N° 1234

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 mai 2023

 

 

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
SUR LE PROJET DE LOI (n° 1033)
relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030
et portant diverses dispositions intéressant la défense.

 

PAR M. Jean-Michel JACQUES

Député

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AVIS FAITS

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS

en application de l’article 87 alinéa 2 du Règlement

PAR Mme Sabine THILLAYE, Députée

 

 

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
en application de l’article 87 alinéa 1 du Règlement

PAR Mme Laetitia SAINT-PAUL, Députée

 

 

 

AU NOM DE LA COMMISSION DES FINANCES

en application de l’article 87 alinéa 1 du Règlement

PAR M. Christophe PLASSARD, Député

 

 

TOME II

Auditions des commissions

 

 

 

Voir le numéro : 1033


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SOMMAIRE

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 Pages

Auditions de la commission de la Défense

M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées (mercredi 5 avril 2023)

M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques (mercredi 5 avril 2023)

M. le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des Armées (jeudi 6 avril 2023)

M. le général d’armée aérienne Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace (jeudi 6 avril 2023)

M. Stéphane Bouillon, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale et M. Vincent Strubel, directeur général de l’Agence national de la sécurité des systèmes d’information (jeudi 6 avril 2023)

M. Christophe Mauriet, Secrétaire général pour l'administration au Ministère des Armées (mercredi 12 avril 2023)

 Mme Laurence Marion, directrice des affaires juridiques au Ministère des Armées (mercredi 12 avril 2023)

M. Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure (mercredi 12 avril 2023)

M. le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’Armée de Terre (mercredi 12 avril 2023)

M. l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine (mercredi 12 avril 2023)

M. le général de brigade aérienne Cédric Gaudillière, chef de la division "cohérence capacitaire" de l'état-major des armées (jeudi 13 avril 2023)

M. le général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense (jeudi 13 avril 2023)

M. le médecin général des armées Philippe Rouanet de Berchoux, directeur central du service de santé des armées (jeudi 13 avril 2023)

M. le général de corps d'armée Philippe Susnjara, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense (jeudi 13 avril 2023)

M. le général de corps d'armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire (jeudi 13 avril 2023)

 M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement (mercredi 3 mai 2023)

 M. Philippe Duhamel, directeur général adjoint, systèmes de Mission Défense pour Thalès, de M. Franck Saudo, président de Safran Electronics & Defense, de M. le général Guy Girier, conseiller défense chez Airbus et de M. Charles-Henri du Ché, conseiller militaire d’ArianeGroup (mercredi 3 mai 2023)

 M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval group, de M. Éric Béranger, président-directeur général de MBDA, de M. Nicolas Chamussy, président-directeur général de Nexter, de M. Emmanuel Levacher, président-directeur général d’Arquus, et de M. Philippe Bouquet, secrétaire général du Comité Richelieu (mercredi 3 mai 2023)

 M. le contrôleur général des armées Thibaut de Vanssay, directeur des ressources humaines du Ministère des armées (mercredi 3 mai 2023)

 M. le général de division Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général de la Garde nationale, et de M. le général (2S) Michel Delion, pilote du groupe de travail « Réserve militaire » (mercredi 3 mai 2023)

 Organisations syndicales des personnels civils de la défense (jeudi 4 mai 2023)

 Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) (jeudi 4 mai 2023)

 Associations professionnelles nationales des militaires (APNM) (jeudi 4 mai 2023)

Auditions de la commission des Affaires étrangères saisie pour avis

M. Manuel Lafon-Rapnouil, directeur du Conseil d’analyse et de prévision stratégique et M. Elie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (jeudi 13 avril 2023)

M. Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales, ancien Secrétaire général adjoint de l’OTAN et M. Federico Santopinto, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (jeudi 13 avril 2023)

M. Philippe Gros, Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, coordinateur de l’Observatoire des conflits futurs et chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et M. Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité (jeudi 13 avril 2023)

M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées (jeudi 13 avril 2023)

Audition de la commission des Finances saisie pour avis

M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées (mercredi 26 avril 2023)

 


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   Auditions de la commission de la Défense

(par ordre chronologique)

 

M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées (mercredi 5 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur le ministre, vous avez présenté hier en Conseil des ministres le projet de loi de programmation militaire (LPM) pour la période 2024-2030.

Cette LPM est exceptionnelle à plusieurs titres : d’abord, parce qu’elle met en jeu notre sécurité collective, dans un monde de plus en plus dangereux ; par son montant, ensuite, qui s’élève à 413 milliards d’euros ; enfin, parce qu’elle engage la vie de nos soldats.

La commission de la défense s’est préparée à cette échéance à travers trois cycles d’auditions, sur le retour d’expérience en Ukraine, sur la dissuasion et sur les différents modèles d’armées. Cinq missions d’information ont été menées, dont l’une a porté sur l’évaluation de la LPM votée en 2018. Notre commission a aussi conduit quatorze déplacements en France et seize à l’étranger. Quatre débats publics ont été organisés pour associer l’ensemble des forces vives de la nation, à Pau, Brest, Périgueux et Biscarosse.

Nous entamons un nouveau cycle d’une vingtaine d’auditions pour préparer l’examen de ce texte, dont Jean-Michel Jacques sera le rapporteur.

Nous sommes impatients de vous entendre nous présenter le contenu de cette loi.

M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées. Il est d’abord bon de rappeler que si certaines contraintes se sont imposées à nous, cette LPM découle de choix politiques : ils définissent notre modèle d’armée, notre relation à l’exportation d’armes, notre conception de la dissuasion nucléaire, nos alliances militaires et la relation que nous entretenons avec nos industriels afin de garantir notre souveraineté.

Monsieur le président, je vous ai informé que je me tenais à votre disposition lors de la rédaction de la LPM afin d’envisager les meilleurs dispositifs pour associer le Parlement à sa conduite. Le texte s’inspire ainsi des mécanismes que vous aviez introduits lors du précédent texte. En effet, la situation géopolitique – la guerre en Ukraine, l’inflation, les préoccupations opérationnelles – rend difficile le vote d’une loi figée pour les cinq prochaines années. Certes, les lois de finances sont les seules qui ouvrent les autorisations d’engagement et les crédits de paiement. Cependant, en amont de ces dernières, il nous faut imaginer des mises à jour annuelles – outre la grande revoyure avant l’élection présidentielle de 2027.

J’en viens à la méthode de construction de la LPM. Je tiens à remercier l’ensemble des états-majors pour le travail intense qu’ils ont mené, et qui nous a collectivement enjoint à faire preuve d’humilité : en effet, il nous a fallu évaluer honnêtement ce que nous serions capables de réaliser et reconnaître nos fragilités. La tâche était inédite : ces vingt dernières années, les lois de programmation militaires ont surtout consisté à réviser les courbes à la baisse et à suivre le format d’armée qu’elles induisaient. L’exercice a cette fois été différent ; sans cela, le montant n’aurait pas atteint 413 milliards. Nous avons voulu procéder à un examen clinique et technique de nos capacités actuelles et à venir.

Je remercie les parlementaires qui se sont mobilisés dans ce cadre, dont les nombreux rapports ont largement inspiré mes équipes. J’ai également examiné les programmes électoraux des candidats à l’élection présidentielle, qui, malgré des points de clivage importants, convergeaient à plusieurs égards.

La LPM s’appuie sur un bel héritage. Notre armée est ancienne. Notre génération de responsables politiques et militaires n’élabore pas ses programmes à partir d’une page blanche. Cela ne signifie pas que tout l’existant doive être conservé ; mais la LPM a également vocation à consolider certains fondamentaux pour l’avenir. Sans cela, nos propos sur les sauts technologiques et les menaces de demain ne seraient pas crédibles.

Il s’agit donc d’une LPM de poursuite de la réparation et de transformation. À ce titre, il faut être conscient de l’inertie qui sépare le déclenchement des programmes et le moment où leurs résultats deviennent visibles. Dans trois domaines, notamment, nous devons continuer nos efforts de réparation.

D’abord, la LPM consacre 16 milliards d’euros – contre 12 milliards sur la période précédente – à l’amélioration des projets d’infrastructures, qu’elles soient purement militaires ou non. Leur état reste en effet problématique, et les passoires énergétiques sont encore trop nombreuses.

Le maintien en condition opérationnelle (MCO) est aussi l’un des enjeux majeurs de la LPM. Il est toutefois nécessaire d’imposer une limite à cet objectif budgétaire, afin que le coût d’entretien du matériel n’excède pas démesurément les prix d’acquisition initiaux.

Enfin, le budget consacré au stock de munitions augmente de 45 % par rapport à la précédente LPM – qui était elle-même en augmentation – portant l’effort à 16 milliards sur la période. Il garantit une visibilité inédite sur les munitions tant complexes que non complexes.

La LPM consacre notre armée comme armée d’emploi. Ce n’est pas le cas de toutes les armées européennes. En découlent des enjeux d’emploi et de fidélisation ; et là encore, la militarité doit se défendre. Un chantier indiciaire sera prochainement lancé en lien avec le Conseil supérieur de la fonction militaire (CFSM). Par ailleurs, sur le volet indemnitaire, la LPM verra les effets se déployer pleinement puisque le dernier volet de la NPRM sera effectif à compter du 1er octobre 2023. Au total, ce sont 500 M€ qui devraient contribuer à la fidélisation des militaires à compter de 2024. La masse salariale du ministère des armées s’établit à 98 milliards d’euros, soit une augmentation de 12 % par rapport aux 87 milliards de la précédente LPM. Elle intègre les revalorisations de point d’indice récemment adoptées. La LPM s’inscrit dans un schéma d’emploi identique à celui de la précédente, avec une cible de 275 000 militaires et civils – soit une promesse d’augmentation de 6 300 ETP – pour un total d’environ 890 millions d'euros.

Vous retrouverez dans la LPM vos propositions sur l’accompagnement des soldats tués et blessés ainsi que de leur famille. Elle prévoit 170 millions de mesures nouvelles pour mieux réparer, simplifier et dématérialiser les démarches. C’est la première fois qu’une somme spécifique est consacrée à leur administration. Par ailleurs, le texte propose plusieurs modifications normatives, dont l’une très importante : la réparation intégrale et l’inversion de la charge de la preuve au bénéfice du militaire et de sa famille. De même, nous avons corrigé l’abomination administrative que représentait la réclamation par l’administration du trop-perçu des familles de soldats morts pour la France, lorsque le décès était survenu en cours de mois.

Les sommes dédiées au plan « famille » sont en augmentation : 750 M€ dédiés intégralement à l’accompagnement des militaires et leur famille pour compenser les absences opérationnelles et les mobilités. Cet effort sera démultiplié avec les collectivités territoriales qui seront sollicitées et associées à nos actions. S’agissant des réservistes, la LPM intègre les mesures que vous aviez suggérées sur la simplification des démarches, l’intégration dans l’active et l’évolution des critères d’aptitude physique et d’âge, afin d’atteindre notre cible 1 réserviste pour 2 militaires d’active en 2035.

Outre l’humain et les forces morales, notre héritage repose aussi sur notre dissuasion nucléaire. La dissuasion n’est pas que le déploiement de moyens techniques, mais elle s’appuie sur des filières humaines spécifiques. Elle est l’un des exemples du savoir-faire français : nous construisons nos propres chaufferies nucléaires pour les sous-marins et le porte-avions, et nos programmes assurent la robustesse de notre dissuasion. En effet, la France la met en œuvre de manière entièrement autonome. La dissuasion représente de l'ordre de 13 % de l’enveloppe globale de la LPM – un pourcentage similaire au précédent texte. Toutefois, la LPM intègre les enjeux de la dissuasion du futur. Nous vivons sur la dissuasion nucléaire que nos anciens nous ont léguée il y a quinze ou vingt ans : aussi les choix que nous nous apprêtons à faire auront-ils un impact, tant pour les vecteurs que pour les missiles, sur les différents programmes associés pour les temps à venir.

C’est à partir de cette dissuasion qu’il faut interroger notre modèle de sécurité globale. La dissuasion défend et protège nos intérêts vitaux d’agressions étatiques. Plusieurs menaces spécifiques doivent être examinées. Il est urgent que nous modernisions et durcissions notre défense sol-air à tous les niveaux – depuis les menaces sur le haut du spectre jusqu’à la lutte contre la menace anti-drones. Les Jeux olympiques exigeront une vigilance particulière, dans un contexte où le terrorisme semble absent du débat public, quand la menace est toujours présente et hybride.

Un total de 5 milliards d’euros sera investi sur la période 2024 –
2030 pour le renforcement du segment sol et surface-air. Cette augmentation de 300 % est justifiée par les progrès d’ampleur que nous devons accomplir dans ce domaine : le système SAMP/T doit être renouvelé, nos stocks de missiles ne sont parfois pas suffisamment dotés, et nos plans de montée en capacité de lutte antidrones actuels manquent de robustesse.

La LPM porte une attention particulière aux outre-mer. S’ils ne sont pas détachés du territoire national, ces territoires font l’objet de menaces spécifiques liées à leur environnement régional, leur exposition au réchauffement climatique et les risques régaliens très variables auxquels ils sont exposés. Il ne faut pas oublier la tyrannie des distances : la superficie de la Guyane est similaire à celle du Portugal, la Polynésie française à l’Europe, la Nouvelle-Calédonie à l’Autriche. Alors que nous devons répondre à ces défis, les outre-mer ont parfois fait l’objet de rabots budgétaires importants. Les outre-mer sont encore plus vulnérables à l’hybridité de la menace, tandis que les risques liés aux flux migratoires, aux sabotages de câbles sous-marins ou aux dénis d’accès de routes maritimes restent préoccupants.

Nous proposons également de durcir fortement notre posture dans l’espace, qui se militarise de plus en plus et dont plusieurs grandes puissances entendent faire un champ de compétition. Tous les candidats à la présidentielle avaient d’ailleurs senti l’urgence de développer une ambition autour du spatial. La dualité est souvent caractéristique des projets dans ce domaine. La LPM consacre 6 milliards aux projets purement militaires, tels que Yoda, Iris ou Céleste, soit une augmentation de 45 %, à la hauteur de nos ambitions – bien que la direction du renseignement militaire ait déjà accompli des efforts spectaculaires ces dernières années. Cette stratégie de souveraineté est clé pour garantir l’autonomie de notre compréhension du monde, nécessaire à une diplomatie éclairée.

La LPM s’est intéressée à la stratégie sur les fonds marins et à l’innovation. Le budget alloué au cyber augmente de 300 % pour atteindre 4 milliards. Toutefois, la dimension financière ne fournira qu’une partie de la réponse aux défis qui attendent notre pays dans ce domaine : elle devrait s’accompagner d’un effort particulier sur les ressources humaines.

Un budget de 5 milliards sera consacré à l’ensemble des services de renseignement dont j’assure la tutelle, soit une augmentation de 60 %.

Les forces spéciales – dont votre rapporteur est issu – sont sollicitées dans l’ensemble de notre doctrine d’emploi, y compris la dissuasion. Un effort de 2 milliards leur est dédié, dont une partie importante est allouée au matériel individuel et aux capacités de projection. Il permettra, notamment, de remédier aux problématiques liées aux hélicoptères.

Ce sont au total 5 milliards qui seront affectés aux drones et robots, soit une augmentation de 100 %.

Notre armée défend des intérêts en dehors du territoire national. Je pense notamment à l’évacuation de ressortissants français dans des pays en crise et à notre capacité à sécuriser certains espaces – comme nous le faisons en tant que nation cadre en Roumanie –, ou encore à conserver des voies maritimes ouvertes et disponibles. À cet égard, la France doit continuer à embarquer ses alliés – tant au sein qu’en dehors de l’Otan – dans ses opérations. Ce point, sans doute, est moins consensuel, puisqu’il s’appuie sur une certaine vision de notre diplomatie et du rôle de la France dans le monde.

Le rapport liste donc plusieurs objectifs de la LPM à cet égard. Le premier concerne le porte-avions, qui assure notre capacité à emmener une coalition sur les mers, particulièrement en Méditerranée et dans l’océan Indien. Les défis de sécurité que soulève l’Iran sont en effet révélateurs des problématiques futures auxquelles nous pourrons être confrontés.

Concernant l’armée de terre, nous souhaitons disposer dès 2027 d’une division à deux brigades de 10 000 à 12 000 hommes en autonomie complète, afin de former un corps d’armée en coalition d’ici 2030. Cette ambition garantira notre capacité d’endurance et de réactivité.

J’en viens aux conditions de cette transformation militaire.

La première repose sur l’imbrication de notre base industrielle et technologique de défense (BITD) dans le modèle d’armée. J’ai entendu les critiques à l’encontre du budget de cette LPM : certes, il nous serait peut-être moins coûteux d’acheter du matériel aux États-Unis, à la Chine ou à la Russie, comme le suggèrent certains. Or, si un modèle autonome nécessite un budget plus important, il contribue à la croissance du PIB et à la création d’emploi. Je pense que chacun s’accordera à le reconnaître, même si le rapport aux exportations d’armes de notre BITD est – je le sais – moins consensuel.

Les comparaisons avec nos alliés le montrent bien. En effet, tous les pays de l’Otan augmentent leurs capacités d’achat d’armement, mais rarement sur les achats nationaux. En France, notre trajectoire budgétaire, notre industrie et l’export sont étroitement liés. La BITD doit donc évoluer au même rythme que les armées françaises. La LPM intègre plusieurs propositions du groupe de travail sur l’économie de guerre, comme la réquisition ou le droit de priorisation en cas de grande dégradation de notre sécurité. Nous devons garantir les prix, le respect des délais, la gestion de nos stocks et la capacité à produire en flux tendus, d’autant que ces conditions seront aussi exigées par les pays vers lesquels nous exportons. La Pologne a récemment choisi d’acheter du matériel sud-coréen en raison des délais de livraison imposés par les États-Unis, malgré la relation privilégiée qu’elle entretient avec ces derniers. Notre industrie de défense doit prendre la mesure de ce signal. En effet, l’export est nécessaire pour équilibrer notre modèle économique. En outre, comme le montre le rapport annexé, l’industrie de défense bénéficie désormais d’une meilleure visibilité.

La deuxième condition est liée aux ressources. Les armées sont conscientes de l’ampleur de l’effort demandé à la nation, et sont soucieuses de sa soutenabilité et de sa bonne compréhension.

Il en va en effet de notre devoir de proposer une trajectoire soutenable. Ce ministère est polytraumatisé par les diminutions de crédits brutales et par les promesses de correction qui ne sont jamais intervenues. L’exécution à l’euro près a été la condition sine qua non pour retrouver la confiance dans les grands programmes, dans l’activité de défense et dans la fidélisation. Je rends hommage à la manière dont Mme Parly a conduit la précédente LPM, qui a construit un socle de confiance nécessaire à la définition d’une nouvelle LPM avec des sommes plus importantes. L’éternel décalage entre des autorisations d’engagement alléchantes et des obligations de paiement trompeuses semble révolu. Le budget annuel du ministère passe ainsi de 32 milliards en 2017 à une ambition de 69 milliards en 2030. Les deux tiers de ce cheminement auront lieu sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. Après 2027, la poursuite de la LPM dépendra de l’engagement des candidats à l’élection présidentielle à mener à bien cette trajectoire. Je m’étonne d’ailleurs des propos qu’elle suscite : parce que nous ignorons la manière dont sera conduite la LPM au terme de ce quinquennat, nous devrions précipiter dès à présent le pas de charge ? Je remarque d’ailleurs que l’on entend davantage de commentaires quand les crédits augmentent que lorsqu’ils diminuent.

Il me semble qu’il faut assumer les étalements de programmes. Nous avons veillé à l’honnêteté de cette trajectoire vis-à-vis des capacités des industriels et des opportunités à l’exportation. Lors des auditions budgétaires de l’automne dernier, plusieurs d’entre vous se sont interrogés sur les marges frictionnelles et sur les décalages : en réalité, le crédit de paiement intervient lorsque le matériel est livré. Sur le programme Scorpion, par exemple, nous avons eu un dialogue exigeant avec Nexter sur les Caesar, les Jaguar, les Serval ou les Griffon : nous avons donc dû recomposer nos programmes. Il est en effet indispensable de nous assurer de leur irréversibilité. La « scorpionisation » de l’armée de terre est en route : si vous votez cette LPM, elle sera acquise. Certains programmes basculeront après 2030 : c’est en réalité le cas de toutes les lois de programmation depuis 1960, car elles servent à mener de grands programmes pluriannuels, en obligeant les successeurs à tenir les engagements passés. Le général de Gaulle lui-même a suggéré ce principe pour contraindre Georges Pompidou à poursuivre les projets qu’il avait engagés.

L’impact de l’inflation, estimé à 30 milliards – selon les prévisions les plus pessimistes – a été intégré au budget. Il faudra toutefois actualiser régulièrement la LPM. Je reviendrai devant vous pour demander une ouverture de crédits de 1,5 milliard pour 2023, afin de faire évoluer le budget de 3 milliards à 4,5 milliards, au regard, notamment, de l’inflation. Cette méthode me semble en effet préférable à un décalage des programmes. Des achats urgents en matière de défense sol-air – notamment de VL-MICA et dans la perspective des Jeux olympiques – ne pourront attendre l’année 2024. Il faut donc considérer ces budgets annuels comme un plancher et non comme un plafond.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. La loi de programmation militaire est une loi singulière. Elle est à la fois un outil de planification financière indispensable pour nos armées, compte tenu du temps long dans laquelle s’inscrivent les programmes d’équipement, mais aussi – et peut-être surtout – la traduction de notre ambition stratégique quant à la place que la France souhaite tenir dans le jeu des puissances. Pour paraphraser le général de Gaulle, une LPM incarne assurément « une certaine idée de la France ».

Or, le présent projet a précisément pour ambition de mettre notre nation au plus haut niveau et de tenir son rang, c’est-à-dire notre autonomie d’analyse, de décision et d’action, dans un contexte stratégique dominé non seulement par le retour des conflits interétatiques, mais aussi par le développement de nouveaux champs de conflictualité. Maintenir notre autonomie de décision et d’action, cela signifie au premier chef être capable de protéger en toutes circonstances nos concitoyens et notre territoire, en métropole, mais aussi en outre-mer.

Que prévoit le projet de LPM pour consolider la protection de nos territoires d’outre-mer et notre zone économique exclusive (ZEE), qui est la deuxième la plus importante du monde ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. La LPM propose des mesures qui s’appliquent à l’ensemble des territoires, ainsi que des points spécifiques à l’outre-mer. Le constat du mauvais état des infrastructures est particulièrement valable pour l’outre-mer. Ainsi, 800 millions seront consacrés aux infrastructures des territoires ultramarins.

Une classe de 9 000 hommes est présente en outre-mer. Elle y assure des fonctions très variées, comme le montre la diversité des opérations Shikandra ou Harpie en Guyane – où un gendarme du GIGN, le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale, et un sapeur ont récemment perdu la vie, ce qui nous rappelle les risques du métier de militaire. Il est important de cibler le meilleur des segments technologiques sur l’outre-mer dans les années à venir, notamment pour assurer notre souveraineté. Ce constat est notamment valable pour les ZEE : dans le contexte de réchauffement climatique, les prédations sur les réserves halieutiques, notamment dans l’océan Pacifique, doivent nous préoccuper. La marine nationale peut aujourd’hui relever ce défi, au prix d’efforts importants, mais les capacités spatiales de demain nous offriront des moyens renforcés d’observation et d’exécution de cette souveraineté.

La question du transport est également primordiale. La LPM affecte des moyens propres à l’outre-mer – à la fois entre l’Hexagone et l’outre-mer, mais aussi entre les territoires ultramarins – pour répondre au vieillissement des CASA et des Puma. La disponibilité des moyens aériens est un enjeu clé pour l’outre-mer, tout comme les moyens maritimes, eu égard aux efforts consacrés par la LPM précédente dans ce domaine : le premier patrouilleur d’une série de six a ainsi été livré cette semaine à Nouméa.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs de groupe.

M. Mounir Belhamiti (RE). Le groupe Renaissance soutiendra votre projet de loi de programmation. Elle est en effet nécessaire pour assurer la résilience de notre armée, alors que la guerre de haute intensité est de retour sur le sol européen. Être en mesure d’y faire face n’est pas un choix : c’est pour nous un devoir. Il nous faut donc programmer des investissements massifs et adopter une économie de guerre, condition de l’efficacité de notre armée et de notre crédibilité stratégique.

La construction du porte-avions de nouvelle génération est une démonstration forte de la volonté de la LPM de renforcer et moderniser nos armées pour pérenniser notre autonomie stratégique et notre crédibilité opérationnelle.

Vous avez qualifié le porte-avions nucléaire de nouvelle génération de « cathédrale technologique ». Sa construction est un défi technologique d’envergure pour l’industrie française. Elle devrait se dérouler en grande partie dans les chantiers des bassins de l’Atlantique de Saint-Nazaire, vitrines de l’excellence de la BITD française. Ce projet doit aussi inclure l’ensemble de notre filière industrielle de défense : les PME, les TPE et les start-up innovantes. Ces entreprises irriguent l’économie de nos territoires. La start-up Akryvia, incubée à l’École centrale de Nantes, a par exemple développé un système unique de découpe plasma qui pourrait être fortement utile dans le chantier du futur porte-avions.

Comment garantir à l’ensemble de ces acteurs, à commencer par nos start-up innovantes, leur embarquement dans ce chantier historique ? Sur le plan financier, notamment, comment garantir les conditions de leur croissance d’ici au début de la conception et de la construction du porte-avions de nouvelle génération ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. J’ai été très clair au sujet du porte-avions nouvelle génération dans les colonnes du Parisien dimanche : il n’y a pas de programme majeur sans visibilité, y compris pour les entreprises. Je souhaitais mettre fin aux doutes à ce sujet : il est ainsi essentiel que TechnicAtome conserve ses savoir-faire en matière de conception de chaufferie nucléaire compacte. Cette visibilité accrue sur les chantiers est une bonne nouvelle pour vos territoires.

Nous devons d’abord donner accès aux PME à la commande publique du ministère des armées. J’ai demandé au DGA et aux armées de s’emparer de cette problématique. L’Agence de l’innovation de défense (AID) a mené un travail remarquable depuis sa création. Elle aura en grande partie la main sur le budget de 10 milliards prévu par la LPM pour l’innovation. En outre, nous devons inciter les acteurs majeurs de la BITD à faire preuve de bienveillance envers l’ensemble des PME dans leur chaîne d’approvisionnement ; mais pour cela, le ministère des armées doit lui-même davantage montrer l’exemple.

Mme Caroline Colombier (RN). La LPM 2019-2025 représentait une évolution nécessaire et bienvenue, même si elle n’aura pas suffi à résorber entièrement les sous-investissements chroniques de nos armées. Depuis la fin de la guerre froide, leurs conséquences s’accumulent : infrastructures vétustes ou inadaptées, importantes difficultés de fidélisation des effectifs, préparation opérationnelle insuffisante, problèmes de disponibilité des matériels, sans parler des surcoûts engendrés par les OPEX.

Nous espérions que cette LPM y répondrait, d’autant que la conflictualité accrue du monde impose de se préparer à des guerres de haute intensité. Avec 413 milliards de budget annoncés étalés sur sept ans, le champ des possibles était ouvert. Seulement, si les constats sont partagés, les moyens annoncés sont tout de même décevants. Sur le volet financier, le compte n’y est pas : l’essentiel des grandes marches budgétaires adviendra à compter de 2027. En somme, vous faites des promesses qui n’engageront que vos successeurs.

Par ailleurs, si ce montant est en hausse par rapport à la précédente LPM, 13 milliards ne sont pas budgétés et s’appuient sur des recettes supplémentaires floues et peu crédibles. Cette LPM est d’ores et déjà compromise par l’inflation, qui pèsera à hauteur de 30 milliards sur le budget total – un détail !

Cette LPM se chiffre en réalité à environ 370 milliards d’euros. Chaque armée cumulera des retards : sur Scorpion pour l’armée de terre et la livraison d’avions de transport, tandis que le nombre de frégates et patrouilleurs reste insuffisant pour la marine et que la flotte de chasse ne sera pas entièrement renouvelée en Rafale. Cette LPM ne résoudra pas les problématiques de fidélisation et de vétusté des infrastructures, l’absence de filière munitionnaire souveraine, l’enlisement des coopérations européennes telles que le système de combat aérien du futur (Scaf) ou le système principal de combat terrestre (MGCS).

Êtes-vous prêt à prendre en compte les propositions du Parlement pour que cette LPM réponde réellement aux enjeux de notre défense nationale ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Nous écouterons bien entendu les propositions du Parlement.

Déjà en 2017, il nous avait été reproché de faire reposer l’effort du budget annuel de 3 milliards sur nos successeurs. Or, nous l’avons bien intégré. Quand les crédits diminuaient, personne ne semblait s’en préoccuper. Par ailleurs, il est normal qu’une partie importante de l’effort budgétaire soit réparti entre 2027 et 2030, au vu de la période couverte par la LPM ; mais vous doutez peut-être de la capacité de Mme Le Pen à augmenter les crédits budgétaires si elle devait être Présidente de la République à cette date ! Les gaullistes ignoraient qui leur succéderait lorsqu’ils ont voté les premières LPM : cela ne les a pas empêchés de lancer le programme de dissuasion nucléaire, qui n’a porté ses fruits que près de vingt ans plus tard.

Nous pouvons discuter de la hauteur des budgets annuels, à condition de prendre en compte leur soutenabilité pour nos finances publiques. Je suis sûr que les sommes proposées dans la LPM sont compatibles avec la trajectoire des finances publiques du pays. Par ailleurs, à quels programmes alloueriez-vous de potentielles augmentations de budget ? L’étalement n’est pas un retard : il n’est parfois pas possible de produire plus vite. Il ne serait pas crédible d’augmenter les crédits sans être certain de leur bonne exécution.

Par ailleurs, si les crédits n’avaient pas diminué dans le passé, nous n’aurions pas besoin de les augmenter à nouveau.

L’inflation est intégrée à la LPM. Entre les reports de charge, les marges frictionnelles, et l’argent réinjecté en gestion – soit un total de 1 milliard en 2022 et de 1,5 en 2023 –, aucun programme n’a été retardé par l’inflation en dix mois.

Enfin, j’ai annoncé la relocalisation d’une filière de poudre pour les obus de 155 millimètres dans les usines d’Eurenco de Bergerac. Au total, huit projets de relocalisation sont en cours d’instruction.

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). « Comment porter au plus haut, pour la France et pour le monde incertain dont elle est enveloppée, les chances de la paix ? Et si, malgré son effort et sa volonté de paix, elle est attaquée, comment porter au plus haut les chances de salut, les moyens de victoire ? » La question que posait Jean Jaurès en 1911 est la même que celle à laquelle nous devons répondre aujourd’hui.

Le premier enjeu qui s’impose à nous est la souveraineté de la Nation, qui ne se limite pas à la BITD. Le concept de l’économie de guerre en temps de paix n’y répond pas complètement. En outre, la défense de la France ne s’arrête pas à l’Hexagone et aux conséquences de la guerre sur le continent européen. Présente dans tous les océans grâce à ses territoires ultramarins, la France doit veiller à consolider ses relations régionales et protéger ses ZEE. La France, grande nation spatiale et maritime, doit tenir son rang dans ces nouvelles frontières de l’humanité que sont l’espace, les fonds marins et le cyber.

Que nous proposez-vous pour y répondre ? Revenons sur les marches budgétaires. La presse s’est faite écho de votre volonté de les faire débuter à 5 milliards. Vous sembliez alors savoir comment utiliser un tel montant. Les arbitrages vous ont malheureusement été défavorables. Finalement, ce seront 3 milliards jusqu’à la fin du quinquennat Macron, soit une dynamique similaire à celle prévue par la LPM 2019-2025. Comment l’expliquer, alors que vous invoquiez l’urgence d’une nouvelle LPM ? Pire : avec l’inflation, vous nous présentez des marches qui sont inférieures en valeur réelle à celles de la précédente LPM !

J’espère que les débats au Parlement permettront de modifier cela. De plus, depuis quand une LPM présente-t-elle des planchers et non des plafonds ? Les armées devront-elles attendre chaque PLF pour connaître leur budget ? Une LPM sert à planifier, organiser les programmes complexes, donner de la visibilité aux industriels ; si les budgets varient chaque année, cela n’est plus le cas. Une LPM sert à organiser ; vous risquez surtout de désorganiser nos armées. Dans tous les cas, soyez assurés que le groupe LFI-NUPES sera force de proposition durant l’examen de ce projet pour permettre à la France d’être indépendante et au service de la paix, et que vive la République !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je serais en effet heureux de connaître vos propositions sur le terrain militaire. Je comprends que les oppositions soient gênées de l’effort que nous concédons avec ces 413 milliards : cette somme coupe une partie de l’oxygène de leur rhétorique !

Je n’ai jamais proposé d’hausse de budget annuel à 5 milliards. Je considère véritablement que les crédits proposés sont cohérents avec la soutenabilité de la trajectoire des finances publiques. S’ils avaient été arrêtés à 5 milliards, l’ensemble des crédits de paiement n’aurait pu être exécuté. Une telle somme ne permettrait pas de produire plus – ou plus vite – de satellites, de Barracuda ou de SNLE.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Vous annoncez une hausse considérable de 100 milliards d’euros. Toutefois, cette impressionnante augmentation de budget n’est pas corrélée à une augmentation sensible de masse. L’objectif cible pour les Griffon passe de 1 800 à 1 300, et de 5 à 2 pour les frégates de défense et d’intervention (FDI). Ce différentiel entre l’effort annoncé et le résultat obtenu m’interroge. Certes, l’inflation et l’apparition de nouveaux champs de conflictualité nous amènent à revoir nos priorités, mais j’y vois un paradoxe.

J’aimerais vous entendre sur le différentiel de budget annuel entre les premières années et les suivantes. Dans quelle mesure est-il lié à la soutenabilité de la trajectoire budgétaire, à la capacité de la BITD à produire et au calendrier prévisionnel des programmes à effet majeur ?

Avez-vous envisagé le lissage du résultat d’exploitation et des 13 milliards de ressources extrabudgétaires au cours de la LPM ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. L’augmentation du budget et de la masse est liée à notre vision de notre modèle d’armée. Elle pose aussi la question de l’intrant technologique, y compris pour l’avenir. En évoquant le spatial ou le cyber, nous posons dès aujourd’hui les jalons des futures LPM. Certains de ces crédits seront rapidement consommés pour des effets immédiats : c’est notamment le cas du renseignement, ou de la recomplétude de certains stocks de munitions non complexes. D’autres crédits de paiement ne produiront leurs effets qu’ultérieurement : c’est notamment le cas du porte-avions de nouvelle génération.

Si les budgets sont en hausse sur la dernière partie de la LPM, c’est seulement parce que des crédits de paiements plus importants seront nécessaires, y compris pour la dissuasion nucléaire. Les plus grands besoins financiers et budgétaires pour la modernisation des missiles de la composante océanique, et, surtout, aéroportée, seront déployés en fin de période. Il ne s’agit pas d’un choix budgétaire, mais d’une conséquence de la trajectoire du programme de la direction des applications militaires.

Les ressources extrabudgétaires sont détaillées de manière chronique. Les ressources du service de santé des armées (SSA) en représentent une partie importante – à hauteur de 3 milliards – en raison de la tarification à l’acte. Par ailleurs, la DGA facture des prestations à nos industriels. Le montant est estimé à 652 millions d’euros. La cession de matériel et formation associée dans le cadre de nos différents programmes de coopération devrait dégager 1 milliard d’euros, et le compte d’affectation spéciale de l’immobilier environ 474 millions. Enfin, les dividendes de contrats renégociés devraient rapporter 650 millions. Cet argent n’est en rien virtuel : s’il n’est pas directement aligné sur une ressource budgétaire, il provient des ressources dégagées par le ministère.

Les ressources extrabudgétaires s’élèvent dont à 5,8 milliards pour 2024-2030. La chronique par année s’établit comme suit : 1,3 milliard en 2024 ; 1,48 milliard en 2025 ; 898 millions en 2026 ; 693 millions en 2027 ; 648 millions en 2028 ; 629 millions en 2029 et 628 millions en 2030.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Le budget présenté est important, mais il est à la hauteur de l’ambition affichée : faire de la France une nation capable de s’impliquer dans un conflit de haute intensité, mais aussi de défendre ses intérêts et son territoire, tant métropolitain qu’ultramarin. Vous pourrez compter pour cela sur le soutien du groupe Démocrate.

Nos concitoyens s’apprêtent à consentir un effort budgétaire important pour notre appareil de défense. Il apparaît plus que jamais indispensable de pouvoir leur en expliquer la nécessité.

Au-delà de la pédagogie, nous devons consacrer dans cette LPM la nécessité de recréer du lien entre l’armée et la population, alors que les casernes et les industriels sont moins présents dans notre territoire que par le passé. Que proposez-vous à cet égard ?

Vous présentez un budget, qui, par rapport à 2017, double les dépenses militaires d’ici 2030, et ce, dans la perspective de préparer un éventuel retour de conflit de haute intensité. Si nous ne perdons pas de vue la guerre en Ukraine, c’est bien la nécessité de nous transformer en économie de guerre qui affectera profondément notre modèle. Sentez-vous chez nos partenaires européens une volonté de partager cet effort, notamment à travers des achats mutualisés ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je vous remercie pour votre accompagnement de la relocalisation d’Eurenco à Bergerac : c’est un exemple concret des actions que nous souhaitons mener pour l’économie de guerre.

L’Europe de la défense est un sujet dont on parle peu. Or, si elle a une crédibilité et une réalité, c’est bien sur les effets de marché et sur les relocalisations dans l’espace européen. Le covid a révélé la dépendance préoccupante de nombreuses filières d’approvisionnement en matières premières à des pays extérieurs à l’Union européenne. L’Europe a un rôle à jouer : je tiens à saluer le travail mené par le Commissaire Breton pour renforcer notre capacité à acheter en commun, en instaurant un dialogue à plusieurs, en négociant les prix et en organisant au mieux la BITD européenne.

Au-delà de l’économie de guerre, nous devons réfléchir à notre capacité à financer notre BITD. Certains produits bancaires ou financiers sont encore trop peu accessibles aux PME. Nous ne saurions parler de patriotisme, de souveraineté ou d’autonomie stratégique si l’économie de guerre ne se double pas d’un accès au financement. L’Europe peut nous y aider, notamment en matière de taxonomie.

Mme Anna Pic (SOC). Cette future LPM est souvent évoquée à travers ses 413 milliards, qui ne doivent pas masquer un point essentiel : ce montant ne peut être réalisé qu’au nom de futurs arbitrages. Deuxièmement, ce montant comprend un report de charges de 100 milliards provenant de la LPM et qu’il reste à clarifier. Enfin, nous savons que les budgets prévus sont très rarement respectés, ne serait-ce que pour les OPEX, régulièrement sous-budgétées puis réajustées.

Vous avez évoqué les grandes lignes que nous examinerons plus avant dans les prochaines semaines. Si nous ne pouvons anticiper les ministères qui subiront des baisses pour compenser la hausse importante du budget de la défense, nous serons attentifs à ce que le discours et les analyses qui entourent cette LPM n’autorisent pas pour autant à rogner sur les enjeux qui font le quotidien de nos concitoyens.

Nous appelons aussi à ce que les dépenses de défense tiennent compte de nos partenaires européens : l’Union européenne représente en effet la deuxième puissance militaire en matière de défense.

Une interrogation subsiste sur l’accélération prévue à partir de 2027. La LPM est soumise aux aléas politiques, internationaux et économiques. Nous apprécions donc votre engagement sur la clause de revoyure, qui sera l’occasion d’un débat démocratique et d’un exercice de contrôle dans la conduite de cette loi.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Les reports de charge sont bien intégrés dans la LPM. En effet, on oublie souvent que la LPM ne part pas d’une page blanche, y compris sur le terrain budgétaire.

La sous-budgétisation des OPEX n’est pas fréquente, même si cela a été le cas au Sahel. Nous ne pouvons savoir avec précision où les armées seront employées. En 2022, nous avons ainsi assisté à la fin de Barkhane et, en même temps, à la montée en puissance de l’opération Aigle sur le flanc oriental de l’Europe. Cette part d’aléa a d’ailleurs conduit le législateur à imaginer le principe de provision pour les OPEX – on ne peut par conséquent parler de sous-budgétisation. La provision, si elle n’est pas utilisée, est conservée par les armées. Ce dispositif sera maintenu dans le cadre de la LPM à venir. Si elle est insuffisante, il existe des mécanismes interministériels, et nous pouvons demander l’ouverture de nouveaux crédits au Parlement dans le cadre d’un projet de loi de finances rectificative (PLFR).

Cette trajectoire est soutenable : par conséquent, elle ne sera pas financée par la baisse de budgets d’autres ministères.

La revoyure est aussi clé pour des questions démocratiques, eu égard aux montants. Elle est aussi l’occasion, pour chaque groupe politique, de clarifier sa propre vision du modèle d’armée.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Pendant les mois qui ont précédé la présentation de la LPM au Parlement, nous avons tremblé ; mais vous avez tenu la ligne, avec pugnacité, pour les armes de la France, à l’heure où la guerre est de retour sur le sol européen. Vous proposez ainsi une masse financière globale crédible, satisfaisante, des marches budgétaires à trois milliards, et non pas deux, ainsi qu’un objet fondamental pour le format de la marine : le porte-avions de nouvelle génération. Dans toute l’histoire de la Ve République, François Mitterrand a été le seul Président de la République à décider du lancement d’un programme de porte-avions, et Paul Quilès le seul ministre de la défense à signer l’ordre de mise en chantier.

Je souhaite revenir sur l’ambition géopolitique et géostratégique du modèle d’armée que vous soumettez à notre appréciation. La revue nationale stratégique nous a conduits du Groenland à Nouméa, autour de la notion de « puissance d’équilibre », que je trouve pour ma part chancelante et malheureuse. La stratégie indo-pacifique n’est-elle pas plutôt concentrée sur la zone indo-méditerranéenne orientale, autour du groupe aéronaval, et sur le Pacifique, autour du patrouilleur ? S’agissant du pivot à l’est, jusqu’où pouvons-nous aller, compte tenu de certains décalages et réductions de cible ? Je pense en particulier à l’armée de terre.

Enfin, le correctif budgétaire de 1,5 milliard pour l’année 2023 est-il un solde net, ou sera-t-il retranché des annualités budgétaires de 2024 et 2025 ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Il s’agit bien du solde net : ce correctif permet de traiter l’inflation et ne sera pas retranché des annuités suivantes.

Nous devrons en effet nous poser la question de la durabilité de notre activité sur le flanc oriental de l’Europe. Le statut de nation-cadre est pertinent lorsque l’armée partenaire du pays hôte engage sa montée en puissance. Il permet aussi à nos militaires de s’entraîner. Ce sujet est au cœur de mes échanges avec les autorités roumaines, ainsi que les prospectives de programmes d’armement et les entraînements en commun. Cette opération diffère en effet des autres OPEX.

Les enjeux en Indo-Pacifique sont d’abord d’ordre interarmées : je pense notamment à nos forces prépositionnées, notamment à Djibouti, à la base aérienne H5 en Jordanie et la base 104 aux Émirats arabes unis. Nous devons garantir la liberté d’accès au ciel et à la mer dans cette zone. La sécurisation de ces espaces englobe Mayotte et la Réunion. Dans le Pacifique sud, nous devons davantage adopter une réflexion de riverains : il s’agit de nous doter des moyens pour agir en autonomie, dans une zone où nous exerçons notre souveraineté. Ainsi, au-delà de leur dimension budgétaire, les objectifs de la LPM doivent s’aligner sur les missions de notre diplomatie.

M. Julien Bayou (Écolo-NUPES). Je suis surpris que personne ne s’interroge sur les fondements des chiffres et des orientations. En effet, si l’on ajoute la modernisation des armes, des vecteurs et des porteurs, près de la moitié des dépenses est aspirée par le renouvellement de la dissuasion nucléaire. Outre les aspects éthiques, la dissuasion suppose la rationalité de l’adversaire, qui ne veut pas tout perdre. C’est un calcul qui peut se révéler hasardeux face à un groupe ou à un État terroriste – je pense par exemple à l’Iran. Le général américain Petraeus estimait ainsi que la dissuasion était plus efficacement soutenue par la capacité du conventionnel en légitime défense.

Autre gageure, aucun débat public n’a eu lieu sur les dépenses liées au porte-avions de nouvelle génération, alors qu’elles engageront le pays pour des décennies. On entend que la France doit avoir son porte-avions : pour ma part, j’y vois une politique du prestige, en décalage avec nos capacités budgétaires et nos besoins géopolitiques. Un seul porte-avions ne permet pas la permanence à la mer, mais plutôt 50 % de disponibilité ; pourtant, son coût est élevé, d’autant qu’il faut y ajouter celui de la flotte d’escorte et de la logistique. Peut-on parler d’une ligne Maginot de la mer ? Ne pensez-vous pas que nous pourrions prendre des mesures plus concrètes, plus utiles et plus adaptées, notamment face aux enjeux de responsabilité de la France dans le domaine maritime, menacé par le changement climatique, les catastrophes naturelles, les pollutions ou encore la surpêche ? Avec le budget économisé, nous pourrions imaginer un quatrième porte-hélicoptères amphibie, une douzaine de patrouilleurs océaniques, le renforcement de la flotte d’avions, l’équipement en drones et les hélicoptères.

M. Sébastien Lecornu, ministre. L’agrégat de la dissuasion représentera un pourcentage identique à celui de la LPM précédente, et non la moitié du total.

Vous évoquez la rationalité de l’adversaire : la posture de la Fédération de Russie tend, hélas, à démontrer que la dissuasion reste toujours utile. Je ne refuse cependant aucun débat sur la dissuasion nucléaire. Le général de Gaulle a souhaité l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, et la tenue d’un débat au Parlement précisément parce que la France était dotée de la force de frappe. Il est faux de prétendre que la dissuasion est consensuelle : j’y suis pour ma part très favorable, mais il en va de l’honneur de notre démocratie que d’en débattre.

Un débat aura bien lieu sur le porte-avions : votre droit d’amendement vous permet de proposer de faire disparaître cette ligne budgétaire. Même si je ne suis pas d’accord avec vous, votre question est légitime, et elle se pose y compris au sein des états-majors. Il me semble que le porte-avions a un rôle à jouer dans la garantie des libertés d’accès maritimes, notamment à Ormuz, Bab el-Mandeb ou Suez. La présence du groupe Wagner en Libye et l’agressivité de la sous-marinade russe, qui compte aussi de nombreuses bases, font peser le risque d’un durcissement des conditions de sécurité en mer Méditerranée, parmi d’autres facteurs.

Je vous remercie de questionner nos choix militaires. Ce débat politique doit avoir lieu pour que nos concitoyens comprennent les orientations que les représentants de la Nation souhaitent pour notre appareil militaire.

M. Christophe Naegelen (LIOT). Chacun peut se féliciter de la hausse des crédits consacrée par cette LPM. Sans relativiser vos efforts d’arbitrage budgétaire, je suppose qu’ils ont été très contraints : l’inflation record nous enjoint en effet de limiter notre enthousiasme.

Notre groupe n’a cessé de rappeler la nécessité du renforcement de la place du Parlement dans la conception de notre stratégie militaire et dans le contrôle de l’action du ministère. Cette LPM doit être l’occasion pour le Parlement de se réapproprier la défense nationale. C’est la ligne que nous préconisons. Allez-vous garantir le principe d’une véritable actualisation législative à mi-parcours ? Ces ajustements sont essentiels : en 2018, nul n’aurait pu anticiper la pandémie, la guerre en Ukraine ou l’inflation. Sous la précédente législature, la LPM n’avait pas été réellement respectée, le Gouvernement s’étant contenté d’un débat suivi d’un vote. Que proposez-vous pour faire évoluer les dispositions ?

S’agissant du service national universel (SNU), la situation est paradoxale : l’expérimentation a connu un certain succès auprès de nos jeunes ; pourtant, ce sujet est retiré de l’ordre du jour. Vous savez pourtant que l’attractivité auprès des jeunes et la fidélisation des personnels restent l’un des enjeux de votre ministère. Quel est l’état d’avancement de vos travaux sur le SNU ?

Le rapporteur a abordé la question de l’outre-mer. Il nous faut une trajectoire pour les forces de souveraineté stationnées dans les territoires ultramarins. Comment seront déployés ces nouveaux investissements ? Quelle répartition parmi les collectivités ultramarines proposez-vous ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. L’acceptabilité politique et sociétale des dépenses militaires repose aussi sur la démonstration de notre préoccupation pour l’argent public.

Je réunirai les différents parlementaires d’outre-mer pour aborder les questions spécifiques à ces territoires. Je crois beaucoup à l’intrant technologique : les usages spatiaux ou drones ont beaucoup de prix en outre-mer.

Le projet de loi reprend un article amélioré du mécanisme que le Parlement avait souhaité intégrer à la précédente LPM. J’ai écrit à Yaël Braun-Pivet, Gérard Larcher et aux présidents Cambon et Gassilloud pour leur faire part de ma disponibilité pour s’accorder sur une rédaction qui vous conviendra à cet égard. Je souhaite une actualisation avant la prochaine élection présidentielle, et même, une réactualisation annuelle, les lois de finances ne me semblant pas suffisamment s’y prêter. La mise à jour en gestion pour le ministère de l’exécution de la LPM à laquelle nous procédons est plus adéquate. Cette réactualisation relativisera la question des marches, en examinant de plus près l’évolution des programmes. De mon côté, elle me permettra de mieux associer le Parlement – tout en partageant avec les parlementaires les contraintes du monde réel qui pèsent sur notre marge de manœuvre.

Le SNU n’est pas intégré à la LPM, ce qui ne signifie pas qu’il est absent des priorités du Gouvernement. La LPM définit le format des armées. Or, le SNU n’a pas vocation à y participer, bien que certains jeunes ayant suivi le SNU puissent souhaiter devenir réservistes ou que des militaires désirent y apporter leur contribution. Sarah El Haïry, secrétaire d’État auprès du ministre des armées et du ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse, continue à travailler sur les options de généralisation. Il serait sans doute utile que vous l’auditionniez, car les armées contribuent en réalité à la marge au projet SNU, aux côtés d’autres ministères et acteurs publics.

M. le président Thomas Gassilloud. Je donne la parole aux autres députés.

M. Christophe Plassard (HOR). Le rapport que j’ai publié vendredi montre que la BITD fonctionne essentiellement sur le principe du bon de commande. Le changement de paradigme donnera une plus grande visibilité aux industriels pour développer, innover et exporter dans un climat de confiance. Cependant, je reste préoccupé par l’accès des PME à ces commandes et leur capacité à se transformer en entreprises de taille intermédiaire (ETI). L’une des solutions pour y remédier serait de permettre la commande directe dans les unités d’objets en phase de développement, d’expérimentations, ou issus du civil. Cet accès direct – preuve d’agilité, de réactivité et d’adaptabilité – et l’accompagnement de l’accès au financement de ces entreprises sont-ils à l’ordre du jour ?

M. Olivier Marleix (LR). Le grand paradoxe de cette LPM est l’annonce d’un investissement record, mais de reports de livraison ou de baisses de cibles d’acquisition par rapport à la LPM 2019, malgré le retour de la guerre en Europe.

Alors que la précédente LPM affichait une cible de 185 Rafale en 2020, vous fixez l’objectif à 137. De même, alors que 5 FDI étaient prévues, la LPM n’en propose plus que 3 ; et la cible de 50 avions de transport A400M a été réduite à 35. En découle le sentiment que cette LPM souffre d’arbitrages négatifs pour 2024 et 2025 – liés à l’état de nos finances publiques – alors qu’il aurait fallu concentrer les moyens pour répondre à la menace.

M. Frank Giletti (RN). Vous avez dû lutter contre Matignon, qui a œuvré pour que cette LPM ne se chiffre qu’à 392 milliards d’euros. Ainsi, on apprend qu’à défaut d’user du 49.3, la Première ministre entend désormais compliquer la tâche des armées en s’attaquant à la gradation annuelle des crédits budgétaires.

Dans la perspective d’une économie de guerre, et face au besoin éminent de réarmement de la France, militaires et industriels ne cessent d’alerter quant à la nécessité de rehausser le budget dès 2024, suggérant une hausse annuelle de 5 milliards d’euros. Cet effort semble réalisable, au vu des 3 milliards auxquels s’ajoute le correctif de 1,5 milliard.

Il ne m’appartient pas de savoir si cette décision émane du ministère des armées ou de la Première ministre. Nous ne pouvons que regretter que ces premières marches soient largement inférieures aux besoins de nos armées, eu égard à l’inflation. Le cadencement prévu et la part de ces crédits dédiée à l’activité des équipages de l’armée de l’air garantiront-ils année après année un socle d’activité satisfaisant ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vous avez évoqué la fermeture de bases par les précédents responsables au pouvoir : je vous rappelle que nous n’en étions pas responsables, même si la plupart d’entre vous soutenaient sans doute la politique du président Sarkozy.

Vous dites que le SNU est une politique déployée à la marge par le ministère des armées. Or, il est cité deux fois dans le rapport annexé. Le coût de sa généralisation est estimé à 3 milliards : si elle devait avoir lieu durant la période de la LPM, il est difficile d’imaginer que la programmation n’en serait pas affectée.

Je souhaitais vous entendre sur l’avenir des établissements du SSA menacés de fermeture. Vous m’aviez indiqué dans l’hémicycle que les transformations étaient suspendues : or, ce n’était pas le cas.

Pourriez-vous présenter vos projets sur la maîtrise des fonds marins ?

M. Vincent Bru (Dem). Pendant que nous scrutons la guerre en Europe, la menace perdure au Levant et en Afrique. Les orientations de la LPM rappellent que la menace djihadiste demeure, et que la France reste une cible. Le conflit asymétrique nécessite l’action de nos forces spéciales, en lien étroit avec les forces conventionnelles. Les 2 milliards d’euros d’investissement proposés dans la LPM pour nos forces spéciales promettent une montée en puissance technologique et humaine.

Comptez-vous élargir le spectre humain des forces spéciales en augmentant les effectifs ? Quelles sont vos orientations sur les investissements dans les moyens d’action de surface et les sous-marins de nouvelle génération ?

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). Notre autonomie stratégique s’inscrit dans un cadre national, mais nous avons également l’ambition d’une autonomie stratégique de l’Europe : la France poursuit son investissement dans le volet strictement européen de la défense. En outre, les moyens alloués à notre défense peuvent quasiment tous être employés dans un cadre national mais aussi européen.

À cet égard, dans un contexte de solidarité et de mutualisation de nos capacités, je voudrais vous interroger sur la coopération autour de l’A400M Atlas d’Airbus. Le rapport annexé de la LPM fixe les prévisions de ce parc à plus de 35 pour 2030, alors que la cible initiale était de 50. Je m’interroge sur les éventuelles conséquences du déficit des capacités européennes en matière de transport aérien.

Mme Alexandra Martin (LR). Le SNU était une promesse de campagne d’Emmanuel Macron. Or, ce dispositif a été retiré de la LPM. Si nous pouvons comprendre le critère budgétaire qui a présidé à cette décision, nous regrettons l’absence de perspectives et d’alternatives. À l’heure où notre société est de plus en plus fracturée et où la violence devient omniprésente, la conception même de la citoyenneté devient abstraite pour la jeune génération. Il nous semble urgent d’inverser ce mouvement.

Certes, de nombreux outils existent, mais ils reposent sur le volontariat. La généralisation des enseignements compris dans le SNU, notamment ceux portant sur la citoyenneté, au parcours scolaire au collège permettrait de retisser le lien distendu entre les jeunes et la nation française. Notre devoir n’est-il pas de créer les conditions d’un nouvel élan citoyen qui permettrait à notre jeunesse de renouer avec le sentiment d’appartenance à la nation, pour en faire des citoyens engagés, éclairés, responsables et nourrir la résilience de la société ?

Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). Le ministère des armées, ce sont avant tout des personnes militaires et civiles qui peuvent, comme dans n’importe quel autre secteur, faire face à des discriminations ou des violences sur leur lieu de travail. L’amélioration des conditions de vie et de travail des militaires et des civils de la défense fait partie intégrante des objectifs de la LPM. Or le projet de loi ne contient aucune annonce sur la lutte contre les discriminations et les violences au sein des armées, qui sont pourtant le signe des dysfonctionnements et ont des conséquences sur les parcours de vie et de carrière, ou encore sur l’attractivité des métiers de la défense.

Ainsi, quel est le budget alloué au dispositif dont s’est doté le ministère pour lutter contre les discriminations et contre les violences – en particulier la cellule Thémis, créée il y a neuf ans pour lutter contre le harcèlement sexuel, les violences sexistes et sexuelles et les discriminations ?

M. Julien Rancoule (RN). La France doit relever le défi majeur du renforcement et de la structuration de sa filière drones, si elle souhaite voir émerger des champions suffisamment puissants pour aller remporter des marchés au sein du pays et à l’extérieur.

Selon une étude de Levitate Capital de décembre 2020, les perspectives de marché de la filière drone exploseront dans la décennie à venir à l’échelle mondiale. Avec 34 milliards de dollars de potentiel économique, les États-Unis représenteront le plus gros marché en 2030, devant l’Asie – 30 milliards – et l’Europe – 16 milliards. Il ne faudrait pas que la France rate ce virage du drone. La LPM propose de débloquer 5 milliards d’euros pour répondre à ce défi : au-delà de l’augmentation de notre capacité opérationnelle dans le domaine, comment cette somme nous permettra-t-elle de structurer notre filière industrielle ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Vous avez dit vous tenir à la disposition du Parlement. Je vous en remercie : dans le contexte politique et social, pour mener à bien nos travaux et nos débats, les Français ont plus que besoin de leur Parlement et de son avis.

Je souhaite revenir sur le contexte stratégique, celui-là même qui nous impose de marquer une trajectoire claire d’investissement dans notre défense et de réagir au contexte inflationniste. En effet, l’inflation n’est en rien une fantaisie de la part des parlementaires, mais une réalité concrète pour nos budgets publics.

Sur l’ensemble des crédits, environ 60 % semblent dévolus au renouvellement de la dissuasion nucléaire, à savoir les armes, les vecteurs et les porteurs. La marge de manœuvre restante vous semble-t-elle suffisante pour amorcer le saut capacitaire promis ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). Dans un contexte notamment marqué par l’arrivée de la guerre de haute intensité sur le continent européen, la future LPM prévoit des mesures qui lanceront un changement de paradigme et faciliteront la transition vers l’économie de guerre. Nos industriels de la BITD sont parties prenantes de ces enjeux et contribueront activement à ce défi.

Je salue la méthode du ministre des armées qui, dans la préparation de la LPM, a installé plusieurs groupes de travail transpartisans et transdisciplinaires, dont l’un était consacré à ce sujet. Fruit des réflexions de ce groupe rassemblant industriels, DGA et parlementaires de tous bords, un chapitre de la LPM est consacré aux dispositions relatives à l’économie de guerre.

Ma question porte sur le régime de gradation des réquisitions militaires présentées dans l’article 23 de la LPM. Pouvez-vous apporter des précisions sur ces mesures normatives destinées à nos industriels de la défense ?

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Vos propos illustrent la volonté du gouvernement de continuer à redonner à nos armées les moyens de mener leurs multiples missions. Dans un contexte de grandes tensions internationales, la future LPM sera à la fois ambitieuse et inédite. Elle traduira le renforcement historique de notre défense voulu par le Président de la République. C’est un véritable signal envoyé à nos forces armées et à nos partenaires pour le maintien du rang de la France à l’international et pour notre souveraineté.

Dans un récent entretien à la presse, vous avez appelé à inscrire nos capacités en matière de drones et de lutte anti-drone parmi nos priorités, au titre des urgences opérationnelles, notamment en vue des Jeux olympiques de 2024. Dans un contexte de lutte contre le terrorisme et de guerre conventionnelle, quel budget y sera spécifiquement consacré dans cette loi de programmation militaire ? Quelles seront les priorités d’investissement dans ce domaine, en matière tant de technologie que de formation et de ressources humaines ?

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NUPES). En raison de la nature particulière des missions de nos armées, celles-ci sont exemptes de certaines mesures des accords de Paris. Néanmoins, au regard de la situation climatique et écologique, il est essentiel d’inclure des objectifs ambitieux pour nos armées en la matière, concernant par exemple les carburants. Comment envisagez-vous d’anticiper la raréfaction des ressources pétrolières et l’augmentation des coûts ? Pouvez-vous nous détailler les futurs engagements de votre ministère pour réduire l’empreinte carbone et enclencher une véritable transition énergétique et écologique de nos armées ?

M. Christian Girard (RN). L’obsession du couple franco-allemand en matière de défense est problématique à plusieurs égards, car là où les Allemands font des affaires, nous ne faisons que du lyrisme. Ainsi, lorsque nous avons voulu renforcer la coopération avec l’Allemagne en choisissant notamment le HK416, nous espérions que Berlin ferait le choix du matériel français. Or les Allemands se sont tournés vers les Américains : l’Europe souveraine et autonome n’est pas pour tout de suite.

De manière générale, les modèles d’armée français et allemands sont très différents et je m’interroge sur les bénéfices pour la France des programmes Scaf et MGCS. Nous restons prisonniers de nos bons sentiments, quand la BITD allemande, elle, essaie de tirer le maximum d’avantages commerciaux. Ainsi, nous avons besoin de chars légers et rapides, quand l’Allemagne préfère des chars plus lourds ; pourquoi, alors, s’obstiner avec ces deux programmes ?

M. Christophe Bex (LFI-NUPES). Dans son avis sur la LPM 2024-2030, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) juge à nouveau l’impact de votre projet incertain, en raison de l’écart entre les besoins et les crédits identifiés : il identifie ainsi un delta de 13,3 milliards. Ces dépenses supplémentaires prévues sont-elles bien prises en compte dans la trajectoire de dépenses du projet de loi de programmation des finances publiques ? Comment comptez-vous assurer une solidarité interministérielle pour financer le reste à couvrir, quand c’est traditionnellement le budget des armées qui fait l’objet de réductions de crédit pour faire face à des dépenses exceptionnelles ?

Mme Lysiane Métayer (RE). Alors que le président de la République entame un voyage d’État en Chine et à quelques jours de la présentation au Parlement de la LPM, je souhaite revenir sur les capacités françaises dans la zone indo-pacifique. La France, qui y compte plusieurs de ses territoires ultramarins, est le seul pays de l’Union européenne présent dans cette zone stratégique où se trouvent cinq des dix plus grands pays commerçants mondiaux.

Face au durcissement de l’environnement militaire et à la bascule stratégique vers cet espace, la France se doit d’être à la hauteur du défi. La mer est devenue un espace de conflictualité. J’en prendrai pour exemple la maîtrise des fonds marins, sujet sur lequel j’ai été corapporteure d’une mission d’information. La marine nationale est garante de nos intérêts dans cette région. Elle doit être souveraine et dotée en conséquence.

J’étais à vos côtés à Lorient pour la mise à l’eau de la première FDI de nouvelle génération, pépite technologie issue de notre BITD et de notre recherche. Le nombre de frégates prévu dans la prochaine LPM et l’échelonnement de leur livraison sera-t-il suffisant pour défendre adéquatement nos intérêts dans ces territoires ? Cette LPM historique ne pourrait-elle pas prévoir la commande supplémentaire de FDI dans cette zone stratégique ?

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NUPES). Les besoins programmés pour les infrastructures atteignent 16 milliards dans cette nouvelle LPM. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur les éléments qui vous ont permis de fixer cet objectif, notamment sur les montants affectés au logement des militaires ?

Nous abordons régulièrement cette question. Près de deux tiers du parc domanial, qui représente 27 % du parc global, a plus de soixante ans et se trouve trop souvent dans un état très dégradé, voire frisant l’insalubrité. En outre, seules six demandes de logement sur dix trouvent une réponse favorable.

Dans quelle mesure l’augmentation des crédits programmée permettra-t-elle de combler ces besoins en logement à l’horizon 2030 ? Est-elle destinée à la rénovation – notamment thermique – du parc domanial, à la construction de nouveaux logements ou à la multiplication de conventions signées avec des propriétaires tiers qui alimenteraient en offres le portail informatique Atrium ?

M. Benoît Bordat (RE). Vous avez réaffirmé votre volonté de porter à 100 000 hommes et femmes les effectifs de la réserve opérationnelle. Vous avez d’ailleurs organisé plusieurs groupes de travail afin de lever les freins au recrutement de nouveaux réservistes et de répondre à cet objectif ambitieux. Ce recrutement important exigera la mise à disposition de moyens d’encadrement, mais également de matériel supplémentaire. Pourriez-vous nous indiquer la répartition envisagée de ces effectifs supplémentaires entre les différentes composantes de la réserve opérationnelle ainsi que les moyens prévus pour les intégrer ?

M. Jean-Marie Fiévet (RE). La prise en compte de la transition écologique, mais aussi énergétique, du ministère et de nos armées est un élément essentiel de nos stratégies de défense. En 2021, j’ai rédigé avec ma collègue Isabelle Santiago un rapport d’information à ce propos.

Les armées françaises font partie des quelques armées autour du globe à s’être engagées dans cette logique, et ce dès 2007 grâce au premier plan d’action environnementale du ministère des armées.

Depuis, et malgré les évidentes difficultés liées aux activités de nos armées, le ministère n’a eu de cesse d’œuvrer en faveur d’une défense nationale durable. Plus récemment encore, dans le cadre du projet de loi de finances 2023, le ministère s’engageait dans la conduite de cette transition. Quelles mesures la LPM prévoit-elle à cet égard ?

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). La question de l’exportation des armements ne peut pas être traitée à la légère : il ne s’agit pas d’être pour ou contre, mais de se demander comment exporter, vers quels pays, et dans quelle mesure cela contribue à l’intérêt général.

Les marchands d’armes ont à cœur leurs intérêts privés : lors de leur dernière audition, à nos questions concernant les exportations vers des pays dictatoriaux, comme les Émirats arabes ou l’Arabie saoudite, ils ont répondu que leur rôle était de faire des affaires. L’intérêt général, lui, est l’affaire du Parlement et du Gouvernement. Or, trop de ministres des armées se sont comportés comme des représentants de commerce. Pourtant, la sécurité de nos ressortissants, où qu’ils soient dans le monde, est un intérêt essentiel, que menace la prolifération d’armes.

Mme Estelle Youssouffa (LIOT). Je souhaite revenir sur les menaces stratégiques qui pèsent sur les territoires ultramarins, particulièrement dans la zone est de l’océan Indien. Le 17 février, les marines sud-africaines, chinoises et russes ont mené des exercices militaires à quelques centaines de kilomètres de nos côtes mahoraises et des champs gaziers de Total dans le canal du Mozambique. Je souligne également les risques d’instrumentalisation des flux migratoires, définis par l’Otan comme une menace hybride, et que nous observons à Mayotte, où l’immigration comorienne est source de déstabilisation. Ce territoire sera-t-il doté à temps plein d’un patrouilleur outre-mer pour protéger ses frontières ? Avez-vous décidé de construire une base navale en eau profonde à Mayotte ?

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Les menaces hypervéloces de type balistique ou planeurs hypersoniques représentent un défi pour les systèmes de défense, y compris les plus sophistiqués. À ce titre, je me félicite que la Commission européenne réévalue sa position concernant le projet Hydef, pour Hypersonic defence interceptor et envisage de soutenir un second projet d’intercepteur d’armes supersoniques, confié à MBDA, missilier européen par excellence.

La France poursuit l’évolution du SAMP/T (système sol-air moyenne portée terrestre) par le standard OC1 (capacité opérationnelle de premier niveau) qui présente une capacité initiale d’interception de cible hypersonique en phase terminale. Ces évolutions contribuent au renforcement de la défense collective, le SAMP/T Mamba étant intégré au système ACCS (Air command and control system) de l’Otan.

L’étape suivante serait l’évolution vers un standard OC2 qui consisterait à moderniser toutes les composantes du SAMP/T de nouvelle génération, et éventuellement par l’adjonction d’un radar type UHF, afin de nous prémunir de menaces venant du sud. C’est ce que nous préconisions dans le rapport que j’ai signé avec Jean Louis Thiériot sur la défense solaire en France et en Europe.

Des évolutions vers le standard OC2 sont-elles prévues dans les 5 milliards affectés par la LPM à la défense surface-air ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Le système SAMP/T de nouvelle génération est un programme clé. La cible était fixée à huit : l’objectif sera de la porter à douze. J’ai également de bons espoirs sur l’exportation de ce système. En effet, le SAMP/T actuel, promis à l’Ukraine, est révélateur de l’attente que suscite ce type d’équipement, équivalent de la classe américaine des Patriot.

Madame Youssouffa, vous soulignez à juste titre les problèmes de sécurité posés par l’immigration, ainsi que par le terrorisme au Mozambique. Je me rendrai prochainement aux Comores pour échanger au sujet de la sécurité avec le président Azali Assoumani. Il en va de notre responsabilité de traiter les sujets de souveraineté, y compris maritime, entre les eaux françaises et comoriennes. Nous travaillons actuellement à un instrument de coopération avec le Mozambique pour lutter contre le terrorisme.

Sur le plan capacitaire, nous prévoyons un renforcement global des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) et le renfort plus régulier de moyens à Mayotte. Par ailleurs, les drones formeront une dimension clé de notre stratégie en outre-mer, même si les unités de surface restent nécessaires et que les aéronefs exercent un effet dissuasif sur les filières migratoires.

La question de la base navale doit faire l’objet de discussions – que les ministres de l’intérieur et de l’outre-mer ont probablement entamées – avec les autorités locales, car le Conseil départemental est doté d’une compétence importante en matière foncière.

Monsieur Mathieu, je ne peux vous reprocher de défendre vos convictions en matière d’exportations ; mais considérez-vous que nous devrions fermer la base aérienne 104 et dénoncer nos accords de défense avec les Émirats arabes unis ? Il me semble que ce point d’appui est fondamental à notre sécurité. L’exportation d’armes participe à l’équilibre de notre modèle d’armées. Sans cela, nous devrions recourir à des dépenses publiques militaires supplémentaires.

Les armées ont déjà mené des efforts importants en matière de transition écologique. Nous avons diminué notre consommation de fioul de moitié et nos dépenses énergétiques de 22 %. Toute rénovation des infrastructures doit s’accompagner d’un plan de sobriété énergétique sur nos bases et sur nos régiments. Les énergies renouvelables devront également faire l’objet d’efforts particuliers, notamment en matière solaire, sur nos bases aériennes. Les emprises militaires abritent souvent des réserves de biodiversité importantes, que leur statut de zone interdite permet assez facilement de protéger. Enfin, je transmettrai des instructions aux armées sur la sobriété en matière de consommation d’eau.

S’agissant de la réserve opérationnelle, toutes les armées sont concernées par le ratio : c’est dans l’armée de terre que ce dernier sera le plus important, et qu’il représentera le plus grand défi. J’ai par ailleurs demandé des projections par délégation militaire départementale, afin de responsabiliser chaque délégué militaire départemental, chaque chef de corps, chaque officier général de zone de défense et chaque préfet maritime.

Les enjeux liés au logement sont multiples. Le parc de logement domanial géré par le contrat ambition logement ("Cegelog") comprend 8 000 logements qui seront portés à 15 000 grâce à la construction de 2800 logements neufs et la réintégration de baux emphytéotiques dans la concession. La poursuite de l’ambition se traduit aussi par l’évolution du parc de logements conventionnés, notamment en renforçant nos partenariats avec les collectivités locales et les bailleurs.

Il me semble que le nombre de frégates que nous avons défini est pertinent. Nous devions fixer une cible soutenable en équipage, en MCO et en missions. Par ailleurs, nous souhaiterions bien sûr disposer de moyens supplémentaires ; mais serait-il possible de construire plus de frégates à Lorient ? Cette considération nous ramène à nouveau à la question de l’export : toute une gamme de Naval Group est porteuse d’enjeux prometteurs, notamment à destination de Chypre et de la Grèce.

Vous avez cité les propos du HCFP. Les 13,3 milliards d’euros ne sont pas « incertains » : ils sont documentés et chiffrés. C’est aussi la force du ministère des armées de disposer de ses propres ressources. Ce modèle est d’ailleurs unique. La trajectoire est soutenable. Il me semblait pertinent de bien distinguer les sommes de 413,3 et de 400 milliards. Ces ressources extrabudgétaires n’ont rien de nouveau et ne relèvent pas d’une estimation au doigt mouillé.

S’agissant de nos coopérations avec l’Allemagne, notre modèle d’armée nous impose de ne transiger avec aucun principe fondamental, ni aucune ligne rouge. Le SCAF répondra aux besoins des armées, dissuasion nucléaire comprise. Ne pensez pas que nous soyons naïfs : lorsque j’ai confirmé le standard 5 du Rafale, j’ai demandé à l’armée de l’air de me faire part de ses attentes concernant le chasseur de nouvelle génération (NGF). C’est à nous de les transmettre à nos partenaires allemands et espagnols, et à ceux qui les rejoindront. Il y aura un successeur au Rafale, qui, quoiqu’il arrive, correspondra aux intérêts souverains français. Par ailleurs, le partage de l’addition garantit la soutenabilité des programmes.

À travers Dassault, la France est cheffe de file du SCAF : ce programme ne suscite donc aucune inquiétude de ma part ; en revanche, je ne réfute donc pas entièrement vos propos sur le MGCS, qui accuse un retard quelque peu préoccupant.

L’inflation est bien traitée dans la LPM. Je vous rappelle que le ministère des armées est le seul à être doté de tels moyens de gestion. Les reports de charge sont également un bon outil pour y répondre : si l’on estime que l’inflation ne se maintiendra pas à son niveau actuel, nous pouvons espérer retrouver des marges de manœuvre. Il sera profitable de s’acquitter de factures avec des reports de charge lorsque les facteurs macroéconomiques seront meilleurs. Rappelez-vous le contexte d’inflation dans lequel les gaullistes ont pris leurs décisions dans les années 1960 : vous ne serez pas la première législature à traiter ce sujet.

J’estime que l’équilibre entre la dissuasion nucléaire et conventionnelle est adéquat. Notre modèle est original : contrairement à certaines puissances dotées, en France, les contrats opérationnels liés à la dissuasion et les contrats conventionnels sont très imbriqués. Les Rafale employés pour les forces aériennes stratégiques peuvent ainsi mener des opérations qui ne sont pas nucléaires. Cette organisation, y compris pour notre marine, a ce mérite : la dissuasion nucléaire a toujours tiré l’ensemble de la défense vers le haut, en garantissant des moyens qui peuvent être utilisés à différentes fins.

La filière des drones doit être duale. Pour garantir la souveraineté de notre filière, nous devons nous saisir de toutes les opportunités, y compris dans le domaine de la sécurité civile. Il ne faut pas reproduire l’expérience du Reaper. Les sommes importantes dégagées nous permettront de donner de la visibilité à la filière. Les entreprises, y compris les PME, commencent à montrer des résultats prometteurs. Le rôle que joueront les drones à l’avenir nous impose une souveraineté dans l’ensemble de la gamme, des drones les plus petits – les munitions téléopérées – à ceux qui s’assimilent à de petits avions. Je souhaite aussi que les 5 milliards d’euros consacrés nous permettent de faire travailler la concurrence : là encore, nous devons réfléchir au modèle économique de ces entreprises afin de garantir leur soutenabilité économique.

Les crédits pour la cellule Thémis sont bien reconduits, mais il s’agit essentiellement de crédits de ressources humaines, et non d’investissements. Nous devons aller encore plus loin : si Thémis a un rôle à jouer, nous devons aussi sensibiliser le commandement, sans hésiter à proposer au ministre, lorsqu’il le faut, les sanctions qui doivent être prononcées, avec les poursuites pénales associées. L’armée protège la Nation, mais elle est aussi l’armée de la République : elle doit donc véhiculer ses valeurs. Même si les évolutions récentes en la matière sont spectaculaires, il arrive encore que des signalements me soient transmis.

Il me semble que chacun s’accorde à reconnaître l’intérêt du SNU, même si nous ne partageons pas tous la même vision de ce qu’il devrait être : il y a un consensus sur la nécessité de s’adresser à la jeunesse et de relever de nouveaux défis, notamment liés à la transition écologique. Toutefois, la LPM concerne le format des armées. Il ne me paraissait pas pertinent d’y intégrer le SNU. Ainsi, nous pourrons réserver le SNU à des vecteurs spécifiques et rebasculer en annualités budgétaires plutôt qu’en programmation les sujets qu’il soulèverait. Le SNU n’aura donc pas d’effet sur la programmation, à l’exception des réserves, comme le prévoit la LPM.

L’A400M se caractérise par des capacités d’allongement et d’emport remarquables. Elles auront d’ailleurs effet sur notre présence en Afrique, puisque l’amélioration de notre capacité et de notre rapidité de projection limite l’impératif de disposer de forces prépositionnées.

La commande de cinquante A400M n’est pas remise en cause : la cible que je vous propose – trente-cinq – est un minimum. Je suis par ailleurs persuadé qu’il faut promouvoir l’exportation de ces avions : l’opération d’évacuation de l’Afghanistan a montré leur efficacité. Des échanges sont en cours avec Airbus, l’Espagne, les Britanniques et les Allemands. L’export est en effet l’un des moyens de poursuivre ces programmes. L’évolution de l’inflation pourrait également nous permettre de viser une cible supérieure à trente-cinq.

Concernant les bâtiments de surface et les sous-marins, l’échéance de 2030 ne marquera pas l’achèvement brutal des programmes : une LPM accorde des crédits de paiement, et définit des cibles à cinq ans et à dix ans. Nous proposons donc des points de passages ambitieux pour 2030, et les programmes seront menés à terme entre 2030 et 2035.

J’ai fait le choix de fixer des délais courts pour les sous-marins nucléaires d’attaque, en mettant l’accent sur le programme Barracuda, et ainsi tendre rapidement vers une flotte homogène de la classe Suffren, en raison des enjeux liés aux infrastructures. En effet, les objets de la catégorie des sous-marins nucléaires d’attaque nécessitent des infrastructures d’accueil spécifiques, il est donc préférable de réduire le temps de tuilage autant que possible.

Monsieur Saintoul, comme je m’y étais engagé auprès de vous, il n’y aura aucune fermeture de structure du SSA en province. J’ai mené un certain nombre de réunions ces derniers temps ; je n’ai pas encore rendu publique la feuille de route. Le SSA joue un rôle important dans les territoires concernés, où le système sanitaire civil présente parfois des fragilités. Néanmoins, je suis favorable à une spécialisation de ces structures. J’ai ainsi entamé un travail avec Patricia Mirallès sur le volet psychique pour répondre aux besoins exprimés par les armées. Si les hôpitaux de Bégin et Percy jouent un rôle important, il me semble qu’il serait fautif de ne proposer que des solutions aussi éloignées de nos forces. Le SSA doit en effet jouer un rôle de proximité. Nos antennes en région doivent désormais s’inscrire soit, comme des « plots généraux », en restant lucide sur leur contribution, soit en lien avec une mission spécifique, comme la dissuasion à Brest, où le SSA participe de la permanence à la mer de nos SNLE, soit, s’orientent, par exemple pour, Lyon, Metz ou Bordeaux, vers une spécialisation, peut être aussi plus connectée avec l’Institution Nationale des Invalides, correspondant aux besoins militaires du terrain, réservistes compris.

Monsieur Giletti, le socle d’activité est bien suffisant. J’ai constaté une fréquente tentation de comprimer le MCO et l’activité défense, consistant à réduire le volume d’entraînement afin de contenir les programmes dans les bornes budgétaires fixées par la LPM. Ce serait une faute terrible que de réduire l’entraînement et l’activité défense. Cette dernière augmentera, ou se maintiendra à un très haut niveau d’engagement. Pour ma part, je préfère amplement lisser le programme Scorpion sur deux années supplémentaires plutôt que de réduire le volume d’entraînement de nos forces.

La remise en question du cadencement des marches budgétaires m’apparaît comme une réaction essentiellement politique : la cible de nos engagements est de 69 milliards, quand Mme Le Pen proposait 68 milliards, et Mme Pécresse un peu moins. Dès lors que nous nous accordons sur une date et une somme, le rythme est une affaire de contraintes – sachant que nous en avons exécuté la majeure partie depuis 2017. Le cadencement doit correspondre à notre besoin militaire et à notre capacité à mettre en tension les industriels. Ce qui compte, c’est l’augmentation, afin de créer des effets militaires réels.

Monsieur Marleix, les étalements font partie des programmations : je l’assume.

Monsieur Plassard, les commandes rapides pour les unités fourniront un élément de réponse essentiel. J’ai confié au DGA la mission de créer une force d’acquisition réactive. Elle permettra à certains régiments ou unités de demander rapidement des achats sur étagères, y compris d’objets civils à fins militaires.

Les circuits de décision sont également en voie d’amélioration au sein du ministère, qui, malgré son organisation pyramidale, permet de déconcentrer des sommes d’argent et des capacités d’achat, lorsque la cohérence le permet.

Enfin, Madame Lingemann, en situation dégradée, la LPM permet à l’industrie de défense de réquisitionner, y compris les stocks, dans un cadre précisément organisé. Par ailleurs, elle propose de prioriser certaines commandes par rapport à celles destinées à l’export ou civiles.

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur le ministre, je vous remercie pour vos réponses.

 


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M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques (mercredi 5 avril 2023)

 

M. Éric Coquerel, président de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire. Nous recevons aujourd’hui M. Pierre Moscovici en sa qualité de président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP), afin qu’il présente à la commission des finances et à la commission de la défense l’avis du Haut Conseil sur le projet de loi de programmation militaire (PLPM) pour les années 2024 à 2030. Je me réjouis de l’occasion de tenir une audition conjointe sur un tel sujet.

Conformément au souhait du bureau de la commission des finances, la commission examinera pour avis les articles 1er à 10 de ce projet de loi, lesquels portent spécifiquement sur la programmation financière, tandis que la commission de la défense est saisie au fond du projet de loi. J’en profite pour vous indiquer que nous auditionnerons le ministre sur cette question le 26 avril.

L’avis rendu par le Haut Conseil des finances publiques est l’une des traductions de la réforme organique du 28 décembre 2021, qui a élargi ses attributions, puisque jusqu’alors, il n’émettait d’avis que sur les projets de loi de programmation des finances publiques (PLPFP). Désormais, il est expressément chargé par le VII de l’article 61 de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) de donner son avis sur les dispositions d’un projet de loi de programmation ayant une incidence sur les finances publiques.

M. Thomas Gassilloud, président de la commission de la défense nationale et des forces armées. Je vous remercie, Monsieur le Président, de nous accueillir dans votre commission, pour cette audition commune. Je suis content que le HCFP se soit saisi du projet de loi de programmation militaire 2024-2030. Son avis nous offre de la transparence, de la sincérité budgétaire et de la cohérence dans nos efforts financiers. Ses travaux alimenteront utilement ceux de la commission de la défense nationale, saisie sur le fond sur ce PLPM.

Les 413 milliards d’euros que le projet de loi de programmation militaire (LPM) consacre sur sept ans représentent un effort important de la nation. Ils correspondront à un doublement du budget annuel si cette programmation est votée. Notre commission de la défense est attachée à notre souveraineté globale, qui passe notamment par notre souveraineté financière, mais aussi par notre souveraineté alimentaire ou notre souveraineté énergétique. Nous sommes également soucieux de notre dépense publique.

Il convient de ne pas opposer cette dépense destinée à la sécurité collective aux autres dépenses de nature sociale. D’une part, comme le général de Gaulle l’indiquait, la défense « c’est là, en effet, la première raison d’être de l’État ». Il ne peut donc y avoir de santé, de protection sociale ou d’éducation si nous ne sommes pas en mesure d’assurer notre sécurité collective.

D’autre part, il convient de rappeler quelques ordres de grandeur. Les dépenses de défense correspondent à 1,9 % du produit intérieur brut (PIB) et notre objectif consiste à passer à 2 % en 2025. De leur côté, les dépenses de nature sociale s’élèvent à 30 % du PIB ; le ratio est donc d’un à quinze. L’effort demandé à la nation pour les dépenses en matière de défense doit donc être relativisé par rapport à l’ensemble des dépenses publiques.

Enfin, notre base industrielle et technologique de défense (BITD) concerne 200 000 emplois non délocalisables sur le territoire français. De nombreuses études soulignent l’effet multiplicateur keynésien de ces dépenses en matière de défense. Ces dépenses génèrent des revenus, des retombées fiscales et des emplois sur nos territoires, de manière directe.

M. le président du HCFP, nous sommes contents de pouvoir compter sur votre regard pour appréhender ce projet de LPM dans le cadre plus général des dépenses publiques de notre pays.

M. Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques. M. le président de la commission des finances, M. le président de la commission de la défense et des forces armées, M. le rapporteur général, Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir invité devant vos deux commissions en tant que président du Haut Conseil des finances publiques et Premier président de la Cour des comptes, afin de vous présenter les principales conclusions de l’avis du Haut Conseil relatif au projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2024 à 2030.

C’est la première fois que le HCFP est amené à exercer la nouvelle compétence que le législateur organique lui a donnée en décembre 2021, qui consiste à rendre un avis sur la compatibilité des lois de programmation dites sectorielles avec les objectifs de dépenses pluriannuels que l’État a fixés en loi de programmation des finances publiques (LPFP).

Pour autant, et au risque de décevoir, le HCFP n’est pas en mesure, aujourd’hui, de rendre un avis tel que prévu par le législateur organique. En effet, le projet de loi de programmation des finances publiques déposé au Parlement en septembre 2022 n’a pas été adopté et le Haut Conseil ne peut donc pas évaluer la compatibilité du projet de loi de programmation militaire avec une loi de programmation des finances publiques qui n’existe pas. La loi organique prévoit, à défaut de loi de programmation des finances publiques, que le HCFP analyse la compatibilité du projet de loi de programmation avec l’article liminaire de la dernière loi de finances, mais celui-ci porte exclusivement sur l’année 2023 alors que le projet de loi de programmation militaire commence en 2024. Ainsi, le HCFP ne peut, en l’absence de loi de programmation des finances publiques, exercer pleinement son mandat.

J’ai déjà eu l’occasion de dire plusieurs fois devant la commission des finances, et je le répète aujourd’hui, la nécessité pour la France de disposer d’une loi de programmation des finances publiques à même de fournir une ancre pluriannuelle pour l’évolution de la dépense publique et de la dette.

Le Parlement a adopté plusieurs lois de programmation sectorielles ces dernières années, en particulier la loi de programmation pour la recherche (LPR) 2021-2030 et la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (Lopmi) 2023-2027. Je ne conteste nullement l’intérêt de ces lois de programmation. Au contraire, c’est une démarche qui peut être utile, tant il est nécessaire pour nos politiques publiques d’être prévisibles et financées à moyen terme.

Mais ceci ne doit pas et ne peut pas se faire dans un brouillard : on ne peut pas empiler des lois de programmation sans fixer de limite globale à la dépense publique, au risque de s’engager sur une trajectoire de dépenses qui ne soit pas soutenable. Le Parlement et le gouvernement ont besoin de fixer des plafonds pluriannuels de dépenses publiques, comme le législateur organique l’a prévu, il y a à peine plus d’un an, car cet outil est indispensable pour piloter l’évolution des comptes publics.

Je rappelle ici que la France a connu une érosion progressive de la situation de ses finances publiques au sein de la zone euro : alors qu’elle faisait figure de bon élève au moment de l’entrée dans l’euro (en 2001, la dette publique française était au même niveau que la dette publique allemande, à 58 % du PIB), elle est progressivement devenue l’un des pays les plus endettés de la zone monétaire. Alors qu’un certain nombre de nos partenaires européens, frappés comme la France par les crises, ont réussi à engager, entre celles-ci, une dynamique de diminution de la dette, il n’en a pas été ainsi dans notre pays.

La loi de programmation des finances publiques devrait permettre de donner cette boussole pour empêcher une dérive lente de nos comptes publics en prévoyant des objectifs raisonnables en matière de dépenses chaque année pour rester conforme aux objectifs fixés. Les pouvoirs publics doivent utiliser tous les moyens à leur disposition, à commencer par ceux prévus par la loi organique, pour gérer au mieux les finances publiques et maintenir une gouvernance irréprochable.

Le HCFP appelle donc à l’adoption rapide d’une loi de programmation des finances publiques à la fois crédible et ambitieuse, pour fournir l’ancre pluriannuelle dont la gestion des finances publiques a impérativement besoin. En l’absence d’une loi de programmation des finances publiques, le HCFP a néanmoins décidé, comme le gouvernement le lui a d’ailleurs demandé, d’examiner la conformité de la trajectoire du PLPM avec le projet de loi de programmation des finances publiques déposé le 26 septembre 2022 au Parlement. Il s’agit donc d’un exercice conventionnel. Je tiens à souligner un point important : cette trajectoire n’a pas été actualisée depuis septembre 2022, alors même que la loi de finances initiale (LFI) pour 2023 a été votée avec un montant de dépenses accru de 8 milliards d’euros par rapport à celles inscrites dans le projet de loi de finances. La trajectoire de référence est ainsi d’ores et déjà dépassée en 2023, au moins en prévision.

J’en viens maintenant au contenu de l’avis rendu par le HCFP. Le projet de loi de programmation militaire prévoit une trajectoire de crédits de paiements pour la mission Défense s’élevant à 400 milliards d’euros au total sur la période 2024-2030, en faisant la somme de l’ensemble des exercices. Le projet de loi prévoit une augmentation des crédits de la mission Défense de 3 milliards par an entre 2024 et 2027 puis de 4,3 milliards par an jusqu’en 2030. Les crédits atteindraient ainsi 69 milliards d’euros courants en 2030 contre 47 milliards en 2024.

L’avis du HCFP sur le projet de loi de programmation militaire porte trois messages essentiels. Tout d’abord, la trajectoire de crédits de paiements de 400 milliards d’euros est compatible avec celle du projet de loi de programmation des finances publiques. En revanche, le HCFP ne peut assurer que la trajectoire des besoins programmés, évalués à 413,3 milliards d’euros par le projet de loi de programmation militaire, soit entièrement prise en compte dans le projet de loi de programmation des finances publiques. Dès lors, la compatibilité des deux trajectoires est affectée par des incertitudes.

Enfin, le HCFP souhaite attirer l’attention du Parlement sur le fait que, dans la mesure où environ 20 % des dépenses de l’État sont désormais couvertes par des lois de programmation qui visent des augmentations importantes de moyens, les dépenses restantes, soit 80 % des budgets de l’État, devront faire l’objet d’une maîtrise stricte pour permettre le respect de la trajectoire visée par le projet de loi de programmation des finances publiques. Ainsi, les ajustements devront être réalisés ailleurs si ces lois sont déployées comme prévu.

Le premier message est donc le suivant : la trajectoire de crédits de paiements de la mission Défense est compatible avec celle prévue dans le projet de loi de programmation des finances publiques de septembre 2022. Je rappelle que ce projet couvre la période 2023-2027, alors que le projet de loi de programmation militaire s’étend de 2024 à 2030. L’examen de la compatibilité de la trajectoire de dépenses militaires avec celle du projet de loi de programmation des finances publiques porte donc uniquement sur la période 2024-2027.

Le HCFP a constaté que les crédits budgétaires de la mission Défense inscrits dans le projet de loi de programmation militaire et le projet de loi de programmation des finances publiques sont identiques pour les années 2024 et 2025. L’administration a par ailleurs indiqué au HCFP que la trajectoire du projet de loi de programmation militaire était bien incluse dans celle du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2026-2027. Je précise que nous avons auditionné conjointement le ministère des finances et le ministère de la défense. Le HCFP n’a toutefois pu le vérifier directement car le projet de loi de programmation des finances publiques ne présente les crédits des missions budgétaires que sur les trois premières années de la programmation.

Notre deuxième message est le suivant : le HCFP relève cependant que le projet de loi de programmation militaire établit à 413,3 milliards d’euros le montant des besoins programmés pour la période 2024-2030, alors qu’il n’identifie que 400 milliards d’euros de crédits budgétaires pour les financer. Il ressort des échanges d’informations du HCFP avec le gouvernement que ces 13 milliards seraient financés de trois manières.

Tout d’abord, l’administration attend des ressources extrabudgétaires notamment des recettes de cessions immobilières, de cessions de matériels, ainsi que les recettes du service de santé des armées, qui contribueraient au total à hauteur de 5,9 milliards d’euros sur la période.

Les besoins supplémentaires seraient ensuite financés par « solidarité interministérielle », c’est-à-dire par des transferts provenant des autres budgets ministériels ayant des dépenses moindres que prévu. Enfin, la réduction des dépenses habituellement observées au sein du ministère de la défense (ce que les services nomment « marge frictionnelle »), ainsi que le report de charges du ministère seraient mobilisés pour assurer le besoin de financement résiduel.

Ces 13,3 milliards d’euros de dépenses ne sont pas isolés dans le projet de loi de programmation des finances publiques et le gouvernement n’a pas fourni d’éléments permettant au HCFP de s’assurer que ces dépenses supplémentaires soient pleinement prises en compte dans la trajectoire de dépenses du projet de loi de programmation des finances publiques.

Ainsi, l’impact exact du projet de loi de programmation militaire sur le montant de dépenses publiques prévu dans le projet de loi de programmation des finances publiques reste teinté d’incertitudes. Je relève d’ailleurs que, d’ores et déjà, le ministre des armées a indiqué demander pour 2023 des ouvertures de crédits supplémentaires très significatives, notamment en lien avec l’inflation qui s’annonce plus forte que la trajectoire prévue par le gouvernement.

Enfin, et c’est le dernier message de cet avis, le HCFP note que le projet de loi de programmation militaire, conjointement aux lois de programmation déjà votées en matière de recherche et de sécurité intérieure, contraint très fortement les autres dépenses du budget de l’État, et la maîtrise de la dépense est à ce jour peu documentée.

En effet, les crédits couverts par ces lois de programmation vont connaître une croissance plus rapide que la prévision du total de la dépense de l’État, imposant, pour respecter l’objectif de dépenses fixé en projet de loi de programmation des finances publiques, une croissance faible en valeur, et même une baisse en volume, des autres dépenses de l’État. Le HCFP estime ainsi que ces autres dépenses seraient amenées, en volume, à baisser de 1,4 % en moyenne par an sur la période 2023-2027, soit une baisse plus forte que par le passé, puisqu’elles ont diminué de seulement 0,3 % en moyenne par an entre 2012 et 2019. Le HCFP avait déjà indiqué, dans son avis de septembre 2022 sur le projet de loi de programmation des finances publiques, que celui-ci prévoyait une trajectoire en réalité ambitieuse de maîtrise de la dépense de l’État et que celle-ci était peu documentée. Ce jugement est donc renforcé par les informations qui nous ont été fournies sur le projet de loi de programmation militaire.

Ces calculs peuvent paraître très arides. Ils nous mettent cependant face à une réalité concrète. Nous faisons face, comme les autres pays avancés, à une montagne d’investissements et de dépenses publiques militaires et civiles indispensables pour restaurer notre défense, nos hôpitaux, nos universités et pour réaliser une transition énergétique et écologique. Face à ces besoins, nous sommes confrontés à un mur de dettes déjà très élevé, faute d’avoir par le passé utilisé les périodes de retour de la croissance pour réduire suffisamment les déficits annuels. Aussi, les financements qu’il est prévu d’accorder à l’État régalien ou à d’autres politiques impliquent des efforts collectifs de maîtrise d’autant plus importants de la dépense dans les autres champs de l’action publique.

Je le répète, il n’y a aucune fatalité à ce que la France continue à voir la situation de ses finances publiques s’éroder. La poursuite de cette érosion aurait de graves conséquences puisqu’elle limiterait d’autant notre capacité à investir pour l’avenir. Je crois notre pays parfaitement en mesure de s’engager dans une revue de ses dépenses et de leur qualité, afin d’en tirer les enseignements pour réduire ce qui n’est pas efficace. La Cour des comptes est bien sûr prête à s’y impliquer. Je m’en suis entretenu la semaine dernière avec le ministre de l’économie et des finances et le ministère délégué chargé des comptes publics. Nous contribuerons d’ici l’été à la revue de la qualité de la dépense et à la réflexion sur certaines missions de l’État, via la production de neuf notes thématiques. Nous espérons que ce travail sera utile au Parlement, sans l’implication duquel rien ne sera possible.

Voilà, Mesdames et Messieurs les députés, les quelques réflexions que je souhaitais partager avec vous au sujet de ce projet de loi de programmation, dans le champ de compétences qui est le nôtre. Je vous remercie de votre attention et me tiens à votre disposition, avec M. Dubois, secrétaire général du HCFP et Mme Eloy, secrétaire générale adjointe, pour répondre à vos questions.

M. le président Éric Coquerel. Le président de la commission de la défense a expliqué que l’effort militaire ne devait pas entrer en concurrence avec les autres efforts en matière de santé, d’éducation et de préservation du climat. En revanche, comme le président Moscovici l’a indiqué, cet effort entraînerait une baisse des dépenses de 1,4 % dans d’autres secteurs que je juge aussi essentiels. Par conséquent, la question des recettes et des dépenses fiscales ne manquera pas de se poser.

Si j’en crois Les Échos qui titraient avant-hier sur le réarmement de la France, la loi de programmation militaire permettrait d’atteindre les objectifs que nous nous fixons en la matière. Mais je m’interroge. En réalité, les crédits augmenteront de façon moindre jusqu’en 2027, année des prochaines élections présidentielles, puis plus fortement. Ces marches ascendantes me laissent perplexe, à la fois sur le plan politique puisque l’effort interviendra après la fin du mandat de la majorité actuelle, mais également sur le plan pratique pour les commandes de matériel. En effet, je crains qu’attendre plusieurs années avant de mettre en œuvre ces augmentations de crédits s’accompagne d’un renchérissement du coût des commandes de matériel, avec une incidence sur le budget. En outre, si je ne me trompe pas, dans les dernières années de la programmation, le budget sera impacté par la moitié de l’investissement nécessaire à la construction du futur porte-avions français (5 milliards d’euros). J’aimerais que vous nous éclairiez sur le réalisme de ces marches.

Ensuite, pour les années 2024-2025, la loi de programmation militaire prévoit une croissance annuelle des dépenses de 3 milliards, ce qui correspond aux montants déjà prévus lors de la dernière loi de programmation. Cependant, un élément nouveau doit désormais être pris en compte : l’inflation. Compte tenu de l’inflation, ces 3 milliards représenteront de facto une diminution par rapport à la précédente loi de programmation.

La sécurité des Jeux olympiques va-t-elle être financée par le budget de la défense, pour un montant d’environ 800 millions d’euros, soit une somme qui ne serait pas consacrée au réarmement et à la modernisation des armées ?

Enfin, pouvez-vous me confirmer que l’armement cédé à l’Ukraine ne sera pas financé par les crédits prévus dans cette loi de programmation ?

M. le président Thomas Gassilloud. Je rappelle l’impératif de visibilité en matière d’investissement de défense, notamment pour un pays comme la France, qui tient à produire l’essentiel de ses équipements. En effet, au-delà de l’ambition financière de notre investissement de défense, nos capacités industrielles sont limitées. Par conséquent, même si nous fixions des marches plus ambitieuses, nous n’aurions pas nécessairement la capacité de produire ces équipements. Ensuite, je regrette plus généralement l’absence de LPFP. Cette programmation constituerait une sécurisation supplémentaire pour notre budget de défense.

Sur les 413 milliards d’euros de la LPM, 268 milliards d’euros sont consacrés à l’équipement, pour lesquels le multiplicateur keynésien est particulièrement important, au même titre que l’impact sur les dépenses fiscales et l’innovation. Vous savez, en effet, que l’innovation civile tire parti de l’innovation en matière de défense. Nous avons demandé une note d’analyse à la chaire économie de défense de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), laquelle a souligné les retours positifs en matière macroéconomique des trois premières années de l’actuelle LPM. Par ailleurs, notre BITD contribue très positivement à la balance commerciale de la France.

Avez-vous pris en compte ces éléments pour étudier la soutenabilité financière des trajectoires de programmation qui vous ont été soumises ?

M. Jean-René Cazeneuve, rapporteur général. Je voudrais tout d’abord rappeler tout l’intérêt de ce premier avis du Haut Conseil des finances publiques sur un projet de loi de programmation sectorielle et combien il est essentiel de pouvoir disposer du référentiel que constitue la loi de programmation des finances publiques. À cet égard, je rappelle ma volonté de voter le projet de loi de programmation des finances publiques et je propose à toutes les oppositions qui le souhaitent d’avoir une discussion spécifique à ce sujet de manière à trouver une majorité pour qu’il puisse être adopté.

J’apporte mon soutien à l’effort sans précédent consenti pour nos armées alors que nous avons tous conscience de la gravité de la situation internationale. Le projet de loi de programmation militaire est par ailleurs adapté aux spécificités du budget des armées, compte tenu du temps nécessaire pour fabriquer les armements. L’accélération en matière d’effectifs et de budget a lieu dès 2024, avec 1 500 personnes de plus et 3 milliards supplémentaires chaque année.

Je m’interroge malgré tout sur les modalités de financement de l’enveloppe d’1,5 milliard d’euros supplémentaires prévus cette année, qui vient d’être annoncée par le ministre des Armées.

Je m’interroge également sur le reste à payer, qui augmente significativement, de l’ordre de 10 milliards d’euros, année après année. En 2022, le reste à payer s’est élevé à 91 milliards d’euros, ce qui me paraît colossal. Certes, on peut imaginer un décalage pendant un certain temps entre les autorisations d’engagement et les crédits de paiement, mais le fait que ce décalage augmente année après année me surprend. Comment l’expliquez-vous ? Par ailleurs, plus il existe de lois de programmation – absolument essentielles sur certains sujets – plus notre budget se rigidifie et nos marges de manœuvre s’amoindrissent. Pensez-vous qu’il faille continuer d’augmenter le nombre de lois de programmation sur d’autres sujets ? Ou considérez-vous que nous avons traité les sujets les plus stratégiques à moyen terme et qu’il faut en rester là pour conserver des marges de manœuvre ?

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. En tant que rapporteur du PLPM, je me félicite de la saisine du HCFP, dont l’avis est une source d’information très précieuse pour les parlementaires. Cette saisine présente également l’avantage de rappeler l’effort significatif et nécessaire en faveur de nos armées. Sans défense nationale, il n’y a plus d’État. Chaque euro dépensé doit être utile. Je souhaiterais en outre rappeler que le budget de la défense nationale irrigue tous nos territoires, au bénéfice également d’autres intérêts que ceux de la défense proprement dits.

Je souhaiterais vous interroger sur l’impact de l’inflation. Le ministre des armées l’a chiffré à 30 milliards sur l’ensemble de la programmation. Considérez-vous que les hypothèses qui fondent la LPM sont pertinentes ?

M. le président Éric Coquerel. Le financement supplémentaire de 1,5 milliard d’euros annoncé par le ministre des armées pour 2023 est-il envisageable sans projet de loi de finances rectificative (PLFR) ?

M. Pierre Moscovici. Certaines de vos questions ne relèvent pas de mon champ de compétences. En effet, il ne nous revient pas de nous prononcer sur le fond du projet de loi de programmation militaire.

Nous n’avons pas non plus à nous prononcer sur le nombre de lois de programmation. J’observe néanmoins que la multiplication des lois de programmation a tendance à rigidifier le processus. En l’absence d’une loi de programmation des finances publiques permettant d’avoir une vue d’ensemble, nous pourrions aboutir à la situation paradoxale d’un besoin d’ajustement massif sur toutes les dépenses non programmées, qui nous conduirait à une forme d’aporie. Autrement dit, le législateur doit examiner ces éléments avec sagesse, laquelle peut suggérer de ne point trop en faire.

L’avis du HCFP porte sur la cohérence d’ensemble de nos finances publiques et de ce projet de loi de programmation militaire. J’indique au président de la commission des finances qu’une des notes de la Cour des comptes sur la qualité de la dépense publique portera sur les dépenses fiscales et les dépenses sociales, qui représentent une masse de 170 milliards d’euros, dont il faut faire l’inventaire pour que les parlementaires puissent prendre des décisions à cet égard.

S’agissant des marches évoquées par plusieurs d’entre vous, il est vrai que le rehaussement s’effectue en deux temps : 3 milliards annuels jusqu’en 2027, puis 4,3 milliards entre 2028 et 2030. Il est également vrai que la durée de la programmation enjambe celle de la législature, mais c’est assez fréquent en matière de dépenses. Néanmoins le montant de 3 milliards n’est pas négligeable pour la période 2024-2027.

Je note que cette forte hausse des crédits était globalement inscrite dans le projet de loi de programmation des finances publiques, à deux nuances près. Tout d’abord, nous n’avons pu nous assurer que ces sommes figuraient totalement dans le projet, puisqu’elles étaient uniquement mentionnées pour les années 2024-2025, le texte ne présentant de programmation par mission pour les années 2026 et 2027. Les entretiens que nous avons réalisés conduisent à penser que cette trajectoire est plutôt cohérente. Mais le HCFP ne peut pas garantir que les 13 milliards d’euros supplémentaires prévus par le projet de loi de programmation militaire, dont le financement paraît encore incertain, aient bien été prévus en projet de loi de programmation des finances publiques.

Une autre incertitude porte sur l’inflation. Je ne crois pas qu’elle conduirait à une baisse des dépenses, mais il est exact que la LPM est bâtie sur l’hypothèse d’inflation du projet de loi de programmation des finances publiques, que nous estimons un peu faible. En toute hypothèse, la hausse des dépenses militaires en volume sera affectée par l’inflation, qui en limitera la progression. Cela posera question si l’on veut tenir les ambitions affichées, notamment en matière industrielle.

Ensuite, il est vrai que l’effort national de soutien à l’Ukraine vient s’ajouter aux ressources budgétaires prévues. Il est mis en œuvre notamment sous forme de contribution à la facilité européenne pour la paix, de cession de matériels et d’équipements nécessitant un recomplètement, ou d’aides à l’acquisition de matériels ou de prestation de défense et de sécurité. Ces moyens sont prévus en sus, c’est-à-dire en dehors des 3 milliards d’euros évoqués.

S’agissant du multiplicateur keynésien, je suis très attaché à la BITD française, mais il faut néanmoins distinguer quelques éléments. Incontestablement, cette industrie existe sur nos territoires et présente une série de débouchés. Néanmoins, je suis plus prudent à l’évocation du multiplicateur keynésien, puisque celui-ci se joue à l’échelle globale en termes de productivité et d’emploi. À court terme, il existe effectivement une accélération, mais à long terme, il n’y a pas d’impact mesurable sur le PIB potentiel de la France. Un effort global serait nécessaire pour que celui-ci augmente, et non pas qu’il porte uniquement sur 1,9 % du budget de l’État. Toutefois, le HCFP ne produit pas d’analyse macroéconomique spécifique, mais il s’attache à la cohérence en matière de dépenses.

Enfin, les restes à payer sont essentiellement dus à l’allongement des contrats, selon les réponses fournies par le ministère de la défense et le ministère des finances.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. La programmation poussée à 413 milliards d’euros incitera nos industriels à être beaucoup plus pertinents et performants. Pensez-vous de manière générale que l’établissement d’un objectif plus élevé permet de contraindre certains acteurs du domaine, afin que les deniers publics soient dépensés de manière plus efficace ?

M. Emeric Salmon (RN). La presse a étalé les multiples désaccords au sein du gouvernement. Matignon a développé une logique d’austérité avec une LPM au rabais, que Mme Borne souhaitait réduire à 392 milliards d’euros, avec une augmentation insuffisante de 2 milliards d’euros par an, en début de LPM, soit un montant inférieur à la précédente loi de programmation. De son côté, le ministère des armées souhaitait à juste titre une LPM plus ambitieuse à 413 milliards d’euros entre 2024 et 2030. Le rapport du HCFP est très clair à ce sujet : les 413 milliards ne sont pas budgétés sincèrement. En réalité, 13 milliards sont annoncés sans que l’on trouve de trace sérieuse et crédible de leur financement.

Ensuite, le gouvernement prévoit des marches insuffisantes de 3 milliards d’euros chaque année en début de LPM, bien loin des besoins exprimés par les industriels et l’état-major des armées, qui demandaient une première marche de 5 milliards d’euros. À ce titre, il s’agit là d’un revers pour M. le ministre Lecornu, qui rejoignait pourtant les positions de bon sens de l’état-major. L’hypocrisie de ce gouvernement consiste à rehausser les marches en prévoyant des crédits supplémentaires après l’élection présidentielle de 2027, ce qui va à l’encontre des besoins des industriels de la défense et témoigne de l’insincérité et du cynisme de ce gouvernement.

Une autre source d’incertitude porte sur l’inflation. Les dépenses sont programmées en euros courants, ce qui laisse planer un doute sérieux sur l’effectivité réelle de ces crédits, au vu des prévisions d’inflation. La seule disposition de crédits supplémentaires concerne la hausse du prix des carburants. Le 28 février, lors d’une audition au Sénat, M. le ministre Lecornu a confirmé que l’inflation pèsera à hauteur de 30 milliards d’euros sur les 413 milliards d’euros de la LPM. Quel regard porte le HCFP sur ce point ?

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NUPES). Le HCFP identifie 400 milliards d’euros de crédits budgétaires sur les 413 milliards que comporte le PLPM. Les 13,3 milliards d’euros restants trouveraient leur source dans des financements interministériels, des reports de charge, ainsi que des cessions immobilières, qui rapporteraient au maximum 5,9 milliards d’euros. Nous restons donc loin du compte.

Nous déplorons l’impossibilité de définir l’impact exact sur les dépenses publiques de la LPM. L’imprécision qui les entoure nous interroge et nous inquiète. Les dépenses restent les mêmes en 2024 et 2025, puis connaissent une augmentation conséquente à partir de 2027, au moment où le gouvernement actuel ne sera plus en exercice.

En outre, étant donné qu’il n’y a aucun changement pour les années 2024 et 2025, le budget sera en réalité à la baisse compte tenu de l’inflation. Le budget dont nous débattons est incertain car il est calculé en année n-1. Autrement dit, l’inflation record de 6,2 % constatée sur un an n’est pas prise en compte dans ce PLPM. À l’image de la réforme des retraites, le gouvernement demande une nouvelle fois à la représentation nationale de débattre sur des chiffres hasardeux. Cependant, ce constat ne doit pas conduire à la conclusion d’une nécessaire baisse des dépenses publiques, comme l’estime le HCFP.

Rappelons que depuis 2017, les montants annuels des prélèvements obligatoires ont été réduits de 60 milliards d’euros, tandis que ceux des aides aux entreprises, composés à 80 % de niches fiscales et d’exonérations, ont été augmentés de 80 milliards d’euros. Tout cela sans efficacité réelle. Nous refusons que cette programmation soit vectrice d’austérité. L’inflation persiste, elle est nourrie par les superprofits de certaines entreprises et touche les plus fragiles de nos concitoyens. Dès lors, pourquoi faire de la baisse des dépenses publiques plutôt que de l’augmentation des ressources la contrepartie indispensable de la programmation des dépenses militaires ?

M. Patrick Hetzel (LR). Je vous remercie pour l’avis du HCFP concernant le PLPM pour la période 2024-2030. Vous insistez sur la question essentielle de la soutenabilité budgétaire. Ce matin en commission de la défense, M. le ministre Lecornu a indiqué que sur un plan budgétaire, il considérait la LPM comme une « loi plancher », c’est-à-dire une forme de strict minimum. Qu’en pensez-vous ?

Par ailleurs, vous indiquez que l’impact exact sur le montant des dépenses publiques présente des incertitudes, dont les fameux 13 milliards d’euros provenant de ressources extrabudgétaires. Surtout, vous concluez votre avis en indiquant qu’il faudrait un effort de maîtrise important de nos finances publiques, qui reste à ce jour peu documenté. Auriez-vous des pistes de réflexion à ce sujet, qui constitue le premier talon d’Achille du projet présenté par le gouvernement ?

Mme Josy Poueyto (Dem). Notre groupe se réjouit de la réunion conjointe des deux commissions pour aborder cette LPM essentielle pour l’avenir de notre pays et de notre armée. Le HCFP est ainsi saisi pour la première fois sur un projet de la sorte, à la suite de la réforme portée par Laurent Saint-Martin et Éric Woerth, qui a introduit cette nouveauté en 2021.

Comme vous l’avez indiqué, vos travaux ont été limités par l’absence d’une LPFP, alors que la LPM court jusqu’à 2030. Aussi, voyez-vous d’autres conséquences du rejet de la LPFP pour nos finances publiques et les travaux du Parlement ?

Vous indiquez par ailleurs que la LPM impliquera des choix budgétaires sur d’autres domaines, pour réduire nos finances publiques. Alors que le texte que nous allons étudier prévoit d’importants investissements tant dans le tissu économique de notre pays qu’en recherche et développement, est-il possible d’estimer un impact positif pour nos finances publiques de cet investissement massif dans notre BITD ?

Enfin, nous connaissons une période d’inflation importante, notamment sur les matières premières et les hydrocarbures. La complexité des conséquences de l’inflation semble avoir été prise en compte par le ministère dans sa rédaction. Mais avez-vous pour votre part pensé à la création d’un indicateur spécifique pour les dépenses militaires, notamment pour tenir compte du coût des matières premières.

Mme Isabelle Santiago (SOC). L’avis du HCFP sur la LPM indique que sur les 413 milliards de besoins programmés, elle ne dispose en réalité que de 400 milliards d’euros de crédits véritablement identifiés, la partie manquante devant être couverte par des ressources complémentaires, notamment des ressources extrabudgétaires. Une partie de ces ressources manquantes doit également provenir de la solidarité interministérielle, ce qui pose deux problèmes principaux.

D’une part, ceci implique que des baisses de dépenses interviendront certainement dans d’autres missions budgétaires de l’État. Nous nous interrogeons donc sur la trajectoire budgétaire, même si elle s’étale dans le temps. D’autre part, il n’est pas certain que le budget se portera réellement à 413 milliards d’euros, même s’il contribue à la reconstruction de nos armées.

Nous fondons notre analyse parlementaire sur une LPM de reconstruction qui prépare l’avenir dans un monde en profonde mutation. La Cour des comptes ayant rendu en janvier 2023 un rapport sur les opérations extérieures (Opex) et le soutien aux exportations de matériel militaire, j’aimerais connaître votre avis sur l’équilibre budgétaire de la LPM : sommes-nous engagés sur les exportations ?

M. Christophe Plassard (HOR). Je vous remercie d’avoir rendu un avis sur le projet de loi de programmation militaire malgré l’absence de LPFP en raison du rejet du projet de loi de programmation des finances publiques (PLFFP) à l’automne dernier. Dans cet avis, le HCFP regrette le manque de documentation des efforts de long terme qui devront être réalisés pour assumer les dépenses des lois de programmation, notamment du projet de loi de programmation militaire. En effet, dans le cadre de mon récent rapport d’information sur l’économie de guerre, j’ai pu constater que malgré le respect de la LPM, les industriels majeurs réclament plus de visibilité afin de monter en cadence, notamment au travers de la commande publique pluriannuelle. Or ces objectifs de visibilité se heurtent au principe d’annualité budgétaire. Ainsi, avez-vous des recommandations à formuler afin de concilier les impératifs de l’annualité budgétaire et les objectifs élémentaires de visibilité à long terme inhérents aux projets de défense ?

Comment conjuguer ces deux impératifs antinomiques pour favoriser les innovations, les investissements et les développements, au sein et en dehors de la commande publique, notamment à l’export ?

M. Pierre Moscovici. On peut entendre la réflexion concernant la pression exercée sur les industriels à travers une forme de flexibilité des ressources. Mais d’autres pressions peuvent également intervenir : nous pouvons imaginer qu’une hausse de la dépense pourrait se heurter à une offre insuffisante, surtout dans un contexte de hausse généralisée des budgets militaires à l’échelle mondiale, laquelle pourrait entraîner elle-même une hausse des prix. Je préfère une construction plus robuste. En tant que Premier président de la Cour des comptes et président du HCFP, je suis plutôt favorable à un alignement des crédits et des besoins, afin de réduire l’incertitude.

Par ailleurs, comme je l’ai déjà indiqué, l’inflation prévue laisse malgré tout de la place pour une hausse de la dépense en volume. Cependant, cette inflation devrait être plus élevée, notamment en 2023.

Ensuite, je me défends d’être un maniaque de l’austérité ou de ne m’intéresser qu’aux dépenses, sans aborder les recettes. Il m’arrive d’ailleurs de me rendre à l’Assemblée en tant que président du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) et de présenter des réflexions sur les impôts. Cependant, nous menons nos analyses dans le cadre de la loi organique. Nous avons donc comparé la trajectoire des dépenses prévues par le projet de loi de programmation militaire avec les autres dépenses prévues par le projet de loi de programmation des finances publiques. Tel est notre mandat : nous agissons dans un cadre fixé.

Néanmoins, sur le fond, je constate que les dépenses publiques représentent 58 % du PIB. Dans ce cadre, leur augmentation poserait quand même un certain nombre de problèmes, y compris en termes de recettes puisque les prélèvements obligatoires avoisinent les 45 %. Mais encore faut-il que nos concitoyens soient totalement satisfaits de la qualité du service public, ce dont je ne suis pas absolument sûr, en tant que citoyen. Je considère donc qu’il est temps de s’intéresser à la qualité de la dépense publique. Je ne postule jamais qu’il faut atteindre tel ou tel niveau de la maîtrise de la dépense, mais que de la qualité doit découler une efficacité supérieure, qui ne se réalise pas forcément à un coût supérieur.

Je ne veux pas me prononcer sur l’idée d’une « loi plancher ». Il est assez logique que les positions de Bercy, du ministère de la défense, de Matignon et de l’Élysée soient différentes, chacun étant dans son rôle. Je ne goûte donc guère au terme d’insincérité : pour être insincère, il faut avoir l’intention de tromper. S’il s’agissait d’une « loi plancher », cela supposerait une accélération, mais il faudrait alors trouver les recettes ou de moindres dépenses ailleurs. La maîtrise de la dépense que l’on ne ferait pas sur telle ou telle loi de programmation sectorielle finirait par entraîner une baisse en volume difficile à assumer pour le reste de la dépense publique, notamment les dépenses sociales, de transfert ou d’éducation. Incontestablement, ce phénomène de vases communicants existe. La multiplication de lois de programmation sectorielles sans une loi de programmation d’ensemble peut aboutir à une situation in fine assez absurde.

J’ai déjà évoqué devant la commission des finances les risques induits par une absence de loi de programmation des finances publiques. Ces risques sont à mon avis de nature juridique, politique et financière. Quoi qu’il en soit, il existe bien un risque que le HCFP ne puisse exercer sa mission sur les prochaines lois de règlement. En effet, leur objet consiste à comparer les résultats aux objectifs de la LPFP.

Je rappelle à ce titre qu’il n’y a pas eu de loi de règlement l’année dernière. On peut donc estimer que le processus d’élaboration de la loi de finances devient discontinu, ce qui peut poser un problème juridique sérieux. Enfin, il existe également un risque sur les financements européens. Aujourd’hui, les règles européennes ont été suspendues en raison de la crise Covid, mais elles finiront un jour par être réinstaurées. Il sera toujours nécessaire de s’accrocher à un objectif de moyen terme prévu par une ancre interne de finances publiques. Il est très donc compliqué de vivre sans une loi de programmation des finances publiques, qui doit être crédible et ambitieuse.

Enfin, les Opex sont déjà financées par solidarité interministérielle, comme le prévoient les procédures de la LPM. Ce sujet ne me paraît pas problématique en termes financiers.

M. Fabien Di Filippo (LR). Ce débat large nous engage dans un avenir incertain de six ans. Une loi de programmation offre l’avantage de permettre un affichage généreux sans avoir à en assumer la totalité de l’exécution. On comprend donc que l’outil puisse être politiquement intéressant pour un gouvernement.

Sur les 413 milliards d’euros figurent 13 milliards d’euros de recettes incertaines, apportées par des cessions immobilières ou des ventes de fréquences radio. Comment évaluez-vous la sincérité de la capacité d’obtenir ces 13 milliards d’euros de recettes supplémentaires ? Dans un contexte inflationniste, quelle part de ces 413 milliards d’euros pourrait être annihilée ? Si un rythme de 5 % annuel devait être enregistré, les 100 milliards d’euros de hausse seraient intégralement grignotés.

Enfin, pour assurer la soutenabilité financière, vous avez indiqué qu’il faudrait par ailleurs diminuer des dépenses à hauteur de 1,4 % dans différents domaines. Cette réflexion intègre-t-elle l’évolution à la hausse des taux d’intérêt et de la charge de la dette ? À ce rythme, la charge de la dette risque en effet de devenir le premier budget de l’État.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). La diminution de l’effort budgétaire préoccupe tout le monde et je rejoins ma camarade au sujet des exonérations fiscales qui grèvent le budget de notre État sans que leur utilité pour l’intérêt général soit démontrée. Malgré tout, il demeure un angle mort en matière militaire : le maintien en condition opérationnelle (MCO) de systèmes d’armes qui ont plusieurs décennies d’existence. Par exemple, une frégate est construite pour cinquante ans de service. Or le MCO, les rechanges et certaines interventions se font sous l’empire de la commande publique face à des industriels qui se retrouvent en position de négociation sans mise en concurrence puisqu’ils détiennent la propriété intellectuelle des systèmes d’armes. Dans ces conditions, ne pouvons-nous pas réfléchir conjointement à l’opportunité d’acheter cette propriété intellectuelle sur certains programmes, ce qui réduirait le coût du MCO ?

M. Mohamed Laqhila (Dem). Comment le PLPM prévoit-il de renforcer la coopération européenne en matière de défense ? Quelles sont les mesures pour renforcer les capacités de cyberdéfense de la France ? Comment ce PLPM prend-il en compte les enjeux environnementaux et de transition écologique dans le domaine de la défense ? Comment prévoit-il de soutenir l’innovation dans les domaines de la défense, notamment en matière de technologies émergentes comme l’intelligence artificielle et la robotique ?

M. Pierre Moscovici. Messieurs Mathieu et Laqhila me pardonneront de ne pas avoir beaucoup de réponses à apporter leurs questions, dans la mesure où elles débordent du mandat du HCFP.

Je crois déjà avoir répondu à plusieurs reprises sur le sujet de l’inflation ; je n’y reviendrai donc pas. Cette inflation est supérieure à ce qui avait été prévu. En fonction de son niveau, l’augmentation en volume des dépenses sera plus ou moins élevée. Il s’agit là d’un des points de vigilance pour l’avenir des finances publiques.

S’agissant des 13,3 milliards d’euros d’écart entre les crédits et les besoins, je manie pour ma part avec une extrême prudence l’épithète d’insincérité, notion constitutionnelle et grammaticale très précise qui porte sur l’intention de tromper. Pendant la durée de mon mandat, vous n’entendrez pas parler d’insincérité ; je l’espère en tout cas. En revanche, je préfère utiliser le terme d’incertitude, que le HCFP emploie d’ailleurs au sujet du PLPM. Sur les 13,3 milliards d’euros de ressources extrabudgétaires, environ 5,9 milliards sont documentés, mais le reste l’est moins. Il est donc plus hypothétique, mais il ne nous paraît pas inatteignable.

Enfin, s’agissant du service de la dette, l’austérité ne fait pas partie de ma culture. De fait, il n’y a pas eu d’austérité en France, comme en témoignent la part des dépenses publiques dans notre PIB ou l’évolution de la dette sur la durée, qui augmenté de 55 points de PIB en France depuis 2000 contre 40 points en Italie et 10 points en Allemagne. Néanmoins, je sais d’expérience que lorsque le service de la dette est très élevé, la marge de manœuvre est extraordinairement réduite, voire négative. La capacité à agir et à investir pour les besoins de la société, qu’ils soient civils ou militaires, devient alors nulle.

Il faut donc être extrêmement vigilant sur le service de la dette, qui augmente déjà beaucoup. Nous sommes sortis de la période de taux d’intérêt faibles, voire négatifs, pour entrer dans une période de taux d’intérêt beaucoup plus consistants. Cela a donc un impact sur le service de la dette, qu’il faut sans aucun doute contenir. C’est la raison pour laquelle il nous faut maîtriser notre endettement. Vous aurez à examiner dans les semaines à venir le programme de stabilité de la France, qui sera sans doute cohérent avec les engagements pris dans le PLPFP qui a été déposé. Je redis ici que j’aurais une préférence pour aller un peu plus vite et un peu plus fort, et que nous n’attendions pas l’année 2027 pour donner le signal d’une baisse de la dette.

M. le président Éric Coquerel. Je remarque qu’en matière militaire, tout le monde semble s’accorder pour dire que les dépenses publiques ont un effet multiplicateur. Ce constat permet de rappeler que les dépenses publiques entraînent également des recettes dans le PIB.

M. Pierre Moscovici. Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur le président, j’ai exprimé précédemment mes réserves sur le principe d’un effet multiplicateur à l’échelle globale.

M. le président Éric Coquerel. Certes, à l’échelle globale, mais il est néanmoins réel.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie de nous avoir accueillis en commission des finances pour ces débats intéressants. L’argent est le nerf de la guerre et je souhaite que nos discussions puissent contribuer à créer une culture de défense commune entre nous.


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M. le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des Armées (jeudi 6 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous avons eu hier l’occasion de tenir deux auditions : celle du ministre des armées M. Lecornu, venu présenter le projet de loi de programmation militaire (PLPM), ainsi que celle du nouveau chef d’état-major des armées allemand, le général Breuer. Nous avons aussi tenu une audition commune avec la commission des finances de M. Pierre Moscovici en sa qualité de Président du Haut conseil des finances publiques.

Mon général, vous êtes le premier militaire que nous auditionnons dans le cadre du cycle de préparation de l’examen de la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024-2030. Cette audition inaugure un format nouveau puisqu’elle sera mixte, c’est-à-dire que si nous commençons de manière publique, la dernière partie se déroulera à huis clos.

M. le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées. C’est la quatrième fois que nous nous retrouvons depuis le début de cette seizième législature. J’ai déjà évoqué devant vous les évolutions de l’environnement stratégique et la nécessité d’anticiper pour ne pas être dépassé. Ces éléments ont été également présentés dans la Revue nationale stratégique, qui portait notamment sur les nouvelles menaces ou les nouveaux enjeux.

Avec la LPM, il s’agit de donner aux armées les moyens de répondre à l’ambition de puissance d’équilibres de notre pays. Sous la conduite du ministre des Armées, celles-ci ont mené un travail d’introspection très dense, avec la volonté de se mettre à la hauteur des transformations de notre monde. La guerre en Ukraine a bien évidemment influencé nos réflexions dans le sens où elle a permis de confirmer des orientations déjà prises, mais également de dévoiler des domaines où il faut encore plus nettement produire un effort.

Ces actions doivent se faire en étant connecter au réel, notamment en prenant en compte les difficultés socio-économiques de notre pays, et plus largement du monde. À ce titre, nous sommes conscients du niveau d’effort consenti par la nation. Nous sommes engagés pour exploiter ce potentiel au maximum pour la sécurité des Français et les intérêts de notre pays.

Avant de répondre à vos questions, je souhaiterais d’abord partager quelques éléments d’appréciation de la situation stratégique. J’expliquerai ensuite la méthode utilisée par l’état-major des Armées pour apporter sa contribution à la construction de cette LPM, avant d’aborder les grandes orientations de notre transformation.

Pour la France, la situation actuelle est d’abord influencée par l’attaque de l’Ukraine par la Russie d’une part, l’évolution de notre posture en Afrique d’autre part, marqué par notre retrait du Mali il y a six mois. La guerre en Ukraine correspond plutôt aujourd’hui à une guerre de position, avec de part et d’autre la volonté d’épuiser l’adversaire dans des batailles d’attrition massives. Elle se caractérise également par la mise en œuvre de profondeurs stratégiques dont les caractéristiques diffèrent chez les deux belligérants. La Russie joue sa stratégie de long terme et « encaisse les coups » en renouvelant son potentiel. De fait, la profondeur stratégique est probablement la caractéristique et l’atout majeur de la Russie depuis longtemps. À l’inverse, l’Ukraine dispose d’une moindre profondeur stratégique ; elle est donc plus vulnérable aux coups de son adversaire. Si elle est aidée par un certain nombre de pays, elle n’a pas totalement la main sur sa profondeur stratégique. L’Ukraine s’efforce d’agir plus rapidement, afin de ne pas subir sur le long terme la profondeur stratégique russe.

Les armées françaises interviennent en appui. Conformément à ce qu’a résumé le président de la République : « l’Ukraine ne peut pas perdre, ne doit pas perdre ». Les armées appuient l’action de la France en Ukraine sur deux axes. Le premier concerne des cessions (dites complètes), avec un effort pour céder des matériels immédiatement employables, sur lesquels nous avons formé les soldats ukrainiens. Comme le ministre l’a indiqué hier, nous préparons la cession d’un système sol-air de moyenne portée de capacité importante, qui aura lieu dans les semaines à venir. Le deuxième axe, qui porte sur la formation de l’équivalent d’un bataillon militaire ukrainien (600 militaires), a débuté cette semaine en Pologne. Ces militaires sont ainsi formés sur du matériel français, dans le cadre dans la mission européenne nommée European Union Military Assistance Mission (EUMAM).

En Afrique, la menace terroriste est en expansion, en particulier en direction du golfe de Guinée. La France cherche à changer la forme de sa présence, avec la construction de partenariats plus associatifs, c’est-à-dire d’égal à égal, avec les pays africains. Cela concerne un appui à la montée en puissance de ces armées africaines, si nécessaire jusqu’à l’accompagnement, comme nous le faisons actuellement au Niger. Le deuxième volet porte sur l’adaptation de nos dispositifs pour répondre du mieux possible et de la manière la plus adaptée aux besoins de formation de ces pays. Il s’agit notamment de nouvelles capacités dans le domaine de la troisième dimension, afin que ces pays disposent dans la 3ème dimension de capacités adaptées à leurs besoins. Il convient également de mentionner un effort de lutte dans le champ des perceptions, pour contrer la guerre informationnelle que nous livre un certain nombre de compétiteurs et réussir à donner une image plus vraie de la France. Cela nécessite néanmoins un effort collectif plus global : les armées ne doivent pas être la seule image de la France en Afrique.

La zone Asie-Pacifique devient le centre de gravité du monde. L’approche française doit tenir compte de la tyrannie des distances, dans la mesure où cette zone ne se situe pas dans notre environnement proche. Nous devons être capables de conduire des manœuvres de signalement stratégique pour assumer la compétition dans la zone Pacifique, grâce à la complémentarité des moyens. Nous sommes un pays de la zone disposant de forces prépositionnées sur place.

Par exemple l’exercice Croix du Sud, exercice interallié rassemblant de nombreux pays de la zone, est actuellement organisé et conduit par les forces prépositionnées et nous y adjoignons des moyens supplémentaires, à l’image de la mission Jeanne d’Arc qui a contribué à l’exercice. Il existe donc une complémentarité entre des moyens déjà présents sur zone et des renforcements que nous pouvons envoyer. Nous maintenons et développons également les liens avec nos partenaires dans la zone.

L’effort se porte aussi dans l’océan Indien, d’une part en raison des distances, mais d’autre part parce que les menaces y sont probablement plus prégnantes. L’objectif consiste ici à protéger les ressources de nos zones économiques exclusives (ZEE), mais également à défendre nos approches et à préserver la liberté de circulation pour les flux d’approvisionnement. Nous développons des partenariats avec les Émirats arabes unis (EAU) ou avec l’Inde.

Ensuite, comment les armées se sont-elles organisées pour contribuer à la construction de la LPM ? Nous avons tout d’abord bien identifié la nécessité de doter les fondamentaux de la défense française, c’est-à-dire un socle lié à la singularité de notre pays et de notre positionnement stratégique et géographique. En particulier, nous avons accordé une vraie priorité à notre autonomie, qui se conjugue avec notre place d’allié otanien et de partenaire stratégique fiable. Il s’agit en particulier d’être capable de tenir nos accords de défense. Il importe également de bien prendre en compte nos outremers.

Nous nous sommes également attachés à la singularité de nos armées, dont la mission consiste notamment à fournir à nos décideurs politiques une autonomie de compréhension et d’appréciation, en particulier à travers le renseignement, de son recueil à son exploitation. Cette mission est aussi la mise en œuvre de la dissuasion, avec des forces nucléaires adaptées aux évolutions de la menace. Enfin, nos forces conventionnelles doivent être crédibles, à la fois pour épauler la dissuasion nucléaire, mais également en termes de réassurance au profit de nos alliés.

Le but consiste à assurer la protection de tous les Français en métropole et en outre-mer face à la dangerosité du monde mais aussi à celle du quotidien. Tout repose sur les hommes et les femmes composant l’armée, qui se sont engagés au service de la France. Ils n’ont pas choisi la voie de la facilité mais agissent avec détermination. Nous devons être capables de maintenir le niveau de leur force morale ainsi que leurs compétences. Cette communauté humaine est aussi élargie aux familles.

Dans ce domaine, il y a là un vrai sujet de fonctionnement courant. Pour qu’un militaire soit capable de remplir sa mission en opération, il a d’abord vécu au quotidien dans sa garnison et il s’est entraîné. Ce fonctionnement courant, cette capacité à vivre correctement avec les moyens nécessaires et suffisants sont essentiels.

Cela signifie que nous avons abordé l’exercice de construction de la LPM à partir de deux points de vigilance. Le premier concerne le soutien, qui est une mission à part entière. Compte tenu des transformations historiques, celui-ci n’est pas complètement à la hauteur, ayant probablement subi par le passé une optimisation à outrance et des flux trop tendus. Or ceux-ci ne sont pas compatibles avec les exigences de la haute intensité, de la fidélisation et de la singularité militaire. Il s’agit de changer de logique et de dimensionner les moyens pour que les soutiens puissent remplir une mission et non pas des contrats de service. Une fois que les moyens seront alloués, les soutiens feront l’objet d’une très grande exigence pour être performant.

Un second point de vigilance porte sur la cohérence dans les actions de renouvellement capacitaire, qui diffère d’une logique de parc. Le plus important n’est pas de voir ce que nous avons dans nos casernes, dans nos hangars, amarrés à nos quais mais ce que nous pouvons réellement faire fonctionner. Nous devons être capables de disposer des matériels, mais également des potentiels d’utilisation et des munitions pour la préparation opérationnelle et pour l’engagement. L’autonomie logistique est également essentielle. Il ne suffit pas de disposer de matériels ; encore faut-il pouvoir les déployer, grâce à du personnel entraîné et des munitions disponibles. Cela doit nous permettre d’ajuster l’ambition aux réalités, sans la dénaturer, mais également de « sincériser » nos capacités opérationnelles.

J’ai défini trois axes d’effort pour pouvoir être à la hauteur des enjeux. Le premier concerne la cohésion nationale, qui est le fondement de la résilience et le centre de gravité de notre pays. De fait, nos adversaires, sur différents théâtres d’opérations, cherchent immédiatement à tester cette cohésion, qui agit directement sur les forces morales des armées.

Les armées ne sont pas les seules responsables, mais nous avons un véritable devoir de diffusion de l’esprit de défense qui contribue à la cohésion nationale. Notre action prioritaire se tourne vers la jeunesse, qui représente l’avenir de notre pays. De manière plus intéressée, il s’agit aussi pour les armées de répondre aux enjeux de résilience et de masse. La réserve constitue également un moyen puissant et direct de contribuer à la cohésion nationale.

Le deuxième axe d’effort est constitué par la solidarité stratégique. Dans notre monde, il est difficile d’imaginer d’être aujourd’hui efficaces et performants dans la durée si l’on agit seul. Nous devons donc être capables de rassembler et d’assumer si nécessaire le rôle de nation-cadre, en particulier dans une coalition. Cela implique de mieux assumer nos responsabilités au sein de l’OTAN, ce qui constitue pour moi le levier principal pour œuvrer au développement et à la consolidation d’un pilier de défense européen.

Nous devons aussi tirer un meilleur parti de nos partenariats stratégiques, pour lesquels je vois trois opportunités. Tout d’abord, il s’agit de monter des opérations dans un contexte de compétition, là où les organisations internationales sont probablement moins efficaces aujourd’hui. Ensuite, il convient de mieux accepter de profiter des stratégies régionales de certains de nos partenaires, pour concentrer nos efforts sur une stratégie plus globale. Il est illusoire de vouloir faire tout, tout seuls, partout. En outre, le levier de la préparation opérationnelle est essentiel. Les exercices en multinational sont plus exigeants en termes de niveau d’entraînement, mais également en matière de coordination. Nous devons nous y astreindre, car il s’agit d’un véritable levier de préparation opérationnelle.

Le troisième axe d’effort porte sur la puissance et l’efficacité de notre système de combat, qui nécessite trois adaptations pour être performant en multimilieux et multichamps (M2MC). Les trois milieux terre-air-mer sont concernés, mais également l’espace exo-atmosphérique, le cyber, les champs électromagnétique et informationnel et les grands fonds marins. Ces nouveaux domaines sont aujourd’hui touchés par la conflictualité.

Nous devons donc modifier notre organisation du commandement pour disposer d’un système de commandement plus plastique et être capables de nous adapter à la diversité des opérations dans lesquelles nous sommes engagés, depuis des situations de gestion de crise jusqu’aux opérations de haute intensité. Au cœur même d’une opération, le système de commandement doit être capable de donner le bon niveau de subsidiarité en fonction des différents secteurs et phases de l’opération. Ce défi constitue la clef de notre efficacité opérationnelle. De manière générale, l’organisation du commandement est essentielle.

Ensuite, nous devons développer l’organisation de nos capacités, c’est-à-dire la manière dont nous pouvons conduire les opérations le plus efficacement possible. Il s’agit d’une part de produire des effets sur nos adversaires. D’autre part, cette doctrine doit nous permettre de nous protéger de nos adversaires. Pour ce faire, nous devons être capables de mettre en réseau nos senseurs et nos effecteurs, cinétiques ou dans les champs immatériels. Je parle ici du réseau multi-senseurs multi-effecteurs (RM2SE).

De plus, nous devons adapter notre style d’action en fonction de nos adversaires et de leurs capacités. Ces vingt dernières années, l’objectif était de conquérir une supériorité aérienne, maritime, ou plus difficilement terrestre et d’agir à partir de ces milieux-là. Face aux adversaires auxquels nous pouvons être confrontés aujourd’hui, il me semble illusoire de pouvoir adopter la même approche. Il nous faut nous rapprocher des principes de la guerre de Foch, l’un d’entre eux étant l’économie des moyens.

Nous devons plutôt être capables de conduire une manœuvre à partir d’un niveau résilient permettant de contrer l’adversaire à moindre coût. Nous devons pouvoir créer une bulle d’hypersupériorité qui permette à un moment donné, dans une zone donnée, d’établir une supériorité pour produire des effets contre l’adversaire. Cette approche peut paraître moins ambitieuse, mais elle est plus réaliste.

Pour la mise en œuvre de cette LPM, si elle était adoptée, j’ai fixé quatre impératifs aux armées. Le premier impératif auquel nous devons aboutir porte sur la sécurité à 360 degrés. Il s’agit de la défense du cœur de souveraineté et de l’indépendance de la France, sur le territoire métropolitain mais aussi en outre-mer, dans tous les milieux et dans tous les champs. Pour y parvenir, nous devons disposer d’une dissuasion crédible, strictement suffisante, en modernisant nos moyens et en coordination étroite avec la direction générale à l’armement (DGA). Nous devons également consolider notre autonomie stratégique dans la fonction renseignement. Enfin, il faut contribuer à la résilience de la nation par l’affermissement de nos postures de protection, en particulier dans les nouveaux domaines cyber et espace.

Nous devons renforcer notre réactivité, notamment pendant les phases de contestation, où il nous faut pouvoir réagir de manière très rapide. Cela se traduit par le renforcement de l’échelon national d’urgence (ENU-R). Enfin, il convient de consolider nos capacités outre-mer, compte tenu de la tyrannie de la distance, en étant conscient que ce renforcement prendra du temps.

Le deuxième impératif concerne la crédibilité. Nous devons nous adapter à l’extension de la conflictualité - c’est le multimilieux et multichamps (M2MC) - et une augmentation de l’intensité. Au niveau opératif, nous devons disposer d’un vaste panel de moyens, en particulier être capables d’agir sur les perceptions, combinées aux effets cinétiques destructeurs de nouvelles munitions plus précises, en incluant les nouvelles technologies et particulièrement les drones.

Au niveau stratégique, il est indispensable d’assurer un meilleur entraînement pour renforcer notre capacité à commander une coalition en étant nation-cadre. Il importe donc de disposer au sein des trois armées d’éléments structurants permettant d’entraîner d’autres pays en Europe, mais aussi en Afrique. Le troisième impératif consiste à être en mesure d’assurer une adaptation permanente. L’évolution de la conflictualité, la complexité du monde et l’évolution technologique font de l’adaptation un mode de fonctionnement permanent. Cela pose des défis en termes de développement capacitaire : quels moyens pour faire quoi, mais surtout dans quels délais ?

Un certain nombre de chantiers d’adaptation ont été lancés ; ils peuvent être regroupés en deux grands volets. Le premier vise à poursuivre l’appropriation des nouvelles technologies (intelligence artificielle, cloud, cyber, drones, munitions télé-opérées, etc), en relation étroite avec la DGA. La préparation de la LPM a ainsi permis de mieux « raccorder un certain nombre de tuyaux ». Nous devons ensuite investir le champ de l’influence et de la lutte informationnelle. Dans ce domaine, nous avons probablement réagi avec un peu de retard. Les manœuvres hybrides bénéficient aujourd’hui d’un terrain extrêmement favorable et nous devons impérativement nous protéger et agir : nous ne pouvons pas abandonner ce champ de bataille. Nous avons d’ailleurs pris un certain nombre de décisions et de mesures, en avance de phase de la LPM.

Dans les champs immatériels, l’action passe d’abord par l’organisation et les processus ; mais nous devons également être capables de mettre sur la table un certain nombre de moyens. Les manœuvres hybrides bénéficient aujourd’hui d’un terrain favorable, du fait de l’organisation de nos sociétés, des technologies de communication et des réseaux sociaux.

Ensuite, l’ensemble de cette dynamique doit intégrer la question du changement climatique, notamment parce qu’il est porteur de crises dans de nombreuses régions du monde, et plus largement les enjeux liés aux questions énergétiques et environnementales.

Enfin, l’adaptation doit concerner nos modes de gestion RH. Nous devons nous donner les moyens d’assumer et de prendre en compte un décalage croissant entre les sujétions de l’état militaire, qui ne changeront pas, sous peine de ne plus être capable demain de remplir nos missions, et les modes de vie de la société civile. C’est par exemple un des objectifs du plan famille II.

Le quatrième et dernier impératif consiste à être exigeants pour nous-mêmes vis-à-vis de la nation. Nous sommes pleinement conscients des fortes contraintes économiques. De fait, l’argent public qui est alloué doit être utilisé de manière la plus rigoureuse possible.

Cela passe par une recherche de l’efficience à travers des mesures de simplification, c’est-à-dire l’ajustement du normatif au caractère exceptionnel de nos missions. Sur le plan capacitaire, avec la DGA, il faut réinterroger la soutenabilité dans la durée de nos programmes d’armement au vu de l’évolution très rapide, mais également les effets à produire. Il s’agit aussi d’intégrer la juste proportion du haut niveau technologique avec une identification plus exhaustive des chaînes de valeurs.

Pour conclure, le projet de LPM en lui-même n’est pas un aboutissement mais un point de départ. Le défi de sa mise en œuvre demeure important pour les armées. Nous avons déjà engagé un certain nombre de transformations pour répondre aux nouveaux enjeux de la conflictualité et à l’accélération de notre monde. Il nous faut poursuivre ces efforts. Je suis conscient que la LPM est un acte de portée majeure et si les Français nous regardent, cela est aussi le cas des Européens et de nos compétiteurs. Vous pouvez compter sur les armées pour se montrer à la hauteur de ces défis.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Mon général, en votre qualité de chef d’état-major des armées (CEMA), vous êtes responsable de l’emploi opérationnel des forces. Le rapport annexé du PLPM définit les contrats opérationnels pour les armées dans les six fonctions stratégiques :

Ces contrats s’articulent autour d’une posture de réactivité et d’un complément de forces mobilisables en cas d’engagement dans une crise majeure. Dans un contexte de multiples menaces, nul n’est à l’abri d’une crise. Cela oblige donc nos forces à réagir avec réactivité et efficacité. Cette réactivité est un gage de crédibilité pour nos forces armées, mais également une condition pour pouvoir jouer un rôle de nation-cadre au sein d’une coalition, comme vous nous l’avez rappelé.

Concernant les contrats opérationnels, pourriez-vous nous donner de plus amples précisions sur ce que prévoit le PLPM ?

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). Le groupe Renaissance estime que la LPM s’inscrit dans un contexte d’efforts continus. Cette loi intervient après une première loi de programmation de réparation, qui a été intégralement respectée. Mais cette LPM ne poursuit pas uniquement un objectif financier : elle intervient avant tout dans l’analyse d’un contexte géostratégique et de menaces évolutives, en Ukraine, en Afrique et dans la zone Indopacifique.

Nous considérons donc que cette LPM est un outil majeur d’évolution et d’adaptation de nos armées, mais également un outil de message diplomatique et politique. Nous n’imaginons pas un instant que cette LPM soit l’objet de postures politiciennes. Cependant elle suscite aussi des interrogations. Le ministre a notamment évoqué ses ambitions quant au modèle d’emploi de nos armées et la nécessité de fidéliser les nouvelles générations. Pourriez-vous développer ces objectifs ?

Ensuite, cette LPM produit un effort considérable de 100 % sur le budget consacré aux drones. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions à cet égard ?

M. Franck Giletti (RN). Votre audition était très attendue. Nous avions tous l’espoir que la cadence budgétaire de cette nouvelle LPM soit à la hauteur des ambitions de nos armées, dès la première marche, en 2024. Force est de constater que celles-ci se voient à nouveau insatisfaites.

Mon général, vous êtes légionnaire. Aussi irai-je droit au but. Notre modèle d’armée était centré sur les opérations extérieures (OPEX). Vous avez été un des initiateurs du tournant vers la haute intensité, à laquelle la LPM devait nous préparer. Pourtant, tous les programmes auront du retard, y compris le programme Scorpion de l’armée de terre. De multiples compagnies de combat seront supprimées. Le budget de cette LPM est très en deçà de ce qui est nécessaire pour se préparer à des conflits d’État à État.

Je suis bien conscient que nos armées ne sont pas responsables de cette LPM au rabais mais que les politiques doivent s’en expliquer. Au même titre que les autres députés de mon groupe, je tiens à témoigner de ma reconnaissance pour nos militaires qui se dévouent à notre pays et qui subissent depuis trop longtemps à des décisions politiques hors sol. Néanmoins, pouvez-vous nous dire en quoi cette LPM permet selon vous de nous préparer à la haute intensité ? Pouvons-nous avoir l’assurance qu’elle nous permettra d’être prêts alors que des moyens basiques (équipements, essence) manquent cruellement ? Aurons-nous la masse critique suffisante pour affronter des armées nombreuses et bien préparées ? Enfin, que pouvez-vous nous dire sur la formation des élèves officiers et sous-officiers pour les préparer à ces conflits durs ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Les quelques pages du rapport annexé au projet de LPM questionnent à plusieurs égards. Tout d’abord, je constate les multiples renoncements ou réductions de cible. En 2018, le ministère des armées prévoyait 169 hélicoptères interarmées légers (HIL) en 2030, mais à présent seulement 20 sont envisagés. De même, dans la précédente LPM, la cible portait sur 185 Rafale R contre 137 à présent. La marine devait quant à elle bénéficier de 5 frégates de défense et d’intervention (FDI), mais il n’y en aura que 3 en 2030. Dans le même registre, l’armée de terre devait obtenir 200 chars Leclerc rénovés ; il y en aura finalement 160. Pour la défense sol-air, la cible reste la même : 8 systèmes en 2030, alors que le retour d’expérience (RETEX) ukrainien signale que l’enjeu est d’importance.

Ces renoncements s’expliquent-ils par une forme de défaillance ou d’incapacité de notre base industrielle et technologique de défense (BITD) ou par un choix différent, la conception d’un autre format pour nos armées ? Je partage le constat de la nécessité de se préparer à un engagement majeur. Mais ces renoncements nous permettent-ils réellement d’être crédibles ?

J’ai été par ailleurs rapporteur d’une mission consacrée aux fonds marins. Votre rapport évoque une capacité de drones et robots pour les moyens et grands fonds. Jusqu’à 2035, les incréments se poursuivront. J’aimerais que vous en précisiez le sens, même si je crois savoir qu’en réalité, cela ne correspondra pas à une hausse des capacités.

Je souhaite également vous interroger sur la participation des armées à la sécurisation des Jeux olympiques. La légère augmentation de la provision de 800 millions pour les OPEX et les missions intérieures (MISSINT) laisse penser que le financement pourrait s’élever uniquement à 50 millions d’euros. Quelle est la quote-part que les armées devront payer pour la sécurisation des Jeux olympiques ?

Enfin, je m’interroge sur le service national universel (SNU). Le ministre a indiqué hier que la contribution devrait être in fine marginale. Avez-vous des précisions sur le volume attendu et sur la nature de la contribution des armées au projet de SNU ?

M. le général d’armée Thierry Burkhard. La précédente LPM était une LPM de réparation et nous conduisait vers une ambition opérationnelle 2030, pour l’engagement vers la haute intensité. Nous avons été probablement rattrapés par les événements, mais au même titre que les autres armées occidentales, notre armée s’est engagée face au terrorisme militarisé durant les vingt dernières années, dans des opérations certes dures mais dans un relatif confort opérationnel. En effet, la troisième dimension était maîtrisée, nos voies d’approvisionnement aériennes, maritimes et terrestres étaient sécurisées, etc.

Désormais, un changement d’échelle est nécessaire pour pouvoir faire face à un conflit de haute intensité. Ce changement d’échelle ne peut s’effectuer en un claquement de doigts. Les développements doivent ainsi être cohérents pour aller vers cette haute intensité ; mais cette cohérence avait pu être mise à mal parce que nos engagements du moment nous avaient conduits à fixer autrement les priorités. Un problème de formation et d’entraînement se pose également. Les leçons de la guerre en Ukraine sont à ce titre éclairantes : il semble que l’armée russe n’ait pas su s’entraîner et se préparer à la guerre de haute intensité, à la fois dans l’organisation de son commandement, dans le développement de son système logistique et dans son système de manœuvre et de combat interarmes et interarmées. Cette LPM vise à développer ces capacités.

Pour moi, le point clef porte donc bien sur la cohérence. Nous devons aller au-delà de la possession d’un parc. Si nous ne disposons pas de l’autonomie logistique nécessaire au déploiement des moyens que nous avons achetés, nous ne répondrons pas aux enjeux. Cela ne posait pas de problème quand nous engagions 5 000 hommes en Afghanistan ou au Mali. En revanche, dans le cadre de la haute intensité, le volume de forces à déployer serait bien supérieur. Nous ne pouvons pas couvrir uniquement la cible capacitaire stricto sensu ; nous devons aussi procéder à un rattrapage de nos stocks de munitions, renforcer le maintien en condition opérationnelle (MCO) des matériels et disposer de moyens d’entraînement et de moyens logistiques. Cela explique aussi la manière dont nous procédons ; un rattrapage est nécessaire pour être au niveau des défis auxquels nous pourrions être confrontés.

Ensuite, le conflit de haute intensité est un sujet collectif d’engagement en multinational. La France veut cependant conserver des moyens pour être capable d’agir seule là où c’est nécessaire, ce qui implique un certain nombre de choix. D’autres pays se posent beaucoup moins cette question, car ils considèrent qu’ils ne peuvent s’engager qu’au sein d’une alliance ou avec un allié majeur. Telle n’est pas la position française.

Nous devons donc conserver un certain nombre de moyens que vous appelez parfois « échantillonnaires ». Or la France est marquée par des caractéristiques singulières. Par exemple, nous avons des possessions outre-mer et nous devons être capables d’y intervenir malgré la tyrannie des distances. Nous devons être capables d’agir de manière autonome et nous croyons également au pilier européen de la défense. Ces éléments expliquent la manière dont les contrats opérationnels sont construits. La dissuasion nucléaire constitue le socle de notre défense et les autres capacités s’articulent autour d’elle. Ces différents aspects expliquent le mode de construction de cette LPM, en respectant la cohérence et les volontés d’autonomie et d’indépendance de la France.

Je ne parlerais pas de « LPM au rabais », compte tenu de l’effort de la nation, qui est extrêmement important. Cet effort est employé et distribué pour permettre d’exercer un modèle de défense français.

Ensuite, les hommes et les femmes étant les éléments clefs de notre armée, la formation représente le premier levier sur lequel nous pouvons agir. La formation porte ainsi sur la haute intensité, le renforcement des forces morales, mais aussi probablement sur une plus grande subsidiarité et l’utilisation de la technologie, à tous les niveaux. La subsidiarité sera clef : dans un combat de haute intensité, certains combattants seront plus coupés de leurs chefs qu’ils ne le sont aujourd’hui, ils devront savoir et pouvoir agir en autonomie.

En matière de contrats opérationnels, nous privilégions la cohérence avant la masse ; la réactivité avant l’endurance. Notre effort porte vers la haute intensité, nous devons être capables de réagir vite. Au fur et à mesure de la LPM, l’endurance viendra compléter la réactivité.

Le rôle de nation-cadre est également important dans les contrats opérationnels. Le groupe aéronaval est un agrégateur de pays. Ceci vaut aussi dans le domaine terrestre, avec la capacité à conduire des opérations au niveau des divisions et du warfighting corps, le niveau auquel la bataille se mène aujourd’hui et façonne l’adversaire dans la profondeur, ce qui est essentiel en termes d’autonomie politique. Cela vaut enfin pour le système aérien, avec un commandement Joint Force Air Component Commander (JFACC), qui est capable de coordonner et conduire plusieurs centaines de missions aériennes par jour avec des moyens de surveillance et de ravitaillement.

La fidélisation est extrêmement importante, compte tenu notamment du niveau de décalage entre les sujétions militaires et la manière dont le monde civil vit aujourd’hui. Nous menons des réflexions sur notre positionnement dans le monde de l’emploi et de la mobilité, afin de faire en sorte que le système ne soit pas trop en décalage. Je rappelle la nécessité d’être extrêmement mobile, puisque le marché de l’emploi l’est également.

Ensuite, il est logique que les armées contribuent aux Jeux olympiques, lesquels constituent un véritable rendez-vous pour notre pays. Les armées sont intégrées dans la montée en puissance du dispositif. Comme je l’ai indiqué au préalable, un des rôles des armées est de contribuer à la protection des Français face à la dangerosité du quotidien. Le défi consiste à anticiper ces éléments, même si nous savons que nous devrons être réactifs.

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). Au nom du groupe LR, je suis ravie de pouvoir vous auditionner aujourd’hui. Le ministre des armées nous a confirmé que la nouvelle LPM visera à consolider les fondamentaux. Il s’agit toujours d’une LPM de réparation et de transformation des infrastructures militaires, une LPM visant à maintenir nos armées en condition opérationnelle. Les stocks de munitions ont été relevés, le plan de recrutement est ambitieux et les prévisions de rémunération sont révisées à la hausse

Cependant, compte tenu des indicateurs conjoncturels actuels, cette augmentation de budget conséquente sera affectée par l’inflation ; 30 milliards d’euros ayant d’ailleurs été fléchés en ce sens. Pourtant, nous avons de grandes ambitions pour nos armées. Le budget du ministère des armées sera de 69 milliards en 2030 quand il était de 32 milliards en 2017. Mais cela sera-t-il suffisant ? Vous serez amenés à faire des choix et à établir des priorités pour maintenir les capacités de nos armées.

Quelles sont vos priorités, celles où une attention particulière doit être portée au travers de cette nouvelle LPM afin que nos armées demeurent dissuasives, efficaces et redoutées ?

Mme Sabine Thillaye (Dem). Vous avez souligné l’importance du nouveau champ qu’est le cyber. Quand on regarde le rapport d’information portant sur le bilan de la LPM 2019-2025, le Comcyber, qui dépend directement de l’état-major des armées, ne serait qu’à 82 % de ses effectifs.

De nombreux moyens sont consacrés aux défis du recrutement : création d’une bourse cyber, opérations de communication dans les lycées et les écoles d’ingénieurs et les salons de recrutement. Enfin, il existe des apprentissages spécifiques dans le cyber, comme le brevet de technicien supérieur dans les domaines de la cyberdéfense, qui peut mener directement à des emplois au sein du Comcyber.

Le Comcyber travaille à la construction de parcours et des carrières en partenariat avec les industriels, afin que les parties prenantes de l’écosystème de cyberdéfense français travaillent ensemble. Comment ce parcours se matérialisera-t-il ? Pensez-vous souhaitable de créer des passerelles entre le public et le privé avec des entreprises partenaires afin de créer des synergies sur le long terme ? Un agent du Comcyber pourrait-il renforcer provisoirement une entreprise privée ? Inversement, un agent du privé pourrait-il travailler provisoirement travailler au sein du Comcyber, pour gagner en expérience et éventuellement s’engager au sein de l’armée cyber par la suite ? Enfin, des combattants cyber pourraient faire partie de la réserve et des spécialistes qui pourraient travailler jusqu’à 72 ans par exemple.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Mon général, je vous remercie de revenir devant nous pour l’ouverture de nos auditions sur le PLPM. Ce projet s’inscrit dans le cap dessiné par le Président à l’occasion de la Revue nationale stratégique. Mon groupe partage la nécessité d’inscrire dans une nouvelle programmation le réinvestissement dans nos armées.

Notre collègue Renaissance nous a enjoints à surmonter les postures politiciennes lors de son intervention. Cela ne signifie pas pour autant contourner le débat construit entre parlementaires au sein de notre commission, dont les citoyens ont particulièrement besoin. Comment analysez-vous la trajectoire et les choix opérés par ce projet au regard des choix adoptés par nos alliés européens, y compris nos alliés britanniques ? La LPM est-elle synonyme d’un changement d’époque, comme cela est annoncé en Allemagne ? Dans quelle mesure cette LPM serait un signal positif pour le positionnement français au sein de l’OTAN ? La cible de 2 % du produit intérieur brut pour les dépenses militaires pourrait ainsi être atteinte dès 2025.

Pourtant, comme le relève le Haut Comité des finances publiques, une part significative de l’effort est concentrée en fin de période et à rebours de l’objectif général d’évolution de la dépense publique. Cet aspect demeure une source d’incertitude. Concrètement, pensez-vous que cette incertitude puisse nuire à la robustesse à long terme de la trajectoire de cette LPM ? Plus spécifiquement, l’étirement temporel des cibles numériques concernant certains blindés est-il le reflet d’un choix capacitaire au bénéfice de priorités comme le cyber par exemple ? Dans quelle mesure enfin les leçons du conflit ukrainien influent sur ces orientations de cadencement ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Je tiens à vous adresser un message de sincère reconnaissance pour le travail fourni par vous-mêmes et vos équipes dans la préparation de cette LPM, ainsi que pour votre disponibilité devant cette commission.

Une loi de programmation militaire est toujours sous-entendue par des hypothèses géostratégiques. Le modèle que vous soumettez à notre appréciation est un modèle d’armée complet, multi-milieu et échantillonnaire, avec une forte composante dissuasion. Le modèle retrouve un équilibre entre l’autonomie stratégique et une capacité à agir en alliance.

Parmi les différentes maquettes que vous avez souhaité examiner, quels sont les formats que vous avez écartés ? Ensuite, la fonction logistique le semble essentielle, comme le contexte géostratégique actuel nous le rappelle. Le général Omar Bradley disait ainsi que « les amateurs parlent stratégie, les professionnels parlent logistique ». Je pense évidemment aux capacités de franchissement, au ravitaillement, aux ponts, au génie, à la sécurisation des approvisionnements. Que pouvez-vous nous dire sur votre ambition pour la fonction logistique dans cette LPM ?

M. le général d’armée Thierry Burkhard. Pour construire cette LPM, sous l’autorité du général Pons, le sous-chef « plans » de l’état-major des Armées, des groupes de cohérence ont été mis en place, pour obtenir un modèle le plus cohérent possible. En effet, chaque armée ne peut se développer seule et l’efficacité opérationnelle repose sur un engagement interarmées.

Vingt ans de guerre contre le terrorisme militarisé avaient conduit à accorder une importance moindre à un certain nombre de fonctions, qui ne trouvaient pas leur emploi (franchissement, feux dans la profondeur, défense sol-air…). Il y a désormais un rééquilibrage pour remonter à niveau sur des capacités qui avaient été un peu sous-dotées car nous en avions moins besoin.

Le sujet logistique est extrêmement important, à deux niveaux. D’une part, nous devons changer d’échelle, d’autre part la logistique va devoir sans doute opérer sur une menace plus importante. À ce titre, les actions menées en termes de combat infovalorisé ouvrent des possibilités. Cependant, le dimensionnement importe également : ma préoccupation consiste bien à disposer d’une autonomie logistique à la hauteur de l’ensemble de nos forces. Aujourd’hui, nous sommes limités en matière d’engagement, non pas par les moyens dont nous disposons, mais par l’autonomie logistique que nous pouvons déployer.

Ensuite, l’inflation est une donnée qui concerne tous les ministères, mais aussi tous les Français. J’espère qu’elle diminuera lors des années à venir pour nous permettre de retrouver un certain nombre de marges de manœuvre. Objectivement, il fallait bien intégrer ce phénomène dans la construction de la LPM.

J’ai déjà répondu à la question de la cible : celle-ci doit être développée avec une grande responsabilité en termes de cohérence.

Le cyber représente effectivement une partie importante. Le Comcyber, s’il dépend toujours de l’état-major des armées, devient un commandement plus autonome. À l’image du commandement des opérations spéciales, il pourra également mieux organiser les différentes unités cyber présentes dans les trois armées. Dans le domaine cyber, le marché du travail demeure en grande tension, y compris dans le civil. Des efforts ont été cependant accomplis, avec la création par exemple d’un BTS cyber ou encore l’école militaire préparatoire technique de Bourges qui a pleinement intégré cette dimension. En revanche, nous devons continuer à progresser pour améliorer notre agilité en matière de gestion, c’est-à-dire être en mesure de recruter et de remplacer beaucoup plus rapidement un responsable cyber.

J’ai évoqué les trois axes d’effort : la cohésion nationale, les partenariats et la crédibilité militaire. Le véritable défi consiste à pouvoir pleinement identifier les axes de transformation sur lesquels nous devons avancer, en faisant nécessairement des choix. Par exemple, nous transformons des compagnies d’infanterie pour être plus présents dans le cyber et dans l’influence, en considérant qu’il sera plus facile de mutualiser les moyens conventionnels en agissant en coalition.

M. Frédéric Boccaletti (RN). « Gagner la guerre avant la guerre », tels sont les mots que vous avez employés dans votre discours sur la vision stratégique pour les armées françaises. L’intensification des crises et le retour des conflits de haute intensité, couplés à la masse de données toujours plus importantes à traiter, imposent une réorganisation profonde à la direction du renseignement militaire.

Ce renseignement est en effet indispensable pour l’appui aux opérations, l’appréciation autonome des situations et l’évaluation de la menace à long terme. Ce renseignement humain, cyber et électromagnétique est récolté aussi bien sur terre que dans l’espace. Certaines techniques de renseignement mises en place ont permis de prédire l’imminence du conflit entre la Russie et l’Ukraine, ce que les services français n’ont pas directement perçu. La perfectibilité du renseignement français semble cependant avoir été prise en compte dans la nouvelle LPM. Estimez-vous cet effort suffisant et à la hauteur des menaces qui pèsent sur la sécurité nationale ?

Mme Isabelle Santiago (SOC). Je tiens d’abord à exprimer mon soutien et ma reconnaissance aux armées, à ces femmes et ces hommes qui se sont engagés à servir dans nos armées.

Quel est votre avis sur l’archipel France ? La construction de la LPM répond-elle à ses défis ? Nous savons en effet que les océans et la mer sont le lieu de la haute compétition. Nos bases navales dans l’océan Indien, le Pacifique et plus généralement dans nos outre-mer sont-elles capables d’accueillir la montée en puissance nécessaire face aux enjeux de la tyrannie des distances ? Ne serait-il pas temps d’affirmer que nos territoires d’outre-mer constituent notre richesse ? La France est une puissance maritime et la deuxième ZEE mondiale. Devons-nous investir dans de nouvelles infrastructures ?

M. Vincent Bru (Dem). Les menaces qui pèsent sur nos outre-mer ont été précisées dans les orientations de la LPM. Cernés par des tentatives de déstabilisation d’acteurs étatiques ou non étatiques, menacés dans l’Indopacifique par la Chine, ils doivent en plus faire face au réchauffement climatique. À ces menaces s’est ajoutée la perte de puissance en termes de baisse de personnels (-25 %) et de perte de matériels.

La LPM envisage une montée en puissance de nos défenses en outre-mer, puisque 13 millions y seront consacrés. Ma question porte le renforcement de nos capacités opérationnelles en outre-mer, notamment en Indopacifique. Pouvez-vous préciser la forme que prendront le premier échelon renforcé et le durcissement de commandement, qui sont évoqués dans l’annexe de la LPM ? Pouvez-vous préciser les dotations en patrouilleurs en outre-mer ?

M. José Gonzalez (RN). Le Rassemblement national est fortement attaché à la sanctuarisation de la dissuasion nucléaire par ses forces océaniques et aéroportées. En effet, si un État avait quelques volontés de vouloir annihiler la France, il sait qu’il devrait subir des dommages inacceptables. Portant, la potentialité d’un conflit de haute intensité n’a jamais été aussi réelle et la question de l’utilisation de l’arme nucléaire se pose nécessairement.

Le président de la République a souligné en 2020 que, si la France était le seul État membre de l’Union européenne doté, les intérêts vitaux définis par François Mitterrand puis consolidés par Nicolas Sarkozy sous l’angle de la stricte légitime défense avaient désormais une dimension européenne. De même, il a rappelé à l’automne dernier que la doctrine française strictement défensive n’avait pas vocation à changer.

Dès lors, quelles seraient les implications pour la France si la Russie franchissait par exemple la frontière polonaise ? La France doit-elle envisager le nucléaire tactique ? Ne conservons-nous que le volet défensif de notre dissuasion ou envisageons-nous la possibilité d’une arme nucléaire tactique utilisable en attaque ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). Pour mener à bien un conflit aux côtés de nos alliés, il ne suffit pas d’aligner plus de soldats et d’équipements, il faut également mettre en œuvre les moyens pour assurer un commandement au niveau d’une division et donc disposer de moyens de transmission performants et interopérables.

Élue du Puy-de-Dôme, dans une circonscription où est basé le 28e régiment de transmissions d’Issoire, je souhaiterais avoir des précisions sur la place accordée aux transmissions dans la future LPM.

M. Julien Rancoule (RN). Le projet de la LPM porte l’ambition de développer les drones au sein de nos armées. Le développement des drones se fera dans nos trois armées. Le commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes (CDAOA) rattaché à l’armée de l’air et de l’espace a-t-il vocation à travailler avec les deux autres armées sur la maîtrise de l’espace aérien ? À l’inverse, des groupements tactiques interarmes, issus par exemple de l’armée de terre, ont-ils vocation à s’autonomiser dès qu’ils emploieront leurs drones ? Enfin, quelles seront, en termes d’effectifs, les répercussions de l’arrivée massive des drones au sein de nos forces ?

M. Laurent Jacobelli (RN). Je formule une inquiétude sur l’équipement de nos trois armées. Si j’ai bien compris, le programme Scorpion sera affecté par un retard de livraison sur plus de 1 206 véhicules et il faudra attendre 2035 pour bénéficier de l’intégralité des 200 chars Leclerc rénovés. De même, l’armée de l’air et de l’espace ne pourra compter que sur trente-cinq A400M en 2030. Dans la Marine, seulement 15 frégates de premier rang sont planifiées au lieu des 18 prévues. Quel est votre sentiment sur ces arbitrages ? Quelles en sont les conséquences sur nos capacités opérationnelles ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Général, je me permets de vous relancer. Pouvez-vous me donner l’ordre de grandeur de la contribution des armées aux Jeux olympiques ? Je n’ai pas non plus obtenu de réponse sur les fonds marins, ni sur la question de la contribution des armées en volume au SNU.

Vous avez par ailleurs indiqué qu’il fallait privilégier la cohérence à la masse. Je comprends la logique, mais j’y vois une critique de la première LPM. J’aimerais donc vous entendre sur le bilan de cette première LPM.

Enfin, puisque l’influence est une nouvelle fonction stratégique, quelle est la DORESE (« Doctrine, organisation, ressources humaines, équipements, soutien des forces, entraînement ») qui irriguera la mise en œuvre de cette fonction stratégique ?

M. le général d’armée Thierry Burkhard. Le contrat opérationnel des Armées est de pouvoir déployer jusqu’à 10 000 militaires sur le territoire national. C’est ce que nous devons être en mesure de réaliser dans une échelle de temps bornée qui correspond en gros à la durée des Jeux olympiques. Puisqu’il s’agit d’un événement exceptionnel, il peut y avoir une contribution exceptionnelle. Mon véritable sujet porte surtout sur l’anticipation, plutôt pour des problèmes de logistique et de soutien que pour le déploiement des unités en tant que tel.

Le SNU ne fait pas partie de la LPM. Cependant, la jeunesse est bien identifiée dans l’axe d’effort sur la cohésion nationale. Quand ce projet sera précisé, les armées seront bien évidemment concernées. C’est à la fois leur devoir, mais également leur intérêt.

Les enjeux de cohérence et de masse ne constituent pas une remise en cause de la loi de programmation précédente. Les choix de nos prédécesseurs ont été fait en conscience et en responsabilité dans les circonstances du moment. Le sujet de la cohérence est aujourd’hui devenu essentiel. Il ne me semble pas pertinent de courir derrière une cible capacitaire qui ne répondrait pas aux défis à relever.

En ce qui concerne l’influence, il s’agit là d’une stratégie indirecte qui avait été probablement insuffisamment prise en compte lors des dernières années. L’influence ne correspondait pas totalement à la vision française de la conduite la guerre. Mais nous avons intérêt à changer, dans la mesure où nos adversaires n’hésitent pas à intervenir dans ce champ. Cependant, vous pouvez constater, notamment en Afrique, que les choses sont en train de bouger. Dans l’espace informationnel, il n’y a pas de victoires décisives. En revanche, nous sommes désormais bien présents dans cet espace et nos compétiteurs ont bien compris qu’ils n’avaient plus le champ libre.

Les décalages dans les livraisons sont liés à la question de la cohérence. Il ne sert à rien de disposer de véhicules ou d’avions que je ne pourrai pas déployer. Mon objectif consiste à fournir un outil opérationnel, qui puisse être engagé. Il faut associer les sujets soutien et cohérence, en termes de développement.

Ensuite, la LPM ne prévoit pas le développement d’armes nucléaires tactiques.

Les systèmes d’information et de communication (SIC) reposent sur l’architecture du commandement, c’est-à-dire la manière de commander. Les réseaux multi senseurs et multi effecteurs reposent sur une capacité à établir une connectivité minimale en temps normal et une connectivité renforcée et durcie quand on veut mettre en place une bulle d’hyper supériorité. Nous poursuivons le développement : le programme Titan globalise pour l’ensemble des armées,

S’agissant des drones, nous préférons parler de systèmes autonomes, qui ne concernent d’ailleurs pas uniquement le domaine aérien. Dans ce domaine, il existe toujours une nécessité de se coordonner et le CDAOA joue un rôle global. En interarmées et en interarmes, la gestion de l’espace aérien constitue toujours un véritable défi. En Ukraine, nous constatons que les Russes éprouvent des difficultés à maîtriser cet élément. Plus généralement, les deux belligérants ont du mal à gérer simultanément les systèmes de défense aérienne et à faire voler leurs appareils et leurs drones dans cet espace.

La question de l’évolution du recrutement se pose mais je suis relativement confiant : les jeunes qui s’engagent n’ont pas de problème à manier des drones, à travailler sur écran et à gérer l’intelligence artificielle.

S’agissant des outre-mer, 800 millions sont prévus pour les infrastructures au sens large et 10 % en effectifs supplémentaires, pour renforcer les capacités, en deux couches. La première couche consiste à durcir la résilience de nos dispositifs outre-mer, pas uniquement dans la défense physique, mais aussi dans le renforcement de la cohésion nationale.

La marine nationale bénéficie de six nouveaux patrouilleurs outre-mer (POM), auxquels il faut ajouter trois patrouilleurs Antilles-Guyane (PAG).

En matière d’organisation du commandement, nous devons être capables de travailler au niveau d’un théâtre d’opérations. Il existe évidemment un COMSUP (commandant supérieur) en Guyane et un COMSUP aux Antilles, mais la zone opérationnelle est la même. Nous nous apercevons qu’il est plus facile d’entretenir et de disposer de bâtiments aux Antilles. Il y a donc une forme de mutualisation dans les moyens, mais surtout dans l’emploi de ces moyens. L’optimisation du commandement porte précisément sur cela.


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M. le général d’armée aérienne Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace (jeudi 6 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous recevons maintenant le chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace, le général Stéphane Mille.

L’armée de l’air et de l’espace est au cœur de plusieurs priorités mises en avant dans le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense, la LPM.

Je pense notamment à la modernisation de la composante aéroportée de notre dissuasion nucléaire, dont nous avons beaucoup parlé lors de notre déplacement au centre d’essais de la direction générale de l’armement (DGA) de Biscarrosse.

Je pense aussi au renforcement de la défense sol-air, objet d’un excellent rapport de nos collègues Natalia Pouzyreff et Jean-Louis Thiériot, ainsi qu’à la dronisation de nos forces armées. Je note d’ailleurs que vous avez remis pour la première fois, il y a quelques semaines, des croix de la valeur militaire à des opérateurs de drones Reaper. C’est tout un symbole ! Cela implique évidemment le développement de capacités de lutte anti-drone, qui justifie la demande de rallonge budgétaire de 1,5 milliard d’euros pour 2023, en prévision notamment des Jeux olympiques de 2024.

Je pense également au domaine spatial, nouvel espace de conflictualité.

S’agissant du volet capacitaire, j’imagine que vous aurez à cœur d’évoquer la dynamique vers le « tout-Rafale » défendue par la LPM, à l’heure où le standard F4 vient d’être qualifié par la DGA, l’évolution de la flotte d’avions de transport, ou encore les efforts dont vous bénéficierez en matière de munitions.

L’armée de l’air et de l’espace connaît également d’importants enjeux d’activité opérationnelle, de fidélisation des effectifs et de maintien en condition opérationnelle (MCO).

Sur l’ensemble de ces sujets et sur tous ceux que vous souhaiterez aborder, nous serons ravis d’avoir votre analyse des apports et peut-être des limites de cette nouvelle programmation militaire.

Général Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace. Je suis ravi de pouvoir m’adresser à vous sur un sujet ô combien important pour la définition de notre outil de défense à l’horizon 2030, et même au-delà. Vous le savez, les programmes aéronautiques et la formation de spécialistes aéronautiques, qu’ils soient pilotes ou non, s’étalent sur plusieurs années voire plusieurs décennies. Ce que nous ferons ou ne ferons pas dans la présente LPM aura donc des incidences à long terme sur l’armée de l’air et de l’espace.

Je ne reviendrai pas sur les raisons qui ont conduit à l’élaboration d’un texte d’une telle envergure, prévoyant des ressources importantes sur la période concernée. Vous connaissez le contexte, d’autant que le ministre des armées ainsi que le chef d’état-major des armées (CEMA) se sont déjà exprimés devant vous à ce sujet.

Mon but aujourd’hui, en tant que chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace, est de vous expliquer comment ce projet de LPM doit permettre à notre outil de défense aérienne et spatiale de s’adapter pour continuer à défendre les Français et les intérêts de notre pays face à l’évolution des menaces. La compétition et l’instabilité stratégique s’imposant comme la norme dans les relations internationales, il convient d’adapter et de renforcer notre capacité à agir vite et loin, y compris dans l’espace, avec une permanence accrue et en maîtrisant la force. C’est précisément ce que la puissance aérienne et spatiale apporte à notre pays, au travers de ces qualités intrinsèques que sont la maîtrise de la force, la réactivité, la rapidité, la projection à distance et la réversibilité. Cette puissance aérienne est certes liée au matériel utilisé par l’armée de l’air et de l’espace – et nous reviendrons dans un instant sur les attendus de la LPM –, mais elle est surtout liée aux hommes qui la mettent en œuvre, à l’entraînement qui leur est réservé, à la doctrine qui s’enrichit des nombreux retours d’expérience d’une armée d’emploi, ainsi qu’à l’organisation qui permet d’en tirer le maximum de bénéfices. C’est donc une cohérence sur l’ensemble de ce que nous appelons le spectre DORESE – doctrine, organisation, ressources humaines, équipements, soutien des forces, entraînement – que ce projet de LPM s’est attaché à garantir pour assurer dans la durée l’efficacité de l’outil aérien et spatial.

Mon propos liminaire s’articulera autour de deux axes : après avoir décrit les avancées significatives permises par ce projet de LPM pour les capacités de l’armée de l’air et de l’espace, conformément aux orientations définies par le Président de la République, je vous exposerai avec objectivité et obligation morale les points de vigilance que j’identifie à ce stade. Quel que soit le travail de planification réalisé, il subsiste toujours des incertitudes, voire des prises de risques – ce projet de LPM n’y échappe pas.

Une capacité aérienne militaire répond avant toute chose à une ambition prenant en compte l’évolution de l’environnement, notamment de la menace. Permettez-moi de rappeler ces mots du Président de la République : « Les menaces sont multiples et s’agrègent plutôt qu’elles ne se succèdent. » Les conflits de haute intensité ont fait leur retour en Europe, alors que l’ordre international laisse sa place à l’état de nature entre les nations. Les mutations globales, climatiques, énergétiques, technologiques et les déstabilisations associées s’ajoutent au risque à bas bruit du terrorisme, toujours présent.

Dans le domaine aérien et spatial, qui nous concerne, on constate, sans être exhaustif, que la dialectique nucléaire est remise en lumière et que les stratégies de déni d’accès aérien se développent et se renforcent chez nos compétiteurs. Nous sommes également tous témoins de l’utilisation massive et désinhibée de drones de tous gabarits, y compris low cost, pour mener des actions militaires offensives ou de reconnaissance. De même, la crise des ballons chinois a sensibilisé le monde entier aux enjeux de la très haute altitude. Enfin, on assiste à l’emploi de plus en plus régulier du brouillage des moyens spatiaux, militaires ou civils.

Face aux défis de la conjoncture, quelles sont les priorités de l’armée de l’air et de l’espace dans le cadre de ce projet de LPM ?

Tout d’abord, pour affirmer la souveraineté de la France, notre priorité absolue sera la modernisation des outils de nos deux missions structurantes depuis 1964 : la composante nucléaire aéroportée permanente, d’une part, et les moyens de la posture permanente de sûreté aérienne (PPS-A), d’autre part. Le but est qu’elles restent toutes deux crédibles, robustes et efficaces.

Pour ce faire, le renouvellement de la composante nucléaire aéroportée sera poursuivi, dans une logique de stricte suffisance. Côté armes, la rénovation du missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMP-A) s’échelonnera jusqu’au terme de la LPM. Nous venons d’en recevoir la première maquette à Saint-Dizier, ce qui permettra d’entraîner les équipes de mécaniciens en matière de MCO. Par ailleurs, la LPM prend en compte le développement de la quatrième génération de missiles aéroportés. Côté porteurs, les évolutions du Rafale et les réflexions sur le système de combat aérien du futur (SCAF) permettront de garantir un niveau de pénétration adapté à la mission face à des menaces modernisées, qu’elles soient sol-air ou air-air. La capacité de ravitaillement en vol sera également complétée, dès le début de la période, par la conversion des trois derniers A330 au format Multi Role Tanker Transport (MRTT). Cette dynamique permettra un retrait accéléré des vieux C135 dès 2025 et optimisera la gestion d’une flotte homogène et polyvalente. Par ailleurs, le ravitailleur MRTT Phénix bénéficiera d’évolutions dans le domaine de la connectivité, en cohérence avec la flotte Rafale, notamment dans les domaines de l’autoprotection et de la résilience de ses moyens de navigation.

Pour ce qui concerne la PPS-A, nous déploierons, dans le cadre du programme de système de commandement et de conduite des opérations aériennes (SCCOA), des radars tactiques GM200, des radars d’approche et des radars Trac 2400 pour améliorer nos capacités de détection au-dessus du territoire national, y compris dans les hautes altitudes. Le système d’information permettant la planification et la conduite des opérations aériennes, dont la PPS-A, bénéficiera du déploiement de l’Air Command and Control System (ACCS) développé au sein de l’OTAN. Cela garantira une interopérabilité avec nos alliés. S’agissant des intercepteurs, la reprise des livraisons Rafale compensera le retrait des Mirage 2000-5 attendu en 2028. L’arrivée de l’hélicoptère interarmées léger (HIL) avant la fin de la décennie permettra de remplacer progressivement nos Fennec PPS.

L’armée de l’air et de l’espace renforcera son aptitude à intervenir immédiatement sous toutes les latitudes afin de protéger nos intérêts hors métropole, notamment dans nos outre-mer, et de garantir notre souveraineté. Ainsi, la LPM confortera l’évolution des flottes chasse et transport.

D’ici à 2030, près de soixante Rafale seront livrés. J’intègre dans ce chiffre ceux de 2023 ; sur la stricte période de la LPM (2024-2030), ce sont quarante-cinq Rafale qui seront livrés. Cependant, dix-sept Rafale seront prélevés sur l’existant pour les besoins export – je parle ici du solde des livraisons vers la Grèce et la Croatie. La transition vers le « tout-Rafale » à l’horizon 2035 sera clairement relancée, avec un objectif confirmé de 185 appareils à terminaison.

Sur le plan qualitatif, qui est au moins aussi important que le nombre d’appareils, vous avez annoncé la qualification du premier Rafale F4. Ce standard sera celui des livraisons effectuées pendant toute la période de la LPM. Décomposé en trois sous-standards dénommés F4.1, F4.2 et F4.3, il est en réalité le premier standard du combat collaboratif, dont les avancées principales sont les suivantes : développement de la connectivité, amélioration de la survivabilité, intégration d’armements rénovés, amélioration de la disponibilité. Nous pourrons y revenir plus en détail si vous le souhaitez. Le ministre des armées a par ailleurs validé il y a quelques jours le lancement des travaux de développement du standard F5, celui de la prochaine décennie. Ces travaux seront réalisés dans le cadre de la présente LPM : ils témoigneront de l’évolutivité du Rafale, que nous recherchons depuis plusieurs décennies. Le standard F5 permettra au Rafale de garder un coup d’avance face aux menaces. Avec la généralisation des stratégies de déni d’accès, le maintien de notre capacité d’entrer en premier est un défi pour l’aviation de combat.

La LPM accompagnera le développement du SCAF, dont la phase 1B a été enclenchée fin 2022. La fin de cette phase, attendue en 2025, aboutira à la définition de l’architecture finale du SCAF et du spectre des capacités du chasseur – sa manœuvrabilité, sa furtivité, sa puissance. Je pense aussi aux « remote carriers », ces drones qui accompagneront le vecteur piloté : nous verrons quels seront leur taille, leurs fonctions et leur degré de connectivité. Les travaux de recherche préciseront les niveaux et types de technologies clés – furtivité, connectivité, moteur. Ils détermineront, entre autres, la forme aérodynamique du démonstrateur. Dans les mois à venir, nous verrons peu à peu se dessiner le futur chasseur européen et ses drones d’accompagnement. Je rappelle que le SCAF inclura le vecteur piloté, les drones d’accompagnement, les Rafale, qui feront partie intégrante du système futur, ainsi que le cloud qui reliera l’ensemble des acteurs.

Je quitte l’aviation de chasse pour en venir à l’aviation de transport. La période 2024-2030 verra la livraison d’au moins douze A400M ; cela nous permettra d’atteindre la cible d’au moins trente-cinq appareils à l’horizon 2030. À cette échéance, nous serons en mesure de transporter cinq fois plus de fret avec deux fois moins d’avions qu’en 2012. Ce chiffre n’intègre pas la capacité du MRTT à participer à la manœuvre de projection. Grâce à la montée en puissance du MRTT, la période 2024-2030 verra la mise en service du hub logistique des armées à Istres ; sa capacité de transport et de gestion de transport sera assez impressionnante puisqu’elle pourra atteindre, dès 2024, 100 000 passagers et 9 000 tonnes de fret par an.

Par ailleurs, le lancement du développement, au niveau européen, du Future Medium-Size Tactical Cargo (FMTC), le cargo médian, permettra de pallier le retrait de nos C130H, puis de nos Casa, au cours de la prochaine décennie. Nous participerons aussi à des travaux de réflexion sur un outsize cargo permettant le transport des vecteurs hors gabarit.

Au bilan, la modernisation de nos vecteurs aériens – Rafale, A400M, MRTT – confortera notre capacité à projeter de la puissance aérienne loin, partout sur le globe, en particulier dans nos outre-mer et dans la zone indo-pacifique. Une illustration de cette capacité est le prochain déploiement Pégase, fin juin 2023 : dix Rafale, cinq MRTT et quatre A400M rejoindront la Malaisie en quarante-huit heures, avant de participer à un exercice global à grande échelle (LSGE) à partir de l’île de Guam. Pendant cet exercice, les A400M prendront part à plusieurs activités au bénéfice des forces stationnées en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie. De nombreuses escales valorisées permettront, au cours du déploiement, de renforcer nos liens avec nos principaux partenaires de la région – je pense à Singapour, à l’Indonésie, à la Corée du Sud, au Japon, au Qatar et à Djibouti.

Une autre ambition forte de ce projet de LPM concerne l’espace, le cinquième milieu de conflictualité. La stratégie spatiale de défense française, élaborée en 2019, prévoit le maintien de notre autonomie stratégique nationale, la garantie d’accès au milieu spatial et la défense des intérêts nationaux, y compris de manière active. La LPM consolidera notre action depuis l’espace, renforcera notre action vers l’espace et développera notre action dans l’espace, grâce à un budget de plus de 6 milliards d’euros.

Les principales réalisations porteront, pour l’action depuis l’espace, sur la composante spatiale optique (CSO) : le troisième satellite sera lancé, tandis que son successeur, Iris, sera développé puis mis en orbite. Cela permettra d’améliorer globalement notre taux de revisite et de bénéficier d’une meilleure résolution ainsi que du recueil d’un nombre d’images plus important. Le successeur de Ceres, le satellite Celeste, est attendu en orbite à partir de 2029.

S’agissant de la communication par satellite (Satcom), les réflexions se sont portées sur la constellation de connectivité sécurisée et multiorbite européenne Iris 2. Nous visons une meilleure couverture et une meilleure latence, ce qui est important pour notre futur cloud de combat, ainsi qu’une plus grande résilience. Cette constellation complétera nos moyens souverains, avec un noyau étendu qui garantira notre accès à la Satcom.

