute façon, nous ne tomberons pas d’accord, mais nous ne sommes pas là pour cela. Il s’agissait simplement d’avoir un éclairage sur le passé. Deux questions me viennent après votre intervention. Considérez-vous que ce serait mieux si l’on passait du régime de concession au régime d’autorisation ?

Par ailleurs, vous indiquiez que vous étiez favorable à une remise en concurrence et que les candidats français pourraient concourir. S’ils ne gagnaient pas ces marchés, cela ne contribuerait-il pas tout de même à une perte de souveraineté énergétique de la France, l’objet de notre commission ?

M. François de Rugy. Il y a un choix politique qui peut à tout moment être débattu, qui est tout à fait légitime. Certaines personnes pensent d’une manière générale que ce qui est public est toujours mieux, qu’une entreprise publique, c’est mieux qu’une entreprise privée, qu’une administration de l’État, voire un établissement public, c’est mieux qu’une gestion privée. Ce n’est pas mon point de vue. Je pense que ce n’est pas celui du gouvernement et du Président actuels, mais je ne m’exprimerai pas à leur place.

Je pense que le système des concessions est un bon système. Il permet de financer des investissements importants qui sont nécessaires dans le domaine des barrages hydroélectriques et dans d’autres domaines. Cela ne choque personne que les éoliennes en mer soient des concessions. Pour 20, 25 ans, des gens exploitent des investissements qu’ils ont eux-mêmes financés et ils alimentent le réseau électrique qui, lui, est national, mutualisé et même connecté au niveau européen. De ce point de vue, il serait bien de continuer ce que la France fait depuis au moins 150 ans pour avoir des équipements publics, gérés par des entreprises qui vont chercher de l’argent privé pour les faire fonctionner, au service d’un réseau électrique national.

Sujet dont on parle peu, ne commençons pas, d’une façon ou d’une autre, à démembrer le réseau. Il serait bon de prendre des garanties législatives nouvelles. Mon expérience ministérielle m’a instruit cela. Sur le réseau haute tension, il n’y a pas trop de risques, cela est clair avec RTE. Sur le réseau local, certaines collectivités locales commencent, sur le régime de la concession, à vouloir le reprendre en propre, à vouloir créer des sociétés locales. Attention, le réseau électrique, c’est la garantie que l’on a la meilleure sécurité d’approvisionnement et une solidarité entre les habitants des différents territoires de France et de Navarre.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Vous parlez de démantèlement et cela me fait rebondir sur la question du projet Hercule. Quelles vertus trouviez-vous à ce projet qui, pour un certain nombre de personnes, des syndicats, mais pas uniquement, fragilisait le système intégré de l’entreprise en séparant certaines activités, notamment Enedis ? Aujourd’hui, tout le monde convient que cela pouvait tout de même être une erreur et qu’il serait bien qu’Enedis revienne dans « le paquet bleu » qui était défini préalablement.

M. François de Rugy. Le projet Hercule est mort. Cela dit, il est intéressant de l’évoquer, car cela a un lien très étroit avec le sujet de votre commission.

Je pense qu’il est utile de rappeler quelques éléments qui ont peu été explicités aux Français parce qu’il s’agissait de fait d’un sujet entre le gouvernement, EDF et les syndicats au sein d’EDF. Le projet Hercule a été envisagé pour une raison dans le fond assez simple et aisée à comprendre.

D’une part, c’était une façon de remettre le parc nucléaire dans une société 100 % publique. Depuis, cela a été fait sous une autre forme, mais c’était déjà l’ambition du projet Hercule et, je peux le dire sans risque d’être démenti, l’ambition de M. Emmanuel Macron. Il m’en avait parlé avant que de me nommer ministre et que j’accepte d’être nommé ministre.

D’autre part, il s’agissait de financer le nouveau nucléaire. Il ne faut pas « tourner autour du pot ». C’était une façon de mettre la partie nucléaire à « l’abri » des risques de la cotation boursière. Je ne sais pas si vous avez auditionné M. Clamadieu, président d’Engie, mais je crois que vous avez auditionné la directrice générale. J’ignore s’ils vous l’ont indiqué, mais Engie a souffert et souffre beaucoup d’avoir un petit parc nucléaire et d’avoir un parc nucléaire en Belgique. Chaque fois que quelque chose de délicat se présente, soit du point de vue de la sûreté, soit du point de vue de décisions, cela le fragilise inutilement.

Par ailleurs, cela était financé par un montage un peu compliqué. Il ne venait ni de moi ni du ministre de l’économie. Ce dernier s’est exprimé à plusieurs reprises avant même que le projet soit abandonné pour faire comprendre qu’il n’y était pas très favorable. En l’occurrence, il était question de la vente d’un certain nombre d’actions d’une entité dans laquelle il y aurait eu Enedis et les énergies renouvelables, ce qui était un peu baroque à mon sens, pour financer le nouveau nucléaire.

Il s’agit vraiment de mon point de vue, je n’y ai pas du tout travaillé quand j’étais ministre, le projet Hercule étant à l’époque l’orientation, mais je pense qu’il serait plus sain d’aller au bout de la séparation de la production, du transport et de la distribution. Ce ne sont pas les mêmes métiers ni les mêmes exigences. RTE et Enedis font vivre un réseau qui doit absolument être national et qui est à la disposition de tous les producteurs, du plus petit qui pose des panneaux solaires sur son toit au plus gros qui installe des éoliennes en mer. Je plaiderais pour que ce soit des entités publiques, non cotées en bourse, et pour le fait d’avoir une entité pour la production, EDF, qui bénéficie à plein des éventuelles synergies entre les différents modes de production.

D’autres entreprises – il y en a déjà – Engie, Total, éventuellement de plus petite taille comme Enercoop, continueront à produire de l’électricité en France, investiront davantage dans les années à venir dans de nouveaux moyens de production. Un élément que l’on a complètement oublié est qu’à une époque, Total avait envisagé d’investir dans le nucléaire. D’ailleurs, le pouvoir politique, notamment le Président Sarkozy, le souhaitait et que le groupe Bouygues s’investisse dans le nucléaire. Le groupe Bouygues avait d’ailleurs été appelé à la rescousse par rapport à Areva. Ces groupes privés ont finalement opéré le choix stratégique de ne pas le faire, parce que c’est compliqué, risqué, y compris économiquement. Par conséquent, de fait, c’est EDF qui, en France, le fait et le fera.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Sur la question de l’Arenh, vous vous êtes dit favorable au relèvement du prix, mais aussi du plafond puisqu’il a été relevé en 2019. Vous indiquiez que votre gouvernement veillait à ce que EDF ne soit pas pénalisée financièrement, ce qui est une très bonne chose. En parallèle, à une époque où l’on savait qu’une grande partie de notre parc était indisponible et que, de ce fait, la production n’était plus de 380 térawattheures, mais de moins de 300, cela a forcément pénalisé EDF que de relever le plafond. Cette discussion d’équilibre économique de l’entreprise EDF a-t-elle été posée au moment où vous réfléchissiez au relèvement du plafond ?

Vous disiez également que vous étiez favorable au relèvement du prix, mais qu’il fallait négocier avec la Commission européenne. D’autres nous ont dit dans cette commission qu’il n’existait pas d’obligation et qu’il était prévu dès le départ que le prix pouvait évoluer. Je voulais avoir votre avis sur ce sujet.

M. François de Rugy. J’invite la commission, son président, son rapporteur, à se procurer les documents de l’époque. Si le gouvernement ne souhaitait pas vous les fournir, vous pourriez les obtenir en allant les chercher vous-mêmes selon la règle pour les commissions d’enquête parlementaires, mais je pense qu’il ne serait pas besoin d’aller jusque-là.

Il s’agit d’une négociation entre le gouvernement français et la Commission européenne qui date de 1999. C’est la loi sur l’ouverture à la concurrence pour les clients entreprises puis pour les clients particuliers en 2007. On peut considérer que la concurrence n’apporte jamais rien de bon. Telle n’est pas l’orientation qui a été prise par l’Union européenne.

Je l’ai vécu en tant que ministre, on se rend à des conseils européens à vingt-sept, on négocie. Rien ne se fait jamais facilement, car il y a beaucoup de points de vue et d’intérêts différents, ce qui est normal. On construit donc des compromis.

À une époque, sous le gouvernement de M. Lionel Jospin, il y a eu acceptation d’un marché européen avec de la concurrence. Il importe de se souvenir qu’à une époque, en France, non seulement le consommateur ne pouvait pas choisir son fournisseur d’électricité, à quelques exceptions près, dont l’Alsace, mais de plus, il existait un monopole de la production. Si vous aviez développé une capacité à produire de l’électricité, vous étiez obligé de vendre l’électricité que vous produisiez à EDF. Était-ce bien ? Pourquoi, en France, a-t-on pris tant de retard dans le développement des énergies renouvelables, non pas par rapport à des objectifs chiffrés, mais par rapport à d’autres pays qui ne sont pas passés à côté ? En France, nous avons des filières industrielles, des usines qui produisent des éoliennes.

À un moment, le gouvernement français a donc accepté, dans le cadre d’un compromis européen, l’ouverture à la concurrence. Or, si vous effectuiez l’ouverture à la concurrence en France avec un acteur qui possédait tous les moyens de production, à quelques très rares exceptions près, et que vous attendiez par des investissements d’entreprises dans différents secteurs d’avoir de la concurrence sur la production, vous risquiez d’attendre longtemps. Ce n’était pas de la vraie concurrence : vous aviez le choix entre EDF et EDF, ou des étrangers qui auraient fait venir de l’électricité d’autres pays. Aucun autre opérateur ne se serait mis à construire des centrales nucléaires. Par ailleurs, ce ne serait pas souhaitable. D’autres pays, comme l’Allemagne, disposaient de plusieurs entreprises gérant des centrales nucléaires. Imaginez si l’on avait découpé EDF en morceaux à l’époque : personne ne l’aurait souhaité, surtout pas les syndicats.

Le choix a donc été effectué de garder l’unicité d’EDF. Un compromis a été fait selon lequel une part du volume de production devait être mis à disposition des concurrents à un prix devant couvrir les coûts de production d’EDF. Mais comme à l’époque, EDF déclarait que ses coûts de production étaient très bas, elle s’est retrouvée prise à son propre piège, avec un prix à 42 euros qui, objectivement, n’était pas suffisant dans le temps. Il s’agit de 100 térawattheures sur une production nucléaire de 350 en moyenne, pendant 20 ou 30 ans, mais en tout cas depuis la période où l’Arenh a été signée c’est-à-dire depuis à peine 12 ans. Cela correspond à peine à un tiers. Cela a été relevé à 120 au début de l’année 2022. Je pense qu’il s’agissait là de quelque chose d’équilibré, de gagnant/gagnant, par rapport aux opérateurs, mais surtout par rapport aux consommateurs. Je rencontre des entreprises, des hôteliers, des restaurateurs, des boulangers à qui EDF propose actuellement des contrats avec des prix supérieurs à 500 euros.

Ce n’est pas l’Arenh qui est responsable des coûts de production d’EDF. Il faut que chacun prenne ses responsabilités. Il faut que l’on arrête de raconter n’importe quoi. Des responsables politiques ou des syndicalistes, non contredits par les journalistes qui ne peuvent pas connaitre la complexité de l’Arenh, déclarent que l’on oblige EDF à vendre toute sa production à des étrangers, des groupes privés. On est tout de même bien content quand il s’agit d’entreprises florissantes.

La programmation pluriannuelle de l’énergie aurait été plus facile à gérer si EDF faisait des bénéfices tous les ans, plutôt que de devoir vendre les investissements réalisés par le passé à l’étranger pour équilibrer les comptes. Cela s’appelle « vendre les bijoux de famille ».

On tombe toujours sur Total « à bras raccourcis », mais il est tout de même préférable d’avoir des entreprises florissantes que des entreprises en difficultés financières. C’est mieux pour l’économie générale du pays comme pour les salariés de l’entreprise concernée. Les salariés d’EDF seraient peut-être un peu moins inquiets quant à leur avenir et avec leurs syndicats, un peu moins crispés sur un certain nombre de sujets s’ils avaient des perspectives d’avenir florissantes ; s’ils pouvaient se dire : l’Arenh va s’arrêter en 2025, on se déploie, on démontre que l’on est capables de produire de l’électricité de façon compétitive, et on convaincra les Français d’acheter de l’électricité à EDF, mais aussi d’autres pays d’Europe. EDF a vocation à être un leader énergétique en Europe.

Je crois que le sujet de l’Arenh finira assez vite par apparaitre pour ce que c’est, à savoir l’arbre qui a un peu de mal à cacher la forêt des autres problèmes.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, monsieur le président, pour votre disponibilité, vos réponses longues et précises. Cela contribuera encore à éclairer les travaux de notre commission d’enquête.

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28.   Audition de M. Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République (16 mars 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Notre commission d’enquête termine aujourd’hui ses cycles d’auditions, après avoir procédé à 150 heures d’auditions publiques, entendu quatre-vingt-huit spécialistes, ministres, hauts fonctionnaires chargés des politiques énergétiques, et reçu plus de 5 000 pages de contributions écrites.

Nous avons le privilège d’accueillir successivement, en cette dernière journée, deux anciens présidents de la République qui ont accepté de présenter à la commission leurs analyses et de s’entretenir avec les députés sur les orientations de la politique énergétique définie au cours de leurs mandats respectifs. Je tiens personnellement, et au nom de tous les membres de la commission d’enquête, à les en remercier, car c’est la première fois que des présidents de la République s’expriment devant une commission d’enquête, en tout cas sous la Ve République.

Monsieur le président de la République, votre présence ici témoigne à la fois de votre attachement à l’institution parlementaire, de l’importance que vous avez accordée à la question énergétique, dont les implications sont à la fois sociales, économiques et géostratégiques, et de la légitimité que vous reconnaissez au Parlement d’intervenir dans le domaine de la politique énergétique, notamment dans le cadre de ses missions d’évaluation et de contrôle. C’est un honneur pour nous de vous accueillir à l’Assemblée nationale.

Nous avons déjà auditionné plusieurs de vos anciens ministres, ainsi que des responsables ayant servi sous votre autorité : Jean-Louis Borloo, Nathalie Kosciusko-Morizet, Éric Besson, Catherine Cesarsky, Henri Proglio, ainsi que Pierre-Franck Chevet. Vous avez été le président de la République française de 2007 à 2012 et, à ce titre, vous avez notamment assuré la présidence française de l’Union européenne, en 2008. Auparavant, vous aviez été, entre autres, ministre d’État, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie.

Vos mandats de ministre et de président de la République sont émaillés de plusieurs marqueurs : le débat sur la première loi de programme de 2005 fixant les orientations de la politique énergétique de la France ; la réforme du statut d’EDF et de GDF ; la création en société anonyme de Réseau de transport d’électricité (RTE) ; le démarrage du chantier de Flamanville ; la question du devenir d’Areva et d’Alstom ; l’échec du marché d’Abou Dabi ; le rapport Roussely ; le Grenelle de l’environnement ; la loi sur la nouvelle organisation du marché de l’électricité (loi Nome) et la création du mécanisme de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) ; la sortie du nucléaire de l’Allemagne ; Fukushima ; le gaz de schiste ; la création du conseil de politique nucléaire et du comité pour les métaux stratégiques. Au niveau international, il faut encore évoquer les différends gaziers russo-ukrainiens, le traité de Lisbonne, la crise de 2008 et celle de la dette, le grand emprunt et la révision générale des politiques publiques (RGPP). Trois États à la fois concurrents et partenaires dans le domaine de l’énergie nous intéressent plus particulièrement : l’Allemagne, la Chine et la Russie.

Dans l’esprit de la réforme constitutionnelle de 2008, que vous avez menée, le Parlement a été régulièrement informé des décisions importantes prises dans le domaine de l’énergie : dès 2004, lorsque vous avez prononcé à l’Assemblée nationale une déclaration du Gouvernement relative à l’énergie ; en 2007, à l’occasion d’un débat organisé à l’Assemblée sur le Grenelle de l’environnement ; ou encore, le 18 novembre 2008, à l’occasion d’un débat sur le paquet « énergie climat ». Il ressort toutefois de nos auditions que les députés ont des difficultés à connaître, donc à comprendre, les décisions issues de compromis – européens ou industriels – souvent conclus en dehors de cette enceinte.

Monsieur le président de la République, vous avez souhaité privilégier un mode d’expression interactif. Je vais donc vous céder la parole pour un propos introductif ; nous procéderons ensuite à un échange de questions et de réponses.

M. le Président Nicolas Sarkozy, ancien président de la République. Il est émouvant pour moi de revenir dans ces lieux, que j’ai beaucoup aimés, comme le mandat que j’y ai exercé.

Je veux dire, avant toute chose, que le nucléaire est un sujet qui relève du Président de la République, parce qu’il y va de notre indépendance et que les décisions dans ce domaine ont des effets sur plusieurs décennies. C’est moi qui ai décidé l’installation des éoliennes offshore au large des Pays de la Loire, mais c’est M. Emmanuel Macron qui les a inaugurées – c’est dire s’il y a un continuum. Et le nucléaire a fait l’objet d’un consensus politique. J’ai été ministre sous la présidence de François Mitterrand, pendant la cohabitation : jamais il n’a remis en cause le nucléaire.

Le nucléaire est un sujet du Président de la République, non pas parce que le Président est ingénieur, mais parce qu’il doit remonter sur son bureau. Un ministre de l’industrie ne peut pas décider, à lui seul, de ces questions : elles concernent trop de monde et engagent trop l’avenir.

Toute ma vie politique, j’ai pensé que la filière nucléaire était une chance pour la France. Je n’ai jamais changé d’avis et j’ai d’ailleurs souvent été accusé de faire partie du « lobby nucléaire ». Plaisanterie ! Le seul lobby qui existe, c’est le lobby antinucléaire, qui a bénéficié pendant des années de la bienveillance médiatique. Les raisons pour lesquelles je suis pour le nucléaire ne sont pas très originales, mais elles n’en sont pas moins exactes et, à ce titre, méritent d’être martelées – et on entend tellement de bêtises !

La première raison est très simple : nous n’avons pas d’énergies fossiles. Ce n’est pas parce que c’est connu que cela ne doit pas être rappelé. Tout part de là !

La deuxième raison, c’est que nous avons besoin du nucléaire pour atteindre nos objectifs environnementaux ; sans lui, nous n’y arriverons pas. Ceux qui se préoccupent le plus du réchauffement climatique devraient être les premiers défenseurs du nucléaire. Cela n’a aucun sens de l’opposer aux énergies renouvelables ! Les partisans de l’énergie nucléaire sont tous pour les énergies renouvelables, mais beaucoup de partisans des énergies renouvelables sont contre l’énergie nucléaire, alors qu’ils devraient être pour.

La troisième raison est moins mise en avant, mais elle est essentielle : la filière nucléaire a accumulé pendant soixante-dix ans des compétences scientifiques et technologiques extraordinaires, grâce auxquelles elle tire derrière elle toute l’industrie. Or, au moindre signal de mise en cause du nucléaire, c’est toute la filière de formation que l’on met à mal, et durablement, car il faut des années pour former nos meilleurs ingénieurs. C’est le même problème que les quotas dans les études de médecine : ils sont indolores au début mais, dix ans plus tard, on manque de médecins. La filière nucléaire est fantastique et elle tire tout le monde vers le haut. Il faut voir le dévouement de ceux qui travaillent dans les centrales, pas seulement les ingénieurs et les concepteurs, mais aussi les gens qui y sont au quotidien : ils aiment leur métier.

Ma quatrième raison d’être pour le nucléaire, c’est qu’elle est, de toutes les énergies, celle qui produit le moins de nuisances, visuelles comme sonores. Aucune énergie n’est totalement neutre ; toute forme d’énergie produit des effets négatifs ou indésirables.

Enfin, le nucléaire est l’énergie qui permet d’avoir l’électricité la moins chère.

Tout cela est tellement évident et incontestable qu’on se demande comment des gens peuvent être contre le nucléaire. Il n’y a pas besoin d’être polytechnicien pour le comprendre.

Pour aggraver mon cas, j’ai récapitulé tous les moments d’« aiguillage » où j’ai eu à prendre des décisions en la matière : toute ma vie politique, elles ont été en faveur de la filière nucléaire, et je les ai toujours assumées publiquement, quel que soit le prix politique à payer. Aujourd’hui, c’est facile d’être pour le nucléaire : j’en vois qui font des doubles ou des triples saltos arrière ! Mais, à l’époque, le nucléaire a fait l’objet d’une campagne de dénigrement digne des chasses aux sorcières du Moyen Âge, irrationnelle et mensongère, d’une hystérie médiatique et collective fondée sur rien. Les premières fake news sont nées à propos du nucléaire.

La première décision que j’ai eue à prendre, c’était en 2004, en tant que ministre d’État, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie. C’est moi qui ai fait le choix de lancer un réacteur de troisième génération, le réacteur pressurisé européen (EPR), et de le construire à Flamanville. J’ai choisi cette localité, parce que sur les deux qui m’étaient proposées, tout le monde était d’accord pour celle-ci, alors que Laurent Fabius était contre Penly.

Lors de la campagne présidentielle de 2007, un animateur de télévision, dont j’ai oublié le nom, a fait défiler les candidats devant des ONG. Ce n’est pas le moment le plus digne de ma vie politique, mais je voulais être élu… Devant ces ONG, des gens bien, modernes, qui savaient ce qu’il fallait faire, j’ai acté que je ferai le Grenelle de l’environnement – c’était quelque chose d’assez nouveau, associant les élus, les syndicats, le Gouvernement et les ONG – mais j’ai dit aussi que jamais je ne remettrai en cause le nucléaire. Trois mois avant l’élection, j’ai dit que je le sanctuariserai et j’ai acté notre désaccord. C’est d’ailleurs à cause de ce désaccord que Greenpeace – dont le directeur des campagnes allait devenir, en 2022, le candidat des écologistes à la présidentielle –, a refusé de participer au Grenelle. Ils voulaient déjà casser la filière.

Le 12 octobre 2007, peu après mon élection, je suis allé sur le site de la centrale de Penly pour annoncer que la filière nucléaire resterait « le cœur de la production électrique française ». J’ai souligné que si la France produisait deux fois moins de gaz à effet de serre par habitant que les autres pays d’Europe, c’était grâce au nucléaire : il n’y avait pas de mystère. On ne pouvait pas me dire qu’il fallait lutter contre les gaz à effet de serre et détruire la filière qui en produit le moins. J’ai précisé que nous allions développer le renouvelable, mais qu’il s’agirait évidemment d’un complément et non d’un substitut du nucléaire. Ceux qui expliquent que le renouvelable peut se substituer au nucléaire mentent : c’est impossible. Je n’ai jamais pensé qu’il fallait choisir entre le nucléaire et le renouvelable : il faut le nucléaire et le renouvelable, en complément.

Le 3 juillet 2008, au Creusot, je récidive en annonçant la construction d’un deuxième réacteur de nouvelle génération. Nous faisions face à une flambée des prix des hydrocarbures. Le bon sens nous imposait de renforcer nos capacités nucléaires. J’ai donc décidé de créer un deuxième EPR, à Penly. Je suis allé plus loin en demandant à ma ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Mme Valérie Pecresse, de développer de nouveaux programmes de formation, car je savais que nous aurions besoin de 1 200 ingénieurs nucléaires de plus par an à partir de 2010. Je rappelle que le projet de Penly a été arrêté par M. François Hollande –nul ne sait pourquoi – avant d’être relancé. Nous avons perdu douze ans, et pas à cause d’un manque d’ingénieurs ou d’un problème de moteur. J’avais pris la décision, le site était choisi, tout était possible. Pourquoi être revenu là-dessus ?