J’en viens à l’action vers l’espace. Nos travaux se concentreront sur le radar de nouvelle génération de surveillance de l’espace, attendu pour la fin de la présente décennie. Il prendra la suite du système de grand réseau adapté à la veille spatiale (Graves).

Quant à l’action dans l’espace, elle concernera le démonstrateur de patrouilleur-guetteur Yoda – yeux en orbite pour un démonstrateur agile –, qui sera lancé en 2025, et ses successeurs, prévus pour 2028. Cette action en orbite géostationnaire sera complétée par un programme innovant d’action en orbite basse, dite LEO (low earth orbit). Notre objectif sera d’explorer, dès 2023, la question des patrouilleurs en LEO de manière rapide et agile, profitant des opportunités offertes par le « New Space ». Cela devrait se concrétiser en 2025 par la mise en orbite – sur une orbite d’intérêt – d’un patrouilleur-guetteur français de type micro ou nanosatellite. S’agissant des démonstrateurs laser, des expérimentations doivent nous permettre d’envisager l’utilisation de lasers depuis le sol ou l’espace. Une première capacité est envisagée dès 2025.

Tous ces projets seront réalisés dans un contexte de montée en puissance du centre de commandement (C2) de l’espace, aussi appelé centre de commandement, de contrôle, de communication et de calcul des opérations spatiales (C4OS) Astreos. La première pierre du bâtiment, qui accueillera également le centre d’excellence de l’Otan, sera posée à Toulouse en 2023. L’inauguration est prévue en 2025, année qui verra la première capacité opérationnelle du système de commandement. Sa montée en puissance se fera progressivement, tout au long de la LPM, avec une pleine capacité opérationnelle attendue avant 2030.

La quatrième ambition de l’armée de l’air et de l’espace est le renforcement de son aptitude à s’engager dans un conflit de haute intensité et d’assumer le rôle de nation cadre au sein d’une coalition de l’Otan, de l’Union européenne ou de circonstance. L’armée de l’air devra pouvoir projeter jusqu’à quarante Rafale et les avions d’accompagnement associés. Cette LPM permettra de réaliser un effort significatif dans le domaine de l’entrée en premier – j’ai déjà évoqué devant vous la capacité de destruction des défenses antiaériennes ennemies (SEAD) –, avec le développement du standard de Rafale F5 et de l’armement futur missile antinavire/futur missile de croisière (FMAN/FMC), ainsi que dans le domaine de la défense sol-air.

À ce propos, je vous avais dit l’an dernier que la défense sol-air avait longtemps été le « parent pauvre » de notre outil de défense. La LPM à venir rectifie résolument la tendance en accentuant les efforts dans ce domaine, tant en qualité – elle prévoit le renouvellement de 100 % de la capacité actuelle de défense sol-air de l’armée de l’air et de l’espace – qu’en quantité – les livraisons, au-delà de l’existant, interviendront dès le début des années 2030. Je pourrai vous expliquer plus précisément en quoi l’évolution qualitative est significative en termes de couverture réalisable avec ces moyens modernes.

Ce projet de LPM comporte également quelques marqueurs forts pour la cohérence d’ensemble de l’armée de l’air et de l’espace.

Il s’agit, en premier lieu, des drones. Après vingt-cinq ans d’expérience opérationnelle ininterrompue, l’armée de l’air et de l’espace poursuivra sa montée en puissance dans ce domaine. Le Reaper recevra un pod Roem – renseignement d’origine électromagnétique – et de nouvelles capacités permettant une exploitation à plein régime avant sa fin de carrière, dans une dizaine d’années. D’ici là, le développement et la mise en service de l’EuroMale doteront l’armée de l’air et de l’espace, et trois nations européennes impliquées dans ce programme, d’un outil interopérable et souverain, au potentiel d’évolution élevé. Il pourra en particulier être adapté, si nécessaire, pour des besoins outre-mer. La livraison de systèmes Skylark, SMDR – système mini-drones de reconnaissance – et Drop, principalement au profit de nos forces spéciales, est également prévue.

Je voudrais aussi insister sur l’importance de la simulation dans la préparation opérationnelle des aviateurs. Des investissements importants serviront à la généralisation de la simulation massive en réseau, qui permettra de connecter l’ensemble des simulateurs afin de simuler des missions complexes et de mettre en œuvre des moyens LVC – live, virtual, constructive. Les équipages pourront ainsi combiner activité réelle et activité simulée et s’entraîner de manière plus réaliste à la haute intensité.

Les munitions aériennes sont un autre objet de cohérence, car le pouvoir de coercition d’une arme aérienne est directement lié à ses capacités létales. Sur les 12 milliards d’euros que la LPM consacre à l’acquisition de munitions, 7 milliards environ seront affectés à l’armée de l’air et de l’espace. Ainsi, les stocks de nos munitions complexes seront notablement complétés. À titre d’illustration, le nombre de missiles Aster et Mica sera presque doublé d’ici à 2030, tandis que plus de 100 missiles Meteor seront livrés sur la période.

La composante hélicoptères moyens joue également un rôle important. Le projet de LPM vise à disposer d’une flotte modernisée, dont la meilleure disponibilité est particulièrement attendue dans nos outre-mer. Le remplacement des Puma, tant sur le territoire métropolitain qu’outre-mer, sera engagé grâce à la réception des huit Caracal du plan de soutien à l’aéronautique, entre 2024 et 2026, et au transfert attendu des huit Caracal actuellement positionnés au sein de l’armée de terre.

De nombreuses capacités de l’armée de l’air et de l’espace seront ainsi soit renforcées, soit développées dans le cadre de la prochaine LPM. Pour autant, comme je vous l’ai dit en introduction, certains aspects qui paraissent simples se nuancent au gré de la conjoncture et nous incitent à rester vigilants. Les points sur lesquels je souhaite appeler votre attention concernent les ressources humaines, l’activité et les infrastructures aéronautiques.

Si la technologie est consubstantielle à la puissance aérienne, le cœur de l’armée de l’air et de l’espace est, quant à lui, bien incarné par ses aviateurs, car il n’est de richesse que d’hommes. Il me faut par conséquent des aviateurs en nombre et formés correctement pour être capables d’exploiter pleinement les potentialités de la puissance aérienne et d’accroître les capacités de notre armée. Si le format de l’armée de l’air et de l’espace doit légèrement augmenter pendant la période de la prochaine LPM, l’enjeu majeur à ce stade porte sur la fidélisation des existants. Les mesures qui seront prises dans le cadre du plan « famille 2 », dans le domaine de la condition du militaire, sont à mes yeux essentielles pour retenir les talents. À mon niveau, et bien que cela ne relève pas stricto sensu de la LPM, je m’efforce de dynamiser le parcours des aviateurs et de maîtriser les flux sortants. J’ai étendu le champ des conventions : à la convention historique avec Air France, qui permet de canaliser le départ des pilotes vers cette compagnie, s’ajouteront bientôt d’autres conventions conclues avec l’ensemble des industries de défense, qui ont évidemment d’énormes besoins en personnels formés et compétents. Dassault a signé, Thalès est sur le point de le faire, et les autres suivront. Enfin, la réserve participera directement à la performance de l’armée de l’air et de l’espace : la LPM nous permettra de dépasser les 10 000 réservistes, contre environ 5 500 actuellement.

Le deuxième point d’attention concerne l’activité. Pour être courageux, il faut exercer le courage, enseignait Aristote ; il en est de même pour le vol. Ceux d’entre vous qui ont pu assister récemment à l’exercice Poker ont, je l’espère, constaté le niveau d’exigence requis pour tous les acteurs afin de mener un raid stratégique, qu’il soit nucléaire ou conventionnel, à très longue distance, dans un environnement contesté. L’entraînement sera donc un sujet d’attention, dans un contexte inflationniste majeur. Hier, le ministre des armées a insisté sur la priorité qu’il donnait à l’activité : c’est bien ce que nous favorisons dans le cadre de cette LPM, qui intègre les hypothèses de Bercy, notamment en matière de coût du carburant opérationnel, et dont l’article 5 permettra d’actualiser la programmation en fonction de la hausse des prix. Sous réserve de la maîtrise de cet impact, notre ambition sera bien de rejoindre progressivement les objectifs de préparation opérationnelle inscrits dans le rapport annexé.

Enfin, l’infrastructure est un point d’attention majeur, partagé par l’ensemble des armées, directions et services. Pour ce qui concerne l’armée de l’air et de l’espace, je serai particulièrement vigilant quant au niveau d’entretien des aires aéronautiques, qui sont un élément clé des outils de combat que sont nos bases aériennes.

Non seulement ce projet de LPM consolide l’aptitude de l’armée de l’air et de l’espace à mener les opérations actuelles, mais il prépare résolument les engagements de demain face aux menaces prévisibles à l’horizon de la prochaine décennie.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Vous l’avez dit, mon général, la guerre en Ukraine a rappelé que les systèmes de défense sol-air étaient susceptibles d’entraver de façon significative la liberté d’action des avions de chasse, de sorte qu’aucun des deux belligérants n’a la maîtrise du ciel. À ce titre, la capacité de supprimer les systèmes de défense sol-air ennemis paraît fondamentale afin de garantir la supériorité opérationnelle de notre aviation. Le projet de LPM prévoit la reconstitution de cette capacité. Pouvez-vous nous préciser sous quelle forme, avec quel type d’armement et dans quel délai elle sera livrée ?

Général Stéphane Mille. Vous avez raison de souligner cette caractéristique du conflit en Ukraine. Ceux qui ont assisté à l’exercice Poker ont pu constater qu’il était possible d’opérer dans un environnement contesté. Certaines armées en sont capables, d’autres non ; je vous garantis que nous le pouvons, et je souligne que l’enjeu de cette LPM est justement de continuer à le pouvoir. La capacité SEAD, que j’ai déjà évoquée par le passé, est centrale pour nos engagements futurs : elle nous permettra d’être beaucoup plus à l’aise dans des environnements de plus en plus contestés, alors que les matériels modernes vont se diversifier sur la planète.

Pour neutraliser un système de défense sol-air, il existe d’autres moyens que ceux du domaine cinétique de l’armée de l’air et de l’espace. C’est bien pour donner au chef d’état-major des armées plusieurs cordes à son arc et créer des brèches dans un système ennemi que nous avons besoin de développer cette capacité SEAD au sein de l’armée de l’air et de l’espace.

Cela passe d’abord par des prédispositions de l’appareil. Le standard F5 permettra de disposer de toutes les capacités SEAD, même si les premières briques seront disponibles dans les développements à venir du standard F4. Je rappelle aussi l’arrivée prochaine du missile FMAN-FMC, qui ira très vite et permettra de percer les protections sol-air. J’ajoute qu’il existera d’autres missiles avec d’autres caractéristiques, plus furtifs. En somme, la capacité SEAD repose sur une palette d’armements, un avion, une doctrine et, surtout, plusieurs capacités – celles que je viens d’évoquer ne sont pas les seules – qui, en s’ajoutant les unes aux autres, permettront de créer une brèche dans un système ennemi.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous allons entendre les orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Permettez-moi tout d’abord de vous remercier, au nom du groupe Renaissance, pour votre présentation exhaustive et vos propos très instructifs qui nous renseignent un peu plus sur les aspects du projet de LPM relatifs à l’armée de l’air et de l’espace.

Depuis 2017, le budget de nos armées n’a cessé d’augmenter, passant de 32 à 44 milliards d’euros en 2023. La future LPM sera à la fois ambitieuse et inédite, portant le budget annuel de nos armées à 69 milliards d’euros en 2030. C’est le prix de notre autonomie, de notre souveraineté militaire et industrielle, ainsi que du maintien de notre rang dans le concert des puissances mondiales. Ce texte traduira un renforcement historique de notre défense voulu par le Président de la République.

De nos nombreux échanges avec les commandants et officiers de bases aériennes en France, entre autres, il ressort régulièrement que nos réserves, opérationnelle comme citoyenne, sont d’une importance cruciale pour le maintien et la continuité de certaines activités comme la formation militaire, la prévention incendie ou la communication, essentielle pour le recrutement et l’attractivité de nos armées. Le projet de LPM prévoit une augmentation du nombre de réservistes opérationnels, qui atteindra 80 000 effectifs en 2030 pour l’ensemble de nos armées. Pour ce faire, nous devrons notamment gagner la bataille des compétences et de la fidélisation.

L’armée de l’air et de l’espace a-t-elle la volonté d’accroître les missions des réservistes et d’optimiser leur emploi, notamment dans les bases aériennes ? S’agissant de l’attractivité, est-il prévu d’instaurer des passerelles entre le service national universel (SNU) et les réserves afin de poursuivre l’engagement de notre jeunesse dans le cadre du lien armée-nation, ce lien si précieux pour les années à venir ?

Général Stéphane Mille. Oui, l’armée de l’air et de l’espace va évidemment s’efforcer de donner aux réserves des perspectives supplémentaires. Je l’ai dit, nous espérons aller au-delà du doublement des effectifs de nos réserves pendant la période de la future LPM : il y a là une partie des bras et des muscles que l’armée de l’air et de l’espace utilisera pour mettre en œuvre ses capacités de demain. Il est donc important pour nous d’investir dans les réserves : il y aura une réserve de combat, une réserve territoriale déployée au sein des bases aériennes comme vous l’avez évoqué, ainsi qu’une réserve de compétences qui nous permettra de solliciter, pour certaines activités, des cadres dont nous ne disposons pas forcément en nombre suffisant dans les armées. Ceux d’entre vous qui ont assisté à l’exercice AsterX, au commandement de l’espace à Toulouse, ont pu constater que des réservistes travaillaient avec nous : c’est typiquement une réserve que nous développerons, dans les prochaines années, pour ces activités de très haute technologie.

Oui, il y aura des passerelles entre le SNU et les réserves. Le SNU participe bien sûr à la résilience de la nation, mais il vise aussi à constituer un vivier potentiel de réservistes. Les jeunes volontaires ayant participé chez nous à la deuxième phase du SNU sont évidemment une cible privilégiée : nous leur proposerons des contrats de réserve.

M. le président Thomas Gassilloud. Vous nous avez présenté à Mont-de-Marsan les escadrilles air jeunesse, qui vous donnent une certaine expérience dans ce domaine.

Général Stéphane Mille. Absolument. Ces escadrilles air jeunesse font leurs preuves : elles rencontrent un succès colossal dans nos bases aériennes. Nous nous efforcerons de les intégrer dans la dynamique du SNU : les volontaires pourront y effectuer une mission perlée dans le cadre de la phase 2.

M. Frank Giletti (RN). Nous regrettons fortement que cette audition se tienne à huis clos, d’autant que la précédente, celle du chef d’état-major des armées, était publique. Cette pratique ne va pas du tout dans le sens de nos travaux ; elle ne correspond pas à notre volonté de rendre la défense plus transparente et de renforcer le lien entre l’armée et la nation. Nous examinons un projet de loi à 413 milliards d’euros, qui sera débattu dans l’hémicycle. Que nos travaux préparatoires ne soient pas diffusés n’a aucun sens.

Je déplore par ailleurs le manque d’intérêt des députés pour ces auditions, alors que la LPM engagera nos armées pour les sept prochaines années. Nous ne sommes qu’une quinzaine, et je constate qu’aujourd’hui encore les membres du groupe Rassemblement national sont majoritaires dans cette commission.

J’en viens à ma question. Une réalité doit particulièrement alerter le politique : l’armée de l’air et de l’espace souffre de nombreux départs vers le secteur de l’aéronautique civile, ce qui fait de la fidélisation de son personnel le principal défi à relever en matière de ressources humaines. Il s’agit d’un impératif sur lequel la nouvelle LPM est particulièrement attendue.

Le haut niveau de technicité exigé par les missions qui incombent à l’armée de l’air et de l’espace justifie l’importance du nombre d’officiers – 6 000 – et de sous-officiers – 24 000 – qui la composent. Or ce même niveau de technicité attire nécessairement le secteur industriel et celui de l’aéronautique civile qui, par des conditions de vie – notamment en termes de stabilité géographique – et un salaire plus attractifs, débauchent très facilement le personnel de l’armée de l’air. Le nombre de sous-officiers, d’encadrants et chefs d’équipe se réduit drastiquement, alors que la hausse des recrutements implique de forts besoins d’encadrement. Un problème similaire se pose s’agissant de la fidélisation des personnels navigants qui, eux aussi, sont de plus en plus séduits par les opportunités proposées par l’aéronautique civile.

Dans le cadre de mon avis budgétaire, j’ai eu l’occasion de mettre en lumière ce sujet et surtout de proposer des solutions. Je pense notamment à l’allongement de la durée d’engagement des officiers sous contrat. Plus encore, il me paraît pertinent d’accorder à l’armée de l’air plus de souplesse pour engager directement des officiers originaires du monde civil dits commissionnés, en vue d’attirer des profils hautement qualifiés dans les nouveaux domaines de compétences liés à la défense tels que l’intelligence artificielle ou le cyber. Il me semble surtout impératif de renforcer considérablement la partie indiciaire de la rémunération. Il convient d’attirer et de fidéliser les personnels en poursuivant l’évolution des dispositifs de primes déjà renouvelés sous l’effet de la nouvelle politique de rémunération militaire. Quels leviers la nouvelle LPM nous apportera-t-elle en matière de fidélisation du personnel ?

En outre, l’article 6 prévoit que les effectifs du ministère des armées, à l’exclusion des apprentis civils et militaires, des volontaires du service militaire volontaire et des volontaires du SNU, seront de 271 800 équivalents temps plein en 2027 et de 275 000 équivalents temps plein en 2030. Nous comprenons cependant qu’à ces chiffres s’ajouteront les effectifs du service industriel de l’aéronautique ainsi que les réservistes, et que le ministère pourra adapter ces cibles en fonction de l’évolution du marché du travail. Dès lors, ces effectifs permettront-ils à l’armée de l’air et de l’espace d’assurer la montée en puissance de nouvelles flottes ?

M. le président Thomas Gassilloud. La moitié de nos réunions sont ouvertes, l’autre moitié se déroulent à huis clos. Nous cherchons un équilibre entre la publicité des travaux, qui permet de promouvoir la transparence et une culture de la défense, et la liberté de parole de la personne auditionnée qui est peut-être un peu plus grande dans une réunion à huis clos. Je vous rejoins partiellement : nous pourrions ouvrir davantage de réunions au public. Mais nous progressons : lors de la préparation de la dernière LPM, presque toutes les auditions étaient à huis clos.

Général Stéphane Mille. Oui, la question des ressources humaines nous préoccupe. L’armée de l’air et de l’espace voit des départs. Ils ont été particulièrement conséquents en 2022, pour des raisons partiellement conjoncturelles puisque certaines mesures liées au covid, notamment le report de limites d’âge pour certaines catégories de personnel, ont pris fin : nous avons donc eu deux annuités de départs la même année.

Il ne faut pas que cela se reproduise. L’attractivité du secteur commercial, aéronautique en général mais pas toujours, est bien réelle.

Le projet de loi de programmation militaire doit nous permettre de consolider les effets de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM). Certes, c’est un dispositif indemnitaire et non indiciaire. Son troisième volet sera mis en place en 2023, et l’année 2024 doit nous permettre d’en mesurer les effets. Les attentes de nos personnels sont fortes en ce qui concerne la prise en charge de la famille – le plan « famille », évoqué hier par le ministre, sera doté de 750 millions d’euros – et aussi en ce qui concerne les infrastructures, notamment les logements. Le ministre a évoqué son souhait de passer de 8 000 à 15 000 logements pour les armées. Tout cela contribue à renforcer l’attractivité.

Vous évoquez aussi la durée des contrats. Il faut rester prudents : l’augmenter, c’est parfois créer un repoussoir à l’entrée de ces personnels. En croyant régler un problème, on en crée parfois un autre ailleurs…

S’agissant des commissionnés, je vous rejoins entièrement. L’armée de l’air et de l’espace est d’ailleurs très en avance sur l’augmentation de leur nombre. Nous avons vu des choses que l’on ne voyait pas : avec la crise du covid, nous avons recruté des commissionnés, des pilotes qualifiés, chez Air France ! Ils ont signé avec nous des contrats de trois ans, renouvelables une fois. Ils sont toujours présents et nous apportent une compétence unique pour faire monter en puissance la flotte d’Airbus A330-MRTT. Nous devons continuer à travailler dans cette voie pour attirer des talents comme ceux-là. Ce n’est pas la solde qui les attire chez nous, mais le sens de la mission, la découverte d’une mission extraordinaire ; ils me disent tous qu’ils vont resigner. Quand on prend soin des gens, on est capable de les conserver. C’est ce que nous ferons avec notre plan de fidélisation.

Il n’y aura pas, au cours de la période couverte par la LPM, d’énormes créations d’effectifs. Nous gérons les flottes, et les ressources humaines associées, de façon fine. J’ai parlé des C-135 : ses effectifs sont évidemment reversés tout de suite vers le MRTT, pour garantir la montée en puissance de celui-ci. Dans chaque transfert, il y a une période de biseau. Cet aspect est pris en considération dans la LPM. Nous aurons les effectifs, mais nos biseaux ne suffiront pas : il faudra réorienter des métiers. C’est ce que nous avons commencé dès 2022 en réorganisant, en déplaçant des brigades vers la province, en réduisant le poids de l’état-major du commandement des forces aériennes à Bordeaux. Nous avons ainsi pu, en 2023, réorienter 69 postes vers nos nouvelles priorités. Enfin, les réservistes nous apportent des capacités supplémentaires.

Mme Martine Etienne (LFI-NUPES). La région Grand Est s’honore d’accueillir la base aérienne 113 de Saint-Dizier, et notamment les escadrons de chasse directement impliqués dans la dissuasion.

Le projet de LPM prévoit de fortes coupes pour l’armée de l’air et de l’espace par rapport aux prévisions initiales du Gouvernement. Je pense au report du tout-Rafale ou au programme Syracuse 4, qui a été revu à la baisse : le lancement du troisième satellite Syracuse, dont la mise en service était prévue d’ici à 2030, a été annulé. Deux satellites Syracuse seulement devraient donc être en orbite d’ici à 2035. La guerre en Ukraine a pourtant montré l’importance stratégique de l’espace. Comment analysez-vous ces renoncements ? Comment les différentes composantes de l’armée de l’air et de l’espace entendent-elles organiser leur fonctionnement dans ces conditions ?

Le Président de la République, le ministre des armées et le rapport annexé au projet de loi insistent sur les capacités d’action de nos armées dans de nombreux champs de conflictualité. Nous pensons évidemment à l’espace et à la nécessité d’investir dans l’innovation et la dissuasion spatiale. Face à la militarisation de l’espace, nous devons nous montrer lucides et développer les outils qui garantiront la souveraineté de la France. Pensez-vous que le projet de LPM permettra de développer notre présence dans l’espace, et plus généralement qu’il investit suffisamment dans ce nouveau champ de conflictualité ?

Général Stéphane Mille. Je suis très heureux que votre région accueille la BA 113. Elle s’y porte très bien et les gens sont ravis d’y vivre.

Mon intervention a plutôt montré tout ce qu’apporte le projet de LPM à l’armée de l’air et de l’espace. Il prépare l’armée de l’air et de l’espace de demain.

Je précise toujours que le passage au tout-Rafale ne signifie pas que tous nos avions seront des Rafale en 2030. Il n’y a pas de renoncement, parce que nous ne l’avons jamais prévu. Mais nous avons basculé vers une phase où nous avons plus de Rafale que d’autres appareils : c’est la phase de rejointe vers le tout-Rafale.

S’agissant des satellites Syracuse 4, les évolutions dans le domaine de l’espace sont très rapides : les grands programmes, c’est très bien ; l’agilité du new space, c’est très bien aussi. Nous avons, à une époque, imaginé d’énormes satellites en orbite géostationnaire. Mais les constellations qui évoluent en orbite basse ont aussi des avantages. Les deux sont complémentaires pour assurer l’efficacité et la redondance dont les armées ont besoin. Mettre tous nos objets sur l’orbite géostationnaire serait à mon sens dangereux. Le temps de latence, c’est-à-dire le temps nécessaire pour transmettre une information à un autre vecteur de la patrouille, est plus important s’il faut monter en orbite géostationnaire puis redescendre. Ce delta n’est pas important à l’échelle de notre réunion, mais pour des systèmes comme le SCAF, il est colossal – pensez à l’échelle de temps des échanges bancaires, par exemple. Dans une banque, le temps, c’est de l’argent ; pour l’armée, c’est la vie.

Cette réflexion a eu le mérite d’être ouverte dans ce projet de LPM. Il faut regarder froidement l’intérêt de l’outil. Nous avons opéré des choix, et je crois que la complémentarité des orbites est indispensable dans le monde de demain.

Mme Véronique Bazin-Malgras (LR). Monsieur Giletti, vous n’êtes pas sans savoir qu’une proposition de loi qui touche l’aviation française, puisqu’elle vise à interdire les vols en jet privé, est en discussion dans l’hémicycle. Je pense que nombre de nos collègues sont pour cette raison en séance publique.

Le projet de LPM prévoit des crédits de 413 milliards d’euros. Cela sera-t-il suffisant ? Il vous appartiendra de faire des choix, étant donné que le combat du futur nécessite une mise à niveau aérienne et spatiale très performante.

Le 1er février 2023, vous avez posé la première pierre des futures infrastructures dédiées au cinquième escadron de chasse Rafale de l’armée de l’air et de l’espace, à Orange, site stratégique pour la posture permanente de sûreté aérienne. La création de ce nouvel escadron s’inscrit dans le cadre de la LPM 2029-2025 et fait suite au retrait définitif des Mirage 2000-C à l’été 2022. La BA 115 attend les avions et équipages Rafale C à l’été 2024. Pouvez-vous nous assurer que le calendrier sera tenu, malgré les nombreux travaux de démolition et reconstruction qui ont lieu sur cette emprise, afin que notre posture permanente de la sécurité aérienne soit, comme vous l’avez dit, crédible, robuste et efficace ?

Général Stéphane Mille. Tout me laisse à penser que nous serons au rendez-vous de 2024, essentiel pour nous et pour la posture permanente de sécurité aérienne.

Mme Josy Poueyto (Dem). Nos collègues sont effectivement dans l’hémicycle, mon cher collègue.

L’ambition est affichée : la précédente loi de programmation voulait réparer nos armées ; ce projet de LPM vise à transformer notre modèle pour adapter nos armées aux conflits de demain. L’armée de l’air et de l’espace occupe une place centrale dans ce dispositif, et la guerre en Ukraine montre encore la nécessité de maîtriser l’espace aérien. Pour l’armée française, cela repose aussi sur la rapidité et les multiples possibilités offertes dans les différents milieux dans lesquels vous pouvez opérer, mais aussi sur les informations que vous pouvez collecter.

Nous avons eu la chance de vivre une opération Poker et cette expérience nous a confirmé que nous pouvions faire toute confiance à notre armée de l’air et de l’espace.

L’année dernière déjà, vous insistiez sur l’importance d’investir dans les technologies de rupture. Vous souligniez l’importance du combat collaboratif. Au-delà du débat sur le nombre d’avions qui seront à votre disposition, les investissements réalisés avec nos partenaires sont-ils suffisants ? De la même manière, les investissements dans l’hypervélocité permettront-ils d’atteindre les objectifs affichés ?

L’espace est désormais considéré comme une priorité pour les armées du futur, tant pour appuyer les opérations terrestres, navales, aériennes et cyber qu’en tant que nouvel espace de conflictualité. Nos satellites sont indispensables pour mener nos opérations, mais aussi pour notre vie quotidienne. L’espace doit donc faire l’objet d’investissements accrus et nos capacités doivent être renforcées. Le projet de LPM est au rendez-vous sur ce point, en consacrant 6 milliards à l’espace ; il ratifie également l’ordonnance du 23 février 2022 relative à la protection des intérêts de la défense nationale dans la conduite des opérations spatiales et l’exploitation des données d’origine spatiale.

Le rapport annexé annonce la création d’un centre de commandement, de contrôle, de communication et de calcul des opérations spatiales (C4OS), à même de piloter des actions vers, dans et depuis l’espace. Comment ce centre s’articule-t-il avec le commandement de l’espace ? Quelles seront leurs missions respectives ?

Général Stéphane Mille. Le C4OS est l’outil du commandant de l’espace, son centre d’opérations.

Le combat collaboratif va en effet, je crois, changer la nature du combat aérien : tous les objets qui volent seront des capteurs, à même d’envoyer des informations ; il faudra traiter des données extrêmement rapidement afin de prendre l’avantage sur l’ennemi.

Le projet de LPM apporte deux pierres à cet édifice. La première est le standard F5 du Rafale, qui peut traiter d’énormes volumes de données à l’intérieur même de l’avion, qui est spécifiquement conçu pour cela, avec de la fibre optique notamment. Le F4 allait dans cette direction, mais c’est une autre échelle. La deuxième, c’est le SCAF, évidemment l’objet emblématique du combat collaboratif. Je rappelle que le SCAF rassemble le vecteur piloté et tout ce qui l’entoure, notamment des drones, dont certains seront portés par des Rafale, et un cloud qui permet à tous ces vecteurs d’échanger en vol. Chaque évolution vers le SCAF est une étape de la montée en puissance du combat collaboratif.

Le combat collaboratif concerne aussi le MRTT, capable de recevoir, de traiter et de répercuter beaucoup d’information, l’A400M, dont les dernières évolutions permettent aussi de l’intégrer au réseau et de l’utiliser comme capteur ou encore les drones, l’Euromale notamment. Tous ces objets auront besoin d’échanger. C’est pourquoi la connectivité sera fondamentale.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Le projet de LPM va faire entrer l’armée de l’air et de l’espace dans une nouvelle ère. Les drones deviennent un équipement indispensable. C’est un tournant technologique que nous avions raté, mais notre retard semble en voie de résorption : le projet de LPM leur consacre 5 milliards. Je m’en félicite. Quelles seront vos priorités et votre calendrier ?

Le projet de LPM affiche également l’objectif de développer une filière française de munitions téléopérées (MTO) et d’atteindre, à l’horizon 2030, la capacité de vol en essaims. La base industrielle et technologique de défense (BITD) est-elle à même de faire face à elle seule et de respecter ce calendrier, ou bien une coopération européenne sera-t-elle nécessaire ?

Vous avez évoqué le cadencement de la livraison des Rafale. L’horizon du tout-Rafale s’éloigne par rapport à ce que nous avons compris. Cela signifie, je suppose, une durée de vie plus longue des Mirage 2000 : ce prolongement pourrait avoir un impact financier – sauf erreur de ma part, car nous venons de recevoir ces documents et il est difficile de tout appréhender dans un délai aussi bref ! Quel sera le calendrier ?

Le groupe Socialistes se félicite de la création du centre d’excellence (COE) espace de l’Otan, dont vous avez signé le 18 janvier dernier, devant les représentants de quatorze autres nations, le mémorandum d’entente. Ce centre s’installera à Toulouse, au cœur du plus grand écosystème spatial en Europe ; il est maintenant dans la phase d’accréditation pour devenir le vingt-neuvième centre d’excellence de l’Otan. C’est une fierté pour la France et une belle reconnaissance pour notre armée de l’air et de l’espace.

Général Stéphane Mille. Il reste au drone Reaper une dizaine d’années de vie, et l’Eurodrone arrivera pour prendre la relève ; ses capacités seront supérieures – il ira plus loin, il volera plus longtemps, sa charge utile sera plus importante – et nous disposerons d’une certaine souveraineté dans son utilisation et dans le montage des équipements à bord. Jusqu’en 2030, le Reaper est à la manœuvre ; les premiers Eurodrone arriveront en fin de LPM : voilà le cadencement.

Ceux-là sont les plus voyants, ceux qui donnent les images les plus spectaculaires, mais l’usage des drones dans l’armée de l’air et de l’espace ne se limite pas à cela. J’ai parlé des drones des forces spéciales ; pour protéger nos bases, nous utilisons aussi des minidrones qui servent à regarder au-delà de la clôture. On peut s’attendre à voir, dans les années à venir, tous les soldats affectés à la protection de nos bases aériennes dotés d’un minidrone à la ceinture. C’est un domaine très vaste, depuis l’Eurodrone qui a besoin d’une piste jusqu’au minidrone qui tient dans la main. Le projet de LPM consent un effort réel en ce domaine.

Vous avez parlé du cadencement Rafale. Nous passerons, en 2030, à 137 Rafale en parc. On parle souvent de cohérence ; c’est un des marqueurs du projet de LPM. Je voudrais rappeler que le Rafale, c’est une enveloppe, mais aussi de nombreux équipements à bord. Il y a souvent un débat sur ce que l’on appelle les « missionnels ». Pour les Rafale, il y a en particulier les pods Talios (système optronique d’identification et ciblage à longue portée) ou les radars AESA, les radars à antenne active, qui voient plus loin. Nous en possédons en petite quantité, mais le projet de LPM nous fait passer d’environ 25 à environ 75 AESA en fin de période. Nous disposerons aussi, dès 2026, de 51 pods Talios. Aucune patrouille ne décollera sans pod Talios, alors qu’aujourd’hui nous nous agitons beaucoup pour en avoir un au bon endroit et au bon moment.

C’est le retour d’expérience qui nous apprend l’importance de ces pods : imaginés au départ pour reconnaître un objectif pour une attaque au sol, ils ont montré toute leur utilité pour l’identification visuelle, par exemple. Nos Rafale qui rentrent de Lituanie l’utilisaient pour reconnaître, à vue, les Soukhoï qu’ils interceptaient. Lors de nos missions en Irak et en Syrie, nous nous sommes rendu compte que ce pod permettait de faire du renseignement. Ce n’était pas le cœur de la mission, mais on regardait et on apprenait des choses… Tout cela se construit donc au fur et à mesure. Le projet de LPM prévoit donc un volume de pods plus important que celui que nous envisagions au départ.

J’insiste donc sur la cohérence de l’outil global, à la fois en qualité et en quantité.

S’agissant des Mirage 2000-D, il n’y a pas de coût de prolongation : la fin du Mirage 2000 a toujours été prévue en 2035, comme la fin du Mirage 2000-5 a toujours été prévue en 2027-2028. Il n’y a pas de surprise.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous passons aux questions individuelles.

M. José Gonzalez (RN). Ce projet de LPM consacre 6 milliards au domaine spatial. Or les récentes manœuvres de déstabilisation entreprises par la Russie rendent absolument primordiale la consolidation de nos capacités opérationnelles sur ce nouveau théâtre d’affrontement. Il est impératif que la France, accusant un certain retard dans ce secteur, renforce son action par des capacités spatiales d’observation et d’écoute renouvelées, des capacités de surveillance pointues et par des moyens qui lui permettront de mener une défense active.

Je m’inquiète du retard du programme Iris, successeur du système CSO, malgré l’importance d’optimiser la revisite des images satellitaires en cas de conflit de haute intensité. Le rapport annexé semble aussi étonnamment flou, notamment sur le sujet des trois satellites dédiés au renseignement électromagnétique de la constellation Ceres, mise en orbite en novembre 2021. La France est pourtant l’un des rares pays qui dispose de cette technologie, notamment en Europe.

Pensez-vous que les efforts consentis dans le domaine spatial par ce projet de LPM nous permettront de rattraper le retard accumulé vis-à-vis de nos partenaires et compétiteurs ?

M. Vincent Bru (Dem). L’avion léger de surveillance et de reconnaissance réalise des missions de renseignement, avec un déploiement facilité. L’actuelle LPM prévoyait deux avions pour 2025 et six supplémentaires pour 2030. Or le projet que nous examinons évoque plutôt un parc de trois ALSR pour 2030. Pourquoi cette réduction drastique ? Ne risquons-nous pas de perdre en efficacité en matière de renseignement ?

M. Julien Rancoule (RN). Le projet de LPM prévoit une augmentation de 5 milliards des budgets consacrés à la défense sol-air. L’armée de l’air et de l’espace devrait donc recevoir des systèmes Mamba supplémentaires. C’est une bonne nouvelle, car la défense sol-air a été trop longtemps négligée, y compris dans la précédente LPM, alors qu’elle est essentielle pour notre protection. Je m’interroge sur la logistique que cela implique. Chaque système de défense de type Mamba mobilise une centaine d’aviateurs : où allez-vous les puiser ? Nous savons que l’armée de l’air et de l’espace recrute chaque année près de 3 500 aviateurs. Allez-vous devoir recruter davantage, ou bien pensez-vous redéployer des effectifs ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Si la trajectoire inscrite dans le projet de loi est ambitieuse, peut-être même trop au vu de l’accélération après l’année pivot de 2027, elle fait aussi apparaître certains renoncements, notamment le cadencement déjà abordé par ma collègue Isabelle Santiago entre la trajectoire de renforcement plus lente des Rafale et la pérennisation de la flotte de Mirage 2000. Comment envisagez-vous le maintien des objectifs de formation et de mise en condition opérationnelle avec plusieurs types d’appareils ?

Aux termes du projet de LPM, la flotte d’A400M compterait au moins 35 appareils à la fin 2030. Dans quelle mesure cette priorité permettra-t-elle de répondre à des situations de limitation ou de dépendance actuelles ? Comment la France se situe-t-elle par rapport à ses alliés en ce qui concerne le transport et la logistique aérienne ?

Général Stéphane Mille. Concernant le domaine spatial, les programmes Iris et Celeste sont bien maintenus dans la LPM ; la mise en orbite est prévue en 2029. Il y a eu des débats, mais la LPM a reconnu l’importance de ces systèmes qui renouvellent respectivement la CSO et la Ceres. En toute transparence, sachez que l’option du report a été envisagée – la LPM suppose un choix entre des priorités. La décision de maintien illustre la priorité donnée à l’espace.

La précédente LPM prévoyait deux ALSR plus six en option. Ayant été en poste en CPCO (centre de planification et de conduite des opérations) et comme sous-chef opérations, j’ai utilisé l’ALSR de manière opérationnelle. Il s’agit d’un bimoteur habité, avec deux pilotes et quatre personnes en tranche arrière pour faire fonctionner les systèmes. À l’usage, on s’est rendu compte qu’on avait du mal à faire progresser les capacités de l’ALSR patrimonial et que la location n’était finalement pas une mauvaise solution pour avoir un système au dernier niveau de capacité. C’est malheureux, mais c’est ainsi : il faut être pragmatique et réaliste. Nous avons cependant conservé des vecteurs en patrimonial, bien que leur système interne soit plus ancien, à des fins de souplesse et d’efficacité. En effet, notre contrat de location nous offre trois options : l’avion avec les équipages et la tranche arrière, sans la tranche arrière, sans aucun personnel à bord. Ainsi, selon les missions, le personnel peut être entièrement militaire ou loué avec l’appareil.

S’agissant du système sol-air, il n’y a pas d’inquiétude à avoir au sujet des ressources humaines d’ici à la fin de la LPM.

Le renouvellement du Samp/T (système sol-air moyenne portée terrestre) connaîtra deux phases. Dans la première, jusqu’en 2030, le remplacement des batteries se fera nombre pour nombre. La couverture vis-à-vis de la menace aérienne sera tout de même très améliorée, celle du Samp/T NG étant trois fois supérieure à celle de l’actuel. Mais, du point de vue des RH, cela ne changera rien. Après 2030, on nous livrera quatre batteries supplémentaires : c’est en fin de LPM que nous devrons préparer les effectifs correspondants.

Il en va de même du remplacement du Crotale par le VL-Mica. Il y aura certes un léger effet sur les effectifs, car il faut un tout petit peu plus de monde sur le second que sur le premier, mais parfaitement gérable dans le cadre des effectifs prévus par la LPM.

M. le président Thomas Gassilloud. Que font ces aviateurs ? Ils sont cent par Mamba ; quand on le visite, on en voit quelques-uns aux commandes, mais où sont les autres ?

Général Stéphane Mille. Un système Mamba, c’est un centre de commandement, un module de tir et un module de recomplètement. Il y a deux ou trois personnels qui en font partie, mais une trentaine pour mettre en œuvre le système à un moment donné, et la couverture H24 exige plusieurs équipes : si vous faites travailler ces trente personnes trois fois huit heures, vous arrivez à une centaine. C’est cette couverture permanente que nous assurons actuellement en Roumanie.

M. le président Thomas Gassilloud. De mémoire, en Lituanie, il y a 150 aviateurs pour quatre Rafale.

Général Stéphane Mille. Oui, pour assurer la maintenance, la protection, le renseignement, etc. C’est finalement un petit détachement.

M. le président Thomas Gassilloud. Cela me paraît en effet faible pour quatre Rafale, par rapport à 100 pour une batterie antimissile.

Général Stéphane Mille. En Lituanie, nous prenons des créneaux d’alerte. S’il fallait monter une posture permanente de sûreté H24, il est probable qu’il y aurait plus de monde. En Roumanie, au début, on nous demandait douze heures de surveillance par jour ; nous avons consolidé le format quand on nous a demandé de passer à vingt-quatre. Bref, tout dépend de la mission.

Pas de problème particulier non plus en ce qui concerne la formation accompagnant la montée en puissance du Rafale : nous avons les outils adaptés. Ils servent parfois aussi à la formation de stagiaires étrangers qui acquièrent des Rafale. Évidemment, si nous en exportons trop, je ne pourrai pas accueillir tous les pays à Saint-Dizier, n’en déplaise à Dassault.

S’agissant de la capacité de transport, l’A400M est dimensionné pour un contrat. Le format se situe entre le besoin en temps de paix et le besoin en pic de la projection de l’échelon national d’urgence (ENU). Soit on pousse plus loin pour être autonomes à 100 %, ce qui fait probablement trop au quotidien, soit on dimensionne trop bas, ce qui empêche de faire face aux « coups de bourre » : tout l’enjeu est là. Les besoins de l’ENU ont d’ailleurs évolué, qu’il s’agisse du volume de personnel à déployer ou des masses – les systèmes sont de plus en plus lourds. C’est ce qui explique que la masse que nous pouvons déployer ait été multipliée par cinq entre 2012 et aujourd’hui.

Nous avons aussi des outils de mutualisation avec d’autres nations européennes. De ce point de vue, l’EATC (commandement européen du transport aérien) est formidable pour nous donner de la souplesse. Il n’est pas rare qu’un C-130J allemand de l’escadron franco-allemand d’Évreux vienne faire du transport au bénéfice exclusif de l’armée de l’air française.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci, mon général, de cette intervention – une entrée en premier !

 


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M. Stéphane Bouillon, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale et M. Vincent Strubel, directeur général de l’Agence national de la sécurité des systèmes d’information (jeudi 6 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur le Secrétaire général, nous sommes heureux de vous recevoir. Depuis le début du quinquennat, le Gouvernement comme les députés ont témoigné leur attachement à la vision de la défense globale qu’incarne le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). En effet, la dimension militaire ne peut plus être notre seule réponse face aux dangers et aux risques auxquels nous sommes exposés – et notamment aux stratégies hybrides. C’est la raison pour laquelle la cybersécurité fait l’objet des articles 32 à 35 de la loi de programmation militaire (LPM).

Vous êtes accompagné du nouveau directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi). Votre regard sur les grandes tendances du projet de LPM nous est particulièrement important, car il contribue tant au concept de défense globale que de résilience en cas de crise majeure. En effet, vous travaillez l’un et l’autre à une stratégie nationale de résilience.

Par ailleurs, le SGDSN joue un rôle important dans la phase 3 d’Orion. Alors que la LPM prévoit un doublement de la réserve militaire des armées, vous pourrez nous éclairer sur votre vision de la contribution de cette dernière à la résilience de la nation et de son articulation avec les réserves militaires, comme celle de la gendarmerie, ou civiles.

M. Stéphane Bouillon, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Le SGDSN, service de la Première ministre, a une spécificité historique : il se situe à la charnière du militaire et du civil, de la défense et de la sécurité, et de l’extérieur et de l’intérieur. Il a pour mission de coordonner – au-delà des périmètres ministériels stricts – les politiques relatives à la défense et la sécurité nationale.

C’est à ce titre que nous avons été chargés de conduire la rédaction de la Revue nationale stratégique (RNS), qui a servi de fondement à la préparation du projet de loi de programmation qui vous est soumis. Les lois de programmation sont généralement précédées d’exercices de revue stratégique, comme en 2007-2008 ou en 2012-2013, ou encore en 2017 à l’échelle du seul ministère des armées.

En 2022, au regard de l’accélération des tensions géostratégiques et de l’amplification des menaces, le Président de la République a demandé au SDGSN de piloter une révision de la stratégie de 2017, dans des délais contraints, et en coopération avec l’ensemble des ministères. Vous avez été consultés dans son état d’achèvement, et dans des délais très serrés. Vos apports ont été intégrés à nos travaux, comme vous avez pu le constater, Monsieur le président, lors du discours de présentation du Président de la République à Toulon le 9 novembre.

Je propose de rappeler les quelques éléments structurants pour la LPM dans lesquels le SGDSN tient un rôle particulier, soit comme partie prenante à l’interministérialité, soit comme opérateur responsable. J’évoquerai donc les articles figurant dans la partie normative du projet, qui ont trait à la cybersécurité, politique publique qui concerne désormais chaque secteur de l’État, et toute la vie de notre pays : à ce titre, c’est une responsabilité de la Première ministre, qu’elle confie au SGDSN et donc à l’Anssi – qui sera ainsi responsable du pilotage de la cybersécurité en préparation des Jeux olympiques de 2024.

L’Agence pourrait en effet bénéficier, si vous le décidez, de nouvelles prérogatives pour répondre à l’objectif stratégique n° 4 de la Revue : « une résilience cyber de premier rang ». L’objectif n° 9 propose « une capacité à se défendre et à agir dans les champs hybrides » : je vous dirai quelques mots sur les menaces dites hybrides, thème sur lequel le projet de LPM prévoit donc d’investir.

Enfin, je reviendrai sur une politique publique qui n’est pas strictement une politique de défense, mais plutôt une politique de sécurité nationale au sens large du terme : c’est le deuxième objectif stratégique affiché dans la RNS : « une France unie et résiliente ». Nous le déclinons dans la stratégie nationale de résilience, adoptée en mars 2021. Elle est contemporaine de la mission que votre Assemblée a conduite à votre initiative, Monsieur le Président, en 2021, sur le même sujet, et qui a nourri largement les travaux de préparation de la LPM. II nous faut donc maintenant concrétiser cette résilience, au sein de l’État et avec l’aide de collectivités territoriales et des entreprises.

Au premier chef, c’est la dissuasion nucléaire qui garantit depuis plus de soixante ans la protection du territoire national et de notre souveraineté. Le SGDSN assurant le secrétariat des conseils des armements nucléaires, il a donc des compétences en la matière. Notre premier objectif stratégique est donc de conserver la crédibilité et la robustesse de la dissuasion, clef de voûte de notre politique de défense et garantie de nos intérêts vitaux – dont la dimension européenne a été soulignée dans la RNS.

Cette crédibilité à la fois politique, opérationnelle et technique suppose une posture exigeante ainsi que des choix et des engagements capacitaires inscrits dans le temps long. La LPM atteste de cette exigence. Dans le contexte de guerre en Ukraine, et, plus largement de montées des tensions entre grandes puissances, avec la modernisation de leurs armements nucléaires qui en découle, le maintien de la crédibilité de notre dissuasion est indispensable.

L’augmentation continue de la cybermenace est l’une de nos préoccupations les plus constantes. Votre Assemblée elle-même l’a encore récemment expérimenté, comme nombre d’hôpitaux, de collectivités locales, d’entreprises et d’administrations. Depuis quelques mois, les cyberattaques – très probablement en provenance de Russie, au vu de leurs modes opératoires – tendent à se multiplier. Elles ciblent des pans entiers de notre société, de plus en plus numérisée et, à ce titre, de plus en plus vulnérable.

Outre la poursuite des efforts de prévention et de protection, une meilleure résilience cyber se caractérise par l’adoption de stratégies de réponses mobilisant l’ensemble des leviers. À travers le centre de coordination des crises cyber (C4), qui rassemble les armées, les services de renseignement, de l’intérieur ou administratifs, l’Anssi joue un rôle de bouclier – que nous nous devons de renforcer : c’est l’objet de plusieurs articles de la LPM, que M. Strubel vous décrira. Nous avons besoin de renforcer les capacités de détection de ces attaques par l’Anssi, et sa capacité à obtenir une coopération plus active des opérateurs : en effet, certains continuent à vendre des logiciels sans alerter les consommateurs des vulnérabilités qu’ils présentent. Pour y réagir, nous vous proposons de nous autoriser à obliger les opérateurs à signaler les vulnérabilités identifiées. L’aménagement de locaux de l’Anssi à proximité de ceux du ComCyber, à Rennes, permettra également de renforcer cette coordination entre l’épée et le bouclier.

J’en viens aux menaces hybrides. Je m’exprime régulièrement devant vous sur cette notion particulièrement plastique et englobante qui comprend à la fois les cyberattaques, les manipulations de l’information, l’instrumentalisation du droit et des normes et les atteintes à la sécurité économique. Il s’agit de « gagner la guerre avant de combattre », selon une expression souvent attribuée au chef d’état-major de l’armée russe, Valeri Guerassimov, et qui traduit en réalité la pensée de Sun Tzu : en effet, les tentatives de nuire à l’efficacité de l’adversaire par tous les moyens – y compris en semant le désordre et la division dans ses rangs – restent des pratiques courantes. Ainsi, la capacité à se défendre et à agir dans les champs hybrides constitue un objectif stratégique – et quelque peu novateur – de la RNS.

La France doit donc renforcer son organisation, pour mieux protéger – notamment – ses infrastructures les plus critiques, et ses entreprises les plus innovantes. Elle doit aussi se mettre en mesure de riposter dans tous les champs – notamment opérationnels – en développant à cette fin la nouvelle fonction stratégique « influence », à laquelle devra s’atteler, en particulier, la ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Un groupe de travail interministériel a été créé sous notre égide en 2019. Il réunit la coordination du renseignement, le ministère des armées, celui de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE), nos collègues du secrétariat général aux affaires européennes (SGAE), les ministères de l’intérieur, de la justice, de l’écologie, le service de détection et de prévention contre les ingérences numériques étrangères, les services de renseignement et bientôt le ministère de la recherche. Ce groupe de travail interministériel et interservices a rédigé en 2021 un document de référence interministériel sur les stratégies hybrides pour élaborer nos positions à l’international et notre réaction à l’intérieur. Le groupe de travail suit également attentivement les travaux des institutions européennes et internationales sur le sujet. S’il n’a pas vocation à jouer un rôle opérationnel dans la lutte contre les menaces hybrides, il rassemble les renseignements et procède à des évaluations ciblées de la menace hybride dans tous les champs contre la France et l’Europe. Il a par exemple réalisé une étude approfondie de la menace hybride russe dans le cadre du conflit ukrainien contre les intérêts français. Il est en lien avec le centre de renseignement (IntCen) de l’Union européenne.

De surcroît, le SGDSN est au centre de nombreux dispositifs : outre la cybersécurité, le SGDSN œuvre à la lutte contre les manipulations de l’information d’origine étrangère – qui relève des missions de Viginum –, à la sécurité économique – en lien avec le Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) – et à la coordination interministérielle dans de nombreux domaines, tels que le lawfare, l’anticipation et la planification.

Je souligne à cet égard le rôle du comité de liaison en matière de sécurité économique (Colise), que je préside et qui est animé par le commissaire interministériel à la sécurité stratégique de l’économie : nous veillons à la sécurité économique de nos entreprises stratégiques et concourons à l’objectif de développer une économie de guerre.

Une importante dimension de la lutte contre les menaces hybrides repose sur la coopération internationale. Au sein de l’Union européenne, notre pays siège au sein du Centre d’excellence pour la lutte contre les menaces hybrides d’Helsinki créé en 2017. Son siège au conseil d’administration est occupé par le SGDSN. De même, et en lien avec le MEAE, le ministère des armées et le SGAE, nous participons à l’élaboration des positions de la France au sein du groupe horizontal créé par le Conseil de l’Union européenne en 2019 sur le thème des menaces hybrides. En matière d’évaluation de la menace, nous travaillons avec la cellule de fusion hybride (HFC) en charge du renseignement stratégique au sein du secrétariat aux affaires étrangères de l’Union européenne. Enfin, le SGDSN a contribué sur cette partie aux travaux d’élaboration de la Boussole stratégique. Le SGDSN joue ainsi un rôle de pilote et de soutien, à la fois avec les grands États déjà organisés dans ce domaine, mais également avec les membres qui ont davantage de demandes à notre égard. Nous échangeons ainsi fréquemment avec les États baltes.

Cette action a vocation à s’amplifier : dans quelques mois, nous vous soumettrons un projet d’intégration dans le droit français des deux directives européennes Résilience des entités critiques (REC) et Network and Information Security 2 (Nis 2), adoptées sous la présidence française de l’Union européenne. Ces textes, qui pousseront les États à mieux se protéger contre les menaces cyber et hybrides, et à renforcer leur résilience face aux crises, exigeront l’intégration de mesures supplémentaires dans le droit français. Ce travail devrait arriver à son terme en 2024.

Nous coopérons aussi avec l’Otan. La France travaille au sein du comité de la résilience, qui rassemble les directeurs nationaux en charge de la préparation civile. Nous échangeons régulièrement avec l’Otan à ce sujet, tout en veillant à ce que la prééminence de l’Union européenne soit bien respectée sur les questions de résilience. Dans ce domaine, nous contribuons ainsi à plusieurs des objectifs stratégiques de la RNS : « la France, un des moteurs de l’autonomie stratégique européenne », et l’objectif n° 95 : « La France, allié exemplaire dans l’espace euroatlantique ».

Enfin, nous devons renforcer notre résilience face à l’ensemble des risques majeurs auxquels nous pouvons être confrontés, qu’il s’agisse de catastrophes – naturelles, technologiques ou sanitaires –, d’actes militaires ou des conséquences d’attaques hybrides. Cet effort soutenu doit se déployer en métropole et en outre-mer, en associant étroitement les collectivités territoriales, les entreprises, les associations et la population.

Vous connaissez parfaitement cette question : les travaux engagés par l’administration, annoncés en mars 2021, progressent. Le directeur de cabinet de la Première ministre a installé le comité interministériel pour la résilience nationale le 1er février. Il a demandé une mobilisation volontariste des cabinets et des administrations centrales pour anticiper les crises systémiques auxquelles nous pourrions être confrontés. Ce comité sera de nouveau réuni avant l’été pour évaluer la progression des soixante-treize actions engagées : il y a quelques jours, nous avons transmis aux ministères leurs tableaux d’objectifs. En effet, nous devons nous préparer aux échéances de la Coupe du monde de rugby et des Jeux olympiques et paralympiques. Nous attendons donc des résultats de la part des administrations sur les objectifs tels que la consolidation des zones de défense et de sécurité ultramarines, la progression de la logistique interministérielle de crise, le renforcement de la continuité d’activité en temps de crise, la planification des stocks stratégiques, et la communication envers nos concitoyens afin de renforcer leur implication dans la résilience nationale.

De surcroît, le SGDSN poursuit son dialogue avec les associations d’élus afin de déterminer les meilleurs moyens de les associer à la démarche d’ensemble. Lors de la crise du covid, la véritable efficacité de l’action publique s’est déployée dès lors que la coordination entre le maire, le préfet et le président du conseil départemental a été opérationnelle sur le terrain. Dans les communes, nombre de comités communaux de prévention des risques naturels, des feux de forêt et des inondations ont démontré leur efficacité. Nous devons renforcer cette dernière dans une politique de promotion de l’esprit de défense et de la communauté nationale, indispensable pour faire face à toute crise majeure.

Le développement d’une « économie de guerre » concourant à l’esprit de défense est aussi une condition essentielle de la résilience. Il s’agit de pouvoir mobiliser toutes les ressources de la nation en fonction des crises : les équipements, la logistique, les compétences humaines suffisantes, et désormais, des stocks suffisants et des sources d’approvisionnement sûres et redondantes. Cela implique d’encourager et soutenir des relocalisations de filières de production et de recyclage.

Dans ce cadre, nous avons joué la semaine dernière, avec le chef d’état-major des armées, et sous la direction du directeur de cabinet de la Première ministre, l’exercice Orion 3, qui visait à éprouver les aspects civils d’une grave crise de défense et de sécurité nationale affectant notre territoire. Cet exercice a été très utile : il nous a permis d’avancer sur un grand nombre de sujets relatifs à la contribution que les armées peuvent apporter à la défense civile, et d’évaluer l’apport que les autorités civiles, les entreprises, jusqu’aux réserves dans tous les domaines, peuvent apporter pour l’exécution des missions des armées.

Dans le cadre d’Orion 3, l’objectif du chef d’état-major des armées était de faire travailler les armées dans un scénario de haute intensité intégrant une composante politico-militaire. Celui du SGDSN était de mettre en perspective les travaux de la RNS, notamment en jouant le déploiement de la fonction protection-résilience, en actualisant les plans gouvernementaux pour faire face aux menaces et en assurant une capacité de relève par des réserves.

Nous sommes en train d’en tirer plusieurs enseignements, qui me semblent coïncider avec vos préoccupations concernant les armées. En premier lieu, nous savons que face à une crise importante, les moyens d’un seul ministère peuvent être rapidement dépassés. Dès lors, un effort national plus vaste devient nécessaire. Dans le cadre de l’exercice Orion, l’idée était de mobiliser les ressources du pays pour satisfaire les besoins des armées. Pour y parvenir, il faut d’abord identifier nos lacunes, puis les combler. La première est celle des stocks et des ressources. Nous ne pouvons plus appliquer la même doctrine qu’il y a vingt ans – le « just in time » et le « zéro stock ». Or nous manquons de conteneurs, avions et bateaux de transport. Et le recours à nos alliés ou aux réquisitions de moyens civils – envisagé dans plusieurs articles du projet de LPM – est loin de garantir la couverture des besoins.

En matière de transport stratégique, les moyens militaires étant utilisés, il peut être nécessaire de réquisitionner des moyens civils. Le commissariat général aux transports du ministère de l’écologie doit pouvoir les recenser, en développant une coordination efficace au sein de son administration.

Pour faire face à des dommages importants sur des infrastructures civiles, le programme Parades répertorie 12 0000 entreprises mobilisables dans les domaines du BTP, du transport, de la dépollution et des travaux forestiers. Nous devons toutefois veiller à sa constante mise à jour.

Dans le champ des approvisionnements pétroliers, en revanche, notre pays dispose de stocks stratégiques qui appartiennent aux opérateurs pétroliers et à la société anonyme de gestion des stocks de sécurité, la Sagess. Ils sont utilisables et reconstitués régulièrement. En cas de besoin, une partie de ces stocks peut être prêtée, vendue ou réquisitionnée.

Les enseignements ne sont pas aussi positifs sur les capacités médicales et hospitalières. Il est prévu que le ministère de la santé prenne en charge les combattants blessés, tout en assurant la continuité des soins pour les patients civils. Le défi est de taille. Pour y parvenir, diverses mesures sont à prendre, dont le renforcement des stocks stratégiques de produits de santé – entamé après la crise du covid – et la mise en place d’une cellule logistique pour les approvisionnements. Par ailleurs, il faut organiser une chaine logistique particulière permettant de transporter un grand nombre de blessés, ce que ne permet pas le dispositif militaire actuellement. On doit alors aménager des bus sanitaires, des trains – y compris des TGV, comme durant le pic de la crise sanitaire – voire, envisager l’aménagement de navires-hôpitaux.

Enfin, l’alimentation est au premier plan de la satisfaction des besoins les plus élémentaires de la population. Pendant la crise du covid, les cinq grandes centrales d’approvisionnement ont bien fonctionné. Nous devons pouvoir passer des conventions avec l’ensemble des opérateurs privés, afin de garantir l’approvisionnement de la population et des forces armées.

Nous avons aussi travaillé sur les cadres juridiques, en nous demandant s’ils étaient suffisamment robustes. Vous vous souvenez combien ces questions juridiques sont prégnantes en temps de crise – et combien elles peuvent le rester après la crise. Au-delà de l’article 16 de la Constitution, de l’état de siège, de l’état d’urgence, bien documentés, et dont le cadre d’emploi a été traité par le Conseil constitutionnel, nous avons regardé comment appliquer le droit de la crise en cas d’engagement de haute intensité. Le code de la défense ouvre des possibilités à cet égard, notamment les dispositions qui ont trait à la mise en garde et à la mobilisation, figurant à l’art. L. 2141-1 du code de la défense. Ces régimes accordent d’ores et déjà plusieurs prérogatives au Gouvernement : droit de réquisition des biens, des services et des personnes, droit de contrôle de la répartition des ressources, ou encore pouvoir de rappeler ou maintenir les réservistes opérationnels des armées. Cependant, ces régimes n’ont jamais été activés et une réflexion complémentaire est nécessaire, mais ce sont là des pistes intéressantes qui ont été ouvertes, à droit constant.

Enfin, nous avons constaté que le droit commun ouvre des possibilités d’action et de contrôle, par exemple dans le domaine économique et notamment dans le champ de la BITD, mais des améliorations seraient utiles. Le projet de LPM propose ainsi de constituer des stocks de matière ou de composants stratégiques, et de faire traiter de façon prioritaire les commandes de l’État.

Je souhaite finalement évoquer les réserves, sans lesquelles nous ne pouvons tenir dans la durée : en effet, la pandémie nous a rappelé qu’une crise n’était pas nécessairement un évènement bref, limité dans le temps et dans l’espace. Nous devons donc veiller à pouvoir disposer de réserves dans tous les champs de la crise. Or, nous avons identifié des faiblesses.

D’abord, le cadre législatif et réglementaire actuel nous permet de mobiliser des réserves civiles et militaires, mais il est basé sur le volontariat : le volume et les capacités qu’il garantit ne sont pas toujours adaptés aux besoins. Ainsi, une meilleure lisibilité est nécessaire entre les réserves obligatoires et les réserves contractuelles. Deuxièmement, le processus opérationnel de mobilisation des réserves est perfectible, notamment pour 1'identification des postes à pourvoir prioritairement, afin d’éviter des effets d’éviction. Un effort de typologie et de description des emplois devant être prioritairement pourvus est à faire. Il faut aussi dépasser la seule approche du « complément individuel » pour y adjoindre une compétence de réserve en unité constituée. Enfin, les lacunes juridiques et opérationnelles imposent une gouvernance structurée, au niveau central comme dans les territoires, qui rassemble chacun des éléments et des professions. Chaque ministère gère ses réserves : mais il faut les coordonner afin de s’assurer que nous disposerons des bons renforts au bon moment.

M. le président Thomas Gassilloud. Je salue votre travail préparatoire à la LPM, qui témoigne à la fois d’une détermination et d’une humilité aussi remarquables qu’indispensables à l’égard de la résilience.

M. Vincent Strubel, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi). L’Anssi, que j’ai l’honneur de diriger depuis près de trois mois, incarne un modèle français de la cybersécurité qui permet à la France de se tenir au premier rang des pays en la matière.

Ce modèle se caractérise d’abord par notre choix de séparer l’épée et le bouclier : l’Anssi n’est pas un service de renseignement, ni de police ; elle est chargée de la cybersécurité. En outre, dans l’organisation de l’État, cette mission relève directement de la Première ministre et revêt une dimension interministérielle qui constitue un atout majeur pour organiser la cohérence d’ensemble du dispositif national de cybersécurité.

L’Anssi doit remplir trois missions. La première est la réponse aux attaques : il ne s’agit pas de contre-attaquer, mais de détecter, comprendre, alerter et remédier, directement ou par le biais de prestataires, aux conséquences des attaques. La deuxième mission de l’Anssi consiste à sécuriser l’État et les activités d’importance vitale. Pour la mener à bien, vous nous avez accordé des pouvoirs réglementaires qui nous permettent de contraindre une administration ou un opérateur d’importance vitale à renforcer sa sécurité. Enfin, l’Anssi est chargée de protéger nos concitoyens, dans un rôle de conseil des politiques publiques en lien avec la cybersécurité, de mobilisation d’un écosystème de prestataires privés, de construction d’une offre de formation pour développer la cybersécurité et l’étendre à toute la société.

Nous exerçons ces missions dans un contexte d’augmentation sensible de la menace. Alors qu’elle restait très concentrée sur quelques acteurs qui se distinguaient par leur taille ou leur visibilité, cette menace touche désormais nos établissements de santé, nos PME ou encore nos collectivités. Elle est de trois ordres : il s’agit d’abord d’une menace stratégique, qui perdure et reste concentrée sur les activités régaliennes. Des États en sont généralement à l’origine. S’y ajoute une menace à vocation lucrative, qui est le fait du crime organisé, et dont le mode opératoire privilégié est le rançongiciel. Enfin, la menace revendicative – dont vous avez récemment été victimes – se contente de saturer des sites internet pour les rendre inaccessibles, sans dégâts pérennes, mais en engendrant une importante visibilité.

Cette menace touche tout le monde – particulièrement la menace criminelle à but lucratif. Son impact est évidemment inacceptable, notamment lorsqu’elle touche des hôpitaux, qu’elle remet en cause la délivrance de services publics de proximité ou qu’elle met en danger la santé de nos entreprises, en particulier les PME.

Cette menace évolue aussi sur le plan technique : une convergence s’est opérée entre les outils utilisés par les attaquants de nature stratégique – les États – et le crime organisé. Elle s’est industrialisée, pour viser massivement un secteur d’activité entier, ou, au contraire, sélectionner très précisément ses cibles. Enfin, nous avons vu se développer son agilité, c’est-à-dire sa capacité tant à s’adapter aux technologies qu’à trouver des parades à nos propres réponses.

Cette menace repose sur des vulnérabilités connues des systèmes d’information, qui font souvent l’objet de correctifs publiés par des éditeurs, mais qui ne sont pas appliqués. En l’absence de telles vulnérabilités, cette menace sait contourner les défenses les plus fortes pour s’attaquer aux maillons faibles, en s’attaquant par exemple aux sous-traitants d’activité critique ou en ciblant de nouveaux usages mal appréhendés en matière de sécurité, comme le cloud.

Une attaque de cybersécurité se déroule en plusieurs phases, qui durent parfois plusieurs semaines ou plusieurs mois. La reconnaissance en est la première étape : l’attaquant – sans action visible – cherche à comprendre sa cible et à déterminer ses vulnérabilités. Il procède ensuite à une intrusion initiale par laquelle il pénètre dans le système d’information. Suit l’escalade des privilèges : l’attaquant essaie d’outrepasser les droits qu’il a pu obtenir lors de la phase d’intrusion initiale et de récupérer des droits d’administration pour prendre le contrôle de l’ensemble du système d’information. Vient enfin la phase d’exploitation, lors de laquelle l'attaquant va exploiter l'accès qu'il a obtenu pour atteindre son objectif.

Il n’y a jamais de lien direct entre un ordinateur à la main d’un attaquant et celui de la victime. En effet, les attaquants passent par des rebonds multiples sur des systèmes intermédiaires afin de masquer leurs traces : il peut s’agir de serveurs qu’ils ont loués eux-mêmes, ou de systèmes de tiers, qui, sous le contrôle de l’attaquant, participent à leur insu à une attaque. Ce chemin de commande et contrôle garantit aux attaquants leur anonymisation et leur persistance. La remontée de ce chemin est l’un des enjeux clés de l’analyse de cette attaque, du déploiement de parades et dans l’alerte de potentielles victimes.

Au défi fondamental de massification des attaques s’ajoute celui de la massification des bénéficiaires. La directive européenne NIS 2 publiée en décembre devrait multiplier par dix ou vingt le nombre d’opérateurs assujettis à des règles de cybersécurité et tombant dans le champ de responsabilité de l’Anssi. Cette massification engendre ainsi un enjeu d’efficacité et de célérité dans les réponses aux attaques. Il nous faut mieux anticiper les vulnérabilités, plus vite identifier les victimes potentielles, comprendre mieux et plus rapidement les attaques et leur évolution, et pouvoir, dans des cas extrêmes, les bloquer au moins temporairement.

Cette finalité de gain d’efficacité est visée par les articles 32 à 35 du projet de loi : ils complètent, en en tirant les bilans, les articles de la LPM de 2018 qui nous avait déjà dotés de certaines capacités en la matière. Elle avait instauré pour la première fois un régime de contrôle de ces activités, reposant sur l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), et distinct de celui assuré par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).

Les articles 32 et 33 concernent le système de noms de domaine (DNS). Ce protocole universel et fondateur des réseaux internet consiste à transformer un nom de domaine en adresse IP, c’est-à-dire une suite de chiffres utilisée pour identifier une machine et acheminer les flux au sein des réseaux. Ces services DNS, qui sont opérés par des fournisseurs d’accès ou des acteurs spécialisés, interviennent à leur insu dans les attaques pour accéder au système de leurs victimes. Les articles 32 et 33 capitalisent sur le rôle du DNS pour augmenter notre efficacité opérationnelle. L’article 32 propose d’étendre le régime de blocage de certains noms de domaine – qui existe dans le cadre de la lutte contre la pédopornographie en ligne ou les appels au terrorisme – au domaine de la cybersécurité. Deux régimes seraient établis : le premier permettrait à l’Anssi de demander aux propriétaires légitimes d’un nom de domaine, attaqués à leur insu, de prendre toute mesure visant à évincer l’attaquant qui se sert de leur serveur, ou de bloquer le nom de domaine s’ils n’y parviennent pas. Le deuxième régime concernerait les noms de domaine détenus par l’attaquant lui-même : il permettrait alors le blocage immédiat des flux. Ces dispositifs auraient une utilisation limitée : ils ne visent en rien à procéder à des blocages massifs. Toutefois, ils seraient très utiles pour jouer un rôle de frein d’arrêt d’urgence en cas d’une vague d’attaques massive, par exemple lors des Jeux olympiques.

L’article 33 vise à nous donner accès à l’historique des serveurs de DNS – c’est-à-dire l’historique de la traduction d’un nom de domaine en adresse IP –, sans inclure les adresses IP des demandeurs qui auraient cherché à accéder directement au site internet. Ces informations, dont disposent de manière générale les fournisseurs de ces services, nous seraient très utiles pour contribuer à la compréhension d’une infrastructure d’attaque, pour contribuer à son suivi dans le temps, pour mieux les entraver, et, surtout, mieux anticiper les prochaines victimes.

Dans un autre domaine, l’article 34 du projet de LPM porte une obligation de notification des vulnérabilités ou des incidents de sécurité connus par les éditeurs de produits numériques qui commercialisent ces derniers sur le marché français, auprès des utilisateurs et de l’Anssi. Cette pratique est bien établie chez les principaux éditeurs tels que Microsoft, qui publie chaque mois une liste de vulnérabilités de ses produits et des correctifs associés. Cependant, elle est moins courante chez les petits éditeurs très spécialisés, par exemple dans le domaine de la santé.

Par ailleurs, cet article vise à répondre à une forme d’incertitude juridique sur les informations qui peuvent être transmises à l’Anssi dans un tel contexte. En effet, au-delà de la notification aux utilisateurs, il est intéressant que l’Anssi soit informée de telles vulnérabilités, car elle peut coordonner elle aussi la réponse, prendre contact avec les utilisateurs, notamment quand ils sont identifiés comme porteurs d’une activité d’importance vitale, et les enjoindre, le cas échéant, à appliquer des correctifs rapidement.

Enfin, cet article évoque les incidents significatifs connus par les éditeurs, comblant un vide juridique : s’il est bien établi dans les pratiques que les éditeurs partagent les vulnérabilités de leurs produits, ils ne communiquent pas aussi volontiers sur les incidents de sécurité qu’ils ont eux-mêmes connus – c’est-à-dire les attaques qui se sont propagées à leur infrastructure. Or, ces attaques sont aujourd’hui des vecteurs majeurs d’infection.

Pour finir, l’article 35 tire le bilan des dispositions introduites par la loi de programmation militaire de 2018. Il clarifie et étend notamment le cadre de détection des attaques par les opérateurs de télécommunication. La LPM de 2018 avait créé un article L. 33-14 dans le code des postes et des communications électroniques, qui permettait aux opérateurs de communications électroniques de se doter de capacités de détection des attaques et précisait les modalités de déploiement de ces capacités. Or, cette possibilité – qui n’était pas une contrainte – a été très inégalement exploitée par les opérateurs. Tirant le bilan de ce constat, l’article 35 propose de créer une obligation de mise en place de capacités de détection, et l’assortit d’un régime de juste rémunération des investissements consentis par les opérateurs en ce sens, puisque ces actions sont conduites dans l’intérêt commun. Il précise, et étend par ailleurs, le périmètre des données qui peuvent être recueillies au titre de l’article L. 2321-2-1 du code de la défense – également issu de la LPM de 2018 –, qui permet à l’Anssi, dans le cadre de l’identification de victimes et de la compréhension d’attaque, d’accéder à des données traitées par les opérateurs. L’article 35 précise que cette analyse peut porter sur des données de contenu dès lors qu’elles sont liées à la menace observée, ce qui n’est pas l’interprétation retenue actuellement par l’Arcep ; pourtant, nous considérons au regard des débats parlementaires de l’époque que le législateur avait bien l’intention de nous donner accès à ces données, lequel est rendu plus nécessaire encore par le niveau de sophistication des attaques, dont l’analyse ne peut plus uniquement reposer sur l’accès aux métadonnées.

Cet article étend également ces modalités d’accès aux données traitées dans les centres d’hébergement, qui sont très largement utilisés par les attaquants pour louer des serveurs faisant partie de leur infrastructure. Il élargit le motif d’utilisation de ces dispositions – très centré dans le texte existant sur les atteintes aux services essentiels, aux activités de l’État et aux autres activités d’importance vitale – aux sous-traitants de ces opérateurs, puisque ces derniers sont désormais souvent plus ciblés que les opérateurs eux-mêmes.

L’article 35 renforce le contrôle déjà exercé par l’Arcep sur les dispositions de 2018. Les autres articles introduisent également les modalités de contrôle renforcées par l’Arcep pour encadrer ces dispositions nouvelles.

Ces mesures nous paraissent indispensables pour relever le défi de la massification des attaques. Elles sont justement proportionnées aux enjeux, et assorties de limites, de garanties et de modalités de contrôle visant à préserver les droits et libertés de nos concitoyens dans le traitement de ces menaces.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour ces explications, et vous félicite pour votre nomination. Votre engagement est plus que jamais nécessaire, car vous êtes chargé de tenir le bouclier numérique de notre nation. Je donne la parole aux représentants des groupes, en commençant par M. Berteloot qui est attendu à l’hémicycle.

M. Pierrick Berteloot (RN). Les menaces cyber sont de plus en plus palpables. De plus, les formes et les cibles des attaques sont en constante évolution, ce qui complique la constitution d’une défense efficace. Ainsi, les collectivités locales, les établissements de santé, et même les petites entreprises sont les cibles privilégiées pour les cybercriminels. Selon l’Anssi, en 2022, 40 % des rançongiciels ciblaient des PME et TPE. Les attaquants étatiques copient les méthodes des cybercriminels à des fins de sabotage informatique, en déstabilisant ces sociétés. Ces évolutions complexifient la caractérisation et l’attribution des responsabilités malveillantes, car les profils des attaquants sont brouillés. En outre, les attaquants se veulent de plus en plus discrets et visent les équipements périphériques comme les pare-feux ou les routeurs. Leur ciblage évolue et ils cherchent désormais à obtenir des accès discrets et pérennes aux réseaux de leurs victimes.

En outre, dans le contexte de guerre en Europe, les actes malveillants tendent à se multiplier, en particulier contre la France et les pays affichant leur soutien à l’Ukraine.

Dès lors, une multiplication des acteurs de la défense cyber risque de complexifier l’élaboration d’une stratégie de défense coordonnée et efficace. Monsieur Strubel, vous avez déclaré que, compte tenu des grands événements sportifs que la France se prépare à accueillir, nous devons renforcer la vigilance et la responsabilité de chacun. Aussi, comment coordonner efficacement les différents acteurs du SGDSN dans la lutte contre les cybermenaces ?

M. Vincent Strubel. Ma tâche n’est pas de coordonner les acteurs du SGDSN, mais vous évoquez en effet l’enjeu important de la coordination des différents acteurs dans la réponse aux cyberattaques.

Cette coordination existe aujourd’hui dans la réponse aux attaques, grâce au C4. Cette instance assure une coordination étroite entre les acteurs ayant une forte expertise technique – l’Anssi, le commandement de la cyberdéfense, le ministère des armées, et les services de renseignement – qui peuvent mettre en commun leurs connaissances pour mieux caractériser une attaque, et s’efforcer de l’imputer à un acteur identifié. Ces acteurs peuvent se répartir la tâche d’analyse des codes malveillants, par exemple, en cas d’attaque massive ou présentant un caractère d’urgence.

Cette coordination s’étend plus largement aux forces de sécurité intérieure – la police et la gendarmerie. La coordination avec la justice fonctionne également bien, grâce aux dispositions législatives que vous avez votées et qui facilitent la transmission d’informations.

Plus largement, la coopération avec le secteur privé doit faire l’objet de nos efforts. Nous gagnerons certainement à poursuivre la clarification de la qualification des différents prestataires et du cadre doctrinal dans lequel s’inscrit leur action. À ce titre, nous avons engagé un travail sur le cadre doctrinal de la remédiation, qui facilitera les actions communes dans la matière. Nous le publierons dans les jours à venir sous forme d’appel à commentaires.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Il est essentiel d’investir dans la cyberdéfense. À ce titre, nous pouvons nous réjouir que le projet de LPM consacre 4 milliards de besoins programmés à ce domaine.

J’aurais souhaité évoquer la lutte informatique d’influence. Nous avons toutes et tous été témoins du rôle qu’ont joué les fausses informations dans l’évolution de la situation au Sahel, dans le cadre de l’opération Barkhane. La multiplication des stratégies hybrides que vous avez évoquées, Monsieur le Secrétaire général, confèrera davantage d’ampleur encore au champ informationnel à l’avenir. Or, pour que la réponse globale de l’État soit efficace, pertinente et crédible dans ce domaine, il est nécessaire de coordonner l’ensemble des entités en charge de la lutte informatique d’influence, comme le ComCyber, la direction du renseignement militaire, la direction générale des services extérieurs de sécurité extérieure, la direction du renseignement et de la sécurité de défense, ou encore l’Agence Viginum rattachée au SGDSN.

Quel rôle joue le SGDSN dans la coordination de la doctrine de lutte informatique d’influence à l’échelle interministérielle ?

M. Stéphane Bouillon. Lorsque nous avons travaillé sur la lutte contre les ingérences numériques étrangères, je vous ai présenté le projet de création d’un service à compétence nationale, Viginum. Après avoir été actif pendant les campagnes électorales ainsi que le referendum en Nouvelle-Calédonie, ce service se concentre désormais sur une série d’acteurs qui pourraient nous nuire. À ces champs d’action s’ajoutent les menaces contre nos entreprises, en raison des nombreuses attaques informationnelles menées dans le cadre de la guerre en Ukraine.

La coordination de ces acteurs est importante : nous avons fait le choix de distinguer, là encore, l’épée et le bouclier. Dans ce cadre, le ministère des affaires étrangères a pour rôle d’expliquer la position de la France, notamment dans les pays africains où nous sommes très attaqués, en mettant à profit son réseau de diplomates. Ses effectifs ont été renforcés par le Président de la République et la Première ministre à cette fin. S’agissant du bouclier, nous avons décidé de nous appuyer sur un dispositif inspiré du C4. Je dirige un comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l’information, qui réunit l’ensemble des ministères et des services de renseignement, ainsi que le Service d’information du gouvernement (SIG) afin de surveiller ces attaques, dans le cadre des textes qui régissent Viginum. L’ensemble de ces services détecte, le plus tôt possible, les attaques, tente de les caractériser, et transmet les informations aux autres pour leur permettre de les analyser et proposer un moyen de réaction.

L’exemple de Gossi est particulièrement éclairant : il nous a fallu démontrer que des troupes avaient remplacé nos soldats à Gossi, et que ces nouveaux venus avaient récupéré et enterré sur place des cadavres pour faire croire à un massacre perpétré antérieurement à leur arrivée. Ces fausses informations avaient été propagées par des bots et des trolls, dont les adresses IP ont pu être retracées aussi bien en Russie qu’aux États-Unis. Sans cette analyse, notre parole aurait manqué de crédibilité : nous ne prétendons pas détenir la vérité, mais nous expliquons comment la fausse information a été créée.

Ainsi, les contre-réactions que nous pouvons employer incluent le contre-discours, l’explication, l’utilisation du droit – la loi de 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information ou la loi de 1881 sur la liberté de la presse – ou encore la possibilité de représentation diplomatique : lorsque nous démontrons qu’une information a été manipulée par un État, c’est toute sa politique, sa réputation internationale et sa capacité à convaincre et à agir qui peuvent être remises en cause.

Compte tenu des tensions actuelles, nous avons accéléré le dispositif. Ainsi, le comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l’information se réunit à la fois en séance plénière et restreinte pour échanger quasiment jour par jour les informations qui nous parviennent afin de les signaler et d’y réagir le plus tôt possible.

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). J’aimerais vous interroger sur l’espionnage industriel. Notre pays peut s’enorgueillir de détenir plusieurs fleurons industriels dans des domaines éminemment stratégiques. Notre expertise en matière d’énergie nucléaire et d’aéronautique est particulièrement reconnue – et donc prisée. En effet, dès les années 2010, le gouvernement de l’époque s’est alarmé des cyberattaques touchant nos entreprises françaises. Fin 2013, Airbus a été ainsi victime de pirates informatiques qui ont dérobé des documents sur l’avion de transport militaire A400M. De même, l’un de vos rapports de 2018 pointait les nombreuses cyberattaques ayant touché le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ainsi que les grands groupes comme Airbus, Safran, Dassault, Thales ou Sanofi. Enfin, la même année était révélée une action de services de renseignements chinois ciblant les cadres des grandes entreprises françaises : approchées sur les réseaux sociaux, plusieurs centaines de cibles seraient alors entrées dans un processus de compromission assez abouti, au détriment de notre sécurité nationale.

Pourriez-vous nous détailler la contribution de cette LPM à la lutte contre l’espionnage industriel ?

M. Stéphane Bouillon. Les articles de la LPM que nous avons mentionnés doivent nous permettre de recenser beaucoup plus rapidement les sources et les auteurs des actions d’espionnage industriel par cyberattaque.

En matière de soutien à l’économie de guerre, la LPM offre aux entreprises les moyens de faire face à des attaques qui ne sont pas d’ordre cyber : leur vulnérabilité tient aussi à des aspects de prédation boursière ou de mise en cause de leurs activités, y compris sous l’angle judiciaire, en tirant parti d’une application extraterritoriale d’un droit national.

Les menaces à l’encontre de la sécurité économique pour nos entreprises sont de natures très variées : outre les cyberattaques, l’espionnage peut simplement être le fait de stagiaires ou de visiteurs présents dans les entreprises. Dans ce domaine, il est très difficile d’agir : d’ailleurs, je suis moins inquiet pour le CEA, Thalès, Safran ou Airbus – qui se montrent vigilants – que pour les TPE ou les PME. En effet, certaines d’entre elles produisent des pièces spécifiques qui sont utilisées par de grandes entreprises pour fabriquer nos matériels militaires ou de dissuasion nucléaire. Or, ces entreprises n’ont pas suffisamment conscience de la nécessité de se protéger et nous peinons à les convaincre de procéder aux investissements nécessaires. La première étape est de les doter de vrais informaticiens, de les inciter à procéder à des sauvegardes et d’inviter le personnel à opter pour des mots de passe réellement sécurisés. Nous réalisons un immense travail sur ce sujet, à la fois à travers France Relance pour aider des entreprises et en liaison avec les collectivités territoriales par le biais des Computer Security Incident Response Teams (Csirt) régionaux.

La LPM est orientée sur les aspects militaires. Nous travaillons sur les crédits Lopmi du ministère de l’intérieur, qui proposent des dispositifs au sein de la gendarmerie ou de la police nationale pour aider, protéger et renforcer les services d’enquête. Notre travail consiste aussi, par le biais du Colise, à éviter le rachat de ces pépites françaises par des entreprises étrangères.

Enfin, nous travaillons avec le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, avec son haut fonctionnaire de défense, pour convaincre les chercheurs que la science n’est plus universelle : leurs travaux de recherche doivent bénéficier à la France plutôt qu’à une puissance étrangère qui tenterait de s’emparer de leurs travaux.

Nous nous sommes d’ailleurs demandé si les textes en matière de sécurité économique ou de soutien à l’économie de guerre ne devraient pas intégrer des mesures plus coercitives vis-à-vis de certaines entreprises ou certains laboratoires de recherche. Nous ne l’avons pas fait, car nous pensons que nous pouvons les convaincre de mieux se protéger : mais chacun doit rester attentif.

M. Vincent Strubel. Au-delà de ces mesures de prévention, nous savons que ces entreprises sensibles sont des cibles privilégiées pour les attaquants de nature étatique qui cherchent à voler de l’information. Il s’agit des cyberattaques les plus discrètes : elles s’inscrivent dans le temps long, captant parfois des informations durant plusieurs années. Nous devons les détecter et les caractériser, afin de limiter leurs effets. En effet, les services de renseignement ne se limitent généralement pas à une seule cible au sein d’un secteur. Les articles 32 à 35 du projet de LPM permettront d’améliorer nos capacités en la matière.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Dans quelle mesure la LPM permet-elle d’améliorer notre préparation au risque global de réchauffement climatique et d’épuisement des ressources, qui pèse aussi à un niveau très élevé sur l’économie ?

Quel est l’avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) sur les articles concernant la conservation d’identification personnelle ou le recueil de données ? A-t-elle été saisie ? Quel sera le cadre légal applicable ?

Quels éléments du retour d’expérience du covid et de la guerre en Ukraine, concernant la sécurisation des approvisionnements et la lutte cyber figurent-ils dans le projet de LPM ?

Pouvez-vous préciser le fléchage des ressources humaines en matière cyber ?

Quel est le montant alloué à la défense cyber dans le cadre des Jeux olympiques ?

M. Stéphane Bouillon. S’agissant du réchauffement climatique, le mode d’organisation des équipements prévus par le ministère des armées prend en compte la contrainte écologique. Je me souviens avoir participé l’année dernière à un forum sur les possibilités de limiter les impacts climatiques des activités menées par les armées.

Je ne peux pas vous préciser le fléchage des ressources humaines sur le cyber en ce qui concerne les armées.

La crise du covid était une crise civile. Les armées sont intervenues pour nous soutenir. En matière de service de santé des armées, des leçons ont été tirées sur les aménagements et les recrutements pour faire face à une crise militaire et apporter leur concours à une crise civile.

Je vous invite à interroger le chef d’état-major des armées quant aux leçons qu’il a tirées du retour d’expérience de la guerre en Ukraine. L’utilisation et les effets d’armes rustiques nous ont invités, outre les investissements dans les hautes technologies, à recompléter nos stocks de matériels certes moins coûteux, mais qui présentent toutefois une forme d’efficacité.

M. Vincent Strubel. La loi relative aux Jeux olympiques et paralympiques prévoit une enveloppe de 10,1 millions d’euros pour la cybersécurité : elle nous permettra de mener un travail spécifique d’audit et d’accompagnement des acteurs numériques essentiels liés à l’organisation des Jeux. Après avoir mené un travail d’inventaire des systèmes d’information qui joueront un rôle critique, nous avons lancé l’opération « Fosbury », qui vise à les auditer et à leur proposer des plans d’action pour améliorer leur cybersécurité. Nous en mènerons à bien une partie, et nous en sous-traiterons le reste à des prestataires privés, qualifiés par l’Anssi.

Par ailleurs, la LPM proposée vise à éviter autant que possible l’accès à des données personnelles. L’article 33 spécifie ainsi que les données sont anonymisées. L’Arcep devra vérifier que les collectes organisées respectent ce principe. Les enjeux de données personnelles soulevés par l’article 35 sont encadrés : nous ne devons conserver que les données relatives à l’attaque, sous contrôle de l’Arcep. Une saisine formelle de la Cnil n’a pas été jugée nécessaire à ce stade.

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). La menace cyber se développe de plus en plus dans notre pays, dans les services de l’État, à l’Assemblée nationale, et sur les réseaux des élus de la nation. Les attaquants sont créatifs et n’ont aucune limite : leurs actions sont source de discrédit, et le développement de fake news devient monnaie courante.

Monsieur Strubel, comment mettre à profit la LPM pour créer un cadre efficace pour lutter contre ces menaces qui mettent en danger notre démocratie ?

M. Vincent Strubel. Ce travail relève essentiellement de Viginum, bien qu’une concertation s’opère, le cas échéant, face à un continuum entre des cyberattaques et des fake news. Ainsi, des cyberattaquants publient parfois des informations volées, en y ajoutant des fausses. Thales avait subi une attaque de ce type : le cyberattaquant avait prétendu avoir mené une attaque d’ampleur, alors que seul un sous-traitant avait été touché et qu’aucune information sensible n’avait été dérobée.

La LPM doit nous apporter une partie de la réponse, en complétant nos capacités opérationnelles de réaction, qui relèvent du champ de la défense et de la préservation des intérêts fondamentaux de la nation. Par ailleurs, il nous faut apporter des solutions de prévention, qui peuvent s’inscrire dans un cadre réglementaire : outre la directive Nis 2, d’autres pans de ce cadre sont en cours de construction, principalement au niveau européen – le marché unique se prêtant à une réglementation aussi homogène que possible. La plupart des acteurs numériques agissant de manière transfrontalière, l’échelle européenne nous paraît cohérente pour éviter tout angle mort.

Nous devons enfin travailler à la bonne compréhension de ces attaques et de leurs conséquences : j’ai eu l’occasion d’aborder cette dimension pédagogique auprès de journalistes qui m’interrogeaient sur la cyberattaque opérée contre l’Assemblée nationale. En effet, le titrage de leurs articles contribuait selon moi à donner de la visibilité à ce qui n’était en réalité qu’un « déni de service », dont la portée s’est révélée limitée et sans conséquences durables. Or, c’est précisément à cette visibilité qu’aspirent les attaquants.

M. Stéphane Bouillon. Le cadre d’action de Viginum est fixé par décret, en accord avec le Conseil d’État et la Cnil : il vise à s’attaquer aux menaces et aux ingérences numériques d’origine étrangère remettant en cause les intérêts fondamentaux de la nation. Pour élargir ce cadre, qui découle des lois existantes, de nouveaux textes seraient nécessaires, sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Lorsque le Conseil d’État a rendu son avis en assemblée générale sur la création de Viginum et l’accès à des données personnelles, il a reconnu une stricte proportionnalité et une conformité à la Constitution des travaux que nous menons, parce que nous nous attachions uniquement à ceux qui mettaient en cause la sincérité du scrutin ou les intérêts fondamentaux de la nation, et parce que nous prenions en compte des ingérences numériques étrangères destinées à nuire à ces derniers. Ainsi, s’agissant des attaques dont les élus peuvent faire l’objet, notre champ d’action est limité : nous pouvons appeler les médias à renforcer leur travail de fact checking, tandis que la justice a son rôle à jouer. Cependant, nous ne pouvons pas intervenir de notre côté dans ce domaine, et cela me paraît sain. Si une loi devait nous permettre de franchir ce seuil, il faudrait l’examiner très précautionneusement afin que le SGDSN reste dans le strict cadre de ce que la constitution protège en matière de liberté d’opinion et d’expression.

Mme Delphine Lingemann (Dem). La guerre en Ukraine nous montre la manière dont le réseau internet s’intègre directement dans des dynamiques de transfert de souveraineté, pour en prolonger le contrôle territorial. Je ne parle pas uniquement de cyberattaques classiques, visant à détruire des infrastructures, mais aussi de manœuvres cybernétiques plus larges. Ainsi, fin avril 2022, l’organisation NetBlocks, qui suit au jour le jour la liberté d’accès à internet dans le monde entier, a fait état d’une interruption brutale de la connectivité de la ville de Kherson. Elle a été restaurée quelques heures plus tard, mais le chemin emprunté par le réseau internet passait par la société russe Rostelecom, au lieu de l’infrastructure de réseau ukrainien. Les connexions de la zone étaient ainsi soumises à la réglementation, à la surveillance et à la censure de l’internet russe. Or, la Russie dispose d’un vaste système de censure et de surveillance de l’internet qui s’est développé ces dernières années, alors que le pays tente de mettre en œuvre un projet d’internet souverain qui le coupe du reste du monde. Le système d’activité opérationnelle d’investigation du pays peut être utilisé pour surveiller la plupart des flux de communication. Début mai, dans la ville de Kherson reconquise le pouvoir ukrainien a rétabli les connexions.

Cet exemple de guerre des réseaux pose la question du rôle d’internet dans les conflits hybrides. À l’inverse, dans l’internet dématérialisé, l’évolution du réseau et des acteurs politiques concernés indique un tournant vers le rôle fondamental des infrastructures et sur l’importance de leur protection.

Pourriez-vous nous indiquer quels sont les moyens mis en œuvre pour protéger nos infrastructures nationales de réseau, qu’elles soient terrestres ou sous-marines ? Qu’est-il prévu à ce titre dans la prochaine LPM ?

Par ailleurs, nous adoptons désormais une posture défensive, pour laquelle nous cherchons les meilleurs moyens techniques et législatifs de développer ce que la RNS appelle « un bouclier cyber ». Cependant, il me semble que l’Anssi est aussi parfois dans la position de l’attaquant. Aussi, je souhaiterais vous interroger sur cette doctrine d’attaque : la France doit elle se montrer plus offensive ? En avons-nous les moyens techniques ? Quels sont les freins légaux ?

M. le président Thomas Gassilloud. J’en profite pour vous interroger sur le projet de bouclier cyber européen récemment annoncé par Thierry Breton.

M. Vincent Strubel. L’Anssi n’attaque pas. En revanche, nous pouvons procéder à des simulations d’attaques, dans le cadre des audits que nous conduisons pour identifier des vulnérabilités d’un système d’information.

La France s’est dotée de capacités en matière offensive. La dualité entre des capacités défensives et offensives crédibles fonde notre rang de grande nation cyber. Le choix de les séparer clairement, tout en permettant leur coordination sous l’égide du SGDSN, notamment via le C4, me paraît éminemment pertinent. Il contribue à la clarté des missions de l’Anssi, que nombre de nos partenaires nous envient. C’est en effet ce qui justifie la confiance profonde que l’on nous témoigne partout dans le monde : ainsi, lorsque TV5 Monde a subi une attaque d’ampleur en 2015, ce média a accepté que l’Anssi prenne la main sur ses systèmes informatiques.

M. Stéphane Bouillon. En effet, Monsieur Saintoul, jusqu’à présent, aucun des médias ni aucune collectivité locale au profit desquels l’Anssi est intervenue ne s’est plaint qu’une seule de ses données ait été indûment utilisée, exploitée ou extraite par l’Anssi.

S’agissant de la protection des infrastructures terrestres, de nombreux câbles ne sont pas protégés. Bien que leurs chambres d’accès soient peu connues, elles peuvent être décelées et détruites, comme un opérateur français l’a expérimenté en région parisienne il y a quelques mois. En revanche, la capacité du réseau internet à pouvoir fonctionner très largement, grâce à la redondance et à la multiplicité des câbles, est un gage d’efficacité.

Il en va de même pour les câbles sous-marins, même si les actions de sabotage existent. Les câbles entre la France et les États-Unis ou la Grande-Bretagne sont nombreux et le flux peut toujours emprunter un autre chemin. Nous demeurons toutefois très sensibles à la vulnérabilité de ces câbles. Dans la LPM, il est prévu des investissements pour les grands fonds marins, qui ont notamment pour objectif d’assurer la protection de nos câbles à grande profondeur, et leur réparation en cas d’attaque.

Nous travaillons en coopération avec nos alliés, qui ont tout autant intérêt que nous à la préservation de ces câbles.

À l’inverse du très fort contrôle de certains États autoritaires sur les réseaux, certains réseaux sociaux ne maîtrisent pas suffisamment leur contenu. La directive européenne DSA vise ainsi à garantir une régulation ; c’était d’ailleurs aussi l’un des objectifs de la loi de 1881 sur la presse, qui avait permis de moraliser l’activité des journaux sans remettre en cause leur liberté. En matière de réseaux sociaux, il faut aussi que les opérateurs abandonnent une partie de leur objectif – faire du profit à tout prix – et acceptent de respecter des règles, au regard de leur rôle particulier dans la formation de l’opinion des populations.

M. Vincent Strubel. Le bouclier cyber européen désigne le travail en cours sur le « Cyber Solidarity Act ». Cette démarche reflète la construction d’une solidarité européenne, y compris dans la réponse aux attaques : il ne s’agit pas de contre-attaquer collectivement, mais de s’entraider efficacement face à une attaque. Or, pendant longtemps, cette solidarité constituait une forme de tabou, car elle apparaissait comme contraire aux prérogatives des États membres en matière de sécurité nationale. Elle est désormais perçue comme une nécessité. En effet, nous nous tromperions si nous considérions que les cyberattaques qui se produisent chez nos voisins ne peuvent avoir d’effets dans notre pays ; et il faut, à l’inverse, ne pas faire l’hypothèse que nous n’aurons jamais besoin d’aide.

Les réserves évoquées dans ce cadre existent déjà. Elles seront concrétisées par le biais de prestataires privés, qui seront engagés au profit d’un État partenaire. La coopération existe aussi : je participe ainsi au réseau Cyber Crisis Liaison Organisation Network (CyCLONe), qui rassemble les directeurs des agences en charge de la gestion de crise cyber des États membres. L’ANSSI est également très active dans le réseau des CSIRT européens (CSIRT network).

M. Jean-Marie Fiévet (RE). Le domaine cyber est un champ de conflictualité à part entière. Dans le même temps, l’intelligence artificielle est entrée dans une nouvelle dimension en démontrant des capacités qui se sont largement démocratisées alors qu’elles paraissaient jusqu’à présent à peine imaginables. Je pense par exemple au logiciel ChatGPT, capable de répondre à plus de 1000 milliards de questions en quelques millisecondes.

Ainsi, alors qu’il faut aujourd’hui de nombreux hackeurs armés de puissants ordinateurs pour bloquer des administrations entières ou des entreprises, il semblerait que ces mêmes attaquants pourraient très prochainement bloquer l’entièreté d’un pays avec l’aide de l’intelligence artificielle. Si tel était le cas, l’intelligence artificielle pourrait devenir une arme à part entière, avec un niveau de puissance supérieur à l’arme nucléaire, dans la mesure où elle pourrait entièrement immobiliser un pays qui administration ses armées, ses transports, ses banques – et sans générer aucune perte humaine.

Quelle position devons-nous nous adopter face à ces futures opportunités et éventuelles menaces envers notre sécurité nationale ?

M. Vincent Strubel. L’intelligence artificielle n’est pas un concept nouveau : le terme date en effet de 1956. Il est désormais employé pour désigner les modèles apprenants, entraînés sur des masses de données qui n’étaient autrefois pas disponibles. Leur évolution transforme profondément certains pans du numérique, soulevant des enjeux de sécurisation importants. Cependant, malgré l’apport qu’elle peut offrir à des États membres qui souhaiteraient mener des cyberattaques – en matière d’ingénierie sociale ou de recherche de vulnérabilité, notamment –, l’intelligence artificielle ne modifie pas réellement les capacités d’un attaquant. D’ailleurs, les attaquants n’ont pas attendu l’intelligence artificielle pour paralyser un pays et déployer des capacités de cyberattaque industrielles – comme on l’a vu en Albanie, au Costa Rica ou au Monténégro.

Notons enfin que l’intelligence artificielle peut aussi contribuer à l’amélioration de nos capacités de détection.

Mme Caroline Colombier (RN). En octobre dernier, le Président de la République s’est engagé à ouvrir une quatrième unité d’instruction et d’intervention de la sécurité civile (UIISC). Ces unités, bien que parties intégrantes de l’armée de terre, ont une organisation hybride : tandis que le recrutement et la formation sont assurés par l’armée de terre, les équipements et la logistique de la sécurité civile sont sous la responsabilité du ministère de l’intérieur.

Ce caractère hybride semble ralentir la création de la nouvelle unité. En effet, l’armée de terre et le ministère de l’intérieur ne semblent pas parvenir à s’accorder sur son développement. Ce projet, s’il est justifié et qu’il suscite l’adhésion de l’ensemble des partenaires locaux, soulève de nombreuses préoccupations. Tout d’abord se pose la question des financements qui conditionnent la création même de cette quatrième unité : si une grande partie des crédits relève du ministère de l’intérieur, les unités d’instruction et d’intervention de la sécurité civile font partie de l’armée de terre. À l’aune de cette nouvelle LPM, j’aimerais vous entendre sur les crédits alloués à la création de cette quatrième unité, ainsi que sur la déchéance.

Beaucoup d’interrogations font aussi surface à l’égard du recrutement. Face au manque d’informations et de budget, une crainte prend de l’ampleur : celle de voir cette nouvelle unité être encadrée et composée par les membres des unités déjà existantes, les unités en place étant déjà pleinement mobilisées.

Pouvez-vous, Monsieur le préfet, en votre qualité de Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, nous informer sur l’état d’avancement de la création de cette unité ? Plus encore, êtes-vous en mesure de nous apporter les garanties de son bon développement afin d’éviter l’affaiblissement des trois unités déjà en place, et la création d’une nouvelle unité en demi-teinte ?

M. Stéphane Bouillon. Ce sujet relève d’un arbitrage entre le ministère des armées et le ministère de l’intérieur. Cependant, en tant que préfet, je peux vous assurer que les UIISC sont des unités très efficaces, dévouées et organisées. Je ne peux que me réjouir de la création d’une quatrième unité.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Dans le cadre de l’économie de guerre et du soutien à notre BITD, comment s’articulent les activités du SGDSN, de la direction générale de l’armement (DGA) et de l’Anssi s’agissant de la cybersécurité ? La LPM prévoit-elle un renforcement de la coordination dans ce secteur ?

M. Stéphane Bouillon. La LPM n’accorde pas crédits à l’Anssi, car le SGDSN est un service de la Première ministre. Nos crédits et nos effectifs sont inscrits en loi de finances, au programme 129 « Coordination de l’action du Gouvernement ». Leur augmentation est régulière : outre les 10 millions d’euros supplémentaires dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques, nous avons reçu 176 millions d’euros du plan d’investissement France Relance pour soutenir des établissements publics hospitaliers et des collectivités territoriales dans leur démarche cybersécurité.

En revanche, au-delà des 4 milliards d’euros prévus par la LPM pour soutenir le cyber, l’Anssi et le SGDSN coopèrent avec la DGA et l’état-major des armées.

L’audition passe à huis clos

Mme Natalia Pouzyreff (RE). L’hôpital André Mignot de Versailles a subi une cyberattaque très importante. Les services ont mis plusieurs mois à s’en remettre. L’attribution de cette attaque est fondamentale : pouvez-vous me confirmer qu’il s’agissait de hackeurs russes ?

Par ailleurs, c’est la gendarmerie qui est intervenue en premier lieu, au titre des compétences cyber dont elle dispose. N’y a-t-il pas une dispersion des compétences entre la gendarmerie et d’autres antennes en matière cyber ?

M. Vincent Strubel. Cette attaque est le fait du rançongiciel LockBit qui appartient à un groupe criminel considéré comme russophone. Ce type d’outils peut facilement être récupéré par d’autres acteurs : il est donc difficile d’attribuer précisément l’attaque – et cette tâche relève du rôle de la justice.

La situation de l’hôpital reste délicate, puisqu’il fonctionne encore à 70 % de ses capacités. Cette attaque a en effet causé beaucoup de dégâts, car elle a été identifiée tardivement, et il est très complexe de reconstruire l’ensemble du système numérique d’une telle structure.

La Première ministre et le ministre de la santé prêtent une attention toute particulière au rétablissement de la situation.

L’intervention de la gendarmerie n’est pas redondante de l’action de l’Anssi. Le contact entre l’Anssi et l’hôpital s’est établi dans les premières minutes qui ont suivi le constat de l’attaque, et nous avons assisté l’hôpital la nuit même. Notre rôle a consisté en une action de conseil et de coordination des plans de réponse, essentiellement assurés par des prestataires privés, chargés d’une partie des investigations et de la reconstruction. La gendarmerie intervient plutôt dans un rôle d’enquête, de prise de plainte, et de travail au profit de la justice pour poursuivre les auteurs des faits. La coordination des acteurs se fait dans le cadre élargi du C4.

Enfin, la vulnérabilité des hôpitaux a bien été prise en compte dans les plans du ministère de la santé. Elle fait l’objet d’une partie importante des mesures engagées dans le cadre du plan de relance. Ces actions portent leurs fruits : les attaques qu’ont subies le CHRU de Brest ou d’autres hôpitaux depuis le début de l’année ont été détectées très rapidement grâce à des solutions qui avaient été déployées et en partie financées par le plan de relance. Associée à la préparation des équipes dirigeantes et des directeurs d’hôpitaux et à des plans de réaction, cette détection précoce fait toute la différence. Ainsi, l’attaque contre le CHRU de Brest n’a pas eu d’incidence sur l’offre de soins et ses conséquences ont été traitées en trois semaines.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Je souhaitais à vous témoigner ma gratitude pour le rôle que l’Anssi a joué dans la réponse à l’attaque massive qu’a subie le département de Seine et Marne, dont je suis conseiller départemental et président du groupe majoritaire.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci à tous.


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M. Christophe Mauriet, Secrétaire général pour l'administration au Ministère des Armées (mercredi 12 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous accueillons M. Christophe Mauriet, secrétaire général pour l’administration au ministère des armées.

Monsieur le secrétaire général, il s’agit de votre deuxième audition devant notre commission puisque nous avions eu l’honneur de vous recevoir le 12 octobre dernier, une semaine après votre nomination en Conseil des ministres. Je rappelle que, précédemment, depuis 2016, vous occupiez la fonction de directeur des affaires financières du ministère des armées.

Mes chers collègues, le secrétaire général pour l’administration est un acteur central pour ce qui concerne la mise en œuvre de la loi de programmation militaire (LPM) dans l’ensemble des domaines transverses : fonctions financières, ressources humaines, achats hors armement, expertise juridique, accompagnement territorial, immobilier, logement, infrastructures, construction, politique mémorielle et culturelle.

Vous pourrez donc, Monsieur le secrétaire général, pour chacun des domaines mentionnés, nous faire part de votre vision des équilibres du projet de LPM et des transformations attendues.

Vous évoquerez probablement les enjeux liés aux ressources humaines puisque sur les 413 milliards d’euros que représente la LPM, 97 milliards d’euros, soit près d’un quart de la LPM, seront alloués au titre 2.

Les enjeux d’infrastructures sont également importants et nous en connaissons les difficultés liées notamment à la « dette grise » qui s’est accumulée depuis une trentaine d’années.

Enfin, vous mentionnerez probablement les enjeux de modernisation du ministère, fortement orientée vers la simplification, la digitalisation et la subsidiarité de son fonctionnement.

Sur l’ensemble de ces sujets et tous ceux que vous souhaiteriez aborder, Monsieur le secrétaire général, nous serions heureux de connaître non seulement votre analyse quant à l’apport de cette nouvelle loi de programmation militaire, mais également, le cas échéant, vos principaux points de vigilance.

Mes chers collègues, je vous rappelle que cette audition est publique, mais si nous en avons le temps, nous pourrons également débattre à huis clos en fin de séance.

Monsieur le secrétaire général, je vous cède la parole.

M. Christophe Mauriet, secrétaire général pour l’administration au ministère des armées. Je vous remercie, Monsieur le président, et je remercie également la commission de m’accueillir et de m’entendre.

Depuis son adoption par le Conseil des ministres, le contenu de la loi de programmation militaire pour 2024-2030 commence à se dévoiler. Je suis heureux d’apporter ma contribution à l’explicitation progressive des hypothèses sous-jacentes, des finalités et des mécanismes qui ont été retenus pour construire ce projet de programmation militaire.

Je passerai rapidement sur le cadrage stratégique et politico-militaire puisque le ministre et le chef d’état-major des armées (CEMA) vous l’ont présenté la semaine dernière. L’ambition profondément renouvelée de cette quatorzième programmation militaire vise trois objectifs majeurs : l’autonomie stratégique, l’assurance de nos engagements en notre qualité d’allié et de membre de l’Union européenne et la mise en exergue de l’ambition de notre pays France d’être une puissance d’équilibre.

Le premier objectif majeur de la LPM réside dans la garantie de la crédibilité dans la durée de la dissuasion nucléaire, pilier fondamental de notre outil de défense. Ce thème mobilise toute notre attention dans l’ensemble des domaines.

Le deuxième objectif consiste en la poursuite de la transformation de nos armées* qui constitue une condition de la préservation de la supériorité opérationnelle et de la capacité à faire face à l’ensemble des menaces actuelles et futures, sur tous les terrains et dans tous les espaces de conflictualité. Le thème de la transformation est plus que jamais central dans la politique de défense.

Le troisième objectif stratégique, corolaire du précédent, réside dans le renforcement impératif de la cohérence entre les différentes composantes de notre dispositif de défense auquel est associé le durcissement de la préparation des armées et de l’amélioration de leur réactivité.

Le quatrième objectif consiste en la poursuite de l’effort décisif entrepris lors de la précédente législature en ce qui concerne l’amélioration des conditions de vie et de travail non seulement des militaires, mais également des civils de la défense et de leur famille. Une attention particulière sera portée aux blessés.

Une LPM de transformation est donc sur le point de succéder à une LPM de réparation. Le ministre a néanmoins insisté sur la poursuite du travail de réparation dans cette LPM 2024-2030, car il existe nécessairement un délai de latence entre les prises de décisions et leur mise en œuvre.

L’ambition des projets contenus dans cette future LPM est manifeste. Corrélativement, l’aspect budgétaire de cette LPM est exceptionnel. Les chiffres ont été annoncés et ils font l’objet de débats. Nous consacrerons le temps nécessaire à leur explicitation de sorte que vous compreniez la manière dont ils ont été déterminés : 400 milliards d’euros de crédits budgétaires sur sept ans et un besoin militaire programmé de 413 milliards d’euros.

Ces chiffres s’insèrent dans un temps très long. La première loi de programmation a été votée en 1960 et le Conseil des ministres vient donc d’adopter la quatorzième LPM. Si je me réfère aux vingt dernières années, nous vivons un moment très exceptionnel sur le plan de la programmation militaire et budgétaire. J’ai eu l’honneur d’occuper la fonction de directeur des affaires financières du ministère de la défense pendant plusieurs années et je m’intéresse aux questions de défense depuis de nombreuses années. Ce qui est très remarquable c’est que le point d’inflexion 2016-2017 s’est traduit par une première LPM qui a modifié le paradigme en termes d’évolution des ressources selon des paliers ambitieux, puis très ambitieux, pour aboutir à une situation exceptionnelle. L’endurance de notre politique de défense et la fermeté avec laquelle le cap a été tenu sont tout aussi remarquables. L’intention déjà contenue dans la précédente LPM est projetée dans la période à venir et présente la même tendance à l’accélération ainsi qu’une augmentation annuelle de 3 milliards d’euros du budget de la défense qui représente la valorisation du progrès réalisé chaque année.

La précédente loi de programmation militaire avait fait l’objet d’un important scepticisme quant à notre capacité non seulement à convertir les annuités d’une LPM dans des lois de finances annuelles, mais également à exécuter les lois de finances annuelles. L’acquis essentiel qui a véritablement valeur de paradigme de la législature précédente réside dans l’alignement totalement inédit entre les annuités de la LPM, les lois de finances et les exécutions annuelles successives. Ce constat me semble de nature à éviter les discussions relatives au réalisme de cette nouvelle LPM. Notre capacité démontrée à respecter des engagements semble homogène avec des mesures de confiance. Le passé récent plaide en faveur de la crédibilité des intentions programmées. L’élan acquis lors de la législature 2017-2022 à l’aube de cette nouvelle LPM n’est pas négligeable.

La cible d’un effort de défense à 2 % est atteinte et elle est désormais considérée comme un seuil. Cela représente une rupture complète par rapport à ce qui s’était déroulé au cours des vingt dernières années, notamment lors des deux législatures précédentes, qui ont vu diminuer régulièrement les lois de programmation et les lois de finances.

Le ministre a insisté sur la nécessité que ce budget bénéficie à l’ensemble des parties prenantes du ministère. Il est évident que des volumes de ressources aussi significatifs et importants vont nous conduire à toujours rechercher davantage d’efficacité, à améliorer nos méthodes de travail, à revoir nos procédures et nos organisations et à rechercher l’augmentation du rendement des ressources allouées. Cela constitue l’objet du volet de transformation.

Cette nouvelle LPM accorde une importance primordiale à la dimension RH, en corollaire des intentions stratégiques et politico-militaires affichées. La dimension RH représente un facteur de cohérence essentiel de la politique de défense. Nous avons pris conscience de l’absolue nécessité d’investir résolument dans notre capital humain, de mobiliser l’ensemble des leviers à notre disposition et d’en inventer de nouveaux afin d’atteindre nos objectifs politiques et stratégiques. De ce point de vue, les mesures salariales, le travail relatif à la formation initiale, la formation continue, l’organisation des parcours professionnels, la fidélisation, etc., seront mobilisés de sorte à maintenir le cadre RH dans le format quantitatif et qualitatif qui sous-tend notre politique de défense.

Le thème de la transformation en vue notamment du renforcement des forces morales a émergé au cours des derniers mois. Il englobe plusieurs axes de politiques publiques : l’ambition en matière d’infrastructures, d’hébergements, de soutien à nos blessés, d’accompagnement attentif des familles, etc. Par ailleurs, cette transformation comporte une partie normative, notamment juridique, de sorte à améliorer l’efficacité de notre politique de défense.

Les premiers échanges que vous avez eus avec le ministre et le CEMA ont mis en évidence les hypothèses retenues pour la construction budgétaire sous-jacente à cette programmation. Les termes de « solidité » et de « robustesse » nécessitent probablement des explications.

Les articles programmatiques présentent une continuité avec la LPM 2019-2025 parce qu’ils ont démontré leur utilité et leur efficacité au cours de la législature précédente, notamment pour ce qui concerne la couverture des besoins exceptionnels en gestion en raison soit des opérations extérieures ou des missions intérieures, soit de l’augmentation des coûts des carburants opérationnels. Le budget programmatique de cette nouvelle LPM est donc équivalent à celui de la LPM précédente. En revanche, les annuités sont précisées sur sept ans, de 2024 à 2030, alors que dans la précédente LPM, une première partie des annuités était fixée et elles apparaissaient en quelque sorte en pointillés dans une deuxième partie. La prochaine LPM est donc plus claire de ce point de vue.

Cette trajectoire a été bâtie et discutée à un niveau interministériel selon un impératif de compatibilité et de conformité avec la trajectoire d’ensemble des finances publiques. Le Gouvernement s’est attaché à satisfaire cette obligation. Le président de la Cour des comptes, M. Moscovici, par ailleurs président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP), a été entendu par la commission des finances et s’est expliqué sur le sens de l’avis rendu par le HCFP. Cette novation a été introduite par une loi organique relative aux lois de finances, entrée en vigueur en décembre 2021 qui donne obligation au Gouvernement de coordonner chacune des lois de programmation sectorielles avec la programmation budgétaire d’ensemble. L’intervention du HCFP, préalablement à l’examen de la LPM par les Assemblées, constitue une garantie de soutenabilité.

J’ai évoqué 400 milliards d’euros de crédits budgétaires, qui seront ouverts par les lois de finances successives de la période concernée, et 413 milliards d’euros de besoins programmés. Le président de la Cour des comptes a procédé à une présentation du différentiel par « blocs ». Il a mentionné un premier « bloc » de ressources extrabudgétaires. Je ne crois pas qu’il faille s’émouvoir de ces ressources complémentaires, car elles ont toujours existé dans le financement de la politique de défense. Une partie du service de santé des armées n’est pas financée par les crédits budgétaires, mais par les financements de l’assurance maladie et ces ressources ne figurent pas dans les plafonds de la loi de finances initiale. Les ressources extrabudgétaires comportent des éléments de natures très hétérogènes et leur évaluation en l’occurrence est très classique, voire plus limitée sur la période projetée 2024-2030 que dans la LPM 2019-2025.

Le deuxième « bloc » est formé de la marge frictionnelle et du report de charges. Le « surcroît de transparence » - selon les propres mots du ministre – avec lequel nous présentons cette LPM peut appeler des questions légitimes. En effet, la « marge frictionnelle » n’est pas une notion très utilisée dans le domaine public. Elle constitue pourtant un procédé très classique d’utilisation en matière de programmation. En revanche, le report de charge est un thème bien installé dans les discussions que le Parlement et le Gouvernement entretiennent régulièrement à propos du budget de la défense.

La marge frictionnelle est inhérente à une pratique de la programmation. Ce dispositif n’est pas récent. Il consiste à prévoir un peu plus d’objets au début de la période, surtout lorsque la période est longue (sept ans). En effet, affirmer dès maintenant que la totalité des objets sera exécutée en temps et en heure et que le bilan financier de ces objets sera identique en 2030 aux prévisions de 2023 relève de l’utopie. Il est donc préférable de prévoir une marge supplémentaire, dite « frictionnelle », qui se résorbera dans la durée de la programmation, notamment en raison des retards. À titre d’exemple, dans le domaine des infrastructures, une opération est programmée au milieu de la période, mais les études liminaires démarrent un ou deux ans avant le début des travaux et les sondages des sols font apparaître l’existence de carrières ou autres aléas qui conduisent à retarder le début des travaux. Les paiements sont décalés d’autant. Cette dynamique est propre aux opérations, notamment aux opérations d’investissement et elle entraîne ces glissements temporels vers la fin de la période, voire au-delà.

Les opérations d’armement relèvent de programmes particulièrement ambitieux sur le plan technologique. La phase de réalisation passe par l’acquisition d’un certain nombre de « paquets technologiques ». Malgré une programmation volontariste, il arrive parfois que le franchissement des jalons technologiques prenne du retard.

Dès lors, soit on valorise ces retards dans la programmation et on terminera la période à l’équilibre, soit on ne les valorise pas et on crée une contrainte inutile faute d’avoir anticipé.

Le report de charges consiste en une adaptation aux rythmes des décaissements puisque c’est la livraison qui commande le paiement. Dès lors, si les retards s’accumulent, la trésorerie est excédentaire, puis elle devient en tension au fur et à mesure que les factures sont adressées, notamment dans un contexte inflationniste. Le report de charges s’adapte au rythme de présentation des factures et tolère un écart entre le montant des factures et l’encours de trésorerie. Il s’agit d’une forme de « découvert autorisé ». La gestion du report de charges est une variable précieuse d’ajustement aux circonstances économiques sans désorganiser la programmation. La précédente législature s’est traduite par un effort considérable de maîtrise de ce report de charges.

Le troisième « bloc » mentionné par le président Moscovici en regard du différentiel entre le budget et le besoin est celui du financement interministériel lié à l’Ukraine. L’Ukraine est dans le besoin et il est honnête d’anticiper les efforts d’aide à l’Ukraine dans la période concernée. Toutefois, cette participation ne figure pas dans les crédits programmés dans la trajectoire de la programmation et ils seront financés année après année, selon des quanta et des objets susceptibles de varier, soit dans les PLF, soit en gestion. La mécanique de financement de l’aide à l’Ukraine est relativement sophistiquée puisqu’elle fait intervenir un instrument européen, la « facilité européenne pour la paix » (FEP), qui contient des flux de contribution exemptés de remboursement. Ces dispositifs rendent la prise en compte de la problématique de l’aide à l’Ukraine particulièrement complexe dans le cadre de cette programmation. C’est pourquoi elle figure dans les besoins, mais pas dans la programmation stricto sensu.

D’autres mécanismes que le report de charges permettent d’absorber l’inflation dans la LPM, notamment pour ce qui concerne le carburant opérationnel, premier poste de sensibilité à la variation des prix, que j’ai évoqué précédemment. Je répondrai à vos questions à ce sujet.

Enfin, s’agissant de l’inflation, le ministère des armées n’est pas accroché à la liste des prix hors tabac. 80 % de ses dépenses relèvent d’indices spécifiques à un ministère qui réalise d’importantes dépenses d’infrastructures et dans les domaines de l’industrie mécanique et électronique. Il existe de nombreux indicateurs de suivi des coûts des facteurs en matière d’investissements qui nous conduisent à anticiper un effet de l’inflation des prix dans cette LPM d’environ une trentaine de milliards d’euros.

Les articles programmatiques contiennent également un article 6 qui traite des effectifs. Il contient des novations limitées, mais significatives par rapport à la LPM précédente. La cible propose 275 000 ETP à l’horizon de 2030 selon un schéma d’emploi d’augmentation de 6 300 ETP sur la période. Elle traduit une ambition marquée, mais raisonnée du ministère en matière de format RH. Cet article explicite également des mesures de périmètres. Il donne lieu à une mise en valeur des réservistes et des ambitions de notre politique de défense en matière de réserve à un horizon ultérieur au terme de la programmation.

Je me tiens à votre disposition pour entrer dans le détail des mécanismes que j’ai mentionnés, si vous le souhaitez.

S’agissant du contrôle parlementaire, le Gouvernement, par la voix du ministre, affiche une réelle volonté de transparence quant à la réalisation de l’annuité précédente à échéance du premier trimestre de chaque année, et quant aux éventuelles modifications de la programmation en vue, notamment, de la réalisation du PLF de l’année suivante à échéance de la fin du deuxième trimestre. Les articles 8 et 9 s’inscrivent dans un impératif de transparence du Gouvernement à l’égard du parlement sur lequel le ministre a insisté.

Je laisse les aspects RH ouverts à la discussion. J’ai évoqué les cibles d’effectifs et la multiplicité des leviers de la politique en matière de RH. La dimension RH de la politique de défense est résumée dans la réaffirmation du concept d’un modèle d’armée professionnelle, d’une armée d’emploi, d’une armée modernisée et d’une armée renforcée.

S’agissant de la transformation et du développement des forces morales, le thème des familles fera l’objet de la poursuite, par le ministère, d’une action résolue via le déploiement d’un deuxième plan Famille sur la période 2024-2030.

Le ministre a beaucoup insisté sur la mobilisation conjointe des services du ministère et des collectivités territoriales afin de développer une approche partenariale sur des thématiques qui concourent à l’accueil des militaires et de leur famille. Le ministère progresse dans ce domaine avec de nouvelles idées.

Les forces morales concernent également les personnels civils. Un grand nombre des mesures contenues dans le plan s’appliquent aux personnels civils.

Le sujet de la vie en enceinte militaire fait l’objet d’objectifs en matière d’hébergement, de réhabilitation d’infrastructures, de restauration, de consolidation des efforts relatifs aux espaces de convivialité, etc. Ces thématiques se situent au cœur de la politique de fidélisation du personnel militaire.

Les politiques interministérielles gouvernementales en matière d’infrastructures se sont emparées de la thématique de planification écologique, présente dans le projet de LPM, et elle inspire plusieurs volets de notre politique d’investissement.

Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie, Monsieur le secrétaire général pour ce propos liminaire très dense. Je cède la parole à notre rapporteur.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Monsieur le secrétaire général, votre propos liminaire nous fournit déjà de nombreuses informations.

Cette LPM s’inscrit dans une période tourmentée : crise sanitaire, crise ukrainienne, la crise climatique, etc. Tout cela nous engage et nous oblige aussi à déployer beaucoup de moyens pour gagner en agilité. Le retour d’expérience de ces différentes crises a montré que nos administrations, qu’elles soient militaires ou civiles, ont bien souvent manqué de souplesse. Ce constat nous oblige à simplifier un peu plus nos organisations. Votre tâche s’avérera complexe puisque vous toucherez parfois à l’égo des uns et des autres, en réduisant leur périmètre d’autorité dans l’intérêt général. L’adulte étant souvent réfractaire au changement, ce ne sera pas facile pour vous.

La bascule vers le tout numérique permettra de gagner en efficacité et elle doit être beaucoup plus robuste dans ce cadre de guerre hybride.

Il appartient également à notre administration de tenir compte de la transition écologique.

Enfin et surtout, il conviendra de poursuivre la simplification des procédures que vous avez amorcée lors de la dernière LPM. Toutefois, rien n’a évolué dans certains domaines parce que bien souvent, certains acteurs dont nous sommes collectivement responsables, s’abritent derrière le principe de précaution et ne prennent pas le virage de l’audace qui permet de progresser avec des moyens identiques.

Monsieur le secrétaire général, si nous voulons être plus performants dans ces temps troublés, dans l’intérêt général et pour nos soldats, il est indispensable de faire évoluer les états d’esprit. Comment pensez-vous y parvenir ? Il s’agit probablement de prendre des mesures managériales sans lesquelles nous ne parviendrons pas à valoriser les plus audacieux et à pénaliser les plus inertes.

M. Christophe Mauriet. Vous évoquez une immense question. Pour autant, elle est en effet essentielle.

Je reconnais que les résultats obtenus ne sont pas toujours à la hauteur de ce que nous espérions. Il convient d’identifier les causes, de les comprendre et de faire en sorte d’y remédier.

Vous opposez le principe de précaution au principe d’audace. C’est légitime. Néanmoins, le principe de précaution s’applique dans l’ensemble des domaines couverts par la loi. Il ne relève pas uniquement de directives du ministre ou de ses délégataires. Ce principe de précaution figure dans la Constitution, dans les textes européens, dans notre corpus juridique, etc. La manœuvre s’avère complexe à l’intérieur de cette cathédrale de droit, très fortement structurée par le principe de précaution. Elle n’est pas impossible, mais cela requiert davantage de ténacité, d’astuce et de volontarisme.

Je perçois un autre conflit entre le principe de la conformité et le principe de la responsabilisation. Nous devons collectivement (militaires et civils) procéder à une revue des procédures et nous interroger quant à la proportionnalité entre la charge administrative exercée sur les acteurs locaux notamment (patrons de bases et chefs de corps des régiments), et les effets produits. Une telle analyse devrait aboutir à alléger très considérablement la charge administrative. Le ministre a demandé clairement à l’état-major des armées et au secrétariat général pour l’administration de lui faire des propositions ambitieuses en matière non seulement de simplification, mais également de subsidiarité, notamment budgétaire. Certaines des exigences de reporting qui sont imposées à la totalité des responsables militaires et civils sont disproportionnées par rapport aux montants financiers concernés. L’impulsion politique donnée par le ministre est suffisamment forte pour que les organismes de tête du ministère (directeurs et directrices du secrétariat général, major général des armées et moi-même) produisent un effort d’analyse de la pertinence des règles de gestion financière, de gestion du personnel civil et militaire, etc. Des propositions seront prochainement présentées au ministre et elles impliqueront forcément un risque que nous nous efforcerons de contrôler a posteriori et de façon proportionnée aux enjeux. Cette culture évolue, mais il faut accélérer le rythme de mutation.

M. le président Thomas Gassilloud. Je passe la parole aux orateurs de groupe.

Mme Corinne Vignon (RE). Monsieur le secrétaire général, la LPM pour les années 2024 à 2030 vise à garantir notre autonomie stratégique, à renforcer nos armées afin qu’elles remplissent leur mission et à assurer nos engagements internationaux. Cette LPM représente un effort financier voulu par le Président de la République afin de mettre un terme à plusieurs décennies de diminution de nos capacités militaires. Avec 413 milliards d’euros répartis sur sept ans, ce budget a pour ambition de répondre aux enjeux de défense auxquels nous devons faire face.

Cependant, pour avoir une armée fidélisée, il est essentiel d’améliorer le quotidien des militaires et notamment leur logement. J’ai pu constater à de nombreuses reprises que les militaires et leurs familles rencontraient des difficultés à se voir attribuer un logement lorsqu’ils étaient mutés. Les offres de logements gérées par la direction des territoires, de l’immobilier et de l’environnement (DTIE) sont trop peu nombreuses et couvrent uniquement 56 % des demandes. Le développement de la plateforme Atrium est encore trop lent et ne propose qu’un millier d’appartements sur visites virtuelles en région parisienne.

S’agissant des mutations en province, il semble nécessaire d’instaurer une relation de proximité avec les élus locaux de sorte qu’ils diffusent les demandes de logement auprès des administrés. Cette relation entre armée et élus serait également bénéfique pour la recherche d’emploi des conjoints de militaires qui subissent la mobilité et dont la carrière est fractionnée. Il est indispensable d’intensifier les efforts au profit de la condition des militaires.

750 millions d’euros seront alloués au plan famille. Comment ce plan sera-t-il conçu concrètement en association avec les collectivités locales de sorte à compenser les contraintes opérationnelles et à améliorer la vie quotidienne des familles dans les territoires ?

M. Christophe Mauriet. Madame la députée, vous touchez une corde sensible.

L’offre de logement et ses perspectives relèvent de la concession attribuée à Ambition logement pour la gestion et le développement quantitatif et qualitatif des logements domaniaux du ministère. Le parc domanial devrait passer de huit à douze mille logements d’ici le terme de la programmation. Les loyers sont abattus dans une proportion susceptible d’atteindre 50 % du prix du marché, selon l’intensité de la tension du marché local. Ambition logement se déploiera rapidement et produira ses effets. Ce dispositif sera d’ailleurs beaucoup plus onéreux que ce que coûtait auparavant l’entretien des logements domaniaux.

En outre, la plateforme Atrium devrait entrer prochainement en service. Nous avons rencontré des déboires avec des systèmes d’information dont nous n’avions pas conçu correctement le déploiement. Dès lors, le temps consacré au développement d’Atrium devrait être un gage de qualité de son entrée en service.

L’offre sur le marché privé, les relations avec les collectivités locales et les partenariats avec les grands réseaux d’agences immobilières constituent des priorités dans l’action de la DTIE. Les résultats seront significatifs à court terme, soit pour les mutations de l’été 2023.

Les grandes lignes du plan Familles ont été cadrées par le ministre. Le niveau des ressources est fixé à 750 millions d’euros. Les grands thèmes ont été identifiés. L’objectif consiste à accompagner le militaire et sa famille au cours des différentes étapes de sa carrière en lui portant une attention particulière lors de ses mutations et en prenant en compte sa famille, les impératifs de son conjoint, etc. Ce nouveau plan a été enrichi par rapport au précédent.

Enfin, nous intensifierons nos partenariats et nos collaborations avec les collectivités locales, via des contractualisations avec ces collectivités. Le ministre a particulièrement insisté sur cette nécessité.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Merci, Monsieur le secrétaire général, pour vos propos introductifs.

Le maréchal Joffre avait pour devise « Ne rien faire, tout faire faire, ne rien laisser faire ». Ces mots résonnent comme parfaitement d’actualité au sujet de l’externalisation par nos armées. En effet, nos armées ont de plus en plus recours à l’externalisation. Lorsqu'il s’agit de domaines touchant à l’autonomie stratégique de la nation, il importe de porter une attention particulière à la sécurité. La professionnalisation de nos armées, les contraintes budgétaires et l’exigence toujours plus importante de performances ont entraîné une refonte de la chaîne d’approvisionnement et, plus globalement, des moyens alloués à nos armées. L’externalisation a été vue comme une réponse adéquate dans certains domaines ; elle a ses partisans et ses détracteurs.

Selon nous, il convient de mener une réflexion sur l’externalisation, d’analyser ses impacts opérationnels au regard de notre autonomie stratégique. À titre d’exemple, dans le département du Var, l’atelier industriel aéronautique (AIA) de Cuers Pierrefeu a été l’objet de cristallisation des inquiétudes des salariés avec des retards sur la maintenance des Atlantique 2 (ATL 2), potentiellement explicables par l’externalisation d’une partie de la chaîne d’approvisionnement.

Parallèlement, un rapport sénatorial a révélé un certain nombre de limites au recours à de telles méthodes, à savoir non seulement la réactivité, la fiabilité, la sécurisation, mais également la réversibilité. S’il peut s’avérer intéressant de sous-traiter des activités hors du cœur de métier des armées en se centrant sur les activités à haute valeur ajoutée, il apparaît indispensable pour l’armée de préserver ses savoir-faire vitaux. Le retour d’un conflit de haute intensité sur le flanc est de l’Europe et la pluralité des tensions internationales obligent désormais à se recentrer sur les intérêts stratégiques de la nation. La maîtrise des chaînes d’approvisionnement et de maintenance participe pleinement à cette autonomie stratégique.

Dès lors, Monsieur le secrétaire général, pouvez-vous nous préciser quelles sont les plus-values de l’externalisation dans nos armées ? Vous semble-t-il pertinent d’externaliser dans les domaines du maintien en condition opérationnelle que je viens d’évoquer ?

M. le président Thomas Gassilloud. Peut-être pourriez-vous, Monsieur le secrétaire général, nous préciser ce qui relève du SGA et ce qui relève de la DGA en la matière.

M. Christophe Mauriet. Les ateliers industriels de l’aéronautique (AIA) sont placés sous la tutelle de la direction de la maintenance aéronautique qui est elle-même rattachée à l’état-major des armées et à l’état-major de l’armée de l’air et de l’espace.

Les AIA sont des administrations qui travaillent avec des agents publics, en régie et sur le budget de l’État. Ils exécutent leurs opérations sur un compte spécial du Trésor public. Cela prouve que le ministère recherche la formule la plus adaptée, dans les différentes options qui s’offrent à lui pour remplir ses objectifs, notamment en matière de maintenance et d’approvisionnements. Il ne fait preuve d’aucun parti pris systématique en faveur de solutions d’externalisation. Quand des méthodes de travail apparaissent décalées, elles sont modernisées. Toutefois, le ministère n’a pas décidé de transformer les AIA en sociétés ou en établissements publics industriels et commerciaux. En outre, pour certains types de matériels, l’État détient l’expertise. C’est pourquoi il décide de renforcer cet outil en régie.

À l’inverse, certaines formules proches de l’externalisation fonctionnent également très bien. L’économat des armées est un établissement industriel et commercial. Cet opérateur est extrêmement professionnel en matière d’achats, de denrées, de restauration sur les théâtres d’opérations extérieures, etc. Il est très proche du service commissariat. Cette formule est très satisfaisante.

Nous avons testé plusieurs formules pour la gestion des logements domaniaux. Historiquement, la gestion était assurée directement par le service du génie, mais cette modalité ne s’est pas avérée pertinente. Ensuite, une filiale de la Caisse des dépôts, la Société nationale immobilière, ne s’est pas avérée plus efficace. Enfin, nous avons jugé qu’il était préférable de susciter dans le marché la constitution d’un groupement ad hoc auquel nous avons concédé non seulement la gestion locative de ce parc domanial, mais également la mission de restauration de ces appartements et la construction de nouveaux logements afin de densifier le parc.

La maintenance aéronautique en régie dans l’administration, un établissement public industriel et commercial, un concessionnaire chargé de la gestion des logements domaniaux ; ces trois exemples illustrent l’absence de dogmatisme du ministère. Il agit dans une approche analytique de recherche de valeur et d’optimisation du rendement des ressources allouées.

Mme Martine Étienne (LFI-NUPES). Monsieur le secrétaire général, je salue le travail du SGA, bien consciente que les questions d’administration des armées sont depuis des siècles au cœur du fonctionnement d’une armée puissante et fonctionnelle.

Mes questions porteront sur les ressources humaines du ministère des armées et les ambitions d’augmentation des effectifs comprises dans ce projet de loi de programmation militaire. J’espère que vous serez en mesure de nous apporter des réponses claires qui nous permettront de travailler le texte de manière sérieuse et consciencieuse.

Ce projet de LPM apparaît ambitieux dans ses intentions. C’est pourquoi, compte tenu du caractère planificateur de ce texte, nous souhaiterions disposer de plus amples informations quant au fléchage de certaines dépenses et aux modalités de mise en œuvre d’un tel budget. Je pense particulièrement à l’article 6 de ce PLPM qui porte sur les ressources humaines du ministère des armées. Ainsi, contrairement à la précédente LPM, ni le projet de loi ni le rapport annexé ne comprennent de précisions sur le fléchage des objectifs d’augmentation des effectifs. Le 6 avril dernier, le Conseil d’État a d’ailleurs déploré ce manque de fléchage, craignant que le Gouvernement envisage déjà de ne pas atteindre ses objectifs d’augmentation des effectifs.

En outre, si l’article 6 confirme le maintien du niveau RH actuel, il ne confirme pas le maintien des postes prioritaires dans le renseignement ou le cyber, lesquels s’élevaient à 1 500 d’ici à 2025.

Disposez-vous d’éléments supplémentaires qui pourraient nous éclairer sur le fléchage des dépenses et sur la capacité des armées à réaliser de tels objectifs ?

Enfin, ce projet de LPM prévoit l’accroissement du nombre de réservistes opérationnels qui passerait de 44 000 à ce jour à 105 000 d’ici à 2035. Toutefois, aucune répartition des réservistes ne nous est présentée, en fonction des différents corps d’armée. Quels sont les besoins de réserve opérationnelle exprimés par chaque corps d’armée ? De quelle manière la répartition des réservistes devrait-elle être réalisée d’ici à l’échéance ?

M. Christophe Mauriet. Madame la députée, la longue durée de la période de programmation a pour corollaire de ne pas permettre un détail extrêmement fin du fléchage ou de l’emploi des différentes catégories de ressources, qu’elles soient financières ou RH. Le parti retenu pour cette programmation consiste à préserver de la clarté sur les grands objectifs poursuivis.

Néanmoins, s’agissant de l’article 6 et des cibles d’effectifs, l’objectif consiste à tirer des enseignements de la période écoulée. Nous avions réalisé un fléchage extrêmement précis par employeur ou par gestionnaire de personnel, mais il s’est heurté à la réalité des marchés du travail concernés. Lors de la période écoulée, la concrétisation de nos ambitions en matière de RH a été soutenue par notre capacité de redéploiement. Si des gestionnaires parviennent à recruter davantage que d’autres en début de période, les droits programmés à leur profit sont majorés. Ceux qui ne parviennent pas à atteindre leurs objectifs – pour des raisons légitimes et explicables -, cèdent leurs droits aux précédents. À titre d’exemple, au cours de la période précédente, la DGA est parvenue à concrétiser ses ambitions relativement facilement alors que certains employeurs militaires tels que les armées bleues, rencontraient davantage de difficultés, notamment dans la catégorie des sous-officiers de la filière technique. De la même manière, au cours de cette période, les services de renseignements atteignaient aisément leurs cibles de recrutements et nous avons donc redéployé des droits à leur profit. L’agilité et la capacité à redéployer les droits sont essentielles.

L’article 6 mentionne d’ailleurs la capacité d’adapter le schéma d’emploi en fonction des performances réalisées par les gestionnaires. Le rendement des concours n’est pas totalement programmable. La capacité à fidéliser, à retenir les agents, représente un défi chaque année. Parfois, nous rencontrons des difficultés à réaliser les schémas d’emploi et nous mobilisons à brève échéance des outils, notamment indemnitaires, qui font l’objet d’un arbitrage. En 2022, notre ambition d’augmentation des effectifs s’élevait à 1 200 personnes et nous avons terminé l’année avec un déficit de 1 200 ETP, soit un écart entre les ambitions et le réalisé supérieur à 2 000 ETP. Dans un marché du travail très dynamique, il est important de savoir faire preuve de souplesse et d’avoir la capacité de saisir les opportunités.

Le thème prépondérant de la LPM dans le domaine RH est centré sur la capacité à renforcer les enveloppes indemnitaires de sorte à favoriser la réalisation de nos schémas d’emploi. Le risque de ne pas y parvenir n’est pas théorique puisque l’ensemble des employeurs publics y est actuellement confronté.

S’agissant des réservistes, le besoin est général. Le ratio visé par le ministre s’élève deux militaires d’active pour un réserviste à un horizon ultérieur à l’échéance de la LPM. Cet objectif représente un profond changement de paradigme, une nouvelle manière d’associer les militaires et les citoyens réservistes dans le format RH des armées.

Mme Christelle D’Intorni (LR). Monsieur le secrétaire général, je vous remercie au nom du groupe Les Républicains pour votre présence parmi nous et pour avoir pris de votre temps pour répondre à nos questions au sujet de cette loi de programmation militaire.

L’armée est le premier recruteur de l’État. La nouvelle loi de programmation militaire vise à accentuer les effectifs du ministère des armées. Selon les chiffres, le ministère s’appuiera à l’horizon 2030 sur près de 355 000 militaires et civils, ce qui représente une nette augmentation des effectifs qui s’élèvent actuellement à environ 273 000. Ainsi, ce sont près de 275 000 militaires et civils et 80 000 réservistes opérationnels qui composeront les effectifs du ministère d’ici la fin de la décennie.

En cohérence avec cette ambition pour nos armées, c’est une politique des ressources humaines ambitieuse que devra donc assurer le ministère des armées. Une véritable politique de simplification administrative s’oblige notamment vis-à-vis de l’amélioration des conditions de vie des militaires et de leurs familles.

Moi-même mère de deux enfants en bas âge, je me sens solidaire des familles de militaires qui rencontrent des difficultés à concilier la vie professionnelle et la vie de famille. L’éloignement ainsi que le manque de soutien et d’infrastructures forment le quotidien de nombreuses familles de militaires. La nouvelle loi de programmation militaire dote le plan Familles de 750 millions d’euros pour les sept prochaines années. Ce plan, ambitieux en apparence par son financement, doublé par rapport au précédent plan, n’en sera pas moins soumis, comme l’ensemble de la LPM, à l’inflation.

Toutefois, nous avons pour espérance que celui-ci garantisse prioritairement une meilleure compensation des contraintes opérationnelles qui pèsent sur la vie quotidienne des familles. Il conviendra de veiller également à un meilleur accompagnement de la mobilité de nos militaires et centrer ce plan sur une nette amélioration de la vie quotidienne des familles dans les territoires.

Ainsi, Monsieur le secrétaire général, face à ces questionnements, enjeux du quotidien des militaires et de leurs familles, selon la politique administrative du ministère, quelle est la politique en matière de ressources humaines du ministère des armées à l’aune de cette LPM ?

Quels sont les axes d’amélioration majeurs du plan Familles, notamment pour les militaires français opérant dans le cadre de la guerre en Ukraine ?

Et enfin, quelles garanties pouvez-vous nous offrir au sujet des répercussions de l’inflation sur le budget relatif à l’administration du ministère des armées ?

M. Christophe Mauriet. Madame la députée, en effet, nous subissons actuellement un épisode d’inflation probablement durable, qui n’avait pas été anticipé et qui se propage à l’ensemble des catégories de dépenses. La programmation budgétaire associée à la LPM a pris en compte les hypothèses d’inflation produites par nos modèles de prévision de l’effet des coûts des facteurs. La provision s’élève à environ 30 milliards d’euros et vise à absorber les conséquences de l’inflation. Cependant, il convient d’être prudent dès lors qu’on se situe dans le temps long. Il n’en reste pas moins que l’hypothèse de la poursuite de l’inflation est solidement valorisée dans les ressources sur les premières années de la programmation.

S’agissant du plan Familles, vous avez raison d’insister sur l’ambition affichée dans le niveau des ressources qui lui sont allouées. Nous souhaitons amplifier les effets de ce plan par le renforcement des relations avec les collectivités locales, notamment dans les domaines de la petite enfance, du périscolaire, du logement, etc. Il existe donc une potentialisation des initiatives du ministère, de ses différents services et des collectivités locales avec lesquelles il se propose de nouer des partenariats beaucoup mieux structurés. Ces initiatives devraient produire des effets beaucoup plus sensibles que précédemment, alors que le ministère menait des actions en solitaire, sans se soucier de ses partenaires naturels que représentent les collectivités locales.

Le thème des différentes étapes de la carrière des militaires, notamment la mutation, est largement mis en exergue dans le plan Familles 2.

Nous envisageons également de rendre les garnisons et les emprises du ministère beaucoup plus accueillantes pour les familles, notamment lorsque les militaires sont déployés en dehors de leur garnison. Il convient d’améliorer les lieux de convivialité et les modalités d’accueil dans les garnisons. Des lignes du plan de financement seront consacrées à ces dépenses d’amélioration des conditions d’accueil des familles dans les quartiers et les enceintes militaires.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Monsieur le secrétaire général, le groupe Démocrate vous remercie de votre présence qui nous permet d’échanger sur la future loi de programmation militaire.

Le secrétaire général pour l’administration pilote et coordonne les politiques transverses du ministère. Il est un des principaux acteurs de la loi de programmation militaire 2019-2025 et de la modernisation du ministère. Plusieurs piliers composaient les actions du SGA au cours des dernières années. Je pense notamment aux enjeux environnementaux, sociaux ainsi qu’à ceux liés au lien armée-nation.

Le chapitre 1 du titre 2 du projet de loi de programmation militaire est relatif au renforcement du lien armée-nation Monsieur le secrétaire général, pensez-vous que les mesures proposées dans le texte soient à la hauteur de l’ambition du précédent texte ?

L’article 15 entend renforcer la capacité des armées à disposer d’une ressource humaine conforme à ses besoins en effectifs et en qualité et ambitionne d’améliorer les conditions de réengagement des militaires. Pourriez-vous revenir sur ces enjeux qui constituent un objectif stratégique déterminant afin de relever le défi de l’attractivité des métiers de la défense et de conforter la volonté d’engagement ?

Au sein de la mission défense, le programme 212, soutien à la politique de défense, est placé sous votre autorité. Les dépenses de personnel au titre 2 représentent plus d’un tiers des crédits engagés sur le dernier projet de loi de finances. Quels anticipation et enjeux principaux pourriez-vous formuler quant à l’évolution de ces dépenses de titre 2 pour la future loi de programmation militaire ?

M. Christophe Mauriet. Si l’on retraite la masse salariale en lui retranchant les cotisations au compte spécial des pensions, les dépenses de personnel atteignent près d’un quart des crédits engagés. C’est considérable.

Le ministère s’est fixé des objectifs fondamentaux dans le domaine RH : fidélisation, développement des compétences, rétention des compétences critiques et accroissement de l’attractivité de ces compétences critiques.

Il a également fixé des objectifs intermédiaires tels que la formation. Certains articles de la LPM sont consacrés à l’apprentissage militaire. L’exposé des motifs indique très clairement les intentions de développement de l’enseignement technique préparatoire dans les différentes écoles dédiées aux armées, à tous les niveaux de formation. Il importe de solliciter la vocation militaire dès avant l’engagement, par le biais de bourses financières qui seront attribuées dès le lycée. Le ministère doit progresser dans ce domaine. Nous sommes en effet le premier recruteur de l’État, mais en l’état actuel du marché du travail, il est essentiel que nous recrutions des collaborateurs que nous avons formés nous-mêmes.

Nous activons plusieurs leviers. La nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) atteint sa vitesse de croisière et nous pourrons prochainement en mesurer les effets.

Le ministre n’est pas opposé à l’activation d’un levier indiciaire. En effet, actuellement, des écarts ont disparu entre différentes catégories d’emploi à cause de la compression par le bas des grilles de salaires dans le cadre de l’inflation et de son impact sur le SMIC et sur les rémunérations les plus faibles de la fonction publique. Dès lors, la motivation financière qui conduisait les collaborateurs à passer les examens pour changer de grade a disparu. Il convient de rectifier cette situation qui n’est pas normale.

D’autres outils sont plus spécifiquement RH : conception des parcours professionnels, réactivation d’une logique d’ascenseur social via la stimulation à progresser au sein des armées, etc.

La LPM prévoit des actions considérables afin de renforcer le lien armée-nation. Nous aurons l’occasion d’échanger ultérieurement quant à la politique mémorielle, la politique muséale, la politique destinée à développer la connaissance de l’institution militaire, la politique de défense dans le pays, etc. Ces politiques visent à aller plus largement au-devant de la société non seulement pour améliorer le recrutement, mais également pour développer l’esprit de défense nécessaire à la résilience du pays.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Monsieur le secrétaire général, je vous remercie de revenir devant nous pour la préparation de cette nouvelle programmation militaire. Elle est synonyme d’une nouvelle ambition non seulement capacitaire et opérationnelle, mais également en termes de soutien à nos forces. À cet égard, vous assurez une mission essentielle, notamment la réparation, le réinvestissement à hauteur d’homme et en fin de parcours de cette LPM.

Comme vous l’avez évoqué, ce projet de LPM n’a pas été rédigé à partir d’une page blanche et vise à poursuivre l’effort non seulement du plan Familles, mais aussi des plans Ambition logement et Hébergement. La trajectoire apparaît revalorisée de 12 milliards d’euros dans la précédente LPM à 16 milliards d’euros désormais, en crédits de paiement. Cette annonce est bienvenue, tant la disponibilité des logements et leurs conditions générales ainsi que leurs performances environnementales demeurent une inquiétude prégnante. Dans quelle mesure cette nouvelle ambition ainsi que les attendus tant du plan Ambition logement que du plan Hébergement se traduiront-ils dans le calendrier ?

La montée en charge va nécessairement induire des arbitrages sur les priorités. Si l’Île-de-France est régulièrement mise en avant, comment des zones de tension plus spécifique seront-elles également prises en compte dans les perspectives de la LPM ? Je prendrai l’exemple de la pointe bretonne et en particulier de la presqu’île de Crozon, située dans ma circonscription ou encore l’arc méditerranéen. Dans ces zones, l’offre de logements vacants est actuellement saturée. Il existe également de nouvelles tendances à cet égard au profit notamment du locatif Airbnb ou de la vente de résidences secondaires dont les prix sont désormais inaccessibles pour un certain nombre de familles de militaires.

Vous en appelez aux collectivités locales, mais je me fais aussi l’écho de quelques collectivités locales qui nous disent qu’elles ne peuvent pas tout, face à cette non-régulation du marché locatif, en particulier.

En outre, comment les armées envisagent-elles l’amélioration du logement des effectifs mobilisés ponctuellement pour des missions intérieures, notamment pour les Jeux olympiques en région parisienne ?

De manière plus générale, les crédits envisagés permettent-ils une rénovation suffisamment rapide tout en valorisant l’accueil de nouveaux personnels, dont le recrutement est également prévu ?

Enfin, que pouvez-vous nous dire à propos de la politique de cession et d’exploitation immobilière du ministère des armées depuis 2018 ? Cette nouvelle LPM induit-elle une rupture dans cette stratégie ?

M. Christophe Mauriet. Vous faites référence à Ambition logement. Dans sa structure de financement, Ambition logement a prévu de faire l’effort constructif en tout début de période. Le contrat est entré en vigueur au début de l’année 2022 et le financement de l’État est non seulement très important, mais il va croître encore pendant plusieurs années. Nous prévoyons d’atteindre les 12 000 logements avant 2030. 3 000 autres logements seront construits au cours de la seconde partie de la période de concession.

Je vous transmettrai des éléments précis relatifs aux zones en tension que vous mentionnez.

Nous avons bien conscience que les collectivités ne peuvent pas tout. Néanmoins, un travail collaboratif entre l’État et les collectivités devrait accroître l’efficacité dans l’atteinte des objectifs. Force est de constater que, jusqu’à présent, le ministère avait tendance à travailler de façon un peu étanche et un peu isolée des acteurs locaux.

Les militaires mobilisés en 2024 pour les Jeux olympiques seront hébergés dans les emprises militaires d’Île-de-France, comme le prévoit la feuille de route de la contribution à cet évènement national majeur.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Monsieur le secrétaire général, votre présentation nous permet de constater que l’engagement financier s’élève à un niveau rare et nous nous en réjouissons. Cet engagement permet, selon vos propos, de considérer que le niveau de 2 % du PIB est acquis et qu’on peut dorénavant parler de plan financier d’endurance.

Le budget consacré au cyber s’élève également à un niveau jamais atteint de 4 milliards d’euros. Ce secteur se développera très significativement pour devenir stratégique quant à la sécurité de notre pays, dans les années à venir. Pourriez-vous nous éclairer sur la trajectoire financière prévue dans ce domaine, tant sur les ressources humaines, sur d’éventuels nouveaux sites de développement cyber et sur les aspects techniques (logiciels, matériel, etc.) ?

M. Christophe Mauriet. Madame la députée, je ne suis pas aussi compétent que le délégué général pour l’armement pour vous répondre sur la composante capacitaire relative au cyber.

En revanche, dans le domaine RH, la nouvelle LPM se positionne dans la continuité de la précédente et maintient l’effort de recrutement. Toutefois, nous nous heurtons à la dureté du marché du travail et à la rareté de ces ressources. Le ministère envisage donc de former lui-même davantage et il a mis sous tension son appareil de formation à tous les niveaux de compétences et pas uniquement des ingénieurs. Géographiquement, la plaque rennaise constitue le point d’application fondamental du développement des capacités cyber.

M. Laurent Panifous (LIOT). En soixante ans d’existence, le secrétariat général pour l’administration a démontré qu’il était un acteur clé pour la transformation du ministère des armées. La prochaine loi de programmation militaire porte des défis multiples pour vous : soutien direct aux militaires et à leurs proches, nouveau modèle RH, rénovation des infrastructures, renforcement du lien armée-nation, etc. Le spectre des dossiers est particulièrement large et notre groupe tient à saluer l’engagement de votre administration.

Le nouveau plan Familles représente un élément essentiel du domaine RH du SGA pour renforcer la fidélisation du personnel. Le ministre a annoncé 750 millions d’euros pour cet acte 2 du plan ; un effort que le groupe LIOT salue. Le précédent plan Familles a montré son efficacité dans l’amélioration du quotidien des militaires et de leur famille, en particulier dans les territoires. Il convient de poursuivre dans cette direction de sorte à être à la hauteur de l’engagement des personnels du ministère.

Les infrastructures constituent un véritable enjeu. Concrètement, quels sont les moyens dédiés au plan Hébergement et pour la rénovation énergétique des bâtiments ? Cela semble d’autant plus essentiel que les effectifs du ministère vont croître rapidement puisque la LPM indique que le ministère s’appuiera sur 355 000 militaires et civils d’ici 2030. L’objectif est ambitieux et il conviendra d’être en mesure de les accueillir dans les meilleures conditions.

Par ailleurs, vous affichez la volonté d’associer au mieux les collectivités territoriales et c’est indispensable. Nous le constatons déjà en pratique, notamment dans la construction des crèches. Pourquoi ne pas renforcer cette logique en accordant une plus importante marge de manœuvre au commandement local et ainsi mieux associer les municipalités ? Une telle disposition permettrait d’identifier plus aisément les besoins des militaires et de leurs familles sur le terrain.

Enfin, avec l’ouverture de la concurrence du trafic ferroviaire, comment pérenniser, voire étendre les tarifs préférentiels dont bénéficient les militaires et leurs familles ? Avez-vous progressé à ce sujet avec votre direction des affaires juridiques ?

M. Christophe Mauriet. Votre intervention couvre les nombreuses thématiques qu’il nous appartiendra de traiter en matière d’infrastructures. L’enveloppe est importante, mais elle ne nous exonèrera pas des arbitrages, notamment entre les moyens consacrés à la planification écologique, à l’efficacité thermique et à la politique de l’eau. Les travaux de précision des enveloppes sont en cours. Néanmoins, le ministère des armées prendra part à la politique nationale de planification écologique et mettra également des programmes en œuvre relativement à l’efficacité thermique et à la politique de l’eau.

Le programme Hébergement s’inscrit également dans une continuité. L’effort financier dans ce domaine s’élèvera à environ 1 milliard d’euros.

S’agissant de la SNCF, l’écologie du transport ferroviaire se transforme sous l’effet des règles européennes qui entrent en vigueur et qui ouvrent le réseau à la concurrence. Jusqu’à présent, nous signions une convention avec la SNCF. Désormais, nous chercherons à contractualiser avec l’ensemble des autorités organisatrices des transports. Par ailleurs, il est nécessaire de renouveler le cadre réglementaire de cette contractualisation et un décret particulier est en cours de préparation en ce sens. L’objectif consiste à maintenir les avantages tarifaires alloués aux militaires.

Mme Caroline Colombier (RN). Dans le cadre de la future loi de programmation, le SGA occupera un rôle clef dans la réalisation des objectifs fixés par la loi au service de nos armées. L’un de nos points de préoccupation concerne évidemment l’attractivité et la fidélisation. Nous saluons le plan Familles 2 et son budget de 750 millions d’euros. Cependant, il semble nécessaire de fournir des efforts supplémentaires, notamment au niveau de la mutuelle attribuée à nos militaires et à leurs familles et de manière plus générale, pour ce qui concerne l’accès aux soins, dont de nombreux de retours de terrain nous affirment qu’il s’avère extrêmement délicat pour les familles. Aussi, Monsieur le secrétaire général, quelles mesures envisagez-vous de mettre en œuvre de sorte à améliorer l’accompagnement médico-social de nos forces et de leurs familles dans le cadre de la prochaine LPM ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Monsieur le secrétaire général, vous nous avez indiqué avoir prévu une provision de 30 milliards d’euros de sorte à faire face à l’inflation. Pourriez-vous nous décrire la matrice de votre modèle de prévision du coût des facteurs ? Quelle est la part de l’inflation générale ? Quelle est la part des inflations spécifiques (matériels militaires, matériaux rares, composants) ? Quelle est la part liée à l’évolution du prix des hydrocarbures et quelles sont vos projections dans ce domaine ? Ces précisions nous sont indispensables pour porter un regard sur la fiabilité de ces prévisions.

Lors de son audition, Monsieur Moscovici nous a indiqué que l’objectif relatif aux ressources extrabudgétaires (REX) était optimiste, mais pas inatteignable. Vous avez évoqué une moyenne d’environ 800 millions d’euros par an en REX, ce qui porte le total à 5,6 milliards d’euros. Pourriez-vous nous dresser un tableau précis de ses prévisions sur les REX ? Le ministre nous a promis de nous envoyer un tableau de cette nature, mais plus nous aurons de précisions, plus nous serons en capacité d’en mesurer la crédibilité.

M. Laurent Jacobelli (RN). Monsieur le secrétaire général, ainsi que vous l’avez indiqué, la dimension RH est importante puisque vous visez 275 000 ETP. Or dans notre rapport sur la précédente LPM, mon collègue Yannick Chenevard et moi-même avions noté que c’était probablement un des points faibles de cette LPM, notamment pour ce qui concernait la fidélisation. Nous avions également indiqué que le recours à l’indiciaire était probablement une solution. Dans les prévisions chiffrées qui nous sont soumises, quelle part est due à l’augmentation indiciaire ? Selon votre analyse, jusqu’à quelle hauteur serait-il nécessaire de la porter dans le cadre d’une politique salariale cohérente et attractive pour nos militaires ? Comme vous le savez, les primes n’entrent pas dans le calcul des retraites. Or dans l’ensemble des revenus des militaires, la part des primes est plus élevée que dans d’autres professions.

M. Christophe Blanchet (Dem). Monsieur le secrétaire général, je reviens sur la dimension RH et sur vos affirmations selon lesquelles nos armées ont encore à se transformer et qu’il faut inventer de nouveaux leviers pour recruter. L’article 6 sur les réserves affiche l’objectif de 80 000 réservistes, mais encore faut-il des volontaires pour un engagement dans les réserves. Celles et ceux qui s’engagent dans les réserves soulignent un manque de reconnaissance. Ce constat revient constamment dans les travaux que nous menons avec les réservistes. En outre, le public n’a pas connaissance de l’ensemble des réserves qui existent.

Quels sont vos objectifs tactiques pour réussir un recrutement massif des personnes qui s’intéresseraient aux réserves et pour les fidéliser, notamment dans les réserves opérationnelles de niveaux 1 et 2 (ro1 et ro2) ? Quels sont vos axes de travail dans ce domaine ?

Enfin, quel lien entretenez-vous avec la Garde nationale ? Souhaitez-vous lui donner un impact de cohérence territoriale nationale ?

Mme Michèle Martinez (RN). Si notre armée a toujours reconnu l’importance de la famille chez le militaire, il reste cependant des améliorations importantes à mettre en place concernant notamment le logement. En effet, en 2022, il existait 12 219 logements militaires. Le plan Ambition logement publié l’année dernière annonçait la construction de 3 000 nouvelles habitations, portant à environ 15 000 le nombre de logements militaires. Ces efforts apparaissent néanmoins insuffisants puisque sept militaires sur dix vivent en couple et que la moitié d’entre eux ont des enfants. En raison de ce manque de logements, de nombreux militaires ont recours au logement locatif privé et ne peuvent donc pas bénéficier de loyers avantageux. Parce que les militaires engagent leur vie pour la nation, il est normal que le ministère des armées leur garantisse le meilleur logement possible. Dans ce contexte, pouvez-vous nous préciser quels sont les objectifs à court, moyen et long termes pour améliorer l’offre de logements ?

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). Monsieur le secrétaire général, l’article 17 de la loi de programmation militaire vise à renforcer l’attractivité des carrières militaires en créant un régime d’apprentissage militaire. La mesure proposée envisage de créer un statut permettant de mieux intégrer les jeunes en formation en prévoyant notamment un aménagement des conditions d’emploi des apprentis mineurs militaires. Un effectif de 1 200 apprentis est prévu dès 2023. D’autres armées occidentales ont-elles déjà mis en place ce type de statut ? Dans l’affirmative, pour quel effet ? Quel serait le montant de la solde de ces apprentis militaires ?

M. Christophe Mauriet. S’agissant de l’accompagnement médico-social, le ministre a affirmé qu’il continuerait de veiller tout particulièrement au service de santé des armées, notamment au maillage de la médecine des forces ainsi qu’aux hôpitaux d’instruction des armées tant à ceux qui ont une portée nationale qu’à ceux qui ont une vocation plus régionale. Cette institution constitue l’épine dorsale de la prise en charge et de l’accompagnement médico-social et elle fait des armées françaises un modèle singulier et privilégié.

Par ailleurs, nous mettrons en œuvre des prestations sociales complémentaires. Un appel d’offres est en cours de préparation et il conduira le ministère des armées à sélectionner des partenaires de sorte à matérialiser les droits supplémentaires dans le domaine médico-social, cofinancés par l’État employeur. Une équipe projet spéciale a été constituée au sein du ministère de sorte à atteindre cet objectif.

S’agissant des REX, plus de la moitié de ces ressources sont représentées par les flux en provenance de l’assurance maladie pour le fonctionnement de l’activité hospitalière du SSA. Par ailleurs, un ensemble de recettes non fiscales est lié à la rémunération de prestations de service (environ 650 millions sur la période), assurées par les centres techniques de la DGA, les cercles militaires, etc. Nous comptabilisons également un ensemble de ressources patrimoniales, notamment un flux continu de cessions de matériels et des recettes provenant du compte d’affectation spéciale immobilière (environ 2,1 milliards sur la période). Le total s’élève donc à 5,9 milliards d’euros de ressources extrabudgétaires. En effet, le président Moscovici a indiqué que ces ressources étaient volontaristes, mais pas insincères et nous avons été sensibles aux termes qu’il a employés.

Pour ce qui concerne l’inflation, nous atteignons un peu plus de 80 % sur les indices spécifiques. Le calcul est complexe. Les coûts des facteurs spécifiques au ministère des armées comprennent le coût de la main-d’œuvre. Nous vous transmettrons une ventilation plus fine de ces provisions. Un peu moins de 20 % de ces dépenses sont indexés sur l’indice général de l’Insee sur lequel a été basée la fabrication de la loi de programmation des finances publiques.

L’indiciaire représentera une part non négligeable, mais qui n’est pas encore quantifiée à ce stade. L’agilité implique de ne pas élaborer d’emblée de grands plans indiciaires consistant à répartir des paquets de points supplémentaires aux différents échelons des grilles de corps. Par ailleurs, un dynamisme propre est lié à la valeur du point. Le point de la fonction publique a été revalorisé il y a quelques mois et il est possible que cette valeur évolue encore sur la période 2024-2030. Nous procèderons assurément à une intervention indiciaire qui aura notamment, et même spécialement, une finalité de correction de certaines aberrations liées à la disparition des intervalles entre militaires du rang et les premiers grades de sous-officiers subalternes, voire le grade d’adjudant. Dès lors, si un caporal-chef n’entrevoit absolument aucun gain indiciaire, il ne se donnera pas la peine de passer les examens pour devenir sous-officier. La priorité de l’intervention consistera donc recréer des écarts.

S’agissant de l’offre de logements, nous avons déjà abondamment évoqué Ambition logement. Nous avons bien conscience que la modalité liée aux logements domaniaux, c’est-à-dire les logements qui appartiennent à l’État, n’est pas exclusive. Dans les années précédentes, nous avons procédé à des réservations de logements dans le parc privé, mais une partie de cette dépense ne se traduit pas par une occupation effective. Il convient donc d’identifier un équilibre convenable. Dans les zones en tension, la location dans le domaine privé représente un outil complémentaire au parc domanial.

Le modèle des apprentis militaires est un peu calqué sur celui de l’école des mousses. L’objectif consiste à créer précocement un lien entre l’institution militaire et le jeune en formation en vue d’un éventuel recrutement ultérieur. Actuellement, le taux de conversion des apprentis civils en collaborateur du ministère n’est pas significatif. L’action que nous proposons via l’apprentissage militaire vise véritablement à préorienter l’apprenti vers un recrutement par les armées, dans une ambiance militaire qui mettra le jeune en capacité de développer son affinité avec l’institution.

S’agissant des réserves, les leviers à activer sont dispersés dans l’ensemble du ministère : emploi des réserves, avancement des réservistes, efficacité du système d’information qui permet le fonctionnement des réserves, etc. Ces leviers nécessitent un effort collectif afin de réaliser cette grande ambition relative à ces réserves (un réserviste pour deux militaires d’active). Les actions à mener sont multiples et les dépenses afférentes sont en cours de planification (infrastructures, hébergement, etc.). À ce sujet, je vous encourage à interroger les états-majors, principaux employeurs des réservistes.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous allons également auditionner le secrétaire général de la Garde nationale.

Je vous remercie, Monsieur le secrétaire général, pour l’ensemble de vos réponses très denses.


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 Mme Laurence Marion, directrice des affaires juridiques au Ministère des Armées (mercredi 12 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous recevons Mme Laurence Marion, directrice des affaires juridiques au ministère des armées.

La DAJ est l’une des principales directions dépendant du secrétariat général pour l’administration (SGA) du ministère des armées. Compte tenu de l’importance du volet normatif du projet de loi de programmation militaire (LPM), il nous a semblé naturel de vous entendre, Madame la directrice.

C’est la première fois que nous vous recevons depuis votre nomination en octobre 2022. Conseillère d’État, vous avez occupé diverses fonctions, notamment au sein du cabinet du Premier ministre, entre 2007 et 2009. Vous avez également été rapporteure générale du rapport confié en 2015 par le Président de la République à Jean-Marc Sauvé sur le thème : « Pour que vive la fraternité – Propositions pour une réserve citoyenne ».

La DAJ est responsable de la partie normative du projet de loi. Celle-ci est substantielle. Vous pourriez nous en présenter les points saillants, en vous concentrant, par exemple, sur les dispositifs relatifs à l’économie de guerre – droit de priorisation, constitution de stocks stratégiques et refonte du régime des réquisitions –, sur les mesures normatives en matière de renseignement et de contre-ingérence, ou encore sur dispositions concernant les réserves et la volonté d’harmoniser le régime de mobilisation des réservistes.

Mme Laurence Marion, directrice des affaires juridiques au ministère des armées. Je suis particulièrement heureuse de m’exprimer devant votre commission pour la première fois à l’occasion de l’examen du projet de LPM, qui représente toujours un moment important dans une législature.

Comme vous m’y avez invitée, je ne procéderai pas à une présentation exhaustive des quelque trente articles qui constituent la partie normative, et dépassent parfois la dimension strictement militaire, pour embrasser des sujets relevant plus largement de la sécurité nationale, comme dans le cas des questions cyber, que vous avez évoquées lors des auditions du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et du directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi).

Le volet relatif à l’économie de guerre est très structurant. Le chantier a été lancé avec la direction générale de l’armement (DGA) par ma prédécesseure il y a plus d’un an. Il s’agissait de raisonner à partir de scénarios concrets, d’éprouver notre dispositif normatif dans l’objectif de souligner d’éventuelles insuffisances au regard des défis posés, afin de le parfaire et de le compléter dans le cadre de ce rendez-vous législatif.

Nous avons conduit cet exercice à l’aune du conflit en Ukraine, notamment de la nécessité pour le Gouvernement de répondre à un besoin d’approvisionnement des forces armées, de manière à compenser les livraisons d’armes et de munitions à l’Ukraine – je pense en particulier aux camions équipés d’un système d’artillerie (Caesar). L'enjeu est d’anticiper les conséquences d’un engagement majeur et de répondre à des difficultés d’approvisionnement en matériaux et composants sensibles qui pourraient se poser dans un futur plus ou moins proche.

L’idée générale de ces dispositions est d’insister sur la nécessaire réactivité de notre nation face à une menace de plus en plus imprévisible. Le rapport de la récente mission d’information sur la résilience nationale l’a très justement signalé : la mobilisation de la société civile constitue un levier essentiel pour adopter une réaction proportionnée – en matière de qualité et de projection dans le temps – face à des crises et à des risques de conflit susceptibles de se durcir de façon substantielle. Il ne suffira plus de projeter quelques milliers d’hommes extrêmement bien entraînés : il faudra « endogénéiser » les contraintes liées à des conflits pouvant surgir à l’extérieur ou même sur le territoire national.

Cet enjeu était l’objet de notre réflexion sur l’économie de guerre. Nous avons travaillé dans une logique de gradation et de proportionnalité, en établissant des critères juridiques soigneusement pesés et articulés les uns par rapport aux autres.

Les dispositifs destinés à mobiliser les forces vives de la nation étaient très étoffés, mais ils s’étaient progressivement sédimentés. Qui plus est, ils étaient dépourvus de cohérence globale car ils n’avaient jamais fait l’objet d’une approche systémique. C’est donc l’exercice juridique auquel nous nous sommes livrés. Nous avons identifié les lacunes dans la législation, en les examinant, notamment, à l’aune du conflit ukrainien ; elles ne sont pas très importantes. Surtout, il a fallu simplifier et mettre en cohérence le système des réquisitions et celui du rappel des réserves.

Parmi les lacunes que nous proposons de combler, la revue nationale stratégique de 2022 a fait apparaître la nécessité de prévoir la possibilité d’imposer la constitution de stocks stratégiques, éventuellement mutualisés entre les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD), pour permettre d’augmenter les cadences de production et d’accélérer les livraisons de matériels, sans que la chaîne d’approvisionnement ne connaisse de rupture. Au nombre des enseignements déjà tirés de la guerre en Ukraine, figurent en effet les difficultés rencontrées par la BITD pour nous aider à reconstituer les stocks de matériels ou de munitions.

Tel est l’objet de l’article 24 du projet de loi. La notion de « stocks stratégiques », qui s’apparentent à un fonds de roulement, ne sont pas une nouveauté dans notre législation. Le code de la santé publique, par exemple, impose à tout titulaire d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) de constituer des stocks de sécurité de médicaments, destinés à couvrir le marché français. Les opérateurs pétroliers, quant à eux, ont l’obligation de contribuer à la constitution de stocks stratégiques de carburants.

L’obligation sera ciblée sur les entreprises titulaires d’une autorisation de fabrication et de commerce de matériels de guerre, d’armes et de munitions, sur le fondement de l’article L. 2332-1 du code de la défense. Elle ne pourra être imposée que par un arrêté ministériel, indépendamment de tout contrat en cours, et pourra peser sur l’ensemble des entreprises du secteur. De plus, la valeur maximale des stocks qui pourront être prescrits sera plafonnée par voie réglementaire. Leur volume devra être proportionné et prendre en compte la situation particulière de chaque entreprise.

Par ailleurs, l’article 24 prévoit la possibilité pour l’État d’imposer à toute entreprise titulaire d’un marché de défense et de sécurité (MDS), ainsi qu’à ses sous-traitants, d’exécuter de façon prioritaire les obligations qui en découlent par rapport à tout autre engagement contractuel la liant à un tiers. La puissance publique pourra également fixer de manière unilatérale un délai de livraison réduit par rapport aux stipulations contractuelles qui la lient à l’entreprise concernée.

Le travail de mise en cohérence et de simplification passe en particulier par une réécriture du régime des réquisitions figurant dans le code de la défense. C’est l’objet de l’article 23.

Pour mémoire, il existe trois principaux types de réquisitions dans notre droit, sans compter les mécanismes particuliers en matière de santé ou de transport.

Les deux premiers types sont les héritiers directs – et très datés – des dispositions des lois du 3 juillet 1877 et du 11 juillet 1938. Il s’agit d’abord des réquisitions militaires prévues par le code de la défense, destinées à satisfaire le besoin des armées. Par ailleurs, les réquisitions civiles du code de la défense peuvent être prescrites pour répondre aux besoins généraux de la nation et permettent de réquisitionner des personnes, des biens ou des services. Le droit de réquisition est ouvert dans trois cas précis : en cas de mobilisation générale ou partielle, en cas de menace portant sur une fraction du territoire ou de la population ou sur un secteur de la vie nationale, et pour assurer les activités essentielles à la vie de la nation, selon l’interprétation donnée par le Conseil d’État.

Le troisième type est d’un usage beaucoup plus fréquent. Les réquisitions préfectorales visent à la sauvegarde de l’ordre public. Elles sont organisées à l’échelle du département. L’ordre est pris sur le fondement du code général des collectivités territoriales (CGCT).

En pratique, les réquisitions du code de la défense – militaires et civiles – sont rarement utilisées, notamment en raison de l’obsolescence et de la complexité des textes. Ainsi, certains cas d’ouverture sont peu précis et peu adaptés aux besoins de la défense nationale. À titre d’exemple, pour l’armée de terre et la gendarmerie nationale, les réquisitions ne sont possibles qu’en cas de mobilisation ou si les circonstances l’exigent – ce qui est un peu court pour assurer un usage juridiquement consolidé de ces dispositifs –, alors qu’elles sont applicables en tout temps et en tout lieu pour la marine nationale et l’armée de l’air, sans que cette différence de traitement soit objectivée par une quelconque différence de situation. Quant aux réquisitions pour les besoins généraux de la nation, elles sont subordonnées à l’existence d’une menace dont la nature et l’intensité ne sont pas précisément définies.

Le passage en revue des dispositions normatives aboutit à la conclusion suivante : il n’est pas possible de recourir à une réquisition visant à répondre à une situation d’urgence susceptible d’affecter les forces armées sans qu’une menace pour la vie de la nation ne soit caractérisée. Les deux types de dispositifs présentent donc assez peu d’intérêt. En tout état de cause, ils répondent mal à l’évolution du contexte stratégique et à l’anticipation de la menace telle qu’elle est décrite dans le rapport annexé.

Non seulement les cas d’ouverture sont peu pertinents, mais les modalités d’exercice des réquisitions prévues par le code de la défense apparaissent particulièrement complexes, étant précisé qu’elles sont régies par une centaine d’articles législatifs très datés et par plus de 180 articles réglementaires venant les compléter. Le régime des réquisitions préfectorales, pour sa part, repose sur un seul article du CGCT, ce qui le rend plus maniable et permet un usage plus souple et adapté aux besoins.

Enfin, le régime d’indemnisation des réquisitions, qui constitue un volet important du dispositif, est lui-même particulièrement inadapté, voire désuet, et d’une complexité qui ne permet pas de le mettre en œuvre d’une manière satisfaisante dans le contexte actuel.

Le projet de LPM procède donc à une rénovation complète des réquisitions relevant du code de la défense. La dichotomie entre réquisitions militaires et civiles, qui structurait la rédaction des articles du code, est abandonnée au profit d’une distinction fondée sur la nature et l’intensité de la menace et des besoins.

D’abord, le texte traite des réquisitions visant à faire face à une menace actuelle ou prévisible pesant sur les activités essentielles à la vie de la nation. Il pourra s’agir, par exemple – et pour reprendre certains termes figurant déjà dans le code de la défense –, de la protection de la population et de l’intégrité du territoire, ou encore de la permanence des institutions. Nous incluons dans le dispositif un cas nouveau, faisant écho au contexte stratégique actuel : les menaces justifiant la mise en œuvre d’engagements internationaux de l’État en matière de défense.

Eu égard aux prérogatives constitutionnelles du Président de la République, garant de l’indépendance nationale, de la continuité de l’État et du fonctionnement régulier des pouvoirs publics, c’est à lui qu’il appartiendra d’ordonner de telles réquisitions par un décret délibéré en conseil des ministres. Il pourra le faire même si la réalisation de la menace n’est pas immédiatement constatée, ce qui représente l’une des nouveautés des dispositions proposées. Ainsi, la menace pourra être seulement prévisible, ce qui permettra une préparation plus précoce de la nation face à la montée de périls susceptibles de l’affecter. Les retours d’expérience de la covid-19 et de la guerre en Ukraine montrent la pertinence d’une disposition de ce type.

Ensuite, nous proposons de créer un autre type de réquisitions, dont le Premier ministre décidera par décret, dans l’objectif spécifique de faire face à des situations d’urgence ou si la sauvegarde des intérêts de la défense nationale le justifie. Ces mesures sont largement inspirées des réquisitions spatiales et préfectorales. Il s’agit de confier au chef du Gouvernement, conformément à ses attributions de responsable de la défense nationale, définies à l’article 21 de la Constitution, le soin de prendre les mesures urgentes qui s’imposent, à défaut de tout autre moyen disponible en temps utile, pour permettre à l’État de conduire des opérations nécessaires à la défense en employant des moyens dont il ne peut se munir dans des délais compatibles avec la conduite de l’opération. On donne souvent comme exemple la récupération d’un aéronef militaire qui s’est écrasé en mer, nécessitant la réquisition d’un opérateur civil. Grâce à ce nouvel outil, une telle opération sera possible.

L’activation de ces deux types de réquisitions ne fait pas obstacle au déclenchement du rappel ou du maintien en activité des personnes soumises à l’obligation de disponibilité, au titre de la réserve opérationnelle et militaire, en cas de circonstances particulières ou exceptionnelles. Les conditions de déploiement de ce mécanisme ont été mises en cohérence avec les nouveaux dispositifs.

J’en viens à la réserve opérationnelle, question qui je le sais tient à cœur de votre commission.

La réserve opérationnelle militaire est composée de deux viviers distincts : d’une part, les personnes ayant souscrit volontairement un contrat d’engagement, et, d’autre part, les anciens militaires astreints à une obligation de disponibilité pendant cinq ans après avoir quitté leurs fonctions – c’est ce que l’on appelle la réserve opérationnelle de deuxième niveau.

L’article 14 comporte plusieurs mesures visant à faciliter la convocation des réservistes par l’autorité militaire.

Le seuil permettant de les mobiliser sans accord préalable de leur employeur est ainsi porté à dix jours – contre cinq ou huit actuellement, selon le nombre d’employés de l’entreprise concernée.

Nous proposons également de permettre la convocation des anciens militaires pendant dix jours, non plus seulement pour vérifier leurs aptitudes médicales, mais pour maintenir leurs compétences – ce qui se fait déjà, du reste. Cette disposition est un facteur d’attractivité. Elle facilite également le suivi des réservistes.

De plus, nous entendons maintenir en activité ou rappeler l’ensemble des réservistes opérationnels d’une manière graduée et cohérente avec les différents dispositifs, notamment de réquisition, en fonction de la gravité et de l’urgence de la situation, sans que soit forcément atteint le seuil de mise en garde ou de mobilisation, qui représente un recours de dernière urgence face à une situation extrêmement dégradée. À cet égard, nous avons cherché à définir des critères cohérents avec ceux des réquisitions, modifiés à l’article 23, mais aussi de tenir compte du degré d’engagement et de volontarisme pour considérer la disponibilité des réservistes. En effet, il serait paradoxal de mobiliser des dispositions de réquisition de façon plus précoce que des réservistes ayant souscrit un contrat d’engagement et dont nous avons l’accord préalable. Nous avons donc opéré un travail de mise en cohérence d’ensemble.

L’élargissement de la possibilité d’affecter des réservistes hors des armées, dans l’intérêt de la défense, constitue un autre point important du projet.

Par ailleurs, nous traitons la question de l’attractivité de la réserve au niveau législatif. Nous le faisons avec une certaine modestie, la clé du succès résidant avant tout dans l’engagement de nos concitoyens, dans notre capacité à faire de cet engagement un devoir qui soit garant d’une attractivité et dans notre aptitude à traiter cet engagement très fort avec tous les égards qui conviennent.

Nous avons veillé à lever quelques verrous, afin d’élargir le vivier et le recrutement des réservistes.

Ainsi, nous adaptons les critères d’aptitude physique : ils devront tenir compte principalement de l’affectation envisagée du réserviste.

Nous créons des possibilités d’avancement pour les réservistes spécialistes et prévoyons pour eux un véritable parcours.

Il s’agit aussi de permettre à des militaires d’active en congé parental, en congé pour convenance personnelle ou en disponibilité d’effectuer des périodes de réserve pendant ce temps de non-activité.

Enfin, nous relevons de manière significative la limite d’âge au-delà de laquelle il n’est plus possible de servir dans la réserve. Elle sera ainsi portée à 70 ans pour toutes les catégories de réservistes – jusqu’à présent, elles étaient différenciées de manière complexe – et à 72 ans pour les réservistes spécialistes. Le ministre a voulu définir un critère simple permettant de faciliter un engagement prolongé lorsqu’il est souhaité de part et d’autre.

Le projet de loi contient plusieurs mesures au titre du renseignement et de la contre-ingérence. Elles viennent compléter l’arsenal législatif, déjà très étoffé, qui résultait des lois du 24 juillet 2015 et du 30 juillet 2021, dans un contexte marqué par la lutte contre la menace terroriste.

Je me contenterai d’évoquer une mesure importante, qui répond aux préoccupations exprimées par certains membres de votre commission, à savoir le contrôle des départs à l’étranger d’anciens militaires. La presse a évoqué des démarches de recrutement, entreprises par certains de nos compétiteurs étrangers, ciblant d’anciens militaires.

Les articles 411-2 à 411-11 du code pénal – figurant dans le titre Ier du livre IV, qui définit les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation – prévoient déjà des infractions visant en particulier les faits de trahison ou d’espionnage au profit d’une puissance étrangère, ainsi que de compromission. L’article 411-5 réprime ainsi le fait d’entretenir des intelligences avec une entité étrangère et l’article 411-7 celui de recueillir ou de rassembler des informations et des supports en vue de leur livraison à une entité étrangère. On trouve également à l’article 411-8 une autre infraction, satellite de la livraison d’informations stratégiques, consistant à exercer une activité ayant pour but l’obtention ou la livraison d’informations stratégiques.

Bien que déjà très étoffé, le corpus pénal nous est apparu insuffisant pour répondre à la situation à laquelle nous sommes confrontés – les armées britannique et américaine rencontrent d’ailleurs des problèmes similaires. Pour être saisis par un jugé pénal, ces délits et crimes supposent d’avoir été commis. Nous arrivons donc trop tard. Par ailleurs, nous rencontrons des difficultés pour incriminer les auteurs et caractériser l’infraction : il n’est pas aisé de rassembler des preuves, en particulier en territoire étranger.

Le dispositif que nous proposons s’inscrit dans une logique de prévention et de pédagogie envers les personnels militaires et les anciens militaires. De ce point de vue, il doit être distingué dans son objet des articles du code pénal que j’ai évoqués : il cherche à prévenir la commission de faits que le code pénal réprime actuellement. L’article 20 a pour objectif d’éviter une situation à risque grâce à la création d’une sorte d’« infraction écran » ou d’« infraction obstacle », dont les éléments constitutifs sont par définition différents de ceux qui constituent les infractions contre lesquelles nous entendons prémunir les personnes concernées.

L’article L. 4122-12 du code de la défense, que nous souhaitons créer, définit une infraction qui sera constituée par le non-respect d’une formalité ayant pour objet de prévenir la commission des infractions de trahison et d’espionnage. Les militaires et anciens militaires ayant occupé des fonctions sensibles, que nous nous attacherons à définir, devront informer le ministre de la défense lorsqu’ils envisagent d’exercer une activité pour le compte d’une entité étrangère – État ou entreprise – dans le domaine de la défense ou de la sécurité, et ce, pendant les dix ans qui suivent la fin de l’exercice de ces missions. Le ministre pourra s’opposer à l’exercice de cette activité s’il considère qu’il est de nature à entraîner la divulgation de savoir-faire opérationnels susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Cet article offre un complément dissuasif, mais aussi pédagogique et proportionné, au cadre pénal réprimant les faits de trahison, lequel reste inchangé.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. La LPM prévoit une modernisation du ministère, axée sur la simplification, la numérisation et la subsidiarité, pour gagner en efficacité et en agilité ; le SGA nous l’a rappelé ce matin. Comment ferez-vous en sorte que vos services mettent en valeur l’audace, par opposition au principe de précaution, certes légitime mais parfois trop rigide, ayant tendance à empêcher d’aller vite ? Pour tous les articles que vous avez évoqués, le problème de l’interprétation se posera et il faudra décider si l’on reste au milieu du périmètre du principe de précaution, sans prendre aucun risque, ou si l’on se situe plus en périphérie pour se laisser de la latitude, de façon à préserver l’intérêt général.

Quelle place compte donner votre administration à l’intelligence artificielle en matière d’aide à la prise de décision ?

Mme Laurence Marion. Votre question appelle d’abord une réflexion quant à la manière dont notre ministère aborde le rapport à la norme juridique. Il s’agit d’un sujet de préoccupation très important, que nous partageons avec les états-majors. Nous avons avec eux des contacts étroits et quotidiens, et avons établi un lien de confiance. L’ancrage opérationnel de la DAJ est l’une de ses caractéristiques. C’est cela qui permet aux états-majors ainsi qu’aux fonctions de support du SGA de faire remonter les difficultés de manière transparente, après quoi nous identifions ensemble les manières de les surmonter.

Cette approche de la norme juridique intègre l’appréhension de la notion de risque d’une manière tout à fait propre au ministère des armées. Après six mois passés dans mes fonctions, j’observe que l’excès de normes conduit à réduire la confiance et la capacité à aborder de façon sereine la gestion du risque. Il faut donc se garder d’écrire dans des proportions excessives. Au cours de nos travaux collectifs, nous avons fait très attention, dans la rédaction de cette partie normative, à nous en tenir à ce qui était strictement nécessaire d’un point de vue législatif, renvoyant certaines considérations au décret ou à l’arrêté, ce qui permet d’apporter des modifications de façon plus souple. Trop écrire, vouloir appréhender toutes les situations conduit bien souvent à limiter notre capacité à interpréter la norme.

À titre d’exemple, s’agissant de la question des drones, nous avons souhaité adopter une neutralité technologique : les dispositions restent générales, ce qui nous permettra de tenir compte de l’évolution technologique, importante et rapide dans ce domaine, sans que nous soyons obligés de retourner devant le Conseil d’État ou de saisir le législateur tous les six mois, pour introduire dans la loi une référence à de nouvelles techniques. Outre la disposition législative générale, un décret en Conseil d’État sera pris, qui donnera un socle aux conditions opérationnelles dans lesquelles nous pourrons mettre en œuvre la lutte antidrones. Le pouvoir réglementaire dressera ensuite par arrêté une liste permettant d’appréhender les avantages et inconvénients de chaque technique. Il offrira aussi la possibilité d’une modification aisée.

En ce qui concerne l’intelligence artificielle, j’espère que le droit ne sera jamais l’application mécanique d’un algorithme et que la part d’incertitude, qui fait aussi l’intérêt du droit, subsistera. Le droit est vivant et fait l’objet d’interprétations, à partir de socles fondamentaux. Cela est très vrai du droit international public et du droit international humanitaire, et nous avons fourni un effort de formalisation de la doctrine dans un ouvrage important. Pour autant, nous conservons une part d’interprétation, sans que la présence de l’ombre du juge ne soit permanente et anesthésiante.

En ce qui concerne, plus spécifiquement, certaines orientations données par le SGA, la DAJ exerce une fonction de support pour tous les travaux, qui sont très nombreux. Des groupes de travail et des comités de pilotage se réunissent, pour appréhender la dimension relative aux questions environnementales, qui sont très intégrées à la prise de décision, mais aussi les questions de simplification et de réforme des organigrammes. Nous intervenons pour aider à la simplification normative lorsqu’elle est possible et nous nous attachons, souvent au niveau réglementaire, à apporter la sécurisation juridique nécessaire à ces projets de modernisation défendus par chaque direction.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Michèle Martinez (RN). Je tiens d’abord à saluer le travail de vos services, qui font le lien entre les besoins exprimés par nos militaires et leur traduction juridique dans ce projet de LPM.

Mon propos portera sur la situation des conjointes et conjoints de militaires, pour lesquels vos services occupent une fonction majeure. Ces conjoints jouent un rôle discret mais réel dans la carrière de nos militaires : ils les accompagnent, les soutiennent et contribuent donc au moral de nos armées. Toutefois, leur rôle n’est pas toujours simple, d’autant qu’ils souffrent parfois d’un manque de reconnaissance.

C’est particulièrement vrai des conjointes qui suivent leurs époux lors de mutations dans les outre-mer ou à l’étranger. Quand elles sont demandeuses d’emploi ou en congé maternité, elles doivent se départir de leurs droits et se placer sous la protection administrative de leur conjoint. Dès lors, elles disparaissent aux yeux de l’administration française, ce qui rend tout retour en métropole difficile. Cette situation pousse d’ailleurs une proportion non négligeable de militaires à refuser des propositions d’affectation. Ces refus ne sont pas sans incidence sur la répartition des effectifs et l’emploi des forces. Quelles sont les raisons juridiques de cette nécessité de radiation ? Des mesures sont-elles envisagées pour pallier le problème ?

Mme Laurence Marion. Vous mettez le doigt sur un point de préoccupation majeur, qui est traité dans le cadre du plan famille. Aucun besoin d’intervention législative n’a été identifié pour répondre à cette difficulté, réelle, qui concerne la continuité de la carrière du conjoint, notamment lorsqu’il est fonctionnaire – (nous avons moins de prise lorsqu’il travaille dans le secteur privé). La traçabilité des dossiers entre les divers services administratifs doit permettre de prendre en compte la continuité de carrière et d’examiner attentivement les situations. Je pourrai, si vous le souhaitez, vous donner des explications juridiques plus précises sur cette question.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Votre service a-t-il dressé un bilan des dispositions normatives de la précédente LPM ? Je pense notamment à l’article 39, qui prévoyait que les forces armées auraient désormais la possibilité de procéder à des prélèvements ADN sur les populations, sur les théâtres d’opérations ; l’article a-t-il été mis en œuvre ? Par ailleurs, un bilan a-t-il été effectué s’agissant des exemptions d’enquêtes publiques ?

Vous avez mentionné l’effacement de la distinction entre réquisitions civiles et militaires. Pour quelles raisons le législateur l’opérait-il ? Quelles raisons vous amènent à penser que cette distinction n’est plus pertinente ? Il me semble qu’elle était de nature à protéger les libertés publiques.

De la même façon, je suis inquiet d’entendre qu’une menace non immédiatement concrétisée peut laisser la possibilité au Président de la République d’engager des réquisitions. Cette notion me semble mériter des précisions, faute de quoi cela ouvrirait la porte à l’arbitraire.

Concernant les réserves, je garde mes questions portant sur l’âge pour le directeur des ressources humaines mais je m’inquiète quant à l’idée que le réengagement d’anciens militaires serait possible pendant cinq ans. Nous irions vers une forme de banalisation et peut-être même vers un possible pantouflage.

Par ailleurs, je m’inquiète de voir émerger la notion d’apprentis militaires et ne comprends pas bien à quels besoins elle répond. Avez-vous une idée du coût de la création de ce statut et de cette filière ? Quelles garanties apportez-vous aux droits de ces jeunes, notamment en matière de travail de nuit ?

Quel est le statut juridique de la présence française au Niger et au Tchad, l’opération extérieure (Opex) ayant cessé ?

Enfin, j’observe que le projet de loi ne comporte rien sur les sociétés militaires privées comme Wagner, qui constituent pourtant un grand sujet de préoccupation. Où en est la réflexion du ministère à cet égard ?

Mme Laurence Marion. La distinction entre réquisitions militaires et civiles était historiquement liée à une idée de mobilisation générale et à une logique d’invasion du territoire, qui entraînaient des dispositions, aujourd’hui très datées consistant à réquisitionner du personnel civil pour installer des militaires, parmi lesquelles des mentions réglementaires précisant, par exemple, qu’il faut laisser sa chambre à coucher à l’habitant dont on réquisitionne la maison ! Le caractère désuet de ces mesures est lié à l’appréhension stratégique des périls et du cadre juridique dans lequel ces réquisitions pouvaient s’opérer. Il semble plus cohérent de prévoir une gradation en fonction de l’intensité de la menace.

S’agissant de vos craintes quant à une menace prévisible mais pas immédiatement constituée, je voudrais d’abord vous rassurer : il ne s’agit pas d’un danger susceptible de survenir dans une projection de moyen terme (en mois par exemple) mais dans une logique court-termiste.

Pour l’illustrer, je prendrai deux exemples. Pendant la propagation de la covid-19, au cours du mois de février 2020, nous aurions peut-être pu appréhender la menace susceptible d’atteindre fortement l’Europe au cours des semaines suivantes, et prendre des mesures permettant de bloquer des masques, d’organiser des réquisitions en matière de transport ou de services publics.

Mon second exemple sera plus militaire : des mouvements de troupes aux frontières de l’Europe ou de pays appartenant à l’Otan seraient suffisants pour commencer à mobiliser ces leviers de réquisition, sans attendre qu’une première agression ait lieu.

Il faut avoir à l’esprit que ces dispositifs permettent de réquisitionner des personnes mais qu’il ne s’agit pas de l’objectif ultime ; ce sont bien souvent des matériels et des services qui doivent pouvoir être mobilisés dans le cas de la survenue prochaine et prévisible d’une situation critique.

Le réengagement pendant cinq ans concerne la réserve militaire opérationnelle de deuxième niveau et constitue déjà une obligation : tout militaire quittant l’armée est tenu à un engagement de disponibilité pendant les cinq années suivant son retour à la vie civile et peut être rappelé lorsque les circonstances le justifient. Le nouveau dispositif vise en fait à suivre de façon effective ces militaires et à maintenir leurs compétences, ce à quoi ils sont souvent attachés. D’anciens militaires peuvent également dispenser des formations aux soldats d’autres armées, pour leur permettre de prendre en main certains matériels. Ils sont ainsi amenés, dans le cadre de leur obligation de disponibilité, à assurer une à trois semaines de formation.

La possibilité de les mobiliser doit être subsidiaire par rapport à celle de faire appel aux réservistes ayant pris eux-mêmes l’engagement de servir. Par ailleurs, il leur sera possible de s’engager de façon plus volontaire dans le cadre de la réserve opérationnelle de premier niveau, qui sera plus facilement mobilisable.

En ce qui concerne les apprentis militaires, il s’agit pour l’essentiel de donner une visibilité à une politique consistant à miser sur la jeunesse, notamment au moyen de voies mêlant formations théorique et pratique, qui sont très performantes, pour les armées comme pour ces jeunes.

Les dispositions liées au temps de travail des apprentis militaires sont encadrées dans le projet de loi. En effet, dans certaines conditions d’exercice, il n’est pas possible d’appliquer de manière automatique les limitations du travail de nuit ou du temps de travail par jour, pour des raisons objectives et documentées. Je pense par exemple aux mousses qui sont en mer et doivent effectuer des quarts de nuit. À cet égard, chaque fois que ce sera rendu nécessaire par les exigences du service, nous adapterons ces conditions de travail et de formation des apprentis par un décret en Conseil d’État.

Les prélèvements d’ADN sont possibles depuis un décret de 2017, modifié par un autre de 2022, dispensé de publication. Le fichier Biopex est alimenté, ne pose pas de difficultés et son exploitation est très utile. La mesure est conforme à nos obligations internationales.

Les exemptions d’enquêtes publiques sont utilisées de manière ciblée et proportionnée, comme dans les cas des dépôts de munitions ou de la construction du nouveau siège de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) au Fort Neuf de Vincennes, pour lesquels on ne peut pas entrer dans une logique d’enquête publique banalisée. L’usage en a été parcimonieux et pertinent, reposant chaque fois sur des considérations objectivées.

Le cas des sociétés militaires privées telles que Wagner a été traité dans la précédente LPM. L’article 43 de la loi soumet à autorisation de l’État les activités des entreprises titulaires d’une AFCI dans le domaine des services et de la formation (article L. 2332-1 du code de la défense). La réflexion concernant le déploiement de Wagner doit être mise en relation avec l’article 20, relatif au contrôle des départs à l’étranger : les démarchages de milices privées étrangères auprès d’anciens militaires pourraient faire partie des tentatives de recrutement que nous souhaiterions éviter. Cette préoccupation relève elle aussi de la gestion de nos ressources humaines.

En ce qui concerne le statut des Opex, au Niger, nous sommes dans le cadre de la poursuite de l’opération Barkhane. Le partenariat avec les Nigériens perdure. Les forces armées françaises peuvent intervenir à la demande des autorités nigériennes, pour répondre efficacement à des attaques de groupes armés organisés, qui restent très nombreuses dans cette partie de l’Afrique. Au Tchad, les forces françaises sont également présentes en accord avec les autorités locales.

La projection de nos forces en Roumanie et dans les États baltes ne relève pas du statut juridique des Opex mais de celui de la mission opérationnelle, dans le cadre de missions de réassurance qui s’inscrivent dans le cadre de notre coopération avec nos alliés de l’Otan.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Je salue votre travail, qui a débouché sur les articles que vous nous avez présentés. Je ne boude pas mon plaisir, car les dispositions relatives aux stocks stratégiques correspondent à l’une des propositions de notre rapport d’information sur la préparation à la haute intensité. Nous avions aussi évoqué la question des réquisitions. Dans ma vie d’avocat, j’ai régulièrement plaidé pour des préfectures dans le cadre de réquisitions préfectorales. Ce droit est complexe, soumis à des difficultés d’interprétation jurisprudentielle. Une clarification est donc bienvenue. Enfin, le travail accompli sur le statut des anciens militaires reprend les objectifs d’une proposition de loi que j’avais présentée il y a quelques mois.

Je souhaite vous interroger sur un élément qui ne figure pas dans le texte mais qui nous a intéressés au cours de notre travail sur ces sujets : la pratique de la commande publique. Dans le cadre de l’économie de guerre, l’objectif est de faire plus simple. Il existe des conditions dérogatoires au code des marchés publics pour les marchés concernant la défense, mais il reste difficile de les concilier avec la directive européenne sur la passation des marchés publics. Les industriels, les PME et la DGA elle-même souhaitent des simplifications, et il semble que certaines soient déjà possibles dans la pratique. Quel est votre point de vue sur le sujet ?

Mme Laurence Marion. Nous nous sommes effectivement beaucoup inspirés des travaux que vous avez mentionnés et dont nous vous remercions. L’amélioration est le fruit d’un travail itératif.

La commande publique a constitué un chantier à part entière, que nous avons mené avec la DGA et qui a fait l’objet de projets d’articles. En dehors des considérations liées à la modération normative que nous souhaitons promouvoir, nous nous sommes aperçus que les pratiques devaient être davantage sécurisées. En effet, quand il s’agit de marchés publics, une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de nous : il existe un risque pénal. Cela est parfaitement normal. La DAJ se doit d’être attentive à la sécurité juridique des procédures. Or les règles en matière de publicité et les calendriers contraignants qu’il est nécessaire de respecter pour mener une procédure d’appel à concurrence à son terme ne sont pas toujours compatibles avec les contraintes opérationnelles.

Nous travaillons donc à un mécanisme qui, sans être à proprement parler un rescrit – et sans préjuger des compétences du juge –, permettrait de donner certaines garanties à l’acheteur public lorsque les dérogations relatives à l’innovation ou aux marchés de défense et de sécurité sont mobilisées. Il nous semble important d’être en mesure de nous poser des questions très en amont, pour les trancher et poursuivre les procédures en ayant renforcé la sécurité juridique. À ce stade, nous pensons avancer au niveau réglementaire. La question fait partie de celles que nous traiterons avec le Conseil d’État. En ce qui concerne les simplifications, l’un des enjeux, au regard des prescriptions des directives européennes, est la saturation des seuils. Lorsqu’on s’exonère des critères, il faut rester dans l’épure. Là encore, nous envisageons d’activer le levier réglementaire. Nous réfléchissons à relever les seuils, en liaison avec le Conseil d’État. Celui-ci se montre aussi attentif à la bonne gestion des deniers publics et, naturellement, aux principes constitutionnels qui régissent la commande publique.

On a parfois l’impression que les contraintes imposées par le code des marchés publics restreignent l’innovation, mais la concurrence la stimule et permet à de petites entreprises de percer sur certains marchés. L’État et le ministère des armées ne sont pas dépendants de structures ayant constitué des formes de monopole.

La LPM ne méconnaît pas la question, même elle doit se traiter prioritairement au niveau réglementaire. L’article 25 vise ainsi à renforcer les moyens de la DGA pour lui permettre de mener davantage d’enquêtes de coûts, qui constituent une réponse à l’une des contraintes liées à l’absence de concurrence dans certains MDS. L’objectif est de ne pas devenir dépendants de fournisseurs et d’éviter de faire face à des coûts impossibles à maîtriser. La disposition constitue un levier essentiel pour continuer à promouvoir les MDS, voire à en élargir le champ, sans pour autant s’exposer à des dérives.

M. Vincent Bru (Dem). L’année dernière, le média Intelligence Online a révélé qu’au moins trois anciens pilotes de chasse français avaient participé à la formation de militaires chinois. De fait, rien n’empêche un ancien militaire de se faire embaucher par une structure étrangère cherchant à obtenir des informations ou des savoir-faire de caractère stratégique. Le contrôle préventif par l’administration prévu à l’article 20, sur la base des déclarations des intéressés, paraît donc bienvenu, mais ne serait-il pas préférable d’instaurer un système d’autorisation préalable pour tous les emplois relevant du domaine de la sécurité ?

Vous avez dit que la réserve opérationnelle pourrait être utilisée, y compris en dehors des armées, dans l’intérêt de la défense. Ainsi, la réserve pourrait être partiellement utilisée au bénéfice de la BITD, notamment pour renforcer la production d’armements et de munitions. Il s’agirait donc de placer des militaires sous contrat d’engagement ou d’anciens militaires dans des entreprises privées, ce qui pose des problèmes juridiques de responsabilité, d’exercice du pouvoir disciplinaire et soulève la question de la possibilité de donner des instructions. Ces enjeux seront-ils étudiés ?

Mme Laurence Marion. En ce qui concerne le contrôle des départs à l’étranger, vous mettez le doigt sur un problème juridique qui a retenu notre attention : le choix entre un système d’autorisation préalable et un système de déclaration préalable. Si les effets juridiques sont les mêmes une fois que le ministre s’est opposé, les mesures se déclinent de façon différente d’un point de vue opérationnel. Nous ne nous inscrivons pas dans une logique de contrôle déontologique : il s’agit de préserver les intérêts fondamentaux de la nation. Pour autant le contrôle déontologique actuel nous donne quelques éléments de réflexion.

Si l’on en juge d’après les dossiers soumis à la commission de déontologie des militaires, entre 2019 et 2021, moins de 5 % concernaient des projets de recrutement par des entreprises étrangères, soit une trentaine de dossiers. Par ailleurs, compte tenu du nombre de militaires et anciens militaires qui seront concernés, nous pouvons nous attendre à un « effet stock » plus important.

Il ne s’agit pas d’opposer un refus systématique. Aux États-Unis, plus de 90 % des demandes de départ à l’étranger sont jugées légitimes. Ce serait le cas, par exemple, pour des coopérations avec des alliés ou des entreprises européennes

Les dossiers doivent être traités par les entités compétentes du ministère, et nous ne saurions nous inscrire dans une logique d’autorisation de masse, donnée de manière mécanique par un service qui n’aurait pas la capacité de détecter les cas problématiques. Un dispositif obligeant à informer et donnant la possibilité de s’opposer semble plus adapté au traitement que nous envisageons. Quand un signal d’alarme s’allumera, en raison de la nature des fonctions envisagées, de l’État impliqué ou des fonctions sensibles déjà exercées par le militaire – je pense par exemple aux techniques d’appontage des Rafale –, nous ferons preuve d’une vigilance particulière.

Cette approche permet de ménager le caractère opérationnel du dispositif et de montrer qu’il ne s’agit pas de décourager ces départs, lesquels contribuent à l’attractivité du métier et ne sont pas tous considérés comme posant une difficulté. Ce dispositif sera plus efficace, plus simple et mieux ciblé.

Par ailleurs, il paraît naturel que d’anciens militaires ou des réservistes souhaitant travailler pour la BITD française puissent le faire, apportant ainsi leur concours à l’écosystème de la défense. Cela participe de la logique d’économie de guerre. Il était donc important de lever les obstacles juridiques lorsqu’ils existent puisque cette faculté est déjà ouverte. Quant aux questions de responsabilité et d’exercice du pouvoir hiérarchique, nous ne découvrons pas le sujet, pas plus que les entreprises concernées, puisque des militaires y sont déjà en détachement. Ces placements de réservistes devront se faire avec des objectifs bien identifiés et partagés.

L’idée d’une réserve industrielle est souvent évoquée. Elle semble structurante au regard de l’enjeu que constitue la mobilisation de la société civile.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Le projet de loi institue un contrôle de l’administration à l’égard de tout militaire, dont les fonctions sont d’une sensibilité particulière ou requièrent des compétences techniques spécialisées, qui souhaiterait exercer une activité dans le domaine de la défense ou de la sécurité au profit d’un État étranger ou d’une entreprise sous contrôle étranger. Comment fonctionnera ce dispositif de déclaration préalable d’un point de vue juridique ? À combien estimez-vous le nombre de fonctionnaires et de militaires potentiellement concernés ?

Le projet prévoit l’élargissement aux sous-traitants des opérateurs d’importance vitale (OIV) et des opérateurs de services essentiels (OSE) de l’obligation de communication à l’Anssi des données techniques. Quelle sera l’extension du dispositif ? Dans quelle mesure fera-t-il peser sur des tiers sous-traitants les obligations propres aux OIV et aux OSE, en particulier dans le cas des hébergeurs de données ? Selon quel régime les surcoûts induits seront-ils compensés ? Quels seront les potentiels risques juridiques ?

Mme Laurence Marion. Le régime de déclaration préalable ciblera aussi les anciens militaires ayant occupé des fonctions sensibles. Un décret identifiera les domaines les plus sensibles, selon des critères définis par le législateur. Nous avons à l’esprit la maîtrise de certaines techniques, notamment de prise en charge de certains équipements comme les Rafale. Nous adjoindrons à ce décret un arrêté qui ne sera pas publié, afin de ne pas exposer à nos compétiteurs nos risques et fragilités. Il établira la cartographie précise des fonctions et emplois concernés par l’obligation de déclaration.

Il sera très important de faire connaître le dispositif aux personnes concernées. Ce sera relativement aisé pour les militaires en poste. D’ailleurs, nous n’avons pas attendu le vote de ces dispositions : ils sont déjà sensibilisés à ces questions. Des courriers leur sont remis pour leur expliquer qu’ils occupent des fonctions sensibles et qu’ils devront être attentifs pendant dix ans après avoir cessé de les exercer. Il sera un peu plus compliqué d’informer ceux qui ont déjà quitté l’institution, du moins pour ceux avec lesquels nous n’avons pas de lien direct, même si nous devons maintenir ce lien en raison de leur obligation de disponibilité. Nous nous astreindrons à porter à leur connaissance l’existence du dispositif, car celui-ci ne leur serait pas opposable si, par extraordinaire, il n’avait pas pu faire l’objet d’une communication.

Dans la pratique, il appartiendra ensuite aux personnes de déposer un dossier, dans le cadre des démarches de déontologie dont elles ont l’habitude si elles y sont astreintes. Lorsqu’un dossier posera problème, l’opposition du ministre pourra être notifiée.

En ce qui concerne le volume, nous serons sûrement confrontés à un « effet stock », qui jouera pendant un an ou deux. Pour estimer le flux, nous nous fondons sur l’échantillon que représente la trentaine de dossiers soumis entre 2019 et 2021 à la commission de déontologie des militaires pour départ au service d’entreprises étrangères.

Il ne s’agit ni de décourager les départs ni de les interdire. Certains d’entre eux, qui se font vers la BITD européenne ou d’autres entités, doivent même être encouragés. L’objectif est de faire de la pédagogie pour éviter certains démarchages qui ont lieu à l’insu de militaires, lesquels n’ont pas l’intention de s’engager dans une logique de compromission ou de trahison.

Nous renforçons considérablement les prérogatives de l’Anssi pour faire face à la menace cyber, dans la continuité des dispositions de la précédente LPM s’agissant des systèmes informatiques de l’État et des OIV. L’agence pourra identifier les sites compromis, qu’ils le soient à leur insu ou qu’ils dépendent d’agresseurs. Certains éditeurs de programmes informatiques devront communiquer les failles identifiées, ce qui permettra de faire de la prévention et d’anticiper les menaces.

Les propriétaires de sites internet transmettront des données techniques non identifiantes à l’Anssi pour répondre à l’attaque informatique. Je ne crois pas que cette obligation sera une charge telle qu’il faille les dédommager. Les attaques sont de plus en plus fréquentes, invasives et agressives. Pour lutter contre cette difficulté majeure, l’Anssi viendra épauler l’ensemble des opérateurs privés qui en sont la cible, y compris dans le cadre civil. Le directeur général de l’Anssi pourrait compléter ma réponse sur ce point.

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). Les articles 12 et 13 de la LPM constituent de réelles avancées en matière de prise en charge des blessés de guerre et des familles de militaires décédés en opération. Cependant, je souhaite appeler votre attention sur la mémoire des militaires décédés sur des théâtres extérieurs et vous interroger sur la faisabilité juridique de l’attribution, à titre posthume, de la médaille de la reconnaissance française et de la croix du combattant.

Il y a quelques années, des personnes dont le fils était mort en Opex m’ont écrit pour me faire part de leur incompréhension face à la réponse que leur avait adressée l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG). L’office leur avait indiqué que la demande aurait dû être formulée du vivant de leur fils. Le code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre énumère certaines conditions, mais ne serait-il pas opportun de faire évoluer ce dispositif réglementaire ?

Afin de préserver les intérêts fondamentaux de la nation, les militaires ou anciens militaires souhaitant exercer une activité privée en rapport avec une puissance étrangère se verront soumis à un contrôle a priori, à visée préventive et dissuasive, dès lors qu’ils auront occupé des fonctions d’« une sensibilité particulière ». Cette notion revêt un caractère abstrait : comment sera-t-elle délimitée et appréciée ? Des caractéristiques objectives et déterminées seront-elles définies, ou bien s’agira-t-il d’une appréciation au cas par cas ?

Mme Laurence Marion. Nous aurons à la fois de l’abstraction et du cas par cas. L’abstraction relèvera d’une détermination opérée a priori, de façon relativement précise, au moyen d’une cartographie des métiers et des fonctions à risque, qui fera l’objet d’un arrêté mis à jour de façon régulière, en fonction de l’évolution de la menace ou des caractéristiques techniques. Nous aurions pu faire le choix d’un décret large, mais avons préféré retenir l’option d’un arrêté, qui offrira une certaine précision et permettra aux militaires de savoir s’ils sont concernés. Nous pourrons ainsi les sensibiliser a priori.

Ensuite, pour apprécier la situation, le ministre devra prendre en compte des éléments comme la sensibilité des opérations au regard du contexte stratégique – lequel peut évoluer dans le temps et fera l’objet d’une évaluation –, la nature de l’État auquel l’ancien militaire est susceptible d’apporter ses services, ou encore la nature des fonctions envisagées. À ce titre, une formation de pilote, très proche des activités faisant l’objet d’une protection particulière, suscitera plus de réserve qu’un autre type d’activité. Sous le contrôle du juge, l’estimation sera liée à une évaluation de la menace ainsi qu’aux caractéristiques de chacun : on ne traitera pas de la même manière un militaire occupant des fonctions subalternes et une personne ayant eu accès à de nombreux secrets.

La question des militaires blessés de guerre ou morts au combat nous a beaucoup occupés dans la construction de la LPM, mais de nombreux aspects seront traités indépendamment du cadre législatif.

En ce qui concerne l’attribution de médailles à titre posthume, la difficulté n’a pas été portée à ma connaissance, mais je me pencherai sur la question. Un tel sujet doit pouvoir se régler indépendamment d’une disposition législative mais, si cela ne devait pas être le cas, nous pourrions l’aborder dans la suite des travaux.

Nous prévoyons une mesure de réparation intégrale pour les militaires blessés et les familles des militaires morts au combat. La disposition cible les activités d’Opex, de missions opérationnelles (Missops) ou de stages de forte intensité opérationnelle tels que les stages commando ou d’aguerrissement au combat, qui sont très spécifiques de l’activité militaire et pendant lesquels on compte parfois plus de blessés que sur un théâtre d’opérations. Je pense aussi aux risques que comportent certaines missions telles que l’opération Harpie, menée en Guyane, qui sont assimilables à ceux encourus sur un théâtre extérieur.

Le régime prévu par le code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre est très généreux et permet de répondre dans la plupart des cas de manière positive aux préjudices auxquels s’exposent les militaires. Cependant, dans certains cas, en raison d’une règle technique de forfait de pension, la couverture du préjudice n’est pas complète, notamment lorsqu’une personne très jeune, militaire du rang, se retrouve handicapée et doit avoir recours à une tierce personne. Dans ces cas-là, un mécanisme subsidiaire est prévu pour que la réparation du préjudice soit elle aussi intégrale. C’est le minimum de ce que nous devons à ces soldats blessés en opérations extérieures ou lors de missions très opérationnelles menées sur le territoire français, pour lesquels tous les dispositifs actuels de fonds de garantie des victimes ou de victimes de terrorisme ne sont pas mobilisables, compte tenu de la spécificité de leur engagement. Le Président de la République a insisté sur l’importance de ces questions de prise en charge de nos blessés de guerre lors du discours qu’il a prononcé le 13 juillet 2022 à l’Hôtel de Brienne.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. François Cormier-Bouligeon (RE). J’aimerais vous interroger sur un sujet qui ne figure pas dans les articles dont nous traitons, mais qui pourrait y trouver une place : la coopération avec les États partenaires de la France. Cette coopération constitue un vecteur d’influence important et utile pour l’armée, la BITD et les intérêts nationaux. La LPM devrait-elle donc prévoir le renforcement des outils d’influence de votre ministère ? Comment des opérateurs tels qu’Expertise France, l’économat des armées ou Défense conseil international (DCI) pourraient-ils être mieux utilisés dans ce domaine ? Serait-il souhaitable de modifier la législation pour favoriser et consolider la relation de ces opérateurs avec l’État ?

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous avez évoqué la question des anciens militaires qui se vendraient à l’étranger, mais une autre forme de mercenariat existe, incarnée par ces officiers supérieurs et généraux qui, à peine l’uniforme quitté, partent pantoufler dans les entreprises d’armement auxquelles ils ont eu affaire au cours de leur carrière.

De l’autre côté du spectre, des techniciens supérieurs d’études et de fabrications (TSEF), des agents techniques du ministère de la défense (ATMD) et des ouvriers de l’État, dont les spécialités sont déficitaires dans nos rangs, viennent se former au ministère des armées pour gagner très vite les industries d’armement et rejoindre le plus offrant.

Dans les deux cas, ces personnes partent avec leur savoir-faire, leur connaissance de nos rouages, de nos stratégies, de l’état de nos finances publiques et leur carnet d’adresses, ce qui est très préjudiciable. Ils rejoignent ces industriels de l’armement auprès desquels nous sommes dans une situation de dépendance, aussi bien en ce qui concerne l’achat initial que le maintien en condition opérationnelle (MCO). Pourquoi la législation en matière de conflits d’intérêts est-elle aussi mal appliquée au ministère des armées ?

M. Christophe Blanchet (Dem). Ma question est liée au rapport que M. Parigi et moi-même avons consacré aux réserves. Nous avions insisté, notamment, sur le fait qu’une plus grande fidélisation pourrait être obtenue grâce à une meilleure reconnaissance. L’idée était revenue dans toutes les rencontres que nous avions faites.

À titre d’illustration, je voudrais donner l’exemple d’un jeune réserviste, titulaire d’un brevet militaire professionnel (BMP) et ayant suivi un cursus pour devenir professeur. Pour son premier poste, il a été envoyé à 700 kilomètres de son domicile. Effectuer les activités liées à la réserve lui est donc devenu très difficile. Il y est parvenu pendant deux ans, avant d’arrêter.

Comment permettre aux fonctionnaires s’engageant dans la réserve d’obtenir des points bonus de gratification, afin qu’ils bénéficient de mutations facilitantes et continuent de servir dans les réserves ? Avez-vous travaillé sur le sujet d’un point de vue juridique ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Pendant la crise du covid, puis lors de la montée en puissance de la dissuasion nucléaire ayant eu lieu au début de la guerre en Ukraine, alors que l’on pouvait compter jusqu’à trois sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) en mer, j’ai eu, en tant qu’élu de Brest, la surprise de découvrir qu’il n’existait pas de mode de réquisition adapté à un tel contexte, ni pour les personnels civils, ni pour les personnels militaires, ni pour les personnels relevant de l’industrie de la défense. Fort heureusement, l’engouement et la mobilisation des personnels ont été naturels et spontanés, et le sens de la mission a prévalu sans aucune difficulté. Si une telle situation devait se reproduire, le cadre que vous nous proposez d’adopter permettrait-il d’offrir une réponse plus appropriée ?

La DAJ a-t-elle produit une analyse du cadre législatif actuel en matière de soutien, de ravitaillement ainsi que de prolongement portuaire pour notre marine nationale ? Ma question porte notamment sur les suites de la loi Leroy de 2016 ; il ne s’agit nullement de préempter les résultats de la mission sur la flotte stratégique confiée par le Gouvernement à notre collègue Yannick Chenevard.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Le texte confère à l’Anssi la possibilité de bloquer des noms de domaine en cas d’« utilisation dévoyée ». Que recouvre cette notion ? La question me paraît juridiquement sensible.

De plus, le Conseil d’État s’est demandé si les dispositions relatives à l’Anssi ne porteraient pas atteinte au principe de neutralité d’internet, sachant que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’a pas encore pu se prononcer sur ce point.

Enfin, le projet de loi prévoit la possibilité de sous-traiter le recueil de ces données à un service relevant de l’État et désigné par décret. Quelle est votre position à ce propos ? Le Conseil d’État propose quant à lui de ne pas retenir cet alinéa.

Mme Laurence Marion. En ce qui concerne la coopération avec des États partenaires, nous devons faire preuve de souplesse. L’un des enjeux est de renouveler notre relation avec un certain nombre d’États africains. La question ukrainienne a montré, par ailleurs, que la coopération avec des armées étrangères était pleinement à l’ordre du jour.

Le ministère des armées doit pouvoir s’appuyer sur des opérateurs, voire des partenaires extérieurs, car il ne peut pas tout faire. Des programmes importants existent déjà, en matière de formation notamment, mais nous ne serons pas en mesure de répondre seuls à la montée en puissance des demandes d’accompagnement d’autres armées.

La question de la labellisation donc constitue un enjeu important. Cela suppose un travail d’identification, ainsi qu’une forme de stratégie partagée, susceptible de prendre des formes différentes selon le statut de l’opérateur. Les besoins du ministère en la matière sont décrits dans le rapport annexé. Nous devons pouvoir mobiliser rapidement par exemple des traducteurs ou des formateurs, sans pour autant nous lier les mains et devenir trop dépendants d’un seul opérateur. Nous étudions la question de manière précise à l’aune en particulier des contraintes de la commande publique, mais il ne sera pas forcément nécessaire d’en passer par une mesure législative.

S’agissant du départ de militaires dans le secteur privé, la commission de déontologie des militaires vérifie que les conditions fixées par la loi sont bien remplies, notamment que la personne ne s’expose pas au délit de prise illégale d’intérêts. Le contrôle est rigoureux et étroit – les militaires le trouvent même parfois trop tatillon. La commission n’exerce pas de contrôle déontologique pour l’avenir, ce qui n’enlève rien à l’attention portée à la façon dont les départs s’organisent.

Il faut tenir compte de la spécificité du métier militaire : ceux qui l’exercent doivent pouvoir organiser une seconde partie de carrière. Faut-il envisager que celle-ci se déroule exclusivement dans un cadre extérieur aux armées ? L’écosystème de la BITD n’est pas bâti dans une logique de prolongation des intérêts. Il s’agit plutôt de refléter ce que sont les préoccupations des armées dans le cadre du tissu industriel, qui est un partenaire essentiel pour répondre à leurs besoins.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Et dans le cas du personnel civil ? De nombreux agents civils partent eux aussi à l’étranger.

Mme Laurence Marion. Ils sont eux aussi soumis à des obligations déontologiques et au cadre pénal répressif que j’ai évoqué.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Il n’est pas appliqué.

Mme Laurence Marion. La commission concernée intervient chaque fois qu’elle le doit, dans le cadre des attributions qui sont les siennes.

J’en viens à la fidélisation et à l’accompagnement de la mobilité géographique. Il y a deux façons de procéder en la matière : soit on accorde une sorte de bonus, et l’on tente ainsi d’adapter la carrière à l’engagement dans la réserve, soit on fait en sorte que la réserve s’adapte à la carrière du fonctionnaire. Nous pourrions, en effet, nous pencher sur la possibilité de tenir compte de l’appartenance à la réserve dans le calcul des points permettant une mutation. L’enjeu est surtout de parvenir à mieux adapter la fonction publique à ces réalités et à accepter de laisser partir certains agents lorsqu’ils doivent effectuer des activités liées à leur statut de réserviste. Toutes les administrations doivent faire un effort de mobilisation et d’exemplarité en la matière, y compris celle du ministère des armées – et celle de la DAJ. Il faut diffuser une certaine culture de la réserve. En outre, la réserve doit être assez fluide pour tenir compte des contraintes personnelles ou professionnelles pesant sur le réserviste.

S’agissant des réquisitions militaires, nous cherchons à nous inscrire dans une logique de subsidiarité par rapport à la mobilisation de leviers contractuels et d’engagements déjà existants. Comme il n’est pas toujours possible d’obtenir un accord, nous avons souhaité nous doter d’outils plus efficaces.

Nous pourrons appliquer le régime des réquisitions en cas d’urgence et elles seront plus faciles à mobiliser, notamment pour garantir la continuité de la dissuasion. À titre d’exemple, Monsieur Larsonneur, pour vous qui êtes élu de Brest, sur la presqu’île de Crozon et l’île Longue, nous pourrons, par des contraintes de sous-traitants, être conduits à mobiliser ces dispositifs, dès lors qu’il y aura, pour une raison ou pour une autre, sans forcément devoir démontrer qu’il y a une menace pour la vie de la Nation : il suffira que la sauvegarde de la défense nationale soit en cause, ce qui est un critère moins exigeant. En tout état de cause, il faudra être en mesure d’identifier et d’objectiver une urgence opérationnelle de nature à justifier ce type de réquisition.

J’en viens au blocage des noms de domaine. Le Conseil d’État a validé l’ensemble du dispositif après l’avoir étudié de manière approfondie, notamment au regard de nos engagements et contraintes internationaux en matière de neutralité d’internet.

Le dispositif sera mis en œuvre non pas par le ministère des armées mais par le SGDSN et l’Anssi, qui en dépend, dans un cadre interministériel. L’Anssi sera dotée du pouvoir de filtrer les noms de domaine utilisés ou instrumentalisés par des cybercombattants. Il est assez facile, en droit, d’identifier le moment où l’intrusion a lieu dans le serveur. Par ailleurs, l’expérience montre que les propriétaires des serveurs compromis ont plutôt tendance à lancer des appels à l’aide qu’à manifester une réticence. En outre, une gradation est prévue dans le dialogue mené et, s’il s’agit du serveur d’un cyberattaquant, nous déclencherons plus sûrement et rapidement les mesures les plus coercitives. Le texte prévoit une distinction entre le nom de domaine malveillant enregistré de bonne foi par son propriétaire légitime et celui qui a été enregistré dans un but de compromission et dans une logique de déstabilisation.

En ce qui concerne la sous-traitance et le service désigné par l’État, nous avons débattu pour savoir si cette question relevait de la loi ou du pouvoir réglementaire et le Conseil d’État a émis un avis en faveur de cette dernière option. Nous l’avons suivi ; les dispositions qui vous sont soumises sont conformes à la copie finale du Conseil d’État.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Le Conseil d’État a validé mais nous avons l’impression qu’un doute subsiste quant à une éventuelle décision de la CJUE puisqu’il est précisé qu’elle n’a jamais été saisie mais que, a priori, l’article 3 du règlement (UE) 2015/2120 pourrait poser un problème.

Mme Laurence Marion. À ce stade, la CJUE n’a pas pris position sur ce point et les débats que nous avons menés sur le sujet, y compris avec les juristes les plus affûtés du Conseil d’État, n’ont pas montré qu’il y avait une prise de risque excessive au regard des garanties posées par la loi. Nous avons conclu qu’il fallait que l’on autorise ces mesures tout en les assortissant de garanties juridiques qui nous paraissent adaptées à ce stade et compte tenu de la position de la CJUE. Nous n’avons pas identifié d’alerte particulière, mais nous sommes vigilants sur ce point, comme sur tous les autres, au regard de l’évolution jurisprudentielle. À l’instant où je vous parle, la conformité avec le droit de l’Union est pleine et entière.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci, Madame la directrice, pour cette audition qui nous a permis de mesurer pleinement l’importance de la DAJ pour le ministère des armées et notre défense nationale.


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M. Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure (mercredi 12 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur le directeur général de la sécurité extérieure, le Président de la République a annoncé une augmentation de près de 60 % des crédits consacrés au renseignement dans le cadre du projet de loi de programmation militaire 2024-2030. Parmi les six services du premier cercle, trois dépendent du ministère des armées : la DGSE, la direction du renseignement militaire (DRM) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD). Le rapport annexé au projet de LPM chiffre les besoins programmés pour le renseignement à 5 milliards d’euros sur la période, sans préciser davantage la répartition des crédits.

Les défis que doit relever la DGSE sont nombreux et importants. Vous devriez déménager dans un nouveau siège au Fort-Neuf de Vincennes en 2028 ; vous devez également poursuivre une politique de recrutement ambitieuse. Je pense aussi à la montée en puissance sur la cyberdéfense.

Par ailleurs, quatre articles normatifs contenus dans le projet de LPM sont placés sous le signe du renseignement et de la contre-ingérence. En quoi l’adoption de ces articles devrait-elle faciliter les missions de la DGSE ?

M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure. La DGSE est le seul service secret spécial de la France, l’héritier du combat clandestin de la France libre ; c’est un service républicain et démocratique attaché avant tout à maintenir l’indépendance et la souveraineté nationales. Il est devenu l’une des clés de l’autonomie stratégique de ce pays grâce aux investissements matériels et humains voulus depuis plusieurs années par nos autorités et votés par le Parlement.

Le Président de la République, lors de ses vœux aux armées le 20 janvier 2023, a clairement rappelé que la précédente LPM, pour les années 2019 à 2025, avait été parfaitement exécutée. Elle visait à réparer les armées, à sortir de la logique de pénurie et à leur redonner le souffle, les leviers d’action ainsi que les moyens dont elles ont besoin. La nouvelle loi de programmation militaire devra, elle, transformer les armées.

L’un des axes majeurs de cette transformation, c’est la consolidation du cœur de notre souveraineté. Des capacités accrues de renseignement doivent permettre d’anticiper les crises ou les menaces et ainsi offrir à nos armées une autonomie de décision et d’action. Le Président de la République réaffirme ainsi que le renseignement constitue l’une des grandes fonctions stratégiques de la souveraineté.

Ces capacités sont critiques dans notre équation stratégique internationale. Les livres blancs de la défense et de la sécurité nationale, en 2008 puis en 2013, comme les revues stratégiques nationales de 2017 et de 2022 l’ont tous dit : le renseignement est l’une des clefs de l’autonomie de la France, de sa souveraineté et de son influence dans le monde.

À l’image de ce qui s’est passé chez nos alliés anglo-saxons, c’est une fonction qui s’est professionnalisée et renforcée depuis plusieurs années.

Les capacités très particulières de la DGSE apparaissent depuis plusieurs années comme toujours plus nécessaires à nos décideurs dans un monde marqué par des guerres hybrides. La DGSE peut agir là où les moyens conventionnels de l’État ne peuvent pas opérer, dans un environnement généralement non permissif, souvent hostile et dans la plupart des cas sans autre appui que celui qu’elle peut elle-même fournir à ses agents. Nous sommes le seul service spécial et secret de la communauté du renseignement : certaines de nos actions ne peuvent pas être assumées, ne peuvent pas être revendiquées, ne peuvent pas être imputées à l’État. Cela nous différencie de tous les autres services de renseignement : nous avons la responsabilité de l’action secrète de l’État, ce qui est de plus en plus difficile dans un monde qui promeut la transparence comme une valeur en soi.

Nous disposons pour accomplir ces missions d’une organisation unique, d’un modèle dit « intégré » qui regroupe sous une seule autorité une combinaison de moyens clandestins de recueil de renseignements. Ces moyens sont à la fois humains – la recherche de sources –, techniques – les interceptions sous toutes leurs formes – et opérationnels – les capacités d’entrave. Nous pouvons ainsi agir en fonction des orientations que nous recevons.

Nous sommes aussi prestataires de services pour toute la communauté du renseignement. Nous sommes notamment le chef de file du renseignement d’origine électromagnétique, autrement dit le senior sigint de la communauté du renseignement, et c’est dans ce domaine que nos capacités sont principalement utilisées. Cela représente un gros tiers de nos budgets. Si j’étais prétentieux, je dirais que la DGSE est une petite NSA, l’Agence nationale de sécurité des États-Unis, ou une petite GCHQ, son équivalent britannique : depuis les années Chirac et Jospin, la France a choisi un modèle intégré au sein de la DGSE. Quand vous votez des crédits à la DGSE, c’est donc l’ensemble de la communauté du renseignement qui en bénéficie.

Notre place s’est renforcée, ces dernières années, au sein de nos institutions. Nous avons connu une profonde transformation de nos moyens, de nos missions, de notre organisation. L’État a voulu développer ses capacités clandestines uniques de renseignement et d’action pour renforcer notre autonomie stratégique.

Cette transformation a été rendue possible par l’augmentation des moyens votés dans les précédentes lois de programmation militaire. La prochaine LPM poursuivra ces efforts, qui seront ainsi continus et cohérents.

Quatre objectifs nous étaient assignés dans la LPM 2019-2025. Le premier était d’investir davantage dans le cyberespace, front stratégique majeur sur lequel nos capacités restaient très inférieures à celles de nos principaux partenaires étrangers. C’est largement fait, mais il faut poursuivre. Le deuxième était de préserver notre autonomie technique au profit de l’ensemble de la communauté du renseignement, dans un monde où les technologies connaissent un développement exponentiel : c’est une véritable muraille, complexe à appréhender. Nous devons être la locomotive technologique de la communauté du renseignement. Le troisième était de renforcer le renseignement stratégique, particulièrement dans les domaines identifiés comme prioritaires du contre-terrorisme, de l’anticipation géopolitique, de l’économie ou encore de la lutte contre l’immigration irrégulière. Le quatrième était de consolider la résilience du service, ce qui impliquait notamment de nous doter enfin d’infrastructures dignes d’un service de renseignement du XXIe siècle.

Dans cette optique, la DGSE a bénéficié d’une forte augmentation de ses effectifs et a pu renforcer les domaines du traitement des données collectées, de la recherche humaine et du domaine cyberstratégique. La LPM 2019-2025 prévoyait un renfort de 772 emplois équivalents temps plein (ETP), auxquels est venu s’ajouter 360 ETP pour renforcer nos capacités cyber. Ces actualisations de la trajectoire initiale ont ainsi porté l’effort à 1038 effectifs supplémentaires sur l’ensemble de la période.

La DGSE, qui comptait, hors service action, 4 400 agents en 2008, en compte près de 6 000 aujourd’hui. À titre de comparaison, le MI6 britannique et le GCHQ comptent bien davantage d’agents, à périmètre identique. C’est un choix politique, opéré par les gouvernements successifs. Je considère que les moyens dont nous disposons nous permettent d’accomplir nos missions.

La DGSE a bénéficié d’une dotation élevée dans la LPM 2919-2025. La moyenne actuelle des crédits sur cette période a augmenté d’environ 69 % par rapport à la LPM 2014-2018 – je mets pour le moment de côté le projet de nouveau siège. La ressource totale doit s’élever à 3 milliards d’euros pour les années 2019 à 2025 ; le budget de la DGSE est passé de 310 millions par an en moyenne à 420 millions. La loi de programmation toujours en vigueur prévoit un montant de 590 millions en 2025. En 2023, la ressource allouée par la LFI s’élève à 440 millions d’euros en autorisations d’engagement et 417 millions en crédits de paiement (hors projet du nouveau siège).

Ce budget nous a permis d’appliquer une stratégie immobilière exigeante. Nous avons en permanence sur nos implantations des projets de construction de bâtiments tertiaires. Nous avons également anticipé la prise en compte du projet de nouveau siège au Fort-Neuf de Vincennes, annoncé par le chef de l’État le 6 mai 2021 lors d’une visite au Service.

Ce projet vise, je l’ai dit, à nous doter d’infrastructures dignes du XXIe siècle. Il s’agit de construire un ensemble immobilier d’environ 160 000 mètres carrés de surface de plancher, essentiellement des espaces tertiaires. Nous pourrons ainsi accueillir plus de 5 500 postes de travail, ainsi que les équipements nécessaires aux missions du Service et à la vie des agents ; nous accueillerons aussi des collègues des autres services de renseignement, dans le cadre de plateaux techniques. Nous serons de cette façon mieux connectés les uns avec les autres. Ce n’est donc pas seulement un projet immobilier mais un bâtiment qui nous permettra de mieux travailler, selon un nouveau modèle de fonctionnement, mis en place depuis la fin de l’année 2022. J’en dirai un mot tout à l’heure : le service s’est réformé, réorganisé.

Le cahier des charges impose une grande modularité des espaces de travail, qui seront adaptés à l’agilité de notre organisation. Nous pourrons rapprocher les équipes chargées du recueil et de l’exploitation du renseignement humain et de l’analyse ; ces synergies nous permettront de démultiplier notre efficacité.

En ces temps où le contre-espionnage revient au premier plan et où la menace terroriste n’a pas disparu, ce qui fait du service une cible évidente, nous disposerons aussi d’une emprise sécurisée selon les standards les plus exigeants.

Ce projet est structurant pour porter le renseignement français en 2050 au niveau où nous voulons le voir. C’est toute la fonction renseignement qui en sera améliorée, au profit des services relevant du ministère des Armées d’abord, de toute la communauté du renseignement ensuite.

Ce projet a bénéficié de l’inscription de 1,1 milliard d’euros en loi de finances pour 2021. Le projet de LPM 2024-2030 devrait permettre de sanctuariser ce projet de nouveau siège, qui est un signal majeur de la confiance que nous accorde la nation.

Nous serons, naturellement, très vigilants sur l’évolution des coûts, car les intrants augmentent et l’inflation est là. Le moment venu, nous devrons négocier de façon très dure avec les entreprises concernées pour faire en sorte que « l’édredon rentre dans la valise », pour reprendre l’expression de notre ministre.

L’exécution de la LPM actualisée nous a permis de poursuivre la transformation du service ; l’ensemble des crédits accordés annuellement ont été parfaitement et strictement consommés, hormis le report des crédits du nouveau siège.

Nous menons une politique active de recrutement, en nous adaptant constamment au marché de l’emploi. Nous obtenons de bons résultats : j’ai dix candidats pour un poste ouvert au concours d’attaché de la DGSE. Le niveau des agents qui présentent ce concours est en outre très élevé.

Nous menons pour cela une politique active de communication, bien au-delà du Bureau des légendes – même si j’admets que Malotru est pour nous un VRP extraordinaire. Nous disposons enfin d’un site internet moderne et attractif, qui n’est plus figé dans une image institutionnelle anachronique. Nous menons des campagnes de recrutement sur des réseaux sociaux professionnels, là où vont les jeunes et pas les vieux. Le directeur technique et de l’innovation passe beaucoup de temps dans les écoles d’ingénieur et les salons, pour créer de l’attractivité. Ces efforts portent : nous réussissons à recruter ceux que nous voulons attirer, notamment des spécialistes cyber, des jeunes, des geeks.

Pour faire face à la concurrence sur le marché de l’emploi, une campagne d’augmentation des salaires des contractuels, notamment dans les domaines techniques et cyber, a été réalisée en 2022. Je rends hommage à Florence Parly, qui s’est engagée sur ce sujet. Je rends hommage aussi à Sébastien Lecornu, qui entend amplifier cette politique pour fidéliser nos agents. Le ministère des armées appliquera au recrutement la grille des salaires établie par la direction interministérielle du numérique (Dinum). Nous aurons une seconde phase d’augmentation en 2023 pour le domaine du numérique.

Eu égard à la spécificité des postes concernés, les recrutements de civils se font après des recherches ciblées. Nous prenons des stagiaires uniquement dans le domaine technique, nous les choisissons de façon très précise. Nous recrutons une centaine d’étudiants en école d’ingénieur par an. Je l’ai dit, nous allons dans les écoles – et dans les salons – Vivatech, La Fabrique défense, European Cyberweek. Nous recrutons aussi beaucoup en ligne, sur LinkedIn, JobTeaser, Welcome to the Jungle…

En matière militaire, nous nous sommes adaptés aux fortes tensions sur certaines spécialités. Dans le domaine de l’imagerie ou de la cyber, c’est la jungle ! Nous recrutons aussi des profils aguerris et des spécialistes de langues étrangères. Nous devons nous battre pour une ressource qui est malheureusement de plus en plus rare car très complexe à fournir.

La LPM 2019-2025, qui s’applique encore, prévoit un bond capacitaire majeur pour le Service ; nous sommes en train de réussir. C’est une obsession pour moi : ne pas décrocher du peloton de tête, rester dans la course des grands services de renseignement de la planète et ainsi préserver notre autonomie. Ce doit être notre ambition.

Je ne peux pas détailler ici le bilan opérationnel du service. Certains d’entre vous le connaissent néanmoins et savent tout ce que permettent les moyens que vous votez.

Je salue la mobilisation sans relâche des hommes et des femmes du Service pour protéger la souveraineté de la France, pour lutter contre le terrorisme, en particulier au Sahel et au Levant, pour nous protéger des menaces qui pourraient revenir sur notre territoire. Les Jeux olympiques et paralympiques de Paris en 2024 constitueront une priorité pour toute la communauté du renseignement. Nous contribuons également à la contre-prolifération ; notre expertise nationale est confirmée. Nous agissons aussi en matière de sécurité économique, afin de nous défendre contre les agressions, contre un espionnage de plus en plus agressif et contre les pillages technologiques dans nos laboratoires. C’est un travail mené la main dans la main avec nos cousins de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et de la DRSD.

Nous nous intéressons à l’Afrique, au monde arabe, à l’Europe, et de plus en plus à la zone indo-pacifique, où se trouvent certains de nos départements et collectivités d’outre-mer : le Gouvernement en fait une priorité.

Dans le domaine cyber, la maturité a été atteinte ces cinq dernières années. Grâce à une montée en puissance spectaculaire, nous avons remporté des succès majeurs.

Je pourrais mentionner le contre-espionnage. Le lien avec la DGSI est permanent. Nous avons là aussi remporté des succès majeurs.

Nous luttons aussi contre l’immigration clandestine. La DGSE s’est vu confier la coordination de l’action des services de renseignement pour repérer ces activités à l’extérieur du territoire. Nous identifions réseaux et trafiquants.

Il faut mesurer l’importance du bond en avant réalisé dans le domaine de la cyber, en parfaite coordination avec les armées. Nous avons vraiment changé de monde ! Nous sommes montés en puissance dans ce domaine, en soutien à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) et au Centre de coordination des crises cyber (C4) qui, sous l’égide du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, assure la protection de notre pays. Nous avons également développé une capacité souveraine d’imputation de l’attaque informatique. C’est nous, DGSE, qui au sein de l’État repérons d’où viennent les attaques cyber. L’attribution publique est en revanche une décision d’ordre politique. Nous caractérisons ; le politique décide.

Au service de toute la communauté du renseignement, nous assurons le maintien de l’état de l’art technologique, et nous développons trois grands programmes mutualisés historiques. Cela concerne d’abord toutes les installations destinées à la cryptologie, qui ont fait l’objet d’investissements importants S. Nous développons ensuite les installations destinées au traitement des données. Nous élaborons enfin le dispositif technique de surveillance internationale.

Des travaux innovants et exploratoires dans plusieurs domaines de rupture ont été lancés pour préparer la DGSE à exploiter pleinement les nouvelles technologies au profit de ses missions, le tout en partenariat avec l’Agence de l’innovation de défense (AID).

Cette croissance a nécessité des adaptations et une réorganisation. Le Service a été réformé par les textes signés à l’été 2022, et entrés en vigueur le 2 novembre 2022. Du modèle en silos mis en place par Claude Silberzahn en 1989, nous sommes passés à une organisation dans laquelle les capacités sont au service des missions. Cette réforme fonctionne bien. Cette réforme donnera sa pleine mesure grâce au nouveau siège du Fort-Neuf.

Face à l’accumulation des menaces, la future LPM doit permettre la poursuite de la montée en puissance des capacités de la DGSE pour affirmer l’autonomie stratégique de notre pays dans l’évaluation des crises comme pour protéger et renforcer notre souveraineté politique – nos jugements doivent être indépendants – économique – nous devons lutter contre les pillages et promouvoir nos intérêts –, technique et technologique.

Le Service connaît des évolutions majeures de ses missions historiques. Nous allons continuer de nous investir dans les nouvelles zones de rivalité stratégique : l’Europe continentale, notamment la Russie et l’Europe orientale où nous devons réinvestir ; l’Indo-Pacifique, zones d’intérêt majeur. Nous n’oublions pas nos « clients traditionnels », car nous sommes très attendus sur l’Afrique du Nord, sur l’Afrique subsaharienne, sur le Proche et le Moyen-Orient. Nous ne laissons pas de côté nos thématiques traditionnelles, comme le contre-terrorisme – ce que vous attendez d’abord des services de renseignement, c’est qu’il n’y ait pas d’attentat sur le territoire français – ou la contre-prolifération.

Ces défis imposent au Service de maintenir à niveau nos capacités de renseignement actuelles, et d’abord les grands programmes techniques mutualisés, mais aussi de renforcer nos équipes et nos ressources en matière de systèmes d’information et de communication, de renforcer notre souplesse pour réorienter nos capteurs et nos ressources en fonction des priorités qui nous sont fixées par les autorités.

Nous devrons également diversifier nos accès humains et techniques. Dans le domaine du renseignement humain, nous devons préserver la capacité de clandestinité de la DGSE. Mon métier, c’est de recruter des sources : cela ne peut se faire que de manière clandestine. Face à la généralisation de la biométrie et des technologies de surveillance, c’est de plus en plus compliqué. Nous devons continuer à diversifier nos accès techniques, et contourner les murailles numériques mises en place par la Russie et la Chine qui investissent des moyens gigantesques dans la protection de leurs systèmes. En Chine, le service homologue de la DGSE emploie plusieurs centaines de milliers de personnes… Je ne souhaite rien de tel pour la France, mais je cite ce chiffre pour vous donner une idée des capacités dont se dotent certains pays.

Nous devons enfin renforcer nos capacités d’action et d’influence. Nous sommes attendus pour entraver les adversaires de la France et pour déjouer les manœuvres hybrides, les attaques informatiques, les manœuvres d’influence. La manipulation de l’information, en particulier, et les opérations de déstabilisation menées en ce domaine par des structures comme Wagner, constituent un sujet de plus en plus brûlant. Nous devons donc industrialiser nos capacités d’action clandestine, en particulier dans l’espace numérique.

Le projet de LPM pour les années 2024 à 2030 prévoit des dépenses élevées. Le chef de l’État a indiqué vouloir perfectionner nos capacités de renseignement pour mieux identifier, comprendre, analyser et attribuer des activités déstabilisatrices. Lorsque vous l’avez entendu le 5 avril, le ministre des armées l’a dit : « Cette stratégie de souveraineté est clé pour garantir l’autonomie de notre compréhension du monde, nécessaire à une diplomatie éclairée. » C’est pourquoi le Gouvernement prévoit une augmentation de près de 60 % des crédits alloués au renseignement ; les crédits de la DGSE devraient en particulier augmenter de manière significative, puisque les crédits alloués s’élèvent à environ 5 milliards d’euros – contre 3,5 milliards pour la précédente LPM. C’est là un sérieux bond capacitaire.

Grâce à ces ressources, nous pourrons disposer de capacités d’exploitation renouvelées et industrialiser nos outils d’investigation numérique. Nous entendons également poursuivre la transformation des services, en travaillant sur les projets d’infrastructures ambitieux dont je vous ai parlé, sur le fonctionnement interne et sur le dispositif de traitement des données de masse. Nous devons renforcer la mutualisation des outils et des ressources. Enfin, les capacités humaines de recherche technique et de traitement des sources, d’exploitation du renseignement ou d’action nécessitent une ressource qualifiée, avec le problème du recrutement et de la fidélisation.

Le Président de la République a également souligné l’importance vitale de l’aspect cyber, dans la continuité du discours de Toulon du 9 novembre 2022, qui rendait publique la revue nationale stratégique et annonçait la volonté de la France de disposer, dans les cinq ans, d’une cyberdéfense « de tout premier rang mondial ».

Le service bénéficiera aussi des montants prévus pour certains autres budgets que vous a présentés M. Lecornu, dans le cadre des synergies internes et des coopérations permanentes au sein du ministère des armées. Nous allons ainsi participer aux objectifs cyber, pour lesquels le budget prévu s’élève à 4 milliards d’euros : nous voulons une cyberdéfense de premier plan, robuste, crédible face à nos compétiteurs stratégiques, et apte à assurer dans la durée la résilience des activités critiques du ministère et l’interopérabilité avec nos alliés. La diversification des modes d’action permettra aussi de s’adapter aux évolutions technologiques.

Nos grandes priorités, vous l’avez compris, sont simples : éviter le décrochage et rester dans la course des meilleurs services de renseignement, ce que nous permettent les budgets prévus dans le projet de LPM ; accroître nos capacités au profit de la communauté du renseignement ; poursuivre l’évolution de notre organisation et déménager à Vincennes.

Je n’ai pas le temps de revenir sur les grands programmes techniques, mais j’insiste sur l’importance des investissements techniques, et notamment cyber.

Je terminerai par quelques mots sur le volet normatif. À la demande du service, le projet de LPM prévoit une modification du code de procédure pénale afin de permettre la communication par l’autorité judiciaire aux services spécialisés de renseignement des éléments d’une procédure recueillis dans le cadre d’une enquête ouverte pour crime de guerre ou crime contre l’humanité. Nous pouvons participer à la caractérisation de tels crimes. Nous pourrons aussi, sur ces sujets, échanger avec les services étrangers. Nous pourrons ainsi unifier le régime applicable à la communication d’informations par le parquet national antiterroriste – des possibilités sont déjà ouvertes en matière de terrorisme, et ce mécanisme fonctionne très bien.

D’autres mesures plus transversales sont également importantes pour le Service, notamment la disposition qui garantit la prise en compte des intérêts fondamentaux de la nation en cas d’activité privée en rapport avec une puissance étrangère, ce qui nous permettra d’empêcher des sociétés étrangères de recruter des anciens militaires français, grâce à un système d’autorisation préalable par le ministère des armées.

L’article 19 du projet de loi autorise les services de renseignement à accéder au casier judiciaire au titre des enquêtes administratives de sécurité.

L’article 22 protège l’anonymat des anciens agents des services de renseignement dans le cadre des procédures judiciaires.

Nos objectifs sont donc clairs : être les meilleurs possible pour renseigner au mieux nos autorités, et demeurer au premier rang des grands services occidentaux. Je le dis sans forfanterie : la DGSE est pour des services comme la CIA, le MI6, le BND ou le Mossad le partenaire stratégique évident dans l’Union européenne. Nous devons aussi contribuer à détecter des menaces qui pourraient peser sur notre pays avant la Coupe du monde de rugby et les Jeux olympiques et paralympiques de 2024. La future loi de programmation doit enfin nous permettre d’affirmer notre souveraineté dans tous les domaines et de compter d’abord sur nos propres forces, dans un monde où nous avons des alliés et des partenaires, mais pas d’amis. Il nous faut donc être autonomes. La réforme du Service, qui nous permet d’être plus efficaces, et la perspective de s’installer dans de nouveaux locaux modernes et adaptés nous permettront, j’en suis convaincu, d’exécuter les missions exigeantes et exaltantes qui nous sont confiées par nos plus hautes autorités.

M. le président Thomas Gassilloud. Avant d’en venir aux orateurs des groupes, je cède la parole à M. Jean-Michel Jacques qui est rapporteur du projet de LPM.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Le projet de LPM consacre 5 milliards d’euros au renseignement, mais aussi 4 milliards au cyber, 6 milliards à l’espace, 8 milliards au numérique et 10 milliards à l’innovation, autant de moyens dont bénéficieront indirectement les services pour rester parmi les meilleurs. Héritière de Jean Moulin mais aussi du général de Gaulle, la DGSE, par sa liberté d’action et d’analyse, garantit l’autonomie de notre pays.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le projet de transformation des métiers qu’accompagne le déménagement au Fort-Neuf de Vincennes en 2028 ?

M. Bernard Émié. En effet, dans le cadre de la coopération avec le ministère des armées, nous profiterons d’autres crédits que ceux dédiés spécifiquement au renseignement.

Aujourd’hui, nos locaux sont situés, d’un côté du boulevard Mortier, dans ceux du premier régiment du train, de l’autre, dans un camp d’internement qui a accueilli des femmes juives mais aussi des Républicains espagnols pendant la seconde guerre mondiale. Malgré les efforts pour les optimiser au fil des ans, ils ne sont pas du tout fonctionnels. Ils ne sont pas adaptés au travail en synergie et ne sont guère attractifs pour les jeunes générations. Les effectifs étant passés de 3 000 à 6 000 et bientôt 7 000, nous sommes particulièrement à l’étroit. Il était indispensable de trouver de nouveaux locaux pour améliorer nos capacités d’accueil pour les nouvelles générations ainsi que pour optimiser le travail avec les autres services – en particulier avec la DRM, la DRSD, la DGSI, Tracfin et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) qui ont des agents sur le terrain – mais aussi entre les services à l’intérieur de la maison.

À ces mêmes fins, nous avons procédé à une réorganisation : les directions en silos – direction du renseignement, direction des opérations, direction de la stratégie – ont été transformées en centres de missions, à la fois thématiques et géographiques.

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). Je vous remercie d’avoir confirmé que le projet de LPM représente un bond capacitaire pour les services de renseignement.

Les crédits dédiés aux personnels dans le projet de LPM sont-ils à la hauteur de l’ambition de la DGSE ?

Le projet de LPM vise à renforcer notre résilience et à faciliter les activités de contre-ingérence de nos services. Vous paraît-il de nature à répondre à la menace de guerre hybride ?

M. Bernard Émié. L’arbitrage sur les effectifs n’ayant pas encore eu lieu, je ne suis pas en mesure de vous donner des chiffres. Au sein du ministère des armées, la DGSE est le Petit Poucet… Je suis confiant dans notre capacité à obtenir des effectifs supplémentaires au terme des négociations internes. Ils sont indispensables pour poursuivre la montée en puissance, en particulier dans le domaine cyber. De même, puisque nos ambitions mondiales ont été rehaussées, j’ai besoin de redéployer des postes et d’en ouvrir dans le monde entier pour répondre aux sollicitations.

En matière de contre-ingérence, sujet majeur, nous optimisons l’effort de l’État à travers ses différentes agences. Le contre-espionnage est une fonction essentielle de la DGSE en France comme dans les postes à l’étranger. C’est à elle qu’il appartient d’identifier les tentatives d’ingérences dans nos services publics à l’étranger, nos implantations ou nos grandes entreprises. Les moyens envisagés nous permettront d’accomplir notre mission. Je suis un haut fonctionnaire réaliste ; je n’ignore pas que des arbitrages doivent être faits. Les moyens alloués au renseignement que vous voterez le moment venu, je l’espère, nous permettront de rester dans la course.

M. Laurent Jacobelli (RN). Vous avez fait état des nouvelles menaces dans le domaine cyber et des moyens humains et financiers que prévoit le projet de LPM pour l’endiguer. S’agissant de deux autres modes de renseignement – ce que j’appellerai le renseignement « à la papa », qui privilégie les actions sur le terrain, d’une part, et les opérations spéciales, d’autre part –, quelle est votre stratégie ?

M. Bernard Émié. Le cyber est une menace majeure. La riposte est une arme essentielle à la disposition de l’exécutif. Mais le cyber est aussi un objectif stratégique du renseignement.

Le renseignement « à la papa » est fondamental. Nous devons continuer à recruter des sources en plus grand nombre : la source humaine reste essentielle, tout ne procède pas de la technique. Pour cela, il faut jouer sur les ressorts basiques et immuables de l’individu. Nous devons aussi faire évoluer nos méthodes et investir les réseaux sociaux Ma stratégie consiste donc à renouveler et à élargir le vivier des sources du service.

Les opérations spéciales, par construction, je n’en parle pas beaucoup, mais elles existent. Les moyens qui nous sont donnés sont importants. Il est crucial pour moi que, dans le cadre du budget des armées, les vecteurs qui intéressent notre service soient entretenus, adaptés et renouvelés – je le fais valoir dans les discussions internes J’ai besoin de C-130, d’hélicoptères, de bateaux, etc. d’autant que la zone grise dans laquelle j’opère ne cesse de s’étendre.

Nous serons en mesure de répondre aux commandes, nombreuses, de l’exécutif.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Dans quelle mesure le trou d’air que nous connaissons dans notre accès souverain à l’espace affecte-t-il votre service ?

Les 5 milliards de crédits pour le renseignement n’iront pas intégralement à la DGSE. Pouvez-vous préciser la ventilation des crédits ?

Pouvez-vous nous indiquer le nombre de postes que vous demandez dans les arbitrages à venir ? L’Assemblée nationale pourra peut-être vous soutenir.

Plusieurs affaires portant atteinte à la souveraineté économique de notre pays ont émaillé l’actualité, la dernière en date concernant la société Segault. Leur nombre a-t-il augmenté d’après vos informations ?

Quel regard portez-vous sur le grand banditisme et la criminalité financière, et sur la menace qu’ils font peser sur la souveraineté de certains États ? Je pense aux Pays-Bas et à la Belgique qui ont pris conscience récemment de la gravité de leur situation.

M. Bernard Émié. Je cède la parole au directeur technique pour plus de précisions sur l’espace.

M. le directeur technique et de l’innovation. Le trou d’air dans le lancement des satellites n’affecte pas encore les capacités de renseignement. Il est indispensable de conserver une souveraineté, française ou européenne, sur les lanceurs dont nous aurons besoin pour déployer, sans risque de manipulation, de nouvelles constellations satellitaires.

M. Bernard Émié. Je reste flou sur les crédits car les arbitrages ne sont pas tout à fait finalisés. Toutefois, j’ai des raisons de penser que je peux obtenir un budget tangentant les 5 milliards d’euros. Je n’oublie pas mes cousins de la DRM et de la DRSD dont le budget a augmenté de 60 %. La DGSE profitera aussi des crédits alloués par le projet de LPM dans d’autres domaines.

Le charme de la DGSE, c’est qu’elle recrute avec beaucoup de professionnalisme. Lorsque j’annonce au ministre le recrutement de 500 personnes, je tiens parole, donc je suis crédible. Je demande car je saurai faire grâce aux équipes. Il me reste des personnels à recruter au titre de 2023 dans le cadre de la queue de comète de la précédente LPM. Nous le faisons en suivant des procédures lourdes : on n’entre pas à la DGSE comme à la sécurité sociale. Les vérifications de sécurité prennent des mois.

Je n’ai pas d’éléments spécifiques sur le cas de la société Ségault.

La délinquance financière n’est pas le terrain de chasse de la DGSE. C’est celui de Tracfin, un service qui est monté en puissance remarquablement au cours des dernières années et avec lequel nous travaillons très bien. La DGSE intervient aussi dans la lutte contre le trafic de drogue ou le trafic d’êtres humains dans la mesure où elle dispose de renseignements importants sur les filières et les passeurs. Elle contribue à nombre d’arrestations.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Pour éviter un décrochage par rapport à nos partenaires, l’une des clés est la capacité à recruter les meilleurs. Hélas, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Même si on ne rejoint pas la DGSE pour l’argent, cela contribue aussi à la sérénité et à l’attractivité... Comment se situent les salaires de nos agents par rapport à nos partenaires ? Outre les rémunérations, disposez-vous des outils juridiques pour vous attacher les meilleurs ? Des ajustements législatifs sont-ils nécessaires dans ce domaine ?

Sommes-nous équipés en technologies souveraines ? Comment faire en sorte que les pépites technologiques restent dans notre giron ?

M. Bernard Émié. Oui, nous disposons des outils juridiques mais nous devons faire avec les contraintes propres à l’écosystème français que sont notamment les règles de la fonction publique ou l’encadrement des rémunérations. Florence Parly et Sébastien Lecornu ont fait beaucoup d’efforts pour améliorer notre attractivité mais vous avez raison, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Je peux compter sur une batterie impressionnante de spécialistes des mathématiques, de normaliens, de polytechniciens. Le niveau des officiers de la DGSE est supérieur à la moyenne, comme l’illustre leur taux de réussite à l’École de guerre. La qualité des agents du service est exceptionnelle.

S’agissant des rémunérations, les agents français sont moins bien payés que les Britanniques ou les Américains.

Nous réussissons à recruter les techniciens en début de carrière parce que nous sommes encore compétitifs. Mais dès qu’ils ont cinq ans d’expérience, dès qu’ils se fiancent et veulent acheter un appartement, cela devient très compliqué. Nous sommes confrontés à l’érosion de notre attractivité, en particulier en région parisienne où le coût de la vie est horriblement élevé, et nous ne sommes pas en mesure de proposer une offre alternative en province. C’est un motif d’inquiétude très sérieux.

En ce qui concerne d’éventuels ajustements législatifs, je laisserai la parole au directeur de l’administration. Sachez que nous manœuvrons au mieux pour garder une main-d’œuvre rare.

M. le directeur de l’administration. Nous disposons des outils juridiques nécessaires. Nous parvenons à transposer à nos corps les textes régissant la fonction publique. Pour les contractuels, nous nous appuyons sur des dispositifs réglementaires propres. Notre souci n’est donc pas juridique, il concerne les rémunérations et notre capacité à suivre l’évolution du marché.

M. le directeur technique et de l’innovation. Nous réussissons à conserver des capacités souveraines, soit en interne, soit en faisant appel à des industriels français voire européens, mais c’est un défi quotidien.

Je prends l’exemple de l’intelligence artificielle : si nous voulons rester maîtres des briques technologiques et garantir notre autonomie, nous devons investir et nous appuyer sur des start-up françaises et soutenir leur croissance.

M. Bernard Émié. La difficulté pour la DGSE est de conserver une part suffisante de militaires dans ses rangs. Lorsque j’ai pris mes fonctions, les militaires représentaient 25 % des effectifs, ils ne sont plus que 20 % aujourd’hui car les armées ne parviennent pas à mettre à notre disposition des personnels, non par manque de volonté mais par absence de ressources. Compte tenu de la hausse des effectifs, même si l’armée a maintenu son effort en valeur absolue, la composante militaire de la DGSE baisse. C’est un sujet de préoccupation car le service fait partie du ministère des armées. Nous devons absolument veiller collectivement à ne pas passer sous la barre des 20 % de militaires.

M. Vincent Bru (Dem). Le projet de LPM accorde 2 milliards d’euros aux forces spéciales. En opérations extérieures (Opex), les échanges entre les forces spéciales et la DGSE permettent de faire progresser nos forces grâce aux échanges de renseignements. Compte tenu de la multiplication des espaces de conflictualité, quelles relations envisagez-vous avec les forces spéciales ?

M. Bernard Émié. Les forces spéciales assument leurs actions, elles ne sont pas clandestines, donc c’est un autre monde. Que nous formions un nageur de combat de manière coordonnée, cela se conçoit mais ce sont bien deux mondes complètement différents. En zone de guerre cependant, les forces spéciales interviennent sur la base du renseignement que fournit la DGSE. La relation est forte et intime – souvent d’anciens membres des forces spéciales intègrent la DGSE –, la coordination est optimisée, les métiers et les savoir-faire sont cousins mais il y a une ligne de séparation très claire entre les missions des forces spéciales et celles de la DGSE. Les unes peuvent être assumées, les autres non et elles ont lieu sur des théâtres totalement différents.

Mme Mélanie Thomin (SOC). La réforme annoncée a pour but de décloisonner le Service et d’accroître son efficacité dans l’anticipation et le traitement des menaces. Comment se traduit-elle dans le projet de LPM ? Comment assurer le décloisonnement entre les différentes directions chargées du renseignement ? Il semble que l’effort budgétaire profite principalement à la DRM et à la DRSD et soit alloué plus à leurs moyens techniques qu’aux carrières et au recrutement en leur sein.

Le projet de LPM réduit de huit à trois l’ambition capacitaire pour les avions légers de surveillance et de renseignement (ALSR). Quel est le rôle de ces équipements pour les armées et la DGSE, sachant que cette dernière est dotée de capacités propres ?

M. Bernard Émié. La DRM et la DRSD sont des services de renseignement du premier cercle mais les ordres de grandeurs de leurs moyens n’ont rien à voir avec ceux de la DGSE. Ils bénéficient d’une hausse justifiée de leur budget mais les crédits pour le renseignement profiteront d’abord à la DGSE. Le service n’est pas mis de côté, bien au contraire. Je redis mon espoir de tangenter les 5 milliards d’euros.

Les ALSR relèvent de la DRM. Je ne peux donc pas vous répondre sur ce point. Le Service dispose de ses propres avions qu’il loue, ce qui ne va pas sans poser de problèmes. À ce stade, il possède les capacités et l’autonomie nécessaires pour répondre aux sollicitations. De temps en temps, nous pouvons faire appel à des appareils des forces spéciales pour observer un théâtre tactique dans une zone où nous agissons de manière coordonnée.

M. Loïc Kervran (HOR). Le groupe Horizons note avec satisfaction l’effort en faveur du renseignement car celui-ci est particulièrement adapté aux menaces actuelles – évolutives, sournoises, hybrides. C’est l’arme du XXIe siècle. Cet outil incarne aussi la souveraineté car sa mission est fondée sur la connaissance, l’anticipation ainsi que l’autonomie de décision et d’action. L’excellence de son renseignement, et singulièrement de son service secret spécial, est l’une des raisons d’espérer pour la France, pour reprendre le titre d’un livre qui vous est cher.

Vous avez évoqué les modifications normatives prévues par le projet de LPM. D’autres modifications législatives sont-elles nécessaires à vos yeux pour faire face aux nouvelles menaces ?

M. Bernard Émié. En tant que président de la commission de vérification des fonds spéciaux et membre de la délégation parlementaire au renseignement, vous avez joué un rôle éminent dans l’appropriation, ô combien importante, du monde du renseignement par le Parlement sous la précédente législature. La visite du président de la commission très rapidement après son élection s’inscrit dans la même logique d’interaction bienvenue.

Oui, le renseignement est l’arme du XXIe siècle. Le retour sur investissement est gigantesque et immédiat. Faute d’exposition, la DGSE souffre d’un manque de valorisation de son travail dans la protection de nos compatriotes et de l’État.

Il est en effet des domaines dans lesquels j’aurais souhaité d’autres aménagements normatifs. Je pense en particulier aux algorithmes mais le mot fait peur – je le comprends. La décision a été prise de ne pas élargir leur champ d’application, et je la respecte. Mon but est de faire fonctionner ce que j’ai à ma disposition mais je serai heureux si on venait demain à m’en donner davantage. Oui, il y a des marges de progression pour les prochaines LPM.


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M. le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’Armée de Terre (mercredi 12 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Général Schill, c’est avec grand plaisir que nous vous accueillons pour la troisième fois depuis le début de cette législature.

Ce projet de loi de programmation militaire (LPM) vise à transformer l’armée de Terre – et vous vous êtes exprimé à ce sujet le 4 avril lors du « grand rapport de l’armée de Terre ». Cette réorganisation en profondeur prévoit la création de nouveaux commandements et d’une manœuvre de ressources humaines ambitieuse.

La LPM consacre également des moyens humains et matériels pour répondre à d’importants enjeux en termes d'activité opérationnelle, de stocks de munition, ou encore de maintien en condition opérationnelle (MCO).

M. le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, en introduction de cette audition sur la loi de programmation militaire, j’ai une pensée pour nos soldats déployés en opération, et en particulier ceux actuellement en mission en Guyane. Ils ont été frappés ces dernières semaines par la mort du major Blanc, du GIGN, au cours de la reconnaissance d’un site d’orpaillage clandestin ; et par la mort au feu à Kourou du sapeur Caron, de la BSPP.

Le 20 janvier, à l’occasion du discours de ses vœux aux armées, le Président de la République a indiqué les orientations de la prochaine loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030, une LPM qui se veut en un mot de « transformation ». Le 4 avril, la loi a été présentée en conseil des ministres.

Le contexte stratégique et politique de la LPM donne à l’armée de Terre l’impératif et l’opportunité de s’adapter en profondeur aux défis de la nouvelle ère qui s’ouvre. L’armée de Terre a le devoir et les moyens de bâtir pour 2030, l’armée dont la France aura besoin pour la décennie 2030-2040. Cette modernisation s’effectuera tout en agissant en permanence de manière adaptée à la défense des intérêts de notre pays et étant prêt à tout moment à engager, si nécessaire, l’ensemble de nos capacités dans un conflit majeur redevenu malheureusement possible.

Le chemin du durcissement continuera à être suivi et sera orienté vers les finalités de l’engagement opérationnel qui consolide les forces morales et la polyvalence de notre armée d’emploi, tout en développant sa réactivité et sa puissance.

L’armée de Terre est adaptée à l’ambition et au caractère d’une « France puissance d’équilibres ». Par héritage, c’est une armée de forces médianes ; mais aussi par culture, par esprit manœuvrier, par impératif stratégique ; cela ne signifie pas renoncer à la puissance, mais que la mobilité, la polyvalence et la cohérence seront recherchées en priorité. Il est primordial de tenir cet équilibre : entre les combats de ce soir et ceux de demain ; entre capacités conventionnelles et capacités émergentes ; entre haute intensité, hybridité et influence ; entre territoire national, Europe et arc de crise.

Le virage stratégique est comparable à celui de 1989. Lors des années à venir, les ressources seront en croissance ; comment ne pas s’adapter ? Vaincre sur le champ de bataille ne se réduit pas à emporter des batailles ; vaincre c’est aussi transformer l’armée de Terre afin de disposer d’une armée prête à traverser les « périls du siècle », comme le demande le Président de la République.

L’armée de Terre a fait des choix ces vingt dernières années correspondant à la nature des missions confiées - opérations de maintien de la paix, de gestion de crise, de lutte contre les groupes armés terroristes -, de surcroît dans un contexte budgétaire contraint. Elle a préservé sa polyvalence, mais le virage stratégique du 24 février 2022 a rendu plus urgentes et importantes des retouches à apporter, identifiées depuis de nombreux mois, bien avant le début des travaux LPM.

Quoi qu’il arrive, l’armée de Terre devra être en mesure d’agir en permanence et simultanément sur trois espaces stratégiques :

Pour ce faire, la transformation à venir se développera suivant quatre axes.

Premier principe, « être et durer » selon les mots du général Bigeard ; être une armée d’emploi et le demeurer ; être animé de l’esprit guerrier et le perpétuer. Le soldat est le pilier central qui structure l’édifice armée de Terre. C’est pourquoi les investissements à hauteur d’homme, des treillis avec le nouveau camouflage jusqu’aux 500 millions du plan hébergement, seront poursuivis. Nous sommes une des rares armées en Europe à recruter chaque année en quantité et qualité les jeunes dont elle a besoin, même si cela reste un défi permanent. Il est à noter que 20 % de nos sous-officiers sont titulaires d’un diplôme de niveau BAC+2 à BAC +5 et que plus de 50 % de nos militaires du rang ont au minimum le niveau baccalauréat. L’escalier social de l’armée de Terre demeurera un moteur puissant de la fidélisation et de la qualité de l’encadrement : 50 % des sous-officiers ont été militaires du rang, 50 % des officiers sont issus du corps des sous-officiers. Gagner la bataille des effectifs et de la fidélisation sera vital pour conserver une force opérationnelle terrestre de 77 000 soldats.

Ainsi, la direction des ressources humaines de l’armée de Terre, qui recrute et gère nos soldats, sera renforcée pour faire fructifier davantage notre richesse humaine. Les enjeux sont de taille et les objectifs nombreux :

Être et durer, c’est aussi préserver les atouts et consolider le socle de l’armée de Terre en réussissant la formation de nos cadres qui est au cœur de la qualité du style de commandement de l’armée de Terre et qui participe au bon moral des soldats, ces derniers ayant alors confiance en leurs chefs. Ma priorité portera sur le commandement : en veillant à ce que chaque échelon soit à sa bonne place, en donnant de l’autonomie, en réintroduisant de la subsidiarité, c’est-à-dire en tendant vers le respect du triptyque « une mission, un chef, des moyens » pour mieux fonctionner. La maîtrise du risque, l’obligation de résultat et le succès de la mission sont la contrepartie à la subsidiarité. Il faut l’assumer. J’entends libérer les énergies des subordonnés, ce qui n’exclut pas les contrôles. Les écoles de formation d’officier et de sous-officier bénéficieront à ce titre de renforts en cadres et d’investissements en infrastructure, dès les premières années de la LPM, pour former les flux de stagiaires indispensables à la montée en compétence de l’armée de Terre comme des organismes interarmées et ministériels, dans la perspective d’un durcissement des affrontements et d’ouverture des champs de conflit.

Sur un autre plan, être et durer, c’est aussi accroître l’épaisseur logistique, assurer la régénération des matériels et densifier la préparation opérationnelle. La LPM consacre 2,6 milliards d’euros aux munitions de l’armée de Terre aussi bien pour l’entraînement que pour la constitution de stocks, ce qui représente notamment plus de 16 millions de munitions « petit calibre », 300 000 obus de mortiers, 3 000 missiles moyenne portée, 2 000 munitions télé-opérées. Les crédits en croissance, dédiés au maintien en condition des matériels, accompagneront le rééquilibrage de la charge d’entretien programmé des matériels entre industrie privée, industrie étatique et unités du matériel, préparées à surmonter les pics d’activité et la montée en charge qui accompagneraient le déploiement de grandes unités de combat. La SIMMT développera ainsi le dialogue et la coordination avec les industriels dans la logique de l’« économie de guerre » promue par le ministre des Armées.

Dans l’esprit de la formule du maréchal Leclerc « pour le service de la France ne me dites pas que c’est impossible », l’armée de Terre joue un rôle majeur dans la protection des Français en métropole comme outremer, dans la préservation de la souveraineté, la diffusion de l’esprit de défense, la contribution à la résilience.

L’armée de Terre, et en particulier son commandement du territoire national, accompagnera la consolidation d’une capacité de coordination et de planification interarmées. Elle sera en mesure d’appuyer le centre de conduite et de planification des opérations lors d’évènements majeurs planifiés tels que les Jeux Olympiques de Paris en 2024 ou dans la gestion de situations d’urgence en appui des forces de sécurité intérieure. Elle continuera à préparer la posture adaptable de protection terrestre qui représente jusqu’à deux brigades pour l’armée de Terre, comme cela est précisé dans le contrat opérationnel de la LPM.

Au sein de l’armée de Terre, il s’agira de :

Au cours de ces dernières décennies, la réserve n’a pas suffisamment bénéficié des effets de la modernisation, il faut bien le reconnaître. Les effectifs de la réserve seront doublés et apporteront un complément de masse. La réserve connaitra une évolution profonde en appui de la force opérationnelle terrestre ou de la protection des territoires. L’armée de Terre comptera 24 000 réservistes supplémentaires répartis entre compléments individuels et unités de réserve représentant plus de 70 compagnies. Par ailleurs, nous continuons à travailler à une offre d’engagement de jeunes volontaires sous les armes pour 3 à 6 mois. Ce projet de volontaires du territoire national prévoit, à ce stade, de déployer au cours de la LPM deux bataillons et quatre compagnies outre-mer.

L’outre-mer est une priorité de cette LPM. L’armée de Terre contribuera, avec les autres armées, au renforcement du dispositif outre-mer qui sera adapté à chacune des collectivités, et qui se traduira notamment par une modernisation des équipements et un investissement dans les infrastructures.

Agir sur « tous les champs de bataille » pour reprendre la devise de nos anciens et frères d’armes pensionnaires de l’Institut National des Invalides. De la gestion de crise qui est la réalité de nos missions d’aujourd’hui, à l’engagement majeur possible demain, en passant par l’espace cyber, l’armée de Terre doit être prête. Tout peut arriver, à tout moment, j’en suis convaincu.

Le Président de la République l’a souligné lors de ses vœux aux Armées : la guerre ne se déclare plus ; elle est souvent menée de manière sournoise. Les menaces ne se succèdent plus, elles se cumulent. Il en découle un impératif de réactivité, de cohérence et de puissance pour rester en phase avec les évolutions de la guerre et son caractère imprévisible. La puissance est nécessaire pour s’engager dans un conflit brutal même si ce pourrait être sur une courte durée, face à un adversaire employant des capacités de rupture ou « nivelantes » comme les drones, les munitions télé-opérées. C’est une probabilité ; pas seulement sur le flanc Est.

La puissance sera aussi un gage de fiabilité de notre armée de Terre sur laquelle ses alliés pourront compter davantage. La réactivité de notre système d’alerte garantira notre capacité à remplir les missions confiées. L’an dernier, le bataillon fer de lance armé par la France dans le cadre des alertes de l’OTAN a été déployé avec succès. Toutefois, cela a nécessité la collecte de matériel sur 80 points de perception, pour un volume de force d’un bataillon. Il y a encore des marges de progrès pour être à la hauteur du contrat opérationnel fixé : l’engagement en 30 jours d’une division à compter de 2027. La cohérence est celle de nos fonctions opérationnelles. Nous sommes une des armées occidentales dont la proportion d’unités de mêlée est la plus élevée. C’est pourquoi nous allons procéder à un rééquilibrage au sein des brigades et entre brigades. L’Ukraine souligne l’importance du commandement, du soutien, de la logistique et des appuis. L’armée de Terre doit trouver le bon équilibre dans la structure de ses forces terrestres : PC de corps d’armée, division, éléments organiques, brigades interarmes.

Pour être à la hauteur de ces exigences, le commandement des forces terrestres sera réorganisé. Un gain de cohérence est recherché avec un poste de commandement de niveau corps - le CRR-FR - et deux PC de division, chaque division possédant en propre son bataillon de commandement et de quartier général, en mesure de préparer le combat et le diriger ; trois commandements pour apporter aux divisions les capacités nécessaires dans les domaines du renseignement, des opérations dans la profondeur, des actions spéciales, de l’hybridité, du cyber, des appuis et de la logistique. Le tout reposant donc sur des brigades interarmes et spécialisées, plus autonomes.

Les régiments d’infanterie auront une taille plus ramassée. Mais ils verront leurs capacités significativement renforcées au cours de la LPM dans tous les champs avec la création d’une section de mortiers de 120mm et d’une section d’attaque électronique ; avec la mise en place d’unités de munitions télé-opérées et de robots terrestres ainsi que la densification des capacités anti-char. Bien sûr, les GRIFFON et les SERVAL continueront à remplacer les véhicules d’ancienne génération. Demain, la transition de la « 205 » à la voiture connectée sera achevée. Cela fait plus de 40 ans que les VAB équipent nos régiments d’infanterie, les GRIFFON et SERVAL arrivent et sont dès à présent déployés en Roumanie et en Estonie.

Les régiments de cavalerie verront leur capacité d’agression - c’est-à-dire le couple canon/missile, leur dotation de munitions télé-opérées - ainsi que leur capacité de renseignement (drone, radar) renforcées. Concrètement, cela permettra de mieux équiper les escadrons de reconnaissance et de créer de nouvelles unités spécialisées de guerre électronique ou de renseignement technique. Une majeure partie de nos chars LECLERC sera rénovée autour d’une pérennisation de leur motorisation, d’une meilleure protection, d’une connectivité modernisée et de nouveaux viseurs.

Pour répondre au durcissement des conflits, la LPM permettra de renouveler les équipements de nos unités d’appui, de combler certaines fragilités. Ainsi, d’ici 2030, chaque régiment d’artillerie disposera de :

Dans les faits, cette LPM comblera donc les manques actuels du volet « feu » et densifiera la modernisation de ses moyens d’acquisition. Dans le domaine des feux dans la profondeur, l’armée de Terre comptera au moins 13 lanceurs de nouvelle génération en 2030, pour succéder aux LRU. La capacité de défense d’accompagnement entamera sa reconstitution avec la livraison de 24 SERVAL dotés d’une tourelle MISTRAL, soit 4 sections, de 48 postes de tir MISTRAL modernisés, de 12 SERVAL de lutte anti-drone en complément des 12 VAB ARLAD, de nouveaux radars de détection et postes de commandement permettant de maitriser l’espace et les menaces aériennes au-dessus des forces terrestres.

Réorganisé, le Génie bénéficiera d’un renforcement en effectifs qui lui permettra de recréer des unités disparues spécialisées dans le minage, le contre-minage et le franchissement ; et de densifier des capacités échantillonnaires aujourd’hui comme l’ouverture d’itinéraire, le franchissement fluvial. En plus des premiers engins du combat du génie et des 8 premières portières de franchissement SYFRALL, l’arrivée des GRIFFON et SERVAL Génie assurera la mise sous blindage des unités de combat du génie.

L’aérocombat réalisera sa mue depuis des parcs hétérogènes vers des parcs modernes et homogènes par segment (hélicoptères de manœuvre, hélicoptères de reconnaissance et d’attaque) avec notamment la finalisation du retrofit pour 13 TIGRE HAD, la livraison de 20 hélicoptères NH90 dont 18 au standard Forces Spéciales, ainsi que les 18 premiers HIL à horizon 2030 remplaçant progressivement le parc des GAZELLE.

La période 2024-2030 marquera également la transition entre deux générations de connectivité et soutiendra l’ambition de nation-cadre à travers un système de commandement complet, durci et modernisé. Le réseau de commandement de théâtre sera renouvelé par les programmes ASTRIDE et SYRACUSE. La connectivité SCORPION sera déployée avec CONTACT – 2 900 postes portatifs et 4 800 stations véhicules - et l’extension du système d’information du combat SCORPION, SICS. En ce qui concerne SICS, 19 000 licences supplémentaires couvriront la numérisation des porteurs « ancienne génération » et de nos unités outre-mer ; et par la livraison à l’ALAT, à partir de 2025, de 200 postes aéro ERS le plein rendement du combat collaboratif aéroterrestre sera atteint. Au-delà du renouvellement des équipements, c’est en effet la révolution du combat collaboratif que cette LPM va permettre de concrétiser.

Enfin, sans attendre, l’armée de Terre entamera sa transition vers les nouveaux champs. Dans la continuité de ce qui a déjà été initié, les régiments seront massivement équipés de drones allant des nano-drones aux drones opératifs qui seront armés, tout en étant progressivement dotés de munitions télé opérées dont nous voyons déjà le potentiel opérationnel dans les conflits en cours. Il en sera de même dans le domaine de la robotique. L’armée de Terre poursuivra la démarche VULCAIN. En 2026, une première unité pilote sera équipée de 6 à 8 plateformes armées dans le but d’expérimenter l’accompagnement de groupes de combat débarqués. La prochaine LPM portera le plus ambitieux programme robotique de l’armée de Terre. Ce dernier a pour objectif la livraison à l’horizon 2030 de plateformes polyvalentes terrestres de combat, de classe deux tonnes, probablement équipée d’un canon de moyen calibre, orientées agression. L’enjeu sera de concilier la haute technologie de ces futurs robots avec le pragmatisme et la rusticité de notre armée de Terre pour que la robotique permette de gagner effectivement en masse. Enfin, en plus de la modernisation des capacités de renseignement électromagnétique terrestre et embarquée sur le SDT qui sera armé, l’armée de Terre construira une capacité complète autour d’unités existantes et nouvelles pour opérer dans le milieu cyber tant pour se protéger, attaquer qu’influencer.

En somme, l’effort consenti par la loi de programmation militaire 2024-2030 nous permet de poursuivre ce qui a été initié, en particulier sur le plan capacitaire et augmentera les moyens d’action de l’armée de Terre. La modernisation SCORPION se poursuivra. Au cours des sept prochaines années, plus de 2 300 véhicules seront livrés, soit quatre fois plus que les 600 que nous comptons aujourd’hui dans nos parcs. Avec un flux annuel d’environ 350 véhicules, l’armée de Terre comptera en 2030 : 1 300 GRIFFON soit 20 compagnies, 745 SERVAL type infanterie soit 16 compagnies et 200 JAGUAR soit 12 escadrons. L’armée de Terre aura dans le même temps l’occasion d’acquérir des capacités qui lui font défaut afin de gagner en puissance, quitte à en rabattre sur certains objectifs. Il faut être réaliste, le lissage des cadences de production SCORPION a été la condition de l’acquisition de capacités alternatives que je juge indispensables et urgentes pour la cohérence de nos forces, avant que l’atteinte des cibles – qui restent prévues au niveau ante - nous permette d’atteindre la masse complète.

L’activité est primordiale à l’entraînement des forces et à la cohérence de nos capacités. Il est prévu en LPM que l’activité soit maintenue au niveau atteint ces dernières années avant de progresser vers les normes que nous nous sommes fixées à l’horizon 2030. J’espère dans ce domaine profiter également des effets de l’économie de guerre, dans un mix contractuel entre la SIMMT, les industriels et la DGA qui sera fonction des parcs – en fin de vie ou arrivant dans les forces.

Quatrième et dernier principe : innover pour une armée de Terre « en pointe toujours ».

La modernisation SCORPION est un succès qui permet à l’armée de Terre d’être en avance dans le domaine du combat collaboratif par rapport à ses partenaires européens. Mais, force est de constater que certains virages doivent être encore négociés : les drones, l’hybridité/cyber, la question du big data et son traitement, le cloud de combat…

La nature de la guerre ne cesse d’évoluer et l’histoire militaire révèle qu’il est fatal de ne pas y avoir réfléchi et anticipé les mues. Pour éclairer, comprendre les enjeux de la métamorphose de la guerre, et dynamiser la transformation capacitaire des unités, je souhaite créer un commandement du combat futur (CCF) sur la base de l’actuel centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC).

De quoi s’agit-il ? À partir du retour d’expérience, de l’observatoire des conflits actuels et des liens étroits entretenus avec les think tanks, ce commandement éclairera l’armée de Terre et les régiments sur leur emploi opérationnel à un horizon de quatre ans et aussi sur le plus long terme.

L’objectif est de favoriser la transformation de l’armée de Terre en assurant la continuité entre l’innovation réactive et la prospective. Il s’agira, par une démarche exploratoire alliant réflexion, simulation, wargaming et expérimentation, de transformer les innovations technologiques en innovations tactiques pertinentes pour conserver la supériorité sur le champ de bataille.

Comment ? En concentrant dans une même structure la doctrine, le retour d’expérience, l’appropriation de la modernisation par les forces (la force d’expertise du combat Scorpion (FECS) et la section d’expérimentation robotique), l’expérimentation et l’innovation participative (le Battle Lab Terre et la force expérimentale Terre). Le CCF entretiendra un lien étroit avec la Section Technique de l’armée de Terre pour la conduite des programmes majeurs.

L’enjeu est d’éclairer l’armée de Terre et de faire atterrir l’innovation dans les régiments.

La transformation de l’armée de Terre suivra des jalons qui guideront sa progression et feront converger les efforts, comme l’a été le déploiement d’un groupement tactique interarmes SCORPION en 2021, et s’appuiera sur les enseignements des exercices d’envergure : en 2023 l’expérimentation technico-opérationnelle d’une brigade interarmes ; en 2025, la capacité small joint operation avec 2 brigades SCORPION ainsi que la participation à l’exercice Warfighter 2025 organisé par nos alliés américains ; en 2026, l’exercice Orion 2026 donnera l’occasion d’exploiter les retours d’expérience de l’édition en cours ; en 2027, l’opérationnalisation d’une division SCORPION à 2 brigades avec ses capacités de commandements et ses éléments organiques déployable en un mois ; en 2030 une division relevable et post 2030 une ambition war fighting corps.

Être et durer, protéger, agir et innover : l’armée de Terre est à la veille d’une évolution d’ampleur pour demeurer en action avec réactivité et puissance ; une évolution qui nécessitera de transformer 10 500 postes soit 15 % de la force opérationnelle terrestre. Le plan « armée de Terre de combat » est donc ambitieux mais s’inscrira dans la durée et aucune dissolution n’est envisagée. Nos régiments demeureront dans leur territoire même si des adaptations d’effectif pourront avoir lieu. Leur ancrage territorial est un des moteurs les plus puissants de leurs forces morales : que pouvons-nous sans racines ? Nous avons la chance d’être à l’orée d’une période qui nous permettra de consolider l’enracinement de chacun de nos régiments dans sa garnison.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. La programmation de 413 milliards d’euros dédiés au budget des armées constitue à la fois une somme importante et un minimum au regard des besoins et de la situation internationale, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou de l’Indopacifique.

Je vous remercie pour votre propos liminaire qui nous a éclairés sur l’enjeu impliqué par la cohérence de l’armée de Terre, d’autant que le chef d’état-major des armées, auditionné jeudi dernier, avait également privilégié la cohérence des armées à leur masse.

Souvent, la presse évoque le report de la date de livraison des blindés du programme SCORPION, mais vous avez rappelé qu’il ne s’agissait pas d’un renoncement. Ce choix ouvre d’autres possibilités.

Le MCO a parfois posé des difficultés, à l’instar de la précédente LPM dans le cadre de laquelle Florence Parly avait cherché à améliorer ce dispositif. Cette fois, l’amélioration ne sera pas uniquement procédurale mais aussi financière : 49 milliards d’euros seront dédiés à l’entretien du matériel, ce qui représente une hausse de 40 % par rapport à la précédente LPM.

Estimez-vous que ces moyens financiers supplémentaires permettront à l’armée de Terre d’améliorer son entraînement et son activité opérationnelle ?

M. le général d’armée Pierre Schill. Monsieur le député, vous avez mentionné notre objectif de privilégier la cohérence plutôt que la masse. En réalité, nous avons opté pour la cohérence avant la masse.

Dans le cadre du programme SCORPION, nous avons ainsi ajusté la date à laquelle nous atteindrons l’ensemble des objectifs prévus. Bien que notre but reste d’obtenir cette masse, nous avons jugé essentiel de garantir la cohérence et la mise en ligne opérationnelle des équipements et munitions au fur et à mesure de leur arrivée, plutôt que d’attendre de rassembler une grande quantité d’équipements pour assurer la cohérence.

Le maintien en condition opérationnelle est un élément clé de la loi de programmation militaire et les ressources qui y sont allouées sont en augmentation. Il est le principal moteur d’activité, avec deux impératifs : assurer une activité de préparation opérationnelle constante et en croissance, au cours des années à venir, même avec des équipements plus sophistiqués ; et être capable de faire face à des pics d’activité, en cas de déploiement en opération. Il serait alors nécessaire d’augmenter le rythme d’utilisation des pièces de réparation pour maintenir en condition opérationnelle nos équipements, car si l’utilisation de nos engins augmente, il en va de même pour les besoins en maintenance.

Cette montée en gamme est assurée par la constitution de stocks, pour faire face aux premières semaines de déploiement, et par la capacité de l’industrie à s’adapter pour atteindre ces niveaux de production. Le chantier est devant nous : la direction générale de l’armement (DGA), en lien avec la SIMMT, travaillera avec les industriels sur ces sujets.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. François Cormier-Bouligeon (RE). La loi de programmation militaire nous offre l’opportunité et l’obligation d’adapter nos armées aux défis géostratégiques actuels. Avec la LPM à venir, l’armée de Terre doit devenir plus réactive, polyvalente, et renforcer sa logistique pour être prête à des combats de haute intensité si nécessaire.

En tant que chef d’état-major de l’armée de Terre, vous êtes le chef d’une armée de Terre de combat, qui semble évoluer d’une organisation par fonctions au contact, prévalant depuis 2016, à une organisation par finalités opérationnelles. Vous avez présenté les grandes lignes de cette réorganisation le 13 février et le 4 avril 2023 : il s’agit de réorienter 10 000 des 77 000 militaires de la force opérationnelle terrestre vers des métiers de commandement des systèmes d’information et de communication, du soutien, de la guerre hybride et de la guerre de demain. Vous avez également proposé une plus grande autonomisation des brigades, associée à une territorialisation de la réserve.

Pouvez-vous préciser les conséquences de la réorganisation sur les régiments de l’armée de Terre et sur les effectifs, ainsi que les marges de manœuvre et d’autonomie dont bénéficieront les unités ?

La LPM 2024-2030 prévoit la poursuite du programme SCORPION, certes étalé dans le temps, ainsi qu’un investissement dans les enjeux de demain, comme le quantique, pour protéger les moyens terrestres des futures armes hypervéloces. Comment s’articuleront ces aspects ?

En outre, la transformation structurelle que l’armée de Terre connaîtra dans les années à venir s’accompagne d’une augmentation de l’offre de formation et de développement des compétences, pour répondre aux besoins opérationnels présents et futurs. L’École militaire préparatoire technique (EMPT) de Bourges, dont vous avez annoncé le doublement des effectifs et la diversification des formations, illustre cette offre. Quels moyens la LPM alloue à la formation des militaires engagés dans l’armée de Terre, pour soutenir la montée en puissance de nos armées ?

M. le général d’armée Pierre Schill. J’ai précédemment évoqué la réorganisation de l’armée de Terre et ses conséquences sur les effectifs. Nous prévoyons la transformation de 10 500 postes.

La plupart des brigades interarmes sont composées de sept régiments : trois d’infanterie, deux de cavalerie, un d’artillerie et un du génie. L’objectif est d’accroître leur autonomie, notamment en vue de déployer une unité de combat opérationnelle sur le terrain.

Le premier axe de cette réorganisation portera sur le ciblage tactique, en reliant les moyens de renseignement, accrus grâce aux drones et aux systèmes de radars, aux capacités d’action, notamment de feu dans la profondeur, d’artillerie et d’aérocombat, pour établir une chaîne de frappe efficace.

Le deuxième commandement sera axé sur l’hybridité, avec pour objectif de progresser dans l’action spéciale terrestre, l’influence, le partenariat et les actions de déception, pour fournir aux divisions ou aux corps d’armée déployés des capacités accrues et plus cohérentes dans ce domaine.

Le troisième axe concerne la logistique, au sens large. Nous avons vu lors du début du conflit en Ukraine l’importance de ces fonctions : il faut sortir de l’idée que « la logistique suivra ». Il est primordial que notre capacité d’autonomie et de soutien logistique monte en gamme pour construire une véritable manœuvre.

Concernant les nouvelles capacités, nous investirons, en tirant des leçons des combats, notamment en Ukraine.

La formation des sous-officiers et des officiers sera primordiale au cours de la prochaine LPM. Des investissements seront réalisés, notamment à Bourges, pour doubler les effectifs de l’EMPT, et à Saint-Maixent, pour améliorer la qualité de la formation des sous-officiers, dans une école qui est actuellement au maximum de ses capacités. Les investissements porteront sur les cadres et les infrastructures dans les premières années, avec plus de 150 millions consacrés à l’infrastructure des outils de formation, dont 60 millions pour l’École nationale des sous-officiers d’active (ENSOA). Parallèlement, une mesure organisationnelle visant à consolider la cohérence du parcours des sous-officiers et des officiers rassemblera l’ensemble des organismes de formation de l’armée de Terre sous l’égide de la direction des ressources humaines de l’armée de Terre.

M. José Gonzalez (RN). Le groupe Rassemblement national est bien conscient que les militaires ne sont pas responsables des arbitrages budgétaires de la LPM : c’est au politique, non au chef d’état-major de l’armée de Terre de s’en expliquer. C’est pourquoi mes questions porteront sur les incidences opérationnelles de la nouvelle loi de programmation pour l’armée de Terre, compte tenu des failles capacitaires que nous identifions.

Le déploiement du programme SCORPION, qui comprend 1 200 véhicules tels que les JAGUAR, GRIFFON et SERVAL, est étalé dans le temps et les livraisons de ces véhicules sont reportées après 2030. De plus, l’artillerie est dans un état critique et ne pourra pas être renforcée, du moins dans un laps de temps raisonnable par rapport aux menaces actuelles. En parallèle, 30 canons CAESAR, considérés comme étant en meilleur état, ont été livrés à l’Ukraine. La situation en matière de lance-roquettes unitaires reste tout aussi précaire. Enfin, une mission flash menée notamment par notre collègue Julien Rancoule a mis en évidence l’insuffisance de nos stocks de munitions.

Le ministre des armées a justifié ses arbitrages en expliquant que les moyens seraient concentrés sur le soutien et la cohérence, ce qui semble louable en théorie. Toutefois, le Rassemblement national estime que ces moyens ne se suffisent pas. Bien que le contrat opérationnel, avec une division et deux brigades mobilisables, soit tenable, nous sommes loin de pouvoir faire face à la haute intensité.

Comment intervenir dans la zone profonde située derrière les lignes ennemies, dite DIP (Deep Interdiction Operations), avec des capacités d’artillerie, de missiles sol-air et de radars limitées ?

La lutte contre les drones est un des objectifs affichés de cette LPM, mais les capacités actuelles sont-elles suffisantes, alors que la loi limite et reporte dans le temps les livraisons prévues, notamment de véhicules SERVAL ?

Enfin, vous l’avez dit, il n’est pas d’armée sans effectifs : quelles actions sont prévues pour recruter et fidéliser les militaires ?

M. le général d’armée Pierre Schill. Nous devons concentrer nos efforts sur l’artillerie, les feux, la létalité, et c’est ce que nous ferons au cours de cette loi de programmation militaire.

Nexter annonce que la production de CAESAR doublera au cours des prochains mois, ce qui nous permettra, d’ici mi-2024, de récupérer autant de canons neufs que ceux que nous avons cédés à l’Ukraine.

Nous avons également pris des mesures pour couvrir nos besoins en munitions d’entraînement et remonter nos stocks, notamment de munitions d’artillerie, grâce à la relocalisation de la production et aux mesures prises par nos fournisseurs. Nous avons également renforcé notre capacité sol-air en blindant une partie de nos capacités MISTRAL.

Comme toutes les armées du monde, nous devons mettre à jour nos capacités de lutte contre les drones au fil du temps. Nous avons déjà fait des progrès en mettant à niveau nos VAB ARLAD, les véhicules de l’avant blindé équipés du système d’adaptation réactive pour la lutte antidrones, et nous continuerons avec les SERVAL.

Nous recrutons chaque année en quantité et en qualité les jeunes dont nous avons besoin, soit 15 500 personnes. Cela restera notre flux de recrutement au cours des prochaines années. Recruter est un combat de tous les jours, que nous devons continuer de mener.

Le véritable défi sera de fidéliser nos effectifs. Actuellement, notre modèle de fidélisation est à peine équilibré. Pour l’améliorer, nous devons travailler sur plusieurs aspects tels que les conditions de vie et de travail, la pertinence et la signification de notre mission, la rémunération, les perspectives de carrière, afin de maintenir cet atout crucial pour nos futures capacités opérationnelles. Nous devons continuer à développer un équilibre qui nous permettra de disposer en quantité et en qualité de l’effectif dont nous avons besoin.

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NUPES). Dans ce projet de loi de programmation militaire, que nous pouvons qualifier d’imprécis, l’armée de Terre apparaît comme la moins bien lotie. L’exercice Orion, en cours depuis l’année dernière et qui a connu sa phase la plus intense ces deux derniers mois, est un outil pertinent pour définir certaines de ses orientations. Les retours d’expérience de cet exercice montrent la nécessité d’investir davantage dans l’armée de Terre. Certains problèmes, tels que le manque d’entraînement des équipages des canons CAESAR, étaient d’ailleurs connus avant l’exercice, avec seulement la moitié des heures d’entraînement requises pour 2022.

Comment expliquer que le budget alloué à la préparation, à l’entraînement et au combat pour l’armée de Terre augmente de seulement 27 % par rapport à la précédente LPM, contre 41 % pour la marine et 42 % pour l’armée de l’air et de l’espace ? Cette augmentation suffira-t-elle ?

Un rapport pour avis relatif à la préparation et à l’emploi des forces terrestres sur le projet de loi de finances pour 2023 suggérait de relever la force opérationnelle terrestre de 77 000 à 80 000 effectifs. Pourtant, le rapport annexé au projet de loi de programmation militaire ne fait état d’aucune augmentation potentielle de cette force. Pourquoi la hausse pluriannuelle des effectifs prévue à l’article 6 n’est-elle ventilée ni dans le projet de loi ni dans le rapport annexé ? L’armée de Terre prévoit-elle d’augmenter ses effectifs, que ce soit pour renforcer sa force opérationnelle ou pour accroître les effectifs du renseignement ?

M. le général d’armée Pierre Schill. Le projet de loi de programmation militaire prévoit de maintenir l’activité des forces au niveau atteint dans les dernières années de la précédente LPM, avant de l’augmenter progressivement.

Il reste des chantiers à mener, au-delà de la question des ressources allouées, et de leur utilisation pour maintenir une activité soutenue au sein des forces armées.

En ce qui concerne les effectifs, des travaux sont en cours pour maintenir la force opérationnelle terrestre à un effectif de 77 000 soldats. Selon le projet de loi, l’armée de Terre devrait bénéficier de 700 nouveaux effectifs sur les 6 300 prévus au total. Par ailleurs, certains soldats de l’armée de Terre seront affectés aux postes dédiés au renseignement et à l’influence, et seront formés pour travailler au sein des organismes interarmées et interministériels. Ces mesures contribueront à augmenter les effectifs globaux de l’armée de Terre au sein des forces armées.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Cette LPM apparaît comme un paradoxe. Son budget connaît incontestablement une croissance importante, mais il ne s’ensuit pas forcément une augmentation de la masse. Cela s’explique en partie par la priorité donnée à la cohérence avant la masse.

En résulte-t-il une redéfinition des contrats opérationnels, notamment en ce qui concerne l’hypothèse d’engagement majeur (HEM), fixée à 25 000 hommes projetables ?

En outre, bien que la LPM prévoie une amélioration de la préparation opérationnelle et de l’entraînement, nous sommes à environ 74 % de l’optimum souhaité. Vous dites que nous parviendrons à 100 % en 2030. Avoir du matériel sans l’entraînement correspondant ne sert à rien : la logique de parc a ses limites. De quelle part de budget opérationnel de programme (BOP) aurions-nous besoin pour constituer plus rapidement des unités entièrement disponibles ?

Enfin, alors que la LPM prévoit des investissements dans la défense sol-air avec les 24 JAGUAR MISTRAL, il n’est pas mentionné de remise en place d’une artillerie sol-air de 20, 30 ou 40 millimètres, guidée par radar, jugée essentielle pour la défense basse couche, notamment les attaques saturantes de drones. Quels choix ont été effectués dans ce domaine ?

M. le général d’armée Pierre Schill. Le rapport annexé au projet de loi de programmation militaire redéfinit les contrats opérationnels, en termes de structure et de volume – il n’y a toutefois pas d’évolution de fond pour l’armée de Terre.

La redéfinition consiste à prendre en compte un fait important : en cas d’engagement majeur, tous les effectifs de l’armée de Terre seraient déployés. Certains seraient intégrés dans une unité d’intervention contribuant à la défense collective au sein d’une coalition, désormais définie comme l’armement d’un poste de commandement de corps d’armée et une division avec deux brigades relevables. D’autres seraient mobilisés sur tout le territoire national, y compris les outre-mer, pour contribuer à la défense générale face aux rétroactions, avec deux brigades de l’armée de Terre. Enfin, un échelon d’alerte supplémentaire serait capable de faire face à une autre situation et, le cas échéant, de fournir un renfort sur des théâtres annexes.

La montée en puissance de l’armée de Terre est donc envisagée comme la capacité à faire face à des situations extrêmes, que ce soit un conflit majeur ou une mobilisation de toutes les capacités, avec une organisation redéfinie, tout en conservant les mêmes proportions que précédemment.

Le niveau d’entraînement se situe aujourd’hui à 70 % de la norme et notre ambition est d’atteindre 100 % à la fin de la période couverte par la loi de programmation militaire. La pente de progression est peu ou prou la même que précédemment.

5 milliards d’euros sont prévus pour la défense sol-air, qui est une dimension importante de cette loi de programmation militaire. Pour l’armée de Terre, cela représente douze radars et des SERVAL PC associés, vingt-quatre tourelles MISTRAL placées sur des SERVAL et quarante-huit postes de tir débarqués MISTRAL. Ce seront aussi, en complément, douze SERVAL de lutte antidrones équipés de canons antiaériens dont le calibre – de 40, 20, voire 30 millimètres – reste à définir en fonction notamment du porteur. Cette capacité fera assurément partie de la panoplie à développer, mais elle doit encore être précisée.

M. Christophe Blanchet (Dem). Nous souhaiterions aller un peu plus loin dans la compréhension de la transformation de l’armée de Terre. L’évolution du modèle « Au contact » vers un modèle de combat incarne, à l’évidence, un changement profond du fonctionnement et de son organisation. Cette nouvelle organisation devrait lui permettre d’être plus réactive et de gagner en puissance et en capacité, avec notamment la création d’éléments de soutien au niveau de la brigade et de la division, et en transformant des postes de fantassins et de cavaliers en postes cyber, même si les soldats concernés restent dans les régiments.

Face à l’enjeu de cette nouvelle organisation, plusieurs remarques et questions se posent. Les brigades d’artillerie et de génie sont une très bonne chose, car les combats en Ukraine soulignent au quotidien l’importance de ces fonctions opérationnelles dans le combat terrestre.

Nous convenons tous que l’armée de Terre doit monter en puissance dans son approche hybride pour gagner en réactivité et en agilité. La création du commandement des actions spéciales Terre est, à cet égard, très intéressante. Nous sommes néanmoins surpris de constater que ce futur commandement ne serait pas positionné au niveau de l’EMAT, à l’instar des autres composantes des forces spéciales (FS) et des pratiques de nos alliés. L’architecture qui se profile aujourd’hui comporte en effet un échelon – celui du CFOT, ou commandement des forces opérationnelles terrestres – opérant la liaison des forces spéciales Terre. Ce que l’armée de Terres pourrait gagner à l’approche hybride ne pourrait-il être perdu dans ce positionnement étonnant des forces spéciales Terre ? En d’autres termes, ce nouveau cadre structurant ne les pousse-t-il pas à perdre en agilité et en efficacité ?

M. le général d’armée Pierre Schill. Tout d’abord, l’organisation actuelle de l’armée de Terre procède d’une réforme très importante : celle de l’armée de Terre « Au contact », initiée par le général Bosser et dont le fondement était la consolidation de chacun des métiers de l’armée de Terre – comme les forces spéciales, l’aviation légère de l’armée de Terre, la logistique ou la maintenance – en les plaçant dans des organisations appelées « piliers », afin d’en renforcer la cohérence.

Forts de la solidité de cette organisation et de ce qu’elle a apporté, mais aussi face aux bouleversements géopolitiques que nous observons et compte tenu de la croissance des ressources prévue, il faut saisir l’occasion de cette loi de programmation militaire pour transformer l’armée de Terre et faire évoluer son organisation en vue de plus de réactivité et de puissance au combat. Je tiens à ce que l’armée de Terre ne rate pas ce changement et j’insiste donc sur cette transformation.

Les forces spéciales Terre resteront l’un des éléments du commandement des opérations spéciales (COS) au même niveau que précédemment, et ce niveau sera même rehaussé par l’effort d’environ 2 milliards d’euros consacré à ces forces par la loi de programmation militaire. Il s’agira de divers renforcements autour de ces forces, qui bénéficieront en outre du rapprochement avec la lutte informatique offensive, l’influence et les domaines de l’hybridité. Ce n’est donc pas rabaisser les forces spéciales que de les placer au sein des forces terrestres, mais profiter de leur élan pour tirer les forces terrestres vers le haut.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Mon intervention portera sur les révisions d’objectifs concernant l’armée de Terre. En effet, si ces objectifs sont pleinement satisfaisants sur plusieurs points, ils restent à préciser sur certains autres. Le rejet de l’étude d’impact en conférence des présidents confirme ainsi que certaines dispositions financières sont difficilement renseignées à ce stade.

Si la LPM acte une trajectoire budgétaire ascendante, elle révise aussi à la baisse certains objectifs, notamment pour les unités de chars LECLERC et les engins blindés de reconnaissance et de combat (EBRC) JAGUAR et les GRIFFON. Ces révisions d’objectifs sont-elles le résultat d’arbitrages sur les besoins à terme de vos forces ou certains renoncements pourraient-ils faire l’objet de modifications lors de l’actualisation de la LPM en 2027, par exemple si les industriels augmentent leurs capacités ?

Plus particulièrement, le projet actuel est peu prolixe à propos de l’aviation légère de l’armée de Terre. Si le rapport annexé indique un accroissement du nombre de NH-90 Caïman, notamment pour les forces spéciales, quel sera le sort des hélicoptères de manœuvre ?

Par ailleurs, la cible, révisée à la baisse, de 67 TIGRE au standard Mk3 est-elle en phase avec l’ambition de cette LPM et les attentes des forces ?

Pouvez-vous également préciser les objectifs du programme d’hélicoptère interarmées léger (HIL), dont la cible semble demeurer fixée à 169 unités, mais au-delà de l’horizon de cette LPM ?

M. le général d’armée Pierre Schill. Pour ce qui concerne les GRIFFON, JAGUAR et SERVAL, c’est-à-dire le programme SCORPION, les cibles ne sont pas réduites et notre objectif à terminaison reste d’atteindre les volumes précédemment définis. L’atteinte de ces cibles est néanmoins reportée au-delà de 2030. Nous devions faire un choix et je l’assume totalement, même si, dans un monde idéal, j’aurais évidemment souhaité à la fois maintenir le rythme prévu et acquérir les capacités supplémentaires qui n’étaient pas prévues mais que nous avons pu financer. J’ai proposé moi-même que les munitions téléopérées, les charges actives cyber, certains blindés destinés à notre défense sol-air, l’accélération de la lutte antidrones et les unités de robots soient financées en contrepartie d’un lissage du programme SCORPION mais, je le répète, les cibles ne sont pas revues à la baisse.

Pour ce qui est de l’aviation légère de l’armée de Terre, les livraisons d’hélicoptères de manœuvre se poursuivront au cours de l’exécution de la loi de programmation militaire, qui permettra notamment d’acquérir des hélicoptères de manœuvre pour les forces spéciales. Quant au TIGRE le passage au standard 2 se poursuivra et, en fin de loi de programmation militaire, nous disposerons de 67 TIGRE au standard 2. L’évolution de ces appareils vers un standard ultérieur est actuellement en discussion, notamment avec les Espagnols, avec lesquels nous sommes associés dans ce programme. Nous devrons aussi tenir compte des éléments que nous fournira le conflit en Ukraine pour préciser les conditions d’emploi de ces hélicoptères, en fonction notamment de l’évolution de la capacité des drones aériens, car les hélicoptères qui succéderont au TIGRE standard 2 auront consubstantiellement la capacité de guider certains drones aériens ou d’opérer avec eux.

Les premiers HIL nous seront livrés dans le cadre de loi de programmation militaire, mais le gros de cette livraison ne commencera qu’au début des années 2030.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Mon général, j’aurai moi aussi une pensée pour les compagnons d’armes et les familles de vos hommes tombés en opérations. Le nouveau modèle d’armée de Terre que vous défendez donne priorité à l’augmentation du nombre d’unités d’appui et de soutien pour renforcer l’autonomie des brigades et leur capacité de feu, le tout dirigé par des capacités de commandement adaptées aux défis militaires de notre temps, quitte à réduire le nombre de régiments de mêlée au profit du renforcement de l’épaisseur, recherché d’ailleurs depuis l’actualisation de 2021.

La fonction logistique est une fonction opérationnelle qui est parfois dépeinte comme oubliée. En 2018, devant cette commission, le général Charles Beaudouin, alors sous-chef d’état-major chargé des plans et programmes, déclarait : « la logistique mérite son programme SCORPION ». Le dimensionnement de cette fonction répond à des hypothèses géostratégiques. Alors que le paradigme a longtemps été celui d’un modèle expéditionnaire, visant à soutenir les flux logistiques au profit de groupements tactiques interarmes (GTIA) d’environ 1 500 hommes, voire de quelques sous-GTIA de 250 hommes en opérations extérieures (Opex), nous évoquons aujourd’hui l’hypothèse d’engagements majeurs, et donc de la manœuvre simultanée de plusieurs brigades, voire d’une division et d’une à deux brigades à l’horizon 2027 en norme Otan. Le dimensionnement de la logistique prévu dans la LPM que vous nous soumettez correspond-il à ce besoin ?

Ma deuxième question est d’ordre théorique : selon un lieu commun venu des États-Unis, le développement des munitions de précision permettrait de réduire les volumes de feu, et donc les volumes logistiques, jusqu’aux engins et pièces d’artillerie. Partagez-vous cette analyse ?

Ma dernière question porte sur les capacités : la LPM 2018-2025 devait permettre l’entrée en phase de réalisation d’un programme « Successeur poids lourd », qui prévoyait 80 livraisons de camions sur la période, soit d’ici à 2025, puis l’engagement, en LPM ultérieure, d’environ 7 000 camions. Le projet qui nous est soumis aujourd’hui n’étant pas très clair à cet égard, pourriez-vous nous en dire plus ?

M. le général d’armée Pierre Schill. La logistique d’une opération majeure, c’est-à-dire d’un engagement au combat de haute intensité, fait partie du projet et c’est l’une des explications de l’écart entre les cibles précédentes et les nouvelles cibles visibles. En effet, le rapport annexé ne présente pas cette dimension importante qu’est la logistique. Or la loi de programmation militaire prévoit une montée en gamme du domaine logistique, visant à l’adapter aux combats de haute intensité. L’objectif est de disposer en 2027 d’une division projetable en trente jours, capable donc, outre ses unités de combat et son appui feu, de partir avec sa logistique pour être engagée dans une opération, par exemple en coalition en Centre-Europe ou au Moyen-Orient.

Les camions sont un élément important dans cette perspective : nous en achèterons environ 2 000 au titre de cette loi de programmation militaire, qui correspondent au projet que vous évoquiez à propos de la précédente. Cela recouvrira divers éléments logistiques. Il s’agira de camions portant des citernes ou des conteneurs, d’une centaine de shelters dont le service de santé vous parlera probablement et qui équiperont les moyens de santé de nos deux divisions, une unité médicale opérationnelle de rôle 2, c’est-à-dire une antenne chirurgicale du niveau divisionnaire, ainsi qu’un hôpital de campagne. Nous acquerrons également des douches de campagne, des tentes et du matériel de cuisine. La dimension logistique fait donc partie de la programmation.

Au total, ce sont, comme l’a affirmé le ministre, 18,5 milliards d’euros qui seront destinés à ce titre aux armées, directions et services, dont 3 milliards pour les équipements individuels, y compris les petits équipements relevant de cette logistique. On sait l’importance des tenues pour les soldats : dans un an et demi, nous changerons le bariolage de nos treillis, changement qui s’accompagnera de la livraison de nouvelles chaussures, de nouveaux sous-vêtements chauds et de nouveaux équipements de campagne.

La logistique est donc là, même si elle est moins détaillée dans le rapport annexé. Je précise que les 2 000 camions prévus seront, pour une part, achetés sur étagère et, pour le reste, développés spécifiquement.

Pour ce qui est des munitions de précision et des flux logistiques, ma réponse sera « hybride ». La précision des munitions doit diminuer en partie le volume de munitions employé. De fait, face à certains objectifs précis et identifiés, lorsqu’on ne dispose pas d’une artillerie de précision, on envoie un « plot », c’est-à-dire au moins six obus, en fonction de la portée, afin de tenter de neutraliser, par exemple, un ensemble de trois chars, et lorsqu’on en dispose, on peut n’en tirer que trois. La loi de programmation militaire prévoit bien l’acquisition de munitions d’artillerie de précision, mais ces munitions n’éliminent pas le besoin de saturation qui s’impose parfois, notamment pour traiter des objectifs enterrés ou protégés, et il faut donc combiner les deux.

Il nous faut aussi prévoir les camions et les transports nécessaires à nos unités pour transporter notamment les obus d’artillerie, qui sont l’élément le plus dimensionnant de la charge logistique de nos brigades et de notre division.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Michèle Martinez (RN). La mobilité occupe une place importante dans l’armée de Terre, et en est même l’une des composantes principales dès qu’un soldat parvient à un grade de sous-officier. Ces mutations avec changement de domicile affectent non seulement le soldat, mais aussi toute sa famille, avec souvent l’inquiétude de ne pas trouver pour les enfants une place en crèche ou à l’école la plus proche ni, pour la conjointe ou le conjoint, un nouvel emploi à la hauteur de ses qualifications. Votre expérience et votre parcours d’officier vous permettent de le comprendre. Ma question porte donc sur la fidélisation : avez-vous observé des fins ou des non-renouvellements de contrats en raison des problèmes rencontrés lors des mutations ? Si tel est le cas, quelles sont vos propositions pour y remédier ?

Mme Josy Poueyto (Dem). Le nouveau format envisagé pour l’armée de Terre soulève des interrogations bien légitimes de la part de nos concitoyens. Alors que les forces russes et ukrainiennes s’entre-tuent depuis plus d’un an, leur arsenal paraît inépuisable. La question de la masse revient sans cesse depuis qu’a ainsi été prouvée l’obsolescence de l’opposition entre qualité et quantité – opposition qui n’en a d’ailleurs jamais été une pour l’Armée rouge, qui appliquait le précepte soviétique de bon sens selon lequel la quantité est une qualité. La transformation de l’armée de Terre en armée de Terre de combat est surprenante, car ce modèle a fait le choix de la réduction de certaines capacités opérationnelles, avec notamment moins de blindés, afin de couvrir tout le spectre de la conflictualité moderne et investir durablement dans le cyber ou les munitions rôdeuses. Dans ce nouveau modèle conçu pour regagner rapidement de la masse, la création de nouveaux régiments sera-t-elle plus facile ? Comment les hypothèses de recréation rapide d’unités opérationnelles ont-elles été prises en compte dans vos réflexions ?

Je m’interroge également sur le doublement des réserves. Les études d’impact présentent brièvement une réserve de protection et résilience du territoire, constituée d’unités territorialisées et bataillonnaires. Pouvez-vous préciser la nouvelle organisation ? Avez-vous donné priorité aux départements qui sont des déserts militaires ? Plus précisément, comment ces réserves seront-elles territorialisées ? Il serait intéressant que cette territorialisation prenne en compte, pour l’armée de Terre, les zones d’emploi définies par l’Insee. Nous y serons attentifs.

M. Laurent Jacobelli (RN). Outre les CAESAR, il faut également citer les lance-roquettes unitaires, ou LRU, qui accusent un manque criant dans l’équipement de notre armée. Les deux éléments sont, du reste, complémentaires et indispensables. Comment ce manque sera-t-il comblé ? Envisagez-vous d’acheter des Himars américains ou avez-vous connaissance d’un projet français ? En un mot, quelle est votre analyse de la situation des lance-roquettes unitaires ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vous nous indiquez que les cibles ne sont pas réduites, mais que les commandes seront étalées. Pour ce qui concerne la rénovation des chars LECLERC, il faut ainsi prévoir une diminution du parc estimée à 20 % en 2030. Cette situation s’accompagne nécessairement d’une hausse des coûts du maintien en condition opérationnelle (MCO) à venir. Il est inquiétant que l’augmentation de 30 % de l’entretien programmé du matériel doive vraisemblablement être en grande partie rongée par l’obsolescence de chars ou de matériels dont la commande est étalée dans le temps.

Pour ce qui concerne spécifiquement les chars LECLERC, se pose évidemment une question de disponibilité mais aussi, et surtout, d’articulation avec le projet de système principal de combat terrestre (MGCS) mené conjointement avec l’Allemagne. Un tel projet majeur ne devrait pas être abordé aussi légèrement qu’il l’est dans le rapport annexé. Que faut-il donc comprendre de cet étalement de la commande et de cette discrétion dans le texte même du rapport ? Les difficultés que rencontre le programme sont connues. Du côté français, Nexter plaide déjà pour un démonstrateur EMBT. Quel est votre avis sur cette question et quelles sont les perspectives du MGCS ? Une telle transition, ou une telle substitution à ce projet est-elle possible ?

M. Vincent Bru (Dem). Ma première question porte sur les robots, qui, comme les drones, permettent de mener des opérations précises tout en garantissant la protection des vies humaines. Quelle trajectoire voulez-vous imprimer au développement de ces robots, notamment en Opex, dans des zones de conflit ? Quel travail ces équipements réaliseront-ils en soutien de nos forces armées ?

Ma deuxième question porte sur le Groupement d’appui aux opérations spéciales (GAOS), qui apporte des compétences spécifiques à nos forces spéciales. Le budget de 2 milliards d’euros annoncé pour ces dernières et celui de 5 milliards d’euros destiné au renseignement auront-ils une incidence sur la structuration actuelle du GAOS ? Une augmentation des effectifs humains et de nouveaux moyens matériels sont-ils envisagés ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). Je voudrais, pour ma part, évoquer l’arme qui unit les autres, celle qui met en œuvre les systèmes d’information et de communication et assure la bonne transmission des ordres et des renseignements, participant ainsi grandement au succès des opérations aéroterrestres. En effet, pour mener correctement un conflit aux côtés de nos alliés, il ne suffit pas d’aligner plus de soldats et d’équipements sur le terrain : nous devons être en mesure de déployer des moyens de transmission performants et interopérables.

Élue dans la circonscription où est basé le 28e régiment de transmissions d’Issoire, je souhaite avoir des précisions concernant la place qui sera accordée aux transmissions dans la prochaine loi de programmation militaire. Dans votre propos liminaire, vous avez parlé de cohérence dans la transformation de l’armée de Terre et de rééquilibrage des forces terrestres. Comment l’augmentation des capacités cyber s’articulera-t-elle avec les régiments de transmission ?

M. Julien Rancoule (RN). Je souhaite vous interroger sur l’avenir de notre composante d’aérocombat intégrée.

Le rapport annexé indique une perte de dix hélicoptères de manœuvre entre 2023 et 2030. S’agissant des hélicoptères de reconnaissance et d’attaque, il est prévu que l’aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) dispose de 67 TIGRE en 2030, sans dire s’ils seront modernisés, alors qu’un saut technologique paraît nécessaire. Quant au programme d’hélicoptères interarmées légers, l’ambition initiale était de disposer de 169 unités à l’horizon de 2030. Or le tableau fait état de 20 hélicoptères. En revanche, nous constatons un investissement significatif dans le segment des drones.

Comment les hélicoptères et les drones cohabiteront-ils dans les prochaines années au sein de l’armée de Terre ? Pourriez-vous nous rappeler l’intérêt pour la France de posséder une capacité d’aérocombat susceptible d’intervenir sur tout le spectre d’emploi, depuis le simple appui et soutien des troupes au sol jusqu’à la capacité de conduire des opérations autonomes de grande envergure ?

M. le général d’armée Pierre Schill. Quand de jeunes femmes et de jeunes hommes choisissent la carrière militaire, notamment dans l’armée de Terre, c’est en partie par esprit d’aventure, parce qu’ils aiment le changement et ont envie de bouger. Toutefois, au fil des années, l’accès à la propriété, le travail du conjoint, la scolarité des enfants et l’accès aux soins deviennent des questions de plus en plus prégnantes. La mobilité est donc un enjeu central pour l’armée de Terre.

C’est d’autant plus vrai que notre modèle est fondé sur le mouvement, sur le flux, y compris pour ce qui est de gravir l’escalier social : tout jeune qui entre chez nous a pour perspective de gagner en responsabilités, et cette progression est forcément liée à une mobilité géographique. Plus une carrière est dynamique, plus la mobilité est forte. Le fait de déménager beaucoup est un poids pour certaines catégories, notamment les officiers. Dans les parcours les plus dynamiques, cette difficulté est compensée par l’intérêt des responsabilités exercées. Pour beaucoup de familles, néanmoins, déménager est une vraie aventure. L’enjeu, notamment pour fidéliser les soldats, est de compenser autant que faire se peut les difficultés découlant de la mobilité.

Le deuxième plan « famille », inclus dans la nouvelle LPM et conçu après une analyse des résultats du précédent, comporte des mesures qui devraient faciliter la mobilité. Le manque de crèches, notamment, a toujours été un enjeu important. Une cinquantaine de crèches ministérielles devraient être créées. D’autres mesures visent à accompagner les mutations et à prendre en compte leur impact sur la vie des familles, notamment en facilitant les contacts avec les autorités locales et les collectivités, afin de favoriser l’implantation. Au total, 750 millions d’euros sont inscrits dans la LPM, mais, plus que ces ressources, ce sont les mesures mises en œuvre qui sont importantes. Je compte beaucoup, à cet égard, sur les effets des contrats d’externalisation pour la gestion des logements du ministère des armées (CEGELOG), qui sont entrés en application le 1er janvier et devraient aider les familles à se loger. Parallèlement, la nouvelle politique de rémunération des militaires favorisera l’accession à la propriété.

Le nombre des réservistes de l’armée de Terre devrait passer de 24 000 à 50 000, mais, plus que de doubler les effectifs, l’enjeu est de changer de paradigme. Je compte, en particulier, renforcer la distinction entre deux catégories de réserves.

La première viendra en appui de la force opérationnelle terrestre. Elle sera composée de compléments individuels ou de véritables unités adossées à des régiments. Son objectif sera de faire le même métier que les unités de la force opérationnelle terrestre et, ce faisant, d’aider celle-ci à mieux remplir ses missions – franchissement, logistique –, ou d’apporter un complément, par exemple en assurant la protection des postes de commandement (PC).

La seconde sera conçue d’emblée comme territorialisée et assurera des missions de protection, d’appui aux populations, de soutien aux forces de sécurité intérieure, dans un périmètre local ou régional qui reste à définir. Elle pourrait être composée d’une partie des régiments existants, ou bien d’unités nouvellement créées, qui seraient implantées de préférence dans des « déserts militaires » où se trouvent des jeunes susceptibles de s’engager sous les drapeaux pour trois à six mois.

Notre parc compte neuf lance-roquettes unitaires (LRU). C’est une capacité qui a démontré son intérêt dans les combats modernes, en particulier lorsque l’espace aérien est si contesté que les avions ou les forces aéromobiles ne sont plus en mesure d’appuyer facilement une division dans la profondeur. Ce sont alors ces armes terrestres qui permettent soit d’attaquer l’ennemi jusqu’à 50 ou 60 kilomètres, soit de mener des actions plus stratégiques à une profondeur encore plus grande. Nous devons acquérir cette capacité. Le choix de la solution n’a pas encore été arrêté. Il y en a deux principales : soit nous achetons sur étagère – ce qui suppose d’opter pour le Himars –, soit nous trouvons une solution nationale, souveraine.

Mon objectif, en tant que chef d’état-major de l’armée de Terre, est de faire en sorte que la continuité de cette capacité soit assurée. L’une ou l’autre des solutions est possible, mais elles doivent être discutées. Si le choix se porte sur une solution souveraine, dans le cadre de l’économie de guerre, il conviendra de s’assurer, en particulier, que le délai de développement et de production soit compatible avec les besoins découlant de la disparition des LRU – même si leur prolongation doit être envisagée. Ils pourraient, par exemple, être montés sur d’autres châssis. Outre l’objectif consistant à éviter toute rupture de capacité, je souhaite que nous disposions des treize unités prévues, voire de vingt-six. La question de la portée se pose aussi : initialement, l’ordre de grandeur était le même que pour nos LRU : 70 kilomètres, mais nous pouvons espérer largement dépasser les 100 kilomètres.

En ce qui concerne les chars, se posent une question de court terme et une autre de moyen terme. À court terme, les 200 LECLERC de notre parc doivent continuer à combattre dans les forces terrestres durant les prochaines années. La question de savoir ce que nous devons faire pour cela n’est pas complètement détachée du système principal de combat terrestre (MGCS).

Nous travaillons, notamment avec notre partenaire allemand, à la question de moyen terme, à savoir le système de chars qui entrera en service à l’horizon de 2040. Indépendamment du développement industriel, le programme MGCS nous permet de travailler sur ce que seront les caractéristiques du système de chars futur et les briques technologiques nécessaires. Le système comportera nécessairement une partie robotisée. C’est une des raisons du retard pris par le programme : manifestement, la robotique terrestre atteindra la maturité un peu plus tardivement que la robotique aérienne. C’est plutôt à l’horizon de 2045-2050 qu’à l’horizon de 2040 que nous disposerons d’un engin robotisé sur Terre réellement opérationnel, contribuant au combat.

Mon objectif de court terme est donc de prolonger les LECLERC jusqu’en 2040 ou 2045. J’estime qu’il est possible de le faire en les modernisant, notamment en numérisant la tourelle, en modifiant le viseur et en pérennisant le moteur.

En ce qui concerne l’utilisation des robots dans les opérations extérieures, au-delà de la question de la maturité des techniques, nous menons des réflexions dans deux directions opposées. D’une part, nous étudions la manière dont nous pourrions intégrer tactiquement, employer en situation opérationnelle les dispositifs ayant d’ores et déjà été développés – par des entreprises ou des organismes comme l’Institut Saint-Louis, qui travaille sur des robots. C’est l’objectif de la démarche VULCAIN. D’autre part, nous travaillons à définir les besoins, de façon à obtenir une montée en gamme et une industrialisation dans cette direction. C’est tout le sens du MGCS.

En tout état de cause, nous ne devons pas rater l’étape de la robotisation. La période 2024-2030 sera primordiale à cet égard. Nous estimons que nous disposerons, à l’horizon de 2030, de robots pesant environ 2 tonnes. Ils porteront une partie de la charge des fantassins et leur serviront d’appui, notamment en leur fournissant une puissance de feu importante. À ce stade, je conçois le rôle des robots de la manière suivante : ils viendraient renforcer la masse d’une unité d’hommes plutôt qu’agir de manière distincte ou dans un autre compartiment de terrain que les hommes. Nous travaillons sur cette question également.

Nous nous sommes interrogés sur l’opportunité de faire évoluer le volume des forces spéciales de l’armée de Terre. Nous avons décidé de le maintenir, car un point d’équilibre a été atteint au regard des effectifs d’ensemble. Cette adéquation se mesure de deux façons.

D’une part, il faut s’assurer de trouver, parmi les 115 000 hommes et femmes servant dans l’armée de Terre, le nombre de membres des forces spéciales dont nous avons besoin, sans pour autant assécher complètement nos régiments : il est important que dans chacun d’entre eux, il reste des hommes et des femmes qui auraient toutes les qualités pour rejoindre les forces spéciales mais qui choisissent de rester dans les forces conventionnelles et d’en être en quelque sorte les moteurs.

D’autre part, si nous voulons que les forces spéciales à la française restent au sommet des références internationales, il faut s’assurer d’être en mesure de les entraîner comme il se doit, ce qui suppose des hélicoptères, des avions et divers équipements. Nous aurions pu envisager une solution alternative consistant, comme l’ont fait certains de nos alliés, à englober dans le terme « forces spéciales » non seulement les forces du haut du spectre, mais aussi les rangers. S’agissant des forces spéciales de l’armée de Terre, ce n’est pas le choix que nous avons fait.

Le GAOS, c’est-à-dire les capacités qui n’appartiennent pas aux forces spéciales mais qui sont identifiées, au sein des forces terrestres, comme étant capables de travailler avec elles dans le domaine cyber ou dans celui de la santé, par exemple, sera conforté.

Les transmissions, et de manière générale, le système de commandement comptent parmi les capacités les plus structurantes du système de combat à venir. Elles sont engagées dans une évolution profonde. Leur dénomination elle-même pose question : les appellera-t-on « forces cyber », « unités numériques », ou encore « unités de systèmes d’information et de commandement » ? Nous retiendrons probablement le terme « numérique », qui englobera les tuyaux et les données – lesquelles sont aussi une des dimensions de la révolution qui est engagée.

Il n’y aura pas de modification fondamentale de l’implantation de nos forces sur le territoire national. Les effectifs du 28e régiment de transmissions évolueront peut-être – de l’ordre de trente ou quarante personnes en plus ou en moins –, mais il ne changera pas fondamentalement de visage. Néanmoins, le métier lui-même pourra évoluer. Certains régiments de transmissions seront attachés à un commandement particulier. D’autres, qui deviendront des régiments numériques, auront un métier plus global et transversal consistant à mettre en place des systèmes numériques et de communication, à pratiquer la lutte informatique défensive, à assurer la sécurité des systèmes de transmission et, plus généralement, un appui au commandement.

Oui, une diminution temporaire de cibles pourrait intervenir dès que nous déciderons du retrait des PUMA Terre, principalement parce que nous allons passer entièrement aux hélicoptères de nouvelle génération. Nous reverserons donc à l’armée de l’air huit CARACAL, de façon à unifier les flottes : l’armée de l’air aura tous les CARACAL, quand nous aurons tous les COUGAR et les NH90.

Les TIGRE seront au standard 2 à la fin de la LPM. Le périmètre de l’évolution vers un standard ultérieur fait actuellement l’objet de travaux.

En ce qui concerne les drones et le programme d’hélicoptère interarmées léger (HIL), la question centrale sera de savoir quelle est la part des plateformes pilotées et celle des plateformes non pilotées. La brigade d’aérocombat, composée d’hélicoptères modernisés, qui peut être engagée de nuit très près du sol, est une des pépites des capacités de l’armée de Terre française. Je suis persuadé que ce que nous observons en Ukraine ne remet pas en cause la capacité des forces aéromobiles à agir dans les intervalles et contre les arrières de l’ennemi, en particulier de grandes unités en mouvement. Nous consoliderons cette force au cours des prochaines années, mais il n’est pas exclu que, du fait des évolutions rapides en matière de défense sol-air, de défense antidrones et de l’ensemble de cette dimension multicouches, la question se pose pour la génération suivante : nous ne savons pas quelle sera la situation à l’horizon de 2035-2040.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci, général, pour cette audition très riche qui nous a permis d’aborder les grands enjeux humains, transformationnels et capacitaires pour l’armée de Terre dans la perspective de la prochaine LPM.


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M. l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine (mercredi 12 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous auditionnons l’amiral Pierre Vandier, cher d’état-major de la marine, dans le cadre de nos travaux préparatoires à l’examen du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense. Quatre sujets domineront nos discussions : l’enjeu capacitaire, les dispositifs déployés outre-mer, l’impact du décalage de certains programmes et les ressources humaines.

Amiral, j’ai autant de plaisir à vous accueillir qu’à vous lire. Nous avons évoqué, lors d’une précédente audition, votre livre La dissuasion au troisième âge nucléaire. J’en recommande la lecture, ainsi que celle de l’article « Comment s’adapter à un monde d’incertitudes », récemment publié, où vous précisez des notions telles que le commandement par l’intention et l’arbitrage entre performance et résilience. Ces contributions alimentent utilement les réflexions, au sein de notre commission et au-delà.

Amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la marine. Je vous remercie de m’offrir l’occasion d’exposer les points qui sont au cœur de la réflexion de la Marine pour atteindre l’ambition décrite par le ministre et par le chef d’état-major des armées, que vous avez auditionnés récemment.

Je me place ce soir sous le regard des marins qui sont en mer ou de quart dans les centres opérationnels, les centres de transmissions, les sémaphores ou les bases de la Marine. Le 28 février dernier, ils étaient 5 200, notamment dans le cadre de la mission Antarès. Ces hommes et ces femmes font le choix d’être en moyenne 152 jours hors de leur foyer chaque année. Que ce soit au large ou près des côtes, dans le gros temps de l’Atlantique ou sur les flots du Pacifique, ils assurent la protection de la France et des Français. Ils sont la raison d’être de notre action.

Je suis tout récemment rentré d’un déplacement dans le Pacifique, commencé à Nouméa pour l’arrivée d’un patrouilleur outre-mer (POM), l’Auguste Bénébig, du nom d’un Compagnon de la Libération de Nouvelle-Calédonie. Je me suis ensuite rendu en Australie, partenaire majeur de la région, avec lequel la reprise de relations pragmatiques et constructives était attendue.

J’ai pu toucher du doigt combien les outre-mers sont un immense atout et une immense responsabilité, selon les mots du Président de la République, dans une zone en pleine ébullition. Le renouvellement de nos moyens y marque concrètement notre détermination à surveiller et à protéger ces immenses espaces maritimes ainsi que leurs habitants.

Si j’ai été reçu avec une telle attention en Australie, c’est en raison de l’importance de nos moyens prépositionnés, mais également du fait de nos déploiements réguliers sur zone, avec des moyens du haut du spectre, aux côtés de ceux de nos camarades de l’Armée de terre, et de l’Armée de l’air et de l’espace. Ces moyens réalisent un signalement stratégique témoignant de l’engagement de la France dans la sécurité de la zone et de sa volonté d’y nouer des partenariats contributifs de stabilité. Compte tenu de l’immensité des espaces à protéger, gagner la guerre avant la guerre suppose de nous déployer régulièrement, d’entretenir une interopérabilité forte et de haut niveau avec nos partenaires et de montrer nos capacités à intervenir dans les domaines de pointe.

Comme l’a dit le Ministre des armées le 3 avril dernier, toute naïveté sur la réalité du durcissement sécuritaire du monde serait coupable. Tel est l’esprit dans lequel nous avons déployé, dans le cadre de la mission Antarès, le groupe aéronaval, qui a été jusqu’en Inde en janvier avant de participer à l’exercice Orion. De même, dans le cadre de la mission Jeanne d’Arc, le Dixmude et la frégate La Fayette font actuellement escale en Australie avant de rallier Nouméa, puis la Polynésie française. Ils ont réalisé avec la marine australienne des exercices de haut niveau.

Je n’évoquerai pas davantage le contexte pour concentrer mon propos sur les effets pour la Marine du projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030. Comme j’ai eu l’occasion de le dire lors de mes précédentes auditions, la construction des capacités d’une marine s’inscrit dans la durée. Elle requiert des efforts sur plusieurs LPM.

La LPM pour les années 2019 à 2024 a été celle de la réparation. Elle a permis de parer au plus urgent et de consolider le modèle, qui était en danger. Les matériels mis en service à l’heure actuelle sont le résultat des investissements consentis dans ce cadre.

Outre l’exemple du patrouilleur Auguste Bénédig, je citerai celui du bâtiment ravitailleur de forces (BRF) Jacques Chevallier, premier d’une série de quatre navires, qui vient d’effectuer ses premiers ravitaillements à la mer, notamment avec le Charles de Gaulle. Je me suis rendu à bord à cette occasion : ce bâtiment est bien né, avec un doublement des capacités de ravitaillement par rapport à la classe précédente, mais également des capacités qui le placent au niveau d’une marine de combat, notamment en matière d’armement défensif. Le potentiel de ce très beau bateau va au-delà du seul domaine logistique. Les essais se poursuivent, conduits conjointement par l’équipage et les industriels dans un excellent état d’esprit.

Le deuxième des six sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) de la classe Suffren, le Duguay-Trouin, débute ses essais. Il a fait sa première prise de plongée le 27 mars à Cherbourg, et commencera ses premières navigations en eaux libres dans les prochains jours.

Par ailleurs, la première des cinq frégates de défense et d’intervention (FDI), l’Amiral Ronarc’h, a été mise à l’eau le 7 novembre 2022. Premier bateau nativement digital, il marque l’entrée de la Marine dans l’ère du tout-numérique.

Du point de vue capacitaire, la LPM sur laquelle vous travaillez sera bien une LPM de transformation, conformément au souhait exprimé par le Président de la République lors de ses vœux aux Armées à Mont-de-Marsan. Cette transformation, pour la Marine, se manifestera par l’arrêt de l’exploitation des équipements les plus anciens, maintenus à niveau pendant des décennies grâce aux trésors d’imagination et au dévouement des marins.

Au cours de cette LPM, nous assisterons au désarmement de notre dernier aviso A69, conçu dans ces années-là, de notre dernier patrouilleur de service public de la classe Flamant, de notre dernier SNA de la classe Rubis, de notre dernier pétrolier-ravitailleur d’escadre de la classe Durance et de notre dernier Falcon 200 Gardian. Nous assisterons également au départ de nos derniers chasseurs de mines Tripartites et de nos derniers Falcon 50 à l’horizon 2030.

Tous ces moyens seront remplacés par des matériels bien plus performants et plus évolutifs, capables de s’intégrer dans des environnements complexes. Les engagements de la prochaine LPM permettront notamment la mise en œuvre des premiers patrouilleurs hauturiers en métropole, de la première corvette hauturière en remplacement des frégates de surveillance, des deuxième et troisième BRF, des moyens de guerre des mines entièrement dronisés et des premiers avions Falcon 2000 Albatros, qui remplaceront les Falcon 200.

Cette LPM permettra également de préparer et de financer les capacités qui arriveront après 2030, telles que l’avion de patrouille maritime futur, qui succédera à l’Atlantique 2, le porte-avions de nouvelle génération (PANG) et la poursuite du renouvellement des moyens liés à la dissuasion.

D’ici là, nous aurons fort à faire pour continuer à remplir nos contrats opérationnels. Leur tenue repose sur la qualité du maintien en condition opérationnelle (MCO) et sur l’activité, qui sont des axes d’effort de cette LPM.

Afin d’anticiper l’arrivée des futurs moyens, nous essayons jusqu’au bout de valoriser les actuels. Les avisos A69, par exemple, ont été équipés à l’été 2022, en dépit de leur âge, du système de mini-drones aériens embarqués pour la marine (SMDM). Fin mars, le Premier-Maître L’Her a été engagé dans la libération d’un navire de commerce pris par les pirates dans le Golfe de Guinée. Quelques jours plus tard, il a participé à une saisie de près de 5 tonnes de cocaïne.

La LPM pour les années 2024 à 2030 arrive à un moment charnière. Une marine est un objet du temps long : seule la continuité d’effort paie. Les efforts consentis dans le cadre de cette LPM auront des effets bien après 2030. Disposer d’un successeur au Charles de Gaulle sans discontinuité opérationnelle imposait d’en lancer la réalisation au cours de cette LPM. L’annonce faite par le ministre contient deux points essentiels : la continuité des compétences de l’industrie de la propulsion nucléaire et la continuité de la capacité opérationnelle à l’horizon 2040.

Le premier enjeu est technologique : c’est celui de la propulsion nucléaire. Comme l’a rappelé le Président de la République au Creusot en décembre 2020, le nucléaire restera la pierre angulaire de notre autonomie stratégique. Le programme PA-Ng permettra de former une nouvelle génération de jeunes ingénieurs, qui prendra la relève de celle qui a conçu et qui entretient les chaufferies des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) actuels et du Charles de Gaulle, ainsi que des SNA de classe Rubis et Suffren.

Le second enjeu est humain. Il incombe à la Marine de générer les compétences des marins qui seront à bord le jour où débuteront les essais de ce bateau, à l’horizon 2036. Cela commence dès aujourd’hui : l’officier qui en prendra le commandement est déjà dans nos rangs – il doit être enseigne de vaisseau actuellement – et le directeur chef de pont d’envol qui ordonnera le catapultage du premier avion poussera la porte d’un centre de recrutement cette année. L’enjeu est d’assurer sans à-coup la montée en puissance d’un nouveau navire tout en exploitant jusqu’au bout les capacités du Charles de Gaulle. C’est un défi qui va nécessiter 15 ans d’efforts.

Pour cela, les deux moteurs de la marine sont l’activité, et les marins.

L’activité à la mer vise avant tout à conduire les opérations qui nous sont confiées et à maintenir le niveau de nos équipages. La Marine dispose de savoir-faire qui ne peuvent être transmis qu’à la mer. C’est par exemple le cas pour la mise en œuvre du propulseur sous-marin de troisième génération (PSM 3G) depuis le hangar de pont des SNA de type Suffren. La maîtrise de cette capacité majeure nous fait entrer dans un club très restreint des pays capables de mettre en œuvre des nageurs de combat de façon discrète en plongée.

En ce qui concerne nos effectifs, l’enjeu est d’accompagner la manœuvre de retrait des bateaux les plus anciens et l’admission des nouveaux, tout en générant les compétences nécessaires au combat dans les nouveaux champs de conflictualité. Cette transformation en matière de ressources humaines concernera 4 000 marins sur la durée de la LPM, dont plus de 3 000 feront l’objet d’une transformation interne de métier. Nos marins ne font absolument pas les mêmes métiers sur les bateaux anciens et modernes. Sur le BRF Jacques Chevallier, les mécaniciens ne relèvent plus des températures dans les locaux diesel, ils sont devant des écrans tactiles et dirigent l’ensemble des automates de la machine. Même pour des métiers assez simples, les quartiers-maîtres et les seconds maîtres sont déjà des pré-experts. Nous devons donc être capables de transformer nos métiers.

Comme le montrent les analyses de la revue nationale stratégique (RNS) de 2022, nous entrons dans une période d’incertitude stratégique et d’inconfort opératif, conséquence directe des profonds déséquilibres qui agitent le monde. La LPM pour les années 2024 à 2030 est la traduction d’une ambition. Dans ce cadre, la Marine se voit confier un engagement dans quatre grands segments de missions.

Le premier est la mise en œuvre d’une dissuasion océanique permanente et souveraine. La LPM prévoit la poursuite de l’effort de conception et de construction du premier SNLE de troisième génération, dont la première tôle sera découpée à Cherbourg en fin d’année, pour une mise en service au cours de la décennie 2030. Assurer la permanence à la mer d’au moins un SNLE demande un effort auquel participent de près ou de loin quasiment toutes les unités de la Marine. Cela suppose un niveau d’excellence technique et opérationnelle qui tire en avant tous les moyens de la Marine, des FREMM aux Atlantique 2, de nos fusiliers marins à nos moyens hydrographiques. C’est avant tout pour remplir cette mission que l’arrivée de nouveaux moyens de guerre des mines, de la composante frégates et du successeur de l’Atlantique 2 sera considérée de près.

Le deuxième axe consiste à développer notre capacité à combattre dans un contexte de haute intensité. Elle repose sur la capacité à déployer loin et longtemps un groupe aéronaval (GAN) ou un groupe amphibie, avec un niveau de menace caractérisé par le réarmement massif de nos compétiteurs. Cette capacité nous donne une place singulière de nation-cadre parmi nos alliés. Déployer un GAN a indéniablement un effet agrégateur. Au cours des douze dernières années, le Charles de Gaulle a été accompagné, dans ses missions, par des unités de douze nations différentes.

Le troisième axe consiste à protéger nos concitoyens, de la métropole aux outre-mer. En 2022, la marine a sauvé 5 000 vies en mer. Ce chiffre résulte en partie de la crise que nous connaissons dans le Pas-de-Calais. En février, je suis allé à la rencontre des marins qui assurent cette mission méconnue et difficile. Le 4 avril dernier, le Pluvier a porté secours à 28 migrants dont l’embarcation avait coulé dans une eau à moins de huit degrés.

Dernière mission : investir dans les nouveaux champs de conflictualité. En mer, tous les usages se croisent, qu’ils soient civils ou militaires. La mer est par essence le lieu de l’action hybride. Ce constat nous a incité à investir dans le champ cyber et dans la maîtrise des fonds marins, avec l’ambition de disposer d’une capacité d’intervention à 6 000 mètres, permettant de couvrir 97 % des fonds marins, à échéance de la fin de la LPM. Orion 23 comprenait logiquement un volet maîtrise des fonds marins. Il consistait à tester nos capacités à récupérer un hélicoptère abîmé en mer et à conduire une mission de surveillance de câble.    

Ces missions supposent d’agir dans le temps court sans attendre les effets du temps long. L’objectif est de gagner les combats d’aujourd’hui et de demain. L’adaptation devient le mode de fonctionnement normal

C’est la confirmation de l’ambition Polaris définie il y a 2 ans. Polaris a d’abord été un exercice en 2021, reproduit récemment avec Orion. C’est devenu aujourd’hui une marque, celle de notre nouvel entraînement. L’ambition est double : une ambition de niveau, par un fort réalisme, et une ambition de complexité, par l’agrégation de tous les domaines de lutte, du fond des mers à l’espace en passant par le cyber. Polaris dope la pugnacité des marins, leur engagement, leur autonomie et leur débrouillardise. J’ai constaté, lors de mon embarquement sur le Charles de Gaulle, à la fin de la mission Antarès, l’engouement suscité par l’exercice Orion.

Combattre en mer, c’est aussi durer. Tel est le sens que nous donnons à la résilience. Par-delà la question des stocks de munitions, nous continuerons à réfléchir à nos méthodes de MCO, pour développer une capacité à réparer dans un contexte de haute intensité. C’est pourquoi nous avons mené, en parallèle de l’exercice Orion, deux exercices de maintien en condition opérationnelle de combat, impliquant les acteurs étatiques et industriels du MCO naval et aéronautique, respectivement intitulés Ursa Minor et Orionis. De nombreuses idées nouvelles en sont issues, ainsi qu’une implication accrue de l’industrie.

Grâce à la LPM, nous pourrons poursuivre la recherche de capacités et d’armes de rupture. L’objectif est de discerner, dans l’innovation du moment, la capacité qui offrira le meilleur levier et assurera la supériorité en mer. Nous avons lancé cette année, avec la direction générale de l’armement (DGA), la démarche Perseus, qui vise à fédérer les acteurs de l’innovation et à favoriser la rencontre de trois mondes : celui de l’industrie, celui des ingénieurs et de la DGA, et celui des marins. L’objectif est de permettre à ceux qui ont des idées de se rencontrer, pour développer des cas d’usage sur le terrain et les expérimenter dans le monde réel. Le but est de tester, d’apprendre et de s’adapter plus vite.

Accélérer, c’est aussi faire le pari du lien de la nation avec la jeunesse. La croissance des effectifs prévue par la LPM et les départs naturels provoqueront un rajeunissement de la marine dans les années à venir. L’âge moyen passera de 29 ans aujourd’hui à 28 ans dans deux ans. Il s’agit d’un véritable défi en matière de génération de compétences et de fidélisation. L’enjeu est de toucher la jeunesse pour recruter, mais aussi pour soutenir la force morale de la nation – comme l’a dit le Président de la République, celle de la nation et celle des armées se nourrissent mutuellement. Dans cet esprit, nous avons organisé le 21 janvier la Journée des préparations militaires Marine (PMM), qui fut une belle réussite, réunissant la quasi-totalité des 3 200 jeunes des quatre-vingt-sept PMM de France.

Par ailleurs, la Marine est pleinement engagée dans l’augmentation des réserves souhaitée par le ministre, avec une structuration en trois axes : l’appui aux marins d’active, la création de flottilles côtières pour renforcer l’action littorale de la Marine et le développement de compétences spécifiques dont la Marine ne dispose pas ou pas assez.

La LPM pour les années 2024 à 2030 reflète l’effort que la nation consent pour sa sécurité. La Marine est tout entière mobilisée pour donner à chaque euro dépensé un effet militaire utile. Cette loi offre une occasion historique de poursuivre l’effort de la LPM précédente, dans un moment où la montée des périls en mer est chaque jour un peu plus prégnante.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes, précédées par celles du rapporteur de la LPM, Jean-Michel Jacques.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Amiral, j’aimerais évoquer avec vous la nécessité d’adaptation de la marine au regard de l’évolution du contexte géostratégique, dont vous rappelez souvent qu’il est bouleversé, en raison notamment de la remaritimisation des conflits. La marine doit donc innover, s’adapter et former ses marins en indexant son entraînement opérationnel sur les évolutions en cours. Comment la marine parviendra-t-elle à concilier le temps long et le temps court et à s’adapter de façon permanente aux menaces ?

Par ailleurs, l’outre-mer bénéficie d’un fléchage de 13 milliards d’euros pour les besoins programmés. Que fera la marine de ces moyens supplémentaires ? Dans quel territoire ?

Amiral Pierre Vandier. Nous assistons à un phénomène d’augmentation des tensions et d’accélération du rythme d’apparition des désordres.

La difficulté, pour la Marine, est de concilier le temps long, ce temps nécessaire à la construction des bâtiments, et le temps court de l’action. Je m’emploie avec beaucoup d’énergie à changer l’état d’esprit de nos marins à l’entraînement. Cet entraînement mérite d’être plus exigeant. Il impose non seulement de maîtriser ses savoir-faire, mais aussi de s’adapter aux différents contextes possibles, pour être capable d’agir dans tout le spectre de la conflictualité. Ainsi, pour sauver les 28 migrants qui étaient à l’eau, la douzaine de marins du Pluvier ont fait preuve d’une adaptabilité remarquable, chacun donnant le meilleur de lui-même.

L’adaptation de la Marine est construite sur 3 axes :

L’axe Polaris, pour la préparation au combat. Il consiste à mettre en place un entraînement plus réaliste, basé sur l’idée que l’ennemi peut sans cesse de nouvelles tactiques.

L’axe Perseus vise à favoriser l’innovation continue sans attendre les grands programmes pour se doter de capacités plus modernes, notamment dans le domaine de l’exploitation des données et de la transformation numérique.

Le troisième axe est celui des talents et du changement des métiers. Il s’agit de gagner en agilité pour faire passer rapidement les marins formés sur des bâtiments anciens vers les unités les plus modernes.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. On peut se demander si, compte tenu de la rapidité de l’évolution technologique, les RNS ne devraient pas être actualisées selon un cycle accéléré, sur le modèle des clauses de revoyure utilisées pour les LPM.

Amiral Pierre Vandier. La LPM prévoit d’abord le renouvellement des moyens, après plusieurs années de réductions temporaires de capacité. D’ici à la fin de l’année 2025, la flotte de surface présente dans nos outre-mer aura retrouvé sa dimension nominale. Que ce soit aux Antilles-Guyane, à La Réunion, en Polynésie ou en Nouvelle-Calédonie, la trame de patrouilleurs sera complète, avec des bateaux modernes équipés notamment de liaisons satellites, de drones et de canons modernes. En 2025 débutera le renouvellement de la flotte de surveillance maritime, en deux mouvements : les Falcon 200 seront désarmés et remplacés par des Falcon 50 en provenance de métropole, lesquels seront eux-mêmes remplacés par des Falcon 2000 – les premiers de la LPM. À la fin de la décennie et au début de la suivante, des Falcon 2000 supplémentaires seront livrés aux outre-mer. On assistera donc à un renforcement qualitatif des moyens accordés aux outre-mer.

Nous y associerons une augmentation du financement des services spatiaux afin de mieux orienter nos patrouilles. Il s’agit de faire en sorte que les patrouilleurs se dirigent directement vers les zones où se concentrent les pêcheurs illicites, ce qui rendra les jours de mer plus rentables.

M. Yannick Chenevard (RE). Après plusieurs décennies de non-respect des lois de programmation militaire qui ont profondément abîmé nos armées, l’actuelle LPM, respectée à l’euro près, aura permis de commencer à réparer nos forces. Mais le travail n’est pas terminé.

Pour ce qui concerne la marine, des programmes aussi importants que les BRF, les SNA nouvelle génération, les POM, les BSAOM et les Atlantique 2 au standard 6 ont été lancés, quand ces appareils ne sont pas déjà en situation opérationnelle ou admis au service actif. Cet effort décidé avant le conflit en Ukraine fut heureux au regard du changement visible et radical du contexte international.

Le projet de LPM qui nous est proposé fera passer les crédits annuels des armées de 32 milliards d’euros en 2017 à 69 milliards en 2030.

Le sujet du remplacement du Charles de Gaulle ayant été largement développé, je rappellerai simplement l’importance de posséder un tel outil, véritable multiprise qui agrège autour de lui de nombreux bâtiments de marines amies.

Il sera sans doute nécessaire de faire de très gros travaux d’infrastructures au quai Milhaud 7 de la base navale de Toulon.

Outre-mer, pour pallier la tyrannie des distances, nous positionnons en permanence plusieurs bâtiments de combat, des personnels et des aéronefs.

Le canal du Mozambique, route maritime importante, renferme dans ses fonds 6 à 12 milliards de barils de pétrole et 5 milliards de mètres cubes de gaz. Des revendications territoriales sont d’ailleurs assez régulièrement exprimées.

Confirmez-vous la construction d’infrastructures portuaires à Mayotte permettant d’accueillir durablement des bâtiments de combat ? Si oui, de quels types de bâtiments pourrait-il s’agir ?

Nos frégates de surveillance, peu armées, sont âgées. Leur désarmement devrait débuter en 2031, ce qui nécessitera la construction de nouvelles unités dans le cadre de la LPM. Pour ces corvettes hauturières dont vous avez parlé, que prévoyez-vous en termes d’armement, de capacités de lutte anti-sous-marine et d’emport de drones ?

Amiral Pierre Vandier. La LPM ne prévoit pas à ce stade de moyens hauturiers stationnés en permanence à Mayotte.

S’agissant des corvettes hauturières, la réflexion a été lancée. La LPM prévoit le financement de la première corvette de ce type, dont l’objectif est de remplacer les frégates de surveillance construites par les Chantiers de l’Atlantique dans les années 1990. Ces bateaux étaient conçus pour assurer une présence : leur système d’armes avait été adapté en conséquence.

Dans la zone Indo-pacifique, caractérisée par un réarmement très rapide, nous devons disposer de bateaux mieux armés et capables de s’intégrer dans notre dispositif militaire, avec une liaison de données, un radar tridimensionnel, un hélicoptère de combat, un système d’autodéfense, probablement une artillerie principale, ainsi que des moyens de savoir ce qui se passe sous l’eau.

M. Frédéric Boccaletti (RN). La France possède le deuxième domaine maritime mondial, avec près de 11 millions de kilomètres carrés répartis sur tous les océans. Cette présence, qui fait notre fierté, induit un positionnement stratégique qui nous oblige. Le retour des nations sur la scène internationale implique une présence forte de nos armées, notamment dans la zone indopacifique. Les défis sont nombreux : sécurisation des axes maritimes, montée en puissance des flottes de guerre extra-européennes, compétition inédite pour le contrôle et la délimitation des espaces maritimes, menaces environnementales… La recrudescence des actes de piraterie et de terrorisme compromet la sécurité du territoire maritime par lequel transitent 90 % de nos importations.

Au-delà du maintien des routes commerciales actuelles, le changement climatique implique l’ouverture de nouvelles routes, notamment dans la région arctique. La sécurisation de ces routes est un enjeu de souveraineté pour la France. Comme vous aimez le rappeler, ce qui n’est pas surveillé est pillé, et ce qui est pillé est revendiqué. Les mers et océans du globe sont au cœur de rivalités pour l’accès aux ressources naturelles, énergétiques et halieutiques et aux terres rares. Dans le cadre de la stratégie d’exploitation de nos fonds marins, on estime que la France possède l’un des plus gros stocks de terres rares du monde. Les gisements de pétrole offshore au large de la Guyane sont estimés à 300 millions de barils bruts ; quant à ceux des eaux françaises du canal du Mozambique, ils sont estimés à 16 milliards de barils.

Face à ces défis, je m’interroge sur le gabarit des capacités de la marine. Notre flotte est-elle à la hauteur des ambitions et de la place de la France dans le monde ? La cible de frégates de défense et d’intervention est passée de cinq à trois à horizon 2030, tandis que le nombre de Fremm reste limité. Avons-nous suffisamment de bâtiments, notamment en surface, pour faire face aux enjeux que je viens d’évoquer ?

Amiral Pierre Vandier. Tous les segments de la Marine sont concernés par le renouvellement des moyens dans les années à venir. Ces efforts s’échelonneront sur plusieurs LPM.

Nous travaillons donc à la cohérence de notre flotte pour être en mesure de remplir les missions qui nous sont confiées. Tout cela a mené à des aménagements visant à atteindre une cohérence de format.

Vous avez souligné les enjeux maritimes auxquels nous nous trouvons confrontés. Là encore, notre souci est celui de la cohérence globale par rapport à l’ambition de la revue stratégique.

De nombreux cas d’usage interviennent dans le cadre de coalitions. Les missions de lutte contre la piraterie ou les trafics et de présence dans le golfe Persique ont été engagées avec nos alliés européens. La valeur de ces missions repose sur la capacité à être interopérable au bon niveau.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). De toutes les armées, la Marine est peut-être la mieux lotie dans ce projet de LPM. Je m’attarderai sur quelques points considérés comme moins centraux.

Pour m’intéresser particulièrement à la question de la maîtrise des fonds marins, il me semble déceler une relative imprécision dans le tableau présenté en annexe. Vous prévoyez la mise en place d’une capacité « moyens et grands fonds », mais la nature de cette dernière n’est pas précisée. J’aimerais que nous puissions la sécuriser.

Il y a quelques mois, j’ai visité un centre de traitement des données de la marine : son personnel lance un cri du cœur, réclamant plus de collègues pour traiter le volume considérable de données que la marine brasse désormais quotidiennement. Les moyens humains suivront-ils dans ce domaine ?

Vous savez que nous avons un doute quant à la façon dont le PANG contribuera à la souveraineté et à l’indépendance de notre pays, dans la mesure où la technologie des brins d’arrêt et catapultes est américaine. Cet outil de souveraineté sera donc tributaire, in fine, de la volonté de nos partenaires américains. Or, selon le témoignage du général Bentégeat, en 2003, lorsque la France n’a pas soutenu l’invasion de l’Irak, les Américains n’ont pas manqué de mettre dans la balance le MCO des brins d’arrêt et, je l’ai appris par ailleurs, de certains calculateurs de haute performance qui n’intéressaient pas directement la marine.

Enfin, quel est votre regard sur l’évolution de la doctrine française dans la zone indo-pacifique ? Ces derniers jours ont vu une forme d’inflexion du discours politique ; or je n’ai pas l’impression que le discours militaire ait changé. Suivra-t-il la même trajectoire, ou pensez-vous que nous ne venons d’assister qu’à un épiphénomène ?

Amiral Pierre Vandier. S’agissant des fonds marins, la feuille de route est claire : d’ici fin 2025 début 2026, nous disposerons d’une capacité exploratoire sur la base d’AUV (autonomous underwater vehicle, drone sous-marin) et de ROV (remotely operated underwater vehicle, robot sous-marin téléguidé). D’ici là, nous avons sélectionné les meilleurs, sur étagère, afin d’approfondir notre appréciation du besoin. En 2026, nous poursuivrons avec une capacité nationale partagée, avec un AUV et un ROV 6000 mètres qui seront financés dans le cadre du plan France 2030. En 2029, le ministère des armées disposera ainsi d’une capacité pérenne, incrémentale : autour de ces vecteurs, nous pourrons avoir une charge utile évolutive.

Cette montée en puissance est certes cadencée en termes de volume, mais très volontariste. Il ne s’agit pas de se substituer aux responsabilités des opérateurs mais de comprendre les enjeux. Notre but n’est pas de remplacer les opérateurs civils, mais d’avoir des capacités d’intervention militaires autonomes et souveraines. Nous avançons de manière raisonnée, progressive, en essayant de comprendre aussi ce que font les autres. Le processus durera plusieurs années. Ai-je bien répondu à votre question ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Pas complètement. Cela ne correspond pas tout à fait à ce que j’aurais préconisé. Je vous transmettrai le rapport d’information de la mission flash sur les fonds marins, ne serait-ce que pour caler les armoires…

Amiral Pierre Vandier. Pour ce qui concerne la donnée, je suis très heureux que vous ayez rencontré les marins du Centre de services de la donnée Marine (CSD-M). J’encourage tous ceux qui n’y sont pas encore allés à le faire. Il y a trois ou quatre ans, avec l’arrivée des premiers bateaux numériques, nous avons eu l’intuition que la donnée en mer deviendrait un sujet majeur. Le CSD-M s’est développé à la manière d’une start-up : nous travaillons avec des industriels, nous collectons les données des systèmes de combat, nous avons nos premiers data lakes et nous produisons des cas d’usage.

Les remarques quant à l’insuffisance des ressources doivent être replacées dans le cadre de l’effort général du ministère : plusieurs milliards d’euros seront consacrés à la numérisation et des effectifs viendront au secours de ce centre pionnier, qui fait progresser tout le monde grâce à la maîtrise des cas d’usage.

J’en viens au PANG. S’il y a un domaine où nous ne transigeons pas en matière de souveraineté des technologies, c’est bien celui de la dissuasion nucléaire. Pour ce qui concerne les aéronefs de la force aéronavale nucléaire et les SNLE, nous nous assurons de maîtriser l’ensemble du spectre des matériels. Pour le reste des équipements de défense, nous nous inscrivons dans une économie assez ouverte : nous acquérons donc auprès de pays étrangers, à commencer par les États-Unis, un certain nombre de technologies, que ce soit des puces, des systèmes électroniques ou des dispositifs plus complexes.

Vous appelez mon attention sur la technologie des catapultes, mais le porte-avions sera aussi équipé d’avions de surveillance E-2D qui seront acquis dans le cadre de la prochaine LPM. Lors des travaux de préparation du PANG, nous nous étions demandé s’il fallait se doter d’une capacité nationale de fabrication de catapultes. Ce n’est pas impossible en soi, mais l’investissement serait considérable pour un bénéfice assez limité.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je voulais savoir si des orientations avaient été données récemment, qui infléchiraient notre positionnement conformément aux propos tenus par le Président après son voyage en Chine.

Amiral Pierre Vandier. Très concrètement, la Marine a d’abord pour mission de garantir notre souveraineté dans nos zones économiques exclusives, dont une grande partie est située dans la zone indo-Pacifique. Nous entretenons avec les pays de cette zone des relations de voisinage. Par ailleurs, dans le cadre du signalement stratégique, nous menons des missions majeures et des exercices de haut niveau ; par là même, nous montrons à nos compétiteurs, à nos potentiels contestataires, tout notre poids militaire. Par la manifestation de notre présence, nous contribuons à la sécurité et à la stabilité de cette zone.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Cette LPM se caractérise par un paradoxe : alors que nous dépenserons plus d’argent, nos armées n’augmenteront pas en masse et subiront même le décalage de plusieurs programmes majeurs – pour ce qui concerne la marine, je pense notamment aux frégates et aux BRF. Comment expliquez-vous ces décalages ? Ce paradoxe entraînera-t-il une révision des contrats opérationnels de la marine ?

Le taux de préparation opérationnelle et d’entraînement des équipages sera-t-il amélioré ?

Ma troisième question porte plus spécifiquement sur nos outre-mer. Nous savons qu’ils sont une priorité, et que l’une des conditions de notre présence et de notre dissuasion est notre capacité à projeter des forces, éventuellement terrestres. Les bâtiments de transport léger (Batral) dont nous disposions autrefois ont, me semble-t-il, tous été désarmés dans nos outre-mer. Qu’est-il prévu pour les remplacer ? Comment faire face à des menaces, le cas échéant sous le spectre de la coalition ? En cas d’opération dans les îles Éparses, serions-nous capables de projeter rapidement une compagnie d’infanterie, par exemple ?

Enfin, le programme de guerre des mines est décalé. Cela se traduira-t-il par une réduction temporaire de capacité ? La guerre des mines est pourtant essentielle non seulement pour la dilution de notre dissuasion, mais également dans d’autres champs de conflictualité, comme nous avons pu le voir en mer Noire, par exemple, avec les mines dérivantes.

Amiral Pierre Vandier. La LPM permet de maintenir et de renforcer la préparation opérationnelle, qui représente à peu près 20 % de notre activité – les autres 80 % sont consacrés aux opérations. La démarche Polaris vise à optimiser le temps consacré à l’entraînement. La simulation permet par ailleurs de rentabiliser chaque jour de mer.

S’agissant du successeur de Batral, nous avons eu avec le CEMA une réflexion assez approfondie, qui reste ouverte. Les bâtiments susceptibles de faire de l’amphibie léger, c’est-à-dire d’apporter sur une île des capacités légères, du soutien et de l’assistance, ont un coût de l’ordre de 15 à 20 millions. La notion de signalement stratégique par prépositionnement dans les outre-mer est importante et elle passe par le fait de montrer régulièrement des unités militaires dans ces zones parfois très isolées.

En ce qui concerne la guerre des mines, les cadencements que vous citez vont conduire à maintenir plus longtemps les chasseurs de mines Tripartite.

Pour ce qui est des contrats opérationnels, ils sont fixés par le CEMA, tandis que mon rôle est de les remplir.

M. Fabien Lainé (Dem). Étant auditeur à l’Institut des hautes études de défense nationale, mes questions porteront sur les enjeux capacitaires.

La modernisation des armées s’est parfois faite au détriment des effectifs et des matériels. La présente LPM, si elle doit poursuivre l’effort de modernisation des armées, ne doit pas oublier de les massifier. Vous me voyez venir : il y a actuellement dix-sept patrouilleurs, et la LPM prévoit de porter leur nombre à dix-neuf pour la marine. Les P400 arrivant en fin de vie, l’effort sera porté sur les patrouilleurs d’outre-mer, qui seront six au terme de la prochaine LPM. Cet effort est salutaire, mais sera-t-il suffisant ? Vous avez commencé à répondre à cette question. La France possédant la deuxième zone économique exclusive mondiale grâce à ses territoires d’outre-mer, pensez-vous que les six patrouilleurs suffiront à affronter les enjeux qui s’y profilent pour les années à venir ? Cette une question récurrente. Je pense en particulier à la zone indo-pacifique, particulièrement disputée, où la France est la seule nation européenne réellement présente.

Par ailleurs, je vous ai déjà interrogé, ainsi que vos prédécesseurs, sur le logement des marins dans les zones tendues, notamment à Toulon. Il s’agit d’un frein à la poursuite de la carrière dans la marine. J’ai été rapporteur d’une mission d’information sur la politique immobilière du ministère des armées durant la précédente législature : on percevait des signes d’amélioration à Toulon, où en sommes-nous actuellement ? Est-ce un enjeu pour la LPM ? Peut-on améliorer les choses avec le nouveau contrat d’externalisation pour la gestion des logements du ministère des armées (Cegelog) ?

Amiral Pierre Vandier. Pour ce qui est du format, l’effort de renouvellement est lancé, et le potentiel de nos nouveaux moyens est très supérieur à celui qu’ils remplacent. Un patrouilleur outre-mer, c’est 1 500 tonnes de déplacement contre 400 tonnes pour un P400 ; il y a une plateforme pour un drone, des moyens satellitaires, une drome consistante, un radier et trente hommes d’équipage On peut faire beaucoup de choses avec cela ! À moyens constants, la performance sera bien supérieure. Dans la période de cette LPM, nous verrons nos capacités d’action augmenter significativement – comme celles des autres pays, d’ailleurs.

Nous avons investi dans les outre-mer. Nous sommes là pour assurer la protection des Français qui y habitent et la maîtrise des ressources, notamment halieutiques, et pour lutter contre la pêche illégale, la pollution et les conséquences du réchauffement climatique. Nous intervenons de manière responsable et efficace, en tout cas à la hauteur des moyens de la LPM.

Je ne peux que saluer la poursuite des efforts sur les logements notamment grâce à la mise en œuvre du plan ambition logement (CEGELOG). Plusieurs centaines de logements seront livrés dans les quatre prochaines années. Les signaux sont donc positifs.

Mme Mélanie Thomin (SOC). La composante navale de cette nouvelle LPM apparaît décisive. Permettez-moi d’exprimer l’attachement tout particulier du groupe Socialistes à la marine nationale. Les marins, les sous-mariniers et leurs familles sont une force vive pour les territoires, particulièrement dans le Finistère.

La contre-ingérence revêt une dimension très concrète pour la façade littorale de notre territoire compte tenu du trafic enregistré par exemple dans la zone du rail d’Ouessant. La présence de câbles sous-marins au large des côtes soulève des questions. Comment la LPM intègre-t-elle l’impératif de surveillance des côtes, des câbles et des installations critiques, ainsi que celui de la conduite, par la marine, de missions de renseignement ?

Un effort important sera consacré aux drones et aux robots marins : le maintien en condition opérationnelle et la conception des SNLE de troisième génération apparaissent essentiels. Pour la surface, les inquiétudes portant sur la suffisance des unités de frégates de défense et d’intervention et de frégates de surveillance ont déjà été évoquées.

Par ailleurs, à l’occasion de l’examen du projet de loi de finances, vous aviez évoqué l’interconnexion entre les armées et les opérateurs câbliers, pétroliers et gaziers. Pouvez-vous nous rendre compte des efforts entrepris en la matière ? Comment le dialogue avec les opérateurs de câbles se poursuivra-t-il ? Une coopération avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) serait-elle opportune ? Le Centre de services de la donnée Marine a-t-il un rôle à jouer dans cette affaire ?

Amiral Pierre Vandier. Nous avons le même sentiment que vous sur la nécessité de durcir la défense maritime du territoire. Nous sommes en train de retendre notre dispositif global, qui repose notamment sur la chaîne sémaphorique. Les moyens des sémaphores seront renouvelés et certains d’entre eux seront équipés de drones. Nous allons renforcer nos liens avec les centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage (Cross), afin de pouvoir corréler les faits qu’ils observent avec la situation militaire.

Toujours dans l’idée de durcir la défense maritime du territoire et dans le cadre du doublement des réserves, nous allons constituer des flottilles côtières : il y en aura une par façade en métropole, avec des antennes outre-mer. L’objectif est de constituer des moyens de surveillance nautique qui seront armés par des réservistes, à la fois anciens et jeunes. Ces derniers navigueront sur des embarcations à coque semi-rigide et patrouilleront en lien avec les sémaphores dans des missions d’assistance publique et de renseignement.

Je vous remercie du travail que vous avez effectué dans le domaine des fonds marins. Nous avons structuré par des accords nos relations avec les opérateurs câbliers qui nous permettent de savoir où sont les câbles et de connaître les incidents. Notre objectif est de caractériser au plus tôt l’incident pour déterminer s’il s’agit d’un événement anodin ou d’une agression volontaire.

Mme Mélanie Thomin (SOC). L’arrachage d’un câble par le navire que vous avez évoqué nous a été raconté par l’amiral Lebas lorsqu’il est venu exposer les enjeux de défense maritime auprès de l’association des maires et présidents d’établissements publics de coopération intercommunale du Finistère. Vous partagez ces éléments avec la représentation nationale, mais il serait intéressant d’imaginer une concertation plus large avec les élus locaux : les maires des communes littorales ont très envie de s’impliquer et de comprendre les enjeux du moment en matière de défense maritime.

Amiral Pierre Vandier. C’est pour cela que nous allons créer des flottilles côtières ; par les réserves, nous aurons des interactions plus intéressantes avec les collectivités du littoral. L’objectif des flottilles côtières est de combler les angles morts.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). La LPM ancre le renouvellement du groupe aéronaval en lui allouant 5 milliards entre 2024 et 2030. Nous ne pouvons que nous réjouir de cette bonne nouvelle.

S’agissant de la propulsion navale nucléaire, plusieurs questions se posent sur la fabrication des cuves, des couvercles et des viroles, notamment pour la chaufferie K22 – les travaux seront effectués par Framatome. Le contexte est particulier, car nous devons remonter en puissance à la fois sur le nucléaire civil et militaire. Quel sera le calendrier du K22 ? Quelle sera la contractualisation sur les approvisionnements à long délai, sachant qu’une échéance était fixée à la fin du mois qui devait conditionner l’entrée en phase de réalisation du PANG à l’horizon 2025 ou 2026 ?

S’agissant de la maquette d’ensemble, un groupe aéronaval ne repose pas uniquement sur le PANG ni même sur des frégates : il y a bien d’autres choses, qui touchent aux appuis, aux soutiens, à la logistique et même au commandement. Sur ce dernier point, nous pourrions évoquer le projet Overmatch de la marine américaine visant à développer un groupe aéronaval pouvant être commandé en combat collaboratif, y compris en mode dégradé ou sans informations spatiales. Je note la commande d’avions E-2D, qui sont des Hawkeye avancés. Nous pourrions évoquer la logistique navale afférente au groupe aéronaval et la question du décalage du quatrième BRF, mais également les bâtiments-ateliers et les drones ravitailleurs, en un mot, la cohérence de l’ensemble du groupe, au-delà du PANG.

Le projet de LPM permet-il de renouveler notre supériorité aéromaritime dans l’ensemble des capacités du haut du spectre, laquelle assure la crédibilité de deux composantes de la dissuasion, la force aéronavale nucléaire et le SNLE ?

Amiral Pierre Vandier. Votre question relative à la construction du PA-Ng est à poser au délégué général pour l’armement. Le Président de la République a annoncé avoir choisi la propulsion nucléaire pour le porte-avions dans son discours du Creusot le 8 décembre 2020. Le ministre a déclaré que l’avant-projet détaillé serait signé avant la fin du mois d’avril. L’objectif de cet avant-projet détaillé est de lancer la réalisation du bateau à la fin 2025 ou au début 2026. Le DGA vous donnera les détails de cette opération.

Nous souhaitons que le bateau puisse effectuer ses premiers essais en mer en 2036 et 2037, de manière à avoir deux ans et demi de tuilage avec le Charles de Gaulle. Nous mettrons à profit cette période pour transférer des compétences du Charles de Gaulle vers le PA-Ng. Il faudra inventer une nouvelle vie sur un nouveau bateau, mais avec des gens qui connaissent les porte-avions. Le ministre a lancé le projet sans délai pour assurer ce tuilage, de manière à ce qu’en 2038, lors de l’admission au service actif du PANG, il n’y ait pas de trou capacitaire.