Le 6 février 2009, je me rends sur le site de Flamanville. Alors que nous subissons les effets de la crise financière de 2008, j’annonce mon intention de faire du nucléaire le moteur de la reprise économique. Notre déficit extérieur était très important. Je pensais que les futurs EPR, qui produisent chacun 12 milliards de kilowattheures par an, nous permettraient d’avoir facilement des excédents à l’export : chacun représentait un potentiel de 600 millions d’euros par an. Je voulais que la France, non seulement soit autonome énergétiquement, mais puisse exporter.

Dans un souci d’équilibre, je précisais : « Ce n’est pas parce que la France est le champion du nucléaire qu’elle doit être la lanterne rouge des renouvelables. » Et j’annonçais notre soutien au développement d’une véritable filière du renouvelable. Je précisais aussi, sous forme d’avertissement, qu’il est très difficile de « recréer la compétence nucléaire […] dans un pays qui n’investirait plus dans cette technologie » et que « la succession de périodes d’investissement massif et de périodes d’arrêt complet serait destructrice pour une filière […] d’une telle intensité technologique ».

Les signaux désastreux qui ont été envoyés ont détourné nos meilleurs étudiants de la filière nucléaire. Contrairement à ce que l’on dit souvent, la parole du politique compte, et les mots ont un sens, surtout en France, où on a l’amour des mots. Arrêter la filière du nucléaire, c’est la détruire. Avec le nucléaire et les filières à haute intensité technologique, vous avancez ou vous reculez ; vous vivez ou vous mourez.

Le 3 mai 2011, je vais sur le site de la centrale de Gravelines et je dis que « nous allons continuer à investir dans le nucléaire pour développer la production d’électricité ». C’est quelques semaines après Fukushima ; je ne reçois pas d’applaudissements. Je précise que sans le nucléaire, le prix de l’électricité serait multiplié par quatre. Mes propos suscitent l’indignation des écologistes, comme des socialistes, qui ne faisaient pas mystère de leur volonté de freiner brutalement le développement de la filière nucléaire.

Dans le même temps, j’annonce que j’ai décidé de lancer un audit de sécurité sur tous les équipements nucléaires, sans exception – pas seulement les centrales. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) fait déjà 700 contrôles par an et toutes les centrales passent au grand contrôle tous les dix ans. Mais, après Fukushima, je décide de faire, en plus, un audit sur toutes les installations nucléaires. Au passage, je trouvais étrange que les mêmes personnes pour qui le nucléaire était dangereux refusent qu’on investisse dans cette filière, alors que, grâce aux retours d’expérience, les nouvelles centrales sont plus sûres que les anciennes. C’est incohérent.

D’ailleurs, si le nucléaire est dangereux, il faudrait fermer toutes les centrales. Pourquoi seulement Fessenheim ? Il ne faut sauver que les Alsaciens ? C’est invraisemblable de dire une chose pareille ! Et le pire, c’est que tout cela pouvait être asséné sans provoquer de tollé dans les médias, bien au contraire.

Le 7 juin 2011, j’ai un entretien téléphonique avec la chancelière Merkel, à la suite de l’annonce de l’Allemagne de fermer les neuf centrales nucléaires de Bavière. Cet entretien est franc – j’ai du respect et de l’admiration pour Angela Merkel, et j’ai aimé travailler avec elle. Je lui fais part de mon incompréhension et elle me répond : « Nicolas, tu n’as pas vu Fukushima ? » À quoi j’ai rétorqué : « Mais d’où le tsunami pourrait-il arriver en Bavière ? » C’était un moment difficile. On pourrait me reprocher, et je l’accepte, de ne pas avoir marqué publiquement mon désaccord. J’ai toujours pensé que le couple franco-allemand était important et qu’il ne fallait pas jouer avec lui. Entre le règne de Louis XIV et 1945, nous nous sommes affrontés tous les trente ans. Avec les Italiens, on peut s’étriper, cela n’a aucune importance, on s’aime ; s’agissant du couple franco-allemand, il faut prendre soin de l’acquis de la réconciliation et de la paix, qui est tellement précieux. Je n’ai donc pas protesté publiquement et je me suis contenté de dire que les Allemands auraient besoin d’électricité après l’arrêt de leurs centrales et que nous pourrions leur en vendre. J’ai également dit qu’après Fukushima, un chef d’État devait garder son sang-froid et qu’aucune fermeture de centrale n’aurait lieu en France. Aucune ! Au passage, quand les Allemands ont fermé leurs centrales nucléaires, ils ont rouvert toutes leurs centrales à charbon, dont on sait parfaitement que les particules – je le dis aux écologistes – sont transportées jusqu’à Paris par les vents. Il y avait quand même beaucoup de cynisme dans cette décision.

Le 25 novembre 2011, j’ai visité la centrale de Pierrelatte où j’ai déclaré que la réduction de la part de l’énergie nucléaire provoquerait une vague massive de délocalisations et serait un cataclysme économique et une folie. Je peux tout entendre et tout comprendre – ma conviction n’est pas forcément la bonne –, mais personne ne peut dire que nous n’avons pas mis en garde sur les conséquences de la réduction de la part du nucléaire. Il y a eu un débat sur cette question, les responsables politiques ont dit ce qu’ils pensaient. Il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier, c’est trop facile ! Des gens ont assumé les responsabilités de l’État. J’ai dit que cette politique serait une folie qui entraînerait un mouvement de délocalisations massif. Je visais là l’accord passé entre le Parti socialiste et Europe Écologie Les Verts en novembre 2011, qui prévoyait la fermeture de vingt-quatre de nos cinquante-huit réacteurs pour réduire de 74 % à 50 % la part du nucléaire dans la production d’électricité française. L’accord stipulait, en outre, la fermeture de l’usine de retraitement de La Hague et celle de production de combustibles de Marcoule : pourquoi ? Ils voulaient fermer l’installation de retraitement et celle de production, ils voulaient tuer la filière. Cet accord faisait écho à la décision prise en 1998 par Lionel Jospin de fermer Superphénix, qui faisait du retraitement, pour faire plaisir à Dominique Voynet. Il y a donc une constance, entre ceux qui ont voulu détruire la filière et ceux qui l’ont promue. Dans une démocratie, il importe de souligner les erreurs des uns et des autres – les miennes pour commencer –, mais quand on a eu raison contre le courant dominant, chacun doit avoir le courage de le reconnaître. Les projets de fermeture des usines de Marcoule et de La Hague me semblent plus représentatifs de la volonté de détruire la filière. Les mêmes disaient qu’un problème d’uranium allait se poser alors qu’ils voulaient fermer ces usines : quelle est la cohérence ?

Sans vouloir polémiquer, je souhaiterais vous citer trois phrases prononcées à cette époque, florilège extrait d’un corpus effarant. À la suite de ma déclaration à la centrale de Pierrelatte, M. François Hollande a affirmé ceci : « En défendant le nucléaire, Nicolas Sarkozy montre qu’il est un homme du passé car il défend un modèle économique dépassé. » Les faits ont parlé, et je ne suis pas sûr que le nucléaire soit plus dépassé que d’autres. Mieux, Mme Martine Aubry, alors première secrétaire du Parti socialiste, a dit : « Avec le nucléaire, Nicolas Sarkozy est le président du siècle dernier. » Enfin, la candidate écologiste à la présidentielle de 2012, Eva Joly, que j’ai peu l’habitude de citer, avait prétendu que « défendre le nucléaire, c’est s’accrocher à la ligne Maginot ou au minitel. » Mesdames, messieurs, quelles que soient vos convictions – et je m’excuse si je blesse tel ou tel ici –, entendre cela, non pas au Moyen Âge, mais en 2011, est grave. Je peux comprendre qu’on soit contre le nucléaire, mais une telle incompréhension fait honte ! À cela j’ai répondu – et je n’ai pas changé d’avis – que le nucléaire n’était ni de droite, ni de gauche, mais qu’il était l’intérêt supérieur de la France.

À l’époque, mes contradicteurs faisaient deux contresens historiques terribles.

Le premier était que la demande d’électricité allait baisser. Comment ? Pourquoi ? En France ? En Europe ? Dans le monde ? Quand je suis né, il y avait 2,5 milliards d’habitants dans le monde et, alors que je suis encore très jeune, il y en a actuellement 7,5 milliards, soit une multiplication par trois. Dans trente ans, ce nombre aura dépassé 8 milliards et, selon certains, 10 milliards à la fin du siècle, et la demande d’électricité va baisser ? J’ai entendu un animateur de télévision devenu ministre se réjouir, dans la même journée, que, dans quinze ans, le parc nucléaire français serait complètement fermé et que le parc automobile serait totalement électrique. Mais l’électricité, ça se récolte ? Je crois au débat, mais, clairement, il faut avoir conscience que l’électricité se produit – par du pétrole, du gaz, du charbon ou du nucléaire.

Le second contresens tenait à la conviction que l’éolien serait la source énergétique de remplacement. Si vous voulez remplacer les vingt-quatre réacteurs nucléaires promis à la disparition, il faut 30 000 éoliennes, ce qui représente 115 milliards d’euros d’investissement. Un détail ! Personne, citoyens comme élus, vivant dans le voisinage des centrales abritant les vingt-quatre réacteurs ne s’est jamais plaint de leur présence, aucune mobilisation n’y a été constatée – vous le savez, monsieur le président, vous qui êtes élu de la circonscription de Fessenheim, que les gens défendent plutôt leur centrale ! Et on fermerait vingt-quatre réacteurs qui ne posent aucun problème pour les remplacer par 30 000 éoliennes grâce à un investissement de 115 milliards d’euros ? Je le dis d’autant plus facilement que la capacité éolienne française a été multipliée par huit pendant mon quinquennat et que la production du parc photovoltaïque a été portée de 2 mégawatts à 1 700 mégawatts.

Je me suis rendu à deux reprises à Fessenheim. Travailleurs de la centrale et élus locaux ont été montrés du doigt, sans aucun respect pour eux. Pendant des années, on a accusé ces travailleurs d’être dangereux : c’est un mensonge ! Le 9 février 2012, j’ai expliqué que les rapports des autorités indépendantes après la visite décennale et celle ayant suivi la catastrophe de Fukushima montraient que le premier réacteur – il n’y avait pas encore de rapport pour le deuxième – était parfaitement sûr : l’ASN prolongeait son autorisation de fonctionnement de dix ans. La centrale de Fessenheim produisait 70 % de toute l’électricité consommée en Alsace et rapportait 400 millions d’euros de bénéfices à EDF. Vous vous rendez compte qu’on a dû recapitaliser EDF à hauteur de 8 milliards d’euros alors qu’on avait fermé une centrale sûre, profitable et capable de fournir 70 % de l’électricité d’une grande région industrielle, sans aucune – absolument aucune – raison valable. On disait que Flamanville prendrait le relais, mais on savait parfaitement à ce moment-là que le chantier de l’EPR accusait du retard.

Voilà ce qui s’est passé ! Vouloir détruire la filière nucléaire française, c’est trahir l’intérêt national !

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle place le nucléaire a-t-il occupée dans votre action au sein de l’Union européenne, notamment au moment de la présidence française de 2008 ? Le débat est constant sur le sujet, par exemple sur la taxonomie ou sur l’utilisation du nucléaire pour produire de l’hydrogène.

Certaines tentatives de vente d’outils nucléaires à l’étranger ont échoué, à cause, notamment, de difficultés entre EDF et Areva que nos auditions ont mises en lumière. Comment avez-vous traité cette question ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. J’ai aimé être président de l’Union européenne ! Exercer cette présidence en période de crise était une chance, contrairement à ce que l’on a dit, car un tel moment allège les procédures. Vous pouvez vous échapper de la mainmise technocratique à Bruxelles et à Strasbourg, car la crise provoque un tel choc tellurique que le politique reprend toute son utilité. Nous avons assez peu parlé d’énergie pendant ce second semestre de 2008, car M. Poutine a eu la mauvaise idée d’envahir la Géorgie : les chars russes sont arrivés à 25 kilomètres de Tbilissi et je me suis rendu dans cette ville ainsi qu’à Moscou pour faire sortir les Russes de Géorgie, ce qui a demandé une grande énergie et a bloqué toute ma présidence. Un grand débat a eu lieu sur le fait de me donner ou non un mandat pour négocier au nom de l’Union européenne – je ne voulais pas de mandat car je voulais être libre. En outre, nous devions gérer les conséquences de la crise financière : les discussions autour de la table du Conseil portaient sur la régulation financière, pour éviter que l’ensemble de l’économie n’explose. Je n’ai donc pas mené de combat homérique pour défendre le nucléaire pendant la présidence française de l’Union européenne.

La technostructure européenne n’a jamais été pronucléaire. Plusieurs de nos amis et rivaux auraient été très contents de pouvoir scier l’avantage exceptionnel dont jouissait la France – pour une fois que nous en avions un ! – grâce au nucléaire. Vous n’imaginez pas quel combat cela a été pour faire reconnaître le nucléaire comme énergie propre. Il y avait de la jalousie et de la concurrence – que je peux comprendre, nous faisons pareil. Les gouvernements français pronucléaires n’ont jamais bénéficié du soutien de la technostructure européenne, qui aurait pourtant dû se féliciter que le troisième moteur de la fusée européenne – quand les Britanniques étaient encore dans l’Union – bénéficie d’un avantage dont il aurait pu faire profiter les autres. Nous qui étions pour le nucléaire, nous étions attaqués à la fois par l’Union européenne et par le lobby antinucléaire, dont les relais médiatiques étaient formidablement puissants.

Dans les compétitions sur les marchés mondiaux, parfois on gagne, parfois on perd, comme en politique. Ce serait tellement bien que l’on gagne à tous les coups, quoique peut-être pas, car l’expérience de la défaite accroît le plaisir de la victoire – vous le ressentez peut-être en regardant tous ceux qui n’ont pas été élus. Aux Émirats arabes unis, j’ai connu une grande déception. De mon point de vue – je vous livre là ma conviction, mais je peux me tromper –, nous avons perdu l’appel d’offres pour la construction de réacteurs nucléaires parce que l’EPR était un peu surdimensionné pour un pays qui comptait à l’époque 10 millions d’habitants, et que le consortium sud-coréen qui a remporté l’appel d’offres avait fait des promesses – qu’il n’a d’ailleurs pas pu tenir. Outre qu’il était surdimensionné, notre produit comportait des mesures de sécurité qui n’avaient rien à voir avec celles du consortium sud-coréen – je ne dis pas que leur projet était dangereux mais il était moins exigeant en termes de sécurité. Je n’attribuerais donc pas notre défaite à une mésentente entre Areva et EDF, même si celle-ci était réelle et ne nous a pas aidés, mais plutôt à un problème de « produit sur étagère ».

Pour le reste, les centrales EPR chinoises fonctionnent, même si l’installation des réacteurs a pris six ou sept ans, soit le double du temps initialement prévu ; en outre, les deux réacteurs ont coûté plus cher qu’estimé puisque leur prix a atteint une dizaine de milliards d’euros, mais ils fonctionnent et nous avons gagné. En Finlande et au Royaume-Uni – dans ce dernier pays, le projet a été mené après mon mandat mais je l’ai totalement soutenu –, les EPR fonctionnent également. J’ai relu l’intéressant rapport de Jean-Martin Folz commandé par Bruno Le Maire et portant sur la construction de l’EPR de Flamanville : il explique bien que le produit EPR n’est pas en cause. Si on avait pu proposer une centrale nucléaire adaptée à un pays de 10 millions d’habitants, nous aurions eu plus de chances.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez assimilé l’énergie nucléaire à une industrie, ce qui emporte de nombreuses conséquences. Vous avez rappelé avoir signé le pacte de Nicolas Hulot, dont l’un des engagements était la création d’un poste de vice-Premier ministre chargé de l’écologie et de l’énergie. Vous avez tenu cet engagement et, en 2008, vous avez créé la direction générale de l’énergie et du climat, rattachant ainsi l’énergie à la direction du climat – une première dans notre histoire institutionnelle. En 2010, vous êtes revenu sur ce choix et avez rapatrié l’énergie au ministère de l’industrie. Cette décision fut-elle prise pour de simples raisons administratives ou recouvrait-elle une question profonde d’organisation de l’État et une reconnaissance de l’importance du lien entre l’énergie et l’industrie ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. C’est un choix politique que j’assume. On peut être pour, on peut être contre, mais l’époque était aux délocalisations en vagues. J’ai toujours aimé l’industrie, j’ai passé mon temps à aller dans les usines et je n’ai jamais cru à une économie exclusivement tertiaire : sans industrie, de qui les services se mettent-ils au service ? Je me suis rendu compte que la question de la fourniture d’électricité à nos filières – pour Saint-Gobain et pour d’autres – était centrale et que nous pouvions, grâce au nucléaire, gagner en compétitivité et contrebalancer le poids de nos charges sociales. Je ne les remets pas en cause, je mets en face d’un modèle social beaucoup plus coûteux que celui des autres, une énergie moins onéreuse, donc un choix à faire pour l’industrie.

Nous avons lancé un plan d’avenir, le grand emprunt, que j’avais fixé à 36 milliards d’euros mais que Bercy a ramené à 20 milliards – même quand vous êtes Président de la République, Bercy repasse derrière vous, vous promet un effet de levier et conserve 16 milliards, mais après tout, c’est leur rôle. Dans le plan d’avenir, un milliard d’euros était affecté à la recherche nucléaire et au projet de réacteur rapide refroidi au sodium à visée industrielle (Astrid). Tout le monde parle actuellement des centrales de troisième génération, mais préparons d’ores et déjà la quatrième : l’arrêt d’Astrid n’a aucun sens. La recherche pour la quatrième génération sert pour la troisième et même pour la deuxième. Dans le cadre du grand emprunt, j’avais également posé la règle de 1 euro dépensé dans les énergies renouvelables pour 1 euro dans le nucléaire.

Une petite phrase sur le déficit d’entretien des centrales d’EDF ne m’a pas plu. Qu’est-ce qui permet de dire cela ? Je veux les chiffres ! C’est faux ! EDF a triplé son investissement dans les centrales pendant mon quinquennat, et je ne laisserai pas dire qu’elle a bradé l’entretien des centrales. D’ailleurs, si elle l’avait fait, l’ASN n’aurait-elle pas protesté ? A-t-on fermé un seul réacteur pendant les cinq ans de mon mandat ? Je ne veux pas que l’on dise des choses inexactes. Je ne veux pas être cruel, mais s’il devait y avoir comparaison entre la situation d’EDF sous la présidence d’Henri Proglio, que j’ai nommé, à celle des années suivantes, je ne suis pas sûr qu’elle soit à notre désavantage.

Je ne mets pas en cause le Président de la République actuel, car je n’ai pas les éléments pour juger de la possibilité d’arrêter la fermeture de Fessenheim après cinq ans. Et quand on ne sait pas, on ne parle pas.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous étiez aux responsabilités lorsqu’a été décidée la construction d’un nouvel EPR, et Président de la République pendant une période clé. Rappelons quelques chiffres : en 2006, l’EPR est estimé à un coût de 3 milliards, pour une mise en service en 2012 ; en 2010, il l’est pour un coût de 5 milliards, avec une mise en service en 2014 ; en 2012, à la fin de votre mandat, il l’est à 8,5 milliards pour une mise en service en 2017.

J’imagine que vous avez suivi ce dossier de près puisque, comme vous l’avez dit, le nucléaire est une affaire de Président de la République. Quelles explications avez-vous ? Comment traduisez-vous industriellement et politiquement la question de l’EPR ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Inutile de vous dire, monsieur le rapporteur, que je n’ai pas d’explication technique – ce sujet est d’une complexité atroce.

À Flamanville, les travaux ont commencé en 2007. On nous annonce le démarrage de l’EPR pour 2024, soit dix-sept ans plus tard, pour un coût final estimé par EDF à 13 milliards, 12 au mieux. Le rapport de Jean-Martin Folz ne remet pas en cause la conception du moteur, à raison puisque l’EPR de Taishan est équipé du même – pourquoi serait-il trop compliqué pour fonctionner à Flamanville ? Cela n’a aucun sens. Les Chinois l’ont parfaitement fait fonctionner.

Un premier problème pourrait tenir aux conditions de sûreté – soit l’intérieur des centrales, l’extérieur relevant de la sécurité – qui, en France, sont sans doute les plus fortes du monde, et c’est tant mieux. Par exemple, les EPR ont une double coque. Pour parer à une fonte du réacteur, il faut installer un ravier très solide en dessous, pour éviter une contamination de la nappe phréatique, et une coque au-dessus, pour éviter une contamination de l’atmosphère. Dorénavant, cette coque est doublée et doit résister au choc d’un avion qui se poserait dessus. Sans dire qu’il y a danger en Chine, je ne pense pas que le niveau d’exigence y soit le même. Simplement, entre la décision de construire l’EPR de Flamanville, dont le chantier mobilise plus de 3 000 ingénieurs, et son démarrage, les conditions de sécurité ont changé.

Deuxièmement, nous avons perdu de la compétence en matière de construction de centrales. Rien n’avait été construit depuis la centrale de Civaux, seize ans auparavant, lorsque nous avons lancé l’EPR. Je ne suis pas un admirateur inconditionnel du président Xi, mais les Chinois ont construit des centrales en permanence. Dans une maternité, on considère qu’un obstétricien qui fait moins de 300 accouchements par an fait courir un risque à ses patientes, car il perd la main. C’est un peu ce qui s’est passé en matière nucléaire : entre les centrales de Civaux et de Flamanville, nous avons perdu de la substance.

Troisièmement, la construction de la centrale de Taishan a commencé deux ans après celles de Finlande et de Flamanville. Elle a donc bénéficié du retour d’expérience de ce que nous avons mal fait.

Quatrièmement, il y a certainement des faiblesses dans l’organisation du suivi du chantier par EDF, qui ne saurait s’en exonérer.

Je vous demande, non d’avoir de l’indulgence pour les ingénieurs, mais de comprendre que nous sommes au sommet de la technologie, à l’avant-garde. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire avec certitude. Dans cinquante ans, ceux qui nous succéderont diront : « C’est fantastique, l’EPR qu’ils ont fait ! Il continue à produire l’électricité ! ». Nous sommes au début d’un processus, pas à l’époque de Joliot-Curie et de la pile Zoé, précieusement conservée à Clamart. Il faut accepter l’idée qu’un saut technologique de cette complexité ne peut pas être en abscisse et en ordonnée, ce qui ne signifie pas que des erreurs n’ont pas été commises, que tout a été fait comme cela aurait dû l’être et qu’il n’y a pas eu de bagarres. Si, en plus, ceux qui travaillent à la pointe du nucléaire, entendent en permanence qu’on va arrêter le nucléaire, ce n’est guère encourageant. Et la fermeture de la centrale de Penly, choisie pour être la jumelle de celle de Flamanville, ne l’est pas davantage.

Pour le reste, je m’en remets au rapport de Jean-Martin Folz, qui me semble équilibré et plus à même de vous informer à ce sujet que moi. J’ai dit que le nucléaire est du niveau du Président de la République, je n’ai pas dit que j’y comprends tout. J’ai dû me rendre dix fois dans une centrale nucléaire ; dix fois on m’en a expliqué le fonctionnement. Je prenais un air concentré, je l’étais autant que possible, mais au bout de cinq minutes j’étais largué. Je connaissais suffisamment le processus pour prendre des décisions, mais il est monstrueusement compliqué.