Nous recrutons annuellement environ quatre-vingts marins qui deviendront des atomiciens. La reprise de l’activité nucléaire civile va certes créer des tensions, mais va surtout tirer en avant toute la filière et attirer des talents.

La force de la Marine réside dans sa capacité à former des jeunes : de bachelier à ingénieur atomicien en une dizaine d’années. C’est un escalier social qui fonctionne très bien. Je vous invite à visiter l’École des applications militaires de l’énergie atomique (EAMEA) de Cherbourg. Nous intégrons des jeunes, nous les faisons progresser, parce que nous avons confiance en eux. Avec cette méthode, nous parvenons à atteindre quatre-vingts atomiciens chaque année. Le problème est de garder les plus compétents après dix-sept ans de service.

Comme vous l’avez souligné, le Groupe aéronaval n’est pas qu’un bateau. Nous examinons régulièrement la cohérence d’ensemble de l’outil capacitaire du GAN. L’avion E-2D qui va arriver sur le Charles de Gaulle sera embarqué sur le PANG ; les différents standards du Rafale le seront également, tout comme le SCAF (système de combat aérien du futur). Il s’agit d’un programme d’ensemble.

La Marine tient sur deux grands piliers capacitaires : les SNLE et toute leur suite – guerre des mines, patrouilles maritimes, frégates anti-sous-marines – et le GAN, qui nous tire vers le haut dans la projection de puissance et le combat naval.

Mme Cyrielle Chatelain (Écolo-NUPES). Je tiens à saluer l’engagement des marins, qui ont notamment permis de sauver 5 000 vies dans la Manche. Ma question portera sur la construction du nouveau porte-avions à propulsion nucléaire.

Ce porte-avions sera au cœur de notre stratégie de défense maritime. Pourtant, le ministre l’a reconnu la semaine dernière, ce choix fait l’objet de débats, y compris dans l’armée. Nous sommes certes le seul pays avec les États-Unis à disposer d’un porte-avions à propulsion nucléaire, mais les Américains possèdent une flotte significative, dont la France n’a ni les moyens budgétaires, ni les capacités industrielles de se doter. En outre, la disponibilité opérationnelle du porte-avions est limitée en moyenne à 40 %, compte tenu des phases techniques nécessaires de MCO, de repos, de formation et d’entraînement des équipages.

Dans une période de retour des conflits de haute intensité, de multiplication des zones de conflit potentielles et de développement de nouvelles menaces, telles que le réchauffement climatique, le porte-avions est-il, au-delà d’une vitrine, l’outil le plus pertinent pour préserver nos intérêts stratégiques ? Ne faut-il pas investir davantage dans des bâtiments de plus petite taille mais plus nombreux – patrouilleurs océaniques, bâtiments polyvalents de soutien et d’assistance maritimes, porte-hélicoptères amphibies ?

Le 20 janvier dernier, le Président de la République a rappelé son souhait d’acquérir une capacité de maîtrise des fonds marins jusqu’à une profondeur de 6 000 mètres. Cet effort est indispensable pour des raisons environnementales face au pillage et au saccage des fonds marins, mais également économiques puisque la quasi-intégralité des échanges numériques passent par des câbles sous-marins. Les moyens prévus par la LPM vous semblent-ils suffisants pour atteindre cet objectif de contrôle des profondeurs marines ?

Amiral Pierre Vandier. Le débat sur le porte-avions existait déjà quand je suis entré dans la Marine : la liste des arguments est longue.

La précédente LPM a repris le sujet à la base. Nous sommes repartis de zéro, en nous posant toutes les questions : Avons-nous besoin d’un porte-avions ? Pourrait-il s’agir d’un bâtiment plus petit ? Avec quel type d’avions ? Ce travail a abouti à proposer au Président de la République la construction d’un porte-avions de supériorité. Certes, nous n’en aurons qu’un, mais les cas dans lesquels la France pourrait employer seule la force en mer sont peu nombreux, hormis la dissuasion nucléaire.

La disponibilité opérationnelle, une fois achevés les cycles de qualification et de régénération, atteint 65 %. Sans me prononcer sur son caractère suffisant ou insuffisant ; c’est en tout cas le maximum que nous puissions obtenir.

La question sur la taille des bateaux renvoie à celle de la performance des avions lancés. Un F-35 à décollage vertical a une durée de vol sans ravitaillement – ce que l’on appelle le playtime – réduit et ne peut donc pas s’éloigner très loin du porte-avions. Pendant l’exercice Orion, nous avons pu mener, avec le Rafale, des raids contre des navires à plus de 1 000 kilomètres du porte-avions. Dans la perspective du retour du combat naval, les vainqueurs posséderont un porte-avions, car ils donneront des coups à ceux qui n’en ont pas : voilà la démonstration que nous avons faite.

M. Fabien Roussel (GDR-NUPES). Je salue l’engagement des hommes et des femmes au service de la marine et du pays, et l’ensemble du travail que vous faites : les vies que vous sauvez, les combats que vous menez contre la piraterie, pour la protection des fonds marins, contre les trafics, notamment de stupéfiants… Il importe de connaître et de faire connaître l’étendue de vos missions. Le groupe Gauche démocrate et républicaine salue les efforts consentis pour créer les conditions de la transformation et de la modernisation des armées, l’objectif étant qu’elles disposent des moyens pour assurer toutes ces missions, essentiellement celles de défense auxquelles nous sommes particulièrement attachés. Il convient de protéger nos frontières, notamment maritimes, puisque nous sommes effectivement la deuxième puissance maritime au monde.

Nous nous interrogeons cependant sur les moyens que la LPM consacre à la transformation des armées, en doublant leur budget, porté à une soixantaine de milliards, dans une période où nous avons peut-être d’autres besoins et d’autres priorités. Protéger et transformer l’armée est certes essentiel, mais à un tel niveau ? Vous avez qualifié d’angoissante la montée des moyens déployés par certains pays, notamment la Chine et les États-Unis : ne participons-nous pas à nourrir cette angoisse ? Nous nous interrogeons nous aussi sur l’opportunité d’investir 10 milliards dans un immense porte-avions, lourd, lent, vulnérable et cher. N’est-il pas préférable d’investir dans des navires plus nombreux, plus légers, plus rapides et plus discrets pour assurer la défense de nos territoires maritimes et surtout des outre-mer, puisque plusieurs de nos collègues vous ont interpellé sur un manque de moyens pour l’outre-mer ? Nous nous interrogeons sur ce choix stratégique du Président de la République. Vous avez déjà répondu, mais je voulais néanmoins vous faire part de nos doutes.

Amiral Pierre Vandier. Le porte-avions sera lourd, oui, car il faut déplacer entre 75 000 et 80 000 tonnes emporter des avions de supériorité aérienne.

Lent, non. Je ne sais pas si vous connaissez un équivalent d’une base aérienne de trente avions avec toutes les munitions et le carburant correspondant qui se déplace de 1 000 kilomètres par jour.

Vulnérable, non plus : comme le dit mon homologue américain, les porte-avions sont les bases aériennes les mieux défendues de toute l’histoire militaire. C’est assez difficile de trouver autour d’une base aérienne l’équivalent de cinq ou six frégates emportant chacune quatre-vingt-dix missiles antiaériens et déployées dans la profondeur de l’océan… Il faut imaginer que si vous mettez le Charles de Gaulle place de la Concorde, sa frégate de défense aérienne est à Rungis, sa frégate de défense antisurface est à Lyon, son sous-marin nucléaire d’attaque est à Toulon et le Hawkeye est au-dessus de la Corse : on voit donc venir le raid assaillant d’assez loin.

L’ambition du Président de la République est que la France pèse dans les coalitions déployées dans des conflits. Il faut disposer des capacités permettant d’orienter les coalitions. On peut effectivement avoir plus de bateaux plus petits. C’était la grande théorie de la Jeune école, au début du XXe siècle, défendue par l’amiral Aube, qui préférait les torpilleurs aux gros croiseurs. On en est revenu. J’ai évoqué en répondant à Mme Chatelain tout le travail que nous avons mené sur la question : il est tout sauf dogmatique. Nous avons accepté d’ouvrir tous les livres, de repartir de zéro.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux autres intervenants.

M. Laurent Jacobelli (RN). Dans notre rapport portant sur la précédente LPM, avec mon excellent collègue Chenevard, nous avions constaté que la disponibilité, pour la marine, des hélicoptères NH90 n’était pas au plus haut – elle était même en baisse. L’actuel projet de LPM présente-t-il, à cet égard, des éléments rassurants ?

M. Vincent Bru (Dem). La France connaît un retard significatif dans le développement des drones aériens : la LPM prévoit la création d’une filière française pour combler ce retard aux alentours de 2030. Qu’en est-il de la situation de nos stocks de drones sous-marins ? Une filière souveraine est-elle envisagée ? Quelle est la stratégie de lutte contre les mines marines ?

M. José Gonzalez (RN). En janvier dernier, le Centre d’études stratégiques de la marine a publié un rapport soulignant qu’en tant que lieu de contestation et de compétition, la mer devient une zone de confrontation, et potentiellement d’affrontements. Il indique que l’affrontement n’est cependant pas inéluctable et que la détention de moyens navals puissants permet de faire prévaloir ses intérêts sans aller jusqu’au combat direct : si vis pacem, para bellum. Vous avez vous-même mis en avant le fait que nous sommes entrés dans une ère carnivore sur le plan naval, où la démonstration de force et l’affrontement feront partie de la feuille de route des différents chefs d’État.

Pourtant, malgré un contexte justifiant le réarmement de la France, le projet de LPM dispose que le format de la marine s’appuiera sur quinze frégates de premier rang – prenant en compte les frégates de type La Fayette modernisées – et ne sera pas revu à la hausse. Un tel format ne semble adapté ni à la menace actuelle, ni aux risques futurs. Pour la marine, la cible des frégates de défense et d’intervention est réduite à trois, à horizon 2030. Les mêmes projections à la baisse s'appliquent à d’autres capacités, comme les actions de surveillance et d’intervention maritimes. Pouvez-vous nous préciser comment notre marine pourra assurer la défense de notre domaine maritime, le deuxième au monde ?

M. Christophe Blanchet (Dem). En évoquant les réserves et la création de flottilles côtières, ce qui est une excellente initiative, vous avez indiqué que vous solliciteriez les collectivités locales. Qu’en est-il ? Chaque commune est en effet supposée désigner un correspondant défense, pouvant s’appuyer sur les délégués militaires départementaux (DMD), ce qui implique que ces derniers soient formés : l’efficacité de votre projet en dépend.

Deuxièmement, les îles Éparses disposent d’un potentiel de 1 600 milliards d’euros de pétrole, sans même parler des stocks de gaz. On en finance, des choses, avec ça ! Si la France a décidé d’en faire abstraction, en tout cas tant que la loi de 2017 interdit tout nouvelle exploitation pétrolière, une telle perspective pourrait susciter des convoitises au fil du temps. Certains pays ont-ils manifesté un intérêt pour les îles Éparses ? En cas de tentative de pénétration du sol français, serions-nous en mesure de réagir ?

M. Pierrick Berteloot (RN). Dans un entretien accordé au quotidien Ouest-France en novembre dernier, le ministre des armées Sébastien Lecornu a affirmé que notre surface maritime était l’une des plus importantes du monde et que notre marine devait avoir la même dimension. La crédibilité maritime française passe bien évidemment par son porte-avions et son groupe aéronaval, la dimension aérienne étant assurée par des Rafale Marine.

En raison de l’usure liée à leur emploi opérationnel au sein d’un environnement complexe et de contraintes mécaniques importantes, ces Rafale sont aujourd’hui en passe d’être obsolètes. Or, le projet de LPM fait l’impasse sur le renouvellement des 41 Rafale Marine, bien que vous ayez fait part de votre inquiétude à plusieurs reprises. Cela ne risque-t-il pas d’entraîner une faille capacitaire et de menacer notre format aérien embarqué ?

Mme Sabine Thillaye (Dem). Vous avez évoqué l’importance de la cyberdéfense. Or la cybersécurité concerne aussi nos systèmes d’information. À cet égard, l’un des chapitres du projet de LPM vise à donner davantage de prérogatives à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information. Quelle est votre relation avec l’Anssi ? Comment s’articulent les spécificités de la marine avec la sécurité globale des systèmes d’information ?

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). Permettez au député de Marseille que je suis de vous interroger sur le bataillon des marins-pompiers de la ville : le projet de LPM prévoit-il une trajectoire financière particulière pour cette unité de 2 600 hommes, la première de la marine nationale, qui est engagée pour la sécurité des Marseillais, et est intervenue lors du drame récent de la rue de Tivoli ?

Par ailleurs, cette prochaine LPM dont vous venez nous parler, comment la présenteriez-vous face aux marins, à ces hommes et à ces femmes que vous dirigez ?

Amiral Pierre Vandier. La Marine a reçu son dernier NH90 il y a dix-huit mois, ce qui porte leur nombre total à vingt-sept. La disponibilité moyenne est un sujet de préoccupation. J’entretiens à cet égard des relations soutenues avec le groupe NH Industries et Airbus Helicopters, qui m’ont fait un certain nombre de propositions. Leurs plans d’action visent à remonter à douze hélicoptères disponibles pour la fin de l’année prochaine. Nous y travaillons de manière régulière, de façon à identifier les points de blocage.

Les principaux problèmes sont la complexité du plan de maintenance et les difficultés de la chaîne d’approvisionnement, ainsi qu’une accumulation de désagréments liés à la corrosion, due à des problèmes de conception. Nous espérons, à force d’efforts, parvenir à cet objectif d’une disponibilité de douze machines l’année prochaine.

Je ne reviendrai pas en détail sur la question du format des frégates : c’est une donnée d’entrée pour moi, fixée par le CEMA avec le ministre. Je note cependant que le renouvellement des frégates de surveillance va contribuer à durcir notre ligne de bateaux de surface.

Les flottilles côtières suivent un développement innovant : l’idée générique est d’incorporer nos réservistes, de prendre des jeunes ayant envie de naviguer et d’aller dans les territoires. L’architecture retenue consiste à essaimer dans de petites escouades, sur le littoral. Ces structures vont doucement se monter, à partir de gens qui ont de l’expérience et en incorporant des jeunes. Les DMD seront bien évidemment associés à cette ambition.

Quelle était précisément la question concernant la surveillance des îles Éparses ?

M. Christophe Blanchet (Dem). Il ne s’agit pas vraiment de notre capacité de surveillance : une plateforme ne s’installe pas du jour au lendemain, je suis certain que nous nous en rendrions compte assez vite ! Mais si demain un pays tiers, volumineux, décidait vraiment d’investir les lieux, serions-nous en mesure de l’éviter ?

Amiral Pierre Vandier. Nous sommes clairement en mesure d’agir et de réagir.

S’agissant des Rafale, la LPM donne la priorité à la reconstitution du stock de l’armée de l’air, compte tenu des engagements à l’export qu’elle a supportés. Il a donc été décidé de reporter l’insertion des Rafale Marine destinés à anticiper le vieillissement de la flotte.

Nous travaillons à maintenir nos avions au dernier standard. Toute la flotte Marine est actuellement au standard F3R et les premiers rétrofit vers le standard F4 ont été menés récemment avec succès. La Marine doit consacrer une partie de son parc à des chantiers de renouvellement : une part significative des 41 Rafale Marine doit donc être immobilisée pour qu’ils ne deviennent pas obsolètes. Notre ambition est de parvenir au même standard sur l’ensemble de la flotte, de façon à être totalement interopérables.

S’agissant de la cybersécurité, je n’ai pas de liens opérationnels avec l’Anssi : c’est le travail du commandement de la cyberdéfense (COMCYBER). Nous avons une organisation à plusieurs niveaux : l’industrie, la cyber-résilience, avec des exercices réguliers, et la dimension opérationnelle, pilotée par le COMCYBER.

Le budget de fonctionnement et d’équipement du bataillon des Marins-pompiers est voté et géré par la ville de Marseille. Pour ma part, je recrute, je forme et je mets à disposition des hommes et femmes, marins, qui sont ensuite équipés par la ville de Marseille. Il s’agit de la plus grosse unité de la Marine nationale, qui est sur tous les fronts, comme l’a montré le drame de la rue de Tivoli.

Enfin, que dis-je à mes marins ? Qu’ils sont en train de changer de monde. En l’espace de sept ou huit ans, les métiers qu’ils font, les bateaux sur lesquels ils servent, les missions qu’ils accomplissent vont être complètement renouvelés. Mon principal effort vise à ne pas perdre de temps : nous sommes profondément redevables de l’investissement financier considérable de la nation et le moindre euro doit être rentabilisé, surtout au regard de l’urgence de la situation internationale. L’objectif que je fixe à mes marins est d’être au rendez-vous de ces nouvelles capacités, en anticipant suffisamment pour en tirer tout le potentiel.

Enfin, s’agissant des drones, les drones de surface de type SMDM sont opérationnels sur les avisos et vont être déployés au Cross Gris-Nez, près des migrants, de façon à identifier plus rapidement les situations de détresse. Nous sommes également en phase d’expérimentation d’un petit drone hélicoptère Schiebel. Le projet de LPM prévoit quant à lui des travaux de développement autour du SDAM (système de drone aérien pour la marine). L’objectif est de plusieurs SDAM en fin de LPM. Quant aux drones sous-marins, nous partons de matériels sur étagère, l’AUV d’Hugin et le ROV de Travocean, avec pour objectif de développer notre capacité souveraine à l’horizon de la fin de la LPM, sur la base du plan France 2030.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci pour cette audition passionnante.

 


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M. le général de brigade aérienne Cédric Gaudillière, chef de la division "cohérence capacitaire" de l'état-major des armées (jeudi 13 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Notre commission a aujourd’hui le privilège d’entendre le général de brigade aérienne Cédric Gaudillière, chef de la division « cohérence capacitaire » de l’état-major des armées depuis l’été 2022.

Mon général, au cours de votre remarquable parcours au sein de l’armée de l’air et de l’espace, vous avez occupé plusieurs postes clés, dont celui de conseiller « dissuasion » de Jean-Yves Le Drian de 2014 à 2017 et de commandant de la base de Mont-de-Marsan durant deux ans, avant de rejoindre le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) entre 2019 et 2022. Nous avons également noté votre rôle dans les forces aériennes stratégiques (FAS), que certains membres de cette commission ont pu observer lors de l’exercice Poker.

Au cours de nos auditions, les quatre chefs d’état-major ont mis en avant l’importance de « la cohérence avant la masse » pour répondre aux besoins des armées. Comment procédez-vous pour atteindre cette cohérence, qui englobe non seulement la fourniture des systèmes d’armes, mais également la formation et le soutien ?

Le rapport d’information de Patricia Mirallès et Jean-Louis Thiériot ainsi que celui, plus récent, de Vincent Bru et Julien Rancoule ont apporté une contribution importante à la thématique des munitions. Le projet de loi de programmation militaire (LPM) prévoit de consacrer plus de 16 milliards d’euros aux munitions entre 2024 et 2030, dont plus de la moitié seront alloués à l’armée de l’air et de l’espace, selon son chef d’état-major. Quelles sont les priorités dans ce domaine et comment la filière munitions peut-elle s’adapter à l’exigence de l’économie de guerre ?

Général de brigade aérienne Cédric Gaudillière, chef de la division Cohérence capacitaire de l’état-major des armées. Mesdames, messieurs les députés, c’est un grand honneur pour moi d’évoquer avec vous la problématique des munitions, qui sont un des sujets majeurs de la loi de programmation militaire. Il a donc donné lieu à un travail approfondi dans le contexte de l’économie de guerre, en lien avec le conflit en Ukraine. Au cours des huit derniers mois, nous avons étudié l’effort à fournir dans le domaine des munitions, pour lequel la LPM prévoit un investissement de 16 milliards d’euros.

Les armées françaises possèdent deux atouts majeurs. Armées d’emploi, elles ont tout d’abord acquis une expérience au combat considérable. Entretenir cet acquis requiert une préparation opérationnelle rigoureuse ainsi que des stocks de munitions destinés à l’entraînement. Elles bénéficient également d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) couvrante, qui permet de maintenir notre souveraineté en n’acquérant quasiment que du matériel industriel français. Avec les efforts de réindustrialisation en cours, nous prenons conscience de l’importance de ce tissu industriel, qui renforce notre position.

Au sein de l’état-major des armées, la division « cohérence capacitaire » est d’une part chargée de la prospective capacitaire, en collaboration avec la direction générale de l’armement (DGA). Une partie de mon équipe s’occupe de la recherche sur les systèmes de demain en analysant l’évolution de la menace et de la conflictualité, pour définir les capacités de demain sur tout le spectre : équipements, formation, doctrine, infrastructures, stratégies de soutien.

La division « cohérence capacitaire » est d’autre part chargée de la conduite des opérations d’armement. Certains de nos officiers, qui travaillent de façon intégrée avec la DGA, s’assurent que le développement et la production d’un système sont cohérents avec le besoin militaire qui a été exprimé, pendant environ dix ans après avoir décidé de son acquisition. Il est indispensable, lorsqu’on lance un nouveau système d’armes, de prévoir aussi les munitions nécessaires, les infrastructures appropriées et le maintien en condition opérationnelle (MCO) requis pour son utilisation dans les scénarios opérationnels envisagés.

Je suis accompagné aujourd’hui par mon expert pour l’armement, le lieutenant-colonel Yann Lefebvre, ainsi que par le colonel Emmanuel Durville, chargé des relations avec le Parlement à l’état-major des armées.

La LPM 2024-2030 poursuit les efforts entrepris par la précédente loi de programmation. Si la LPM 2019-2025 apparaît comme une loi de réparation, le projet de loi que vous examinez vise à transformer l’armée française, en investissant notamment, dans le domaine des munitions, dans les munitions téléopérées et les drones. Avec les 16 milliards d’euros alloués aux munitions, il est prévu de commander plus de 6 000 munitions complexes telles que des missiles antichar, anti-navires, air-air ou de croisière, ainsi que des torpilles, et d’en livrer plus de 4 000. Notre objectif est de compléter les stocks de munitions complexes et de remédier aux fragilités identifiées dans certains secteurs. Le rapport publié par votre commission a été précieux pour conduire ces travaux.

Dans le détail, environ 11 milliards d’euros sont consacrés aux programmes à effet majeur, qui incluent des munitions complexes (missiles), tandis que 3 milliards permettront d’acheter des munitions plus classiques comme les obus et 2 milliards, d’assurer le maintien en condition opérationnelle de l’ensemble des munitions. Une rénovation des munitions à la moitié de leur vie peut en effet être nécessaire pour en garantir l’efficacité car certains de leurs composants deviennent obsolètes après environ douze ans d’utilisation.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur du projet de loi de programmation militaire 2024-2030. La guerre en Ukraine a mis en évidence la nécessité d’être doté de munitions adaptées à un engagement majeur et prolongé, alors que les conflits asymétriques, avec de moindres stocks de munitions, ont longtemps été la norme. Ce retour d’expérience a été pris en compte dans le projet de loi de programmation militaire, qui vise à renforcer notre capacité en munitions.

Quels délais ont été assignés aux industriels de la défense pour produire les principaux types de munitions ? Comment ces derniers peuvent-ils atteindre les objectifs fixés ?

Combien de munitions téléopérées prévoit la LPM ? Comment la filière peut-elle être déployée d’ici à 2030 ?

Général Cédric Gaudillière. La LPM prévoit 300 millions pour concrétiser le développement incrémental de drones, qui permettront de disposer de munitions téléopérées. L’objectif est d’atteindre une première capacité opérationnelle en 2027 grâce à des appels à projets, qui permettront de structurer la filière. Nous devrons faire preuve d’agilité pour intégrer des systèmes préfabriqués achetés sur le marché. Les appels à projets Colibri et Larinae concernent respectivement de petites munitions téléopérées, avec une portée de 10 kilomètres, et des munitions capables de détruire des véhicules jusqu’à une distance de 100 kilomètres.

Les industriels se verront offrir de la visibilité sur le volume global de commandes en échange d’une plus grande réactivité dans les cadencements de production. Nous avons récemment passé une commande d’environ 20 000 obus de 155 millimètres, et d’autres engagements suivront. Cette visibilité permettra aux industriels d’anticiper leurs besoins en matière d’approvisionnement et d’accélérer leur production si nécessaire. Les missiles moyenne portée (MMP), les missiles transportables anti-aérien légers Mistral et les missiles Aster pourront également bénéficier de cet accord que nous avons conclu avec les industriels.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Est-il aussi question de développer une filière française pour les drones vecteurs de munitions téléopérées ?

Général Cédric Gaudillière. Absolument. Il s’agit bien de structurer une filière française de drones, à partir des nombreuses entreprises de taille intermédiaire (ETI) et des petites et moyennes entreprises (PME) du secteur.

Mme Anne Genetet (RE). La LPM vise à instaurer un modèle équilibré, où la cohérence prime la masse et la réactivité l’emporte sur l’endurance. Quelles hypothèses de travail ont été retenues en matière capacitaire et quel est l’objectif recherché ? Comment la fonction influence, intégrée à la Revue nationale stratégique (RNS) se traduit-elle en termes de capacités ?

Général Cédric Gaudillière. Le Président de la République a affirmé que la France devait s’imposer comme une puissance d’équilibres. Même avec un effort budgétaire important, l’enveloppe allouée aux forces armées nécessite des arbitrages, ce qui est normal. Disposer d’équipements nombreux sans la capacité à les entretenir, les déployer, s’entraîner et les utiliser, sans les munitions et les infrastructures associées n’aurait pas de sens.

Le chef d’état-major des armées (CEMA) a soutenu l’idée de privilégier la cohérence avant la masse. Il a souligné l’importance de faire des choix cohérents, avant de chercher à augmenter la quantité et la taille de nos moyens militaires. Dans cette optique, la différenciation est une des clés pour générer de la masse.

Un exemple concret est la décision de ne pas commander 10 000 missiles antichar haute technologie, longs et coûteux à produire. À la place, les armées ont opté pour l’achat de plusieurs milliers de missiles de haute technologie MMP développés par MBDA, tout en travaillant simultanément sur un missile différencié à bas coût répondant à certains besoins spécifiques, tels que les tirs de char en milieu urbain. Ainsi, en utilisant les leçons tirées de l’expérience ukrainienne, nous travaillons à la conception d’un missile abordable et pouvant être acquis en grande quantité, et qui répondent à des besoins opérationnels précis.

Cette approche différenciée nous permet de mettre d’abord l’accent sur la cohérence, pour finalement atteindre une certaine masse. À l’heure actuelle, nous cherchons donc à établir un équilibre entre la haute technologie et l’utilisation de munitions à bas coût pour les manœuvres de saturation, comme celles observées en Ukraine.

Mme Anne Genetet (RE). Vous opérez ainsi une transition entre l’objectif de masse et celui de cohérence, pour répondre aux nouveaux besoins.

Général Cédric Gaudillière. Tout à fait. D’ailleurs, en ce qui concerne les équipements militaires, la France peut aussi s’appuyer sur ses partenaires pour atteindre la masse, étant donné que le cadre normal de nos interventions est souvent multinational. Cependant, il est crucial de conserver une capacité d’entrer en premier et de pouvoir l’engager de manière autonome : la supériorité locale est ici fondamentale. Et elle repose sur la cohérence plutôt que sur la quantité de forces.

Bien que la fonction des munitions a pour finalité de produire des effets matériels ou cinétiques, le CEMA souligne l’importance de produire aussi des effets dans les champs immatériels tels que l’influence, l’informationnel, la cyber et la guerre électronique. La combinaison des deux catégories d’effets permet d’obtenir une supériorité opérationnelle.

L’influence a été érigée en nouvelle fonction stratégique par la RNS et la division « cohérence capacitaire » est placée face au défi de concevoir un système d’armes qui permettra à l’armée française de répondre à cette fonction. Cela nécessite de comprendre les besoins des armées, de concevoir des systèmes d’armes d’influence adaptés, reposant sur l’OSINT (Open source intelligence), le renseignement de source ouverte, et de développer les capacités nécessaires pour influencer à tous les stades de la conflictualité, comme cela a été expérimenté en Afrique. Cependant, la prospective capacitaire dans ce domaine est encore à un stade précoce et il reste beaucoup à faire pour développer ces capacités.

Mme Anne Genetet (RE). L’influence pourrait-elle se traduire par une évolution des normes pour les systèmes de munitions ?

Général Cédric Gaudillière. Il est crucial de travailler sur les normes dans le domaine des munitions, notamment en les standardisant avec celles de nos partenaires européens et de l’Otan, afin de les échanger sur les différents théâtres d’opérations et de les exporter. Il est aussi essentiel de simplifier le processus de fabrication des munitions dès leur conception. En outre, la simplification des normes peut aider à réduire les coûts de stockage et d’acquisition des munitions.

Le rapport d’information de Messieurs Vincent Bru et Julien Rancoule sur les stocks de munitions recommande également de simplifier les normes et d’alléger celles du règlement européen Reach. Ces mesures sont en cours de mise en œuvre, mais leurs effets ne seront visibles qu’à plus long terme.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Il est important d’avoir des objectifs clairs, mais tout aussi essentiel de disposer des moyens nécessaires pour les atteindre. Vos analyses indiquent que les missions confiées aux armées et les ressources allouées sont de plus en plus en adéquation. Bien que la nouvelle loi de programmation militaire n’inclue pas de livre blanc, elle renforce cette tendance. Toutefois, la multiplicité et la complexité des missions requièrent une grande résilience et une réponse adaptée aux caractéristiques du champ de bataille.

Des efforts ont été déployés pour fournir aux soldats un équipement individuel de qualité, mais des lacunes persistent en matière de matériel lourd. Par exemple, la LPM prévoit de retarder à 2030 la livraison de 1 206 véhicules blindés pour l’armée de terre et de réduire les crédits du programme Scorpion de 30 %. Cela pourrait avoir un impact sur notre défense sol-air multicouches, alors que de grands événements tels les Jeux olympiques de 2024 à Paris seront un test grandeur nature pour notre programme de lutte contre les drones.

De même, la marine verra le nombre de frégates de défense et d’intervention passer de cinq à trois en 2030, tandis que l’armée de l’air disposera à cette date de 137 Rafale au lieu de 185, et de 39 avions de transport, au lieu de 29, en 2035.

La LPM laisse nos forces face à de nombreuses lacunes capacitaires. Bien que la cohérence soit placée en priorité, les capacités prévues seront-elles suffisantes pour assurer une interopérabilité avec nos alliés et faire face à un conflit de haute intensité ?

Général Cédric Gaudillière. Les reports de livraisons d’équipements tels que les véhicules Scorpion, les Rafale et les frégates de premier rang permettent de renforcer la cohérence en faisant effort sur des domaines nouveaux ou prioritaires et reposent sur le prolongement de l’utilisation d’équipements existants, qui sont toujours très performants. Avant de prendre ces décisions, un travail préalable sur la cohérence est toujours mené. Ainsi, bien que le nombre de Rafale ait été réduit de 185 à 137, les Mirage 2000 D, des avions très performants pour l’attaque au sol, ont été rénovés et continueront à servir les armées françaises jusqu’en 2035.

La LPM prévoit un investissement considérable, de plus de 5 milliards, dans la défense sol-air. Récemment, le ministre a pris la décision de livrer de nouveaux missiles Mica VL en un an, avant les Jeux olympiques, ce qui représente est un véritable défi. Il s’agit de mettre en service opérationnel un système qui n’est pas encore présent dans les forces.

Des efforts sont également déployés pour renforcer les différentes couches de la défense sol-air en acquérant et en améliorant les missiles Aster, ainsi que pour l’artillerie antiaérienne, notamment afin d’abattre les drones.

En ce qui concerne les missions de haute intensité, la France se positionne en puissance d’équilibres tout en maintenant sa crédibilité dans toutes les missions. Cependant, une telle mission ne s’envisage pas seul mais au sein d‘une coalition, probablement dans le cadre de l’Otan, avec des partenaires. Il est essentiel de préserver la capacité de la France à intervenir en premier, à agir rapidement et efficacement, et, si besoin est, à jouer le rôle de nation-cadre pour entraîner les autres pays. Le CEMA s’est engagé envers le Président de la République et le ministre à maintenir cette capacité.

L’équilibre des forces est complexe, et l’on doit faire davantage que simplement évaluer les capacités de la France et sa faculté à mener des opérations à haute intensité. Notre pays a la capacité d’agir comme nation-cadre et de jouer pleinement son rôle au sein d’une coalition.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vous évoquez la « supériorité locale », la capacité à « entrer en premier » et l’objectif d’être « une nation-cadre ». On entend aussi que l’armée française, spécialisée dans les Opex (opérations extérieures), se transforme en une armée capable de faire face à un engagement majeur. Pouvez-vous préciser les scénarios d’engagement auxquels la France se prépare ?

Interrogé sur la dépendance de la France envers les États-Unis en matière de brins d’arrêt et de catapultes, l’amiral Pierre Vandier a souligné que beaucoup dépend de la bonne volonté de ce pays. Il en va ainsi de l’utilisation du GPS pour guider nos capacités de frappe, notamment les bombes guidées laser GBU. Avez-vous reçu des instructions pour dépasser ces dépendances et ouvrir d’autres perspectives ?

Quel est le degré d’avancement de vos travaux sur les technologies de rupture, notamment les lasers de puissance qu’a cités l’amiral Pierre Vandier ?

Comment s’organise la recherche sur le quantique et qui, de la DGA ou de la division « cohérence capacitaire », la pilote ?

 

Quelles ont été les conséquences des cessions d’équipements à l’Ukraine sur la programmation et la préparation opérationnelle ?

Général Cédric Gaudillière. Je vais tenter de répondre à ces questions, même si certaines ne sont pas directement liées au domaine des munitions.

La France se prépare à différents scénarios d’engagement, et sa fonction stratégique majeure, la dissuasion, exige une capacité à entrer en premier qui nécessite donc d’entretenir un ensemble de capacités du haut du spectre pour l’aviation de combat, la marine et, en partie, pour l’armée de terre. En plus de cela, elle est impliquée dans des partenariats de défense avec d’autres pays. Cela nécessite, au-delà de la lutte contre le terrorisme, d’intervenir en tout point du globe aux côtés de ses partenaires, en tant que nation-cadre. Bien que ce scénario soit plausible, notamment au sein de l’Otan, il y en aurait d’autres pour lesquels la France aurait à intervenir seule.

La question de la dépendance aux États-Unis est majeure pour nous. Nous travaillons à la « désiITARrisation de nos matériels, c’est-à-dire à la diminution de notre exposition à la réglementation américaine ITAR – International traffic in arms regulation –, non seulement pour ne pas dépendre des Américains en opération, mais également pour nos exportations car la présence de composants américains complique les ventes. Votre question portait davantage, me semble-t-il, sur l’aspect opérationnel : vous avez évoqué les GPS, nous travaillons actuellement sur le système de navigation Oméga (Galiléo), afin de développer une capacité en Europe dans ce domaine. Nous œuvrons à réduire notre exposition à l’ensemble des composants et des matériels américains, encore une fois, pour honorer de manière totalement souveraine nos engagements vis-à-vis de la Nation comme de nos partenaires. La question est complexe et nous conservons encore quelques dépendances ; certaines sont acceptables, d’autres moins et nous nous attachons, avec la DGA, à en diminuer les impacts. Pour la mission ultime, celle de la dissuasion, tous les systèmes d’armes sont souverains.

Je ne vais pas déflorer l’intervention du délégué général pour l’armement, que vous n’avez pas encore auditionné : il est responsable des études amont, notamment sur les ruptures technologiques. La LPM prévoit un investissement de 10 milliards dans les études amont, ciblées notamment sur la montée en maturité de futures technologies : le quantique, le laser, l’hypervélocité, la robotique, l’intelligence artificielle, etc. Beaucoup d’investissements sont consentis dans ce domaine. L’amiral Vandier l’a dit, la LPM possède tous les ferments pour que l’on puisse disposer d’une première capacité opérationnelle dans le laser avant 2030. Il s’agira d’un premier prototype terrestre, et nous espérons posséder de véritables systèmes d’armes opérationnels à l’horizon de 2030.

Le sujet des cessions est éminemment technique. Comme vous le savez, le mécanisme validé par le Président de la République sort les cessions à l’Ukraine du périmètre budgétaire. Nous cédons des matériels à l’Ukraine, mais nous serons vigilants car, tant que notre industrie ne parvient pas à produire des munitions à un rythme suffisamment soutenu, nous effectuons des prélèvements dans le stock des armées. Les remboursements se font soit en nature, soit par des mécanismes complexes. Nous tenterons de combler ces livraisons le plus rapidement possible : les affaires sont en cours, mais je ne peux pas en dire beaucoup plus sur ce sujet que les armées suivent de très près.

Lieutenant-colonel Yann Lefebvre, officier « cohérence munitions » à l’état-major des armées. Nous agissons en deux temps : tout d’abord, nous conduisons systématiquement des études d’impact pour connaître exactement les conséquences de nos décisions ; ensuite, nous recommandons immédiatement ce que nous cédons, afin de ne pas perdre de temps : telle est la logique dans laquelle nous nous sommes inscrits en 2022.

M. Fabien Lainé (Dem). Député des Landes, j’ai connu, au début de mon précédent mandat, le colonel, devenu général trois étoiles, Gaudillière : je suis ravi de vous retrouver, puisque vous avez fait les beaux jours de la base aérienne de Mont-de-Marsan où vous avez lancé de beaux projets, qui sont sortis de terre : revenez nous voir à l’occasion, j’aurai plaisir à vous accueillir.

Je suis heureux d’être l’orateur du groupe Démocrate ; je vous remercie d’avoir rappelé quelques évidences, vous devriez être invité dans des émissions de vulgarisation pour éclairer le débat public : en effet, 16 milliards sont consacrés aux munitions, nous avons une armée d’emploi, une base industrielle et technologique de défense couvrante – qui est l’honneur de ce pays et qui ne s’est pas faite toute seule –, nous évoluons dans un système d’alliances et, après la LPM de réparation, nous présentons une LPM de transformation. Il est bon de rappeler les bases car certains semblent souffrir d’amnésie.

Nous avons recueilli les bénéfices de la paix et nous avions une armée expéditionnaire, mais le conflit en Ukraine nous oblige à retrouver de la haute intensité. L’article 24 de la LPM organise la possibilité de constituer des stocks de matières ou composants d’intérêt stratégique pour les armées et donne une priorité à la livraison de biens et de services au bénéfice des armées. Je me doute de la réponse, mais estimez-vous cette disposition pertinente ? Doit-elle aller au-delà de l’industrie de l’armement ? Je pense à d’autres secteurs économiques qui pourraient être mobilisés en cas de conflit.

On parle souvent de la nécessité de réduire les cycles de conception, de fabrication et de livraison : la BITD peut-elle raisonnablement avancer sur ce chemin ? Nous avons constaté les difficultés de production du camion équipé d’un système d’artillerie (Caesar) et nous connaissons la complexité du processus.

Général Cédric Gaudillière. J’habite toujours dans les Landes, où j’ai la chance d’être conseiller municipal d’un petit village, Toulouzette. Je répondrai bien volontiers à votre invitation.

La constitution de stocks stratégiques était une recommandation édictée avant la LPM. La DGA travaille pour accroître notre proactivité dans l’économie de guerre. Elle a fait des annonces, en premier lieu de relocalisation. Pour en rester au domaine des munitions, Eurenco va relocaliser la production de poudre, même si l’autonomie ne sera pas totale car la France ne fait pas de chimie lourde. Ensuite, nous allons constituer, à Sorgues, des stocks plus importants d’explosifs, afin de faciliter la production de corps de bombe.

Ces aspects ont été pris en compte, mais placer le curseur entre une logique de flux et de stocks reste complexe. Jusqu’à présent, l’industrie travaillait beaucoup dans une logique de flux ; les capacités de stockage se trouvent plutôt dans les armées car en créer dans l’industrie est un processus coûteux, enserré dans de nombreuses normes contraignantes. Il va falloir stocker des composants et des matières premières, mais nous devrons faire des choix à cause du coût que cela représente. Il convient donc d’identifier les matières et les composants prioritaires à stocker. Je ne réponds pas complètement à votre question, mais nous avons commencé à entreprendre cette démarche, qui demande une cartographie des composants situés sur le chemin critique. Il faut également agir dans une logique vertueuse consistant à donner de la visibilité aux industriels pour qu’ils puissent investir dans ces composants sur le chemin critique et constituer des stocks. Nous avons arrêté un tel schéma pour les munitions de 155 millimètres et nous espérons l’étendre très rapidement aux missiles MMP et Mistral, qui sont des munitions complexes. L’État et les industriels vont partager la prise de risque : dans l’économie de guerre, nous devons nous montrer exigeants avec l’industrie, notamment munitionnaire, qui doit améliorer ses stocks et ses chaînes de sous-traitance complexes ; elle doit stocker en avance de phase tout ce qui se trouve sur le chemin critique.

Nous avons fait accélérer la production des Caesar : Nexter a consenti un effort important en la matière.

Lieutenant-colonel Yann Lefebvre. Oui, nous sommes passés de trente à dix-sept mois pour leur production, et les cadences vont quasiment doubler d’ici à la fin de l’année. Un effort assez considérable a été entrepris par Nexter et ses sous-traitants.

Cette démarche se retrouve pour les obus et les corps de bombe. Avec l’industrie, la DGA et les armées, nous avons identifié, à l’occasion de la LPM et au titre des travaux d’économie de guerre, les exigences de réactivité adaptées aux hypothèses d’engagement – je pense aux tubes de corps de bombe : lorsqu’ils sont prêts à être façonnés, le gain de temps est considérable.

Général Cédric Gaudillière. Ces logiques passent par des commandes, pour nos armées ou pour l’exportation. Les industriels ne sont pas philanthropes, ils ont besoin de carnets remplis pour engager des cycles vertueux, d’où l’importance des commandes. Nous travaillons à leur offrir une grande visibilité, à eux ensuite d’assumer en contrepartie leur prise de risque.

M. le président Thomas Gassilloud. Vous êtes un exemple vivant de l’application du volet normatif de la dernière LPM, qui a ouvert le droit aux militaires d’être conseillers municipaux dans des communes de moins de 9 000 habitants, ce seuil ayant été retenu car les élus municipaux votent aux élections sénatoriales dans les communes plus peuplées.

Mme Mélanie Thomin (SOC). La question du modèle d’armée, de sa cohérence, de son efficacité et de sa modernisation est centrale. Nos alliés britanniques ont défini, à l’occasion de la revue stratégique de 2021, des priorités limitées et mis l’accent sur la protection du territoire, le contre-terrorisme, la projection de forces au sein de coalitions et d’alliances de sécurité collective, ainsi que sur le maintien de l’ascendant technologique au combat. Sa force terrestre est ainsi vouée à un format expéditionnaire. À l’inverse, la France confirme, dans ce projet de LPM, son attachement à un modèle d’armée complet et à une grande diversité de contrats d’objectifs, dont le revers est souvent décrit par l’image du bonsaï, reflet de la dimension échantillonnaire des capacités.

La conservation de ce modèle cohérent et opérationnel nécessite des crédits significatifs. Si le projet actuel confirme la hausse de la trajectoire budgétaire, il porte paradoxalement sur moins d’équipements et il déploie un calendrier de livraisons étalé : la cohérence a été privilégiée sur la masse. Ces choix qui rallongent l’horizon, notamment pour l’armée de terre, sont-ils de nature à nuire à l’intégration de la France au sein de l’Otan, dans un contexte de montée en puissance rapide d’autres armées européennes, comme celles de la Pologne ou même de l’Allemagne ?

Enfin, dans quelle mesure la séquence temporelle en deux temps de la LPM, autour de l’année-pivot de 2027, répond-elle à un souci de cohérence des programmes, conditions opérationnelles et soutien d’abord, intégration de nouveaux équipements ensuite ? Pourrait-elle être renversée sans obérer sa réalisation ? En clair, pourrait-on imaginer un effort plus soutenu au début et non en fin de période ?

Général Cédric Gaudillière. Nous souhaitons en effet conserver un modèle d’armée cohérent, crédible et équilibré. Vous avez raison, nous continuons à couvrir l’ensemble des missions, afin d’être une puissance d’équilibres. En outre, nous ignorons de quoi la guerre de demain sera faite, donc si nous voulons continuer à peser dans l’ensemble des conflits, à préserver nos intérêts et à protéger nos territoires – pas uniquement le territoire national –, nous devons disposer d’une armée efficace sur l’ensemble du spectre des missions.

Ce choix pose la question de la masse : vous parlez d’une dimension échantillonnaire, mais ce terme n’est pas péjoratif car l’armée reste très crédible dans l’ensemble de ses missions. Cela a effectivement un prix, pas seulement en termes d’équipements mais de compétences. On oublie souvent que nous comptons des hommes et des femmes très compétents pour opérer ces systèmes d’armes complexes. Nous investissons dans la formation, les ressources humaines et les équipements, ce qui a un coût. Nous devons trouver un juste équilibre dans le développement de systèmes d’armes toujours plus complexes, qui permettent d’entrer en premier et de peser dans des aspects capitaux : pour être une nation-cadre, il faut être doté de la capacité d’entrer en premier pour, par exemple, détruire les systèmes sol-air adverses et agir dans le domaine cybernétique. Pouvoir faire cela a un prix, obligatoire pour disposer d’une armée couvrante, qui reste crédible dans toutes les missions. C’est une question d’équilibre, mais nous voulons continuer à peser partout sur le globe et dans l’ensemble du spectre des missions, en conservant une autonomie d’appréciation et d’action. Ce qui exige de posséder une expertise dans tous ces champs sans se disperser. Quant à la masse, nous cherchons à l’acquérir au sein d’alliances.

Votre question sur l’accélération en début de LPM est de nature budgétaire : évidemment, nous souhaiterions avoir tout, tout de suite, mais l’effort est vraiment important puisque l’on parle de 413 milliards. Nous avons la responsabilité de faire fructifier cette enveloppe en développant des systèmes d’armes qui soient pertinents pour affronter la menace de demain. Au lieu de regretter l’étalement, il convient de se focaliser sur l’essentiel, à savoir la capacité de se doter d’armées qui seront prêtes à faire face aux menaces de 2030 et de 2035. Voilà le vrai enjeu !

M. Pierrick Berteloot (RN). Depuis le début de cette phase d’auditions, on nous dit que c’est la cohérence et non la masse qui se trouve au cœur de cette LPM : cet argument est recevable, mais j’identifie néanmoins des failles capacitaires, notamment dans le domaine de l’artillerie. Sur les lance-roquettes unitaires (LRU), indispensables dans la profondeur tactique, le Cema a rappelé que la guerre en Ukraine montrait l’importance des feux dans la profondeur. Or la faiblesse de notre capacité d’artillerie est évidente dans ce domaine ; après les dons consentis à l’armée ukrainienne, nous ne possédons plus qu’une dizaine de LRU opérationnels, et il était question de les remplacer dans l’armée de terre à l’horizon de 2030. Sur certaines capacités d’artillerie, les retours d’expérience sont très satisfaisants, ce qui est une fierté. Néanmoins, il nous semble urgent d’accélérer dans le domaine des LRU, exigence compatible avec la volonté du Gouvernement de doter à nouveau la France d’une industrie de guerre capable de répondre aux nouveaux besoins stratégiques.

Notre collègue Jacobelli a posé hier au Cema une question sur l’équipement en LRU : nous souhaiterions également vous entendre sur cet aspect majeur de la cohérence capacitaire. Quand aurons-nous un stock de LRU suffisant ? Sera-t-il d’origine française ou américaine ? En attendant, comment nos forces s’adaptent-elles pour le combat dans la profondeur tactique ?

M. Vincent Bru (Dem). Avec Julien Rancoule, nous avons conduit une mission d’information sur les stocks de munitions au cours de laquelle les militaires que nous avons rencontrés ont fait part de leur souhait d’utiliser davantage de munitions réelles dans la préparation opérationnelle. Certes, les simulateurs sont excellents – j’ai pu m’en rendre compte à Pau – et les munitions d’entraînement ne sont pas dénuées d’intérêt, mais beaucoup de militaires voudraient utiliser des munitions réelles pour rendre leur préparation opérationnelle plus efficace. La LPM exaucera-t-elle ce souhait ?

Vous avez évoqué avec raison la souveraineté de fabrication des munitions – qui ne concerne pas les petits calibres – grâce aux très belles entreprises qui forment la BITD et vous avez expliqué la nécessité de constituer des préstocks de composants stratégiques : qui doit les financer ? Les entreprises ? Si nous devions augmenter leur ampleur, l’État serait-il à même d’y participer ? Je voudrais appeler votre attention sur des composants électroniques, composants stratégiques qui peuvent devenir rares car ils échappent à notre souveraineté : nous sommes très dépendants de l’Asie, en particulier de Taïwan où il se passe beaucoup d’événements qui pourraient nous inquiéter.

Les normes qui entourent la durée des munitions et sur lesquelles la DGA s’appuie pour accorder sa certification sont souvent plus complexes que les normes otaniennes : envisagez-vous de les assouplir ?

M. Christophe Blanchet (Dem). Vous avez passé hier la commande de 20 000 obus : quand seront-ils livrés ?

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Vous avez rappelé l’importance de l’effort consenti dans le domaine de la défense sol-air. Dans un scénario où nous serions attaqués depuis le sud par des missiles balistiques type Scud, notre capacité de détection serait-elle suffisante ?

On ne parle plus beaucoup des munitions de l’armement air-sol modulaire (AASM) – bombes guidées, GPS équipés de coûteux kits lasers –, pensez-vous que ce type de munitions est adapté aux scénarios de conflit que vous avez envisagés et aux missions qui sont définies dans la LPM ?

Général Cédric Gaudillière. La LPM prévoit de remplacer les LRU pour les frappes de longue portée terrestres dans la profondeur tactique ; ce remplacement, prévu à l’horizon de 2027 et 2028, ne doit pas souffrir de retard. Il y a deux options : l’achat sur étagère américaine ou le développement d’une solution souveraine ou européenne. Nous travaillons activement sur la question, les deux options étant encore sur la table. Nous avons l’ambition de nous doter de treize systèmes en 2030 et 26 systèmes d’ici à 2035: il s’agit de l’une des priorités de l’armée de Terre, relayée par l’état-major des armées.

Les munitions réelles, surtout celles qui servent aux missions complexes, ont un coût. L’intérêt d’échelonner les livraisons est d’étaler leur péremption, ce qui permet aux forces d’utiliser les munitions pour leurs exercices avant qu’elles ne soient périmées. C’est un effort de gestion à mener sur lequel nous travaillons. Comme toutes les munitions sont désormais intelligentes, nous allons les doter d’un système d’autodestruction quand elles sortent du gabarit, si bien que nous pourrons également les utiliser, juste avant leur péremption, sur le territoire national et sans avoir besoin de les instrumenter.

Il y a un regret sur les munitions de petit calibre, même si des propositions industrielles sont avancées et étudiées. Mais disposer d’une solution nationale pour ces munitions n’est pas notre priorité, contrairement aux poudres, par exemple.

L’objectif sur les préstocks est de parvenir à un équilibre entre l’État et les industriels : chacun doit prendre sa part de l’effort. Il doit y avoir des négociations par secteur car les problématiques varient. La politique en la matière est à coconstruire avec l’industrie.

Un énorme effort de relocalisation des composants électroniques est accompli dans cette LPM. Dans les huit projets déjà confirmés, on trouve Photonis en Corrèze et Lynred, qui s’occupe des circuits imprimés, des salles blanches, de l’intégration et de l’assemblage. Il s’agit d’un problème complexe sur lequel le délégué général pour l’armement pourra vous éclairer.

Il faut en effet simplifier les normes françaises en matière de munitions, celles de l’Otan étant moins contraignantes. Nous essayons de faire converger nos normes, mais la tâche est difficile car, souvent liées à la pyrotechnie, elles sont issues du code du travail.

La livraison des 20 000 obus ne sera pas aussi rapide qu’espéré, car les poudres, qui arrivent d’Allemagne, se trouvent sur le chemin critique. Nous recevrons les premiers obus l’année prochaine, mais la livraison s’accélérera à partir de 2025. Dans le cadre du « faire autrement », nous essayons de recycler des anciennes munitions : nous avons trouvé, à Brienne-le-Château, des munitions d’artillerie ; nous allons utiliser les poudres, les reconditionner à Bergerac et fabriquer des charges modulaires pour des munitions de 155 millimètres. Nous ne nous interdisons plus rien et nous déployons des processus novateurs ; si nous parvenons à livrer des charges modulaires plus rapidement, l’arrivée de certains des composants de ces 20 000 munitions pourrait être avancée.

L’Allemagne a lancé un projet de bouclier antimissiles européen, ESSI ; la France présentera une initiative car il y a derrière cet outil de vrais enjeux industriels. L’industrie française possède de grandes capacités de détection, et l’évolution du missile Aster permettra de faire de l’antibalistique. La doctrine française ne comprend pas le déploiement d’un bouclier défendant notre territoire puisqu’elle repose sur la dissuasion. Si les intérêts vitaux de notre pays étaient attaqués, nous ferions peser la menace d’une frappe nucléaire sur l’adversaire. Telle est notre doctrine de défense du territoire national. S’agissant de la défense de l’Europe, il y a en revanche un travail à mener pour améliorer notre bouclier sur le flanc sud.

J’ai tiré beaucoup d’AASM : cette arme, très modulaire, reste tout à fait pertinente. Nous travaillons avec l’industrie pour disposer de kits lasers moins chers et nous avons complètement restructuré la filière de cette arme très efficace, qui sera pérennisée pendant de nombreuses années.

 


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M. le général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense (jeudi 13 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous auditionnons le général Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense (Comcyber), dans le cadre des travaux préparatoires à l’examen du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030, qui accorde 4 milliards d’euros au cyber et en fait une priorité pour nos armées.

En votre qualité de Comcyber, vous serez donc amené, mon général, à jouer un rôle central. Chacun a bien compris, désormais, l’articulation de notre dispositif cyber. L’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), dont nous avons auditionné le nouveau directeur général la semaine dernière, est le bouclier ; le Comcyber est le glaive.

Nous aimerions vous entendre dire comment vous comptez utiliser les crédits en hausse dédiés au cyber pour les sept prochaines années, et préciser l’état de la menace cyber, ainsi que la manière dont la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 permettra d’y faire face.

Général Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense (Comcyber). C’est la deuxième fois que je m’exprime devant vous et la troisième fois que je viens ici depuis ma prise de fonction en septembre. Cela démontre toute l’importance prise par le fait cyber, ce dont je me réjouis en tant que Comcyber.

Précédemment, j’ai abordé le bilan de la LPM 2019-2025 sous l’angle cyber et présenté mon analyse des enseignements de la guerre en Ukraine. Ces deux thèmes constitueront le socle de mon propos, car ils ont servi de base à nos travaux sur la future LPM et à nos demandes.

Je commencerai par rappeler les éléments d’appréciation dont nous disposons sur la menace cyber, tant ce qu’elle est que ce qu’elle pourrait devenir. Je présenterai ensuite les grandes orientations de la réponse apportée par la LPM 2024-2030, et enfin notre dynamique interne d’organisation et d’optimisation compte tenu des éléments dont nous disposons et des moyens dont nous allons être dotés.

L’état de la menace cyber vous a sans doute été en partie présenté par le directeur général de l’ANSSI. La menace générale est toujours croissante, plus complexe et sans cesse renouvelée. Elle est plus connue qu’il y a une dizaine d’années, lorsque nous commencions à l’appréhender, notamment parce que certaines collectivités locales ont été, hélas, la cible de ce type d’attaques.

Ces attaques sont de trois ordres. Certaines relèvent de l’espionnage. Ce sont celles dont on parle le moins, car elles restent sous le radar et attaquent le plus souvent le monde économique et industriel, parfois des particuliers. D’autres visent à la subversion et à la déstabilisation à partir des réseaux sociaux. Elles sont bien plus visibles. Nous les affrontons, notamment en Afrique francophone, mais tout le monde y est exposé. Des élections américaines et françaises ont été perturbées par ce type d’action par le passé. Les autres attaques sont les fuites et les ventes de données sensibles, ainsi que les sabotages, qui entraînent des dysfonctionnements.

Parmi les tendances des dernières années, il faut relever le développement d’attaques systémiques importantes. Certes, le conflit ukrainien n’a pas mis à genoux l’État ukrainien, mais plusieurs attaques survenues en 2022 méritent d’être mentionnées. En avril 2022, une attaque par rançongiciel a contraint le Costa Rica à déclarer l’état d’urgence, notamment parce que le système de santé et les systèmes financiers étaient au tapis. L’Albanie et le Monténégro ont signalé des attaques majeures, qu’ils ont attribuées à des puissances étrangères.

Depuis 2019, les attaques par rançongiciel se développent. Elles agissent sur deux plans : chiffrer les données et les rendre inaccessibles, ce qui neutralise le système ; les extraire et les revendre. Cette double extorsion tend à se développer : dans la mesure où de plus en plus de sociétés font des sauvegardes de leurs données, elles paient moins pour les récupérer que pour en éviter la divulgation par les cybercriminels.

Les acteurs sont insaisissables et entremêlés – États, services de renseignement, criminels, activistes.

Les modes d’attaque présentent une sophistication croissante. Les armes cyber se disséminent, non seulement sur le dark web, mais aussi par l’action de sociétés proposant le hacking comme un service, telles que NSO Group (Pegasus). Les attaques de la chaîne logistique, qui visent les sous-traitants d’une entreprise pour l’atteindre, sont en forte progression. Ce mode d’action est dangereux et exige de l’attaquant un investissement légèrement accru, car la protection initiale est parfois renforcée, mais il permet d’accéder à d’autres structures protégées en visant un maillon faible.

À l’avenir, le monde sera de plus en plus numérisé. Les véhicules connectés, les maisons connectées, les villes intelligentes et la dépendance croissante aux réseaux sociaux renforcent la menace cyber, tant en envergure qu’en profondeur et en technicité. En outre, les auteurs d’attaques sont de plus en plus désinhibés.

La détection des menaces et des tactiques mises en œuvre est globalement placée sous la responsabilité de l’ANSSI. Toutefois, un protocole prévoit qu’elle fasse appel au Comcyber si elle est dépassée ou si elle a besoin de soutien.

Pour ma part, je traite une menace propre aux armées- en ce sens, le Comcyber constitue aussi le bouclier du MINARM- en assurant la défense de 1 800 systèmes différents. Cette diversité – systèmes d’armes, systèmes de communication, systèmes d’information, systèmes industriels – se double d’une grande variété de niveaux de classification, du niveau non protégé jusqu’au très secret-défense. Il faut donc couvrir un large spectre de technicité, d’autant que le souhait des armées est d’aller vers toujours plus de numérisation et d’interopérabilité, pour échanger très rapidement et prendre l’adversaire de vitesse. Chaque interconnexion de réseaux signifie pour moi une part de fragilité supplémentaire sur laquelle veiller.

Les adversaires sont nombreux et dotés de motivations très diverses. S’ils sont un peu moins menaçants pour moi que pour la société civile, un peu moins bien armée structurellement, je n’en ai pas moins affaire à des attaquants de très haut niveau, qui sont soit des cybercriminels, soit des services de renseignement ou encore des hacktivistes, les uns étant souvent liés aux autres. Ces attaquants prennent le temps nécessaire pour développer leurs attaques, usant de moyens potentiellement gigantesques pour investir les réseaux et trouver le maillon faible.

Les secteurs aérien et naval sont statistiquement les plus touchés par les attaques de la chaîne logistique. Par ailleurs, nous devons travailler à résorber notre vulnérabilité potentielle sur le champ de bataille, où la proximité de nos forces avec l’adversaire fragilise, dans le spectre électromagnétique, l’intégrité de nos systèmes de liaison radio.

Dans les conflits, le cyber est devenu un espace central de conflictualité. Le conflit en Ukraine, que j’ai eu l’occasion d’analyser devant vous sous l’angle cyber, démontre qu’il est possible, avec une bonne défense et en commençant tôt – dès 2014 en l’espèce –, non d’annuler mais de limiter l’impact des attaques. Par ailleurs, ce monde reste un univers très discret, secret et invisible. Ce que l’on dit de l’Ukraine, c’est ce que l’on en sait, mais nous n’en savons pas tout.

J’en viens aux grandes orientations de la réponse apportée par la LPM 2024-2030. Il n’est pas désagréable de me présenter devant vous en disant que j’ai le sentiment, sur ce point, d’avoir été entendu. Ce n’est pas neutre : compte tenu des préoccupations suscitées par le retour de la haute intensité, chaque composante des armées, chaque armée, chaque spécialité a forcément des demandes importantes à faire valoir. Comme je l’ai dit lors de ma précédente audition, c’est un gros édredon d’expression de besoins qu’il faut faire entrer ensemble dans une valise de ressources, non extensibles à l’infini.

Les crédits accordés au cyber sont multipliés par trois. Il s’agit essentiellement d’atteindre l’objectif fixé par la Revue nationale stratégique (RNS) 2022 : « une résilience cyber de premier rang ». Ces financements seront distillés vers les entreprises du domaine Cyber françaises et européennes, notamment dans le cadre de la recherche et développement (R&D). En les faisant monter en gamme, nous obtiendrons des améliorations technologiques qui permettront par la suite de développer des capacités utiles à nos grandes entreprises et à nos PME.

L’effort d’investissement s’articule autour de quatre axes : le chiffre, la lutte informatique défensive (LID), la lutte informatique offensive (LIO) et la lutte informatique d’influence (L2I).

Le chiffre est le socle de notre protection. Nous avions au départ une dette technique élevée en la matière. La précédente LPM a amplement contribué à faire de la réparation, en y consacrant environ 60 % de l’investissement important consenti dans le cyber. L’effort sera poursuivi dans la prochaine LPM. Il faut sans cesse développer nos compétences en la matière, car la technologie évolue et l’adversaire trouvera des moyens pour décrypter nos informations. Le chiffre reçoit donc une part importante de notre budget. Il y va de la sécurisation de nos liaisons de données et de la garantie de notre interopérabilité avec les alliés, qui suppose, pour échanger avec eux des messages importants et confidentiels, d’être crédible et de disposer d’un niveau de chiffrement de haute qualité.

En outre, la forte augmentation de nos crédits permet d’en consacrer une part significative à la LID, à la LIO et à la L2I.

En matière de LID, nous aurons la capacité d’étendre nos moyens de supervision, de détection et de caractérisation. La LID consiste à patrouiller sur les réseaux pour détecter les attaques au plus tôt et intervenir promptement pour les contrer. Il s’agit de vérifier, grâce à des sondes et à des moyens positionnés sur les postes de nos militaires, que nous ne sommes pas attaqués.

Des audits et des homologations permettent de protéger les systèmes en amont. Le jour où nous sommes attaqués, des équipes font des vérifications, remontent à la source du logiciel malveillant, font de l’investigation numérique, tentent d’identifier les attaquants et défendent le plus rapidement possible les systèmes susceptibles d’être contaminés.

Dans ce domaine, nos effectifs seront renforcés. Nous nous appuyons aussi sur la réserve et attendons beaucoup des cinq mesures de simplification dont celle-ci fera l’objet dans le cadre de la LPM 2024-2030. Nous faisons appel, dans le cyber, à la part de la réserve dite de compétence. Nous adressons à nos centres, notamment celui de Rennes, ainsi qu’aux unités cyber des armées, des profils de bon niveau. Nos effectifs devraient augmenter de 300 réservistes actuellement à 500. Nous comptons beaucoup sur les mesures de simplification de la réserve pour que cette augmentation n’immobilise pas trop de personnel pour la rédaction des ordres de mission et l’organisation du suivi.

Sur la LIO, je ne pourrai pas m’étendre très longtemps, en raison du secret qui l’entoure. Dévoiler les capacités dont nous disposons et celles que nous visons demain donne de précieux indices à nos adversaires potentiels. Je me contenterai d’indiquer que nous développons, surtout à l’échelon stratégique, un premier niveau de maturité de qualité.

La L2I est en quelque sorte le petit nouveau de la LPM 2024-2030. Elle ne figurait pas dans la précédente. Cet état de fait illustre la souplesse dont doit faire preuve, selon nous, notre vision du cyber, qui ne sera pas en 2030, ni même en 2027, ce qu’il est en 2023. Nous devons conserver une certaine flexibilité, une capacité d’ajustement pour faire face aux menaces qui émergeront.

La L2I a émergé en France avec la lutte contre Daech, qui recrutait nos jeunes par une propagande agressive et brutale, faite d’incitation à la violence et à la haine. Après des débuts modestes à partir de 2015, elle a connu une amplification majeure dans le cadre de nos affrontements en Afrique avec des acteurs désinhibés travaillant globalement contre la présence française en Afrique et cherchant à nous décrédibiliser.

La L2I consiste à détecter et à caractériser l’adversaire, ce qui n’est pas simple, car il faut distinguer un acteur seul et hostile par nature ou par conviction personnelle, d’une menace construite et structurée, disposant de relais d’amplification importants. Notre travail nous a permis de progresser ; la LPM 2024-2030 doit nous permettre de passer de l’artisanat à l’industrialisation. Dans ce cadre, nous allons doubler les effectifs affectés à la L2I.

J’en viens à notre stratégie de montée en puissance. Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai tracé trois lignes d’opération.

La première est celle des ressources humaines. Au-delà des moyens financiers, la principale richesse, le cœur même de la Cyberdéfense, ce sont ses ressources humaines. Elles constituent également son principal défi. Pour trouver la ressource dans un pays qui, dans le domaine de la cybersécurité, produit chaque année moins d’ingénieurs et de techniciens qu’il n’ouvre de postes, nous devons trouver les bons ressorts pour davantage recruter, former et fidéliser. Ce travail s’impose d’autant plus que nous devrons dépasser les 5 000 cybercombattants à l’horizon 2030.

Pour recruter, nous avons des atouts, notamment le sens de la mission – les jeunes cherchent du sens ; chez nous, ils en trouvent – et l’esprit d’équipe, de corps et de camaraderie. Par ailleurs, nous dispensons des formations initiales et continues qui maintiennent le niveau et sont très prisées. La possibilité de progresser dans l’institution existe aussi dans le cyber, qui donne accès à l’escalier social, que nous préférons à l’ascenseur social, car il s’agit de s’élever par l’effort. Le défi technique que représente la diversité des systèmes des armées, qui est unique en son genre, permet à un jeune ayant un bon niveau de compétence technique de progresser continuellement. En outre, nous proposons des missions en opérations extérieures (Opex), dans des milieux particuliers et dans les trois armées.

Nous avons aussi des handicaps, sur lesquels nous travaillons, notamment la fluidité du recrutement, qui pâtit parfois, notamment dans la réserve, de lourdeurs administratives. Nous avons créé un bureau d’appui au recrutement cyber, très présent au Campus Cyber, à Paris, pour faire évoluer les choses. Un jeune qui veut être militaire n’a qu’à pousser la porte d’un centre d’information et de recrutement des forces armées (CIRFA) pour obtenir satisfaction. Un jeune doté de compétences informatiques et de cybersécurité désireux de servir son pays n’a pas toujours ce réflexe, car il voit dans les CIRFA des navires, des soldats sur le terrain et des pilotes de l’armée de l’air, et se dit « Ce n’est pas mon truc » ou « Je n’ai pas la condition physique pour faire cela ». L’idée est d’aller chercher ces profils et de les attirer vers nous, en comptant sur les armées pour les recruter sur leurs droits et sous leurs uniformes.

Les salaires constituent un handicap, ce qui n’a rien d’une surprise s’agissant de la fonction publique. Des travaux sont en cours pour améliorer la situation. S’agissant du télétravail, il reste rare dans nos structures. Nous devons prendre en compte les impératifs de réalisation collective de la mission, de la confidentialité associée et de l’esprit de corps et de camaraderie que j’évoquais précédemment. Le télétravail concerne donc essentiellement des travaux de développement et d’expertise. En revanche, nous réfléchissons à des solutions pour favoriser le travail en région. Dernier handicap : la faible lisibilité initiale des parcours, qui se sont structurés ad hoc au sein de l’État. Nous offrons désormais des parcours potentiellement très complets. Un jeune qui s’engage chez nous peut ensuite travailler à l’ANSSI ou à la DGSE, et revenir chez nous ensuite. Des parcours variés et valorisants sont possibles dans le domaine technique.

Plus généralement, en matière de ressources humaines, nous avons conscience que nous ne garderons pas la plupart de ceux que nous recrutons pendant vingt-cinq ou trente ans. Nous nous inscrivons donc dans une dynamique de flux, dont l’armée a certes la culture, mais pour les flux du temps long plus que pour ceux du temps court. Par ailleurs, nous avons le sentiment que nous irriguons la société. La LPM 2024-2030 consent, pour le cyber, un gros effort de formation, dont le budget triple. Nous avons conscience qu’offrir une formation de haut niveau à notre personnel améliore le recrutement, mais s’ils restent moins de cinq ans, nous sommes perdants.

Un projet avec l’École polytechnique visant à développer encore davantage l’excellence nationale en matière de formation initiale, porté par le ministre, est en cours. Divers projets visent à amener les grandes écoles d’ingénieurs vers la cybersécurité. Par ailleurs, le Comcyber a un ancrage fort en Bretagne, où se trouve le pôle d’excellence cyber créé par la région et le ministère. Nous y développons des interactions fortes avec le monde académique, la recherche et les sociétés du domaine cyber.

Ma deuxième ligne d’opération est la recherche de l’excellence opérationnelle portée par l’amélioration de l’intégration des effets cyber aux opérations militaires. En la matière, nous avons développé des capacités de LIO et de L2I de haut niveau ; nous essayons de descendre vers les échelons opératif et tactique, pour mieux appuyer les armées avec les outils et les capacités que nous avons développés. Pour la LID, c’est le contraire : nous partons du bas, les armées disposent déjà de capacités matures et il faut désormais améliorer leur interopérabilité pour consolider l’hypervision qui nous permettra de gagner en efficacité en cas d’attaque majeure Travailler entre domaines de lutte suppose d’établir des priorités, mais la LIO peut appuyer la L2I et la L2I peut appuyer la LID. Ces interactions sont possibles entre les trois domaines de lutte.

Je ne m’étendrai pas sur ma troisième ligne d’opération, les partenariats, faute de temps. À l’échelon national, nous avons un ancrage fort dans la communauté formée par le Centre de coordination des crises cyber (C4), dirigé par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). À l’étranger, nous étendons nos relations partenariales, sous forme bilatérale ou dans le cadre de l’UE.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur sur le projet de loi de programmation militaire 2024-2030. La LPM 2019-2025 a permis de construire et de coordonner les capacités de l’armée en matière de cyber, grâce à la création de 1 500 postes cyber et de la posture permanente cyber.

Comme l’a rappelé le ministre, passer à côté de l’enjeu cyber, c’est passer à côté d’un enjeu majeur. Le budget de 4 milliards d’euros prévu par la LPM 2024-2030 nous permettra de tenir notre rang à l’échelon international. Il faut y ajouter les effets indirects des 8 milliards investis dans le numérique et des 10 milliards de crédits alloués à la recherche et à l’innovation, dans des domaines comme l’intelligence artificielle. Les dispositions de la LPM 2024-2030 permettront-elles à la France de poursuivre le développement d’une cyberdéfense de premier plan face à nos compétiteurs stratégiques ?

Général Aymeric Bonnemaison. Nous suivons de près toute innovation en matière d’intelligence artificielle, d’informatique quantique et dans tout domaine susceptible d’introduire une faille ou une opportunité, selon le côté où l’on se place.

Baisser la garde ou alléger notre effort en matière de cyber, c’est être déclassé. Nous sommes engagés dans une course sans fin. La France est partie relativement tôt, mais pas dans les toutes premières nations. Elle a acquis un niveau d’expertise reconnu grâce à un bon niveau technique et à une approche très opérationnelle du cyber. Si nous relâchons l’effort, nous ne serons plus dans la course.

L’ambition affichée par la LPM 2024-2030 nous permettra de rester en ligne, sous réserve de ce que feront nos compétiteurs. C’est volontairement que j’ai ouvert mon propos par la menace : beaucoup dépendra de nos compétiteurs majeurs et de notre capacité à nous adapter.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. J’en déduis que, dans le débat opposant la cohérence et la masse, vous préférez, pour l’investissement dans le cyber, la cohérence ?

Général Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense. La LPM 2024-2030 fait le choix de la cohérence globale.

S’agissant de l’engagement sur le champ de bataille, l’exercice Orion a montré que le cyber est d’ores et déjà intégré aux manœuvres, comme l’espace d’ailleurs. Peu de pays ont une intégration d’une telle maturité. Nous étudions le retour d’expérience (Retex). Certes, tout n’a pas été parfait, mais l’exercice a permis d’acculturer les armées, en montrant à celui qui sert à bord d’un bâtiment de la marine, dans les forces armées déployées sur le terrain ou dans une base aérienne, l’impact qu’une action cyber peut avoir sur la manœuvre dans son ensemble. Désormais, les officiers chargés d’un commandement ont parfaitement conscience de cette menace.

Mme Sabine Thillaye (Dem). L’ANSSI est pleinement intégrée dans la lutte contre les cyberattaques. La LPM 2024-2030 renforce ses prérogatives, en lui offrant notamment la possibilité de demander le blocage d’un nom de domaine susceptible de porter atteinte à la sécurité nationale et celle de détecter plus facilement les serveurs utilisés par les cyberattaquants. Le Comcyber est en lien avec la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la Direction du renseignement militaire (DRM) et la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), ainsi qu’avec l’ANSSI pour la LID.

À l’avenir, dans un contexte de forte évolution des menaces cyber, qu’attendez-vous de l’ANSSI en matière de LID ? Les évolutions législatives prévues par la LPM 2024-2030 vous semblent-elles à la hauteur des enjeux actuels et à venir ? Le renforcement de notre arsenal législatif correspond-il à celui effectué par nos partenaires ?

Général Aymeric Bonnemaison. Certains de nos partenaires sont dotés d’un corpus législatif intéressant. Je ne souhaite pas évoquer ce sujet à la place de l’ANSSI, mais je peux souligner que ces évolutions vont dans le bon sens. Tout ce qui nous permettra d’être plus réactifs, et surtout moins naïfs, s’agissant des attaques auxquelles nous pouvons être confrontés, va dans le bon sens.

En matière de défense, du point de vue fonctionnel, je dépends de l’ANSSI, qui me délègue la responsabilité de mes réseaux. L’interaction entre nous est permanente. En matière d’expertise, nous nous aidons mutuellement. À mes yeux, la dynamique générale des évolutions législatives est très favorable.

Mme Anne Genetet (RE). Quels sont les points de vigilance que vous souhaitez porter à notre attention s’agissant des besoins que vous pourriez avoir au cours des sept ans que couvre la LPM 2024-2030 ? Sept ans, c’est long, surtout en matière de cyberdéfense.

S’agissant du recrutement, la LPM 2024-2030 prévoit de développer le recours à l’apprentissage et à la réserve. Comment envisagez-vous de répondre aux enjeux de fidélisation et de recrutement ?

Général Aymeric Bonnemaison. Ma seule demande, pour l’heure, est que nous tenions les 4 milliards ! Surtout, il faudra faire preuve de flexibilité dans leur orientation, en fonction de la menace et de son évolution. De même que nous avons développé la L2I en actualisant la précédente LPM, nous devrons sans doute actualiser la LPM 2024-2030 dans un domaine pour lequel sept ans, c’est très long.

Sur l’apprentissage, le Comcyber compte une trentaine d’apprentis dans ses effectifs. Nous essaierons de développer cette voie de recrutement, notamment grâce aux dispositions relatives à l’apprentissage militaire de la LPM 2024-2030.

Sur la réserve, je n’ai pas les mêmes problèmes que pour la population d’active. De nombreuses entreprises de services du numérique (ESN) me contactent – les aspects déontologiques de la démarche restent à explorer – non seulement pour rester connectées, mais aussi pour fidéliser leurs jeunes, dont la soif de sens peut être étanchée par une présence parmi nous de trois ou quatre semaines par an. Les entreprises elles-mêmes accompagnent le mouvement et me proposent des jeunes qui veulent rejoindre la cyberdéfense, ce qui a été un peu une surprise pour moi.

Par ailleurs, nous communiquons beaucoup. Je n’ai donc aucune inquiétude sur la réserve et le volontariat. Je me préoccupe surtout de la structurer et de l’adosser aux armées à l’échelle régionale. Je suis très concentré sur cet objectif, d’autant que les unités cyber des armées seront plus étroitement liées au Comcyber d’ici la fin de l’année. Il y aura des unités cyber en région, par exemple à Toulon pour la marine et à Mont-de-Marsan pour l’armée de l’air, ce qui nous permettra d’assurer une présence un peu plus territorialisée.

M. Pierrick Berteloot (RN). Chacun comprend que notre armée doit être en mesure de protéger efficacement notre territoire face aux menaces de cyberattaques, et de riposter lorsque cela est nécessaire. La guerre en Ukraine nous a donné l’exemple d’un emploi massif de l’arme cyber dans un conflit de haute intensité sur des cibles variées, et parfois inattendues.

Ainsi, l’attaque par les Ukrainiens de la plateforme comptable de distribution d’alcool russe Egais, début mai 2022, pourrait être à l’origine d’une perte de 28 millions de dollars de droits d’accises pour la Russie, soit l’équivalent de quatorze chars T-80 – exemple concret et édifiant ! En mai également, le satellite européen KA-SAT a fait l’objet d’une attaque, dont la Russie a été accusée. En Afrique, une guerre d’influence est à l’œuvre, qui menace directement nos intérêts, comme l’a montré l’affaire du faux massacre de Gossi, au Mali, monté de toutes pièces par le groupe Wagner pour accuser les forces françaises.

Face à ces risques, la France, qui entend conserver un modèle d’armée complet, doit pleinement s’investir dans le cyber. Telle est la raison de la création du Comcyber il y a cinq ans. Nous avons intégré la cybersécurité dans le concept de sécurité nationale, avec l’ambition de développer une résilience cyber efficace. Cela nécessite des ressources technologiques avancées et des profils aux compétences techniques élevées, à recruter et à fidéliser. Si le domaine militaire cyber est plutôt attractif, il est fortement concurrencé par le secteur privé, plus généreux en matière de rémunérations. Hier, le DGSE a évoqué cet enjeu devant nous.

Parvenons-nous à recruter et à fidéliser les ressources humaines indispensables à la mise en œuvre d’une stratégie de cyber défense nationale ? Avons-nous des moyens matériels et techniques à la hauteur de nos ambitions ?

Général Aymeric Bonnemaison. Sur le recrutement, il faut encore assouplir nos façons de faire, mais nous y parviendrons. L’enjeu, c’est la fidélisation qui, sans atteindre des durées excessives, nous permettra d’avancer.

Dans ce cadre, il faut construire des parcours dans le public, mêlant des expériences chez nous avec d’autres à la DGSE ou à l’ANSSI par exemple. Ces parcours croisés sont d’une très grande richesse. Le cyber présente la singularité, au sein de l’État, de s’être construit autour de gens ayant travaillé dans ces diverses entités et ayant déjà un riche parcours. La qualité des échanges au sein du C4 l’illustrent. Ce qui nous unit est d’être dans la matière depuis plus de dix ans et de nous connaître, donc d’être préoccupés par les solutions que nous devons trouver ensemble.

La fidélisation et plus généralement les ressources humaines sont au cœur de nos enjeux. Notre fragilité tient beaucoup aux salaires, qui sont parfois deux à trois fois inférieurs à ceux offerts par le privé.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NUPES). La sécurité des installations nucléaires civiles et militaires est un sujet fondamental pour notre cyberdéfense. Dans ce domaine, il existe des antécédents, dont nous avons sans nul doute tiré des enseignements.

En 2014, la société Korea Hydro & Nuclear Power, qui gère un parc de centrales nucléaires en Corée du Sud, a été cyberattaquée. Des données de la firme ont été volées. En 2010, le virus Stuxnet, conçu par la NSA et par l’unité israélienne 8200, a sévèrement perturbé le programme nucléaire iranien, détruisant plusieurs centaines de centrifugeuses de la centrale de Natanz. Ce sont deux exemples de cyberattaques contre des installations nucléaires civiles ou reliées à un programme militaire. Comment le Comcyber tient-il en compte de la cybersécurité du commandement, du contrôle et des communications nucléaires (NC3) ?

Les moyens financiers supplémentaires prévus par la LPM 2024-2030 pour le domaine du cyber, à hauteur de 4 milliards d’euros sur sept ans, vous semblent-ils de nature à répondre complètement à la criticité des enjeux et à la course de vitesse imposée par la sophistication toujours plus grande des attaques cyber ?

Le rapport annexé évoque l’objectif de renforcer les domaines du renseignement, de la cyberdéfense et du numérique. Toutefois, la cible de ressources humaines n’est pas détaillée à l’horizon 2030. Êtes-vous en mesure de donner des précisions sur les besoins en effectifs et la trajectoire envisagée du progrès en nombre de militaires dédiés à la cyberdéfense ? Vous avez dit espérer plus de 5 000 femmes et hommes, et bien au-delà. Avez-vous des détails à ce sujet ?

Général Aymeric Bonnemaison. J’ai évoqué le haut niveau de protection de nos systèmes et l’effort particulier fait dans le domaine du chiffre. Les exemples de Stuxnet et de la Korea Hydro & Nuclear Power sont bien identifiés et travaillés, dans le cadre d’une veille permanente. Nous sommes d’une vigilance extrême à ce sujet. Dans ce domaine, nous n’avons pas besoin de sensibiliser grand monde, car la notion de secret et les procédures de protection y sont bien établies.

En matière de ressources humaines, je ne peux pas vous donner de chiffres, au risque de vous décevoir. J’ai besoin d’effectifs importants, je me suis exprimé à ce sujet, mais je dois être réaliste : je dois pouvoir recruter et former dans les délais les effectifs que je demande. Il faut donc adopter une pente de croissance réaliste compte tenu de ce que je dois honorer. À ce jour, tous mes droits ne sont pas honorés. Ce que je puis dire, c’est que nous doublerons les effectifs affectés à la L2I et que nous augmenterons significativement ceux affectés à la LID et à la LIO.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Vous avez évoqué le pôle d’excellence cyber, issu d’un partenariat conclu entre le ministère des armées et le conseil régional de Bretagne. Enseignante en série technologique, je ne peux qu’abonder dans le sens de ce projet. Votre filière incarne un véritable espoir pour nos jeunes et suscite leur intérêt.

Le cyber fait l’objet d’un effort budgétaire important dans la LPM 2024-2030, à hauteur de 4 milliards. Il s’inscrit dans la continuité de la création du Comcyber en 2017. Le projet de loi confirme la posture permanente cyber des armées et la poursuite des efforts de recrutement. Pouvez-vous nous indiquer si l’effort portera principalement sur le recrutement ou sur le développement et l’acquisition d’outils, voire le MCO ?

Le cyber est souvent associé à l’innovation. Or la recherche d’innovations suppose une capacité d’intégration et des arbitrages entre acquisition et développement interne. Plus généralement, la liberté d’action dans le cyber nécessite surtout une réactivité et une stratégie de surveillance propre, lorsque le Comcyber n’est pas en appui d’une manœuvre interarmes. Comment cette posture est-elle maintenue ? Comment sont assurés les entraînements et leur mise à jour pour la conduite de cette palette de missions très vaste ?

Enfin, dans quelle mesure le développement de la L2I impose-t-il une rupture capacitaire et doctrinale ? Comment la LPM 2024-2030 peut-elle y répondre ?

Général Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense. S’agissant de nos relations avec l’enseignement secondaire, nous avons lancé un projet de capture the flag, pour l’instant circonscrit à l’Île-de-France, mais que nous voulons étendre au-delà, intitulé « Passe ton hack d’abord ». Je l’ai proposé au directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco), qui s’est immédiatement montré enthousiaste. Nous avons mis le projet à l’étude, en fixant un plafond à 1 000 lycéens. Ayant commencé assez tard, au mois de novembre, nous en espérions 300 ; nous en sommes à plus de 900.

Par ailleurs, toutes les formations de spécialité cyber dans les écoles ne sont pas armées, notamment parce que nous manquons de jeunes femmes, qui s’autocensurent dans le numérique. Le Dgesco et moi-même avons donc encouragé les lycéennes à participer au projet ; nous en avons aujourd’hui plus de 200.

L’idée est de montrer, sous une forme ludique, que le cyber n’est pas uniquement un monde réservé aux meilleurs mathématiciens, et qu’il est attrayant et accessible à tous. Ce programme marche très bien ; les professeurs encadrent bien les jeunes avec l’appui de nos réservistes. La remise des prix aura lieu le 10 mai au Campus Cyber.

Notre effort porte sur tous les fronts, du recrutement au MCO en passant par la formation et le développement d’outils spécifiques. Aucun n’a la priorité. Nous ne sommes jamais à l’arrêt : la lutte informatique, c’est chaque jour, week-ends compris. La veille, la vérification des systèmes et la caractérisation des attaques sont quasi-permanentes. Nous sommes dans le monde réel.

Dans les autres métiers, les gens s’entraînent en vue de leur déploiement en opération. Dans le cyberespace, le triptyque compétition-contestation-affrontement est quasi-permanent. Notre travail d’innovation est itératif mené avec la DGA et certains industriels. Nous testons des solutions de façon assez souple ; si elles sont performantes, nous entrons dans un cycle de programmation pour les acquérir et maintenir leurs capacités. La proximité avec la technologie est dans l’ADN du Comcyber.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Deux de nos collègues ont rédigé un rapport d’information sur le bilan de la LPM 2019-2025. Il formule plusieurs recommandations, notamment celle de développer davantage les partenariats à l’échelle nationale, avec les services de l’État chargés du domaine cyber, notamment l’ANSSI, les services de renseignements, la DGA et le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, ainsi qu’aux échelles européenne et internationale. Compte tenu des crédits et des orientations du projet de loi de programmation militaire que nous examinerons bientôt dans l’hémicycle, je souhaite savoir comment le Comcyber envisage de renforcer ses partenariats, avec qui, selon quelles modalités, en s’inscrivant dans quelle stratégie et avec quels objectifs.

Général Aymeric Bonnemaison. C’est l’une des leçons de l’Ukraine : lorsque l’on est attaqué, l’échange de données techniques est essentiel.

Nous avons d’ores et déjà noué des partenariats bilatéraux avec plusieurs pays, avec lesquels une confiance certaine s’est instaurée. Le seul bémol aujourd’hui est que ma ressource pour en assurer le suivi est comptée.

J’ai poursuivi la démarche initiée par mon prédécesseur dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE), consistant à réunir les commandants cyber européens. La première édition a été un peu perturbée par le covid, pas la deuxième. La troisième a eu lieu il y a quinze jours à Bruxelles, dans les locaux de l’Agence européenne de défense (AED), avec un certain succès : dix-neuf pays étaient représentés. À notre grande satisfaction, les Comcyber espagnol et belge organiseront les deux prochaines réunions, lorsque leurs pays respectifs assureront la présidence du Conseil de l’UE. Cette démarche, initiée et portée à bout de bras par la France, se poursuit donc. Nous y développons un vrai niveau de confiance, ce qui est essentiel.

Pour cette dernière séquence, nous avons entendu deux témoignages sur la réserve, celui des Estoniens et celui des Suisses, qui sont les plus avancés à ce sujet, grâce à la conscription. Ils ont développé une approche intéressante, permettant notamment de déterminer comment sélectionner les profils, comment les faire revenir et comment poursuivre la coopération. Leurs témoignages, mettant en lumière les différences d’approche culturelle, ont donné lieu à de riches débats.

Nous avons également abordé le sujet de la solidarité stratégique et de la façon de s’entraider. Jusqu’à présent, chaque pays, et la France la première, souscrivait à l’idée qu’il devait commencer par développer ses propres capacités et atteindre un premier niveau de maturité. Le conflit en Ukraine nous a fait évoluer. Désormais, nous proposons aux nations en difficulté, sous réserve de disposer d’une équipe, de leur porter assistance ou de les conseiller. D’autres projets d’entraide, par des équipes mixtes (ie internationales), sont proposés par des partenaires. Nous construisons cette solidarité pas à pas.

Le troisième sujet que nous avons abordé est le partage d’informations. De nombreux services cyber émanent de structures de renseignements, où l’échange a davantage lieu en bilatéral qu’en collectif. Ils doivent passer d’une culture du need to know à une culture du need to share. Dans la LID, le partage d’informations est une nécessité.

Cela suppose de mettre au point des systèmes permettant de communiquer et d’échanger rapidement. Nous devons encore définir le type d’information que nous pouvons échanger, ce qui comporte des aspects techniques. L’essentiel est que, si un pays est attaqué et détecte le logiciel malveillant qui l’a attaqué, il nous le transmette rapidement pour nous permettre de l’intercepter. Plus l’échange sera rapide, plus notre défense collective sera performante.

S’agissant de l’OTAN, des projets sont en cours. Nous voulons éviter les doublons avec ceux que nous lançons dans le cadre de l’UE. Nous verrons comment coordonner l’ensemble. Quoi qu’il en soit, un premier niveau de confiance entre Comcyber est instauré, même si leurs périmètres respectifs diffèrent sensiblement.

M. le président Thomas Gassilloud. Je suppose que, lorsqu’un pays attaqué vous signale un logiciel malveillant, vous transmettez son signalement au sein du C4 ?

Général Aymeric Bonnemaison. Bien sûr.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Depuis le début de la guerre en Ukraine, les cyberattaques se sont développées de façon exponentielle. Elles ont augmenté de 140 % en 2022.

Face à ces risques, la mutualisation à l’échelon européen est devenue cruciale. En renfort du Cyber Resilience Act européen annoncé en septembre dernier, visant à intégrer des dispositifs de protection aux objets connectés dès leur phase de conception, un Cyber Solidarity Act sera présenté dans les prochains jours. Il a l’ambition de mettre en œuvre un bouclier cyber européen. Dix-sept États membres, dont la France, se sont d’ores et déjà positionnés sur cette proposition de règlement.

Tout cela suppose de partager des ressources humaines et des moyens financiers. Un investissement de plus de 1 milliard d’euros est prévu, financé aux deux tiers par l’Europe, pour la construction de cinq ou six centres opérationnels de sécurité et la création d’une académie européenne des compétences en matière de cybersécurité. Le Fonds européen de défense (FED) permettra d’accompagner le financement de ces nouvelles structures, dont la LPM 2024-2030 tient compte pour permettre à nos armées de s’adosser à ces deux projets européens. La France se positionnera-t-elle pour accueillir un centre opérationnel de sécurité ?

Par ailleurs, je puis vous dire, en tant qu’enseignante dans une école d’ingénieurs, que l’industrie de défense est toujours absente de certaines écoles d’ingénieurs.

M. Frédéric Boccaletti (RN). La revue stratégique de cyberdéfense, publiée en 2018, jette les bases d’une ambitieuse stratégie cyber pour les armées. Rappelés à plusieurs reprises dans le rapport annexé à la LPM 2024-2030, les enjeux cyber doivent impérativement être pris en compte dans la conduite des opérations militaires. La supériorité militaire de demain résidera dans la maîtrise et la combinaison du matériel – l’opérationnel militaire classique – et de l’immatériel – l’offensive informatique. Nos corps d’armée sont-ils suffisamment sensibilisés aux enjeux de cyberdéfense pour envisager une coopération interarmées ?

M. Christophe Blanchet (Dem). Dans le rapport d’information sur les réserves que Jean-François Parigi et moi-même avons rédigé, nous évoquons, aux côtés de la réserve opérationnelle que vous avez évoquée, la réserve citoyenne, qui remplit des missions de sensibilisation aux risques cyber, d’aide au recrutement d’experts cyber et de rayonnement au sein des écosystèmes cyber industriels et académiques. En 2019, vous aviez 500 réservistes citoyen et deviez atteindre l’objectif de 4 000. J’aimerais savoir où vous en êtes et quel objectif vous visez dans le cadre de la LPM 2024-2030.

Vous avez évoqué le recrutement de volontaires auprès des entreprises. Comme nous l’avait indiqué votre prédécesseur, il ne serait pas admissible qu’ils s’engagent dans un but mercantile de promotion de leur entreprise. Prévoyez-vous de poser des jalons de précaution ? Quels sont vos systèmes de vigilance à ce sujet ?

Nos échanges dans le cadre du groupe de travail territoire national ont démontré que les critères d’aptitude médicale doivent être adaptés s’agissant du cyber. Une personne en fauteuil roulant peut-être un excellent cyber-combattant sans avoir toutes les aptitudes militaires. La LPM 2024-2030 prévoit-elle une telle levée de dispositions pour accompagner votre commande ?

Vous avez évoqué le cas de jeunes techniquement compétents mais hésitant à pousser la porte d’un CIRFA. La solution au problème ne réside-t-elle pas dans un lieu unique, qui s’appelle « Garde nationale », où recruter puis diriger les gens ?

Général Aymeric Bonnemaison. Le bouclier cyber promu par la Commission européenne relève d’une dynamique intéressant davantage l’ANSSI. Nous étudierons la façon de nous adosser aux structures prévues, notamment en matière de formation. Sans préjudice de ce que vous en dira le directeur général de l’ANSSI, je considère que tout ce qui contribue à une protection collective européenne va dans le bon sens. Il en résulte une véritable prise de conscience des enjeux en Europe. Dans le cas présent, il restera à déterminer comment mettre en œuvre concrètement ce projet mais nous partageons l’ambition affichée.

Sur la réserve citoyenne, je fais mon mea culpa : nous ne sommes pas bons. Nos effectifs ont sensiblement diminué depuis 2019 parce que nous avons privilégié la réserve opérationnelle. J’en ai dressé un premier bilan et nous allons la reconstruire.

S’agissant des ESN, nous réfléchissons à des protocoles visant à éviter qu’elles ne débauchent chez nous plus que de raison. Le dialogue est bon et franc jusqu’à présent. Le message est bien passé auprès des sociétés concernées. Je suis optimiste ; nous arriverons à construire intelligemment des parcours avec les entreprises françaises.

Sur l’adaptation des critères d’aptitude, nous avançons pas à pas. J’essaie de faire bouger les lignes, y compris pour les réservistes. Nous poursuivons nos efforts en lien avec la DRHMD et la SSA.

S’agissant de la coopération interarmées, nous y travaillons beaucoup. Le chef d’état-major des armées (Cema) a donné une forte impulsion pour la prise en compte de la fonction stratégique d’influence, de l’hybridité et des nouveaux domaines de lutte en général. L’impulsion vient d’en haut. Nous avons donné un gros coup d’accélérateur à l’automne, en prévision de l’exercice Orion, pour intégrer l’espace, la lutte informationnelle et le cyber dans la manœuvre interarmées.

Par ailleurs, la transformation à venir du Comcyber, visant notamment à améliorer l’identification des unités cyber des armées qui interagiront avec nous et qui seront potentiellement sous notre contrôle opérationnel, améliorera la fluidité entre le Comcyber et les armées. Les trois chefs d’état-major d’armée sont favorables à cette convergence.

S’agissant de la Garde nationale et de son rôle dans le développement du service national universel (SNU), nous avons mené une expérimentation dans le Sud-Ouest lors de Journées de la Défense et du Citoyen, qui a montré une très forte adhésion des jeunes. Ce format est prometteur : il permet à des jeunes ayant abandonné trop tôt l’étude des sciences d’y revenir, avec une vision plus ludique que l’approche un peu austère qui prévaut en France. De nombreux jeunes devraient être intéressés, d’autant qu’ils pourront y trouver de réels débouchés professionnels.

M. le président Thomas Gassilloud. Mon général, je vous remercie d’avoir répondu à nos questions.

 


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M. le médecin général des armées Philippe Rouanet de Berchoux, directeur central du service de santé des armées (jeudi 13 avril 2023)

 

M. Loïc Kervran, président. Bienvenue à M. le médecin général des armées Philippe Rouanet de Berchoux, directeur central du service de santé des armées (SSA) depuis octobre 2020, que nous auditionnons pour la première fois.

Les défis à relever pour le SSA au cours des années de programmation 2024-2030 sont nombreux, dans un contexte de retour de la haute intensité : défi du recrutement et de la fidélisation des personnels, après les déflations d’effectifs subies dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et qui sont allées de pair avec un accroissement du nombre d’engagements ; défi de la préparation à la haute intensité et d’un meilleur accompagnement médical et psychosocial des blessés.

Le ministre de la défense a annoncé lors de son audition devant notre commission une suspension des réflexions sur la fermeture des centres médicaux du SSA en région, ce dont nous nous réjouissons, et s’est déclaré favorable à une spécialisation thématique de ces antennes. Pourriez-vous nous en dire plus ?

M. le médecin général des armées Philippe Rouanet de Berchoux, directeur central du service de santé des armées (SSA). La mission du SSA est unique : apporter en tout lieu et en toute circonstance à tout militaire exposé à un risque lié à son engagement opérationnel un soutien santé qui va de la prévention la plus efficace à la meilleure qualité de prise en charge en cas de maladie ou de blessure.

Le SSA est organisé autour d’une direction centrale, de cinq composantes – la médecine générale, les hôpitaux, la formation, la recherche et l’innovation et le ravitaillement médical – et de deux fonctions d’appui : les ressources humaines (RH) et les systèmes d’information en santé.

Le service compte aujourd’hui un peu plus de 14 200 personnels – praticiens, paramédicaux, personnels administratifs, techniques, logistiques –, auxquels s’ajoutent 4 100 réservistes, dont la contribution à notre action est très importante.

Nous avons trois atouts. Premièrement, le service est un haut lieu scientifique et technique. Nous sommes là pour prodiguer des actes techniques de très haut niveau dans des circonstances parfois très difficiles. Deuxièmement, nous nous appuyons sur une organisation intégrée, en deux sens du terme : intégrée aux forces armées, mais aussi au sens où elle englobe toutes les composantes que j’ai citées. La réactivité et la permanence sont notre troisième et dernier atout. Nous sommes capables, comme on l’a vu à Mulhouse, de mettre rapidement sur pied des structures et même d’en inventer. Nous devons aussi assurer la permanence du soutien médical pour garantir la liberté d’action stratégique du chef d’état-major des armées et du Président de la République.

Les trois grands axes de notre ambition stratégique pour 2030 consistent à nous recentrer sur l’opérationnel, à refonder notre organisation, enfin à nous réaligner avec nos partenaires interministériels, notamment de la santé publique, et étrangers.

Ainsi, nous avons défini notre concept de soutien médical opérationnel ; entrepris, à mon arrivée, de refonder la direction centrale afin d’y développer l’anticipation et certaines composantes et, surtout, de revoir l’ensemble du volet ressources humaines ; enfin, nous avons signé un protocole pluriannuel avec la santé publique en avril 2022.

Quelles sont les priorités pour 2023 dans le cadre du projet de loi de programmation militaire (LPM) ?

Du point de vue opérationnel, il nous faut procéder à plusieurs retex (retour d’expérience) : celui de l’opération Résilience, notamment concernant notre relation avec la santé publique ; celui de l’opération Barkhane, qui nous a permis de confirmer certains axes, dont notre doctrine du soutien médical opérationnel ; celui de la guerre en Ukraine ; enfin celui de l’exercice Orion, également en ce qui concerne notre lien avec la santé publique. Il faut enfin préparer les Jeux olympiques et paralympiques de 2024.

En matière d’organisation, le gros chantier est celui des ressources humaines. Il est primordial de définir une nouvelle politique et un nouveau modèle mettant l’accent sur l’identité militaire des soignants, suivant trois phases qui visent à permettre de rejoindre à terme l’ambition des armées.

Dans le même domaine, je suis attentif au renforcement de nos réserves. Il s’agit d’optimiser leur emploi, de favoriser leur accueil mais aussi de veiller au rayonnement du SSA afin de susciter davantage d’engagements.

Nous réfléchissons avec le cabinet du ministre à l’évolution de notre capacité hospitalière, un enjeu majeur pour répondre aux besoins des armées en faisant profiter celles-ci d’une offre de soins à proximité tout en tenant compte des réalités des territoires de santé. Enfin – c’est l’un des enseignements de la guerre en Ukraine –, nous devons consolider notre fonction de veille et d’expertise dans ce domaine.

S’agissant des sujets plus particulièrement liés au projet de LPM, la période 2019-2025 avait permis une redotation liée à la crise du covid ; il s’agissait de rattraper certains retards et vétustés et de débuter la mise en œuvre de l’ambition stratégique que j’avais proposée en 2021. Pour 2024-2030, le SSA s’inscrit dans les grandes orientations ministérielles, notamment la volonté de rééquilibrage en faveur des soutiens et de mise en cohérence avec les ambitions des armées. Pour le service, cet enjeu est également majeur : nous devons disposer des moyens nécessaires à la réussite de notre mission ; nous sommes donc partis de celle-ci pour dimensionner les moyens. Nous avons également privilégié la cohérence entre nos différents moyens : financiers, humains, d’infrastructure et d’équipement.

Notre but est de contribuer à renforcer l’autonomie des forces armées pour leur permettre de faire face aux conflits et aux menaces auxquels elles peuvent être confrontées. Nous avons défendu plusieurs mesures normatives en ce sens.

M. Loïc Kervran, président. Avant de donner la parole à Jean-Michel Jacques, rapporteur du projet de LPM, je la laisse à Fabien Lainé, qui a une contrainte horaire.

M. Fabien Lainé (Dem). Début 2022, la direction centrale du service de santé des armées a réformé le cursus des élèves de l’école militaire de santé de Lyon-Bron, amenant un changement en cours de scolarité des conditions et de leur contrat. Auparavant, à l’issue de leur scolarité, ils pouvaient s’orienter soit en médecine générale, soit directement dans les spécialités qu’ils avaient envisagées ; cette variété de débouchés rendait l’école attractive. Cette réforme soudaine oblige tous les élèves à partir en médecine générale et à n’envisager que bien plus tard de se spécialiser. Ces conditions seront stipulées dans les contrats des nouveaux, mais elles sont particulièrement préjudiciables pour les élèves déjà engagés, à qui on n’avait pas vendu cela. Subissant de plein fouet cette modification unilatérale de leur contrat, des élèves ont démissionné faute de véritables explications, quittant la médecine militaire pour la médecine civile. Cette situation est très dommageable pour l’école militaire de santé de Lyon-Bron, mais également pour le service de santé des armées, qui fait face à un déficit de personnels soignants dans certaines spécialités médicales et paramédicales.

M. Philippe Rouanet de Berchoux. Le SSA subit, comme les services de santé civils, le manque de professionnels de santé.

La décision dont vous parlez a été travaillée pendant un an. Je suis allé l’annoncer moi-même aux élèves, qui ont pu obtenir des explications, des réponses à leurs questions et ont bénéficié d’un suivi. Je me suis déplacé plusieurs fois et cela a été fait de manière répétée dans les écoles.

Ce qui a motivé la décision est la réforme des trois cycles d’études en santé. Permettrait-elle de disposer à la sortie de praticiens militaires, c’est-à-dire dotés d’un diplôme d’études spécialisées (DES) pour pouvoir exercer le métier, mais aussi d’une formation militaire ? Il devenait très difficile de garantir qu’il y aurait 120 médecins à la sortie du cursus. Les études sont de dix ans pour un médecin généraliste, un peu plus pour les spécialistes : il faut déjà attendre au moins dix ans pour que les personnels soient en emploi. La modélisation a montré qu’il fallait garantir la dimension militaire de la formation, qui permet aussi de disposer de spécialistes dans plusieurs domaines, soit directement, car ces praticiens pourront devenir des spécialistes hospitaliers, soit en recrutant par contrat des personnes déjà formées.

Le principe est de s’appuyer sur un socle très fourni, et nous avons augmenté le nombre de places en première année, mais nous misons aussi sur un recomplètement pendant les études : il s’agit d’une politique de flux. À la différence de ce qui se faisait auparavant, j’ai ainsi ouvert des postes au recrutement jusqu’au dernier cycle. L’objectif est d’avoir 120 médecins non à l’entrée, mais à la sortie. C’est une garantie de stabilité. En effet, se fonder sur le recrutement de contractuels déjà formés ne fonctionne que pour des spécialités attractives.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Votre décision était la bonne. Le SSA doit préserver sa militarité, et un jeune qui y viendrait pour faire sa spécialité oublierait cette dimension d’abord militaire. Être médecin militaire est en soi d’une très grande noblesse ; se spécialiser ensuite n’en est que mieux. Quant aux quelques-uns qui ont démissionné, s’ils partent à la première frustration, c’est qu’ils n’étaient peut-être pas assez solides pour être militaires.

M. Fabien Lainé (Dem). La parole donnée, c’est également important !

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Le rapport annexé au projet de LPM évoque à propos du SSA « une cartographie territoriale repensée et un modèle rénové ». Le SSA a-t-il suffisamment de leviers pour répondre le cas échéant à des besoins d’engagement majeurs ?

Comment les hôpitaux militaires déjà implantés seront-ils associés à cette transformation ? Pendant la crise du covid, le SSA et les hôpitaux des armées ont pris toute leur part à la résilience du pays.

M. Philippe Rouanet de Berchoux. Le SSA est capable de développer une chaîne permanente qui part de l’extrême avant, au plus près des combats et des combattants – ses personnels y sont exposés aux mêmes risques qu’eux –, et concerne tous les engagements. Elle permet une prise en charge le plus tôt possible qui peut aller jusqu’à l’évacuation médicale vers nos hôpitaux militaires. Un hôpital militaire, c’est le dernier maillon de prise en charge depuis le théâtre d’opérations. Les actes techniques pratiqués à l’extrême avant ne sont pas définitifs : ils permettent la survie. Les équipes qui accueillent les blessés dans nos structures hospitalières réalisent le traitement définitif du blessé.

L’hôpital militaire doit être pensé comme une structure opérationnelle, implantée dans un territoire de santé civil, laquelle est sa mission quotidienne, mais ayant cette singularité militaire. Celle-ci se traduit aussi par certaines particularités – nucléaire, radiologique, biologique et chimique. Pour accueillir les blessés dans un second temps, l’hôpital militaire propose une offre de soins spécifique : chirurgie, psychiatrie, MPR (médecine physique et de réadaptation).

En cas de conflit de haute intensité ou d’une crise comme celle du covid, lors de laquelle on a évacué des malades depuis des zones très touchées de l’Est vers Brest ou Bordeaux, un plan spécifique, en lien avec la santé publique, est en préparation pour permettre l’accueil secondaire des personnes touchées. C’est l’un des enjeux du protocole pluriannuel que j’ai cité. La fonction hospitalière militaire ne pourra pas réagir seule à une crise de haute intensité ; il faut donc construire le parcours du blessé avec le territoire de santé et le système de santé civil.

Comment situer l’hôpital militaire à la fois dans ce territoire et dans le territoire militaire ? L’avantage d’une implantation en plusieurs endroits est de permettre de s’appuyer sur plusieurs structures hospitalières à des fins de résilience.

M. le médecin général inspecteur Frédéric Honoré, sous-directeur études et politique des ressources humaines de la direction centrale du SSA. Au début de l’actuelle LPM, en 2019, notre volonté était de stabiliser nos effectifs après une décennie où on nous avait demandé de les réduire fortement. Or, quand on est dans une spirale de déflation, il faut d’abord stopper celle-ci avant de repartir vers une hausse. Ce qui est très délicat dans cette trajectoire, c’est que nous subissons de plein fouet, dix ans après, les conséquences des décisions prises dans les années 2010 pour adapter notre modèle RH, notamment la diminution de nos recrutements initiaux : c’est aujourd’hui que les plus petites promotions sortent de notre école.

Par ailleurs, le SSA n’est pas hermétiquement séparé de la santé publique. La grave crise que connaît celle-ci affecte nos effectifs. Les flux de sortie sont plus importants que ce que nous avions programmé, d’où une tension assez marquée à partir de 2023.

Voilà pourquoi, dans le cadre de la LPM, nous avons proposé de changer notre modèle RH. Cela implique énormément de mesures. Le directeur central a parlé du recrutement initial : nous le renforçons, mais nous n’aurons les bénéfices de ce renforcement que dans quelques années. Certaines mesures permettront cependant d’anticiper. Nous avons une stratégie de déploiement du nouveau modèle en trois temps : l’idée est d’agir vite et assez fortement au cours des trois premières années de la LPM, de procéder au retour d’expérience pour savoir si nous avons visé juste et de passer à la deuxième étape au cours de la deuxième phase de la LPM afin d’être pleinement efficaces à partir de 2030. Les mesures concernent notamment la construction de notre statut particulier, pour les praticiens comme pour les paramédicaux, et la politique de rémunération, dont les fondements sont entièrement revus.

M. Loïc Kervran, président. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Anne Genetet (RE). Les vocations militaires peuvent se révéler tardivement. Pour cette raison, et bien que les difficultés de recrutement touchent aussi le civil, ne faudrait-il pas envisager un recrutement par voie parallèle tout au long des études de médecine ?

L’article 6 de la LPM prévoit l’augmentation des effectifs des volontaires de la réserve opérationnelle, portés à 105 000 personnes en 2035. Comment cette mesure va-t-elle s’appliquer alors que le civil rencontre des problèmes de recrutement ? Quel effet aura-t-elle sur le SSA ?

M. Philippe Rouanet de Berchoux. Nous avons ouvert l’année dernière jusqu’à vingt droits pendant les études en santé, donc jusqu’au dernier cycle, contre un ou deux auparavant. Certains veulent sortir, d’autres entrer ; avec la réforme des études de santé, tout est devenu très compliqué. Je le répète, l’objectif n’est pas 125 à l’entrée, mais 125 à la sortie. Cela oblige à garder des contacts et à développer le réseau universitaire.

Chez nous, la réserve n’est pas une liste de personnes mobilisables en cas de besoin : nous employons beaucoup de réservistes, dans tous les corps de métier de soignants, y compris en opérations extérieures et dans nos structures. L’enjeu est de nous faire mieux connaître, de proposer à ces publics des emplois significatifs – on ne vient pas chez nous par hasard, mais pour agir – et de préparer les remplacements au sein des structures des équipes qui sont projetées – nous y parvenons aujourd’hui, mais il faut prévoir d’éventuelles tensions plus fortes demain. Il faut donc rendre la fonction réserve plus attractive et plus lisible, sachant que nous sommes déjà très attractifs dans plusieurs métiers.

Il s’agit aussi de mieux utiliser les réservistes qui sont chez nous. Comme après les attentats, on est venu frapper à notre porte après la crise du covid. Nous sommes aussi en mesure de proposer des formations reconnues par l’université – par exemple pour des spécialités transverses comme la chirurgie de guerre. Le but est d’utiliser au mieux les personnes que nous avons formées dans le civil, pour les employer chez nous.

Mme Anne Genetet (RE). Quels étaient les effectifs globaux du service de santé des armées s’agissant du personnel opérationnel – médecins et paramédicaux – dans la précédente loi de programmation militaire et quels sont-ils dans le projet actuel de LPM ? Sont-ils adaptés à vos besoins ?

M. Frédéric Honoré. Au début de la LPM actuelle, en 2019, les droits ouverts pour le service de santé des armées étaient de 14 700 postes. Si le SSA emploie ces 14 700 personnes, il ne gère et ne paie que le cœur des effectifs, c’est-à-dire les soignants, soit à peu près 10 000 personnes. Parmi elles, 80 % sont militaires – dont nos élèves – et 20 %, pour l’essentiel des paramédicaux, sous statut de personnel civil. Le reste se compose de ressources qui nous sont données par les autres gestionnaires des armées : l’armée de terre, avec laquelle nous dialoguons beaucoup, qui nous fournit plus d’un millier d’engagés volontaires – des auxiliaires sanitaires –, et le gestionnaire civil, qui nous apporte les personnels administratifs, techniques et logistiques exerçant les métiers de support.

Il y a eu par la suite une revue annuelle des moyens fournis, et le service a été redoté à la suite de la crise du covid : quelques dizaines de postes supplémentaires nous ont alors été attribués afin d’accroître certaines capacités pour mieux réagir à ce type de crise.

Mme Anne Genetet (RE). Et quels effectifs le projet de LPM cible-t-il ?

M. Frédéric Honoré. On connaît l’enveloppe globale au niveau du ministère, mais le détail des droits accordés et des trajectoires est en cours de discussion.

M. Julien Rancoule (RN). Pour que le SSA maintienne son excellente réputation, nous devons sanctuariser les budgets qui lui sont consacrés chaque année par le projet de loi de finances. Nous avons donc besoin d’une LPM ambitieuse, claire et sincère dès le départ pour que le SSA réussisse à relever les grands défis de son ambition 2030. Nos armées ne sont pas responsables des montants : ce sera aux politiques de s’en expliquer ; nous aurons ce débat avec M. le ministre Lecornu.

Nous aimerions cependant savoir quelles marges de manœuvre vous identifiez s’agissant de la tarification médicale appliquée par le SSA, que le ministre considère comme une source importante de recettes extrabudgétaires. Est-il probable que ces dernières augmentent au profit du SSA dans les prochaines années ? Quelle est votre stratégie pour y parvenir ?

M. Philippe Rouanet de Berchoux. Nous avons beaucoup ciblé les recettes extrabudgétaires. Nous partons de l’activité et du projet médical que nous devons développer, dont ces recettes sont la finalisation financière. Aujourd’hui, le maillage hospitalier nous permet de les garantir. Le projet médical de demain est-il budgétairement soutenable, compte tenu des enjeux primordiaux que sont la prise en charge de blessés lourds, l’infectiologie, l’expertise dans les domaines aéronautique ou de la plongée ? Cette soutenabilité ne me paraît pas en danger. En tout cas, ce risque n’a pas été identifié comme majeur.

Je précise qu’en lien avec les territoires de santé, nous développons des prestations correspondant à nos missions : nous n’avons pas de pédiatrie, par exemple.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Quelles sont les hypothèses concernant l’attrition et le nombre de blessés en cas d’engagement majeur ? Dans le cadre d’un conflit symétrique, les moyens sont-ils au rendez-vous afin d’atteindre l’objectif d’une prise en charge dans le délai de la golden hour ?

Le personnel de l’HIA (hôpital d’instruction des armées) Desgenettes, où je me suis rendu, est très inquiet : si on gèle les transformations au sein du service, la masse critique de personnels n’est plus là. Beaucoup craignent que le nouvel élan au sein du SSA ne soit qu’un trompe-l’œil. Pouvez-vous démentir ce discours ?

Au cours de la précédente législature, notre groupe avait défendu à propos des blessés psychiques une proposition de loi tendant à supprimer l’homologation de la blessure : le diagnostic du SSA suffirait à enclencher la procédure de prise en charge. La « prise en charge unique », évoquée par le rapport annexé au projet de LPM, était un argument que la précédente majorité avait opposé à cette proposition. Des dispositions réglementaires pourraient-elles être adoptées à ce sujet ?

Quel volume la recherche représente-t-elle au sein du SSA ? Dans quels domaines de recherche allez-vous investir au cours des prochaines années ? Avez-vous une prospective liée au dérèglement climatique et à ses risques pour la santé publique ?

M. Philippe Rouanet de Berchoux. Le retex d’Ukraine, en cours d’élaboration, est très important pour évaluer les moyens requis. C’est un conflit de haute intensité, caractérisé par des pertes massives, et qui est donc intéressant par l’aspect technique de la prise en charge, mais aussi parce qu’il montre comment une nation est capable de monter en puissance dans le cadre d’une attaque – bref, sa résilience. Nous travaillons sur les deux aspects. Les pertes massives à l’extérieur doivent pouvoir être prises en charge chez nous, mais le déroulement sur le territoire national soulève plusieurs questions supplémentaires. Elles sont discutées au sein d’un groupe de travail dont je fais partie et qui réunit les directeurs centraux de l’Otan.

Il en ressort pour l’instant qu’il faut, comme je l’ai dit, une veille-anticipation en matière médicale, en tout cas une meilleure coordination au stade précurseur, pour capter des signaux, afin par exemple d’acheter des produits.

Un autre élément majeur est le fait que les structures de santé soient elles-mêmes des cibles. La crise du covid a montré que le sanitaire est désormais un enjeu primordial. S’il est attaqué, cela a un effet non seulement sur le combattant, mais aussi sur la population. Il faut donc une résilience au niveau de l’hôpital.

Cela a aussi des conséquences en matière de pratiques médicales. C’est un autre enjeu de la réserve. Il faut former le maximum de personnels à nos pratiques ; c’est l’une des leçons des attentats terroristes. Or nous avons une école de formation, et la diffusion de ces pratiques peut aussi se faire dans le cadre de la réserve. C’est ce partage de pratiques qui permettra à des personnels médicaux et paramédicaux de nous renforcer – de nous épauler voire de nous remplacer.

L’approvisionnement médical, en particulier en sang et en oxygène, suscite également des interrogations. Nous avons la chance de disposer du Centre de transfusion sanguine des armées (CTSA), qui participe aussi à des innovations concernant la thérapeutique et l’évolution des produits sanguins labiles.

Bref, le domaine sanitaire est un enjeu majeur eu égard à la transmission de savoir-faire comme à la liberté d’action des forces armées. Garantir cette dernière est notre.

La question des blessés psychiques a récemment fait l’objet d’un colloque à la Maison de la chimie. Nous avons un nouveau plan d’action et nous réfléchissons à intégrer cette dimension à nos plans de prévention. Nous avons déjà développé, par exemple, le soutien psychologique en opération. Nous sommes très précurseurs en la matière, car notre mission nous oblige à prendre ces aspects en considération. Par ailleurs, il faut agir au niveau du ministère : certaines simplifications ne nous concernent pas au premier chef. Nous traiterons les dossiers avec les autres acteurs, dont l’état-major des armées et le SGA (secrétariat général pour l’administration du ministère des armées), chargé du sujet.

La recherche est très tournée vers les domaines applicables pour les armées. Elle ne repose pas sur le seul Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) : elle est clinique et se fait dans tous les établissements et dans des centres comme le CTSA. L’articulation entre nos problématiques en santé et les chercheurs permet de développer des produits. Les recherches portent sur le facteur humain – la réaction au chaud, au froid, à l’altitude –, en lien avec l’emploi opérationnel et en collaboration avec le réseau de chercheurs extérieurs et, au sein du ministère, avec la DGA (direction générale de l’armement).

L’Observatoire de la santé du militaire et du vétéran (OSMV) va nous permettre de faire de la prévention à partir des risques, à la fois sanitaires et liés aux conditions d’exercice, identifiés grâce au suivi de cohortes. Le public visé n’est plus seulement le vétéran mais l’ensemble de la population militaire.

Desgenettes s’inscrit dans le projet militaire du SSA dans son ensemble. Des projets de spécialisation en médecine physique et de réadaptation et en psychiatrie vont être développés. L’enjeu est de bâtir le projet médical de demain, avec les partenaires de santé publique environnants, au sein du territoire de santé, et d’y intégrer les hôpitaux militaires. Ces derniers peuvent offrir des pôles d’excellence dans certains domaines et assurer la proximité de la structure de soin, tout en bénéficiant à la population militaire. À mon niveau, un comité mensuel suit le projet et le devenir du personnel de Desgenettes.

M. Christophe Blanchet (Dem). Le SSA a-t-il contribué à aider le peuple ukrainien ? De quelle manière ?

Vous avez estimé à 4 100 le nombre de réservistes. Dans notre rapport d’information sur le sujet, en 2021, l’effectif était évalué à 3 325 en RO1 (réserve opérationnelle de premier niveau) et à 1 162 en RO2 (réserve opérationnelle de deuxième niveau), soit 4 487 en tout. Ce solde négatif de près de 400 personnes confirme votre constat et le bien-fondé de votre objectif en la matière. Le report de la limite d’âge prévu dans la LPM permettra-t-il de combler les manques en RO1 ?

Nous écrivions dans le même rapport que « la réserve citoyenne du SSA a […] vocation à contribuer au recrutement de l’active et de la réserve de ce service ». Dans ce domaine, quelles sont vos prescriptions et votre politique ?

Les critères d’aptitude médicale doivent être revus pour certains postes, notamment dans la réserve – une personne en fauteuil roulant ou amputée pourrait très bien travailler dans le cyber. Dans quelle mesure êtes-vous associés à la modification des protocoles, et peut-être à leur simplification ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). En cette période d’entrée en vigueur de la loi Rist, le Chru (centre hospitalier régional universitaire) de Brest-Carhaix envisage des dispositifs de solidarité territoriale, notamment pour permettre le déport vers vos services de parturientes ne pouvant plus accoucher dans leur hôpital de proximité. Pourriez-vous en dire un mot ?

J’en viens à la LPM. Concernant la capacité du SSA à « fabriquer de nouveaux médicaments spécifiques à la lutte contre les attaques chimiques neurotoxiques », le développement de cette compétence nécessitera-t-il de nouvelles infrastructures dans l’Hexagone ou en outre-mer ? Un partenariat avec l’industrie pharmaceutique est-il envisagé ? À quels objectifs la création de ce pôle de compétence correspond-elle ?

La « cartographie territoriale repensée » et le « modèle rénové » que mentionne le rapport annexé préfigurent-ils une rationalisation du nombre d’implantations du SSA par regroupements ou signifient-ils une nouvelle manière de travailler pour vos services ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Quand le contrat d’un très bon chef ou d’une très bonne cheffe de service arrive à terme, il faudrait essayer de les garder en faisant preuve de souplesse.

Mais la situation des personnels de catégorie B et C, des personnels de soutien, est peut-être la plus difficile dans le fonctionnement quotidien des hôpitaux des armées. Pensons à leurs parcours de carrière.

M. Loïc Kervran, président. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Pierrick Berteloot (RN). Le succès des maisons Athos, qui proposent aux blessés psychiques une réinsertion accompagnée, a conduit le Gouvernement à accentuer ses efforts en la matière dans le cadre du projet de LPM. Mais il s’agit de structures non médicalisées. Le SSA aura-t-il un rôle spécifique à jouer au sein de ces maisons ? Si oui, savez-vous où les nouvelles structures seront implantées ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). Qu’en est-il de la mixité au sein du SSA, notamment parmi les soignants ? Avez-vous noté une évolution du nombre de jeunes femmes candidates au concours d’admission à l’école de santé des armées ?

Les personnes séropositives ne peuvent toujours pas exercer au sein de l’armée, même sous traitement et avec une charge virale indétectable. Envisagez-vous de lever cette interdiction ? Sinon, pourquoi ?

M. Philippe Rouanet de Berchoux. Concernant la réserve citoyenne, nous visons surtout le vivier que représente le monde universitaire. Pour la réserve opérationnelle, qui est un relais indispensable, le plan d’action vise à mieux utiliser cette réserve, car des marges de progression existent. La limite d’âge ira jusqu’à 72 ans, un âge au-delà duquel beaucoup de praticiens exercent encore dans la médecine civile ; c’est une excellente mesure.

Concernant les critères d’aptitude à la réserve, un groupe de travail piloté au sein de la direction centrale est chargé de définir les conditions minimales pour être militaire, puis celles qui sont requises selon l’emploi qui sera exercé. Il s’agit pour nous de les déterminer médicalement ; c’est le commandement qui définit le niveau d’emploi. Nous évaluons l’état de santé, mais notre logique n’est pas celle de la médecine du travail.

S’agissant des nouveaux agents neurotoxiques, le Centre de transfusion sanguine des armées doit évoluer – dans ses équipements, dans ses compétences – pour pouvoir produire des contre-mesures médicales. Cette évolution est tout à fait supportable pour le SSA. Il s’agit là encore de garantir la résilience de la nation.

En ce qui concerne l’aide à l’Ukraine, nous avons pris en charge des blessés ukrainiens dans nos hôpitaux d’instruction des armées, organisé des stages de formation, fait du conseil. Pour l’instant, cette aide est à la hauteur de ce qui nous a été demandé.

Les maisons Athos, sous la responsabilité du SGA, relèvent en effet non pas du soin médical, mais de la réhabilitation. Pour notre part, nous pouvons apporter un appui, des conseils, nous avons déjà vu les blessés qui y séjournent et nous pouvons les reprendre si besoin dans nos structures de soin.

Concernant la séropositivité, les réflexions sont en cours et des experts scientifiques travaillent sur le dossier. Nous pourrons en reparler plus en détail.

À l’heure actuelle, les femmes représentent environ 63 % de nos effectifs globaux, sachant que leur proportion dépasse 90 % dans certains corps, comme les infirmiers. Dans les écoles, la mixité n’est plus un problème. Cela reflète la féminisation des professions de santé en général. Les femmes sont employées dans les mêmes conditions que les hommes. Nous devons prendre en considération les évolutions sociétales, et cela vaut quel que soit le genre. Notre recrutement, y compris secondaire, est ouvert. Notre but, je le répète, est d’avoir du personnel formé pour être médecin militaire.

En ce qui concerne Clermont-Tonnerre, le projet médical de l’hôpital n’inclut pas la compétence correspondant aux besoins des parturientes. Les partenariats sont discutés d’hôpital à hôpital. Les spécialités dépendent d’autorisations d’exercice et nous ne sommes pas habilités à toutes les proposer.

S’agissant de la rationalisation, c’est le projet médical qui détermine l’orientation de l’hôpital. Nous avons besoin de trauma centers, ce qui suppose tout un environnement pour prendre en charge les blessés lourds, sans compter les soins de réadaptation et de psychiatrie qui ne sont pas nécessairement dispensés dans les centres civils. En même temps, l’hôpital doit avoir un ancrage territorial et son projet médical doit aussi être lié aux besoins de la population civile.

M. Frédéric Honoré. Un travail a été mené ces derniers mois avec nos tutelles pour éviter qu’un engagement contractuel ne se termine en cul-de-sac. Le problème principal est la continuité du niveau de rémunération. Depuis six mois, nous aboutissons à des propositions correctes et nous savons garder ceux qui veulent rester avec nous.


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M. le général de corps d'armée Philippe Susnjara, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense (jeudi 13 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous avons le plaisir d’accueillir le général Philippe Susnjara, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) depuis octobre 2022. C’est la première fois, mon général, que nous vous auditionnons en cette qualité. Saint-Cyrien passé par les troupes de marine, vous avez notamment été adjoint au centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l’état-major des armées en 2018 avant d'en prendre la direction deux ans plus tard.

Lors de ses vœux aux forces armées, le Président de la République a annoncé un doublement des crédits de la DRSD dans le cadre de la loi de programmation militaire (LPM). J’imagine que vous ne manquerez pas de revenir sur cette augmentation substantielle des crédits dans un contexte où les défis à relever sont nombreux pour la DRSD : recrutement et fidélisation des personnels civils et militaires ; réaménagement de la direction centrale au fort de Vanves ; développement de nouveaux systèmes d’information souverains ; contre-ingérence économique et contre-ingérence cyber à l’heure de l’économie de guerre et de l’explosion du nombre de signalements d’intrusions cyber.

N’hésitez pas, dans votre introduction, à rappeler les missions de la DRSD car la commission a été fortement renouvelée lors des dernières élections législatives.

Général de corps d’armée Philippe Susnjara, directeur du renseignement et de la sécurité de la défense. Je suis extrêmement honoré d’être parmi vous pour présenter la DRSD. Cette direction est le service de renseignement du ministre des Armées chargé d’assurer la protection des installations, des personnes, des systèmes, des matériels et des informations du ministère. Le champ de compétences de la direction couvre la sphère de défense élargie, à savoir le ministère des armées et les personnels qui y servent, mais aussi les familles, les anciens militaires, les réservistes et la base industrielle et technologique de défense (BITD), composée d’environ 4 000 entreprises.

La mission du service est contenue dans sa devise, « Renseigner pour protéger ». Notre action comporte en effet deux volets : le premier, de renseignement, consiste à collecter et à analyser des informations et le second vise à améliorer la protection de la sphère de défense élargie. Le travail repose sur trois piliers : évaluation de la menace, identification des vulnérabilités – physiques, cyber, des personnels –, puis estimation, reposant sur le croisement des deux premières tâches, d’un niveau de risque, acceptable ou non. Si le niveau de risque nous semble inacceptable, nous réfléchissons au déploiement de mesures destinées à le diminuer ou à entraver toute ingérence.

Pour remplir ces missions, notre organisation est très centralisée, puisque tout remonte à la direction centrale, située au fort de Vanves à Malakoff ; nous possédons en outre une particularité que nous partageons avec nos camarades de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), à savoir une implantation locale : la direction compte ainsi huit directions zonales constituées de cinquante-six postes répartis dans l’Hexagone, outre-mer, à l’étranger où nous avons des forces prépositionnées et aux côtés des forces en opération.

La DRSD poursuit sa transformation engagée depuis plusieurs années et accélérée ces derniers temps. Nos effectifs ont crû et nous avons retrouvé, en 2021, le niveau d’avant la période 2008-2014, à savoir 1 550 personnels. Toujours dans le domaine des ressources humaines, de nouveaux métiers se sont implantés dans la direction : cyber ; développeurs informatiques ; jeunes agents civils, que l’on appelle les agents de contre-ingérence économique et qui agissent en complément des inspecteurs de la sécurité, qui sont, eux, plutôt des personnels militaires. Nous nous adaptons en permanence aux nouvelles technologies pour relever, avec nos camarades du premier cercle, les nombreux défis de ce domaine. Enfin, nous avons conduit une transformation capacitaire, la plus emblématique étant le développement d’une nouvelle base de données souveraine, qui doit se substituer à notre système vieillissant à partir de 2024.

Ces multiples évolutions se sont déployées dans le cadre de la LPM en cours. Entre 2019 et 2025, la direction a reçu 120 millions d’euros en crédits de paiement (CP) ; les révisions annuelles nous ont alloué 219 millions de CP pour conduire nos nouveaux projets : la nouvelle base de données souveraine ; l’acquisition de nouvelles capacités cyber ; l’adaptation à la nouvelle instruction générale interministérielle, IGI 1 300, sur la protection ; la conception puis la construction du nouveau bâtiment au fort de Vanves, qui sera livré à la fin de l’année 2024 et qui accueillera à partir de 2025 l’ensemble des personnels du cœur de métier de la direction ; l’amélioration du système d’enquêtes administratives de renseignement et de sécurité, en développant de nouveaux outils comme l’empreinte numérique finalisée, ; l’amélioration, enfin, de notre système d’information dédié aux habilitations – synergie pour l’optimisation des procédures d’habilitation de l’industrie et des administrations (Sophia).

Les ressources qui nous ont été allouées ont eu un effet direct sur les missions du service, dans un contexte tendu sur le front des menaces. En plus des risques traditionnels liés au terrorisme, nous assistons à une résurgence, déjà soulignée dans la revue nationale stratégique (RNS) de 2017 et amplifiée par le conflit en Ukraine, des États-puissances, laquelle accroît le coût de la menace. Nous avons enregistré une augmentation spectaculaire des demandes liées à la protection, puisque nous en avons reçu 390 000 en une année, soit 1 500 à 1 800 par jour : ces demandes vont de contrôles simples de personnes devant entrer dans une base ou une zone réservée à des habilitations de personnes devant avoir accès à des documents très secrets. La hausse des sollicitations est constante depuis plusieurs années, avec des accélérations lors des périodes d’attentat ; nous tenons les délais qui nous sont fixés, mais y parvenir représente un défi quotidien ; nous souhaitons donc automatiser le plus possible ce processus, afin que les agents de la direction puissent effectuer des enquêtes de qualité, à charge et à décharge. En 2022, nous avons mené en outre 155 inspections en milieu militaire et industriel, destinées à vérifier le niveau de protection de ces installations et leur conformité avec la réglementation.

Nous avons effectué près d’un millier de sensibilisations du personnel du ministère des armées et de la BITD : ces actions sont la base de la réussite de notre mission car, quand les gens sont sensibilisés, ils font attention et ils évitent de commettre certaines erreurs. Si jamais un événement se produit, ils sont capables de nous en informer pour évaluer la situation et prendre les mesures nécessaires.

Notre production de notes de renseignement a, elle aussi, augmenté, de l’ordre de 19 % en quatre ans.

Dans le cadre de la préparation de la nouvelle LPM pour les années 2024 à 2030, nous avons conduit, à notre niveau, une sorte de revue stratégique, dans laquelle nous nous sommes penchés sur les évolutions des six à sept prochaines années. Nous avons identifié quatre axes d’effort. Le premier concerne l’adaptation, dans le domaine de la contre-ingérence, aux nouvelles conflictualités, principalement liées aux États intrusifs, au premier rang desquels figurent la Russie et la Chine. Le deuxième consiste à répondre à la forte progression des actions hostiles à la BITD ; le contexte économique et géopolitique actuel montre que cette tendance est appelée à durer. Le troisième vise à poursuivre notre montée en puissance cyber et à nous adapter aux bouleversements technologiques à venir. Le quatrième, enfin, tient à l’exigence de ne pas baisser notre garde face aux menaces des dernières années, principalement le terrorisme et la radicalisation.

Premier axe, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a profondément marqué le cadre géopolitique actuel. Elle a tout d’abord confirmé la désinhibition de certains États à conduire des actions violentes ; ceux-ci sont prêts à employer de multiples moyens, et un conflit de haute intensité en Europe est possible. Avec cette agression, la Russie est entrée dans la catégorie des nations hostiles, au moins à court et à moyen terme et dans notre domaine d’action. Les conséquences sont multiples mais assez prévisibles : les tentatives d’ingérence russes vont se multiplier, notamment à l’encontre de nos institutions et des armées européennes ; l’Otan va revenir au premier plan, puisque la totalité de nos partenaires se tournent vers cette organisation ; enfin, les questions de sécurité et de défense vont connaître un regain d’intérêt dans l’ensemble des pays occidentaux, notamment européens. L’ingérence russe s’étend partout, notamment en Afrique : au-delà des actions traditionnelles qui se situent en dessous du seuil de conflictualité – espionnage, manœuvres de déstabilisation et d’intimidation –, nous subissons des contestations à visage découvert. Il n’y a qu’à écouter Evgueni Prigojine, chef de la société militaire privée (SMP) Wagner, qui assume d’agir contre les intérêts français, notamment en animant des réseaux dans le champ informationnel. Dans ce domaine, notre priorité est d’accompagner les forces déployées sur le terrain pour qu’elles puissent conduire correctement leurs opérations sans subir d’actions d’ingérence ; nous recueillons du renseignement pour participer à la protection de nos forces ; nous avons ainsi accompagné ces dernières lors de leur retrait du Mali et du Burkina Faso ; nous restons aux côtés des forces prépositionnées au Sénégal, au Tchad, au Gabon et à Djibouti et des forces en opération au Niger et au Tchad. Nos compétiteurs stratégiques, principalement la Chine et la Russie, disposent de moyens puissants, variés et sophistiqués qui nous obligent à conserver la capacité de traiter et d’exploiter les données – la « guerre de la donnée » n’est pas une vaine expression – et à posséder un temps d’avance. Pour la nouvelle LPM, nous avons mis en avant la nécessité de poursuivre le développement de notre nouvelle base de données souveraine pour y inclure certains outils qui nous permettent de traiter les données, de mettre en relation des signaux faibles, de déterminer des schémas d’attaque d’adversaires, de mieux orienter nos capteurs et de mieux conseiller la BITD et les forces pour renforcer leur protection. Nous réfléchissons également au développement d’un arsenal normatif à même de prévenir les ingérences étrangères ; dans cette optique, nous avons travaillé au renforcement du contrôle déontologique des militaires, anciens et actuels, afin d’éviter la fuite de savoir-faire, comme la presse s’en est fait l’écho ces dernières semaines au sujet des pilotes de chasse.

Le deuxième axe touche aux actions hostiles contre la BITD. Les tentatives de prédation et de déstabilisation de la base industrielle et technologique de défense se sont multipliées. Elles prennent la forme d’ingérences légales, au travers des normes et de la réglementation, ou extralégales, avec, par exemple, des attaques contre la réputation d’une entreprise concourant à un marché, des captations d’informations, l’affaiblissement d’un concurrent, etc. L’augmentation du budget de la défense et la mise en avant des matériels occidentaux aiguisent certains appétits. Dans ce domaine, la Chine représente la menace principale : elle agit dans de nombreux secteurs, pas uniquement celui de la défense, et se montre particulièrement intrusive dans la recherche. Nous devons nous montrer vigilants sur les normes et les réglementations, notamment anglo-saxonnes, car la Chine et d’autres pays souhaitent se doter de moyens importants en la matière ; la DRSD travaille très étroitement avec Tracfin et la DGSI, services avec lesquels nous avons des contacts hebdomadaires. Dans le cadre de l’économie de guerre, nous avons identifié avec la direction générale de l’armement (DGA), au-delà des entreprises connues possédant des savoir-faire particuliers, les petites et moyennes entreprises (PME) de la chaîne logistique qui peuvent constituer une cible pour nos adversaires. À cet égard, notre objectif est de se doter d’un outil utilisant la cartographie en 3D et la technologie des jumeaux virtuels pour disposer d’une meilleure vision de l’ensemble des installations et d’une connaissance en temps réel et à jour de nos niveaux de protection.

Le troisième axe a trait à la montée en puissance du cyber. La croissance de la virtualisation de la vie économique augmente naturellement le niveau de risque cyber, principalement pour les PME dont la capacité à se doter d’outils de défense est plus faible que celle des grosses sociétés. Nous travaillons beaucoup avec ces entreprises, en lien avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) et le commandement de la cyberdéfense (Comcyber), avec lequel nous avons développé une coopération renforcée. Dans notre direction, des équipes techniques de réponse aux attaques cyber sont centrées sur l’économie de défense, quand le Comcyber s’occupe du ministère des armées. Nous devons être à jour des capacités modernes – objets connectés, 5G, intelligence artificielle, etc. –, qui nécessitent des moyens toujours plus sophistiqués pour être à la pointe des avancées technologiques.

Le dernier axe concerne le terrorisme et la radicalisation. Notre feuille de route est claire : ne pas baisser la garde. Nous avons développé de nombreuses actions de coopération efficaces entre les services du premier cercle et avec le commandement des différentes armées. Le risque existe, mais il est connu et contenu. Nous devons rester vigilants sur les évolutions de la menace, y compris celles provenant d’autres fragmentations sociales et du séparatisme. Sur ce dernier point, tout ce qui nous permet de savoir ce qui se passe sur les réseaux sociaux est intéressant, puisque les personnes, notamment les jeunes, échangent énormément sur ces réseaux et très peu sur l’internet classique : nous devons nous adapter à ces nouveaux moyens de communication.

Pour atteindre nos objectifs dans ces quatre domaines, nous devons, comme les autres services de renseignement, relever le défi des ressources humaines, à savoir conquérir de nouveaux talents et les garder quelque temps pour tenir les délais. Nous souscrivons à tous les efforts que la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) a engagés pour coordonner notre action dans le domaine des ressources humaines et nous participons activement à tous les travaux en cours. Grâce à la sous-direction « stratégie et ressources » et à un effort quotidien, nous avons tenu nos engagements pour le recrutement de nos agents et nous sommes à environ 97 % de l’effectif autorisé. Il s’agit d’un combat quotidien, d’autant que la jeunesse de nos agents crée un flux permanent dans nos effectifs. Nous insistons sur la création de nouveaux métiers et sur la diversification de nos viviers, tout en étant conscients du fait que l’augmentation des effectifs de la direction est principalement due à l’arrivée de civils, parce que les armées peinent à maintenir le nombre de militaires au sein de la direction. Nous suivons des pistes pour trouver de nouveaux profils de militaires. Mon prédécesseur a engagé des actions dans le domaine de la formation et des parcours professionnels, lesquelles seront poursuivies avec la volonté de mettre en place un centre de formation, qui nous sera utile car 700 de nos agents reçoivent chaque année une formation ; nous voulons proposer des formations certifiantes, qui valorisent nos personnels. Dernier point, le nouveau bâtiment de la direction centrale offre au service l’opportunité de se réorganiser en mettant en adéquation l’espace géographique des bureaux et les processus internes de la direction. Un grand travail nous attend pour exploiter au maximum toutes les capacités du nouveau bâtiment du fort de Vanves et accomplir notre mission de mieux renseigner pour mieux protéger.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. J’ai eu la chance de visiter la DRSD centrale et locale, la direction comptant une antenne dans le pays de Lorient. Je vous remercie de l’accueil que j’y ai reçu. Comme mes collègues députés, j’ai participé à des événements avec les entreprises qui travaillent dans l’écosystème de la défense et j’ai trouvé très intéressant de me connecter avec vous pour que tous les membres de l’équipe France se rencontrent, car de nombreuses entreprises locales ne sont pas forcément sensibilisées à l’ingérence : nous, parlementaires, devons les aiguiller vers vous.

Vous avez laissé entendre que vous aviez plus de difficultés à attirer des militaires que des civils : comment pouvez-vous agir, surtout avec la contrainte des opérations extérieures (Opex) ? Que faire pour augmenter l’attractivité de votre direction auprès des militaires ?

Le projet de LPM prévoit 5 milliards au renseignement : la part qui reviendra à la DRSD vous paraît-elle adaptée aux objectifs de votre service ? Quels investissements bénéficieront en priorité de cette enveloppe ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. J’attache une grande importance à l’équilibre entre personnels militaires et civils : notre spectre d’action couvre à la fois les forces et la BITD, donc nous devons maintenir un niveau de personnels militaires suffisant, d’autant que nous accompagnons les forces dans les Opex. Actuellement, nous comptons 63 % de militaires et 37 % de civils : il faut conserver, à un ou deux pourcent près, cette répartition.

Le problème ne tient pas tant à l’attractivité du service, même si la question se pose toujours, qu’à la nature des profils : les personnels militaires qui nous rejoignent sont souvent en deuxième voire en troisième partie de carrière – sous-officiers et officiers comptant une quinzaine d’années de service. Or l’armée souffre d’un creux conjoncturel, qui rend difficile l’occupation de tous les postes. Nous souhaitons donc sélectionner des personnes aux profils légèrement différents, notamment plus jeunes : je discute actuellement avec mes camarades des armées pour prendre ce virage, qui demandera plus de formations mais qui augmentera la durée d’occupation des postes. S’agissant des Opex, nous ne déplorons pas de manque d’agents, même si nous surveillons les taux de tour.

En fonction du budget qui nous sera alloué, nous souhaitons maintenir notre effort sur la base de souveraineté : la version, qui est appelée à remplacer la base actuelle, devrait être livrée et opérationnelle mi 2024 –. Nous souhaitons incrémenter cette base de données avec des outils, des modules et des briques qui l’enrichissent : insérer du prédictif, traiter les signaux faibles, rapatrier toutes nos données dans une seule base, effectuer des recherches dans l’ensemble de nos données sont des éléments essentiels pour nous. Voilà l’effort prioritaire que nous fournissons, ce processus ne pouvant de toute façon pas être suspendu.

Nous souhaitons également améliorer les outils en place dans le cadre du Centre national des habilitations de la défense (CNHD) : nous devons automatiser et industrialiser les enquêtes administratives afin que les agents puissent consacrer toute leur énergie aux dossiers qui réclament de l’intelligence humaine. Pour ce faire, nous allons développer de nouveaux outils, qui ne sont pas forcément très complexes puisqu’il s’agit de mettre en relation les différentes boîtes qui existent déjà. Notre objectif est double : lisser les processus et améliorer notre consultation des réseaux sociaux, en employant peut-être des modules de traduction.

Enfin, nous cherchons à améliorer les conditions de travail de nos agents ainsi que la qualité de la performance, notamment dans l’utilisation d’outils nomades qui doivent nous faire gagner du temps et dans l’élaboration d’un système centralisé qui nous offre une vision plus globale et plus rapide.

Mme Anne Genetet (RE). Je comprends que vous n’avez pas encore d’idée précise de la répartition des 5 milliards et j’imagine que vous aimeriez capter une part importante de l’augmentation de 60 % de l’enveloppe consacrée au renseignement. Vous souhaitez moderniser certains de vos outils, mais cela dépendra, là aussi, des crédits qui vous seront alloués. Connaissez-vous le calendrier de ventilation du budget du renseignement ?

L’article 20 de la LPM garantit la prise en compte des intérêts fondamentaux de la nation : quand un ancien militaire veut rejoindre le secteur privé, comment se prémunir de l’ingérence d’une puissance étrangère ? La rédaction actuelle de l’article 20 vous semble-t-elle suffisante pour vous prémunir de départs d’agents, civils comme militaires, vers les conseils d’administration d’entreprises étrangères ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Je ne connais encore ni le cadrage, ni l’arbitrage budgétaire : nous avons identifié des priorités, que nous mettrons en œuvre en fonction de l’arrivée des crédits.

Mme Anne Genetet (RE). Les menaces que vous avez évoquées sont multiples, hybrides et évolutives ; elles requièrent de votre part une grande agilité et réactivité, et j’imagine que, dans ce contexte, vous nourrissez sûrement des ambitions, des objectifs, des exigences, des attentes, des impatiences.

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Bien sûr, mais les menaces étant infinies, nos capacités seront théoriquement toujours insuffisantes. Voilà pourquoi nous devons définir des priorités et optimiser les moyens dont nous disposons. Actuellement, la priorité va clairement à la base de données souveraine. Ensuite, nous voulons développer quelques capacités très particulières dans le domaine du cyber : quel que soit le montant de notre budget, nous avancerons dans ce domaine. Enfin, nous ajusterons dans le temps nos efforts de déploiement d’autres capacités suivant les crédits qui nous seront alloués.

Si l’un de nos agents veut quitter notre service pour occuper un emploi le mettant en contact avec l’étranger, nous souhaitons qu’il fasse une déclaration préalable pour que nous sachions si ce changement présente ou non une menace. Notre contrôle devrait ressembler aux enquêtes d’habilitation : nous évaluerons l’environnement de l’individu et les sujets qu’il aura à traiter pour déterminer l’existence d’un risque d’ingérence. Il y aura des avis complémentaires, l’ensemble permettant au ministre de décider si l’agent peut partir ou non à l’étranger. Nous pourrons prendre des sanctions si les individus ne tiennent pas compte de l’avis. Cette mesure d’entrave n’existait pas précédemment.

M. Pierrick Berteloot (RN). La récente acquisition de l’entreprise Exxelia par le groupe américain Heico est la dernière cession en date de l’un de nos champions industriels. Cette entreprise fournit des composants électroniques aux nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) Barracuda, aux Rafale, aux lanceurs Ariane 5 et 6 et à l’Airbus A320neo. La PME française Segault est également en passe d’être rachetée par le groupe texan Flowserve, alors qu’elle possède une expertise mondiale dans les systèmes de robinetterie et de chaufferie nucléaire ; elle équipe les centrales nucléaires françaises, le porte-avions Charles-de-Gaulle et son successeur, les SNA et les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) ; elle fournit aussi les systèmes de sûreté des missiles nucléaires M51. Il n’est donc pas abusif d’affirmer que cette entreprise est stratégique pour notre armée : sa vente soulève de très nombreuses craintes légitimes et révèle l’atteinte à nos intérêts économiques et stratégiques, laquelle ne semble pas devoir s’arrêter pour le moment.

La protection de ces intérêts est pourtant une préoccupation de l’État : la défense et la promotion de l’économie française figurent en bonne place dans la stratégie nationale du renseignement, dans laquelle on lit que « Le premier objectif de notre politique de sécurité économique est de détecter et de neutraliser le plus en amont possible toute menace sérieuse, potentielle ou avérée, systématique ou ponctuelle, susceptible d’affecter les intérêts économiques, industriels et scientifiques » de la nation. La DRSD participe activement à prévenir la fuite de nos savoir-faire et à entraver l’ingérence de certains acteurs étrangers ; or toutes ces cessions d’entreprises françaises à des sociétés américaines créent un sérieux risque d’atteinte à notre souveraineté et à nos informations hautement sensibles.

La DRSD étant chargée de la protection des sites industriels sensibles de défense comme de la prévention des fuites, comment s’organise-t-elle face aux intrusions d’alliés certes importants, mais qui n’hésitent pas à nous espionner et à accroître leur contrôle sur nos industries de défense ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Il s’agit effectivement du cœur de notre métier dans le domaine de la contre-ingérence économique. Plusieurs bureaux à la direction centrale veillent à la sécurité économique ; les postes locaux sont en relation avec les industries de leur ressort. Les 4 000 entreprises de la BITD voient au moins une ou plusieurs fois par an, selon leur degré de sensibilité, nos agents. Notre mission est de garantir la protection physique et cyber de l’entreprise en nous assurant qu’il n’y ait pas d’intrusion et de recueillir des informations sur de possibles cessions. Comme la DGSI, nous faisons remonter ces informations pour présenter les menaces qui peuvent peser sur une société du fait de prises d’intérêts ; nous n’avons pas la connaissance fine de la sensibilité de certaines compétences, si bien que nous travaillons avec la DGA ; la situation de l’entreprise que vous avez évoquée est évidemment connue, mais la DGA sait s’il existe ou non des alternatives et si la conservation d’un composant est vitale pour notre autonomie stratégique. Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) conduit un travail interministériel, notamment avec le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) du ministère chargé de l’économie. Dans ce cadre, nous nous interrogeons sur l’existence d’une menace réelle et sur les mesures à prendre, mais la DRSD n’a pas de levier sur ces dernières.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Mon collègue a été un peu pudique en ne vous demandant pas quelle était l’appréciation de votre service sur la possible cession de Segault. Je mets les pieds dans le plat : que pense la DRSD de cette vente ?

La DGSI signale depuis quelque temps l’extrême droite comme l’une des principales menaces contre la sécurité intérieure. Qu’en est-il du point de vue de la DRSD ?

La contre-ingérence économique couvre aussi la préservation du patrimoine intellectuel du pays : quels sont les moyens et la présence de votre service dans l’enseignement supérieur ?

Dans la fuite de documents confidentiels du gouvernement américain dans le New York Times, la France n’apparaît pas comme une cible de l’espionnage des États-Unis – ce fait étant de notoriété publique depuis bien longtemps –, mais j’aimerais connaître votre appréciation de cet événement. L’entourage du ministre des armées a contesté les faits avancés dans les documents : considérez-vous ces fuites comme une manipulation ?

Le directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) nous a dit que le budget de son service allait approcher les 5 milliards, ce qui ne laisse pas grand-chose aux autres. Qu’en est-il du vôtre ?

M. le président Thomas Gassilloud. La LPM prévoit un effort budgétaire de 5 milliards, et la DGSE recevra un budget de l’ordre de 5 milliards sur l’ensemble de la période couverte par la LPM, mais heureusement que la DGSE ne consommera pas l’intégralité de l’effort consenti dans la LPM. Le DGSE laissait sous-entendre qu’il estimait à due proportion la répartition de ces 5 milliards d’euros, mais je suppose que les autres services, dont la DRSD, diront qu’ils ont besoin d’un rattrapage en termes de crédits. Il ne faut pas confondre le budget annuel et le budget sur l’ensemble de la période de la LPM.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Le plus simple serait que vous exprimiez clairement votre besoin puisque les arbitrages n’ayant pas encore été rendus, les parlementaires ont la possibilité de conclure les discussions qui se tiennent au sein de l’exécutif.

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Nous avons évalué la sensibilité de la cession de l’entreprise Segault, sous l’angle de la menace éventuelle pesant sur certains des programmes que nous déployons avec la BITD. Je ne suis pas en mesure de dire s’il y a un danger majeur, mais j’ai défendu l’idée qu’il y avait un problème et qu’il était important de se saisir du sujet ; celui-ci est bien pris en compte, mais ce sont les gens spécialisés dans le domaine des armements qui peuvent répondre à la question de l’acceptabilité du risque. Dans ce processus, je n’évalue qu’une partie du risque.

Nous travaillons avec la DGSI pour améliorer la protection des laboratoires et des instituts de recherche scientifiques : nous nous répartissons les laboratoires, certains n’étant suivis que par la DRSD, d’autres relevant de la surveillance de notre direction et de la DGSI. L’action prioritaire est la sensibilisation : c’est une démarche essentielle car le monde de la recherche et la protection sont antinomiques, puisque la recherche suppose l’ouverture vers l’extérieur, l’échange et la publication quand la protection pousse à la fermeture et au mutisme. Nous ne sommes pas là pour empêcher les publications, mais nous sensibilisons les acteurs de la recherche à l’identification de la menace et de nos vulnérabilités ; ensuite, il convient de déterminer où l’on place le curseur entre ouverture et fermeture. Ces trois dernières années, les personnes travaillant dans les laboratoires de recherche ont modifié leur appréhension du sujet car, il y a encore quelque temps, elles ne voulaient pas entendre parler de protection ; certains épisodes malheureux ont joué un rôle dans cette prise de conscience.

D’une manière générale, nous suivons l’ensemble de la radicalisation, qui se développe malheureusement dans la société actuelle. Nous avons connu des radicalisations islamistes extrêmement rapides à cause des réseaux sociaux, et nous retrouvons actuellement ce processus pour l’ensemble des groupes radicaux, qui s’autoalimentent et développent un caractère quelque peu sectaire. Nous suivons la présence de l’ultradroite au sein des armées, mais il n’y a pas de sujet particulier ; nous prenons les mesures d’entrave, en lien avec le commandement, lorsqu’elles sont nécessaires – nous agissons de la même façon avec l’islam radical. Pour l’ultragauche, la situation est opposée puisque nous avons plutôt affaire à des gens qui pourraient viser la BITD ou les institutions de l’extérieur : là, nous travaillons de manière coordonnée avec les autres acteurs du renseignement.

J’ai des équipes qui suivent les fuites du New York Times, mais il est très difficile de se prononcer actuellement car on décèle certaines manipulations : il y a ainsi des documents-miroirs, certains donnant, par exemple, des chiffres de pertes favorables aux Ukrainiens, d’autres aux Russes. La diffusion de ces documents est parfois une simple photographie, donc il faut vérifier leur véracité : existent-ils réellement ? Certains d’entre eux sont des appréciations du partenaire américain. Nous suivons ce dossier, mais l’affaire est un peu récente pour que nous puissions nous positionner, sachant que, comme tout service de renseignement, nous sommes un peu paranoïaques et nous tentons de voir toutes les faces d’une information.

Avec la LPM actuelle, nous sommes arrivés à un plateau budgétaire, hors infrastructures, de 20 millions d’euros, donc nous sommes assez modestes. Une progression est prévue, et nous aimerions atteindre environ 30 millions d’euros en plateau à la fin de la prochaine LPM. Ces ordres de grandeur diffèrent profondément de ceux de la DGSE, mais cela a toujours été le cas et je n’en veux pas du tout au DGSE. Nous sommes un petit service.

M. le président Thomas Gassilloud. Hors infrastructures, votre budget représente environ 10 % de celui de la DGSE, n’est-ce pas ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Oui, à peu près.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Au nom du groupe Démocrate, je vous remercie pour vos explications sur les enjeux auxquels fait face la DRSD. L’une de vos missions est de mener des opérations de contre-ingérence dans la sphère de la défense avec pour objectif de protéger nos forces armées, la BITD et le cyberespace. Votre activité est donc très liée à la guerre d’influence. Lors de la présentation de la RNS en novembre dernier, le Président de la République a érigé l’influence en sixième fonction stratégique des armées françaises. C’est la preuve que le domaine informationnel est devenu un champ de bataille, qui fait désormais partie des nouveaux espaces de conflictualité que nos armées doivent maîtriser d’ici à 2030.

Alors que votre rôle est de déceler et d’entraver toute menace externe susceptible de porter atteinte à l’institution militaire, à une entreprise de la BITD ou à un laboratoire de recherche, quelle stratégie la DRSD compte-t-elle déployer, dans la période de la LPM, dans le domaine de la guerre d’influence ?

Lors d’une audition de la commission d’enquête sur les ingérences de puissances étrangères, le directeur du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) a expliqué le fonctionnement de son service. Coopérez-vous avec lui dans le cadre de votre mission de contre-ingérence cyber ?

L’intelligence artificielle se trouve au cœur des enjeux de cybersécurité, secteur qu’elle est sur le point de révolutionner compte tenu de sa capacité à analyser des masses considérables de données. Pouvez-vous nous donner des précisions sur l’intégration de l’intelligence artificielle au sein de la DRSD ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Nous investissons déjà le champ informationnel ; comme dans le domaine cyber, nous partageons la tâche avec le Comcyber : celui-ci s’occupe du ministère des armées et nous nous focalisons sur la BITD. Service de renseignement, nous nous inscrivons dans la contre-ingérence informationnelle pour voir dans quelle mesure certains acteurs peuvent attaquer la réputation d’une entreprise et divulguer de fausses informations, par exemple pour l’empêcher d’obtenir un marché. Une petite cellule suit ces dossiers, notre objectif étant, dans l’année qui vient, de nous brancher sur ceux, dans la sphère institutionnelle ou industrielle, qui mènent déjà des actions très intéressantes ; les grands groupes font déjà de la veille informationnelle, mais pas forcément dans leur chaîne logistique. Comme pour le cyber, il peut y avoir des attaques contre les petites entreprises, qui sont des maillons de cette chaîne, pour contourner la protection que déploient les grandes sociétés. Nous essayons d’effectuer une veille générale tout en nous focalisant sur quelques thématiques, par exemple celle des marchés d’exportation vitaux pour certaines entreprises. Ensuite, il faut être capable de faire remonter l’information vers les acteurs qui peuvent agir.

Quand j’ai pris mon poste, j’ai créé une cellule de prospective et d’anticipation : nous utilisons déjà l’intelligence artificielle dans nos propres outils, mais nous devons nous demander ce que cette révolution nous apportera. Nous menons des réflexions sur le métavers : quelles sont ses implications pour nous ? Que signifie le fait de pouvoir vivre dans un monde parallèle ? Nos agents devront-ils disposer d’avatars pour agir dans ce champ ? Devons-nous être officiellement présents dans le métavers ? Doit-il y avoir une DRSD officielle dans le métavers ? Nous sommes encore dans le domaine de la science-fiction car les définitions sont complexes. Il nous faut mener des études prospectives dans ce domaine. Nous suivons ces sujets. La priorité à mes yeux est d’utiliser tous les outils pour tirer le maximum de nos bases de données et de suivre en parallèle les évolutions technologiques pour ne pas être distancés, le problème étant leur coût élevé. Les voitures électriques de type Tesla, qui communiquent et filment en permanence leur position, diffèrent fortement des véhicules classiques : il en va de même dans tous les domaines de la vie.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je vous remercie pour votre présentation reliée au triptyque « connaissance, compréhension, anticipation » de la RNS. La fonction de contre-ingérence de la DRSD est amenée à se renforcer ; cette logique paraît cohérente à la lumière de la dégradation du contexte stratégique général et de l’intensification des compétitions sectorielles. Vous avez évoqué les crédits alloués au renseignement, plus particulièrement ceux destinés à votre direction. Vous avez également défini certaines priorités de renforcement, notamment dans le domaine du cyber. Pouvez-vous nous préciser vos autres priorités de renforcement, même si vous avez déjà eu l’occasion de citer quelques secteurs dans lesquels vous êtes en pointe ?

Quel sera le rôle de la direction dans le contrôle des trajectoires des anciens militaires ? Quels sont, compte tenu de l’expérience de la DRSD, les enjeux de ce contrôle nouveau ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Nous exerçons déjà un contrôle sur la trajectoire des anciens militaires, mais l’article 20 de la LPM nous fournira un moyen d’action supplémentaire avec l’outil d’entrave. En outre, les anciens militaires devront faire une déclaration s’ils veulent travailler pour des entreprises ou au profit d’États étrangers. Nous devons en revanche nous montrer flexibles sur le type d’emplois que l’on qualifie de sensibles, cette catégorie pouvant évoluer rapidement et varier selon les pays. Tout le monde parle des pilotes de chasse, qui pourraient divulguer des savoir-faire, ces révélations pouvant avoir des implications en cas de confrontation. On peut imaginer d’autres emplois sensibles dans les armées, par exemple ceux liés à la dissuasion où l’on acquiert des connaissances techniques et des savoir-faire éventuellement transférables : là aussi, notre attention peut différer en fonction des États : tout intéresse la Chine, mais d’autres États ne peuvent être motivés que par certains aspects répondant à un besoin spécifique de montée en puissance. Nous devons nous adapter à l’évolution des centres d’intérêt de nos compétiteurs. Le mécanisme de l’article 20 sera en tout cas très utile.

En interne, je souhaite accomplir un effort énorme sur les ressources humaines. Mes prédécesseurs ont lancé plusieurs grands projets que je veux poursuivre pour les mener à leur terme, parfois en les améliorant. Nous devons prolonger la dynamique de transformation de la direction lancée ces dernières années. Nous tenons également à développer des outils permettant à nos agents d’apporter une plus-value supplémentaire et d’être davantage formés. À ce titre, je souhaite mettre en avant un centre de formation, qui sera assez modeste mais qui améliorera nos échanges avec nos partenaires du premier cercle – je souscris ainsi complètement aux recommandations de la CNRLT – et qui valorisera nos formations pour mieux les inscrire, notamment par des certifications, dans des parcours de carrière. L’objectif est de fournir des formations répondant au juste besoin tout au long de la carrière, là aussi pour suivre les adaptations des fonctions.

De mon point de vue, il n’est plus possible de séparer la protection physique de la protection cyber : les deux sont liées. Historiquement, la DRSD s’est plutôt concentrée sur la protection physique, puis elle est venue au cyber, alors que les jeunes entreprises viennent à s’intéresser à la protection physique par le cyber : après avoir mis un antivirus, elles s’aperçoivent de l’utilité de mettre un verrou sur la porte du bureau, alors que notre direction a accompli le chemin inverse. Les deux protections sont liées, donc les inspecteurs de la DRSD sur le terrain doivent, sans être des experts, maîtriser un minimum de connaissances cyber ; ce bagage minimal doit leur permettre de s’adresser à des experts en cas de doute ou de problème pour obtenir le bon conseil ou la bonne information : nous sommes en train de concrétiser cette exigence, notamment dans le cadre du centre d’alerte et de réaction aux attaques informatiques – Cert pour Computer Emergency Response Team ; nous travaillons également à maîtriser l’extraterritorialité des lois et des normes, car sans être infaillibles dans tous les domaines, nos agents doivent avoir des connaissances de base leur permettant d’identifier un problème et de se retourner vers les experts de la question.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Je vous remercie beaucoup de votre éclairage sur ce projet de LPM, auquel je suis particulièrement attentif en tant que rapporteur du programme 144 Environnement et prospective de la politique de défense de la loi de finances.

Je ne peux que soutenir vos priorités – formation, Cert, cyber, y compris dans les milieux virtuels. Les bâtiments et les infrastructures sont, plus que d’autres domaines, sensibles à l’inflation : est-ce une préoccupation pour vous ?

L’actualité est marquée par les fuites de documents du Pentagone, qui pourraient constituer une hypothèse de travail pour la DRSD. Comme vous l’avez dit, il faut se montrer très prudent car les rares détails sur la source présumée, « OG », peignent le tableau d’une extrême droite américaine, qui demeure, comme en France, la principale menace en matière de radicalisation et de terrorisme endémique. Comment la DRSD se prépare-t-elle à gérer d’éventuelles fuites de ce genre en France ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Nous sommes attentifs à l’inflation mais nous sommes assez confiants car la majorité des engagements ont été réalisés et il ne nous reste qu’une petite part cette année, peu élevée par rapport au coût global du fort de Vanves. Les autres projets de la direction sont financés, et nous avons des assurances pour deux des trois chantiers en province. Le vrai sujet est qu’au-delà du nouveau bâtiment, essentiel pour nous, nous devons mener une réorganisation spatiale car certains bâtiments du fort sont assez anciens ; nous verrons, au cours de la LPM, si nous pouvons faire évoluer cette infrastructure, mais il est trop tôt pour se prononcer. Je vois ce que je voudrais, mais nous ferons avec les moyens mis à notre disposition.

Les fuites se trouvent au cœur du métier de contre-ingérence, dans son volet centré sur les compromissions. Nos actions dans ce domaine sont multiples. Tout d’abord, il y a les habilitations : qui a accès à nos informations ? Il faut s’assurer que seules les personnes habilitées ont accès à des informations sensibles ; les personnes qui n’ont pas besoin de les connaître ou qui ne sont pas fiables ne doivent pas y avoir accès. Ensuite, nous déployons une protection physique et cyber conforme à la réglementation des données : sont-elles bien enregistrées ? Sont-elles bien stockées ? Leur circulation est-elle bien encadrée ? Les inspecteurs et le centre d’expertise effectuent tous ces contrôles. Dans ce domaine, encore moins que dans les autres, le risque zéro n’existe pas ; quelqu’un de bonne volonté qui se fait voler son ordinateur portable après avoir oublié de chiffrer son disque dur peut nous exposer à des fuites – c’est comme si quelqu’un mettait des barreaux aux fenêtres mais ne fermait pas sa porte. Le risque principal de fuites ne tient pas à la malveillance mais à l’erreur humaine. Porter une grande attention à ce risque est notre lot quotidien ; pour le déjouer, il faut beaucoup de sensibilisation, de conseil et, de temps en temps, quelques remontrances.

M. Christophe Blanchet (Dem). Vous pouvez enquêter sur les réservistes RO1 et RO2, mais comment ferez-vous avec le doublement de cette population que prévoit la LPM ? Quel regard portez-vous sur la réserve citoyenne, qui doit augmenter dans de nombreux ministères et dans la cyberdéfense ? Effectuerez-vous les mêmes investigations pour ces réservistes citoyens, qui n’auront pas les mêmes compétences mais qui aspireront à pleinement s’engager en faveur des armées ?

Lors de la mission d’information sur les réserves que nous avons menée il y a deux ans avec mon ancien collègue Jean-François Parigi, nous avions été surpris qu’aucune disposition légale n’oblige un militaire, donc un réserviste, à informer sa hiérarchie en cas de condamnation pénale. Certes, vous enquêtez au moment de l’entrée d’une personne dans l’armée, mais une fois entré, le militaire ou le réserviste n’est soumis à aucune obligation de déclaration. Travaillez-vous sur ce thème ? Nous avons des retours sur des personnes condamnées qui prospectaient sur des éléments qui avaient entraîné leur condamnation – je pourrais vous fournir des exemples concrets en aparté. Que faire contre les possibles ingérences nées de captures d’écran ou de vidéos compromettantes de personnes, qui n’ont pas commis de délit mais qui ont honte de ces images et qui subissent un chantage ?

Général de corps d’armée Philippe Susnjara. Le doublement des effectifs de la réserve opérationnelle constitue en effet un vrai défi. Nous devrons améliorer le processus d’habilitation, notamment en automatisant certaines étapes. Pour la réserve citoyenne, il n’y a pas de saisine systématique, on nous demande de temps en temps ce que l’on pense d’un individu. Nous sommes devant un vrai défi avec le doublement des réserves opérationnelles, mais nous le relèverons ; il faut dire aussi que la profondeur de l’enquête dépend évidemment du poste auquel est affecté le réserviste.

Nous consultons les fichiers du ministère de l’intérieur, mais la déclaration de condamnation n’est en effet pas systématique pour les personnes déjà dans les cadres – une obligation de déclaration n’offrirait néanmoins pas de garantie totale. Nous avons de bons contacts, à l’échelle locale, avec les commissariats et les gendarmeries : les informations remontent souvent, et nous vérifions ce qu’il en est. Pour les personnes habilitées, nous allons rarement au bout du délai de renouvellement de cinq ou sept ans, en fonction du degré très secret ou secret, parce que l’habilitation est liée à la fonction et non à la personne en France – j’ai changé trois fois de poste en cinq ans, j’ai donc fait trois demandes d’habilitation. Nous vérifions donc assez régulièrement les casiers judiciaires des agents.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous vous remercions de nous avoir éclairés sur la DRSD et nous vous souhaitons bon courage pour la suite de vos missions et pour les quelques centaines de milliers de demandes que vous avez à traiter chaque année.


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M. le général de corps d'armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire (jeudi 13 avril 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous recevons M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire (DRM) depuis avril 2022.

Avec cette audition, nous achevons le cycle consacré aux services du premier cercle dépendant du ministère des armées.

Général, nous sommes ravis de vous accueillir. Saint-cyrien, vous êtes passé par l’École d’application de l’arme blindée cavalerie de Saumur. Vous avez effectué la première partie de votre carrière parmi les parachutistes, servant notamment en Bosnie, au Rwanda, au Tchad, en République centrafricaine ainsi qu’en Afghanistan. Vos derniers postes vous ont amené à commander la 11e brigade parachutiste à Toulouse, puis la mission de l’Union européenne en RCA.

À la tête de la DRM, vous avez de nombreux défis à relever : le recrutement et la fidélisation du personnel, comme souvent dans l’armée ; la coordination de la fonction interarmées du renseignement et les échanges avec les autres services de renseignement ; la réorganisation interne de la direction et l’amélioration de l’exploitation des données du renseignement militaire. Dans la mesure où les capteurs sont de plus en plus précis et nombreux, vous avez une avalanche de données à traiter pour trouver l’information pertinente.

Lors de ses vœux aux armées, le Président de la République a annoncé un doublement des crédits consacrés à la DRM. Vous reviendrez sans doute sur la manière dont vous envisagez d’utiliser ces crédits.

Sur l’ensemble de ces sujets et tous ceux que vous souhaiteriez aborder, nous serions ravis d’avoir votre analyse.

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire. Voilà un an, jour pour jour, que j’ai pris mes fonctions. La DRM agit à la fois pour le chef d’état-major des armées, au niveau stratégique, et au profit des forces en opération, au niveau tactique. Cette dualité est une singularité de la DRM par rapport aux autres services de renseignement. Elle joue un rôle de coordination de la fonction renseignement entre toutes les unités de renseignement des armées.

Nous produisons du renseignement d’intérêt militaire, c’est-à-dire une compréhension des capacités militaires des compétiteurs et groupes armés susceptibles de nuire à nos intérêts ou à nos forces. Ma mission est de réduire le niveau d’incertitude.

J’agis simultanément dans trois espaces-temps différents : le temps long, qui est celui de l’anticipation, de six à vingt-quatre mois – au-delà, c’est de la prospective, pas du renseignement ; le temps moyen, qui est celui de la décision, au cours duquel le chef d’état-major des armées pose les options stratégiques en conseil de défense ; le temps court, qui est celui de l’action, à savoir l’appui aux forces armées en opération.

Parmi les défis auxquels est confronté le renseignement militaire, il y a tout d’abord le fait que le renseignement est un domaine infini, tandis que, par principe, les moyens dont nous disposons sont finis. Ce défi est propre à tous les services de renseignement. Il s’agit donc avant tout de prioriser, c’est-à-dire de renoncer.

Le deuxième défi consiste à trouver l’équilibre entre les données recueillies et les données exploitées. Or on observe un écart croissant entre les deux.

Le troisième défi réside dans l’illusion de la transparence, qui consiste à croire que tout existe en sources ouvertes et que tout renseignement est susceptible d’être déclassifié.

Plus globalement, on constate un élargissement du champ d’action du renseignement d’intérêt militaire, dans tous les milieux – terre, air, mer, espace et cyberespace – et la nécessité impérieuse de s’adapter au contexte stratégique. C’est ce qu’a fait la DRM il y a deux ans, soit bien avant le 24 février 2022, pour identifier la montée en puissance du dispositif russe autour de l’Ukraine.

Ma priorité, en matière de recherche – non seulement pour la DRM mais aussi pour l’ensemble de la fonction interarmées du renseignement que je coordonne –, est de contribuer à la capacité d’action de la force de dissuasion en fournissant des renseignements sur les forces nucléaires adverses.

S’agissant de la zone européenne, la guerre en Ukraine est la priorité. À cet égard, on constate une guerre d’usure s’inscrivant dans la durée. Cela nécessite de mesurer de façon aussi précise que possible les capacités de régénération de chacun des belligérants et l’évolution du rapport de forces entre les deux. Cette crise a des effets dominos dans d’autres parties du monde, peut-être moins visibles mais tout aussi réels – je pense à la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui a retrouvé de la vigueur.

L’Afrique, pour autant, n’est pas sortie du spectre de notre intérêt. Plusieurs compétiteurs y font preuve d’un entrisme croissant, notamment la Russie et la Chine, chacune de façon différente. La menace terroriste n’a pas disparu ; elle continue même à s’étendre vers le golfe de Guinée. La fragilité de certains États africains est une réalité. Cette situation est liée notamment aux trafics qui s’entremêlent – trafics de migrants, de drogue et d’armes – ainsi qu’à des fragilités intrinsèques.

Dans la zone du Moyen-Orient, la menace terroriste est contenue, mais la vigilance est nécessaire sur le moyen terme. La situation fait l’objet d’une recomposition très rapide. La versatilité est telle que cette recomposition est probablement le prélude d’autres recompositions. L’Iran et la Syrie, en particulier, redeviennent des partenaires fréquentables pour de nombreux pays de la région.

En Asie, nous suivons la montée en puissance des capacités militaires chinoises et ses conséquences sur nos intérêts, notamment dans l’océan Indien.

De façon plus marginale, nous contribuons de façon indirecte à la sûreté du territoire national : si je n’ai pas compétence pour renseigner ou organiser des manœuvres de recherche de renseignement sur le territoire national, j’y contribue en partageant avec les autres services le renseignement que je détiens et qui pourrait être utile sur le territoire national.

Les menaces s’ajoutent les unes aux autres, car peu disparaissent. Elles nécessitent que nous travaillions sur le temps long pour être en mesure d’apporter des réponses sur le temps court. La nécessité absolue pour nous est de capitaliser sur le renseignement recueilli, de façon à être efficaces.

Pour mener toutes ces actions, je bénéficie d’un écosystème un peu particulier par rapport aux autres services du premier cercle. Mes ressources sont imbriquées dans les programmes budgétaires 178, 146 et 212. Je dispose d’un petit budget opérationnel de programme (BOP), qui constitue le budget de la DRM et correspond à 5 % environ de ce qui me permet de produire du renseignement. Je fonctionne donc grâce aux armées qui acquièrent pour moi des capteurs, les mettent en œuvre selon les orientations que je donne et me fournissent des ressources humaines. Cette imbrication présente à la fois des avantages et des inconvénients, mais pour rien au monde je ne voudrais m’en affranchir, car elle est cohérente avec la mission d’appui aux opérations qui constitue le cœur de mon métier.

Le projet de LPM 2024-2030 contient des mesures fortes en matière de renseignement, avec une augmentation de 60 % des crédits alloués à cette activité et un doublement du budget de la DRM sur la période. La dynamique nous est donc favorable. Qui plus est, elle s’inscrit dans un calendrier pluri-LPM, puisque la loi en vigueur avait déjà amorcé un effort en matière de renseignement.

Indépendamment du patch renseignement, qui bénéficie d’une augmentation substantielle de ses ressources, à hauteur de 5 milliards d’euros, je profite de l’augmentation d’autres entités et périmètres budgétaires, notamment celle du patch espace, dont je suis l’un des principaux clients.

Pour l’édification de la LPM, ma priorité est de garantir la cohérence du dispositif de renseignement – c’est ce que j’ai demandé à mes troupes dans les travaux préparatoires.

Cohérence, tout d’abord, entre les différents types de renseignement, quelle que soit leur origine – image, électromagnétique, humaine ou cyber. C’est bien l’accumulation des différents types de renseignement et leur confrontation qui me permettent de produire des appréciations de situation avec un niveau d’incertitude limité. Si je n’ai que des images ou que du renseignement d’origine humaine, j’estime que l’information est peu robuste et l’analyse est peu fiable.

Cohérence, également, entre les niveaux stratégique et tactique. Il doit exister une cohérence entre les capteurs de niveau stratégique que j’utilise en propre et les capteurs tactiques, bien souvent délégués aux unités de renseignement des différentes armées. C’est un gage d’efficacité.

Cohérence, enfin, entre les capteurs à proprement parler et les outils permettant de les exploiter. Cette cohérence doit être pensée dès l’origine pour éviter un gaspillage d’argent public.

En complément de cet impératif de cohérence, un deuxième impératif, pour la LPM, est de réussir la transformation numérique. Cela passe par l’exploitation des données de masse, à travers le programme d’architecture de traitement et d’exploitation massive de l’information multisources par l’intelligence artificielle Artemis.IA). Ce programme est structurant à la fois pour la DRM et pour la fonction interarmées du renseignement. Il s’agit de capitaliser toutes les données que nous recueillons, de les faire interagir et de les partager – c’est une forme de centralisation des données puis de décentralisation des accès à l’ensemble des unités de la fonction interarmées du renseignement. Ce virage est essentiel : à défaut de l’opérer, nous en resterions au deuxième millénaire et nous ne pourrions pas optimiser l’usage des capteurs que l’on nous confie.

Le troisième défi concerne les ressources humaines – j’y reviendrai.

Le quatrième consiste à pérenniser l’organisation que j’ai mise en place le 1er septembre dernier à travers le plan de transformation de la DRM. Cette nouvelle organisation est en quelque sorte une révolution copernicienne, rapprochant la recherche de l’exploitation, sous la forme d’entités géographiques ou thématiques. Elle mettra deux à trois ans avant de produire ses pleins effets, mais j’en perçois déjà les premiers balbutiements au bout de six mois.

Tous les capteurs qu’il est prévu de renouveler au cours de la LPM verront les données collectées partagées avec l’ensemble des services de renseignement du premier cercle, qu’il s’agisse de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), principaux services avec lesquels je collabore au quotidien.

Le doublement du budget de la DRM nous permettra, de disposer d’une forme d’agilité. il nous permet, par exemple, de codévelopper avec des start-up des outils innovants selon un rythme plus rapide que celui des grands programmes d’armement s’inscrivant dans la perspective pluriannuelle des LPM. Nous l’avons déjà fait durant la LPM en cours. L’enjeu est de conserver cette capacité pour rester dans la dynamique des évolutions technologiques.

Ensuite, le budget doit nous conférer une forme d’agilité permettant d’acheter des services. L’enjeu est de trouver un équilibre entre les outils patrimoniaux, achetés en propre, propriété de l’État, et l’achat de services. Je suis intimement persuadé que la complémentarité existant entre ces deux types de capacités permet à la fois de préserver une autonomie stratégique et de bénéficier d’une grande diversité de services, de redondance, de capacités, disponible pour tous.

Enfin, le budget nous permettra de développer les partenariats en matière de renseignement, notamment en Afrique, pour aider certains États à combattre le terrorisme. Cela passe par l’acquisition de capacités à leur profit, le développement de formations ou encore l’échange d’officiers de liaison.

Sur le plan des capacités à proprement parler, la LPM permettra le renouvellement de composantes spatiales, en matière d’imagerie et de systèmes électromagnétiques, le renouvellement de capteurs tactiques, que ce soit dans le domaine électromagnétique – le programme d’avions de renseignement à charge utile de nouvelle génération (Archange), par exemple, pour l’armée de l’air –, dans celui des drones – dans tous les milieux : terre, air et mer – ou celui des systèmes de biométrie dont nous avons besoin pour nos bases de données. Ces dispositifs relèvent principalement des armées et du patch renseignement.

Enfin, l’effort principal – car vraiment structurant – est celui qui portera sur les outils d’exploitation, à travers la convergence de nos systèmes d’information et l’outil Artemis.

Dans le domaine des ressources humaines également, la LPM devrait permettre de poursuivre la croissance de la DRM, sur le plan quantitatif comme sur le plan qualitatif, à travers l’acquisition de nouvelles compétences, rendues nécessaires par les développements technologiques et qui n’existent pas forcément au sein des armées : je pense, par exemple, au métier de data scientist, liés au développement de l’outil Artemis, la gestion du besoin d’en connaître ou dans le domaine numérique qui nécessitent d’utiliser des compétences qui n’existent pas dans les armées, notamment dans. Là encore, il faudra faire preuve d’agilité dans le recrutement de ce type de profils. Dans le même temps, j’ai pour ambition de développer les parcours de carrières croisés, entre services du premier cercle, d’une part, mais aussi entre la DRM et la fonction interarmées du renseignement, d’autre part. Je pars en effet d’un principe simple : être performant dans les métiers du renseignement suppose un investissement en matière de formation beaucoup plus important aujourd’hui qu’il y a quelques années, du fait de la complexité de l’environnement technique dans lequel nous évoluons.

J’ai l’ambition de maintenir les proportions actuelles entre le personnel militaire et le personnel civil – lequel représente environ 30 % des effectifs. Je compte, par ailleurs, confier à cette catégorie de personnel plus de responsabilités, comme j’ai commencé à le faire depuis l’été dernier.

Il est impératif également de travailler sur l’attractivité et la fidélisation du personnel de la DRM. Nous devons, enfin, augmenter le nombre de réservistes : l’ambition est de le doubler, comme dans l’ensemble du ministère, à l’horizon de 2030.

En conclusion, la DRM, avec la fonction interarmées du renseignement, est chargée d’apporter du renseignement militaire tant au CEMA qu’aux forces en opération. Les menaces s’additionnent les unes aux autres, avec chaque jour plus de missions à remplir. Cela nécessite un effort, qui est inscrit dans la LPM.

Je perçois trois lignes directrices : maintenir le cap de la transformation organisationnelle que j’ai engagée le 1er septembre dernier, qui s’accompagne d’une transformation culturelle ; mener à bien la transformation numérique, qui va commencer à se concrétiser dans les semaines à venir ; s’adapter aux évolutions stratégiques permanentes, comme la DRM a pu le faire par le passé.

M. le président Thomas Gassilloud. Le budget de la DRM est proche de 55 millions d’euros. Le doublement dont il est question concerne-t-il directement la DRM, ou bien inclut-il un cofinancement des autres capteurs, notamment des patchs espace et cyber ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Le budget de la DRM doublera effectivement à l’horizon de la fin de la LPM. Cela permettra de financer l’agilité dans plusieurs volets, comme je l’expliquais. En complément, nous bénéficierons de l’effort consenti dans d’autres segments par chacune des armées pour renouveler les capteurs, notamment dans des domaines particuliers comme l’espace et le numérique, avec le remplacement du Multinational Space-based Imaging System for Surveillance (MUSIS) par l’infrastructure de résilience et d’interconnexion sécurisée par satellite (IRIS), et le développement du programme de capacité électromagnétique spatiale (Céleste).

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Le projet Artemis est très intéressant. Il permettra peut-être d’optimiser le renseignement capté sur le terrain par les différents corps d’armée. Il est toujours difficile de savoir si une information est véridique et consolidée. L’écart par rapport à la vérité vous paraît-il très grand, au point de relativiser l’information passant par Artemis, ou bien le système tape-t-il dans le mille presque à chaque fois ?

Il me semble que vous avez dit : « tout renseignement est susceptible d’être déclassifié ». Ai-je bien entendu ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. La livraison d’Artemis commencera le mois prochain. Ensuite, le système montera en puissance jusqu’en 2030. C’est une opération d’armement à part entière, codéveloppée avec des industriels depuis plusieurs années. Les premiers appareils ont été livrés la semaine dernière à Creil. Initialement porté par la DRM, le projet l’est désormais par la DGA, ce qui est une très bonne chose, car le système est d’une complexité qui nous dépasse. C’est un outil de capitalisation de données dont le premier cas d’usage est le renseignement, et qui sera utilisé à d’autres fins, par d’autres entités du ministère, telles que le service de santé des armées ou la maintenance aéronautique, dans d’autres configurations mais sur le même principe : créer des lacs de données, c’est-à-dire les centraliser pour les confronter les unes aux autres, avec des outils d’intelligence artificielle, puis en décentraliser l’utilisation à travers des outils de déport.

À l’horizon de 2030, nous bénéficierons de l’ensemble des fonctionnalités d’Artemis, aussi bien sur le porte-avions en Méditerranée orientale qu’au PC des forces françaises au Sahel, à N’Djamena.

Le principe est de collecter l’ensemble des données existantes – qu’il s’agisse de celles qui sont hébergées ou collectées par la DGSE, boulevard Mortier, au profit de tous les services du premier cercle, de celles qui sont collectées par les satellites, dont je suis le principal client, de celles qui sont collectées en sources ouvertes sur internet et de celles qui sont collectées par des sources humaines dans le monde entier, etc… – et de les faire interagir dans le temps et selon leur nature. Faire en sorte que ces données très hétérogènes puissent interagir nécessite, en amont, un travail normatif considérable, ainsi qu’une gestion du besoin d’en connaître, de façon à ce que les secrets les plus stratégiques relatifs à la dissuasion ne soient pas forcément accessibles aux spécialistes de la traque de terroristes.

Il s’agit d’un outil stratégique pour la DRM. Au début de la précédente LPM, un retard industriel a obligé mes prédécesseurs à basculer vers Artemis. Nous avons quelques semaines de retard par rapport au calendrier idéal, mais cela reste dans l’épaisseur du trait. La balle est dans le camp des industriels : du côté de la DRM, des armées et de la programmation, tout est bien structuré.

Je suis profondément attaché à la transparence. Mais la notion de secret est également essentielle. Elle n’a pas pour objet de faire chic : il s’agit de protéger nos accès, car c’est ce qu’il y a de plus précieux pour un service de renseignement. C’est non seulement ce qui nous a permis d’avoir du renseignement aujourd’hui, mais aussi ce qui nous permettra d’en avoir demain. Le secret a aussi pour but de protéger les forces engagées en opération, et plus globalement les intérêts de la nation.

Il peut être décidé de manière conjoncturelle, au niveau politique, de déclassifier des documents à des fins d’influence, dans le cadre de la stratégie nationale. Les Anglo-Saxons ont fait un grand usage de cette méthode depuis le début de la guerre en Ukraine – avec succès, parfois, mais la pratique a également montré certaines limites. C’était l’objet de mon message subliminal : faire un usage immodéré de la déclassification de documents peut avoir des effets pervers. Du reste, le recours régulier à cette pratique en amont du 24 février 2022 n’a pas empêché Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine. Par ailleurs, quand on habitue l’opinion publique, les partenaires ou les adversaires à déclassifier systématiquement, le jour où on ne le fait pas, on inverse en quelque sorte la charge de la preuve. Déclassifier crée des fragilités. Il est possible de le faire de temps en temps, mais cela doit rester une décision politique exceptionnelle.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Dans le cadre de la révision de la LPM, en juillet 2022, les services de renseignement rattachés aux armées avaient formulé des demandes auprès du Président de la République à propos des algorithmes, des données et des cookies. L’article 21 du projet de loi alloue globalement 5 milliards d’euros d’investissements dans le renseignement militaire et élargit le champ du renseignement dans plusieurs domaines. Ce n’est pas le cas en ce qui concerne la surveillance algorithmique et la détection de cyberattaques. Comment le renseignement militaire continuera-t-il d’intensifier la détection des menaces cyber avec les crédits alloués et le périmètre qui a été défini ? Des discussions sont-elles en cours pour élargir la surveillance dans ce domaine – ce qui, je l’espère, arrivera dans un avenir proche ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Le recours aux algorithmes est un champ nouveau. Il est complexe. La pratique reste donc expérimentale, même si elle commence à produire des effets. Cela permet, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, d’avoir une approche prédictive. Ce champ n’est pas encore pleinement utilisé par le renseignement militaire. L’appropriation de l’outil nécessite du temps et une technicité que la DRM n’a pas encore aujourd’hui, mais qu’elle a pour ambition d’acquérir demain. Cette mesure ne figure pas dans la LPM, mais il est envisagé de la faire figurer dans les textes ultérieurs.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Vous dites « demain » : quelle est l’échéance ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Le projet est étudié par les services de renseignement et des discussions sont en cours avec la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT).

Mme Anne Genetet (RE). La LPM prévoit une augmentation globale des effectifs. Qu’est-ce qui vous a été promis en la matière ? Que souhaiteriez-vous obtenir ?

Le départ d’agents civils ou militaires vers des structures dépendant d’intérêts étrangers, en France ou ailleurs, fait l’objet de l’article 20. Cet outil législatif vous suffit-il ou faut-il le compléter ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Je ne suis pas entré dans le détail en ce qui concerne les effectifs. La DRM rassemble 1 900 personnes, en augmentation depuis l’entrée en vigueur de la LPM actuelle, et il est prévu que la hausse se poursuive, à raison de 300 personnes environ. Dans le même temps, un doublement des effectifs de la réserve est prévu. Je dispose de 250 réservistes environ. L’objectif est de monter à 500 à l’horizon de la fin de la LPM.

Au-delà des chiffres, ce sont des compétences qui m’intéressent. Avoir des compétences précises tout en s’inscrivant dans les volumes nécessaires pour optimiser l’usage des nouveaux outils dont nous disposerons relève d’une dentelle assez fine.

En ce qui concerne la possibilité pour les militaires de se reconvertir, les dispositions prévues répondent aux attentes des services.

M. Vincent Bru (Dem). La France s’est retirée du Mali, mais elle reste présente en Afrique. Sa présence dans l’est de l’Europe – en particulier dans les États baltes et en Roumanie – a connu une évolution notable. Par ailleurs, elle poursuit ses missions au Levant. Comment comptez-vous réorganiser la DRM au regard de la redéfinition des zones d’opération et de l’augmentation des effectifs ?

Le cyber et le spatial font partie des nouveaux dangers mentionnés dans la LPM. Comment entendez-vous appréhender ces nouveaux espaces de conflictualité ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Les menaces et les zones de crise s’ajoutent les unes aux autres. L’évolution des priorités oblige à certains renoncements. Comme je vous l’expliquais, le domaine du renseignement est infini, alors que les moyens, par nature, sont finis. Ma mission principale est de prioriser.

J’ai profondément réorganisé la DRM le 1er septembre dernier. En réalité, j’ai créé sept petites DRM et rapproché, dans chacune d’entre elles, la recherche et l’exploitation, selon une logique géographique ou thématique. J’ai donné à chaque chef de plateau une totale autonomie, sous ma responsabilité et mon contrôle bienveillant, pour la gestion de son plan de recherche et l’animation d’une certaine forme de subsidiarité par rapport aux unités de la fonction interarmées du renseignement. Le plateau chargé de l’Ukraine travaille avec les unités de la marine nationale qui s’occupent de la surveillance de la situation maritime en mer Noire, avec l’unité de l’armée de l’air dédiée au suivi de situation dans la zone, etc. Chaque petite DRM est également responsable de la production et de la diffusion du renseignement, ainsi que d’une politique partenariale décentralisée à son niveau, tout en sachant que la tour de contrôle est située au niveau de mon état-major.

Cette nouvelle organisation permet de gagner en agilité dans la production du renseignement, d’avoir un cycle du renseignement beaucoup plus rapide entre la recherche et l’exploitation, une capacité d’approfondissement accrue, et chacun des plateaux est en liaison avec toutes les unités de la fonction interarmées du renseignement – c’est-à-dire de l’armée de terre, de la marine, de l’armée de l’air, du commandement de l’espace, du comcyber et du commandement des opérations spéciales. Au quotidien, chacun de ces plateaux interagit et organise une certaine forme de subsidiarité dans la recherche de renseignement entre le niveau stratégique – à savoir la DRM – et le niveau tactique.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Mes propos ne visent en aucun cas à juger le travail des agents de la DRM, qui prennent des risques, et je salue votre action précieuse. Toutefois, en ce qui concerne l’Ukraine, vos services n’ont pas totalement appréhendé la virulence et l’imminence de l’attaque russe. Que s’est-il passé ? Comment éviter que cela ne se reproduise – même si les pistes de réorganisation que vous avez évoquées sont déjà des réponses pertinentes ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Je comptais aborder le sujet de ma propre initiative, mais finalement je l’ai enlevé de mon propos liminaire. Je vous remercie donc de me poser la question.

Il convient de distinguer trois choses : le renseignement que l’on produit, ce qui en est fait et ce que l’on en dit. En ce qui concerne la guerre en Ukraine – j’en parle d’autant plus librement que je n’étais pas en fonction –, plus d’un an avant le 24 février 2022, la DRM avait suivi la montée en puissance du dispositif russe sur le pourtour de l’Ukraine. Elle avait vu les capacités augmenter et les potentialités que celles-ci offraient, ainsi que le coût qu’aurait cette guerre pour les armées russes si elle était déclenchée. Quatorze mois plus tard, force est de constater que les faits ont plutôt donné raison aux analyses de la DRM.

M. le président Thomas Gassilloud. Qu’est-ce qui relève de la DGSE et qu’est-ce qui relève de la DRM, notamment en ce qui concerne l’analyse de l’intentionnalité politique des forces russes ? Si nous comprenons bien, la DRM est chargée d’évaluer objectivement les moyens déployés, mais est-il aussi de votre responsabilité de déterminer si telle ou telle partie a l’intention politique d’avancer, ou bien bascule-t-on alors du côté de la DGSE ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. L’intentionnalité politique ne relève pas de la mission de la DRM. L’analyse des rapports de force, des capacités des belligérants, de leur profondeur stratégique dans le domaine militaire, des capacités de leur base industrielle et technologique de défense, de la régénération des capacités : tel est le cœur du métier de la DRM.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Nous avons compris, en auditionnant vos collègues des autres services, que les arbitrages définitifs n’avaient pas encore été rendus. Je vous invite donc à nous préciser vos attentes.

En ce qui concerne la mutualisation avec les autres services, quelle serait, selon vous, la formule optimale ? La ventilation par patch n’est pas très lisible pour nous. Comment espérez-vous récolter, dans les différents patchs, la part qui vous revient ?

S’agissant de l’achat de services, quel est selon vous le bon mix ? La DGA a notifié à Preligens un contrat de sept ans d’un montant de 240 millions. Quand on met ce chiffre en rapport avec les 55 millions de votre budget courant, on ne peut que s’interroger sur le poids de ces entreprises et leur force par rapport aux services souverains. Quelles garanties de sécurité avez-vous vis-à-vis de ces grands prestataires qui s’imposent progressivement ?

Le dimensionnement du programme Archange est-il pertinent ? Quant au calendrier, on a l’impression qu’il a été décalé : alors que certains appareils étaient attendus pour 2025, le tableau figurant dans le rapport annexé en mentionne trois à l’horizon de 2030. Restera-t-on dans l’expectative jusqu’à cette date ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Les besoins de la DRM sont satisfaits par de nombreuses entités : elle est beaucoup moins homogène que ne le sont les autres services de renseignement. Cela constitue à la fois une faiblesse et une force. Le fait que mon service et les différentes armées soient profondément imbriqués et que nous soyons tributaires d’elles est en parfaite cohérence avec la mission que nous exerçons au quotidien, puisque nous fournissons un appui en renseignement aux armées en opération.

Ce dont j’ai besoin, ce sont des militaires, recrutés et formés par les différentes armées ; de personnel civil, recruté par la direction des ressources humaines du ministère de la défense (DRH-MD) ; enfin, de capteurs tactiques portés par le projet global de chacune des armées. Ces capteurs de renseignement sont absolument nécessaires pour garantir la cohérence globale de ma mission. En complément, il existe des capteurs de niveau stratégique, qui sont plus visibles, plus volumineux et plus onéreux. Ceux-là aussi sont, pour l’essentiel, également portés par d’autres entités que le DRM, en dépit du fait que j’en sois le client principal. Le patch renseignement héberge le budget de la DRM et non l’intégralité du budget servant à la DRM pour produire du renseignement. C’est du budget de la DRM que nous parlons ; il permettra d’avoir l’agilité dont je parlais, s’agissant du développement technologique, de l’achat de services et de l’appui aux partenaires.

Preligens est une start-up avec laquelle nous avons développé, pendant quelques années, un outil qui nous permet, grâce à l’intelligence artificielle, d’exploiter beaucoup plus rapidement des images satellites. Le concept est très simple : il s’agit de détecter des anomalies ou changements par rapport à l’image initiale. Au lieu de charger un analyste d’interpréter inutilement des milliers d’images, il est averti quand une image semble être différente des précédentes. C’est un outil qui nous permet de traiter un volume de données énorme.

Vous vous référiez à un contrat de 240 millions d’euros. En fait, c’est un plafond de contractualisation sur une durée de sept ans avec cette start-up. Rien ne dit que le contrat avec Preligens atteindra cette somme.

Je suis persuadé que, si nous voulons rester compétitifs par rapport à nos adversaires, nous devons être agiles sur le plan technologique et essayer de codévelopper avec des start-up des outils permettant de progresser. Nos ennemis, eux, ne prennent pas de pincettes quand il s’agit de faire preuve de créativité et de se doter d’outils leur permettant de mettre en œuvre leurs mauvaises intentions.

Archange est une capacité de renseignement d’origine électromagnétique aéroportée qui succédera aux avions Transal C160 Gabriel, dont le retrait a été décidé en 2022. Une mesure de réduction de cette perte temporaire de capacité a été prise par l’armée de l’air : le contrat Solar permettra ainsi, pendant la période 2024-2028, de bénéficier d’une capacité de renseignement d’origine électromagnétique aéroportée, dans l’attente de l’arrivée des Archange. S’agissant de ce programme, trois vecteurs sont prévus à l’horizon de 2030, avec une première livraison en 2028.

M. le président Thomas Gassilloud. Le programme Archange est développé sur la base de Falcon, n’est-ce pas ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Exactement.

M. le président Thomas Gassilloud. Ces avions emmagasineront-ils des données pour qu’elles soient traitées au retour, ou bien les enverront-ils en temps réel par l’intermédiaire d’un satellite de communication ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Les deux. Il y aura un équipage à l’arrière du Falcon, ce qui permettra de réorienter en boucle courte les capteurs embarqués, tout en en retransmettant une partie des données vers des stations au sol.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Merci de nous rappeler votre action essentielle aux côtés des forces armées en opération.

La DRM était particulièrement impliquée dans le renseignement opérationnel en soutien à Barkhane et à la force Sabre, au Sahel. Dans quelle mesure la réarticulation du dispositif et le désengagement progressif marquent-ils une rupture dans les missions de votre direction ? Au regard du budget des opérations extérieures (Opex), comment la LPM prend-elle en compte ce changement majeur et rapide ? La coordination avec la DGSE sera-t-elle revue pour les théâtres où les armées sont encore présentes ?

En ce qui concerne l’anticipation et la prospective, on a reproché à la DRM de ne pas avoir cru à l’invasion russe. Dans quelle mesure ce reproche imprègne-t-il la rénovation de votre direction ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. La guerre en Ukraine et l’évolution du dispositif en Afrique ont nécessité une réorganisation profonde de la DRM. Il a fallu opérer une bascule de priorités. Toutefois, il est impératif de préserver une capacité de renseigner sur la menace terrorisme, car celle-ci n’a pas disparu. Nous sommes encore présents dans plusieurs pays d’Afrique ; nous aidons nos partenaires africains à faire face à l’extension de la menace terroriste, notamment vers le golfe de Guinée. Cet appui à différents pays nécessite que nous maintenions une compétence dans ce domaine.

La réorganisation se traduit par des changements rapides, engagés il y a plus de deux ans en ce qui concerne la question russo-ukrainienne. L’atteinte de la pleine efficacité de la nouvelle organisation est progressive ; elle ne saurait être parfaite en peu de temps. L’acquisition de certaines spécificités et compétences demande du temps – je pense aux linguistes, par exemple : j’ai besoin de beaucoup plus de linguistes russophones que mes prédécesseurs, il y a cinq ans, et c’est aussi vrai pour les sinisants. Nous en avions quelques-uns, naturellement, mais jamais assez. Nous faisons appel à des outils d’intelligence artificielle, mais ils ne sont pas assez précis. Nous montons donc en puissance dans ce domaine également. Il y a donc à la fois une adaptation de l’organisation de la DRM depuis le 1er septembre 2022 et la préservation de compétences spécifiques, par exemple la connaissance des doctrines russes, ou tout simplement celle de la guerre de haute intensité. Mes prédécesseurs ont été visionnaires en ne renonçant pas complètement à celles-ci.

La coordination avec la DGSE se poursuit d’autant plus facilement que cette direction s’est réorganisée à peu près en même temps que nous – à compter du 1er novembre en ce qui la concerne ; Bernard Émié a dû vous en parler hier. Même si cette nouvelle organisation n’est pas similaire à celle de la DRM, une sorte de continuité existe pour certaines missions, notamment s’agissant des domaines géographiques. Un dialogue très naturel, presque quotidien s’est établi entre les centres de mission de la DGSE et les plateaux de la DRM, ce qui permet d’assurer une bonne complémentarité.

Pour ma part, je fais une différence entre l’anticipation et la prospective. J’estime que l’anticipation concerne une période de six à vingt-quatre mois et qu’au-delà on passe dans le domaine de la prospective. Selon moi, la prospective n’est pas nourrie par du renseignement : elle s’appuie sur des études géographiques, historiques, sociologiques ou démographiques. Le renseignement a une durée de validité courte : au-delà de deux ans, un renseignement collecté a peu de chance d’être réellement utile. Je confie à chaque plateau la mission d’agir sur les trois temps du renseignement : court, moyen et long – cela concerne donc aussi l’anticipation.

Concernant l’Ukraine, la DRM avait suivi la montée en puissance du dispositif russe à travers l’exercice Zapad, qui s’est déroulé en 2021, puis en 2022, l’évolution du dispositif dans la profondeur russe, avant le franchissement de la frontière le 24 février 2022. Elle avait analysé le coût qu’aurait cette intervention pour l’outil de défense russe, au regard des capacités détenues par les Ukrainiens. Bien évidemment, c’est l’analyse du rapport de forces entre les belligérants qui fait la pertinence du propos. C’est ce à quoi je m’efforce au quotidien.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en arrivons aux questions des autres députés.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Ma question porte sur le recours au renseignement d’origine sources ouvertes (Osint) dans le cadre du renseignement militaire. Ce type de renseignement est largement utilisé pour contrecarrer la diffusion de fake news et la désinformation. Elle est aussi d’un grand secours sur le plan tactique, voire stratégique, pour glaner des informations à caractère militaire. L’une des forces de l’Osint est qu’il s’appuie sur la société civile, créant d’efficaces réseaux transnationaux. Sa faiblesse tient à la fiabilité des informations et au risque de désinformation, voire de manipulation.

Comment traitez-vous spécifiquement les données recueillies par ce moyen ? Pensez-vous qu’un cadre législatif soit utile en la matière ? Pourrions-nous faire appel aux réserves opérationnelles pour faire remonter les informations recueillies de cette façon, voire pour les traiter ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. L’Osint est une partie du champ informationnel ; nous ne pouvons donc le négliger. Au quotidien, nous utilisons l’Osint : chaque plateau compte plusieurs « osinteurs », chargés de travailler sur des sources ouvertes de façon à recueillir des informations. Elles sont ensuite retraitées et complétées par les productions des capteurs – de l’imagerie, de l’électromagnétique, de l’humain ou du renseignement d’origine cyber – pour accroître leur niveau de fiabilité. Une information en sources ouvertes est fiable à 50 % ou 60 %, en fonction de la connaissance que vous avez du fil twitter ou du blog. Or mon métier est de fournir une information fiable à 95 % ou 96 %. Augmenter le niveau de certitude, consolider la source ouverte nécessite une approche « multi-int ».

L’Osint joue pour nous le rôle de lanceur d’alerte ; à ce titre, il est très utile. À partir de là, nous approfondissons le renseignement. En dehors de la source ouverte disponible pour tous, il y a des outils de recherche dans l’internet profond, non accessible par un moteur de recherche comme Google. Ces outils nous permettent de puiser dans 90 % des informations existant sur internet, contre 10 % pour le grand public. Le risque face à un tel volume d’informations est évident : c’est celui de se noyer.

L’Osint est une source d’information que nous intégrerons dans l’outil global Artemis. Nous confronterons ces informations à d’autres, issues de capteurs de renseignement.

Nous contribuons également à lutter contre les opérations d’influence Nous travaillons en coordination étroite avec les structures dédiées qui existent au sein des armées, de façon à leur permettre de bâtir des narratifs ou des contre-narratifs et de déjouer certaines opérations d’influence de nos compétiteurs. Cette question est pleinement intégrée dans l’espace de conflictualité dans lequel nous agissons.

Le cadre législatif pour agir dans le domaine de l’Osint existe et il est suffisant.

Nous recourons aux réservistes, parmi d’autres personnes. Certains de mes « ostineurs » sont réservistes, d’autres d’active. Ils sont parfaitement interchangeables, et j’ai besoin des deux.

M. Christophe Blanchet (Dem). Avec plusieurs collègues, nous avons assisté à l’opération Poker. C’était une expérience passionnante. Lorsque l’on passe à l’ordre terminal, tout retour en arrière est impossible. Continuez-vous cependant à diffuser de l’information au-delà ? Si oui, quelle est-elle ? Jusqu’à quel moment agissez-vous, et à partir de quand la DGSE prend-elle le relais ?

Il y a quelques mois, trois de nos interlocuteurs nous ont parlé de communautés d’internautes qui, à partir de l’image d’un simple aileron, étaient capables d’identifier un avion et d’indiquer où il se trouvait. L’organisation d’une réserve citoyenne, ou la désignation de référents citoyens pour animer de telles communautés, permettraient-elles de vous accompagner, de structurer le renseignement et de le diffuser ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Votre question relative à l’opération Poker est sensible… Je vous répondrai de façon volontairement imprécise. Nous recueillons du renseignement en permanence, bien évidemment.

La DRM s’en tient aux capacités militaires des adversaires, quand la DGSE s’intéresse aux décisions politiques. Chacune des deux maisons recueille en permanence des informations, comme il se doit, pour nourrir l’échelon décisionnel, c’est-à-dire les responsables politiques et le chef d’état-major des armées.

M. le président Thomas Gassilloud. Vous avez dit que le renseignement sur la dissuasion était votre première priorité. Cela concerne-t-il aussi bien la force de frappe de nos adversaires que leurs capacités d’interception ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Cela concerne leurs capacités offensives et défensives.

M. le président Thomas Gassilloud. La direction des applications militaires (DAM), au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), a des capteurs dans le monde entier pour détecter d’éventuelles explosions nucléaires. Vous apportent-ils également des informations relatives aux essais nucléaires ?

M. le général d’armée Jacques Langlade de Montgros. Nous travaillons avec eux, effectivement, de la même façon que nous travaillons avec la DGA et les armées.

En ce qui concerne les communautés d’internautes, c’est un sujet sur lequel nous réfléchissons. Il existe des capacités d’expertise que nous n’avons pas forcément en propre. Nous faisons déjà appel à des réservistes ayant une expertise dans des domaines très techniques que nous ne serions pas en mesure de détenir en propre dans la durée, à entretenir Parfois même, les personnes auxquelles nous faisons appel n’ont pas de contrat de réserve. Il ne faut pas être prisonnier d’un formalisme excessif, dans un monde où l’on a parfois besoin de compétences extrêmement variées ou relevant de niches. Je vise plutôt à développer notre carnet d’adresses en complément de l’augmentation du volume des réservistes.

Le recours à des communautés d’internautes est envisagé, mais la chose n’est pas simple. Il y a des risques d’instrumentalisation, la fiabilité des internautes doit être évaluée. Nous n’avons donc pas encore franchi le pas, et il me paraît compliqué de le faire.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous espérons que le système d’information des réservistes opérationnels connectés (ROC) sera déployé et qu’il vous permettra, au-delà des réservistes servant dans votre direction, d’aller piocher dans les compétences qui s’y trouvent. Parmi les 40 000 réservistes des armées, je suis sûr que des dizaines parlent russe et pourraient être mobilisés ponctuellement pour exercer des missions de linguistes.

Merci beaucoup, général. Nous sommes désormais mieux renseignés sur la DRM. Nous serons mobilisés, dans le cadre de la LPM, pour que des moyens adaptés soient mis à votre disposition.


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 M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement (mercredi 3 mai 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Je salue mes collègues de la commission de la défense et espère qu’ils ont tous pu mettre à profit les deux précédentes semaines de suspension de travaux. Pour ma part, j’ai eu l’occasion de rencontrer les forces françaises présentes au Niger et au Sénégal.

Monsieur le délégué général, nous avons plaisir à vous recevoir à nouveau à l’Assemblée et j’en profite pour vous remercier de l’accueil qui nous a été fait par vos équipes à Biscarosse sur le site de DGA Essais de missiles (DGA EM). Nous avons ainsi découvert une infrastructure exceptionnelle et des personnels pleinement engagés. Nous mesurons mieux le travail effectué par ces derniers et l’énergie qu’ils déploient, malgré des contraintes fortes liées à leur charge de travail. Nous sommes ressortis de cette visite avec une grande fierté d’être Français, d’autant plus qu’un tir de missile M51 a été effectué avec succès quelques semaines après notre visite, à la mi-avril.

Chers collègues, nous attaquons aujourd’hui notre dernière semaine d’auditions relatives à la loi de programmation militaire (LPM), que les commissions des finances et des affaires étrangères examinent également pour avis cette semaine. Pour notre part, nous examinerons le texte sur le fond dès mardi prochain et la conférence des présidents a inscrit la LPM au calendrier de la séance publique du lundi 22 mai jusque possiblement au vendredi 2 juin. Nous disposerons donc de deux semaines pour examiner le texte en séance publique. Un premier galop d’essai intervient dès aujourd’hui à l’occasion du débat proposé par le Modem concernant le rapport sur l’exécution de la LPM existante.

Le projet de LPM 2024-2030 intervient dans un contexte de profonde transformation de la DGA, symbolisée par une nouvelle stratégie et un nouveau logo, sur fond de transition vers une économie de guerre. Comment cette transformation de la DGA contribuera-t-elle à la transformation de nos armes promue par le projet de LPM ?

La DGA et l’état-major des armées définissent la feuille de route pour les futures capacités de nos armées. Vous reviendrez certainement à ce titre sur les priorités capacitaires retenues par ce projet de LPM et vous nous confierez certainement votre avis sur les conséquences de l’étalement prévu sur certains programmes. Enfin, vous évoquerez peut-être également un sujet qui vous tient à cœur : les priorités en matière d’innovation, qui constituent un des points forts de la LPM, avec 10 milliards d’euros de besoins programmés. D’autres programmes sont également menés à l’échelle interministérielle, je pense notamment à France 2030.

Avant de vous céder la parole, je vous indique que nous accueillons ce soir dans le public six jeunes ingénieurs de l’armement. Nous étions allés à leur rencontre le 6 janvier dernier sur le site de l’École nationale supérieure de techniques avancées (ENSTA) à Saclay et il nous semblait intéressant de leur proposer d’assister à cette audition. Je souhaite à cette occasion les remercier d’avoir choisi de devenir ingénieur de l’armement. Ce midi, j’ai d’ailleurs déjeuné avec l’actuel PDG d’EDF, ancien ingénieur de l’armement. Cet exemple atteste que les compétences développées pour être ingénieur de l’armement permettent de construire une expertise qui peut être valorisée dans bien des domaines.

M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement (DGA). Je suis particulièrement heureux d’être parmi vous aujourd’hui et vous remercie de faire la promotion des carrières au sein de la DGA. Comme vous le savez, la question des ressources humaines est un sujet de préoccupation constante, notamment afin de pouvoir attirer les plus jeunes. Nous pourrons d’ailleurs en discuter si vous le souhaitez.

La LPM constitue l’outil indispensable à la programmation de notre système de défense, nécessaire au besoin des forces et à la préparation de l’avenir. Cet outil nous offre une visibilité partagée entre forces, DGA et industrie, pour les sept prochaines années au moins.

La loi de programmation militaire nous permet de piloter, avec cohérence, le fonctionnement et l’évolution d’ensemble de notre système de défense. Nos discussions interviennent après une LPM 2019-2025 qui constituait déjà un effort majeur et dont vous venez de discuter dans l’hémicycle. Cette LPM proposait une trajectoire financière déjà en forte hausse, avec 295 milliards d’euros alloués. Pour la première fois, cette LPM a été exécutée à l’euro près, ce qui a renforcé significativement la crédibilité de cet exercice de programmation.

Nous veillerons à assurer cette même exécution à l’euro près pour la période 2024-2030. Cette nouvelle LPM représente un effort financier inédit proposé à la représentation nationale, pour finir de reconstruire, pour transformer et préparer l’avenir. En termes de méthode, cette LPM a été bâtie dans une coopération franche, une communauté de destins, entre la DGA et l’état-major des armées (EMA) sous l’égide du ministre des armées. Je suis sincèrement convaincu qu’elle répond au modèle et au format des armées proposé par l’EMA et retenu par le Ministre et le Président de la République.

La LPM vise à garantir notre autonomie stratégique, à assurer nos engagements au titre de notre statut d’allié et de membre de l’Union européenne et de l’OTAN, et porte l’ambition d’une France puissance d’équilibres. Les priorités politiques et militaires qui en découlent sont les suivantes : d’une part, garantir la crédibilité dans la durée de la dissuasion nucléaire, clef de voûte de notre outil de défense ; et d’autre part, transformer nos armées pour conserver notre supériorité opérationnelle et être en mesure de faire face à l’ensemble des menaces actuelles et futures, y compris dans les nouveaux espaces de conflictualité. Le rôle de la DGA consiste donc à fournir à nos armées les moyens de remplir leurs missions actuelles et futures.

Outre les programmes de la dissuasion, cette action passe par trois vecteurs principaux :

L’agrégat équipement atteint au total 268 milliards d’euros dans cette LPM.

Je souhaite également évoquer plus en détail quelques éléments prégnants du point de vue de la DGA, en commençant par la dissuasion. Le contexte du conflit en Ukraine et le comportement de la Russie nous rappelle en effet la réalité et la nécessité de la dialectique nucléaire et donc la pertinence pour la France de disposer de sa propre dissuasion. Ainsi, le ministre des armées a bien rappelé durant son audition que cette LPM s’appuyait sur l’héritage de notre modèle de défense.

La dissuasion est probablement notre héritage le plus solide, mais également le fondement de la création de la DGA en 1961. Lorsque j’étais venu vous en parler il y a quelques mois, j’avais d’ailleurs réaffirmé l’importance de cette mission dans ma vision stratégique. À ce titre, je me réjouis que certains d’entre vous aient pu visiter notre centre DGA Essais de missiles à Biscarosse, où vous avez pu voir in situ ce que signifie réellement de disposer d’une dissuasion nucléaire crédible. L’île du Levant constitue en outre un site particulièrement intéressant de ce point de vue.

La modernisation de nos deux composantes vise à pérenniser la crédibilité de la dissuasion et répond au principe de stricte suffisance. En LPM 2024-2030, elle se matérialise particulièrement par les éléments suivants :

Ensuite, la LPM 2024-2030 fait également apparaître de nouveaux objets ambitieux pour répondre aux menaces actuelles et futures, dans tous les espaces et tous les champs de la conflictualité.

Dans l’espace, il convient de relever une très nette accélération de notre ambition au sein de cette LPM. Je pense notamment au programme à effet majeur (PEM) ARES qui vise à disposer en 2025 d’un démonstrateur de capacité d’action dans l’espace. Il comporte plusieurs composantes, notamment YODA, un projet d’innovation dont je vous avais parlé et qui devient un démonstrateur de nos capacités de sécurisation de nos actifs dans l’espace en orbite géostationnaire. La surveillance spatiale est également concernée à travers le système GRAVES NG. Enfin, le système de commandement des opérations spatiales (C4OS), incluant une brique d’intelligence artificielle, est rendu possible par cette LPM, pour une mise en service en 2027.

En défense sol-air, le retour d’expérience (RETEX) du conflit en Ukraine a remis les enjeux de la défense sol-air (DSA) sur le devant de la scène. Il est bien pris en compte dans cette LPM qui prévoit en 2030 vingt-quatre plateformes terrestres MISTRAL ; huit tourelles MISTRAL pour la DSA très courte portée navale et le développement de moyens terrestres blindés dédiés à la lutte anti-drones (douze plateformes en 2030). Sur la DSA courte portée terrestre nous menons également des efforts particuliers avec le VL MICA, notamment pour répondre aux besoins de la sécurisation des Jeux olympiques 2024.

Dans le cyberespace et les champs immatériels, nous réalisons un très gros effort financier, avec un patch à 4 milliards d’euros, soit 300 % d’augmentation, dans le but de mener à bien les actions suivantes :

La LPM prévoit également une accélération dans le domaine de la maîtrise des fonds marins, avec l’acquisition des premières capacités propres du ministère des armées, notamment le développement d’une filière industrielle souveraine, en s’appuyant sur le dispositif France 2030.

La LPM poursuit les travaux sur les grands projets structurants : le porte-avions nouvelle génération (PANG) ; le démonstrateur du système de combat aérien du futur (SCAF) et le programme Scorpion. Elle vient aussi renforcer plusieurs segments préexistants comme le programme Parade de lutte anti-drones (LAD), soit 15 systèmes en 2030 ; la LAD navale (20 systèmes en 2030) et un patch drone ambitieux à 5 milliards d’euros, qui double le budget alloué sur la période 2019-2025, dans le but de développer des capacités de drones sur tout le spectre, notamment les munitions téléopérées, le système Euromale et les drones Patroller.

Le ministre des armées, sur proposition de l’EMA et de la DGA, a pris des mesures programmatiques qui consistent à réaliser des étalements de livraison, qui font glisser certaines cibles de 2030 à l’horizon 2035, ce qui permet d’intégrer les objets nouveaux que je viens de citer mais également de garder un modèle cohérent (MCO, carburant, formation).

Il faut bien garder en tête que la LPM 2024-2030 se projette en réalité bien au-delà dans le temps. Nous engageons ainsi aujourd’hui dans cette LPM des dépenses de développement qui aboutiront à des programmes livrés une ou deux LPM plus tard. Les exemples les plus marquants en la matière concernent la dissuasion et les capacités navales.

C’est la raison pour laquelle la DGA continue aussi de préparer l’avenir à travers la consécration inédite de 10 milliards d’euros pour l’innovation. Ce patch est constitué de 7 milliards dévolus aux études amont et 3 milliards consacrés aux opérateurs (écoles, Office national d’études et de recherches aérospatiales, Institut Saint Louis), et quelques dizaines de millions aux études opérationnelles et technico-opérationnelles et aux études de prospectives stratégiques. Ce patch vise à répondre aux menaces nouvelles ; à consolider notre supériorité technologique et à garantir la maîtrise des nouveaux champs de conflictualité (espace, fonds marins, champ informationnel, cyber) ; à avoir de l’audace et de l’ambition pour gagner en agilité et rapidité de déploiement dans les forces et à explorer les ruptures technologiques très en amont, pour poursuivre l’action de l’Agence de l’innovation de défense (AID).

Cela passe par des démonstrateurs d’envergure (les armes à énergie dirigée ; l’hypervélocité ; le quantique ; l’intelligence artificielle et les énergies hybrides), mais également des efforts particuliers sur les munitions téléopérées et la robotique (250 à 300 robots terrestres).

Cette action de l’État doit naturellement s’accompagner d’une mobilisation indispensable de la BITD pour nous proposer dès aujourd’hui des projets d’innovation autofinancés destinés à nos armées, mais également à nos partenaires à l’export.

En effet, outre les volumes et les différentes feuilles de route, deux points clés sont nécessaires pour conserver un modèle équilibré. Il s’agit en premier lieu de l’export : la performance de notre industrie à l’export permet aussi de réaliser des gains économiques et bénéficier d’effets d’échelle indispensables à l’économie globale du modèle. La LPM est donc également bâtie en s’appuyant sur ces perspectives. En second lieu, il convient de mentionner le soutien et la maintenance des équipements. Le ministre des armées m’a déjà confié un mandat dans ce domaine pour, conjointement avec l’EMA et les services de soutien, conduire des négociations sur le maintien en condition opérationnelle (MCO) afin de permettre d’en améliorer l’efficience et ainsi contribuer à la maîtrise du coût global des équipements, tout en répondant aux besoins d’activités des forces.

Par ailleurs, cette LPM s’inscrit pleinement dans le contexte du RETEX du conflit ukrainien, dont les enjeux capacitaires se détachent et pour lesquels la LPM apporte des réponses. Mais nous réalisons également des efforts conséquents sur les stocks de munitions, en y consacrant 16 milliards d’euros, soit une hausse de 45 % par rapport à la LPM 2019-2025 ; dans le contexte de l’économie de guerre, pour accélérer la production des obus de 155 et relocaliser les poudres et nous doter de munitions téléopérées.

L’autre enseignement de la guerre en Ukraine porte sur la nécessité de transformer notre outil industriel pour répondre aux réalités de cadences et de stocks que démontre hélas le taux d’attrition observé en Ukraine. Ces différents chantiers ont été lancés par le ministre des armées depuis le mois de septembre 2022. Pour appuyer cette ambition, la LPM prévoit aussi des mesures normatives visant à doter l’État d’outils très concrets qui permettront, en cas de crise, de lever certains verrous notamment dans les cadences de livraison.

Ensuite, lorsque l’on évalue la capacité de réaction de notre industrie, deux enjeux doivent être distingués : la R&D et la production. En matière de R&D, il existe une forme de caractère incompressible. En revanche, en phase de production, il est possible de moduler les cadences, notamment à la hausse, et de réduire les délais. C’est précisément cette phase de production qui est visée par les travaux de l’économie guerre.

Dans ce domaine, les industriels ont réalisé de nombreux efforts et je souhaite le souligner devant vous. Je pense notamment aux éléments suivants :

Ce contexte d’économie de guerre nous rappelle qu’on ne fait qu’un avec notre industrie. Comme l’a dit le ministre, la BITD doit être imbriquée dans notre modèle d’armée. L’État pourra donc venir en soutien à ces efforts en créant des mesures d’exception activables et réellement opérationnelles en cas de crise. Les mesures normatives portent ainsi sur l’obligation de constituer des stocks de matières premières ou de composants stratégiques ; les réquisitions et la possibilité d’exiger l’exécution prioritaire de commandes pour la défense face à des commandes civiles. Ces mesures normatives permettent réellement de nous donner les moyens concrets de ne pas subir en cas de crise, elles participent à ancrer l’économie de guerre dans la durée.

En conclusion, avec la LPM 2024-2030, une DGA en mode « haute intensité » se met en ordre de marche. Pour y parvenir, nous nous transformons afin de gagner en performance. Cette transformation vise notamment les éléments suivants :

En conclusion, la DGA a devant elle des défis extrêmement ambitieux, qui concernent également la dimension des ressources humaines. Nous vivons pleinement la guerre des talents, la DGA étant en concurrence directe avec les industriels pour capter des profils. Nous ouvrons donc la DGA, nous cherchons à la rendre attractive, à travailler sur les parcours de carrière et les rémunérations. La DGA est prête à être au rendez-vous de cette LPM inédite.

Enfin, je tiens à remercier devant vous les équipes de la DGA qui travaillent sans relâche pour préparer cette LPM depuis l’été dernier. Avec l’EMA, le secrétariat général pour l’administration et le cabinet du ministre, nous sommes allés au bout de ce processus de préparation de la LPM. Il faut en outre insister sur le fait que cette LPM va au-delà de sept ans : elle nous oblige, pour assurer la sécurité des générations futures. Finalement, tous les choix que nous faisons aujourd’hui nous permettent de lancer les programmes pour 2030, 2040 et 2050.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour cette présentation complète, qui nous permet de saluer l’ensemble de la DGA, qu’il s’agisse des membres actuellement en poste, mais également des anciens et des futurs collaborateurs.

Chers collègues, je vous rappelle les conditions de notre audition. Le rapporteur et les orateurs de groupe pourront poser des questions pendant deux minutes, M. Chiva y répondra immédiatement. Des questions complémentaires d’une minute auront ensuite lieu, avant de tenir une partie de réunion à huis clos.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Ma première question s’inscrit dans le contexte actuel, c’est-à-dire la guerre en Ukraine, mais également les autres conflits récents dans le Haut Karabakh, le Levant et le Sahel. En effet, ces conflits ont permis de relancer le débat sur l’équilibre optimal pour nos équipements, qui met en balance la sophistication technologique, la masse, la capacité de renouvellement rapide des équipements, leur rusticité, le MCO et le coût. Le rapport annexé à LPM souligne à juste titre que notre capacité à réagir et à tenir dans la durée imposera de concevoir les équipements futurs des armées en trouvant un équilibre entre rusticité et hyper-technologie pour concilier supériorité opérationnelle, délais de production rapide et coût de possession pour l’État. Dans ce contexte, pouvez-vous nous éclairer sur la manière dont la DGA entend entreprendre et promouvoir ce nouvel équilibre ?

M. Emmanuel Chiva. Ce sujet nous tient à cœur depuis longtemps et nous avons cherché à ne jamais opposer innovation, rusticité et résilience. Il est possible d’être innovant à moindre coût (l’innovation d’usage par exemple), tout en développant rapidement des systèmes. Le triptyque coût-délai-performance nous conduit, pour chaque nouveau programme, à réaliser une analyse de la valeur, notamment de la valeur du besoin. Nous travaillons ainsi avec l’état-major des armées pour déterminer au cas par cas l’accent que nous voulons appliquer sur ces trois dimensions. De fait, lorsque l’on fait un choix, on prend des risques, ce qui nous conduit à accepter un partage des risques entre l’autorité d’emploi (l’EMA) et l’autorité technique, c’est-à-dire la DGA.

Ce changement de logiciel fait partie des conditions sine qua non pour être suffisamment agiles et répondre aux besoins opérationnels de nos forces. Nous le systématisons aujourd’hui à tous les nouveaux programmes que nous réalisons. Ceci est difficile dans le cas des SNLE, mais lorsque nous développons des munitions téléopérées, nous essayons de prioriser nos besoins selon les coûts, l’efficacité, la sophistication et l’innovation. Cet équilibre doit être interrogé à chaque fois que nous développons un nouveau système.

M. Mounir Belhamiti (RE). Au nom du groupe Renaissance, je souhaite exprimer notre soutien aux objectifs ambitieux mais réalistes fixés par cette nouvelle LPM et la DGA. Ce réalisme dans nos cibles capacitaires est primordial pour respecter à l’euro près cette nouvelle LPM, ce que nous sommes déjà parvenus à réaliser lors de la précédente LPM. Ces volumes d’armement sont également gages d’efficacité car ils sont ancrés dans les réalités de la guerre moderne et ils répondent à la nécessité de faire face aux nouvelles menaces, notamment le retour de la guerre de haute intensité, tout en prenant en compte les réalités du marché et de notre filière industrielle de défense

Grâce à notre BITD, aux PME, ETI et start-ups innovantes qui composent industrie de défense, nous pourrons pleinement relever les défis capacitaires. Il est donc nécessaire que ces acteurs soient inclus et renforcés par les grands chantiers à venir. À ce titre, j’ai posé au ministre des armées lors de son audition devant notre commission la question de l’inclusion de l’ensemble de ce tissu industriel compétent et innovant aux grands travaux d’armement prévus par la LPM.

La France regorge de start-ups et de PME innovantes qu’il nous faut accompagner, préparer et développer pour qu’elles mettent au service de la nation la qualité de leur savoir-faire et participent à l’excellence de notre industrie de défense. Le ministre des armées a répondu qu’il partage cette volonté de connecter les PME aux grands chantiers de la défense.

Le rôle du ministère et du DGA est essentiel pour assurer l’inclusion des PME dans notre filière industrielle de défense. Je sais que vous partagez cette volonté, comme l’illustre votre carrière de directeur de plusieurs PME ainsi que votre expérience de directeur de l’AID. Pouvez-vous nous détailler la manière dont vous envisagez d’inclure davantage les PME et start-ups innovantes dans les défis industriels ambitieux portés par cette nouvelle LPM ?

M. le président Thomas Gassilloud. J’ajoute que nous auditionnerons prochainement les industriels mais également le comité Richelieu, afin de donner la parole aux PME.

M. Emmanuel Chiva. Cette thématique me tient effectivement à cœur, à la fois en tant qu’ancien entrepreneur mais également en tant qu’ancien directeur de l’AID. Nous avons la chance de disposer d’une BITD complète, composée à la fois des grands industriels de l’armement mais aussi 4 000 PME, ETI et start-ups, qu’il nous faut soutenir. Plusieurs dizaines de PME sont déjà intégrées dans le programme Scorpion, mais un grand travail est réalisé pour faciliter les relations entre les grands groupes et les PME, ainsi que l’inclusion de ces dernières dans les programmes d’armement.

À ce titre, nous avons déjà mis en place un guichet unique. En effet, il était nécessaire de proposer aux PME des manières simples de pouvoir travailler avec le ministère des armées. Il est également nécessaire d’accomplir le chemin inverse, en mettant en place des cellules qui nous permettent de détecter et d’aller au contact des industries, des start-ups et PME. Il s’agit ainsi de pouvoir identifier celles qui pourraient susciter un intérêt, afin de les inclure dans les programmes d’armement en cours de réalisation ou de mener des actions plus diverses. Deux fonds d’investissement nous permettent ainsi d’injecter plusieurs dizaines de millions d’euros lors des levées de fonds de PME ou de start-ups que nous considérons soit comme critiques, soit comme particulièrement innovantes et duales.

Nous travaillons avec les industriels pour nous assurer de leur bienveillance. Nos priorités consistent à permettre à nos PME de bénéficier de la même visibilité que celle que nous offrons aux gros industriels. Ceci n’est pas forcément évident, dans la mesure où les chaînes de sous-traitance sont parfois méconnues, dès lors que l’on s’éloigne des rangs 1, 2 et 3. Nous allons donc apprendre des chantiers que nous avons lancés dans le domaine de l’économie de guerre, pour offrir une telle visibilité à l’ensemble des acteurs, petits et grands.

Le projet de transformation de la DGA que nous portons vise également à nous améliorer dans ce domaine. Nous avons ainsi créé une direction des industries de défense, qui conservera le plan action PME mais mènera également une action forte dans le domaine de la sécurisation économique des acteurs de la BITD. En effet, ces PME sont confrontées à un certain nombre de risques, notamment des risques cyber. Nous allons mener une action approfondie sur la performance industrielle, la résilience des PME, la veille concurrentielle et l’intelligence économique.

À travers ces outils, nous ferons en sorte de pouvoir faire bénéficier de plus en plus les PME de la visibilité apportée par la LPM. J’en profite pour vous indiquer que se tiendra à l’automne un Forum innovation défense, qui constituera une occasion privilégiée de faire se rencontrer les donneurs d’ordre, les industriels, les PME, les start-ups, les laboratoires, les forces et la DGA. Nous vous y recevrons évidemment avec grand plaisir.

M. Laurent Jacobelli (RN). Je vous remercie pour les propos liminaires que vous avez tenus. À l’occasion de cette LPM, on entend souvent parler de souveraineté nationale, ce qui ne peut que réjouir le groupe Rassemblement National. Cependant, nous voulons qu’elle devienne une réalité plutôt qu’une simple incantation. L’autonomie de notre pays pour l’équipement de nos forces et la souveraineté dans un contexte de tensions internationales élevées deviennent de plus en plus importantes car nous paierons au prix fort nos dépendances extérieures.

Je pense à nos dépendances vis-à-vis de puissances extra-européennes comme les États-Unis qui, s’ils restent notre allié, ne partagent pas toujours nos intérêts et utilisent leur industrie de défense comme une extension de leur diplomatie. Je songe également à la dépendance vis-à-vis d’autres États européens. Des coopérations intelligentes avec d’autres pays sont parfois bienvenues, mais nous ne devons pas poursuivre des coopérations uniquement fondées sur l’idéologie comme le SCAF ou le MGCS, qui ne fonctionnent pas : l’un patine, l’autre va dans le mur.

Lors de son audition du 5 avril dernier, le ministre des armées ne rejetait pas les préoccupations de notre groupe sur le MGCS. Il affirmait même être inquiet face au retard de ce programme. Nous proposons la mise en place de jalons décisionnels sur ces coopérations européennes, c’est-à-dire des points d’étape qui permettraient d’en sortir si celles-ci ne fonctionnent pas, afin de protéger nos intérêts. Monsieur le délégué général, nous serions intéressés de connaître votre vision quant aux risques afférents à ce type de pratiques sur les deux programmes que je viens d’évoquer. Plus généralement, que pouvons-nous faire pour privilégier systématiquement et prioritairement le développement de solutions nationales plutôt que des programmes qui rassemblent parfois des nations aux intérêts contradictoires ?

M. Emmanuel Chiva. J’ai évoqué dans mes propos liminaires la viabilité de notre modèle, lequel passe également par la coopération et l’exportation, selon une approche pragmatique. À cet égard, la Revue nationale stratégique a présenté les trois cercles de dépendance. Dans le premier cercle, nous refusons toute dépendance ; particulièrement en matière de dissuasion et de cyber. Dans le deuxième cercle, nous estimons possible de développer une souveraineté nationale compatible avec une souveraineté européenne, sans naïveté. Le troisième cercle concerne d’autres sujets, sur lesquels il n’existe pas de risques de rupture d’approvisionnement ou d’activité. Dans ce dernier cas, nous acceptons de faire appel au marché. Cette analyse est permanente : nous nous posons systématiquement ces questions et nous militons pour une approche pragmatique de la coopération et des exportations.

Je ne partage pas l’analyse de M. Jacobelli sur les projets MGCS et SCAF, qui selon lui patineraient ou iraient dans le mur. Ces projets ne sont certes pas simples à réaliser, mais s’agissant du SCAF, nous avons notifié la phase 1B qui devrait nous conduire jusqu’au démonstrateur pendant la phase 2. Les industriels ont conduit une phase de ramp-up pendant les trois derniers mois, qui a permis de partager des informations et de mettre en place un système d’information entre les différents acteurs. Depuis le mois de mars dernier, les travaux industriels ont commencé.

Comme je le dis à chaque fois, il n’y a rien à perdre à lancer ce programme aujourd’hui, dans la mesure où toutes les briques technologiques développées seront nécessaires pour le maintien de nos ambitions en matière d’aviation de chasse. Vous parliez de jalons ; ces jalons existent et nous permettront de décider de manière pragmatique pour maintenir la feuille de route nécessaire à notre dissuasion, dans sa composante aéroportée. Le SCAF a donc débuté et il est nécessaire pour développer l’avion du futur successeur du Rafale qui sera compatible avec le nouveau missile ASN4G.

Je signale par ailleurs que ce matin même, j’ai échangé sur les sujets du MGCS et du SCAF avec l’ambassadeur d’Allemagne à Paris. Nos canaux de communication sont ainsi ouverts en permanence. Notre volonté consiste à poursuivre la feuille de route de notre char de combat, qui est suivie au plus haut niveau de l’État. Huit work packages devront être lancés et ont fait l’objet de discussions bilatérales avec les deux ministres français et allemands la semaine dernière. Nous sommes en train d’accélérer à ce sujet, en étant conscients des différents points de passage, afin de conserver notre capacité opérationnelle en matière de char de combat.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Le ministre de la défense a parlé de l’annualité de cette LPM comme d’un plancher et non d’un plafond ; j’ai donc suggéré de réfléchir en termes de fourchettes. Ces fourchettes ne posent-elles pas précisément un problème de visibilité dans le domaine industriel, pour lancer des programmes ?

Ensuite, je m’interroge sur la protection des entreprises de souveraineté. Je pense ici à Atos et notamment aux calculateurs de haute performance aujourd’hui logés dans Evidian. Quels moyens la LPM offre-t-elle à la DGA pour assurer la protection de ces actifs de souveraineté ? J’aimerais donc vous entendre sur la stratégie que l’État compte mener pour protéger Evidian.

Mon troisième point porte sur la maîtrise des fonds marins. Vous avez indiqué votre volonté de développer une capacité industrielle souveraine, qui n’est pas évoquée dans ces termes dans la LPM. Pouvez-vous nous donner l’assurance que nous parviendrons à cette formulation ? Le cas échéant, nous pourrons proposer des amendements en séance.

Une autre interrogation porte sur le cyber. Vous avez évoqué la cryptographie, la lutte informatique défensive et offensive ; mais vous avez également parlé « d’industrialiser la lutte informatique d’influence ». Ma question concerne la doctrine et le cadre légal dans lequel on peut industrialiser cette lutte informatique d’influence. Je vous avoue ne pas être entièrement à l’aise avec cette notion.

Ma dernière question concerne la manière dont la programmation va s’ajuster avec le programme France 2030 et assurer une optimisation.

M. Emmanuel Chiva. Je répondrai à votre question sur Atos lors de la partie à huis clos pour des raisons évidentes de confidentialité.

S’agissant de l’annualité de LPM, le fait de disposer d’un plancher offre l’assurance de mener au moins la LPM et de pouvoir faire face à l’imprévu. Je considère ainsi que ce mécanisme est particulièrement ambitieux. Cette visibilité offerte aux différents industriels de la BITD est extrêmement notable : lorsque j’étais entrepreneur, j’aurais rêvé avoir un business plan à sept ans, même s’il n’est pas sanctuarisé dans ses écoulements. En résumé, nous offrons beaucoup de visibilité aux industriels dans le cadre de cette LPM.

Ensuite, une centaine de millions d’euros est prévue pour développer une capacité militaire souveraine dans le domaine de la maîtrise des fonds marins. Vous savez que nous poursuivons quelques objectifs particulièrement ambitieux dans ce domaine, notamment l’ambition de pouvoir opérer au-delà de 6 000 mètres. Nous construisons ce projet avec France 2030 et cette centaine de millions d’euros seront consacrée à la militarisation des objets qui seront développés dans le cadre de cette filière souveraine.

Dans le domaine du cyber, l’expression que j’ai employée sur « l’industrialisation de la lutte d’influence » est sans doute maladroite, car elle peut donner l’impression que nous allons développer des capacités d’influence terribles. En réalité, il s’agit de nous prémunir contre un certain nombre de manipulations comme les deepfakes, c’est-à-dire les moyens employant l’intelligence artificielle (IA) pour créer des fake news par exemple. Par exemple, un système comme Chat GPT permet aujourd’hui de développer un certain nombre de capacités impressionnantes et inquiétantes. Nous travaillons sur ces sujets, notamment au sein de DGA Maîtrise de l’information à Bruz, près de Rennes. Il faut donc plutôt parler de l’industrialisation des moyens nous permettant de lutter contre les influences et les manipulations.

M. Jean-Louis Thiérot (LR). Vous avez évoqué la défense sol-air et notamment les batteries Mistral qui étaient prévues sur Jaguar. Dans le cadre de la mission sur la défense sol-air que nous avions menée avec ma collègue Natalia Pouzyreff, nous avions considéré qu’il était nécessaire de disposer d’une artillerie sol-air à base de canons pour traiter les attaques saturantes ou les attaques peu coûteuses. En effet, tirer un missile à 350 000 euros pour abattre un drone à 3 000 euros pose question. Quelle est votre réflexion à ce sujet ?

Ensuite, il y a quelques années, le drone aérien de combat Neuron a été développé. Menez-vous une réflexion sur les drones aériens de combat à la DGA ? Sont-ils intégrés dans le projet SCAF ?

Par ailleurs, une simplification des spécifications de la commande de la DGA est actuellement en cours. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Enfin, les retours de terrain fournis par les lieutenants ou les capitaines dans les unités laissent penser que les évolutions incrémentales ne prennent pas en compte les besoins de la base ou les besoins du design. Je pense notamment au rétrofit du char Leclerc, qui selon certains ne prend pas suffisamment en compte le confort et le design des tourelles. Comment la DGA prévoit-elle de consulter l’utilisateur final dans ces domaines ? Puisque vous avez été entrepreneurs, je ne doute pas que le rôle du client final soit au cœur de vos préoccupations.

M. Emmanuel Chiva. L’un de nos programmes à effet majeur (PEM) concerne effectivement la défense sol-air basse couche. Nous conduisons actuellement une analyse de la valeur du besoin pour savoir s’il est plus efficace d’utiliser un canon, des armes à énergie dirigée ou un missile. Nous devons arbitrer entre le calibre, le coût, la mobilité et l’efficacité. Ce domaine illustre notre nouveau prisme de réflexion à chaque fois que nous lançons de nouveaux systèmes.

S’agissant du drone Neuron, les différentes actions en matière de furtivité et de manœuvrabilité sont intégrées dans notre feuille de route sur le futur de l’aviation de chasse. Nous conduisons également des réflexions sur la dronisation d’avions de combat dans le cadre du SCAF. Celui-ci concerne un avion de nouvelle génération doté d’un cloud de combat et intégrant deux ailiers dronisés. Ceci implique de travailler sur les capacités de robotisation d’un avion sans pilote et d’interaction avec un avion piloté et le pilote lui-même. Nous menons également d’autres travaux dont je ne peux parler car ils sont classifiés.

Par ailleurs, la transformation de la DGA prend en compte les retours du terrain afin de mener à bien la simplification. Celle-ci peut reposer sur différents modes opératoires. Il s’agit notamment de se fonder sur un certain nombre d’acquis obtenus lors des dernières années. Vous savez que l’instruction ministérielle 1618 porte sur la simplification et la modification des opérations d’armement. Elle implique par exemple de conduire un travail en plateau entre la DGA, l’EMA et les industriels, particulièrement dans l’élaboration du document unique de besoin. Cette approche incrémentale consiste à disposer d’une capacité le plus tôt possible et nous travaillons beaucoup avec l’industrie pour optimiser les essais, afin d’éviter des travaux séquentiels et/ou redondants. Après quelques années, le bilan atteste que les gains sont assez visibles, mais nous devons poursuivre cette boucle, qui s’intègre à la « communauté de destin » avec les forces, dont j’ai parlé précédemment.

Dans le cadre des chantiers sur l’économie de guerre, nous avons conduit une réflexion sur la simplification à apporter. Elle concerne l’analyse fonctionnelle de la valeur que j’ai déjà évoquée, qui repose en partie sur la chasse à la sur-spécification, mais implique également de travailler de manière différente. Je pense ici notamment à COLIBRI et LARINAE, les deux appels à projets que nous avons lancés : nous n’avons pas demandé aux industriels de nous fournir un système mais de répondre aux effets que nous voulions produire. Par exemple, dans COLIBRI, nous souhaitions avoir un système capable de neutraliser une menace blindée à cinq kilomètres. Nous souhaitons disposer rapidement d’un système bénéficiant d’une autonomie sur zone, économique et facile pour se former. Telles sont les caractéristiques du cahier des charges que nous avons transmis aux industriels, ce qui les a d’ailleurs beaucoup surpris. Cette démarche a fortement stimulé le tissu industriel.

Nous voulons également gagner en réactivité : nous mettons en place une force d’acquisition réactive pour nous permettre de répondre au juste besoin des forces, dans un délai maximum de trois ans entre l’expression des besoins et la phase de livraison pour les systèmes les plus complexes.

Il s’agit en outre de simplifier les normes, par exemple la navigabilité des drones. Dans ce domaine, un décret cherche à développer une approche pragmatique et dépendante de la nature du drone, pour faciliter les essais. Nous cherchons également à faire évoluer nos modes de management. À cet égard, les industriels nous reprochent fréquemment nos exigences en matière de documentation, mais celles-ci sont nécessaires car nous n’avons pas toujours en confiance avec les capacités de l’industrie à répondre à nos besoins en exécutant le programme dans les bonnes conditions. Autrement dit, nous menons un dialogue constant avec l’industrie : nous acceptons de demander moins de documentation en échange d’une plus grande transparence dans les procédures internes des industriels. En résumé, le chantier simplification est suivi au plus haut niveau et j’ai d’ailleurs demandé la fourniture d’indicateurs mensuels afin de progresser dans ce domaine.

Enfin, la prise en compte du besoin et des retours terrain est essentielle. Je souhaite une plus grande perméabilité des ingénieurs et des techniciens de la DGA au sein des forces. Plus d’une vingtaine de nos collaborateurs ont ainsi été insérés dans l’ exercice majeur ORION, qui se conclut jeudi prochain. Notre volonté est de faciliter l’accession, l’interopérabilité et la discussion entre nos ingénieurs, ceux qui conçoivent les systèmes et ceux qui les utilisent tous les jours. Tel est le sens des parcours que nous essayons de mettre en place pour intégrer systématiquement les retours terrain dans la conduite de nos opérations d’armement.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Vos propos liminaires étaient une nouvelle fois très éclairants. Au regard de l’instabilité internationale, la transformation de notre BITD pour lui permettre de produire plus et plus rapidement est aujourd’hui indispensable. Pourtant, le contexte international mais aussi national crée des tensions, à plusieurs égards.

Il y a quelques jours, j’ai réuni un conseil économique de circonscription composé des industriels de la défense de mon territoire (Constellium, Aubert & Duval, Interforge, Domaero, Rexiaa et Issoire Aviation). Tous m’ont fait remonter une série de difficultés auxquelles sont confrontés les fournisseurs de rang 1, essentiels à la chaîne de valeur de notre BITD mais aussi plus vulnérables que les donneurs d’ordre. Parmi les goulets d’étranglement identifiés figurent les éléments suivants :

Les différents industriels associés à ce conseil économique de circonscription ont également fait part de leurs inquiétudes sur le volet des réquisitions figurant dans la future LPM, notamment les modalités des compensations et la gestion de leurs commandes civiles. À ce titre, que prévoyez-vous concrètement pour accompagner les sous-traitants de notre BITD vers l’économie de guerre ? Quel dispositif d’accompagnement spécifique comptez-vous mettre en place ? Comment comptez-vous les accompagner dans la mise en œuvre de filières de recyclage onéreuses mais vertueuses, dans la sécurisation des approvisionnements, les économies et la politique RSE ? Enfin, il est prévu de relocaliser des sous-traitants de rang 2 devenus stratégiques ?

M. Emmanuel Chiva. Nous avons entrepris un travail d’identification des goulets d’étranglement au sein de la supply chain, avec les entreprises situées au-delà du rang 2. Dans le domaine de la main d’œuvre, nous n’avons pas uniquement besoin d’ingénieurs cyber, mais également de soudeurs et de fondeurs. Nous avons identifié 185 sociétés qui présentent de telles difficultés aujourd’hui, que nous avons commencé à régler au cas par cas. Une trentaine d’entre elles ont déjà pu être traitées.

S’agissant des problématiques de financement, un certain nombre d’actions ont été entreprises, notamment par l’établissement d’un réseau de référents bancaires, dans lequel nous plaçons un certain nombre d’espoirs. En effet, les difficultés de financement ne sont pas réellement liées à des ordres donnés par les directions centrales des banques mais plutôt à des interprétations très locales de la prise de risque, compte tenu d’une relative méconnaissance des sociétés de la défense.

Ensuite, un ingénieur de l’armement est présent dans l’équipe d’investissement de France 2030. Il s’agit de l’ancien responsable de l’innovation ouverte de l’AID. Dans un certain nombre de filières, le spatial et le quantique notamment, nous allons conduire les projets pour le compte de France 2030 et nous serons vigilants à pouvoir accompagner les sociétés comme il se doit.

Ensuite, la création d’une direction de l’industrie de défense vise justement à proposer ce type d’accompagnement des filières. Trois sous-directions seront créées : l’une d’entre elles s’intéressera à la sécurité économique, la deuxième s’attachera à la performance de la BITD (coût, efficience, qualité) et la dernière traitera des orientations stratégiques, notamment des filières actuelles ou en devenir. L’une de nos préoccupations majeures vise également à accompagner le plus tôt possible des entreprises qui sont souvent familiales, mais où la reprise de l’activité par les enfants du fondateur n’est pas toujours assurée.

Par ailleurs, dans les dispositions normatives de la LPM figure un article qui nous permet de demander à l’industrie de réaliser un certain nombre de stocks. Je salue à ce titre l’initiative du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS), qui a pris le parti de constituer un stock stratégique mutualisé de titane, sujet qui nous préoccupe particulièrement. Il en va de même pour les produits semi-finis et certaines autres matières premières. Nous conduisons en outre un programme de relocalisation de certaines filières, notamment la poudre propulsive, avec la montée en puissance de l’usine Eurenco à Bergerac.

Enfin, les réquisitions constituent un régime d’exception, dans la mesure où nous ne sommes pas en guerre. L’objectif consiste ici à préserver l’intérêt des entreprises dans les meilleures conditions possibles. La direction de l’industrie de défense y veillera, de manière à ne pas créer de difficultés industrielles liés à ce type de processus.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Vous avez déjà abordé en détail un grand nombre de sujets que je voulais évoquer. Cependant, je souhaiterais disposer de précisions sur la politique d’influence conduite à l’échelle européenne et internationale pour soutenir notre BITD.

M. Emmanuel Chiva. Vous avez raison de parler de la fonction d’influence, qui apparaît désormais comme une fonction stratégique dans la Revue nationale stratégique. Nous avons la volonté d’empêcher la stigmatisation de l’industrie de défense, qui est essentielle pour la sécurité de nos concitoyens, notamment parce que nous avons besoin d’attirer les talents. Le ministre a d’ailleurs évoqué le sujet de la taxonomie, sur lequel nous nous mobilisons avec le ministère des armées, pour faire comprendre que l’industrie de défense est vertueuse et durable. Chaque euro investi dans l’industrie de défense engendre un retour sur investissement immédiat. Nous ne baissons pas la garde et nous essayons de maintenir cet effort, qui est dans notre intérêt commun. Cela se traduit par l’action des référents bancaires, mais également par des structures à Bruxelles, afin de faire comprendre la nécessité absolue de soutenir l’industrie de défense, qui est une richesse non seulement pour la France, mais aussi pour l’Europe.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Je tiens à mon tour à adresser mes félicitations aux agents de la DGA, qui n’ont pas ménagé leur peine au cours de ces derniers mois. Je salue également la réussite du tir du M51 qui crédibilise notre dissuasion, et par la même occasion, les personnels de la DGA TN, notamment à Brest et à Toulon. Les 10 milliards d’euros consacrés à l’innovation doivent par ailleurs être relevés.

Je m’interroge ensuite sur la question générale de l’innovation et du rattrapage. Pouvez-vous détailler ce qui aujourd’hui en France relève plus du rattrapage technologique que de l’innovation proprement dite. Par exemple, les gravimètres à atomes froids constituent une innovation de rupture radicale quand certains drones à voilure fixe relèvent plus du rattrapage vis-à-vis d’autres puissances. Pourquoi faisons-nous tels ou tels choix ? Pourquoi sont-ils raisonnables en termes d’innovation ou de rattrapage ?

Par ailleurs, je souhaite évoquer le plan de charge de l’A400M, dont les rythmes de commande peuvent inquiéter. Enfin, je m’interroge sur les antennes filaires, qui constituent un sujet clé pour nos sous-marins et nos frégates de lutte anti sous-marine.

M. Emmanuel Chiva. Il existe effectivement des ruptures technologiques, dont le quantique fait partie, où il convient d’aller plus vite pour ne pas être déclassés. Dans le domaine des drones à voilure fixe, il ne s’agit pas de rattraper le réel retard dont nous faisions l’objet, mais bien de préparer l’avenir, dans une cadence compatible avec celle des programmes que nous mettons en place. À chaque fois, nous essayons de ne pas procéder « simplement » à du rattrapage mais bien de préparer les évolutions futures, même si nous partons de plus loin. Il s’agit ici de prendre exemple sur la téléphonie mobile où certains pays qui étaient initialement en retard sont désormais en avance.

Concernant l’A400M, le cadre contractuel commande est inchangé. Nous travaillons également avec les industriels sur l’export. Enfin, nous développons un certain nombre de programmes comme SNA Barracuda et Evolution SNA, qui prévoient l’intégration des nouvelles antennes filaires.

M. le président Thomas Gassilloud. J’ajoute que trois A400M ont été récemment mobilisés dans le cadre de l’opération Sagittaire.

À présent, je vous propose de passer à la session de questions complémentaires.

Mme Anne Genetet (RE). L’avance technologique constitue un élément d’appui fondamental pour contribuer à « gagner la guerre avant la guerre ». Je tiens donc à vous interroger sur les programmes ASTRID et ASTRID Maturation. Quel bilan tirez-vous de leur mise en place ? Dans quelle mesure pensez-vous qu’ils seront poursuivis ? Que pourront-ils vous apporter ?

Mme Lysiane Métayer (RE). En 2019, vous avez écrit dans la Revue de la Défense Nationale un article intitulé « L’intelligence artificielle : un moteur de l’innovation de défense française ». Dans celui-ci vous identifiiez l’IA comme l’une des garanties de l’autonomie stratégique française et vous appeliez à éviter le déclassement français grâce à la concentration de moyens sur de nouveaux champs et approches dans le domaine (frugalité, explicabilité et vulnérabilité des systèmes). Vous souhaitiez également un élan national en la matière, notamment en termes de recrutement.

Quatre années plus tard, vous dirigez la DGA et certains systèmes d’IA à l’époque balbutiants sont désormais utilisés par le grand public ; je pense notamment à l’agent conversationnel Chat GPT. Dans quelle mesure avons-nous réussi le tournant que vous appeliez de vos vœux en 2019 ? Sommes-nous dorénavant souverains dans ce domaine ? Quels sont les principaux points d’amélioration à envisager en matière d’IA ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). En janvier dernier, vous aviez dévoilé votre plan pour rendre la DGA plus simple et plus efficiente, notamment à travers de nouvelles directions et une force d’acquisition rapide, par exemple pour les commandes urgentes d’équipements. Pouvez-vous nous indiquer comment la LPM soutient cette orientation de la direction des opérations, pour appuyer le MCO, compte tenu notamment de la durée des cycles de réparation et de leurs coûts ?

Enfin, lors de l’exécution de la précédente LPM, une task force avait été créée pour suivre les difficultés rencontrées au sein de l’industrie de défense dans la livraison des Griffons et mettre en place des mesures de rebond destinées à alimenter les trésoreries défaillantes des industriels, notamment à travers les anticipations de commandes. Anticipez-vous donc que la DGA va devoir poursuivre ce type de soutien ? Quelles en seront les priorités ?

M. François Cormier-Bouligeon (RE). Je souhaite vous interroger sur les feux dans la profondeur, qui constituent actuellement un sujet majeur, comme nous l’enseigne le conflit en Ukraine. Le chef d’état-major de l’armée de terre a plaidé pour un remplacement des lance-roquettes unitaires (LRU) d’ici 2027. Le rapport annexé au projet de LPM annonce une cible de treize systèmes pour 2030 et d’au moins vingt-six pour l’horizon 2035. Toutefois le système qui remplacerait les LRU n’est pas encore arbitré. Je m’interroge donc sur la faisabilité et la viabilité de l’alternative française aux HIMARS américains, pour lesquels un achat sur étagère poserait de sérieuses questions de souveraineté. Je souhaiterais également que vous nous précisiez le calendrier de l’ASN4G. Hors audition, je pourrais également vous fournir un retour d’expérience sur Orion et le système d’information SIC-S.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Je souhaite revenir sur la défense sol-air, et notamment le sol-air moyenne portée. L’évolution du SAMP/T se poursuit par le standard OC1, qui présente une capacité initiale d’interception de cibles hypersoniques en phase terminale. Néanmoins, face à l’évolution des menaces de plus en plus véloces, il devient crucial de disposer de capacités d’alerte avancée, soit par un moyen satellitaire, soit par un radar longue portée. Qu’en est-il de l’avancement des projets de coopération du type TWISTER et ODIN’s EYE ? Enfin, une évolution vers un standard OC2 du SAMP/T NG par adjonction d’un radar type UHF est-elle envisagée pour contrer des menaces provenant éventuellement du Sud ?

M. Philippe Sorez (RE). La France s’est engagée dans une économie de guerre depuis l’année dernière. Lors des auditions de notre commission, nous avons discuté en détail des leviers qui nous permettraient d’être pleinement efficaces dans ce contexte, notamment par le truchement des normes, des crédits, de la conduite des opérations ou encore de l’approvisionnement.

Je tiens ici à aborder la question de la mobilisation des ressources humaines, en particulier la pénurie de main-d’œuvre et les difficultés de recrutement au sein de notre BITD. Il est nécessaire d’accroître les ressources humaines pour augmenter les cadences de production, d’autant plus que l’industrie de défense repose sur des compétences dont l’acquisition prend du temps. Comment pensez-vous que les difficultés de recrutement actuelles pourraient affecter l’économie de guerre et quelles sont les mesures que vous envisagez pour y faire face ? Par ailleurs, considérez-vous que les propositions d’une réserve industrielle ou du développement de prêts de main-d’œuvre entre industries pourraient être pertinentes ?

M. Julien Rancoule (RN). Lors des auditions dans le cadre de mon rapport sur les stocks de munition, les représentants du ministère de l’intérieur ont indiqué avoir subi de fortes tensions d’approvisionnement sur les munitions de nos forces de l’ordre au début du conflit ukrainien. Le ministère de l’intérieur travaille ainsi sur un projet de relocalisation d’une filiale française sur les munitions de 9 millimètres pour les forces de sécurité. Il est ainsi convaincu de la rentabilité économique de son projet : les munitions fabriquées en France coûteraient six centimes de moins que celles actuellement importées. Il apparaît de fait assez logique que nous soyons dans le même cas pour les munitions de calibre 5.56 ou 12.7. Lors de la préparation en amont de la LPM, vos services ont-ils proposé une étude chiffrée au ministre pour relancer une chaîne de production française de munitions de petit calibre ? En effet, la France ne peut rester le seul pays membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU sans filière nationale de munitions de petit calibre.

M. Frank Giletti (RN). Le 14 avril dernier, la Cour des comptes a publié un rapport sur la DGA EM, une entité en charge des essais de missiles au profit des programmes d’armement français, mais aussi de l’entraînement des forces. Elle alerte sur les conséquences engendrées par la réduction des moyens. En effet, entre 2008 et 2023, les effectifs sont passés de 1 224 à 935 ETP, soit une perte de près de 25 %. Ce même rapport note que les capacités de la DGA EM sont vieillissantes et saturées. Par conséquent, peu de créneaux d’essais sont alloués aux industriels pour leurs besoins propres, alors même que la présente LPM prétend augmenter les équipements, en particulier les munitions et les programmes d’entraînement de nos forces. Ce projet de loi donne-t-il à la DGA EM les moyens d’assurer sa mission dans le contexte d’un retour vers la haute intensité et d’exigence renforcée sur le soutien ?

M. Emmanuel Chiva. Les dispositifs ASTRID et ASTRID Maturation sont destinés à soutenir des projets d’innovation à bas niveau de maturité technologique. Nous disposons de plusieurs types de soutien de projets, en commençant par ceux à bas TRL (Technology readiness level). Certains premiers projets, par exemple les projets universitaires, sont dérisqués grâce à ASTRID, puis il est possible de passer en ASTRID Maturation. Le dispositif d’accompagnement est assez complet : ASTRID correspond à 10 millions d’euros par an, soit 425 projets et 300 000 euros en moyenne par projet entre 2011 et 2022. Le dispositif ASTRID Maturation a été développé en 2013, soit un montant de 4 à 5 millions par an alloués à 63 projets entre 2013 et 2022. Dans le cadre de la LPM, nous avons pour objectif de pérenniser ces dispositifs. Ce dernier a concerné 750 projets depuis 2009, pour 540 millions d’euros de soutien, soit 50 millions par an.

Ensuite, l’intelligence artificielle est effectivement un sujet majeur, sur lequel j’ai écrit, notamment en 2019. De fait, je considère que l’IA est une rupture dans la mesure où cela fonctionne. La technologie est connue depuis les années 1950 mais la convergence de trois facteurs (la disponibilité des données, la connaissance des algorithmes et les capacités de calcul qui permettent de les implémenter) permet de faire émerger aujourd’hui des systèmes comme ChatGPT.

Nous avons créé la cellule de coordination de l’IA de Défense au sein du ministère des armées. L’IA se trouvera dans l’ensemble des systèmes, c’est-à-dire les systèmes d’information, les systèmes de logistique, de maintenance, mais aussi les systèmes d’arme. Le sujet des systèmes d’arme létaux autonomes a d’ailleurs été étudié par le comité d’éthique de la défense, qui a établi des limites auxquelles nous nous conformons scrupuleusement.

Le programme ARTEMIS.IA vise à nous doter d’une infostructure nous permettant de brancher différents algorithmes autour d’un système de gestion des données. Les deux cas d’usage les plus récents concernent l’innovation liée à l’IA en matière de santé et de renseignement. Notre approche souveraine nous permet aujourd’hui de ne pas être déclassés.

Le projet Impulsion est le projet de transformation de la DGA que je porte. Il concerne, entre autre, la direction des opérations, qui devient la direction des opérations du MCO et du numérique. Le MCO relève des prérogatives de l’EMA mais pas de la DGA, même si des ingénieurs de l’armement travaillent dans les trois services de soutien. Le ministre nous a confié le mandat d’une approche globale en termes de MCO pour pouvoir discuter de l’efficience globale des systèmes au moment où l’on les négocie.

Le type d’approche par task force sera par ailleurs généralisée. Il est beaucoup question d’économie de guerre actuellement, mais nous sortons à peine d’une économie de crise dans le cadre de la Covid, où nous avons dû gérer un certain nombre de difficultés que nous retrouvons aujourd’hui, combinées à celles de l’économie de guerre.

S’agissant des lance-roquettes unitaires, la modernisation de la capacité de frappe longue portée est évidemment indispensable, d’autant plus que la capacité actuelle sera bientôt frappée d’obsolescence. Nous menons actuellement des travaux sur la détermination du réel besoin opérationnel avec les états-majors des armées et l’EMA. Dans ce domaine, la première possibilité consiste à prendre une solution sur étagère, c’est-à-dire la solution HIMARS, qui a l’avantage d’exister mais introduit un risque de dépendance. L’autre possibilité serait de développer une solution souveraine nationale ou européenne.

Notre BITD dispose de compétences dans ce domaine grâce à des sociétés comme MBDA, Ariane ou Safran, avec lesquelles nous discutons. Dans tous les cas, il faudra opérer un choix en prenant en compte les délais et les coûts. Nous allons ainsi demander à nos industriels de formuler leurs meilleures propositions en fonction de l’expression de besoins. En tout état de cause, il est prévu d’y consacrer 600 millions d’euros sur la période de la LPM, avec treize systèmes disponibles dès 2028 et une cible finale qui pourrait atteindre plusieurs dizaines d’unités.

Ensuite, le calendrier de l’ASN4G est classifié. De même, je préfère traiter des SAMP/T et de l’alerte avancée dans la partie huis clos de cette audition. Par ailleurs, le recrutement constitue effectivement un enjeu stratégique et nous devons veiller à assurer l’attractivité du secteur de la défense pour les jeunes générations. Ceci nous conduit à identifier les compétences critiques, dans les domaines techniques mais aussi pour les soudeurs, les ajusteurs de précision et les maquettistes. Nous devons donc travailler assez tôt avec les entreprises, mais également avec les écoles, en utilisant des modèles comme ceux de l’apprentissage ou de l’alternance.

Je crois également à la faisabilité d’une réserve dans l’industrie de défense, de la même manière que je suis convaincu de la nécessité de renforcer la réserve propre de la DGA. Notre objectif consiste à disposer de 2 000 réservistes gérés par la DGA et recrutés dans un premier temps parmi les futurs personnels et les jeunes retraités des industriels. Les besoins ont été identifiés grâce à des discussions avec des entreprises comme Arquus, Thales, Airbus, Naval Group, mais aussi avec les services de soutien. La DGA n’est pas épargnée, puisqu’elle est soumise à une rude concurrence face à nos industriels de défense. Nous menons donc un travail sur les parcours professionnels, pour permettre aux personnels de passer de l’industrie vers la DGA et inversement, en valorisant les compétences acquises dans ces deux domaines et dans le respect de la déontologie.

Nos approvisionnements en matière de munition sont sécurisés, nous ne risquons pas de rupture, notamment sur les calibres 7.62 et 5.56. Une filière nationale pourrait être envisageable sous réserve qu’elle soit compétitive. Nous ne fermons pas la porte à cette éventualité et nous pourrions soutenir au moins le lancement d’une nouvelle filière si elle était proposée, mais à condition qu’elle soit soutenable dans la durée.

Enfin, vous avez évoqué le rapport de la Cour des comptes sur la DGA EM. Nous disposons d’un programme de modernisation en matière de dissuasion, qui vise à moderniser les capacités d’essais descentres. Les budgets d’investissements de la DGA sont en augmentation dans les mêmes proportions que les programmes, ce qui est assez vertueux.


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 M. Philippe Duhamel, directeur général adjoint, systèmes de Mission Défense pour Thalès, de M. Franck Saudo, président de Safran Electronics & Defense, de M. le général Guy Girier, conseiller défense chez Airbus et de M. Charles-Henri du Ché, conseiller militaire d’ArianeGroup (mercredi 3 mai 2023)

 

M. le président Thomas Gassiloud. Mes chers collègues, nous avons compris que le modèle français de défense reposait sur de nombreuses singularités, parmi lesquelles la volonté stratégique de disposer d'équipements de manière autonome. Cette volonté politique repose notamment : sur la loi de programmation militaire (LPM), qui traduit cette volonté politique et qui donne de la prévisibilité sur plusieurs années ; sur la direction générale de l’armement (DGA), qui conduit les grands programmes d'armement, et dont nous avons auditionné hier le délégué général ; sur une politique d'exportation permettant de financer des projets ambitieux, de rendre le modèle soutenable et d’établir des projets stratégiques. Par ailleurs, cette volonté politique en matière d'autonomie stratégique et d'armement repose également sur les industriels qui construisent ces équipements, qui proposent de l'innovation, et qui constituent les pierres angulaires indispensables à notre autonomie stratégique en matière d'armement.

Nous avons donc le plaisir d'accueillir aujourd'hui le général Guy Girier, conseiller défense d'Airbus ; M. Franck Saudo, président de Safran Electronics & Defense ; M. Philippe Duhamel, directeur général adjoint systèmes de mission défense de Thales ; l'amiral Henri du Ché, conseiller militaire d'ArianeGroup.

Messieurs, les sujets sur lesquels nous souhaiterions vous entendre sont particulièrement riches. Je n’en citerai que deux.

Tout d'abord, quelle appréciation portez-vous sur le programme d'équipement de la LPM ? Pour rappel, le projet prévoit près de 268 milliards d'euros de besoins programmés au titre du seul agrégat équipement, soit une augmentation de 55 % par rapport à la présente LPM 2019-2025. Sur cette enveloppe, 100 milliards d’euros sont dédiés aux grands programmes que sont les programmes à effet majeur (Pem), contre 59 milliards d’euros dans la présente LPM. Comment cet effort massif se traduira-t-il donc concrètement pour vos industries ?

Par ailleurs, ce projet de LPM vous aidera-t-il à adapter vos industries à l'économie de guerre, c'est-à-dire à l'exigence d'être en capacité de produire davantage, plus rapidement, si possible à moindre coût, en cas de crise majeure ? Plus largement, que conviendrait-il d’ajouter, selon vous, à ce projet ?

M. le général (2S) Guy Girier, conseiller défense d’Airbus. Nous vous remercions d’associer l’industrie aux travaux de la commission sur le projet de LPM. Dans ce contexte budgétaire difficile, une enveloppe de 400 milliards d’euros représente un effort conséquent. L'industrie en a conscience, et comme à son habitude, nous nous attacherons à en faire le meilleur usage.

Comme toujours, la LPM constitue un cadre très attendu par l’industrie. Il lui donne en effet des perspectives et lui permet d'adapter son outil de production et ses ressources – ressources de production, ressources humaines – aux objectifs fixés. Il lui permet également d'orienter ses innovations sur fonds propres. C’est particulièrement le cas d’Airbus, qui a consacré, en 2022, 3,1 milliards d’euros sur fonds propres en recherche et développement (R&D), que ce soit pour les affaires civiles ou pour les affaires de défense. En matière de défense, nous avons réalisé un certain nombre de travaux sur l’interaction entre l’avion piloté et le drone, ainsi que des travaux sur le largage de drones depuis un avion de transport de type A400M, en préparation de la phase de démonstration du système de combat aérien du futur (Future Combat Air System, Fcas).

Cette LPM s’inscrit dans la continuité de la LPM 2019-2025, qui a été exécutée à l'euro près. Elle confirme, dans de nombreux domaines, les efforts initiés par la loi actuellement en vigueur.

La loi prévoit la modernisation des composantes de dissuasion : Airbus, en liaison avec ArianeGroup et MBDA, sera particulièrement concerné par la modernisation des composantes océanique et aérienne, au travers des programmes M51 et air-sol nucléaire de quatrième génération (ASN4G). Sur la composante aérienne, Airbus réalisera la conversion en MRTT (Multi Role Transport Tanker, avion multirôle de ravitaillement en vol et de transport) des trois derniers A330 acquis par l’armée de l’Air et de l’Espace au titre du plan de soutien aéronautique, ce qui portera la flotte MRTT française à quinze appareils.

Cette loi prévoit également le maintien des capacités à concevoir et réaliser des systèmes de combat aérien en Europe. Le FCAS permettra de positionner l’industrie européenne sur les domaines technologiques et capacitaires clés que sont la connectivité, la furtivité, le Cloud de combat, la guerre électronique, l’intelligence artificielle au service du combat aérien. Récemment initiée, la phase 1B du programme a lancé les études de concept préalables aux démonstrations technologiques qui seront réalisées au cours de la phase 2, avec l'ambition de première démonstration dès 2027.

La loi initie par ailleurs la prise de compétences de l'industrie européenne dans le domaine des drones MALE (moyenne altitude et longue endurance). Le programme Eurodrone est confirmé dans ses objectifs, avec de premières démonstrations en 2027 et de premières livraisons dès 2030. Plus largement, Airbus sera un acteur du développement des capacités des drones, axe prioritaire de cette loi. Ce développement de capacités au profit des forces s’effectuera au travers de notre filiale Survey Copter, qui réalise le drone léger de surveillance Aliaca utilisé par les bâtiments de surface de la marine. Cette loi intègre en outre le maintien en Europe des compétences de développement et de réalisation des capacités d’hélicoptère de combat, avec la modernisation du système d’armes du Tigre et le lancement du programme Guépard, dont les vingt premiers exemplaires seront livrés au cours de la période.

La loi envisage aussi la prise de compétences sur les nouveaux domaines de conflictualité que sont l'espace, le cyber ou la lutte d’influence, domaines sur lesquels Airbus sera pleinement impliqué.

Enfin, l'automatisation du vol vertical est prévue avec les études sur le drone VSR700.

Cette LPM s’inscrit donc dans la continuité de la LPM 2019-2025, ce qui s’avère favorable à la conduite des programmes. Cette loi s’est toutefois traduite par un très haut niveau d’engagement de crédits, ce qui n’est pas sans poser de difficultés pour la construction de la nouvelle LPM, qui doit par ailleurs tenir compte des conséquences de la crise ukrainienne et de l’évolution durable du contexte stratégique en Europe. Il ressort des travaux préparatoires une très grande difficulté pour concilier l’ambition d'adapter les forces à ce nouveau contexte stratégique, incluant l'aptitude à la haute intensité, et la réalité budgétaire. Cette loi s’accompagne donc de craintes quant à la portée des arbitrages qui seront rendus. Le projet aboutit d’ailleurs à reporter l’ambition d’atteinte du nouveau modèle d'armée 2030 et à réviser les objectifs de plusieurs programmes.

Pour Airbus, il s’agit des programmes A400M, Tigre, et des programmes spatiaux. Il convient ici de souligner la qualité des échanges entrepris avec le ministère des armées afin d’identifier, pour chacun de ces programmes, un point d'équilibre entre les enjeux budgétaires, les besoins capacitaires et les enjeux industriels de continuité de transformation de l'outil de production et de préservation des compétences clés de conception et de production.

Le programme A400M a fait l’objet de premières discussions entre la DGA et l’armée de l’Air et de l’Espace, afin d’identifier une feuille de route commune permettant la réussite du programme à l'exportation et la continuité des compétences, dans la perspective de préparer les futures capacités de transport tactique attendues sur le segment moyen. C’est le programme futur cargo tactique médian (FCTM), qui est à ce stade au niveau de l’étude, et pour lequel la commission devrait désigner l’attributaire dès cet été. Les discussions sur l’A400M se poursuivent au niveau international entre la France, l’Espagne et le Royaume-Uni, afin de consolider un scénario de maintien de la production A400M au-delà de 2028.

Pour le programme Tigre, un point d’équilibre a été trouvé entre Airbus Helicopters (AH), la DGA et l’armée de Terre, qui respecte les enjeux de traitement des obsolescences de la flotte pour la maintenir jusqu'en 2045, les enjeux de satisfaction du besoin opérationnel et les enjeux de coopération franco-espagnole sur ce programme.

S’agissant de l’espace, le texte de loi ne traduit pas, à ce stade, l’état des discussions entre la DGA et Airbus. Avec le ministère des armées, nous étudions les modalités pour mettre le texte à la hauteur des accords trouvés pour la préservation du cœur souverain ; c’est notamment la continuité entre les composantes spatiales optiques (CSO) et Iris.

En complément, il convient de noter qu’un certain nombre de sujets ne sont pas abordés par la loi. Le retrait de la flotte Puma ne sera que partiellement traité. Huit NH90 seront commandés pour compenser les appareils modifiés au profit des forces spéciales et permettre le transfert des Caracal du quatrième régiment d'hélicoptères des forces spéciales vers l'escadron Pyrénées de l'armée de l'Air, ce qui permet de pallier très insuffisamment les remplacements des sept Puma de l'armée de Terre et des douze Puma de l'armée de l'Air et de l'Espace. Nous devrons donc en rediscuter avec la DGA et les armées.

Au-delà de ces enjeux programmatiques, et contrairement à la loi de programmation 2019-2025, le projet de loi pourrait laisser penser que l'Europe ne serait plus un axe majeur de la politique de défense. Un tel repli constituerait un recul, au moment où l’Europe doit faire face à la divergence des politiques d’investissement de défense pour pallier l’urgence de la crise en Ukraine, et au moment où les outils européens méritent d’être consolidés pour sécuriser la montée en puissance des premiers programmes issus du programme européen de développement industriel de défense (European Defence Industrial Development Programme, EDIDP) et du fonds européen de défense (Fedef). Cette inflexion ne doit pas perturber la conduite des programmes majeurs initiés par la loi actuelle – SCAF, drone Male, qui sont confirmés par la loi – ou des potentiels programmes de demain – MPA, AFSC, FCTM –, pour lesquels l'approche européenne apportera la masse critique nécessaire à leur maîtrise économique et à la préservation des critères de souveraineté européenne et nationale, dans un marché fortement concurrencé par l’offre américaine.

La nouvelle LPM est assurément exigeante. Elle porte des enjeux de politique industrielle majeurs et mobilisera l'ensemble des 18 000 collaborateurs d'Airbus impliqués en France dans les programmes de défense.

M. Franck Saudo, président de Safran Electronics & Defense. Je suis heureux de pouvoir présenter la vision de Safran sur le projet de LPM 2024-2030. Dans la période actuelle, nous sommes pleinement conscients de l’effort que représentent les 413 milliards d’euros proposés au titre de cette loi. Il nous revient donc, en tant qu'industriel, et avec nos partenaires que sont l’État, la DGA et les armées, d'être à la hauteur de nos responsabilités d'industriel de défense, en proposant le meilleur en matière de compétitivité, de performance, de qualité et de livraisons à l’heure, avec l’enveloppe budgétaire allouée aux équipements.

Avant d'évoquer l'impact de la LPM, permettez-moi quelques mots sur le groupe Safran et ses activités de défense. La défense représente 20 % de l’activité de Safran, chez qui une circulation à double sens existe entre les activités militaires et les activités civiles. Même si le civil prédomine, la défense est le fer de lance dans un certain nombre de domaines d’innovation. Parallèlement, les activités civiles irriguent, en termes d’innovation, les activités de défense, qui sont d’ailleurs un facteur de fierté pour nos collaborateurs.

Le positionnement défense est au cœur de notre stratégie. À son arrivée en 2021, M. Olivier Andriès, directeur général de Safran, a fait des activités de souveraineté une priorité stratégique du groupe, à parité avec la décarbonation du transport aérien. Dans la défense, Safran occupe quatre positionnements. D’abord, notre groupe fait partie du club très fermé, au niveau mondial, des motoristes d’avions de chasse, d’avions de transport, d’hélicoptères et de drones. Safran est également équipementier de défense de premier plan, notamment grâce aux systèmes optroniques, aux centrales de navigation inertielle et aux viseurs intégrés sur les plateformes des trois armées ; le groupe n’est pas systémier, sauf pour le système de drone tactique (SDT) Patroller et le missile armement air-sol modulaire (A2SM). Safran est aussi équipementier de défense dans le domaine spatial. Enfin, notre groupe contribue à la dissuasion nucléaire en participant directement à tous les programmes qui y sont associés.

Considérant le positionnement de Safran, nous ne pouvons qu’être satisfaits de l’augmentation du budget du ministère des armées. Nous espérons que cette LPM sera exécutée à l’euro près, comme la précédente LPM.

L’exécution de la programmation et la visibilité sont essentielles pour nos industries de défense, où la planification des compétences et des investissements sont critiques. Vous êtes d’ailleurs, mieux que quiconque, conscients de ces enjeux, en acteurs avisés de l’écosystème des usines contribuant à la base industrielle et technologique de défense (BITD) dans vos circonscriptions.

Safran est à la disposition du ministère et de ses clients mondiaux pour organiser sa production en fonction des commandes passées. Notre groupe répond aujourd’hui présent au rendez-vous des augmentations de cadences. Safran est pleinement en mesure de répondre au plan industriel de développement figurant dans la LPM. Notre groupe est aussi en mesure de répondre à des besoins qui dépasseraient la LPM, comme en témoigne notamment le travail réalisé sur les commandes export du M88 (moteur du Rafale) ou de l’AASM.

Nous sommes par ailleurs pleinement convaincus de l’importance des travaux conduits sur l’économie de guerre. Safran est proactif dans ce domaine et a proposé, avec la DGA et les forces, des pistes de travail pour des programmes innovants et agiles. Tirant conjointement, avec les forces, les enseignements de la guerre en Ukraine, nous proposons le drone Patroller dans une version armée, qui serait un parfait cas d’application d’un mode agile et innovant pour augmenter les cadences de production et rapidement armer le drone. Sur ce sujet, nous proposons de travailler en plateau avec notre partenaire Thales sur la roquette armant le drone, mais aussi avec la DGA et l’État-major des armées. Nous proposons également de capitaliser sur l’AASM en l’adaptant pour répondre aux enjeux de souveraineté et de frappe dans la profondeur. Nous avons par ailleurs proposé d’adapter les normes de certification au contexte d'emploi des armements, considérant le peu d’intérêt à certifier un drone armé au plan civil. À cet effet, nous proposons un cadre réglementaire au juste besoin pour garantir agilité et rapidité. Nous avons enfin proposé des relocalisations afin de mieux maîtriser nos cadences de production et la souveraineté. C’est par exemple le cas de la cellule du Patroller, qui est actuellement fabriquée en Allemagne, et que nous pourrions rapatrier en France si des commandes supplémentaires venaient à être confirmées. Toutes ces propositions, qui sont en ligne avec les priorités énoncées par le ministère des armées, ont pour objectif de nous engager à être plus agiles et réactifs dans le contexte d’économie de guerre.

Permettez-moi à présent quelques commentaires sur plusieurs programmes importants pour le groupe Safran. Au cœur de la LPM figure d’abord le projet SCAF (système de combat aérien du futur), pour lequel Safran est leader du consortium conjointement mené avec les sociétés MTU Aero Engines et ITP Aero. La LPM prévoit à la fois le financement de démonstrateurs et le travail stratégique pour Safran sur les parties chaudes des moteurs d'avions de combat.

Sur le Patroller, nous comprenons que la cible fixée pour 2030 serait maintenue à 28 drones, en stabilité par rapport à la cible fixée par la LPM 2019-2025. Safran répondra présent si l’ambition drone de 5 milliards d’euros de la LPM devait conduire à une cible plus ambitieuse sur le Patroller. Nous notons également avec satisfaction que l’armement du Patroller est bien prévu dans cette nouvelle LPM.

S'agissant des munitions, nous saluons la nette hausse de l'enveloppe budgétaire associée. J’en profite d’ailleurs pour rappeler que Safran est présent sur un grand nombre de munitions pour lesquelles nous faisons par exemple les autodirecteurs, comme sur les programmes missile moyenne portée (MMP) et missile d’interception, de combat et d’autodéfense (Mica). Pour ce qui est de l’AASM, nous avons proposé deux chantiers dans le cadre de l’économie de guerre : l’augmentation de la production, chose faisable et déjà réalisée, par le passé, suite à la campagne de Libye, menant à la fois à une forte augmentation des cadences et à une baisse du coût de l’AASM ; des évolutions sur la munition elle-même, notamment pour appuyer la thématique des frappes dans la profondeur, avec une évolution de l’A2SM vers une version sol-sol de longue portée.

Pour les hélicoptères, l’étalement des commandes du Guépard H160M au-delà de 2030 constitue un défi pour la gestion des compétences et de la chaîne d’approvisionnement, la LPM actuelle annonçant vingt cellules à horizon 2030. Les volumes de matériel tirent clairement les baisses de coûts. Cette réduction des volumes emporte donc un impact financier pour Safran. La réduction des commandes d’hélicoptères lourds NH90 et H225 pose la question du maintien des compétences industrielles pour hélicoptères lourds. Dans un environnement de vive concurrence sur les moteurs d’hélicoptères, ces baisses représentent un coup difficile pour la filière. Elles soulignent, en conséquence, le besoin impératif de financement amont afin de préparer les futures générations de moteurs d’hélicoptères militaires moyens et lourds.

Concernant les équipements militaires, nous notons que l’étalement des livraisons sur les différents programmes de l’armée de Terre impactera notre société, dans la mesure où nous livrons à la fois des viseurs et des centrales sur l’ensemble de ce segment.

Avant de conclure, je souhaiterais aborder l’article 24 de la LPM. Dans le cadre des travaux sur l’économie de guerre, Safran a alerté sur l’importance de la constitution de stocks stratégiques. Les principes de l'article 24 de la LPM sont donc bienvenus. Un travail de concertation avec les industriels est cependant nécessaire pour les associer à la rédaction du décret qui viendra préciser les modalités – notamment financières – d'application de l'article.

En conclusion, nous saluons le choix de la Nation de consentir des investissements importants pour moderniser l’appareil de défense et le préparer aux conflits de demain. Même si nous savons nous adapter, la visibilité et la prévisibilité offertes par la LPM sont à saluer. Fort de 45 000 collaborateurs en France, Safran tiendra avec détermination et engagement ses responsabilités d’industriel pour répondre aux attentes et aux besoins des forces.

M. Philippe Duhamel, directeur général adjoint Systèmes de mission défense de Thales. Je passerai rapidement sur les points déjà abordés par mes collègues, et je m’abstiendrai également de présenter le groupe Thales.

Les 413 milliards d’euros consacrés par cette nouvelle LPM représentent un effort conséquent, que nous tenons à saluer, au même titre que la continuité affichée par rapport à la présente LPM exécutée à l’euro près. Cette nouvelle loi consacre des moyens significatifs à des domaines capacitaires délaissés ces dernières années, dont les chaînes de production n'étaient restées ouvertes que grâce à l'exportation, parfois avec des cadences extrêmement faibles. Elle comble donc un vide, en particulier pour les activités munitionnaires et de défense antiaérienne. Elle permet également d’investir les nouveaux enjeux associés aux nouveaux champs de conflictualité : cyberdéfense, renseignement, commandement, drone, quantique, intelligence artificielle (IA), interopérabilité. Ces thématiques reflètent l’accélération des évolutions techniques et technologiques, sur lesquelles Thales investit massivement depuis des années.

Retraitée de l’inflation – 30 milliards d’euros sur la période – consommant une part de la progression, cette LPM offre un champ d’application beaucoup plus vaste que la précédente loi, ce qui génère une certaine dilution de l’effort. Le nombre de plateformes équipant les armées en 2030 progressera donc moins rapidement que prévu. Pour Thales, les impacts portent principalement sur le Rafale R, le Griffon, le Jaguar, le Serval, les frégates de défense et d’intervention (FDI) 4 et 5, le système de lutte anti-mines du futur (Slamf), les systèmes de drone et Syracuse IV, avec en particulier l’annulation de Syracuse IV-C.

Cette clarté sur les formats, qui est très importante pour notre visibilité, ne se traduit pas encore par une grande clarté – pourtant très importante pour nous – sur les évolutions qualitatives programmées sur la période. Quelques domaines prioritaires sont identifiés, mais nous ne sommes pas encore à l'énumération des programmes de renouvellement des forces présentés dans le cadre de la précédente LPM. Le contenu fonctionnel des différentes plateformes n’est pas encore précisé, alors qu’il s’agit pourtant d'éléments fondamentaux pour conserver la supériorité technologique et opérationnelle : comme vous le savez, la technologie occidentale a joué un rôle non négligeable face à la masse russe en Ukraine.

Des choix en matière de supériorité technologique seront donc à effectuer dans l'exécution de cette LPM. La prise de risque dans l'innovation est favorisée, mais nous attendons des explications sur la méthode qui sera mise en œuvre. Nous savons qu’il existe des marges de manœuvre. Pour la préparation de l’avenir, le budget études amont augmente de 10 %, tandis que l’effort total consacré à l’innovation passe à 10 milliards d’euros. À ce titre, une attention particulière doit être portée sur le choix des programmes à très faible nombre d’unités, notamment dans le spatial, qui pourraient conduire à des pertes durables de compétences pourtant nécessaires à notre souveraineté.

Si les quantités programmées sont claires, la visibilité sur nos bureaux d’études ne l’est pas encore, alors même que le ministère des armées nous incite à un autofinancement accru de nos activités. Ce paradoxe apparent ne pourra être résolu que par un dialogue soutenu avec l'administration quant aux choix détaillés effectués pendant l'exécution de la LPM. Ce dialogue doit être massivement orienté vers une perspective d’exportabilité accrue de nos produits, en particulier pour les équipements conventionnels, et à l’exception de ceux liés à la dissuasion. Seule cette exportabilité permet de maintenir voire d’augmenter les cadences de production, malgré des commandes nationales limitées ou différées. Par le biais de l'export, nous disposons d’exemples démontrant que nous pouvons rapidement augmenter les cadences, grâce à un effort de notre part et de nos sous-traitants.

Par ailleurs, le succès à l’export permet de financer des stocks bien dimensionnés de matériels prêts à être intégrés sur demande, dans une vision multi-clients, et d'amortir les frais de développement. Le dialogue avec l'administration doit donc viser à la juste spécification des produits, afin de pouvoir accélérer les cycles de qualification, en diminuant, au moins au début, le niveau des spécificités nationales. Notons d’ailleurs que la coopération européenne et la bonne interopérabilité sont évoquées comme des contributions possibles et souhaitées. La programmation doit donc être exécutée dans cette perspective.

Enfin, Thales souhaite le même dialogue sur les décrets d'application à venir relatifs aux points esquissés dans la LPM, notamment sur les stocks que l’État pourra imposer aux industriels. Telle qu’elle apparaît, cette clause constitue un transfert de risques vers l'industrie, qui sera seule à assumer des coûts de constitution, de conservation, voire d'obsolescence des stocks, en l'absence de garanties fournies par l’État.

L'autre sujet est évidemment la priorisation des flux.

Nous sommes conscients que l'écosystème de défense doit travailler différemment afin d'être plus efficace et plus résilient. Cela nécessite davantage de concertation entre partenaires. La réflexion autour de l'économie de guerre en donne l'occasion, pour peu que les modalités de travail entre la DGA et l'industrie évoluent. C’est ainsi que pourra se produire la transformation souhaitée par le ministre, afin d’alléger les contraintes normatives, de raccourcir les cycles de production et de réduire les coûts d’acquisition et de maintien en conditions opérationnelles (MCO). Les normes et règlements pesant sur tous les acteurs offrent encore l’opportunité de faire fructifier l'impulsion donnée afin d'intégrer l'agilité accrue demandée aux industriels. Cette concertation est d'autant plus indispensable pour nos très nombreux sous-traitants français, pour la plupart des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) qui, encore plus que les grandes entreprises de la défense, ont besoin de visibilité pour pouvoir recruter, se financer et monter en cadence lorsque cela s’avère nécessaire.

Cette nouvelle LPM nécessite donc encore beaucoup de travail pour nous offrir la clarté qui nous permettra d'atteindre les objectifs fixés par la DGA, le ministère des armées et les forces armées.

M. Charles-Henri du Ché, conseiller militaire d’ArianeGroup. Vous vous demandez certainement que fait un officier de marine, amiral et ancien commandant de sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE), auprès d’un groupe spécialisé dans l’espace. En réalité, de nombreux points communs existent entre la haute mer et l'espace, ne serait-ce qu’en termes de besoin de permanence.

ArianeGroup salue bien entendu l’effort consenti par la Nation au travers de cette LPM, en particulier pour la dissuasion, qui représente 13 % de l'enveloppe globale. Nous sommes aussi satisfaits de la priorité nouvelle accordée à la maîtrise spatiale.

Permettez-moi de rappeler quelques éléments concernant ArianeGroup, qui n’est pas aussi connu que ses deux actionnaires Airbus et Safran, qui la détiennent à 50 % chacune. Notre société est 100 % duale civile et militaire. ArianeGroup est à la fois maître d'œuvre des lanceurs Ariane, mais également du missile M51 embarqué dans nos SNLE. Les programmes liés à la défense dans son ensemble représente environ 50 % de notre chiffre d’affaires. Deux évènements récents illustrent cette dualité : le 14 avril, nos équipes et celles du Centre national d’études spatiales (Cnes) procédaient à Kourou au lancement de la sonde JUpiter ICy moons Explorer (Juice) sur Ariane 5, avec la précision que vous connaissez ; cinq jours après, nos équipes participaient au tir d'acceptation du M51 à bord du sous-marin Le Terrible au large des côtes du Finistère, sous la maîtrise d'ouvrage de la DGA.

Cette exigence de résultat, pour un tir aussi important, n’est pas une exigence ponctuelle. C’est notre quotidien, et nos ingénieurs et techniciens sont aux côtés de nos marins, à L'Île Longue et à bord du sous-marin, durant les périodes d'entretien entre les patrouilles. Dans ce contexte, et de notre point de vue, le premier enjeu de cette LPM consiste bien à conforter la visibilité à long terme dans les choix capacitaires et les décisions budgétaires qui permettront d'assurer ce socle de compétences, la plupart extrêmement rares, le tout dans la durée, de manière à pouvoir continuer, dans les temps à venir, à concevoir, produire et maintenir en conditions opérationnelles des systèmes de cette complexité.

Vous comprendrez que la dissuasion ne fonctionne que si elle demeure crédible dans toutes ses dimensions, y compris technologiques. Nous sommes dans une logique binaire, selon laquelle le glaive doit toujours potentiellement l’emporter sur le bouclier – ou le canon sur la cuirasse. Pour remplir sa mission, ArianeGroup se doit d'abord d'assurer une veille active et précise sur l'évolution des défenses adverses potentielles, qui se renforcent partout dans le monde, en particulier au sein des grandes puissances dotées de l’arme nucléaire, dans un contexte international particulièrement volatile, avec un risque accru de prolifération dans un certain nombre d’États tiers. 2022 fut d’ailleurs une année record en termes de tirs balistiques militaires avec 376 lancements, contre seulement 186 tirs de lanceurs civils.

Dans ce contexte, et dans sa logique de stricte suffisance, la dissuasion nucléaire française, pour ce qui concerne ArianeGroup, est fondamentalement liée à la performance de ses systèmes d'armes embarqués à bord des SNLE. La performance du missile M51 doit être continûment adaptée en fonction du développement des défenses antimissiles adverses : le glaive doit toujours pouvoir l’emporter sur le bouclier. Cette exigence doit s’accompagner d’un effort budgétaire constant, dans la mesure où nous nous inscrivons dans le temps long, avec des évolutions régulières – des incréments – du M51. De ce fait, la LPM prévoit bien de concourir à la crédibilité technique de la dissuasion en poursuivant le financement de la fin du développement de l’incrément actuel et sa mise en service au cours de la prochaine LPM. Par ailleurs, elle prévoit aussi le démarrage du développement de l’incrément suivant, en collaboration étroite avec la division forces nucléaires de l’État-major des armées et la DGA ; rappelons que cet incrément devra permettre de répondre à des besoins opérationnels à horizon 2035-2040, ce qui prouve bien que nous nous inscrivons dans le temps long.

Il me paraît extrêmement important de revenir sur la notion de dualité que j’évoquais en introduction. Celle-ci favorise une démarche d’innovation continue et stimulante entre les équipes défense et civiles, permettant d’intégrer les technologies éprouvées au sein de l’un ou l’autre des deux programmes, via la fertilisation croisée, et de concevoir ainsi des engins ou des objets capables de manœuvrer en orbite, non seulement pour aller dans l’espace, mais aussi pour naviguer, assurer une permanence spatiale et rentrer dans l’atmosphère – ce que l’on nomme la réutilisation.

En matière de défense, la rentrée dans l’atmosphère renvoie aux planeurs hypersoniques. Nous nous félicitons que le ministère des armées ait confié à ArianeGroup, dans le cadre de la précédente LPM, le soin de lancer un démonstrateur de planeur hypersonique. Ce planeur hypersonique, véhicule manœuvrant expérimental (V-max), permettra un premier niveau d’exploration et de démonstration en vol dans un domaine tout à fait nouveau et développé à très grande échelle par toutes les autres grandes puissances, à commencer par les États-Unis, la Russie et la Chine. Au-delà des aspects techniques, ce programme de démonstration V-max apportera à la France une technologie particulière offrant de potentielles retombées dans le domaine civil. Ainsi, la dualité s’inscrit également dans les affaires de rentrée dans l’atmosphère. Dans ce domaine, nous nous réjouissons que V-max se poursuive dans le cadre de la prochaine LPM sous sa prochaine version V-max 2.

Nous devons enfin nous réjouir que la maîtrise spatiale et l’action dans l’espace soient désormais jugées prioritaires par la LPM. Face à la multiplication des menaces et des satellites d’observation, la connaissance et la compréhension de la situation spatiale deviennent clés, du moins si l'on veut continuer à pouvoir agir en temps réel et garder notre liberté d'action. ArianeGroup avait développé, sur fonds propres, un système de surveillance fine de l'espace à base de capteurs optiques nommé GEOTracker ; il est aujourd'hui au service du commandement de l'espace, sachant que ce réseau permet de détecter les menaces éventuelles et de disposer surtout du support indispensable aux moyens potentiels de rétorsion. Parmi ceux-ci, comme le ministre des armées l’a récemment indiqué dans la presse, la LPM propose de continuer à expérimenter le démonstrateur d'illumination ou d'aveuglement momentané d'un satellite adverse depuis le sol. Ce système Bloomlase conçu par ArianeGroup s’appuie sur des briques technologiques déjà éprouvées pour la détection, la poursuite et le tir précis de laser à grande distance. L’objectif est bien de doter la France d’une capacité opérationnelle, à l'instar d'autres puissances spatiales, durant la prochaine LPM, grâce à une démarche agile entre la DGA et sa base industrielle, en lien étroit avec l’État-major des armées.

En conclusion, nous sommes évidemment satisfaits du maintien dans la durée des efforts relatifs à la dissuasion océanique. Nous demeurons néanmoins vigilants pour conforter dans le temps les nouvelles dynamiques concernant V-max et ses suites (V-max 2) et Bloomlase qui sont, à notre sens, deux projets s’inscrivant fort bien dans l’esprit de l’économie de guerre.

M. le président Thomas Gassiloud. Je vous remercie pour ces interventions très complètes, dont je retiendrai trois points. D’abord, vous saluez cette LPM pour la visibilité et l’effort qu’elle apporte dans ces temps difficiles. Ensuite, vous partagez quelques inquiétudes concernant des cibles capacitaires ou certains aspects normatifs. Enfin, vous soulignez qu’il reste des marges d’efficacité pour travailler collectivement sur ce projet de LPM, étant entendu que les parlementaires ont possibilité de challenger les acteurs privés ou publics. Pour ma part, je considère que la thématique de l’export aurait pu être plus largement abordée, dans la mesure où la LPM doit aussi servir de tremplin pour valoriser davantage l’offre française.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur sur le projet de loi de programmation militaire 2024-2030. En introduction, je rappellerai que la LPM doit permettre à la France de faire valoir ses droits et ce qu'elle souhaite porter, tout en lui donnant une liberté d'analyse et une liberté d'action. Cela se décline nécessairement par des besoins capacitaires, avec des choix basés sur la situation géostratégique et les ruptures technologiques, qui peuvent parfois modifier les trajectoires passées.

De vos propos, je retiens de nombreux éléments positifs, ainsi qu’une envie de réactivité et de réponse aux besoins. Je vous en remercie sincèrement, en tant que député de la Nation. Néanmoins, j’ai aussi entendu, notamment de la part de M. Girier, que vous souhaiteriez que cette LPM colle à vos stratégies d'entreprise ou à vos plans de charge. Or la LPM n’a pas vocation à satisfaire ces besoins, mais à satisfaire les besoins de la France. Bien entendu, en tant que députés, nous avons l’exigence de vous accompagner. Personnellement, j'aime les entreprises et notamment les entreprises de la BITD, que je soutiendrai constamment. Il me paraissait toutefois important de remettre les choses en ordre et "l’église au milieu du village".

Si nous avons vocation à vous soutenir, nous avons aussi vocation à surveiller le MCO – je pense notamment au Tigre, mais nous pourrions en citer bien d’autres –, ainsi que les modalités de livraison – je pense ici à l’A400M, que nous avons attendu un certain temps. Autrement dit, l'exigence doit être réciproque. Vous pouvez donc compter sur nous, sur moi, y compris pour la phase de discussion à venir – je pense plus particulièrement à l'article 24, évoqué à juste titre. À cet égard, comment comptez-vous procéder avec les pouvoirs publics ?

Mme Anne Genetet (RE). Plusieurs d'entre vous ont mis en exergue les enjeux de compétences et de recrutement. Pour ma part, je souhaiterais brièvement mettre l'accent sur la réserve industrielle. Dans ce contexte marqué par les défis capacitaires et les enjeux de compétences, comment percevez-vous cette réserve industrielle ? Comment pensez-vous l'organiser ? Comment vous serait-elle utile ? Où pensez-vous trouver ces compétences de réserve industrielle, eu égard aux difficultés que vous rencontrez déjà pour trouver des compétences, y compris des compétences particulièrement pointues ?

M. Frédéric Boccaletti (RN). Notre siècle étant celui du retour des nations, il convient pour la France de conserver son rang politique et stratégique sur la scène internationale. Cela induit notamment une armée forte pour crédibiliser notre discours. Le retour à une certaine course mondiale à l'armement nous oblige à une adaptation de tous les instants. Organismes de recherche et industries de défense doivent plus que jamais travailler en cohérence. En corrélation, les investissements humains et financiers de la part de l’État doivent suivre.

Spécialistes et acteurs directs au service de notre BITD, vous savez combien la maîtrise de la vélocité de nos missiles s’avère cruciale : un missile très rapide et conservant une certaine flexibilité est plus complexe à intercepter. Leur portée, leur fulgurance et leur létalité détermineront l'avantage tactique, tout comme leur résistance au système de brouillage et de leurrage. Apparaissant comme un enjeu de taille pouvant défier les meilleurs systèmes antimissiles, le missile hypervéloce est une technologie qui doit être maîtrisée. L'interopérabilité de ce système est également une caractéristique qui déterminera l'avantage dans la conduite des opérations. À quel stade de développement industriel en êtes-vous au sujet de ce système d'armes ?

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Je regrette quelque peu le faible temps qui nous est imparti pour questionner nos interlocuteurs, considérant les enjeux et les montants engagés, tant pour l’État que pour leurs conséquences pour l’emploi et l’industrie de notre pays. Je me contenterai donc de quelques questions d’ordre général.

D’abord, avec la guerre en Ukraine et le bouleversement climatique, quelles sont vos perspectives en matière d’approvisionnement en matières premières ? Quel est pareillement votre point de vue sur la question des stocks de matières premières ?

Je souhaiterais également revenir sur la notion d’économie de guerre. J’ai quelque peu du mal à comprendre comment une économie de guerre peut fonctionner en période de paix, étant entendu que l’économie de guerre induit d’y dédier l’ensemble des ressources du pays lorsque celui-ci est en guerre, qu’il s’agisse des matières premières ou des ressources humaines. En période de paix, je ne vois pas comment des industriels pourraient mettre en place une économie de guerre. De fait, l’aspiration à l’économie de guerre exprimée dans cette LPM et plus largement par l’exécutif ne sert-elle pas plutôt à masquer l’absence de prévisibilité pour les commandes étatiques, avec la volonté de demander aux industriels de prendre des risques ?

Mme Christelle D’Intorni (LR). Ma question s'adresse à M. Saudo, président de Safran Electronics & Defense. Comme le démontre le conflit ukrainien, les drones font désormais partie intégrante de l'équipement et sont présents dans les airs, sur terre, sur et sous la mer. Ils constituent une caractéristique du combat de demain. Leur rôle est essentiel, du niveau stratégique au niveau tactique.

Dès lors, la présente LPM était attendue pour répondre à cette capacité nécessaire pour nos armées, après des années de retard accumulées par la France en la matière. La LPM annonce consacrer près de 5 milliards d'euros aux drones, ce qui devrait constituer une bonne nouvelle pour Safran, qui devrait bénéficier de nouvelles commandes de drones Patroller. Seulement, comme la presse spécialisée s'en fait l'écho, la LPM n’opère pas de distinction claire entre les deux éléments clés que sont le système de drone et le vecteur. Cette approximation fausserait toutes les annonces et perspectives capacitaires de notre armée en la matière. Ainsi, tel qu'annoncé, l'armée de Terre devrait bénéficier d'une cible passant de 5 systèmes à fin 2023 à 17 systèmes dont les vecteurs seront armés à fin 2030. S'agit-il de systèmes ou de vecteurs ? Un certain flou persiste, car en termes industriels et en matière de défense, cela change tout.

En tant que président de ce grand groupe industriel faisant la fierté de notre pays et équipementier en la matière, pouvez-vous nous éclairer sur la réalité des équipements prévus dans cette nouvelle LPM ? Plus globalement, de par votre positionnement stratégique, comment jugez-vous la place des drones dans cette loi ? Enfin, en tant qu'industriel français, ne faut-il pas s'inquiéter de la concurrence américaine dans ce domaine ?

Mme Josy Poueyto (Dem). En introduction, je souhaiterais d’abord adresser un salut béarnais à Franck Saudo, que je suis ravie de retrouver au sein de cette assemblée.

Ma question concerne le spatial et s'adresse en priorité au représentant d’ArianeGroup, M. Duché, même si chacun est bien entendu invité à participer à la discussion. L'espace est un sujet majeur qui mobilisera 6 milliards d’euros sur la période de la LPM. Au-delà de l'articulation des programmes militaires à venir en termes de communication, de surveillance ou d'autres actions, il s'agit bien d'un sujet qui porte vers le futur notre capacité de souveraineté, ainsi que celle de l'Europe.

Qui dit espace dit aussi accès à l'espace. Je souhaiterais ainsi entendre vos analyses sur la garantie que tout est mis en œuvre, dans la compétition mondiale, pour préserver notre accès souverain à l'espace. En effet, le lanceur lourd Ariane 6 accuse déjà trois ans de retard. Les plus optimistes estiment le voir sur le pas de tir en fin d'année ou en 2024, les plus pessimistes en 2025. Pour quelles conséquences ?

Une fois que les voyants seront au vert pour produire, il faudra être en capacité d'assurer la montée en puissance des cadences pour répondre aux commandes en attente et à venir. Dans un environnement où la concurrence devient de plus en plus forte, de plus en plus agile, où tout va très vite, il ne faudrait pas qu'Ariane 6 perde progressivement en compétitivité en risquant de déstabiliser nos objectifs.

Aujourd'hui, l'un des trois satellites militaires CSO attend toujours d'être placé en orbite. De son côté, le programme Iris2 serait reporté en 2030. Qu’en sera-t-il demain, alors que la compétition du new space est déjà sérieusement engagée ? Où en sommes-nous avec Ariane ? Quelles sont les perspectives ? Quels seraient les leviers de nature à booster Ariane ?

Mme Isabelle Santiago (SOC). Devant le Parlement, le ministre des armées a indiqué que les marchés budgétaires prévus pour cette LPM étaient parfois limités par les capacités de production des industriels. J’entends que vous vous inscrivez en faux par rapport à cette justification donnée à la trajectoire budgétaire qui vous est proposée dans le texte. Aussi, je souhaiterais vous interroger respectivement sur vos périmètres et sur vos capacités à produire plus rapidement au titre de l’économie de guerre. Avez-vous des exemples concrets et récents de montées en cadences réussies à nous donner ? Pourriez-vous nous préciser les conditions à réunir au préalable pour y parvenir ?

Ma deuxième question s’adresse plus particulièrement à M. Saudo et porte sur l'enveloppe de 5 milliards d’euros consacrée aux drones. Considérant la rupture technologique qu’ils représentent et le retard que nous avons accumulé dans ce domaine, avez-vous la capacité d’augmenter la production de Patroller sur la période de la LPM ? Rappelons que ces drones sont très attendus, notamment du fait de la concurrence américaine.

M. Fabien Roussel (GDR-NUPES). Des baisses de commandes et de volumes ont été évoquées par MM. Girier et Saudo. Pourriez-vous chiffrer ce que représentait, pour vos groupes, le montant de la commande publique dans la précédente LPM, et ce qu’elle représentera dans la future LPM ? Qu’entendez-vous précisément par ces baisses de commandes et de volumes ?

M. Laurent Panifous (LIOT). La trajectoire fixée par le projet de LPM dépend grandement de notre industrie et de sa réactivité. Ce partenariat entre l’État et les grands industriels de défense sera la clé de la réussite de notre politique de défense. Le bilan de la précédente LPM a déjà démontré que notre BITD est suffisamment solide pour évoluer au rythme de nos armées. Cependant, les défis sont encore nombreux pour les entreprises si nous souhaitons véritablement passer à l’économie de guerre. Dans cette logique d’économie de guerre, l'article 24 de la LPM met en place un nouvel outil offrant à l’État, outre la constitution de stocks stratégiques, la possibilité de prioriser les livraisons pour le bénéfice de nos armées. Quel regard portez-vous sur ce dispositif ?

M. le général (2S) Guy Girier (Airbus). Je reviendrai d’abord sur les questions relatives à l’économie de guerre. Un travail profond a été réalisé avec le ministère des armées et la DGA. Comme certains l’ont mentionné, nous ne sommes pas réellement en situation de guerre. Cela dit, nous ne sommes plus tout à fait dans la situation de paix que nous avons pu connaître. Les années de dividendes de la paix nous ont laissé la liberté de juxtaposer les contraintes et de prendre un certain nombre d'habitudes dans les relations entre l’État et l’industrie, qui ont finalement généré un certain nombre de complexités. Comme Philippe Duhamel le soulignait, l'économie de guerre induit d’abord une fluidification des relations entre l’État et l’industrie, de manière à gagner en réactivité pour passer les marchés et adapter les commandes aux besoins des armées, auxquels nous sommes très attentifs. Nous attendons donc beaucoup des travaux réalisés pour tenir compte de l’évolution de ces relations, qui me semblent porteuses de nombreuses promesses.

Dans l’immédiat, un travail de fond a été réalisé sur une douzaine de programmes, majoritairement tournés vers les munitions et les véhicules, sur lesquels Airbus n’est pas concerné. Ces travaux ont très concrètement permis de faire évoluer l’outil industriel pour lui permettre de répondre aux besoins des armées dans le contexte actuel.

L’économie de guerre est donc un travail de fond, qui se traduit notamment dans les articles 23 à 25 de la LPM. Nous continuons d’ailleurs à discuter avec l’État, en particulier sur deux sujets distincts : le transfert des risques vers l’industrie et vers ses coûts, qui serait une évolution contraire à l’esprit de l’économie de guerre ; le risque de perte d’attractivité des produits français sur les marchés internationaux, étant entendu que la France a besoin de l’export afin de pouvoir consolider ses productions et ses développements.

Si je me suis contenté de décrire l’évolution de la LPM et son impact sur le portefeuille d’Airbus, nous sommes bien entendu attachés à répondre aux besoins des armées, puisque cela figure dans notre ADN. Je l’illustrerai d’ailleurs par l’économie de guerre, qui a débuté, pour nous, le 24 février 2022. Dès cet instant, nous nous sommes efforcés de répondre immédiatement à un certain nombre d’actions sollicitées par les armées pour les aider. Par exemple, nous avons rapidement adapté le Beluga – outil de production pour Airbus – aux besoins des armées afin de leur apporter une solution de transport stratégique, qui fait aujourd’hui défaut après la perte d’un certain nombre d’Antonov AN-124, qui ont été détruits ou qui ne sont plus utilisables parce qu’ils sont russes. Nous avons aussi apporté un certain nombre de réponses sur le MCO, de manière à permettre des déploiements de matériels sur la frontière orientale de l’Europe et à aider les forces à réaliser ces déploiements.

Nous vivons donc l’économie de guerre au quotidien, en étant au contact des forces, en répondant à leurs besoins, en adaptant nos productions à leurs expressions de besoins. Nous y sommes très attentifs.

M. Franck Saudo (Safran). Je répondrai d’abord aux questions relatives aux modalités de travail sur l’article 24. Les principes de cet article sont tout à fait bienvenus. J’observe d’ailleurs qu’ils sont mis en œuvre dans plusieurs pays, notamment aux États-Unis, qui disposent d’un arsenal juridique équivalent, que nous voyons fonctionner dans nos usines localisées sur le sol américain. Les logiques de priorisation y sont régulièrement mises en œuvre, y compris en temps de paix, afin de servir prioritairement les opérations des forces américaines. Il est par ailleurs essentiel, au regard des incidences financières et opérationnelles de l’article 24 et des capacités des usines à répondre aux clients civils et militaires, d’engager un travail de concertation sur les modalités d’application de cet article. Celle-ci me semble absolument essentielle pour réconcilier des principes sains avec une mise en œuvre pragmatique et réaliste. Nous appelons donc cette concertation de nos vœux, et je ne doute pas qu’elle débutera dès que le texte sera stabilisé – soit dit en passant, elle peut débuter dès à présent.

S’agissant de la réserve industrielle, je me référerai au dispositif de réserve dans son ensemble, qui est extrêmement dynamique au sein du groupe Safran, qui constitue un pilier en termes d’esprit de défense et qui a cette capacité à créer du lien entre une base industrielle et les forces. Cet outil à promouvoir fonctionne parfaitement auprès de nos salariés. Je suis donc profondément optimiste sur notre capacité à organiser et à faire réussir la réserve industrielle.

Pour ce qui est des ressources et des matières premières, la sécurisation des filières d’approvisionnement est un enjeu majeur, auquel Safran répond de différentes manières. Avec Airbus, nous avons annoncé, la semaine dernière, l’acquisition d’Aubert & Duval. Cette stratégie de verticalisation permet de sécuriser nos approvisionnements en titane, en superalliages nickel, mais d’autres thématiques ont également vocation à y contribuer : je pense notamment au recyclage, en particulier sur les terres rares.

Concernant les volumétries de systèmes de drones, il convient d’abord de saluer la priorité accordée par la LPM à la thématique des drones, qui fait l’objet d’un budget dédié de 5 milliards d’euros. Le Patroller joue clairement un rôle particulier sur cette priorité, dans la mesure où un drone de cette classe avec ces caractéristiques de performance et d’endurance constitue une première mondiale. La concurrence existe, notamment du côté des États-Unis et de la Turquie, et nous devons donc faire du Patroller français un succès sur ce segment de marché. Le rapport annexé à la LPM évoque une volumétrie de 17 systèmes de drones, soit 85 drones puisqu’un système se compose de 5 drones. Dans le même temps, le ministre a clarifié la position sur une volumétrie de 28 drones, 28 aéronefs, soit ce qui figurait dans la précédente LPM. S’il n’appartient pas à Safran de déterminer la volumétrie, je puis affirmer que notre groupe répondra aux besoins des forces, quel que soit le volume. Nous pouvons répondre à un volume de 28 drones, voire plus si le texte de la LPM conduisait à une volumétrie supérieure.

Vous nous interrogez sur la capacité de l’industrie à produire et à répondre présent au rendez-vous des augmentations de cadences. Par le passé, nous avons pu augmenter les cadences sur le Rafale pour servir les marchés à l’export, notamment l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie ou l’Inde. De même, après la campagne en Libye, Safran avait répondu présent pour augmenter fortement ses cadences sur le missile AASM. Aujourd’hui encore, notre groupe répond présent sur les augmentations de cadences, dans le domaine civil comme dans le domaine militaire, sachant que nous répondons aux besoins de nos différents clients avec la même pugnacité et la même détermination, en vue de leur apporter le meilleur.

S’agissant enfin des reculs de volumétries, je ne pourrai pas précisément vous répondre sur la question de la comparaison des enveloppes financières et de leur impact pour Safran. Je puis seulement rappeler que la défense représente 20 % du chiffre d’affaires du groupe, dont une partie provient de l’export. Pour ce qui nous concerne, La LPM emporte des effets d’augmentation de volumes sur les munitions, ainsi qu’un étalement des cadences sur un certain nombre de plateformes. Il est donc difficile d’effectuer une estimation en volume à l’instant présent, mais les 413 milliards d’euros de la LPM vont assurément dans la bonne direction pour nos ambitions en termes de défense.

M. Philippe Duhamel (Thales). La question des compétences est extraordinairement importante, pour nous comme pour nos sous-traitants. Nous pourrions donner l’impression, eu égard à la taille du groupe Thales, que nous ne serions guère concernés par la problématique de compétences. Or nous le sommes au premier chef, puisque nos équipes sont la somme de petites équipes aux compétences très diverses, dont le maintien et le développement sont très importants. La question se pose avec encore plus d’acuité pour nos sous-traitants, qui sont souvent de petites entreprises.

En matière de réserve, deux dimensions sont à distinguer. D’une part, le fait de confier des missions à des réservistes militaires intervenant à des endroits inaccessibles aux civils, sur la base du volontariat. D’autre part, le fait de confier des missions à des réservistes industriels, qui ont quitté l’industrie pour partir en retraite ou vers d’autres horizons, mais qui sont disposés à nous apporter leur appui, toujours sur la base du volontariat. Idéalement, une loi serait bienvenue pour rendre ce dispositif obligatoire. Cela dit, il convient d'avoir à l’esprit qu’une compétence se perd après deux ou trois ans si l’on n’exerce plus son métier. De fait, l’instauration d’une réserve industrielle induit un processus relativement complexe.

Concernant l’augmentation des cadences et la prévisibilité, je vous confirme que l’industrie sait monter en cadence. Néanmoins, la production de systèmes complexes – un radar pour le Rafale, un sonar pour une FDI – prend du temps, avec plusieurs mois ou années d’attente entre le début de la production et la disponibilité du produit. Une montée en cadence ne se concrétise en livraison qu’après un certain temps, mais nous savons faire. C’est probablement plus difficile pour certains de nos sous-traitants, qui ont moins de facilités à recruter et à investir, étant entendu que les montées en cadence nécessitent de lourds investissements.

En termes de volumes, la nouvelle LPM apportera à Thales des volumes considérablement plus élevés que la précédente LPM. Même si nous avons l’air de nous plaindre de l’étalement d’un certain nombre de programmes, nous avons conscience qu’ils sont étalés non pas par rapport à la LPM de 2018, mais par rapport à l’idée que nous nous faisions, en 2018, de nos capacités de livraison à horizon 2030. Cette augmentation significative, qui n’est certes pas la même partout, consacre une croissance majeure de notre chiffre d’affaires.

Enfin, il me semble que l’article 24 peut être appréhendé de différentes manières. D’une part, l’on peut considérer que cet article oblige l’industrie à livrer à la France des produits qui pourraient être livrés à l’export ; en l’occurrence, l’État a déjà cette possibilité, puisqu’il lui suffit de supprimer une licence d’exportation, solution déjà mise en œuvre par le passé. D’autre part, l’on peut considérer que cet article invite surtout les entreprises duales à porter leurs efforts sur la production militaire de défense plutôt que sur la production civile. Il s’agit probablement d'une nouveauté, qui n’impacterait Thales qu’à la marge, et qui pourrait surtout impacter certains de nos sous-traitants fabriquant des cartes électroniques, qui seraient alors invités à prioriser la production militaire.

M. Charles-Henri du Ché (ArianeGroup). J’apporterai quelques précisions sur les armes hypersoniques ou hypervéloces. Sémantiquement, ces deux notions sont analogues et renvoient à des vitesses supérieures à Mach 5. Mais plusieurs technologies existent, dont celle des planeurs hypersoniques (gliders) propulsés par un missile balistique : ils suivent d’abord des trajectoires balistiques avant de revenir sur les hautes couches de l’atmosphère pour y planer. Dans ce domaine, nous sommes bien en ordre de bataille puisqu’ArianeGroup a lancé, à la demande de la DGA et depuis 2018, le démonstrateur V-max. Comme indiqué par le Délégué, le démonstrateur volera très prochainement. Nous sommes donc parfaitement à l’heure. Ce démonstrateur sera suivi par un démonstrateur plus performant et allant plus loin dans l’expérimentation, V-max 2 qui pourrait voler en 2024 ou 2025. Une fois acquis ces deux démonstrateurs, nous pourrons considérer que la France sera dotée de cette technologie. Il appartiendra alors à l’État-major des armées d’exprimer ou non des besoins de déclinaison en systèmes d’armes.

Concernant Ariane 6, je ne peux qu’abonder aux propos soulignant le caractère absolument essentiel d’un accès souverain à l’espace, richesse dont l’Europe s'est dotée il y a plusieurs années, et pour laquelle nous mettons tout en œuvre pour lui permettre de la conserver. Ariane 6 a assurément pris du retard, mais je rappelle qu’il s’agit d’une rupture technologique et d’une nouvelle fusée par rapport à Ariane 5. Ce lanceur extrêmement performant sera en mesure de réaliser toutes les missions, en particulier le déploiement de constellations, raison pour laquelle son carnet de commandes est déjà bien rempli – 28 commandes à date, dont celle pour Kuiper. Malgré ce retard, ArianeGroup met tout en œuvre pour être au rendez-vous de la fin d’année 2023. La plupart des grands jalons ont été passés, à l’exception des essais sur le pas de tir. Il est toujours difficile de confirmer la parfaite tenue des plannings avant la réalisation des essais, mais soyez certains que nous faisons notre maximum pour y parvenir. Par la suite, il conviendra de monter en cadence afin d’atteindre une dizaine de lanceurs par an à partir de 2026. Cela nécessitera de mettre en ordre de bataille les treize États partenaires d’Ariane 6 et les 600 entreprises travaillant sur cette fusée. Nous sommes donc en phase de montée en puissance. Nous devons rester confiants, sachant qu’après le lancement d’Ariane 6, l’horizon se dégagera pour l’accès souverain de l’Europe à l’espace, qui a été contraint par des motifs difficiles à prévoir : l’abandon des lanceurs russes Soyouz – l’un de nos backups – suite à la guerre en Ukraine ; les problèmes techniques rencontrés par la petite fusée italienne Vega-C (vecteur européen de génération avancée).

En conclusion, je rappellerai que la fabrication et l’exploitation de fusées n’est pas un sport de masse. Hormis SpaceX, la plupart des lanceurs connaissent en ce moment des difficultés de mise au point, que ce soit aux États-Unis (United Launch Alliance, ULA) ou au Japon. Il ne s’agit pas de nous dédouaner, mais de rappeler qu’il est très complexe de construire une fusée.

J’ajoute que nous partageons le même avis que nos homologues s’agissant de l’article 24 de la LPM. Cela dit, la priorisation entre civil et militaire s’entend différemment pour ArianeGroup. Nos deux activités sont prioritaires et stratégiques, avec d’un côté Ariane 6 et de l’autre les missiles de la dissuasion. Il s’agira donc de réfléchir à une priorisation pour le civil, sans prioriser la seule dimension militaire, afin qu’Ariane 6 n’en pâtisse pas.

M. Franck Giletti (RN). Il y a quelques jours, Thales est parvenu, dans le cadre d’un exercice, à contrôler un satellite de démonstration de l'Agence spatiale européenne (European Space Agency, ESA). Suite à cette opération, le porte-parole de Thales a déclaré : « Cet événement permet à chacun de prendre conscience des failles pour mieux y remédier et d'adapter les solutions de façon à améliorer la cyber-résilience des satellites et des programmes spatiaux ». Si le hacking a démontré une faiblesse en matière de cyberguerre, il ne faudrait pas qu'elle se transforme en talon d'Achille, au moment même où la Central Intelligence Agency (CIA) nous apprend que la Chine est en train d'élaborer des techniques pour prendre le contrôle et rendre inopérants des satellites ennemis.

Suivant la création du commandement de l'espace en 2019, la ministre des armées, Florence Parly, avait évoqué le développement d'un certain nombre de programmes, dont les nanosatellites, à horizon 2023. Plus récemment, Thales Alenia Space, en partenariat avec une société britannique, a signé avec l’ESA un contrat d'études portant sur la faisabilité de nanosatellites multi-missions en très basse orbite terrestre. Où en sommes-nous donc sur cette question précise du développement des nanosatellites ? Plus largement, cette LPM permet-elle suffisamment de contribuer à améliorer notre cyber-résilience ?

M. Jean-Louis Thériot (LR). Ma première question concerne la frappe dans la profondeur et la relocalisation de la capacité de production des outils de type lance-roquettes unitaires (LRU). Quel est votre regard d’industriel, notamment sur la possibilité de transformer l'A2SM pour une capacité de frappe dans la profondeur ?

Ma seconde question s’adresse plus particulièrement à l’amiral du Ché. La souveraineté spatiale étant absolument vitale, comment analysez-vous ce que l’on pourrait qualifier de "politique peu lisible" de l'Allemagne dans le spatial ? Dans quelle mesure cela peut-il nous mettre en difficulté ? Peut-être souhaiterez-vous répondre à huis clos.

Par ailleurs, dans la mesure où certains programmes ont été différés, considérez-vous que nous avons la possibilité d'en compenser les effets à l’export ?

Je partagerai enfin une remarque. Je crois que le débat entre économie de guerre et économie de paix est une querelle byzantine sur le sexe des anges. Avant Verdun, il y a un prélude à Verdun. Nous connaissons le continuum compétition, confrontation, affrontement. Nous sommes dans une zone grise. Nous ne sommes évidemment pas en guerre, mais nous devons impérativement nous préparer : si vis pacem, para bellum.

M. Christophe Blanchet (Dem). Je reviendrai sur la question des réserves, en abordant trois dimensions. M. Duhamel soulignait, en fin d’intervention, que les réserves industrielles, si elles existaient, induiraient de reformer les personnels n’étant plus à niveau. S’agit-il d’une fin de non-recevoir à cette volonté de créer des réserves industrielles ? Ou allez-vous vous mettre en ordre de marche afin de déterminer comment continuer à former ces personnels pour qu'ils puissent toujours être opérationnels, comme cela se pratique dans les réserves déjà existantes en France, avec une acclimatation et une formation continue des personnes souhaitant s'engager ?

Vous indiquiez ensuite que nombre de vos employés étaient réservistes au sein des armées. Allez-vous réfléchir, dans le cadre de cette LPM, au moyen de mieux les fidéliser ? Les cinq jours aujourd’hui prévus par la loi pour leur permettre de quitter leur entreprise sont-ils suffisants ? Poussez-vous jusqu’à dix jours pour vos collaborateurs ? Autrement dit, qu’allez-vous mettre en œuvre pour accélérer la tendance et atteindre l’objectif de doublement des réserves ?

Enfin, je pense aux très nombreux salariés, invisibles dans les entreprises, qui sont réservistes en dehors des armées, et qui ne vont pas nécessairement se déclarer, ne serait-ce que parce que ce serait moins valorisant dans vos fonctions militaires. Ces réservistes – pompiers, gendarmes, secteur sanitaire, secteur pénitentiaire, éducation nationale, etc. – sont pourtant essentiels dans l’engagement de la société. Comment peuvent-ils s’identifier sans crainte d’être un peu moins honorés que s’ils relevaient de la réserve militaire ? Comment pouvez-vous les valoriser et les accompagner ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Messieurs, votre participation à la réflexion et à la préparation de cette LPM est la clé de sa réussite. M. Saudo a déjà répondu à une partie de mes interrogations sur la volumétrie des drones. Je me concentrerai donc sur deux autres éléments.

Tout d'abord, quel regard portez-vous sur les transformations en cours à la DGA ? En particulier, la DGA souhaite muscler la contribution des industriels au MCO. Sa feuille de route inclut aussi la nécessaire programmation des besoins des armées pour fournir plus de prévisibilité aux industriels, en particulier dans les domaines du cyber, du spatial et du numérique en général. Le temps du développement est long et l'investissement initial et significatif. Quel regard portez-vous donc sur la coopération avec la DGA pour le déploiement de ces programmes ?

Par ailleurs, quelles contraintes et limites – y compris normatives – jugez-vous excessives pour la bonne exécution de cette LPM ? En particulier, qu'attendez-vous du nouveau comité pour le spatial de la défense ? Comment percevez-vous le passage d'un projet de troisième satellite Syracuse-IV à l'investissement dans notre constellation européenne ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). L’agilité est un mot couramment utilisé pour exprimer le changement de paradigme des industriels de la défense en marche vers l'économie de guerre. À l'échelle des fournisseurs de rang 1 et au-delà, cette nécessaire agilité est souvent plus difficile à mettre en œuvre. Les points de blocage sont plus nombreux. Je ne citerai que l'exemple de la constitution de stocks stratégiques, qui nécessite des investissements financiers et des capacités de stockage suffisantes. À cela s'ajoute le problème de l'obsolescence de ces stocks ou encore de leur non-utilisation. À l’image de Constellium à Issoire, certains fournisseurs sont engagés dans le développement de filières de recyclage des matériaux afin de sécuriser les approvisionnements. Comment les donneurs d'ordres que vous êtes entendent-ils accompagner leurs fournisseurs dans le passage à l'économie de guerre, et plus particulièrement sur cette question des stocks stratégiques ?

Mme Isabelle Santiago (SOC). Lors de la précédente mandature, j’avais eu l’occasion, avec mon collègue Jean-Marie Fiévet, de rédiger un rapport sur la transition énergétique des armées. Dans la mesure où nous nous inscrivons dans le temps long, je souhaiterais connaître votre avis sur les mutations et les transitions en matière de biocarburants. Plus largement, considérant cette dimension du temps long, nous devons nécessairement nous positionner sur l'ensemble des nouvelles technologies qui pourraient émerger et servir les activités militaires en matière de défense.

M. David Habib (NI). Je n'avais pas prévu de m'exprimer, mais l'intervention de notre collègue Jean-Louis Thériot m'amène à vouloir rappeler plusieurs éléments, notamment après cinq ans de mandat au sein de cette assemblée et du groupe socialiste.

Il existait, au sein de notre assemblée, un consensus sur la capacité à avoir, en temps de paix comme en temps de guerre, une armée à la disposition d’un certain nombre de valeurs, de principes et de politiques décidées par le président de la République. La conséquence de ces choix, inspirés par François Mitterrand jusqu'à François Hollande, était d’avoir à disposition une industrie de l'armement accompagnant les décisions du chef de l’État, en écho de ses choix politiques. De fait, je ne voudrais pas distinguer temps de paix et temps de guerre, car cette distinction vise à rompre avec cet ADN, cette politique et ces choix inspirés par le président Mitterrand. Nous devons, en toute occasion, disposer des outils nous permettant d'affirmer, avec souveraineté, les choix politiques du président de la République. S'incliner vers des choix de temps de paix, c’est rompre avec la stratégie définie par François Mitterrand et poursuivie jusqu'à François Hollande.

M. le général (2S) Guy Girier (Airbus). Je répondrai d’abord à la question de l’export. Le modèle français de défense est la conséquence de la caractéristique du marché européen, qui est très concurrentiel. La plupart des États développent ainsi des programmes d'armement en petite série, avec pour contrepartie de s’appuyer fortement sur l'export. Celui-ci est effectivement important dans le cadre de cette nouvelle loi, qui amène quelques aménagements par rapport à l'idée que nous nous faisions d'un certain nombre de productions, ainsi que quelques étalements. Nous serons donc pleinement mobilisés – et je sais que l’État y est très attentif – pour développer l’export, soutenir des chaînes de production et entretenir les compétences dont la France a besoin au regard de ses capacités opérationnelles.

S’agissant des satellites de communication, la LPM introduit un véritable débat concernant le choix entre un gros satellite et une constellation. De nombreuses analyses doivent y être associées, notamment sur le risque de menaces que pourrait subir telle ou telle architecture dans le contexte actuel. Syracuse reste un objet sur lequel nous sommes disposés à travailler en veille si la constellation ne devait pas être mature et arriver dans les délais impartis au regard de la continuité de service à assurer au profit des armées.

Pour ce qui est des réserves, nous sommes évidemment très attentifs à l’évolution de la réserve industrielle. Dès lors que l’on arrête d’exercer une fonction ou un métier, il est difficile de les reprendre. En revanche, la réserve est d’une autre nature. Nous utilisons des compétences de haut niveau, qui sortent des armées, et que nous pourrons réintroduire autant que de besoin pour suivre des productions. Ces réserves provenant des armées doivent bien entendu être adaptées et formées aux caractéristiques des productions du domaine civil, ne serait-ce que par rapport à l’importance de la navigabilité dans le domaine aérien. Nous devrons donc naturellement entretenir ces compétences, selon des modalités restant à examiner de près, en liaison avec les armées.

Le biocarburant est un sujet sur lequel nous sommes bien entendu impliqués. Pour ce qui est de la transition énergétique des armées, je rappellerai toute la puissance de la dualité d’Airbus dans ce domaine. Nous avons déjà démontré que presque toutes les flottes, qu’elles soient militaires ou civiles, pouvaient admettre du biocarburant jusqu’à 25 % sans changement, jusqu’à 50 % avec de légères adaptations et au-delà de 50 % avec une adaptation des moteurs. Reste la question des infrastructures, qu’il convient d’adapter à ces biocarburants – il s’agit probablement d’un enjeu bugétaire pour le ministère des armées. Au plan technologique, cette transition est en cours pour le domaine civil. Elle est possible pour le domaine militaire, comme cela a été démontré. Il ne reste plus désormais qu’à la mettre en œuvre, avec néanmoins un problème supplémentaire pour les acteurs militaires, qui ont vocation à s’opposer à des menaces et à faire face à des risques sur les théâtres d’opérations, et qui doivent donc conserver l’avantage technologique et opérationnel. L’enjeu se situe aussi à ce niveau. La technologie est désormais disponible pour que les armées évoluent également dans cette direction.

M. Franck Saudo (Safran). Je reviendrai d’abord sur la frappe dans la profondeur, dont le besoin est désormais avéré selon nos discussions avec les forces, mais dont les modalités de réponse restent à déterminer. De ce point de vue, la proposition de Safran, pragmatique et simple, consiste à s’appuyer sur un système démontré, aux performances avérées, à savoir l’AASM, qui est en outre un succès à l'exportation. Nous proposons d’engager un dialogue – qui a d’ailleurs débuté, et qui est à la fois intense et extrêmement constructif – en vue de converger vers une adaptation du système AASM pour des frappes sol-sol de longue portée. Nous sommes ici dans un cas d’école de l’application de l’économie de guerre, avec une modalité de développement agile et rapide, mais une solution pragmatique et compétitive : plutôt que de développer un nouveau système, nous concilierions l’adaptation d’un système existant, tout en garantissant l’autonomie et l’indépendance stratégique avec une solution de souveraineté. C’est la proposition pragmatique aujourd’hui formulée par le groupe Safran, qui fait l’objet de beaucoup d’écoute et d’envie. Ne reste plus qu’à la concrétiser et à la matérialiser avec nos partenaires.

S'agissant de la réserve, rappelons d’abord que l’entreprise contribue à la cohésion sociale. Nous y retrouvons beaucoup d’éléments de cohésion, et notamment un engagement citoyen de nombreux collaborateurs. Nous avons naturellement mentionné la réserve, mais de nombreux autres engagements citoyens existent dans l’entreprise. Je suis toujours frappé, lors des visites d’usines, par le grand nombre de pompiers volontaires présents parmi nos effectifs. Nous valorisons quotidiennement ces engagements, qui constituent une richesse pour l’entreprise. Nous n’avons pas encore réfléchi à la manière d’aller plus loin, mais nous pourrons naturellement nous y atteler.

Vous nous interrogez aussi sur l’organisation de la DGA. Je dirais avec humilité que les modalités d’organisation de la DGA lui appartiennent. Je puis en revanche m’exprimer sur la coopération entre la DGA et les industriels. Nous avons la chance, pour notre écosystème de disposer d’une DGA forte de compétences et de véritables savoir-faire. Dans le même temps, nous devons impérativement continuer à progresser dans l’efficacité et l’agilité de cet écosystème établi entre la DGA et l’industrie. Cela repose sur un principe simple de dialogue dans une exigence réciproque. Je pense notamment à l’exigence de la DGA et de la direction de la maintenance aéronautique (DMAé) concernant la disponibilité des matériels pour le MCO. Par exemple, le MCO des moteurs d’hélicoptères permet, depuis treize ans, de garantir 100 % de disponibilité. Safran répond présent à cette exigence des pouvoirs publics, ce qui est très important. Dans le même temps, nous devons pouvoir faire valoir, dans le cadre d’un dialogue à la fois transparent, franc et constructif, ce qui aide l’industriel à être agile. Je pense ici aux exigences réglementaires au juste besoin : comme je le mentionnais précédemment, nous n’avons pas besoin de certification civile pour un drone armé. Dans ce dialogue constructif et mutuellement exigeant, il est important de pouvoir porter, dans l'écosystème, ce qui l’aiderait à gagner en agilité.

J’en arrive enfin à la question des biocarburants. Pour paraphraser l’ancienne ministre des armées, « le kaki vire au vert ». Comme rappelé par le général Girier, la supériorité opérationnelle commande les solutions les plus pragmatiques en opérations. En parallèle, le travail des forces repose aussi sur beaucoup d’entraînements, dans lesquels les carburants aériens durables (sustainable aviation fuel, SAF) peuvent trouver leur place. L’industriel contribue à cette aventure, en s’appliquant d’abord une dimension d’exigence. Aujourd’hui, 20 % des essais moteurs de Safran sont réalisés avec des carburants aériens durables. Nous avons aussi effectué, dans le cadre d’un travail avec les forces, des vols avec 100 % de carburant durable sur le H225. Nous allons également, à Villaroche, conduire des essais sur le M88 avec du SAF, pour nous assurer que nous savons l’utiliser sans risque avec un vrai retour environnemental. Enfin, tous les moteurs Safran sont certifiés pour accepter dès à présent 50 % de carburant aérien durable.

M. Philippe Duhamel (Thales). Les nanosatellites sont évidemment une technologie extrêmement prometteuse. L'accord signé en Angleterre concerne d'abord le civil, l'observation de la Terre. C'est une technologie qui nous paraît extrêmement intéressante, en complément des satellites classiques. C’est pour cette raison que nous investissons lourdement sur ce sujet. Concernant la prise de contrôle d’un satellite, tout le monde sait ici l'importance de la cyberdéfense : rendre nos systèmes résistants et résilients aux cyberattaques est devenu absolument indispensable. Ce travail est coûteux, complexe, mais nous le réalisons partout, étant entendu que ces attaques seront de plus en plus fréquentes, quels que soient les systèmes.

Ma réponse sur la réserve n'était en aucun cas une fin de non-recevoir. Je rappelais simplement que la réserve emportait différentes dimensions : les militaires venant travailler dans l’industrie ; les réservistes militaires dans l’industrie ; etc. À cet égard, la politique appliquée par Thales dépasse largement ses obligations légales – certains collaborateurs Thales ont par exemple séjourné 45 jours en Afrique. Nous promouvons cette réserve militaire de manière importante, notamment par le biais d’un club des réservistes, dont je fais moi-même partie. Un réserviste chez Thales ne craint nullement de se faire connaître en tant que tel. C’est tout l’inverse. La nouveauté concerne la réserve industrielle. Lorsque nous demandons à des retraités pour absorber une surcharge temporaire, tous ne répondent pas favorablement. C’est leur décision. De même, quelqu'un qui a démissionné du groupe pour partir vers une autre industrie peut aussi décliner nos propositions de formation sur son ancien métier. Nous aurions donc besoin d’un cadre juridique nous permettant d’aller au-delà du volontariat, qui est d’ailleurs extrêmement faible. Quoi qu’il en soit, les salariés de Thales sont extrêmement engagés pour la défense. Nos personnels de production sont très fiers de fabriquer des pièces pour des sonars de sous-marin ou des radars de Rafale. Ce n’est pas la réserve, mais c’est bien l’engagement des salariés de Thales pour la défense.

Je rejoins aussi Franck Saudo sur le fait que nous avons de la chance d’avoir une DGA puissante en France. Nous travaillons, dans d’autres pays, avec des organismes souvent beaucoup plus faibles ou beaucoup moins compétents. Travailler avec la DGA est une chance pour l’industrie de défense française.

M. Charles-Henri du Ché (ArianeGroup). La souveraineté spatiale européenne est une vieille histoire. Le programme Ariane a été lancé en 1973, et les Allemands faisaient partie dès l’origine des pionniers. Beaucoup de dépendances croisées ont été consenties entre eux et nous, jusqu'à Ariane 6, puisqu'ils se sont engagés – ainsi que d’autres pays de l’ESA – à soutenir sa mise en exploitation.

Cela dit, il est vrai que l’Europe est marquée par la tentation de se diriger vers des modèles de type new space, SpaceX ayant fortement inspiré un certain nombre d'entreprises cherchant à fabriquer des micro-lanceurs. Cela donne l'impression d’une Europe qui aurait tendance à être moins cohérente sur sa volonté de conserver, autour des grands lanceurs comme Ariane 6 ou Vega, une vraie souveraineté à 13 ou 14 États. Nous espérons que le prochain lancement d’Ariane 6 sera l’occasion de refédérer, mais nous examinerons avec attention cette volonté d'un certain nombre de pays de se doter de leur propre lanceur pour pouvoir suivre le modèle adopté par Elon Musk aux États-Unis. Il n’est pas certain qu'ils y parviennent tous, et il est même probable que beaucoup restent sur le carreau.

Pour nous, l’important est de continuer à affirmer qu’Ariane 6 est une fusée qui va fonctionner, qui répond à tous les besoins, en particulier au besoin crucial des constellations. Nous n’avons aucune raison d'affaiblir ce modèle européen qui a fait ses preuves avec Ariane 5 et qui les fera également avec Ariane 6. Nous devons néanmoins demeurer vigilants vis-à-vis de politiques qui ne sont pas toujours nationales, mais plutôt des politiques industrielles de pays souhaitant se doter d'une fusée de type micro-lanceur.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Je réitère ma question concernant l’accompagnement que vous comptez apporter à vos fournisseurs pour le passage à l’économie de guerre, notamment dans la constitution de stocks stratégiques, qui s’avère souvent problématique pour ces acteurs.

M. Philippe Duhamel (Thales). Le plus important est de leur donner de la visibilité. Plus nous en avons nous-mêmes, plus nous pouvons leur en donner, sachant que la visibilité consiste surtout à établir des prévisions qui s’affermissent avec le temps. S’agissant spécifiquement de Thales, la problématique des stocks stratégiques concerne essentiellement les composants électroniques. Nous aidons donc nos sous-traitants dans ce domaine, étant entendu que les problématiques d’approvisionnement ne concernent pas nécessairement les sous-traitants de rang 1, mais plutôt les sous-traitants de rang 2 ou 3. Nous allons très loin dans le détail de notre chaîne d’approvisionnement afin d’être alertés en cas de problématique et d’aider nos sous-traitants à constituer le nécessaire pour leur permettre de nous livrer à temps après commande.

M. Franck Saudo (Safran). J’apporterai deux éléments complémentaires. D’abord, la concertation sur l’article 24 permettra précisément aux industriels, dans le dialogue avec les pouvoirs publics, de mesurer l’accompagnement à proposer à la chaîne de sous-traitance. Par ailleurs, lorsque les cadences reculent de manière significative, il est important de laisser un filet de production afin de garder active la chaîne d'approvisionnement. Par exemple, lorsqu’un programme de missile est en baisse, MBDA veille à laisser un flux d'activité permettant de laisser la chaîne de sous-traitance active. C’est un point d’attention sur lequel nous devons veiller, notamment pour la question des hélicoptères lourds.

M. le général (2S) Guy Girier (Airbus). Ajoutons que le travail sur la relocalisation est un axe important de l’économie de guerre. Nous avons formulé un certain nombre de propositions, que nous sommes en train d’instruire avec le ministère des armées, en liaison avec les ministères concernés, afin de relocaliser un certain nombre de fabrications, notamment sur les composants électroniques. Du côté des matériaux se pose aussi la question de la création d’une filière de recyclage du titane en France. Tous ces travaux apportent des réponses à l’ensemble de l’écosystème, et notamment à nos sous-traitants.

M. le président Thomas Gassiloud. Merci pour votre participation. Nous exprimons, à travers vous, notre reconnaissance à tous ceux qui travaillent dans nos industries de défense : ouvriers, ingénieurs, etc…


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 M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval group, de M. Éric Béranger, président-directeur général de MBDA, de M. Nicolas Chamussy, président-directeur général de Nexter, de M. Emmanuel Levacher, président-directeur général d’Arquus, et de M. Philippe Bouquet, secrétaire général du Comité Richelieu (mercredi 3 mai 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, je vous propose de démarrer cette deuxième table ronde de cette matinée dédiée aux industriels de la défense. Je souhaite la bienvenue à Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval Group, Éric Bérenger, PDG de MBDA, Nicolas Chamussy, directeur général de Nexter, Emmanuel Levacher, président-directeur général d'Arquus, et Philippe Bouquet, secrétaire général du Comité Richelieu qui représente les petites et moyennes entreprises (PME). Nous avons tenu à votre présence pour entendre, bien entendu, nos grands champions nationaux, mais également l'ensemble des PME de défense, qui sont extrêmement importantes pour notre base industrielle et technologique de défense (BITD), qui sont présentes sur nos territoires et qui participent activement à l'innovation et au meilleur équipement possible de nos forces.

M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval group. Il me sera difficile d’évoquer le renouvellement de la flotte de la Marine nationale en quelques minutes, mais je vais m’efforcer de relever ce challenge.

Je m’exprime aujourd’hui au nom de Naval Group, entreprise de souveraineté employant 17 000 personnes sur le territoire national, dont l’activité à l’international est aussi extrêmement importante. Nous sommes parfaitement conscients de l'effort consenti par la Nation pour sa défense. D'ailleurs, la raison d'être de Naval Group est de donner aux marines les moyens de leur puissance. À cet égard, nul doute que la loi de programmation militaire (LPM) s'apprête à donner à la Marine nationale et à la France les moyens de sa puissance, avec des crédits de 413 milliards d'euros en augmentation très significative depuis la dernière LPM.

Bien entendu, cette visibilité et cette trajectoire comptent énormément pour une entreprise de défense. Sachez aussi que nous sommes parfaitement conscients de l’exigence qui nous incombe pour servir les programmes commandés dans les temps et de manière compétitive.

La précédente LPM a été respectée. Nous souhaitons qu’il en soit de même pour la présente loi, car une LPM respectée est synonyme de visibilité pour les entreprises. Cette visibilité est extrêmement importante pour des entreprises de temps long comme les nôtres. Avec cette LPM, nous poursuivons le développement du sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) de troisième génération, dont les études amont ont commencé il y a dix ou quinze ans. Le premier sortira de Cherbourg en 2035, mais nous usinons déjà les premiers éléments de sa chaufferie nucléaire et usinerons cette année la première taule à Cherbourg. Le dernier de la série de quatre sortira quant à lui de Cherbourg en 2050 et restera en service jusqu'en 2090. Cet exemple illustre bien le besoin de visibilité des entreprises de temps long de la de la BITD de défense, visibilité justement apportée par les différentes LPM.

Pour le naval, cette nouvelle LPM confirme le renouvellement quasi complet des bâtiments et des équipements de la Marine nationale, puisqu’il est proposé de confirmer le nombre et le calendrier des sous-marins nucléaires d'attaque (SNA). Nous avons déjà livré le Suffren. De son côté, le Duguay-Trouin – le deuxième d’une série de six – a quitté Cherbourg hier pour aller rejoindre son port d'attache et réaliser ses essais à la mer. Le Tourville sera quant à lui livré l'année prochaine. Naval Group et tous ses partenaires vont livrer deux SNA en deux ans, démontrant la force et la capacité de l'outil industriel à livrer des objets aussi complexes dans des calendriers courts.

Bien évidemment, cette LPM confirme aussi la dissuasion, épine dorsale de notre système de défense, avec un impact industriel extrêmement important. Au-delà des SNLE que j’ai déjà évoqués, je pense aussi au porte-avions de nouvelle génération, qui participe à la puissance de la France et à la force de dissuasion. Le porte-avions de nouvelle génération est en effet confirmé dans cette LPM, avec un avant-projet détaillé qui démarrera dans les prochaines semaines et un développement-réalisation qui sera lancé à horizon 2025.

Le renouvellement des forces navales concerne également : les bâtiments ravitailleurs de forces (BRF), le premier d'entre eux – le Jacques Chevallier – ayant quitté Saint-Nazaire il y a quelques semaines pour rejoindre son port d'attache de Toulon ; les frégates de défense et d'intervention (FDI), avec confirmation de la cible de cinq frégates ; les patrouilleurs hauturiers – anciennement patrouilleurs océaniques – réalisés en partenariat avec les chantiers navals Piriou, la Socarenam et CMN (Constructions Mécaniques de Normandie) ; une nouvelle composante de guerre des mines, que la France souhaite réaliser en coopération avec la Belgique et les Pays-Bas ; des frégates de défense aérienne (FDA), avec la rénovation des frégates Horizon, Chevalier Paul et Forbin dans le cadre d'une coopération européenne (Belgique, Pays-Bas et Italie) ; le maintien en conditions opérationnelles (MCO), qui est extrêmement important pour assurer la disponibilité des flottes.

Si l'industrie navale – et en particulier Naval Group – livre évidemment la France, elle livre aussi l'international et l'export. Il est extrêmement important de rappeler que notre outil industriel se comprend dans ces deux dimensions. Bien évidemment, la LPM nous permet de lancer des bâtiments pour la Marine nationale, en espérant réaliser des commandes à l'international pour amortir l'outil industriel sur ces deux composantes. Ce fut le cas avec la FDI, que nous avons vendue à l'international – avec l'équipe France – alors même qu'elle n'avait pas encore navigué pour la Marine nationale, puisqu'elle fera ses essais à la mer en fin d’année 2023 et sera livrée l'an prochain. Déjà vendue à la Grèce, cette frégate bénéficie de deux clients de lancement, ce qui est de bon augure pour la suite de notre activité à l’international.

Je suppose que les questions me permettront de revenir sur ce qu’implique l’économie de guerre pour le naval, ainsi que sur l'importance des roadmaps capacitaires. J’y reviendrai donc ultérieurement.

En conclusion de cette courte introduction, je rappellerai que la LPM est synonyme de visibilité, à condition qu'elle soit respectée. La présente version consacre et confirme le renouvellement d'une très grande partie, voire de la totalité, des équipements de la Marine nationale, ce qui est de bon augure pour notre industrie, tout en nous obligeant pour servir tous ces programmes.

M. Éric Béranger, président-directeur général de MBDA. Je suis ravi de pouvoir m’exprimer devant vous sur ce sujet extrêmement important. Je crois que nous vivons une époque charnière et même un moment charnière. D’un côté, le contexte sécuritaire international – et notamment la guerre en Ukraine – révèle l'importance de la résilience, de pouvoir tenir dans la durée, et donc l’importance des stocks et des capacités de production. De l’autre, l'accélération des ruptures technologiques nous impose d'être innovants en permanence et de ne jamais relâcher l'effort de préparation de l'avenir si nous voulons maintenir notre posture stratégique et continuer à compter sur la scène internationale dans cinq ou dix ans.

MBDA est un outil de souveraineté par excellence. Il s’agit du premier acteur européen dans les systèmes de missiles. C’est également un outil de coopération, et c’est d’ailleurs grâce à la coopération que MBDA existe et peut fournir aux forces les moyens de leur supériorité opérationnelle. Dans ce contexte, MBDA doit prendre des décisions en termes de choix d'investissement, en termes de recrutement, dont les répercussions peuvent être très significatives sur notre posture stratégique dans les cinq à dix ans à venir. D'où l'importance d'une LPM, de la visibilité qu'elle peut offrir et de la clarification des choix de la France pour nous guider dans ces investissements et dans les décisions que nous devons prendre aujourd'hui.

Dans cette enveloppe globale de 413 milliards d'euros, l’on peut constater une augmentation très significative du montant consacré aux munitions, puisque le rapport annexe mentionne le chiffre de 16 milliards d'euros, avec des précisions sur certains éléments : futur missile antinavire/futur missile de croisière (FMAN/FMC) ; Aster ; missile d’interception, de combat et d’autodéfense (Mica) ; Meteor ; missile moyenne portée (MMP), désormais appelé Akeron moyenne portée (Akeron MP). L’on observe aussi que le nucléaire et la défense sol-air, avec 5 milliards d'euros, apparaissent également comme des priorités très claires. Il s’agit bien d'un investissement significatif de la France dans ses capacités cruciales.

Nous percevons par ailleurs un enjeu très fort en termes de résilience de la production, qui a fait l’objet de nombreux groupes de travail. Contrairement à la précédente loi, la nouvelle LPM ne détaille pas l'agrégat équipement par année. Ces éléments seront néanmoins clarifiés au fil des discussions, sachant que cette clarification et cette visibilité que nous sommes en train de créer ensemble vont de l'intérêt de tous : plus nous gagnons en visibilité, plus nous augmentons notre capacité, en tant qu’industriels, à anticiper en termes de stock et d'outils industriels. Par le passé, et encore plus récemment, MBDA s’est montré très actif dans cette anticipation. Sur les cinq dernières années, nous avons investi 300 millions d'euros dans notre outil industriel, au titre de l’anticipation. Nous prévoyons de porter ce montant à 500 millions d’euros sur les cinq prochaines années. En fin d'année dernière, nous avons augmenté notre capacité à constituer des stocks – en équipements, en pièces détachées – de 200 millions d'euros supplémentaires.

Nous sommes capables d’agir en ce sens grâce à la masse critique de MBDA, qui nous provient de la coopération entre les différents États, principalement avec le Royaume-Uni et l'Italie, qui constitue l'épine dorsale de MBDA. Nous sommes aussi capables d’agir en ce sens grâce aux exportations.

En conclusion, j’insisterai sur deux points. D’abord, la guerre en Ukraine met en exergue plusieurs axes significatifs, en particulier l’axe de la résilience, l’axe de la défense sol-air (qui est bien documenté) et l’axe de la frappe dans la profondeur, sur lequel nous allons continuer à travailler chez MBDA – notamment avec le programme FMAN/FMC (futur missile antinavire/futur missile de croisière. Nous avons pu observer la quantité de missiles que les Russes ont envoyés en Ukraine, ainsi que les évolutions en cours dans le domaine de l'hypersonique. Au niveau mondial, c'est aujourd'hui le premier axe de développement des États-Unis. De même, un pays comme le Japon – dont le budget militaire est à peu près équivalent à celui de la France – va consacrer, en 2023, 6 milliards de dollars aux investissements sur la frappe dans la profondeur. De fait, pour maintenir notre posture stratégique, la France a tout à fait raison d’investir sur cet axe de la frappe dans la profondeur. Ensuite, je suppose que nous profiterons du temps de questions-réponses pour revenir sur les axes d'innovation – laser, hypersonique, intelligence artificielle, combat collaboratif – que vous souhaiterez aborder.

M. Nicolas Chamussy, directeur général de Nexter. Je vous remercie pour cette audition qui, malgré le temps contraint de l'examen parlementaire, doit donner à la représentation nationale une vision plus précise d'une LPM qui va déterminer notre politique de défense et la dynamique de notre industrie de défense – que nous représentons ici – au-delà de cette décennie, dans un contexte de guerre aux portes de l'Europe.

Disposer d'une LPM permettant de programmer, dans la durée, l'effort de défense et les programmes d'armement est un motif de satisfaction en soi, que de nombreux pays nous envient. Les sommes conséquentes planifiées jusqu'en 2030 constituent, de surcroît, un signal très fort envoyé à nos partenaires et nos concurrents et un facteur de crédibilité stratégique autant qu'industrielle.

Si la LPM confirme et conforte la complétude du modèle d'armée et les grandes orientations de la BITD terrestre, dont Nexter est le chef de file, elle se traduit par des ajustements capacitaires pour tenir compte des réorientations de priorités. J’en citerai trois.

Tout d'abord, les cadences de livraison du programme Scorpion sont étalées pour partie après 2030, sans remise en cause des cibles finales à horizon 2035. Je souhaiterais insister sur le fait que l'industrie a démontré sa capacité à produire et à tenir ses engagements depuis le début du programme. Les livraisons de Griffon, de Jaguar, de Serval sont intervenues exactement à la date prévue, alors que la BITD n’avait plus produit de véhicule neuf jusqu’à 2017. Nous allons produire et produisons d’ores et déjà plusieurs centaines de véhicules, conformément à nos engagements, dont nous avons démontré notre capacité à les tenir. Nous avons mis en place un outil industriel permettant d'accompagner et de soutenir cette montée en cadence industrielle. Nous nous montrerons flexibles pour envisager, en lien étroit avec le ministère des armées et l'ensemble de ses composantes, des mesures de remédiation au cas par cas et programme par programme, afin de limiter la déstabilisation du tissu industriel – non seulement Nexter, mais aussi toute la BITD que nous entraînons derrière nous – et les surcoûts inévitables de ce type de mesures. Cela prouve d'ailleurs, au passage, que seules les commandes fermes pourvoient à l'indispensable visibilité industrielle que nous appelons de nos vœux.

Ensuite, la LPM prévoit également de nouvelles priorités capacitaires dans le domaine de compétence et de légitimité de Nexter, pour lesquelles nous sommes et serons force de proposition : défense sol-air basse-couche ; lutte anti-drone, où le canon est probablement indispensable en complément du missile ; munitions téléopérées ; frappe de longue portée en remplacement des lance-roquettes unitaires (LRU) si souvent évoqués. Sur ce dernier point, nous avons formulé et continuerons à formuler, avec nos partenaires industriels, des propositions cohérentes avec le besoin et les délais exprimés par les armées. Le besoin de développement agile d'une telle capacité pourrait d’ailleurs être le symbole du faire autrement souhaité par le ministre.

Enfin, les munitions devront faire l'objet d'un effort particulier dans un contexte de profonde reconfiguration de l'industrie munitionnaire européenne, en particulier sous l'impulsion des institutions européennes. Le commissaire Thierry Breton est venu visiter plusieurs de nos sites, ce qui manifeste le rôle particulier qu’entend jouer la Commission européenne. La France se doit d'y jouer un rôle premier, de faire preuve de leadership. Du côté de Nexter, nous nous sommes déjà mis en ordre de bataille. À horizon mars 2024, nous aurons augmenté de 50 % notre capacité de production de munitions de gros calibre, et en particulier d'obus d’artillerie, par rapport ce qu'elle était au début de l'année 2023. Nous avons par ailleurs soumis des propositions pour augmenter très significativement la production, au-delà de cette hausse de 50 %, tout en renforçant notre empreinte européenne.

En outre, la LPM se traduit également par une volonté d'accroître le niveau d'activité des forces, donc potentiellement le MCO, pour lequel l'industrie privée – et Nexter en particulier – a largement démontré son apport et ses compétences. Nous gérons en effet des parcs d'entraînement et l'approvisionnement en pièces de rechange et en soutien pour l'ensemble des régiments de France et de Navarre.

Sur le plan normatif, la LPM pourvoit au bras réglementaire de l'économie de guerre, avec en particulier l'imposition administrative de stocks et la priorisation nationale de commandes à l’export. Dans le cadre du soutien français à l'Ukraine, nous avons déjà été confrontés à ces problématiques en réalisant des stocks conséquents en autofinancement et en acceptant de prendre des risques, en bonne intelligence avec le ministère des armées. Néanmoins, une vigilance particulière s'impose pour que ces dispositions n'obèrent ni notre compétitivité en faisant peser une charge durable sur la trésorerie ni l'attractivité de l'offre française en faisant peser une hypothèque de préemption sur les commandes à l’export. Cela vaut d'autant plus dans un secteur terrestre dont l'intensité concurrentielle est très forte et en croissance. Un examen partagé entre État et industrie en amont de toute décision relevant de ces dispositions me semble d’ailleurs indispensable. Le contexte d'économie de guerre ne doit pas nous faire oublier que nous sommes également confrontés à une guerre économique.

Parmi les axes majeurs d'effort, je crois nécessaire d'insister sur le besoin d'un effort particulier sur la préparation de l'avenir dans le secteur terrestre, comme l’ont mentionné mes deux précédents homologues, par davantage de financement de recherche et technologie (R&T) pour préparer les programmes majeurs et entretenir les compétences des bureaux d'études. Avec la fin des développements Scorpion, que nous aurons peut-être l'occasion d’évoquer, j'insisterai fortement sur la compétence industrielle en matière de chars et d'artillerie du futur.

Je tiens également à rappeler que l'export est absolument constitutif de l'équilibre de notre modèle industriel, pour Nexter comme pour l'ensemble de la filière terrestre, dont je me fais aujourd’hui le porte-parole. Les sujets terrestres doivent être davantage soutenus et visibles à l'export, comme c'est le cas avec le camion équipé d’un système d’artillerie (Caesar). De même, le véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI) en équipe de France a encore des prospects stratégiques devant lui, et une impulsion forte doit être donnée pour exporter des véhicules Scorpion. Nous disposons d’une magnifique gamme de produits Scorpion, dont les créneaux de production ont été rendus libres et que nous pouvons utiliser à l'export.

Enfin, la capacité pour la France à proposer des contrats d’État à État allégés et demandés par de nombreux pays partenaires constituerait un différenciant majeur, qui permettrait de renforcer et de catalyser nos performances à l'export, consubstantielles de la robustesse et de la performance globale de notre industrie.

M. Emmanuel Levacher, président-directeur général d’Arquus. Je ne reviendrai pas sur le contexte international préoccupant, mais je présenterai Arquus en quelques mots. Arquus est une filiale du groupe suédois AB Volvo. Nous sommes une entreprise de taille intermédiaire (ETI) française, qui emploie 1 500 personnes, qui totalise 600 millions d'euros de chiffre d'affaires et qui fait appel à 2 000 fournisseurs en France. Nous sommes également héritiers d’une longue tradition de la défense terrestre avec Renaud Trucks Défense, Ateliers de construction mécanique de l’Atlantique (ACMAT), Panhard, etc. Nous sommes un partenaire historique de l'armée de Terre et réalisons notamment, dans le cadre de la LPM actuelle et future, une partie des véhicules Scorpion, dans le cadre d’un groupement momentané d’entreprises (GME) avec Nexter et Thales. Nous livrons également les véhicules pour les forces spéciales et venons d’achever de livrer les véhicules tactiques 4 (VT4) équipant l'ensemble des régiments de l'armée de Terre française. Nous avons également une tradition de succès à l'exportation : à titre d'exemple, notre blindé Bastion est un best-seller en Afrique, puisque nous en avons placé plus de 600 à date. Nous innovons enfin dans de nombreux domaines, comme la protection ou la robotique, et avons dernièrement conduit des recherches sur les nouvelles énergies du champ de bataille.

J’aborderai à présent les sujets de l’économie de guerre et de la LPM, qui sont difficilement dissociables. L’économie de guerre peut se traduire par "plus, plus vite, moins cher". Il renvoie également à des notions importantes qui viennent d’être citées : souveraineté, résilience, anticipation, réactivité. Il est clair que nous sommes totalement dans cet état d'esprit, puisque nous avons investi depuis plusieurs années sur nos différents sites industriels afin de leur apporter davantage de capacités. Nous avons également investi en anticipant sur des développements de produits pour essayer d'être en avance de phase sur les futurs programmes de l'armée française que sont le véhicule blindé d’aide à l’engagement (VBAE) et le renouvellement des camions de l'armée de Terre. Nous continuons aussi à investir – et c'est probablement l’un des sujets les plus importants – dans les ressources humaines, qui sont clairement un potentiel goulot d'étranglement. Nous continuons ainsi : à recruter, à hauteur de 150 personnes par an, ce qui est beaucoup à notre échelle ; à former, notamment grâce à une école des métiers interne, puisque l’on ne trouve pas toujours les compétences disponibles ; à motiver nos troupes, en créant une culture de l'engagement, de la performance, de l’agilité, de la capacité de mobilisation et de la réaction, ce qui est consubstantiel à l’économie de guerre.

Concernant la LPM, je tiens d’abord à remercier le ministre des armées de porter cette loi qui, avec une dotation de 413 milliards d’euros, atteint un record historique. Nous prenons note de certains lissages de production, en particulier du programme Scorpion, sachant que les cibles sont maintenues à horizon 2035 ; nous savons néanmoins nous adapter et être flexibles, grâce à un outil industriel lui-même flexible. Nous notons aussi que, en contrepartie, des efforts particuliers sont consacrés à la maintenance et au MCO, qui devraient logiquement être revus à la hausse du fait de l'utilisation plus longue de matériels anciens. Nous notons également des perspectives intéressantes dans le domaine de l'artillerie, et notamment de l’artillerie de longue portée ; nous fournissons le châssis du CAESAR de Nexter et comptons aussi nous positionner, pourquoi pas, sur des porteurs d'artillerie de longue portée, dont il a été question précédemment. La LPM aborde donc des sujets fortement porteurs de potentielle activité supplémentaire. Cela doit évidemment s'accompagner d'une bonne visibilité. Ce mot clé induit de pouvoir se projeter à moyen/long terme avec des cibles, des commandes fermes, un certain nombre de perspectives et, pourquoi pas, de nouvelles opportunités que nous pouvons aller chercher dans le cadre de cette enveloppe globale.

En conclusion, face à tous ces nouveaux défis, je souhaiterais d'abord souligner que nous sommes vraiment heureux de l'effort collectif de la Nation pour la construction d'une armée transformée et modernisée. Nous sommes bien entendu prêts à jouer ce rôle, et nous travaillons sur l'engagement de nos troupes, de nos équipes, de nos hommes et de nos femmes pour porter et réaliser tous ces dossiers qui nous seront confiés. En parallèle, je souhaiterais également insister sur le fait que nous devons redoubler d'efforts pour exporter et parvenir à équilibrer notre activité avec encore plus de succès sur les marchés internationaux.

M. Philippe Bouquet, secrétaire général du Comité Richelieu. Je vous remercie pour votre invitation, qui témoigne de l'attention particulière que vous portez à cette composante PME/ETI de la BITD.

Le comité Richelieu se félicite également que cette nouvelle LPM permette de continuer d’amplifier les investissements nécessaires à la garantie de notre souveraineté et de notre autonomie stratégique. Pour ce qui est des entreprises que nous représentons, c'est-à-dire l’écosystème des entreprises innovantes de France, le comité Richelieu s’est concentré sur les parties relatives à l'innovation et la BITD, notamment celles pouvant impacter les PME et les ETI.

Nous avons prêté une attention particulière à l'article 24 relatif à la possibilité de constituer des stocks de matières et de composants stratégiques et de prioriser la livraison de certains biens et services au profit des armées. Si cet article semble apparemment davantage concerner les grands maîtres d'œuvre industriels (MOI), nous sommes très intéressés pour connaître l'impact de cette disposition sur l'ensemble de la chaîne logistique, et donc en particulier sur les PME et ETI sous-traitantes et fournisseuses de ces mêmes MOI. Nous avons donc besoin de clarifications sur la déclinaison pratique de cet article. Nous avons également compris que les entreprises concernées par ce dispositif ne seront pas indemnisées, au motif que la constitution d'un tel stock sera assimilée à un fonds de roulement. Nous attirons votre attention sur le fait que le besoin en fonds de roulement ne s’envisage pas pareillement chez un maître d'œuvre industriel ou dans une PME/ETI, surtout dans cette période où bon nombre sont fragilisées par l'augmentation des coûts de matières, des composants et de l'énergie.

Nous souhaitons aussi attirer votre attention, plus généralement, sur les problèmes de financement de haut ou de bas de bilan auxquels font face nos adhérents, en particulier les PME de défense. Nous savons qu'existent des projets comme la création d'un livret de souveraineté. D’une manière générale, le Comité Richelieu soutiendra toutes les initiatives privées ou publiques qui permettront de soutenir et d'assurer la pérennité et le développement de la BITD.

Concernant justement cette BITD, nous apprécions les objectifs affichés d’agilité et de résilience et le fait qu'il soit demandé à la direction générale de l’armement (DGA) de consolider cette BITD à travers, notamment, « l'attention portée au tissu des PME ». Le Comité Richelieu sera évidemment très attentif aux modalités pratiques qui seront mises en œuvre pour atteindre ces objectifs et est disposé à participer aux réflexions qui les définiront.

Nous nous réjouissons également que la LPM prévoie l'anticipation de certains besoins capacitaires par des innovations de rupture et assume des paris technologiques. Nous souhaitons ici souligner le rôle important de l'Agence d'innovation et de défense (AID), et nous veillerons bien entendu à ce qu'une partie conséquente du budget de 10 milliards d'euros consacré à l’innovation soit directement accessible aux PME/ETI.

En revanche, nous sommes plus réservés sur la demande de mobilisation adressée à la BITD pour engager des projets innovants autofinancés. Je vous renvoie ici à mes propos précédents sur les difficultés auxquelles nous sommes confrontés en matière de financement. À ce propos, le Comité Richelieu milite depuis longtemps pour la pérennisation du crédit d’impôt recherche (CIR) et du crédit d’impôt innovation (CII), deux dispositifs indispensables aux PME pour le financement de leur recherche et développement (R&D).

Les entreprises innovantes que nous représentons sont pleinement engagées pour répondre aux enjeux et ambitions de cette LPM. Nous souhaitons toutefois attirer votre attention sur quelques points de vigilance : le passage à l'échelle, soit la manière de passer d'un projet ou d'un concept innovant ou d'un prototype à un programme, qui reste aujourd'hui assez souvent problématique ; l'accès direct des PME à la DGA, aux programmes et aux marchés ; le raccourcissement des procédures de notification et les enjeux de simplification ; notre besoin de visibilité et son corollaire, le ruissellement de la part des MOI, tant sur les aspects contractuels que financiers, notamment par le paiement d'acomptes.

À ce stade, le Comité Richelieu souhaite aussi rappeler l'importance que peut jouer le plan Action PME rénové il y a un an dans la concrétisation efficace de la loi vis-à-vis de l'écosystème des PME, et dont les cinq grands axes sont parfaitement en phase avec les différents points évoqués précédemment.

Je souhaite enfin évoquer les problèmes de recrutement auxquels nous faisons face, qui ne concernent pas uniquement les PME/ETI, mais également mes collègues des grands groupes. Si l'on se félicite tous de l'augmentation des budgets dans cette LPM, nous aurons besoin de ressources pour la concrétiser, ce qui constitue aujourd’hui un réel problème, notamment dans le secteur de la défense.

En conclusion, les PME et les ETI innovantes sont prêtes à relever les défis induits par l'ambition de cette LPM, et nous suivrons attentivement sa mise en œuvre effective. Le Comité Richelieu se tient d'ailleurs à la disposition du ministère et de la DGA pour participer activement aux réflexions et formuler des propositions.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur sur le projet de loi de programmation militaire 2024-2030. Nous sommes aujourd'hui réunis autour de cette LPM prévoyant 413 milliards d'euros de besoins programmés. Cette LPM est certes exigeante, mais elle l’est dans l'intérêt supérieur de la Nation. Elle vous doit aussi de la visibilité et de la clarté. En tant qu’industriels, l’écueil pour vous serait de dépendre uniquement de la commande de l’État français. Or je pense qu'il est important de consolider vos stratégies industrielles – comme vous le faites – pour ne pas dépendre de cette commande. Je lisais ce matin un article traitant de la société Arquus. J’étais relativement surpris de constater que cette entreprise française dépendait uniquement de l’État et était complètement comprimée et affolée parce que la LPM ne lui permettait pas de voir tout son plan de charge.

De mon point de vue, deux possibilités permettent d'éviter la dépendance à la commande publique. Il s’agit d’une part de l'export, et nous pouvons ici souligner les actions de vos différents groupes en la matière, qu’il s’agisse de MBDA, de Naval Group – notamment avec les FDI produites à Lorient, dont nous savons apprécier le travail précis dont elles font l’objet – ou de Nexter. Comment l'État vous accompagne-t-il donc vers l'exportation, sachant qu’un véritable besoin existe pour le VBCI ou pour Scorpion ? D'autre part, la moindre dépendance à la commande de l'État nécessite peut-être aussi de se tourner vers l'industrie duale, sur laquelle le Comité Richelieu a sans doute beaucoup d'expérience. Pourriez-vous nous donner quelques idées ou exemples afin de nourrir la réflexion sur la manière de ne pas dépendre uniquement de la commande de l’État et d’engager un plan stratégique industriel solide ?

Mme Anne Genetet (RE). Vous avez insisté sur plusieurs points dans vos propos liminaires. Le représentant du Comité Richelieu a évoqué des problèmes de compétences et de recrutement. Nous mesurons combien cette LPM peut représenter, pour vous tous, des opportunités, mais également des défis. Je reviendrai sur deux d’entre eux.

S’agissant des compétences, nous avons beaucoup parlé de la notion de réserve. Quel est votre point de vue sur la notion de réserve industrielle ? A-t-elle un sens ? Comment imagineriez-vous la mettre en œuvre dans ce contexte de pénurie de compétences et de difficultés à retenir les talents ?

Ma deuxième question porte sur l’article 24 de la LPM, qui propose la mise en place de deux dispositifs pour la constitution de stocks stratégiques : l’un permet à l'administration de vous imposer la constitution de stocks stratégiques de matières ou de composants stratégiques ; l’autre permet à l’État d'ordonner l'exécution prioritaire des commandes passées à vos entreprises. Comment percevez-vous ces mesures ? Nous entendions précédemment un point d’alerte sur la nécessité d’obtenir des garanties de la part de l’État. Vous inscrivez-vous dans cette perspective de constitution de stocks stratégiques prônée par l’article 24 ?

M. Franck Giletti (RN). Notre groupe est particulièrement attaché aux questions de souveraineté. Il nous apparaît donc primordial que cette LPM donne à notre industrie de défense les moyens d'assurer notre autonomie stratégique.

Ce projet de loi entend apporter à nos armées une cohérence de soutien et de capacités ; en d'autres termes, il entend permettre une augmentation des productions militaires pour mieux équiper nos forces. Les industriels que vous êtes sont de facto la pierre angulaire de cette nouvelle programmation. Il convient donc d'assurer un cadre propice à la bonne exécution de cette LPM.

Au cours des mois précédant la présentation du projet de loi, le ministre des armées avait annoncé son ambition d'entamer une transition vers une économie de guerre. À l'époque, notre BITD regrettait qu'un tel discours ne soit pas suivi de commandes, alors même qu'elles conditionnent le développement de certains programmes stratégiques, comme le missile hypersonique. L'économie de guerre apparaît donc comme un énième élément de langage. Lors de ses interventions aux Pays-Bas, le président de la République l'a d'ailleurs associé à plusieurs reprises au concept artificiel de souveraineté européenne, alors même que l'industrie de défense française dépend en grande partie des commandes de l’État. Par souci économique et parfois idéologique, nos équipements sont le fruit de coopérations avec nos partenaires européens. Afin d'assurer la modernisation de nos armées, cette LPM mise sur un certain nombre de coopérations stratégiques. Le futur de notre armée dépend donc de la bonne conduite de ces programmes. Pourtant, force est de constater que ces derniers ne sont pas toujours d'éclatantes réussites. L'on peut notamment penser au programme Main Ground Combat System (MGCS, système principal de combat terrestre) auquel prend part Nexter, déjà retardé en raison des divergences doctrinales entre la France et l'Allemagne.

Ma question est donc double. Cette LPM donne-t-elle suffisamment de visibilité et de moyens à vos entreprises afin d'atteindre à temps les objectifs fixés ? Enfin, avons-nous suffisamment de réversibilité pour sortir de programmes développés en partenariat s'ils s'avèrent contraires à nos intérêts militaires et industriels ?

Mme Martine Etienne (LFI-NUPES). Votre venue me permet d’abord de souligner un manque de clarté quant à l'exécution de certains programmes initialement bien programmés dans l'actuelle LPM. Le projet de loi de programmation militaire (PLPM) consacre la sémantique guerrière du président de la République d'une entrée imaginaire dans l'économie de guerre. Or les effets d'annonce butent sur la réalité du texte et la faiblesse de ses leviers pensés pour la montée en puissance de la BITD.

En premier lieu, je m'adresse à M. Pierre Éric Pommellet. Les précédentes LPM montrent le risque chronique de l'accroissement du report de charges sur le décalage de programmes consacrés en programmation. Dans ce cadre, le rapport annexé au PLPM ne contient aucune trajectoire de réduction de report de charges, contrairement à la loi en cours. Comment Naval Group appréhende-t-il la planification industrielle et financière du porte-avions de nouvelle génération ? La trésorerie de votre groupe sera-t-elle capable d'absorber les reports de charges et possibles retards de paiement massifs de cet équipement stratégique pour nos armées ?

Ma question suivante s’adresse à M. Emmanuel Levacher. Il apparaît que les cibles Griffon – amputées de 28 % d'ici 2030 –, Jaguar – réévaluées à la baisse de 30 % – et Serval confirment des renoncements à contre-rebours de la haute intensité, au détriment de l’armée de Terre. De quelle manière ces reports et étalements de programmes vont-ils impacter les coûts de MCO et les coûts unitaires pour la mission Défense ?

Enfin, je m'adresse à M. Philippe Bouquet. En plus des difficultés de main-d'œuvre qualifiée et de financement, le PLPM ne semble pas prendre en compte l'attribution des terrains européen et américain, qui complique largement la capacité souveraine de notre BITD à faire face à la concurrence internationale. L'absence de réaction de ce PLPM n'est-elle pas un angle mort pour la sauvegarde de notre tissu industriel de défense et de ses brevets ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Ceux qui forgent les armes de la France sont aussi ceux qui participent à la défense de la France ; c'est toujours l'occasion de le redire et de le redire à vos équipes.

Cette LPM prévoit qu'un certain nombre de programmes seront différés dans le temps. Quelles en sont les conséquences concrètes sur vos chaînes de production ? Dans quelle mesure êtes-vous capables d'étaler ces reports sans remettre en cause l'outil industriel ? Par ailleurs, dans la mesure où les succès à l’export sont essentiels à l’absorption de ces reports, pensez-vous que les perspectives à l'export vous permettent de les compenser ? Que peut faire l’État pour aider ces exportations ? M. Chamussy a ouvert une piste avec les contrats d’État à État, mais je souhaiterais en entendre davantage, notamment sur ce qui peut et doit être mis en œuvre.