M. Antoine Armand, rapporteur. La question des règles européennes a beaucoup occupé nos travaux. En 2010, la loi Nome a eu pour effet d’ouvrir le marché de l’électricité. Elle a lancé le dispositif de l’Arenh, abondamment discuté dans notre commission d’enquête, et fait évoluer le statut des centrales hydroélectriques sans pour autant que la question soit résolue. Il ressort des auditions que nous avons menées et des réponses que nous avons reçues, que tout cela semble avoir affaibli la situation de l’opérateur chargé de nos centrales, ainsi que notre capacité à investir de façon générale, y compris dans les centrales hydroélectriques.

Quel est votre point de vue à ce sujet ? Sans anachronisme, quelle était la situation ayant amené à prendre cette décision ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. La loi Nome n’a rien à voir avec le démantèlement de la filière nucléaire. On peut être pour ou contre cette loi, mais qu’on ne me dise pas que l’accord PS-Écolos a été conclu à cause d’elle ! C’est une plaisanterie ! Un choix idéologique absurde a été fait, qui n’a rien à voir avec la loi Nome, même si l’on considère qu’elle affaiblit EDF. Cet argument est irrecevable.

J’ai eu à travailler de près sur EDF à deux reprises.

Sur le statut, j’ai beaucoup travaillé avec un homme que j’appréciais, Frédéric Humbrecht, patron de la CGT-Énergie à l’époque. Le changement de statut d’EDF nous est tombé sur le dos, Bruxelles indiquant qu’EDF pouvait accéder au marché sans problème grâce à la garantie de l’État et qu’il fallait en changer le statut. J’ai dû le faire, ce qui a provoqué, lors de ma visite à Chinon, une forme d’émeute, dont je suis sorti vivant, et qui était en fin de compte assez sympathique. Nous avons pu le faire sans trop de drames. C’était ma première intervention. Je n’ai pas eu le choix. Nous faisons partie de l’Europe. Je suis un Européen convaincu. L’Europe était persuadée qu’il fallait ouvrir le marché de l’électricité à la concurrence, que je préfère d’ailleurs au monopole, lequel finit toujours en catastrophe.

S’agissant de la loi Nome, je rappelle que l’origine de l’ouverture à la concurrence des marchés de l’énergie se trouve dans les directives européennes du « paquet énergie », adopté en 1996. Il a été transposé dans la législation française par trente textes. Ces trente textes qui ont ouvert le marché à la concurrence ont été adoptés en 2000 et en 2001. Qui était Premier ministre ? M. Jospin, dans le cadre d’une cohabitation. Dans la vie, il y a des dates et des faits ; c’est embêtant, mais c’est ainsi. C’est à cela que sert l’histoire. Il ne faut pas hésiter à se replonger dans les livres ; si on ne sait pas d’où on vient, on ne sait pas où on va. La loi Nome est très exactement le résultat de ces dispositions, couronnées – excusez du peu – par le sommet de Barcelone, qui s’est tenu en 2002, quelques mois avant que Jacques Chirac soit réélu et que j’entre au Gouvernement.

La loi Nome a été la conséquence de cette libéralisation. Je ne vais pas tomber dans la démagogie et dire que je suis contre la concurrence ; j’y suis assez favorable, y compris pour les trains. Je pense que la concurrence boostera un peu la SNCF. Elle boostera aussi Air France, qui en a besoin.

À l’époque, nous avions EDF, Areva et Suez, qui opérait le nucléaire en Belgique. Mettez-vous à ma place de Président de la République : je n’allais pas casser l’un pour l’autre ! Je n’étais pas actionnaire ! Nous avions plusieurs champions. Maintenant, nous n’en avons plus. Est-ce mieux ? Je ne le crois pas. Lorsque nous devions attribuer la construction de la centrale de Penly, la grande bagarre opposait EDF à Suez. Nous avions de la richesse !

Lorsque M. Jean-Louis Borloo m’a proposé de fixer le montant du mégawattheure (MWh) de l’Arenh à 40 euros, puis à 42 euros, on m’a accusé de défendre EDF au détriment des consommateurs. Il en a été de même lors de l’attribution d’une quatrième licence de téléphonie mobile, outre celles attribuées à France Télécom, Bouygues et SFR. Croyez-moi, je me suis fâché avec beaucoup de gens ! Ceux qui ont eu la licence l’ont oublié, mais ceux qui ont vu arriver un nouveau concurrent savent qui était le coupable. C’est aussi de l’ouverture à la concurrence. Maintenant que nous avons quatre opérateurs de téléphonie mobile, qui oserait s’en plaindre ? Les trois premiers m’expliquaient que l’arrivée d’un quatrième opérateur les tuerait. Leur émotion faisait peine à voir. Quinze ans plus tard, personne n’est mort, tout le monde gagne de l’argent et les prix de la téléphonie mobile ont été divisés par trois ou quatre. J’assume d’être favorable à la concurrence.

L’idée selon laquelle nous pouvions conserver une EDF reine du monde, assise sur le nucléaire et payée par les impôts des Français sans qu’aucun fournisseur ne puisse venir lui faire concurrence est une idée que je n’approuve pas. Je ne dis pas que la loi Nome est bonne, ni que les conditions n’ont pas changé ; de tout cela, on peut discuter. Au niveau de Président de la République où j’étais – autorisez-moi à rester sur l’autoroute et à ne pas emprunter les départementales : lorsque vous êtes Président de la République, vous êtes toujours sur l’autoroute, et si vous empruntez les départementales, vous vous perdez –, l’ouverture à la concurrence, dans son principe, ne me choquait pas.

J’accepte tout à fait le débat sur ce point qui, contrairement au débat sur le nucléaire, est un débat d’ordre intellectuel. Il est intéressant et parfaitement légitime : certains sont pour la concurrence, d’autres non.

J’ai accepté la loi Nome, qui nous mettait en conformité avec nos obligations européennes. Faut-il la modifier ? Peut-être, cela ne me pose pas de problème. Mais, sur le fond, je préfère l’ouverture à la concurrence au monopole, n’ayant jamais été un admirateur de Staline, des communistes, du modèle chinois et du reste.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Vous avez dit que le nucléaire relève éminemment du régalien, et même du Président de la République. Cet état de fait peut-il expliquer certaines arrière-pensées politiques ou certains choix opportunistes au lendemain de la catastrophe de Fukushima, tels que les décisions de Mme Merkel ou la position prise lors du quinquennat de M. François Hollande ? Quel était l’état d’esprit en France après Fukushima ? L’opinion publique a son importance dans les décisions que prend le politique.

Vous avez également dit viser des excédents de production d’électricité dans l’esprit d’en exporter pour apporter de la richesse. Comment concilier cet objectif avec le système de l’Arenh, au sein duquel la société productrice d’électricité, en l’occurrence EDF, est moins avantagée ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Des arrière-pensées politiques, j’en ai eues. Elles ne me choquent pas. Un homme ou une femme qui veut être élu part pour gagner, pas pour perdre. En l’espèce, nous ne parlons pas d’arrière-pensées politiques, mais de la destruction d’une filière majeure d’intérêt général, ce qui n’a rien à voir.

Si vous faites allusion à la démagogie, madame la députée, elle existe. Y ai-je moi-même cédé ? Certainement. La politique, je l’ai dans le sang, je l’ai aimée. Je la trouve très noble. Je serai toujours du côté de ceux qui choisissent l’engagement contre ceux qui restent au bord de la rivière les bras croisés et ne s’engagent sur rien. Aux experts, je préfère les combattants.

En l’occurrence, il ne s’agit pas d’arrière-pensées politiques. Nous sommes dans le dur, comme lorsque nous parlons de l’armée française. Vous n’auriez pas réuni une commission d’enquête pour investiguer une petite arrière-pensée politique ou une petite blague. Le sujet est bien plus sérieux.

Sur l’opinion publique, la grandeur d’un politique est de savoir aller contre elle si nécessaire. La politique, c’est la conviction, pas la séduction, qui peut en naître mais n’en est jamais le préalable. On séduit parce que l’on convainc, dans cet ordre. Faire passer la séduction avant la conviction pose problème.

Sur Fukushima, on a menti à l’opinion publique en qualifiant cette catastrophe d’accident nucléaire. Les chiffres sont brutaux. Savez-vous combien de victimes ont péri à Fukushima ? 12 000, en raison du raz-de-marée. Combien y a-t-il eu de victimes tuées par les radiations ? D’après le rapport des Nations unies, un seul malheureux. La catastrophe de Fukushima est un tremblement de terre de force 9, qui ne s’était jamais produit au Japon.

J’étais le premier visiteur étranger au Japon, dix jours après la catastrophe. Tout le monde me déconseillait d’y aller, par peur de la radioactivité. Je me souviens avoir traversé Tokyo vide de voitures. Il n’y avait pas un avion sur le tarmac de l’aéroport de Tokyo.

Un tsunami de force 9 s’est produit le 11 mars 2011. La vague a atteint 30 mètres de haut et a pénétré 10 kilomètres à l’intérieur des terres. J’ai vu un endroit où elle a atteint 42 mètres de haut. Elle a détruit les groupes électrogènes de secours de la centrale, qui sont tombés en panne, ce qui a entraîné une destruction du système de refroidissement et la fusion du réacteur, qui a tenu, même s’il y a eu des émanations.

Les autorités internationales ont classé l’accident au niveau 7, comme Tchernobyl, mais leurs conséquences respectives n’ont rien à voir. Tchernobyl est un accident nucléaire, Fukushima, une catastrophe. Peu après, nous avons réalisé 12 milliards de travaux dans les centrales françaises, que nous avons équipées de groupes électrogènes diesel de secours et de réserves d’eau ultimes.

Au Japon comme en France, c’était l’hystérie. Au Japon, c’est compréhensible, les gens étaient sonnés. J’ai entendu le Premier ministre me dire « Je ne peux plus tenir, nous allons arrêter le nucléaire ». Je l’ai supplié de prendre le temps de réfléchir. Mais en France ? Que craignaient ceux qui voulaient fermer Fessenheim ? Un tsunami sur le Rhin ?

Le système de l’Arenh est éminemment complexe. Nous ne pouvons pas conserver un modèle dans lequel EDF est assise sur les centrales nucléaires françaises sans vendre son énergie aux autres. Ce n’est pas l’Union soviétique, ici. Nous ne pouvons pas fonctionner ainsi. Je reconnais qu’il y a quelque chose d’un peu kafkaïen à produire davantage d’électricité dans le seul but de la vendre. Je me suis posé la question à l’époque.

La politique, comme l’a rappelé M. le président, consiste à faire des compromis. La politique, ce n’est pas simplement écouter – cela serait tellement simple ! –, c’est aussi interpréter. L’homme de la rue, auquel vous avez affaire en tant que députés, pense parfois vert ou noir en vous disant rouge. Telle est la noblesse, et la difficulté, de la politique : transformer des contradictions en énergie positive pour trouver une voie. Moi, j’ai toujours voulu parler à la France qui travaille ; mais comment convaincre les ouvriers qu’on est véritablement avec eux en récompensant le travail, en bossant davantage et en reconnaissant le mérite ?

À défaut d’ouvrir le marché à la concurrence, que fallait-il faire ? Laisser EDF assise sur le trésor des cinquante-huit réacteurs nucléaires français et interdire à tous nos concurrents étrangers de venir en France vendre de l’électricité ? Fonctionner comme avant ? Mais les choses ont changé, le Marché unique s’est développé. Si les autres concurrents nous traitaient ainsi, nous hurlerions à la mort.

Nous sommes en Europe. J’y suis très attaché. J’ai eu la chance de diriger l’Europe. J’ai répondu aux questions des membres du Parlement européen – 750 parlementaires travaillant en vingt-deux langues, et cela fonctionne, puisque nous ne sommes pas en guerre. Quand on voit où en sont les Britanniques, on n’a pas envie de suivre leur exemple.

La politique exige des compromis. J’essaie de répondre aux questions du niveau où j’étais, non par refus d’en descendre, mais pour rappeler qu’un chef d’État n’a personne au-dessus, beaucoup de gens en dessous et doit trouver un équilibre. J’en ai trouvé un dont j’admets volontiers qu’il n’est ni définitif ni parfait. Je présente le raisonnement qui m’y a amené.

De même, j’ai reculé l’âge de départ en retraite à 62 ans en disant d’emblée que cette réforme n’était pas définitive. Je ne crois plus à la réforme définitive qui vaut pour cinquante ans. Nous avons adopté la loi Nome, en suivant un raisonnement qui me semble cohérent et conforme à nos obligations. Peut-on la modifier ? Cela ne me pose aucun problème. En revanche, dire qu’elle est la cause des problèmes d’EDF, je ne l’accepte pas.

M. Nicolas Meizonnet (RN). D’après vous, nous avons échoué à remporter l’appel d’offres nucléaire d’Abou Dabi en 2009 parce que notre offre était inadaptée et trop ambitieuse. Pourtant, la puissance de la centrale coréenne est proche de celle que nous proposions. Le projet français était bien parti pour être sélectionné.

D’après certains observateurs, le principal problème du projet français était la rivalité entre les entreprises françaises et leur défaut d’unité. En matière nucléaire, avez-vous eu des difficultés à faire travailler les géants français ensemble ? N’avez-vous pas eu parfois l’impression que nous faisions preuve de naïveté face à des Chinois, des Américains, des Russes et des Japonais qui avancent de façon un peu plus coordonnée ?

Vous avez dit de la décision de Lionel Jospin d’arrêter Superphénix que c’était « une folie ». Vous auriez pu relancer le projet. Pourquoi ne pas l’avoir fait ?

S’agissant des ressources humaines, la filière nucléaire peine à recruter depuis une vingtaine d’années, en raison du manque de perspectives qu’elle offre et de son image. De nombreux savoir-faire ne sont plus maîtrisés, des compétences sont perdues. Qu’avez-vous fait pour remédier à ce problème ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. J’ai été très déçu par notre échec à Abou Dabi. Je l’ai vécu de près : avec Mohammed bin Zayed, prince héritier à l’époque, nous avons fait beaucoup de choses, notamment le Louvre Abou Dabi, d’après une idée de Jacques Chirac, l’ouverture de la base militaire que personne n’a proposé de fermer depuis lors, et l’ouverture d’une antenne de la Sorbonne. Après notre échec, Mohammed bin Zayed m’a dit que le système des Coréens était 35 % moins cher et plus adapté. Était-ce la vérité ? Je l’ignore. Aux responsabilités comme aux élections, on ne gagne pas toujours.

Y avait-il des rivalités ? Oui. M’agaçaient-elles ? Oui, comme d’autres. Aurais-je pu changer les choses plus tôt ? Peut-être, mais la situation n’était pas facile, puisqu’il y avait Areva, EDF et Suez. Devais-je décapiter Areva ? Lorsque la situation est devenue intenable, j’ai renvoyé Mme Anne Lauvergeon. Quant à Alstom, si un acteur politique a agi pour cette entreprise, je crois être celui-là, et je n’ai pas apprécié sa disparition.

Oui, il y a eu des rivalités. Imaginez que vous êtes Président de la République…

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). On n’est pas pressés !

M. le Président Nicolas Sarkozy. Mais si, il faut rêver, c’est bien ! Beaucoup rêvent, mais peu réalisent leurs rêves !

Vous avez EDF, Areva, Suez. On ne peut pas dire à l’un d’eux de rester à la maison. EDF et Areva devaient travailler ensemble, l’un au carénage, l’autre au moteur. Je suis élu Président de la République pour cinq ans, et je devrais me lancer dans du meccano industriel ? Ça ne s’est jamais bien terminé. Oui, il y a eu des rivalités, et elles n’ont rien arrangé, vous avez raison. Mais si c’est là la seule raison de l’échec à Abou Dabi, alors pourquoi gagnons-nous en Chine et en Finlande, avec la même organisation ? Ça n’a pas de sens ! Je vous donne le point, il y avait de la désorganisation et des rivalités, mais je ne vois pas comment nous aurions pu faire autrement – peut-être en se séparant de tel ou tel, mais je ne l’ai pas fait.

Vous me dites que les Russes et les Chinois sont mieux coordonnés. Je vous le confirme ; mais je n’avais pas compris que c’était le système politique que vous admiriez. Peut-être me trompé-je !

M. Nicolas Meizonnet (RN). J’ai aussi parlé des Américains !

M. le Président Nicolas Sarkozy. Les Américains ont autre chose : s’ils gagnent des marchés, c’est grâce au parapluie nucléaire. Je ne vous fais pas l’injure de penser que vous ne suivez pas les affaires étrangères, ou les étranges affaires : vous ne pouvez pas croire que les Américains gagnent parce qu’ils sont mieux organisés ! Ils ont la puissance militaire, la première armée du monde ; quand ils vendent des équipements, militaires ou civils, le reste vient avec. Ils ont aussi la monnaie mondiale, ça aide. Vous pourrez copier l’organisation des Américains, vous verrez que, sans leur puissance, vous ne réussirez pas comme eux.

Relancer Superphénix, c’était impossible ! Il était arrêté depuis près de dix ans. J’ai mis de l’argent sur la quatrième génération. Je n’en ai pas mis sur le retraitement des déchets nucléaires. D’ailleurs, aujourd’hui encore, l’uranium est un grand sujet. Il faut de toute urgence réfléchir à notre approvisionnement. Il est diversifié, puisqu’aucun de nos fournisseurs ne nous livre plus de 20 % de nos achats, mais l’uranium 238, produit par nos centrales, pourrait peut-être être réutilisé.

S’agissant des formations, la ministre de l’enseignement supérieur a eu l’instruction de développer une filière de formation scientifique. Vous pointez là un problème qui ne concerne pas que le nucléaire : on fait trop dans la philosophie, trop dans la sociologie, trop dans les études sociales, et pas assez dans les mathématiques et les sciences. Ce n’est pas nouveau.

M. le président Raphaël Schellenberger. J’ai la triste responsabilité de vous annoncer, monsieur le président, que vous faites l’objet d’un boycott des députés du groupe La France insoumise : je n’en vois aucun ce matin.

M. le Président Nicolas Sarkozy. C’est dommage ! Je les aurais entendus avec beaucoup de sympathie.

M. Francis Dubois (LR). À la fin de l’année 2010, vous avez fait voter la loi Nome, qui met en place l’Arenh. À ce moment-là, nous sommes exportateurs d’électricité. Le prix du marché était alors de 39 euros le mégawattheure. L’Arenh est fixé à 42 euros depuis 2012.

Depuis, les choses ont changé. La loi Nome prévoyait que l’Arenh soit pilotable par décret, tant en ce qui concerne les volumes – à ce moment-là nous produisions 400 térawattheures, et la réforme prévoit la mise en concurrence de 100 térawattheures – qu’en ce qui concerne les prix. Aujourd’hui, nous ne produisons plus que 240 térawattheures d’électricité nucléaire : on sent bien que les choix politiques sur le nucléaire ont changé après la fin de votre mandat. C’est ce qui nous a fait perdre notre souveraineté électrique et nous amène à importer désormais de l’électricité.

Lorsque nous avons auditionné M. Luc Rémont, le nouveau PDG d’EDF, il nous a dit que le coût de production d’EDF était de 135 euros le mégawattheure. Les travaux de grand carénage justifieraient une augmentation de l’Arenh à ce prix. Au mois de juillet, l’Assemblée a voté, dans le cadre de l’examen de la loi d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat, le passage de l’Arenh à 46,50 euros mais on nous dit que le droit européen rend l’application de ce tarif impossible.

On voit les difficultés que provoque ce tarif réglementé européen de l’électricité pour l’ensemble de l’économie française. Faut-il continuer avec l’Arenh, le piloter vraiment et le faire passer à 135 euros ? Faut-il arrêter provisoirement ? Pour sauver nos entreprises, pourrait-on envisager un tarif réglementé national en lieu et place de ce marché concurrentiel européen ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. C’est une excellente question et un sujet extraordinairement difficile. Je vais vous répondre très sincèrement.

Quand arrivait sur mon bureau la question de l’augmentation des tarifs, je me trouvais face à une contradiction. D’un côté, je ne voulais pas de cette augmentation : une hausse tue une partie de l’industrie et diminue le pouvoir d’achat des Français. Je ne vous rappelle pas le contexte économique : nous avions connu la crise de 2008, celle des subprimes, mais aussi celle de 2010, celle de la dette européenne ; nous avions connu la récession. Je disais donc au ministre concerné : « N’y va pas trop fort ! » D’un autre côté, en agissant de cette façon, on affaiblit l’opérateur, qui veut des tarifs aussi élevés que possible, pas seulement pour couvrir ses coûts de production, mais aussi pour amortir ses investissements. J’entends parfois qu’il faudrait vendre au coût de production. Mais non ! C’est comme pour les médicaments : il faut financer la recherche et, d’une façon générale, tout ce qui permet de produire. Être confronté à cette contradiction n’est pas facile : faut-il favoriser l’entreprise et son développement ou bien le pouvoir d’achat et le reste des entreprises ? Nous avons essayé de nous en sortir, peut-être avec une cote mal taillée, mais elle ne ruinait pas EDF et ne provoquait pas une augmentation des prix de 14 %.

Vous avez parlé de « tarif réglementé ». J’ai aimé votre question parce que j’aime dialoguer, mais je n’aime pas les tarifs réglementés parce que ça se termine toujours mal. Ils servent à éviter des augmentations, pour telle ou telle raison, une élection ou un événement important… Je connais peu de tarifs réglementés qui servent à faire payer beaucoup plus cher ! Mais, à la fin, il faut toujours payer la facture et recapitaliser les entreprises.

Je crois, moi, au marché, au marché régulé. Quel doit être le prix aujourd’hui ? Je n’en sais rien, je n’ai pas les éléments. Je vais vous faire une confidence, j’avais pensé à ouvrir davantage le capital d’EDF, pour deux raisons : l’État n’est pas un bon actionnaire, car il n’a jamais les disponibilités pour aider à investir ; une entreprise privée est soumise à la loi de l’offre et de la demande. Je ne l’ai pas fait, donc je vous le raconte pour le plaisir de la joute, mais c’est, je crois, une question qui se posera à nouveau dans les années à venir. Je vois bien qu’il y a, avec les centrales nucléaires, un problème d’intérêt national, mais on peut trouver des solutions. Les forces politiques devront réfléchir à une sortie du système actuel pour trouver les moyens de faire naître un grand champion français, à même de conquérir des marchés étrangers et de redevenir exportateur.

Vous le voyez, je vous réponds sur la stratégie et sur l’avenir plutôt que sur le niveau de prix de l’électricité, car je crois que le système tel qu’il est, géré de façon administrative – passez-moi l’expression, je ne remets nullement en cause l’administration –, ne pourra pas perdurer si nous voulons un grand champion énergétique.

M. Sébastien Jumel (GDR-NUPES). J’ai beaucoup aimé la première partie de votre démonstration : vous réaffirmez la constance de votre engagement sur le mix énergétique, vous dites votre conviction sincère de l’intérêt de la filière nucléaire, vous attestez aussi que la priorité doit être donnée à la lutte contre le réchauffement climatique, ce qui défend de se priver du nucléaire.

J’ai beaucoup moins aimé, je l’avoue, la seconde partie. Il y a une contradiction à affirmer le rôle stratégique de la politique énergétique – et je vous crois sincère – pour l’industrie et pour la souveraineté de notre pays, ce qui justifie que les grandes décisions soient prises dans le bureau du Président de la République, tout en décidant la transformation du statut d’EDF. Je me souviens aussi des dérégulations successives.

L’explosion du prix de l’énergie ne fragilise pas seulement les artisans boulangers, elle fragilise aussi toute notre industrie. Cela milite pour une reprise en main par la puissance publique et pour une décorrélation du prix de l’électricité de celui du gaz, y compris en réduisant notre allégeance aux Allemands. Je ne plaide pas pour une caricature de nation administrée à la soviétique, mais pour que ce bien commun de première nécessité ne soit pas traité comme une marchandise comme les autres. Je ne me fais toutefois pas beaucoup d’illusions sur ma capacité à vous convaincre que le libéralisme ne produit pas toujours les résultats qu’il promet.

La situation est préoccupante : la filière et ses savoir-faire sont affaiblis, et on a même agité le spectre de ruptures d’approvisionnement pendant l’hiver. Cela ne milite-t-il pas pour un État stratège, un État qui prend soin de son industrie, un État qui régule, un État qui préserve les intérêts de la nation, un État qui refuse la concurrence libre et faussée à l’européenne ? La malformation congénitale de l’Arenh n’est pas d’avoir tenté de concilier le prix payé par l’usager et la rémunération reçue par EDF, mais d’avoir permis la vente d’électricité par des « marchands de savonnettes », ou plutôt des « marchands de soleil », qui ne produisent rien mais qui font du profit en revendant l’électricité achetée à bas coût à EDF, et donc gagnent de l’argent au détriment de notre fleuron national.

M. le Président Nicolas Sarkozy. Nous sommes à moitié d’accord, ce n’est pas si mal ! Je ne l’aurais pas parié il y a quelques années.

J’aime bien votre façon de poser le problème. Vous vous défendez de toute caricature, faites-le aussi pour moi : vous n’êtes pas soviétique, je ne suis pas libéralomaniaque, et ma propre majorité m’a suffisamment reproché de ne pas être assez libéral.

L’État est stratégique, il n’est pas gestionnaire. Vous qui êtes un homme honnête, vous devez faire la différence entre un État qui se substitue au marché en investissant un argent que le marché ne mettrait pas pour démarrer une filière et un État qui gérerait cette filière. Jamais le marché n’aurait fait le nucléaire ; il fallait l’État pour cela. Mais une fois le nucléaire installé, c’est bien l’État qui l’a détruit. Nous pouvons nous retrouver pour reconnaître le rôle de l’État pour lancer une filière stratégique, qui ne pourrait pas démarrer spontanément grâce à des capitaux privés. Mais je pense qu’une fois la filière lancée, qu’une fois que des géants industriels sont là, il vaut mieux que le secteur privé prenne le relais. L’État est un mauvais actionnaire et il ne sait pas gérer cela.

Quant aux prix, vous voudriez les réguler. Ce n’est pas ce qu’il faut faire ! Il faut simplement augmenter la production. Dans une économie de marché, si l’offre est plus importante que la demande, les prix baissent : augmentez la capacité de production d’électricité nucléaire française, et vous ferez diminuer les prix. Les barrières administratives sont toujours rattrapées par les faits : elles ne fonctionnent pas.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). C’est le cas de l’Arenh !

M. le Président Nicolas Sarkozy. Oui, exactement ! Il faut aussi tenir compte du calendrier. Le débat est intéressant, et compliqué ; je ne dis pas que toute la vérité est de mon côté.

Vous dites que l’électricité est un bien de première nécessité, qui appartient à tout le monde. Non ! Quand Danone a besoin d’électricité pour faire fonctionner ses usines, pourquoi le contribuable devrait-il payer ? Après, vous allez hurler sur les dividendes des actionnaires ! Notre pays a besoin d’une filière nucléaire pour produire de l’électricité. Augmentons notre capacité de production : c’est cela qui est stratégique. Mais laissons la loi de l’offre et de la demande décider des prix.

Vous êtes humaniste, vous ne pouvez pas interdire aux autres de faire quelque chose que les Français font. Ce serait trop simple !

Je m’arrête aussi sur le terme d’« allégeance aux Allemands ». Ne jouez pas avec ça ! Les pays ne changent pas d’adresse, ils ne déménagent pas. Nous sommes voisins des Allemands ; ils sont nos premiers clients, nous sommes leur premier fournisseur. Nous sommes liés ! Si demain la France fait faillite, l’Allemagne est emportée. C’est bien ce que j’ai expliqué à Angela Merkel en 2008 : la Grèce était balayée, l’Italie n’en était pas loin ; après l’Italie venait le tour de la France. « Ne te réjouis pas trop », lui ai-je dit, cela n’aurait pas fait de bien à l’Allemagne. Croyez-moi, j’y ai beaucoup réfléchi. J’ai été élevé par mon grand-père, qui avait fait deux guerres et qui n’aimait pas les Allemands – je ne vous dirai pas comment ils les appelaient. Je me suis, moi, promis de ne jamais en dire de mal. Ce n’est pas une question d’allégeance. Nous sommes voisins et nous avons une responsabilité les uns vis-à-vis des autres.

Quand les Allemands et les Français sont d’accord, tout le monde est exaspéré ; mais quand nous ne le sommes pas, tout le monde panique. Il vaut mieux exaspérer que paniquer ! Quand le vent souffle, quand il y a une crise, ce n’est pas le Luxembourg ou Malte que l’on va chercher. On a beaucoup glosé sur « Merkozy », mais on était bien content de nous trouver pour écoper ! Je digresse, pardonnez-moi.

Je me désole du fait que les Allemands n’aient pas fait, comme nous, le choix du nucléaire – pour des raisons politiques, voire politiciennes, car il y a derrière cela l’alliance avec les Verts. Vous le savez, en Allemagne, on n’élit pas un individu mais un parti, et c’est le chef de ce parti qui devient chancelier. En France, on élit un homme ou une femme, et ensuite le parti en profite ! Regardez mes amis…

L’énergie est au cœur de tous les grands débats économiques et politiques de la société française. On ne peut pas l’analyser avec une grille entièrement idéologique. Dans des économies modernes, il faut trouver les moyens de concilier la nécessité d’un État stratège qui investit, hors des forces du marché, et celle de laisser ensuite le marché respirer et définir le prix qui permet à l’économie française de vivre et au consommateur français de ne pas être écrasé. C’est plus facile à décrire qu’à faire. Mais c’est bien là un débat politique noble et intéressant.

M. Bruno Millienne (Dem). En ce qui concerne l’Arenh, le groupe Démocrate a un avis un peu différent : critiquer l’Arenh aujourd’hui, c’est facile ; mais tout le monde s’en satisfaisait pendant les années où ce tarif nous rapportait de l’argent ! Nous vivons une crise et il faut la résoudre sans pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain.

Vous avez parlé de continuum entre les différents présidents de la Ve République depuis la mise en place du programme nucléaire. En avez-vous discuté avec le président Hollande au moment de la passation de pouvoir, ou bien avez-vous considéré que c’était peine perdue ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Je ne reviens sur l’Arenh que pour dire une chose : si vous changez de système, assurez-vous bien que le nouveau ne sera pas pire que l’ancien ! Il est toujours délicat de changer les équilibres. Je sais que l’Union européenne travaille sur le sujet, et je ne suis pas spécialement confiant.

Le Président de la République durant les mandats duquel il y a eu le plus d’ouvertures de centrales, c’est François Mitterrand. Jamais il n’a remis en cause l’engagement nucléaire de la France. Le revirement idéologique des socialistes vient de la nécessité pour eux de s’allier avec les écologistes. C’est simplement de l’opportunisme.

Vous me demandez ce qu’il s’est passé lors de la passation de pouvoir.

M. Bruno Millienne (Dem). Je suis curieux, je l’avoue !

M. le Président Nicolas Sarkozy. Nous n’avons pas parlé de grand-chose et cela s’est vu, je pense. Je l’ai accueilli à sa voiture et il ne m’a pas raccompagné. Il aurait pu reconnaître qu’on dit des bêtises pendant la campagne… Mais non. Je me souviens de Mme Royal proclamant, à propos de la fermeture de Fessenheim, « promesse tenue ! » Il y a là une erreur de conception, une erreur d’exécution, une erreur de calendrier. C’est triste à dire. Pour reprendre la belle expression d’André Santini, ils ont foncé dans le mur en klaxonnant ! Ils ne voulaient rien entendre, rien écouter ; on n’était pas dans un processus rationnel, comme après Fukushima.

L’emballement médiatique sur ces sujets est d’ailleurs très intéressant à observer. Je me souviens d’une réunion à l’Élysée avec Yannick Jadot, à l’époque directeur des campagnes de Greenpeace France. Je lui proposais de participer au Grenelle de l’environnement, mais pour lui, ce n’était pas possible : nous étions séparés par la frontière du nucléaire. Cela ne reposait sur aucun argument technique ou financier ; je dirais que c’était presque esthétique ! Il fallait faire moderne, et je vous ai cité ce qu’avaient dit Martine Aubry et Eva Joly à mon propos. Pompidou a démodé de Gaulle, Giscard a démodé Pompidou, j’ai moi-même un peu démodé Chirac… Bon, on ne peut pas dire de M. François Hollande qu’il ait démodé qui que ce soit. Le monde d’avant ressemble comme deux gouttes d’eau au monde d’après. C’est réjouissant, en un sens : on retrouve les mêmes qualités et les mêmes défauts. Cela invite à la modestie.

Il était impossible d’avoir un débat rationnel sur le nucléaire, comme celui que nous avons eu tout à l’heure sur la régulation, le niveau des prix. Je suis content que l’on puisse en discuter dans votre commission sans que cela provoque de drame. À l’époque, c’était différent. Après Fukushima, selon que l’on était pour ou contre le nucléaire, on était archaïque ou moderne. C’était aussi stupide que cela. Lorsque, en tant que ministre d’État, j’ai signé pour Flamanville, ni le Premier ministre ni le Président de la République n’ont souhaité se porter en avant. Ils n’étaient pas contre, ils m’ont laissé faire, mais ils ne voulaient pas porter l’EPR. Il faut comprendre qu’il entrait une part d’hystérie dans ce débat.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Sur les quarante-cinq minutes qu’a duré votre avant-propos, quarante-trois ont été consacrées au nucléaire et deux aux énergies renouvelables. Notre commission est chargée d’enquêter sur la perte de souveraineté énergétique de la France. L’énergie est un ensemble qui englobe le nucléaire comme les énergies renouvelables. Vous avez d’ailleurs reconnu leur complémentarité, sans en dire beaucoup plus.

Si vous vous êtes autant attardé sur le sujet du nucléaire, c’est sans doute que vous y êtes attaché, ce que je respecte de mon côté. Vous avez critiqué, pour votre part, ce que vous avez appelé l’accord PS-Écolos en ce qu’il fixait comme objectif de réduire la part du nucléaire dans la production électrique de 75 % à 50 % en 2025. Or ce n’est pas être contre le nucléaire que de soutenir cet accord, car si le nucléaire représente la moitié de la production électrique, c’est qu’il reste encore en bonne place. L’actualité nous prouve qu’il est important de maintenir le pluralisme des sources d’énergie. Personne n’est responsable de la situation actuelle, du reste, car on ne pouvait pas prévoir le phénomène de corrosion sous contrainte qui a fait chuter la baisse de notre production. Même si la centrale de Fessenheim avait encore été ouverte, les résultats n’auraient pas été meilleurs.

Concernant les énergies renouvelables, vous avez décidé d’un moratoire sur les nouveaux projets photovoltaïques en 2010. D’après les propos d’autres personnes auditionnées, le dispositif aurait été arrêté car il « marchait trop bien », l’obligation de rachat finissant par coûter trop cher. Plutôt que de stopper cette filière qui n’a pu reprendre que trois ans plus tard, pourquoi ne pas avoir modifié les tarifs d’achat, comme nous l’avons décidé par la suite pour les compléments de rémunération, que nous baissions lorsque les prix du marché étaient plus élevés ? Il me semble également que des fraudes avaient été découvertes. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette décision qui a contribué à altérer notre souveraineté énergétique en ralentissant le développement des énergies renouvelables ?

Lorsque vous étiez Président de la République, M. Jean-Louis Borloo a pris la décision d’ouvrir à la concurrence les concessions hydrauliques. Nous avons résisté car l’énergie est un bien nécessaire qui ne doit pas être traité comme un autre. Les derniers événements ont révélé l’importance de préserver notre souveraineté énergétique et nous serons peut-être conduits à restaurer les monopoles. Comment avez-vous pu céder aussi facilement à la Commission européenne alors qu’à l’époque, elle n’avait pas encore mis en demeure l’État français ?

Enfin, dans la loi Nome, pourquoi n’avez-vous pas imposé aux fournisseurs alternatifs de développer des outils de production ? Vous l’aviez justifié à l’époque par la nécessité de créer de grands champions. Ce n’est pas une réussite.

M. le Président Nicolas Sarkozy. C’est vrai, j’ai moins parlé des énergies renouvelables. Mon successeur aurait fermé une filière, je l’aurais fait. Pourquoi parler de quelque chose qui fonctionne ? Il y a un consensus : nous nous sommes fixés pour objectif d’atteindre 23 % d’énergies renouvelables dans le mix énergétique. En dehors du sujet des éoliennes qui posent d’autres difficultés, aucune force politique n’appelle à arrêter les énergies renouvelables. Il est normal, devant une commission d’enquête, de s’attarder sur les éléments problématiques. N’en déduisez pas que je me désintéresse des énergies renouvelables. J’avais moi-même annoncé, dans le cadre du grand emprunt, 1 euro pour les énergies renouvelables, 1 euro pour le nucléaire. C’était nouveau. Le Grenelle de l’environnement, c’était énorme ! Quant à la fiscalité écologique, je l’ai voulue et je l’ai fait voter par le Parlement. C’est le Conseil constitutionnel qui l’a annulée.

Je le répète, la différence entre les partisans du nucléaire et ceux du renouvelable, c’est que les premiers sont convaincus de la nécessité de produire des énergies renouvelables, alors que les seconds parfois ne veulent pas entendre parler du nucléaire, ce qui est absurde.

Vous dites que vous n’étiez pas contre le nucléaire mais que vous vouliez simplement en ramener la part à 50 %. Heureusement que vous n’étiez pas contre, sinon je me demande ce que cela aurait donné ! Vous n’aviez pas une page blanche devant vous. Il y a une différence entre porter la part du nucléaire à 50 % en partant de rien et l’abaisser de 75 % à 50 % ! Vous vouliez tout simplement détruire une filière en la réduisant de moitié ! Vous avez fait un choix lourd de conséquences.

Le photovoltaïque pose le problème du stockage. L’électricité ne se stocke pas. Or le photovoltaïque produit de l’énergie quand vous n’en avez pas besoin : en plein jour et en été. Comme l’électricité ne se stocke pas, ou très difficilement, si vous ne comptez que sur le photovoltaïque pour alimenter un pays au climat tempéré, vous risquez d’être déçus par les résultats. Voyez les batteries électriques : si le système marchait, on le saurait. L’énergie renouvelable est un concept dont tous les éléments ne se valent pas. J’ai toujours pensé que l’éolien offshore était plus prometteur que le photovoltaïque, en raison du climat français et des difficultés de stockage. Surtout, j’ai fini par en avoir assez de ne faire travailler que les Chinois. Les subventions coulaient à flots mais tous les panneaux venaient de Chine. Mettez-vous à ma place ! J’ai voulu utiliser l’argent différemment. Voyez-vous, les gens ont des idées préconçues. Dès lors qu’une énergie est estampillée renouvelable, c’est bien ! Réfléchissez un peu : le photovoltaïque coûtait de plus en plus cher et l’argent profitait aux entreprises chinoises. C’est pourquoi j’ai voulu privilégier une production chez nous. L’éolien offshore permettait de produire de l’énergie dans notre pays, sans défigurer le paysage, même si j’assume ma part de responsabilité dans la dénaturation du paysage par les éoliennes au large de Saint-Nazaire. J’ai l’honnêteté de le reconnaître. L’éolien offshore ne s’installe pas en plein milieu de l’océan, comme les plateformes pétrolières ; il faut le poser sur des rochers. Même à 12 kilomètres des côtes, la pollution visuelle est réelle.

Concernant les centrales hydrauliques, je suppose que M. Borloo vous aura répondu. Nous n’avions pas reçu officiellement la mise en demeure mais ce n’est pas pour cela que nous n’en avions pas été informés par téléphone ! Je n’avais pas envie que la France soit condamnée, dans le contexte où nous nous trouvions.

En vérité, la Terre devrait s’appeler la Mer puisque l’eau représente 60 % de la surface de la planète. Or quatre fois par jour, 60 % de la planète avance et recule. Nous tenons là une source d’énergie potentielle inépuisable. Certes, des problèmes se posent mais l’usine marémotrice de la Rance travaille à leur résolution. Il est difficile d’obtenir des métaux qui résistent au sel et le manque de régularité des courants marins est un obstacle à l’installation de turbines dans la mer. Le froid est également une énergie, que l’on trouve en abondance dans les grands fonds. J’y crois. Si j’avais des responsabilités aujourd’hui, j’investirais beaucoup dans la recherche sur les océans pour produire de l’énergie plutôt que dans le photovoltaïque car, malgré les milliards investis, le problème du stockage n’est toujours pas réglé. J’ai suivi le débat sur les voitures électriques. Les mentalités évoluent et nous n’en sommes qu’au début. Vous verrez, la situation changera au niveau européen. Leur coût est tel que les ménages aux revenus modestes ne pourront pas en acquérir. Et je conteste l’idée que ce sont les politiques qui définissent quelle est la bonne filière plutôt que la mauvaise, car investir massivement dans la voiture électrique, c’est se priver d’autres technologies qui pourraient être tout aussi prometteuses.

Mme Véronique Besse (NI). Pourquoi avoir développé l’éolien à l’époque, notamment l’éolien offshore ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Les raisons sont simples. Nous avons la Manche, l’océan Atlantique, la Méditerranée : nous sommes une puissance maritime et il me semblait important d’utiliser ce potentiel. Bien évidemment, si j’avais été le Premier ministre de la Hongrie, je n’aurais pas misé sur l’éolien offshore. Politiquement, je sentais monter la polémique autour de l’éolien sur site. Le président Giscard d’Estaing était déchaîné contre l’implantation d’un parc éolien dans la région des châteaux de la Loire. J’ai donc privilégié l’éolien offshore, pensant atténuer ainsi les nuisances sonores et visuelles. J’assume cette décision. À l’époque, il m’aurait semblé fou de ne pas profiter du potentiel maritime de notre pays. J’adore la région, la route des océans est une des plus belles qui soient, et j’étais très soucieux de ne pas l’abîmer mais je reconnais avoir sous-estimé la nuisance visuelle. Je continue néanmoins à croire en l’avenir de l’éolien offshore. Malheureusement, on ne peut pas éloigner davantage les installations des côtes, car il faut les appuyer sur des rochers.

C’était un choix politique qui répondait à la géographie de notre pays. Le photovoltaïque posait le problème de l’argent qui partait en Chine, le solaire était difficile à stocker, les éoliennes faisaient polémique : il paraissait difficile de ne pas tenter l’offshore. Cela me semblait évident. Je dis que c’est une décision de Président de la République aussi parce qu’elle engage tant le paysage et l’écosystème qu’elle ne pourrait être prise par le seul ministre de l’environnement ou le ministre de l’industrie. D’ailleurs, il a fallu trois présidents de la République pour que le projet aboutisse enfin, sous la présidence de M. Emmanuel Macron.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous en venons aux questions individuelles.

M. Alexandre Loubet (RN). Pourquoi avez-vous défendu et continuez à défendre le marché européen de l’énergie, qui nous rend dépendants des prix du gaz, alors que l’alliance du nucléaire et de l’hydraulique offrait à la France des prix parmi les plus compétitifs d’Europe ? Vous avez parlé du couple franco-allemand mais celui-ci me semble aujourd’hui aussi asymétrique qu’il l’était à votre époque. Le déficit commercial de la France à l’égard de l’Allemagne en témoigne : près de 14 milliards. L’explication selon laquelle il conviendrait de préserver de bonnes relations avec l’Allemagne n’est pas valable, si ce n’est pour faire de la France le « dindon de la farce ». Le marché européen de l’énergie ruine notre économie, nos finances publiques et altère notre souveraineté énergétique.

L’objectif de l’Arenh, que vous avez instauré en 2011, était de limiter les prix de l’énergie en créant artificiellement de la concurrence par la loi. Vous nous avez exposé votre amour de la concurrence, mais cette politique a échoué car les prix de l’énergie ont augmenté. Vous aviez annoncé la création de champions énergétiques français mais les Français se retrouvent face à une myriade de fournisseurs qu’ils ne connaissent pas forcément et EDF, qui était le principal champion de l’énergie, apparaît plus que jamais affaibli, d’autant plus que sa dette est due pour un tiers à l’Arenh. Comment pouvez-vous continuer à défendre ce système, qui devrait s’achever prochainement puisqu’il était prévu pour durer quinze ans ?

Vous avez lancé l’EPR de Flamanville en 2004, en tant que ministre de l’économie, des finances et de l’industrie. Comment expliquez-vous l’imprévoyance des acteurs industriels qui ont laissé les coûts et les délais déraper ? Le chantier devait durer sept ans mais, en 2023, le réacteur n’a toujours pas démarré. Nous examinons un projet de loi pour relancer le nucléaire et le Gouvernement choisit des EPR de deuxième génération dont le design est encore virtuel. Ne devrions-nous pas construire les premières séries de réacteurs sur l’EPR de première génération, dont nous maîtrisons désormais la technologie, plutôt que d’innover, au risque de rencontrer les mêmes problèmes ?

Enfin, je voudrais vous interroger au sujet des enjeux énergétiques qui ont entouré la guerre en Libye. La Libye exportait en 2010 plus de 10 % de sa production d’hydrocarbures en France, 14 % en Allemagne et 30 % en Italie. L’Europe était l’un de ses premiers débouchés. Aviez-vous anticipé la sécurité d’approvisionnement de l’Europe avant d’engager les forces militaires françaises ?

M. Vincent Descoeur (LR). Vous avez rappelé un épisode de la campagne présidentielle de 2007 où, à l’invitation d’un animateur du petit écran, vous avez pu affirmer votre position sur le nucléaire devant les ONG. Quelle était leur action, notamment au lendemain de Fukushima, et ont-elles pu influencer les décisions qui ont été prises au lendemain de votre mandat au détriment de notre filière nucléaire ?

M. le Président Nicolas Sarkozy. Monsieur Loubet, vous me rappelez un jeune député que j’ai bien connu, qui parlait avec beaucoup de force, croyant que la force remplaçait la vigueur des arguments : moi – j’espère ne pas vous avoir blessé par cette comparaison, de mon point de vue flatteuse.

Je crois au marché européen. Les Européens sont nos premiers clients. Le Brexit est une catastrophe, d’abord pour eux, car on ne peut pas se couper de ses premiers clients. Si vous croyez que vous pouvez prendre tout ce qui se trouve sur la table sans rien donner aux autres, c’est que vous n’êtes qu’au début de votre carrière politique et que vous n’avez pas d’expérience. Vous ne pouvez pas non plus faire le tri dans le marché européen entre ce qui vous arrange et ce qui ne vous arrange pas. L’Europe est le continent où les guerres furent les plus brutales et les plus sauvages, non pas au Moyen Âge mais au XXe siècle. C’est en Europe qu’on a exterminé des juifs, qu’on s’est battu violemment. Ceux qui ont dit du conflit entre la Russie et l’Ukraine que c’était le retour de la guerre qu’ils n’avaient pas connue ont oublié la Bosnie ! Sans l’Union européenne, vous prenez le risque d’affrontements considérables. En politique, il faut prendre des engagements mais aussi connaître l’histoire, car c’est elle qui donne une dimension et une couleur à vos engagements. Vous n’êtes pas simplement le produit d’un parti politique ou d’une famille : vous êtes le produit d’une nation et d’un continent. Notre continent peut verser dans la barbarie. C’est pourquoi nos prédécesseurs ont décidé de construire un modèle d’union fondé sur le marché. Nos pays étaient ravagés par la guerre mais on a décidé de produire ensemble de l’acier et du charbon. C’est le marché qui a fait la paix.