Ma deuxième question s’adresse plutôt à Nexter, sachant que je vois poindre un véritable souci concernant l'avenir des blindés lourds. Nous avons arrêté, depuis 2008, la production des chars Leclerc. Dans le même temps, l'avenir du MGCS est incertain, tandis que KraussMaffei prépare son Léopard 2 standard 7 ou 8. Comment voyez-vous ce segment et les solutions alternatives si nous rencontrons un problème sur ce sujet ?

Enfin, ma dernière question s’adresse à M. Bouquet. Vous savez que je suis régulièrement très préoccupé par le financement de la BITD. Aujourd'hui, j'entends un discours totalement contradictoire. Tous les banquiers que je rencontre m’assurent qu’il n’existe aucun problème sectoriel, tandis que les acteurs de la BITD m’affirment que ce n'est pas du tout le cas. Pourriez-vous donc faire le point sur les sujets de haut de bilan et de bas de bilan et souligner les pistes sur lesquelles nous devrions travailler ?

M. Pierre Éric Pommellet (Naval group). À défaut de répondre à toutes les questions, je raconterai d’abord ce qu’il s'est passé sur la FDI en Grèce. Dans la précédente LPM, les FDI 2 et 3 pour la France étaient décalées, du moins étalées dans le temps. Quelque temps après mon arrivée, il y a un peu plus de trois ans, le ministère des armées a décidé – dans le cadre d’un dialogue permanent avec nos équipes, et sur la base d’une vision selon laquelle la charge industrielle n'était pas uniquement supportée par les programmes à l'export – d'avancer les FDI 2 et 3 prévues pour la France, dans l'objectif de soutenir la charge industrielle et de permettre une vente à l'export à cycle court. C’est ce qui a été mis en œuvre avec la Grèce, dans la mesure où le fait d'avoir avancé les FDI 2 et 3 a permis de sécuriser un calendrier de livraison pour la Grèce. La campagne grecque de 2021 s'est en effet basée sur le calendrier de la France, qui acceptait de livrer ces deux frégates à la Grèce si elle les commandait. Le programme FDI français est alors revenu sur la trajectoire initiale et la Grèce s’est intercalée. Sans l’avance des FDI 2 et 3, j’ignore si nous aurions pu être aussi compétitifs à l'export sur la Grèce.

Mes collègues répondront peut-être aux nombreuses questions portant sur l'international et l'export, et notamment sur le rôle de l'équipe France. En tout état de cause, la capacité d'un outil industriel à livrer dans des délais courts est extrêmement importante à l'international, y compris pour des programmes de bateaux. En résumé, la LPM prévoyait des frégates livrées plus tardivement. D'un commun accord, nous avons trouvé le moyen d'avancer les commandes pour la France, ce qui nous a permis de proposer à un client export de les livrer rapidement, avant que la France ne retrouve son calendrier original. Aujourd’hui, nous n'avons pas encore de visibilité complète sur les calendriers, qui sont en cours de discussion au ministère des armées. Cela dit, le dialogue permanent avec le ministère des armées et les services de l’État permet d'ajuster nos plans de charge à la réalité de l'international et de la commande nationale. Pour rappel, l’activité de Naval Group repose à 65 % sur la commande nationale et à 35 % sur l’international. C’est donc dans le cadre de ce dialogue permanent entre ses services et l’équipe France que l’État nous accompagne à l'export.

Concernant les financements et les reports de charges, je tiens d’abord à souligner que le maintien du calendrier du porte-avions nucléaire de nouvelle génération constitue une excellente nouvelle pour Naval Group, pour ses partenaires et pour le monde du nucléaire. Ce calendrier va nous permettre, dans les années à venir, de développer une nouvelle technologie de chaufferie nucléaire de propulsion navale avec TechnicAtome. Il est extrêmement important, pour le maintien des compétences et pour la puissance du navire, en lien avec les Chantiers de l’Atlantique, que la LPM ait maintenu ce calendrier. Plus généralement, les questions de financement se discutent et se négocient année après année, contrat par contrat. Les clés de paiement ou les conditions de financement font bien partie de la négociation d'ensemble. Sans préjuger d'avance de l’issue des négociations, je ne doute pas que nous trouverons les moyens, dès lors que les calendriers sont confirmés, de financer ce magnifique navire.

Je pourrais aussi répondre aux questions relatives à la réserve industrielle, aux stocks stratégiques, à la souveraineté et aux programmes en coopération, mais je laisserai mes collègues s'exprimer sur ces sujets, avec parfois beaucoup plus d'acuité que Naval Group.

M. Éric Béranger (MBDA). Je reviendrai d’abord sur la dépendance, l'export et la manière dont l’État peut nous aider ou nous aide déjà. Comme le soulignait Pierre Éric Pommellet, nous nous inscrivons dans le cadre d’un dialogue permanent avec l’État. Celui-ci est totalement au cœur de toute exportation, puisque la fabrication et/ou la vente d’armes sont interdites par la loi. De fait, nous agissons systématiquement par dérogation, a fortiori dans le cadre de nos activités à l'export. Nous dialoguons de manière très intime avec l’État, qui dispose effectivement de leviers d'action en termes de lissage de capacités de production. Dans le cas de MBDA, cela nous conduit à réfléchir à la manière dont nous pouvons satisfaire les besoins de l’État français au fil des années, de sorte que nous puissions parallèlement livrer plus ou moins vite des clients à l’export.

L'aspect gouvernement à gouvernement est également un élément très important de compétitivité de l'équipe France. Nous sommes beaucoup plus forts dès lors que nous parvenons à jouer en tant qu'équipe France, ce qui est de plus en plus important dans le contexte hyperconcurrentiel auquel nous sommes confrontés. Pour ne citer que quelques exemples récents de réussite de MBDA et de l’équipe France, je mentionnerais notamment les Émirats arabes unis, ainsi que la Grèce avec Naval Group. Quoi qu’il en soit, dans certains cas, la capacité à obtenir des contrats de gouvernement à gouvernement devient de plus en plus importante pour remporter ces compétitions export. Il s’agit d’ailleurs d’un outil que les États-Unis utilisent à profusion. Le groupe MBDA est lui-même engagé dans des compétitions qui risquent de lui échapper si nous ne parvenons pas à adopter une démarche analogue en France.

Comme certains l’ont déjà souligné, les compétences et le recrutement constituent des enjeux absolument majeurs. Le terme de "ressources" est très souvent associé aux ressources financières, mais la ressource humaine est assurément la plus importante. En l’occurrence, les enjeux en termes de ressources humaines sont absolument conséquents, dans la mesure où notre industrie fait appel à des compétences très pointues, que nous devons non seulement être capables de recruter, mais que nous devons aussi continuer à former et à entretenir. Pour sa part, MBDA envisage de recruter 850 personnes – voire un millier – sur l’exercice 2023. Il s’agit d’un effort très significatif, puisque nous devrons nécessairement intégrer et former ces nouvelles recrues.

À cet égard, il me semble que la représentation nationale a un rôle très important à jouer s’agissant des discours sur les activités de défense, sur l'importance de la défense nationale aux fins de garantir la sécurité. Il est extrêmement important, via ce genre de débat, de mieux faire connaître et comprendre ces aspects auprès de nos jeunes et de la population, et de valoriser l’image de la défense et de l’industrie de défense pour nous aider à mieux recruter.

Concernant la réserve industrielle, MBDA dispose de compétences très pointues. Cette réserve industrielle peut donc faire sens sur certaines activités, mais probablement de manière plus marginale que chez certains de mes collègues.

S’agissant de l'article 24, il me semble légitime que l’État s’assure, face aux enjeux de sécurité internationale, de la capacité des industriels à augmenter les volumes et/ou les rythmes de production. Néanmoins, de nombreux éléments restent à discuter pour clarifier la manière dont l’État souhaiterait mettre en œuvre ces actions, qui sera sûrement précisée dans différents décrets d'application. En tant qu’industriels, notre souhait est d'être associés très étroitement à cette mise en œuvre. L'un de mes collègues mentionnait précédemment le sujet des clients à l’export. De fait, l'export est important en termes de constitution de volants d'activité nous permettant ensuite de servir les besoins français. Il s’agit donc d’un enjeu stratégique, qui n’est pas seulement commercial. À cet égard, nous devrons veiller à la manière dont seront perçues les dispositions prises par l’État français. Si un client export considère que contracter avec un industriel français le met à risque et crée une incertitude insupportable en termes de livraison, il aura plutôt tendance à considérer plus favorablement des offres concurrentes. Nous devrons donc être extrêmement attentifs à la mise en œuvre de ces dispositions, en clarifiant certains sujets dans le cadre de ce dialogue permanent avec l’État.

J’aborderai enfin la question des coopérations. MBDA est l'essence même d’une coopération fonctionnelle avec le Royaume-Uni, l'Italie et l'Allemagne, qui se traduit dans des contrats de coopération. Sans cette coopération, la France n'aurait pas accès à l'ensemble du spectre d'armement que MBDA peut délivrer aux armées françaises. Cette coopération est absolument fondamentale, d’autant qu’elle n'empêche aucunement de préserver, au niveau national, des capacités de réalisation de nos armements. Par exemple, près de 90 % de l'activité de MBDA à destination des armées est fournie au niveau national. Nous disposons d’ailleurs d’un socle de fournisseurs capables de réaliser tout ce qui est nécessaire pour le national, et bien entendu, la dissuasion ne repose que sur des activités de production nationales.

M. Nicolas Chamussy (Nexter). Je reviendrai d’abord sur les questions du rapporteur relatives à l’export. Nexter est une entreprise employant 4 500 salariés et dégageant un peu plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d'affaires, avec 40 à 50 % de notre activité réalisée à l'export. Ainsi, l'export est absolument fondamental, avec notamment la perspective de contrats d’État à État allégés, que nous appelons tous de nos vœux.

Vous connaissez probablement le contrat capacités motorisées (CaMo), qui a été établi dans le cadre d’un accord intergouvernemental entre la France et le Royaume de Belgique, par lequel la Belgique va acquérir ou a déjà acquis des CAESAR, des Griffon, des Jaguar, des Serval, etc. D'un point de vue industriel, ce type de contrat présente plusieurs avantages évidents. D’abord, il nous donne de la visibilité. Ensuite, les commandes passées par la Belgique concernent les mêmes matériels que les commandes passées par la France, nonobstant quelques équipements spécifiques, ce qui présente évidemment un intérêt pour les maîtres d'œuvre que nous sommes et pour notre chaîne de fournisseurs sur le territoire national. Par ailleurs, au-delà des aspects industriels, l'alignement des modèles d'armée que sous-tend cet accord est extrêmement important. Les modèles de formation seront les mêmes, et les personnels seront formés selon les mêmes méthodes. De plus, les régiments utilisant ces matériels seront pareillement structurés, que ce soit en nombre de personnes ou de servants de pièces. Le système de soutien sera également mutualisé, tout en garantissant l'autonomie stratégique des deux pays. Il s’agit de montants relativement significatifs pour Nexter, portés par un contrat dont l’importance réside surtout, au-delà de l'aspect industriel, dans ses conséquences en termes d'alignement des pays et pour le Soft Power de la France. Je pense que ce type de modèle mérite d'être pérennisé et déployé, et nous savons d’ailleurs que le Luxembourg souhaiterait à son tour bénéficier du même type de schéma. Nous appelons donc absolument de nos vœux ce type de partenariat industriel et étatique, qui dépasse la seule question de l’export.

Concernant l’article 24, la réserve industrielle et plus spécifiquement les sujets de ressources humaines, je rappellerai d’abord que la vitalité de notre industrie et notre capacité à livrer les matériels sont directement liées au capital humain et à la capacité à maintenir et à développer des compétences, dont certaines sont très rares et longues à acquérir. Pour vous donner un ordre de grandeur, la montée en cadence impulsée par le programme Scorpion à Roanne et la croissance marquée de Nexter depuis plusieurs années ont conduit à une augmentation de nos effectifs d'environ 1 000 personnes depuis 2017, soit 20 à 25 % des effectifs, ce qui est absolument significatif, y compris pour ce que cela induit en termes de formation des personnels, de formation aux questions de sécurité, d'apprentissage des métiers.

Or la capacité à recruter reste pour nous tous un point de vigilance, notamment pour des raisons géographiques, puisque nous sommes positionnés dans des bassins d'emploi – Roanne, Bourges, etc. – parfois complexes. Elle est aussi un point de vigilance en raison de la rareté de compétences sur certains métiers : soudeurs, usineurs, assembleurs, peintres, métiers liés à la pyrotechnie, à la cybersécurité, etc. La résistance que nous pouvons offrir à nos soldats si leur véhicule roule sur un engin explosif repose en grande partie, au-delà de la qualité de conception, sur la capacité de soudure.

La pyrotechnie constitue également, au plan des compétences, un métier tout à fait particulier. Au moins six mois sont nécessaires pour former un opérateur par le biais du compagnonnage, tandis que trois à quatre ans de formation sont requis pour former un référent capable d'encadrer une équipe de manière autonome. Il s’agit bien de métiers très spécifiques à long cycle de formation, dont nous devons absolument nous préoccuper. C’est la raison pour laquelle nous avons créé un campus pyrotechnique du futur à Bourges, étant entendu que nous avons besoin – comme nos partenaires de MBDA – de pyrotechniciens.

Je me permettrai une petite incidence sur la réserve industrielle citoyenne, qui m’est particulièrement chère, puisque j'avais rédigé, il y a un peu plus d'un an, dans un grand quotidien de la presse économique française, un éditorial proposant la création de cette réserve industrielle citoyenne, sur un mode quelque peu particulier. Il s’agissait en effet de proposer à différents professionnels d’effectuer une à trois semaines de période de réserve chez les industriels de défense, sur le modèle de la réserve opérationnelle, pour que ces personnes commencent à acquérir des tours de main ainsi qu’un affectio societatis. Il ne s’agissait pas d’en faire des pyrotechniciens ou des soudeurs du jour au lendemain, mais si nous devions passer en économie de guerre, comme c'est le cas en ce moment, nous disposerions au moins d’une ressource sur le territoire national qui pourrait être mobilisée et utilisée – au sens noble du terme – bien plus rapidement que si nous devions recommencer un cycle de formation de A à Z.

Si j'avais davantage de temps, j’aurais volontiers répondu aux questions relatives au MGCS, à l’économie de guerre et à la souveraineté.

M. Emmanuel Levacher (Arquus). Plutôt que de parler de dépendance, je parlerais plutôt de partenariat avec l’armée française, avec qui nous travaillons depuis cent vingt ans. Ce partenariat est fondamental pour développer ces notions de souveraineté, de résilience, etc. Il s’agit bien d’un socle en matière de visibilité, de programmation, etc. Comme chez Nexter et Naval Group, notre activité se répartit en moyenne de cycle à 60 % pour la France et à 40 % pour l’export. L'export est bien entendu stratégique, puisqu’il est absolument indispensable pour maintenir ce niveau global d'activité. Notre activité à l’export est plus cyclique et aléatoire, avec des hauts et des bas, mais l'accès d’Arquus au marché export n'est pas considéré comme problématique, même s’il constitue un challenge. Nous sommes en effet présents dans soixante pays utilisant quotidiennement nos matériels. La dépendance est donc un non-sujet, contrairement à la surinterprétation de certains journalistes.

Concernant les conséquences des lissages Scorpion, il va sans dire que lisser induit de produire sur une plus longue période de temps. Nous devons donc adapter nos chaînes pour qu'elles durent plus longtemps et produisent sur une durée plus longue, avec des incidences réelles mais qui ne sont pas nécessairement calculées en détail. Cela suppose également de prolonger le MCO des matériels existants, ce qui est tout à fait possible et envisageable, notamment par le biais de contrats de long terme. Néanmoins, plus les matériels anciens sont prolongés, plus les risques d'obsolescence de certaines pièces s’accroissent. À très long terme, il devient plus compliqué d'entretenir des camions âgés de 50 ans. Cela dit, il est dans la logique de nos métiers de nous adapter à ces très longs cycles. Nous sommes habitués à le faire, notamment au titre de l’entretien des véhicules de l’avant blindé (VAB) 4x4 de l'armée de Terre. Lancés en 1976, ils seront probablement encore en service, pour certains, jusqu'en 2030/2035. C'est bien notre métier – et c’est d'ailleurs un savoir-faire unique que nous souhaitons vraiment préserver – que de pouvoir gérer ces matériels dans la très longue durée.

La question des lissages Scorpion a été abordée sous l'angle de la sauvegarde du tissu industriel. Je ne peux qu'aller dans ce sens. Il est très important de parvenir à préserver ces compétences tout à fait uniques, à la fois pour produire du neuf, mais aussi pour entretenir les matériels en service dans la très longue durée. Sur cet exemple des plateformes terrestres, il sera peut-être de plus en plus difficile – c'est déjà le cas – de trouver des mécaniciens, des personnes réparant des moteurs thermiques. D’ici 2040/2050, cette denrée sera encore plus rare qu'elle ne l'est déjà aujourd'hui. Nous tâchons néanmoins de nous y préparer. C’est notre métier.

M. Philippe Bouquet (Comité Richelieu). J’aborderai en premier lieu les sujets de dépendance et de dualité des entreprises. En l’occurrence, cela fait longtemps que les PME/ETI ne sont plus concernées par ce problème de dépendance. Depuis le milieu des années 90, la DGA a très clairement incité les PME à être duales pour assurer leur pérennité. De fait, la plupart de nos entreprises sont toutes duales, avec une proportion d'activités de défense qui varie en fonction des activités et des moments. Le développement d’applications, de produits et de services dans le domaine civil permet aussi de répondre et de proposer des innovations au secteur de la défense, sans avoir à supporter des coûts de développement spécifiques. Le corollaire, c’est le passage à l'échelle, soit la capacité à intégrer ces technologies dans un environnement particulier, le tout dans une volonté de simplification prônée par la DGA. Nous nous inscrivons exactement dans cette optique, et nous ne sommes guère exposés à cette problématique de dépendance, dans la mesure où nos adhérents travaillent tous à la fois pour la défense et le civil.

Pour ce qui est des problèmes de compétences, nous considérons, à notre niveau, que la réserve industrielle – telle que l’on peut la comprendre aujourd'hui – peut être une idée intéressante. Néanmoins, les chefs de petites entreprises que nous restons très pragmatiques. Nous attendons ainsi de connaître les modalités pratiques de cette réserve, avec l’espoir qu’elle sera simple à mettre en œuvre. Nous craignons particulièrement les bonnes idées se traduisant par de la complexité en pratique, qui peut parfois nous faire renoncer à des dispositifs beaucoup trop complexes pour nous.

Concernant le financement, je suis quelque peu gêné, car j’ignore ce que racontent les banques ou les établissements financiers. Si je vous donne l'exemple de ma propre entreprise. les factures que j'envoie à MBDA – qui est mon client direct – sont refusées par certaines de mes banques. C'est aussi simple que cela. Je ne vous raconterai pas ce que l’on m'a dit, mais je vis cette problématique au quotidien. Sous des prétextes de conformité (compliance), le fait que MBDA fabrique des missiles m'interdit de présenter mes factures à certaines banques. Je vis cette réalité tous les jours, mais ce n'est pas une généralité. À cet égard, il serait peut-être intéressant de conduire une étude sur la réalité quotidienne vécue par les uns et les autres. Il ne s'agit pas de mettre tous les établissements bancaires ou financiers dans le même panier, et je ne doute pas qu’il existe des subtilités. Cela dit, d'une manière générale, il est de plus en plus complexe de répondre aux conditions et contraintes de financement, y compris dans les affaires civiles. Dès que vous voulez mettre un financement en place, vous vous retrouvez avec des questionnaires et des engagements à prendre qui, si nous les respections à la lettre, ne nous permettraient plus de faire grand-chose. Il existe donc un vrai sujet en la matière, qui est amplifié si l’on travaille dans le domaine de la défense.

La difficulté à se financer concerne également le haut de bilan, notamment dans le cadre de transmissions d'entreprises stratégiques. Certains fonds d'investissement sont assez réticents à investir dans le domaine de la défense. Nous pouvons toutefois saluer quelques initiatives récentes, comme celle de Weinberg Capital. Je pense aussi à Défense Angels. De son côté, la banque publique d’investissement (Bpifrance) a mis en place le dispositif Definvest. Il s’agit d’initiatives dont nous espérons la multiplication, car nous en avons besoin, le risque étant que d'autres s'intéressent à ces pépites et qu'elles échappent à des actionnaires hexagonaux.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Je vous remercie pour vos propos éclairants, alors que nous nous apprêtons à examiner la future LPM, dont l'ambition est d'engager la transformation de notre modèle d'armée. Or il n’y aura pas de LPM réussie sans un accompagnement de notre BITD également réussi. Dans cette perspective, la DGA a annoncé vouloir consolider et renforcer l'agilité de notre BITD au cours des six prochaines années, en prêtant notamment une attention particulière aux PME, aux chaînes d'approvisionnement et au soutien aux exportations.

J'ai récemment eu l'occasion d'échanger avec des industriels de la défense à Issoire, dans ma circonscription. Il s’agit de fournisseurs de rang 1, qui m'ont fait part de plusieurs problématiques auxquelles ils sont confrontés. Par exemple, ils ont pointé la difficulté à trouver un équilibre entre leurs clients civils et militaires. La LPM 2024-2034 supposant une montée en charge des commandes militaires, il leur sera difficile de continuer à honorer les commandes issues du civil, ce qui risque d’emporter des conséquences à moyen et long terme auprès de certains clients, notamment hors d’Europe. Or vous savez comme moi combien il est important, pour ces entreprises, de conserver l'ensemble de leurs clients. De plus, comme je l'évoquais hier soir avec Emmanuel Chiva, la LPM ambitionne de constituer ou de reconstituer des stocks stratégiques pour un certain nombre d'équipements, ce qui pose divers problèmes à ces entreprises. La pénurie de main-d'œuvre qualifiée constitue un autre sujet de préoccupation, qui touche aussi de plein fouet les entreprises du bassin d’Issoire. À l'image de l'école des métiers internes développée au sein d'Arquus, certaines entreprises forment à plus petite échelle, en interne, des salariés sur les métiers en tension. Nous pourrions tout aussi bien parler de l'accès au financement des investissements, ou encore du soutien à l'innovation.

Vous qui représentez à la fois les PME/ETI de l'industrie de défense et les grandes entreprises et qui sous-traitez la fabrication d'un certain nombre de composants des équipements que vous produisez, quelles solutions proposez-vous pour accompagner vos fournisseurs face à la montée en charge des commandes militaires sur tous les volets précédemment évoqués ? Que pensez-vous de l'idée de financer ou au moins de cofinancer l'achat des stocks de matières premières afin de permettre à ces plus petites entreprises d'honorer leurs commandes ?

Mme Isabelle Santiago (SOC). Une partie de mes questions ont déjà trouvé réponse au fur et à mesure des prises de parole. Celles-ci concernaient notamment l’article 23, l'article 24, le décalage des frégates. J’adresserai donc la question de ma collègue qui a dû nous quitter en cours de séance.

Un discours s’est développé sur les insuffisances des industriels pour expliquer les étalements de livraisons. Cette réponse nous est souvent apportée pour expliquer certaines situations, mais les auditions successives nous apportent des éclairages quelque peu différents. Qu'en est-il donc pour Naval Group et dans quelle mesure les exportations soutenues par l’État peuvent-elles permettre d'assurer la pérennité des chaînes de production, même si les commandes françaises sont étalées ? Quelle est la sensibilité du groupe en termes de savoir-faire sur les commandes de frégates, notamment pour les armées françaises ? Concernant les coûts de fabrication et de fourniture de services, quelle inflation constatez-vous et quelles perspectives envisagez-vous pour les prochains mois ? Comment ce coût se répercute-t-il sur la tarification des commandes des armées, qui s'échelonnent sur le temps long ? Ce sujet que nous abordons assez fréquemment nous intéresse particulièrement au titre de la LPM.

Le financement du passage à l'économie de guerre, notamment sur la question des stocks et plus largement pour les PME/ETI de défense, constitue également un point d'inquiétude. Quel est le soutien fourni par la DGA, voire par Bpifrance ? J'évoquais hier soir, auprès d'Emmanuel Chiva, les problématiques bancaires rencontrées par la BITD, que ce soit au niveau de l'Alliance atlantique ou de l'Europe. Nous avons obtenu quelques réponses, mais votre témoignage démontre la persistance de ces problématiques. L’idée d’un correspondant banque ayant été évoquée, celui-ci serait-il visuellement un interlocuteur proche de vous ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Je vous félicite pour votre travail inlassable au service de l'industrie de notre pays. À travers vous, je salue vos collaborateurs très mobilisés depuis toujours, et qui le sont encore plus dans cette période.

Je souhaiterais revenir sur la question des ressources humaines sous l'angle de la concurrence, ou en tout cas des tensions naissantes entre la montée en puissance du nouveau nucléaire et la course aux ressources humaines rares dans les métiers que vous avez cités : tuyauteur, soudeur, chaudronnier, etc. J’avais posé cette question le 4 avril dernier à la secrétaire d’État, Agnès Pannier-Runacher, qui m'avait répondu qu'elle envisageait un plan Marshall – expression assez forte – sur ce sujet crucial. À quel point avez-vous été sollicités et associés à cette réflexion en cours ? Sur le même thème, avez-vous une préférence où voyez-vous un équilibre à trouver entre la formation interne et la création de nouvelles écoles dans ces domaines, qui seraient à répartir sur le territoire en fonction des spécialités requises ?

J’aborderai enfin la question spécifique du plan de charge de Lorient. Nous avons beaucoup parlé des frégates, de cet étalement des livraisons, de l’export, de la marine de guerre hellénique. Est-il envisagé, en fonction des perspectives à l’export, de construire d'autres types de navires à Lorient, de type patrouilleurs ou corvettes hauturières ? D’autres formats de bâtiments pourraient-ils être envisagés sur le site de Lorient ? Je précise que j’associe ma collègue Lysianne Métayer à cette question.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Ma question s’adresse à M. Pommellet. L'un des principaux enjeux de cette LPM sera, outre la poursuite de la modernisation des armées françaises, les efforts consentis pour notre appareil de dissuasion nucléaire. Cette LPM sera marquée, pour ce qui est de la composante océanique, par la construction, sur le chantier Naval Group, du premier des quatre SNLE de troisième génération. Par ailleurs, la mise à l’eau du porte-avions de nouvelle génération est prévue pour 2036/2037, pour un passage de témoin avec le Charles de Gaulle prévu en 2037/2038. Le porte-avions à catapulte et brin d'arrêt reste le gage d'efficacité militaire maximale de la puissance en mer. Seuls les Américains et nous sommes aujourd'hui capables d'une propulsion nucléaire, ce dont nous sommes très fiers. À l'approche de l'entrée en vigueur de cette nouvelle LPM, quels sont pour vous les enjeux de Naval Group en ce qui concerne ces deux éléments indispensables à notre composante nucléaire ? Considérez-vous que les dispositions prises dans ce texte sont à la hauteur de ses ambitions et de sa volonté de maintenir notre dissuasion nucléaire, clé de voûte de notre stratégie de défense ?

M. François Cormier-Bouligeon (RE). En tant que rapporteur du programme 178, ma question s’adresse à M. Nicolas Chamussy. « Il y a urgence de produire davantage, souverainement et plus vite certaines de nos munitions ». Je partage ce point de vue exprimé par le ministre des armées, Sébastien Lecornu. Considérés comme une variable d'ajustement budgétaire depuis la fin de la guerre froide, les obus de gros calibre utilisés par les tirs d'artillerie sont devenus une denrée recherchée depuis le début du conflit en Ukraine. À Bourges, au cœur du Berry, Nexter et ses collaborateurs sont au centre de ce défi stratégique, en alliant la qualité du travail de précision avec une production industrielle à monter en puissance. En effet, en février 2022, avant le déclenchement de l'invasion russe de l'Ukraine, Nexter produisait sur son site berruyer environ 40 000 obus par an. Pour répondre à la reconstitution souveraine des stocks de munitions, Nexter travaille à augmenter de moitié ses capacités de production d'ici 2024, et à les doubler – vous me corrigerez si je me trompe – en 2025. Je souhaiterais donc vous interroger sur les trois facteurs déterminants en la matière dans le contexte de la LPM. Comment ferez-vous face à cet enjeu par rapport à la pénurie de matières premières – et notamment de poudre de propulsion –, par rapport à la pénurie de main-d'œuvre – malgré la création du campus de la pyrotechnie du futur à Bourges – et par rapport aux enjeux de logistique liés à la sécurité et à la périssabilité des munitions ? Comment intensifier le flux de production des munitions et permettre le succès de l'économie de guerre dans le contexte de guerre économique que vous avez rappelé ?

M. Philippe Bouquet (Comité Richelieu). Je répondrai plus particulièrement aux questions relatives aux ressources humaines, en complétant mes précédents propos. Comme pour les sujets de financement, nous souffrons d'un problème d'image. Nous devons redevenir attractifs, et les notions de souveraineté ou autres ne devraient pas être considérées comme des sujets repoussoirs. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons attirer les jeunes dont nous avons besoin. Un député posait la question de l’équilibre entre formation interne et formation externe. Aujourd'hui, le problème ne se pose plus : nous sommes obligés de dispenser des formations internes, car nous ne trouvons pas les compétences à l'extérieur. Même à notre niveau, nous peinons à trouver des soudeurs, des opérateurs sur machine à commande numérique, etc. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’un problème de formation ou d'établissement de formation. Ces établissements existent, mais ils sont vides. Nous devons donc trouver le moyen de les remplir et d’attirer des jeunes vers ces métiers. Nous sommes très clairement confrontés à un problème d'image et à un problème d'orientation sur ces sujets. Pour m’être attaché à ce sujet sur mon territoire, je pensais que nous manquions de classes. Or les classes existent, mais les candidats manquent à l’appel. C’est le véritable sujet.

Jusqu'en 2020, avant la crise sanitaire, je participais au groupe de travail de l'Assemblée nationale sur les industries de défense, au sein duquel l’on pouvait échanger entre industriels, parlementaires et DGA. Déjà à l’époque, nous avions abordé les problèmes de financement. J’ignore si cette instance existe toujours, mais le Comité Richelieu est disposé à y contribuer et à vous alimenter au fil de l’eau sur nos problématiques quotidiennes.

En tout état de cause, si l’on résout le problème d'image et d'attractivité, nous récupérerons nécessairement davantage de candidats, que nous parviendrons à former grâce aux structures existantes. Je rejoins d’ailleurs ce qui a été dit sur le temps de formation. Lorsque je reçois un jeune soudeur sorti d'école, je dois attendre au moins un an avant de l’affecter à des sujets complexes. Nous nous devons de traiter ce sujet au quotidien, et nous recrutons depuis longtemps des personnels aux profils et formations divers, car si nous nous en tenions strictement aux candidats provenant des métiers recherchés, nous ne les trouverions pas.

M. Emmanuel Levacher (Arquus). Je me focaliserai sur l'accompagnement que nous pouvons fournir aux sous-traitants et fournisseurs pour les aider à constituer des stocks, y compris de matières premières. Il me semble déjà intéressant, même si cela peut paraître quelque peu rétrograde, de raisonner en filières. Nous nous efforçons de relocaliser un certain nombre de filières ayant quitté le territoire national, mais il est également important de soutenir les filières toujours présentes sur place. Ces filières sont souvent constituées d’un MOI, de sous-traitants et de fournisseurs, souvent des PME localisées en France. Pour pouvoir monter en puissance, il est impératif que l'ensemble de la filière puisse suivre. Aujourd’hui, nous sommes déjà amenés – sans doute de manière trop curative – à intervenir directement auprès de certains fournisseurs en difficulté de trésorerie pour les aider à acheter les matières premières ou les composants dont elles ont besoin afin de pouvoir fabriquer et fournir. Peut-être pourrions-nous imaginer, pourquoi pas avec le concours de l’État, une manière plus structurelle ou plus organisée d'embarquer toute la chaîne d’approvisionnement dans ces mesures de sécurisation de certains stocks critiques de composants de matières premières. Je ne pense pas que nous y soyons tout à fait aujourd’hui, mais c'est à nous, en tant qu’industriels, de faire le premier pas et de trouver les moyens de mobiliser de la trésorerie pour fournir cet accompagnement. C’est le point clé pour faire rapidement monter en puissance les chaînes d’approvisionnement. Nous avons beaucoup parlé des goulots d'étranglement sur les ressources humaines, mais il en existe également sur la capacité des fournisseurs à suivre la cadence.

M. Nicolas Chamussy (Nexter). Depuis plusieurs années, avec la crise Covid-19, la crise d'approvisionnement des matières premières, la crise d’approvisionnement des composants électroniques et la crise énergétique, les industriels ont tous mis en place, avec le concours de la DGA, des observatoires de nos fournisseurs les plus critiques. Chez Nexter, nous en suivons plus de 600 de manière plus spécifique, que l'on aide de la meilleure manière possible au plan de la trésorerie, mais aussi en achetant des matériels en avance de phase : nous avons par exemple acheté des ébauchés de tubes ou de corps d’obus, y compris sans client identifié. De même, nous achetons parfois de la matière première en avance de phase pour aider nos partenaires industriels : quelques jours après le 24 février 2022, nous avons acheté plusieurs centaines de tonnes de poudre en avance de phase. Cela permet d'aider nos partenaires industriels, sachant que cette question nous taraude tous les jours : si l’on n'aide pas notre chaîne de fournisseurs, l’on ne fournira plus de CAESAR, de Scorpion, de munitions, et nous ne parviendrons plus à soutenir les forces, qui ont besoin de nos capacités industrielles pour les aider.

Je reviens à présent sur la notion d’économie de guerre. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il existe une très forte impulsion politique pour que l'industrie passe en économie de guerre afin d’aider l'Ukraine dans la durée et de nous préparer nous-mêmes à un conflit majeur. J’en rappellerai les trois composantes : une économie de guerre signifie produire plus vite, produire davantage et être plus souverain.

Concernant la nécessité de produire plus vite, je prendrai l’exemple des canons CAESAR. Avant le déclenchement des opérations, le cycle de production s’étalait entre vingt-quatre et trente mois. Nous sommes désormais à un cycle de dix-sept mois pour les CAESAR 6x6 équipant les forces françaises. Pour ce faire, nous avons priorisé les activités chez nous et chez nos fournisseurs et effectué des achats anticipés de matières premières, de composants électroniques et de produits semi-finis.

Pour le produire plus, je rappelle que nous étions, en fin d’année 2021, sur une cadence historique moyennée de l'ordre de deux CAESAR par mois. En fin d’année 2023, nous serons passés à six par mois, puis à huit par mois dans le courant de l’année 2024 – nous sommes en train d’effectuer les derniers réglages. Nous avons multiplié par quatre la cadence de livraison des CAESAR. Lorsque je dis « nous », je ne parle pas seulement de Nexter, mais aussi de l’ensemble de la chaîne industrielle, de la DGA et des forces, dans le cadre d’un continuum entre l'industrie et l’État. Nous avons aussi augmenté les capacités de production de munitions, sujet sur lequel je reviendrai en répondant à la question François Cormier-Bouligeon.

Être plus souverain est enfin une exigence forte que nous avons bien prise en compte, même si dans les faits, 95 % de notre chaîne de fournisseurs est localisée sur le territoire national. Notre densité de souveraineté industrielle était déjà très forte. L’exemple typique fut la relocalisation partielle de la filière poudre, dont nous sommes partie prenante.

Voici donc les trois têtes de chapitre de l'économie de guerre aux yeux de Nexter : produire plus vite, produire plus, être plus souverain, avec les exemples associés sur les CAESAR et les munitions. Je pense que nous sommes au rendez-vous. Cela dit, à ce jour, l'effort de mobilisation reste très largement autofinancé. Nous atteignons la limite haute, et cet autofinancement s'arrête où débute l'impératif de bonne gestion des entreprises privées que nous sommes. C'est un cycle de discussions permanent entre nous et l’État.

Pour terminer sur l’économie de guerre, je souhaiterais qu’elle emporte une véritable dimension transformationnelle et qu’elle change profondément les fondamentaux sur lesquels la BITD est fondée depuis plusieurs décennies. Il sera nécessaire que cette logique s'inscrive dans le long terme et fasse l'objet d'un partage des risques adapté entre l’État et l'industrie. Nous en discutons régulièrement, et je pense que cette LPM, avec toutes les dispositions qu'elle prévoit, est un élément extrêmement important.

Concernant spécifiquement les munitions, notre outil industriel munitionnaire est très orienté sur la production de munitions d'artillerie et de char, soit plutôt du gros calibre. Je puis vous confirmer que cet outil tourne à pleine cadence. Dès le début du mois de mars 2022, nous avons acheté énormément d’ébauchés de corps d’obus, de la poudre, des explosifs. Dans ce domaine, nous étions sur une base de production en France et en Italie de l'ordre de 60 000 obus par an. C’est à peu près l'étiage auquel nous sommes actuellement. Nous allons ajouter 50 % de capacités, conformément à nos engagements et grâce à des investissements industriels. Nous avons acheté des machines et des mètres carrés, constitué des stocks et même embauché du personnel que nous avons commencé à former. D’ailleurs, sur ce type de métier, en particulier pour les populations coulant l'explosif dans les obus, il n’existe pas d'école de formation française à proprement parler. La meilleure école, c'est chez Nexter, avec le compagnonnage. Comme je l'ai par ailleurs écrit au commissaire Thierry Breton, nous avons mis en place un plan pour doubler à nouveau nos capacités à horizon 2025. Je vous confirme donc que ce plan existe. En revanche, nous avons atteint la limite de ce que nous pouvions autofinancer. Nous allons désormais devoir nous coordonner avec l’État, ainsi qu’avec la Commission européenne, qui fait montre d’un intérêt tout à fait particulier sur le secteur munitionnaire.

J’en arrive à la question du char lourd et du MGCS, qui a fait l’objet de discussions industrielles. Comme vous le savez, nous avons finalisé un accord industriel en fin d’année dernière, qui permet de lancer les étapes suivantes du programme MGCS. Le ministre Sébastien Lecornu a récemment échangé sur ce point avec son homologue allemand, et nous devrions obtenir quelques informations dans les prochaines semaines. Le programme MGCS reste en ligne de mire pour la préparation d'un programme de char de combat en coopération avec l'Allemagne. Le ministre s'est lui-même exprimé à plusieurs reprises sur ce sujet. D'une manière ou d'une autre, une solution intermédiaire devra être trouvée pour succéder au char Leclerc, solution qui s'impose petit à petit du fait du contexte ukrainien et de l'arrivée de chars avec de nouvelles capacités. Comme vous le savez, nous avons proposé le concept Enhanced Main Battle Tank (E-MBT), qui est un char capitalisant sur les compétences et les acquis, en Allemagne et en France, du groupe KNDS auquel Nexter appartient. Présenté au salon Eurosatory en 2022, ce concept fait clairement partie des solutions envisagées en réponse à la demande du ministre de trouver, quoi qu’il arrive, une solution intermédiaire.

M. Éric Béranger (MBDA). Je reviendrai sur les relations avec les PME, les ETI et les sous-traitants, en insistant sur le mot clé de filière. Autour de MBDA, la filière missiles rassemble 1 600 sous-traitants, pour un total de 13 500 emplois. Comme le soulignait Nicolas Chamussy, nous sommes tous complètement dépendants les uns des autres. MBDA ne peut pas remplir sa mission vis-à-vis des forces armées sans ses sous-traitants, qui dépendent eux-mêmes de MBDA. Bien entendu, nous avons mis en place des équipes et un dialogue absolument permanent avec ces sous-traitants. Nous les avons surveillés de très près durant la période Covid, en étant particulièrement au chevet de vingt-six d'entre eux. Nous avons déployé des actions d'anticipation de cash et autres pour nous assurer qu'ils restaient en vi, ce qui était absolument fondamental. Dans un monde aujourd’hui différent, nous poursuivons cette relation. Nous sommes un acteur majeur de Pacte PME et avons mis en place, avec nos sous-traitants, un tissu d’innovation ouverte pour progresser et les embarquer avec nous. Nous faisons très attention au sujet du recrutement, qui nous concerne tout autant qu’eux. Je suis l'un des premiers à avoir soulevé le sujet des financements pour les petites structures, sachant que de nombreux sous-traitants nous faisaient remonter leurs difficultés via ce réseau. Plus largement, MBDA assume un risque financier de plusieurs centaines de millions d'euros en termes d'anticipation auprès de ses fournisseurs pour anticiper les besoins à venir de la Nation. C'est ainsi que nous avons pu prendre, en début d'année, un contrat sur des missiles Aster, à la fois pour la France et pour l'Italie, pour lequel le délai de fourniture aurait été plus long de six mois si nous n’avions pas anticipé. C’est aussi de cette manière que nous travaillons avec nos fournisseurs pour augmenter la cadence de production des Mistral de vingt à quarante par mois.

J’en arrive aux questions relatives à l'économie de guerre. De mon point de vue, l'économie de guerre induit de produire plus, de produire plus vite et d’être plus résilient. Ce dernier volet comporte une dimension nationale, mais nous ne devons pas complètement négliger la dimension de coopération et d'utilisation de sous-traitants étrangers, potentiellement comme double source, en conservant toujours la possibilité de fabriquer en national. La résilience est donc, de ce point de vue, un enjeu très important.

En conclusion, je tiens à répéter que la coopération constitue vraiment l'épine dorsale de MBDA. Grâce à elle, la France a accès à l'ensemble du spectre en termes de capacités de missiles. Cette coopération s’articule bien entendu autour d’une grosse composante en défense sol-air autour des Aster, mais aussi d’une composante très forte en termes de frappe dans la profondeur, avec ce qui a été mis en œuvre autour des systèmes de croisière autonomes à longue portée (Scalp Storm Shadow) en coopération avec le Royaume-Uni puis l’Italie. Dorénavant, il est très important de préparer la prochaine étape FMAN/FMC. Comme je l’indiquais précédemment, les référents mondiaux consacrent énormément d'énergie à maintenir ou créer une position en termes de frappe dans la profondeur. La France a la capacité de le faire, grâce à cette coopération et à ses compétences industrielles. Je me réjouis donc que FMAN/FMC soit cité dans cette nouvelle LPM, puisque je considère que c’est très important.

M. Pierre Éric Pommellet (Naval Group). Je répondrai prioritairement aux questions directement adressées à Naval Group, avant de répondre ensuite aux questions plus générales.

Vous me demandez d’abord si j’estime que la LPM est à la hauteur des ambitions, notamment sur les très grands programmes que sont le SNLE et le porte-avions nucléaire. Ma réponse est clairement oui, surtout si j’écoute le ministre des armées, Sébastien Lecornu, qui a affirmé que les calendriers seraient tenus. Les calendriers des programmes sont en effet ceux qui permettent d'assurer la hauteur de nos ambitions, notamment sur ces navires à propulsion nucléaire qui constituent l’une des spécificités de la France.

En parlant du nucléaire, la commission se demande si nous sommes en compétition ou complémentaires vis-à-vis du nouveau nucléaire. Dans les années 70/80, la France a construit six SNLE, six SNA, tout en développant un programme électronucléaire extrêmement ambitieux. Je ne vois donc pas pourquoi notre pays n’en serait pas de nouveau capable. J’estime en outre, certainement de par mon caractère optimiste, que l’industrie de défense se trouve dans une meilleure situation qu’il y a quelques années. Naval Group est une entreprise cochant trois cases : industrie, défense, nucléaire. Il y a quelques années, l'industrie était plutôt abordée sous le prisme des plans sociaux et des fermetures d’usines. De son côté, la défense était considérée comme nécessaire, mais pas nécessairement obligatoire dans certains secteurs, du fait des dividendes de la paix. Je m’abstiendrai de revenir sur l’image du nucléaire. Aujourd’hui, l’on parle de relance du nucléaire, tandis que la défense, dans cet environnement de guerre en Ukraine et de nécessité pour la France de tenir son rang, est revenue au premier rang, ce que vous aurez la lourde charge de confirmer en tant que représentation nationale. Enfin, l'industrie retrouve aussi ses lettres de noblesse. En résumé, l'industrie, la défense et le nucléaire sont redevenus attractifs.

Maintenant, il nous faut travailler tous ensemble pour que notre filière attire les jeunes et les familles. Les centres de formation existent, et il convient d’y amener nos jeunes ou de continuer à travailler s’ils n’existent pas. Je citerai deux exemples de formation dans le domaine naval. Avec l’Éducation nationale, nous avons créé le Campus des industries navales (Cinav), où l'industrie navale s'est regroupée pour navaliser des formations existantes, leur donner un label naval, et pour convaincre des jeunes de venir travailler dans nos chantiers civils et militaires. Je pense aussi à la Haute école de formation de soudage (Héfaïs), école de soudure basée à Cherbourg et fondée par Électricité de France (EDF), Orano et Naval Group, qui se sont regroupés pour former de jeunes soudeurs dans le domaine du nucléaire. Vous constatez que nous sommes capables de nous réunir et d’être complémentaires. Cela dit, il nous faudra être attractifs et proposer des perspectives de carrière et un environnement permettant à tout un chacun de se développer. L'industrie de défense et le nucléaire sont abordés de manière plus positive qu'il y a quelques années, mais nous devons encore travailler pour attirer les jeunes.

L'étalement des livraisons vient aussi répondre à la nécessité, comme le soulignait hier Emmanuel Chiva, de faire de la place pour de nouveaux programmes. Nous ne pouvons qu'espérer, pour Naval Group, qu'un certain nombre de ces programmes concernent le domaine naval. J’observe déjà que la stratégie nationale pour les grands fonds marins va créer de nouveaux objets, voire de nouveaux navires. J’entends en particulier le discours et le message sur les drones. En effet, la maîtrise des fonds marins passe certes par des sous-marins nucléaires, mais aussi par des drones et des drones sous-marins. L'accroissement d'investissement dans les drones figurant dans la stratégie nationale pour les grands fonds marins me permet toujours de rappeler que les drones ne sont pas uniquement dans l'air, puisqu’ils existent aujourd’hui sur terre avec des robots terrestres, mais aussi à la surface de la mer et sous la mer. Demain, les océans seront truffés d'objets autonomes pilotés par l'intelligence artificielle avec une autonomie décisionnelle contrôlée, toujours avec un humain dans la boucle. Il est donc extrêmement important que cette LPM porte aussi cette ambition de grands fonds marins et de drones.

Vous avez ensuite mentionné le chantier naval de Lorient. Celui-ci s'est énormément modernisé ces dernières années pour être capable d’atteindre un rythme de production de deux frégates/corvettes par an, rythme que nous allons atteindre en 2025/2026 pour servir les besoins de la France et de l'export. Le chantier naval de Lorient a en effet toujours vécu sur la complémentarité entre la France et l'export. Je puis vous assurer que nous entretenons un dialogue permanent avec le ministère des armées pour l'identification prévisionnelle de la charge du chantier de Lorient, car si l'on veut fabriquer des frégates demain, nous devons en fabriquer aujourd'hui, et si l’on veut en fabriquer après-demain, nous devons en fabriquer demain, avec un rythme suffisant pour maintenir et développer les compétences. C'est donc un sujet d'attention. Peut-on fabriquer autre chose que des corvettes et des frégates à Lorient ? Les FDI au service de la Marine nationale et de la marine grecque dans les deux années à venir seront assurément très visibles sur le marché, par leurs performances et leurs capacités. Nous fabriquons aussi des corvettes, les corvettes Gowind, que nous avons vendues à l'international, et qui peuvent aussi intéresser la France pour certaines missions. Nous pouvons aussi réaliser, à Lorient, des bâtiments de guerre des mines, qui sont aujourd'hui des bâtiments porte-drones. Le premier d'entre eux a été produit pour la Belgique et les Pays-Bas, et nous espérons que la France rejoindra ce programme dans le cadre de cette LPM. Il s’agit de navires extraordinairement innovants, capables de mettre à l'eau et d'entretenir des flottes de drones pour la mission de guerre des mines, mais aussi pour la maîtrise des fonds marins.

Vous m’interrogiez également sur l’inflation. Nous étions venus devant la commission lors de la crise énergétique et des matières premières pour partager nos inquiétudes. Aujourd'hui, le coût des matières premières revient à des niveaux raisonnables, notamment pour ce qui est de l'acier ou d’autres matières premières nous concernant au premier chef. Nous avons parlé d’Aubert & Duval, fournisseur extrêmement important dans notre chaîne d’approvisionnement. Le coût de l'énergie impacte encore la performance de nos chantiers navals, ce qui constitue toujours une inquiétude, même si la situation n’est pas aussi terrible qu’il y a quelques mois. Quoi qu’il en soit, l’inflation est un mal pour tous, parce qu’elle impacte nos coûts et donc la capacité des États à réaliser tous les matériels dont les armées ont besoin. La lutte contre l'inflation est donc absolument nécessaire pour notre secteur, du moins pour lui permettre de se développer.

Il me semble avoir adressé toutes les questions adressées à Naval Group.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie tous les cinq pour votre participation très éclairante. Nous étudierons cet après-midi les conditions de ceux qui servent ces matériels exceptionnels, avec l'audition à quinze heures du directeur des ressources humaines du ministère des armées.


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 M. le contrôleur général des armées Thibaut de Vanssay, directeur des ressources humaines du Ministère des armées (mercredi 3 mai 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous avons auditionné ce matin une dizaine d’industriels ; tous nous ont parlé des ressources humaines, point fort de nos armées. Votre rôle, Monsieur le directeur, est donc capital. Saint-cyrien, vous intégrez le contrôle général des armées en 2009, avant de rejoindre en 2017 la direction des ressources humaines du ministère de la défense comme directeur de projet « Nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) - Réforme des retraites », deux chantiers majeurs. Vous avez été conseiller pour les affaires sociales auprès de Mme Florence Parly, ministre des armées, à dater de 2018, et vous êtes directeur de ressources humaines du ministère depuis septembre 2021. Les défis à relever dans la gestion des ressources humaines militaires et civiles du ministère des armées sont nombreux : recrutement, fidélisation, agilité, montée en puissance quantitative et qualitative de l’active et de la réserve, déploiement du deuxième plan « famille ». Nous vous entendrons traiter de ces sujets et nous dire l’état du chantier de l’indiciaire annoncé par le ministre devant notre commission. Sur tous ces sujets et sur les autres sujets que vous souhaiteriez aborder, nous serons heureux de connaître votre analyse sur les apports de la loi de programmation à venir et vos points de vigilance.

M. Thibaut de Vanssay, directeur des ressources humaines du ministère des armées. Les questions de ressources humaines irriguent notre ministère et suscitent l’intérêt de votre commission, comme en témoigne la densité de vos échanges sur ce thème avec le secrétaire général pour l’administration le 12 avril dernier et avec les représentants de notre industrie de défense ce matin.

La dimension humaine prendra nécessairement une place croissante dans les missions couvertes par la loi de programmation militaire (LPM) qui vous est soumise, suivant ainsi les orientations fermes données dans la LPM 2019-2025. Le ministre vous l’a dit : étant donné le contexte géostratégique, il souhaite confirmer le modèle d’une armée professionnelle d’emploi, modernisée et durcie. Il faut donc assurer un lien étroit entre le système de menaces auquel nous faisons face et le système d’hommes et de femmes qui doit être prêt à les affronter.

L’enjeu majeur est la fidélisation. C’est vrai pour les armées comme pour toutes les organisations publiques et privées, les représentants de la base industrielle et technologique de défense (BITD) ont dû en témoigner ce matin. Dans un marché de l’emploi dynamique et concurrentiel, attirer la ressource humaine nécessaire en quantité et en qualité est un défi chaque année renouvelé pour un ministère qui recrute entre 28 000 et 30 000 personnes par an.

Nous sommes confrontés à une conjonction de facteurs bien peu fréquente depuis quarante ans : un chômage historiquement bas et une inflation supérieure à 5 %, ce qui ne s’était pas vu depuis 1985, mais aussi l’émergence extrêmement rapide de nouveaux métiers stratégiques pour nos armées dans la cybernétique, les nouveaux espaces de conflictualité, les fonds sous-marins, l’espace. Il nous faut donc générer de la ressource assez rapidement, et ce contexte inédit entraîne une tension extraordinaire, au sens premier du terme, sur les ressources humaines du ministère des armées, fortement dépendant de la situation du marché de l’emploi. Sur longue période, la corrélation entre la situation de marché de l’emploi et la capacité du ministère à tenir ses effectifs est proche de 1. C’est qu’à la différence d’autres administrations, nous ne recrutons pas pour une carrière complète : nous renouvelons chaque année environ 15 % des effectifs, essentiellement contractuels s’agissant des militaires et désormais de plus en plus pour les civils. Aussi, s’il fallait résumer en un seul mot la politique de ressources humaines que nous voulons conduire dans la LPM 2024-2030, ce serait « fidélisation ».

Nous parvenons, globalement, à tenir nos objectifs de recrutement, même si, je vous l’ai dit, c’est chaque année un véritable défi. En préparant la nouvelle LPM, nous avons tiré les conséquences de la difficile réalisation des schémas d’emploi au cours des deux dernières années et nous sommes résolus à faire preuve de réalisme et de sincérité. C’est le sens du dernier alinéa de l’article 6, qui permettra d’adapter notre manœuvre en ressources humaines au marché de l’emploi.

Dans le cadre de la LPM 2024-2030, l’action en matière de ressources humaines se déclinera en trois volets : adapter le statut général des militaires, sans le dénaturer, par diverses mesures législatives ; consolider le ministère des armées comme un employeur de référence par la qualité de son accompagnement professionnel et social ; déployer une politique salariale cohérente avec l’ambition capacitaire fixée dans la LPM.

Parce que nous devons gagner en réactivité et en agilité dans la gestion des ressources humaines, plusieurs dispositions modifiant le statut général des militaires sont présentées qui visent à permettre une plus grande souplesse dans la diversité des parcours professionnels. Je pense à la possibilité donnée aux armées de conserver des cadres jusqu’à trois ans au-delà de la limite d’âge, de réengager des militaires ayant quitté le service, de pérenniser des promotions fonctionnelles. Notre politique en faveur de la réserve doit permettre, comme l’a indiqué le ministre, d’atteindre l’objectif d’un réserviste pour deux militaires d’active à l’horizon 2035, ce qui explique le relèvement assez important des limites d’âge dans la réserve opérationnelle. Nous sommes appelés à construire un modèle différent dans lequel les réservistes prendront une place plus importante. La trajectoire des effectifs, qui vise 275 000 emplois temps plein en 2030, militaires et civils confondus et sans les réservistes, pourra être adaptée au cours de l’exécution de la LPM. Nous serons aussi conduits, pour nous adapter à l’émergence des nouveaux métiers, à interroger la cohérence entre le grade et l’emploi.

Nous voulons aussi continuer d’investir massivement dans notre appareil de formation initiale et continue, déjà assez développé et qui suscite l’intérêt de nos partenaires interministériels, pour construire les compétences les plus expertes et réorienter vers d’autres métiers les personnels civils et militaires qui montrent des aptitudes particulières. Nous consoliderons les écoles de formation technique préparatoire, comme le prévoit une disposition du projet de loi, et nous donnerons un nouvel élan à la formation professionnelle en milieu militaire. Nos efforts de recrutement seront également tournés vers les écoles civiles en amont de l’obtention des diplômes, notamment en développant des bourses de formation, étendues aux futurs recrutements de personnels civils. Enfin, les grandes écoles sous tutelle du ministère des armées et de la direction générale de l’armement devront mieux contribuer à l’élaboration des parcours d’excellence pour nos cadres civils et militaires.

La fidélisation passe également par un accompagnement professionnel et social différenciant le ministère des armées d’un autre employeur. Ce sera notre deuxième axe d’intervention, et cette politique connaîtra un nouvel élan avec le plan « famille II » annoncé par le ministre. Doté de 750 millions d’euros sur la période, il doit aider à répondre aux besoins des personnels militaires et civils. Il visera en particulier à mieux accompagner les conséquences de la mobilité des militaires en matière de logement, d’emploi des conjoints et de garde d’enfants. Pour tenir compte des enseignements tirés du premier plan « famille », le nouveau plan dotera les commandants de terrain de moyens leur permettant de conduire des actions à l’échelle du régiment, de la base aérienne ou de la base navale.

Enfin, la politique salariale aura trois objectifs. Le premier est, sans surprise, la rétention : nous souhaitons développer des mesures ciblées vers les populations civiles et militaires qui ont acquis de l’expérience, et donc les femmes et les hommes âgés de 35 à 45 ans qui forment le cœur de nos ressources d’encadrement. Le deuxième objectif est celui de l’expertise, pour viser les compétences davantage que les statuts, puisqu’aujourd’hui certaines compétences sont exercées ou détenues indifféremment par du personnel civil ou du personnel militaire. Le troisième objectif est l’agilité : des dispositifs réversibles doivent nous permettent de réagir plus rapidement aux évolutions des comportements et du marché de l’emploi.

En outre, il conviendra de tirer toutes les conséquences, de la mise en œuvre de la NPRM qui sera pleinement déployée à la fin de cette année et dont les effets seront quantifiables et visibles en début de LPM, sachant que les politiques de ressources humaines, notamment la politique salariale, s’inscrivent nécessairement dans le temps long.

En outre, la période couverte par la nouvelle LPM permettra de traduire dans les faits les éléments de rénovation indiciaire contenus dans la NPRM. Ce chantier indiciaire, qui comportera des mesures ciblées sur des populations bien identifiées, visera aussi à contrer les effets assez puissants du tassement des grilles dû aux relèvements successifs du minimum de la fonction publique. Nous voulons, grâce à la rénovation indiciaire, consolider la valeur méritocratique des parcours professionnels militaires, qui est l’essence de notre modèle de ressources humaines pour chacune des armées.

Vous le voyez, les questions de ressources humaines sont parfaitement intégrées dans le projet de LPM. Nous déployons une stratégie d’ensemble qui nous permettra d’agir sans doute comme nulle autre organisation, sur une très large palette de leviers : la formation, l’environnement professionnel, la qualité de vie au travail, le suivi des jeunes, l’égalité femme-homme, la reconversion et, bien sûr, la politique salariale.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Je vous remercie de nous avoir permis de cerner le périmètre de la LPM sur le plan social. Dans ce projet de loi, près de 97 milliards d’euros sont consacrés aux ressources humaines civiles et militaires du ministère des armées, comme il le faut. Vous avez mentionné diverses mesures satisfaisantes relatives à l’accompagnement des familles et à la fidélisation, qui passe par la valorisation du mérite. Les femmes et les hommes qui s’engagent dans nos armées estiment que dans cet univers on monte marche par marche, par le travail et le mérite. Mais lors des auditions que nous avons conduites, nous avons constaté l’aplanissement des soldes du soldat et de l’adjudant ou du jeune lieutenant et du colonel. Il importait de corriger cette évolution et, au-delà la NPRM qui a déjà amélioré les choses ces dernières années, il est bon que vous alliez plus loin pour mettre en valeur l’échelle progressive des rémunérations. Pouvez-vous détailler le plan « famille II », qui concerne militaires et civils ? Qu’est-il prévu pour l’hébergement et aussi pour la garde des enfants, parfois très difficile étant donné les contraintes opérationnelles ?

M. Thibaut de Vanssay. La NPRM, qui était prévue dans le rapport annexé de la LPM 2019-2025, va devenir un outil de politique salariale et de la manœuvre de ressources humaines de la LPM 2024-2030.

Les groupes de travail – réunissant des élus locaux, des associations dont des associations de conjoints et l’administration – ont été lancés par le ministre pour définir ce qui a fonctionné et ce qui a moins bien fonctionné dans le premier plan « famille », qui a démarré en 2018. Sans doute son organisation était-elle un peu trop centralisée. Aussi le ministre nous a-t-il demandé de donner aux commandements territoriaux les moyens de conduire des actions locales pour tenir compte de ce que les situations diffèrent selon que l’on est à Varces ou à Toulon, et de nouer des partenariats avec les communes qui ont la chance d’accueillir des unités militaires sur leur territoire.

D’autre part, nous allons quelque peu réorienter notre politique d’action sociale, les groupes de travail ayant conclu que les sujétions de la vie militaire étaient insuffisamment prises en compte dans l’accès à certaines prestations d’aide ministérielle. Un travail est en cours qui vise à mieux prendre en compte pour l’éligibilité à certaines prestations la réalité des contraintes opérationnelles, qui ne sont pas les mêmes selon que l’on est embarqué sur une frégate multi-missions à Brest et en alerte 48 heures ou militaire avec un programme établi pour le mois.

Enfin, il faut reconnaître que mieux accompagner les conséquences de la mobilité pour les militaires et leurs familles est un programme de très long terme. Les armées ont pu s’exprimer : le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire a remis un rapport au président de la République à ce sujet il y a peu. La mobilité est intrinsèque au statut et à la manière dont sont organisés les parcours professionnels de nos cadres, particulièrement les officiers. Chaque situation individuelle provoque des attentes particulières, et nous avons souvent le sentiment de ne pas être « sur la cible », mais cela s’explique : il y a 25 000 mutations chaque année, et donc 25 000 situations particulières, ce qui provoque parfois un sentiment d’insatisfaction.

Les chefs d’état-major des armées ne souhaitant pas réduire drastiquement la mobilité des militaires, il convient de définir un « package » complet, accessible au militaire, pour chaque famille – sachant toutefois que certaines familles ne souhaitent pas être accompagnées –, permettant de la prendre par la main pour rechercher un logement, inscrire les enfants à l’école, aider à la transition professionnelle ou à la recherche d’un emploi pour le conjoint, qui est majoritairement une conjointe. Notre administration, qui travaille souvent en silos, doit se rendre capable d’offrir une palette de services beaucoup plus efficaces. Cela prendra du temps. En particulier, la question du logement, dont je n’ai pas la responsabilité, suscite de nombreuses interrogations car, à la différence de ce qui vaut pour nos camarades gendarmes, il n’y a pas dans les armées de logement par nécessité de service.

Nous menons donc une politique active d’accompagnement professionnel et social, et un gros tiers des crédits alloués au nouveau plan « famille » sera affecté aux moyens qui seront donnés aux commandants locaux pour conduire des projets concrets.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Mounir Belhamiti (RE). Votre exposé clarifie les enjeux en matière de ressources humaines pour nos armées ; au nom du groupe Renaissance, je vous en remercie. La guerre en Ukraine confirme que les menaces cybernétiques sont aujourd’hui prépondérantes et touchent tous les pans de notre société. Il est indispensable d’adapter nos forces à cette évolution irréversible et la nouvelle LPM est une réponse audacieuse à ces nouvelles menaces. Demeure le défi que vous avez mentionné : le recrutement suivi de la fidélisation de nos combattants. Ce défi est d’autant plus préoccupant quand il s’agit de cyberdéfense que toute l’industrie française du numérique entendu au sens large est confrontée à d’importantes difficultés de recrutement. Numeum, la première organisation professionnelle du secteur, indique que 10 000 ingénieurs manquent chaque année en France alors que 230 000 postes seront à pourvoir d’ici à 2025 dans le secteur du numérique, dont 75 000 experts, notamment pour faire face à l’augmentation exponentielle de la cybercriminalité. Autre sujet de préoccupation en matière de formation : la baisse du niveau des élèves français en mathématiques. Une évaluation internationale a lieu tous les quatre ans pour observer le niveau de mathématiques des élèves de 6 ans et, en 2019, la France s’est classée dernière des pays de l’Union européenne. Enfin, notre secteur public peine à attirer étant donné les avantages, notamment financiers, qu’offre le secteur privé. Face à cette équation complexe, comment comptez-vous atteindre les objectifs en matière de cyberdéfense fixés par la nouvelle LPM ?

M. Thibaut de Vanssay. Nous n’avons pas la solution miracle que personne n’a… Notre trajectoire cyber, très ambitieuse, a été fixée dans la LPM 2019-2025, revue à la hausse lors de l’ajustement annuel de la programmation en 2021 et confirmée dans la nouvelle LPM. Il n’y a pas de meilleurs recruteurs que ceux qui « vendent » directement le métier qu’ils exercent. Ma direction vise à assurer la cohérence ministérielle, n’est là qu’en appui du Comcyber, de la DGSE et des armées, qui vont recruter directement dans les écoles. D’autre part, nous développons et nous allons continuer de développer nos formations internes. Je vous invite, si vous ne l’avez pas encore fait, à aller visiter les classes de BTS cyber au lycée Charles-de-Gaulle à Saint-Cyr-l’École. Nous y avons mis des moyens, nous allons développer ces formations et augmenter de 30 % d’ici 2025, les effectifs d’élèves formés chaque année, qui iront soit à la DGSE soit dans les autres services du ministère. Un BTS CIEL « cybersécurité, informatique, réseaux électroniques » sera également créé à Brest.

Les jeunes gens qui nous rejoignent le font parce qu’ils trouvent au ministère ce qu’ils ne trouvent nulle part ailleurs ; nous faisons des choses qu’aucune autre entreprise ou organisation publique n’est capable de faire. Cela participe de notre « marque employeur » et cela a une véritable valeur sur le marché. La difficulté, vous l’avez indiqué, est de parvenir à concilier nos ambitions et les qualifications présentes sur le marché de l’emploi. Nous cherchons à la résoudre en formant nous-mêmes et en requalifiant. D’autre part, nous ne nous battrons pas pour garder trop longtemps certains ingénieurs ou techniciens cyber parce que ce combat est sans doute inaccessible dans le domaine cyber. Qu’ils restent chez nous au moins cinq ans, c’est l’objectif que nous nous fixons pour les contractuels civils et c’est déjà très bien parce qu’ils mettront ensuite ce qu’ils auront appris chez nous au service de l’économie nationale et finalement de la protection cyber nationale.

Nous avons pour difficulté complémentaire d’assurer l’encadrement stable de nos jeunes techniciens et ingénieurs cyber par des titulaires expérimentés, civils ou militaires. Nous y travaillons avec la DGA.

Mme Stéphanie Galzy (RN). Nos militaires s’engagent quotidiennement au service de la France. Il est fondamental que cet engagement s’exerce au mieux. Cela passe entre autres par de bonnes conditions de vie et une meilleure prise en compte de la situation personnelle et familiale de nos soldats. Consciente de cette nécessité face aux impératifs de fidélisation de nos recrues, le ministère des armées a lancé un premier plan famille pour la période 2018-2022, doté de 302 millions d’euros ; un second suit, dont le budget est porté à 750 millions, qui vise à limiter l’impact des engagements opérationnels et des mutations fréquentes sur la vie personnelle, familiale et professionnelle afin de mieux accompagner la mobilité de nos militaires. Le rapport annexé du projet de LPM 2024-2030 évalue les besoins en infrastructures à 16 milliards d’euros contre 12 milliards pour la période 2019-2025 et annonce un effort particulier pour leur entretien courant et leur remise à niveau. Dans le cadre des plans Hébergement et Ambition logement, quels investissements sont destinés aux rénovations nécessaires pour améliorer les conditions de vie des militaires ?

M. Thibaut de Vanssay. Les questions de logement et d’hébergement ne sont pas de ma compétence. Toutefois, l’analyse du premier plan « famille » a montré que ses chapitres s’entremêlaient : c’était à la fois un plan d’accompagnement des familles et d’amélioration des conditions de vie des militaires. Nous avons souhaité, dans le deuxième plan à venir, séparer strictement ce qui relève de l’aide aux familles de ce qui touche à la vie dans l’emprise militaire et à l’hébergement. C’est pourquoi les crédits relatifs à l’entretien des hébergements ne figurent pas dans les 750 millions d’euros mentionnés. Je crois savoir que le secrétaire général pour l’administration vous a parlé du plan Ambition logement, qui marque une rupture avec ce qui a été fait depuis quarante ans en ce qu’il sécurise notre parc domanial. Nous avons signé un contrat pour 35 ans qui nous permettra de rénover 80 % de notre parc des logements aux meilleures normes énergétiques et de construire entre 2 800 et 3 000 logements sur la période, avec un effort d’investissement qui couvrira les premières années du contrat jusqu’en 2030. La situation actuelle résulte du sous-investissement passé dans cette partie du patrimoine immobilier du ministère des armées. Être lié à des professionnels pour la gestion, la rénovation et la construction est une forme de garantie. Nous avons essayé la régie puis la quasi-régie avec la Caisse des dépôts ; cette fois, des crédits sont sanctuarisés. Je m’en tiendrai là, au risque, sinon, de sortir de mon champ de compétences.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Comme l’a fait le Conseil d’État, le groupe La France insoumise, et il n’est pas le seul, a déploré le caractère largement incomplet de l’étude d’impact du projet de LPM et sur ce plan le volet « ressources humaines » du texte ne démérite pas, il est des plus flous. Je suis heureux de vous avoir entendu dire que vous sauriez quoi faire du dernier alinéa de l’article 6, qui est ainsi rédigé : « Le ministère adaptera la réalisation des cibles d’effectifs fixées par le présent article et sa politique salariale en fonction de la situation du marché du travail ». En le lisant, toutes mes pensées sont allées vers vous et vos équipes, qui serez chargés de la mise en œuvre de cette disposition. Vous nous avez dit avoir des idées précises à ce sujet ; elles m’intéressent et j’aimerais connaître quelques exemples concrets de ce que ce septième alinéa vous permet d’envisager.

Vous avez souligné que la politique salariale concerne civils et militaires. Je m’en félicite, car il n’est parfois question ici que des militaires alors même que près de 60 000 civils travaillent au ministère des armées dont ils sont une composante essentielle, dans le secteur cyber par exemple. Vous expliquez vouloir faire porter les efforts sur la génération des 30-45 ans ; pourquoi une tranche d’âge si restreinte alors que vous parlez aussi de relever les limites d’âge ? Encore laissé-je de côté les deux années supplémentaires de travail liées à une réforme des retraites qui n’est pas forcément promise à la pérennité – je reste optimiste… Vous avez aussi évoqué la valorisation de l’expertise en misant sur les compétences plus que sur les statuts ; le risque n’est-il pas alors d’ajouter une distorsion au tassement des rémunérations que vous avez mentionné ? Vous avez également parlé de gagner en agilité grâce à des mesures réversibles ; quelles seraient-elles, concrètement ? Enfin, pourriez-vous faire le point sur la perte de pouvoir d’achat subie depuis un an par les différentes catégories civiles et militaires, de manière que nous ayons un tableau précis des ravages de l’inflation au sein du ministère ?

M. Thibaut de Vanssay. Je vous remercie, Monsieur le député, de m’accompagner par vos pensées chaleureuses dans la mise en œuvre du dernier alinéa de l’article 6. La loi de règlement a montré qu’au cours de l’exercice 2022 nous avons sous-réalisé nos schémas d’emplois et nos cibles d’effectifs. Pour l’instant, je vous l’ai dit, le recrutement tient dans tous les domaines, même s’il est plus difficile pour les militaires du rang que pour les officiers, et il tient relativement bien pour le personnel civil, mais nous remarquons un phénomène commun à toutes les administrations : le goût d’être titulaire se perd. Il nous faut cesser de stériliser des crédits en prévoyant une dépense de masse salariale dont il apparaît en fin d’année qu’elle n’a pas été exécutée. Nous voulons, puisque la loi de finances initiale vous est présentée en octobre alors que l’exécution annuelle définitive n’est pas encore connue, pouvoir redéployer ces dizaines de millions d’euros au profit de la politique salariale, soit en usant de dispositifs existant tels que la prime de lien au service, soit en complément de certaines mesures catégorielles que nous n’aurions pas obtenues en loi de finances initiale, soit en dégageant des enveloppes supplémentaires pour le complément individuel annuel. Nous ciblons la population des 35-45 ans parce que c’est dans cette tranche d’âge que les départs sont les plus nombreux alors que cette population est indispensable pour encadrer nos jeunes, civils ou militaires. Perdre la bataille des 35-45 ans, c’est perdre toute la bataille.

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). Parce que nous souhaitons conserver le modèle professionnel de nos armées, nous devons fidéliser nos militaires dans un marché de l’emploi dynamique où beaucoup de nos officiers et sous-officiers peuvent être débauchés par les entreprises de la BITD. Comment fidéliser ces cerveaux nécessaires à nos forces mais nécessaires aussi à notre industrie de la défense, et qui quittent parfois les armées pour des raisons salariales ? Le plan « famille » est une belle réussite ; le groupe Les Républicains salue son amplification mais considère qu’il ne va pas assez loin. Ne peut-on envisager qu’une partie des crédits alloués au nouveau plan soient utilisés pour abonder des projets d’équipements – écoles, collèges, piscines, stades… – des collectivités aux abords des casernes, quand ils manquent ?

M. Thibaut de Vanssay. Ce serait vous mentir de prétendre qu’en matière de fidélisation la question salariale ne se pose pas. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que, pour le personnel civil comme pour le personnel militaire, nous devons viser en priorité les quadragénaires. Cette tranche d’âge marque un tournant dans la vie professionnelle et dans la vie personnelle, et les militaires supportent alors sans doute un peu moins bien les mutations. C’est pourquoi nous voulons nous concentrer sur cette population.

Nous ne pouvons nous opposer au départ d’un militaire dont le contrat est parvenu à son terme ni à celui d’un militaire de carrière qui a accompli la durée de service exigée pour bénéficier d’une pension avec liquidation immédiate et qui est libre de tout engagement envers l’armée. Nous signons donc des gentlemen’s agreements avec les entreprises de la BITD pour éviter de se piller la ressource. Mais cela ne résout pas tout, et il nous revient de démontrer que l’on est mieux au ministère que dans d’autres entreprises.

Nous avons réfléchi à l’idée d’abonder des projets locaux ; il apparaît qu’une disposition législative n’est pas nécessaire à cette fin et nous trouverons des moyens d’intervention. C’est dans cet esprit que le ministre inscrit le nouveau plan « famille ». Pour autant, je ne suis pas convaincu que des investissements soient toujours nécessaires. Il y a parfois des piscines municipales ; il suffit alors à un régiment qui n’a pas de piscine de passer une convention avec la commune considérée.

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). Mais quand il n’y en a pas ?

M. Thibaut de Vanssay. Nous n’en sommes qu’aux prolégomènes ; nous avons une loi de programmation pour réussir.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Á l’initiative du Comcyber et en collaboration avec les armées, un parcours de carrière va être élaboré en partenariat avec les industriels, de manière que toutes les parties de l’écosystème de cyberdéfense français travaillent ensemble. Comment se matérialisera ce parcours ? Ne pouvait-on créer plus de passerelles entre secteur privé et secteur public pour permettre un va-et-vient ? Les effectifs de la réserve opérationnelle vont doubler d’ici 2030 et des réservistes de certaines spécialités pourront travailler jusqu’à 72 ans. Pour l’instant, le projet de LPM ne mentionne à ce sujet que les professions médicales, les pharmaciens et les vétérinaires ; ne pourrait-on compléter la liste avec les cyber-combattants ou les spécialistes cyber ? Enfin, le système d’information des ressources humaines, apparemment obsolescent – les données sont éparpillées et les agents ne peuvent accéder à leur dossier individuel, insuffisamment dématérialisés –, fait l’objet de grands investissements depuis octobre 2021. Une jonction doit être faite entre l’intranet défense et l’internet ; comment assure-t-on la sécurité du système dans ce cadre ?

M. Thibaut de Vanssay. Avant d’imaginer des passerelles public-privé en matière cybernétique, il serait plus pertinent de réfléchir à des passerelles public-public et de mettre fin à la prédation qui s’exerce entre organismes publics. Dans cette optique, la direction interministérielle du numérique a été missionnée pour éviter la prédation, et une grille de rémunération commune à l’ensemble des ministères a été mise au point pour les agents sous contrat. Cela n’empêche pas, quand on recherche des agents expérimentés, de faire des passerelles public-privé, mais aussi privé-public. J’ai reçu des témoignages de salariés de grandes entreprises privées qui ont choisi de les quitter et consenti parfois à une perte de salaire pour venir travailler au ministère des armées, pour de très bonnes raisons : le sens du collectif, l’intérêt du travail, une vision à long terme. Je le répète dans toutes les instances où j’ai l’occasion de m’exprimer : nous devons être fiers de notre service public et cesser de noircir le tableau en permanence.

Il y aura bien sûr une réserve de spécialistes cyber., qui pourront servir jusqu’à 72 ans.

Le système d’informations des ressources humaines (Sirh) est l’outil de combat des directeurs des ressources humaines et de ma direction. C’est un projet phare pour la période 2024-2030 ; je pense que l’on vous en a fait la démonstration lorsque nous vous avons reçue à Tours, Madame la députée.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Le groupe Socialistes et apparentés s’interroge sur l’articulation de la LPM actuelle et de la LPM à venir. Dans la LPM 2019-2025, la cible d’augmentation du nombre d’équivalent temps plein (ETP) du ministère des armées pour 2023 est de 1 500, en rupture significative avec le reste de la tendance. Mais l’article 6 du projet de nouvelle LPM nous présente une trajectoire plus progressive à partir de 2024. Comment expliquez-vous la cible pour 2023 ? Son exécution est-elle réaliste ou doit-on comprendre qu’une partie de cet objectif est reportée dans les cibles de l’article 6 de la nouvelle LPM ? D’autre part, le Conseil d’État, jugeant obscurs le sens et la portée du septième alinéa de cet article, dont notre collègue Mathieu a rappelé la teneur, a suggéré de ne pas le retenir, apparemment sans succès ; pouvez-vous en préciser l’objectif et la pertinence ?

Comment, en cas de mutation, sera facilité le rapprochement des conjoints et dans quelles conditions ? C’est un enjeu majeur de l’attractivité des carrières militaires et de la fidélisation de soldats. Pouvez-vous nous indiquer comment vous comptez doter les commandants de terrain de nouveaux moyens pour rendre attractifs les carrières militaires ?

M. Thibaut de Vanssay. Je pense avoir répondu à une partie de votre question dans ma réponse à M. Mathieu. Effectivement, dans la loi de finances initiale pour 2023, la cible d’effectifs est fixée à 1 500. Mais entre le moment où l’on présente la trajectoire prévue dans la LPM 2019-2025 en loi de finances initiale et le moment où l’on constate le résultat de l’exercice de l’année écoulée, il y a un décalage de quatre mois, soit un tiers de l’année – et quand on recrute entre 25 000 et 30 000 personnes par an, il peut se passer énormément de choses pendant ce laps de temps. Compte tenu des résultats de la gestion 2022, la cible de 1 500 nouveaux ETP en 2023 nous est apparue difficile à atteindre quand nous avons lancé la gestion 2023. Dans un souci de sincérité, nous avons recalé les cibles qui doivent nous amener à 275 000 ETP en 2025, avec un point d’arrivée estimé inférieur à 1 500 fin 2023.

Je ne sais pas si je vous ai convaincue, mais j’ai tenté de vous dire comment je perçois le dernier alinéa de l’article 6 sur le plan opératoire, puisque je serai chargé de proposer certains dispositifs à ce sujet.

Le taux d’emploi des conjoints qui, je vous l’ai dit, sont surtout des conjointes, a très fortement évolué au cours des dix dernières années, notamment dans les populations les plus mobiles, les ménages d’officiers, notamment les officiers supérieurs et les sous-officiers supérieurs, pour s’établir à peu près au niveau national. C’est une préoccupation pour nous. Une petite majorité de ces conjointes sont des agents publics, titulaires ou contractuels, et une partie non négligeable d’entre elles sont des agents publics du ministère de l’Éducation nationale. Nous avons donc mis au point un dispositif désormais parfaitement rodé avec le ministère de l’Éducation nationale pour permettre aux enseignants et aux agents techniques de ce ministère de trouver un poste dans la commune ou à proximité de la commune d’affectation du militaire muté. Ce dispositif est décentralisé ; les recteurs sont chargés de son application. Je verrai mon homologue de la direction générale de l’enseignement scolaire et le directeur des ressources humaines du ministère de l’Éducation nationale dans quelques semaines pour faire le point et préparer la campagne de l’été 2023.

D’autre part, par le biais de notre agence Défense mobilité, nous accompagnons les conjoints en phase de transition professionnelle dans la recherche d’un nouvel emploi correspondant à leur qualification et à leurs envies.

Nous accompagnons également la recherche de solutions de garde d’enfants, dont l’absence est un frein à l’emploi.

Toutefois, il ne faut pas chercher à faire le bonheur des gens contre leur gré ; en particulier, le « célibat géographique » peut répondre à des motivations personnelles concernant par exemple la scolarité des enfants. Nous avons défini des mesures adéquates en prévoyant des bâtiments pour cadres célibataires, et des mesures de la NPRM permettent de mieux prendre en compte ce dispositif. Le plan « famille » continuera d’accompagner les actions visant à favoriser l’emploi des conjoints.

M. Fabien Roussel (GDR-NUPES). Les militaires ne sont pas des travailleurs comme les autres. Ils donnent leur vie à la nation et la nation leur apporte toute la reconnaissance qu’ils méritent à ce titre ; ils ont donc un statut à part dans notre pays. Cela n’empêche qu’ils subissent, comme chacun, les effets d’une inflation très forte depuis plusieurs mois et qui va durer. Bénéficieront-ils des rattrapages de salaires dont peuvent bénéficier les salariés payés au Smic, mais malheureusement pas ceux qui sont payés au-dessus du Smic – ce qui pose la question de la hausse du Smic et des salaires qui lui sont immédiatement supérieurs, aujourd’hui rattrapés par le montant du salaire minimum ? Nos militaires se trouvent dans une situation doublement injuste en raison de leur statut particulier. Quels moyens sont prévus pour que tous, quels que soient leurs grades, bénéficient d’un rattrapage ? Je vous le demande à mon tour : à combien estimez-vous la perte de pouvoir d’achat des militaires ces derniers mois ? Quelle hausse du point d’indice est prévue pour permettre que tous la rattrapent, et pas seulement ceux qui sont payés au salaire minimum ?

La réforme des retraites va aussi avoir un impact sur les militaires, qui devront cotiser plus longtemps et partir en pension à 54 ans au lieu de 52 ans. Aujourd’hui, une disposition permet à ceux qui souhaitent partir plus tôt pour inaptitude de bénéficier d’une pension de retraite à jouissance immédiate. Avez-vous estimé l’impact de la réforme des retraites sur nos militaires ? Y aura-t-il davantage de départs pour inaptitude ? Avez-vous estimé le montant qu’il faudra prévoir à cette fin quand la réforme des retraites sera mise en œuvre, ce que nous ne souhaitons pas ? Mais peut-être d’ici là aura-t-elle été levée ; en ce cas, vous aurez des réserves pour le reste…

M. Thibaut de Vanssay. Les militaires ont un statut particulier mais en matière salariale ce sont des agents publics : une disposition de nature législative du code de la défense indique que toute mesure de portée générale est transposée aux militaires dans les mêmes délais.

D’autre part, la rémunération des agents publics, au cas particulier les militaires, se compose de deux parties. La partie indiciaire est calculée pour vérifier qu’ils sont toujours au-dessus du Smic ; c’est l’indice minimum de traitement, qui est effectivement très préoccupant car la marée monte. Mais la rémunération comprend aussi une partie indemnitaire, de manière générale beaucoup plus importante pour les militaires que dans la moyenne de la fonction publique en raison de l’importance des indemnités opérationnelles qui leur sont versées. Il faut donc apprécier les deux éléments de la rémunération pour évaluer la position relative des militaires, et il se trouve aussi que 2024, première année d’exécution de la nouvelle LPM, sera aussi la première année pleine de la NPRM, qui apportera 480 millions d’euros de rémunération – et donc de pouvoir d’achat – supplémentaire aux militaires.

L’évolution indiciaire est préoccupante parce qu’elle abîme le modèle méritocratique. Sachant que 50 % des sous-officiers viennent du rang et 50 % des officiers des catégories inférieures, un problème majeur de ressources humaines se pose s’il n’y a plus de motivation parce que les grilles indiciaires sont tassées. Je n’ai pas de commentaire à faire sur la revalorisation du point fonction publique, une décision qui échappe à la compétence du ministre des armées et plus encore au directeur des ressources humaines du ministère que je suis. Nous analysons la question dans l’optique de la cohérence de notre modèle indiciaire.

Aucune disposition ouvrant droit aux pensions à liquidation immédiate n’a été modifiée par la loi portant réforme des retraites. La seule modification intervenue est que le bénéfice de la pension à liquidation différée, jusqu’à présent ouvert à 52 ans le sera demain à 54 ans. Mais le nombre de militaires qui bénéficient de ce type de pension est epsilonesque – moins de 1 %.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Fabien Lainé (Dem). Dans ma circonscription, où DGA Essais de missiles est implanté à Biscarosse, la concurrence est récurrente et problématique entre DGA et BITD en matière de statuts et de traitements, non seulement pour la fidélisation mais déjà pour le recrutement du personnel. Considérant le très haut niveau de technicité des programmes en cours et à venir qu’elle doit mener à bien, la DGA est très préoccupée, sinon angoissée, par les difficultés de recrutement d’ingénieurs et de techniciens aux compétences nécessaires. Á Bordeaux, les ateliers industriels aéronautiques ne parviennent plus à recruter suffisamment d’ouvriers d’État et encore moins de techniciens, ce qui pose un problème pour le maintien en condition opérationnelle des Rafale. Comment, factuellement, éviter l’aggravation de ce décrochage ?

M. Thibaut de Vanssay. Le ministère des armées compte 10 500 ingénieurs, dont un peu plus de 8 000 ingénieurs civils, les autres étant des ingénieurs de l’armement, des ingénieurs des études et techniques d’armement et des ingénieurs militaires d’infrastructure de la défense. Ils constituent le cœur de la DGA en assurant la maîtrise d’ouvrage. Le sujet que vous évoquez me préoccupe comme il préoccupe le délégué général pour l’armement et le directeur général adjoint. Nous ne négligeons nullement les appels du secteur privé, mais il nous semble que le bon référentiel est celui des ingénieurs de la sphère publique. C’est à quoi nous travaillons avec la réforme en cours du corps des ingénieurs et cadres technico-commerciaux (IC-ICT), aujourd’hui adossé à la convention collective de la métallurgie. Pour vous donner un exemple, comme nous avions sous-réalisé les effectifs 2022, nous disposions d’une marge budgétaire que nous avons pour partie utilisée en gestion 2023 pour abonder les revalorisations annuelles des ingénieurs de la DGA proposées en loi de finances initiale.

S’agissant des ouvriers d’État, la situation nous préoccupe d’autant plus que nous constatons un phénomène nouveau : des départs précoces d’ouvriers récemment recrutés. Ce matin encore, je traitais de ce sujet avec les délégations syndicales. Nous réfléchissons à une évolution du quasi-statut des ouvriers d’État permettant de ne plus recruter en pied de grille, mais en tenant compte de l’expérience, car certaines expertises clé nous sont essentielles. On ne peut dire que l’on continue à réparer et reconstruire en régie sans poursuivre une politique de ressources humaines cohérente. Par ailleurs, la cohérence de notre politique entre contractuels, fonctionnaires, civils et militaires, est un sujet de premier ordre. En bref, un grand chantier est en cours au sujet des filières d’ingénieurs et de techniciens et j’en discute régulièrement avec le délégué général pour l’armement.

M. Michaël Taverne (RN). Vous avez exposé un effort louable de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) tout au long du parcours professionnel des personnels civils et militaires. La cotation des postes d’officiers généraux a été conduite il y a quelques années par votre direction. La cotation d’autres postes est-elle en cours ou envisagée ? Quel est l’intérêt de cet exercice au regard des enjeux que vous avez évoqués ? Nous avons constaté que dans d’autres ministères les sujets liés à la GPEC étaient souvent confiés à des cabinets de conseil privés, avec des résultats très aléatoires. Après les scandales McKinsey et Capgemini, qui ne concernaient pas votre ministère, pouvez-vous nous dire si votre direction s’appuie sur des structures privées et, si c’est le cas, dans quels domaines ?

M. Thibaut de Vanssay. S’il est un domaine dans lequel nous pouvons sans doute donner des leçons à beaucoup d’autres ministères, c’est la GPEC, développée depuis très longtemps pour la raison que le ministère des armées fait à peu près tous les métiers : pilote de drone, infirmier de bloc opératoire, maître d’internat, comptable… Les 275 000 emplois du ministère sont cartographiés et répartis en trente-deux familles professionnelles et dans chaque cas sont indiqués les niveaux attendus pour les postes considérés. La cartographie, de réalisation assez lourde, est révisée annuellement et la projection est faite à l’horizon de six ans : je sais chaque année que dans telle famille professionnelle j’aurai besoin de tant de colonels et d’ingénieurs. C’est la pierre angulaire pour qui souhaite assurer la cohérence entre une LPM courant sur une période de sept ans et les ressources humaines. Nous ne faisons pas appel à des cabinets extérieurs pour cela : c’est le rôle d’une sous-direction de la DRH-MD.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Nos armées font face à des difficultés sans précédent de recrutement et de fidélisation. Une partie des jeunes gens qui s’engagent déchantent rapidement faute d’attractivité des missions quotidiennes. Partis pour l’aventure, l’esprit de corps et une éventuelle émancipation de la cellule familiale, certaines jeunes recrues ne trouvent pas toujours l’émulation promise et la rusticité de leurs conditions de vie ne contribue pas à leur fidélisation, si bien que de nombreux jeunes engagés ne signent pas un nouvel engagement au service de la nation. Or, les besoins de nos armées en matière de ressources humaines sont considérables. La nouvelle LPM est-elle à la hauteur des enjeux ?

M. Thibaut de Vanssay. Je ne sais si elle est à la hauteur des enjeux qui, je vous l’ai dit, sont nouveaux : le contexte macro-économique est inédit et la montée des tensions impose le renforcement de nos armées. Mais les jeunes Français et Françaises ne rechignent pas à l’engagement : le ministre l’a indiqué, notre armée est l’une des seules armées occidentales d’emploi pour lesquelles le recrutement n’est pas le problème principal. C’est la fidélisation qui est au cœur de nos préoccupations.

Le décalage entre ce qui était rêvé et ce qui est vécu et un phénomène assez commun. Des études ont analysé qu’en 2021, 70 % des jeunes embauchés dans le secteur privé ont quitté leur entreprise au bout d’un an. Pour notre part, nous avons recruté environ 4 400 sous-officiers en 2022, dont 490 sont partis avant la fin de la première année, soit quelque dix pour cent. Comparé à ce qui s’est passé ailleurs, c’est honorable. Enfin, l’image que nous renvoyons est capitale, et je ne cesse de le dire à mes camarades directeurs des ressources humaines des différentes armées comme à l’extérieur : soyons positifs ! Plus nous nous apitoierons sur nous-mêmes, plus nous peindrons la situation en noir comme cela se produit parfois et moins nous attirerons. Je ne suis pas aveuglément optimiste, mais je suis optimiste sur notre jeunesse et sur notre capacité à attirer des jeunes talents.

M. Christophe Blanchet (Dem). Les groupes d’études lancés l’hiver dernier par le ministre des armées ont dressé le même constat alarmant que Jean-François Parigi et moi-même dans notre rapport d’information sur les réserves : beaucoup de réservistes ne se déclarent pas comme tels à leur employeur de peur de ne pas être bien considérés ou que cela nuise à de possibles promotions. Ne faudrait-il pas inclure le fait d’être réserviste dans la liste des critères de discrimination au travail interdits par la loi ? Outre cela, les règlements intérieurs de quelques entreprises proscrivent expressément la participation à une réserve ; comment améliorer notre droit sur ce point ?

Alors que les membres de la réserve opérationnelle de deuxième niveau (RO2) de l’armée de terre sont soumis à une obligation de disponibilité pendant les cinq années suivant leur départ de l’armée, il arrive que l’on ne parvienne pas à les contacter. Quelles mesures techniques prendrez-vous pour recenser correctement ces réservistes de manière qu’ils participent activement à la réserve ?

Enfin, les étudiants réservistes ne bénéficient d’aucune facilité particulière dans leur cursus. Ne faudrait-il pas y réfléchir pour hâter la fidélisation ?

M. Thibaut de Vanssay. Je ne veux pas donner l’impression de botter en touche mais je ne suis pas le directeur général du travail – être le directeur des ressources humaines du ministère des armées est une lourde charge en soi. Effectivement, certains réservistes ne se déclarent pas comme tels dans les entreprises qui les emploient. Faut-il en passer par la sanction en ajoutant à la liste des critères de discrimination au travail interdits par la loi le fait d’être réserviste ? Á mon sens, cela traduirait un échec : cela signifierait que nous ne sommes pas capables de valoriser l’engagement de jeunes Français au service de leur pays. Cela ne relève pas directement de mes compétences mais, à titre personnel, je suis dubitatif. Se pose-t-on cette question au sujet des sapeurs-pompiers volontaires ? Je ne le crois pas.

Aujourd’hui, on ne peut rappeler les réservistes de deuxième niveau que pour vérifier leur aptitude. Une disposition du projet de LPM tend à ce que l’on puisse les rappeler pour maintenir à niveau leurs compétences ; une autre disposition oblige l’ancien militaire soumis à l’obligation de disponibilité de tenir l’administration informée de ses déménagements et changements de coordonnées, car on ne peut nier qu’il y a eu un peu de laisser-aller à ce sujet.

Les mesures financières incitatives destinées aux étudiants, bourses et allocations permis de conduire, que nous avons instaurées en 2016 étaient sur-administrées, et nous avons eu un peu de mal à toucher notre public. Le projet de LPM ne prévoit pas de dispositifs pour les étudiants réservistes car il nous semble que cela ne relève pas du niveau de la loi. Nous sommes prêts à examiner la question avec les ministères de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur.

Un énorme chantier nous attend au sujet des réserves. Nous devons d’abord être plus performants en interne ; cela relève de la responsabilité de chaque armée ou service. D’autre part, la valorisation de cette forme remarquable d’engagement au service du pays passera par les conventions que nous signerons avec les entreprises.

M. le président Thomas Gassilloud. Peut-être faut-il essayer de montrer ce que les réservistes peuvent apporter aux entreprises en apports de compétences et de responsabilité sociale de l’entreprise. Il y a là un intérêt croisé.

M. Christophe Blanchet (Dem). Certains sapeurs-pompiers volontaires ne se déclarent pas davantage que les réservistes. Ce n’est pas faute, pourtant, que leur engagement soit mis en lumière. C’est pourquoi, à mon avis, il faut d’une part valoriser l’engagement dans les réserves, d’autre part inscrire l’appartenance à une réserve dans la liste des critères de discrimination au travail interdits et sanctionner les entreprises qui contreviendraient à cette interdiction. Je vous invite à étudier cette possibilité, car des amendements d’appel pourraient inciter fortement à ce qu’il en aille ainsi à l’avenir. Le manque de reconnaissance des réservistes fait que sauf, bien sûr, s’ils travaillent dans les industries de défense, ils n’osent dans la plupart des cas pas se déclarer, notamment dans les trois à quatre millions de très petites entreprises. Dans ce contexte, comment les protéger indirectement sans faire d’eux des salariés protégés sinon en complétant la liste des discriminations interdites au travail ? La question est cruciale.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Je puis témoigner à titre personnel qu’avant d’être membre de cette commission je savais à peine qu’une réserve existait, en quoi cela consiste et jusqu’à quel âge on peut être réserviste. Sans doute quelque chose doit-il être fait en direction du grand public dans le cadre du renforcement du lien armée-nation.

M. le président Thomas Gassilloud. Qu’attendez-vous du législateur, Monsieur le directeur, lors de l’examen du projet de loi de programmation militaire ?

M. Thibaut de Vanssay. Le statut général des militaires est le fruit d’un équilibre délicat entre des impératifs opérationnels, des sujétions et des droits individuels. C’est une véritable pépite, qui contribue notamment à la place de la France sur l’échiquier international. Aussi, je formule le vœu que, lorsque vous exercerez votre droit d’amendement, vous soyez en permanence attentifs aux conséquences que ces amendements peuvent avoir sur l’ensemble du statut général, trésor pour la défense de notre pays. En contrepartie de compensations, on impose aux militaires un régime particulier, pour de bonnes raisons. Il ne faut pas dénaturer les raisons pour lesquelles on place les gens sous statut militaire.

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur le directeur, je vous remercie. Votre message est reçu cinq sur cinq.


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 M. le général de division Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général de la Garde nationale, et de M. le général (2S) Michel Delion, pilote du groupe de travail « Réserve militaire » (mercredi 3 mai 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Le Président de la République a annoncé lors de la présentation de ses vœux son objectif de doubler la réserve opérationnelle, avec un réserviste pour deux militaires d’active, soit un peu plus de 100 000 réservistes à l’horizon 2035. Le ministère des armées dispose aujourd’hui de 40 000 volontaires de la réserve militaire opérationnelle, quand la gendarmerie en compte à peu près 30 000 dans sa réserve d’engagement ou RO1, à laquelle il faut ajouter la réserve de disponibilité (RO2), constituée par les anciens militaires soumis pendant cinq ans à une obligation de disponibilité ; soit 65 000 réservistes dans les armées et 35 000 dans la gendarmerie. L’objectif de 100 000 réservistes concerne donc la RO1, auxquels il faut rajouter les réservistes de la RO2.

Dans le projet de LPM, l’article 14 concentre nombre de réflexions autour de la redéfinition des réserves et de leur montée en puissance. Messieurs les officiers généraux, nous serions heureux que vous nous éclairiez sur les défis qu’implique cette remontée en puissance, mais également sur la nouvelle doctrine d’emploi esquissée dans la loi de programmation militaire (LPM). Nous souhaiterions également que vous puissiez nous détailler les principaux axes qui devraient structurer le plan Réserve 2035.

M. le général (2S) Michel Delion, pilote du groupe de travail « Réserve militaire ». Je tiens d’abord à remercier tous ceux qui participent aux travaux sur la réserve opérationnelle, mais également aux travaux menés en lien avec le secrétariat général de la Garde nationale, le délégué interarmées aux réserves, les armées et directions et services du ministère, ainsi que la gendarmerie nationale. Je pense particulièrement à nos 4000 concitoyens réservistes des armées qui assurent aujourd’hui comme tous les jours le succès des armes de la France.

Dans son acception civilo-militaire, le mot réserve offre une double perspective que je souhaite clarifier. La première acception est celle d’une unité réservée, une troupe aguerrie conservée pour un emploi optimal au moment critique de la bataille. Nul mieux que Victor Hugo ne l’a jamais décrit : « Derrière un mamelon, la garde était massée. La garde, espoir suprême, et suprême pensée. Tranquille, souriant à la mitraille anglaise, la garde impériale entra dans la fournaise. »

La deuxième acception, qui est celle qui nous réunit aujourd’hui, traduit bien plus l’idée fondatrice du soldat-citoyen, fortement ancrée dans notre sentiment national depuis les soldats de l’An II. Cette notion de réserve est indissociable de l’idée de mobilisation, seul procédé à même de générer la masse requise. Tout au long de notre histoire, cette recherche entre force active et force de réserve a conduit à des choix que nous devons aujourd’hui poursuivre. De manière plus récente, le chef d’état-major des armées (CEMA) vous a précisé lors de son audition que « la réserve était un moyen puissant de son axe d’effort n° 1 lié à la cohésion nationale ».

Le principe des travaux du groupe de travail Réserves ayant conduit à la rédaction de l’article 14 de la LPM vise, sous l’impulsion du Président de la République, à traduire la vision RH du ministère des armées. En effet, face aux défis auxquels elle est confrontée, la France consolide son modèle d’armée professionnelle, sans faire appel à la conscription et en visant un nouveau modèle à l’horizon 2035, modèle qui rejoindra l’équilibre d’un réserviste pour deux militaires d’active. Cette réserve rénovée, véritable force de complément, offrira une meilleure réponse opérationnelle aux menaces, tout en prenant en compte les attentes des volontaires et le désir d’engagement de nos concitoyens.

Pour parvenir à cet article 14 de la LPM, le cadencement des travaux s’est effectué en plusieurs étapes. Nous avons conduit six séances et nous nous sommes inspirés des bonnes pratiques listées dans le rapport parlementaire des députés Parrigi et Blanchet pour ouvrir une adresse de contact, qui a permis de recueillir trois cents idées de la part de nos concitoyens. Un suivi des travaux a été porté à la connaissance des membres, à travers des courriels successifs et nous continuerons à le faire dans les semaines et mois à venir. Depuis le 9 janvier, nous avons poursuivi les travaux en interne via le Plan Réserves 2035 de l’état-major des armées (EMA) et en externe, à la fois en interministériel et vers la société civile.

Nous avons tiré de ces travaux un certain nombre (environ 120) de mesures emblématiques, et en particulier les éléments suivants :

Nous avons également traité « l’irritant principal », la relation entre les forces et les employeurs (publics et privés). Celle-ci est en cours d’amélioration, au sein d’une relation plus globale entre les armées, la gendarmerie et les employeurs, publics et privés. En ce qui concerne les entreprises, afin de couvrir tous les domaines au-delà des réserves (les blessés, les reconversions, le mécénat, …) l’EMA a lancé avec le Medef un manifeste « # ProMiles ». L’impulsion nationale est en cours de déclinaison régionale et a vocation à devenir à terme locale, via les délégués militaires départementaux (DMD) et les commandants de formation. Le général Gaspari reviendra plus en détail sur son action dans le domaine essentiel des conventions passées.

Les travaux du groupe de travail visent à obtenir le doublement des réservistes par deux sources d’approvisionnement : 25 000 nouveaux recrutés et 15 000 autres qui pourraient être issus du service national universel (SNU) et qui seraient financés par ailleurs. Afin de rendre opérationnelle cette ambition politique, nous avons estimé un surcoût en Titre 2 (activité des réservistes) d’environ 500 millions d’euros, auquel s’ajoute un surcoût du même montant hors titre 2 (budget nécessaire à l’entraînement, l’équipement et le soutien des réservistes). Au total, le surcoût estimé à ce jour hors infrastructure est donc d’un milliard d’euros. Les fonds destinés à l’infrastructure sont essentiels car ils détermineront notre stratégie de recrutement des réservistes.

Ensuite, l’emploi a été adapté aux nouvelles menaces et aux risques émergents. Cette réserve de complément puissante que nous souhaitons bâtir peut s’exprimer dès aujourd’hui dans le cadre de l’exercice Orion 2023, mais également celui des Jeux olympiques 2024. Ces deux événements constituent des jalons importants de sa montée en puissance.

Dans le cadre de l’exercice Orion, le 24ème régiment d’infanterie basé en Ile-de-France a reçu pour mission d’assurer la protection de la zone arrière de la division, engagée au combat dans les camps de Champagne. Il a pu rassembler trois compagnies pour remplir cette mission. Nous avons également l’ambition de créer une réserve de compétences, capable de renforcer les unités et les états-majors, dans des domaines émergents, dans l’emploi de nouvelles technologies ou la base industrielle et technologique de défense (BITD), pour répondre aux enjeux de l’économie de guerre.

Ces réserves de compétences peuvent également s’illustrer par de nouvelles opportunités, comme au sein du secrétariat général pour l’administration, pour le service de la justice militaire, dont les derniers réservistes sont partis en 1999.

Pour absorber cette surcharge mécanique de travail qui représente de manière contre-intuitive un investissement considérable de l’active au profit de la réserve, l’État-major des armées a décidé de créer une division « Cohésion nationale » avec des structures miroir au sein de chacune des armées, directions et services.

Dans les actions déjà menées auprès de l’interministériel et de la société civile, nous avons travaillé avec le référent Éducation de défense du ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse. À cet égard, un séminaire des référents Éducation de défense et de sécurité (REDS) sera organisé le 12 juin prochain.

Auprès des entreprises, nous allons travailler également sur une clarification fiscale, à la fois sur la base légale d’une exonération pour les réservistes, mais aussi pour simplifier les déductions pour les entreprises, conformément à l’article 238 bis du code général des impôts.

Enfin, les réservistes seront mis à l’honneur lors du défilé du 14 juillet.

M. le général de division Louis-Mathieu Gaspari, secrétaire général de la Garde nationale. Avant de débuter mon intervention, je souhaiterais saluer l’engagement remarquable des réservistes opérationnels sur le terrain, aux côtés de leurs camarades d’active. Les réservistes paient aussi un lourd tribut. Permettez-moi d’avoir une pensée émue pour l’adjudant Patrick Hervé, mort en service, le 11 avril dernier dans les Landes alors qu’il participait à une mission de sécurité routière avec l’unité qu’il était venu renforcer. Je pense également à sa famille, à ses proches et à ses camarades terriblement éprouvés par cette disparition.

Depuis ma prise de fonctions le 1er août 2022, je fais le constat que la Garde nationale n’est ni connue, ni totalement reconnue et qu’elle a encore parfois du mal à trouver sa place dans l’écosystème des réserves. Elle n’est ni la Garde nationale américaine, ni même la Garde républicaine avec laquelle elle est parfois confondue.

En réalité, la Garde nationale fédère les 77 000 réservistes opérationnels du ministère des armées et du ministère de l’intérieur. Elle recèle ainsi bien des atouts pour notre pays. Avant de vous les détailler et de vous exposer les enjeux auxquels la Garde nationale est confrontée, je tiens à vous la présenter très précisément. Je terminerai enfin mon propos en vous détaillant la transformation que j’ai engagée afin qu’elle accompagne et joue surtout un rôle moteur dans le doublement des réserves annoncé par le Président de la République, dans le contexte de la LPM dont vous avez débuté l’examen.

La Garde nationale a été créée par décret le 13 octobre 2016 pour répondre au désir d’engagement de la jeunesse à la suite de la vague d’attentats terroristes qui a frappé notre pays. Assurée par les réservistes opérationnels du ministère des armées et du ministère de l’intérieur, la Garde nationale concourt, le cas échéant par la force des armes, à la défense de la nation et à la sécurité de la population et du territoire.

Sept ans après sa création, la Garde nationale est composée de plus de 77 000 réservistes opérationnels (RO) qui sont à peu près équitablement répartis entre le ministère des armées et le ministère de l’intérieur :

Je précise à ce titre que la réserve opérationnelle de la police nationale est récente car elle a été créée à la faveur de la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure.

Chaque jour, près de 7 000 réservistes opérationnels des dix composantes de la Garde nationale sont engagés sur le territoire national, qu’il soit métropolitain ou ultramarin. Un réserviste effectue en moyenne trente jours de réserve par an et est évidemment rémunéré à hauteur de son grade. La réserve est jeune : 32 % des réservistes opérationnels ont moins de 30 ans et 14 % sont étudiants. Près d’un réserviste sur deux est actif et le taux de féminisation croît chaque année pour atteindre aujourd’hui plus de 21 %. Enfin, l’emploi et la préparation opérationnelle des réserves relèvent des compétences de chaque composante de la Garde nationale.

Plus que les chiffres que je viens de vous énumérer, la Garde nationale apporte bien davantage à notre pays. Dans un contexte national caractérisé par un enchaînement ininterrompu de crises depuis 2015, les réservistes opérationnels de la Garde nationale ont montré qu’ils constituaient un véritable outil de résilience, indispensable à la défense de notre pays.

Quelques exemples de crises, auxquelles les réservistes ont participé, méritent d’être cités : les attentats terroristes en 2015 et 2016 ; la tempête Irma en 2017 ; la crise sociale des Gilets Jaunes en 2018 ; la crise sanitaire de la COVID ; la tempête Alex dans les Alpes-Maritimes en 2020 et les crises caniculaire et environnementale, notamment les feux de forêts dans le Sud-Ouest au cours de l’été 2022.

Les réserves de la Garde nationale prennent donc une part croissante dans le contrat opérationnel des forces armées et des forces de sécurité intérieure. Cette tendance ne devrait pas se démentir avec l’organisation en France d’événements majeurs comme la Coupe du monde de rugby en septembre 2023 et les Jeux olympiques et paralympiques de Paris en 2024. Vecteurs majeurs de l’engagement citoyen, les réservistes opérationnels de la Garde nationale renforcent la cohésion nationale et s’affirment comme le ferment du lien unissant les armées et la nation.

Ensuite, l’enjeu principal qui se pose à la Garde nationale est d’accompagner le doublement de la réserve, annoncé par le président de la République dans son discours aux armées le 13 juillet 2022. De plus, cette montée en puissance intervient dans un contexte géopolitique devenu incertain avec l’apparition d’un conflit armé aux frontières de l’Union européenne. Je fais référence à la guerre en Ukraine qui doit conduire à nous réinterroger sur notre modèle de réserve, au même titre que le modèle de notre armée d’active.

Ce nouveau contexte m’a incité à engager la transformation de la Garde nationale, qui est arrivée en 2022 à la fin d’un premier cycle et qui s’établit autour de trois pivots. Je ne vous présenterai aujourd’hui que le premier, celui qui mobilise aujourd’hui toutes mes équipes : la politique partenariale.

Celle-ci vise à faciliter l’engagement et la disponibilité des réservistes, qui exercent leur activité principale au sein d’entreprises ou de collectivités. Elle se concrétise par la signature de conventions entre le ministère des armées et les entreprises ou les collectivités, à travers des dispositifs gagnant-gagnant. D’une part, ils sécurisent le statut juridique du salarié-réserviste. D’autre part, en signant une convention, les employeurs affichent un vrai engagement citoyen de la personne morale qu’ils représentent.

Quelques marqueurs d’activité de la politique partenariale doivent être relevés. À ce jour, plus de 900 conventions de partenariat ont été conclues dont 70 % sont signées par des entreprises parmi lesquelles figurent de grands groupes mais aussi et surtout des PME et des entreprises de taille intermédiaires (ETI). De leur côté, les collectivités territoriales représentent 27 % du total des signatures, contre 3 % pour le monde universitaire. À titre d’exemple, seize entreprises du CAC 40 ont déjà signé des conventions (Décathlon, Michelin, Bouygues, Orange et Airbus), mais également l’entreprise de transport Faure, Préligens, le conseil départemental du Nord, de nombreuses mairies ou l’université de Saclay. Je pourrai d’ailleurs vous détailler, si vous le souhaitez, les apports concrets des conventions de partenariat, tant pour les salariés réservistes que pour les employeurs, et vous expliquer comment les forces armées et les forces de sécurité intérieure s’y retrouvent.

Mon objectif consiste bien à amplifier et piloter finement la politique partenariale pour être au rendez-vous de la montée en puissance de la réserve, autour des territoires et des compétences. L’approche territoriale vise à développer davantage de liens et de synergies avec les territoires et les élus, qui sont toujours en première ligne lorsqu’une crise survient.

Je cherche notamment à étendre l’empreinte de la Garde nationale dans les outre-mer et à l’international, où sont établis près de 2,5 millions de français. Il s’agit de structurer et d’animer dans ces territoires un réseau de correspondants de la Garde nationale, à l’instar de celui qui existe déjà dans les treize régions administratives métropolitaines. En négociant les conventions de partenariat, ces correspondants sont les pivots de la politique partenariale dans les territoires.

L’approche par les compétences doit permettre de privilégier l’aspect qualitatif de la politique partenariale qui ne peut plus se satisfaire aujourd’hui d’un volet uniquement quantitatif. Il s’agit de mieux prendre en compte les attentes des forces armées en facilitant notamment l’emploi dans la réserve de salariés ou d’agents publics détenant les compétences critiques ou rares dont elles ont besoin.

La signature d’une convention de partenariat n’est pas une fin en soi, c’est un début : elle doit vivre. Je souhaite à ce titre évoquer l’exemple du groupe pharmaceutique Roche avec lequel j’ai signé une convention de partenariat au mois de décembre 2022. À l’époque, il y avait alors deux réservistes au sein de cette entreprise, contre près d’une dizaine de volontaires aujourd’hui. Fin mars, la pharmacie centrale des armées a reçu à Orléans les candidats à la réserve de Roche, afin que le service de santé des armées (SSA) puisse leur présenter ses besoins. Ce déplacement a permis aux candidats à la réserve d’identifier très concrètement les postes qu’ils pourraient occuper au sein de la réserve du SSA.

Mais piloter la politique partenariale consiste également à quantifier concrètement son apport pour les forces armées et les forces de sécurité intérieure, par exemple le nombre de réservistes recrutés ainsi que les compétences apportées aux armées. Enfin, le deuxième pivot porte sur la mise en place d’une stratégie de communication, quand le troisième cherche à alimenter les réflexions stratégiques de haut niveau.

En conclusion, sept ans après avoir été portée sur les fonts baptismaux, la Garde nationale progresse vers son âge de maturité. Rendue possible par sa transformation, cette évolution lui permet de jouer un rôle moteur dans le doublement des réserves opérationnelles annoncé par le Président de la République. Enfin, quarante réservistes opérationnels relevant de son périmètre participeront au tableau final du défilé du 14 juillet sur les Champs-Élysées, ce qui constitue un autre signe tangible de la reconnaissance portée à la Garde nationale aujourd’hui.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Je salue le travail de réflexion effectué en amont de la loi de programmation militaire et qui, je l’espère, se poursuivra après la LPM. La réserve occupe une bonne place dans cette LPM, puisqu’elle bénéficie d’un budget d’un milliard d’euros hors infrastructure. L’article 14 de la LPM entend refonder les modalités de mobilisation et de rappel des réservistes de la seule réserve opérationnelle militaire.

Cependant, en cas de crise majeure, l’articulation entre les deux réserves m’apparaît complexe, certains réservistes appartenant par exemple à plusieurs réserves. Comment envisagez-vous d’améliorer cette articulation ? Quels dispositifs pourraient être mis en place ? Par ailleurs, l’exercice Orion était utile à nos militaires et, en traversant de nombreuses régions de France, il a également permis de consolider le lien armées-nation. Cet exercice a en outre impliqué de nombreux réservistes. Quel est votre retour d’expérience sur ce sujet ?

M. le général (2S) Michel Delion. Ma réponse portera sur la mobilisation et le bon déploiement de chacun des « volontaires », au juste moment et au juste poste. L’exercice Orion comportait quatre phases, dont la troisième traitait du politico-militaire et de l’articulation interministérielle en soutien à l’effort de combat, sous l’égide du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Dès le début de cet exercice, il a été constaté que certains « conflits » de mobilisation pouvaient survenir, certains réservistes ayant à la fois plusieurs volontariats et exerçant parallèlement des emplois civils dont nous aurions besoin qu’ils les conservent au titre des opérateurs d’importance vitale (OIV) et des plans de continuité d’activités. L’exemple le plus typique concerne un réserviste policier municipal, sapeur-pompier volontaire et instructeur de secourisme qui, par bonne volonté, est capable de répondre à l’une ou l’autre des sollicitations.

Le SGDSN s’est saisi de ce sujet et va confier des travaux au secrétariat général de la Garde nationale pour voir comment harmoniser les différentes conditions de mobilisation, afin d’offrir un choix d’emploi en fonction de chaque type de crise. Il est particulièrement important de noter que les réserves ne se cordonnent pas entre elles mais avec leur propre armée active. Pour le moment, nous n’en sommes qu’au balbutiement de cette harmonisation des procédés de montée en puissance.

Cet exercice Orion 3 s’est poursuivi avec Orion 4, qui portait sur le combat de haute intensité dans les camps de Champagne et a concerné 1 000 réservistes opérationnels. Ces derniers sont destinés à un « double usage » : renforcer les forces qui combattent sous le pavillon national, mais également assurer la sécurisation du trajet et du transport des forces alliées en cas d’action en coalition.

M. Louis-Mathieu Gaspari. Les travaux conduits dans le cadre de la stratégie nationale de résilience en hypothèse d’engagement majeur ont été menés sous l’impulsion du SGDSN. Le secrétariat général de la Garde nationale y a pris toute sa part, en pilotant le groupe de travail « Mobilisation des réserves et épaisseur RH ». Ce travail a ainsi permis de mettre en lumière, avec tous les acteurs interministériels, un défaut de gouvernance sur l’ensemble des réserves existantes.

Ce défaut de gouvernance devra faire l’objet de réflexions poursuivies et abouties sur la montée en puissance et en compétence des réserves, afin d’éviter qu’elles ne se concurrencent entre elles, notamment à travers des effets d’éviction.

M. Philippe Sorez (RE). Je suis ravi de vous retrouver au sein de notre commission après les différentes réunions du groupe de travail sur l’avenir des réserves militaires conduites l’hiver dernier. Ces cinq séances de travail nous ont permis d’instruire les seize axes demandés par le ministre et de lui soumettre 120 propositions pour moderniser notre modèle de réserve. Au nom du groupe Renaissance, je tiens à saluer l’ensemble des civils et militaires ayant participé à ce groupe de travail.

L’objectif de disposer de 80 000 réservistes d’ici 2030 constitue une des priorités les plus ambitieuses de la LPM. Cet objectif permettra non seulement de diffuser l’esprit de défense, mais également de renforcer notre capacité de résilience en cas de conflit majeur. C’est la raison pour laquelle je souhaite vous interroger sur trois points particulièrement importants.

S’agissant de l’employabilité des réservistes, l’article 14, qui porte de cinq à dix le nombre minimal de jours de convocation pouvant être effectués pendant le temps de travail, représente une mesure positive. Cependant, je m’interroge sur la manière dont nous allons pouvoir convaincre certains chefs d’entreprise déjà réfractaires d’accepter ces cinq jours supplémentaires. Envisagez-vous des actions complémentaires en faveur des entreprises afin de limiter une recrudescence de réservistes clandestins ? Je pense notamment à des incitations fiscales.

Je voudrais également aborder la question cruciale de la doctrine de l’emploi telle qu’elle est rédigée dans la LPM. Comment l’évaluez-vous ? Est-elle susceptible de définir des missions précises et suffisamment attractives permettant de lutter contre le sous-emploi des réservistes ?

Pour conclure, je souhaite aborder un point capital pour remplir l’objectif d’un doublement des effectifs. Il semble en effet essentiel de lever le voile sur la méconnaissance, voire l’indifférence qui prévaut dans l’esprit du grand public à l’égard de la Garde nationale. Ceci pourrait être accompli grâce à une réelle politique de communication efficace qui permettrait également de dissiper les craintes des employeurs. Dans ce contexte, j’aimerais savoir si des moyens conséquents sont envisagés pour renforcer la politique de communication autour de la réserve et quelles seront les premières mesures prises pour y parvenir.

M. Louis-Mathieu Gaspari. L’article 14 de la LPM prévoit effectivement d’augmenter le seuil de cinq à huit jours selon la taille de l’entreprise, pour le porter à dix jours. Cette plus-value véritable pour les armées ne pourra s’accomplir que de manière pédagogique, mais un des rôles essentiels du secrétariat général de la Garde nationale est de convaincre que cet effort est gagnant-gagnant. Tout le monde s’y retrouvera, notamment l’entreprise : le réserviste qui effectue des périodes de réserve avec l’active acquiert des compétences, un savoir-faire et un savoir-être qui seront utiles lorsqu’il regagnera son poste. De fait, les entreprises avec lesquelles nous signons des conventions nous indiquent ainsi que les réservistes leur apportent énormément.

Ensuite, il importe de laisser le temps faire son œuvre. La police nationale, qui dispose d’une réserve opérationnelle depuis le 24 janvier 2022, fonctionne déjà sur la base d’une période de dix jours. Il est donc normal de vouloir harmoniser les bonnes pratiques existantes et de redonner de la cohérence à l’ensemble des réserves.

M. le général (2S) Michel Delion. Dans notre dialogue avec les entreprises, nous avons essayé de travailler sur deux axes : l’axe de la formation et celui de la RSE. S’agissant de la formation, un certain nombre de compétences acquises dans les forces armées au profit du personnel d’active ou de réserve sont éligibles à une équivalence par le registre national des compétences professionnelles. L’axe de la RSE vise quant à lui à augmenter le capital immatériel de l’entreprise.

Ensuite, la doctrine d’emploi a été ébauchée globalement dans le texte qui vous a été soumis. Elle sera évidemment approfondie à partir du RETEX d’Orion, mais aussi en raison de la magnitude du changement d’échelle : avoir à terme plus de 100 000 réservistes permettra de disposer d’une véritable force de complément, dont il nous faut articuler efficacement l’action avec les forces d’active.

Nous allons en particulier accorder une attention particulière à la territorialisation. Lors de son audition en juillet 2022, le général Schill vous a ainsi indiqué l’existence d’un projet pour territorialiser. Cette territorialisation pourrait se décliner dans les outre-mer, avec des missions très spécifiques. En Polynésie, nous pourrions mieux assurer la souveraineté sur les sites les plus isolés : dans certains endroits, les forces ne peuvent ainsi passer qu’une fois tous les trois ans à l’heure actuelle, compte tenu de l’immensité territoriale et du nombre de forces positionnées.

En Nouvelle-Calédonie, nous pourrions augmenter notre présence auprès des communautés locales ; en Guyane, cela contribuerait à la protection du centre spatial. Aux Antilles, l’action se centrerait sur le secours aux populations ; à la Réunion et à Mayotte, cela permettrait de renforcer les capacités des forces armées de la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) face aux risques climatiques et aux menaces de la région. En cas de crise majeure dans ces outre-mer, cette territorialisation permettrait en outre le renforcement des capacités d’accueil au profit des forces projetées.

Enfin, les campagnes de communication sont également importantes. À ce titre, l’armée de Terre mène actuellement une telle campagne, qui mentionne déjà 16 000 emplois et 5 000 réservistes.

M. Louis-Mathieu Gaspari. Comme je vous l’ai indiqué précédemment, lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai fait le constat que la Garde nationale était à la fois peu connue et peu reconnue. J’ai donc mis en place une stratégie de communication offensive, qui vise à investir les réseaux sociaux et la communication digitale pour mieux faire connaître l’engagement au sein de la réserve. Ce travail de longue haleine nécessite de conduire une « marteau-thérapie » à outrance et de répéter les mêmes messages, ce que je fais très volontiers tant je suis convaincu de son bien-fondé. À l’heure où la LPM est examinée à l’Assemblée nationale, il me semble ainsi nécessaire de renforcer notre impératif de communication si l’on veut accompagner la montée en puissance de la réserve.

Cette politique de communication passe notamment par des webinaires sur internet, par les journées nationales du réserviste (JNR), lesquelles ont lieu une fois par an entre mi-octobre et mi-novembre. Ces journées sont initiées par une journée intitulée « Les rencontres de la Garde nationale », qui permettent de mobiliser de nombreux acteurs de la réserve et de fournir un coup projecteur sur l’engagement.

M. José Gonzales (RN). En tant que doyen, j’ai connu une époque où les jeunes savaient pourquoi ils s’engageaient. Aujourd’hui, au-delà d’un engagement dans l’armée qui demeure noble, la quête de sens représente toujours une réalité. Le SNU centré sur la cohésion illustre d’ailleurs assez bien cette réalité.

Mais malgré quelques codes, ce service n’a rien de militaire et n’a pas vocation à le devenir. En effet, si les valeurs et la cohésion orientent la bonne marche du combat, elles ne constituent pas une fin en soi. Or, dans cette même lignée, on peut légitimement s’interroger sur le sens d’un engagement dans la réserve. Il semble notamment urgent de nourrir la motivation des jeunes qui ne seront à court terme plus mobilisés dans les OPEX et qui concomitamment perdent l’esprit d’aventure en étant à défaut mobilisés sur des opérations de police intérieure de type Sentinelle. Dès lors, la question du contenu de l’intégration dans la réserve se pose.

De même, si la réserve opérationnelle intervient en tant que soutien temporaire aux forces armées, elle contribue également au volume des troupes, comme le CEMA l’indique. Or elle souffre de nombreux maux, par exemple le manque criant de logements pour les personnels mobilisés dans le cadre de l’opération Sentinelle. Ainsi, il arrive fréquemment que les réservistes dorment dans des gymnases où des bâtiments vétustes en chambrées de douze personnes. Il convient en outre d’évoquer la sous-dotation en matière d’équipements individuels : les réservistes ne bénéficient pas de la même dotation que leurs camarades d’active. Par exemple, les casques F1 modèle 1968 encore en dotation sont hors d’âge et ne permettent pas une protection optimale.

Il existe donc une réelle disjonction entre les volontés de fidélisation et leurs traductions concrètes sur le terrain. En quoi cette nouvelle LPM répond-elle à ces problématiques ?

M. le général (2S) Michel Delion. Je partage votre sentiment, ayant vécu avec des jeunes appelés dont le sens du service était absolument remarquable. Le désir d’engagement existe réellement chez nos concitoyens. Il convient pour nous de le « flécher » vers les réserves, sans exclusivité, puisqu’il existe par ailleurs d’autres engagements aussi nobles.

Après le retour d’Afghanistan, nous avions déjà envisagé que les jeunes réservistes, comme ceux de l’active, auraient des missions moins intéressantes puisqu’ils ne partiraient plus en OPEX. Mais quelques mois plus tard, nous repartions dans d’autres opérations extérieures. Par conséquent, nous ne savons jamais de quoi l’avenir sera fait, surtout à l’horizon 2035. Il donc est important de préparer au maximum nos réservistes, de manière à les employer le mieux possible.

Enfin, les problèmes que vous signalez sur les équipements seront partiellement résolus par les budgets hors Titre II qui sont prévus dans le cadre de la LPM. Malgré l’objectif d’unicité et de non-discrimination active/réserve, notamment dans l’équipement, il y a toujours une forme de « course à l’échalote » entre les nouveaux matériels distribués en priorité aux forces actives et ceux qui rejoignent les forces de réserve.

M. Louis-Mathieu Gaspari. Je reviendrai pour ma part sur le lien entre la réserve et le SNU. Lors de mon propos introductif, je vous indiquais que 30 % des membres de la réserve étaient âgés de moins de 30 ans. De la même manière que le service militaire adapté et le service militaire volontaire sont deux dispositifs d’insertion, je suis persuadé que le SNU constitue un tremplin vers l’engagement, qu’il soit civil ou militaire. Cet engagement peut revêtir deux formes : un engagement direct au sein d’une force armée ou un engagement dans la réserve. À ce titre, le général Delion a parlé d’une cible de 15 000 réservistes issus du SNU. Le SNU peut ainsi se dérouler dans la Garde nationale, mais cela impose également que lors du séjour de cohésion, la Garde nationale et la réserve soient présentées aux jeunes qui participent au SNU. Des démarches ont d’ailleurs été initiées en ce sens par le secrétariat général de la Garde nationale : une rencontre récente avec Madame la préfète déléguée au SNU a permis de jeter les bases d’une collaboration et le secrétaire général adjoint de la Garde nationale est intervenu lors du séminaire national de formation du SNU qui s’est déroulé à l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation à Poitiers, le 3 mars dernier.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Le général Delion a évoqué la mobilisation comme condition nécessaire pour dispose de la masse et il situe de fait la réserve comme un substitut à la conscription pour obtenir cette masse. Je note que l’avis du Conseil d’État considère que l’objectif ambitieux de 105 000 réservistes à horizon 2035 ne peut pas être atteint uniquement grâce aux dispositions prévues par la LPM. Quel est votre point de vue à ce propos ?

Ensuite, vous avez indiqué que le SNU pourrait permettre de capter 15 000 réservistes supplémentaires. Quelle serait la forme de SNU, dans la mesure où il ne serait plus voué à devenir obligatoire, selon la secrétaire d’État en charge du dossier ? Le SNU bouge-t-il encore ?

Ma troisième question porte sur le coût d’infrastructure, puisque vous avez évoqué le surcoût global d’un milliard d’euros sur la période 2024-2030, hors coût d’infrastructure. Ce dernier coût est-il déjà budgété, auquel cas il doit figurer comme tel dans la programmation ?

En matière de doctrine, vous avez parlé de nouvelles missions pour les réservistes qui ne sont pas encore totalement identifiées, ce qui pose problème pour le législateur. Le Président de la République évoquait par exemple dans ses vœux le cas des flottilles côtières. Pouvez-vous nous fournir plus de détail à ce sujet ?

M. le général (2S) Michel Delion. Les cadrages financiers qui vous ont été présentés sont identiques à ceux listés dans l’étude d’impact, au paragraphe 4.2.3 de la page 87. Il est question de 25 000 recrutés et 15 000 qui pourraient être issus du SNU. Je ne me prononce pas sur l’avenir du SNU, qui est en dehors de mon champ de compétences, mais ces 15 000 recrutés supplémentaires pourraient servir dans un engagement spécifique tel que celui que vous a décrit le général Schill au mois de juillet 2022. Cet engagement viserait à créer pendant six ou neuf mois des unités de volontaires du territoire national qui pourraient être employés par les officiers généraux des zones de défense et de sécurité.

L’objectif de la Marine nationale consiste bien à « récupérer » des effectifs pour assurer la défense de nos côtes par le biais de ces flottilles côtières, ce qui permettrait à la Marine de rejoindre la haute mer. La Marine est en effet consciente que les engagements de haute intensité se dérouleront demain au grand large et qu’elle aura besoin de dégager de la masse en assurant la mission côtière par des unités créées dans les années à venir.

S’agissant des budgets d’infrastructures, aucune décision d’équilibrage financier n’a été prise à ce stade. Mais il est clair qu’ils définiront notre stratégie de montée en puissance de la réserve, avec deux grandes options. La première option serait la suivante : si les financements d’infrastructure ne sont pas disponibles au début de la LPM, il s’agirait de faire un effort sur les compléments individuels et d’utiliser les quelques places libres disponibles ici ou là dans les infrastructures existantes. A mi LPM, à partir du moment où des fonds seraient débloqués, il s’agirait de construire des bâtiments. Cette option sera sans doute retenue. La deuxième option que nous avions instruite consistait quant à elle à commencer avec trois paliers (2024-2027, 2027-2030 et 2030-2035), pour monter progressivement et partout en puissance, d’abord par des sections, ensuite par des compagnies et enfin par des bataillons.

M. Christophe Blanchet (Dem). Ayant participé aux six séances du groupe de travail, je tiens à vous remercier pour la qualité des débats qui s’y sont tenus. Néanmoins, lors des six ateliers, le mot de reconnaissance est revenu de manière permanente. Quelle est la reconnaissance de la Garde nationale dans la LPM aujourd’hui ? Est-elle suffisamment mentionnée ?

Ensuite, en termes de recrutement, la Garde nationale pourrait être l’objet qui recenserait celles et ceux qui voudraient s’engager un jour dans une réserve, alors que chacun a aujourd’hui tendance à travailler dans son silo. La Garde nationale ne pourrait-elle pas étendre son périmètre de communication aux autres styles de réserve ? Je rappelle ainsi qu’il existe quarante-sept réserves, qu’elles soient citoyennes, communales ou d’autres types.

Par ailleurs, comment la Garde nationale compte-t-elle travailler avec les DMD dans les nouvelles missions qui devraient leur être rattachées, pour valoriser ce sens de l’engagement au plus proche ? Comment, à travers les DMD, animer le réseau de tous les réservistes ? Comment la communication pourrait-elle se réaliser auprès des élus locaux et des employeurs ?

Enfin, chaque réserviste dispose de sa propre tenue, parfois distincte de celle que portent les militaires d’active, mais parfois aussi identique. Ainsi, on ne sait pas toujours si l’on est en face d’un réserviste ou pas, ce qui constitue aussi un motif de reconnaissance et d’inclusion. Lors des cérémonies patriotiques, il est malheureusement interdit aux réservistes de venir avec leur tenue de réserviste sauf s’ils ont une lettre de mission. Ne faut-il pas faire évoluer la situation ? A minima, ne serait-il pas possible de créer un insigne commun aux réservistes pour qu’ils soient reconnus ? Pour finir, la Garde nationale ne pourrait-elle pas animer le réseau des RO2, qui sont si difficiles à identifier et à valoriser ?

M. Louis-Mathieu Gaspari. Je vous remercie pour l’intérêt que vous portez à la Garde nationale. L’extension de son périmètre constitue effectivement une véritable question. L’article 1 du décret du 13 octobre 2016 portant création de la Garde nationale dispose que celle-ci concourt le cas échéant par la force des armes à la défense de la nation et à la sécurité de la population et du territoire.

L’incise « par la force des armes » cadre le périmètre de la Garde nationale. Cependant, même si celle-ci n’a que sept ans d’existence, elle progresse vers son âge de maturité et je suis persuadé qu’elle doit en priorité se consolider autour de ce qu’elle fait aujourd’hui. Tant que nous n’aurons pas dépassé ce stade de consolidation, il me semble peu pertinent d’élargir son périmètre aussi rapidement.

Les compétences des DMD sont définies par des articles du code de la défense. Le DMD est certes l’autorité militaire du département dans lequel il peut y avoir des forces, mais certains départements n’en comportent pas toujours. Le DMD anime le réseau des correspondants de défense mis en place dans toutes les collectivités ; il assure l’animation du réseau des réservistes citoyens et il entretient des relations privilégiées avec les interlocuteurs dans les champs politiques, économiques, éducatifs et associatifs. Il assure en outre la coordination des JNR dont je parlais un peu plus tôt.

Je ne pense pas qu’il faille aller vers un rapprochement trop fort entre les DMD et les correspondants de la Garde nationale dans les territoires. En effet, la Garde nationale est une structure interarmées et interministérielle et lorsque j’évoque la réserve opérationnelle de la Garde nationale, je parle au nom du ministère des armées mais aussi de celui de l’intérieur.

Ensuite, je peux témoigner de l’efficacité des relations existantes entre les correspondants de la Garde nationale et les DMD, car ils se parlent. De fait, il serait compliqué de mener une politique partenariale visant à faciliter l’employabilité et la disponibilité des réservistes sans ces discussions permanentes. Aujourd’hui, des liens ont été tissés parce que les gens se parlent.

Le sujet de l’insigne pose effectivement la question de la reconnaissance que nous devons à nos réservistes, quel que soit leur engagement (civil, associatif, militaire). Cette question a été posée dans le cadre du groupe de travail et elle mérite une réflexion approfondie. Si ce signe distinctif était finalement retenu, il faudrait qu’il soit fédérateur pour symboliser l’ensemble des formes que peut prendre l’engagement, ce qui est une gageure à l’heure actuelle. Ce sujet est hautement compliqué et méritera de profondes discussions dépassionnées et sereines. En effet, il n’existe pas un engagement plus fort qu’un autre, tous les engagements se valent : l’engagement associatif est aussi noble que l’engagement militaire.

M. le général (2S) Michel Delion. Je tiens à revenir sur la deuxième séance du groupe de travail, où l’un des réservistes avait produit un témoignage relatif à son expérience de quatre mois dans un bataillon engagé au Kosovo. En conclusion, il avait indiqué que sa plus grande fierté était qu’à la fin de sa mission, personne ne savait qu’il était réserviste. Par exemple, les personnes qui participent à l’opération Sentinelle ont tous un patch supplémentaire « zone de défense Paris » ou « zone de défense Sud ». Ainsi, si l’on « multiplie » les insignes, il existera un risque de ségrégation, alors que tout est fait pour qu’active et réserve travaillent ensemble, sans différence. Je partage donc le point de vue du général Gaspari : le débat mérite d’être posé de manière extrêmement dépassionnée.

Ensuite, il est parfaitement possible pour un réserviste d’assister à une cérémonie patriotique comme le 8 mai en tenue de prise d’armes ; il n’existe pas d’interdit réglementaire. Simplement, le port de la tenue militaire est généralement lié à une activité de service et donc à une convocation. Sur les trente-six jours d’activité que font en moyenne les réservistes chaque année, cinq jours peuvent être consacrés aux cérémonies, mais cela correspond alors à cinq jours en moins pour la formation ou l’entraînement. Il s’agit donc d’une simple question d’équilibre et rien n’est impossible dans ce domaine.

M. le président Thomas Gassilloud. Serait-il possible de s’exonérer d’un engagement à servir dans la réserve (ESR) en admettant uniquement pour le 8 mai et le 11 novembre le port d’une tenue pour les réservistes ?

M. le général (2S) Michel Delion. Il nous reste quelques jours avant le 8 mai et nous allons fournir un effort en ce sens. Vous pourrez le mesurer dès le 9 mai dans la presse quotidienne régionale.

Ensuite, un très grand effort vient d’être fait en RO2 pour que tous les personnels qui quittent le service actif s’inscrivent automatiquement dans ROC. ROC présentera donc une véritable traçabilité des anciens militaires.

Pour terminer, je ne peux que souscrire aux propos du général Gaspari, le DMD peut bénéficier de l’appui d’un détachement léger d’aide à l’engagement, mais on ne peut pas multiplier son champ de responsabilité, qui est régi par le code de la défense. Cela ne l’empêche pas cependant de travailler en bonne intelligence avec les correspondants Garde nationale en entreprise aux niveaux régional et départemental. J’ajoute qu’un autre acteur est extrêmement présent dans le département : il s’agit du député, qui peut aussi constituer un relais essentiel pour la réserve vis-à-vis de nos concitoyens.

M. le président Thomas Gassilloud. Je pense également au préfet, dans sa dimension interministérielle.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je vous remercie pour vos présentations et votre participation à la réflexion autour de la LPM. Ma question a été en partie traitée par mes collègues mais je souhaite obtenir des informations complémentaires. Si la Garde nationale représente un débouché d’engagement fort, notamment pour les jeunes en lien avec la réserve, la généralisation du SNU semble aujourd’hui suspendue. Les questions d’articulation avec l’éducation nationale sont fortes, dans un contexte de fragilisation des effectifs et des conditions de travail

Ne pensez-vous pas que la Garde nationale pourrait remplir un rôle plus utile et mieux défini auprès des jeunes que ce SNU ? En particulier, la Garde nationale ne pourrait-elle pas bénéficier d’un élargissement de ses participants institutionnels, en intégrant par exemple la protection civile ou la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) pour valoriser davantage ces parcours d’engagement ? En effet, la reconnaissance des parcours bénévoles représente actuellement un enjeu majeur.

Précédemment, vous indiquiez que 32 % des réservistes opérationnels sont âgés de 17 à 30 ans. Vous disposez donc d’un savoir-faire et de compétences pour prendre en charge cette classe d’âge. Pouvez-vous nous fournir un retour d’expérience à ce sujet ?

Enfin, quel regard portez-vous sur l’adaptation de la mission Sentinelle ? La Cour des comptes recommandait récemment de transférer intégralement cette mission aux forces de sécurité intérieure, dans un format réduit. Cette adaptation apparaît pertinente, y compris avant les Jeux olympiques, d’autant plus que ces forces sont mieux dotées et mieux équipées qu’en 2015.

M. Louis-Mathieu Gaspari. Il existe un lien naturel entre le SNU et la Garde nationale, dans la mesure où je considère que le SNU est un tremplin vers un engagement civil ou militaire. De fait, certains des jeunes qui suivent un parcours de cohésion seront forcément attirés par un engagement. Si celui-ci est militaire, je suis prêt à les accueillir au sein de la Garde nationale. Au-delà du SNU, je pense également que plus l’on plante tôt la graine de l’engagement dans l’esprit de nos jeunes, plus la récolte sera bonne. Ainsi, la notion d’engagement doit faire partie de l’éducation à donner. Les parents et l’éducation nationale ont naturellement un rôle particulier à jouer. Il s’agit d’un travail de longue haleine, qui nécessite du temps et de la constance, en mobilisant l’ensemble des acteurs, tant le champ est protéiforme.

Ensuite, vous avez évoqué l’élargissement de la Garde nationale, en prenant des exemples pertinents, notamment la SNSM. À l’heure actuelle, je ne peux pas envisager d’étendre indéfiniment mon périmètre dans la mesure où la Garde nationale n’a pas encore atteint l’âge adulte. La voie que vous décrivez devra peut-être être explorée, mais il est trop tôt pour l’emprunter. En outre, des travaux interministériels vont se poursuivre au sujet du périmètre de l’engagement, pour mieux fédérer les différentes formes de réserve. Il ne faut pas aller trop vite et laisser ce travail se réaliser.

M. le général (2S) Michel Delion. La caractéristique principale des 17-30 ans est le volontariat, dans la mesure où la plupart d’entre eux rejoignent la RO1. Ces jeunes sont volontaires pour servir leur pays pendant une période de cinq années ou plus avant parfois d’arrêter pour se consacrer à leur vie professionnelle. Tout l’enjeu consiste à les mobiliser dans un deuxième temps, peut-être lorsqu’ils atteignent 40 ans et plus et qu’une certaine stabilité leur permet peut-être de consacrer à nouveau du temps à leur engagement citoyen dans le cadre des forces de réserve.

Enfin, je tiens à insister sur « l’amont » du SNU : nous travaillons constamment avec le ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse. Ainsi, l’État-major des armées co-conduira avec le MENJ à Balard le 12 juin une Journée des référents éducation défense et sécurité (REDS), qui représentent de véritables relais dans les établissements pour susciter l’engagement. À mon sens, il faut donc travailler en amont du SNU, avec l’éducation nationale pour développer l’esprit de défense.

M. Louis-Mathieu Gaspari. La garde nationale est effectivement constituée à 32 % de jeunes de moins de 30 ans. Au cours de ma vie professionnelle, j’ai été chef opérationnel sur le terrain. Dans l’unité que je commandais, j’avais la chance d’accueillir de jeunes réservistes opérationnels au sein de la section de recherche de Paris que je commandais. Ils étaient formidables, dévoués, compétents ; ils ne comptaient pas leur temps pour essayer d’apporter une plus-value au service de cette unité. Je suis donc optimiste quant à l’engagement des jeunes. Il faut juste travailler pour susciter leur envie.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). À travers ma voix, je souhaite exprimer le soutien plein et entier de mon groupe à la Garde nationale. Dans votre présentation, vous avez souligné votre volonté de faciliter l’engagement des salariés. Vous connaissez mon attachement au lien entre les réserves et les territoires. J’ai noté que 48 % des réservistes sont issus des PME, soit un pourcentage très élevé. Parmi ces 48 % figurent certainement des personnes travaillant dans des TPE ou des artisans. Doit-on y voir un effet de proximité avec soit des régiments, soit des forces de sécurité comme la gendarmerie, laquelle est présente sur tout le territoire ? Pour le dire autrement, y a-t-il une corrélation entre ces 48 % et la présence militaire sur les territoires ?

Ensuite, ma deuxième question concerne les facilités accordées aux employeurs. A-t-on tenu envisagé de tenir compte de la difficulté pour une PME ou TPE d’assumer l’absence d’un salarié réserviste pour l’organisation de l’entreprise ? Est-il question de mettre en place des conventions différenciées et adaptées à l’environnement économique de ces pourvoyeurs de réservistes ?

M. Louis-Mathieu Gaspari. Je vous remercie pour votre question. Le groupe de travail qui s’est réuni sous l’impulsion du général Delion à la fin de l’année 2022 a pointé la nécessité de mieux reconnaître l’engagement des entreprises qui soutiennent la politique de réserve opérationnelle. Une des possibilités consiste à attribuer le prix de la Garde nationale à des entreprises de différentes tailles. Cette année, j’ai par exemple remis un prix de la Garde nationale à une entreprise de cinq salariés comportant un réserviste, soit 20 % de son effectif. Cette entreprise méritait de recevoir un prix car il s’agit là d’un engagement remarquable de sa part.

Aujourd’hui, des petites entreprises s’engagent et soutiennent résolument la politique de réserve, ce qui est particulièrement admirable. Chacun accomplit les efforts qu’il pense pouvoir faire et tout est question d’équilibre. De mon côté, j’ai à la fois besoin des grandes entreprises qui fournissent un grand nombre de réservistes, mais également des réservistes ancrées dans des PME et des entreprises de taille intermédiaire (ETI). J’ai cité précédemment évoqué une entreprise avec laquelle j’avais signé une convention en Auvergne Rhône-Alpes, qui est une société de transport avec moins de 1 000 salariés. Le patron de la société était content de pouvoir dire qu’en cas de nécessité, il était prêt à mettre à mettre les réservistes de sa société à disposition des forces armées et des forces de sécurité intérieure si elles ont besoin d’acheminer des forces.

Ensuite, il faudrait peut-être nous mettre autour de la table avec les PME pour affiner la définition de leurs besoins en matière de compensation. À l’heure actuelle, des compensations fiscales sont accordées aux chefs d’entreprise lorsqu’ils maintiennent tout ou partie de la rémunération de leurs salariés qui viennent effectuer une période de réserve. Le dispositif de RSE ne concerne quant à lui que les entreprises de plus grande taille, à partir de 250 ou 500 salariés, il me semble. Là aussi, nous devons trouver les bonnes mesures pour essayer d’attirer un nombre croissant de réservistes, ce qui nécessite encore du travail.

M. le général (2S) Michel Delion. Jusqu’à présent, le recrutement était extrêmement « localisé ». Chaque régiment de l’armée de Terre, chaque base aérienne et chaque unité navale recrutait essentiellement dans son bassin d’emploi, mais parfois aussi au-delà. Par exemple, un jeune Montpelliérain avait choisi d’aller servir au 24ème régiment d’infanterie à Paris. De même, lorsque j’étais chef de corps, un de mes employés civils du régiment avait fait le choix de servir dans la réserve d’un régiment du département voisin car il voulait changer de milieu. Ces histoires individuelles attestent qu’il n’existe pas forcément de liens de cause à effet.

Ensuite, le plan 2035 va profondément changer le recrutement des réservistes, qui sera centralisé par les différentes DRH d’armées. Hier, dans l’armée de Terre, le régiment recrutait, avec un effet local assez important. À partir d’aujourd’hui, la direction des ressources humaines de l’armée de Terre et les centres d’information et de recrutement des forces armées vont recruter sur l’ensemble du territoire.

S’agissant des compensations, une conférence fiscale se déroulera bientôt. Nous souhaiterions assouplir les modalités de l’article 238 bis du code général des impôts, qui offre des déductions fiscales aux entreprises employant des réservistes. Les grandes entreprises sont très actives mais il y a sans doute beaucoup à gagner pour les PME et les TPE, dont les seuils fiscaux peuvent être plus importants. Il faudrait sans doute leur offrir une aide afin que les formulaires soient plus souples et plus accessibles.

M. le président Thomas Gassilloud. Le recrutement sera plus centralisé mais j’espère que les unités pourront conserver leur faculté à être un point de contact, en fléchant des candidats.

M. le général (2S) Michel Delion. Nous combinerons les deux.

M. Jean-Marie Fiévet (RE). En France, il existe un seul régiment de réservistes, à Vincennes. Serait-il judicieux d’en créer un par région militaire ?

M. le général (2S) Michel Delion. Votre question fait partie des réflexions qui vous ont été dévoilées par le général Schill en juillet et ceci repose sur les futurs volontaires du territoire national, qui pourraient servir sur un contrat flexible de six à neuf mois. Le 24ème régiment d’infanterie en Ile-de-France est capable de commander trois compagnies déployées pour l’exercice Orion qui a lieu actuellement. Dans les autres bassins d’emploi, cela sera sans doute plus difficile si nous ne disposons pas d’une ressource issue d’une phase d’engagement après le SNU.

M. Frank Giletti (RN). Depuis plusieurs mois, le chef d’état-major insiste sur la nécessité de raffermir les forces morales de notre pays, c’est-à-dire fortifier le lien entre nos armées et la société civile. Pour y parvenir, la LPM prévoit un élargissement des effectifs de réserve, avec un objectif de 100 000 soldats d’ici 2030. Si la volonté d’augmentation des effectifs de réserve n’est pas nouvelle, sa concrétisation s’est toujours soldée par un échec.

En effet, une massification induit nécessairement une réflexion autour des missions attribuées à cette nouvelle réserve massifiée. Nous savons également que les armées d’active et de réserve aimeraient se défaire des missions du territoire national comme l’opération Sentinelle. Quel regard portez-vous sur l’adaptation de la mission Sentinelle ?

Par ailleurs, la problématique des formations se posera également. En outre, pouvez-vous nous confirmer que les efforts porteront essentiellement sur la réserve opérationnelle ? Notre groupe est en effet attaché au renforcement prioritaire de l’opérationnel, compte tenu des enjeux auxquels nos armées sont confrontées, dans un monde plus que jamais instable. Enfin, général Gaspari, vous avez évoqué trois pivots de transformation de la Garde nationale mais vous avez surtout développé le premier. Pourriez-vous développer le troisième, qui m’intéresse particulièrement ?

M. le général (2S) Michel Delion. La mission Sentinelle est assurée par les forces armées et l’équilibre en fonction d’active ou de réserve est « dépendant » des activités courantes. Il n’y a donc pas de prédestination de troupes de réserves pour Sentinelle. C’est bien en fonction du tempo opérationnel que l’on va choisir telle unité d’active ou telle unité de réserve.

Vous avez indiqué ensuite que la volonté d’augmentation des effectifs de réserve ne s’était pas traduite par des réalisations effectives. En 1868, la loi Niel, n’avait pas réussi à obtenir les jours d’activité nécessaires aux troupes de réserve. Deux plus tard, la France devait faire face à un drame national. Nous devons conserver cet exemple historique en mémoire.

Enfin, l’effort de doublement porte sur les réserves opérationnelles. Le véritable levier multiplicateur d’efficacité concerne les unités élémentaires. Les réservistes citoyens sont aujourd’hui au nombre de 4 000. Ce nombre pourra augmenter, mais de manière marginale. En réalité, au-delà également des compléments individuels, le doublement de la réserve opérationnelle ne sera possible que si nous créons des unités de la taille de la flottille, de la section, de la compagnie et du bataillon.

M. Louis-Mathieu Gaspari. Le premier pivot de transformation de la Garde nationale porte sur la politique partenariale et le deuxième a trait à la communication. Le troisième pivot concerne l’alimentation de la réflexion stratégique de haut niveau. La Garde nationale a prouvé qu’elle pouvait y parvenir à travers les travaux conduits sous l’impulsion du SGDSN dans la stratégie nationale de résilience, en hypothèse d’engagement majeur.

La Garde nationale s’est vue confier le pilotage d’un des cinq groupes de travail, qui portait sur l’épaisseur RH et la mobilisation des réserves. À cette occasion, le secrétariat général de la Garde nationale a acquis une expertise. Nous nous sommes beaucoup appuyés sur les travaux conduits par le député Blanchet dans le rapport qu’il a produit récemment et nous avons souligné un défaut de gouvernance de l’ensemble des réserves. Le SGDSN devrait vraisemblablement demander de poursuivre ces réflexions initiales. En résumé, l’alimentation de la réflexion a permis de monter que la Garde nationale est en mesure de nourrir les débats sur des réflexions stratégiques.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). En tant que rapporteur du budget de la gendarmerie, je tiens à souligner l’importance des réservistes au quotidien en soutien aux gendarmes d’active. Vous nous avez indiqué que la Garde nationale allait accompagner le doublement des réserves par une politique partenariale dynamique qui impliquera, j’en suis sûr, l’ensemble des collectivités territoriales. Pouvez-vous nous préciser le ou les systèmes d’information qui permettent de gérer l’emploi de réservistes et de connaître les disponibilités et les compétences qu’ils détiennent sur l’ensemble de ces territoires ?

M. Louis-Mathieu Gaspari. Je ne peux que saluer l’intérêt que vous portez à la gendarmerie. La montée en puissance de la réserve va effectivement imposer de pouvoir disposer d’un système d’information (SI) permettant de gérer le plus efficacement possible les nouveaux réservistes. La gendarmerie dispose d’un SI Minotaure et il existe aussi le SI ROC. Minotaure est un outil qui permet au réserviste, à partir de son domicile, de pouvoir partager avec son gestionnaire ses disponibilités pour remplir certaines missions. Il s’inscrit en ligne et son employeur lui indique qu’il est retenu pour telle ou telle mission.

Minotaure permet également de connaître les compétences détenues par les réservistes, ce qui va nous permettre de lister les compétences disponibles dans tel ou tel territoire, en cas de crise. Je pense notamment aux compétences cyber, qui sont très utiles pour lutter contre les attaques dont sont victimes de nombreux hôpitaux.

M. le général (2S) Michel Delion. L’interface ROC est branchée sur chacun des SI RH des armées, directions et services, ce qui crée de la complexité. Une des vertus du groupe de travail a reposé sur la mise en contact des deux équipes de projet ; l’équipe de Minotaure a ainsi pu transmettre un ensemble de bonnes pratiques à l’équipe ROC. À l’heure actuelle, il faut remplir trois formulaires pour s’inscrire en tant que réserviste, qui seront supprimés à la fin du mois de mai. ROC sera identifié avec le nouveau système de design de l’État, de manière à en améliorer la compatibilité et le référencement dans les systèmes. Ainsi, ce système ROC devrait demain permettre une meilleure gestion des compétences entre disponibilité du réserviste, compétences souhaitées et besoins opérationnels localisés.

M. le président Thomas Gassilloud. Il me semble également que ce système ROC est en grande partie piloté par des réservistes.

M. le général (2S) Michel Delion. Actuellement, onze réservistes font partie de l’équipe de projet.

M. Frédéric Bocaletti (RN). Jeudi dernier, j’ai assisté à Hyères à une cérémonie de clôture du séjour du SNU. Près de 200 jeunes volontaires ont suivi pendant deux semaines les activités proposées dans le cadre de la phase de cohésion.

Au-delà de quelques difficultés logistiques de second plan, les avis étaient unanimes : le séjour était trop court et les participants auraient souhaité une coloration plus militaire. Le constat est clair : notre jeunesse est désireuse de développer sa connaissance et sa culture du monde militaire. Ceci constitue un excellent signal pour la résilience de notre nation, à l’heure du retour des tensions, pour développer une culture de défense nationale et sensibiliser nos jeunes à la chose militaire.

Ceci pourrait également susciter des vocations pour un engagement dans la réserve ou dans l’armée régulière. Qu’attendons-nous pour proposer à notre jeunesse engagée volontaire ce qu’elle attend, c’est-à-dire une coloration plus militaire et des séjours plus longs ? Je ne reviens pas sur les passerelles entre le SNU et la réserve. Je conclurai en évoquant les propos d’un chef d’état-major d’un ancien Président de la République : heureusement que l’on a des jeunes qui « en veulent ».

M. le général (2S) Michel Delion. Je ne me prononcerai pas sur le SNU, qui est en dehors de mon champ d’intervention. En revanche, le désir d’engagement est très perceptible sur l’ensemble du territoire français. La campagne d’information qui commence à être menée par les armées, direction et services mais aussi par la Garde nationale va permettre aux jeunes de mieux savoir où se diriger lorsqu’ils souhaitent satisfaire leur désir d’engagement. De toute manière, le plan que nous avons bâti va au-delà de la LPM 2024-2030 et l’afflux sera progressif.

M. Louis-Mathieu Gaspari. Je ne peux que souscrire à ces propos. Je constate que notre jeunesse est désireuse de s’engager, dans une voie ou dans une autre.

M. Christophe Blanchet (Dem). Si l’on veut que le SNU prenne plus d’ampleur, il faudra investir dans des bâtiments pour accueillir dans chaque département des centres pérennes et ne pas dépendre de l’éducation nationale ni du parc privé. L’augmentation de la réserve nécessitera elle aussi des investissements du même ordre. Par conséquent, sans vous prononcer sur le SNU, pensez-vous qu’il soit possible de mener ce double investissement en commun ?

Ensuite, dans cinq jours se tiendra la commémoration du 8 mai. Combien d’entre nous seront présents aux cérémonies patriotiques ? Général Gaspari, vous avez évoqué les Journées des réserves, qui sont étalées sur un mois. Dans ce domaine, je trouve que le modèle canadien est assez percutant : lors de la journée consacrée aux réserves, les réservistes peuvent aller sur leur lieu de travail en tenue de réserviste. Ne doit-on pas fixer une journée des réservistes, de l’engagement national, patriotique et citoyen, qui pourrait avoir lieu le 8 mai ?

En conclusion, je souhaite vous soumettre un vœu pieux : pérenniser les travaux du groupe de travail dans le suivi de la LPM. Il serait souhaitable que tous les acteurs ayant participé à ce groupe de travail puissent se réunir tous les six mois a minima pour évaluer la prise en compte de leurs propositions. À cette occasion, il pourrait être possible de réfléchir à la question d’un insigne distinctif pour les réservistes. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

M. le général (2S) Michel Delion. Je vous remercie pour vos propositions. La grande différence entre une infrastructure militaire et une infrastructure civile concerne l’armurerie, ce qui implique l’existence d’une garde et d’une enceinte protégée. Fondamentalement, un bâtiment militaire est donc différent d’un bâtiment civil. Si nous devions construire demain des bâtiments supplémentaires, ils seraient à l’intérieur de casernes, qu’il s’agisse de casernes existantes ou à bâtir. Pour le moment, aucune réflexion n’est menée en lien avec le SNU à ce sujet.

Ensuite, il nous semble essentiel que la journée des réservistes soit sauvegardée. La formule actuelle, choisie par le secrétariat général de la Garde nationale, me semble aujourd’hui particulièrement adaptée. Je suis favorable au renforcement du patriotisme en rappelant que le 8 mai, nous commémorons la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais l’état-major des armées préfère organiser une journée spécifique pour les réservistes. Ensuite, on pourrait aussi dédier une deuxième journée à l’engagement, notamment en présence des réservistes.

Enfin, nous allons également « réhabiliter » une instance, le conseil supérieur de la réserve militaire, dont nous allons vraisemblablement toiletter les statuts. Un forum permettra également d’assurer le suivi du groupe de travail. Je vous retrouverai tous avec grand plaisir.

M. Louis-Mathieu Gaspari. La journée du réserviste dure en réalité un mois, en l’occurrence du 14 octobre au 14 novembre en 2022. À l’occasion de ces journées, je me suis déplacé notamment dans des entreprises, qui avaient mis en place une JNR. Je suis allé par exemple chez Airbus à Toulouse au mois de novembre. Tous les réservistes de l’entreprise étaient en tenue et animaient des stands pour expliquer leur engagement. Je peux vous assurer que les stands étaient assaillis, les personnels étaient très curieux d’en savoir plus.

De bonnes pratiques sont ainsi mises en place. L’exemple d’Airbus est dupliqué : des référents défense sont désignés dans les entreprises ayant signé des conventions de partenariat avec la Garde nationale. Il s’agit là d’une communauté qui dialogue : les bonnes pratiques mises en place chez les uns sont mises en place chez les autres. Il faut laisser du temps au temps, mais nous devrions disposer à l’avenir d’un système plus structuré.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour vos interventions et votre engagement en faveur des réserves.


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 Organisations syndicales des personnels civils de la défense (jeudi 4 mai 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Depuis hier, nous travaillons spécifiquement sur les enjeux des ressources humaines. Aujourd’hui, c’est avec plaisir que nous recevons les représentants du monde syndical.

Nous accueillons, pour la CFDT, MM. Albert Corbel et Didier Junker ; pour la Fédération Force Ouvrière Défense, M. Gilles Goulm et M. Erwann Larzul ; pour l’UNSA Défense, M. Laurent Tintignac et Mme Nathalie Delaugère ; pour la FNTE-CGT, MM. Didier Brunes et Bruno Le Nezet ; pour l’alliance CGC-CFTC, M. Vincent Hacquin et M. Patrick Pradier.

Les personnels civils au sein du ministère des armées représentent 65 000 agents, soit 23 % des effectifs. Leur rôle, indispensable dans le fonctionnement de ce ministère, a été particulièrement visible dans la gestion de la crise sanitaire, notamment dans le cadre de l’opération Résilience. Au-delà de cet évènement particulier, les personnels civils œuvrent chaque jour au soutien des forces. Aussi, il revient aux organisations syndicales et à la représentation nationale de veiller attentivement à ce que leurs conditions de travail soient en tout temps optimales.

Pour y parvenir, le maintien d’un dialogue social ambitieux est primordial. Votre présence dans notre commission, à l’occasion du cycle d’auditions relatives au projet de loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030, nous est précieuse. En effet, votre regard et votre appréciation générale du texte nous seront utiles pour nourrir nos réflexions. Nous serions ainsi intéressés de connaître les points positifs et négatifs que vous identifiez à la lecture du projet de LPM, y compris dans sa partie normative.

Plus particulièrement, nous souhaiterions connaître votre position sur la question des soutiens, cœur du métier des personnels civils de défense. Sur ce point, plusieurs éléments semblent se dégager et ils ont dû retenir votre attention :

Sur l’ensemble de ces sujets et sur tous ceux que vous souhaiteriez aborder, nous serions ravis d’avoir votre analyse et de connaître vos principaux points de vigilance.

M. Albert Corbel, représentant de la CFDT-FEAE Défense. Je vous remercie, au nom de la CFDT Défense, pour cette invitation à nous exprimer devant vous sur le projet de LPM 2024-2030. Cette audition intervient une semaine après celle à laquelle nous avait convié le rapporteur du projet de loi, le député Jean-Michel Jacques, que je remercie aujourd’hui également.

Pour ne pas trop empiéter sur les questions que vous allez bien vouloir nous poser, nous nous contenterons d’une déclaration liminaire plutôt brève. Je rappelle que nous intervenons ici en tant que représentants du personnel civil exerçant dans les armées, directions et services du ministère des armées, ainsi que dans la plupart des établissements publics sous tutelle de ce ministère, y compris l’institution de gestion sociale des armées (IGESA), qui en est l’opérateur social, et dans les deux industries privées de défense que sont Nexter et Naval Group.

Nous ne venons pas débattre des orientations politiques de renforcement de nos capacités de défense, mais il est nécessaire de préciser que la CFDT adhère totalement à la nécessité initiale de réparation puis aujourd’hui de transformation des armées. Il s’agit d’en adapter le format à la forme et à l’intensité de la menace ou des menaces, puisque celles-ci sont multiples et réintègrent concrètement la réalité des conflits symétriques entre puissances équivalentes.

La position de la CFDT concernant la paix dans le monde s’exprime dans deux articles consécutifs de notre résolution générale votée au congrès de 2022. Sur le plan de la paix, le premier article indique ainsi qu’il faut aujourd’hui tirer les leçons du passé et instaurer une entente durable entre les peuples pour éviter la guerre. Cette entente passe par la coopération, la solidarité, mais aussi, et avant tout, par la compréhension et l’amitié. La CFDT appelle les États, comme l’ensemble des organisations des travailleurs, à développer entre eux des programmes d’échanges culturels de grande envergure dans le cadre d’une stratégie globale de paix durable.

Le deuxième article précise quant à lui que la paix ne se fait pas en un jour : la crise aux confins de l’Europe renforce la nécessité de ne pas baisser la garde et d’intensifier la coopération stratégique et industrielle en matière de défense. La CFDT revendique une intensification du concept de l’Europe de la défense, pour une large coopération stratégique et industrielle entre les nations qui constituent l’Union européenne et en faire ainsi Le Havre de paix espéré par sa population.

Notre organisation se range sans hésitation du côté de ceux qui, pour avoir la paix, préparent la guerre. Cependant notre préoccupation porte sur l’impact de l’intensification de l’activité militaire sur le travail et l’emploi des agents, agentes et salariées concernées. Ils sont les travailleurs et travailleuses des services de soutien, des services opérationnels, et bien sûr des entreprises du secteur de la défense que j’ai citées plus haut.

Nous voulons que le sort du personnel civil soit pris en compte, que l’impact de l’intensification de l’activité militaire proprement dite sur les activités non opérationnelles, principal terrain d’action des civils, soit perçu et géré, que ce soit au ministère, à l’IGESA ou chez les industriels de défense.

Les enjeux sont clairs et passent d’abord par l’emploi et le travail, dont les leviers sont l’attractivité, la fidélisation et le maintien en compétences. Plus globalement, sur le terrain de l’emploi, nous favorisons la souveraineté, qu’elle soit nationale ou européenne et, pour le bien de nos industries de défense, la coopération plutôt que la libre concurrence.

Ce dernier aspect est à associer au concept d’économie de guerre, qui ne doit pas se limiter à des exigences de réactivité et de performance de la part de l’État. Il implique de sortir des ornières de la sacro-sainte économie de marché, pour favoriser des solutions industrielles sans doute plus chères, mais qui garantiront la robustesse et la fiabilité de la BITD, ainsi que notre souveraineté dans le développement des solutions et surtout leur efficacité opérationnelle tout au long de la vie. Nous vous avons, hélas, déjà fait part de choix peu judicieux en la matière. Ils ne doivent plus se reproduire.

M. le président Thomas Gassilloud. Vous avez évoqué Nexter et Naval Group. N’êtes-vous pas représentés dans les autres entreprises de la BITD ?

M. Albert Corbel (CFDT Défense). Les deux seules entreprises industrielles de la défense qui sont dans le champ de la CFDT Défense sont effectivement Nexter et Naval Group, du fait de leur appartenance historique au périmètre de la défense. Les autres entreprises sont gérées par une autre fédération, celle de la métallurgie.

M. Gilles Goulm, secrétaire général FO Défense. Nous vous remercions de nous inviter à nous exprimer devant vous à propos de la future loi de programmation militaire, exercice d’autant plus difficile que nous n’avons eu à ce jour aucune communication de la part du ministre ou de ses services sur cette LPM. Nous avons donc été amenés à chercher des informations et le texte du projet de loi sur internet. Il est vrai que la période actuelle, globalement depuis le 19 janvier, ne se prête guère à un dialogue social apaisé et constructif.

Ce n’est bien sûr pas l’objet de la LPM ni même de l’audition d’aujourd’hui d’aborder cette question, mais nous devons revenir sur l’actualité et la réforme des retraites, pas tant sur la réforme en elle-même que nous rejetons et que nous continuerons de combattre, mais aussi et surtout sur les questions qu’elle pose en matière de conception de notre démocratie sociale, de la place que l’on entend donner au dialogue social et du rôle que l’on veut faire jouer aux corps dits intermédiaires que sont les organisations syndicales.

Nous ne nous trompons pas de cible, vous ne représentez pas l’exécutif, mais votre rôle en tant que députés consiste à rappeler parfois le gouvernement à la raison et notre présence aujourd’hui démontre notre attachement à la représentation nationale et aux institutions. Nous auditionner doit consister aussi à nous entendre et à considérer parfois que nous avons raison.

Nous ne pouvons que vous engager à relire nos interventions lors des auditions précédentes, pour que vous vous aperceviez de la justesse de certaines de nos analyses. Si ne serait-ce qu’un dixième de ce que nous avions dénoncé lors de la mise en œuvre de la révision générale des politiques publiques (RGPP) dans notre ministère avait été pris en compte, nous aurions évité un nombre conséquent de gabegies que nous payons encore. Bien entendu, les responsables de ce désastre ne rendront jamais de comptes. Refonder notre démocratie, comme certains s’y étaient engagés, passe aussi par un minimum de respect envers les interlocuteurs que nous sommes. Malheureusement, les évènements et le mépris qui nous est témoigné disqualifient le gouvernement, qui ne nous considère pas comme des partenaires sociaux.

Cela fait maintenant plusieurs années que nous subissons cette manière de faire. À quel moment a-t-on trouvé judicieux et pertinent, à travers la loi de transformation de la fonction publique, fomentée par le même ministre qui a porté la réforme des retraites, de nous éjecter de tout droit de regard sur le déroulement de carrière des agents à travers les commissions administratives paritaires et de supprimer les CHSCT ? Quel était le but recherché si ce n’est celui de réduire l’audience des organisations syndicales et le nombre de leurs mandants ?

Puisque nous ne sommes pas des partenaires, nous agirons en conséquence. Sans l’écoute et la manière dont nos revendications seront traitées, les mêmes causes produiront les mêmes effets et le dialogue social se refermera aussi vite qu’il s’est rouvert. Lors de notre audition le 20 avril dernier, M. le rapporteur de la LPM nous disait qu’il était temps de retrouver le chemin du courage et de la responsabilité. Nous le prenons au mot, et proposons de mettre un terme à la main mise de la fonction publique et de la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) sur les ministères, pour redonner de la marge de manœuvre à la négociation au sein des administrations.

Cette vision de la DRH de l’État, instaurée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, n’a fait que brider le dialogue social en considérant les administrations irresponsables. Puisque nous sommes contraints par la masse salariale, redonnons aux ministères la marge nécessaire pour recruter et améliorer les parcours professionnels. On ne pourra pas afficher une LPM à 413 milliards d’euros et, dans le même temps, restreindre les recrutements de personnels civils, les mesures catégorielles ou les taux d’avancement pour la seule raison que la DGAFP l’interdit.

Fidèle à ses principes d’indépendance et rejetant toute idée de cogestion, Force Ouvrière ne s’exprimera pas sur la politique de défense du pays, ni sur les aspects opérationnels des choix opérés par la LPM. Notre rôle consiste à vous alerter sur les conséquences de ces choix pour les personnels civils, tant du ministère que des industries d’armement telles que Naval Group, Nexter ou Eurenco.

Dans ce cadre, la question des effectifs est primordiale, a fortiori avec une LPM à cette hauteur, nonobstant les effets de l’inflation et des coûts de l’énergie sur les budgets. Il serait là aussi difficilement compréhensible d’afficher de telles ambitions sans apporter une attention particulière sur les fonctions de soutien dans lesquelles sont positionnés les personnels civils. Or force est de constater que les personnels civils ne sont abordés ni dans l’exposé des motifs, ni dans l’étude d’impact, ni dans le projet de loi en lui-même, ce qui en dit long sur l’intérêt que nous portent les rédacteurs de la LPM. Parviendrons-nous un jour à ce que ce ministère intègre la place des personnels civils qui contribuent à l’accomplissement des missions et que l’on cesse de croire qu’il n’appartient qu’aux seuls militaires ?

Nos besoins en matière d’effectifs ne portent pas uniquement sur les fonctions de la cybersécurité et du renseignement, même si nous ne minimisons pas la nécessité de renforcer nos capacités en la matière. Nous devons donc dès maintenant anticiper sur les futurs recrutements, en réfléchissant très concrètement aux problématiques d’attractivité et de fidélisation. Notre ministère, après des années de suppression de milliers de postes, compte nombre de métiers en tension, notamment dans les ressources humaines, la restauration et l’infrastructure.

La future LPM doit apporter des réponses à cette question, sous peine de mettre nos capacités de soutien aux forces en danger. Le fantasme qui anime certains états-majors à vouloir détruire l’existant pour réinternaliser les fonctions de soutien au sein des armées n’est pas de nature à répondre aux difficultés. Il y a une propension chez certains à expliquer que quand les choses ne leur appartiennent pas, elles ne fonctionnent pas. Cette vision relève plus de l’instinct grégaire que d’une réelle volonté d’améliorer le soutien aux forces.

Le SCA, la direction interarmées des réseaux d'infrastructure et des systèmes d'information (DIRISI), le service d'infrastructure de la défense (SID) ou encore le SSA fonctionnent et remplissent parfaitement les missions qui leur sont confiées, dès lors qu’on leur en donne les moyens, notamment humains.

Encore une fois, pour remplir cette mission, il nous faut des hommes et des femmes. On ne peut pas d’un côté déplorer le nombre de postes vacants dans la fonction publique et, de l’autre, ne pas mettre en œuvre les moyens, notamment en termes de rémunération, pour régler cette situation. Les campagnes de communication n’y suffiront pas. Si pour Force Ouvrière, le premier axe d’effort pour juguler les effets de l’inflation et améliorer le pouvoir d’achat des agents de l’État reste l’augmentation du point d’indice, il nous paraît nécessaire d’avoir à travers cette LPM une lisibilité des mesures catégorielles affectées aux personnels civils.

Le deuxième élément crucial à nos yeux dans la préparation de cette LPM consiste à assurer un plan de charge nous permettant de maintenir un haut niveau de souveraineté et d’indépendance et de conserver les compétences et le savoir-faire, notamment en matière de maintien en condition opérationnelle (MCO). Réaliser un plan de charge avec ces objectifs nécessite d’avoir recours à des personnels sous statut, entre autres les ouvriers de l’État, avec les mêmes impératifs d’attractivité et de fidélisation, afin de limiter le recours à l’externalisation.

Le ministre a annoncé ses objectifs d’augmenter de façon significative le nombre de réservistes pour atteindre un effectif d’un réserviste pour deux militaires d’active. L’intention est louable et peut permettre aux armées de compter sur une force d’appoint importante et, de plus, constituer un vecteur non négligeable de promotion du lien armées-nation. Néanmoins, nous alertons sur la nécessité d’une bonne utilisation de la réserve opérationnelle qui ne doit en aucun cas pallier les manques d’effectifs sur des fonctions de soutien normalement dévolues aux personnels civils, comme nous le constatons trop souvent dans les établissements. La ministre Florence Parly avait en son temps décidé une mission conjointe entre le contrôle général des armées et l’inspection générale de l’administration sur l’utilisation de la réserve opérationnelle, mais elle n’a jamais été mise en œuvre.

Enfin, j’aborderais la question du plan Famille 2 pour rappeler là aussi que le ministère des armées ne compte pas uniquement des personnels militaires, même si nous avons conscience des risques encourus par nos camarades militaires en OPEX et des conséquences pour leur famille et la nécessité pour la nation d’en tenir compte. Or, rien ne justifie aujourd’hui que les personnels civils ne soient jamais cités sur la plaquette ministérielle du plan Famille de quatre pages.

M. Laurent Tintignac, secrétaire général adjoint de l’UNSA Défense. Nous vous remercions de nous recevoir pour cet exercice, annuel pour ce qui concerne le projet de budget des armées, et septennal pour le projet de LPM. Ayez bien conscience que c’est avec un arrière-goût amer que nous sommes ici aujourd’hui. Et même si nous savons bien que cette commission n’est pas exactement le lieu, l’UNSA tient à vous dire que l’exercice du projet de réforme des retraites, auquel l’exécutif a soumis les organisations syndicales depuis bientôt six mois, laissera des traces durables et sans doute indélébiles, le dialogue social a été méprisé.

Les fondements de cette démocratie sociale que nous avons toutes et tous ici chevillée au corps ont été et resteront durablement ébranlés. Comme une ultime gifle à cette réalité, le Président de la République, qui disait pourtant il y a tout juste un an « Ce vote m’oblige », promulgue une loi rejetée par 92 % des salariés et 75 % de l’opinion, en pleine nuit, le jour même de l’avis rendu par le Conseil constitutionnel. Ce n’est pas faute aux organisations syndicales d’avoir fait montre de sérieux, de contre-propositions cohérentes et finançables dans le temps, en évitant de recourir sans cesse aux seules mesures paramétriques de l’âge et de la durée de cotisation.

Il y a peu, il fallait applaudir les salariés des métiers essentiels, les premières lignes. Aujourd’hui ils sont les premiers pénalisés par les conséquences de cette loi, en termes de pénibilité, d’inégalité femmes-hommes, d’entrée jeune sur le marché du travail. Cet épisode laissera des traces, évidemment. Cette loi brutale, injuste et injustifiée, porte en elle les germes de bien des inégalités manifestes qui se révéleront dans le temps.

Avouons aussi que rajouter une crise sociale d’une telle ampleur, au lendemain d’une crise sanitaire inédite qui, elle aussi, a révélé des inégalités sociales majeures, à une crise climatique aujourd’hui irréversible et une crise économique détruisant les plus précaires de nos concitoyens, ne constitue pas un modèle de stratégie. Les séquelles seront durables, en raison à la fois de cette loi injuste, mais aussi de la manière irrespectueuse et arrogante avec laquelle les représentants des salariés ont été traités.

Cela pourrait prêter à sourire, et pourtant notre démocratie, notre modèle de sixième puissance économique au monde, en est rendue à publier des arrêtés préfectoraux interdisant l’achat de casseroles dans les lieux où se rend le Président de la République. On marche sur la tête. Demain, en cas de risque potentiel à l’œuf, faudra-t-il un inspecteur derrière chaque poule pour s’assurer qu’aucune ne ponde dans un délai de 48 heures précédant la visite d’un représentant de l’exécutif ?

De 295 milliards d’euros pour la période 2019-2023, le budget des armées s’établit pour la période 2024-2030 à 413 milliards, même si sa sincérité semble ne pas être totalement acquise. Nous connaissons le contexte international bien sûr, notamment la guerre en Ukraine et le drame terrible que vit le peuple ukrainien, ces femmes et enfants jetés à la rue au son des sirènes d’une attaque imminente. Nous sommes également conscients de l’instabilité et des risques pour nos ressortissants dans nombre de pays.

Le projet de LPM intègre cette réalité dans ses choix budgétaires. L’UNSA, fidèle à ses principes, ne vient pas ici pour juger des choix stratégiques du Président de la République en matière de défense de l’intégrité du territoire, de choix opérationnels ou d’engagements sur différents théâtres d’opérations. Nous sommes ici pour représenter cette communauté des personnels civils, soit 65 000 agents, qui semblent totalement transparents dans les mots et dans la reconnaissance de l’exécutif comme dans la considération de l’institution.

Le terme de « personnels civils » n’apparaît qu’une seule fois dans les 376 pages du projet de loi, tout comme dans les 119 pages du rapport annexé. Cette invisibilité chronique est humiliante. Ce projet de LPM est inédit par l’ampleur de son budget et la prise en compte de nouvelles modalités de défense (cyber, quantique, espace, fonds marin). Mais l’inflation durable des prix des carburants sans impact sur le budget initial ; l’éventualité d’un budget OPEX abondé en interministériel en cas d’engagement extérieur en cours d’exercice et non programmable de fait ab initio et la restitution au seul ministère des armées des rentes des cessions des emprises immobilières des armées, sont autant de révélateurs qui démontrent l’impérieuse nécessité de sanctuariser notre modèle.

Par ailleurs, le projet de LPM modifie également en profondeur nombre d’articles du code de la défense. L’UNSA relève l’immense défi de l’attractivité des métiers et de la fidélisation des compétences. Un ensemble de mesures est pris pour préparer ce défi, mais elles sont toutes colorées en kaki. Pourtant, que serait l’opérationnel de nos armées, sans ce bataillon des 65 000 personnels civils qui chaque jour, œuvrent à assurer le soutien commun ou opérationnel de ces 210 000 militaires, afin de leur garantir des conditions de vie, d’exercice de leur métier, de sécurité et de fiabilité optimales des matériels ?

Ces personnels civils ont une conscience permanente de la militarité de notre institution et des soutiens sans faille qu’ils doivent apporter aux femmes et aux hommes qui s’engagent en notre nom à tous, jusqu’à leur vie parfois, comme aux matériels qu’ils utilisent. Aussi, l’ensemble de l’exercice lié à l’attractivité et à cette fidélisation est à transposer aux compétences civiles. Doit-on ici vous convaincre des métiers, des compétences, des expertises, des essais, du maintien en conditions opérationnelles des matériels, de la fiabilité des ressources humaines et de la paie, des études amont, des achats, des systèmes d’information, de la sécurité, de la logistique, du ravitaillement, des munitions, de la santé ?

Après une LPM « À hauteur d’homme », le ministre des armées lui-même évoque un budget « d’économie de guerre ». Cette économie de guerre n’a pas attendu la présentation de ce projet de LPM : elle est déjà, hélas, une réalité entre industriels de la défense et secteur étatique. Si cette économie de guerre consiste simplement à constater impuissants, le dépouillement des compétences étatiques au profit des industriels du secteur, eux aussi en peine d’attractivité mais capables d’offrir des conditions salariales sans commune mesure avec celle du secteur public, la feuille de route sera difficile, voire impossible.

Le nombre de démissions est en augmentation permanente. Déployer autant d’efforts pour rendre attractifs les postes et les métiers du ministère des armées, mais ensuite refaire le chemin à l’envers quelques mois après seulement est non seulement chronophage mais décourageant pour les RH. L’attrition de candidats au recrutement est par ailleurs une réalité visible. Aux armées comme ailleurs au sein de la sphère publique, si rien n’est fait pour l’amélioration des rémunérations, une société différente nous attend. Qui demain acceptera un engagement public dans des conditions salariales indignes, pour des fonctions que l’on jette en pâture à la première occasion ?

Mesdames et Messieurs les députés, vous nous recevez aujourd’hui en qualité de membres de cette commission de la défense. L’UNSA vous interpelle et vous demande de porter l’impérieuse revalorisation des salaires publics. Au ministère des armées plus qu’ailleurs, les compétences techniques sont indispensables aux soutiens opérationnels, car la moindre des défaillances peut engendrer des conséquences dramatiques.

En conséquence, l’UNSA le répète : on ne fera pas une armée du troisième millénaire avec des rémunérations civiles indignes. Pour preuve, il y a trois jours, face à l’inflation que nous connaissons tous, le SMIC augmentait de 2,19 %. Le minimum garanti de la fonction publique a quant à lui été augmenté de huit points, passant de l’indice 353 à 361, soit 38 euros supplémentaires par mois. Plus de 400 000 agents sont concernés, titulaires comme contractuels. En l’absence de révision de l’ensemble des grilles de la fonction publique, la conséquence est inévitable : le nouveau tassement des grilles indiciaires affaiblira d’autant le principe d’évolution de carrière.

Quel salarié accepterait une stagnation de sa rémunération pendant dix ans, malgré l’acquisition de nouvelles compétences et une expérience croissante ? Savez-vous quels sont les pieds de grille des agents publics en 2023 ? Ils sont de 1 747 euros bruts pour un agent de catégorie C et B, 1 891 euros bruts pour un agent de catégorie A, 1 894 euros pour un ingénieur contractuel et 1 750 euros bruts pour un technicien contractuel. Pensez-vous sérieusement relever le défi de l’attractivité et de la fidélisation avec des rémunérations à ce point repoussantes à bien des égards ?

Pensez-vous encore écoper les démissions prévisibles face à des industriels ayant les mêmes besoins de compétences que nous, mais disposant d’outils de guerre économique sans commune mesure avec ceux de la fonction publique ? L’UNSA, comme l’ensemble des organisations syndicales, tire depuis longtemps la sonnette d’alarme et tel un tsunami, il y a des signes précurseurs annonciateurs d’une catastrophe imminente. Personne ne pourra dire qu’il ou qu’elle ne savait pas.

L’UNSA relève dans ce projet de LPM l’effort, le développement et la surveillance de notre base industrielle et technologique de défense (BITD). Elle est indispensable au fonctionnement comme au futur de nos armées. Pour ne citer que ce cas, l’entreprise Latécoère, après un investissement de 47 millions d’euros soutenus par l’argent public en 2017, annonce la délocalisation des activités de son site de Montredon vers la Tunisie, dont celles liées à la fabrication des pièces de l’avion de transport tactique sur lequel s’appuieront les armées à hauteur de 75 % en 2030, avec la disponibilité de 35 appareils A400M. Où sont les engagements de maintien des entreprises de souveraineté sur le territoire national ? Où sont les promesses de relocalisation industrielle sur le territoire post Covid ?

M. Didier Brunes, membre de la direction fédérale de la FNTE-CGT. Pour la CGT, ce projet de LPM fait encore la part belle au concept dispendieux d’une défense des intérêts de l’État et de ses citoyens au travers de la dissuasion nucléaire. Ce concept a été dessiné dans les années 1960, puis remis à jour dans les années 1990. Dire que ce modèle ne répond plus depuis longtemps aux enjeux des théâtres d’opérations n’est pas faire offense aux centaines de personnels civils et militaires qui œuvrent chaque jour pour en assurer le maintien opérationnel. Il s’agit là de regarder, en responsabilité, les choses en face et d’assumer que les menaces d’antan ne sont plus les enjeux de demain.

La CGT milite depuis plusieurs années pour une ratification par la France, du traité d’interdiction des armes nucléaires comme l’ont déjà fait cinquante pays. Cette ratification associée à un calendrier, conduirait à l’élimination vérifiée et irréversible de son programme d’armements nucléaires. Veuillez noter qu’il ne s’agit pas pour la CGT de s’attaquer à la filière nucléaire, mais uniquement à l’arme nucléaire en tant qu’arme de destruction massive mettant en danger tant nos voisins que toute la planète.

Dans le même registre d’une défense au service de la paix, nous considérons que l’appartenance à l’OTAN n’est pas un bouclier, mais l’illustration d’un carcan piloté par le capitalisme au profit de l’économie de guerre. Nous en voulons pour preuve l’obligation d’établir un budget de dépenses proportionnel au PIB égal au moins à 2 %, au lieu de l’établir en fonction du juste besoin. En conséquence, la CGT soutient la sortie de la France de l’OTAN.

À propos du financement de cette LPM, après la décision prise à l’Assemblée nationale en conférence des présidents, de suspendre l’examen du projet de LPM et de porter l’affaire devant le Conseil constitutionnel pour cause de non-sincérité de l’étude d’impact, nous lisons dans la presse l’impérieuse nécessité de requérir un nouveau mode de financement pour permettre de ne pas décaler le lancement du programme concernant le porte-avions nouvelle génération.

Nous nous adressons à vous, représentants du peuple et garants de la bonne utilisation des finances publiques, pour connaître vos positions sur ces spéculations capitalistes dangereuses, qui représentent 20 % du montant initial, soit un milliard d’euros. Pour la CGT, il n’est pas acceptable que l’équilibre budgétaire de la LPM soit assuré par la vente d’armes à l’export, ces mêmes armes qui immanquablement tueront un jour nos ressortissants à travers le monde. En outre, que dire d’un budget consacré au stock de munitions qui augmente de 45 % par rapport à la précédente LPM, elle-même en augmentation, portant l’effort à 16 milliards sur la période ?

Pour la CGT, les armes ne sont pas des marchandises. À ce titre, elles ne peuvent être une variable dimensionnant notre capacité à défendre nos citoyens. Voir et présenter les choses autrement, c’est concevoir la LPM dans un esprit de « va-t-en-guerre ». Cela revient à considérer que tout conflit est bon pour faire de l’argent, y compris en l’alimentant si nécessaire en stocks d’armes. La CGT ne partage pas cette vision capitaliste où le financier et le profit priment sur tout le reste. En effet, nous considérons qu’il n’est pas antinomique de travailler dans l’industrie de défense et de défendre la paix et le désarmement.

Dans le même ordre d’idées, la CGT a bien noté le changement de nom et de portage de la Revue nationale stratégique. Autrefois appelée Revue stratégique de défense et de sécurité portée par le ministre, la nouvelle Revue nationale stratégique est portée exclusivement par le Président, chef des armées. Il s’agit là d’une manière d’ancrer encore plus l’idée que nous sommes passés du ministère de la défense, qui était un ministère d’objectif, au ministère des armées, qui est un ministère de moyens. Cette modification n’est pas anodine et dépasse le simple changement linguistique. Il conforte l’objectif de guerre plutôt que la défense de la paix.

Pour la CGT, il ne s’agit pas dans cet exercice de juger de l’opportunité capacitaire pour les forces armées. Cependant, il serait irresponsable de ne pas regarder les impacts sur les diminutions drastiques de fournitures d’armements et de systèmes d’armes, ou encore sur les glissements de programmes d’ores et déjà annoncés. Le risque d’une fragilisation de la BITD est plus que certain et déjà l’on voit des entreprises, comme Arquus à Limoges ou Naval Group à Lorient, s’interroger sur leurs capacités à maintenir leurs personnels au niveau actuel.

De plus, ces glissements de programmes vont inévitablement engendrer des surcoûts en MCO (déjà en hausse de 40 % par rapport à la précédente LPM) et en valeur d’achat (30 milliards d’euros dévolus à l’anticipation de l’inflation). S’il est raisonnable de planifier en fonction des besoins et de la réalité des capacités de production, il est inquiétant de voir que l’ensemble des données socioéconomiques n’aient pas été considérées. De plus, que dire des impacts collatéraux sur le maintien des moyens, des procédures d’évaluation, d’expertise et d’essai ou encore des compétences qui de fait seront mis à mal ?