Nous serions le « dindon de la farce » face à l’Allemagne : propos faciles et vides de sens ! Quand j’étais plus jeune, je pensais que Jacques Chirac en faisait trop autour du couple franco-allemand. De mon côté, je voyais Paris étroitement lié à Berlin, Madrid, Rome, jusqu’à Varsovie, puisque la Pologne était le cinquième grand pays à l’époque. J’ai changé d’avis en voyant fonctionner l’Europe, après l’avoir dirigée, après avoir siégé au conseil Ecofin en tant que ministre des finances, au conseil des ministres de l’intérieur, au conseil des chefs d’État et de gouvernement. L’Allemagne est indispensable au développement de la France, et réciproquement. C’est valable pour toutes les familles, mais vous êtes bien de votre génération à vouloir divorcer au premier désaccord. Vous avez beaucoup de talent, beaucoup de force et cela m’est sympathique. Prenez de l’épaisseur ! Ne tenez pas de tels propos parce qu’ils sont faux. Je ne le dis pas parce que vous appartenez au Rassemblement national. Je respecte toutes les opinions et, après tout, Mme Le Pen a voté pour M. Hollande. On a le droit de faire des erreurs dans la vie, mais ne parlez pas ainsi du couple franco-allemand. C’est trop grave. Il faut en prendre conscience parce que des gens sont morts. On parle de deux guerres mondiales mais il y en a eu trois, en vérité. Les gens du territoire de Belfort savent ce qu’il en était.

Vous moquez mon « amour de la concurrence ». Vous êtes converti au communisme, tant mieux ! Je ne suis pas un théoricien, je pense que, de tous les systèmes économiques expérimentés, l’économie de marché est le meilleur. Il faudrait être aveugle pour ne pas le comprendre ! Plus qu’en la concurrence, je crois en l’émulation, au mérite. C’est pour cette raison que la France populaire m’a écouté. Que valent l’émulation et le mérite sans la concurrence ? Si vous recevez la même chose, que vous travailliez ou non, pourquoi faire des efforts ? Revoyez donc vos classiques !

Pour ce qui est de l’EPR et Flamanville, des dérapages il y en a eu, bien sûr, mais je vous rappelle que les Chinois, connus pour être bien organisés, avec d’autres concepts, ont connu, eux aussi, des dérapages. C’est une nouvelle technologie et ce n’est pas parce que nous serions tous des imbéciles que nous avons rencontrés des difficultés. Sans doute vous sentez-vous capable de diriger impeccablement l’EPR, mais c’est un peu plus compliqué que de diriger Montretout.

Pour ce qui concerne la Libye, je vous rappelle que la décision n’était pas celle de la France mais de l’Assemblée générale des Nations unies. À la grande différence des forces américaines que George Bush avait engagées en Irak, la coalition des cinquante-trois pays qui est intervenue en Libye avait reçu un mandat officiel de cette assemblée.

Pour le reste, la politique est ce qu’elle est et je vous souhaite la carrière la plus vibrante qui soit.

J’en viens aux ONG. Ce qu’il s’est passé à l’époque était très curieux. Pourquoi les responsables politiques, quelle que soit leur formation politique, n’ont-ils pas une bonne image médiatique, contrairement aux dirigeants d’ONG ? C’est injuste ! Les dirigeants d’ONG restent en poste sans que, bien souvent, personne ne leur demande de compte, contrairement aux responsables politiques qui sont souvent critiqués, peuvent être battus et se trouvent dans une situation très précaire, surtout depuis l’interdiction de cumuler deux mandats. Or sur un plateau médiatique, un dirigeant d’ONG est considéré comme plus représentatif qu’un élu. Je n’aime pas cela.

N’en déduisez pas que je ne tiens pas à discuter avec les ONG puisque je les ai moi-même associées au Grenelle de l’environnement. Simplement, la souveraineté populaire s’exprime à travers les parlementaires et le Président de la République, non par le mouvement associatif. Je ne néglige pas l’importance de celui-ci : les associations sont généreuses, mais le peuple s’exprime à travers ses représentants, quels qu’ils soient. C’est d’ailleurs pour cette raison que je n’ai jamais compris le sens d’un « pacte républicain ». Dès lors que vous êtes élu, vous faites partie de la République, et si vous n’étiez pas républicain, vous n’auriez pas pu vous présenter.

Nous devrions réfléchir à ce problème de l’image. Je vois des membres d’ONG, qui ne représentent rien, prendre la parole très régulièrement, alors que des parlementaires, quel que soit leur engagement politique, sont relégués au bout du plateau et ne reçoivent qu’avec des pincettes le droit de s’exprimer ! S’ils s’en offusquent, on leur rétorque, pour toute explication, qu’ils sont des « politiques ». Et alors ? C’est noble, d’être un politique ! Il faut s’être battu pour en arriver là ! Pas une seule parcelle de mon corps n’est indemne de cicatrices ! On ne vole pas la place ! C’est un problème et votre commission peut participer à sa résolution en faisant travailler ensemble des hommes et des femmes très différents, qui auront à cœur de tutoyer la vérité plutôt que de valoriser leur image.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie, monsieur le président de la République, pour le temps que vous nous avez accordé. C’est une première. Le président de la République n’est pas responsable devant le Parlement mais vous avez répondu à notre invitation pour nous faire part de votre expérience.

M. le Président Nicolas Sarkozy. Je vous remercie à mon tour, car je me sens rajeuni d’être revenu à l’Assemblée nationale. La politique m’a tant apporté que je considère comme un devoir de rencontrer les nouveaux élus. Ce fut un plaisir d’échanger avec vous.

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29.   Audition de M. François Hollande, ancien Président de la République (16 mars 2023)

M. le président Raphaël Schellenberger. Après 150 heures d’auditions, après avoir entendu 88 personnes et reçu plus de 5 000 pages de contributions écrites, notre commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France effectue aujourd’hui sa dernière audition. Nous avons le privilège de vous accueillir, monsieur le Président de la République, pour clore ce cycle, après avoir reçu votre prédécesseur ce matin. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation et de vous entretenir avec les députés sur les orientations de la politique énergétique définies au cours de votre mandat.

Nous saluons votre présence : entendre deux anciens présidents de la République constitue, en effet, un précédent dans la procédure des commissions d'enquête, en tout cas au cours de la Vème République. Votre démarche témoigne de votre attachement à l’institution parlementaire, de l’importance que vous accordez à la situation énergétique de la France, dont les implications sont à la fois sociales, économiques et géostratégiques, et de votre reconnaissance de la légitimité du Parlement à intervenir dans le domaine de la politique énergétique, notamment dans le cadre de ses activités d’évaluation et de contrôle.

Vous avez été Président de la République de 2012 à 2017. Vous avez incité au renforcement des compétences et de l’information du Parlement dans le domaine de l’énergie : vous avez développé de nouveaux outils de programmation, issus notamment de la loi de transition énergétique pour la croissance verte de 2015, instauré la stratégie nationale bas-carbone et la programmation pluriannuelle de l’énergie. Vous avez veillé à l’affermissement de la démocratie participative, par une ordonnance de 2016, ratifiée en 2018. Faute de temps, nous n’avons pas exploré cette dernière problématique, le spectre de nos travaux étant déjà très large.

Nous avons auditionné plusieurs membres des gouvernements constitués lors de votre mandat présidentiel, dont les anciens ministres M. Manuel Valls, Mme Delphine Batho, M. Arnaud Montebourg et Mme Ségolène Royal, ainsi que plusieurs chefs d’entreprise ou responsables d’organismes nommés au cours de cette période – MM. Jean-Bernard Lévy, Philippe Knoche, Bernard Fontana, Jean-Christophe Niel, Pierre-Marie Abadie, Daniel Verwaerde, Yves Bréchet, François Brottes.

Parmi les mesures relevant de la politique énergétique durant votre mandat, la loi de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte a particulièrement retenu notre attention. Sur les 215 articles qu’elle comporte, deux dispositions ont fait l’objet de divers commentaires : la réduction de la part du nucléaire dans le mix électrique, à 50 % à l’horizon 2025, ainsi que le plafonnement de la puissance nucléaire installée à 63,2 gigawatts. D’autres actions mises en œuvre au cours de votre mandat ont également été évoquées : la COP21, les mécanismes de capacité et d’effacement, le déploiement des compteurs intelligents, le Fonds chaleur, le financement de la transition énergétique, ou encore le barrage de Sivens. L’accord électoral passé avec les Verts a lui aussi donné lieu à discussion.

Nous savons cependant, monsieur le Président, que les responsabilités qui incombent à un chef d’État – les vôtres ont été particulièrement lourdes, notamment en raison des attentats, de la gestion de la dette grecque, des interventions militaires extérieures, du Brexit – ne sauraient s’encombrer de batailles de chiffres, dont la portée normative est discutable. Il semblerait néanmoins que les annonces de réduction ou de fermeture aient contribué à démobiliser une filière entière.

Nous avons exclu le domaine militaire de notre champ d’investigation, mais les auditions ont clairement mis en évidence que l’énergie est utilisée comme une arme, ou conçue comme un moyen d’hégémonie par divers États. Trois d’entre eux ont fait l’objet d'observations au cours de nos travaux : la Chine, l’Allemagne, la Russie. C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire d’entendre votre point de vue.

M. le Président François Hollande, ancien Président de la République. Les choix énergétiques sont essentiels pour l’avenir de notre pays. Attaché au Parlement, j’ai tenu à être entendu par votre commission d’enquête, notamment pour apporter des éclaircissements sur la politique que j’ai menée. La guerre en Ukraine, déclenchée en février 2022, a fait ressurgir le spectre de la pénurie, lié à la fin des approvisionnements en gaz russe, et à la crainte d’une flambée des prix de l’électricité, indexés sur ceux du gaz. Parallèlement, la lutte contre le réchauffement climatique nous oblige à accélérer la transition énergétique vers les énergies non carbonées.

Face à un triple défi – répondre aux besoins et éviter la pénurie, défis des prix, dans un contexte d’inflation, et du climat, qui menace la planète –, les enjeux d’indépendance, de souveraineté et de sécurité sont essentiels. Le nucléaire est, avec les énergies renouvelables et la sobriété énergétique, l’une des réponses les plus appropriées pour se débarrasser des énergies fossiles et pour répondre aux besoins de la population. Je n’évoquerai pas l’énergie nucléaire à des fins militaires, même si, en matière de recherche, il existe des liens profonds entre ce que les ingénieurs font pour améliorer notre capacité de production d’électricité et pour rendre notre force de dissuasion crédible.

Alors que les besoins en électricité se font criants, compte tenu de la situation en Ukraine, notre production nucléaire a été la plus faible de ces trente dernières années – 279 térawattheures – et EDF a connu une année noire, avec une perte de 18 milliards d’euros et une dette qui a doublé, pour dépasser 60 milliards d’euros. Que s’est-il passé ? C’est pour répondre à cette interrogation que votre commission d’enquête s’est constituée, puisqu’elle vise à identifier les causes d’une telle situation, en remontant aussi loin que possible dans le temps comme dans l’échelle des responsabilités. J’évoquerai tout d’abord la problématique plus actuelle, avant de revenir sur la période relative à mon mandat, à mes engagements en tant que candidat et aux décisions que j’ai prises comme Président.

Comment expliquer la chute de la production d’électricité d’origine nucléaire depuis deux ans ? Durant mon mandat, elle dépassait 400 térawattheures, avec un pic de 420 térawattheures en 2015. Est-ce en raison d’un défaut d’investissement passé, qui expliquerait l’arrêt momentané de vingt-six réacteurs sur cinquante-six ? S’agit-il d’un doute quant à la pertinence du nucléaire, lié à une décision législative ou à une posture politique, voire à un accord électoral ? Est-ce dû à un manque de personnel au sein d’EDF, faute du recrutement d'ingénieurs et de techniciens ? Est-ce lié à la fermeture de Fessenheim ? Non, quatre fois non.

Cela a été établi, la cause de cette réduction de capacité a été provoquée par la découverte d’un phénomène de corrosion sous contrainte, par des fissures – certaines faisant quelques millimètres, d’autres plus graves, notamment sur des centrales récentes –, par un accident industriel venu s’ajouter au lourd programme de maintenance, prévu de longue date mais qui a dû être reporté en raison de la crise sanitaire. D’autres incidents viennent d’être révélés, comme la fatigue thermique du réacteur 2 de la centrale nucléaire de Penly et du réacteur 3 de celle de Cattenom : EDF devra présenter, dans les meilleurs délais, un programme de révision de toutes les centrales à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Ainsi, le phénomène des corrosions et des fissures résulte, non pas d’un manque d’entretien, d’un sous-investissement, d’une défiance à l’égard de la filière, d’une insuffisance de personnel, mais de la conception même des centrales historiques ; des travaux de réparation effectués il y a longtemps, sur des éléments de tuyauterie, sont également susceptibles d’être à l’origine de défaillances. Il était donc légitime et indispensable que, malgré le coût que cela représente, des centrales puissent être momentanément arrêtées.

La baisse de la production d’électricité nucléaire, en 2021 et 2022, n’est donc, en aucune manière, la conséquence d’une décision politique, ni d’un arrangement électoral remontant à plus de dix ans, ni d’un désintérêt à l’égard d’une filière essentielle pour notre pays. Elle résulte d’une addition d’incidents, dans un contexte qui requiert vigilance et où l’ASN a un pouvoir de prescription. Pourtant, certains ont été tentés de polémiquer et d’imputer la situation actuelle à des choix politiques remontant à il y a plus de dix ans. Depuis mon mandat, EDF a perdu, à cause des arrêts que j’ai mentionnés, une capacité de production de 130 térawattheures. La centrale de Fessenheim ne produisait, lorsqu’elle était en activité, que de 10 à 12 térawattheures.

Une confusion a été délibérément entretenue, comme si les pannes, arrêts, incidents, corrosions, nécessaire maintenance relevaient d’une défiance à l’égard du nucléaire. Au contraire, c’est parce que la filière connaît des difficultés impliquant de procéder à des réparations et de faire preuve de vigilance accrue suite à des incidents que nous devons la défendre. Ainsi, tout au long de mon mandat, j’ai cherché à défendre la filière nucléaire, tout en travaillant à la compléter par une montée des énergies renouvelables.

Je souhaite évoquer un deuxième aspect : comment comprendre la situation particulièrement préoccupante d’EDF en 2022 et 2023 ?

Alors que de 2012 à 2019, EDF avait dégagé, en moyenne, 4 milliards d’euros de résultat annuel, malgré un prix de l’énergie plutôt bas, l’entreprise affiche aujourd’hui une perte de 18 milliards d’euros et une dette de 65 milliards d’euros. Cette situation financière, extrêmement délicate, est-elle la conséquence de choix ou décisions défavorables à la filière nucléaire ces dernières années, ou résulte-t-elle de l’affichage d’un mix électrique à 50 %, voire de la fermeture de la centrale de Fessenheim ? Chacun sait que la réponse est non : elle est due à la baisse de la disponibilité du parc de centrales, qui n’a pas été en mesure de fournir plus de 279 térawattheures, à la diminution de la production hydraulique liée à la sécheresse, et à la décision gouvernementale d'augmenter de 100 à 120 térawattheures les volumes qu’EDF doit céder à ses concurrents dans le cadre de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), soit une perte de 8 milliards d’euros pour l’entreprise.

Ainsi, en l’absence de la moindre capacité de production supplémentaire, les concurrents d’EDF ont pu réaliser des superprofits en revendant dix fois plus cher l’électricité qu’ils lui ont achetée. Le coût supplémentaire lié à ce déplafonnement, dans le cadre de l’Arenh, n’a pas été compensé par l’État : c’est l’entreprise EDF qui a été délibérément affaiblie. Si ce dispositif n’était pas corrigé dans les années à venir, les résultats financiers d’EDF seraient à nouveau négatifs, la production d’électricité nucléaire n’étant pas en mesure de retrouver rapidement son niveau antérieur, compte tenu des travaux nécessaires.

Ces éléments invitent à réfléchir à l’avenir de la filière nucléaire : EDF pourra-t-elle assumer seule la poursuite du programme du grand carénage – destiné à prolonger la durée des centrales, pour 33 milliards d’euros –, le lancement des EPR 2 – soit environ 50 milliards d’euros –, l’achèvement de l’EPR de Flamanville, sans oublier les investissements dans les renouvelables et les réseaux ? La renationalisation d’EDF – rappelez-vous qui l’a privatisée – n’a de sens que si elle débouche sur une recapitalisation substantielle de l’entreprise et sur une mobilisation significative de l’épargne disponible, pour financer les gros investissements.

J’en viens aux engagements que j’avais pris comme candidat et aux choix qui furent les miens, en tant que Président de la République.

En mars 2011, avant donc l'élection présidentielle de 2012, s’est produite la catastrophe de Fukushima, qui, bien qu’il s’agisse d’un tsunami et non d’un accident nucléaire, crée un doute : cet événement mondial conduit le gouvernement japonais à annoncer la fermeture de toutes les centrales nucléaires du pays. Peu de temps après, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique annoncent sortir du nucléaire, dans un délai plus ou moins long. En parallèle, les ONG et les mouvements anti-nucléaires déploient une communication basée sur la peur – risques d’accident, déchets nucléaires.

Cette inquiétude rejaillit inévitablement au niveau national, à la veille d’une élection. Durant toute l’année 2011, des sondages indiquent que la très grande majorité de nos concitoyens – 65 % à 80 % d’entre eux – souhaitent un arrêt progressif, sur vingt-cinq ou trente ans, des programmes nucléaires, au bénéfice des énergies renouvelables.

Pour choisir le candidat qui le représentera à l’élection présidentielle, le Parti socialiste recourt, en 2011, à une primaire citoyenne. La candidate Martine Aubry et d’autres personnalités déclarent vouloir sortir du nucléaire à l’horizon de vingt-cinq à quarante ans. J’ai, pour ma part, affirmé deux convictions, dans cette primaire qui a réuni plus de 3,5 millions de personnes : le nucléaire doit rester pour longtemps un élément majeur de notre mix énergétique ; les énergies renouvelables doivent être développées autant que possible, tout en adoptant des mesures d’économies d’énergie. Le 16 octobre 2011, j’ai été désigné candidat sur cette position.

Peu de temps après, un accord électoral est scellé entre deux partis : Europe Écologie Les Verts (EELV) et le Parti socialiste. Il porte non seulement sur le mix à 50 %, mais aussi sur la réduction d’un tiers de la production installée – 24 réacteurs –, sur la fin de la filière du MOX, sur la reconversion des moyens de stockage des déchets – le laboratoire de Bure –, et laisse planer une incertitude sur l’avenir de la centrale de Flamanville.

Je respecte toujours les partis. Si nous sommes dans une sorte de crise politique, c’est parce que les partis sont devenus évanescents. Il est légitime que des partis discutent, et les accords qu’ils concluent ne se font pas sur un coin de table. S’il n’y a plus de partis dans notre pays, il n’y aura pas de démocratie véritable. Cependant, en tant que candidat à l’élection présidentielle, j’avais des responsabilités qui n’étaient pas celles des partis. J’ai donc annoncé que, n’étant pas engagé, je ne respecterais pas l’accord qui venait d’être signé entre le Parti socialiste et les Verts sur ce point.

Je me suis donc présenté devant les Français avec le même discours que devant les électeurs de la primaire socialiste : un objectif de 50 % de nucléaire à l’horizon 2025, une seule fermeture – celle de Fessenheim, et aucune autre –, la poursuite du chantier de Flamanville, qui se substituerait à Fessenheim dans les meilleurs délais, le maintien de la filière MOX et les projets d’enfouissement, car il fallait assurer aux centrales le plutonium nécessaire pour fonctionner et il était indispensable de régler la question des déchets pour faire accepter le nucléaire. Ces éléments représentaient mon quarante et unième engagement, qui figure en page 28 du document que vous avez, bien sûr, tous conservé et auquel vous vous reportez régulièrement pour connaître l’évolution de la situation par rapport à ma pensée…

Je me suis replongé dans le débat de l’entre-deux tours que j’ai eu avec M. Nicolas Sarkozy en avril 2012. J’ai cru comprendre que vous aviez reçu mon prédécesseur ce matin et qu’il avait toujours cette faconde qui le rend particulièrement attractif, au moins auprès de ses amis, et j’en suis heureux pour lui. La question du nucléaire est nécessairement venue dans ce débat, compte tenu de l’importance du choix régalien que le Président de la République doit faire, généralement au début de son mandat. M. Nicolas Sarkozy a tiré argument de l’accord qui venait d’être passé entre les Verts et le Parti socialiste, ce que je peux comprendre dans le cadre d’un débat. J’ai dit alors que je n’étais pas engagé par cet accord et ai déclaré que je voulais continuer à faire du nucléaire la source principale de la production d’électricité, tout en réduisant sa part à mesure qu’augmenterait la production des énergies renouvelables. Le débat se prolongeant, j’ai dit à mon interlocuteur que, s’il voulait conserver toutes les centrales, je souhaitais, quant à moi, en fermer une et en ouvrir une autre : celle de Flamanville, et que ce serait la seule position que je prendrais à propos des centrales nucléaires durant mon mandat.

Je n’ai même pas fermé Fessenheim durant mon mandat, mais je revendique cette décision : Fessenheim devait fermer dès lors que Flamanville ouvrirait. C’est sur cette position très claire – 50 % de nucléaire, une centrale qui devait fermer et Flamanville qui devait poursuivre son développement, en assurant le maintien de ce qui faisait la force de notre industrie nucléaire – que je me suis présenté devant les Français, qui m’ont accordé leur confiance, alors même que la position majoritaire de nos concitoyens était sans doute, à cette époque, très défavorable au nucléaire. Je considérais alors que ma responsabilité, non seulement de candidat, mais aussi de futur Président de la République si les Français m’accordaient leur confiance, était de maintenir la filière nucléaire, et de la maintenir à un haut niveau.

J’évoquerai maintenant l’état de cette filière en cette année 2012, lorsque je suis arrivé aux responsabilités. La dernière décision de construction d’une centrale en France remontait à 2005, lorsque Jacques Chirac, Président de la République – et non pas son ministre d’État – avait décidé de lancer celle de Flamanville. La décision était importante, mais le choix de produire un exemplaire unique, sans effet de série, représentait une grande différence par rapport aux programmes lancés précédemment. L’EPR devait être livré en 2012, et je rappelle qu’il ne l’est toujours pas onze ans plus tard. Durant le mandat de M. Nicolas Sarkozy, aucun lancement de centrale n’a été décidé : seule celle lancée par Jacques Chirac devait trouver son aboutissement durant la période pour laquelle j’accédais à la présidence de la République.

Il existait un projet de lancement d’un deuxième réacteur à Penly, mais l’enquête publique avait été différée à plusieurs reprises et, en octobre 2011, EDF et le Gouvernement avaient décidé de la repousser à après l’échéance de 2012.

Par ailleurs, Areva était alors en très grande difficulté financière, notamment à cause des retards et des surcoûts de l’EPR de Finlande, chantier important qui était pour la France l’occasion de montrer que la filière EPR pouvait être non seulement fabriquée dans notre pays, mais aussi exportée. Hélas, le chantier avait été lancé en 2004 et la livraison de la centrale en Finlande n’a pas abouti durant mon mandat. On considère qu’au mieux, elle sera mise en service à plein régime en 2023 ou 2024. Voilà quelle était la situation de la filière nucléaire.

J’y ajoute deux considérations. Tout d’abord, nous avions connu en 2009 l’échec pénible de la vente d’un réacteur EPR aux Émirats arabes unis. Ce réacteur, bien qu’étant le meilleur, n’était peut-être pas approprié aux Émirats. L’échec de cette négociation tenait aussi pour beaucoup à la désorganisation de la filière dans la présentation de l’offre française et aux conflits opposant EDF et Areva, constatés notamment par le « rapport Roussely ».

Il faut citer aussi la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (loi Nome), qui transcrit des directives européennes et invente le mécanisme de l’accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), qui a eu une grande part, comme vous l’ont sans doute confirmé les présidents successifs d’EDF, dans les difficultés que connaît aujourd’hui cette grande entreprise nationale. S’il est en effet une décision qui a été contraire à la filière nucléaire, c’est bien cette loi. Je ne parle pas ici seulement de la privatisation, qui était au demeurant antérieure, ni de la mise en concurrence proprement dite, mais d’une mise en concurrence faussée, dans laquelle les concurrents d’EDF bénéficient d’un mécanisme qui les met dans une situation plus favorable qu’EDF. Cette loi a privé EDF de ressources substantielles, qui lui auraient permis d’aller encore plus loin dans ses investissements dans l’énergie tant renouvelable que nucléaire.

C’est pourquoi il m’a paru nécessaire de redéfinir dès mon arrivée la politique énergétique de la France autour d’une filière nucléaire restructurée et de renouvelables stimulés.

La première décision de mon mandat ne vous a peut-être pas laissé un bon souvenir, monsieur le président : il s’agissait du conseil de politique nucléaire du 28 septembre 2012, qui annonçait la fermeture de Fessenheim à la fin de mon mandat, soit à la fin de 2016. L’ASN, l’Autorité de sûreté nucléaire, estimait en effet qu’il fallait cinq ans pour aboutir à une procédure incontestable tout en permettant à la centrale de fonctionner jusqu’à son terme sans jamais s’arrêter – car tel a été le cas : elle a continué à fournir de l’électricité dans des conditions de sécurité totalement préservées.

Pourquoi Fessenheim ? Il y avait plusieurs raisons à ce choix de fermer une centrale pour en ouvrir une autre, en l’occurrence Flamanville, de plus grandes dimensions. La première était que l’Autorité de sûreté nucléaire, dans un avis du 3 février 2012 – donc avant mon arrivée aux responsabilités –  déclarait qu’il fallait engager de très importants travaux pour pérenniser l’exploitation de Fessenheim. Le deuxième argument, qui n’était toutefois pas le plus décisif, était qu’il s’agissait de la plus vieille de nos centrales. Un autre encore, contesté par les élus locaux, était que la centrale était située en contrebas du canal d’Alsace, avec un risque d’inondation, ce qui renvoyait à ce qui s’était produit à Fukushima, même si les deux situations n’étaient guère comparables.

J’ajouterai un dernier élément : durant le mandat de mon prédécesseur, Fessenheim avait déjà été évoquée comme pouvant éventuellement fermer. Vous avez reçu Mme Kosciusko-Morizet, qui a également invoqué le fait que l’épaisseur du radier, c’est-à-dire du plancher en béton de la centrale, était inférieure à ce qu’elle était dans toutes les autres centrales et n’atteignait pas le niveau de sûreté de troisième génération.

Ce qui me paraissait cependant le plus essentiel était que, puisque nous savions que nous devrions fermer dans dix ou quinze ans des centrales qui arrivaient au terme de leur vie, nous pouvions faire du site de Fessenheim un centre de recherche pour la prolongation et le démantèlement des centrales. D’où cette décision et le message de modernisation qui l’accompagnait : la plus ancienne de nos centrales était remplacée par la plus moderne, à savoir l’EPR de Flamanville. Ce lien a été établi dans la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, que vous avez évoquée.

Cette loi a été précédée par un grand débat énergétique associant toutes les parties prenantes : patronat, syndicats, élus locaux et, bien sûr, ONG. Mme Batho, qui avait été chargée de ce débat, l’a parfaitement mené, même si elle a ensuite fait un autre choix, et ce débat a inspiré la loi de 2015 présentée par Mme Ségolène Royal, ministre de l’écologie. Pour la première fois, un texte du Parlement fixait les objectifs d’une politique de transition énergétique, créant deux instruments pour traduire cette politique : les programmations pluriannuelles de l’énergie (PPE) et la stratégie bas-carbone.

Par ailleurs, l’objectif de 50 % de nucléaire à l’horizon 2025 n’avait pas de caractère obligatoire : il ne s’agissait que d’un horizon, sans caractère normatif, et il n’était d’ailleurs accompagné d’aucune trajectoire. La seule disposition entrée en vigueur et susceptible d’avoir un caractère contraignant, sur lequel nous reviendrons, était le plafonnement à 63,2 gigawatts de puissance installée en capacité de production nucléaire. En 2022, la capacité de production était de 41 gigawatts, compte tenu des arrêts, des incidents et des opérations de maintenance. Le seuil de 63,2 gigawatts offrait donc des marges permettant d’ouvrir des centrales s’il en était besoin dans l’avenir et d’en fermer s’il était nécessaire ; il n’a jamais été pour EDF une gêne ou une limite. Durant toute la période de mon mandat, EDF n’a jamais été contrainte par ce plafonnement à importer de l’énergie électrique, et elle en a même a exporté, à hauteur de 10 térawattheures ou davantage. Le but était donc clairement de maintenir le niveau de la production nucléaire tout en accroissant la part des renouvelables et en espérant trouver un mix énergétique correspondant à mes objectifs. Il s’agissait donc de prolonger la durée d’exploitation des centrales existantes en attendant de pouvoir éventuellement, le jour venu, les renouveler. Quant à la PPE, créée par la loi de 2015 et qui avait vocation à la traduire, elle liait explicitement la fermeture de Fessenheim à l’ouverture de Flamanville.

Cependant, voter une loi n’aurait pas suffi. Ma charge m’imposait l’obligation, compte tenu de la responsabilité régalienne si importante qui m’incombait en matière de nucléaire, de réorganiser la filière, qui était éclatée, divisée et désorganisée. En 2014, j’ai pris trois grandes décisions, à commencer par des décisions de nomination : M. Varin était appelé à la direction d’Areva et M. Fontana à celle de Framatome, et M. Lévy remplaçait M. Proglio à la tête d’EDF. Il fallait toutefois clarifier la répartition des responsabilités de cette nouvelle équipe. Framatome, qui était jusqu’alors dans le périmètre d’Areva, a été repris par EDF, tandis que les autres parties d’Areva étaient nationalisées – car l’entreprise était alors partiellement privatisée –, après renflouement de ses pertes par l’État pour un montant de 5 milliards d’euros. La partie d’Areva, qui n’était pas transférée à EDF, est devenue Orano, désormais chargé du combustible.

EDF devenait ainsi chef de file unique, afin d’éviter que ne se renouvellent les difficultés rencontrées aux Émirats ou à Flamanville, tandis que Framatome s’occupait des chaudières et Orano du combustible.

Il était d’autant plus nécessaire de réorganiser cette filière que nous subissions les retards et les surcoûts qui s’accumulaient pour la centrale de Flamanville, traduisant perte de compétences et malfaçons, à quoi s’ajoutaient les contraintes imposées par les exigences de l’Autorité de sûreté nucléaire. En outre, nous payions, à Flamanville, le défaut d’effet de série. En effet, le fait de n’avoir lancé qu’une seule centrale a été pour beaucoup dans les charges supportées par ce projet.

J’ai donc adressé en 2015 à M. Jean-Bernard Lévy, président d’EDF, une lettre de mission résumant ce que je viens d’exposer. Il s’agissait, premièrement, de la prolongation de l’exploitation des centrales existantes au-delà de quarante ans : c’était le plan Grand carénage, pour lequel nous dégagions 50 milliards d’euros. Deuxièmement, de la préparation du programme EPR 2, réacteur beaucoup plus adapté à nos besoins et beaucoup moins lourd, qui permettra sans doute de relancer la filière. Troisièmement, de nouvelles dépenses pour le projet SMR, consistant en réacteurs d’un volume beaucoup plus réduit, mais beaucoup plus faciles à réaliser dans un délai plus court.

Nous avons aussi maintenu les crédits d’Astrid, projet qui sera supprimé après mon départ, et fait voter en 2016 la « loi Cigéo » pour permettre la création de stocks réversibles en couches géologiques profondes.

J’ai dû, en 2016, assurer à EDF un avenir qui était en partie menacé à la fois par des prix relativement bas de l’énergie et par la nécessité d’exporter son savoir-faire – le réacteur EPR. J’ai donc accepté la proposition de M. Jean-Bernard Lévy de soutenir la décision d’EDF de répondre au projet de Hinkley Point pour permettre à la France d’offrir sa technologie au Royaume-Uni, où EDF est le seul exploitant des centrales nucléaires. Cette décision a été controversée à l’intérieur comme à l’extérieur d’EDF. Les organisations syndicales se sont interrogées et j’ai – considéré, pour ma part, qu’il fallait absolument réaliser ce projet qui nous permettait d’assurer un plan de charge aux usines françaises de la filière et de remédier à la perte de compétences tant pour Framatome que pour EDF ou Orano.

Pour permettre à EDF de réaliser cet investissement et de continuer à agir pour les énergies renouvelables et pour le nucléaire dans un contexte de prix bas, l’État, sous ma direction, a participé à un plan de redressement de l’entreprise, a renoncé, pour la première fois, à des dividendes qu’EDF aurait dû lui verser et a souscrit une augmentation de capital de 4 milliards d’euros. Pour la première fois depuis la création d’EDF, c’est-à-dire depuis la Libération, l’État soutenait l’entreprise nationale, et cela à cause d’une mauvaise loi : celle de 2010.

Au bout du compte, si je dois reconnaître ce que j’ai fait durant mon mandat et assumer devant vous les décisions que j’ai prises en faveur tant de la filière nucléaire et d’EDF que des renouvelables et de la sobriété énergétique, je peux aussi exprimer deux regrets. Le premier est de n’avoir pas réussi à accroître suffisamment la part des renouvelables, dont le développement se heurtait certes à des blocages, des recours et des procédures, mais dont la rentabilité est avérée et dont les prix sont devenus très compétitifs.

Mon deuxième regret est de n’avoir pas pu obtenir – mais comment me mettre à la place des opérateurs et des ingénieurs ? – l’ouverture de Flamanville, ne serait-ce que pour démontrer que nous disposions d’un réacteur susceptible d’être reproduit et que nous pouvions engager un nouveau cycle de construction de centrales. En outre, cette ouverture était nécessaire pour fermer Fessenheim.

Néanmoins, pendant tout mon mandat, les cinquante-huit réacteurs que j’avais reçus « en héritage » – non de mes prédécesseurs, mais de tous les bâtisseurs de l’industrie nucléaire – ont fourni de l’électricité sans aucune difficulté et avec un solde net d’exportation correspondant à la production de dix réacteurs, soit cinq fois Fessenheim. Aucun relâchement n’a été observé dans l’entretien et la sécurité des centrales. Et nous avons significativement renouvelé le personnel d’EDF durant toute cette période.

Toutefois, en 2017, il apparaissait clairement que la nécessaire prolongation des centrales nucléaires au-delà de cinquante ans, sous le contrôle de l’Autorité de sûreté nucléaire, ne pourrait pas les concerner toutes, et que des fermetures étaient inévitables, ce qui rendait d’autant plus nécessaire le lancement de nouveaux réacteurs de type EPR 2 ou SMR.

Je suis également convaincu que le nucléaire et les renouvelables sont complémentaires, et que nous avons trop souffert d’un débat vicié entre les partisans du tout-nucléaire et ceux du tout-renouvelable. Du reste, aucun des scénarios de RTE visant à défendre l’une ou l’autre de ces causes n’a jamais pu convaincre. Nous avons besoin du nucléaire et du renouvelable. Le premier est une énergie pilotable indispensable et le second sera sans doute, dans quelques années, l’énergie la moins coûteuse.

Quant à savoir à quel horizon la part de nucléaire dans la production d’électricité pourrait être de 50 %, j’avais pensé que ce serait possible à l’horizon 2025, mais ce ne l’était pas. Lors de la discussion de la loi de 2015, Mme Ségolène Royal m’avait rendu compte de la position du Sénat qui, avec une majorité de droite, évoquait l’horizon 2030. La date de 2035 a ensuite été mentionnée, et j’ai cru comprendre que Mme Élisabeth Borne parlait maintenant de 2050.

Il est aujourd’hui admis qu’il faut une part substantielle de nucléaire et une part de renouvelable, accompagnées d’une sobriété énergétique. Tel était le calcul que l’on pouvait faire, même si, durant mon mandat, les prévisions de RTE faisaient état d’une stagnation de la production d’électricité. Or nous sommes aujourd’hui tous conscients du fait que la consommation d’électricité augmentera et que la part du nucléaire baissera donc forcément, même si nous construisons de nouvelles centrales à la place de celles qui devront, en fonction des analyses de l’ASN, être arrêtées.

On peut fixer des objectifs, et il est bon de le faire, mais il se produit toujours des événements qui bouleversent les prévisions les mieux établies. Nous vivons actuellement une telle situation et, sans que personne l’ait souhaité, la part du nucléaire dans la production d’électricité sera peut-être de l’ordre de 60 % si les incidents se prolongent. C’est là l’effet non pas d’une volonté du Président de la République ou d’une autre composante de la vie politique, mais d’une réalité qui s’impose à nous et que nous devons absolument dépasser. Ce qui comptera, c’est l’excellence des deux filières, celle du nucléaire comme celle des renouvelables, et une répartition optimale des investissements.

Le grand enjeu, enfin, est la sobriété énergétique, celle dont on parle mais qu’on ne voit pas – par définition, en effet, il n’y a pas de centrale de la sobriété énergétique, mais des comportements. L’isolation thermique est donc sans doute l’investissement le plus rentable pour que nous ayons à consommer moins d’électricité et d’énergie. Encore faudrait-il pour cela que nous puissions affecter un volume budgétaire à cette priorité.

Au-delà des responsabilités qu’elle devra établir, à chaque époque, pour ceux qui ont gouverné, pris des décisions et exécuté celles-ci, votre commission d’enquête doit aboutir à des conclusions aussi consensuelles que possible si elle veut faire œuvre utile et assurer une certaine continuité. Cela n’empêchera pas le débat entre ceux qui sont toujours réservés envers l’énergie nucléaire ou qui colportent parfois des doutes à son endroit, et n’épuisera pas non plus le débat entre ceux qui contestent les énergies renouvelables en considérant qu’elles défigurent le paysage ou empêchent le bon usage de la mer, mais si nous voulons dépasser ces réticences, ces oppositions et ces fractures, nous avons intérêt à trouver des domaines de consensus. Or, compte tenu de ce que je viens de dire de la transition énergétique et des effets d’un conflit qui pose la question de notre approvisionnement énergétique, nous nous trouvons dans un contexte qui rend possible un tel consensus.

M. le président Raphaël Schellenberger. Bien qu’élu dans la circonscription où se trouve Fessenheim, j’ai posé très peu de questions sur cette centrale dans le cadre de la commission d’enquête afin d’éviter que nos travaux se focalisent sur ce qui apparaît comme un symbole. Nous cherchons davantage à étudier le processus décisionnel et la façon dont les stratégies élaborées au niveau du Président de la République se conjuguent avec l’action de l’ensemble des opérateurs, qu’ils soient administratifs, privés, parapublics ou paraprivés.

En 2012, vous avez très vite annoncé votre volonté de fermer les deux réacteurs de Fessenheim à l’horizon 2016. Au terme d’un dialogue entre EDF, les ministres compétents et vous-même, chef de l’État, cette décision n’a pas été mise en œuvre. Avez-vous identifié les éléments qui ont freiné le processus ? Avez-vous cherché à les combattre ?

M. le Président François Hollande. Je n’ai jamais pensé qu’une parole du Président de la République pouvait suffire pour fermer une centrale. Une telle décision concernait un outil de puissance qui mérite le respect ; elle impliquait des personnels qui s’interrogeaient sur leur sort et des élus locaux qui s’inquiétaient des solutions proposées par l’État pour compenser la fermeture de la centrale. EDF avait des intérêts à défendre. Par ailleurs, il fallait mettre en place un processus d’indemnisation, respecter un ensemble de procédures et demander l’avis de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Je m’étais engagé devant les Français à fermer une seule centrale et à poursuivre la construction de l’EPR de Flamanville, même si des réserves et des critiques avaient commencé à s’exprimer s’agissant du coût de ce projet – il est vrai que celui-ci a été multiplié par cinq et que le délai de mise en service a été allongé, sans doute jusqu’en 2025. En mettant un terme à ce chantier en 2012, nous aurions signé la fin de la filière EPR. Dès lors, comment aurions-nous pu exporter cette technologie en Chine et au Royaume-Uni, comme nous l’avions déjà fait en Finlande ? Il me semblait donc essentiel d’ouvrir Flamanville, et j’ai regretté que cela n’ait pu se faire durant mon mandat – c’est un regret que mon prédécesseur comme mon successeur peuvent partager.

Je le répète, la fermeture de Fessenheim était liée à l’ouverture de Flamanville. Du reste, EDF devait respecter certaines procédures, et je n’ai pas exercé une pression quotidienne pour obtenir la fermeture de la centrale. Pour assurer le respect de ma parole, j’aurais souhaité que cela advienne à la fin de mon mandat. En 2017, Mme Ségolène Royal a eu l’obligeance de préparer un décret, mais chacun sait qu’il n’avait aucune valeur juridique. Il a donc fallu attendre quelques années supplémentaires pour que la fermeture de Fessenheim soit effective, sans d’ailleurs que l’EPR de Flamanville ne soit ouvert.

M. le président Raphaël Schellenberger. Dans votre propos introductif, vous avez émis quelques critiques à l’encontre de la loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité, la loi Nome. Nous avons auditionné deux de vos quatre ministres de l’énergie successifs. Nous avons interrogé l’une d’entre elles sur l’évolution possible du tarif de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) permise par la loi Nome ; elle a été surprise de la question et semblait découvrir cette possibilité. Qu’en est-il à votre niveau ? Étiez-vous préoccupé par le respect des règles fixées par la loi Nome au cours de votre mandat ? Si oui, avez-vous envisagé de les modifier ? A priori, vous ne l’avez pas fait…

M. le Président François Hollande. L’une des premières démarches de M. Jean-Bernard Lévy a été de me rencontrer pour remettre en cause le mécanisme de l’Arenh, qui oblige EDF à fournir 100 térawattheures à des concurrents qui les revendent ensuite à des prix plus élevés. Ce mécanisme faussait la concurrence, ne créait aucune capacité physique supplémentaire, pénalisait EDF et favorisait la spéculation.

En 2015, sur les conseils de M. Lévy, le Gouvernement et moi-même avons envisagé de négocier avec la Commission européenne pour relever de quelques euros le prix de cession. Nous pensions pouvoir arriver à 52 euros par mégawattheure. Or le prix de marché de l’électricité était alors tellement faible – 30 euros – que cette négociation n’avait plus de sens. En effet, le mécanisme de l’Arenh est intéressant, pour les concurrents d’EDF, lorsque le prix de marché est supérieur au prix de cession de 42 euros ; dans le cas contraire, l’Arenh n’a pas d’utilité, les concurrents d’EDF préférant se fournir sur le marché. Alors que nous étions tout près d’obtenir l’amorce d’une position favorable de la Commission, nous n’avons pas saisi cette opportunité, ce que je regrette profondément.

M. le président Raphaël Schellenberger. L’inversion des rapports de prix sur le marché ne vous a-t-elle pas plus inquiété que cela ?

M. le Président François Hollande. Je n’ai pas connu, durant mon mandat, de prix de marché supérieur à 42 euros. Le prix de l’énergie, dont la faiblesse était liée à la récession passée et à la faible croissance – un facteur qui explique aussi les projections de RTE en matière de consommation d’électricité –, n’était d’ailleurs pas une contrainte. Or le mécanisme de l’Arenh s’avère particulièrement pervers quand le prix de l’électricité s’élève, comme pendant la crise que nous venons de traverser.

M. le président Raphaël Schellenberger. En France, le développement du nucléaire est avant tout une question de filière. Durant votre mandat, la viabilité d’Alstom a été mise en doute et vous avez dû traiter le rachat de cette entreprise par General Electric. Pouvez-vous nous éclairer sur ce dossier, qui revient dans l’actualité avec une tentative de retour des capitaux français ?

M. le Président François Hollande. Lorsque j’étais Président, Alstom n’était pas une entreprise publique. C’était une entreprise privée, dont le principal actionnaire était Bouygues et dont les dirigeants envisageaient de céder une part de l’activité, notamment l’énergie. Leur préférence allait à General Electric et les négociations étaient déjà largement engagées quand M. Montebourg, le ministre de l’économie, en a été informé. J’ai été amené à convoquer l’ensemble des parties prenantes afin de trouver la meilleure solution pour Alstom, pour les salariés concernés et pour notre filière nucléaire. Il y avait en réalité deux options sur la table : un rachat par General Electric ou un rachat par Siemens. General Electric était déjà présent sur le sol français, notamment à Belfort, et avait participé à l’histoire du nucléaire dans notre pays. La situation était plus compliquée pour Siemens, puisque l’Allemagne venait de décider de sortir du nucléaire. Par ailleurs, l’opérateur allemand souhaitait racheter toute l’activité d’Alstom, à savoir le transport et l’énergie. Même si nous avions de très bons rapports avec Siemens et que nos amis allemands auraient été très heureux d’une telle coopération, j’ai donc considéré qu’il fallait choisir General Electric, en lui posant un certain nombre de conditions auxquelles il a parfois tenté de se soustraire – il a d’ailleurs dû payer des pénalités pour ne pas avoir tenu ses engagements en matière de créations d’emplois.

M. Antoine Armand, rapporteur. L’accord sur les 50 % de nucléaire transcrit dans la loi de 2015 a déjà été largement discuté dans notre commission d’enquête. À l’époque, les prévisions relatives à la demande d’électricité étaient à peu près stables dans le temps : la réduction de la part du nucléaire devait donc mécaniquement entraîner la fermeture d’un certain nombre de réacteurs. J’imagine que vous avez eu, entre 2012 et 2015, des échanges sur cette question, notamment avec l’opérateur de réseau RTE. Aussi, combien de réacteurs aurait-il fallu fermer à l’horizon 2025 ?

M. le Président François Hollande. J’avais pris l’engagement de ne fermer aucune autre centrale que celle de Fessenheim durant mon mandat. La question pouvait se poser pour la suite, c’est-à-dire à l’horizon 2025 ou pour le quinquennat suivant. La loi de 2015 ne fixe aucune trajectoire et ne mentionne aucun autre réacteur que ceux de Fessenheim – en rapport avec Flamanville, comme cité dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

Quels sont les vingt-quatre réacteurs évoqués dans le fameux accord conclu entre le Parti socialiste et les Verts ? Je me suis moi-même posé la question – je n’étais pas partie prenante à cette négociation puisque j’étais déjà candidat. Il s’agissait en fait des vingt-quatre réacteurs les plus vieux, ceux qui auraient éventuellement dû être remplacés à l’horizon 2025, 2030 ou 2035. Or, en 2015, je n’ai pas choisi de fixer à quarante ans la durée maximale d’exploitation des centrales, comme cela était initialement prévu. Dans le cadre du grand carénage, on est déjà à cinquante ans et on évoque maintenant une durée de vie des centrales de soixante ans, voire davantage – toutes les centrales ne pourront cependant pas aller jusque-là. Certes, je considérais que nous devrions effectivement fermer des réacteurs, à une échéance peut-être bien plus lointaine que 2015, mais aucun élément ne me laissait penser que ces fermetures pourraient être opérées à un rythme soutenu.