À propos de la condition des personnels civils, la CGT regrette que la LPM ne mentionne pas les moyens pour assurer l’attractivité et la fidélisation des personnels, de l’ouvrier à l’ingénieur. La CGT affirme que cela passe par des revalorisations salariales à la hauteur du marché concurrentiel des industries de défense mais aussi par l’amélioration des conditions et de l’organisation du travail. Un certain nombre de mesures doivent être mises en œuvre au plus vite :

Mais les conditions de travail concernent également les locaux. Il ne suffit pas de dépenser une importante somme d’argent (16 milliards d’euros, contre 12 milliards sur la période précédente) pour résoudre tous les problèmes. En outre, si la somme peut paraître conséquente, elle doit être mise en perspective avec un service de SID qui se paupérise en compétences à la lueur des restructurations successives et d’autres projets destructeurs qui semblent s’annoncer.

En matière de lutte contre les harcèlements, les discriminations et les violences sexistes et sexuelles, la CGT a déjà fait savoir que la cellule Thémis, le moyen dont le ministère s’est doté il y a neuf ans, n’est pas suffisante. Par exemple, elle ne dispose pas de pouvoir d’injonction. Cela ressemble trop à une case cochée sur une liste des « choses à faire », plutôt qu’à une véritable politique de lutte contre ces atrocités vécues par certains personnels, qu’ils soient civils ou militaires.

Ensuite, après l’hémorragie organisée par le plan SSA 2030, la CGT s’interroge sur les leviers qui seront utilisés pour mettre en œuvre les nouvelles antennes spécialisées voulues par le ministre, dont la feuille de route de redéploiement n’est pas connue de nous à ce jour. En outre, qu’en est-il du plan Famille pour les personnels civils ? Je rappelle en effet que celui qui est présenté au titre de cette LPM ne concerne que les personnels militaires. La CGT n’oppose pas ces catégories de personnels mais regrette cependant que rien ne soit évoqué ni dimensionné pour les personnels civils.

En conclusion, la véritable question qui se pose est de savoir de quelle armée nous avons besoin pour défendre notre territoire. Est-il nécessaire comme le prétend le Président de la République que la France soit au pivot du monde ? La précédente LPM visait à réparer les armées, à sortir de la logique de pénurie et à leur redonner le souffle, les leviers d’action ainsi que les moyens dont elles ont besoin. La nouvelle loi de programmation militaire se présente comme la poursuite de cette réparation et de cette transformation, mais elle néglige encore une fois la place des personnels civils au sein du ministère.

M. Patrick Pradier, conseiller de la Fédération des agents de l’État, Fédération CFTC Défense. Je vous remercie de nous recevoir aujourd’hui dans votre commission, dont nous étions absents depuis quatre années. Aussi, nous souhaitons remercier tous les personnels du ministère des armées, qui, par leurs votes, ont permis à Défense CGC et CFTC Défense de revenir au sein des organisations syndicales représentatives et donc d’être parmi vous aujourd’hui.

En décidant d’une forte hausse du budget alloué au ministère des armées, la représentation nationale a exprimé son indéniable volonté de doter le pays d’un outil de défense à la hauteur des enjeux imposés par une situation géopolitique complexe, dangereuse et mouvante, marquée par de nombreuses tensions à l’échelle mondiale.

En cohérence avec le projet de LPM 2024-2030, le budget 2023 de notre ministère est augmenté de plus de 3 milliards, pour s’établir à 44 milliards d’euros. Cette anticipation permettra dès maintenant de pourvoir nos armées des matériels qui nous font cruellement défaut. Toutefois, de la bataille de Crécy à la ligne Maginot, notre histoire a montré à de nombreuses reprises que la seule excellence matérielle ne peut suffire, et que la véritable force d’une armée réside dans les qualités de sa composante humaine, militaire mais également civile. Ces qualités ne peuvent s’épanouir qu’au soleil de la motivation.

Or, désormais, pour les personnels civils, c’est hélas la nuit de la démotivation qui éteint les enthousiasmes et ronge le terrain dans l’ombre d’une démission silencieuse qui gagne tous les rangs. Mesdames et Messieurs les députés, il est de notre devoir d’exprimer ici les sentiments de déception, de frustration et parfois même de légitime colère, qui animent la grande majorité de nos collègues.

Le budget consacré aux mesures catégorielles des personnels civils est seulement de 23 millions d’euros. Il représente pour les 65 000 personnels civils 0,05 % du budget global. Cette politique salariale calamiteuse (30 euros en moyenne par agent), et malheureusement récurrente depuis des années, est d’autant plus alarmante qu’elle rend les perspectives d’évolution de carrière inexistantes. Ne nous étonnons plus alors des démissions record et des recrutements de plus en plus difficiles. Mesdames et Messieurs les députés, il devient urgent de réagir par des mesures de rattrapage fortes, assorties d’une mise en œuvre rapide, indispensables pour endiguer ces vagues de démission et de démobilisation.

C’est pourquoi Défense CGC et CFTC Défense demandent que le projet de LPM améliore de façon forte et pérenne la situation des 65 000 personnels civils indispensables au fonctionnement du ministère. En effet, nous rappelons que la composante civile du ministère porte l’expertise technique indispensable à la poursuite des objectifs de la LPM en parfaite complémentarité avec nos collègues militaires et nous nous interrogeons. Qui assure principalement les missions cyber ? Qui prend en charge la spécification de nos futurs équipements, synonyme de performance, en adéquation avec le besoin de nos forces et de maîtrise des coûts ? Qui s’assure que les équipements répondent aux spécifications ? Qui s’occupe de la maintenance de nos matériels, synonyme d’indépendance et aussi de maîtrise des coûts ?

Aussi, à la lumière de ce constat, il devient évident que le défi majeur et impérieux consiste à améliorer l’attractivité et la fidélisation des agents. Nous devons ensemble mettre le cap vers cet objectif phare qui seul pourra éclairer durablement l’avenir de l’ensemble des personnels civils, qu’ils soient ouvriers, contractuels ou fonctionnaires. Certes, Mesdames et Messieurs les députés, cet arbitrage budgétaire exige de l’audace, mais vous n’en manquez assurément pas. En amendant en ce sens le projet de LPM, vous avez la possibilité de garantir que l’effort budgétaire demandé à la nation soit non seulement pertinent, mais également efficace.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Ces échanges complètent ceux que nous avons eus lors de mon audition il y a une semaine. Ils furent riches et respectueux et je les ai bien pris en compte dans mon travail de rapporteur ; je saurai en faire bon usage.

Les personnels civils représentent 23 % de la communauté de défense au sein du ministère des armées. Ma première question concerne la fidélisation des personnels, qui est parfois difficile, compte tenu des tensions sur le marché du travail. Pouvez-vous évoquer ce sujet ?

Ensuite, je suis également attaché à la formation interne au sein du ministère. Les cycles technologiques sont de plus en plus courts et le MCO dépend bien souvent du personnel civil. Comment voyez-vous la formation en interne, ou au sein du ministère des armées ou de notre BITD ? Des rapprochements pourraient peut-être voir le jour avec les collectivités territoriales et l’État. Il serait sans doute pertinent de remettre les structures d’apprentissage au goût du jour.

Mme Anne Genetet (RE). Au cours des auditions que nous avons menées, les personnels civils ont été très largement évoqués. Notre groupe politique leur est reconnaissant : nous savons combien ils contribuent à l’effort de défense et à quel point ils sont précieux. Vous avez souligné qu’ils étaient peut-être insuffisamment mentionnés dans le texte de la LPM, mais je peux vous assurer que les militaires et représentants de la BITD que nous avons reçus les ont longuement évoqués. Si tel n’avait pas été le cas, je m’en serais fait l’écho. En outre, au cours des auditions, je n’ai pas entendu d’inquiétudes exprimées par la BITD sur le maintien de centres de production. Les inquiétudes ont plus porté sur le vivier de talents et de compétences qu’il faut trouver et nourrir.

Ensuite, je vous souhaite vous interroger sur les personnels féminins. Comment voyez-vous l’équilibre entre les présences masculines et féminines ? Comment pouvons-nous attirer des personnels féminins dans les secteurs que vous représentez ? Qu’attendent-elles, au-delà de la rémunération, notamment en matière de conditions de travail ?

Mme Stéphanie Galzy (RN). Au nom du groupe Rassemblement national, je vous remercie pour votre présence parmi nous aujourd’hui. Dans le domaine des retraites, notre positionnement est très clair. Il est inutile de le rappeler.

À la différence des personnels militaires, les 63 000 personnels civils de la défense disposent d’une liberté de parole et d’engagement ; ils peuvent se syndiquer librement. Ces personnels représentent 25 % des effectifs du ministère des armées. Ils sont membres à part entière de la communauté de défense et leur engagement est particulièrement reconnu. Les organisations syndicales constituent de véritables porte-voix et permettent de faire remonter des problèmes parfois indicibles de la part des militaires tenus à un devoir de stricte réserve.

Les sujets sont nombreux : accidents du travail, attractivité de la fonction publique, congés, mobilités, rémunération, entre autres. La participation des organisations syndicales des personnels civils de la défense permet de mettre à la table des négociations divers sujets visant à améliorer les conditions de vie, de travail et d’exercice pour tous au ministère des armées. Ma question concerne le vaste domaine des ressources humaines et fait appel à votre liberté de parole. Quels sont selon vous les priorités en termes de ressources humaines pour les armées, les directions et les services ? Pensez-vous que la LPM 2024-2030 réponde mieux à ces priorités que la précédente ? Quels points d’amélioration défendez-vous ?

M. Christophe Blanchet (Dem). Mon intervention concerne la reconnaissance, sous deux axes. Tout d’abord, je souhaite évoquer le recrutement et la fidélisation des personnels civils, des thématiques qui figuraient déjà dans le rapport de 2021 de mes collègues Jean-Charles Larsonneur et Alexis Corbière. Lors de son intervention, la CGT a formulé des propositions pour mieux fidéliser les personnels au-delà des aspects salariaux, comme la semaine à 32 heures ou le treizième mois. L’ensemble des syndicats sont-ils d’accord avec les propositions listées par la CGT ? Au-delà, de quelle manière les personnels civils pourraient-ils être mieux reconnus pour être mieux fidélisés ?

Ensuite, l’un d’entre vous a souligné que les groupes de travail « Territoire national » auxquels vous avez participez se sont déroulés dans une atmosphère de dialogue apaisée et constructive. Il est vrai que nous avons bien travaillé tous ensemble. Parmi vos propositions en matière de création de réserves, lesquelles ne figurent pas dans la LPM ? De quelle manière cette réserve pourrait-être mieux reconnue ? Que faudrait-il faire de plus ? Certes, il n’existe pas de réserve des personnels civils, mais rien n’empêche ces derniers d’être réservistes. J’ai identifié un point de blocage dans ce domaine. Je pense par exemple à un fonctionnaire de catégorie B dans le civil mais officier ou sous-officier dans la réserve, ce qui implique des écarts de statut et de salaire. Comment serait-il possible d’inciter les personnels à s’engager dans la réserve et reconnaître l’efficacité de tout le monde ?

Mme Mélanie Thomas (SOC). Je vous remercie pour vos présentations. Votre participation à la préparation de cette LPM est particulièrement importante, tant le concours des civils de la défense est essentiel pour nos armées. Pour ma part, il y a quelques années, j’ai été civil de la défense au centre d’instruction naval de Brest, pendant trois ans.

Je tiens aussi à indiquer au représentant de Force Ouvrière que dans un Parlement recomposé, nous ne représentons pas tous l’exécutif, mais aussi et surtout la voix des citoyens des territoires qui nous ont portés à l’Assemblée nationale, dont les attentes sont très fortes dans le contexte social que nous traversons.

Cers dernières années, la sous-réalisation du schéma d’emploi du ministère des armées a affecté les personnels civils et militaires. Quel est votre regard au sujet du développement de la voie contractuelle et plus largement sur l’attractivité des carrières, compte tenu des objectifs très ambitieux du ministère des armées pour la nouvelle LPM. Par ailleurs, vous avez évoqué le sort des personnels civils dans le plan Famille. Pouvez-vous préciser votre point de vue à ce sujet ? Un rapport préparé en 2021, notamment par notre collègue Jean-Charles Larsonneur, mettait en lumière le problème du logement des personnels en situation de célibat géographique. Quel regard portez-vous en 2023 sur la persistance des problèmes de logement et sur le déploiement concret des plans Famille ?

Enfin, la promulgation de la réforme des retraites affecte de plein fouet les militaires et civils. Ce contexte laisse un arrière-goût amer à un certain nombre de députés. Nous serons particulièrement vigilants sur la politique indiciaire concernant les personnels de catégorie C que vous avez cité, tant l’urgence est grande.

Michaël Taverne (RN). Ayant servi notre pays sous l’uniforme de la police nationale, je connais l’importance des syndicats pour pointer les éventuels dysfonctionnements et les réalités du terrain. Bien qu’astreints également à un devoir de réserve, les policiers ont le droit de se syndiquer, à la différence des militaires, Ainsi, nous le savons, il n’est pas rare que ce soit, dans nos armées, les syndicats des personnels civils de la défense qui jouent ce rôle de porte-voix de leurs collègues militaires.

De fait, votre présence ici est précieuse et me permet de vous interroger sur une problématique importante, celle de l’externalisation. En effet, mon interrogation sera simple : comment jugez-vous le recours par nos armées à des personnels extérieurs ? Constatez-vous parfois des difficultés de coordination, ou un éventuel manque d’efficacité ? Ce recours à l’externalisation est-il toujours nécessaire, ou certaines tâches devraient-elles être au contraire internalisées ?

M. Albert Corbel (CFDT Défense). Je retiens de vos questions quelques grands thèmes comme ceux de l’attractivité, de la fidélisation, des crédits programmés et de la féminisation.

Les soucis d’attractivité existent au sein du ministère, quels que soient les statuts des personnels. Une des solutions passe par la revalorisation des rémunérations, et notamment celle du point d’indice, mais les conditions de travail importent également. Vous nous avez notamment demandé si les crédits de soutien, étaient suffisants à nos yeux.

L’augmentation phénoménale du budget de la défense est en cours depuis quelques années, mais en euros constants, le budget est identique à celui des années 1990, où la situation internationale était également instable. Il est donc inutile de crier victoire. L’augmentation de l’intensité opérationnelle entraîne de fait l’augmentation de l’activité pour le soutien et affectera les conditions de travail, si cette situation n’est pas prise en compte en augmentant les effectifs, leur pouvoir d’achat et en améliorant leur formation.

La formation interne doit ainsi être prise en compte. Autrefois, des centres de formation des armées formaient les personnels civils, pour le personnel d’exécution dit ouvrier, mais aussi pour l’encadrement. Aujourd’hui, le ministère exerce sa tutelle sur un certain nombre d’écoles d’ingénieurs et il devrait s’en servir pour former des ingénieurs civils du ministère, notamment le corps des ingénieurs civils de la défense, comme il fait pour les ingénieurs militaires.

La CFDT n’est pas opposée aux contractuels, mais il existe malgré tout une différence entre un contractuel et un agent public de type fonctionnaire. Le fonctionnaire témoigne ainsi d’un engagement que l’on ne retrouve pas forcément chez un contractuel. Je pense notamment à la direction générale de l’armement, dont la volonté de recruter des contractuels à la place de fonctionnaires est manifeste pour des raisons probablement valables, notamment en termes de compétences. Si le ministère utilisait ses écoles d’ingénieurs pour former des ingénieurs civils de la défense dont les compétences sont attendues par la DGA, on résoudrait peut-être le problème d’attractivité et de fidélisation.

Didier Junker, représentant de la CFDT-FEAE Défense. Mes propos porteront sur la féminisation des effectifs. Le ministère des armées exige de grandes compétences techniques et on ne peut que déplorer le faible nombre de femmes dans les métiers d’ingénieurs, quand elles sont plus souvent orientées vers les filières médicosociales.

Par ailleurs, nous avons mené une enquête auprès de 600 personnes, dont les conclusions montrent qu’un climat sexiste est toujours présent au sein du ministère des armées, même s’il se réduit. Ce climat, qui a un impact sur les déroulements de carrière, explique peut-être également le fait que les femmes souhaitent moins rejoindre le ministère. Cependant, la quasi-totalité des employeurs du ministère fournissent des efforts en la matière et se sont fixés des objectifs ambitieux.

En conclusion, je tiens à vous faire part d’une inquiétude sur le futur index égalité professionnelle de la fonction publique, car il s’inspirera de son équivalent dans le secteur privé, lequel a montré de nombreuses faiblesses.

M. Gilles Goulm (FO Défense). M. Le rapporteur a évoqué le sujet essentiel de la formation. Tout d’abord, on ne peut que regretter que des écoles d’apprentissage aient été fermées à une époque. Force Ouvrière est particulièrement attachée à l’apprentissage, en adéquation avec les besoins des employeurs. Il importe donc de recruter un plus grand nombre d’apprentis et nous considérons que le diplôme obtenu à la fin de la période d’apprentissage vaut concours et essai d’embauche. Il y a quelques années, il existait un accord-cadre avec des objectifs chiffrés sur la formation professionnelle continue mais il a été supprimé. Les besoins demeurent mais l’efficacité a diminué.

Ensuite, des efforts considérables doivent être effectués en matière de féminisation. Certains corps et secteurs de notre ministère sont plus féminisés que d’autres. J’ajoute que l’objectif de féminisation est intimement lié aux modes de recrutement. Les femmes subissent encore plus les difficultés relatives aux postes que les personnels masculins. Je pense notamment aux postes attribués par concours qui sont très éloignés des lieux de vie des candidats et candidates reçus. Nous demandons donc une meilleure lisibilité géographique sur les postes ouverts par les concours.

Par ailleurs la RH de proximité a été détruite par les conséquences de la RGPP, ce qui induit une mauvaise gestion des personnels. Des réponses doivent donc être apportées pour reconstruire une RH de proximité, au plus près des employeurs, des établissements et des agents.

Il existe un véritable besoin de contrôle de l’emploi de la réserve opérationnelle. Dans ce domaine, il faut être particulièrement vigilant pour mettre en cohérence les discours et les actes. Par exemple, l’ensemble des organisations syndicales ont validé le passage de cinq à dix du nombre minimal de jours de convocation pouvant être effectués pendant le temps de travail sans accord de l’employeur. En revanche, le patronat s’est contenté d’en prendre acte. Pourtant, lors des groupes de travail sur la réserve, le Medef ne manquait jamais une occasion de se féliciter de l’emploi de réserves. En conclusion, tout le monde doit apporter sa pierre à l’édifice.

M. Laurent Tintignac (UNSA Defense). Nous partageons les mêmes inquiétudes en matière d’attractivité et de fidélisation. Aujourd’hui, certains employeurs envisagent de remettre en place des écoles de formation technique, les EFT, pour disposer des bonnes compétences. Il y a quelques années, lorsque l’on ouvrait un poste sur une compétence particulière en qualité d’ouvrier d’État, plusieurs dizaines ou centaines de candidats se présentaient. Désormais, nous n’arrivons même pas à remplir le nombre de postes ouverts dans des métiers très techniques. D’autres expérimentations sont menées avec les lycées professionnels où certaines classes peuvent être ouvertes moyennant le financement du ministère. Ce lien doit sans doute être creusé.

Le ministère comporte environ 60 % de personnels masculins et 40 % de personnels féminins. De même, les postes à responsabilité ne sont occupés que par des hommes aujourd’hui. Nous sommes très sensibles à la situation des femmes au ministère, dont les parcours professionnels sont largement pénalisés. En effet, les femmes sont plutôt affectées à des postes RH, où les progressions de carrière sont plus compliquées que dans certains métiers techniques.

Ensuite, comme l’a dit mon collègue, nous sommes également confrontés à une réalité de harcèlement moral et de violences sexistes au travail. En tant qu’organisation syndicale, nous sommes particulièrement sensibilisés sur ces sujets, que nous traitons au cas par cas. Par ailleurs, le développement du recours aux agents contractuels est une réalité depuis des décennies, puisque le ministère compte environ 10 000 agents contractuels. Il faut constater que cette catégorie est la seule où le ministère dispose d’un peu de souplesse pour adapter la rémunération à la réalité du marché, alors que les grilles de concours sont figées.

Aujourd’hui, l’impact de l’évolution du SMIC conduit à une stagnation des rémunérations, principalement celles des agents de catégorie C, c’est-à-dire les agents techniques ou les adjoints administratifs qui pendant dix ans, voient leur évolution salariale stagner bien qu’ils acquièrent des compétences. Ceci est proprement scandaleux.

Le sujet de l’externalisation nous préoccupe beaucoup, surtout dans les métiers de soutien opérationnel aéronautique ou terrestre. Nous sommes attentifs à cette situation, d’abord parce que certains industriels sont en situation de monopole sur les commandes. Nous sommes également attentifs au fait que des missions seraient largement « réinternalisables » aujourd’hui.

M. Bruno Le Nezet, représentant de la FNTE-CGT. Je rappelle que la CGT revendique depuis longtemps la création d’un pôle public national de la défense qui réunirait toutes les entreprises du secteur et qui offrirait un statut de haut niveau, pourquoi pas calqué sur celui des ouvriers de l’État. Il existe des tensions sur l’emploi dans le secteur, notamment en raison de besoins spécifiques en matière de compétences techniques. Nous avons du mal à trouver des gens compétents.

La CGT défend les écoles de formation techniques qui ont été fermées. De même, l’apprentissage a été dénigré pendant des années, quand bien même nous savons que les métiers manuels sont nécessaires. Il serait à ce titre judicieux de nouer des partenariats entre l’éducation nationale, les employeurs et le ministère des armées, qui est le ministère de tutelle de Naval Group où je travaille, mais aussi de Nexter ou d’Eurenco. Airbus a par exemple rouvert ses écoles de formation technique, ce qui permet ensuite de fidéliser les personnels.

De son côté, l’enjeu de la fidélisation passe aussi par un véritable déroulement de carrière, mais aussi d’autres mesures comme un treizième mois dans les entreprises dites privées du secteur. Enfin, les différences de salaires entre le public et le privé sont considérables. Mon syndicat couvre par exemple la base de Lann Bihoué et l’arsenal de Lorient. À l’heure actuelle, Dassault attend que les personnels soient formés pour ensuite les recruter en leur offrant jusqu’à 500 euros bruts de salaire mensuel en plus. Le Président de la République a indiqué que la colère sur la réforme des retraites portait également sur le niveau des salaires. Dans ce cas, il peut tout à fait modifier le point d’indice.

M. le président Thomas Gassilloud. Vous travaillez donc chez Naval Group, mais votre organisation défend aussi les personnels civils du ministère, qui ne vous concernent pas directement.

M. Bruno Le Nezet (FNTE-CGT). Nous défendons les deux. Dans le privé, les problèmes portent sur les statuts et dans le public sur les salaires, qui sont trop faibles à l’entrée. Avant, mon syndicat regroupait les ouvriers d’État et les fonctionnaires. Nous prônons le retour à ce système, qui fonctionnait très bien.

M. Didier Brunes (FNTE-CGT). Je souhaite répondre au député Blanchet qui évoquait les propositions de la CGT. Il s’agit notamment de la semaine de 32 heures, mais aussi de l’augmentation des possibilités de télétravail. Il faudrait également disposer d’une protection sociale à la hauteur des enjeux économiques et appliquer le treizième mois au ministère des armées. Nous sommes en outre favorables à la revalorisation immédiate des salaires, avec une indexation sur l’inflation.

Une grille de salaire unique de l’ouvrier à l’ingénieur permettrait d’offrir une meilleure visibilité et un déroulement de carrière associé à une rémunération. Nous prônons l’abrogation du RIFSEEP et de tous les soi-disant systèmes méritocratiques. On doit favoriser la reconnaissance plutôt que la récompense, ce qui est fondamentalement différent.

Enfin, j’ai participé au groupe de travail sur la réserve, qui était particulièrement intéressant. La CGT revendique pour sa part que les personnels en réserve n’aillent pas au contact du feu. Nos deux inquiétudes étaient de deux ordres : d’une part que la filière serve à compenser des difficultés d’embauche ; et d’autre part sur les moyens qui devront être mis en œuvre pour recruter un tel nombre de réservistes alors que l’armée de Terre se plaint déjà de ne pouvoir remplacer ses effectifs sortants.

M. Patrick Pradier (Alliance CGC-CFTC). En matière d’attractivité et de fidélisation, la rémunération n’est naturellement pas à la hauteur des attentes des personnels. Par ailleurs, pour pouvoir attirer des personnels civils, il importe de mettre l’accent sur la communication : nombre de nos concitoyens ignorent encore que le ministère des armées n’est pas exclusivement composé de militaires. Par conséquent, si l’on ne communique pas pour indiquer qu’il existe des personnels civils au sein du ministère des armées, il sera très difficile d’en attirer de nouveaux.

Ensuite, la fidélisation nécessite d’assurer une meilleure stabilité dans les organisations. Malheureusement, les restructurations, désormais appelées transformations, se succèdent depuis 1993. Je pense par exemple à un service qui a été transféré de Dijon à Mérignac. De plus, les lignes directrices de gestion qui ont été mises en place après la loi de transformation de la fonction publique, concernent essentiellement la gestion administrative, alors que les personnels attendaient une visibilité des parcours professionnels pour pouvoir se positionner.

Par ailleurs, nous demandons un équilibre entre les contractuels et les personnels statutaires. Actuellement, nous recrutons de nombreux contractuels par facilité de gestion. Mais ils ne restent pas forcément : de nombreuses démissions sont à déplorer.

Il existait auparavant une formation interne et un dialogue social. Mais ce dernier a disparu avec la mise en place des comités sociaux d’administration. Désormais, l’utilisation du budget nous est présentée, mais c’est à peu près tout.

M. Vincent Hacquin, représentant de l’alliance CGC-CFTC. Je partage l’ensemble des propos qui ont été tenus précédemment. Je tiens à évoquer pour ma part les personnels civils qui soignent nos blessés. Je pense aux infirmiers et aux aides-soignants, dont certains sont placés en catégorie active. Or je viens d’apprendre que ceux de la catégorie active ne sera pas complétée par les douze trimestres auxquels ils ont pourtant le droit.

Je souhaite donc pousser un cri de colère à ce sujet. Il faut regarder d’un peu plus près de l’institution nationale des Invalides (INI), qui a payé un tribut à la Covid puisque trois personnes n’ayant pu partir à 57 ans sont décédées. Une quarantaine de personnes sont concernées mais personne au SSA ne sait faire la comptabilité de la catégorie active. Pour y remédier, nous allons communiquer dans les médias à ce propos. Je rappelle que l’INI est un établissement public administratif, qui s’autogère. Cependant il est sous tutelle du ministère des armées. En conclusion, je vous demande de penser aux personnels soignants des armées, qui ont joué et jouent encore un rôle essentiel pour la nation.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour vos témoignages qui nous permettent de mieux appréhender les enjeux de la LPM pour les civils de la défense. Nous nous reverrons au plus tard au mois d’octobre, dans le cadre des auditions liées au projet de loi de finances 2024.


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 Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) (jeudi 4 mai 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mesdames et Messieurs les membres du CSFM, nous vous souhaitons bienvenue à la commission de la défense. Créé en 1969, le CSFM est l’instance nationale de concertation des militaires. Il est appelé à s’exprimer sur les questions à caractère général relatives à la condition militaire. Il est obligatoirement consulté sur les projets de textes à portée statutaire, indiciaire ou indemnitaire.

Sa composition et son organisation assurent une représentation optimale de la diversité de nos armées, de la diversité des corps, de la diversité des grades et de la répartition territoriale comme en outre-mer. Le CSFM est constitué de 45 membres et d’un secrétariat général, dirigé par contrôleur général des armées Christophe Jacquot, assisté d’une équipe d’une dizaine personnes.

Le CSFM a été saisi des articles 12 à 18 et de l’article 20 du présent projet de loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030. Même si l’avis du CSFM sur ces articles n’a pas vocation à être publié, j’imagine que vous ne manquerez pas de revenir sur cet avis et la position du CSFM sur l’ensemble des articles en question.

Nous serions ravis d’avoir votre analyse sur les apports de cette nouvelle programmation et connaître vos principaux points de vigilance. Mais avant toute chose et avant d’écouter le secrétaire de session, je vais demander au CGA Christophe Jacquot de présenter les membres qui composent cette délégation. Comme à l’accoutumée, pour des raisons de sécurité, les personnes présentes seront appelées uniquement par leur grade et prénom. Monsieur le contrôleur général, je vous cède la parole.

M. Christophe Jacquot, contrôleur général des armées. Tout d’abord, je tiens à vous remercier d’associer le CSFM à vos réflexions sur la future LPM. Dans la mesure où notre audition se situe après celle des organisations syndicales et avant celle des organisations professionnelles, je tiens à rappeler deux éléments de compréhension : la singularité de la concertation militaire et du CSFM et la présentation des concertants et cette délégation.

Le CSFM est l’instance nationale de consultation et de concertation des militaires, qui ne disposent pas du droit syndical. Présidé par le ministre des armées, il est conduit à travailler sur toutes les questions, sauf les questions stratégiques, politiques ou d’organisation des forces et services, lesquelles relèvent du commandement.

La concertation est un mode de dialogue spécifique des militaires avec le ministre et ses grands subordonnés, qui permet d’aborder, dans le respect des codes de la vie militaire, mais avec une totale liberté de pensée et de réflexion, les sujets fondamentaux qui concernent les militaires dans les domaines de leur statut et de leur condition.

L’objet est donc large, comme le code de la défense en dispose dans son article L4111-1. Celui-ci précise bien l’ensemble des obligations et des sujétions propres à l’état militaire, les garanties et compensations qui sont apportées par la nation aux militaires. Le CSFM constitue la tête de chaîne de cette concertation, qui exprime les avis de la communauté militaire sur des questions à caractère général de sa condition. Il est obligatoirement consulté sur les projets de texte de loi, mais aussi sur les projets de textes réglementaires portant par exemple sur les questions statutaires, indiciaires et indemnitaires.

Le dialogue s’effectue sous forme consultative : le CSFM informe de manière libre le ministère et les chefs d’état-major, les directeurs d’administration centrale. Il le fait de manière libre, il propose, conseille et rend des avis consultatifs.

À présent, je souhaite aborder la situation des représentants de la condition militaire et vous présenter la délégation qui est venue aujourd’hui à votre rencontre. Le CSFM est composé de 45 membres permanents, à temps plein. Ils sont issus des différentes forces armées, l’armée de Terre, la Marine nationale, l’armée de l’Air et de l’Espace, la Gendarmerie nationale, la direction générale de l’armement, le service de santé des armées, le service de l’énergie opérationnelle et le service d’infrastructure de la défense, sans oublier le service du commissariat des armées.

Ils appartiennent aux différents corps militaires et sont élus pour un mandat unique de quatre ans, ce qui garantit un renouvellement et une non-professionnalisation de leurs membres. Ils sont élus parmi les représentants des forces armées et des formations rattachées, c’est-à-dire des services. Parmi eux siègent trois retraités militaires désignés par le conseil permanent.

Ce sont des militaires volontaires : ils ont été d’abord tirés au sort ou élus selon les cas, puis élus pour rejoindre le CSFM. Ils sont représentatifs des différentes sensibilités de la communauté militaire et restent affectés localement dans leurs unités. Hormis le travail en commission ou en session, ils demeurent proches du terrain. Ensuite, ils sont légitimes, puisqu’ils ont été élus par leurs pairs. Ils sont également compétents : du fait de leur permanence, de leur expérience et de leur technicité, ils suivent les dossiers de l’administration et son rythme.

À présent, je tiens à vous présenter cette délégation, composée des six membres suivants :

La secrétaire de session se propose à présent d’évoquer les thèmes qui concentrent actuellement l’attention du Conseil.

Lieutenant-colonel Anne-Lise. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, c’est avec plaisir et fierté qu’une délégation du Conseil supérieur de la fonction militaire se présente devant vous afin de répondre à vos questions sur le projet de loi de programmation militaire 2024-2030. Nous mesurons la chance que nous avons de nous exprimer directement et nous vous en remercions.

Mon propos introductif s’articulera sur la présentation des trois éléments suivants :

En parallèle de l’étude de la LPM, deux plans ont été annoncés par le ministère : le nouveau plan d’accompagnement des familles et d’amélioration des conditions de vie des militaires, dit plan Famille 2 ; ainsi que le plan d’accompagnement des militaires blessés et de leurs familles.

Le Conseil a participé activement à l’élaboration du plan Famille 2. Nous avons soumis 38 propositions, dont 8 sont déjà effectives et 21 figurent dans le plan final. Nous avons également fait part de nos points de vigilance à l’égard de ce plan. Ils portent sur la poursuite des éléments positifs du plan Famille initial ; la disponibilité effective des ressources budgétaires (750 millions d’euros sur six ans) ; la mise en œuvre rapide de certaines mesures urgentes et l’évaluation régulière des résultats obtenus.

Concernant le plan d’accompagnement des militaires blessés et de leurs familles, le Conseil a aussi adressé des propositions. La présentation du plan doit avoir lieu mercredi prochain[1]. Elle sera effectuée par la secrétaire d’État auprès du ministre des armées, chargée des anciens combattants et de la mémoire, Madame Patricia Mirallès.

Pour en revenir au projet de LPM, le Conseil a été invité à participer à trois groupes de travail ministériels. Le premier traitait de l’avenir de la réserve militaire. Nous avons formé un groupe de travail miroir au sein du Conseil, qui a vocation à durer dans le temps. Le deuxième groupe concernait l’environnement de travail et les conditions de vie du militaire et de sa famille. Le dernier groupe portait sur la mémoire combattante. Un groupe de travail a également été créé au sein du Conseil pour approfondir ce thème et éventuellement formuler des propositions dans les mois à venir.

Le Conseil a été saisi de l’étude de huit articles pour cette LPM : les articles 12 à 18, ainsi que l’article 20. Ces articles recouvrent des thèmes très variés et nous nous tenons à votre disposition pour les évoquer plus précisément si vous le souhaitez. Ces différents articles ont été accueillis favorablement par le Conseil, qui a parfois émis quelques observations. Certains points répondent à des demandes anciennes du Conseil, par exemple la possibilité pour un militaire de servir dans la réserve lorsqu’il est en congé pour convenances personnelles. Ce cas de figure se rencontre assez fréquemment quand un couple de militaire est muté en outre-mer et qu’un seul des deux est en poste.

Le Conseil a en outre salué la création du statut d’apprenti militaire avec l’encadrement du travail des mineurs, le versement intégral de la rémunération mensuelle en cas de décès du militaire, ainsi que les avancées concernant la prise en charge et l’indemnisation des blessés en service.

J’en arrive à présent au point d’intérêt majeur de la communauté militaire : la rémunération indiciaire. Nous avons appris lors de l’audition du ministre par votre commission que des travaux sur l’indiciaire allaient être lancés, ce que le Conseil appelle de ses vœux depuis longtemps. Je rappelle que nous avons évoqué dernièrement devant vous les quatre piliers de la rémunération que sont l’indiciaire, l’indemnitaire, le direct et le différé. Concernant la rémunération indiciaire, le Conseil a émis des demandes récurrentes sur le sujet pour plusieurs raisons. La première concerne le tassement des grilles indiciaires par le bas compte tenu les hausses successives du SMIC.

Il convient en outre d’attirer, de valoriser et de donner envie de progresser au sein des armées via des changements de catégorie, en recréant un escalier social indiciaire. Actuellement, un sous-officier devenant officier doit avoir une indemnité compensatrice pour ne pas perdre en rémunération indiciaire pendant ses premières années d’officier.

Nous nous tenons maintenant à votre disposition pour répondre à vos différentes interrogations.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Je suis content de vous revoir, ayant déjà eu l’occasion d’échanger avec vous lors d’une audition. Votre travail de consultation et de concertation porte ses fruits : vos alertes successives sur la nécessité de revaloriser l’escalier social ont été entendues. En effet, le ministre a évoqué avant-hier dans l’hémicycle la nécessité de travailler sur ce sujet. Vous pouvez compter également sur notre vigilance dans ce domaine.

Ensuite, je souhaite vous demander votre point de vue sur l’article 12 de la LPM, qui permettra aux blessés lors d’une mission opérationnelle d’obtenir la réparation intégrale de leur préjudice sans avoir à démontrer la faute de l’État. L’article 13 garantira aux ayants droit des militaires décédés en service le versement du reliquat de la solde du mois du décès. Comme vous le savez, jusqu’à présent, si un militaire mourait au milieu du mois, le reste du mois n’était pas soldé pour sa famille.

Pouvez-vous également nous faire part de votre opinion sur la prise en charge des blessés ? J’ai eu l’occasion d’assister récemment à l’inauguration d’une maison Athos, qui constitue une avancée intéressante.

Mme Anne Genetet (RE). Je tiens à vous transmettre la reconnaissance de l’ensemble de mes collègues du groupe Renaissance pour l’engagement des soldats, que vous représentez aujourd’hui pour notre sécurité à tous. Vous avez évoqué les enjeux de rémunération, auxquels nous sommes extrêmement sensibles. Je souhaite vous interroger sur la condition militaire en tant que telle, compte tenu de l’évolution des attentes. Comment avez-vous vécu ces évolutions et comment la LPM peut-elle répondre aux attentes que vous avez pu observer chez les nouvelles recrues ? Ensuite, vous avez évoqué l’apprentissage militaire qui pourrait être mis en place. Quels sont les enjeux de cet apprentissage ? Combien de personnes pourrait-il concerner ? Quelles sont vos recommandations pour pouvoir fidéliser ceux que nous aurons ainsi formés ?

M. José Gonzales (RN). Au nom de mon groupe, je tiens à vous remercier d’avoir pris sur votre temps pour venir répondre à nos interrogations. Récemment, le général Marc Conruyt, directeur des ressources humaines de l’armée de Terre alertait sur le fait que 32 % des jeunes manquaient à leur bataillon à l’issue de leur formation. Si cette problématique concerne chacune des trois armées dans des proportions différentes, il ne fait cependant aucun doute que la fidélisation et l’attractivité du métier passent nécessairement par l’amélioration des conditions de vie militaire.

Pourtant, de nombreux décrochages de la part des jeunes semblent trouver leur justification dans les rémunérations et la mobilité offerte par le monde civil, notamment dans un contexte d’emploi accru des conjoints. Concrètement, on observe que de plus en plus de militaires de rang sont prêts à refuser d’accéder au statut de sous-officier du fait d’un gain salarial trop faible par rapport aux sujétions liées à cette évolution. Cela engendre des conséquences préoccupantes, au premier rang desquelles figure la baisse du taux d’encadrement des plus jeunes, malgré la hausse des recrutements. Dès lors, cette nouvelle LPM et la mise en place du plan Familles 2, notamment par l’engagement des collectivités locales dans ce processus de fidélisation et d’amélioration des conditions de vie militaire, œuvrent-elles pour pallier ces départs vers le secteur privé ?

Mme Josy Poueyto (Dem). Mon intervention porte sur la situation des conjoints civils de militaires, qui subissent par ricochet les contraintes imposées par la situation militaire. En raison des mobilités, les conjoints sont confrontés à des difficultés pour trouver de nouveaux emplois. Les carrières sont hachées et cela a un impact sur le niveau de leurs pensions de retraite, mais aussi sur leurs droits sociaux.

Ce sujet n’est pas directement lié à l’exercice du métier militaire mais le CSFM est tout de même concerné, puisque vous êtes aussi une instance de dialogue qui permet d’entretenir l’efficacité opérationnelle, entre autres vecteurs, par le moral des unités. Quand Florence Parly, ministre des armées lors du quinquennat précédent, plaidait en faveur du plan Famille, elle déclarait : « Ce sont les soldats que l’on recrute, mais ce sont les familles qui s’engagent ».

Nous avons le devoir d’innover dans la reconnaissance de l’engagement de nos soldats et de leurs familles, au sein de la LPM à venir. Le plan Famille 2 va incontestablement dans le bon sens, avec une hausse significative de son budget, à 750 millions d’euros. Mais peut-on mieux prendre en compte les conjoints ? Il y a là un enjeu d’égalité entre les femmes et les hommes. Selon les évaluations de l’association Women Forces, 85 % des conjoints sont des femmes, souvent avec des emplois à mi-temps. Cette association défend de nombreuses, propositions, comme la reconnaissance pour la retraite de trimestres de bonification au titre du soutien à la condition militaire, sur le modèle du statut du proche aidant.

Les conjoints dénoncent aussi des anomalies sur le plan de la protection sociale dans le cas de mobilités à l’étranger ou même dans le Pacifique, en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie, où il n’existe pas de portage simple de droits sociaux. Il serait trop long de décrire ici la diversité des complications rencontrées, que vous devez d’ailleurs connaître. Quel est votre avis sur ces sujets ? Avez-vous déjà été saisis de ces difficultés et avez-vous déjà abordé des pistes de résolution ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je vous remercie pour votre présence ce matin. Votre participation à la préparation de cette LPM est essentielle, pour qu’elle puisse bénéficier aux conditions d’exercice de nos militaires. Le gouvernement a promulgué la réforme des retraites, qui affecte aussi les militaires. Quel est votre regard sur les ajustements portés par la réforme, notamment le renforcement de la bonification de pension au cinquième de tous les militaires et la soutenabilité de l’allongement des carrières, dont on sait que certaines sont difficiles ?

Ensuite, pour les militaires des trois armées et de la gendarmerie, la part des primes et indemnités dans la solde brute représentait 38 % en moyenne en 2020 et oscillait entre 47 % pour les officiers supérieurs et 29 % pour les militaires de rang. Une telle répartition semble accorder une part trop importante à la rémunération indemnitaire, ce qui n’est pas de nature à répondre au défi de l’attractivité et à assurer la fidélisation des militaires promue par le présent projet de LPM. On ne peut que souligner les conséquences défavorables de cette répartition sur la pension militaire de retraite et les limites de la prise en compte par la seule voie indemnitaire des conséquences de certaines sujétions.

Dès lors, dans le cadre de la LPRM, pensez-vous qu’un meilleur équilibre entre la rémunération indiciaire et la rémunération indemnitaire de nos soldats est atteignable ou souhaitable ?

M. Michaël Taverne (RN). La nouvelle LPM fixe l’objectif somme toute assez ambitieux d’atteindre 275 000 équivalents temps plein (ETP) dans nos armées en 2030. Il est ambitieux, car nous savons quelles ont été les difficultés non seulement de recrutement mais aussi de fidélisation dans nos armées ces dernières années. Ainsi, en 2021, alors que l’objectif du ministère des armées était de créer 300 postes supplémentaires, le résultat a été une perte nette de 785 postes.

Cette problématique n’est pas nouvelle puisqu’en 2018 déjà, le sous-effectif du ministère s’élevait à 583 équivalents temps plein, une situation qu’un rapport du Sénat expliquait ainsi : « ce sous-effectif est porté essentiellement par les sous-officiers et les militaires du rang des trois armées. Il relève de départs supplémentaires, imputables à une forte concurrence du secteur privé, alors même que les recrutements sont portés à des niveaux élevés ». Ce sous-effectif s’explique aussi par la grande difficulté à trouver des profils remplissant les attentes en matière de compétences et de qualifications, notamment pour les postes relatifs à la cybersécurité et au renseignement.

Face à ces difficultés, qui peuvent légitimement nous inquiéter quant à la bonne réalisation de l’objectif précité fixé par la LPM, ma question est simple : quels sont les principaux obstacles identifiés au recrutement et à la fidélisation de nos soldats, et donc les principales raisons de ce manque d’attractivité ? Quelles sont à vos yeux les meilleures solutions pour y remédier ?

M. le président Thomas Gassilloud. Pouvez-vous évoquer également le logement, lequel constitue un point important de la condition militaire, compte tenu des exigences liées à la fonction ? Ensuite, vous avez parlé de votre participation au sein du groupe de travail « Réserves ». À ma connaissance, le CSFM est uniquement composé de militaires d’active, quand le Conseil supérieur de la réserve militaire (CSRM) gère les questions non statutaires liées aux réservistes. Que penseriez-vous d’intégrer des réservistes au sein du CSFM pour traiter des questions statutaires liées aux fonctions de réservistes ?

Commissaire en chef de 1ère classe Sammy. Vous avez évoqué la question de la réparation intégrale et de la prise en compte des blessés au sein de la LPM. L’article 12 sur la réparation intégrale a été favorablement accueilli par l’ensemble des militaires du CSFM. En effet, il était particulièrement désagréable pour un militaire de devoir prouver une faute de l’État pour pouvoir justifier d’une blessure.

Cette notion de réparation intégrale a permis d’étendre le champ des activités dans lesquelles la reconnaissance de la blessure était automatiquement prise en charge par l’État, aussi bien dans les opérations de guerre, les opérations extérieures (OPEX) les entraînements et la préparation opérationnelle sur le territoire. Cela a permis en outre de couvrir les blessures qui pouvaient avoir lieu sur le territoire national, alors qu’elles l’étaient assez peu auparavant. Le fait d’avoir regroupé sous cet article la notion de réparation intégrale constitue donc indéniablement un véritable progrès, à la fois pour les militaires mais aussi les gendarmes.

Ensuite, les membres du CSFM ont été largement associés à la préparation du plan Blessés qui sera présenté[2] par le secrétaire d’État auprès du ministre des armées. Nous avons effectué de nombreuses propositions remontant du terrain et qui portaient sur différents éléments. Il s’agissait tout d’abord de placer le blessé au centre du dispositif, à travers les multiples acteurs investis dans ce domaine : les cellules d’accompagnement des blessés, les organismes du service de santé des armées (SSA), l’Office national des combattants et des victimes de guerre (ONaCVG), les associations et le service des pensions de La Rochelle. La plupart des blessés nous faisaient ainsi part de la nécessité de coordonner l’ensemble de ces interventions.

Le CSFM a ensuite insisté sur la nécessité de disposer de personnels militaires mieux formés au suivi du parcours administratif du blessé et de mieux coordonner l’ensemble des acteurs, depuis le soin jusqu’à la réhabilitation et la reconversion. Enfin, nous avons souligné l’importance de la simplification des procédures.

Nous formulons de nombreux espoirs dans ce plan Blessés, qui est une des priorités du ministère, afin que la condition des blessés et de leurs familles soit mieux traitée. À ce sujet, l’ouverture de maisons Athos de réhabilitation des blessés psychiques constitue un signe important pour les armées. En effet, nous savons que quasiment 70 % des blessés de l’armée de Terre sont des blessés psychiques, la proportion étant de 50 % pour les blessés de l’armée de l’Air et de l’Espace ou la Marine nationale. Ces maisons Athos et la priorité accordée par le gouvernement sont un signe d’une meilleure prise en compte de ces blessures, peu visibles, qui avaient jusque-là du mal à être prises en compte par les militaires et l’institution elle-même. Elles ne sont plus désormais des blessures « honteuses ».

Caporal-chef de 1ère classe Nicolas. L’article 13 porte sur la protection des ayants droit des militaires décédés en service, en leur garantissant le versement du reliquat de la solde du mois du décès. Il s’agit simplement d’une équité de traitement entre les agents de la fonction publique et la communauté militaire. Il faut également saluer le symbole fort que cela constitue en termes de reconnaissance de la nation vis-à-vis de la communauté militaire.

M. le président Thomas Gassilloud. Il était honteux qu’une telle situation perdure.

Lieutenant de vaisseau Diane. S’agissant des attentes des recrues, celles-ci s’engagent pour rechercher un métier hors du commun, un engagement et un sens spécifiques. En contrepartie, leur hébergement et la qualité de vie en unités doivent être corrects, avec des services et des transports accessibles. Enfin, l’habillement nous oblige. Ces éléments font partie des attentes des jeunes recrues. Si nous voulons les fidéliser dès que nous les accueillons, nous devons être à la hauteur du recrutement. Or nous n’arrivons pas forcément à offrir ces qualités d’accueil qui permettent de répondre aux attentes.

Aujourd’hui, l’apprentissage militaire recouvre trois écoles qui existent dans chaque armée :

Ces écoles sont obligées de refuser du monde, tant les candidatures affluent. Certains jeunes sont lassés du système scolaire et sont en attente de quelque chose de concret. Ils rêvent du métier des armes ou sont parfois envoyés par leurs parents qui ne savent pas qu’en faire. Mais ces jeunes ont envie de pouvoir être intégrés parfaitement comme les autres militaires. Ils suivent une scolarité émaillée de stages et ils viennent parfois dans les forces. C’est à ce moment-là que leur motivation peut se trouver freinée.

Initialement, la rédaction du texte comportait des restrictions très importantes. C’est la raison pour laquelle nous avons souligné la nécessité de créer ce statut d’apprenti, qui permet d’obtenir de réelles avancées sur la façon dont nous traitons les mineurs en unités et de les intégrer pleinement comme des militaires standards, sans l’aspect OPEX naturellement. Désormais, la LPM répond à ce besoin.

Caporal-chef de 1ère classe Nicolas. La rémunération constitue un élément fondamental de la reconnaissance du parcours professionnel et de l’engagement du militaire. Par construction, la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) concerne la rémunération indemnitaire, soit 38 % de la solde. Il s’agit ainsi essentiellement de compenser les sujétions des militaires.

Dans le cadre de la rémunération, les grilles indiciaires actuelles n’incitent pas à gravir ce fameux escalier social, au risque de conduire à une perte des talents. De fait, ce qui peut attirer n’est pas nécessairement ce qui fidélise. À titre d’exemple, la récente revalorisation du SMIC à l’indice majoré 361 a entraîné un tassement des grilles indiciaires par le bas. Un caporal-chef ayant douze ans de service (échelle 4) a, en comparaison, un indice de solde de 360.

Le onzième rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire souligne que la rémunération est le sujet le plus préoccupant pour la population ayant entre six et dix ans de service, ce qui rend d’autant plus urgent les travaux sur les nouvelles grilles indiciaires, afin de préserver l’attractivité et la fidélisation. Il est également nécessaire d’effacer le sentiment de déclassement vis-à-vis de la société en règle générale, qui commence à apparaître.

Adjudant Ivan. Sur le volet de l’indiciaire, le Conseil est particulièrement attentif à ce que la revalorisation soit réalisée de manière homogène. Le Conseil craint en effet que les revalorisations indiciaires soient effectuées de manière ciblée, ce qui conduirait à des « mesurettes » ne permettant pas de produire un rehaussement général de l’indiciaire sur l’ensemble de la population militaire.

Le Conseil attend un « choc indiciaire » pour une véritable indemnisation. La partie indemnitaire vient d’être traitée dans la nouvelle politique de rémunération des militaires, qui est mise en œuvre en trois volets, dont le dernier aura lieu au mois d’octobre prochain. Le retour d’expérience ne pourra donc intervenir qu’au cours de l’année fiscale 2024.

Je vous rappelle en effet que dans la NPRM, l’indemnité de charge militaire est transformée en indemnité d’état militaire et en indemnité de garnison, laquelle est fiscalisée, ce qui aura un impact négatif sur certains de nos militaires. Dans le cadre de l’indiciaire, il est évident que nos militaires se sentent aujourd’hui réellement déclassés. Nous avons donc besoin d’une revalorisation forte et rapide de l’ensemble des soldes des militaires.

Commissaire en chef de 1ère classe Sammy. Sur ce point, je tiens à vous faire part de trois exemples assez parlants. Aujourd’hui, un administrateur de l’État qui commence sa carrière atteint la première échelle lettre après dix ans. À l’inverse, il faut vingt ans à un major d’une grande école militaire (Saint-Cyr ou l’École navale) pour atteindre le même niveau d’indice.

Après vingt ans de service, l’écart indiciaire est de trois entre le niveau d’exécution (catégorie C) et l’administrateur de l’État de catégorie A en milieu de parcours. Par comparaison, l’écart indiciaire de solde de base brute est de 2,2 entre le soldat de première classe avec deux ans de service et son colonel ou capitaine de vaisseau, commandant du régiment ou commandant de son navire.

Le dernier exemple concerne un colonel avec trente ans de service, qui a connu une dizaine de mutations avec changement de résidence, a exercé des responsabilités d’encadrement et de conception en état-major à Paris. Quand il partira à la retraite, son niveau de pension sera, à 200 euros près, celui d’un major de la gendarmerie.

Il existe clairement un tassement des grilles indiciaires au sein du ministère des armées, qui n’est plus tenable car il démotive les meilleurs, notamment quand, entre 40 et cinquante ans, ils comparent leur situation à celle de catégories socioprofessionnelles équivalentes. Nous nous orientons donc vers un affaiblissement des armées, car les meilleurs partiront au bout d’un moment pour rejoindre des employeurs leur offrant des rémunérations à la hauteur de leurs ambitions et de leurs niveaux de compétence.

Caporal-chef de 1ère classe Nicolas. Je souhaite apporter un complément au sujet de la NPRM et du mécanisme de réévaluation que nous appelons de nos vœux. La forfaitisation au sein de la NPRM est affectée par un effet mécanique, qui diminue la rémunération, en raison de l’inflation. Si elle n’est pas réévaluée, la forfaitisation sera à terme moins-disante. Le Conseil souhaite qu’une sujétion identique entraîne une indemnisation identique, alors que dans certaines primes, le grade est conservé.

Commissaire en chef de 1ère classe Sammy. Vous avez évoqué l’apport du plan Famille pour les militaires et leurs conjoints. Le premier plan Famille a été particulièrement bien reçu parce qu’il était inattendu et que la ministre précédente en avait fait une priorité, qu’elle a portée jusqu’au bout. Il a concerné la vie en garnison, le logement, les contraintes liées à la mobilité et l’emploi des conjoints, ce dernier point ayant fait l’objet d’une attention particulière.

L’organisme de reconversion des armées Défense mobilité a mieux pris en charge l’accompagnement des conjoints de militaires qui se retrouvaient privés d’emplois à la suite à d’une mutation. De manière continue, le développement des réseaux d’assistantes maternelles a répondu d’une certaine manière au besoin de prise en charge de la petite enfance, mais aussi au besoin de certains conjoints de trouver une activité.

Le CSFM a formulé pour le plan Famille 2 un certain nombre de propositions sur la possibilité de créer un réseau de conjoints militaires permettant d’échanger des informations localement, afin de retrouver un emploi. Ce deuxième volet du plan Famille 2 doit pérenniser ce qui avait été mis en place par le premier plan, notamment en matière de d’hébergement et de logement. Le logement et l’hébergement des militaires du rang et des célibataires géographiques représentent ainsi une priorité, dans les bâtiments pour cadres célibataires (BCC). De fait, le célibat géographique est en constante augmentation.

Le plan Ambitions Logement initié par le ministre permettra sur trente ans de rénover le parc de logements domaniaux et de créer des logements supplémentaires. Il offre donc un certain nombre de moyens financiers. Cependant, les attentes sont fortes et le délai nécessaire à la construction des infrastructures ne correspond pas au temps des familles, dans la mesure où les militaires sont en moyenne mutés tous les trois ou quatre ans. Le taux de mutation chez les militaires est en effet le plus important de la fonction publique.

Nous attendons beaucoup de ce plan pour diminuer la tension dans les zones où la demande est de plus en plus forte. Je pense par exemple à la région bordelaise. Le commandant de la base de Cazaux nous indiquait ainsi qu’il y a cinq ans, sa base était l’une de plus demandées de l’armée de l’Air. Aujourd’hui, il éprouve de réelles difficultés à attirer des aviateurs, dans la mesure où il n’existe plus de logements à la location et que l’augmentation des loyers est telle que les militaires ont du mal à être locataires.

Enfin, nous attendons du plan Famille une pérennisation des engagements financiers qui ont été pris (750 millions d’euros sur six ans). Le rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire a souligné que le niveau de vie des foyers de militaires est 20 % inférieur à celui de catégories socio-professionnelles équivalentes, notamment en raison des contraintes de mobilité qui empêchent les conjoints de mener une carrière continue.

Lieutenant de vaisseau Diane. Plusieurs raisons concourent au manque d’attractivité. Les départs subis ont toujours existé dans les armées, dès que la reprise économique intervient. Cependant, ce phénomène traditionnel est renforcé aujourd’hui par différents éléments. Il s’agit d’abord des classes creuses : nous avons beaucoup moins recruté dans les années 2000 et au début des années 2010, compte tenu des politiques de déflation menées à cette époque. Nous nous retrouvons mécaniquement aujourd’hui avec moins de cadres, alors même que le bas de la pyramide augmente. Ceci entraînera nécessairement un phénomène d’usure professionnelle : soit des postes ne seront pas honorés, soit des postes seront en distorsion.

Un deuxième phénomène concerne l’augmentation du nombre de missions opérationnelles ces dernières années. Or les nombreux déploiements, associés au renforcement de Vigipirate et de Sentinelle, ont nécessairement entraîné une usure. Le Livre blanc prévoit un certain nombre de missions, mais si des missions supplémentaires interviennent, le poids et le coût humain s’accroissent puisque les armées ne sont pas dimensionnées à due proportion. De fait, les personnels sont de plus en plus fatigués et au bout d’un certain temps, notamment après quinze ans d’ancienneté, ils commencent à regarder les offres civiles pour pouvoir enfin « se poser ».

Adjudant Ivan. En complément, si tout le monde a parfaitement conscience que l’armée ne fait pas de ségrégation lors du recrutement, il est évident que les systèmes d’armes actuels sont de plus en plus sophistiqués. Ils nécessitent donc des capacités de plus en plus pointues. Les personnels dont nous avons besoin ou que nous formons sont ainsi particulièrement convoités par le monde civil. Les exigences professionnelles sont très difficiles et la rémunération indiciaire doit absolument être au niveau du recrutement.

Lieutenant-colonel Anne-Lise. Les pensions militaires de retraite ont trois buts :

Les fondamentaux des pensions militaires de retraite ont été sauvegardés dans la réforme. Les bornes de pensions à liquidation immédiate sont ainsi inchangées. En revanche, quelques inflexions sont intervenues, comme la fin du dispositif de dégressivité de la bonification du cinquième, qui concernera les corps ayant des limites d’âge supérieures à 60 ans. Maintenant, ils pourront rester jusqu’à la limite d’âge sans perdre les années cotisées.

En outre, la borne basse de la décote carrière longue passe de 52 à 54 ans. Les militaires sont aujourd’hui recrutés plus tardivement et certains d’entre eux ont enchaîné les deux décotes : la décote carrière courte et la décote carrière longue. Le léger décalage de deux ans redonnera un peu d’air et laissera le choix aux militaires.

Les pensions à liquidation différée passent de 62 à 64 ans et celles qui étaient à 52 ans passent à l’âge légal de départ à la retraite, moins dix ans. Enfin, l’accélération de la réforme Touraine concerne plus particulièrement toute une catégorie de militaires. Elle implique une diminution de la valeur de l’annuité. Ainsi, pour une durée de cotisation identique, la pension diminuera. Ici, l’implication est double : d’une part, les militaires entrent de plus en plus tardivement dans la carrière, notamment après une première expérience dans le monde civil ; et d’autre part, l’augmentation de la durée de cotisation empêchera un nombre croissant de militaires de partir à la retraite avec une pension à taux plein.

Lieutenant-colonel Hervé. La LPM consacre un volet important à la réserve. Il existe un Conseil supérieur de la réserve militaire, mais il se réunit assez peu. Il a compétence pour une partie des statuts, c’est-à-dire celle qui est spécifique aux réservistes. En revanche, le statut général des militaires donne compétence au CSRM (Conseil supérieur de la réserve militaire) pour la condition militaire de l’ensemble des personnels, et donc aussi des réservistes.

L’intégration des militaires de réserve au CSFM fait l’objet de nombreuses réflexions.

M. Christophe Jacquot, Secrétaire général. Je n’ai pas manqué de me faire l’écho des réflexions du Conseil, qui est très ouvert à l’intégration de réservistes. Le réserviste en service voit sa condition traitée par le CSFM. En revanche, selon les réflexions actuelles, dans son environnement civil, il verrait ces sujets traités par le CSRM. En résumé, le CSFM est très favorable à l’intégration de réservistes en son sein

Lieutenant-colonel Anne-Lise. Je souhaite rajouter deux éléments concernant les pensions militaires de retraites. D’une part, puisque 80 % des militaires effectuent une seconde carrière dans le civil, ils sont donc impactés par la réforme actuelle. D’autre part, puisque 38 % de la rémunération est en moyenne composée d’une partie indemnitaire non prise en compte dans la pension, le seul moyen de revaloriser les pensions militaires de retraite consiste à effectuer une réforme indiciaire que nous appelons de nos vœux le plus rapidement possible.

M. Loïc Kervran (HOR). Je salue les propos qui ont été tenus dans le cadre de la réflexion sur l’activité et l’apprentissage militaire. L’article 17 qui érige en apprentissage l’enseignement technique et préparatoire militaire me semble très intéressant. Il permet de prendre en compte les spécificités de l’apprentissage pour nos armées. En tant que député de Bourges, je ne peux que souligner à quel point ces formations sont extrêmement demandées mais également très appréciées par les élèves. L’apport de la LPM est donc notable, au-delà des pures questions capacitaires.

M. Fabien Lainé (Dem). Vous avez évoqué les problématiques de logement à Cazaux notamment. Je ne peux qu’y être sensible, puisque j’ai été co-auteur d’un rapport en 2020 sur l’hébergement et le logement. Ayant été par ailleurs maire de Sanguinet, j’ai également construit des logements militaires, autant que possible.

Malgré l’accélération du programme de logements, je déplore l’inertie. Êtes-vous aujourd’hui associés à ces programmes de logement, ce dont je doute malheureusement ? Avez-vous noté une accélération ? Les emprises de l’armée de l’Air et de l’Espace et de la Marine sont souvent situées dans des zones où l’immobilier est tendu. Cette situation constitue-t-elle selon vous un frein au recrutement, mais aussi à la fidélisation ?

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). Je souhaite vous remercier pour votre prise de parole. Il est important que nous puissions vous entendre sur vos attentes, même si la LPM devrait permettre de répondre à un certain nombre de vos interrogations. Nous sommes, pour certains d’entre nous, élus de territoires en secteurs dits tendus et nous sommes particulièrement conscients des problématiques de logement, notamment pour les militaires. Cependant, l’acte de bâtir prend du temps, a minima 24 mois. Quand bien même nous entrerions dans une logique de production de logements intensive, cela ne résoudrait pas les problèmes immédiatement. Disposez-vous de solutions alternatives que vous pourriez suggérer pour animer nos réflexions ? Ensuite, je souhaite revenir sur l’égalité professionnelle. Les armées sont plutôt en pointe sur le sujet, avec 16 % de leurs effectifs composés de personnels féminins, en position de combat. Le ministère des armées est très volontaire, mais nous notons également que dans certaines fonctions et postes, des efforts sont encore à produire. Quelle est votre perception en la matière ?

M. Mélanie Thomin (SOC). Je souhaite revenir sur vos remarques concernant les politiques de logement pour les militaires. En tant qu’élus de zones en tension, nous constatons que les populations militaires sont soumises à de fortes contraintes. C’est notamment le cas en presqu’île de Crozon. Cette crise du logement est finalement assez récente, l’accélération ayant eu lieu avec la crise de la Covid. Les parlementaires doivent légiférer sur ces sujets de manière urgente.

Ensuite, dans quel cadre inscrivez-vous votre dialogue avec les collectivités locales pour accompagner les politiques de logement ou d’accès au logement des militaires ? Quelles solutions peuvent être trouvées en la matière ? Enfin, je m’interroge sur l’accès aux soins. Dès lors que les familles de militaires sont mutées et s’installent dans des zones en tension, la question de cet accès constitue en effet un sujet majeur.

Commissaire en chef de 1ère classe Sammy. Lors des échanges que nous avons eus avec le ministre, il nous a rappelé que les questions de logements souffraient d’une trop grande verticalité au sein du ministère. Il a ajouté qu’il fallait redonner la main aux acteurs locaux, notamment dans leurs relations avec les élus et les collectivités locales, pour que ces dernières aient plus conscience des plans de départ et d’arrivée dans les territoires. Il s’agit de faire en sorte que les responsables de collectivités, notamment les maires, puissent intégrer la population militaire au sein des plans locaux d’urbanisme.

Les tensions immobilières ne sont pas récentes : le décalage entre les besoins d’hébergement et la capacité des armées ne datent pas d’hier. En effet, le domaine de l’infrastructure a été l’un des grands sacrifiés lors des dernières années. Je pense notamment à l’infrastructure de maintenance, de modernisation et de mise aux normes en termes de chauffage, de réseau électrique ou de réseau d’eau. De nombreuses dépenses liées à la mise aux normes ont ainsi dégradé le parc immobilier du ministère des armées. Au-delà de la construction neuve et de la remise en état du parc immobilier des armées, il est nécessaire d’investir sur les logements et installations des gendarmes et des militaires, dont certains ont très mal vieilli.

Par ailleurs, parmi les éléments de fidélisation, d’autres points sont extrêmement importants. Tout d’abord, il existe un besoin de soutien et d’accompagnement en matière de ressources humaines, d’habillement, de restauration et de locaux de travail. Compte tenu de la réduction des effectifs subie par les armées, les fonctions de soutien figurent parmi celles qui ont le plus souffert. L’un des points importants de la LPM portera donc sur la remise à niveau des soutiens.

Lieutenant de vaisseau Diane. Dans le cas de la Marine, les problèmes de logement ne sont pas toujours là où on l’imagine. Naturellement, les affectations en région parisienne sont fréquemment boudées en raison du coût de la vie. De même, il est évident que le Var est une zone sous tension immobilière, mais cela n’est pas récent. Cependant, le gros point noir se situe aujourd’hui à Cherbourg, où les logements partent en une journée en raison du développement économique de la région. Les militaires sont donc confrontés à de graves problèmes pour se loger sur place et nous éprouvons des difficultés pour trouver des militaires susceptibles d’aller dans cette région, qui est par ailleurs un désert médical. Le SSA a n’est pas toujours capable de répondre aux besoins des militaires.

Lieutenant-colonel Anne-Lise. S’agissant de la féminisation des armées, je rappelle que la commissaire générale Bourdes, haute fonctionnaire à l’égalité des droits au ministère des armées a été auditionnée par votre commission. Nous allons mener des travaux avec elle pour poursuivre l’action précédemment initiée. Pour le moment, nous ne pouvons pas indiquer les pistes que le Conseil suivra sur ce sujet.

Adjudant Ivan. S’agissant du logement, le ministre des armées a annoncé il y a quelques semaines des investissements à hauteur de 158 millions d’euros, dont 117 millions pour les infrastructures. Cette action va dans le bon sens, mais ces investissements doivent être réalisés sur l’ensemble du territoire.

M. Thomas Gassilloud, président. Je vous remercie pour ces échanges et votre double engagement dans le métier des armes, mais aussi dans ce nécessaire processus de concertation. Les sujétions liées à l’état militaire doivent toujours évoluer pour être compensées à leur juste mesure par d’autres dispositifs.


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 Associations professionnelles nationales des militaires (APNM) (jeudi 4 mai 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous avons à présent le plaisir de recevoir trois associations professionnelles nationales de militaires (APNM) représentatives :

Pour information, nous avions invité l’ensemble des APNM ayant une représentativité de premier niveau, mais les autres n’ont pas pu se libérer.

La loi du 28 juillet 2015 a reconnu aux militaires le droit de créer et d’adhérer à des APNM, qui ont vocation à enrichir le dialogue social au sein de la fonction militaire, tout en n’étant pas des syndicats. Les APNM reconnues représentatives d’au moins trois forces armées et de deux formations rattachées peuvent siéger au Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM), que nous venons d’auditionner. Aucune APNM ne dispose encore d’une représentativité suffisante pour siéger au CSFM.

J’imagine que vous ne manquerez pas de revenir aujourd’hui sur les enjeux d’amélioration de la condition militaire, de fidélisation des personnels ou encore d’amélioration des blessés, qui sont au cœur de cette nouvelle programmation. Sur l’ensemble de ces sujets et sur tous ceux que vous souhaiteriez aborder, nous serions ravis d’avoir votre analyse sur les apports de cette LPM et, le cas échéant, vos principaux points de vigilance.

Premier-maître Michaël Berben, co-président des officiers-mariniers de APNM-Marine. Au nom de APNM-Marine, je souhaite tout d’abord vous remercier de nous accorder régulièrement ce rendez-vous, qui est important pour poursuivre notre travail commun sur la condition du militaire, et plus particulièrement du marin. Nous nous retrouvons aujourd’hui afin d’échanger sur la future LPM de 2023-2030. Il ne nous appartient pas, comme vous le savez, de commenter les opérations ou les programmes d’armement, mais nous sommes cependant à votre écoute afin d’échanger sur la condition militaire.

Je m’exprime ainsi au nom de la présidence collégiale d’APNM-Marine, qui est constituée de trois co-présidents pour chacune des trois catégories : officiers, officiers-mariniers et équipage. Ce caractère d’inter-catégorialité est pour nous essentiel afin de donner la même force, dans le strict domaine de la condition militaire, à la voix d’un quartier-maître comme à celle d’un officier général.

APNM-Marine continue son évolution, avec à ce jour plus de 700 membres. Notre représentativité et nos capacités à répondre à nos adhérents comme aux marins qui en font la demande, favorisent ce développement. Cependant, les moyens alloués restent toujours timides au regard du développement et à la place que les APNM pourraient avoir au sein de notre institution pour jouer pleinement le rôle qui leur est confié.

C’est pourquoi, dans le cadre de la LPM, des amendements seraient possibles afin de faire évoluer positivement les APNM. De plus, la place de nos marins investis à plein temps et dont la charge est grandissante sans aide supplémentaire, devient une limite organisationnelle pour l’association et d’autres temps pleins permettrait une meilleure synergie au profit de l’institution. Il est important de rappeler que le bénévolat dans les associations décroît depuis de trop nombreuse année et APNM-Marine n’y échappe pas, amenant une charge d’engagement grandissante sur les bénévoles de notre association.

Nous nous retrouvons cette année afin d’échanger sur la LPM. À ce titre, APNM-Marine déplore le faible nombre de mesures concernant la condition militaire. Bien que nous voyions d’un bon œil l’effort réalisé afin de fidéliser les plus jeunes via la création d’apprentis au sein des armées, il reste cependant un point récurrent, que notre association pointe du doigt.

Celui-ci concerne la fidélisation des personnels brevetés supérieurs de carrière qui souhaitent quitter la condition militaire par manque d’attractivité au sein de l’institution et en raison d’une attractivité grandissante dans le monde civil, pour des spécialités comme électrotechnicien, mécanicien, atomicien ou encore dans le domaine du numérique. Qui encadrera ces apprentis s’ils ne restent pas suffisamment longtemps au sein de l’institution ?

Nous réitérons aujourd’hui notre volonté d’échanger sur les projets que porte APNM-Marine : le compte épargne permission monétisé (CEPM), que nous tenons à la disposition de la commission, mais également le projet pour faire évoluer les moyens alloués aux APNM. Ceux-ci restent d’actualité afin de préserver et de promouvoir la condition militaire.

Aujourd’hui, l’un des sujets de préoccupation majeurs des marins reste l’hébergement. En effet, des marins sont encore régulièrement déplacés de chambre en chambre au gré des arrêts techniques des navires. Certains marins célibataires géographiques s’inquiètent de ne plus avoir la possibilité d’être hébergés, de devoir chercher un studio ou même pire, quitter l’institution. À l’heure où certains se posent la question de ce choix, les marins qui ont de l’expérience et des compétences préfèrent retourner dans le monde civil, proches de leur famille, et profiter de belles propositions d’emploi plutôt que de rester dans un environnement qui ne favorise pas la fidélisation de l’ensemble des militaires de carrière.

Nous aimerions également attirer votre attention sur la protection sociale complémentaire (PSC), qui sera mise en place au profit des militaires en 2025. En effet, si la PSC permettra à tous les militaires d’avoir une couverture sociale minimum au niveau de la santé, la question de la prévoyance demeure néanmoins. Sera-t-elle en partie prise en charge comme pour les fonctionnaires ?

Il faut rappeler que les militaires d’active aujourd’hui seront les retraités de demain. Dans le cadre d’une juste reconnaissance des missions accomplies par ces derniers, il serait préjudiciable de ne pas intégrer une partie dépendance en plus du panier santé et une partie prévoyance minimum, qu’APNM-Marine souhaite voir inclure dans le panier obligatoire. Aujourd’hui, on constate un reste à charge très important pour les résidents des EHPAD privés, à hauteur de 1 800 euros.

Dans un registre similaire, APNM-Marine souhaiterait pouvoir être associée au comité de pilotage de la protection sociale du ministère, au même titre que le CSFM. En effet, aujourd’hui encore, un trop grand nombre d’organismes restent fermés aux APNM, malgré un degré d’expertise similaire au CSFM.

De plus, depuis la sortie du logiciel de simulation de solde pour la mise en place de la tranche 3 contenant l’indemnité de garnison (IGAR) et l’indemnité d'état militaire (IEM), nos marins sont inquiets. En effet, à la lecture de leur simulation, certains marins ont constaté que leur revenu fiscal de référence augmenterait. Ce faisant, ils changeront de tranche et perdront les prestations sociales afférentes à leur ancien revenu fiscal de référence, ce qui aura pour conséquence la paupérisation de facto des militaires et de leurs familles.

Après avoir subi une perte de solde avec la mise en place du bloc 2 pour certains marins, la fiscalisation de certaines primes et indemnités ne rassure toujours pas. Cette nouvelle série de mesures est difficilement comprise par les marins, qui constatent le risque d’un nouveau délitement de leur pouvoir d’achat, déjà lourdement affecté par l’inflation.

APNM-Marine regrette de ne pas être associée aux différents projets sur la condition militaire, malgré ses multiples demandes auprès de la DRH-MD. Ainsi, nous n’avons pas pu transmettre nos réflexions ni dialoguer sur les sujets de la PSC ou la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM). Il est bien regrettable que les APNM ne soient pas sollicitées plus activement par l’institution. Nous éprouvons le sentiment amer de ne pas voir reconnu le travail effectué par les APNM au profit de la communauté militaire. Nos adhérents, un peu plus nombreux chaque année, veulent obtenir de vraies réponses.

Vous comprendrez aisément qu’à l’heure de cette nouvelle LPM, il est tout aussi important d’intégrer les moyens capacitaires que de se préoccuper de la condition militaire. C’est pourquoi nous regrettons que le sujet de la concertation ne soit pas abordé au sein de la LPM, avec la possibilité de voir évoluer les APNM après huit années d’existence.

Force est de constater qu’au fil de nos auditions, certains sujets n’ont toujours pas progressé, comme la fidélisation des militaires de carrière, l’évolution des familles recomposées ou l’augmentation du célibat géographique au sein de la Marine. Nous saluons tout de même la prise en compte dans la loi des tarifs militaires SNCF, ainsi que la création d’un tarif pour les enfants non à charge, que l’APNM-Marine avait fortement défendu auprès des parlementaires et de notre institution. Malheureusement, cette même institution oublie bien trop souvent que les APNM font partie de la concertation et qu’il est important de ne pas nous écarter.

Enfin, APNM-Marine tient à remercier les députés de la commission de défense qui nous ont reçus ces derniers mois, afin que nous puissions leur présenter nos projets sur la condition militaire. Nous nous félicitons d’ailleurs de ces échanges fructueux. En conclusion, les dossiers visant à l’amélioration de la condition du militaire nécessitent que tous les concertants soient associés aux travaux. Il semble important qu’APNM-Marine puisse dialoguer avec le CSFM, afin d’apporter l’expression d’une complémentarité de ces deux instances de concertation.

Monsieur le président, je tiens à vous exprimer au nom des trois co-présidents, mais également de nos adhérents, nos sincères remerciements pour cette invitation et pour l’attention accordée.

Capitaine Lionel Hillaireau, président de l’APNAIR. Cette traditionnelle audition revêt cette année une importance particulière pour l’APNAIR. En effet, cette LPM porte plusieurs mesures en faveur desquelles l’APNAIR s’est investie depuis sa création en 2016.

Elle cherche ainsi, enfin oserais-je dire, à mettre en cohérence les grilles indiciaires de toutes les catégories de militaires. Au-delà d’une augmentation de leur rémunération, les militaires attendent une véritable reconnaissance de leur engagement et des responsabilités associées, du militaire du rang au général. Ils attendent un outil indiciaire qui donnera à la fois envie de gravir l’escalier social que propose les armées, mais surtout un outil qui reconnaîtra le mérite d’un militaire du rang à passer sous-officier, d’un sous-officier à accéder à l’épaulette des officiers, et de l’officier à s’engager pleinement dans une carrière longue. C’est bien le modèle des armées qu’il convient de préserver. Mesdames et Messieurs les députés, vous portez la responsabilité de mener à bien ce chantier de mise en cohérence, de reconnaissance des mérites et de reconstruction de l’escalier social, qui s’est effrité avec le temps et ne donne plus envie aux jeunes.

Nous apprécions que cette LPM accorde une priorité à la réserve. En outre, elle intègre à travers le plan Famille 2 de nombreuses mesures qui vont dans le bon sens, au soutien de la mobilité, des conjoints et du handicap. Elle manifeste la volonté d’améliorer les conditions de logement et surtout d’hébergement, si importantes pour la fidélisation des plus jeunes. En résumé, dans la lignée de la précédente LPM, la LPM 2024-2030 permettra d’améliorer la condition militaire.

Ensuite, je tiens à revenir sur une des mesures du plan Famille 2 que nous sommes particulièrement heureux de voir apparaître : celle qui tend à adapter le régime fiscal de la résidence d’attache de repli des militaires. Nous portions déjà ce sujet devant vos prédécesseurs en 2016, mais il était probablement trop novateur à l’époque. Il a néanmoins fait son chemin depuis et marquera à son aboutissement une véritable reconnaissance de l’engagement des militaires à servir en tout temps et en tout lieu.

En matière de logement et d’hébergement, votre rapport parlementaire commence à être suivi d’effets. Cependant, l’impatience prédomine toujours. En effet, cette année, nous devrons encore nous contenter de promesses quant aux améliorations futures. Il nous apparaît important de vous le dire, pour que vous ne le perdiez pas de vue.

La nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) figure dans le texte, au titre des mesures visant à fidéliser. L’échéance 2023 est annoncée le 1er octobre et suscite bien des questionnements concernant la partie relative aux indemnités de garnison. Il évidemment est trop tôt pour tirer des conclusions, mais l’environnement fiscal de cette mesure devra faire l’objet d’une analyse objective. Il sera alors temps de remettre en chantier l’indemnité d’état de militaire et son complément, non revalorisé depuis 2002.

En conclusion, cette LPM suscite de très grandes attentes dans le domaine de la condition militaire. Le chantier indiciaire en constitue l’enjeu majeur, au bénéfice des militaires du rang, des sous-officiers et des officiers. Depuis sa création, l’APNAIR alerte sur les effets du tassement des grilles et la smicardisation progressive des personnels, qui produisent des effets dévastateurs sur la motivation à progresser et à gravir cet escalier social qui représente pourtant tellement bien la singularité du métier des armes. Nous vous remercions de porter notre voix dans ce domaine et, au-delà du verbe, de reconnaître notre engagement.

Ingénieur en chef Romain Berline, président de France Armement. France Armement est une association professionnelle nationale de militaires créée en juin 2016. Nous sommes reconnus représentatifs de la direction générale pour l’armement depuis décembre 2017. Notre positionnement nous conduit à représenter plus particulièrement différentes catégories.

Il s’agit tout d’abord des officiers des corps de l’armement, c’est-à-dire les deux corps d’ingénieurs militaires que sont les ingénieurs de l’armement et les ingénieurs des études et techniques de l’armement, dont la mission principale porte sur la conduite des grands programmes d’armement, l’expertise technique et l’innovation.

La deuxième catégorie concerne les militaires d’ancrage armement : les élèves français de l’École polytechnique, les commissaires des armées d’ancrage armement ainsi que les gendarmes de l’armement. La dernière catégorie a trait aux autres militaires en poste à la direction générale de l’armement.

En tant qu’APNM France Armement, nous représentons bien sûr les militaires de l’armement, mais nous portons au-delà un attachement profond à la fonction armement de la nation, et aux entités qui l’incarnent, au premier rang desquelles figure la DGA.

Nous sommes donc attachés aux enjeux de la fonction armement :

C’est pourquoi nous sommes préoccupés par l’incertitude dans laquelle sont laissés les ingénieurs et techniciens contractuels qui représentent près de la moitié de la DGA. En effet, ils n’ont bénéficié que partiellement des améliorations statutaires de leurs collègues fonctionnaires et militaires, alors même que les enjeux d’attractivité et de fidélisation pèsent particulièrement sur cette population.

Plus la situation avec les contractuels est compliquée, plus les officiers des corps de l’armement portent le fardeau laissé par les postes vacants, alors même que la DGA persiste à ne pas mener d’analyse étayée du temps de travail et de connexion de son personnel.

À ce titre, nous nous réjouissons du plan de transformation de la DGA annoncé par le délégué général pour l’armement, que vous avez reçu récemment. Nous souhaitons que ce plan soit mis en place rapidement et que des avancées concrètes soient mises en œuvre dans le domaine de la gestion RH et de l’agilisation des processus de fonctionnement, afin d’améliorer le quotidien des personnels.

Nous espérons enfin pouvoir disposer des moyens associés à notre caractère représentatif et donc construire plus facilement avec la communauté que nous représentons le lien absolument nécessaire pour jouer pleinement le rôle que le législateur nous a donné dans sa grande sagesse, au profit de tous des agents, mais aussi de la fonction armement et des entités qui la mettent en œuvre.

M. Jean-Michel Jacques, rapporteur. Je vous remercie pour vos propos liminaires. Ma question porte essentiellement sur le plan Famille 2, d’un montant de 750 millions d’euros, qui succédera au plan Famille 1. Avez-vous des points de vigilance sur ce plan de Famille 2 ? Considérez-vous qu’il offre des avancées notables ? Nous savons bien que les difficultés en matière de logement demeurent un enjeu majeur, au même titre que les questions liées aux enfants de militaires.

Mme Anne Genetet (RE). La LPM envisage de mettre en place un apprentissage militaire. Quel est votre regard sur cet élément ? Quels sont les points de vigilance que vous souhaiteriez apporter à notre attention dans ce domaine, mais aussi sur la situation du conjoint de militaire ? Comment pouvons-nous accompagner les conjoints de militaires dans le cadre de cette LPM ? Enfin, si cette LPM cherche à fidéliser les talents, nous savons que certains d’entre vous utiliseront le congé de reconversion. Tel qu’il a été modulé dans la LPM, ce congé répond-il aux remarques que vous formulez sur la possibilité de reconversion de vos professions ?

M. Christian Girard (RN). Notre groupe se réjouit d’auditionner aujourd’hui les associations professionnelles nationales militaires. Vous tenez un rôle important dans les remontées de terrain sur le moral de la troupe. Dans nos circonscriptions, nous sommes régulièrement en contact avec des militaires ou des proches de militaires, dont nous saluons le dévouement et les nombreux sacrifices. Nos échanges avec ces hommes et femmes admirables nous rendent bien conscients des difficultés qui demeurent, notamment en matière de rémunération, de mutation ou d’accès aux soins.

Aussi, à l’aube de l’examen de la LPM qui affiche explicitement comme ambition de poursuivre l’effort entrepris pour l’amélioration des conditions de vie des militaires, des civils de la défense et de leurs familles, nous aimerions solliciter votre avis tout particulièrement sur les questions clés du logement et de la fidélisation. La trajectoire de la LPM vous paraît-elle atteindre ces objectifs ? Les recommandations que vous aviez formulées lors de votre dernière audition devant cette commission, le 18 octobre 2022 ont-elles été prises en compte ?

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NUPES). Il est particulièrement important pour nous de vous entendre aujourd’hui, car la qualité des conditions de travail permet à nos armées d’être opérationnelles. Ces derniers mois, de nombreux changements sont intervenus pour nos armées, à commencer par la NPRM. Notre collègue Bastien Lachaud avait rédigé un rapport sur le sujet en octobre dernier et nous souhaiterions avoir un retour du terrain à ce propos. Nous sommes particulièrement intéressés de connaître votre avis sur ce sujet dans le contexte d’inflation actuel, mais également sur les conséquences de la réforme des retraites pour militaires.

Être militaire implique de nombreuses contraintes, comme la mobilité, qui peut déstabiliser la vie des familles et affecter les carrières des conjoints, tout comme la vie sociale et la prise en charge médicale. Le gouvernement présentait en février le plan Famille 2, qui visait à en diminuer les effets négatifs. Au regard de cette LPM, considérez-vous que les objectifs de ce plan Famille sont poursuivis ?

Aussi, la question des infrastructures, notamment du logement, est patente lorsque l’on évoque les conditions de travail des militaires. Elle est essentielle pour leur bien-être et donc leur fidélité. Les 4 milliards prévus pour les infrastructures répondent-ils aux besoins formules par les APNM ? Comment sont-ils fléchés et répartis ?

Enfin, si nous pouvons nous réjouir des avancées rencontrées par le régime d’indemnisation des militaires blessés en service, nous nous posons la question de l’entraînement de nos soldats. L’exercice Orion a ainsi confirmé le manque d’entraînement de l’armée de Terre sur les canons Caesar ou sur les chars Leclerc. Si l’entraînement permet l’opérationnalité, il offre également l’opportunité aux soldats d’acquérir une certaine sérénité, indispensable pour l’équilibre personnel. Être correctement entraîné fait partie intégrante des conditions de travail des militaires. Dès lors, estimez-vous que vos remarques ont été prises en compte par le gouvernement dans cette LPM ? Compte tenu des chantiers à conduire, les moyens alloués sont réalistes ?

M. Fabien Lainé (Dem). Cette audition est bienvenue car elle complète les auditions du directeur des ressources humaines du ministère des armées et des membres du CSFM. Un des principaux enjeux RH pour les armées concerne la capacité à fidéliser et à maintenir un taux d’attrition faible sur le long terme. Si nous voulons répondre aux enjeux des ressources humaines, il importe de nous appuyer sur les APNM, qui travaillent au plus près des militaires.

Elles ont un rôle essentiel à jouer au sein du CSFM, seule grande instance de concertation militaire. Le mode de financement indépendant repose par ailleurs grandement sur les membres. En outre, si elle doit s’articuler avec les spécificités du métier de militaire, la liberté d’expression est primordiale pour ces associations, afin qu’elles puissent se faire connaître et recruter. Or aujourd’hui, les adhésions sont plutôt faibles, vous en conviendrez, ce qui pose un véritable problème de représentativité, notamment au sein du CSFM. Quels sont les vecteurs d’expression des APNLM au sein des établissements militaires aujourd’hui ?

Enfin, le droit d’affichage n’est permis que par une simple instruction, mais qu’en est-il par exemple du tractage ? Tout en respectant les spécificités du métier de militaire, de quelle manière le mode d’expression pourrait-il être amélioré pour faciliter les recrutements ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je vous remercie pour vos présentations et votre travail au quotidien pour assurer la concertation au sein des armées et, in fine, le progrès des conditions d’exercice des militaires. Comme vous l’avez rappelé, l’enjeu central pour fidéliser nos personnels militaires et civils dans cette LPM consiste à positionner au cœur de nos débats l’enjeu majeur de la rémunération indiciaire. Le CSFM a ainsi indiqué devant nous le besoin d’un « choc indiciaire » pour offrir une meilleure reconnaissance de nos militaires, et ainsi contourner le sentiment de déclassement qui grandit parmi nos personnels.

Enfin, je souhaite vous interroger sur la réforme de la protection sociale complémentaire sur le périmètre du ministère de nos armées. Cette réforme est envisagée à l’issue de l’actuel référencement, c’est-à-dire à partir de 2025. Le ministère des armées ne semble pas entièrement favorable à une ouverture à la concurrence. En effet, les particularités de la condition militaire et de ses risques pourraient justifier un choix sur mesure. Quel regard portez-vous sur ces évolutions ? À quelles difficultés le ministère des armées devra être attentif pour opérer ces arbitrages ?

Premier-maître Michaël Berben (APNM-Marine). S’agissant de la PSC, l’ouverture à la concurrence concernera la partie santé, qui sera couverte avec un bon panier de soins. En revanche, la partie prévoyance pour les fonctionnaires est sujette à inquiétudes, surtout chez les marins. Si la prévoyance est en partie subventionnée par l’État, nous nous demandons ce qu’il en sera pour nous. Il importe d’aller jusqu’au bout des avancées sociales en matière de PSC, afin que le militaire soit le mieux couvert possible, même en opération. Si l’État y participait, cela permettrait de décharger nos militaires et de regagner un peu de pouvoir d’achat.

Par ailleurs, nous n’avons pas connaissance d’arbitrages. Le dernier référencement avait listé quatre mutuelles, mais l’ouverture à la concurrence devrait en augmenter le nombre. De toute manière, le ministère aura un droit de regard sur la question. De notre côté, nous serons attentifs aux évolutions qui concerneront la condition du militaire, notamment pour le panier de soins. Cependant, la DRH MD nous a rassuré sur la qualité de celui lors de notre dernière rencontre. Nous discutons par ailleurs avec les différentes mutuelles privées, qui ne savent pas toujours comment se positionner.

Capitaine Lionel Hillaireau (APNAIR). La création de l’apprentissage militaire est effectivement une innovation intéressante, mais je rappelle que l’armée de l’Air et de l’Espace disposait déjà d’une école d’enseignement technique. Il faudra bien s’assurer que la création du statut d’apprenti militaire conserve bien les spécificités que nous connaissons depuis des années, notamment à l’école de Saintes.

Le recrutement peut intervenir par le biais de l’apprentissage militaire, mais la fidélisation passe par la démonstration de ce que l’institution peut apporter aux apprentis. Cette question est naturellement liée à la mise en cohérence du chantier indiciaire, lequel représente le sujet majeur du moment. Il faut prouver à l’apprenti que par son travail, il pourra accéder à des responsabilités importantes, et que celles-ci seront reconnues. Malheureusement, à l’heure actuelle, nous n’avons pas nécessairement de réponse à apporter à un jeune qui nous demande de quelle manière la reconnaissance se manifeste. Cette LPM peut constituer un moyen de traiter ce sujet.

Ensuite, je tiens à marquer notre différence avec les autres associations : de notre côté nous ne souffrons pas d’un déficit d’adhésions. L’APNAIR ne souhaite pas acquérir une représentativité de deuxième niveau pour participer au CSFM. Nous y avons suffisamment participé pendant de longues années pour savoir qu’aucun mélange des genres n’est possible. Une APNM est complémentaire avec l’existant et elle peut apporter du concret dans les travaux, si tant est qu’on lui en laisse la possibilité. Cependant, il ne faut pas mélanger l’institutionnel avec l’associatif, quand bien même il serait professionnel. En conclusion, nous ne souhaitons pas être représentés au CSFM mais nous aurions aimé participer aux groupes de travail interministériels, comme ceux qui ont eu lieu dans le cadre de la LPM ou du plan Famille 2.

M. le président Thomas Gassilloud. Vous indiquez que le cade réglementaire existant, c’est-à-dire la loi de 2015, prévoit que les APNM siègent au CSFM à partir d’un certain niveau de représentativité. Si je comprends bien, vous demandez à ne pas mélanger l’institutionnel avec l’associatif et ne souhaitez pas nécessairement siéger au CSFM. Dans ce cas, faudrait-il faire évoluer le cadre législatif pour ne plus prévoir un siège au CSFM, mais proposer une structure légère, afin que les APNM puissent être représentées au niveau national ?

Capitaine Lionel Hillaireau (APNAIR). Vous avez compris notre position. Pour connaître parfaitement le fonctionnement du CSFM et y avoir siégé pendant des années, nous sommes conscients de ses apports, mais aussi de ses limites. Lorsque nous avons établi l’APNAIR, nous avons d’abord cherché à répondre à la question de notre utilité, notamment en portant une parole hors périmètre hiérarchique dans le domaine de la condition militaire. La loi du 28 juillet 2015 a légitimé le fait que les associations puissent avoir accès à la représentation nationale, ce qui nous a permis d’intervenir auprès de la commission de défense.

À ce titre, nous avons contribué à ce que vous fassiez intervenir les membres du CSFM, de manière légitime. Sur l’enjeu de la partie indiciaire, il y a peu de voix discordantes entre les représentants institutionnels et associatifs. Dans d’autres domaines, il peut exister des divergences, que nous exprimons en toute indépendance, en dehors du périmètre hiérarchique et de manière très franche. Pour répondre à votre question, nous sommes favorables à une évolution du cadre législatif pour ne plus prévoir un siège au CSFM.

M. le président Thomas Gassilloud. Quelle est l’opinion des autres APNM à ce propos ?

Premier-maître Michaël Berben (APNM Marine). Dans ce domaine, nous ne partageons pas forcément la position de l’APNAIR. Nous ne pouvons pas utiliser la réglementation existante, qui implique trois forces armées et deux forces rattachées. Actuellement, vous avez compris qu’il existe des divergences d’opinion entre les APNM. Par conséquent, nous ne pouvons pas atteindre le seuil de représentativité de niveau 2.

Aujourd’hui, la loi et les décrets d’application ne correspondent pas au dialogue qui pourrait exister au sein des APNM. Seize membres pourraient travailler à plein temps pour les CSFM, mais également pour les APNM. La loi ne fonctionne pas à l’heure actuelle. Aidez-vous à la modifier, afin d’établir un dialogue entre le CSFM et les APNM, avec le ministère et la gouvernance. Nous souhaitons avancer et évoluer.

Ensuite, pour répondre à Monsieur Lainé, le tract est interdit par l’instruction des moyens qui nous sont alloués. En revanche, l’affichage est autorisé dans les unités et il revient aux APNM de déposer les affichages sur un panneau qui ne nous est pas spécifiquement dédié. Selon le type d’unités militaires et compte tenu du nombre d’entités, cela peut devenir rapidement fastidieux.

Ingénieur en chef Michael Josien, membre du conseil d’administration de France Armement. Rien n’empêche un membre d’une APNM de faire partie du CSFM ou du CFM. Il est intéressant de disposer de deux structures et de laisser à chacun la liberté d’y adhérer ou non. Le CSFM dispose d’une position plus instituée et peut-être plus réglementée. De leur côté, les APNM pourraient ester en justice. J’ajoute que des membres de France Armement font partie du CFM DGA. Tout se passe bien parce que chacun fait la part des choses, choisit son expression. En revanche, il pourrait être dangereux pour une association professionnelle nationale militaire de viser uniquement le CSFM, car elle perdrait sa valeur intrinsèque.

M. le président Thomas Gassilloud. Je suis partagé sur la question. Je me demande s’il faut plutôt fluidifier les échanges entre le CSFM et les APNM ou structurer le travail des APNM, sur une chaîne totalement à part. En effet, les fonctionnements demeurent assez différents.

Major Philippe Glimois, vice-président de l’APNAIR. En réalité, les sujets de la grille indiciaire, des recrutements, de la fidélisation, de l’hébergement, du logement et de la reconversion sont intimement liés.

Aujourd’hui, les armées et les services ont des besoins et pour les aider à recruter, l’institution doit proposer des grilles indiciaires attractives, ce qui n’est pas le cas actuellement Comment voulez-vous attirer des jeunes en leur promettant de rester au SMIC pendant dix ans malgré des sujétions très importantes ?

De fait, les responsables des ressources humaines sont dans une position difficile, puisqu’ils ne disposent pas d’outils pour inciter les jeunes à venir chez nous. L’enjeu majeur de cette LPM porte donc clairement sur les grilles indiciaires, ce qui sous-entend de les faire monter par le bas de manière conséquente, mais aussi de faire sauter le bouchon du haut, qui n’a pas évolué depuis presque quinze ans.

Quand vous bloquez le haut et que vous tassez le bas, cela devient insupportable pour tout le monde. Il importe vraiment de réinstaurer des grilles indiciaires cohérentes, qui correspondent au modèle RH de nos armées, en conservant un escalier social en adéquation avec les besoins de l’institution. Dans ce domaine, toutes les armées sont concernées : l’enjeu de recrutement est identique pour toutes les armées et tous les services.

Ensuite, ces grilles indiciaires doivent correspondre aux parcours de carrière. Par exemple, les contractuels dans les armées sont limités à 27 ans de service. Afin que leurs congés de reconversion correspondent au moment le plus intéressant dans leur parcours de carrière, la grille indiciaire doit être en adéquation avec le moment de leur départ souhaité. Actuellement, certaines grilles les incitent à partir quatre ans plus tôt que la limite des services. Ce faisant, nous nous tirons une balle dans le pied.

M. le président Thomas Gassilloud. Pourquoi est-ce plus intéressant pour eux de partir quatre ans plus tôt ?

Major Philippe Glimois (APNAIR°. Aujourd’hui, l’échelon le plus intéressant est à 27 ans de service, mais ils ne peuvent pas le détenir, puisqu’il leur faut six mois pour valider cet échelon, afin que celui-ci soit intéressant en matière de pension. Ils ont donc tout intérêt à partir à l’échelon précédent, après vingt-quatre ans de service. Dans le cas d’un projet de reconversion, ils reviennent sur le marché de l’emploi plus jeunes que s’ils devaient attendre trois ou quatre ans supplémentaires. Encore une fois, tout est lié. Aujourd’hui, on ne peut parler d’un sujet sans que celui-ci n’ait de conséquences dans d’autres domaines.

Ensuite, l’estimation de l’état d’hébergement fait déjà état d’une forte tension sur la région parisienne pour l’été prochain. En effet, le déménagement de la DGSE au Fort de Vincennes entraînera une perte de capacité relativement conséquente. Si le plan annuel de mutation n’a pas encore été établi, nous savons déjà que nous serons soumis à de graves difficultés en matière d’hébergement. La situation des conjoints de militaires représente un autre problème, dans la mesure où de plus en plus les militaires sont contraints à un célibat géographique.

En résumé, tous les sujets sont liés, mais la priorité consiste à établir des grilles indiciaires attractives pour le métier des armes.

Quartier maître 1ère classe Julien Vuillon, co-président des officiers-mariniers de APNM-Marine. Je tiens à évoquer la question de la fidélisation en prenant exemple sur ma catégorie de grade. Une meilleure recommandation passe par exemple par des remerciements, des lettres de félicitation ou des médailles. J’ajoute que la différence de traitement entre un matelot et un quartier-maître est inférieure à 50 euros. De même, un maître d’hôtel sera payé deux fois plus dans le civil que dans la Marine. De fait, les gens préfèrent partir dans le civil pour avoir un CDI plutôt que de rester dans un système de contrats précaires de quatre ans.

M. Frank Giletti (RN). Quelle est la durée de votre contrat ?

Quartier maître 1ère classe Julien Vuillon (APNM-Marine). Mon premier contrat était de quatre ans et j’ai re-signé pour la même durée.

Ingénieur en chef Michaël Josien (France Armement). Ce phénomène est perceptible dans toutes les catégories. Par exemple, le salaire d’un ingénieur des études et techniques de l’armement est nettement inférieur à celui d’un camarade de promotion qui travaille dans l’industrie de défense. Non seulement il est difficile d’attirer les talents, mais lorsque nous y parvenons malgré tout, ils partent ensuite dans le civil pour valoriser les compétences qu’ils ont apprises dans le domaine militaire. Certes, le salaire ne fait pas tout, mais il est pris en compte dans les réflexions des uns et des autres.

Capitaine Lionel Hillaireau (APNAIR). La LPM propose d’instaurer une réversibilité du congé de reconversion. Cela nous semble aller dans le bon sens.

M. le président Thomas Gassilloud. Par voie d’amendement, nous essayons de faire en sorte que l’obligation de disponibilité soit diminuée de l’éventuel congé qui a été pris.

Capitaine Lionel Hillaireau (APNAIR). Il s’agit là d’un bon amendement. Ensuite, je souhaite revenir sur la NPRM. Nous ne disposons pas encore de retour d’expérience sur le troisième volet puisqu’il n’est pas encore mis en œuvre. L’idée de forfaitiser les indemnités était initialement pertinent, mais les effets de l’inflation ne permettent pas d’envisager l’avenir avec optimisme. Depuis 2002, le forfait du complément de l’état de militaire est resté le même, il n’a jamais été revalorisé, malgré les clauses de revoyure.

Ensuite, l’accélération de la réforme Touraine est pénalisante pour les militaires, puisque l’annuité diminue. À temps de service équivalent, un militaire gagnera moins demain qu’aujourd’hui, tout ne pouvant pas faire plus puisqu’il existe une limite d’âge.

Parmi toutes les mesures qui avaient été évoquées, une visait à décaler la butée de décote carrière longue des militaires. Vous savez en effet qu’il existe deux décotes : une décote carrière courte à l’ouverture des droits pour les officiers et les non-officiers ; et une décote carrière longue commune à toutes les catégories. Bien souvent, les officiers rentraient dans la décote carrière longue pendant qu’ils étaient dans la décote carrière courte. Par conséquent, pendant une période très longue, ils étaient tout le temps décotés.

Cette mesure qui était plutôt favorable aux officiers a été amendée en première lecture au Sénat, ce qui a constitué une véritable surprise négative pour nous. Les associations professionnelles pourraient mener un travail complémentaire avec la représentation nationale, le CSFM ou la hiérarchie. Sur ces points-là, il existe un axe d’amélioration important. Si nous avions pu en discuter à temps, cet amendement n’aurait probablement pas été proposé.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour vos interventions, qui clôturent le cycle d’auditions préparatoires à la LPM.


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   Auditions de la commission des Affaires étrangères saisie pour avis

(par ordre chronologique)

 

M. Manuel Lafon-Rapnouil, directeur du Conseil d’analyse et de prévision stratégique et M. Elie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (jeudi 13 avril 2023)

 

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Mes chers collègues, notre ordre du jour appelle ce matin trois auditions thématiques d’experts qui doivent éclairer la réflexion de notre commission dans la perspective de l’examen pour avis du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030. Nous nous plaçons, non sous le signe de Mars mais sous celui de Minerve et d’Athéna, c’est-à-dire que nous laissons à nos collègues de la commission de la défense nationale et des forces armées le soin d’interroger le ministre Lecornu sur le détail des capacités militaires prévues par le projet de loi, car ces aspects relèvent de la compétence de leur commission. Notre souci sera d’analyser les choix qui nous sont proposés, sur la base du rapport de notre rapporteure pour avis, Mme Laetitia Saint-Paul, dans le cadre de la politique extérieure de la France.

Cette première audition portera sur les objectifs de projection des forces armées françaises dans le monde. Je rappelle que suite à des réductions d’effectifs et de capacités durant trois décennies, la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, adoptée sous la précédente législature, a jugulé cette tendance à la baisse afin d’opérer une relative remontée en puissance des forces armées françaises. La « saignée » avait été particulièrement importante, 60 000 postes de militaires ayant été supprimés entre 2009 et 2019, tandis que le nombre de chars Leclerc était passé de 406 à 222 entre 2003 et 2020. Celui des avions de combat, y compris ceux de l’Aéronavale, était passé de 393 à 261. Quant aux frégates de premier rang, leur nombre avait décru, passant de 17 à 15.

Conséquence logique de cet affaissement des moyens accordés à nos armées, les ambitions affichées, notamment en termes de projection, ont été notablement revues à la baisse. Pour mémoire, la LPM 2003-2008 envisageait une intervention de la France dans une opération classique majeure à hauteur de 50 000 soldats et d’une centaine d’avions de combat. Dix ans plus tard, la LPM 2014-2019 avait réduit ces niveaux à 15 000 soldats et à 45 avions de combat.

Sous la précédente législature, l’exécutif et le Parlement ont choisi de privilégier la cohérence et l’efficacité opérationnelle des armées par rapport aux volumes. Cette tendance se trouve confortée, plus qu’infléchie, par le projet de loi de programmation qui nous est soumis, lequel ouvre un cycle devant conduire à un modèle d’armée supposé complet et équilibré, résumé par la formule « ambition 2030 ».

La capacité de projection des forces françaises, notamment dans le cadre d’opérations extérieures et en outremer – via des implantations à l’étranger, la projection des forces spéciales ou des bâtiments de projection tels que le porte-avions, les bâtiments de projection et de commandement (BPC) ou les frégates –, constitue un élément clé de l’influence et du rayonnement de notre pays. Notre commission ne pouvait donc se désintéresser de ce sujet à l'occasion du débat qui s’ouvre.

Il est frappant de constater que nous nous trouvons dans une situation où toutes les ambitions de projection géostratégique de la France sont profondément remises en cause. Nous avons renoncé, avec l’ensemble de nos alliés, à notre présence en Afghanistan. Nous avons quitté le Mali et le Burkina Faso. Notre situation, dans le reste de l’Afrique, est quelque peu incertaine. J’ai dernièrement accompagné Mme Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, à l’occasion d’un voyage à Abidjan où nous avons vu les responsables de la base militaire : ceux-ci ont évoqué la décision de diminuer quantitativement leurs moyens tout en conservant une implantation fixe de manière à remonter en puissance le cas échéant. En Asie, la France a connu des déboires avec l’Australie.

Les interrogations sont donc grandes quant à la nature même de nos actions extérieures. Qu’il s’agisse des bases ou des moyens maritimes de projection comme le porte-avions, on a le sentiment qu’il existe des questionnements sur la finalité même d’une action de projection en cette période de remise en cause extrêmement sensible.

J’ai sollicité, pour nous apporter ses éclairages, M. Manuel Lafont-Rapnouil, qui dirige depuis 2019 le Conseil d’analyse et de prévision stratégique (CAPS) du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Il s’agit d’un groupe de réflexion chargé de mener des missions d’analyse de l’environnement international, de faire des recommandations stratégiques et d’assurer une présence française dans les centres de réflexion. Cet organisme est l’équivalent du Policy Planning Staff du Département d’État des États-Unis.

J’ai également demandé à M. Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), de bien vouloir nous livrer ses réflexions. Vous avez travaillé en particulier, M. Tenenbaum, sur les problématiques de la guerre irrégulière, de la lutte contre le terrorisme et les menaces hybrides, ainsi que sur la politique de défense française et les opérations militaires. Vous êtes l’auteur de nombreux articles et ouvrages d’histoire et de stratégie.

M. Manuel Lafont-Rapnouil, directeur du Conseil d’analyse et de prévision stratégique (CAPS) du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Le Conseil d’analyse et de prévision stratégique a pour rôle de contribuer à la réflexion des autorités. À ce titre, mes propos ne représentent pas nécessairement la position du Gouvernement. Je m’inscris donc pleinement dans le groupe des experts que vous allez entendre ce matin.

À court terme, la priorité est probablement d’être crédibles dans notre soutien à l’Ukraine, ce qui emporte un certain nombre de conséquences. Il existe une forme d’interconnexion plus ou moins directe entre les théâtres. Nos actions ont un effet sur les calculs et sur les capacités d’autres acteurs ailleurs, en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient, ce qui est important en soi. C’est aussi un type particulier de défi. La guerre en cours illustre les défis propres à une guerre de haute intensité. Celle-ci est conduite par l’Ukraine, non par nous. Pour autant, nous voyons qu’elle a des effets sur des aspects tels que le dimensionnement de notre industrie de défense et fait naître des interrogations quant à la mesure dans laquelle nous pouvons mettre en œuvre certaines capacités du haut du spectre.

Un sujet a également trait à notre contribution à la mission de défense collective au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et à notre soutien aux alliés orientaux. La capacité de projection représente une contribution importante à la crédibilité de la posture de défense et de dissuasion de l’Alliance atlantique. Je pense notamment à notre capacité à renforcer rapidement le flan oriental de l’Alliance en cas de besoin et aux éléments requis pour le faire, par exemple en termes de transport stratégique. Il apparaît de plus en plus important d’avoir une posture qui soit flexible ou agile, en tout cas non-statique. Telle est la position que nous défendons au sein de l’Alliance atlantique.

Un certain nombre de travaux, ces dernières années, ont éclairé la question de la mobilité militaire. Souvenons-nous que nous avons déployé les forces françaises en Roumanie en cinq jours seulement, alors que nous exercions le commandement de la force de l’OTAN à très haut degré de réactivité. Il y a néanmoins un certain nombre d’efforts à continuer de produire dans cette logique.

Quelle que soit l’importance du conflit actuel en Ukraine, notre outil de défense ne peut être seulement calibré pour ce conflit. Celui-ci présente une spécificité : c’est une confrontation indirecte, dans laquelle les sessions et formations jouent un rôle important, de même que la fonction de réassurance des alliés à l’intérieur de l’Alliance. Nous avons besoin de maintenir et développer notre capacité à opérer dans toutes sortes de scénarios. Mon rôle est d’avoir une imagination fertile et certains scénarios envisageables peuvent être géographiquement très proches – les Balkans, la Méditerranée orientale –, d’autres plus lointains – en particulier l’Indopacifique, sachant que nous avons des territoires dans le Pacifique Sud. Ils impliquent de disposer d’une capacité en termes d’effort dans la durée et de maintenir au meilleur niveau nos capacités de présence et de projection, en trouvant l’équilibre entre ces deux modalités. Ces scénarios et la capacité à s’y inscrire supposent aussi d’accroître l’agilité de notre outil de défense. Cette formule devenue récurrente sans être très explicite renvoie, à mes yeux, à l’objectif de rapidité des déploiements et à la question des formats dans lesquels nous pourrions nous déployer. Ces formats pourraient, dans certains cas, être ad hoc, ce qui soulève de multiples questions en termes d’interopérabilité et de capacité à assumer des missions de commandement, voire le rôle de nation-cadre, indépendamment de la grande variété des missions auxquelles on peut penser – des conflits de forte intensité à de simples missions de signalement.

À ces considérations sont bien sûr associés des enjeux diplomatiques qu’on ne peut ignorer au Conseil d’analyse et de prévision stratégique. Ils s’entendent à la fois vis-à-vis des pays hôtes de nos forces prépositionnées. Ce n’est pas pour rien si l’on compare souvent, y compris hors de France, les pays hôtes de troupes que nous déployons à l’étranger, à l’image de « porte-avions à terre ». Il faut aussi être conscient des limites et difficultés que peuvent susciter ces prépositionnements. C'est la raison pour laquelle évolue notre dispositif en Afrique. Le même type de réflexion est à conduire, plus largement, avec nos partenaires et alliés afin de rechercher des synergies, ce qui suppose de pouvoir fonctionner en réseau et de réfléchir ensemble à d’éventuelles complémentarités ou redondances qui naîtraient de la mise en œuvre conjointe de forces.

Les scénarios dans lesquels nous serions appelés à agir seuls existent mais ils sont peu nombreux et ne paraissent pas les plus probables. Le plus probable est que nous intervenions dans le cadre de coalitions, que celles-ci relèvent d’une alliance formelle ou d’un format ad hoc. Tout ce qui contribue à l’interopérabilité est donc important. Outre les équipements et programmes communs, ces préoccupations appellent le développement d’exercices conjoints, qui se déploient aujourd’hui dans des formats très variés sur la scène internationale. Un certain nombre de partenariats apparaissent comme déterminants pour nous, dans cette logique, afin que ces coalitions existent et que nous puissions peser en leur sein, aux côtés des États-Unis et du Royaume-Uni mais surtout aux côtés de nos partenaires européens. L’un des enjeux actuels, de ce point de vue, est de travailler le mieux possible avec ceux qui sont « capables et volontaires », selon la formule usuelle. Cela signifie également que nous devons travailler auprès de nos partenaires afin qu’ils soient le plus capables et le plus volontaires possible. La réflexion doit enfin intégrer les autres partenaires auxquels nous pouvons penser hors de la zone euro-atlantique.

Il s’agit donc de créer dans la durée une forme de convergence stratégique avec ces partenaires, afin que nos forces puissent agir ensemble le moment venu mais aussi pour que le cadre politique de projection de ces forces soit cohérent et fonctionne du point de vue politique.

Sous l’angle diplomatique, l’une des façons dont la question se résume peut se formuler ainsi : comment démontrer que l’autonomie n’est pas la solitude ? Comment préserver notre autonomie d’appréciation tout en favorisant la prise de responsabilités croissante, y compris au travers d’engagements opérationnels de nos partenaires ? Apporter des éléments de cette réponse à cette question stratégique suppose d’avoir conduit en amont une discussion sur le niveau d’ambition auquel nous souhaitons collectivement parvenir. La notion « d’autonomie stratégique » n’est pas toujours très appréciée par un certain nombre de nos partenaires et alliés, qui préfèrent celle de souveraineté européenne, ou qui préfèrent en parler sans faire appel à ce type de concept englobant.

L’autonomie, en grec, signifie se donner à soi-même sa propre règle. Or il existe un distinguo important, en théorie des relations internationales, entre ceux qui adoptent les règles fixées par d’autres et ceux qui contribuent à les définir. Nous devons bien sûr avoir l’ambition de faire partie des seconds. Un certain nombre de nos partenaires, entendant « indépendance » lorsqu’est prononcé le mot d’« autonomie », ont néanmoins l’impression qu’employer cette notion pose une sorte d’absolu. Je crois au contraire que celle-ci est relative et s’entend au regard d’un niveau d’ambition que l’on se donne. Nous le voyons d’ailleurs à travers l’action des Américains. C’est en tout cas, à mes yeux, l’un des aspects majeurs dont les Européens doivent débattre. C'est en quelque sorte la discussion que vous aurez pour forger votre avis sur la LPM.

Un autre enjeu important a été soulevé par le président de la République lors de son discours à Toulon : le bornage de nos interventions dans le temps, c'est-à-dire la façon dont nous mettons fin à un déploiement. Nous n’avons pas vocation à engager nos forces sans limite de temps. Il y va de l’efficacité de l’action militaire mais surtout de l’action politique en accompagnement de l’action militaire.

Enfin, n’oublions pas les enjeux de la « bataille informationnelle », c'est-à-dire la question de l’influence, élevée au rang de fonction stratégique par la revue nationale stratégique de fin 2022. Le leadership de cette réflexion a été confié au ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

M. Élie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Des six fonctions stratégiques identifiées par la dernière revue nationale stratégique, la fonction d’intervention, à laquelle se rattache très largement la problématique de la projection de forces, a sans doute été, au cours des trente dernières années, la plus dimensionnante sur le plan capacitaire et même politique. Si vous demandez aux Français ce que font leurs armées, ils auront en tête les images des soldats de l’opération Barkhane ou des Rafale Marine de l’opération Chammal, beaucoup plus que celles des coopérants de Dakar – participant pourtant à la fonction de prévention –, des avisos dans le golfe du Morbihan – qui participent à la fonction protection – ou même des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), qui participent, à travers leurs patrouilles, à la fonction de dissuasion.

Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi. Entre 1962 et 1990, les opérations extérieures (OPEX) étaient beaucoup plus restreintes et rien ne dit que la fonction d’intervention occupera la même place dans le spectre des missions au cours des trente prochaines années. En effet, à bien des égards, la chute de Kaboul en août 2021, la fin de l’opération Barkhane au Sahel à l’automne dernier, la longue queue de comète des opérations au Levant, marquent bien la fin d’une époque et le début d’une nouvelle ère marquée par des conflits présentant une morphologie différente. Ils impliquent désormais, de part et d’autre, des puissances étatiques qui mettent en œuvre des moyens plus importants, dont des moyens de déni d’accès visant à interdire la projection de forces, se caractérisant par une plus haute intensité capacitaire. C’est dans ce cadre qu’il nous faut penser la question de la projection de forces.

Revenons, en premier lieu, sur les causes de ce changement d’ère, à savoir la fin des opérations extérieures. Avec la fin de la guerre froide, la priorité accordée à la défense et à la dissuasion s’est vue progressivement remplacée par une priorité donnée à la gestion de crise, autour d’un continuum « paix-crise-guerre » auquel devait répondre, dans la doctrine française, le triptyque « intervention-stabilisation-normalisation ». C’est dans ce cadre que la projection de forces a été pensée au cours des trente dernières années.

Pour correspondre à ces nouvelles missions de gestion de crise, qu’il s’agisse de maintien de la paix dans la première partie de la période ou de lutte contre le terrorisme dans sa seconde partie, notre outil de défense s’est structuré en conséquence et la LPM en est encore, d’une certaine manière, tributaire du fait de la planification de défense. Sans passer en revue toutes les causes qui expliquent la fin de cette période de trente ans, celles-ci peuvent être rangées grossièrement en deux catégories.

Il existe d’abord un certain nombre de causes internes à la fin des opérations extérieures. C’est notamment la difficulté à assurer une transition entre la phase d’intervention, qui est en ligne avec notre culture opérationnelle et nos institutions favorisant des décisions rapides et rémunératrices au plan politique, car porteuses de résultats rapides et spectaculaires, et la phase de stabilisation, longue et ingrate, qui s’ensuit. S’installe alors le temps long de la crise, peu aligné avec le rythme d’un cycle opérationnel cadencé sur quatre ou six mois, ce qui peut susciter une frustration grandissante des décideurs.

Est également en cause la difficulté à assumer le caractère multidimensionnel des crises : en dépit des milliers de pages noircies sur l’approche globale, l’unité de commandement politico-militaire se fait généralement à Paris, voire au plus haut niveau de décision, avant une mise en œuvre au mieux coordonnée mais rarement bien combinée sur le terrain.

Enfin, c’est le pilier manquant de la gouvernance qui est généralement au cœur de la crise elle-même. La France ne peut véritablement l’actionner par respect de la souveraineté de l’État hôte mais, sans cette gouvernance, toute action militaire est vaine. Nous l’avons vu dans le conflit malien comme en Afghanistan et, dans une certaine mesure, en Côte d'Ivoire.

Il existe aussi des causes externes qui expliquent la décrue des OPEX.

La première réside sans doute dans la sensibilité des opinions publiques locales, qui ont développé – au Moyen-Orient d’abord, en Afrique ensuite – un rejet quasi-allergique des interventions étrangères, notamment occidentales, désormais vues à travers le prisme déformant de l’impérialisme. Cet argument est surjoué par les compétiteurs stratégiques comme la Russie, la Chine ou la Turquie mais fait parfois écho à un récit, voire un vécu local.

Une autre cause externe a trait à la réévaluation des priorités dans les menaces : les missions de gestion de crise étaient prioritaires dans un monde où les « risques de la faiblesse » primaient sur les « menaces de la force », pour reprendre les termes du Livre Blanc de 2008, particulièrement illustratif de l’état d’esprit de l’époque. Or, durant les trente ans pendant lesquels les Occidentaux participaient à ces missions de gestion de crise, de maintien de la paix ou de contre-terrorisme, des compétiteurs stratégiques, régionaux ou globaux, développaient des contre-stratégies. Force est de constater que si les instabilités politiques et le terrorisme djihadiste n’ont pas disparu – et ont parfois muté –, ils ont parfois reculé dans l’échelle des priorités de sécurité face aux menaces étatiques.

Les Américains, quant à eux, ont assez rapidement pris le tournant de ce qu’ils appellent la compétition entre grandes puissances ou « compétition stratégique ». Dès 2014, il était clair que la guerre contre le terrorisme n’était plus l’aiguillon de l’équipement de leurs forces armées. La survenue de Daech, à la même époque, a été analysée par l’administration Obama comme un contretemps plutôt qu’une remise en cause de ce virage. Simultanément, en France, elle a véritablement empêché la réflexion sur la compétition stratégique jusqu’au tournant de 2017, voire 2018 ou 2019, avec la réduction de l’empreinte territoriale de Daech et l’opération Chammal.

Notons aussi qu’alors que l’accélération de la rivalité de puissance était évoquée dans la revue stratégique de 2017 et soulignée dans son actualisation de 2021, il faut attendre février 2022 pour voir coïncider, à quelques jours près, l’annonce du retrait de la France du Mali et le déclenchement de la guerre en Ukraine pour voir ce tournant se matérialiser.

Après avoir vu les causes du changement d’ère auquel nous assistons, nous devons considérer la posture globale qui s’impose désormais en ces temps de compétition stratégique : comment faire face à ce nouveau monde qui a substitué au triptyque « paix-crise-guerre » le triptyque « compétition-contestation-affrontement » ? Nous plaidons de longue date, au Centre des études de sécurité de l’IFRI, pour le passage d’une logique d’opérations extérieures à une logique de posture stratégique permanente : la compétition stratégique fait figure de nouvelle norme, détrônant la référence constante à la paix, forcément relative, au cours de la période précédente. Pour s’adapter à cette évolution, mieux vaut rechercher une présence au long cours, inscrite dans un partenariat avec des pays choisis plutôt que de voir se succéder à un rythme effréné des opérations extérieures générant frustrations politiques et décalées au regard de la temporalité longue des enjeux.

La France dispose à cet égard d’un atout unique avec son dispositif prépositionné, le deuxième ou le troisième au monde selon que l’on considère le dispositif russe, de dimension principalement régionale. Il convient de souligner que le nombre de pays disposant d’une telle présence militaire globale permanente est plus réduit que celui des puissances nucléaires. Outre les États-Unis, les Britanniques disposent d’un tel réseau mais celui-ci est plus restreint que celui de la France.

À ce stade de mon propos, trois cas particuliers appellent quelques remarques.

Du point de vue de la posture stratégique permanente, la question la plus urgente est celle des forces de présence en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, qu’il faut articuler avec ce qu’il reste de l’ex-dispositif Barkhane, au Niger et au Tchad. On peut regretter qu’il n’existe dans le projet de rapport annexé aucun élément précis sur le financement de ces forces ni sur leur volume, leur équipement ou encore leurs missions. Les seuls éléments connus sont ceux évoqués par le président de la République dans son discours de février 2023 sur le partenariat entre l’Afrique et la France. On y retrouve l’affirmation du principe, auquel je souscris, d’une présence qui ne serait plus axée sur les opérations – a fortiori les opérations autonomes – mais sur des éléments tels que :

– la formation, à condition que celle-ci soit délivrée à la demande des pays partenaires et sans doute sur des sujets de niche plutôt que dans une logique de formation initiale, que nous n’aurions pas les moyens d’assurer et qui crée une relation parfois difficile avec le pays partenaire ;

– l’appui matériel, pour lequel un travail est à réaliser sur l’offre d’équipements et de maintenance en direction de ces pays partenaires en Afrique, en privilégiant du matériel plus récent et sans doute plus adapté à leurs besoins ;

– l’appui au renseignement, qui appelle la mise en place de chaînes de communication et de partage du renseignement, à l’image du dispositif instauré avec l’Ukraine, de façon bien plus poussée avec des partenaires qui soient formés à ces échanges ;

– de façon ponctuelle, l’accompagnement au combat, par un appui feu qui serait principalement un appui aérien, éventuellement complété par un appui de l’artillerie.

Il faut ajouter à ces quatre axes celui de la lutte informationnelle et de l’influence, qu’évoquait à juste titre Manuel. J’y reviendrai dans un instant.

Quels sont les cadres politiques et institutionnels qui permettraient de mettre en œuvre cette stratégie ? Nous n’avons pas la réponse. De même, les moyens qui seraient à mobiliser pour appuyer cette stratégie dans le cadre de la LPM restent à évaluer. Nous avons proposé, dans l’une des publications de l’IFRI, l’idée d’un commandement opérationnel interarmées et permanent, dédié à la région de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale, de façon à réunifier l’ensemble des missions, de l’influence jusqu’à l’accompagnement au combat, ce qui aurait aussi pour avantage de simplifier la structure de commandement.

Un autre cas particulier appelant quelques remarques est celui des forces de présence sur la façade indopacifique. Djibouti et les Émirats arabes unis constituent deux hauts lieux de compétition stratégique adossés à des accords de défense extrêmement contraignants, impliquant des clauses d’assistance, ce qui n’est pas le cas en Afrique de l’Ouest. Il faudra avoir cette particularité à l’esprit dans la réflexion sur les menaces susceptibles de peser sur ces États à l’avenir. Pour le reste, l’étude de la posture française en région indopacifique fait clairement apparaître un point d’appui manquant, quelque part à mi-chemin entre Nouméa et Abou Dhabi, alors qu’un tel point d’appui pourrait jouer un rôle de rotule logistique extrêmement précieux.

Le troisième cas particulier dont je souhaitais dire quelques mots est celui des forces de souveraineté, qui constituent la contrepartie des forces de présence à l’étranger et complètent, à mi-chemin, le dispositif de présence globale. Le sujet, on le sait, tient à cœur au ministre des armées, à juste titre : avec la réduction des forces en Afrique de l’Ouest, les deux-tiers des forces prépositionnées seront des forces de souveraineté. Le rapport annexé fait état d’un effort de 13 milliards d’euros à engager sur la période pour la rénovation de ces forces dans les régions et territoires d’outre-mer. Le point de départ est mal connu. Un rapport de la Cour des Comptes de 2019 estimait entre 900 millions d’euros et un milliard d’euros par an le coût des forces de souveraineté. Un montant de 13 milliards d’euros représenterait donc un doublement de cet effort dans les territoires souverains, étant entendu que le fait de disposer de tels territoires dans des zones éloignées est un atout incomparable : nous y sommes à l’abri des contraintes politiques qu’un État tiers pourrait imposer quant à l’installation de bases sur son territoire.

Encore faut-il répondre à plusieurs défis, parmi lesquels la forte dette liée aux infrastructures. Une part importante des 13 milliards d’euros devrait, selon nous, être orientée vers la remise en état de ces infrastructures afin qu’elles puissent accueillir des capacités militaires de plus haut niveau dans le spectre, ce qui n’est pas possible aujourd’hui. Un autre défi sera de nature plus politique : l’appropriation par les territoires ultramarins de ce nouveau rôle stratégique, qu’ils perçoivent souvent comme subi alors que c’est aussi une chance pour leur transformation.

Enfin, troisième volet à embrasser dans la réflexion sur la nouvelle manière dont se pose la question de la projection de forces, la contestation en zones grises apparaît comme l’étape supplémentaire de la compétition stratégique. Elle s’étend, entre ce nouvel espace, entre la guerre et la paix en mettant à mal les cadres normatifs et juridiques qui ont fondé notre action au cours des dernières décennies, voire depuis 1945.

Outre les actions d’influence en zone non militarisée, qu’évoquait Manuel, avec leur dimension cyber et informationnelle – lutte contre la manipulation d’informations –, des actions d’influence peuvent s’appuyer sur des partenariats politiques, économiques et/ou culturels, dans la limite de nos cadres éthiques et légaux qu’il ne faut ni sous-estimer, ni exagérer.

Se pose aussi la question des actions hybrides dans ce que les états-majors appellent les « zones grises militarisées » : il s’agit de zones de conflit – par exemple la Libye –, où sont présentes différentes puissances et où les forces spéciales ont un rôle à part, ce qui soulève différentes questions, à commencer par celle de leur adaptation à des environnements distincts de ceux où elles opéraient ces dernières années. Il s’agit de substituer une logique d’action indirecte, via des acteurs-relais, à celle de contre-terrorisme, marquée par le renseignement et l’action directe – libération d’otages, élimination de cibles à haute valeur ajoutée. Des jalons importants ont été posés, en Libye et surtout en Syrie, auprès des Forces démocratiques syriennes, pour ce type d’action. Cela impliquera notamment une capacité à agir plus furtivement, en maîtrisant davantage ses signatures, avec des enjeux importants d’interculturalité et d’expertise régionale.

Quant à la préparation à l’affrontement, la préparation au combat de haute intensité était un point très attendu du projet de loi de programmation militaire. De ce point de vue, l’observateur attentif restera sans doute sur sa faim. Alors que l’un des enjeux de la projection de force à l’heure de la haute intensité réside dans la capacité à accéder au théâtre, l’ambition française – réaffirmée dans les dernières éditions du Livre Blanc, de la revue stratégique et dans la précédente LPM – consistant à être capable « d’entrer en premier » sur un théâtre défendu semble avoir disparu, alors qu’elle était présentée comme différenciante. Le porte-avions de dernière génération n’en demeurera pas moins un outil clé d’accès aux théâtres d’opérations. Force est aussi de constater que les exigences du combat de haute intensité restent mal définies dans les travaux préparatoires. Pour ne mentionner que le seul domaine terrestre, le niveau d’ambition pour un « engagement majeur » en coalition est resté inchangé depuis 2013 : il est de l’ordre d’une division à deux brigades interarmes – soit 15 000 soldats – pour la composante terrestre, là où le niveau d’ambition de l’Alliance atlantique, par exemple, a crû considérablement, le New Force Model faisant passer la force de réaction rapide de 40 000 à 300 000 hommes. Dans ce contexte, affirmer que la France pourrait prétendre au commandement d’un corps d’armée de l’OTAN – soit 50 000 à 70 000 hommes –, ce pour quoi est effectivement le bon dimensionnement, me paraît insincère : comment croire qu’avec une contribution de 15 000 hommes, et avec des trous persistants en matière d’éléments organiques de niveaux divisionnaire et corps d’armée – s’agissant de la défense sol-air, des moyens d’acquisition et de frappe dans la profondeur –, nous aurions le poids politique pour en commander 50 000 alors que d’autres alliés en Europe alignent des volumes plus importants ?

Pour conclure en quelques mots, cette future loi de programmation militaire amorce la transition vers le nouveau contexte de la compétition stratégique mais reste encore marquée par l’héritage des années de gestions de crise.

M. Nicolas Metzdorf (RE). Le voyage diplomatique d’Emmanuel Macron en Chine se conclut sur l’établissement d’une autonomie stratégique de l’Union européenne. Le président insiste sur une troisième voie fondée sur le droit international et le multilatéralisme, visant à assurer l’équilibre des rapports de forces et la stabilité de la région indopacifique. Alors que les tensions vis-à-vis de Taiwan ne cessent de croître, comme l’atteste le dernier exercice militaire d’encerclement total de l’île par Pékin, la stratégie armée de la France peine à être exposée clairement dans la région. Entre Nouméa et Abou Dhabi, pour reprendre vos mots, la distance est grande. Pourtant, les intérêts de la France dans la région, aux plans géographique, démographique, militaire et économique, sont clairement identifiés.

Préserver notre souveraineté constitue un enjeu fondamental, à la hauteur des objectifs de stabilité et de sécurité régionale. Notre présence militaire est importante avec le déploiement de 7 000 militaires de façon permanente. De plus, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a annoncé le renforcement et la modernisation des capacités militaires françaises. Ces éléments sont-ils, pour autant, caractéristiques d’une stratégie réellement opérationnelle dans la région indopacifique ? Notre politique militaire est-elle à la hauteur de la puissance de la France ? Quels enseignements tirer de l’opération Pégase ? De quelle manière comptons-nous renforcer les objectifs des forces armées sur l’axe indopacifique ?

M. Élie Tenenbaum. Je commencerai par la question la plus simple. L’opération Pégase et les déploiements effectués dans la région ne peuvent que conforter le constat que je faisais s’agissant des dettes liées aux infrastructures qu’impliquent les forces de souveraineté. Envoyer des Rafale jusqu’à Papeete, dans un raid de longue portée, ou des navires hauturiers, est une chose ; être capable de les y maintenir dans la durée afin de créer un effet politique et, si possible, militaire, en est une autre et nous n’avons pas aujourd'hui les capacités de maintenance permettant un tel déploiement de forces sur place. Le cœur des enjeux, en zone indopacifique, se trouve en mer de Chine méridionale, dans le détroit de Formose et autour de la péninsule coréenne. La France a envoyé il y a quelques jours une frégate de surveillance qui a franchi le détroit de Formose. Elle vient de Nouvelle-Calédonie ou de Polynésie française et nous voyons bien que de telles « élongations » ne permettent pas une présence permanente sur zone. L’idée d’une présence permanente européenne, à travers une force d’action et un point d’appui logistique dans la zone, me paraît à développer. Elle fait partie des prolongements envisageables des documents stratégiques existants.

Compte tenu des acteurs et des forces en présence, je crois qu’une grande modestie stratégique serait de bon aloi pour la France et même pour l’Europe, au regard de notre capacité à peser sur ces enjeux. Je ne doute pas que la voix française et que la voix européenne soient attendues, en contrepoint aux formes de conflictualité latente qui existent dans la région. Néanmoins, leur capacité à peser, notamment sur le plan militaire, dans l’hypothèse d’un conflit, reste faible et soumise à notre interopérabilité et à notre capacité à s’insérer dans un dispositif aux côtés de notre principal allié dans la zone, c’est-à-dire les États-Unis.

M. Manuel Lafont-Rapnouil. Je ne suis pas certain que les pays de la région indopacifique attendent une voix qui se substituerait à la première ou à la deuxième – si nous représentons la troisième. Je pense qu’ils attendent de disposer d’un éventail d’options, chaque fois qu’ils ont des choix à effectuer. Une réponse revient comme un leitmotiv, lorsque nous parlons avec des interlocuteurs de cette région : « nous voulons garder nos options ouvertes ». Cela suppose d’avoir un éventail de choix qui ne se résume pas à une alternative entre les États-Unis ou la Chine. Ce n’est pas tout à fait un hasard si l’idée d’une région indopacifique ouverte revient souvent également.

Les États de la région savent que la frégate qu’Élie évoquait ne constitue pas un acte isolé. Plus généralement, ils se tournent vers des États européens, et notamment vers la France, car ils ne recherchent pas seulement un fournisseur d’armement ou une solution pour diversifier des approvisionnements trop monocolores à leurs yeux, ce qui serait synonyme d’une dépendance excessive. Il existe une véritable demande de partenariat, ce qui renvoie à la nécessaire crédibilité que j’évoquais.

Les mêmes États se montrent aussi mal à l’aise devant la militarisation rampante des stratégies des uns et des autres. Ils souhaitent que leur soient proposées des stratégies couvrant l’ensemble du spectre. L’enjeu, pour nous, consiste à être en mesure de couvrir les aspects de défense et civils, ces derniers ayant une dimension existentielle pour divers acteurs de la région. Je pense par exemple au climat pour les États insulaires du Pacifique. Se posent par ailleurs des questions « grises » telles que celle de la pêche illégale en zone indopacifique. Nous savons qu’il s’agit à la fois d’un enjeu économique, d’un enjeu environnemental – biodiversité, raréfaction des ressources – et d’un enjeu de souveraineté et d’affirmation de puissance.

L’un des points sur lequel nous avons insisté, dans le cadre de la stratégie européenne pour l’Indopacifique, en cohérence avec la boussole stratégique, consiste à affirmer le caractère indispensable du volet militaire. Un certain nombre de nos partenaires européens considéraient que la région indopacifique étant éloignée et complexe, elle se trouve au-delà de nos capacités militaires. Nous pouvons néanmoins y mener un certain nombre d’actions. C'est la raison pour laquelle la France défend par exemple le principe d’une présence maritime coordonnée et un effort important sur les questions de sécurité maritime.

Mme Laurence Robert-Dehault (RN). Notre modèle d’armée était centré sur les OPEX, ce qui est un héritage historique : la France dispose, derrière les États-Unis, du deuxième dispositif de forces prépositionnées dans le monde, ce qui nous confère une présence militaire globale et permanente. À l’heure d’une montée des tensions entre puissances étatiques, la future loi de programmation militaire devait préparer nos armées, non plus à des conflits asymétriques mais à des conflits de haute intensité, à l’image de celui qui se déroule actuellement en Ukraine. Or tous les programmes auront du retard et seront étalés dans le temps. De multiples compagnies de combat vont être supprimées et les reports de livraison touchent l’ensemble de nos armées. Ainsi, l’armée de l’air et de l’espace ne pourra compter que sur 35 A400M d’ici 2030, contre 50 initialement prévus, en conséquence de quoi les Américains seront parfois amenés à nous transporter. De même, la marine, qui espérait recevoir 18 frégates de premier rang, aptes au combat de haute intensité, ne pourra en obtenir que 15. Le budget consacré aux OPEX est lui-même raboté de 400 millions d’euros par an par rapport à la précédente LPM.

Au regard de ces arbitrages, on peut se demander si la mesure de l’ampleur de la hausse des tensions à l’échelle mondiale a été prise. Les pays de la zone indopacifique lancent de vastes programmes militaires en réaction aux velléités de la Chine à l’égard de Taiwan. La Chine nourrit globalement des ambitions sur une bonne partie de ce territoire maritime, d’où elle aimerait chasser les États-Unis. La France est directement concernée par les évènements survenus dans la zone indopacifique puisque de nombreux compatriotes ultramarins y vivent.

La projection des forces armées hors du territoire national poursuit un triple objectif : assurer la protection des ressortissants français, défendre les intérêts stratégiques de la France ainsi que de ses alliés, faire face à nos responsabilités internationales dans un cadre multilatéral. Pensez-vous que le projet de LPM proposé à l’horizon 2030 est à la hauteur de ces trois objectifs, en particulier dans l’hypothèse d’une dégradation de la situation dans la zone indopacifique ?

M. Élie Tenenbaum. Il est difficile, pour un chercheur, de porter une appréciation sur l’ensemble des arbitrages qui incombent au Gouvernement. La situation financière de la France est connue. La future loi de programmation militaire représente un effort réel et traduit un souci de mise en cohérence d’un système de forces qu’il faut évidemment saluer. Ce système de forces sera sans doute plus à même de mener à bien ses missions qu’il ne l’est aujourd'hui. Pour autant, nous sommes toujours, à mes yeux, dans une logique de réparation, après de longues années, si ce n’est des décennies de sous-investissement, comme l’a souligné le président Bourlanges dans son introduction. Il ne s’agit pas encore d’une remontée significative du niveau d’ambition militaire à la hauteur des enjeux qui existent aujourd’hui.

Eût-il été raisonnable de faire davantage dans le temps imparti ? Il ne m’appartient pas de le dire. La question de la mise en cohérence de l’outil dont la LPM dotera la France, du point de vue de notre positionnement au sein de l’Alliance atlantique et auprès de nos partenaires à l’échelle internationale – notamment en zone indopacifique – constitue un vrai sujet. Il relève davantage de la politique à proprement parler que des outils. L’outil que constitue la LPM sera cohérent mais devra être utilisé de façon adéquate, ce qui veut dire qu’il ne faudra pas y adosser des ambitions démesurées.

M. Manuel Lafont-Rapnouil. Je partage cette analyse.

M. Frédéric Petit (DEM). Ma question portera sur la projection de forces en coopération, dont nous pouvons avoir plusieurs illustrations à l’esprit. La brigade franco-allemande a pu être projetée. Peut-être existe-t-il un retour d’expérience suite à l’opération Takuba ? Le chancelier Olaf Scholz a évoqué certains aspects de cette coopération. Vous avez souligné la nécessité de travailler en réseau et celle d’une mise en cohérence. Quelles sont, selon vous, les étapes clés qui permettraient de passer, au cours de la période de sept ans que doit couvrir cette future loi de programmation militaire, de la situation actuelle dans la coopération en projection à un dispositif qui aurait gagné en cohérence ? Pour l’heure, ces coopérations semblent connaître des fluctuations en dents de scie. Certaines se déroulent de façon satisfaisante, notamment dans le cadre de projets pilotes. Nous savons que les étapes clés sont aussi des étapes politiques. Le prépositionnement de forces pourrait-il se faire en coopération par exemple ?

M. Manuel Lafont-Rapnouil. Une partie du sujet que vous soulevez a trait aux moyens, une autre à l’organisation. L’une des logiques de l’évolution de notre présence en Afrique consiste à passer à une autre forme de présence, cogérée avec les États où nous disposons de forces prépositionnées, avec des formats différents, sans doute des bases mais aussi des écoles et des académies. Il s’agit aussi d’affirmer une logique de partenariats pour renforcer l’expression de solidarités que cette présence manifeste et pour lutter contre la perception éventuelle d’une forme de contestation, à travers cette présence, de la souveraineté des pays considérés. On peut en déduire, sur le plan de l’organisation, un certain nombre de considérations valables au-delà du continent africain, y compris avec nos partenaires européens. Certains think tanks avancent par exemple l’idée de co-basing, c'est-à-dire le principe de bases conjointes, ou encore la rotation dans les présences de forces répondant à un intérêt commun, typiquement au niveau européen. Les exercices auxquels nous participons ou que nous suscitons, dans un certain nombre de cas, pourraient aussi s’ouvrir à des formats de plus en plus diversifiés afin d’inclure des partenaires.

Derrière ces propositions se profile le niveau de décision politique. Un certain nombre des exemples que vous avez pris soulignent qu’in fine, l’enjeu réside moins dans la question des moyens ou dans celle de l’organisation que dans la capacité à décider, le moment venu, d’agir ensemble. C’est généralement de ce point de vue que nous avons rencontré des difficultés jusqu’à présent ; non pas que les deux premiers niveaux soient simples mais nous avons progressé et nous pourrons continuer de le faire. Le niveau de décision politique présente davantage de difficultés, ce qui plaide pour un effort de convergence de nos cultures stratégiques. Sans doute cet effort ne doit-il pas se limiter à nos partenaires européens mais sa dimension européenne apparaît comme un gage de crédibilité de l’ensemble de la démarche. Un bon fonctionnement de l’échelon politique me semble indispensable pour que cet effort de mutualisation n'apparaisse pas seulement comme un expédient budgétaire. Nous avons besoin d’une capacité de présence et de projection qui puisse embarquer nos partenaires ou à travers laquelle nous apportons à ceux-ci des formes d’appui pouvant aller assez loin, comme Élie le soulignait, de façon suffisamment rassurante pour que nos partenaires aient confiance et puissent, le moment venu, prendre la décision politique.

M. Élie Tenenbaum. Il existait, dans le cadre de la coopération structurée permanente, un projet de co-basing porté par la France, visant à mutualiser ces bases permanentes à l’étranger aux côtés de partenaires européens. Malheureusement, le projet se trouve aujourd’hui dans les limbes et il serait intéressant de le relancer car il offrait de nombreuses perspectives intéressantes. Des choses ont déjà été faites, par exemple à Djibouti avec les Allemands et les Espagnols dans le cadre de l’opération Atalante, pour les amener sur les bases françaises à Djibouti. Effectivement, ce ne doit pas être vu seulement comme un partage des coûts : il s’agit aussi d’un partage de l’influence, des intérêts et de l’expérience d’aguerrissement. C’était un point très important pour Takuba. La soutenabilité du dispositif français prépositionné à l’étranger, au cours des trente ans à venir, passe en partie, à mes yeux, par une européanisation de ce dispositif.

La France s’était montrée un peu réticente vis-à-vis du principe de nation-cadre, que l’Allemagne avait soutenu à l’OTAN. Il faut à mon avis la réinvestir car c’est ce principe qui permet aujourd'hui de se poser en intégrateur d’une opération ou d’un pan d’une opération interalliée, en termes de commandement et de contrôle.

Enfin, les capacités jouent un rôle dans l’attractivité de partenaires au sein d’une opération. On peut identifier, par domaine de lutte, des capacités différenciantes rares. Dans le champ maritime et naval, le groupe aéronaval constitue une capacité différenciante. Seuls les Britanniques, en Europe, disposent d’un tel atout en dehors de la France. Ce peut être un facteur d’attractivité pour des marines européennes de plus petite dimension. Dans le champ terrestre, ce sont les éléments organiques de corps d’armée et de divisions qui permettent d’agréger des partenaires dans de grandes unités. Ces aspects – feu dans la profondeur, défense surface-air, logistique – font actuellement défaut dans le projet de loi de programmation militaire et me semblent à renforcer. Dans le champ aérien existent aussi des enjeux en termes de commandement et autour des avions ravitailleurs.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Je reste un peu dubitatif, en cette journée d’auditions. Je note par exemple qu’à aucun moment, vous n’avez évoqué la projection d’armées visant à maintenir la paix. Il y a eu des périodes où, au sein de cette commission, nous parlions d’interventions de maintien de la paix au service de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Vous ne l’avez pas fait.

Vous avez expliqué, avec des mots plus choisis, que nous avions été poussés hors d’Afrique. Le départ a tout de même commencé. Vous avez indiqué, là aussi avec d’autres mots, que la présence d’une armée étrangère au sein d’un État était de plus en plus mal vue, dans un nombre croissant de régions. Faut-il encore, dans ce contexte, programmer d’éventuelles OPEX telles que nous les avons connues par le passé ? Ne faut-il pas revoir notre stratégie politique dans son ensemble ? Je ne perçois pas cette orientation dans votre exposé. Je vois que nous sommes dans un moment de bascule. Vous le dites à demi-mot. Mais vers quoi basculons-nous ? Peut-être est-ce l’inconnu ?

J’ai aussi beaucoup de mal à identifier un intérêt européen qui serait conforme aux intérêts français. La France est présente dans tous les océans et sur tous les continents. Il est donc logique qu’elle s’intéresse à l’ensemble du monde. J’ai du mal à imaginer que tous les pays d’Europe aient les mêmes centres d’intérêt et voient du même œil la nécessité d’une présence en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie ou dans l’océan indien. Je pense que tous les investissements en faveur de l’interopérabilité sont à encourager car à tout moment nous pouvons être appelés à agir avec d’autres, selon des configurations variables, comme nous l’avons vu. Des opérations extérieures pourraient voir le jour en Guyane ou sur des continents où nous n'avons pas l’habitude de poser le pied. Il me semblerait intéressant que la France se tienne à la disposition de ses partenaires pour défendre des valeurs communes ou des ressortissants de notre pays à l’étranger.

Il y a, enfin, un aspect que nous n’avons pas abordé : la logistique et en particulier la logistique énergétique. Nous voyons bien que certains pays pourraient avoir un levier vis-à-vis de la France du fait de ce paramètre indispensable au fonctionnement des opérations.

M. Manuel Lafont-Rapnouil. La question de la fin des opérations extérieures constitue l’un des rares points sur lesquels j’aurai une analyse quelque peu différente de celle d’Élie. Je partage l’analyse d’un effacement progressif de la dimension de gestion de crise. C’est ce que vous soulignez, d’une certaine manière, en observant que les questions de maintien de la paix ne font plus partie du cœur des discussions. Comme Élie l’a très bien expliqué, la gestion de crise recule au fur et à mesure que s’affirme la compétition de puissance. Cette évolution traduit aussi un changement dans les formes de conflictualité. Le maintien de la paix fait face lui-même à ses propres défis et connaît sa propre crise, en quelque sorte. En outre, toute intervention a lieu aujourd’hui dans un contexte où l’unité de la communauté internationale et du Conseil de Sécurité des Nations Unies s’avère plus difficile à obtenir. Cette tendance me semble soulever un certain nombre de problèmes.

L’effacement de la gestion de crise explique probablement, en partie, la façon dont la crise syrienne s’est déroulée. Nous pouvons aujourd’hui avoir le sentiment de payer pour partie, en Ukraine, la façon dont nous avons géré – ou non – la crise syrienne. L’écho que trouve en Ukraine la gestion de la crise syrienne montre qu’il est difficile de dissocier tout à fait la gestion de crise, d’une part, et la compétition de puissance, d’autre part.

Le nouveau monde qu’évoquait Élie a effectivement émergé mais le monde ancien subsiste et affleure de temps à autre par de nombreuses zones de perméabilité. Il reste à savoir, dès lors, qui prend en charge la sécurité internationale. Nous sommes dans un monde où, de plus en plus, les États définissent leur politique de défense en termes de sécurité nationale, ce qui est parfaitement légitime. Pour autant, l’addition des politiques de sécurité nationale ne suffit pas à assurer la paix et la sécurité internationale, pour reprendre l’expression de la Charte des Nations Unies. Nous voyons au contraire que, du fait de ce contexte de diversification, ce n’est pas parce que nous allons collectivement prendre en charge une situation que d’autres ne vont pas essayer d’en faire autant de leur côté. Élie évoquait le très faible nombre d’États capables d’une présence militaire globale mais soulignait aussi la diversification d’acteurs émergents aux agendas différents, qui ne cherchent pas nécessairement à se placer sous les auspices des Nations Unies. À cela s’ajoute l’émergence, au-delà de la montée en puissance des acteurs étatiques, d’acteurs proto-étatiques tels que Wagner, qui montrent que des stratégies alternatives sont poursuivies, soulevant la question de la prise en charge de la sécurité internationale. La dimension de gestion de crise n’a donc pas disparu mais les opérations extérieures pourraient, dans ce contexte nouveau, prendre des contours différents de ceux que nous avons connus au cours des décennies 1990 et 2000.

M. Élie Tenenbaum. Du point de vue du maintien de la paix, il existe différentes réalités politiques, à commencer par le blocage du système onusien, au niveau du Conseil de Sécurité, rendant l’octroi de mandats beaucoup plus compliqué qu’au cours des années 1990 et 2000. Nous voyons d’ailleurs qu’il n’existe aujourd’hui aucune perspective réaliste pour les grands conflits en cours, ne serait-ce que parce que l’un des États prenant part à ces conflits fait lui-même partie du Conseil de Sécurité et ne permettrait pas l’envoi de missions de maintien de la paix. Le bilan opérationnel des missions de maintien de la paix, au cours des décennies 1990 et 2000 mais aussi plus récemment, apparaît d’ailleurs comme extrêmement mitigé. Pensons par exemple à celui de la mission des Nations Unies au Mali (MINUSMA), qui a mobilisé 13 000 hommes depuis près de dix ans dans ce pays. Ce sujet mériterait, à lui seul, une autre audition.

Comme vous le savez, le service des essences des armées est devenu le service de l’énergie opérationnelle, ce qui traduit à mon avis une réelle prise en compte, par le ministère des armées, de cette problématique énergétique qui va naturellement de pair avec le maintien de stocks stratégiques propres aux armées. En découlent des besoins spécifiques pour l’acheminement des hydrocarbures, notamment : des « camions carapaces » permettent par exemple d’acheminer le carburant au plus près des opérations. Se profile en arrière-plan une transition vers la frugalité énergétique, c’est-à-dire une moindre consommation et une diversification des sources énergétiques des armées. Le projet de loi de programmation militaire propose d’évoluer vers des véhicules hybrides pour un certain nombre de véhicules terrestres. C’est évidemment une évolution à encourager et tout à fait importante aux plans opérationnel et stratégique.

Mme Laetitia Saint-Paul, rapporteure pour avis. Nous arrivons au terme des auditions prévues en vue de l’élaboration de mon avis sur le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et un certain nombre de questions restent en suspens. La revue stratégique prévoit la création de la fonction stratégique « influence » et je ne vois pas, dans le projet de LPM, de budget dédié à l’influence, même si celle-ci est présente dans toutes les fonctions stratégiques. J’aimerais connaître votre avis sur ce sujet. D’une façon générale, les auditions montrent que l’influence – pour laquelle il faut s’appuyer sur le triptyque exemplarité-crédibilité-indépendance – est souvent cantonnée à la désinformation alors que son champ est bien plus vaste.

Je me suis également interrogée, comme M. Tenenbaum, sur le prépositionnement de forces en Afrique. À ce stade, je n’ai pas de réponse. Toujours est-il qu’un partenariat renouvelé avec l’Afrique implique de connaître l’avis de nos partenaires. La France est le seul pays ayant eu des colonies qui dispose encore de forces prépositionnées dans certaines de ses anciennes colonies. Un partenariat rénové est-il compatible avec cette réalité ? Je peine en tout cas à recueillir l’avis de nos partenaires sur cette question – qui est tout sauf binaire – et j’aimerais également vous entendre sur ce point.

J’ai beaucoup travaillé sur la question de l’appropriation, par les territoires ultramarins, de ce nouveau positionnement. Le sujet – qui m’est cher – est passionnant, puisque ces territoires représentent notre trait d’union avec le reste du monde. Quelles pourraient être, à vos yeux, ces clés d’appropriation, afin que nous soyons en phase avec ces territoires ?

J’évoquerai enfin l’Ukraine. Vous avez évoqué Clausewitz, pour qui la guerre était « la continuation de la politique par d’autres moyens ». Je crois aussi que la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Quand une réponse politique pourra-t-elle se faire jour en Ukraine ? Sommes-nous partis pour cinq années de conflit ?

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je propose que nous abordions cette dernière question au cours de l’audition de MM. Grand et Santopinto, qui suivra celle-ci.

M. Élie Tenenbaum. En ce qui concerne le prépositionnement de forces en Afrique, la logique défendue par le président de la République, consistant à s’orienter vers une co-construction, a du sens à mes yeux. Si nous avions pu finir ces auditions avant l’élaboration de la future LPM, sans doute cela aurait-il permis de déboucher sur des axes plus concrets.

Lorsque nous nous rendons en Afrique auprès de partenaires, ceux qui sont les interlocuteurs de la France dans ces pays ne demandent généralement pas le départ de ces bases, qui sont déjà très largement ouvertes sur la société du pays. Au Sénégal ou même à Port-Bouët en Côte d'Ivoire, vous verrez davantage de travailleurs africains, sur ces bases, que de soldats français. À Dakar sont présents 350 coopérants. Il ne faut pas se représenter ces bases comme les grosses bases américaines, embastionnées et coupées du territoire. Nos bases sont souvent intégrées, y compris dans le tissu urbain des sociétés où elles se trouvent. Les partenaires demandent plutôt une transformation de l’approche mise en œuvre et dans le type d’appui qui leur est apporté, l’offre française étant souvent limitée à de la formation ou à des opérations conduites plus ou moins sans eux. Cette alternative n’est plus satisfaisante pour nos partenaires, qui souhaitent notamment un appui en matériel, en renseignement ou sur le plan logistique. C’est donc plutôt selon cet axe qu’il faut évoluer. Il n’y a pas lieu de chercher à faire disparaître des emprises qui peuvent être adaptées ou transformées.

L’une des clés de l’appropriation culturelle et politique, par les territoires ultramarins, de leur rôle stratégique, réside dans le travail à engager auprès des collectivités territoriales autour des enjeux qui forment le cœur de leurs compétences. En Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, par exemple, deux territoires jouissant d’une assez grande autonomie, je crois que nous aurions intérêt à aborder la question de la pêche – ce qui englobe le sujet de la pêche illégale –, afin qu’ils se l’approprient, y compris sous l’angle stratégique et non seulement sous l’angle social et économique. L’appropriation des questions stratégiques par l’État, qui continue largement de prévaloir en France, rend plus difficile le partage de ces enjeux avec les collectivités mais cela me semble un enjeu important. J’ai eu l’honneur d’être auditionné par l’Assemblée de la Polynésie française, qui s’est dite très intéressé par un dialogue sur ces questions.

Le conflit en Ukraine n’a pas de mandat électif assorti d’une durée définie. J’ignore s’il va durer cinq ans mais il n’existe pas de perspective immédiate, à mon sens, de réduction de la conflictualité.

M. Manuel Lafont-Rapnouil. Je partage pleinement l’analyse selon laquelle il ne faut pas réduire le sujet de l’influence à la lutte contre la désinformation ou la manipulation des informations d’une façon générale. Il ne faut pas non plus le réduire à la communication stratégique. La crédibilité constitue l’un des aspects auxquels la question doit être élargie. L’influence représente en quelque sorte le capital que l’on accumule, par le résultat de nos actions sur de nombreux sujets et le capital que l’on consomme lorsque l’on a besoin de peser sur un sujet précis. Cette vision de la question de l’influence embrasse un champ effectivement beaucoup plus vaste que les seuls aspects liés à la désinformation et à la manipulation de l’information.

Je n’ai pas étudié le projet de LPM de façon suffisamment détaillée pour apporter une réponse précise à votre question mais la stratégie nationale de l’influence demandée par la revue nationale stratégique a été confiée, notamment, au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Celui-ci n’agira pas seul mais il est en train d’organiser l’élaboration de cette stratégie. Il s’agit d’un axe majeur de l’action du ministère, ce qui se reflète dans son budget. Le Quai d’Orsay prévoit d’être chef de file pour l’élaboration mais aussi la mise en œuvre de cette stratégie nationale.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. J’ai tendance à penser, pour ma part, que l’influence n’est pas une stratégie autonome : j’y vois le dénominateur commun de l’ensemble des actions que conduit un État.

Mme Marine Hamelet. Nous voyons que cette programmation militaire doit composer avec le retour de la guerre de haute intensité mais aussi avec l’ouverture de nouveaux champs, parmi lesquels l’espace. Pourriez-vous nous dire quelques mots de ce domaine et de la coopération européenne qui s’y déploie ?

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je signale que nous aborderons cette question en détail au cours de l’audition prochaine de MM. Gros et Péria-Peigné, ce qui n’empêche nullement qu’une réponse vous soit apportée ici.

M. Kévin Pfeffer. Vous avez en quelque sorte émis des doutes, M. Tenenbaum, dans votre intervention liminaire, quant au poids politique de la France au sein de l’OTAN en estimant que l’envoi de 15 000 hommes n’était pas suffisant pour commander un corps d’armée. Quel serait, à vos yeux, le nombre d’hommes suffisant pour que nous soyons à la hauteur de nos ambitions et de nos partenaires ? Par ailleurs, en l’état actuel du monde, quels sont les avantages stratégiques, pour la France, de son maintien au sein du commandement intégré de l’Alliance atlantique ?

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Cette dernière question sera abordée au cours de l’audition de MM. Grand et Santopinto. Vous n’aurez peut-être pas toutes vos réponses lors de celle-ci.

M. Manuel Lafont-Rapnouil. Le spatial fait partie des capacités différenciantes que j’évoquais, permettant ensuite d’agréger des partenaires. Si vous disposez de capacités spatiales en termes de communication, de renseignement par l’image ou de navigation et de positionnement, cela change radicalement les choses. Je ne peux, faute de temps, entrer dans le détail de ces fonctions. Une européanisation se dessine de manière très intéressante autour de la fonction de positionnement et de navigation, via Galileo. Il existe des enjeux de premier plan dans le champ du renseignement spatial. Une problématique – qui n’a pas nécessairement vocation à apparaître en tant que telle dans la future LPM – se fait jour surtout de plus en plus nettement : les opérations dans l’espace. Je suppose que le commandement de l’espace (CDE) pourra être auditionné par votre commission et vous livrer une vision très complète de ces enjeux.

Le poids politique, au sein du commandement de l’OTAN, n’est pas seulement une question liée au nombre d’hommes mobilisés. Il dépend naturellement de la composition de ce corps d’armée, suivant que celui-ci est constitué par de nombreuses petites nations ou par d’autres grandes nations. La disposition de ces éléments organiques – divisions et corps d’armée – qui font en partie défaut aujourd'hui dans le champ de la défense surface-air, de la logistique, du feu dans la profondeur et du renseignement de ciblage, permet de justifier le commandement de grandes unités. À l’évidence, la contribution numérique compte aussi. Si vous avez un corps d’armée de deux ou trois divisions, il faut au moins disposer d’une division complète, voire un peu plus, et être capable de compléter les divisions présentes. Nous aurons du mal à le faire en l’état actuel.

Je suis convaincu qu’il existe un avantage considérable à faire partie du commandement intégré de l’OTAN, pour tous les enjeux d’interopérabilité. On ne mesure qu’aujourd’hui le retard accumulé par la France durant les années pendant lesquelles nous nous trouvions hors du commandement intégré. Sa réintégration tardive explique en partie le manque d’influence de la France au sein des structures de l’OTAN. Ce retard peut se rattraper mais il se paie encore aujourd’hui.

M. Élie Tenenbaum. Un départ aujourd’hui de l’OTAN serait très difficile à comprendre pour tous nos partenaires, non seulement du fait de la dimension d’interopérabilité qu’Élie vient d’évoquer mais parce que des questions surgiraient aussi quant à la crédibilité, la nature et la force de notre engagement pour la défense collective des alliés. Si nous voulons réussir à construire une défense européenne et une capacité européenne à assurer une forme d’autonomie en matière de politique de défense, y compris pour notre propre défense, je ne crois pas que nos partenaires nous comprendraient si d’aventure nous prenions nos distances avec l’OTAN. De premiers résultats se font jour suite à nos efforts en vue de créer une complémentarité entre l’Union européenne et l’OTAN. C’est ce qu’a permis l’Ukraine, de façon contre-intuitive : nous voyons que l’Union européenne a joué un rôle dans de nombreux segments de notre action en Ukraine, par exemple pour le financement de l’aide à ce pays. Elle va continuer de le faire, notamment dans la partie industrielle. L’Ukraine elle-même a permis de projeter une vision des Européens unis, avec la boussole stratégique. Cette vision englobe l’ensemble du spectre des questions internationales et de sécurité, en incluant les questions de défense. Elle permet d’asseoir une dimension de défense dans d’autres actions que nous menons hors des missions couvertes par l’OTAN, par exemple en zone indopacifique. Nous sommes donc dans un moment de complémentarité.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. De nombreuses choses m’ont frappé dans vos propos, Messieurs, tout particulièrement la difficulté dans laquelle nous sommes encore à penser une stratégie de défense autonome et simultanément une action stratégique militaro-politique qui ne peut être que solidaire avec un certain nombre d’acteurs. Dans le Pacifique, cette tension entre une capacité nationale d’action et une exigence d’action collective, solidaire et concertée, au niveau européen ou occidental, est évidente. Elle y est quelque peu renforcée par les prises de position assez fortes du président de la République. Nous sentons bien que la jonction des deux logiques est imparfaite. Je vous remercie vivement.


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M. Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales, ancien Secrétaire général adjoint de l’OTAN et M. Federico Santopinto, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (jeudi 13 avril 2023)

 

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous allons aborder au cours de cette audition la défense de l’Europe. Nous avons précédemment examiné un ensemble de mutations des conditions dans lesquelles une politique de projection de nos forces pouvait ou non se déployer à l’extérieur. Les mutations qualitatives ont pu être explorées de façon très intéressante. Nous avons pointé un certain nombre de difficultés, d’incertitudes, peut-être d’insuffisances du projet de loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030. Il est assez clairement apparu que nous étions en train de vivre, dans ce domaine comme dans d’autres, ce que le chancelier fédéral allemand a appelé une « nouvelle ère ».

Le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, a considérablement influencé la perception qu’ont de nombreux partenaires de la France – et la nôtre – des enjeux de la défense de l’Europe. Pour autant, les données du problème sont-elles fondamentalement modifiées ? C’est l’un des aspects que nous tenterons d’éclairer. Traditionnellement, la France porte l’ambition d’une Europe de la défense crédible, sans que le contenu tangible qui en découle ne soit jamais précisé. Dans cette vision, l’Europe de la défense se veut aussi complémentaire de l’Alliance atlantique – pour reprendre les termes qui figuraient dans le communiqué franco-américain publié suite à la crise de l’épisode de l’alliance AUKUS – et doit être capable de défendre les intérêts de notre continent si nécessaire. Soutenir cette vision constitue une façon de poser le problème sans le résoudre.

Nombre de nos partenaires s’en remettent au parapluie américain tout en ayant à l’esprit qu’ils craignaient, avant le déclenchement de la guerre, que les Américains ne les lâchent pour se concentrer sur leur confrontation avec la Chine, ce qui les aurait incités à se montrer indulgents à l’égard de Poutine. Cette crainte m’avait frappé lorsque nous avions rencontré nos amis polonais et baltes. Évidemment, les initiatives prises par le président de la Fédération de Russie ont profondément modifié les choses et la confiance dans le parapluie américain a retrouvé un niveau d’autant plus élevé que l’attitude de solidarité des Américains vis-à-vis des Européens et de l’Ukraine, face à l’agression russe, a été très nettement perçue.

La future loi de programmation militaire, telle qu’elle est prévue, prend-elle en compte la mutation qu’appelle ce contexte renouvelé ? D’une part, nous restons fidèles à l’idée selon laquelle le territoire national et les intérêts essentiels du pays sont garantis par la force nucléaire de dissuasion. D’autre part, nous affirmons le désir d’une politique européenne de défense qui implique une stratégie de solidarité avec les Européens et une organisation de la solidarité avec nos alliés américains. L’articulation de ces deux dimensions est complexe et les pointillés pour le moins délicats à dessiner entre les deux.

Les orientations d’une stratégie militaire française, assez tournée vers un modèle expéditionnaire et qualitatif de projection, limitaient fortement notre engagement territorial au plan européen. Le projet de loi de programmation militaire prend-il la mesure du virage qu’implique la guerre en Ukraine, face au retour de la menace russe et à la réhabilitation de la guerre de haute intensité sous des formes traditionnelles, notamment l’utilisation de moyens blindés d’artillerie et de l’aviation sous les formes connues par le passé ? Chacun perçoit également la modification du rapport de force parmi les puissances européennes, avec notamment la montée en puissance de la Pologne et, dans une moindre mesure, des pays baltes. Dans ce paysage en transformation, le projet de loi de programmation militaire n’apparaît-il pas un peu trop comme la continuation de la politique de la France ? C’est cette interrogation que nous allons porter cet après-midi devant le ministre des armées, Sébastien Lecornu. Elle guidera aussi nos échanges au cours de cette audition.

M. Grand, vous êtes familier de notre commission. Vous avez exercé d’éminentes fonctions. Vous avez notamment été, de 2006 à 2008, sous-directeur des questions multilatérales et du désarmement au sein de la Direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des affaires étrangères et européennes. Plus récemment, de 2016 à octobre 2022, vous avez été Secrétaire général-adjoint de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Votre statut actuel de chercheur vous confère une grande liberté de parole. Vous présentez donc, pour nous, le profil idéal de celui qui sait tout et qui peut tout dire.

Nous avons également le grand plaisir d’accueillir M. Federico Santopinto, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Vous êtes spécialisé dans les questions d’intégration européenne en matière de défense et de politique étrangère, ainsi que dans la coopération militaire et sécuritaire entre l’Union européenne et l’Afrique. Vous entendre, sachant que vous êtes Italien, basé à Bruxelles et au contact de l’ensemble de nos partenaires, sera particulièrement intéressant et nous apportera peut-être un regard différent, plus « relativiste », sur les choix effectués par la France.

M. Camille Grand, chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et technologie » du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), ancien Secrétaire général-adjoint de l’OTAN. Je vous remercie, Monsieur le président, pour votre invitation. Je suis heureux d’être présent, cette fois-ci, en personne, la pandémie de Covid-19 ne l’ayant pas permis la dernière fois.

La loi de programmation militaire se construit dans un contexte européen assez inédit, d’abord du fait du retour de la guerre en Europe. Il s’agit d’une dimension fondamentale de l’environnement stratégique auquel cette future loi de programmation doit répondre. Cet environnement confirme également le retour, qui se dessinait déjà depuis quelques années, de la compétition entre puissances majeures. Nous le voyons entre les États-Unis et la Chine, de même qu’en ce qui concerne la Fédération de Russie, qui a très fortement investi dans la défense.

Je rappelais, lors d’une précédente audition, il y a une dizaine d’années, à propos d’une autre loi de programmation militaire, qu’à l’époque, alors que les dépenses de défense déclinaient en Europe, la Russie avait accru son budget de défense de près de 200 % au cours de la première décennie du siècle ; pour la Chine, cette augmentation était de 300 %. La tendance s’est poursuivie et le budget de la défense russe a connu, avant même la guerre en Ukraine, un quasi-triplement au cours des vingt premières années du siècle ; pour la Chine, nous avons assisté au quadruplement de ce budget. Cela modifie assez profondément l’environnement stratégique, les États-Unis restant, simultanément, à un niveau de dépenses très élevé : environ quatre fois les dépenses de l’ensemble des pays de l’Union européenne.

Il faut également avoir à l’esprit que certains de nos partenaires européens ont engagé un effort accru en matière de défense depuis le 24 février 2022 mais aussi en réalité, pour un certain nombre d’entre eux, dès les évènements de Crimée en 2014. L’Allemagne, qui a longtemps été l’un de nos premiers partenaires en matière de défense mais aussi un pays qui investissait peu dans la défense – autour de 1,2 % ou 1,3 % de son produit intérieur brut (PIB) –, s’est engagée dans un effort sans précédent depuis la guerre froide. Ce virage a été annoncé il y a un an par le chancelier Scholz, qui a parlé à cette occasion de « zeitenwende », c’est-à-dire de « changement d’ère ». Cela s’est traduit par un effort budgétaire exceptionnel de 100 milliards d’euros, même s’il semble que presque rien n’ait été déboursé à ce jour. Les annonces qui ont eu lieu visent souvent l’acquisition, « sur étagères », d’équipements auprès des États-Unis et d’Israël.

D’autres pays sont engagés dans un effort très significatif de réarmement, notamment en Europe orientale et nordique. Ce mouvement ne se limite pas à l’Europe de l’Est : il concerne aussi la Suède, la Finlande, la Norvège et le Danemark. Les trois pays baltes, la Pologne et la Roumanie déploient un effort budgétaire de défense représentant plus de 2 % de leur produit intérieur brut et certains de ces pays affichent l’ambition d’atteindre 2,5 %, voire 3 %, de leur PIB. Des annonces d’acquisitions spectaculaires ont eu lieu, la Pologne annonçant par exemple chaque jour ou presque des acquisitions majeures : elle a par exemple fait état d’un projet d’acquisition de 1 000 chars sud-coréens. Si ces plans sont menés à bien, la Pologne aura probablement, d’ici la fin de la décennie, davantage de chars que la France, l’Allemagne et l’Italie combinées. Le même type de constat pourrait se faire jour en matière d’artillerie.

Dans le Nord de l’Europe, la Suède, la Finlande, la Norvège et le Danemark ont annoncé une modernisation de leurs forces aériennes, qu’ils vont mutualiser. Ils disposeront à terme de plus de 250 avions de dernière génération, c’est-à-dire davantage que l’armée de l’air française. Il s’agira d’avions américains pour la Finlande, la Norvège et le Danemark, d’avions suédois dans le cas de la Suède.

Habituellement, lorsque nous discutions ici des lois de programmation militaire, nous soulignions une exception française ou franco-britannique, eu égard au maintien d’un investissement dans l’effort de défense qui semblait assez atypique en Europe. Désormais, il existe un nombre important d’États européens qui réinvestissent dans ces domaines et ce mot d’ordre semble d’actualité dans l’ensemble du continent. Je me trouvais hier à Madrid : le gouvernement espagnol va consacrer près de 11 milliards d’euros supplémentaires à son effort de défense, pour progressivement porter celui-ci à 2 % du PIB. La France, quant à elle, se situera à 1,9 % du PIB en 2023.

Le projet de loi de programmation militaire comporte aussi des investissements dans des éléments moins visibles mais qui me semblent extrêmement importants : munitions ; pièces détachées, synonymes de disponibilité des matériels ; entraînement ; réactivité des forces. Ce sont autant d’éléments qui étaient négligés – par la France comme par d’autres pays européens – et nous avons vu toute leur importance à la lumière de la crise ukrainienne.

L’effort est maintenu sur la dissuasion, ce qui est plus traditionnel : la France a toujours consacré une part importante de son effort de défense à la dissuasion. Celle-ci a même représenté, au pic de l’effort de défense sous la présidence du général de Gaulle, près de la moitié du budget d’investissement de la nation. La dissuasion demeure extrêmement importante au moment où les menaces nucléaires à peine voilées de Vladimir Poutine et où la modernisation nucléaire de la Chine ne nous autorisent guère à baisser la garde en la matière.

Enfin, la LPM prévoit des efforts plus ciblés dans le domaine du renseignement. Nous mesurons actuellement l’importance de la capacité à avoir une appréciation autonome de la situation. Le domaine cyber – partie moins visible mais essentielle du conflit ukrainien –, ainsi que la défense aérienne et antimissile, font également partie des priorités affichées.

La loi de programmation militaire permettra de tenir notre rang en Europe, dans un environnement stratégique en transformation rapide. La tenue de notre rang repose sur deux piliers : outre le discours classique français sur l’indépendance et le rang, qui est important, cette notion s’entend en référence aux différentes organisations dont nous faisons partie.

Je commencerai par l’OTAN, que je connais très bien. L’effort consenti par la France au profit de l’Alliance atlantique justifie une partie non négligeable du format des armées, parce qu’elle souhaite être une nation-cadre de la force de réaction rapide de l’OTAN et parce qu’elle souhaite être un allié fiable et réactif. Cet effort a été reconnu au moment du déploiement en Roumanie : nos alliés américains se sont alors félicités que la France exerce la responsabilité de la force de réaction rapide de l’OTAN car elle a démontré alors sa capacité à se déployer rapidement. Tous ces éléments sont assez dimensionnants pour les armées françaises dans la mesure où seuls quatre ou cinq États en Europe – France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie et l’Espagne dans une moindre mesure – sont en mesure de structurer et commander un corps d’armée de réaction rapide pouvant être déployé avec les moyens que cela suppose, sans s’avérer trop dépendants d’autres alliés, y compris les Américains. Nous devons avoir à l’esprit que ces capacités sont susceptibles d’être mises à l’épreuve à tout moment, y compris dans des scénarios de haute intensité en Europe.

Le même débat, en miroir, existe dans le contexte de l’Union européenne : parce qu’elle porte une ambition européenne, la France est souvent le pays qui met la barre le plus haute au sein de l’Union. Il faut rappeler qu’au sein de l’Union européenne comme dans le cas de l’OTAN, les forces mobilisées sont nationales : ni l’Alliance atlantique, ni l’Union européenne ne disposent de forces armées permanentes à leur disposition. La guerre en Ukraine a conduit à placer sous le commandement du général américain qui commande les forces de l’OTAN en Europe un petit volume de forces : 40 000 hommes sur près de 2 millions de soldats présents en Europe. L’exemplarité de la France, en termes de dimensionnement de ses forces, revêt donc une certaine importance, dans des scénarios de défense collective au titre de l’Alliance atlantique ou dans des scénarios de gestion de crise, comme dans la bande sahélienne.

Ce niveau d’exigence qu’a la France vis-à-vis de son effort de défense est d’autant plus élevé que nos alliés américains en sont demandeurs. Ce n’était pas seulement le cas sous la présidence Trump, lorsque celui-ci exigeait un effort de 2 % des membres de l’Alliance : les États-Unis attendent de la part des Européens qu’ils fassent davantage pour la sécurité de l’Europe, ce qui n’a rien d’illégitime. C’est le débat du « partage du fardeau ». Ce partage suppose des dépenses et l’investissement dans des capacités. Les États-Unis, eux, sont de plus en plus focalisés sur le théâtre indopacifique et les Européens découvrent, non sans douleur, qu’ils ne représentent que la priorité « numéro deux ». Le conflit en Ukraine a quelque peu occulté cette réalité mais celle-ci n’est pas aberrante. Les scénarios envisageables dans la région indopacifique sont, pour les États-Unis, les plus dimensionnants, ce qui oblige les Européens à prendre des responsabilités plus importantes dans une série de domaines où ils imaginaient pouvoir « se reposer » sur les États-Unis, peut-être indéfiniment, pour un certain nombre d’entre eux.

À la différence de ce que l’on observe dans d’autres pays européens, cette nouvelle loi de programmation ne porte pas une transformation radicale de nos forces armées. Celles-ci conservent globalement les mêmes formats. Nous le voyons pour l’armée de terre comme pour l’armée de l’air. Il n’est pas prévu d’expansion majeure du nombre de plates-formes. Le projet de LPM ne prévoit pas un passage accéléré au « tout Rafale » ni, pour l’armée de terre, une augmentation drastique du nombre de chars ou de tubes d’artillerie, à l’exception des canons Caesar. Elle traduit plutôt la consolidation d’un modèle d’armée existant, qu’on estime adapté à la situation présente, là où nombre de nos partenaires européens sont dans une transformation plus profonde.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. La France est-elle la seule à faire ce choix de continuité ?

M. Camille Grand. Les deux pays traditionnellement les plus sérieux en Europe, dans le domaine de la défense, c’est-à-dire la France et le Royaume-Uni, ont fait des choix assez voisins à cet égard : ils conservent un modèle généraliste, relativement expéditionnaire – c’est-à-dire avec la capacité d’intervenir hors du territoire européen –, sans rechercher une augmentation significative de l’effort mobilisé pour répondre aux scénarios européens.

L’explication technique de ce choix est double. D’une part, nous avons la dissuasion ; d’autre part, nous nous situons déjà à un niveau relativement élevé par rapport à nombre de nos partenaires. Dans le cas de la France, la réactivité sera prépondérante, sa capacité à se déployer rapidement de même que le professionnalisme de ses forces : autant d’atouts qui lui sont reconnus.

Ces considérations m’amènent à estimer que nous sommes dans un projet de loi de consolidation, de transition et non de transformation. Peut-être est-il trop tôt pour tirer toutes les leçons du conflit en Ukraine ? Naturellement, la manière dont les Ukrainiens font la guerre ne ressemble pas à la façon dont l’OTAN ou la France feraient la guerre, dans une hypothèse de conflit en Europe. Il faut y prendre garde pour ne pas tirer de conclusions trop hâtives. Cette future LPM représente un effort de défense qui demeure élevé mais assez largement soutenable. Je rappelle que le niveau de 2 % du PIB est très inférieur à l’effort moyen de défense de la France durant la guerre froide, alors que nous n’avions pas particulièrement l’impression de vivre dans un pays militarisé.

Cette nouvelle loi de programmation militaire doit permettre d’articuler les trois piliers de notre pratique de l’indépendance nationale : notre autonomie de décision et le maintien de la voix singulière de la France dans les grands débats stratégiques ; notre ambition européenne ; notre place au sein de l’Alliance atlantique.

Ces trois dimensions ne sont pas antagonistes, bien au contraire. Le maintien de cette cohérence est important car si nous ne tenons pas notre place au sein de l’Alliance atlantique, nous aurons davantage de difficultés à porter notre ambition européenne. Si nous ne sommes pas cette puissance indépendante et autonome, notre voix portera moins et la conservation de capacités rares – voire uniques – en Europe, par exemple dans les domaines du renseignement et de la dissuasion, est extrêmement importante.

C’est au prisme de ces trois dimensions que le projet de LPM doit être évalué au plan stratégique. Je considère qu’il répond de manière plutôt satisfaisante à ces exigences, même s’il demeure un certain nombre d’interrogations quant à l’évolution de notre environnement et aussi quant à la dynamique intra-européenne qui pourrait modifier l’équilibre des forces en présence, à l’échelle du continent comme au plan transatlantique.

M. Federico Santopinto, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Je suis moins spécialiste de la politique française de défense que de la défense européenne mais j’ai bien entendu étudié le projet de loi de programmation militaire. Pour le comprendre et l’évaluer à la lumière du contexte qui prévaut actuellement en Europe – au-delà des frontières de l’Union européenne –, il faut comprendre où en est la défense européenne, dont il est question depuis vingt ans. Un pas en arrière s’impose donc pour considérer les deux politiques qui forment la politique de défense européenne :

– la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), qui désigne la capacité des Européens à agir ensemble au plan opérationnel sous le drapeau de l’Union européenne ;

– la politique industrielle, qui a commencé à s’affirmer à partir de 2016.

À l’aune de ces deux dimensions, on peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. C’est du point de vue opérationnel que le bât blesse : l’Union européenne n’a pas réellement développé une capacité d’action propre sous son drapeau. Nous ne sommes pas capables d’agir ensemble sur des théâtres de crise majeurs. Nous ne le faisons que dans le cadre de conflits mineurs, où les missions confiées à l’Union européenne portent principalement sur la formation et la coopération militaire, avec un faible contenu opérationnel à proprement parler. Je pense par exemple aux missions dites « PSDC » conduites en Afrique ou dans les Balkans.

La défense européenne a été lancée en 1999 au vu du constat de notre incapacité à intervenir collectivement dans les Balkans sans les États-Unis. Ceux-ci étaient assez mécontents de devoir intervenir dans les Balkans, considérant que les Européens devaient être en mesure d’intervenir sans leur concours dans ce qui leur apparaissait comme le « jardin » des Européens. La défense européenne a donc vu le jour avec l’objectif de fournir à l’Union européenne une capacité d’action autonome, comme l’indiquent les conclusions du Conseil européen de Cologne, qui lança la défense européenne. Le concept d’autonomie stratégique tant décrié aujourd’hui existait donc dès l’origine de la défense européenne. Tony Blair soutenait alors ce principe, afin de répondre au mécontentement américain. La défense européenne est ainsi née d’un double constat : celui de l’impuissance et celui de la dépendance.

Vingt ans plus tard sont survenues la guerre en Ukraine et, de façon encore plus emblématique, la chute de Kaboul. Dans les deux cas, les Européens demeurent incapables d’agir sans les Américains. C’est évident s’agissant d’un théâtre de guerre de haute intensité comme l’Ukraine. Dans le cas de Kaboul, les Européens n’ont pas été en mesure de sécuriser l’aéroport durant quelques semaines supplémentaires et ont demandé aux Américains de ne pas mettre à exécution le départ précipité qu’ils avaient décidé. Comme Camille l’a souligné, le conflit en Ukraine constitue, pour les Américains, un théâtre secondaire : c’est la Chine qui retient toute leur attention. On peut donc s’attendre à ce qu’ils demandent aux Européens de faire un peu plus pour assurer la sécurité du continent face aux initiatives russes.

Nous nous trouvons donc, au plan opérationnel, dans une situation tout à fait identique à celle de 1999. Nous dépendons des Américains et ceux-ci souhaiteraient que nous soyons en mesure de faire davantage, tout en restant hostiles à la notion d’autonomie stratégique. C’est dans le cadre de l’OTAN qu’ils voudraient nous voir nous investir davantage et non hors de l’Alliance atlantique.

Du point de vue de la politique industrielle de défense, en revanche, le verre peut être vu comme à moitié plein. Cette politique a en effet vu le jour à travers le Fonds européen de la défense, qui a consacré des montants significatifs, au titre du budget communautaire, pour soutenir la recherche et le développement via des projets collaboratifs industriels. C’est un tournant dans le processus d’intégration européenne. L’Union européenne devient un acteur industriel du secteur de la défense et de nouveaux programmes devraient être adoptés, non sans difficultés ni d’âpres disputes entre les États membres, notamment la France et la Pologne. Ces développements capacitaires doivent notamment être soutenus par l’European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act (EDIRPA), en vue d’acquisitions conjointes, et par le prochain programme d’investissement dans l’Europe de la défense (EDIP), dans le cadre duquel l’Union européenne entend soutenir la production industrielle de défense. La Commission européenne devient ainsi un acteur de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). S’ajoute à cela la facilité européenne pour la paix (FEP), à travers laquelle l’Union européenne peut financer des transferts d’armes au profit de pays tiers. Ce sont ces pays qui décident où sont envoyées les armes mais l’Union européenne peut financer ces transferts.

L’Union européenne tend ainsi à devenir un financeur ou un « sponsor » de la défense européenne, non un acteur de celle-ci. Elle interviendra à terme dans tous les cycles de l’armement, de la recherche aux niveaux de maturité technologique les plus bas jusqu’au financement du transfert d’armes, en passant par le développement et la production. Il n’est pas exclu de voir progressivement se développer, à Bruxelles, une véritable capacité de programmation militaire, à l’image de celle qui existe en France. Plusieurs outils – financés sur fonds communautaires – ont d’ores et déjà vu le jour en ce sens.

C’est dans ce contexte que doit être évalué le projet de loi de programmation militaire française, qui me semble présenter encore les marques d’un logiciel du passé.

Au regard des ambitions qui sont celles de la France, trois options se dessinent. Si la France veut être en mesure de conserver l’ensemble du spectre des capacités, elle n’a d’autres choix que d’élever significativement le niveau de ses dépenses militaires. Ce ne sera pas possible avec le taux d’effort que traduit ce projet de LPM. Une alternative consisterait pour la France à s’investir davantage au sein de l’OTAN mais ce choix aurait un prix, celui d’une certaine dépendance vis-à-vis des États-Unis.

Il reste la stratégie de renforcement des coopérations européennes, voire d’intégration européenne, afin de continuer à disposer de l’ensemble du spectre de capacités, à 360 degrés. Cependant, se focalisant sur ce que doit faire la France, le projet de loi de programmation militaire consacre moins d’une page à la partie dédiée aux coopérations avec ses partenaires, en particulier au sein de l’Union européenne, donnant l’impression d’un décalage entre les discours et les documents stratégiques produits par la France : si Emmanuel Macron souligne régulièrement la nécessité de développer une Europe de la défense et l’autonomie stratégique du continent, les actes législatifs traduisant cette orientation ne vont pas aussi loin. Maintenant que l’Union européenne devient un soutien financier de l’Europe de la défense, la LPM française pourrait notamment affirmer davantage la volonté de déployer une stratégie de coopération industrielle avec l’Europe.

Le projet de loi de programmation militaire paraît finalement traduire la volonté de se doter d’une armée « bonsaï », aux capacités très pointues, sans être en mesure d’offrir une massification évoquée dans les discours pour faire face aux conflits de haute intensité. La France doit renforcer sa dissuasion, plus que jamais indispensable. Elle s’est engagée, principalement aux côtés de l’Allemagne, dans le développement du système de combat aérien du futur (SCAF), qui sera très coûteux. Elle entend également développer un porte-avions nucléaire doté de catapultes, ce qui sera tout aussi coûteux. Elle veut devenir une puissance spatiale, dans le secteur du cyber et souhaite massifier ses équipements pour faire face aux défis de la guerre de haute intensité. Un tel budget ne peut suffire à réaliser toutes ces ambitions. Soit la France investit dans les coopérations européennes – ce que ne traduit pas réellement ce projet de loi de programmation militaire –, soit elle doit revoir ses ambitions à la baisse.

À l’évidence, l’Europe a toujours besoin de l’OTAN pour sa sécurité. Pour autant, la France – toujours soucieuse de conserver une part d’autonomie – ne souhaite pas n’investir que dans l’Alliance atlantique. Nous devons cependant nous rendre compte que Joe Biden est probablement le dernier président de l’histoire des États-Unis ayant un fort penchant transatlantique. La population des États-Unis est de moins en moins d’origine européenne et de moins en moins tournée vers l’Europe. Qu’il s’agisse de Donald Trump, d’un nouveau personnage du même genre ou d’un nouveau président démocrate, le lien transatlantique va perdre de sa force.

La France pourrait aussi faire le choix de développer des coopérations bilatérales ou, selon le nouveau terme consacré, « mini-latérales », un peu selon le principe des accords de Lancaster House signés sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Je ne crois guère à cette stratégie : pour renforcer ses coopérations bilatérales et mini-latérales hors de l’Union européenne, la France n’aura d’autre choix que de se tourner vers le Royaume-Uni. Celui-ci paraît même appelé à devenir le pays le plus proche de la France du point de vue de sa stratégie de défense. Ce ne serait pas une évolution souhaitable pour l’Europe, ni pour la France car le Royaume-Uni ne sera jamais le meilleur ami de la France : les Britanniques privilégieront toujours leur alliance avec les États-Unis et, plus généralement, avec « l’anglosphère ». La France se trouverait ainsi dans une position asymétrique vis-à-vis des États-Unis.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. On peut penser à la Pologne.

M. Federico Santopinto. La Pologne est effectivement en train de monter en puissance. Il faut voir jusqu’où ira ce mouvement. Elle dépense énormément et devient un pays de premier plan. Je ne suis pas certain qu’elle conserve dans la durée une orientation favorable à la France. Sa culture stratégique sera toujours différente de celle de la France. Rappelons aussi qu’il s’agit d’un pays de 40 millions d’habitants, dont le PIB n’est pas tout à fait du même ordre que celui du Royaume-Uni.