À l’époque, M. Proglio, le président d’EDF, acceptait l’idée des 50 %, même s’il a pu dire le contraire devant votre commission – il faut dire qu’il était candidat à sa propre succession et que cette situation autorise parfois quelque souplesse. Contrairement aux représentants de RTE, dont les projections étaient fondées sur une stagnation de la consommation électrique, il prévoyait que la consommation pourrait augmenter et que nous arriverions alors, à un moment ou un autre – peut-être en 2025, en 2027 ou en 2030 –, à 50 % de nucléaire. En 2015, cependant, le contexte était bien différent : la situation économique n’était pas formidable ; nous ne subissions pas une telle pression liée à la lutte contre le réchauffement climatique et aux objectifs de neutralité carbone ; nous n’avions pas non plus l’obligation de diminuer la consommation de gaz, que nous importions très peu.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je voudrais m’assurer d’avoir bien compris ce que vous disiez à propos de la centrale de Penly. Vous avez indiqué que, lors du quinquennat précédant votre mandat, la conduite d’une enquête publique avait été renvoyée à après 2012. Avez-vous implicitement voulu dire que vous avez décidé, avec votre gouvernement, de ne pas mener cette enquête publique ?

Nous ne savons évidemment pas tout ce qui se passe lors d’un conseil de politique nucléaire, mais vous avez expliqué que la volonté de réduire la part du nucléaire était associée au souhait de renforcer la filière à l’export. À l’issue du conseil de politique nucléaire de janvier 2013, des annonces ont d’ailleurs été faites au sujet des compétences et des métiers à l’export ; or de nombreux acteurs de la filière et responsables politiques ont insisté sur « l’effet signal » qui l’aurait emporté sur tout le reste de la loi de 2015. Comment expliquez-vous l’importance prise par cet « effet signal » alors que vous sembliez vouloir renforcer la filière à l’export ?

M. le Président François Hollande. En janvier 2009, le président Sarkozy annonce la construction d’un deuxième réacteur EPR à Penly. Le projet doit associer EDF, GDF et Total, ce qui n’est pas forcément un bon modèle. Des réunions publiques sont organisées en mai 2010 – M. Jumel pourrait assurément vous en parler car il y a eu un certain nombre de manifestations – mais le doute s’installe dès mai 2011, quelques semaines après la catastrophe de Fukushima. M. de Margerie, à l’époque président de Total, annonce que la réflexion au sujet de Penly a été arrêtée. L’enquête publique, qui devait débuter en juin 2011, est alors reportée au mois d’octobre 2011. En octobre, bien que M. Sarkozy organise des meetings dans toutes les centrales nucléaires lors de ses déplacements, il reporte à nouveau l’enquête publique ; à la fin de l’année 2011, EDF annonce finalement un report à une date indéterminée. Je peux comprendre la décision prise par EDF : puisque le Président de la République n’a pas pris la décision de lancer l’enquête publique, l’entreprise préfère attendre le vote des Français, d’autant que j’avais moi-même annoncé que Flamanville serait la seule centrale qui ouvrirait. Une fois élu, cependant, je ne mets pas un terme définitif au projet de Penly. Heureusement, d’ailleurs, que nous ne l’avons pas réalisé à l’époque, car nous aurions sans doute eu recours à l’EPR que nous construisions avec difficulté à Flamanville, alors qu’il vient d’être annoncé que le site bénéficierait finalement de l’EPR2, avec un effet de série.

J’avais donc annoncé que, mis à part le projet de Flamanville, aucun programme nucléaire ne serait lancé durant mon mandat, et donc pendant les deux quinquennats suivant la présidence de Jacques Chirac. Cela comportait, pour la filière, un risque de perte de compétences : aussi fallait-il absolument assurer l’exportation, en évitant toutefois de donner l’image d’un projet qui s’enlisait comme cela se produisait en Finlande – il a fini par aboutir, mais à quel prix pour Areva, dont il a fallu compenser les pertes pendant ma présidence ! C’est pourquoi j’ai soutenu le projet d’Hinkley Point, qu’il était nécessaire de lancer pour préserver la filière. Nous avons essayé de négocier, en Inde et ailleurs, des projets d’exportation de l’EPR. Nous avions un atout : la Chine avait été capable, avec des exigences de sécurité n’ayant sans doute pas grand-chose à voir avec les normes de l’ASN, de faire fonctionner ce type de réacteurs. Je le répète, il était très important de maintenir cette stratégie d’exportation pour entretenir les compétences, faire travailler les usines et faire bénéficier l’EPR d’un semblant d’effet de série.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’en viens à des questions sur les énergies renouvelables et les conséquences de leur développement. De très nombreuses personnalités, y compris des ministres ayant eu l’honneur d’appartenir aux différents gouvernements que vous avez nommés, nous ont fait part d’alertes remontées par des administrations, par des responsables de réseaux voire par d’autres membres du Gouvernement – nous avons cru comprendre que certaines discussions interministérielles avaient été vives, ce qui, du reste, n’est pas anormal – s’agissant de la capacité du réseau à supporter une montée en charge de ces énergies renouvelables à hauteur de 50 %, ainsi que de la possibilité de piloter la production et d’assurer l’équilibre entre l’offre et la demande dans le cadre de ce nouveau modèle. Quelle était la teneur de ces discussions ? Les décisions prises durant votre mandat auraient-elles mérité d’être complétées par des investissements dans le réseau ou par des mesures supplémentaires par rapport à celles que contenait déjà la loi de 2015 ?

M. le Président François Hollande. J’ai dit mon regret de ne pas avoir pu développer davantage les énergies renouvelables, non seulement pour atteindre notre objectif à l’horizon 2025, 2030 ou au-delà, mais également parce que nous avons besoin d’une telle filière. EDF a cependant engagé, conformément à mes instructions, des dépenses importantes en faveur du réseau. L’entreprise a été exemplaire, non seulement dans sa stratégie de renforcement du réseau au service de toutes les énergies, mais aussi dans sa capacité à développer le renouvelable. Les complications auxquelles nous avons fait face ne sont pas uniquement liées au réseau. Elles trouvent aussi leur origine dans certains retards et blocages ; c’est sans doute cet état des lieux qui a incité le gouvernement actuel à déposer un projet de loi visant à faciliter les choses.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous avez devancé la question que je voulais vous poser concernant la diversification et la difficulté qu’ont eue les gouvernements successifs pour développer les énergies renouvelables et atteindre leurs objectifs.

En 2013, l’ASN a rendu un avis dans lequel elle soulignait le risque potentiel pesant sur la sécurité d’approvisionnement du pays en cas de défaut générique du parc – c’est ce qui se produit aujourd’hui. Notre commission d’enquête, qui s’intéresse aux processus décisionnels, cherche à comprendre les relations entre le Président de la République et EDF, cette entreprise qui gère un parc non pas standardisé – puisqu’il comporte au moins deux types de réacteurs – mais tout de même assez homogène. Le Gouvernement vous a-t-il fait part de cette alerte de l’ASN ? Quelle était la nature des discussions à ce sujet entre l’opérateur et le Gouvernement ?

M. le Président François Hollande. Le défaut générique est la menace principale. On peut avoir des positions plus ou moins volontaristes ou sentimentales à propos du nucléaire ; du reste, il est très important de préserver la grande qualité de cette filière, avec une sécurité renforcée. Il n’empêche qu’il peut se produire un défaut – c’est ce qui arrive actuellement –, qui peut même être cumulatif : c’est au même moment que l’on constate le phénomène de corrosion sous contrainte, l’existence de fissures et, si j’ai bien compris, un problème lié à des tuyauteries mal réparées il y a très longtemps. Heureusement, nos centrales n’ont pas le même âge ni la même structure : le réseau ne peut donc pas être paralysé d’un seul coup, ce qui constitue un gage de sa fiabilité.

Il est du devoir de l’ASN de nous demander ce que nous avons prévu dans telle ou telle hypothèse. J’ai demandé à M. Proglio et à M. Lévy de me rassurer. Les investissements d’entretien et de maintenance ont toujours été réalisés par EDF à un niveau très élevé. Aucune économie n’a été faite dans ce domaine – cela aurait pourtant pu être le cas, compte tenu de l’ensemble des dépenses que l’entreprise devait assumer, qu’il s’agisse du développement des énergies renouvelables, du projet de Flamanville ou d’autres opérations extérieures. J’ai veillé à tout moment à ce que soient garanties la permanence du réseau et la capacité de fournir de l’électricité au meilleur prix, qui me paraissaient essentielles. Pour être tout à fait honnête, nous avons connu une petite alerte en 2016, lorsque nous n’avons produit que 380 térawattheures sur les 400 attendus. Il ne s’agissait cependant pas d’un défaut systémique. À mon sens, c’est le rôle du Président de la République que de veiller, au-delà de ses choix, à la sécurité de l’approvisionnement pour les consommateurs.

M. Nicolas Meizonnet (RN). Permettez-moi de revenir sur le fameux seuil de 50 % et votre volonté de développer considérablement les énergies renouvelables, dans le cadre de projets ambitieux – je n’emploie pas forcément ce terme dans un sens positif. Vous souhaitiez donc passer la barre des 50 % d’énergies renouvelables, autrement dit ramener la part du nucléaire dans notre production d’électricité à moins de 50 %. Quand on évoque les énergies renouvelables, on parle essentiellement de l’éolien et du photovoltaïque, qui ne sont pas facilement modulables avec le nucléaire dans les périodes hivernales sans vent ni soleil. Aussi, quelles autres énergies que le gaz et le charbon, tous deux polluants, comptiez-vous utiliser ?

J’aimerais aussi revenir sur la perte de nombreux fleurons industriels durant votre mandat : Alstom, Technip, Lafarge, Alcatel… M. Arnaud Montebourg en a égrené la longue liste lors de son audition. Ces entreprises sont pourtant des acteurs clés pour notre souveraineté, y compris énergétique. De nombreux observateurs ont pointé – à tort ou à raison, vous nous le direz – la faiblesse de la France en matière d’intelligence économique, notamment pendant votre quinquennat. Qu’avez-vous fait pour protéger ces groupes stratégiques ? S’agissant plus particulièrement d’Alstom, n’avez-vous pas fait preuve d’une naïveté coupable en laissant les Américains tendre un piège à un groupe essentiel pour notre souveraineté ? Peut-on, selon vous, parler ici d’un acte de guerre économique ?

Je reviens au photovoltaïque et à l’éolien. Malgré des investissements qui se chiffrent en milliards d’euros, nous n’avons pas observé l’émergence d’une industrie nationale des énergies renouvelables. Au contraire, durant votre mandat, la majeure partie de l’argent investi a contribué à renforcer des industries étrangères, puisque la majorité des éoliennes et des panneaux solaires installés en France viennent au mieux d’Allemagne, et au pire de Chine. Comment l’expliquez-vous ?

Avez-vous pris conscience des conséquences négatives qu’entraînerait l’implantation massive d’éoliennes dans les territoires ? Prenons l’exemple de la Somme, un département relativement pauvre où près de 1 000 éoliennes ont déjà été installées. Des milliers de logements ont perdu beaucoup de valeur ou sont même devenus invendables. Certains territoires ont perdu le peu d’attractivité qu’ils avaient : devant le fait accompli, les habitants sont souvent désespérés. Aviez-vous conscience de ces externalités négatives ?

Quelle a été votre position vis-à-vis de Bruxelles, qui reprochait à la France d’être en retard en matière d’énergies renouvelables alors qu’elle était, grâce au nucléaire, l’un des pays les plus vertueux du monde en matière d’électricité décarbonée ? Avez-vous tenté de changer les règles de l’Union européenne afin que le nucléaire soit réellement perçu comme une énergie décarbonée ?

Quelle a été votre position concernant la décision de l’Allemagne de fermer son parc nucléaire ? L’aviez-vous mise en garde contre la dépendance au très polluant charbon ainsi qu’au gaz russe ? Aviez-vous pris la mesure de la menace que représentait cette dépendance au gaz russe, les prix français de l’électricité étant étroitement liés aux prix allemands ?

Enfin, la transition énergétique implique une augmentation faramineuse de nos besoins en terres rares, lesquelles sont extraites et produites à 90 % en Chine. Étiez-vous informé de ce problème et aviez-vous commencé à réfléchir à cet enjeu ?

M. le Président François Hollande. L’objectif n’était pas, en favorisant le développement des énergies renouvelables, de diminuer notre capacité de production nucléaire – le plafond était élevé et nous n’avons pas fermé la moindre centrale nucléaire pendant mon mandat –, mais de favoriser le développement des énergies renouvelables en plus du nucléaire parce que celui-ci est plus facilement pilotable et parce que les énergies renouvelables devaient atteindre un niveau de compétitivité suffisant pour ne plus avoir besoin d’être soutenues financièrement, une contribution assurant ce soutien. Nous sommes d’ailleurs bien contents que les entreprises de ce secteur aient fait des surplus considérables, permettant à l’État de trouver des ressources inespérées pour financer le « quoi qu’il en coûte ». Seules des centrales à énergies fossiles – fioul et charbon – ont été fermées, pour des raisons tenant à nos engagements climatiques, notamment l’Accord de Paris que j’ai signé à l’issue de la COP21.

La Commission européenne n’a jamais été particulièrement favorable au nucléaire parce que la très grande majorité des États membres n’utilisent pas cette énergie. Avec les quelques pays qui y ont recours, comme la République Tchèque et la Slovaquie, nous avons toujours tenu bon et je n’ai jamais reçu de recommandation ou d’injonction de Bruxelles nous demandant de nous en débarrasser. Je n’ai pas davantage intimé l’ordre à Mme Merkel de rallumer ses centrales nucléaires : dans le cadre européen, chacun poursuit la politique énergétique de son choix, à la condition qu’elle respecte les objectifs globaux de neutralité carbone et de réduction des énergies fossiles.

J’ai alerté à plusieurs reprises mes collègues européens sur le risque de dépendance au gaz russe, allant jusqu’à mettre en garde Angela Merkel contre le projet de gazoduc Nord Stream 2, instrumentalisé par Vladimir Poutine après l’invasion de l’Ukraine – elle y voyait un moyen de convaincre ce dernier de rester raisonnable. En réduisant notre approvisionnement venant de Russie, nous nous sommes débarrassés de cette dépendance et, lorsque des sanctions ont visé le gaz russe, nous n’avons pas été bouleversés comme l’ont été les Allemands.

Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas dépendants des autres. L’uranium utilisé par les centrales nucléaires vient ainsi du Kazakhstan, du Niger et de certains autres pays. Nous ne sommes donc jamais complètement libres et souverains. Cela est vrai aussi pour les terres rares ou les panneaux solaires. Nous n’avons pas pu développer l’industrie de fabrication de panneaux en raison des prix – voire du dumping – pratiqués par les Chinois.

L’installation de champs de panneaux solaires ou d’éoliennes provoque toujours des contestations mais si nous n’atteignons pas nos objectifs de développement du renouvelable, et avec les difficultés que l’on connaît actuellement dans la production d’électricité nucléaire, nous serons peut-être amenés à aller chercher des énergies que l’on ne veut pas utiliser. Il faut donc, dans le respect des populations, développer les énergies renouvelables car c’est un élément de souveraineté.

Concernant Lafarge et Alcatel, il ne faut pas laisser penser que l’État peut intervenir aisément quand une entreprise est rachetée. Si un décret a été pris pour instaurer un droit de regard de l’État sur les investissements étrangers dans certains secteurs, il y a des alliances que l’on ne peut empêcher. Je ne fais pas toujours miens les propos de M. Arnaud Montebourg mais il y a un point sur lequel il est intervenu devant votre commission qui est juste : un certain nombre de dirigeants d’entreprises français ont préféré conclure des alliances plutôt que de rechercher des financements pour leur entreprise.

J’assume le choix que j’ai fait concernant General Electric. Cela aurait été beaucoup plus difficile avec Alstom et Siemens, cette dernière ayant perdu une partie de son savoir-faire en matière nucléaire. De plus, s’il s’était agi de donner à Siemens la branche transport, vous auriez été le premier à me reprocher d’avoir cédé aux Allemands une activité essentielle pour notre économie. Aujourd’hui, Alstom Transport se porte plutôt bien.

Mme Marie-Noëlle Battistel (SOC). Je vous remercie, monsieur le président Hollande, d’avoir rappelé le déroulement précis des faits vous ayant conduit à prendre un certain nombre de décisions et d’avoir clarifié la question des accords politiques entre les Verts et les socialistes.

Lors de son audition, M. Nicolas Sarkozy a formulé un certain nombre de critiques sur vos choix concernant La Hague et Marcoule, qu’il a jugés irresponsables. Vous saurez nous expliquer que ce n’était absolument pas le cas.

Pendant votre quinquennat, la question de l’Arenh ne se posait pas réellement en raison de la faiblesse des prix de l’électricité ; ce dispositif ne mettait pas en danger la situation financière d’EDF. Cela a ensuite évolué quand les prix de l’électricité sont devenus très élevés et que la production d’électricité nucléaire a beaucoup baissé. Confirmez-vous que la loi Nome – loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité – donnait la possibilité au Gouvernement de revenir sur le plafond et sur le tarif mais que cela n’a pas été fait quand la situation le justifiait ?

Votre prédécesseur a aussi réaffirmé son engouement pour l’ouverture au marché et sa forte réserve sur les situations de monopole, dont il considère qu’elles se terminent toujours mal. Quel est votre avis sur la « privatisation » d’EDF entre 2004 et 2006, et sur la volonté de l’actuel Président de la République de renationaliser cette entreprise ?

Le président Sarkozy a également affirmé ce matin que la mise en concurrence des concessions des barrages hydroélectriques n’était pas si grave. Or celle-ci était déloyale puisqu’elle ouvrait notre marché à tous les opérateurs extérieurs à la France, alors même qu’EDF ne pouvait pas concourir à l’étranger en raison des conditions fixées par les autres pays, nombre d’entre eux imposant, par exemple, aux candidats un minimum de 75 % de capitaux publics. Si elle était appliquée en France, cette règle aurait permis à EDF d’être la seule à pouvoir concourir et donc à conserver les concessions. La bataille avec la Commission européenne se poursuit. Considérez-vous, comme M. Arnaud Montebourg, qu’il faut faire fi de sa position et attendre l’amende, si elle vient un jour ? Nous n’avons toujours pas remis en concurrence un seul barrage hydroélectrique, ce qui est une excellente nouvelle.

M. le Président François Hollande. Je ne voudrais pas utiliser cette commission d’enquête pour refaire le débat de l’entre-deux-tours avec M. Nicolas Sarkozy, savoir comment nous nous sommes séparés, au terme de son mandat et au début du mien, ou revenir sur tout ce qui nous a opposés au cours de nos vies politiques. Dans l’idée même que nous nous faisons de la République, il est préférable que nous nous en tenions à des considérations respectueuses de nos institutions.

Il m’appartient néanmoins de relever que l’accord entre le Parti socialiste et Europe écologie-Les Verts comportait des dispositions qui me paraissaient inquiétantes pour la filière nucléaire, raison pour laquelle je ne les ai pas reprises. Certains points ne me semblaient pas négociables, comme Marcoule, qui a donné lieu à des débats sur le MOX. Il était pour moi très clair que l’on ne pouvait pas fermer cette filière car cela aurait fait peser un risque sur Areva et aurait causé un problème d’approvisionnement de nos centrales, tout en nous mettant en difficulté sur un projet de retraitement que nous avions toujours en tête et auquel Astrid pouvait répondre. N’ayant pas repris ce point, je ne comprends même pas qu’il puisse revenir dans la discussion. Si j’avais eu un doute, je l’aurais exprimé mais à aucun moment, dans mon mandat, il n’y a eu de remise en cause de la filière MOX – je l’avais même écartée publiquement.

De la même manière, j’avais écarté toute décision concernant La Hague, Flamanville ou la fermeture de vingt-quatre centrales qui pouvaient devenir autant de fantasmes pour M. Nicolas Sarkozy. Le débat n’a longtemps porté que sur Fessenheim et impliquait de réfléchir à la prolongation des centrales existantes ou à leur remplacement par des réacteurs de nouvelle génération.

M. Nicolas Sarkozy a affirmé que mon successeur n’était pas responsable de la fermeture de Fessenheim et qu’il ne lui en voulait pas – il n’y avait d’ailleurs pas de raison. En revanche, il ne s’est pas étonné de la fermeture, annoncée dans la loi, de douze réacteurs, dont les deux de Fessenheim ! Cela aurait dû provoquer son courroux, qui est généralement assez facile à stimuler… Toutefois, il aurait eu tort de considérer que c’était une remise en cause de la filière nucléaire car il s’agissait d’envisager le renouvellement des centrales, avec la fermeture des plus vieilles et l’ouverture de nouvelles sur les mêmes lieux. Deux poids, deux mesures : cela dépend du ressentiment que l’on a au fond de soi-même…

J’en viens à la privatisation d’EDF, qui a été utilisée par la Commission européenne pour nous obliger à ouvrir les concessions à la concurrence. C’était l’argument principal, à tel point que, pendant notre mandat, nous avions déjà envisagé la nationalisation d’une partie d’EDF. Le seul avantage de l’ouverture, c’est qu’elle a permis à EDF d’acheter beaucoup d’entreprises en Europe – elle n’aurait pu le faire autrement. EDF est ainsi devenue la première grande entreprise dans la production d’énergie au niveau européen, ce dont nous étions fiers. Nous avons lutté, comme tous les gouvernements depuis 2012, pour éviter l’ouverture à la concurrence des concessions de barrages. Toutefois, nous avons sanctuarisé les barrages sans les moderniser : cela nous a fait perdre des capacités, alors qu’il serait possible de produire bien davantage sur plusieurs de ces installations. Il faut donc sortir de cette situation.

Vous me demandez si l’on peut discuter avec la Commission : bien sûr qu’on peut le faire, même si cela prend du temps. Faut-il attendre que les sanctions tombent, comme le proposent certains ? Très franchement, elles tomberont ! N’adoptons pas cette position, qui est perdante. Il faut aller négocier, ce qui sera plus facile avec un EDF public à 100 %.

Concernant l’Arenh et la loi Nome, en raison du contexte, de nouveaux principes ont été posés concernant le marché de l’électricité. La Commission a montré une certaine compréhension concernant notre thèse sur le nucléaire et sur les contrats qui peuvent être proposés. L’Arenh doit être inclus dans la négociation.

M. le président Raphaël Schellenberger. Quelle est votre vision du rapport entre le politique et le technique sur un sujet tel que celui de l’électricité ? Deux exemples permettent d’illustrer cette question : d’une part, le choix de nommer un homme politique, M. François Brottes, à la tête de Réseau de transport d’électricité (RTE), entreprise récemment créée et plutôt technique et, d’autre part, le débat sur les conseillers institutionnels auprès des gouvernements et de la présidence de la République ainsi que sur la régularité de certaines réunions, par exemple avec le Comité de l’énergie atomique, qui ont été instituées par la loi. Ces réunions doivent-elles être prévues dans la loi ? Si elles le sont, pourquoi ne sont-elles pas tenues ?

M. le Président François Hollande. L’énergie fait partie des sujets majeurs pour notre pays et c’est extrêmement technique. Cela suppose des connaissances, notamment lorsqu’on traite des modes de fabrication des centrales, du cœur d’un réacteur ou de combustibles, et le Président de la République a besoin de conseils. Peut-être existe-t-il trop de structures ? Beaucoup d’autorités sont en effet chargées de l’expertise – CEA, Haut-Commissaire, Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Mais il est aussi utile qu’il y ait des instances indépendantes comme l’Autorité de sûreté ou l’IRSN pour établir des réalités incontestables. Ensuite, il est nécessaire de recevoir les conseils d’experts et d’ingénieurs de haute qualité pour nous éclairer.

Nous avons fait en sorte que RTE, qui s’occupe de l’ensemble du réseau, quel que soit l’opérateur, sorte du giron d’EDF, et que la Caisse des dépôts rachète une partie du capital de RTE, ce qui a contribué à renflouer EDF.

Qui pouvait être nommé à la tête de RTE ? Lorsque M. François Brottes, passionné depuis longtemps par les questions d’énergie et venant lui-même du monde de l’entreprise, a fait acte de candidature, je n’ai pas considéré qu’il était disqualifié parce qu’il avait fait de la politique et occupé une fonction importante au Parlement. Par ailleurs, je n’ai jamais considéré que cette nomination m’autorisait, comme Président de la République, à lui adresser la moindre injonction. Son successeur, M. Xavier Piechaczyk, mon ancien conseiller technique à l’Élysée, agit lui-même en toute indépendance. Il est très utile que, dans certains lieux, une position puisse être défendue sans qu’elle soit liée à une famille politique, et cela a été le cas même avec M. François Brottes.

M. Alexandre Loubet (RN). Monsieur le Président de la République, tout le monde peut faire des erreurs, mais comment pouvez-vous vous satisfaire ainsi de la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric ? General Electric s’était engagée lors de la vente à créer 1 500 emplois ; elle en a supprimé un millier. Elle a très probablement pillé la technologie de la turbine Arabelle, s’en est emparée en l’achetant, et c’est maintenant, alors que cette technologie que le monde nous enviait est partie aux États-Unis, que la branche énergie d’Alstom redevient française. Alstom était un leader français des réseaux électriques et des turbines nucléaires, mais aussi hydrauliques, avec lesquelles il fournissait 25 % du marché mondial.

La solution Siemens n’était peut-être pas parfaite, mais n’aurait-elle pas limité les dégâts en matière de perte de savoir-faire et d’emplois industriels ? Au moins, c’était une entreprise européenne.

Pouvez-vous nous exposer les raisons pour lesquelles la direction d’Alstom a souhaité vendre sa branche énergie ? Votre ancien ministre, M. Arnaud Montebourg, a évoqué devant nous l’incarcération du fameux cadre d’Alstom – M. Pierucci, pour ne pas le nommer – dans des conditions particulières ; il a regretté les défaillances de l’intelligence économique française et dénoncé un chantage de la part des renseignements américains dans cette affaire, laissant entendre que la vente avait représenté, plus qu’un simple accord commercial, un bras de fer entre la puissance française et les États-Unis que nous avons – que vous avez – perdu. Selon M. Arnaud Montebourg, l’espionnage américain a lourdement pesé dans la décision de vente. Que pensez-vous de cette déclaration ?

Il existait un moyen – vous l’avez évoqué – de bloquer cette vente : le recours au « décret Villepin », renforcé sous votre présidence – mais encore fallait-il l’utiliser – par M. Arnaud Montebourg.

En ce qui concerne le seuil de 50 % de production nucléaire dans le mix électrique français, qui, parmi la multitude de conseillers techniques et d’entités apportant leur expertise dans ce domaine, vous a convaincu que la mesure était réalisable ? Le chiffre est issu d’un accord politicien entre socialistes et écologistes, mais sur quelle base scientifique vous êtes-vous fondé pour prendre cette décision majeure dont nous payons aujourd’hui les conséquences ? Fort heureusement, le seuil saute dans le projet de loi de relance du nucléaire en cours d’examen.

Vous n’avez pas fermé de centrale nucléaire durant votre quinquennat, c’est tout à fait vrai ; mais, en créant ce seuil, vous avez reporté la fermeture d’une centrale sur votre successeur, M. Emmanuel Macron, qui a finalement appliqué la loi de votre majorité socialiste – certes, il aurait pu revenir sur elle, de sorte qu’il porte une part de responsabilité. Comment pouviez-vous rationnellement penser, lorsque vous étiez en fonctions, qu’un mix électrique comportant 50 % de production nucléaire permettrait, à l’horizon 2025, de sécuriser l’approvisionnement électrique du pays ? N’avez-vous pas anticipé la possibilité de pénuries ? Quels leviers pouviez-vous trouver ? Je suis élu de Saint-Avold, où l’on vient de relancer une centrale à charbon pour 600 mégawatts afin de compenser la fermeture de Fessenheim, qui représentait 1 800 mégawatts de production électrique nucléaire.

À la lumière de nos connaissances scientifiques et techniques actuelles, la part de 50 % d’énergies renouvelables dans le mix électrique n’apparaît-elle pas comme une lubie ? Peu après la fin de votre quinquennat, la Cour des comptes a dénoncé dans un rapport la gabegie du soutien public aux énergies renouvelables – hors hydraulique, évidemment. Ce sont plus de 120 milliards que l’État s’est engagé à apporter, dans le cadre des contrats signés avant 2017, au financement d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques. C’est à peu près le coût de construction du parc nucléaire français, pour des énergies qui ne parviennent même pas à assurer 20 % de notre production électrique – et encore, quand il y a du vent et du soleil… Avec le recul, ne pensez-vous pas que c’était un phénomène de mode qui n’a plus de raison d’être ?

M. le Président François Hollande. Je me suis demandé, en vous écoutant, si vous m’aviez vous-même entendu. J’ai essayé de vous convaincre, en m’appuyant sur des faits, que nous n’avions perdu aucune capacité. Vous me parlez de la centrale de Saint-Avold qui rouvrirait parce que nous avons fermé Fessenheim : ce n’est pas la raison de cette réouverture. Je vous ai expliqué que 130 térawattheures n’avaient pas été produits, pour une série de raisons que je ne vais pas répéter ; Fessenheim représentait 10 térawattheures ; et vous me dites « c’est terrible, on rouvre Saint-Avold » – vos électeurs seront ravis d’apprendre que vous voulez la fermer le plus rapidement possible, ce que je pense également nécessaire… Je ne vais pas reprendre tous mes arguments. Nous n’avons perdu aucun térawattheure au cours de ma présidence. Nous avons fait en sorte de garder le parc tel qu’il était, tout en le renouvelant, l’améliorant, le modernisant.

Quant aux 50 %, j’ai essayé de l’expliquer, je ne veux pas accabler l’accord entre Verts et PS, puisque je ne l’ai pas repris – il va donc falloir, à un moment, que vous arrêtiez de l’invoquer. Les 50 %, je les avais affichés moi-même avant l’accord, au lendemain de Fukushima, non pour dire qu’ils allaient être atteints tout de suite, mais dans l’optique de se laisser du temps ; j’avais évoqué 2025, sachant que cet horizon pouvait être repoussé. Quant au reste de l’accord, je n’ai jamais repris les vingt-quatre centrales ni comme candidat, ni, surtout, comme Président. On peut toujours continuer d’alimenter ce fantasme, mais vous devriez vous en débarrasser assez rapidement, car les fantasmes ne conduisent généralement pas à de bonnes actions.

Y a-t-il eu une étude d’impact des 50 % ? Vous n’êtes pas le seul à soulever cette question. Il est difficile de procéder à des études d’impact quand on est dans l’opposition – et même au Gouvernement : sans tomber dans la polémique, quand M. Emmanuel Macron, comme il en avait bien le droit, a annoncé la retraite à 65 ans, il n’avait pas fait faire d’étude d’impact ; sinon, il en aurait peut-être mesuré les effets… Dans l’opposition, faute de disposer de tous les éléments nécessaires, on peut et on doit travailler avec tous les experts qui peuvent nous fournir des informations, et c’est ce que nous avons fait. J’ai retenu tout ce qui m’était dit, dans l’idée de fixer un objectif politique – car c’est bien de cela qu’il s’agissait.

Comment cet objectif politique se traduisait-il dans la réalité ? En espérant faire monter les renouvelables, en espérant que la consommation électrique allait augmenter pour nous permettre de réduire la part du nucléaire et en pratiquant la sobriété énergétique. C’étaient nos objectifs et je m’y suis tenu.

Ai-je reporté sur mon successeur la fermeture de Fessenheim ? Il l’a reprise, mais elle était suffisamment engagée et j’en accepte tout à fait la responsabilité. Il a voulu ensuite annoncer lui-même qu’il pouvait fermer d’autres centrales, ce qui pouvait se concevoir dans une logique de renouvellement du parc. Dans un contexte différent, marqué par la guerre en Ukraine, il a été décidé – je pense que c’est juste – de lancer un programme de construction d’EPR 2 dans une série, ce que je crois préférable ; ils vont se substituer progressivement aux centrales actuelles – certaines seront maintenues, mais d’autres supprimées.

J’en viens à General Electric, qui était une entreprise, non pas inconnue en France, ni extérieure, malgré ses capitaux américains, mais qui avait des emplois chez nous, qui travaillait avec notre pays, depuis longtemps, et notamment sur la question du nucléaire, avec nos ingénieurs. Ce n’étaient pas des personnes que nous ne voulions pas rencontrer. General Electric a été présenté par le groupe Alstom, propriétaire de l’entreprise du même nom, et on sentait bien que c’était à General Electric qu’allait sa préférence. J’ai fait étudier une seconde option, celle de Siemens, qui – je l’ai dit – ne nous rassurait pas, car l’entreprise n’avait pas nécessairement les compétences que nous souhaitions en matière de nucléaire et voulait absorber tout le groupe Alstom. Nous avons donc préféré General Electric. Il s’est trouvé que l’entreprise, qui était plutôt en bonne santé quand elle s’est présentée à nous, a connu une défaillance ensuite.

S’agissant des emplois, nous avions fixé une règle : si les 1 000 emplois n’étaient pas créés, une sanction financière s’appliquerait. Cela a d’ailleurs été le cas.

Vous me parlez d’espionnage ; très franchement, qu’il y ait eu aux États-Unis une tentative d’intimidation, c’est tout à fait possible, mais – il faut être absolument clair sur ce point – je ne suis pas entré dans je ne sais quelle négociation, discussion ou je ne sais quel échange d’informations avec eux. Je le dis puisque je suis devant une commission d’enquête : dans ces affaires, je n’ai reçu aucun appel, ni, pour General Electric, de M. Barack Obama, ni, pour Siemens, de Mme Merkel. Nous n’avons donc pas pris notre décision sous l’influence de qui que ce soit. Nous l’avons prise en fonction de ce que nous croyions – que l’on peut croire encore – l’intérêt d’Alstom. Cela s’est passé dans un certain contexte, et le contexte a changé. Il est bon que l’on ait pu reprendre ce que l’on avait cédé et qui n’aurait peut-être pas dû l’être si on avait pris une autre direction.

La seule autre option, qui a d’ailleurs été regardée, était la nationalisation pure et simple d’Alstom. M. Arnaud Montebourg a dû vous le dire, cela fait partie des clauses que nous avions introduites en cas de défaillance. Il fallait avoir les moyens de le faire ; nous les avions. Mais si, chaque fois qu’un problème se pose avec une entreprise, il faut la nationaliser, on va retrouver un secteur public assez fort, et je ne sais pas si vous êtes tenant de ce type d’économie…

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous comprenons au fil de nos auditions qu’il y a peut-être eu un toussotement de la prospective française en matière énergétique. On observe en outre le glissement de l’expertise de l’État vers des antennes de l’État, qui se livrent ensuite bataille pour déterminer laquelle a le bon scénario, jusqu’à l’incohérence consistant à demander au transporteur de l’électricité un scénario de consommation d’énergie. Comment abordiez-vous ce sujet, concernant notamment la décarbonation, action forte de vos gouvernements successifs grâce à la stratégie nationale bas-carbone, ainsi que la révolution que représente, selon certains auditionnés, le passage du Facteur 4 au zéro émission nette ? J’ai du mal à comprendre l’impact de ce dernier changement sur le système énergétique, dans la mesure où il s’agit plus d’une accélération que d’un changement de nature de celui-ci.

M. le Président François Hollande. Ce qui est compliqué, avec la prévision, c’est de prévoir… Quelques illustrations.

En 2008 arrive une crise financière majeure, accompagnée d’une crise économique considérable qui ralentit la croissance, jusqu’à une récession en 2009. L’idée qui s’installe est que l’on est dans un cycle long de production faible, donc de consommation d’énergie également faible. Les prévisionnistes partent de ce qu’ils connaissent ; ils ne savent pas ce qui va se produire après le choc d’une épreuve ou d’une crise.

En 2015, le contexte est différent. La question climatique est devenue première – l’Accord de Paris va le démontrer. Il est nécessaire de passer plus vite qu’on ne l’avait cru à la transition vis-à-vis des énergies fossiles, alors même que leur coût est très bas. Le gaz est regardé comme l’énergie de demain à ce moment.

Le choc de la guerre en Ukraine conduit à aller encore plus loin. Le gaz restera présent, mais à des niveaux de plus en plus faibles, en tout cas en France, et on prévoit désormais une consommation électrique élevée, à cause des véhicules électriques, des data, etc.

Voilà pourquoi il faut essayer d’avoir plusieurs scénarios de prévision – je ne parle pas de scénarios d’action, comme RTE en a établi – et de coller autant que possible à ce que l’on peut vouloir et prévoir.

Il faudrait disposer en France d’un outil réel de planification. Il existe, je crois, un commissariat au plan – en tout cas, il y a un haut-commissaire. Il existe un secrétaire général à la planification, qui ne relève d’ailleurs pas, à ma connaissance, du haut-commissaire au plan. Et puis il y a RTE, et d’autres agences qui travaillent à la prospective. Il nous faudrait un lieu connu, comme l’a longtemps été le Plan, qui fournisse la capacité de projection, les options qui s’ouvrent aux décideurs et une vision longue. J’ai conclu mon propos introductif en parlant de rechercher le consensus ; c’est ce que la planification pouvait autoriser ; c’est ce qui nous manque. On se trompera toujours dans les prévisions : c’est à tort que l’on a annoncé la décroissance comme des périodes glorieuses. Mais ce qui compte, ce ne sont pas seulement les scénarios économiques : c’est ce que nous voulons pour notre pays – quel bilan énergétique, quelles industries favoriser, quelle organisation territoriale. Il ne nous manque pas seulement des outils de prévision, mais aussi des outils de planification.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Le plafond de 63 gigawatts de puissance installée est un engagement contraignant – contrairement à l’objectif de 50 % de nucléaire dans le mix, qui a pu évoluer ; il ne s’agit pas de viser 100 % de nucléaire ni 100 % d’énergies renouvelables, et les politiques sont fatigués de devoir justifier le souhait d’un mix diversifié, pourtant recommandé par M. Fatih Birol, directeur de l’Agence internationale de l’énergie.

À l’époque où ce plafond a été fixé, on pouvait envisager que l’électrification des usages allait accroître la demande d’électricité. Désormais, on projette en outre de produire de l’hydrogène à partir du nucléaire, avec la perspective d’une surcapacité de la production d’électricité nucléaire. Aujourd’hui, fixeriez-vous un plafond ?

M. le Président François Hollande. Le plafond n’a pas empêché EDF de produire de l’électricité. La France mobilise 41 gigawatts. Même si l’ensemble du parc produisait à plein régime, nous resterions au-dessous du plafond – et ce sera toujours le cas quand Flamanville aura été mis en service, car nous avions tenu compte de la capacité de production de la future centrale. Ce plafond n’est donc pas une contrainte. C’est pour cela qu’il me paraissait beaucoup plus opératoire que la proportion de 50 %, laquelle était un objectif politique. Il s’agissait d’envoyer le message que nous conserverions la pleine capacité de notre industrie nucléaire mais que, parallèlement, nous développerions les énergies renouvelables.

Il est possible que la consommation électrique augmente encore et que la nécessité de nous débarrasser complètement des énergies fossiles nous conduise à accroître la part du nucléaire. C’est d’ailleurs ce qui justifie à la fois la prolongation des centrales existantes et la construction de nouvelles.

Durant mon mandat, j’ai porté la durée d’exploitation à cinquante ans ; elle sera peut-être étendue à soixante ans. En ce qui concerne les nouvelles centrales, le Gouvernement a lancé un programme de construction, mais elles ne seront pas mises en service avant 2035, voire 2040 – dans le meilleur des cas, car il faut au moins dix ans pour construire une centrale. Il en a toujours été ainsi, du reste : la construction de la dernière centrale du programme « Messmer-Mitterrand » a été décidée en 1992 et elle a commencé à produire de l’énergie en 2002. C’est précisément parce que cela prend du temps qu’il est nécessaire de prolonger autant que possible les centrales existantes.

Par ailleurs, les nouvelles se substitueront aux anciennes, car l’Autorité de sûreté nucléaire, qui sera de plus en plus vigilante, nous interdira de prolonger celles-ci davantage – d’ores et déjà, des incidents se produisent. L’avantage est que les futurs réacteurs seront plus puissants. D’où, également, l’enjeu des plus petits réacteurs, les SMR. Je signale, à cet égard, que j’ai prolongé les recherches qui leur permettront de voir le jour.

S’il apparaissait que, tout en ayant développé les énergies renouvelables et prolongé les centrales, nous faisions face à un besoin tel qu’il faille augmenter la production, nous verrions bien ce qu’il adviendrait du plafond, mais il me semble dommage de le supprimer, car il ne constitue nullement une contrainte. L’objectif était de compléter autant que possible la production du parc nucléaire par des énergies renouvelables et d’inciter à la sobriété énergétique.

Que l’on ne veuille pas retenir la part de 50 %, je le conçois, même si la Première ministre a fini par dire que cette proportion serait atteinte. Qu’importe, d’ailleurs : ce chiffre n’est que le résultat d’une démarche. Le plafond, quant à lui, constituait une bonne indication de la pleine utilisation de nos capacités de production.

Au demeurant, jusqu’en 2019 – l’année 2020 étant particulière –, nous exportions de l’électricité nucléaire, ce qui signifiait que notre capacité excédait nos propres besoins. Autrement dit, nous n’étions pas en situation de contrainte. Si nous n’exportons plus, c’est parce que nous ne sommes plus en mesure de produire autant que nous le voudrions, non pas d’ailleurs en raison d’une décision prise en 2012, mais parce que nous sommes confrontés à des incidents. J’espère qu’ils seront réglés le plus rapidement possible, mais il faudra deux ou trois ans avant que nous retrouvions notre pleine capacité. Le plafond ne sera donc pas atteint.

M. le président Raphaël Schellenberger. Cette double contrainte – le plafond et la part de l’énergie nucléaire dans la production – a-t-elle été réellement comprise, à l’époque, de la façon dont vous l’expliquez, ou bien n’est-ce pas plutôt une justification a posteriori, qui s’est construite progressivement ? Lors des auditions, nous avons constaté certains tâtonnements à cet égard.

M. le Président François Hollande. Je vais vous répondre politiquement. Si je n’avais pas pris la décision, comme candidat, de préserver l’industrie nucléaire en faisant en sorte qu’elle représente à terme 50 % de la production, le risque eût été de pousser un autre candidat – je ne parle pas de mon prédécesseur – à aller beaucoup plus loin dans l’abandon de cette forme d’énergie. Heureusement que j’ai fixé cette perspective. Les Français ont été convaincus du fait que la combinaison du nucléaire et des énergies renouvelables était la perspective la plus raisonnable. J’entendais M. Nicolas Sarkozy prétendre que j’avais dit que le nucléaire était un modèle dépassé. Il n’en est rien : c’est le tout-nucléaire qui, selon moi, était un modèle dépassé.

Par ailleurs, à travers cette affirmation politique, je voulais que chacun comprenne que nous continuerions à avoir besoin du nucléaire pendant très longtemps, mais qu’il fallait aussi développer une industrie des énergies renouvelables, et que l’enjeu majeur était là. Mon regret est que nous n’ayons pas atteint l’objectif que j’avais fixé : ce ne sont pas les 50 % qui m’ont posé un problème, c’est le fait que les énergies renouvelables ne se soient pas développées aussi vite que je l’aurais souhaité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Je vous remercie, monsieur le Président de la République.

Comme c’est notre dernière audition, j’en profite pour vous remercier vous aussi, monsieur le président. Merci d’avoir pris l’initiative de cette commission d’enquête ; merci pour la rigueur et la qualité de votre présidence, ainsi que celle des auditions que nous avons menées avec l’appui précieux des services de l’Assemblée nationale.

Il m’incombe désormais de faire une synthèse aussi fidèle que possible des cent cinquante heures d’audition, des 5 000 pages de documents collectés et des autres auditions techniques que j’ai menées. Je m’efforcerai également de formuler des propositions utiles pour notre modèle énergétique et pour notre pays.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je m’associe à vos remerciements. Nous avons souhaité aller au fond des choses, de façon à éclairer les décisions futures, alors que la qualité des débats dans l’hémicycle ne montrait pas forcément le Parlement dans sa plus grande gloire. J’espère que nos travaux – que vous allez poursuivre, monsieur le rapporteur, avec la rédaction du rapport – permettront aussi de redonner un peu de noblesse au débat politique et de sens à l’action du Parlement.

Je tiens à vous adresser mes remerciements très sincères, monsieur le Président de la République – peu importe que nous partagions, ou pas, les mêmes options politiques. Vous avez accepté de venir vous exprimer devant la commission, alors que la Constitution ne vous y contraignait pas. Il nous est utile de comprendre comment les intérêts stratégiques dont nous traitons sont perçus au plus haut niveau de l’État, puis font l’objet de décisions politiques, en fonction des engagements qui avaient été pris ainsi que des débats qui traversent la société à un moment donné. Cet éclairage nous permettra, du moins je l’espère, de construire au sein du Parlement les choix politiques futurs dans ce domaine stratégique.

Enfin, je vous remercie tous, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les membres de la commission d’enquête, pour votre engagement et votre travail précis.

M. le Président François Hollande. Comme vous l’avez dit, monsieur le président, si je suis venu, ce n’est pas par obligation : j’avais toute liberté de ne pas répondre à votre invitation en prétextant la séparation des pouvoirs. Ce n’est pas non plus simplement pour rendre compte de mon action – le Premier ministre et les ministres que j’avais nommés et que vous avez auditionnés pouvaient le faire à ma place. C’est parce que j’ai considéré que votre commission d’enquête, même si elle portait sur le passé, pouvait aussi contribuer à projeter notre pays vers ce qui constituera son avenir énergétique, notamment s’agissant de la production d’électricité. Au-delà de ce que vous aurez à dire sur les responsables qui se sont succédé et sur leurs choix, votre travail peut construire l’amorce d’un consensus et d’une planification en la matière.

Avant de me présenter devant vous, j’ai lu les comptes rendus des autres auditions. Je vous félicite pour le temps que vous y avez consacré et pour la qualité des échanges. Tous vos invités ont fait l’effort de présenter non pas simplement leurs choix, mais aussi leur vision de ce qu’est l’énergie dans notre pays. En cela, le Parlement montre ce qu’il a de meilleur : non seulement il contrôle et évalue, mais il fait des propositions. Nous évoquions les personnes, auprès du Président de la République, susceptibles de lui donner des éléments précis sur les implications de certains choix : je ne sais pas qui seront les décideurs dans les années à venir, mais je leur conseillerais de lire les travaux de votre commission.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci, monsieur le Président de la République.

Je remercie une fois encore tous les membres de la commission. Ce n’est pas sans une certaine émotion que je clos cette dernière audition.