Quant à l’intégration européenne et aux coopérations susceptibles de voir le jour au sein de l’Union européenne, outre la complexité de ces coopérations, une telle orientation ne se perçoit pas dans ce projet de loi de programmation militaire. Il me semble néanmoins que la France n’a pas réellement le choix : si le Royaume-Uni dispose, avec les États-Unis, d’une alternative, la France n’a pas cette option. Quoi qu’il en soit, une défense européenne ne se fera pas à vingt-sept. C’est la raison pour laquelle il me semble indispensable de réfléchir à la possibilité de développement d’une coopération parallèle à celle de l’Union européenne, qui ne soit pas détachée de celle-ci mais qui permette aux pays les plus volontaires d’aller de l’avant dans leur coopération, à l’image de ce que devait permettre la coopération structurée permanente. Celle-ci n’avait finalement pas vu le jour, l’Union européenne ayant préféré se diriger vers une coopération permanente inclusive, de façon parfaitement contradictoire avec les ambitions initiales de la coopération structurée permanente.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je vous remercie pour ces deux exposés, qui étaient extrêmement éclairants.

M. Philippe Guillemard (RE). La guerre qui fait rage en Ukraine a provoqué un sursaut pour la défense européenne. En témoigne l’augmentation des budgets militaires européens que vous avez rappelée. Pour répondre à l’agression russe, l’Ukraine a pu compter sur le soutien de la France et de ses partenaires occidentaux, notamment à travers l’OTAN. Désormais rétablie de sa « mort cérébrale », l’Alliance atlantique a pu réaffirmer sa vocation – assurer la défense collective de ses membres –, notamment en renforçant ses groupements tactiques sur le flanc oriental et en assurant la formation des troupes ukrainiennes à l’utilisation des équipements mis à leur disposition.

L’élargissement récent de l’Alliance à la Finlande – et peut-être bientôt à la Suède –, ainsi que ses nouvelles ambitions, confirmées dans le concept stratégique de 2022, forment, me semble-t-il, la promesse d’un rôle majeur de l’OTAN dans la défense de l’Europe. Toutefois, la guerre en Ukraine semble avoir permis à l’Union européenne de s’affirmer davantage en tant qu’acteur à part entière d’une Europe de la défense qui serait à même d’assurer la sécurité de son territoire.

En ce sens, les jalons d’une architecture européenne de défense semblent avoir déjà été posés. Le Fonds européen de la défense, la dotation budgétaire de la Facilité européenne pour la paix et les achats communs par l’intermédiaire de l’Agence européenne de défense témoignent a minima de la volonté des États membres d’approfondir la défense européenne.

Prenant acte de la volonté commune de rétablir la paix sur le continent européen, exprimée à travers la déclaration conjointe du 10 janvier 2023, dans quelle mesure les ambitions européennes, en matière de défense, pourraient-elles s’articuler concrètement avec l’engagement continental renouvelé de l’OTAN ? À l’aune des réalignements géopolitiques présents et à venir de nos partenaires au sein de l’OTAN, quelles perspectives vous semblent souhaitables pour dessiner à terme le projet d’autonomie stratégique de la défense européenne ?

M. Camille Grand. Nous nous trouvons dans un moment très intéressant. C’était l’argument d’un article que j’ai signé et qui est paru dans Le Monde, à l’occasion de l’anniversaire de l’agression russe contre l’Ukraine. L’OTAN affirme un retour à ses fondamentaux : la défense collective et la planification de la défense territoriale de l’Europe. Les alliés y sont extrêmement attachés. Vingt-huit de nos trente et un alliés au sein de l’OTAN font désormais de l’Alliance atlantique la matrice de leur politique de défense, les exceptions étant les États-Unis, la Turquie et la France, pour des raisons propres à chacun de ces pays. Dès lors, plusieurs options se présentent.

La première, qui ne me paraît guère satisfaisante, serait celle d’une répartition des tâches. Un sénateur américain disait, au moment des grandes crises, « nous faisons la cuisine et vous faites la vaisselle », ce qui était un propos peu charitable. Nous ne devons pas nous laisser enfermer dans une répartition des tâches selon laquelle l’Union européenne reconstruirait l’Ukraine pendant que l’OTAN assure la défense de l’Europe. Il faut reconnaître – comme le font les textes européens sans trop de difficultés – la centralité de l’Alliance atlantique dans la fonction de défense collective tout en prenant acte du fait que l’Union européenne a, depuis le 22 février 2022, franchi toute une série d’étapes intéressantes et nouvelles. C’est l’Union européenne qui forme aujourd'hui des milliers de soldats de l’armée ukrainienne en Pologne, et non l’OTAN. L’Union européenne a mis en place un mécanisme de cofinancement, pour aller vite, des donations d’équipement aux Ukrainiens ; l’OTAN n’organise pas la livraison d’équipements létaux à l’Ukraine.

Nous devrions à mon avis assister à un double mouvement. D’une part se dessine une forme d’« européanisation » de l’OTAN, c’est-à-dire une augmentation du poids des Européens au sein de l’Alliance atlantique. À l’occasion de la guerre en Ukraine, la présence militaire américaine en Europe est passée d’environ 70 000 hommes à près de 100 000 hommes. C’est moins d’un tiers de ce qu’elle représentait durant la guerre froide et il n’y a pas d’intention particulière de revenir au niveau d’alors. Il existe donc une attente de prise de responsabilités et c’est là que les outils de l’Union européenne peuvent jouer un rôle complémentaire. Encore faut-il bien articuler les deux organisations. Ce fut rarement le cas jusqu’à présent, au vu de mon expérience à Bruxelles, tant comme observateur que comme acteur de ces débats : les deux organisations sont souvent restées chacune dans leur bulle.

M. Federico Santopinto. Je partage cette analyse : la relation entre l’Union européenne et l’OTAN constitue l’élément clé. Lorsque la défense européenne a été lancée, il était question du « pilier européen de l’OTAN ». Ce concept est passé de mode. Le plus grand défi me semble de rendre compatibles les notions d’autonomie stratégique et de « pilier européen de l’OTAN ». Durant de nombreuses années, j’ai essayé d’expliquer à des collègues ou à des diplomates de divers pays – Pologne, Allemagne, etc. –, à Bruxelles, que l’idée d’autonomie stratégique et d’une défense européenne n’était pas incompatible avec l’Alliance atlantique et qu’elle aurait même pour effet de renforcer celle-ci. Faire passer ce message n’est pas simple car plusieurs États européens perçoivent la notion d’autonomie stratégique comme une alternative à l’OTAN. Si cette vision prédomine, la défense européenne n’aura aucune chance d’aboutir.

Le premier ministre polonais vient d’arriver à Washington. Il a critiqué les propos récents du président français sur la notion d’autonomie stratégique, plaidant plutôt pour un « partenariat stratégique » avec les États-Unis. Ces deux concepts ne doivent pas être antagonistes. L’autonomie stratégique et le partenariat stratégique doivent pouvoir coexister, faute de quoi il n’y aura pas de défense européenne. S’il n’existe qu’un partenariat stratégique sans une forme d’autonomie au sein de l’Union européenne, nous assisterons à une vassalisation de l’Europe.

M. Thibaut François (RN). En avril 2020 s’est déroulée l’opération Defender Europe 2020, qui fut le plus gros déploiement de soldats en Europe depuis près de vingt-cinq ans, rassemblant près de 40 000 soldats de l’OTAN, dont 11 000 soldats américains. Du 25 avril au 25 mai 2022, l’exercice Swift Response 2022 s’est tenu en Macédoine du Nord, avec pour objectif de favoriser la coopération entre les armées française, britannique, américaine, de Macédoine, albanaise et monténégrine ; il a été marqué par l’engagement de plus de 4 000 militaires de ces sept nations partenaires. Du 14 mars au 1er avril 2022, l’exercice Cold Response 2022 a eu lieu en Norvège, mobilisant vingt-sept nations alliées de l’OTAN et près de 30 000 militaires afin de développer l’interopérabilité dans le cadre exigeant du grand froid polaire. Enfin, en novembre 2022 s’est déroulé aux Pays-Bas l’exercice Falcon Autumn, piloté par la brigade aéromobile néerlandaise, rejointe pour l’occasion par les unités allemandes, polonaises et américaines. Les Américains et l’OTAN sont là, présents, de façon récurrente lorsque des exercices militaires ont lieu sur notre continent. S’il n’est pas question de remettre en cause la coopération entre nos alliés, à l’heure où la guerre est revenue sur notre continent, des questions légitimes peuvent se faire jour alors qu’Emmanuel Macron parlait lui-même, il y a peu, d’autonomie stratégique de l’Union européenne et même de « boussole stratégique ».

Monsieur Santopinto, vous disiez, dans une interview à la radio-télévision belge de la communauté française (RTBF), en décembre 2019 : « on pourrait considérer que plus l’Alliance est en crise et plus la défense européenne devrait se constituer ». De quelle manière, Messieurs, analysez-vous la coopération de la défense européenne avec l’OTAN et comment pourrait-elle entrer en contradiction avec le principe d’autonomie stratégique des États membres de l’Union européenne ?

M. Federico Santopinto. Comme je l’ai souligné, le défi, à mes yeux, est de constituer un pilier européen de l’OTAN et de rendre compatibles et complémentaires les notions d’autonomie stratégique et de pilier européen de l’OTAN. Si nous n’y parvenons pas, rien ne changera et l’Europe restera dépendante des Américains, alors même que la nature de la relation transatlantique est appelée à changer car Joe Biden est certainement le dernier président américain ayant une telle inclination vers l’Europe.

Il faut donc éviter d’opposer aux États-Unis la construction de la défense européenne et la notion d’autonomie stratégique car une telle attitude suscite un sentiment de rejet, non seulement de la part de nos amis d’Europe centrale et orientale mais aussi de la part des Italiens et des Allemands. Les mots employés prennent une grande importance, dans ce contexte, car le sujet est complexe. Il y a de nombreux malentendus mais ce sont des malentendus. Je suis convaincu que les Polonais ont intérêt à développer une politique d’autonomie stratégique au sein de l’Union européenne ou au sein de l’Europe car les États-Unis ne seront pas toujours là. Je pense qu’ils en ont conscience.

M. Camille Grand. Je crois qu’il était important de citer ces exercices car la capacité à s’entraîner ensemble et à garantir l’interopérabilité, entre les alliés et parmi les pays européens, est essentielle. Je me félicite donc de la multiplication de ce type d’exercices « grandeur nature ». Il est important que la France y prenne toute sa part : c’est à la fois un signal politique et un terrain de démonstration de nos savoir-faire. L’élargissement de certains de nos extérieurs à nos partenaires européens ou à l’OTAN présente aussi un intérêt en soi. Nous l’avons vu récemment à travers l’exercice Orion par exemple.

Pour avoir expérimenté de l’intérieur l’articulation entre l’OTAN et l’Europe, je ne crois pas qu’il y ait une contradiction absolue entre la thématique de l’autonomie stratégique ou de souveraineté européenne et l’appartenance à l’Alliance atlantique. Il faut cependant penser cette articulation, ce qui ne va pas de soi. D’abord parce que les définitions de l’autonomie stratégique varient suivant les domaines considérés, les moments et la façon dont on en parle. Cette notion ne prend pas le même sens suivant qu’on parle de la production de vaccins, de microprocesseurs ou qu’on affirme la volonté de prendre en charge seuls la défense de l’Europe. Il est donc important de formuler nos ambitions de manière claire.

Je crois profondément que l’affirmation d’une souveraineté européenne et d’une Europe plus forte, plus active, peut être exprimée à l’OTAN dès lors que nous sommes clairs du point de vue de notre appartenance à l’Alliance atlantique. Telle est la tension qu’il faut parvenir à rendre palpable. Cela me semble être le choix traditionnel de la France, qui a toujours constitué un allié fiable de l’OTAN lors des grandes crises depuis 1949. La réaffirmation de ce message sera de nature à entraîner nos partenaires européens et à les rassurer, alors qu’ils ont parfois la crainte que notre discours prenne le tour d’une prophétie auto-réalisatrice en poussant les Américains hors d’Europe, ce que la grande majorité d’entre eux redoute très fortement. Nous devons donc travailler à la fois le discours politique et la posture militaire, afin que ces deux dimensions soient bien articulées.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. J’aurais tendance à dire qu’on voit assez bien ce qu’il ne faut pas faire, moins bien ce qu’il faut faire. Nous en reparlerons.

M. Michel Herbillon (LR). Je ne dissimulerai pas ma grande perplexité, après vous avoir entendus l’un et l’autre. Vous avez évoqué, Monsieur Grand, à propos de ce projet de loi de programmation militaire, la consolidation d’un modèle existant plutôt que sa transformation. Monsieur Santopinto a estimé quant à lui que le projet de loi de programmation militaire semblait élaboré par un logiciel du passé. Cette future LPM répond-elle ou non aux défis d’aujourd’hui et de demain, alors que le contexte dans lequel elle s’inscrit a considérablement évolué par rapport à celui qui servait de cadre aux précédentes lois de programmation militaire – retour de la guerre en Europe, présence de conflits de haute intensité, etc. ?

Le débat entre l’autonomie stratégique européenne et l’appartenance à l’OTAN prend une acuité croissante et les nuances sémantiques – partenariat stratégique, autonomie stratégique, etc. – que vous avez rappelées ne peuvent suffire à occulter le fait qu’il n’est toujours pas tranché. La Pologne, les pays de l’Est et l’Allemagne, notamment, n’ont pas forcément les mêmes vues que la France sur ces enjeux et la guerre en Ukraine a mis en relief ces divergences. Enfin, hors d’Europe, nous assistons à l’accroissement considérable de l’effort de défense de la Chine alors même que la région indopacifique devient le principal terrain de confrontation entre les États-Unis et la Chine.

Par ailleurs, le zeitenwende évoqué par Olaf Scholz vous paraît-il, au-delà du discours, se traduire par une réalité concrète et, si oui, laquelle ?

M. Camille Grand. Une loi de programmation militaire est toujours l’aboutissement d’un exercice délicat d’arbitrage, que les budgets soient en hausse – ce qui est le cas pour la future LPM 2024-2030 – ou qu’ils soient très fortement contraints, ce qui a davantage été le cas par le passé. Elle traduit toujours une tension entre des éléments extrêmement importants mais peu visibles – maintien en condition opérationnelle, exercices, munitions, etc. – et l’affirmation d’une nouvelle ambition. Il est arrivé, par le passé, que des lois de programmation militaire affichent des objectifs d’équipement sans que le maintien en condition opérationnelle et les munitions ne soient à la hauteur des ambitions fixées. Le projet de LPM est une future loi de consolidation après la loi de programmation actuelle, qui faisait suite à une dizaine d’années d’affaissement de notre effort de défense. On parlait alors des « dividendes de la paix ». Cet affaissement était moins marqué que dans d’autres pays européens mais il était réel. Cette logique de consolidation a du sens car il faut rebâtir des disponibilités opérationnelles et des capacités qui, dans de nombreux domaines, ont été un peu entamées.

À la différence d’autres pays, la France n’affirme pas un changement de modèle d’armées. Elle n’annonce pas la création de brigades blindées supplémentaires, ni l’augmentation significative de nos forces aériennes de combat ou de notre marine de surface. De telles plates-formes coûtent cher et le choix a manifestement été fait de consolider l’existant, en définissant quelques priorités assez bien identifiées : dissuasion, renseignement, cyber, etc.

Dans un monde affranchi de toute contrainte budgétaire, j’aurais aimé que cet effort consacré aux moyens conventionnels soit plus fortement accru. Nous avons vu que « les chiffres comptaient », d’une certaine façon, et que nous ne pouvions, dans le contexte actuel, compter seulement sur le professionnalisme de nos forces armées et sur notre capacité à déployer quelques milliers d’hommes à quelques milliers de kilomètres pour faire face à des conflits complexes tels que celui du Mali. Nous sommes confrontés, de ce point de vue, à un niveau d’exigence supplémentaire et je n’en vois pas le reflet dans les chiffres de la programmation, en termes de volume d’équipements ou de forces.

Sommes-nous en train de préparer cette évolution pour l’avenir en investissant dans le SCAF et dans le char de nouvelle génération, auquel cas la prochaine loi de programmation militaire serait celle qui concrétiserait cette transformation ? Il me semble en tout cas important de rappeler que nous devons toujours préparer la guerre de demain et non celle d’hier. Je ne suis pas du tout en train de recommander que l’armée française devienne l’armée ukrainienne et dispose de 2 000 canons d’artillerie, au lieu des 107 canons Caesar qui sont prévus, ni qu’elle devienne une armée de blindés, comme entend le devenir l’armée polonaise. Nous avons des responsabilités plus vastes et des territoires d’outremer dont il faut tenir compte. Il faut donc trouver le bon point d’équilibre et un effort supplémentaire pourrait être fait, à mon avis, de ce point de vue. Comme l’a souligné Federico, la dimension européenne d’un certain nombre de programmes n’est pas manifeste, en dehors de programmes déjà connus.

La transformation de l’Allemagne s’avère encore plus difficile que la nôtre. Le ministre allemand de la défense a annoncé que la Bundeswehr retrouverait un niveau de disponibilité acceptable en 2035. C’est dire à quel point elle avait perdu une partie de ses capacités. Nous n’avons pas ce problème mais nous devrons accomplir une transformation bien plus ample que celle qui a été réalisée jusqu’à présent. Je ne suis guère inquiet à l’idée d’une Allemagne qui dépense plus que nous pour son effort de défense demain. Ce serait le cas si tous les États européens y consacraient 2 % de leur PIB, compte tenu des écarts de produit intérieur brut. J’espère que ces budgets seront alloués à des programmes structurants qui apporteront de la sécurité à l’Europe.

M. Federico Santopinto. J’aurai une position plus tranchée : à mes yeux, cette future loi de programmation militaire ne répond pas aux défis de demain car elle ne fait pas de choix clair parmi les trois options qui me semblent exister à cet effet : révision à la baisse des ambitions, augmentation significative du budget de défense ou choix résolu en faveur des coopérations. La France préserve ainsi une armée excellente mais « bonsaï » et j’ai l’impression qu’elle sera, en 2030, dans la même situation qu’en 1999 et en 2022.

M. Frédéric Zgainski (DEM). C’est une constante depuis 2017 : la France défend le concept d’autonomie stratégique de l’Europe. Si le groupe Démocrate que je représente soutient cette volonté d’autonomie, j’aimerais que vous nous éclairiez sur les objectifs affichés de cette future LPM, à savoir les nouveaux espaces de conflictualité – espace, cyber, fonds marins, guerre informationnelle – mais aussi la zone indopacifique, à travers le renforcement de notre présence dans nos territoires d’outremer. Le message envoyé à nos partenaires européens, notamment à l’Est du continent, semble assez différent de leurs propres options, qu’incarne assez bien un pays comme la Pologne. Celle-ci opère une montée en puissance de son armée, tant en termes de capacités humaines que d’équipement ou d’armement. La France n’est certes pas en première ligne d’une menace éventuelle qui viendrait de l’Est mais les choix stratégiques que nous faisons sont-ils audibles par nos alliés ? Sont-ils complémentaires ? Pouvons-nous réellement espérer renforcer la coopération et l’autonomie stratégique si nous ne regardons pas vers le même objectif, étant entendu que la France est le seul pays de l’Union européenne à avoir des intérêts en région indopacifique ?

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je signale que vos premières questions seront abordées lors de l’audition de MM. Gros et Péria-Peigné, qui suivra celle-ci. La région indopacifique, elle, faisait plutôt l’objet de l’audition précédente, celle de MM. Lafont-Rapnouil et Tenenbaum.

M. Camille Grand. Il existe effectivement une spécificité française du fait de notre présence en zone indopacifique et une difficulté à faire prendre la mesure à nos partenaires européens de l’importance de ce théâtre potentiel de crise. Quelques pays en Europe le comprennent, parfois du fait de leur passé colonial. C’est le cas des Pays-Bas et du Royaume-Uni, hors de l’Union européenne. On peut le dire aussi, dans une moindre mesure, de l’Allemagne, qui a commencé à montrer son drapeau. Convaincre les uns et les autres de prendre ce sujet au sérieux reste un combat, d’autant plus que le fait d’avoir des territoires et une population importante, outremer, ainsi que des intérêts reconnus, s’avère assez dimensionnant, notamment pour nos forces navales.

Le projet de loi de programmation militaire insiste à juste titre sur les nouveaux espaces de conflictualité, qui forment un peu le non-dit de la guerre en Ukraine. Les moyens spatiaux et cyber ont été utilisés à une échelle considérable. Nous avons l’impression d’une guerre du XXe siècle. L’Ukraine n’aurait pourtant pas tenu sans les renseignements fournis par les moyens spatiaux, qu’ils soient civils ou militaires. Reconnaître – ce que fait déjà l’OTAN – l’espace et le cyber comme de nouveaux champs de conflictualité est fondamental. Il faut bien sûr penser ces espaces de façon appropriée. C’est un effort peu visible mais tout à fait nécessaire. La coopération européenne, en particulier pour l’espace, a tout son sens en ceci qu’elle permettra de disposer d’un effet de levier. Nous ne pourrions, seuls, être un acteur spatial de premier rang mais l’Union européenne a déjà ce rang, avec Galileo et d’autres projets d’envergure.

M. Federico Santopinto. Vous avez demandé si les choix stratégiques de la France étaient audibles en Europe. Ce n’est pas le cas. Il existe beaucoup de méfiance en Europe vis-à-vis de la France, à laquelle on prête des volontés d’hégémonie, voire d’extension de ses frontières sur le continent, dans une vision un peu napoléonienne. Ce ressenti est très présent et appelle un travail diplomatique.

Je partage pleinement l’analyse de Camille concernant les nouveaux espaces de conflictualité.

Vous notiez, Monsieur le président, que l’on voyait mieux ce qu’il ne fallait pas faire que ce qu’il fallait faire. Je crois que les lois de programmation nationales amorcent une stratégie qui favorise une programmation de long terme au niveau de l’Union européenne. De nombreux outils existent au niveau communautaire mais ne sont pas coordonnés entre eux. Il faut les articuler dans une stratégie cohérente et de long terme. Cela suppose que les lois de programmation militaire fassent l’objet d’un partage, après leur élaboration, afin d’assurer leur cohérence et leur complémentarité à l’échelle de l’Union.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. La région indopacifique constitue le sujet à propos duquel la France affirme avec le plus de force sa différence. Or c’est aussi l’enjeu pour lequel la coopération est la plus nécessaire car, seuls, nous n’y représentons pas grand-chose. Cela me semble être le nœud de la tension entre les deux approches françaises.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Messieurs, vous m’avez conforté dans la conviction que les communistes avaient raison et qu’il fallait dissoudre l’OTAN. Vos exposés, complémentaires et à quelques rares égards contradictoires, nous montrent que si nous n’avions pas été sous l’assistance permanente des États-Unis, nous aurions cherché et trouvé le chemin de la complémentarité et d’une organisation à l’échelle européenne. Tant que nous serons sous cette perfusion américaine, nous ne trouverons pas ce chemin. Il faut cependant reconnaître que les Américains sont surprenants. Vous l’avez dit à demi-mot. Si l’Europe s’industrialise et fait le choix politique de s’armer par ses propres moyens et ses propres entreprises, les États-Unis auront beaucoup moins d’intérêt à contrôler ou même à faire partie de l’OTAN car celle-ci présente l’intérêt de faciliter la vente d’équipements. Si les États-Unis se tournent vers la Chine, considérant qu’il incombe aux Européens de s’occuper de la sécurité européenne et de leur défense, ce qui est assez logique, il nous appartiendra d’y travailler.

Nous devons coopérer et rechercher une complémentarité des budgets militaires européens. Plusieurs « bonsaïs » ne font pas un « grand chêne », pour reprendre votre image. Nous devons bâtir ce chêne robuste, par des complémentarités et donc faire des choix. Nous en avons déjà fait un, fort coûteux : la dissuasion. Cette logique me paraît totalement « hors sol » au regard des enjeux de notre monde. Pensons par exemple à la question climatique. L’argent devrait être utilisé autrement, comme je l’ai souvent souligné au sein de cette commission.

Si nous prétendons bâtir une défense européenne, je crois que vous auriez dû commencer par souligner que cela supposait d’abord l’existence d’une réelle diplomatie européenne car la défense est, en principe, au service d’une diplomatie. Or l’Europe se distingue par la diversité des prises de position des uns et des autres. Vous avez vous-mêmes rappelé les critiques parfois formulées à l’endroit du président de la République du fait de ses prises de position. La notion de défense de l’Europe, choisie comme titre pour cette table ronde, me plaît bien. Plutôt que d’imaginer une défense européenne, chaque nation européenne devrait s’atteler à créer une défense de l’Europe commune.

M. Federico Santopinto. Je suis d’accord avec vous sur un point. Demander la dissolution de l’OTAN constitue une opinion politique absolument légitime. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée mais je ne la commenterai pas davantage. Je rappellerai simplement que l’OTAN ne se réduit pas à une alliance militaire : nous partageons avec les États-Unis un socle démocratique et l’OTAN contribue à l’existence d’un lien transatlantique très important.

Je partage votre analyse, en revanche, lorsque vous estimez que nous ne pouvons avoir une défense européenne sans une diplomatie commune. Bruxelles est une ville où les tabous sont nombreux, ce qui conduit à utiliser des termes parfois équivoques pour éviter d’en employer d’autres qui font peur. Lorsqu’on parle de défense européenne, il est nécessairement question, en réalité, de l’intégration politique européenne. Cette perspective fait peur, dès lors qu’elle amoindrirait les souverainetés nationales. On ne peut, à l’évidence, disposer de capacités militaires communes si nous n’avons pas des capacités politiques communes. La notion d’autonomie stratégique, soutenue par la France, revient même à parler d’unité politique : on ne peut avoir une autonomie stratégique européenne sans une politique étrangère commune. Pourtant, à Bruxelles, le débat sur la défense européenne est complètement déconnecté de celui sur l’intégration politique. Cela me semble un problème.

M. Camille Grand. Nous ne pourrions dissoudre l’OTAN seuls, même si nous le souhaitions. Tous nos alliés, sans aucune exception, y compris ceux qui ne font pas partie de l’OTAN, souhaitent le maintien de cette alliance. Il existe de ce point de vue un décalage entre une certaine vision stratégique française qui a toujours eu des relations compliquées avec cette alliance et le point de vue de tous nos partenaires. La conversation sera difficile à mener si nous y entrons par cette position très critique sur l’OTAN.

Dans un monde de compétition stratégique tel que nous l’avons décrit, disposer d’alliés est assez précieux. C’est l’un des soucis actuels de M. Poutine, comme de M. Xi. La Chine et la Russie ont parfois des amis ou des obligés, très peu d’alliés. C’est une différence qui fait la force des démocraties occidentales. L’OTAN est l’une de ces alliances, dont il existe d’autres modèles. En région indopacifique, cette alliance ne prend pas la forme d’une grande alliance militaire. Même les États-Unis, aujourd’hui, reconnaissent qu’ils ont besoin d’alliés. Cela illustre bien la complexité de notre environnement.

Nous pouvons toujours sortir de l’OTAN seuls. Nous avons fait la moitié de ce pas en 1966, en nous retirant des structures militaires intégrées. J’aime citer Marx, à cet égard : « La première fois, on fait l’histoire. La deuxième fois, c’est une farce ». J’ai donc quelques réserves face à cette proposition. Nous sommes à un moment où l’OTAN apparaît à nos partenaires comme le cœur de leur politique de défense et de sécurité, pour de bonnes raisons : nous sommes dans un environnement de sécurité dégradé. Cette sortie éventuelle ne me paraît donc pas être le cœur de la conversation.

Dans ce contexte, la dissuasion constitue notre assurance-vie. Sans la dissuasion, toute cette discussion sur l’autonomie stratégique et sur l’Europe n’a guère de sens profond. Je me trouvais la semaine dernière en Pologne, où nos partenaires sont très sensibles à cette question de la dissuasion car ils savent que si la situation devenait difficile, les puissances nucléaires en Europe – France et Royaume-Uni – joueraient un rôle extrêmement important pour leur sécurité.

M. Kévin Pfeffer. Vous avez brièvement exposé, Messieurs, les enjeux de la coopération industrielle en Europe dans le domaine militaire. La plupart de ces coopérations sont ralenties, voire au point mort. Plusieurs exemples récents et malheureux ont également montré que les pays européens ne privilégiaient même pas les achats de matériels auprès d’autres États européens, préférant s’approvisionner à l’extérieur, notamment aux États-Unis. Tout projet de défense européenne ne devrait-il pas débuter par une coopération, si ce n’est en matière de recherche et de fabrication, du moins en matière de commandes de matériels entre pays de l’Union européenne ? Cet objectif ne devrait-il pas être placé au centre de toutes nos négociations en Europe et figurer dans toutes les LPM des États membres ?

M. Federico Santopinto. L’Union européenne travaille à des projets d’acquisitions conjointes, ce qui est un exercice très difficile. Il est vrai que de nombreux pays continuent d’être tournés vers les États-Unis ou la Corée du Sud. C’est aussi une question de disponibilité. Je crois, à l’inverse, qu’il faut œuvrer dans une optique de long terme et rechercher le développement de capacités à travers le Fonds européen de la défense, qui finance la recherche et le développement. Ce Fonds est l’initiative la plus judicieuse et la plus sérieuse que l’Union européenne ait jamais lancée en matière de défense. J’ai même parfois l’impression que c’est la seule. Il donnera des résultats à très long terme mais l’Union européenne fonctionne ainsi. Lorsqu’elle doit intervenir dans des politiques structurelles de long terme, elle se montre très efficace. Lorsque nous développerons ensemble des capacités européennes, il sera plus facile de les acheter.

J’émettrai un avis plus nuancé sur les coopérations. Celles-ci se heurtent parfois à des obstacles mais elles ont aussi engrangé de vrais succès, que l’on tend à oublier. La plus grande réussite, en termes de coopération industrielle, est le système de localisation satellitaire Galileo. Présenté comme civil, il a en fait été lancé en ne pensant qu’à sa dimension militaire, ce qui ne pouvait être dit à l’époque. Le dispositif a été financé sur fonds communautaires et s’avère être aujourd’hui l’un des systèmes de géolocalisation les plus efficaces au monde, avec le BeiDou chinois et Glonass.

M. Camille Grand. Effectivement, il n’y a pas de réflexe européen ni d’achats européens dans la plupart de nos pays en Europe. Il peut exister un réflexe d’achat national pour les pays dotés d’une industrie nationale et un réflexe d’achat américain chez certains de nos partenaires car cela revient, pour eux, à acheter de la sécurité. Pour de nombreux pays qui ne disposent pas d’une industrie de défense importante, acheter des équipements américains, français, britanniques ou allemands est du même ordre : ils achètent à l’extérieur et recherchent le produit disponible immédiatement, qui procure des avantages politiques et militaires le plus rapidement.

Ce que fait l’Union européenne en ce moment me paraît de nature à faire évoluer ce réflexe, en créant des incitations à l’achat collectif. Elle le fait en finançant la recherche et développement de certaines capacités ou en prenant en charge 15 % des dépenses d’achat. Nous critiquons souvent nos partenaires européens au motif qu’ils n’achèteraient pas suffisamment en Europe – ce qui signifie souvent acheter français – mais nous-mêmes achetons peu d’équipements « sur étagères » à nos voisins européens. À cet égard, l’idée du Main Ground Combat System (MGCS) – c’est-à-dire le futur char franco-allemand – me paraît intéressante : peut-être pour la première fois depuis que les chars existent, la France décide de ne pas se lancer dans la conception d’un char national, préférant le faire d’emblée avec nos partenaires allemands pour aboutir à un produit franco-allemand ; il faut espérer que ce projet ira à son terme. Nous vivons en tout cas, de ce point de vue, une période de transition.

Un message est aussi adressé par l’Europe à nos amis américains : puisque ceux-ci demandent avec constance que les Européens dépensent davantage pour leur effort de défense, les Européens s’y disent prêts, à condition que les Américains dépensent aussi davantage en Europe. C’est aussi de cette manière que l’on entretiendra le soutien, par la représentation nationale, d’un budget de défense plus élevé puisque ceci ne se traduirait pas seulement par des achats à l’extérieur.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je vous remercie pour vos propos qui nous ont apporté des éclairages précieux, avec deux tonalités distinctes mais tout à fait convergentes sur le fond.


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M. Philippe Gros, Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, coordinateur de l’Observatoire des conflits futurs et chercheur et directeur du programme « Défense, sécurité et M. Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité (jeudi 13 avril 2023)

 

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Les experts que nous avons auditionnés ce matin – auditions de MM. Lafont-Rapnouil et Tenenbaum, d’une part, de MM. Grand et Santopinto d’autre part – ont souligné que l’un des aspects les plus intéressants du projet de loi de programmation militaire (LPM) résidait dans les modifications très importantes qui sont appelées à affecter les conditions de projection des armées. De ce point de vue, le système sous-tendu par la future programmation serait encore à redéfinir. C’est l’impression que j’ai eue lorsque je me suis rendu à Abidjan la semaine dernière avec la présidente de l’Assemblée nationale.

Nous avons évoqué ensuite les problèmes liés à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), notamment l’articulation avec la force nucléaire française et les difficultés posées par la double solidarité, européenne et atlantique, de notre politique de défense. Le constat dressé par les experts était assez nuancé : le projet de loi de programmation comporte des avancées et des améliorations mais traduit une logique de continuité plutôt que de rupture, alors que le contexte stratégique est en cours de redéfinition assez profonde, sous l’effet d’un certain nombre d’évolutions qui ne se limitent pas à la guerre en Ukraine, même si celle-ci a clairement illustré certaines de ces mutations. Les experts ont aussi souligné que les choix effectués en matière d’armes nouvelles et de priorités nouvelles
– en particulier le cyber – étaient très importants et semblaient traduire une volonté d’inflexion assez profonde.

Nous voyons, à la lumière du déroulement de la guerre en Ukraine, que celle-ci mobilise des moyens rustiques bien utilisés, tels les drones légers, l’artillerie, les chars, etc. Ce constat n’altère aucunement le bien-fondé de la dissuasion nucléaire, ni l’intérêt que peuvent présenter des innovations de rupture technologique, qui ont d'ailleurs joué un rôle essentiel pour la défense ukrainienne. Mentionnons par exemple les capacités de renseignement dont les Ukrainiens ont pu bénéficier, en particulier grâce aux Américains, et aux équipements produits par des industries assez modernes que nous leur avons fournis.

Quelles sont les armes nouvelles technologiquement disponibles ? Quelles sont les conditions de mise en œuvre de ces capacités qui rendent cette panoplie nouvelle crédible et exploitable ? Que sommes-nous capables de faire, du point de vue de ces nouvelles armes, seuls ou avec d’autres ? Que serons-nous incapables de faire ou que serons-nous obligés de sacrifier pour des raisons budgétaires ? Telles sont les questions qui se posent à un pays comme la France et la capacité de la future loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030 à répondre à ces interrogations guidera nos échanges avec le ministre cet après-midi.

M. Philippe Gros, vous avez exercé différents postes au sein des administrations de la défense, contribué à l’élaboration de documents de doctrine de l’état-major des armées. Vous êtes un grand connaisseur des différentes formes de conflits armés et d’interventions militaires mais aussi des évolutions technico-opérationnelles et de leur impact capacitaire. Outre vos fonctions de maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, vous coordonnez les travaux de l’Observatoire des conflits futurs sur la prospective en matière d’armement et sur l’emploi des systèmes d’armes à venir.

M. Léo Péria-Peigné, quant à vous, vous participez également aux travaux de l’Observatoire des conflits futurs. Vous faites partie de l’Institut pour les relations internationales (IFRI) depuis 2022, à l’issue de deux années passées dans le conseil et l’intelligence économique dans le domaine de l’armement et après un passage par le commandement des opérations spéciales.

M. Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l’Observatoire des conflits futurs. La notion d’armes nouvelles nécessite d’emblée une clarification. Elle recouvre à la fois les technologies à proprement parler, les systèmes d’armes ou d’information qui les exploitent et les capacités nouvelles, c’est-à-dire l’aptitude à exercer un effet auxquel ces systèmes d’armes et d’information contribuent. Une capacité ne se limite pas à des systèmes : elle englobe la doctrine et les organisations qui structurent leur emploi, ainsi que la qualité du personnel recruté pour les servir et les entraînements devant permettre d’en tirer le meilleur parti.

Les technologies de base à proprement parler concernent des domaines aussi variés que la microélectronique, l’exploitation du spectre électromagnétique, la propulsion, la gestion d’énergie, les matériaux d’une façon générale, les biotechnologies, etc. À ce stade, la majeure partie de l’effort de recherche et développement est entrepris par des écosystèmes civils, académiques ou commerciaux. Nous insisterons ici sur deux familles de technologies de l’information qui sont probablement les plus emblématiques du débat : les techniques d’intelligence artificielle (IA) et les technologies exploitant les propriétés de la physique quantique. Elles devraient ou pourraient aboutir à une myriade d’exploitations. Plusieurs de ces applications sont déjà quasi-certaines et en cours de développement pratique. D’autres se déclinent au futur et restent beaucoup plus hypothétiques. Il est donc impossible d’apprécier l’impact de ces familles technologiques de façon univoque : évoquer le quantique ou l’IA n’a pas beaucoup de sens.

Les techniques d’intelligence artificielle, en particulier l’apprentissage machine et l’apprentissage profond, qui transforment déjà de multiples usages civils, s’imposent progressivement au sein des institutions militaires, en particulier pour aider à traiter des masses croissantes de données collectées. Leur application aux autres domaines, tels que l’aide à la prise de décision ou encore le pilotage de systèmes autonomes, reste plus difficile en raison de la complexité des missions et, bien souvent, de l’insuffisance des données d’apprentissage requises. Les technologies quantiques trouvent d’ores et déjà des applications dans la métrologie, la sécurité des télécommunications. À plus long terme se dessinent des applications pour des calculs informatiques de capacité massive mais ces perspectives sont très loin de faire consensus au sein de la communauté scientifique.

L’ensemble de ces technologies permet de créer de nouveaux systèmes d’armes ou d’information et de transformer les moyens existants :

– des capteurs qui génèrent une masse croissante de données à traiter ;

– une montée en débit des communications ;

– des systèmes de navigation et de synchronisation plus diversifiés que les systèmes de type Global Positioning System - GPS ou autres ;

– des réseaux informatiques aux architectures plus flexibles ;

– une aide à la décision plus rapide et circonstanciée au sein de nos états-majors ;

– des systèmes autonomes dans les trois milieux, par exemple un drone aérien, un drone naval de surface et un drone sous-marin ;

– des plates-formes habitées plus polyvalentes ;

– des munitions aux effets plus adaptables.

La liste pourrait bien sûr être plus longue. Ces technologies ne concernent pas seulement les systèmes opérationnels nouveaux, mais aussi les procédés qui permettent de les concevoir, de les produire et de les mettre en œuvre – recherche et développement, ingénierie, maintenance, etc.

Deux nouvelles familles d’armement emblématiques doivent être mentionnées.

La première est celle des armes à énergie dirigée, principalement les lasers et les armes électromagnétiques de forte puissance – lesquels font l’objet d’une moindre publicité mais me semblent tout aussi importantes. Les armes électromagnétiques de forte puissance visent à exercer des surtensions électriques dans les systèmes électriques, ce qui doit occasionner des perturbations ou des dommages, voire la destruction fonctionnelle du système cible. Les lasers seront, typiquement, utilisés pour renforcer, à court terme, des capacités terrestres et navales de protection contre des « cibles molles », par exemple des mini-drones et des munitions maraudeuses – qui pullulent sur le champ de bataille, comme nous le voyons en Ukraine – qui sont de nature à saturer les défenses sol-air actuelles. Ils serviront aussi dans la lutte contre les embarcations légères, entre autres utilisations.

L’avantage attendu de ces armes à énergie dirigée réside avant tout dans leur faible coût d’emploi et dans leur empreinte logistique réduite. Leur emploi ne peut être envisagé qu’en complément d’autres moyens – brouillage électronique classique, missiles, canons antiaériens, etc.

La deuxième famille à mentionner ici est celle des nouveaux missiles à haute vélocité. Les missiles hypersoniques dépassent Mach 5. En réalité, la catégorie est plus large : elle englobe des missiles qui ne sont pas formellement hypersoniques mais qui présentent des caractéristiques voisines. Nous parlons de nouveaux missiles dans la mesure où les missiles balistiques, y compris ceux de courte portée, sont déjà des armes hypersoniques. Ces nouveaux missiles effectuent leur parcours entièrement dans l’atmosphère et ne peuvent être interceptés par les systèmes actuels de défense aérienne.

D'une façon générale, ces systèmes sont de nature à transformer les opérations dans l’ensemble des milieux. S’agissant des milieux classiques – terrestre, aérien, naval –, les systèmes autonomes, qui présentent différents degrés de sophistication, donc de coût, vont de plus en plus se substituer aux hommes et à leurs plates-formes pour des tâches fastidieuses, pénibles, dangereuses et coûteuses. Ils vont permettre d’étendre les capacités de reconnaissance et de surveillance, d’engagement et de soutien. Les systèmes embarqués vont autoriser des opérations plus dispersées, avec la mise en œuvre du combat collaboratif connecté, dans lequel plusieurs systèmes peuvent n’en former qu’un seul, ce qui améliore considérablement l’efficacité et la résilience. À titre d’illustration, deux chasseurs Rafale qui volent ensemble aujourd’hui vont opérer de façon coordonnée mais partagent très peu d’informations, seuls quelques pourcents des données recueillies par les capteurs de chacun des aéronefs. Dans le combat collaboratif, les deux avions agiraient quasiment comme un seul, partageraient beaucoup plus leurs données et chacun disposerait d’une vision de la situation fournie par les capteurs des deux appareils. Ils exerceraient aussi des effets de façon beaucoup plus intégrée.

Dans le domaine spatial, une véritable révolution est en cours, avec la prolifération des constellations de mini-satellites en orbite basse, les communications au laser entre satellites et avec le sol ou encore le traitement embarqué de l’information. Ces évolutions donnent lieu à l’émergence d’architectures spatio-aéronavales ou spatio-aéroterrestres, qui permettent d’étendre les réseaux de communication tactique et de démultiplier la couverture en matière de renseignement et de ciblage. Les Américains sont en pointe dans ce domaine et déploient actuellement leur nouvelle architecture selon ces principes.

Le milieu sous-marin n’est pas en reste : il connaît sa révolution avec la guerre du fond marin (seabed warfare), qui permettra de compléter ou de se substituer aux moyens actuels pour le contrôle de zones sous-marines.

Enfin, le milieu cyber, par essence artificiel, témoigne des évolutions les plus fluides quant à son exploitation et à la confrontation entre lutte défensive et offensive. Un point est à garder à l’esprit : la lutte informatique offensive, dans ses manifestations les plus sophistiquées, reste un domaine d’action bien plus exigeant, en matière de renseignement et de planification, qu’on ne l’imagine habituellement. Ce n’est pas une guerre « presse-bouton ». La convergence du milieu cyber avec des opérations dans le champ électromagnétique, qui constitue la « glu » de l’ensemble de ce système de forces, constitue aussi une évolution critique.

Ce panorama ne serait pas complet si nous ne disions un mot de l’intégration multi-milieux et multi-champs, c’est-à-dire le fait d’intégrer beaucoup plus toutes ces composantes afin d’exercer               des effets plus intégrés par l’addition des moyens terrestres, aériens, navals et cyber, ce qui représente un véritable défi. À titre d’illustration, la destruction d’un système intégré de défense antiaérien ennemi, à l’avenir, dépendra d’effets foudroyants des armes hypersoniques, d’effets de paralysie informationnelle par la lutte informatique offensive ou encore d’actions de saturation de ces systèmes individuels par les systèmes autonomes.

Ces nouvelles capacités ne changent pas la nature profonde de la guerre. L’irruption des drones, il y a vingt ans, ou celle des techniques d’intelligence artificielle, suscite de nombreux débats, au-delà des questions éthiques, sur les risques de déstabilisation ou d’escalade non maîtrisée. Il faut se garder, en la matière, de tout raisonnement car la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît. Elles vont changer la manière de faire la guerre, même si la notion de game changer est souvent galvaudée.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. La vulnérabilité du porte-avions que nous créerions serait-elle sensiblement accrue, face à ces nouveaux types d’armes ?

M. Philippe Gros. Oui, mais il faut tenir compte des capacités défensives que pourrait embarquer le porte-avions pour se défendre contre ce type d’armes. Comment, à titre d’exemple, les groupes américains interviendraient-ils, en tant que fer de lance de la réponse américaine, pour contrer une action chinoise visant Taiwan ? La question suscite d’intenses débats depuis vingt ans dans la mesure où les Chinois disposent et développent à un rythme soutenu toute la panoplie des engins existants – missiles balistiques anti-porte-avions, missiles hypersoniques, aéronavale, aviation au sol armée de missiles de croisière, etc. Face à cela, les Américains développent des capacités de défense nouvelles. Ils envisagent aussi des opérations dispersées, dans lesquelles les groupes navals se disperseraient pour compliquer le ciblage chinois, tout en continuant à exercer des effets d’interdiction vis-à-vis d’éventuelles capacités chinoises amphibies, le porte-avions restant en arrière et fournissant une couverture aérienne. Cet exemple montre qu’envisager la technologie indépendamment des logiques et doctrines d’emploi n’a guère de sens.

Comment la France se situe-t-elle dans ce paysage ? Sur le plan technologique, elle reste très bien placée. Les grands intégrateurs français et nombre d’entreprises hexagonales demeurent parmi les acteurs les plus innovants de leur marché. Notre pays compte aussi de nombreuses start-up très innovantes, particulièrement dans le domaine du quantique. Pour autant, les processus en mesure de faire traverser « la vallée de la mort » qui sépare la recherche et développement de la commercialisation, restent pour le moins perfectibles. L’innovation ouverte, indispensable pour intégrer les technologies de l’information qui voient souvent le jour dans le monde commercial, reste considérablement freinée par de multiples facteurs : règles d’achat trop rigides, gestion de la propriété intellectuelle, difficultés à obtenir des financements sans visibilité quant à la pérennité d’un marché, etc.

Quant aux priorités sur lesquelles l’effort doit porter, la réponse n’a rien de simple. Chacun a aujourd'hui conscience que notre modèle d’armée complet est étiolé à l’extrême et n’offre pas suffisamment d’épaisseur, voire de permanence capacitaire, dans de multiples fonctions basiques. Jusqu’à présent, notre stratégie capacitaire a privilégié la sophistication au détriment de cette épaisseur. Or dans le même temps, la situation géopolitique nous oblige à considérer le risque d’un engagement de haute intensité, avec une coalition limitée, sans le leadership ni même la participation américaine, et face à un adversaire en situation de parité de potentiel militaire, a fortiori s’il est appuyé par une puissance tierce.

Ce cas de figure, qui me semble le plus structurant, appelle le développement d’une capacité d’intégration des forces de cette coalition et surtout une combinaison (high-low mix) de capacités très sophistiquées, forcément peu nombreuses, pour permettre d’entrer en premier sur le théâtre et de capacités moins performantes, moins coûteuses et plus nombreuses, qui soient en mesure de faire masse pour emporter la décision.

Les armes nouvelles peuvent elles-mêmes contribuer à cet étoffement. Certains des systèmes autonomes qui présenteraient un coût faible représentent l’une des principales solutions envisagées en la matière. L’un des principes pouvant guider les choix de développement est celui de l’avantage compétitif. Selon cette notion développée par les États-Unis à la fin de la guerre froide, une capacité force l’opposant à un investissement supérieur pour s’en prémunir. Nous le voyons tous les jours en Ukraine : c’est par exemple le cas d’un drone peu coûteux nécessitant, pour l’abattre, le recours à des missiles sol-air bien plus chers. Les Russes, eux-mêmes confrontés à de sévères problèmes de munitions, usent ainsi le potentiel de la défense aérienne ukrainienne en l’obligeant à employer des missiles extrêmement coûteux pour abattre des drones de fabrication iranienne considérablement moins chers.

La plupart des grands domaines que je viens de mentionner sont effectivement présents dans les efforts de financement du projet de loi de programmation militaire pour 2024 à 2030, lequel mentionne à plusieurs reprises la recherche explicite du meilleur rapport coût-efficacité, ce qui est une excellente chose. Sur le plan de la coopération, la LPM reprend l’économie générale des axes poursuivis, ce qui paraît parfaitement logique.

Dans le même temps, toutefois, la structure de forces proposée, pour autant qu’on puisse en juger au vu des éléments disponibles dans le rapport annexé, et les plans d’équipement annoncés, ne vont guère évoluer. Là réside le principal problème. Pour la composante terrestre, par exemple, les capacités d’appui – défense sol-air, artillerie sol-sol, guerre électronique, drones, etc. – devraient être considérablement renforcées pour au moins garantir une permanence capacitaire. À quoi servirait-il d’équiper l’unique régiment de défense sol-air tactique de l’armée de terre de systèmes de laser très performants si ce régiment n’est pas opérationnel au moment où nous en avons besoin ? La composante aérienne, drones compris, sera largement inchangée au cours des douze prochaines années. Or elle est déjà sous-dimensionnée au vu de l’ensemble des missions qu’impliquent les fonctions stratégiques.

Dès lors, toute tentative de hiérarchisation des nouveaux investissements se heurte aux plus grandes difficultés. Chaque famille de technologies et de système a son importance. Juger du caractère critique, nécessaire, souhaitable ou accessoire d’un développement implique de considérer les effets d’éviction mais aussi les besoins de cohérence que doit présenter l’ensemble du système de forces. C’est une contrainte que s’efforcent de prendre en compte les bureaux « plans » des états-majors. Si l’on s’essaie à l’exercice, il serait logique de privilégier des capacités qui soient nécessaires, pour lesquelles les alternatives manquent, c’est-à-dire qui structurent une fonction stratégique ou opérationnelle. Il serait logique également de privilégier des capacités permettant des effets bien cernés, offrant des avantages compétitifs et pour lesquelles un socle existe en vue d’une montée en compétence.

Sur cette base, un certain nombre d’investissements s’imposent, à mes yeux, naturellement. Je pense à la résilience des capacités spatiales, c'est-à-dire la protection des satellites et constellations de notre cœur souverain ou des méga-constellations développées en coopération, à l’image de la constellation Iris portée par le commissaire Breton. Ces architectures spatiales deviennent le tissu conjonctif de nos interventions. Je pense également aux missiles hypersoniques, qui étayent notre aptitude à percer les défenses sol-air ou à la montée en gamme de l’informatique embarquée, pour améliorer la dispersion des informations. Je singulariserais également, avec prudence, certaines armes permettant de densifier nos effets : armes à énergie dirigée sol-air, systèmes autonomes peu coûteux. Pour le reste, tout est une question de degré. Une chose est sûre : nous ne pourrons pas tout nous offrir.

M. Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité de l’IFRI et à l’Observatoire des conflits futurs. La France demeure une puissance moyenne, dotée de moyens limités. Sur le plan militaire, elle subit de plein fouet l’impact du « paradoxe d’Augustine » : nous avons des équipements toujours plus performants mais toujours plus coûteux et donc in fine toujours en moins grand nombre. Si, pour une puissance majeure comme les États-Unis, ce problème se pose avec une moindre acuité, nous en sommes arrivés, à force de vouloir tout faire, à un point où notre modèle militaire est écartelé entre différentes priorités, faute d’avoir hiérarchisé celles-ci. À l’heure actuelle, tout nouvel investissement supposément massif dans des technologies prometteuses et performantes mais extrêmement coûteuses à développer – sans même considérer leur industrialisation ni leur déploiement sur le terrain – imposerait des ponctions sur les autres domaines opérationnels. Les perspectives tracées par la LPM en cours semblent conduire à une réduction de la taille des unités de contact (artillerie, infanterie, cavalerie) au profit du cyber ou d’armes nouvelles.

Le modèle actuel, du point de vue de la diplomatie, est trop écartelé pour être réellement crédible. Il y a quelques années a eu lieu l’exercice Warfighter, mené conjointement avec nos alliés américains. Ceux-ci ont vu ce que nous proposions d’aligner, à savoir l’ensemble de notre modèle de forces en réponse à un conflit théorique. Ils ont dû nous fournir un tiers d’effectifs supplémentaires afin de s’assurer que notre formation était viable. Plus récemment, en Ukraine, la France a démérité, aux yeux de certains de nos alliés, en envoyant un soutien matériel limité, ponctuel. L’une des raisons de ce constat tiendrait à l’épaisseur de notre modèle actuel, insuffisante pour permettre des prélèvements plus importants. Notre crédibilité s’en trouve altérée auprès de nos partenaires. Alors que la France s’est longtemps vue comme la première puissance européenne, son discours de puissance moyenne et sur l’autonomie européenne n’est plus cru, à mon sens, par nos alliés, car nos paroles sont trop éloignées de nos actes et de notre potentiel réel.

Comment, dès lors, appréhender de manière objective le développement d’armes nouvelles ? Leur développement ne constitue pas une fin en soi : il doit servir le déploiement de nouvelles capacités crédibles, utilisables et résilientes. Si le développement de nouvelles armes réduit le potentiel d’autres branches en les ponctionnant sans garantir une plus-value au moins équivalente aux pertes occasionnées, il met en danger un modèle déjà à la limite de la rupture.

En soi, le gain potentiel de performances à attendre de ces technologies est à mettre en rapport avec nos capacités à les industrialiser, à les déployer et à les soutenir. Trois questions peuvent ainsi guider les arbitrages à effectuer.

En premier lieu, combien de systèmes seraient acquis à l’issue du développement ? Il est certes intéressant de développer les meilleures armes du monde. Au cours des années 1990, pour du matériel beaucoup plus conventionnel, la France a ainsi voulu développer le meilleur char de combat du monde. Si cela conduit à en acheter 200, sans l’exporter, nous ne pouvons garantir la pérennité des lignes de production, ce qui peut nous priver de la possibilité d’en acquérir de nouveaux en cas de nécessité. Telle est la situation que nous connaissons pour ces chars et pour une partie de nos systèmes : nous ne pouvons en acheter de nouveaux, les lignes de production ayant été interrompues.

À quel coût humain ce développement peut-il avoir lieu ? À l’heure actuelle, pour des technologies moins complexes, les armées peinent déjà à entretenir un vivier de compétences et de ressources humaines qui soit suffisant. Elles ont du mal à attirer les compétences, à les former – en raison d’un manque de main-d'œuvre qualifiée – et à les retenir : une fois formées, ces nouvelles ressources humaines sont souvent attirées par l’industrie civile, qui leur propose des salaires sans commune mesure avec ceux que l’armée peut leur offrir. Même en investissant ce qui a été promis pour le cyber, les salaires proposés resteront très éloignés de ceux que peut proposer l’industrie civile, d’autant plus que le marché du travail est déjà en tension pour tous ces modèles. Cette situation a déjà existé par le passé, du fait de la compétition entre les branches de la dissuasion et des industriels civils tels qu’Alstom.

Si les armes nouvelles sont appelées à prendre une place plus importante dans notre modèle, cette compétition sera accrue. Elle remettra en cause l’autonomie de nos armées par rapport à leurs fournisseurs. Nos armées peinent déjà à se passer du soutien des industriels en temps de paix. Chacun peut imaginer ce qu’il en serait en temps de guerre, avec l’attrition et le chaos que cela suppose. Ce problème doit être pris en compte, notamment pour la crédibilité de nos armées.

Enfin, contre qui ces nouveaux systèmes pourraient-ils être employés ? C’est peut-être sur ce point que nos analyses divergent, avec Philippe. La France ne s’est pas engagée contre la Syrie de Bachar el-Assad parce que les États-Unis ont décidé de ne pas intervenir. S’engagerait-elle, sans la participation des États-Unis, contre un pays ou un adversaire qui disposerait, directement ou indirectement, d’équipements nécessitant les performances apportées par ces armes nouvelles dans un conflit de haute intensité ? J’en doute. Ces armes peuvent apporter des performances très intéressantes mais leur déploiement suppose la présence d’un adversaire dont l’équipement requiert ce type de performances. Or nous ne livrerons, à mon avis, jamais seuls une guerre contre ce type d’adversaire. Nous ne le ferions que dans le cadre d’une coalition, avec le soutien des États-Unis, lesquels apporteraient alors leurs propres moyens.

Dès lors, les moyens que la France aura attribués à ces armes nouvelles nous donneraient-ils des capacités différenciantes, susceptibles de présenter un intérêt véritable et non anecdotique ou marginal au regard de l’apport de nos alliés américains ? Si ce n’est pas le cas, sans doute vaudrait-il mieux se concentrer sur des éléments susceptibles de nous apporter des capacités supplémentaires dans des domaines plus simples à utiliser en temps de guerre, à maintenir en temps de paix et à remplacer en cas de perte.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. À quoi pensez-vous ?

M. Léo Péria-Peigné. J’éviterai de citer des noms, afin de ne pas me fâcher avec certaines personnes. À titre d'exemple, investir dans le quantique exige des moyens considérables. Si nous investissons ainsi dans toutes les armes nouvelles, nous n’aurons pas de capacités intéressantes à développer in fine et nous aurons dégradé notre modèle global.

Un choix plus judicieux consisterait à mon avis à se concentrer sur des domaines où la France est déjà performante. Je pense au spatial, dans lequel la France dispose d’une véritable industrie. Elle a aussi une certaine avance dans l’hypersonique. Nous devons en tout cas nous demander quel serait le nombre de systèmes maintenables et utilisables en temps de paix comme en temps de guerre. Si nous poursuivons dans notre modèle holistique sans conduire cette réflexion, en essayant de multiplier les développements d’envergure limitée dans tous les domaines, la France s’exposera à une neutralisation militaire mais aussi diplomatique. Les composantes du combat traditionnel seront devenues trop faibles pour apporter une véritable plus-value et l’investissement consenti dans les nouvelles armes, qui nous semblera important, ne nous aura pas rendus suffisamment forts pour dégager de nouvelles capacités réellement intéressantes.

Il faudra, à mes yeux, privilégier la cohérence du modèle au service d’une stratégie peut-être mieux définie plutôt qu’une innovation de détail qui ne déboucherait par sur des développements capacitaires.

Mme Laetitia Saint-Paul, rapporteure pour avis. Vous avez livré, Messieurs, un tour d’horizon qui s’avère assez critique sur le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030. Je tiens néanmoins à souligner l’importance à mes yeux d’une couverture de l’ensemble du spectre. Nous voyons bien que les milieux se complexifient et se densifient. Ma crainte prioritaire est de passer à côté de compétences clés qui nous font défaut. Nous voyons ce qu’il en est aujourd'hui avec les drones et en particulier les drones armés.

J’ai été bercée par les propos de Joseph Henrotin qui évoquait « la figure aérienne du mal ». Une arme est amorale : c’est la manière dont on l’emploie, dans le cadre des règles d’engagement, qui peut s’avérer immorale comme l’a décrit Henrotin. Toujours est-il que nous sommes passés complètement à côté des drones. Lorsque nous parlons avec nos partenaires, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou de l’Afrique – a fortiori, dans ce second cas, depuis le départ du Mali du G5 Sahel –, nous voyons bien que nous manquons de drones qui seraient précieux pour sécuriser les zones frontières. Il existe toujours cette inquiétude de ne pas être à la hauteur des enjeux à venir. Nous passons également à côté de l’intelligence artificielle.

Je comprends l’impression d’éparpillement dont vous faites part. Néanmoins, comme le font remarquer les scientifiques, « on n’a pas inventé le laser en améliorant la bougie ». La volonté des responsables politiques de couvrir l’ensemble du spectre est compréhensible, même si nous avons pleinement conscience de la densification et de la complexification que vous avez soulignées.

J’ai porté, dans la loi de programmation militaire en fin d’application, en tant que rapporteure pour avis au nom de la commission des affaires étrangères, le projet de Fonds européen de défense. Nous avons du mal à dégager des économies d’échelle, dans la mesure où nous protégeons nos marchés et nos entreprises. J’ai considéré qu’il était compliqué de mutualiser ce qui existait déjà. Il faut dès lors, pour une défense européenne efficace, miser sur ce qui n’existe pas encore. Nous pouvons à mon avis, à travers le Fonds européen de défense, trouver une réponse pertinente pour la défense européenne en évitant des situations de rupture capacitaire. Percevez-vous tout de même des signes d’espoir dans l’horizon que vous nous décrivez ?

M. Philippe Gros. Nous ne sommes pas face à une alternative binaire : couvrir l’ensemble du spectre ou ne rien faire pour se contenter « d’améliorer la bougie ». La situation est évidemment beaucoup plus complexe, comme vous le savez. La difficulté consiste à déterminer, pour toute une famille de technologies, jusqu’où aller, sur la base des critères que je mentionnais. Certains investissements sont indispensables, d’autres le sont moins car leur rentabilité ne semble pas assurée, au regard des ruptures que l’on pourrait en attendre.

Vous évoquiez le cas des drones. C’est effectivement l’exemple d’une technologie à côté de laquelle nous sommes passés, du fait d’atermoiements dans la définition des besoins des états-majors ou d’atermoiements politiques sur la base industrielle et technologique de défense (BITD). Le risque existe de suivre le même chemin concernant les armes à énergie dirigée.

Prenons l’exemple des lasers. Ceux-ci peuvent fournir une capacité de contre-renseignement (aveuglement des capteurs) et de lutte contre les cibles molles. Des projets d’investissement existent mais il faudrait, à mes yeux, accélérer ces acquisitions d’armes dont les effets sont déjà connus. Les effets de lasers embarqués sur des avions sont beaucoup plus hypothétiques, ce qui devrait amener à considérer avec davantage de circonspection ce type de projet d’investissement s’il existait. Dans le domaine du quantique, certaines technologies sont déjà disponibles, par exemple les horloges ultra-stables, de la taille d’une puce. Celles-ci sont en cours de développement, voire, pour certaines, en cours de commercialisation. Il faut mettre l’accent sur le développement de tels systèmes.

En termes de coopération, le Fonds européen de défense me paraît effectivement un vecteur fondamental pour le développement de nouvelles capacités et plusieurs projets l’illustrent de façon très nette.

M. Léo Péria-Peigné. Vous plaidez, Madame la rapporteure pour avis, pour une couverture de l’ensemble du spectre. L’une des difficultés vient du fait que ce spectre ne fait que s’élargir depuis trente ans, ce qui n’est pas le cas des moyens de la défense française. Nous sommes une puissance moyenne et une puissance moyenne n’a pas vocation à couvrir l’intégralité du spectre. C’est la raison pour laquelle des choix doivent être faits. Je suis loin d’estimer qu’il ne faut investir dans aucune arme nouvelle. Le développement de drones navals, par exemple, me paraît constituer une réponse intéressante – d’autant plus que la France présente des performances notables – à certaines problématiques de la marine. Pour autant, je reste convaincu que ce serait nous leurrer et mettre en danger la cohérence de notre modèle que de vouloir couvrir l’ensemble du spectre.

M. Éric Woerth (RE). Je vous remercie pour vos exposés, qui sont passionnants. Je n’ai pas de compétences particulières sur ces sujets mais je m’interroge, en vous écoutant. Ne pas développer l’ensemble du spectre, n’est-ce pas s’empêcher de développer un seul aspect de ce spectre ? N’avons-nous pas besoin de tout le spectre pour combattre ?

Il existe aujourd’hui des conflits extrêmement lourds. Chacun a en tête le conflit ukrainien mais il y en a bien d’autres. Lorsqu’on lit le compte rendu de ce qui s’y déroule, sans informations d’une autre nature, cela donne l’impression d’une réédition de la guerre d’hier, avec des tranchées, des drones, des missiles, des bombardements massifs, des avancées laborieuses qui nécessitent le combat de rue… Est-ce le cas ? Ce conflit n’est-il pas aussi un « laboratoire » pour des armements nouveaux et, si oui, quelle est leur efficacité ?

M. Léo Péria-Peigné. Si nous développons des moyens sur l’ensemble du spectre, pourrons-nous, in fine, combattre sur tout le spectre à partir des moyens que nous aurons développés ? Nous disposerons de ceux-ci dans des quantités très faibles, pour ne pas dire homéopathiques. La France dispose peut-être aujourd’hui du meilleur missile antichar du monde et des meilleures frégates du monde mais ces équipements sont en très faible nombre. Développer des moyens tous azimuts pour couvrir l’ensemble du spectre revient à couvrir celui-ci avec une « dentelle de Calais » susceptible d’être déchirée par des moyens beaucoup plus rudimentaires sur un pan du spectre. Telle est mon inquiétude.

La dialectique selon laquelle la guerre en Ukraine serait la guerre d’hier m’inquiète quelque peu. Pour en avoir beaucoup discuté ces derniers mois, il m’apparaît que certains préfèrent penser cela, sachant qu’ils n’auraient pas forcément les moyens de se battre avec les moyens qu’exige « la guerre d’hier ». La France a fait la guerre durant dix ans au Mali. Certains pourraient y voir « la guerre d’avant-hier ». Il faut, à l’évidence, se préparer pour la guerre du futur. Pour autant, ne pas tirer des conflits actuels les enseignements qu’ils nous livrent quant à l’importance des feux, le caractère déterminant de la logistique et l’importance de la masse serait à mon avis extrêmement dangereux au regard de notre capacité à faire face à de futurs conflits éventuels.

M. Philippe Gros. Le conflit ukrainien met très bien en lumière l’étirement du spectre auquel nous assistons du fait de la montée en gamme des capacités. Nous serons toujours confrontés, à un bout du spectre, à des individus en pick-up, armés de Kalachnikov et de roquettes antichars RPG mais nous serons aussi confrontés aux armes de dernière génération, à l’autre bout du spectre : par exemple des capacités anti-satellitaires. Parmi les forces en présence dans la guerre en Ukraine, nous voyons des capacités très classiques qui existeront toujours dans vingt ans. Y apparaissent aussi des éléments nouveaux tels des drones obtenus par des financements participatifs (crowdfunding), des mini-drones commerciaux ou des moyens d’action relevant de la guerre électronique et du cyber.

Il faut aussi distinguer le fait de disposer de capacités dans les différents milieux, selon le modèle d’armée complet, qui permet cette couverture large au prix de capacités de plus en plus réduites dans chaque domaine, comme Léo l’a souligné, et la recherche éventuelle du plus haut degré de sophistication dans chacun de ces domaines.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Pour reprendre les interrogations de Mme Saint-Paul et de M. Woerth, y a-t-il un moment où l’on doit distinguer une recherche tous azimuts, à un stade où l’on ne sait pas encore quels armements l’on pourra développer, et l’équipement capacitaire, qui suppose des choix plus restreints ?

M. Philippe Gros. La veille technologique doit effectivement être la plus large possible et les capacités de recherche minimales, sur des technologies encore peu matures, doivent, bien sûr, être maintenues. Ces engagements représentent des dépenses très faibles par rapport aux grands programmes structurants. La difficulté surgit lorsqu’on passe à des démonstrations beaucoup plus coûteuses, avant même de passer à la commercialisation. C’est là qu’un premier choix doit être fait. Ensuite, un compromis demeure inévitable entre la masse d’effets réalisables souhaitée et la sophistication de tel ou tel moyen qui ne peut se trouver qu’en un seul lieu à un moment donné.

Mme Marine Hamelet (RN). Comme cela a souvent été rappelé, nos armées font face à deux défis majeurs, celui de la masse et celui de la qualité, dans l’entraînement et du point de vue du matériel. Le Rassemblement national souhaite que la France conserve un modèle d’armée complet, à la mesure de notre statut de grande puissance, tout en avançant de manière indépendante dans les programmes de développement de nouveaux matériels.

En 1991, nos armées disposaient de 1 349 chars, 686 avions de chasse et 453 000 militaires. Nous disposons aujourd’hui de 200 chars, 254 avions et 268 700 militaires. La prochaine loi de programmation militaire ne prévoit pas d’augmentation significative de ces grandeurs.

Sur le plan qualitatif, malheureusement, le compte n’y est pas. Deux grands programmes d’armement sont conduits avec l’Allemagne, le système de combat aérien du futur (SCAF), pour la conception d’un avion de chasse de sixième génération, et le système principal de combat terrestre (MGCS), pour un nouveau char de combat. Nous contestons ces opérations européennes, principalement franco-allemandes, alors que nous entretenons avec nos voisins allemands une divergence de vues doctrinales, opérationnelles et industrielles. La coopération industrielle franco-allemande, dans le domaine de la défense, construite aux seules fins budgétaires et politiques, inquiète les industriels français, qui craignent une prise de contrôle allemande sur la technologie française.

Un rapport d’information sénatorial de février 2023 rappelle que les incertitudes sur les programmes MGCS et SCAF doivent inciter à laisser une place à des solutions alternatives nationales afin de combler le retard probable, voire l’échec de ces programmes. Même le ministre des armées a exprimé des réserves concernant le MGCS, déjà concurrencé par le char Panther KF-51 de l’entreprise Rheinmetall, elle-même membre du programme. Pire encore, l’Allemagne a une nouvelle fois révélé son manque de fiabilité, en tant que partenaire industriel de défense, en privilégiant l’acquisition d’un système antimissiles israélien au système franco-italien. Dans le cas de ces deux programmes, aucune solution nationale alternative n’a été envisagée, alors que les coûts de développement ne seraient pas disproportionnés. Ainsi, le programme Rafale a coûté autour de 47 milliards d’euros tandis que le coût du programme SCAF est estimé entre 50 et 80 milliards d’euros.

Quelle est votre position, Messieurs, sur ces programmes d’armement communs ? Permettent-ils véritablement d’accélérer l’acquisition de ces nouvelles technologies ? La France ne pourrait-elle pas les poursuivre à l’échelle nationale ?

M. Léo Péria-Peigné. Une partie du programme Rafale a été entreprise au moment où le budget militaire de la France était bien supérieur, en proportion. Développer seuls un SCAF à 80 milliards d’euros sur nos fonds propres me semble très difficile, d’autant plus que cet avion n’est pas un chasseur mais un « système de systèmes », selon la formule consacrée. Le dispositif repose sur un chasseur, des drones liés et un cloud de combat lui permettant d’interagir. Or si nous avons des compétences enviables dans le développement de chasseurs avancés, il nous serait très difficile de couvrir, à nous seuls, ces trois aspects complémentaires du programme. Quant à savoir si ces trois aspects sont indispensables, le sujet dépasse le cadre de cette audition.

Pour le MGCS, il est vrai que la situation est très difficile. Nous avons mis de côté des partenaires qui auraient pu être beaucoup plus proches de nous, sur le plan du calendrier et des perspectives, notamment les Italiens et les Espagnols. Les Italiens se tournent aujourd'hui vers Rheinmetall pour acquérir des chars Leopard 2, faute d’avoir été inclus dans le programme MGCS. La Pologne avait également demandé à en faire partie et a finalement acheté des chars coréens.

Ces matériels représentent des enjeux majeurs. Je suis tout à fait d’accord sur ce point. Je doute que nous puissions revenir un jour au niveau de 1 600 chars opérationnels, a fortiori avec le meilleur char du monde. En tout état de cause, les enjeux politiques, dans ce débat, sont tels qu’ils dépassent à mon avis le cadre de la LPM.

M. Philippe Gros. Je partage entièrement cette analyse. S’agissant du SCAF, il me semblerait logique que nous ayons une « position de repli ». Il faudrait également que nous disposions, en réserve, d’une capacité complémentaire de celle du SCAF, qui déboucherait sur des acquisitions beaucoup moins nombreuses, tout en offrant une sur-sophistication qui serait précieuse pour certaines missions. Se poserait alors le problème de la mixité du type de plateforme dont il serait question, au-delà du SCAF.

Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES). Le domaine militaire est évidemment dynamique, en termes d’avancées technologiques. Il en a toujours été ainsi. Ce n’est pas étonnant au vu des enjeux économiques, puisqu’on estime le marché à 592 milliards de dollars pour les cent premières entreprises mondiales du secteur. Ces phénomènes concurrentiels peuvent entraîner une obsolescence accélérée des équipements actuels.

Le programme Barracuda prévoit la construction de 6 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) d’ici 2030, pour un coût de 9 milliards d’euros. La France remplacera ainsi ses SNA de classe Rubis par de nouveaux sous-marins de classe Suffren. Selon le ministère des armées, ces matériels sont à la pointe des qualités que l’on peut en attendre en termes de discrétion. Nous assistons à une militarisation progressive des fonds marins depuis plusieurs années. Les câbles optiques submergés deviennent le support de détecteurs acoustiques, rendant impossible l’invisibilisation de ces bâtiments stratégiques, selon certaines analyses. Le programme Barracuda reste-t-il pertinent dans ce contexte d’amélioration importante des technologies de détection sous-marine ?

M. Philippe Gros. Il est vrai qu’en milieu sous-marin, les systèmes de détection, dans le cadre de la « guerre des fonds marins », progressent considérablement. Si vous souhaitez conduire des opérations au cœur du bastion russe ou au sud de l’île de Hainan, en mer de Chine, vous aurez de plus en plus de difficultés, compte tenu du développement de ces capacités. Néanmoins, du fait de la discrétion d’évolution des submersibles, ceux-ci restent les éléments les plus furtifs de l’ensemble des appareils de force. Cette spécificité ne devrait pas disparaître de sitôt. S’il s’avère que les câbles sous-marins, par exemple, peuvent servir de capteurs, qui sera capable de développer de tels systèmes et qui sera capable d’exploiter les données potentiellement recueillies par ces dispositifs ? Le nombre de pays qui auront de telles capacités se comptera probablement sur les doigts d’une main.

Le Barracuda est probablement le meilleur sous-marin d’attaque au monde. Il induit un effet démultiplicateur, en termes capacitaires, qui est énorme. Mais il est vrai que nous n’en aurons que 6. Ils devraient pouvoir s’accompagner de systèmes de drones navals et de capacités en matière de guerre des fonds marins. Si nous déployions nous-mêmes des capacités de protection de nos bases (Brest, Toulon, etc.) par des systèmes de fonds marins, cela pourrait dégager des ressources dans d’autres domaines.

M. Frédéric Zgainski (DEM). Nous le savons tous, la base industrielle et technologique de défense française constitue un atout majeur pour nos armées et pour notre pays d’une façon générale, tant en termes de souveraineté que de capacité à innover dans de nombreux domaines. Je m’interroge néanmoins sur l’un des effets de la réorientation stratégique que nous opérons à travers ce projet de loi de programmation militaire en adaptant certaines commandes prévues à long terme, notamment en matière de chars et d’hélicoptères. Ces adaptations auront un effet sur les industriels, sur leur capacité à produire et par voie de conséquence sur leur capacité à innover, dans un secteur où la compétition mondiale est de plus en plus féroce. Sont-ils armés pour continuer d’innover ?

Par ailleurs, comme vous l’avez rappelé, Messieurs, la France prend le pari de miser sur des avancées technologiques – hypervélocité, quantique, lasers – pour ses armées. Les investissements que nous y consacrons vous paraissent-ils suffisants pour miser à ce point sur ces nouvelles armes ? Compte tenu du coût de développement des équipements standard et technologiques, faut-il, à vos yeux, privilégier l’achat de certains équipements sur étagère, comme nous l’avons fait pour les fusils d’assaut, afin de pouvoir dédier davantage de ressources aux nouvelles technologies ?

Enfin, la France a toujours été en pointe en matière de prospective. Quelle est la part que le projet de LPM prévoit d’y consacrer ?

M. Léo Péria-Peigné. Après une année bientôt complète de discours sur l’économie de guerre, qui incite à produire davantage, plus vite et éventuellement moins cher, les échéanciers fournis dans le rapport annexé du projet de LPM ont fait tressaillir plus d’un industriel. L’un de nos principaux producteurs de véhicules blindés, Arquus, va probablement fermer la moitié de ses sites – lesquels sont déjà en « 1 x 8 », pour l’essentiel, c'est-à-dire en sous-activité – en raison notamment de la nécessité de faire face au nouvel étalement de la cible de Jaguar. C’est un problème majeur, qui pourrait affecter d’autres domaines, notamment celui des hélicoptères interarmées légers. Pour ceux-ci, qui constituent des appareils très importants dans l’activité des forces aux yeux de la direction générale de l’armement (DGA), l’objectif initial, de 180 appareils en 2035, a été ramené à 70 appareils.

La capacité des industriels à innover et à investir dans la recherche sera en effet sensiblement affectée car ils manquent déjà d’activité et de ressources à investir dans de futurs produits. En l’espèce, les véhicules terrestres ne sont pas les plus consommateurs de haute technologie mais cette inquiétude se répand aujourd’hui parmi l’essentiel des industriels de la défense, de Safran aux fournisseurs des véhicules terrestres. Un bruit court, selon lequel ce nouvel étalement aurait pour origine l’incapacité des industriels à produire davantage, ce qui est globalement faux. Lorsqu’un industriel fonctionne en « 1 x 8 », il peut monter en cadence pour tourner en « 3 x 8 ». Je crois que ces remarques ont beaucoup surpris et beaucoup choqué dans l’industrie. Il va falloir rassurer ces partenaires. Précisons également que l’étalement d’une cible n’offre pas davantage de visibilité à un industriel. Or c’est cette visibilité dont il a besoin pour planifier ses investissements productifs ainsi que ses investissements de recherche et d’innovation.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). Nous réfléchissons souvent à la question, au sein de notre groupe. Je crois que les armes nouvelles devraient, pour un grand nombre d’entre elles, être interdites par des traités internationaux : je pense, par exemple, aux robots tueurs. Des campagnes sont lancées pour interdire ce type d’équipement et les mines antipersonnel ont été interdites. Nous pourrions consacrer davantage de moyens à la diplomatie, afin que les choses avancent de ce point de vue. L’hypervélocité des missiles, les missiles destructeurs de satellites, l’arsenalisation de l’espace, les systèmes d’armes létales autonomes ou encore le cyber, doivent être débattus au sein de conférences de désarmement pour être limités.

Au-delà des ambitions pacifistes, chacun constate que les systèmes d’armes deviennent de plus en plus complexes, coûteux, précaires et connectés. J’ai noté que la Suisse avait commandé, il y a quelque temps, une étude en vue d’équiper ses soldats de basses technologies et revenir à la base de l’infanterie – maîtrise du poids et de l’encombrement, matériels réparables, disponibilité des pièces de rechange, retour à des connaissances simples et fiables –, le tout travaillé directement avec les soldats et dans le cadre de retours d’expérience.

Alors que les nouvelles armes contribuent à faire exploser les budgets militaires, pour le plus grand bonheur des marchands d’armes, force est de constater que les armées victorieuses ont toujours été les plus frugales. Les Vietnamiens, les Afghans, les Irakiens et d’autres nous l’ont montré en battant à plate couture l’armée technologiquement la plus avancée au monde. Cette observation devrait nous inviter à repenser notre rapport à la technologie et au droit de la guerre, plutôt que de nous lancer sans réfléchir dans cette course. La question des sous-marins me paraît emblématique, puisque ce projet de loi de programmation envisage de travailler aussi sur des sous-marins lanceurs d’engins, qui transportent la bombe atomique. Leur efficacité, depuis toujours, repose sur l’impossibilité de les localiser. Or, du fait de l’évolution technologique, il est de plus en plus difficile de disparaître dans les océans, ce qui pose la question de l’utilité de tels bâtiments.

M. Léo Péria-Peigné. S’agissant de l’interdiction éventuelle des armes nouvelles, je comprends l’angoisse qui peut exister sur ces sujets. Je ne crois pas, toutefois, qu’interdire les lasers, qui peuvent être utilisés comme une arme anti-drones, soit notre première urgence. Nous avons beaucoup travaillé l’an dernier, à l’IFRI, sur les armes autonomes. En France, nous avons déjà du mal à nous doter de drones téléguidés, avec un niveau d’automatisation leur permettant de se rendre sur zone, de décoller ou d’atterrir de manière automatique. La notion de « robots tueurs » est aussi très décriée, compte tenu des émotions qu’elle peut susciter. Pour toutes ces raisons, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’appliquer aussi sèchement un traité d’interdiction à l’ensemble du spectre des armes nouvelles. Ce serait se priver d’un potentiel très important pour l’avenir. De plus, selon un argument bien connu en droit international, si nous nous en privons, d’autres, qui n’ont pas les mêmes valeurs que nous, ne s’en priveront malheureusement pas.

M. Philippe Gros. Je suis entièrement d’accord mais j’ajouterais quelques nuances dans l’analyse.

Il ne faut pas confondre une capacité avec une stratégie, laquelle s’inscrit dans un cadre politico-stratégique d’engagement. Vous indiquez que les armées des pays que vous avez cités ont battu à plate couture l’armée américaine. Sur le plan tactique, il n’en est rien. Vous mettez en exergue, en revanche, des stratégies d’intervention qui étaient mal conçues et qui, aux yeux de nombreux spécialistes, dès avant l’intervention, ne pouvaient réussir. Vous ne pouvez tirer d’engagements mal conçus et mal conduits les conclusions que vous avez affirmées. Dans tous les engagements que vous avez cités, la clé résidait dans une équation socio-politique locale que l’on prétendait imposer. Dans la plupart de ces conflits, les performances opérationnelles de l’instrument militaire ont été conformes à ce qui pouvait en être attendu, compte tenu des tâches qui lui étaient assignées ; la stratégie, en revanche, était défaillante.

Vous avez aussi évoqué l’armée suisse et la rusticité de son modèle. Regardons ce qu’il se passe actuellement en Ukraine. On constate, du côté russe, une perte phénoménale de densité d’armement lourd. Depuis plusieurs mois, les Russes ne peuvent plus mettre en œuvre leur concept de reconnaissance / frappe. Ils reviennent, grosso modo, à 1918. Voyez où cela les mène : ils sont en train d’user tout le potentiel de leur mobilisation pour gagner soixante-dix kilomètres carrés en six mois. Avec moins de moyens mais avec un dispositif – complété par l’aide occidentale – infiniment plus sophistiqué, les Ukrainiens sont en train d’épuiser le potentiel russe. C’est la démonstration que miser uniquement sur la rusticité constitue, sur le plan de la confrontation militaire, une impasse totale. Si développer des armes hypersophistiquées au point de ne pouvoir en développer suffisamment et ne plus avoir une masse suffisante n’a guère de sens, donner la priorité absolue à la rusticité n’en a pas davantage.

Là encore, il faut distinguer ce qui relève du capacitaire et du militaire. Aucun système d’armes ni aucune capacité militaire, en soi, ne gagne une guerre. Celle-ci constitue un phénomène politique, stratégique, social qui a sa dynamique propre. Nous ne parlons ici que d’instruments militaires.

M. Léo Péria-Peigné. Il est beaucoup plus facile de passer d’un niveau élevé à un niveau moindre de sophistication que l’inverse. L’armée russe s’approche de la limite de ce qui est faisable en termes de retour en arrière vers une moindre sophistication, alors qu’elle est entrée en guerre avec un potentiel technologique bien supérieur.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. M. Lecoq est suffisamment bon marxiste et bon clausewitzien pour savoir qu’une guerre est gagnée par la politique. Le conflit qui l’illustre parfaitement est la guerre d’Algérie. La supériorité tactique de l’armée française, telle qu’elle s’est exprimée en 1960 avec le plan Challe, et notamment une utilisation extrêmement habile des moyens héliportés, nous a assurés une victoire totale sur le terrain, alors que nous avons démontré parallèlement une incapacité totale à gérer le confit sur le plan politique. Cela s’est terminé par le départ des Français. Ce n’est pas une question de rusticité. Tout dépend plutôt de l’adéquation entre un système social, les objectifs poursuivis par les combattants et la capacité de ceux-ci à admettre les limites de la guerre réelle par rapport à la guerre absolue, au sens de Clausewitz. C’est cela qui détermine la victoire. Il existe de ce point de vue un large champ d’unanimité allant de Lénine à Clausewitz, au sein duquel je me situe bien volontiers, ainsi que M. Lecoq, j’imagine.

Je vous remercie beaucoup, Messieurs. Vous nous avez beaucoup éclairés. Le choix théorique est assez évident, quant au degré de sophistication et de rusticité. Il reste à passer aux travaux pratiques, ce qui révélera certainement des difficultés bien plus grandes. Nous verrons ce que nous dit le ministre des armées cet après-midi. Je me sens assez démuni, pour ma part, quant à recommander à monsieur le ministre ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Je comprends de vos exposés que rien ne sert d’avoir des outils ultrasophistiqués et extrêmement diversifiés si nous n’avons pas les capacités suffisantes pour les mettre en œuvre.

Je crois que c’est l’un des problèmes que pose ce projet de loi de programmation militaire : après avoir célébré les effets de masse, nous sommes en fait restés dans la logique qui est traditionnellement la nôtre depuis de nombreuses années – même si l’on améliore beaucoup l’existant –, c’est-à-dire celle d’une armée qui reste un peu expéditionnaire, un peu échantillonnaire et ne prend pas suffisamment en compte les exigences de massification que les récents conflits ont bien mises en lumière, pas seulement en Ukraine. Nous sommes passés, y compris en dehors du théâtre européen, à des logiques de confrontation de grandes puissances, et plus seulement de lutte asymétrique entre une armée et divers mouvements terroristes.

Je ne sais pas quel chemin il faut suivre en termes de sophistication des armées. Le projet de loi de programmation contient, me semble-t-il, des choses intéressantes mais je serais bien incapable de dire s’il propose le bon équilibre de ce point de vue. Je l’espère, tout en constatant que certains le contestent, comme l’a fait ici M. Péria-Peigné avec beaucoup de talent.


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M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées (jeudi 13 avril 2023)

 

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, dans le cadre d’une audition consacrée au projet de loi relatif à la programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense. Monsieur le ministre, nous vous remercions de votre présence au sein de notre commission, qui, vous le savez, porte un intérêt particulier à l’articulation géostratégique entre les conceptions de politique extérieure de la France et les grandes orientations de la LPM.

Vous êtes à la tête d’une administration remarquable : tous les contacts que nous avons eus avec les forces armées nous ont impressionnés par leur qualité humaine, intellectuelle et d’engagement moral. Je voudrais vous charger de leur dire notre profond respect et notre profonde admiration.

Vous gérez actuellement les dernières marches, les plus élevées, de la LPM pour les années 2019 à 2025, dont j’avais redouté – exprimant avec d’autres mon scepticisme – qu’elles ne soient encore sacrifiées. Il faut dire que sous les présidences de M. Sarkozy et de M. Hollande, on a cru qu’on pouvait toucher les dividendes de la paix et faire des économies sur les forces armées. Saluons, sous la présidence d’Emmanuel Macron, l’interruption du mouvement de baisse continue des crédits militaires et de longue agonie des postes diplomatiques ! Vous pouvez vous prévaloir d’avoir honoré le contrat, alors même que la Cour des comptes a reconnu la qualité de la gestion de votre administration.

Ce projet de loi de programmation militaire est ambitieux, ne serait-ce que par les volumes financiers engagés. Vous n’avez pas lésiné, malgré les tensions budgétaires que nous connaissons. Vous vous efforcez de remédier à des défauts structurels des armées françaises, tels que les problèmes de pièces détachées, de munitions ou de formation des militaires. On voit bien, dans cette guerre qui s’annonce longue, aux côtés de nos amis ukrainiens, combien ces choses sont fondamentales.

Dans la situation de rupture que nous connaissons, avec le retour de la guerre en Europe, de la menace traditionnelle russe, de la solidarité occidentale sous ses formes otanienne et américaine, des formes de conflit classiques et de masse, on a le sentiment que la LPM fait des choix de continuité, met l’accent – à juste titre, de mon point de vue – sur la force de dissuasion nucléaire, sans changer profondément notre profil européen, ni en termes quantitatifs, ni en termes qualitatifs. L’autonomie stratégique européenne combinée à l’Alliance atlantique, nous en voyons le principe et l’intérêt, mais nous n’en discernons pas les modalités. Sur le plan quantitatif, compte tenu des responsabilités que nous entendons assumer au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), est-il normal que nos amis polonais aient un nombre de chars équivalent au total cumulé de ceux de l’Italie, de la France et de l’Allemagne ? Ne peut-on craindre un sous-dimensionnement de l’armée de terre ? Votre projet de loi nous confère-t-il vraiment les moyens de nos ambitions dans le cadre de l’Alliance atlantique ?

Par ailleurs, je peine à identifier, dans le domaine des forces de projection, les transformations qu’appelle, à mon avis, la crise très profonde que connaissent les opérations extérieures (OPEX). Nous sommes contestés en raison de notre histoire et de la modification de l’attitude de puissances comme la Russie, la Chine et la Turquie, auxquelles nous sommes confrontés sur un certain nombre de théâtres d’opérations où nous disposons d’un faible adossement aux sociétés locales. Ce modèle est en crise, le président de la République l’a évoqué dans son discours sur la politique africaine. Mais en tirons-nous pleinement les conclusions ? Quelle est votre conception des OPEX, du rapport entre les forces prépositionnées au sein de pays amis, ainsi que des forces spéciales ?

Quant à notre présence maritime, elle est liée à la question du porte-avions. Tout en considérant que son absence du projet de LPM serait très grave, je m’interroge sur son emploi. S’il s’agit de projeter des forces pour des opérations terrestres, cela peut se faire à partir des bases dont nous disposons ici et là. S’il s’agit d’assurer la maîtrise de l’espace maritime, un seul porte-avions ne suffit pas ; puisque nous n’en ferons pas deux, il faut une stratégie de coopération, car peut-on réellement développer une stratégie totalement indépendante de celle de nos alliés, notamment, dans le Pacifique, des Américains ?

Ce sont bien là toutes les questions que soulève ce projet de nouvelle LPM. Comment comptez-vous combiner une autonomie stratégique, dont vous vous donnez les moyens à bien des égards, et la nécessité de coopération, sur le front européen et à l’international, avec des alliés – pas seulement les Américains ? Autrement dit, comment envisagez-vous l’articulation entre nos choix de politique militaire et ceux de politique étrangère, entre lesquels je décèle, non pas une contradiction, mais une tension ?

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Tout ministre se doit d’être à la disposition du Parlement et il serait curieux que les membres de la commission des affaires étrangères ne puissent consacrer du temps à l’analyse d’un projet de loi de programmation militaire.

En l’espèce, il s’agit du premier projet de LPM que je présente en tant que ministre et je suis frappé de voir comme ce texte est parfois abordé par les parlementaires par ses aspects techniques – l’inflation, la cible capacitaire –, alors que notre histoire militaire devrait conduire à l’interroger sur deux points : l’efficacité sécuritaire du ministère des armées au cours des prochaines années et la fidélité au modèle dont nous avons hérité.

La construction de notre modèle de défense a été marquée par quelques grandes périodes : la seconde guerre mondiale, les guerres de décolonisation, l’épopée de Suez et l’arrivée au pouvoir de résistants qui se sont juré de ne plus jamais connaître ce qu’ils avaient vécu. De l’aventure gaulliste résulte notre positionnement affirmé d’autonomie – y compris dans nos alliances et en matière industrielle – et de souveraineté, qui s’est traduit dans la course à l’atome et l’élaboration de la dissuasion nucléaire pour se protéger des menaces contre nos intérêts vitaux. Ce modèle a été consolidé des années 1960 aux années 1990, quelles que soient les alternances politiques.

Au début de la décennie 1990, à la suite de la dissolution du pacte de Varsovie, la nécessité de dissuader sur le flanc oriental de l’Europe et de la France s’est estompée. Les conclusions en ont été tirées sur le service militaire, le stock de têtes nucléaires – question qui concernait principalement les États-Unis et la Russie –, la fermeture des installations du plateau d’Albion, la réalisation d’essais nucléaires à Mururoa pour terminer notre programme de simulation. Il y avait une cohérence dans les décisions prises au cours de ces années.

Seulement, la notion de dividendes de la paix a fait prendre un mauvais virage : les budgets militaires ont commencé à être pressurisés jusqu’aux années 2010-2012 ; un cran de trop a été franchi et on a commencé à abîmer notre appareil de défense. Là encore, la démarche répondait à une certaine cohérence, sauf qu’elle reposait sur le pari d’un contexte sécuritaire qui ne s’est pas vérifié.

À la suite des attentats du 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme islamiste se militarise, notamment au Sahel et au Levant. Face à un nouvel adversaire, notre modèle d’armée s’adapte sous la forme des OPEX en Afrique – plusieurs se sont révélées des succès militaires, même si les résultats politiques ont été parfois plus contrastés. Au passage, je tiens à rendre hommage à la bravoure de nos soldats et au sacrifice de certains d’entre eux.

La situation actuelle est assez unique en ce qu’elle se caractérise par l’addition de plusieurs menaces : le retour de la compétition entre les grandes puissances, sous voûte nucléaire ; la lutte contre le terrorisme, dont on parle trop peu mais qui reste d’actualité, avec une partie de l’Afrique à nouveau exposée à un risque sécuritaire terroriste majeur ; la prolifération, notamment nucléaire et balistique ; l’émergence de nouveaux espaces de conflictualité : l’espace, le cyber et les fonds sous-marins.

Dès lors, une question doit sous-tendre l’élaboration de la LPM : lesquelles de ces menaces doivent être traitées en priorité et devons-nous le faire seuls ou à plusieurs ? Puisque nous avons l’ambition d’être une puissance d’équilibre et de faire honneur à notre héritage, nous entendons garder un modèle d’armée complet et tenir ce rang sur un certain nombre de segments, dont ceux qui connaissent des sauts technologiques importants, ce qui explique en partie l’accroissement de nos besoins financiers.

Le premier gros élément de l’architecture de la LPM est la dissuasion nucléaire, dont je suis un fervent militant.

D’abord, elle garantit notre autonomie stratégique. À la différence d’autres pays, comme le Royaume-Uni, nous mettons en œuvre notre dissuasion seuls, ce qui explique que, dans le cadre de nos alliances, nous ne puissions partager les missions qui constituent le cœur de notre souveraineté.

Ensuite, il est bon de rappeler l’impact de la dissuasion nucléaire russe sur le cours de la guerre en Ukraine. En outre, plusieurs États sont actuellement proliférants : en dehors de la Corée du Nord, l’Iran pose des défis de sécurité majeurs à l’Europe. Il faut apprécier la dissuasion à l’aune de ce contexte sécuritaire, dont je m’étonne qu’on parle si peu.

Enfin, la dissuasion telle que nous la connaissons aujourd’hui est issue de votes au Parlement remontant à quinze ou vingt ans ; la longueur des programmes est telle qu’il y a toujours un décalage du même ordre. Les crédits qui seront bientôt soumis à votre vote ont donc pour objet de dessiner la troisième génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et les nouvelles générations de vecteurs pour les forces stratégiques, tant aériennes qu’océaniques. Il faut se projeter sur le moyen et le long terme et garder un certain niveau d’investissement car nous maintenons à bout de bras des filières françaises dont le savoir-faire doit être perpétué. Il faut éviter toute rupture de charge, notamment pour la direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), pour TechnicAtome et Naval Group. Je constate que le consensus à ce sujet, qui prévalait depuis les années 1960, s’effrite avec le temps. Il est essentiel que nous en débattions.

Lorsque certains commentateurs prétendument spécialistes croient bon d’affirmer sur les plateaux de télévision que, « s’il nous arrivait la même chose que l’Ukraine », nos stocks stratégiques ne nous permettraient de tenir que quinze jours ou seulement sur un front de 80 kilomètres, ils profèrent une hérésie militaire. Car notre modèle d’armée, depuis les années 1960, tient compte de la dissuasion nucléaire. Cela explique, par exemple, que nous ayons moins de chars que les Allemands, même s’il ne fait aucun doute que nous devons remonter en puissance sur les équipements terrestres. Une puissance dotée a un modèle d’armée distinct de celui d’une puissance non dotée. Et un pays situé à l’Ouest de l’Europe et qui est membre de l’OTAN n’encourt pas les mêmes risques de voisinage qu’un pays se trouvant à l’Est du continent et qui n’appartient pas à l’Alliance atlantique. Le modèle français est unique ; il a ses forces et ses faiblesses et il ne sert à rien de vouloir le comparer à d’autres systèmes, fût-ce au britannique.

Le projet de LPM traduit également une évolution sur des questions qui concernent notre sécurité et notre souveraineté, sans toucher directement à nos intérêts vitaux.

En premier lieu, la menace terroriste persiste. L’avènement des drones est un facteur considérable de changement dans la lutte contre le terrorisme et pour la sécurisation de grands événements, comme les Jeux olympiques. La défense sol-air dans son ensemble a été abîmée par les diminutions de crédits de ces vingt dernières années. La dissuasion nucléaire nous protège contre des menaces d’origine étatique. Tout ce qui n’en relève pas ou présente un caractère hybride soulève un enjeu de sécurité qui est très clairement pris en compte, notamment dans le domaine de la lutte anti-drones et de la défense sol-air ; près de 5 milliards sur les 413 de la LPM y seront consacrés. Je souhaite que l’on accélère en ces matières car les postures pourraient devenir de plus en plus agressives.

En deuxième lieu, les outre-mer sont exposés à des menaces qui leur sont propres et qui tiennent à la tyrannie des distances, à leur environnement géographique – ils n’ont pas les mêmes voisins que l’Hexagone –, au réchauffement climatique, aux crises migratoires et à de nouvelles prédations des ressources naturelles, comme la pêche illégale. Notre marine effectue un travail remarquable dans le Pacifique pour maintenir hors de nos zones économiques exclusives les flottilles de pêche illégale, au prix d’un effort qui demande de l’endurance. Mais nous ne pouvons pas demander l’impossible à nos soldats et la question est donc de savoir comment leur donner des moyens nouveaux pour remplir, demain, leurs missions. On retrouve là des enjeux liés aux technologies nouvelles, au spatial, aux drones et au maritime.

Lorsqu’il s’agit de notre souveraineté dans nos territoires d’outre-mer, il est impensable, même dans une situation très dégradée, de demander de l’aide à qui que ce soit à l’extérieur. La France doit pouvoir l’assumer seule. Et je regrette de devoir dire que ce n’était pas toujours le cas voilà quelques années. Ce sont là des points clés.

En troisième lieu, les nouveaux espaces de conflictualité provoquent des ruptures. Je conteste, à cet égard, les propos tenus ce matin devant votre commission par les membres de think tanks, analystes ou sachants.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Il ne faut pas les mettre en cause. C’étaient des experts très divers, qui exprimaient leurs idées et ne représentaient aucun collectif.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Il est évident que, pour s’en prendre à une puissance nucléaire, il faut passer par d’autres biais que par une attaque frontale – pardon d’enfoncer encore une porte ouverte. Il s’agit donc de voir quelles sont, sous la voûte nucléaire, toutes les menaces que nous pouvons connaître. À cet égard, le cyber recouvre d’importants enjeux, comme le montrent non seulement les affaires de fuites mais aussi, par exemple, les attaques visant nos hôpitaux. Il faut savoir si ces attaques cyber relèvent d’agissements crapuleux et criminels obéissant à une certaine logique, d’actions terroristes ou de l’intervention de services d’un État étranger souverain. Il faut savoir aussi quelle est notre capacité à entraver de telles attaques et à y mettre fin, et pouvoir les attribuer à un pays ou à un groupe terroriste particulier. Il faut même aller au bout de la logique et chercher à définir une légitime défense cyber. Dans ce domaine, où tous les autres pays sont en train d’élaborer leur doctrine, la France n’est pas en retard. Qui plus est, dans une démocratie, le Parlement doit s’emparer de ces questions. Il y a là, évidemment, des vulnérabilités pour l’ensemble de nos démocraties, et particulièrement pour les puissances dotées, car ces moyens permettent de contourner la voûte nucléaire pour s’en prendre à elles.

Quant aux fonds sous-marins, ils sont le théâtre de la guerre des mines ou d’actions visant à compromettre nos systèmes de câbles ou de pipelines et dont l’hybridité rend difficile de déterminer l’origine, comme on l’a vu à l’occasion de certains événements récents en Europe. Dans ce domaine aussi, le projet de loi de programmation militaire propose certaines solutions et les drones sont très précieux.

Dans le secteur spatial, le changement de génération est complet. Alors qu’on envoyait précédemment un satellite dans l’espace pour communiquer ou pour observer, certaines puissances vont désormais être capables de le faire pour détruire un autre satellite dans l’environnement spatial, tandis que d’autres encore développent des capacités qui leur permettront de détruire un satellite depuis la terre. C’est un changement complet de paradigme, dans un domaine où le droit international est en construction. Le projet de loi de programmation militaire propose une stratégie dotée de 6 milliards d’euros sur un budget total de 413 milliards. Il ne s’agit que d’une brique mais il a fallu, rappelons-le, trois lois de programmation militaire entre la première, celle de Pierre Messmer et de Michel Debré, en 1960, et le lancement, dans les années 1970, du premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins. Prendre conscience de cette échelle de temps – même si ce n’est plus très à la mode – pousse à l’humilité devant ce que la nation française est capable de faire, avec beaucoup d’endurance et de patience. Il faudra la même patience et la même endurance dans le domaine spatial.

Nous lancerons aussi, dans le cadre de cette programmation militaire, des prototypes importants, comme le programme YODA – Yeux en orbite pour un démonstrateur agile –, c’est-à-dire des satellites souverains français capables de patrouiller dans l’espace pour voir si d’autres satellites étrangers s’approchent des nôtres et, le cas échéant, d’aveugler des satellites étrangers qui surplomberaient nos théâtres d’opérations.

Au-delà du cœur de souveraineté, qui recouvre notamment nos intérêts vitaux, il faut aussi défendre d’autres intérêts ailleurs, ce qui nous conduit à élargir le spectre pour regarder ce qui se passe ici ou là. C’est là que se pose la question de nos alliances, c’est-à-dire, d’abord, celle de savoir ce que nous voulons ou pouvons faire seuls ou à plusieurs, en fonction des zones géographiques et dans un cadre qui peut être aussi bien multilatéral – c’est le cas de l’OTAN, qui ne fait toutefois pas consensus – que bilatéral. En effet, la France, du fait de son histoire, a conclu de nombreux accords bilatéraux de défense, dont certains sont liés aux actes d’indépendance, comme dans le cas de Djibouti, tandis que d’autres sont beaucoup plus récents et participent à la diversification de nos alliances, par exemple avec les Émirats arabes unis. Ces accords comprennent des clauses de sécurité par lesquelles la France s’engage à ce que les armées françaises viennent, en cas de problème de sécurité, épauler ces pays en fonction de leurs demandes. La France intervient en Roumanie en tant que nation-cadre de l’OTAN et, hors du cadre otanien, nos armées ont contribué à rétablir la sécurité du ciel au-dessus d’Abou Dhabi.

C’est, là encore, une question clé car il ne suffit pas de nous engager partout : si nous ne pouvons pas tenir la parole donnée, c’est toute la crédibilité de la France qui est mise en cause. La question intéresse évidemment la commission des affaires étrangères car il n’y a plus de diplomatie possible si nous ne sommes pas capables de tenir et d’honorer notre parole.

J’en viens, Monsieur le président, à des sous-réponses à vos sous-questions.

Tout d’abord, l’armée française est une armée d’emploi, avec une culture expéditionnaire. En langage non-militaire, tandis que de nombreux pays ont des armées de cœur de souveraineté pour la défense de leur territoire national – ce qui n’est pas une critique, mais une observation factuelle –, la France a la capacité de mener des opérations ailleurs. Pour la France, la question, en particulier lorsqu’elle veut agir seule, notamment sur le théâtre terrestre, est de savoir quelle est la réactivité de son armée. Lorsque le président de la République et votre serviteur se présentent devant le Parlement pour décider de projeter des troupes, combien de temps faut-il pour le faire en quantité suffisante au titre d’une opération de sécurisation ? Le deuxième élément important est l’endurance : dans ce schéma, combien de temps sommes-nous capables de tenir ?

Ces questions apportent déjà des réponses à celle de savoir ce que nous pouvons faire seuls et ce que nous pouvons faire à plusieurs. Il faut choisir son club ou son camp : la France doit-elle se doter de moyens suffisants pour emmener les autres ou, au contraire, se laisser emmener par les autres ? Il y a là un effet évident du retour d’expérience de la première guerre du Golfe, dans laquelle la France avait suivi le mouvement avant de s’apercevoir que, sans direction du renseignement militaire, sans appréciation souveraine permettant la compréhension de ce qui se passait sur le théâtre, sans être intégrée aux états-majors établis par les États-Unis, elle était complètement satellisée et maintenue dans un rôle de gardien de la zone, sans être aucunement en pointe dans le combat et l’engagement des forces. Cette prise de conscience a été un choc profond pour les armées et a donné lieu à des réactions politiques qui ont pris du temps mais qui étaient indispensables : il n’était pas question de revivre cela !

Nous sommes aujourd’hui dans une sorte d’entre-deux car, pour des raisons parfois de mauvaise politique, on a procédé à des renouvellements globaux du parc, par saupoudrage, sans se donner de moyens bien organisés.

Je souhaite, avec cette future loi de programmation militaire, vous proposer que la France dispose, dès 2027, de forces expéditionnaires permettant de projeter une division de deux brigades en grande autonomie, ce qui ne serait possible aujourd’hui qu’au prix de sacrifices imposés à d’autres missions et, pour ainsi dire, « d’élongations musculaires » particulièrement désagréables. Les missions concernées pourraient être la sécurisation de pays déstabilisés par des proxys de grandes puissances, la lutte contre le terrorisme et, surtout, l’évacuation de nos ressortissants dans des pays qui pourraient compter de 1 000 à 15 000 Français ou binationaux en danger, puisque nous sommes capables de tenir un point, de procéder aux évacuations et de repartir. Ce sont là des cas pratiques parfaitement documentés, qui ont servi de base à nos militaires et à nos officiers généraux pour construire ce projet de loi de programmation militaire.

Ce qui est vrai du terrestre l’est aussi du maritime. Dans ce domaine également, voulons-nous emmener les autres ou ne sommes-nous pas en situation de le faire ? À cet égard, il ne faut pas penser « porte-avions » mais « groupe aéronaval », car un porte-avions doit être accompagné par au moins deux frégates et un sous-marin nucléaire d’attaque, déployant ainsi une capacité permettant de tenir une très grande zone.

Cela nous conduit à faire un tour d’horizon des menaces maritimes qui nous entourent. Tout d’abord, la mer a changé de finalité militaire. Jadis, en effet, on se servait des océans ou d’un espace maritime pour frapper la terre, que ce soit pour débarquer des troupes ou pour frapper un pays depuis la mer. Désormais, les espaces maritimes sont devenus des espaces de conflictualité en tant que tels, non seulement en surface ou – avec les porte-avions et les drones – dans les airs, mais également sous la forme de la « guerre sous-marine ».

Plusieurs risques se cumulent autour du seul Hexagone, soulevant des questions pratiques qui seront dimensionnantes pour notre marine. L’Atlantique reste une zone particulièrement dangereuse, du fait notamment de la présence des sous-marins nucléaires russes. Pour la sécurisation de nos abords, notamment de l’Île Longue, nous devons être en mesure de maintenir des libertés et des discrétions indispensables. La mer Méditerranée est également un espace de sécurité très contesté, à cause des mouvements migratoires, de la piraterie maritime, de la présence de Wagner en Afrique et en Libye, et donc parfois sur les voies maritimes, de proxys liés à l’Iran et des enjeux de liberté de circulation maritime en Méditerranée orientale, encore plus marqués à Ormuz, à Suez ou Bab-el-Mandeb.

Dans ce contexte, le groupe aéronaval est clairement l’un des outils les plus précieux pour emmener les autres. De fait, on trouve en Méditerranée le groupe aéronaval américain George Bush et le groupe aéronaval français, qui nous permet d’emmener à notre tour les frégates grecques ou italiennes et d’engager des opérations, dans le cadre de l’OTAN ou non, car il est possible, en Méditerranée, de mener des opérations maritimes qui ne soient pas nécessairement otanisées pour assurer cette sécurité. Il s’agit, là encore, d’une question clé car, sur la plupart de nos routes commerciales, que ce soit pour l’exportation de certaines de nos matières premières, agricoles par exemple, ou pour l’importation d’autres matières premières, éventuellement liées aux hydrocarbures, nous ne pouvons pas être pris au piège. C’est une mission classique de la marine nationale, un de ses cœurs de métier, que de nous garantir des libertés d’accès maritime. À l’instar de ce qu’il prévoit pour les projections terrestres, le projet de loi de programmation militaire doit nous permettre de garder notre rang dans une ambiance qui ne peut que se durcir et où il sera de plus en plus difficile de tenir.

Pour ce qui est de la zone indopacifique, je suis parfois frappé des commentaires politiques que j’entends sur certains bancs car la question est de savoir si nous voulons être une puissance mondiale ou une puissance régionale. Je comprendrais fort bien que certains souhaitent que la France soit une puissance régionale car, même si je ne partage pas cette idée, elle est au moins cohérente. En revanche, on ne peut pas mentir : nous avons besoin d’un dimensionnement militaire qui nous permette de défendre nos intérêts même lorsqu’ils sont lointains. Sans revenir sur l’actualité relative à la Chine et à Taïwan, je rappelle que, le week-end dernier, une frégate de surveillance française a assumé une mission de liberté de navigation maritime non loin de Taïwan : la France était là et elle est le seul pays européen qui souhaite et qui puisse le faire.

Pour aller encore plus loin, on ne saurait parler de souveraineté en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française si nous ne sommes pas capables de traiter militairement ces élongations. C’est ce que nous permet la nouvelle génération de matériel, avec notamment l’A400M ou des opérations comme l’exercice Pitch Black, pour lequel il a été possible d’amener des Rafale depuis l’Hexagone, après un ou deux posés, jusqu’à la base aérienne de La Tontouta, en Nouvelle-Calédonie. Aussi curieux que cela puisse être, de tels exercices ne se pratiquaient pas voilà quelques années, sinon durant les essais nucléaires effectués en Polynésie, et ont été abandonnés depuis la fin des années 1990. Nous montrons ainsi notre capacité à nous signaler stratégiquement à l’ensemble des pays de la zone comme une puissance de l’Indopacifique, légitime parce que riveraine avec nos territoires d’outre-mer.

La question du renseignement est une question clé qui irrigue l’ensemble des thématiques. De fait, il n’y a pas de compréhension du monde ni de diplomatie possibles sans une autonomie d’observation et d’analyse des événements. La direction du renseignement militaire (DRM) peut fournir à l’exécutif de bonnes informations sur la situation en Ukraine, acquises notamment par voie satellitaire et qui nous permettent de comprendre ce qui se passe sur la ligne de front. Ce moyen souverain, même s’il n’est pas parfait, est à notre disposition, et je puis vous assurer, après avoir rencontré pratiquement tous mes prédécesseurs, que ce n’était pas possible voilà dix, quinze ou vingt ans. Il importe de rester, dans l’avenir, au rendez-vous sur les nouveaux segments technologiques en matière de renseignement, sans oublier le renseignement humain, parfois trop négligé, mais qui reste une clé de la lutte antiterroriste – je n’entrerai pas dans le détail, pour des raisons que chacun comprendra.

Les aspects industriels doivent être au service de notre diplomatie et de notre puissance militaire car cela forme un tout. Notre base industrielle et technologique de défense (BITD) est branchée dans le modèle d’armée que je viens de décrire, et non l’inverse.

Je vous remercie donc de me permettre de redire ce que nous cherchons à faire avec cette future loi de programmation militaire, dont le but n’est pas de remplir les hangars des régiments et des bases aériennes de matériels qui ne serviraient qu’à nous féliciter de nous être réarmés mais, au contraire, de coller au plus près aux menaces qui pèsent sur notre pays. Il n’en faut pas moins garder en la matière une certaine humilité car les choses vont très vite. De fait, en cinq ans, entre deux LPM, on observe déjà des fossés technologiques prodigieux, en matière par exemple d’intelligence artificielle et de quantique militaire, et dont on parle trop peu. Nous y avons consacré de l’argent au titre de ce projet de LPM mais je me propose de revenir régulièrement devant le Parlement pour des mises à jour de cette loi, car il faudrait être naïf pour croire que la mer est calme et que la situation sera figée dans le domaine de l’équipement et de la technologie pour les cinq ans qui viennent.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Notre rapporteure pour avis, également oratrice du groupe Renaissance, et les orateurs des autres groupes vont à présent vous poser leurs questions.

Mme Laetitia Saint-Paul (RE), rapporteure pour avis. Au nom du groupe Renaissance, je tiens à redire notre fierté de conduire la programmation militaire la plus ambitieuse depuis la fin de la guerre froide. Que cette future loi, ô combien nécessaire, soit une continuité, une rupture dans la continuité ou une rupture tout court, la fierté reste intacte. Dire que les dépenses sociales et militaires s’opposent est un non-sens car il ne peut y avoir de prospérité sans sécurité.

Je me fais le porte-voix des nombreux collègues retenus dans l’hémicycle, car nous ne traitons pas ici que des questions de défense, et c’est la richesse de la commission des affaires étrangères que de penser ces sujets en même temps que les questions de développement, de diplomatie et de droits humains. Une telle approche est donc complexe. Certains collègues du groupe Renaissance s’interrogent sur la manière dont nous allons penser, dans cette prochaine LPM, le continuum entre la sécurité et le développement, qui est l’un des fondements de la LPM en cours.

Se pose également la question fondamentale du partenariat renouvelé avec l’Afrique, sur lequel nous aurions souhaité en savoir davantage, idéalement avant l’adoption définitive du texte. Cependant, puisqu’il s’agit de prendre en compte l’avis de nos partenaires, je comprends que la réponse puisse tarder.

Nous sommes également très désireux de savoir comment les territoires ultramarins s’approprient ce nouveau positionnement, auquel j’adhère pleinement, qui consiste à donner une place centrale à nos outre-mer.

Vous avez évoqué à plusieurs reprises la couverture de la totalité du spectre, ce à quoi les think tanks que nous avons entendus ce matin semblaient plutôt défavorables. Je leur ai rappelé que c’est sur les conseils de certains penseurs, comme M. Henrotin, qui faisait du drone armé la figure aérienne du mal, que le politique, nourri de cette réflexion, a finalement fait des choix qui ne sont pas nécessairement les bons. S’il est nécessaire de couvrir tout le spectre, il l’est aussi de rappeler la réussite du Fonds européen de défense. Comment réussirons-nous à compenser toutes ces ruptures technologiques et comment articulons-nous cet effort avec l’Union européenne ?

Enfin, en tant que rapporteure pour avis, j’ai consacré mes travaux à la nouvelle fonction stratégique qu’est l’influence. Existe-t-il une feuille de route ou un budget dédié en la matière ? Et la question est-elle pensée d’une manière transverse ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je n’ai peut-être pas assez évoqué dans mon propos liminaire la présence militaire en Afrique, les questions d’influence et les réseaux y afférents. Il faut reconnaître clairement que notre présence en Afrique n’est plus complètement adaptée, et cela pour de nombreuses raisons. La première est que, parmi les diminutions budgétaires de ces vingt dernières années, on a fermé de nombreuses capacités de formation ouvertes aux armées africaines. Vous qui connaissez bien les armées savez que les écoles de Salon-de-Provence et de Saint-Cyr Coëtquidan, ainsi que l’École navale – pour ne parler que des écoles d’officiers, mais celles des sous-officiers étaient aussi concernées –, avaient jadis d’importantes capacités d’accueil et il était tout à fait normal d’y trouver des élèves issus d’armées africaines partenaires et amies, venant apprendre le métier pendant une année ou deux sous les drapeaux.

Je ne parle même pas de la coopération, durement touchée par la fin du service militaire. Au Cameroun, par exemple, qui pouvait accueillir une centaine de coopérants, c’est-à-dire de militaires français servant sous l’uniforme de l’armée camerounaise, on en compte aujourd’hui moins de dix. Nous payons cher la disparition de cette intimité humaine, qui n’avait pas de prix et offrait des capacités de formation par le haut, y compris sur des segments de combat où les capacités n’allaient pas toujours de soi.

Avec le temps, nous nous sommes également installés dans une sorte de routine. Hors Djibouti, la France dispose en Afrique de deux bases pratiquant la formation et le combat – Port Bouët, à Abidjan, et N’Djamena, au Tchad – et de deux bases ne pratiquant que la formation, au Gabon et au Sénégal. Sur ces deux dernières bases, on a pris des habitudes de formation très généralistes, qui ne sont plus toujours adaptées aux partenaires. Ainsi, alors que nous proposons au Sénégal – dont je recevais le ministre de la défense à l’hôtel de Brienne juste avant cette audition – des offres de formation pour la prise en main de l’infanterie, c’est de drones que ce pays a besoin. Lorsque nos propositions portent sur les techniques de combat, nos partenaires nous disent qu’ils veulent développer une aviation de chasse ou reconquérir des espaces maritimes nouveaux. Nous avons d’ailleurs commencé à perdre des parts de marché face à des offres israéliennes ou turques qui prévoient des solutions de financement autour d’objets capacitaires et concernent des drones, pour les uns, et d’autres systèmes, pour les autres.

Il fallait que nous réagissions car, dans une relation synallagmatique, les deux parties doivent trouver leur compte – ce qui était le cas pour nous, mais pas pour nos partenaires. Nous sommes donc en train de réarticuler cette relation avec une diminution des forces présentes en permanence dans ces bases car nous aurons davantage de forces tournantes, avec un catalogue de formations fixes à l’année, avec des séjours longs pour nos militaires et leurs familles et avec des offres de formations beaucoup plus courtes, sur la base d’un catalogue que nous sommes en train d’élaborer et portant, par exemple, sur la défense sol-air, les fonctions d’état-major, le renseignement et la guerre électronique, ainsi que sur les questions spatiales. Nous aurons beaucoup plus de forces tournantes, actives ou réservistes, ce qui permettra de durcir et de muscler notre capacité en termes de formation.

Dans l’Hexagone, où nous avons trop réduit le nombre d’élèves en formation, je proposerai de multiplier par deux le nombre d’élèves accueillis depuis le continent africain. Pour les seuls pays avec lesquels nous avons des accords, le nombre est actuellement d’environ 300 par an. Il s’agirait donc de remonter très rapidement ce chiffre pour parvenir à 600 élèves, sans nous limiter aux officiers car les sous-officiers sont une cible tout aussi importante.

Le troisième volet est l’enjeu industriel et capacitaire. Pour le dire en termes diplomatiques en tant que ministre en charge de la BITD, nos industriels ont parfois trop regardé les grands arbres, comme aurait dit Malraux, et beaucoup trop peu nos partenaires africains. Les équipements terrestres représentent en effet un enjeu et j’ai été très surpris, à ce propos, par un article récent sur Arquus car mes homologues africains me disent constamment qu’ils ont besoin d’équipements de transport de troupes. Il y a donc là des perspectives d’export, avec les formations afférentes.

J’ai pris l’exemple de l’Afrique pour répondre d’une manière globale à votre question qui l’était encore plus mais nous devons rester ce que nous sommes. Les armées françaises sont des armées d’emploi et nous sommes capables de projeter, s’il le faut, des éléments de combat, par exemple contre le terrorisme – comme nous le faisons au Niger –, mais le besoin de formation est énorme sur le territoire national comme dans les pays concernés, où nous avons parfois été décevants. Quant au volet industriel et capacitaire, il est clair que nous devons pouvoir faire mieux, surtout lorsque d’autres pays commencent à créer des concurrences auxquelles nos industriels n’étaient, il faut le reconnaître, pas toujours habitués et face auxquelles j’essaie de les stimuler. La notion d’influence pourrait se développer de manière plus globale mais je me suis limité à un exemple concret.

Mme Marine Le Pen (RN) Le contexte géopolitique dégradé et l’affaiblissement manifeste de la France, encore illustré par le camouflet subi par Emmanuel Macron en Chine, nous conduisent à examiner avec une particulière vigilance le projet de LPM pour les années 2024 à 2030, dont nous nous félicitons qu’elle rompe avec un budget d’abandon de nos armées. Notre vigilance face à certaines lacunes de ce texte a toutefois cédé la place à de l’inquiétude car, pour reprendre les propos que vous avez tenus tout à l’heure, l’efficacité dépend des moyens. Vous avez évoqué une LPM de transformation, dont les crédits passent de 195 à 400 milliards d’euros, mais votre texte n’est que partiellement financé, comme nous sommes obligés de le constater. C’est d’ailleurs le sens du rejet qui vous a été signifié avant-hier à la conférence des présidents.

Je vous poserai donc trois questions importantes, même si elles vous ont certainement déjà été posées dans d’autres commissions. La première porte sur l’inflation, que vous avez évoquée tout à l’heure, sans entrer dans le détail, en disant qu’elle absorberait 30 milliards d’euros, soit 15 % de l’effort supplémentaire de 200 milliards d’euros destiné à la défense. Dans le contexte inflationniste actuel, sans doute appelé à durer, on aurait espéré un budget en euros constants ou, à tout le moins, une clause de sauvegarde. Or votre texte ne contient rien de tel. Pourquoi donc cet impensé majeur ?

Vous avez également évoqué les capacités. Nous comprenons que nos investissements seront retardés dans des proportions dramatiques et évoquées dans la presse. En 2030, nous ne disposerions pas de cinq frégates de défense et d’intervention mais de trois, et pas de 185 Rafale pour l’armée de l’air mais de 137, sans parler des renoncements concernant l’artillerie, les hélicoptères ou les centaines de véhicules du programme Scorpion, dont la livraison a été repoussée. Confirmez-vous ces chiffres et, en ce cas, comment justifiez-vous de telles coupes que je juge, et de nombreux analystes avec moi, inquiétantes dans le contexte international ?

Enfin, votre texte repose sur plusieurs paris, en forme d’épée de Damoclès pour nos armées. Le soutien à l’Ukraine serait intégralement financé par des crédits supplémentaires, dont l’obtention sera soumise chaque année à des arbitrages politiques incertains. Il en est de même pour les opérations extérieures, sous-financées, alors même que, de crise en crise, nous constatons que nos soldats peuvent être appelés à tout moment à servir sur des théâtres d’opérations. À quels renoncements capacitaires nos armées seront-elles contraintes si ces dépenses sont financées en bout de chaîne, non par des ressources supplémentaires dépourvues, en l’état, de toute réalité, mais par le ministère des armées lui-même ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Cela a demandé de nombreuses lois de programmation militaire mais le financement des OPEX est désormais robuste, grâce au système dit de provision : la provision est inscrite dans la LPM et est mobilisée selon l’activité des forces, OPEX comme missions intérieures – Sentinelle en est un exemple dans la perspective des Jeux olympiques. L’idée est que les armées françaises ne sauraient être contraintes par la provision des OPEX : c’est à l’intendance budgétaire de suivre l’activité des forces et celle-ci n’a pas à être « carénée » par le budget, comme dans d’autres pays. Je proposerai au Parlement de renouveler le système des provisions. Il résulte d’un consensus politico-budgétaire acquis au fil des ans et correspond à ce que veulent les militaires en termes de visibilité et de prévisibilité.

La question de l’Ukraine est à mettre en regard du « catéchisme » républicain en matière de LPM. De mon point de vue, la vocation d’une LPM, c’est de déterminer le format des armées. Peu de pays ont une LPM ; nous en avons une parce que nous avons la dissuasion. À l’époque, les gaullistes voulaient préserver les grands programmes des aléas trop forts. D’ailleurs, Pierre Messmer ne souhaitait pas que la LPM concerne l’activité des forces, il considérait qu’elle devait être réservée aux très gros programmes et à la dissuasion. Au fil des choix technocratiques des Parlements et gouvernements successifs, elle a fini par englober les programmes hors dissuasion, le maintien en condition opérationnelle et même les OPEX, s’éloignant ainsi de la pureté originelle du concept de loi de programmation militaire.

Je ne souhaitais pas, et le président de la République et la première ministre l’ont accepté, que la question de l’Ukraine soit traitée dans les ressources budgétaires de la LPM, pour des raisons démocratiques. Au début, l’urgence faisant la doctrine, nous avons prélevé des moyens sur nos forces, puis nous avons été amenés, et le serons de plus en plus, à brancher directement l’armée Ukrainienne sur notre BITD en ouvrant des crédits, pour protéger nos propres stocks. Les choses durent, et je comprends très bien que vous vous inquiétiez, tout comme nos militaires, de protéger les armées françaises. Je serais un bien mauvais ministre si je ne commençais pas à imaginer des mécanismes qui vieilliront bien, en fonction de la situation sur le terrain.

C’est ainsi que sont sortis de la LPM, non seulement les fonds de soutien auxquels l’Ukraine émarge directement, mais plus globalement toute l’aide à l’Ukraine. Par exemple, nous avons donné des missiles et des systèmes de défense antiaérienne Crotale, un dispositif de très bonne qualité mais vieillissant, dont nous nous apprêtions à arrêter l’emploi dans les armées dans les années à venir. Nous avons accéléré à la fois le retrait de ce type de missiles et l’achat de missiles Mica VL. Puisqu’il faut un « juge de paix budgétaire », le recomplètement par le Mica VL se fera en dehors des ressources budgétaires de la LPM et sera traité en annualité budgétaire, comme la plupart des budgets, y compris celui des anciens combattants.

En tant que parlementaire, Madame Le Pen, vous resterez ainsi souveraine, chaque année. Si, par le passé, les LPM ont été sous-exécutées, c’est parce qu’elles restent des lois de cadrage politique. D’où mon étonnement s’agissant des réactions suscitées par l’étude d’impact ; elle doit être appréciée en fonction de choix politiques et militaires que ni le Conseil d’État, ni le Conseil constitutionnel n’ont à approuver. Ce sera bien la loi de finances annuelle qui ouvrira les autorisations d’engagement et les crédits de paiement, en tout cas j’y veillerai jusqu’en 2027. Et si vous souhaitez, lors de l’examen de la loi de finances initiale ou du collectif budgétaire, faire l’inverse de ce que vous aurez décidé pour la LPM, vous le pourrez toujours.

À terme, les sommes mobilisées pour l’Ukraine peuvent être importantes : je vous ferai un état précis et consolidé des comptes définitifs pour 2022 et des perspectives pour 2023 au mois de mai, lors du débat du projet de loi ; j’en ferai un autre devant les commissions de la défense et des affaires étrangères au mois de juillet, sur les exportations d’armements. En tout état de cause, je considère qu’il est sain d’avoir sorti ce sujet des ressources budgétaires de la LPM.

S’agissant des capacités, au moment où je vous parle, il n’y a pas de renoncements : s’il devait y en avoir, ils seraient annoncés et ne sauraient intervenir brutalement avec des dépenses de 413 milliards. En revanche, avec les chefs d’état-major, nous avons fait le choix de quelques étalements, de façon à garder la cohérence chère au chef d’état-major des armées (CEMA) Thierry Burkhard.

Par exemple, pour l’armée de terre, il faut faire coller les parcs de matériel aux menaces et aux missions, et pas simplement vouloir faire de la masse, comme on le voit trop souvent. L’objectif du CEMA, c’est d’arriver, en 2027, à un carénage d’une division et deux brigades, de 10 000 à 12 000 hommes, avec un système d’armée complet, cohérent et « scorpionisé ». Les régiments qui en seront équipés seront ciblés, les militaires formés et les infrastructures adaptées. Cela demande du temps compte tenu des contraintes de production et des difficultés technologiques de mise en réseau, Scorpion étant un outil de combat collaboratif qui permet au Jaguar ou à d’autres éléments terrestres de prendre la main, lorsque le Griffon détecte quelque chose.

Nous avons donc choisi de procéder par paquets cohérents, comprenant la formation, les infrastructures, les munitions, les équipements, de façon à avoir des régiments entiers complètement prêts, plutôt que de ne rien retarder et d’arriver au résultat que nous connaissons avec nos hélicoptères dont, faute de crédits pour le maintien en condition opérationnelle ou de capacité, parfois aucun ne décolle. Certes, la cible se dilate de 2030 vers 2032, et nous assumons ce chevauchement sur le début de la prochaine LPM car, en contrepartie, lorsqu’un régiment sera « scorpionisé », il sera en complète capacité de marche.

Quant à l’inflation, elle existe, c’est un fait. Nul ne sait comment elle évoluera au fil de la programmation mais nous estimons son coût global à 30 milliards d’euros. Vous dites qu’il n’y a pas de clause de sauvegarde ; je vous trouve bien sévère. J’en ai obtenu et non des moindres. D’une part, les clauses sur le carburant opérationnel, conquises de haute lutte par les députés lors des LPM précédentes, sont conservées : en cas de variations importantes sur le prix du Brent, les armées obtiennent des crédits nouveaux, de façon à éviter les restrictions sur le terrain. Cela permet d’absorber une bonne part de l’inflation. D’autre part, le ministère peut aussi jouer sur les reports de charges. Ces techniques de trésorerie permettent de décaisser les crédits de paiement lorsque l’inflation diminue. Les précédentes LPM ont permis d’y recourir dans les faits mais j’ai souhaité, pour des raisons démocratiques et de transparence, les inscrire dans la programmation militaire, pour que les parlementaires puissent le constater chaque année, lors de la discussion du projet de loi de finances.

Enfin, s’il est un ministère où l’inflation est totalement gérée, c’est bien celui des armées : tout retard sur ce que l’on appelle le « physique » – la livraison d’un système d’armes ou la réalisation de travaux dans un régiment dans une base aérienne –, me conduit à demander des crédits supplémentaires à Bercy, puis en collectif budgétaire. Je le ferai encore cette année, en proposant d’ouvrir 1,5 milliard d’euros de crédits supplémentaires, afin de traiter quelques urgences liées à l’Ukraine, la lutte anti-drones ou les Jeux olympiques, ainsi que la question de l’inflation. Mes collègues chargés de la justice, de l’éducation nationale ou de l’intérieur ne bénéficient pas de tels dispositifs. C’est ainsi que je peux vous dire, qu’en 2022-2023, c’est-à-dire depuis que je suis ministre des armées, aucun programme n’a pris de retard à cause de l’inflation.

Quant à ce que vous qualifiez de « camouflet en Chine », je ne suis pas d’accord avec vous mais j’y reviendrai peut-être.

M. Arnaud Le Gall (LFI-NUPES). Il n’y a pas de défense sans stratégie, ni de stratégie sans vision de l’état du monde et du rôle de la France en son sein.

Le projet de LPM a pour principaux objectifs la consolidation de notre autonomie stratégique et la construction, en parallèle, d’une autonomie stratégique européenne. Je m’interroge sur leur compatibilité en 2023. Il est en effet illusoire de croire que l’Union européenne s’émancipera de l’OTAN à un horizon visible. Certains pays de l’Union européenne pensent que les États-Unis interviendraient sur un théâtre européen en cas de nécessité : c’est une erreur et, précisément, la raison pour laquelle le général de Gaulle avait fait le choix de retirer la France du commandement militaire intégré de l’OTAN.

À l’inverse, l’appartenance au commandement intégré nous oblige à nous aligner sur certains des objectifs de l’OTAN, qui sont, à nos yeux, contradictoires avec la volonté d’autonomie stratégique et avec la clarté même de notre stratégie. Nous en avons deux exemples récents : l’Ukraine, à propos de laquelle le président Macron a avancé l’idée de bon sens que, tôt ou tard, nous serons bien obligés de négocier avec des ennemis, et la Chine, sur laquelle il a eu des propos lucides. Dans les deux cas, il semble être conscient qu’une stratégie purement militaire, qui va de pair avec l’expansion permanente des théâtres d’opérations de l’OTAN, est à la fois dangereuse pour la paix et nuisible à notre indépendance.

Le problème, c’est que ces déclarations sont suivies de rétropédalages pour cause de gêne de la majorité. Quand, à des moments cruciaux, le président affirme la volonté d’une indépendance et d’un équilibre – cette « équidistance » que nous préférons appeler un « non-alignement » –, par une sorte de retour de balancier, il est obligé de se justifier, ce qui nuit à une stratégie claire. Qu’en est-il ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Étant de confession gaulliste, il n’est pas question de balancier pour moi et j’espère vous convaincre de la stabilité de la position française.

Dans C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte retrace la période de 1960 à 1966, qui reste d’une actualité éblouissante s’agissant de la relation que la plupart de nos partenaires européens – nos amis, nos alliés, nos voisins –, entretiennent avec Washington. Pour le ministre des armées que je suis, il est évident que le rapport aux États-Unis dimensionne bien des choses au sein de l’Union européenne et de l’OTAN. Et le fait d’être une puissance européenne dotée de l’arme nucléaire est tout à fait différenciant. Sur la route qui va de Paris en Europe centrale, dès l’Allemagne, les opinions publiques ne sont pas seulement inquiètes de la situation en Ukraine, elles ont peur. Et les Parlements relaient cette peur, qui oriente leurs choix en matière d’armement, pour monter en puissance, pour atteindre les deux points de produit intérieur brut (PIB) chers aux instances otaniennes, ou encore pour le parapluie nucléaire américain. En juillet dernier, la presse française a qualifié de « camouflet terrible pour la France » la décision de l’Allemagne d’acheter des F35 américains : les Allemands avaient-ils d’autre choix dès lors qu’ils se mettent sous le parapluie nucléaire des États-Unis et que la bombe américaine est emportée par les avions américains ? Nous n’usons évidemment pas de la même diplomatie puisque nous revenons à notre propre dissuasion. À nous d’expliquer aux Allemands, comme de Gaulle avait tenté d’en persuader Peyrefitte, qu’ils auraient plutôt intérêt à se mettre avec nous plutôt que de croire à l’intervention systématique américaine. D’ailleurs, nous aurons à bien redessiner les contours de nos partenariats en distinguant ce qui, pour nous, est clé et non négociable : pour le dire vite, le spatial, le char du futur et le système de combat aérien du futur (SCAF).

L’OTAN, au fil du temps, est devenue une alliance très politique et diplomatique mais elle reste ce qu’elle était au départ, avant tout une coalition militaire capable de travailler en interopérabilité, qu’il s’agisse de faire fonctionner ensemble les dons en équipements à l’Ukraine, de planifier des entraînements communs en fonction d’un risque identifié ensemble et d’en créer les conditions pratiques. La Méditerranée est un exemple de ce que l’OTAN fait de bien sur le plan militaire. Les commissaires aux affaires étrangères sont autant les bienvenus sur le porte-avions Charles de Gaulle et dans nos emprises militaires que les commissaires à la défense. Lorsque les marins du groupe aéronaval expliquent les enjeux de sécurité en Méditerranée, ce n’est pas l’OTAN politique que l’on découvre, c’est l’OTAN militaire, celui des soldats qui prennent des décisions d’état-major et planifient des opérations concrètes.

Je souhaite que nous conservions notre autonomie au sein de l’OTAN. Cela signifie qu’il faut accepter d’être parfois critiqués, de susciter de l’inquiétude et redoubler d’efforts sur le plan bilatéral pour expliquer ce que nous souhaitons faire. Être une puissance dotée, c’est aussi avoir des devoirs. J’ai passé beaucoup de temps à expliquer à mes homologues qu’il était normal que le président de la République dialogue avec Vladimir Poutine et que moi-même je discute avec le ministre de la défense de la Fédération de Russie, Sergueï Choïgou. En tant que puissance dotée, nous avons le devoir de parler avec tout le monde, cela fait partie de la dissuasion et des fondamentaux de notre histoire.

Enfin, dans l’OTAN, si on est faible, on suit. Les coupes budgétaires de ces dernières années ne nous ont certes pas aidés à être forts. Avec la LPM que nous vous proposons, nous voulons affirmer la capacité de la France d’agir seule sur beaucoup de fonctions stratégiques. Cela impliquera, comme peu de pays seront capables d’en faire autant sur le plateau européen, que la France soit écoutée sur certains segments.

Le vrai risque au sein de l’OTAN, c’est qu’on peut s’occuper très vite des affaires « à l’ancienne » mais qu’on parle peu du cyber, des enjeux spatiaux – plutôt abordés entre les trois États membres dotés (P3) – ou de l’hybridité de la guerre. Il est pourtant difficile de ne pas voir dans la guerre en Ukraine le chantage aux matières premières agricoles et à l’énergie. Sur ces menaces nouvelles, plus hybrides, la France doit être capable d’apports plus significatifs à l’Alliance atlantique, tant au niveau de l’exécutif et des chefs d’État qu’au niveau des parlementaires qui siègent dans les différentes instances. À mon avis d’ailleurs, les peuples devraient reprendre plus de place dans les grandes décisions.

M. Michel Herbillon (LR). Le groupe Les Républicains a déploré la brièveté singulière de l’étude d’impact. Ne le prenez pas mal mais seulement sept pages pour aborder les dispositions financières d’une LPM de 413 milliards d’euros, cela paraissait un peu bref. C’est un sentiment que pourraient partager nos compatriotes.

Les programmes de coopération industrielle européenne de défense SCAF, Système principal de combat terrestre (MGCS) et Eurodrone sont stratégiques pour l’avenir de nos armées et celles de nos partenaires. Par le passé, de tels projets ont connu des difficultés majeures de mise en œuvre, sur le plan aussi bien technique que politique, provoquant des retards de livraison importants, comme cela a été le cas pour l’Airbus A400M. L’étude d’impact ne fait pas mention de ces éventuels risques. Comment le ministère des armées se prépare-t-il, dans le cadre de la LPM, à d’éventuelles difficultés majeures ?

Malgré une augmentation des crédits, les cibles d’équipement entre la précédente LPM et le projet que vous nous présentez pour la période 2024-2030 ont de quoi surprendre : les véhicules blindés Griffon passent de 1872 à 1345, les frégates de défense et d’intervention de cinq à trois, et les Rafale Air de 185 à 137. Présentant, le 20 janvier dernier, ses vœux aux armées, le président de la République souhaitait « une armée prête au péril du siècle » et « disposant d’une guerre d’avance ». Ces cibles étonnamment revues à la baisse vous semblent-elles cohérentes avec les objectifs annoncés à Mont-de-Marsan par le chef de l’État ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. J’ai déjà commencé à répondre au dernier aspect de votre question et vous propose de compléter avec des documents écrits.

S’agissant de la cohérence, je soutiens le point de vue des armées : on sait bien qu’il ne suffit pas d’acheter des équipements pour en disposer, et c’est particulièrement vrai pour l’armée de terre. La progression se fera par tranches cohérentes ; il n’y a pas renoncement, mais des étalements. Par ailleurs, certains gains sont déjà actés, comme l’irréversibilité du programme Scorpion. L’armée de terre a commencé à intégrer les enjeux de demain dans cette LPM : la guerre électronique, avec le brouillage électromagnétique des champs de bataille ; le développement des régiments de transmission de demain ; les frappes dans la profondeur, domaine crucial dans lequel la guerre en Ukraine fournit un important retour d’expérience.

L’étalement n’abîme pas nos capacités d’agir ; ce qui compte, c’est d’avoir des équipements prêts à l’emploi. Pardon pour la comparaison, mais que peut-on faire avec énormément de machines Nespresso, sans électricité, ni eau, ni capsule ? Avec moins de machines à café, on peut avoir du stock de capsules et des personnes formées pour s’en occuper. Le chef d’état-major des armées et le chef d’état-major de l’armée de terre pourront vous faire la démonstration de cette clé de cohérence.

Avec davantage de milliards chaque année, les choses iraient-elles plus vite ? Pas pour tous les programmes. Certaines chaînes de production sont limitées par des engagements pris à l’exportation et certains programmes de très grande ampleur par les inerties qui leur sont propres. Vous n’obtiendrez pas un SNLE de troisième génération ou un satellite plus rapidement en augmentant sensiblement le budget.

Au sujet de l’étude d’impact, la première ministre a saisi le Conseil constitutionnel. Cette étude a été rédigée avec les équipes du ministère, notamment la direction des affaires juridiques et l’état-major des armées, et elle est – quoi qu’on en dise – plus dense et solide que les précédentes. Reste qu’elle ne se prononce, par définition, que sur les résultats que peut fournir une étude d’impact. Peut-être est-ce le moment de rappeler à la représentation nationale que nous devons assumer les risques politiques des choix que nous faisons ? Il y a forcément des paris à prendre et, sur les modèles d’armées, on s’est trompés de nombreuses fois. Au fond, les écrits du général de Gaulle ne sont-ils pas la plus belle étude d’impact sur celui de 1940 ?

Les choix politiques que je dois assumer devant vous sont fondés sur des décisions militaires. Il y a dix jours, à l’hôtel de Brienne, j’ai expliqué pendant près d’une heure et demie au président Marleix les raisons pour lesquelles nous étions certains de l’impact militaire de nos choix à cinq et dix ans. Ce n’est ni le Conseil d’État ni le Conseil constitutionnel, à la décision duquel je me plierai néanmoins, qui garantira cet impact. En tout cas, je serai toujours à votre disposition pour vous expliquer comment nous construisons et prenons nos décisions.

Un projet de LPM est toujours particulier. Il tire son sens du fin fond même des armées, du retour d’expérience de soldats qui ont participé récemment à des opérations, de ceux qui ont une expérience au sein de l’OTAN ou rentrent de l’opération Barkhane, ou encore d’aviateurs. Sur le terrain politique, je suis capable de rendre raison des choix qui ont été faits et d’en montrer l’impact. Je suis entièrement à la disposition du Parlement tant qu’il le faudra, et j’ai dit au président Marleix que je pouvais me rendre aux réunions de son groupe et participer à de nouvelles auditions en commission.

Je ne veux pas renvoyer sur les techniciens la responsabilité, qui incombe à la représentation nationale et au politique, de définir les grandes orientations pour nos armées. Au reste, je ne prétends pas que cette copie est parfaite ; une LPM comporte de si nombreux aspects et est susceptible de connaître tant d’aléas techniques, industriels ou sécuritaires qu’elle constitue un bel exercice d’humilité. Il est important que chaque sensibilité politique puisse s’exprimer sur ses attendus militaires. On peut aborder la question uniquement par le prisme industriel des carnets de commandes mais puisque l’état d’esprit de la commission est de partir des risques, il faut les appréhender de manière complète et opérante.

M. Frédéric Zgainski (DEM). Le projet de LPM pour les années 2024 à 2030 prévoit 413 milliards d’euros en faveur de nos armées. Nous saluons cet important effort financier, alors que des temps incertains s’ouvrent. Le retour de la guerre en Europe nous oblige à moderniser notre défense en renforçant la dissuasion nucléaire, l’industrie nationale et européenne, ainsi que les investissements dans le cyber, le renseignement, l’espace et les fonds marins.

Notre groupe se félicite de ce projet de LPM, qui répond aux crises actuelles.

Notre politique de coopération en matière de défense s’appuie de manière importante sur nos partenaires tout en développant l’autonomie stratégique de l’Union européenne. Certains de nos alliés, comme la Pologne, ont passé des commandes massives de chars américains et coréens. Ce pays n’est pas une puissance nucléaire et il craint une invasion par l’Est. Il a donc choisi de développer une armée de masse, à la différence de la France qui a décidé de ne pas acquérir de nouveaux chars et de rénover son parc. Cette rénovation concernera 19 chars à la fin de 2023, 160 à la fin de 2030 et 200 à l’horizon 2035. Cette différence de stratégie est-elle le fruit d’une coordination avec nos alliés ? Sommes-nous, d’une certaine manière, complémentaires ?

uPeut-on envisager une autonomie stratégique européenne quand nos alliés sont tournés vers l’Est de l’Europe, alors que la France entend avoir son mot à dire plus largement, notamment dans la zone indopacifique ? Le groupe Démocrate considère que la coopération européenne est fondamentale pour assurer la souveraineté du continent.

M. Sébastien Lecornu, ministre. La question de la coopération européenne a été trop souvent caricaturée. On voit bien que des bonds en avant spectaculaires ont été faits depuis un an. La facilité européenne pour la paix (FEP) a permis à de nombreux États de donner des armes à l’Ukraine car ils avaient la garantie de pouvoir reconstituer leurs stocks grâce à ce filet de sécurité. Nous n’y serions pas arrivés par mer calme. La FEP existait déjà mais, désormais, elle fonctionne. Si la Pologne a donné autant d’armes à l’Ukraine, c’est grâce à cet instrument.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. J’y suis très favorable mais la Commission européenne a eu une interprétation excessive. La Pologne donne des armes qu’elle a en stock, se les fait rembourser au prix du neuf et se rééquipe en achetant du matériel américain et coréen. Il y a tout de même un petit problème de suivi de la part des instances européennes. Le système est très bon mais on devrait prévoir un minimum de retour pour les industries européennes.

M. Sébastien Lecornu, ministre. C’est la raison pour laquelle les critères évoluent assez vite en fonction des paquets d’aide. Les premiers ont donné lieu à des critiques – y compris envers nous – car le mécanisme permettait d’acquérir des nouveaux matériels en remplacement des anciens. Des discussions ont lieu à bon niveau et je tiens à remercier le commissaire Thierry Breton et Josep Borrell, qui ont œuvré pour que la FEP fonctionne de manière complètement européenne.

Il ne faut pas oublier que la France contribue beaucoup à la FEP : avec presque 1 milliard d’euros, nous sommes le deuxième contributeur. L’effort européen est concret et significatif.

L’Union européenne a plusieurs cordes à son arc. Elle peut, en premier lieu, s’appuyer sur la passation en commun de marchés. On a bien vu leur effet de levier pour l’acquisition de vaccins lors de la crise de la Covid. Le même effet peut être obtenu pour les stocks stratégiques, sans porter atteinte à notre souveraineté. La mutualisation de l’acquisition de poudre pourrait ainsi permettre à chacun de continuer à produire ses propres obus de 155 millimètres. Il faut reconnaître que la poudre est malheureusement devenue une denrée rare et l’Union européenne a évidemment un rôle à jouer en la matière.

J’en viens au SCAF, qui renvoie aux coopérations européennes, ce qui me permet aussi de répondre à la question de M. Herbillon. Ce dossier pouvant faire l’objet de débats politiques lors de l’examen du projet de LPM en séance publique, je m’y attarde pour décrire les principes suivis par l’exécutif. Cette grille de lecture peut être consensuelle.

Premièrement, nous ne partagerons jamais certains éléments du programme SCAF. Tout ce qui a trait à la dissuasion nucléaire restera intégralement français.

Deuxième principe : nous pouvons faire à plusieurs ce qu’il aurait été impossible de faire de manière isolée, parce que cela permet de réduire les coûts.

Le SCAF repose sur plusieurs piliers – le cloud, les drones et l’avion de combat – et se décompose en plusieurs phases. Nous sommes actuellement dans la phase 1B, qui consiste à réaliser un démonstrateur, pour un coût global d’un peu moins de 3 milliards d’euros. Selon certains experts, sa réalisation dans un cadre national aurait coûté un peu moins cher au total. Mais comme le programme comprend trois partenaires – on oublie trop souvent l’Espagne –, cette phase coûte environ 1 milliard à la France. On peut évaluer l’économie à au moins 1 milliard. La mutualisation est une bonne manière de gérer l’argent des contribuables et il faut se poser la question de l’élargissement du programme à d’autres partenaires, pourvu que cela présente un intérêt industriel et militaire.

Par-delà les aspects financiers, les programmes d’équipement en commun permettent de faire progresser l’interopérabilité. On a pu le voir lors de l’évacuation de Kaboul avec l’utilisation des A400M. Cette interopérabilité sera encore plus grande en ce qui concerne l’aviation de chasse et conduit à se poser les bonnes questions dès le début du programme.

Cela m’amène à nos lignes rouges. Comme je l’ai indiqué très clairement à notre partenaire allemand, la première d’entre elles concerne les exportations. Il ne sera pas possible de vendre des avions de combat de nouvelle génération à des pays qui ne sont membres ni de l’Union européenne, ni de l’OTAN – comme l’Indonésie, l’Inde ou les Émirats arabes unis – si cela doit également faire l’objet d’un accord préalable du Bundestag. C’est contraire à toute la politique que nous avons menée depuis les années 1960 pour financer de manière souveraine notre BITD. L’exécutif français décide des exportations d’armes françaises, sous le contrôle du Parlement. Cela ne se partage pas.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Les Allemands ont-ils accepté ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. De toute façon, ce n’est pas négociable.

La deuxième ligne rouge est plus exigeante. Il s’agit de savoir ce que l’on attend de l’avion de combat, y compris au sein de nos armées, où les approches peuvent encore diverger. Après la phase de démonstration technologique, il va falloir faire des choix avant de se lancer dans le développement et la production : des discussions interviendront avec notre partenaire allemand. Ces choix concerneront notamment le poids de l’avion, qui conditionne ses performances. Nos amis allemands sont davantage attachés à la défense aérienne, alors que la France est plus attentive au rayon d’action nécessaire pour mener un raid nucléaire. La question de la dissuasion revient toujours et fait partie de la grille de lecture des choix militaires et industriels effectués sous l’autorité du président de la République. Nos partenaires allemands le savent car nous sommes clairs avec eux.

Il me revient, au cours des deux années qui viennent, de mener les discussions avec l’armée de l’air et de l’espace pour déterminer un cahier des charges du futur avion aussi consensuel que possible dans nos armées.

Si l’on est de bonne foi, il est trop tôt pour être contre le SCAF, car nous connaîtrons la vérité des prix dans deux ans. La question du SCAF a été un peu trop politisée à mon goût, en tout cas si l’on considère la phase dans laquelle nous sommes.

En revanche, les choses sont plus délicates en ce qui concerne le système principal de combat terrestre. Nous aurons besoin de remplacer le char Leclerc bien avant de devoir remplacer le Rafale.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Y a-t-il un problème en ce qui concerne le futur char ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. L’Allemagne est chef de file pour le char, tandis que la France l’est pour le SCAF avec Dassault, qui joue le rôle de maître d’œuvre de ce programme.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Dassault n’a plus d’inquiétudes ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. La phase 1B a été signée.

Dassault est dans son rôle lorsqu’il s’agit de protéger sa propriété intellectuelle, dont je suis aussi le garant. Bien entendu, nous pourrions réaliser seuls un démonstrateur, ce qui nous ramène à ma démonstration sur les économies réalisées dans le cadre du partenariat. Le dialogue avec Dassault est d’une extraordinaire qualité et cela se passe bien.

L’Allemagne est chef de file du programme MGCS. Pour dire les choses de manière diplomatique, il existe quelques difficultés entre industriels allemands. Cela n’a pas d’effet sur le projet de LPM car, quoi qu’il arrive, je vous demanderai des crédits pour réfléchir au successeur du Leclerc.

M. Aurélien Taché (ÉCOLO-NUPES). Dans le contexte actuel marqué par des conflits, il est nécessaire de renforcer nos armées et nous sommes globalement favorables aux augmentations de crédits proposées par ce projet ambitieux de LPM.

Mais la sécurité internationale repose aussi sur l’action diplomatique. Il serait nécessaire de prévoir une loi de programmation pour celle-ci car le ministère chargé des affaires étrangères a subi des coupes extrêmement importantes depuis trente ans, lesquelles ne sont pas compensées par l’ouverture récente d’une centaine de postes.

Lors de votre audition par la commission de la défense, certains membres de mon groupe, dont la présidente Châtelain, vous ont fait part de nos interrogations sur la dissuasion nucléaire et sur la construction d’un porte-avions. Mais nous voyons bien l’importance qu’il y a à renforcer considérablement notre équipement militaire, notamment pour les combats au sol. On voit bien ce qui se passe en Ukraine – et je profite de cette occasion pour saluer le courage des combattants ukrainiens et rappeler l’importance que mon groupe attache à leur soutien. Que pensez-vous de nos capacités dans le domaine terrestre ? Que serions-nous capables de faire dans le cas, heureusement peu probable, où un conflit de ce type aurait lieu sur notre sol ?

On entend beaucoup parler des risques de conflit de haute intensité. Quelle est votre vision de ces menaces ?

Vous avez évoqué rapidement le renseignement, qui est pour nous central. Le projet de LPM va dans le bon sens. Pourriez-vous y revenir davantage ?

J’en termine avec la question de notre présence en Afrique, qui me tient à cœur. Notre échec au Sahel, dû en grande part à l’intervention en Libye, a entraîné de graves difficultés. Il y a eu un certain nombre de ratés sur le plan militaire. Nos valeurs ne seront pas portées principalement dans cette région du monde par nos armées. Cela pose la question de l’utilité des bases militaires installées à Abidjan et à Dakar. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je suis également à la disposition de votre groupe pour approfondir nos échanges. J’ai déjà répondu aux questions de M. Bayou sur les évolutions de la doctrine nucléaire et sur le porte-avions. Ce dernier est un instrument qui permet d’associer différents États partenaires lors d’opérations. Sa réalisation permet aussi de garantir le maintien de savoir-faire, notamment en matière de propulsion nucléaire. C’est donc également un enjeu de souveraineté.

Le président de la République a conclu les états-généraux de la diplomatie en annonçant une inversion de tendance en ce qui concerne les crédits et les effectifs du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Je ne suis pas le mieux placé pour aborder les questions diplomatiques et je laisse le soin à ma collègue Catherine Colonna de vous en parler.

J’en viens aux conflits de haute intensité. On a tort de faire des comparaisons entre les modèles d’armées de pays très différents. Les situations ne sont pas les mêmes en fonction de leurs positions géographiques, de leurs alliances et selon qu’ils disposent de l’arme nucléaire ou de territoires outre-mer. Nous faisons face à des risques qui nous sont propres mais qui sont bel et bien réels, en matière cyber ou dans le spatial, et prennent des formes hybrides qui peuvent contourner la dissuasion nucléaire. Le terrorisme en fait malheureusement toujours partie. On peut aussi évoquer les différents effets du réchauffement climatique, y compris outre-mer.

La notion de haute intensité doit être interprétée en fonction de la situation particulière de la France. Nous avons été les premiers à nous mettre en marche en tant que nation-cadre pour aider la Roumanie. Nous devons pouvoir répondre à court et moyen termes à des demandes d’assistance d’un État partenaire déstabilisé par un puissant voisin et où se trouvent un grand nombre de nos ressortissants. Cela suppose de pouvoir intervenir d’abord seul, puis dans la durée dans le cadre d’une coalition.

Les enseignements du conflit ukrainien ne sont pas directement transposables, principalement parce que nous avons la dissuasion nucléaire. Mais nous pouvons être confrontés à un conflit de haute intensité dans le bas du spectre, avec par exemple des cyberattaques massives ou bien un déni d’accès maritime pour les exportations de matières premières agricoles ou les importations d’hydrocarbures, dont les conséquences sociales seraient particulièrement dures.

Les véritables études d’impact sont constituées par des cas pratiques en matière de sécurité, sur lesquels il faut faire des paris. Il ne s’agit pas de jouer à se faire peur. Je vois bien que la tentation est parfois forte pour certains de se dire que le conflit ukrainien est une bonne occasion de remplir les hangars de stocks d’armements. Mais pour quelle doctrine et quelles missions ? Il faut étudier avec lucidité ces cas pratiques car il s’agit malheureusement de risques bel et bien réels.

Le ministère des armées exerce la tutelle de trois services de renseignement.

Très peu connue, la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) lutte contre les ingérences étrangères au sein de l’appareil de défense, industries de défense comprises. Il peut s’agir d’espionnage, de sabotage ou de subversion. Cette direction a précédemment beaucoup travaillé sur les risques de terrorisme islamiste. Elle remet l’accent sur le contre-espionnage et des moyens importants vont lui être accordés.

La direction du renseignement militaire, que j’ai déjà évoquée, contribue à notre capacité souveraine à comprendre ce qui se passe sur un théâtre d’opérations. Sans renseignement, il n’y a pas de diplomatie possible. Les lacunes constatées lors de la guerre du Golfe – durant laquelle nous étions dépendants des Américains – et il y a encore dix ans – par exemple au Levant – sont derrière nous grâce aux décisions successives en faveur des investissements de la DRM. Il faut bien entendu continuer, particulièrement en matière de moyens spatiaux.

La direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) continue à lutter contre le terrorisme, domaine dans lequel elle partage beaucoup d’informations avec ses partenaires, ce qu’elle fait naturellement moins en matière d’espionnage et de contre-espionnage. Elle protège nos intérêts économiques et se penche sur des sujets comme la prolifération nucléaire ou les menaces hybrides. À cet égard, on voit bien l’enjeu que constitue le groupe Wagner et nous allons accorder plus de moyens à la DGSE.

Le renseignement est au service de la présidence de la République et de l’interministériel, puisqu’il permet, par exemple, au ministère de l’économie de mieux suivre les sujets énergétiques et industriels.

En ce qui concerne nos bases en Afrique, nous disposons à Abidjan et à N’Djamena de deux bases mixtes, destinées aussi bien à la formation qu’au combat. Je mets à part le cas de notre implantation à Djibouti, davantage tournée vers l’Indopacifique et qui obéit à une logique et à des accords de défense différents. Les deux bases situées au Gabon et au Sénégal ont uniquement une vocation de formation. Nos offres en la matière sont de qualité mais elles commencent à être dépassées. Il faut les adapter et réduire la présence de nos forces permanentes, chargées du tronc commun de formation, en organisant davantage de rotations de militaires d’active et de réservistes à l’occasion de formations plus ciblées – par exemple en matière de drones et de cyber. Les armées locales ont progressé de manière spectaculaire et leurs demandes ont évolué. Si nous ne nous mettons pas à leur niveau, d’autres puissances feront des offres de formation et nous nous en mordrons les doigts.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Ces bases servent-elles seulement à la formation des militaires locaux ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Nous disposons d’unités de combat au Tchad et à Abidjan. La menace terroriste persiste dans le Nord de la Côte d’Ivoire et les forces françaises accompagnent parfois l’armée ivoirienne. Beaucoup de nos compatriotes pensent que de telles unités de combat sont également présentes au Gabon et au Sénégal, ce qui n’est absolument pas le cas.

Lorsque le président de la République a annoncé un réaménagement des bases françaises en Afrique, beaucoup se sont dit que nous en partions. C’est erroné car il s’agit tout simplement de moderniser notre offre de formation. Or un plan de formation sur les drones ne nécessite pas la même présence. Nous allons nous orienter davantage vers la programmation d’événements et de rotations. Les bases au Gabon et au Sénégal sont exclusivement consacrées à la formation des armées locales et ne servent pas à l’entraînement de nos propres forces.

Tel n’est pas le cas à Djibouti, où nos armées s’entraînent avec celles de ce pays. Au Niger, nos forces n’interviennent qu’à la demande de l’armée nigérienne. Nous tirons les leçons de ce qui s’est passé au Mali : il faut respecter la souveraineté du pays qui nous accueille, ne pas se substituer aux autorités locales et ne faire que ce qui nous est demandé.

Si vous le souhaitez, je pourrai revenir devant votre commission pour présenter l’état d’avancement des réflexions au sujet du réaménagement de notre dispositif militaire en Afrique.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous en sommes très désireux.

Je le dis avec toute l’admiration et le respect que j’ai pour nos armées mais nous avons quand même le sentiment que la situation est d’une assez grande précarité. Les tensions sociales locales peuvent conduire à des poussées antifrançaises – probablement davantage au Sénégal, en raison de l’incertitude politique, qu’en Côte d’Ivoire. Notre base de Dakar pourrait constituer une cible.

M. Sébastien Lecornu, ministre. D’où l’importance d’expliquer de nouveau le rôle joué par les forces françaises. Il s’agit de forces prépositionnées qui ont pour mission de dispenser des formations et, dans certains pays, de participer à la lutte contre le terrorisme.

C’est le problème de la routine : ces bases sont installées depuis tellement longtemps – en vertu des accords de défense signés après les indépendances – que l’on a fini par perdre de vue quel est leur rôle et que nous ne l’avons pas suffisamment expliqué. Ces bases sont naturellement ouvertes aux commissaires s’ils souhaitent mieux comprendre leurs enjeux.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR-NUPES). La France va passer un cap symbolique puisqu’elle dépensera 69 milliards pour les armées en 2030, soit plus que pour l’éducation primaire et secondaire. Certains seuils sont révélateurs.

Vous avez indiqué que 13 % des crédits seront consacrés à la dissuasion nucléaire. Ce sera peut-être davantage mais nous ne le saurons pas car presque toutes les informations sont classifiées. Cela représente environ 9 milliards par an d’ici à 2030, soit 24,6 millions par jour. Cette augmentation va à l’encontre des engagements que nous avons pris en signant le traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Pourquoi s’acharner à garder ces armes illégales et inutiles ? Nous devrions en réduire le nombre et travailler à une suppression de l’arme nucléaire dans un cadre multilatéral.

Elle a toujours été présentée comme un instrument qui préserve la paix. Or dans nombre d’interventions, dont la vôtre, on estime que c’est le fait de posséder l’arme nucléaire qui permet à Poutine de continuer à faire la guerre car il n’est pas possible de franchir certaines de ses lignes rouges. Cela démontre que l’arme nucléaire est inutile.

Le rapport annexé indique qu’une capacité d’action dans l’espace sera développée. J’ai été le co-rapporteur d’une mission d’information sur l’espace et nous avions montré à cette occasion qu’en cas d’attaque contre des satellites, tous ceux qui sont en orbite seraient détruits par les débris. Il vaudrait beaucoup mieux œuvrer contre l’arsenalisation de l’espace, conformément au droit international.

La revue nationale stratégique érige l’influence en fonction stratégique. À ce titre, la diplomatie française est intégrée dans la réflexion militaire et stratégique. Si l’articulation entre défense et diplomatie n’est pas nouvelle, penser la diplomatie comme un outil au service de la stratégie militaire est tout de même inquiétant. Cela peut conduire à une militarisation des esprits et des tâches des diplomates. C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison qu’on a souhaité supprimer les corps diplomatiques. La feuille de route de l’influence de la diplomatie française présentée en décembre 2021 nous avait alertés sur ce tournant. Nous en voyons désormais les effets concrets. C’est aussi l’occasion de rappeler qu’avec 3,5 milliards d’euros, le budget du Quai d’Orsay est près de vingt fois inférieur à celui prévu pour les armées en 2030. Encore un symbole qui nous semble, lui aussi, très grave.

Lors de ses vœux aux armées, le président de la République a indiqué qu’il présenterait une stratégie ultramarine avant le projet de LPM. Il semble que cette occasion a été manquée puisque cette stratégie n’a pas été dévoilée. Quel sera son objectif ?

Le projet de LPM aborde-t-il les questions liées à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, qui est encore attendue. Le dossier avance en Polynésie mais il faut aussi prendre en compte les victimes algériennes. Comment devront-elles présenter leur dossier d’indemnisation ? Un véritable travail reste à faire avec votre homologue algérien et la diplomatie peut faire avancer les choses.

Enfin, j’ai l’impression que nous envoyons nos missiles obsolètes en Ukraine. Ce n’est pas la première fois qu’un ministre des armées nous indique qu’une intervention ne coûte rien car les armes utilisées auraient dû, de toute manière, être détruites et remplacées.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Il faut s’accorder sur ce que l’on entend par armes obsolètes. L’honneur de la France est de ne donner que des matériels qui fonctionnent et ne présentent pas de risques pour les servants ukrainiens. Ce n’est pas le cas de tous les pays. Les missiles Crotale sont un bon exemple, puisque pratiquement tous les tirs ont permis de réaliser une interception.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. S’ils sont encore performants, pourquoi les remplaçons-nous ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Parce qu’ils sont destinés à être remplacés par une nouvelle génération, avec le missile Mica VL. Notre modèle de souveraineté industrielle repose sur l’anticipation du remplacement des matériels. Le Crotale devait en tout état de cause être retiré du service en 2026 ou 2027. Ce missile est encore en service dans nos forces et il servira d’ailleurs pour protéger les Jeux olympiques. La notion d’obsolescence doit donc être relativisée.

Comme nous n’achetons pas nos matériels sur étagère à Washington, Pékin ou Moscou, nous organisons la succession des générations. Cela nous permet aussi de mener des actions diplomatiques. Le cas de l’Ukraine est à part mais les matériels anciens de l’armée de terre ont aussi permis de faire progresser des armées africaines partenaires et amies en leur donnant des armements de qualité, et je parle bien de capacités de défense et non d’attaque.

Pour revenir aux comparaisons entre modèles d’armées, certains ont comparé de manière incroyable nos stocks d’armes avec ceux de la Russie, comme si nos intentions étaient les mêmes…

Je n’espère pas vous convaincre au sujet de la dissuasion nucléaire. Il faut reconnaître que le Parti communiste français (PCF) a toujours eu une position cohérente sur ce point depuis les années 1960 et les premières LPM.

Pour ma part, je n’opposerai pas les budgets entre eux. Si nous n’avions pas la dissuasion, nos forces conventionnelles seraient beaucoup plus massives. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le volume de nos armées avant la mise en place de la dissuasion. Cette dernière a également permis de suspendre le service national plus rapidement que dans d’autres pays. La dissuasion a aussi pour effet de réduire certaines dépenses.

J’ai vu dans quelques tweets des comparaisons surréalistes entre l’effort de défense et la protection sociale. Nous parlons d’arriver à 2 % du PIB pour le premier tandis que la seconde en représente 30 %. Ceux qui portent l’uniforme risquent leur vie. La nation a donc le devoir de les équiper convenablement. D’autres pays se posent moins de questions et les pertes ne sont pas les mêmes. Je ne veux pas brandir systématiquement cet argument mais les militaires vivent mal certaines comparaisons – que vous n’avez pas effectuées, Monsieur Lecoq, et qui sont le fait d’autres composantes de la NUPES. Je ne vois pas très bien comment on pourrait maintenir un modèle social vertueux si nous subissions une dégradation majeure de la sécurité du pays. On peut débattre du contenu de ce projet de loi et de sa soutenabilité financière mais il ne faut pas opposer les budgets entre eux.

Le désarmement doit être multilatéral et la position de la France en la matière est connue. Comme je l’ai dit dans mon propos introductif, le moment ne semble pas encore venu de désarmer. Il suffit pour cela de regarder le comportement d’États proliférants comme la Corée du Nord et l’Iran, qui vont poser des défis de sécurité absolument majeurs aux pays occidentaux. La France doit continuer à dissuader les autres compétiteurs en les assurant de sa capacité à défendre ses intérêts vitaux.

J’ai beaucoup milité en faveur de l’indemnisation des essais nucléaires lorsque j’étais ministre des outre-mer. Ces essais ont eu des effets géologiques. Ils n’ont eu d’effets sanitaires que lorsqu’ils ont été réalisés dans l’atmosphère jusqu’en 1974, en Algérie puis à Mururoa et à Fangataufa. Nous devons indemniser. Les moyens du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) sont préservés. Comme vous le savez, l’enjeu n’est pas seulement l’indemnisation individuelle mais aussi celui de la transparence et de l’accès aux archives. Avec Florence Parly, nous avons ouvert beaucoup d’archives, notamment à des historiens, pour permettre aux associations d’accomplir un devoir de vérité. Je continuerai à le faire et je souhaite aussi que l’atoll de Mururoa soit le plus ouvert possible aux habitants de la Polynésie. Il n’y a pas de question taboue et ce sujet mérite la plus grande transparence.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Les essais souterrains menés en 1995 n’ont causé aucun problème ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Les essais ont été atmosphériques en Algérie puis à Mururoa et Fangataufa jusqu’en 1974. Ils ont ensuite été souterrains jusqu’à leur suspension par le président Mitterrand. Leur reprise en 1995 n’a pas eu d’effets sur la santé humaine. Le CIVEN étudie les dossiers d’indemnisation des personnes qui ont été exposées à des essais atmosphériques. Il examine aussi les demandes d’indemnisation au titre des essais menés en Algérie, à Reggane et In Ecker. Des comités ad hoc étudient les demandes de dépollution formulées par l’État algérien.

S’agissant de la feuille de route pour l’outre-mer, c’est le président de la République qui la présentera.

Mme Estelle Youssouffa (LIOT). Notre discussion sur le projet de LPM est télescopée par les menaces officielles des Comores contre Mayotte, qui confirment votre diagnostic sur la nécessité de protéger les territoires ultramarins vulnérables.

Cette semaine, le président Azali Assoumanizali a une nouvelle fois remis en question la souveraineté de la France à Mayotte. Les Comores osent carrément s’ingérer dans nos affaires intérieures en appelant à l’annulation de l’opération Wuambushu, qui doit permettre dans les prochains jours de détruire des bidonvilles. On constate un déferlement de haine antifrançaise et une escalade comorienne alarmante avec, sur les réseaux sociaux, des appels à envahir Mayotte avec des bateaux remplis de migrants et à massacrer les Français.

L’OTAN et l’Union européenne définissent l’instrumentalisation des flux migratoires comme une menace hybride. Mayotte la subit depuis des années, avec la déstabilisation organisée par les Comores par l’envoi massif de ses ressortissants sur notre territoire.

En tant que ministre des armées, comment réagissez-vous à ce risque majeur et immédiat pour la sécurité de Mayotte et pour notre souveraineté ? En quoi le projet de LPM va-t-il permettre d’améliorer la défense du département de Mayotte et faire reculer les menaces qui risquent de le faire définitivement basculer ?

Mayotte est la seule terre française habitée qui est activement revendiquée par un État voisin. Elle est aussi la seule terre française dans le canal du Mozambique, qui regorge d’immenses richesses gazières, minières et halieutiques, critiques pour la sécurité énergétique et la souveraineté économique européennes.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Tout d’abord, j’appelle au calme face aux escalades verbales. Les alimenter n’apporte pas de solution et ce que veulent nos concitoyens de Mayotte, ce sont des résultats. Malheureusement, ces difficultés se cumulent avec la pression sécuritaire et le risque terroriste présents de l’autre côté, au Mozambique, ainsi qu’avec des enjeux maritimes de sécurité, de pêche illégale et de libertés d’accès.

Jusqu’à présent, trop de moyens militaires dépendaient de l’Hexagone. Je vais vous proposer, dans la LPM, d’affecter des moyens, soit mutualisés entre les forces armées dans la zone Sud de l’océan indien (FAZSOI) à La Réunion et à Mayotte, soit installés à demeure à Mayotte, ce qui serait une première. Je souhaite aussi que l’on accomplisse un saut technologique ; nous devons progresser en matière de drones et d’avions de patrouille maritime pour la surveillance aérienne. Nous en reparlerons plus précisément au cours d’une prochaine réunion. Certains moyens nouveaux demanderont un peu de temps pour être déployés car il faudra les mettre en production – j’espère qu’ils seront votés et budgétés. D’autres équipements arriveront plus rapidement, soit à Mayotte, soit sur la plateforme FAZSOI.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous en venons aux questions individuelles.

Mme Amélia Lakrafi. Le 23 janvier dernier, le Burkina Faso demandait le retrait des forces françaises, après que nos troupes aient déjà quitté le Mali et la Centrafrique ; dans le même temps, l’Inde installait une base militaire à Maurice. Je regrette profondément notre départ de M’Poko alors que, si je ne me trompe, il n’avait pas été demandé par le président Touadéra. Il est difficile de ne pas voir dans les discours hostiles à la France une manière pour des militaires arrivés au pouvoir par la force de s’y maintenir en désignant un responsable aux difficultés de leur pays.

Fin février, le président de la République a annoncé les nouvelles orientations du partenariat Afrique-France. Le volet militaire de celui-ci repose sur une nouvelle logique : des bases militaires cogérées par la France et les États africains concernés, ce qui se traduira par une diminution des effectifs. Le projet de LPM prévoit de porter l’effort national de défense à hauteur de 2 % du PIB en 2025 mais la dotation couvrant les missions extérieures est revue à la baisse. De quelle manière le nouveau partenariat militaire entre la France et le continent africain est-il pris en compte ? Comment seront allouées les ressources supplémentaires prévues ? Comment garantir la sécurité de nos armées sur les bases cogérées avec les armées africaines en cas de soulèvement contre nous ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Les États dont vous parlez sont souverains, quand bien même les tenants du pouvoir n’y sont pas arrivés par des procédures tout à fait démocratiques. Pour être clair, nous n’y sommes pas chez nous. Au Burkina Faso, nous avons dû nous plier à la demande des autorités. En Centrafrique, il ne restait que des militaires en soutien de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA). Nous n’y disposions plus de capacités de combat, ni de protection. C’est ce qui a motivé notre décision de partir car nous devons garantir l’intégrité des forces présentes dans chaque pays.

S’agissant des OPEX, je veux vous rassurer : il ne s’agit que de provisions. L’activité ne sera pas contrainte par le budget ; c’est elle qui déterminera l’abondement budgétaire. C’est également le cas pour les opérations intérieures, comme Sentinelle. En outre, toutes les missions extérieures ne sont pas financées de la même façon. Une mission de formation au Gabon ou au Sénégal, par exemple, où il n’y a pas de combats, ne relève pas des crédits des OPEX.

Je suis prêt à revenir devant vous pour évoquer des points spécifiques à chaque pays africain. Nos plans d’entraînement prévoient des exercices d’évacuation de nos ressortissants (Resevac) dans les pays faisant l’objet d’une déstabilisation. Nous sommes aidés en cela par la technologie. À titre d’exemple, les capacités d’élongation de l’A400M nous permettent d’envisager les évacuations depuis l’Hexagone, là où il fallait parfois prépositionner des forces pour rayonner dans une zone. C’est pourquoi le projet de LPM vous propose de passer de 22 à au moins 35 avions de ce type.

M. Alexis Jolly. Les bouleversements géopolitiques à l’œuvre depuis un an et la réorientation de nos capacités militaires vers l’Europe de l’Est obligent évidemment notre armée de terre à sortir du modèle des opérations extérieures dans lequel elle évolue depuis les années 1960. Comment, dans un tel contexte, envisagez-vous de remplacer les opérations en Afrique, et surtout au Mali, qui constituaient la plupart des missions de nos soldats ? Il s’agit d’une question de tout premier ordre car les seules missions encore disponibles ne peuvent plus concerner que du maintien de la paix, nos armées et notre pays n’ayant évidemment pas vocation à s’engager directement dans le conflit à l’Est de l’Europe. Dans le cadre de cette augmentation des crédits militaires, comment comptez-vous articuler l’accroissement des moyens de nos armées avec la réduction des missions proposées à nos soldats, et donc de leur capacité à développer et entretenir leurs compétences ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Cette question a donné lieu à de nombreuses discussions en interne avec les armées. Il est clair que la longévité de l’opération Barkhane, qui faisait suite à Serval, a créé un rythme d’activité soutenu pour les forces armées, singulièrement pour l’armée de terre, et – bien légitimement – nos soldats, engagés dans des armées d’emploi, sont inquiets de ce que sera leur activité dans les temps qui viennent. Une part de cette inquiétude porte évidemment sur l’entraînement car les soldats redoutent de rester dans les régiments sans plus rien faire. Le projet de loi de programmation militaire comporte donc des propositions en termes d’entraînement car il n’est pas question d’entreprendre des OPEX dans le seul but d’entraîner nos hommes – pardon pour cette formulation provocante, mais elle répond à certaines propositions que j’ai entendues. Nous devons donc être capables de proposer de l’entraînement.

En deuxième lieu, le monde n’est pas calme et, au moment où le président de la République a pris la décision de mettre fin à l’opération Barkhane, l’opération Aigle a démarré en Roumanie et, même s’il ne s’agit pas d’une OPEX comme les autres, puisqu’elle ne comporte pas d’ouverture de feu et engage une autre posture, c’est tout de même une forme d’OPEX. Nos armées ont donc des missions et je ne suis, hélas, pas très inquiet pour leur activité dans les années qui viennent, y compris pour l’armée de terre car, au vu des menaces que nous avons pu passer en revue, il y aura toujours du travail pour nos soldats, qui sont du reste également engagés dans des missions de maintien de la paix, parfois oubliées. Je tiens à citer à cet égard la Force intérimaire des Nations Unies au Liban, la FINUL, gourmande en forces et pour laquelle les régiments se succèdent par rotation tous les trois ou quatre mois pour accomplir sous bannière des Nations Unies une mission qui n’est pas tout à fait neutre, comme on l’a vu dans l’actualité libanaise la plus récente. On voit bien que la France a des engagements.

J’espère que vous m’aiderez tous à redire que ce ne sont pas les OPEX qui font le format d’armée : c’est à partir de ce format que nous nous tenons prêts à assumer des missions qui sont bonnes pour l’intérêt général du pays, en trouvant des moyens de gestion de l’activité de nos forces armées pour leur éviter de perdre en compétences et en mobilisation.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous avions rencontré l’année dernière au Liban, avec Mme Lakrafi, un colonel de la FINUL. Ce modèle d’opération n’est pas très courant pour les armées françaises mais elles sont toujours présentes. Cette présence française efficace, qui n’attire pas sur elle les critiques que peut parfois libérer un excès de confiance en soi, combinant présence et discrétion, doit nous faire réfléchir.

La situation politique est très compliquée sur le plan intérieur et sur le plan international. Les crédits inscrits dans le projet de loi de programmation militaire vous vaudront une double critique car, si une grande partie des membres de la commission considèrent à sa juste valeur l’effort financier consenti, certains diront que ce n’est pas assez et d’autres – sans doute plus nombreux – que c’est beaucoup trop, tandis que d’autres encore diront qu’il faut produire une étude d’impact plus étoffée. Cet effort est considérable et ce que vous avez déjà accompli est un gage de ce que vous ferez. C’est pour nous une très grande satisfaction.

Les choix que vous avez défendus sont cohérents. Toutefois, une grande partie d’entre nous, parmi lesquels je me compte, restent interrogatifs, non pas sur votre projet de loi, mais sur les conditions dans lesquelles la France est amenée à intervenir. Le problème des OPEX nous semble ainsi posé très profondément, pour des raisons géopolitiques extérieures à notre volonté. Depuis l’Afghanistan et les événements d’Afrique de l’Ouest, un peu partout, la France est assez souvent considérée comme indésirable et, quels que soient nos efforts, nous aurons des difficultés à adapter notre position aux situations auxquelles nous sommes confrontés. Il faut être conscients que ni vous ni nous n’avons la pierre philosophale et que le problème se pose des modalités de notre présence outre-mer.

D’une façon générale, votre projet de loi, conformément à la revue nationale stratégique qui a été publiée en novembre 2022, fournit bien des instruments de souveraineté. Tout a été analysé et présenté et nous voyons bien que, tout seuls, nous atteignons des limites et que nous avons un énorme besoin de coopération : en Europe d’abord, avec nos partenaires européens et, selon un modus vivendi légèrement différent, avec une Amérique qui, de toute manière, se détachera de l’Europe, même si elle est très solidaire dans la crise ukrainienne, et se centrera d’abord sur le Pacifique. Or je ne sens pas que, ni dans le projet de loi, ni dans notre état d’esprit et dans celui de nos partenaires, les conditions sont réunies pour faire véritablement ce saut en avant en matière de coopération, qui déterminerait une politique européenne beaucoup plus solidaire dans le domaine de la défense, même si je reconnais tout à fait avec vous que ce qui a été fait à l’occasion de la guerre en Ukraine est tout à fait remarquable. La crise n’est cependant pas finie et la situation peut aussi se dégrader.

Quant au Pacifique, je maintiens que nous avons une hésitation profonde. Nous avons des responsabilités, que vous avez rappelées, et des moyens, que vous avez défendus et programmés dans le projet de loi, mais nous avons l’impression que nous sommes en attente de formes de coopérations qui ne sont pas du tout définies sur le plan politique. Le rapport avec les États-Unis face à la politique chinoise n’est pas du tout assuré de façon satisfaisante et les déclarations du président de la République, assez traditionnelles pour la position française, ont suscité en Europe et ailleurs des réactions assez vives. Nous avons impression que, si le compte y est peut-être pour votre loi de programmation, nous devons inventer une nouvelle grammaire politique, ce qui demandera un travail de longue haleine relevant autant de la politique étrangère que de la politique de défense.

Monsieur le ministre, merci pour votre présentation et vos propositions de discussion et de coopération avec notre commission et les différents groupes. Nous vous sommes reconnaissants pour cette relation de très grande qualité que vous entretenez avec notre Assemblée.


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   Audition de la commission des Finances saisie pour avis

 

M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées (mercredi 26 avril 2023)

 

M. le président Éric Coquerel. La commission des finances est saisie pour avis des articles 1er à 10 du projet de loi relatif à la programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030. Nous avons entendu il y a quelques semaines M. Pierre Moscovici au sujet de l’avis du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) relatif à ce projet de loi. Le texte prévoit une hausse annuelle des dépenses de la mission Défense, mais les marches sont inégales, et moins ambitieuses dans la première partie de la programmation que dans la seconde. En outre, le Haut Conseil a relevé que des incertitudes pèsent sur le financement de cet effort, qui doit être en partie assuré par des ressources extrabudgétaires.

M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Permettez-moi d’abord une pensée particulière pour nos soldats, à la suite des opérations de mise en protection et d’évacuation qui se sont déroulées depuis le Soudan ce week-end et ne concernent pas seulement nos ressortissants et diplomates – nous avons fait preuve de solidarité européenne. Le militaire blessé lors de cette opération va mieux.

M. le président Éric Coquerel. Nous partageons évidemment cette pensée.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Au-delà de la matière budgétaire, c’est justement du format d’une armée d’emploi qu’il s’agit, avec son histoire, sa doctrine et les risques que prennent nos soldats pour assurer notre sécurité.

Les lois de programme, qui existent depuis longtemps, ont été réhabilitées dans notre Constitution ; dans ce cadre, la première loi de programme militaire fut adoptée dès 1960, du temps du « gaullisme militaire ». La dissuasion nucléaire nécessitait une vision pluriannuelle à des fins de visibilité et de sécurité. Les décisions prises par Pierre Messmer au début des années 1960 prenaient effet dans le temps.

Jusqu’aux années 1990, les lois de programme ont été marquées par la montée en puissance de la dissuasion et, surtout, par l’environnement sécuritaire propre à la Guerre froide. Le modèle d’armée était essentiellement conçu pour dissuader, mais nos forces ont aussi été engagées sur de nombreux théâtres, notamment, mais pas seulement, en Afrique.

Dans les années 1990, avec la dissolution du pacte de Varsovie, un nouvel environnement sécuritaire se crée et l’on tire les conclusions rationnelles de la fin de la Guerre froide en reprenant les essais nucléaires, en suspendant le service national ou en démantelant les installations du plateau d’Albion. D’autres priorités déterminent désormais l’organisation de notre appareil de défense : les Balkans, puis l’avènement du terrorisme militarisé, avec le grand virage du 11 septembre 2001.

Les lois de programmation militaire reflètent cette réorganisation, jusqu’au moment où nous sommes allés trop loin : croyant pouvoir toucher les dividendes de la paix, nous avons mis en tension notre appareil militaire au point d’abîmer certaines de ses composantes.

Un sursaut s’est produit en 2015, au moment des attentats, puis en 2017 : le Président de la République a été élu sur la base d’une feuille de route prévoyant l’augmentation des moyens budgétaires destinés à nos armées, à des fins de réparation. La loi de programmation qui se termine correspondait à cet objectif, ainsi qu’à l’opération Barkhane qui a pris le relais de Serval au Sahel.

Avec le temps, la programmation a tourné à la fixation des moyens ; pourtant, l’exercice nécessite depuis toujours de la souplesse.

Les moyens ont parfois été déterminés dans le dos du Parlement, y compris dans les années gaulliennes : l’avènement du nucléaire tactique et le programme Pluton ne figuraient pas dans la loi de programme. Je m’engage à revenir plus souvent devant le Parlement pour mettre à jour la programmation militaire pluriannuelle. Cela nous renvoie au PLF (projet de loi de finances), car c’est bien ce texte qui ouvre les crédits de paiement et accorde les autorisations d’engagement.

La souplesse est aussi une nécessité politico-militaire. La rigidité nous a parfois rendus scolaires : au motif que les drones ou le cyber ne figuraient pas dans la programmation, nous avons pris du retard dans ces domaines faute d’avoir su revenir devant la représentation nationale pour une mise à jour.

Le contexte actuel, particulièrement le retour d’expérience (Retex) de la guerre en Ukraine, va inéluctablement influencer la programmation, mais aussi amener des mises à jour plus rapides que jadis : par rapport aux années 1990 et même à l’époque de la Guerre froide, les menaces se cumulent.

Les aléas, qui ont toujours existé, peuvent être intégrés dans les programmes sous la forme de marges frictionnelles. Nous les traduisons en termes lisibles du point de vue budgétaire, mais ils sont aussi d’ordre politico-militaire.

Si la programmation ne saurait être une fixation, c’est parce que le Parlement reste souverain en matière budgétaire, et c’est le drame – je porte là un jugement politique – des années où les crédits ouverts ont été inférieurs à ce que prévoyaient les programmes, où les lois de programmation ont été sous-exécutées. La programmation que Florence Parly a défendue lors de la précédente législature était pensée pour être exécutée à l’euro près, et l’a été. Elle a même été sur-exécutée en raison du besoin d’aide militaire résultant de la guerre en Ukraine, que personne n’aurait pu prévoir. Alors que 197,8 milliards d’euros de ressources étaient prévus pour la période 2019-2023, les crédits ouverts atteignent déjà 198,8 milliards, et je vous demanderai 1,5 milliard de plus dans le cadre d’un collectif budgétaire pour permettre le réassort des stocks de munitions – pour les obus de 155 millimètres – et de missiles antichar, et pour accélérer le déploiement de nos dispositifs de protection, notamment de lutte antidrones, en lien avec l’approche des Jeux olympiques et paralympiques. Évidemment, la sur-exécution doit rester compatible avec les finances publiques.

L’exécution de la LPM 2019-2025 à l’euro près vaut aussi pour les dépenses, mais moyennant une inertie importante entre le moment où les travaux sont décidés et celui où ils ont lieu, donc où les crédits de paiement sont débloqués. Autrement dit, les effets de cette LPM commencent seulement à se voir. Par exemple, c’est maintenant qu’il y a des grues dans la base aérienne d’Évreux. Les restes à payer, les grands programmes à effet majeur, les reports traduisent ce phénomène.

L’exécution de la LPM actuelle souffre d’une fragilité que l’on retrouve dans toutes les démocraties occidentales : la fidélisation. La cible demeure de 275 000 ETP (équivalents temps plein), mais les postes que recouvre ce total sont appelés à beaucoup évoluer. Le combat cyber, les guerres électroniques vont modifier le champ de bataille : on aura encore un peu besoin de régiments d’infanterie classiques, mais le métier va se réorienter. La dissuasion nucléaire avait eu un grand effet sur le pyramidage des armées de l’air et de la marine, dont elle avait fait une grande armée de sous-officiers ; l’avènement du combat cyber va produire un re-pyramidage de l’armée de terre et l’apport de sous-officiers qualifiés.

J’en viens au projet de LPM 2024-2030. La somme – 413,3 milliards d’euros, dont 400 de ressources budgétaires – est historique, parce qu’elle est à la hauteur des enjeux. Si on ne parle pas des missions, on ne peut pas comprendre ce budget ni l’effort demandé à la Nation.

Une voûte protège nos intérêts vitaux ; elle n’est plus toujours consensuelle, mais je la défends : la dissuasion nucléaire. Or elle coûte cher, aujourd’hui et pour l’avenir. La dissuasion actuelle repose sur des crédits budgétés et engagés il y a dix à vingt ans. De même, je vais demander au Parlement de se prononcer sur les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de troisième génération, sur les vecteurs et missiles des années 2040 et sur la modernisation des forces aériennes stratégiques, qui pose aussi la question du successeur du Rafale : l’effet des autorisations d’engagement et des crédits de paiement qui vont être décidés se fera sentir dans les dix à vingt prochaines années. C’est le paquet de la dissuasion, où la voûte nucléaire est tenue par une armée conventionnelle.

Celle-ci voit aussi ses missions évoluer. Elle a une culture expéditionnaire ; les « Resevac » (évacuations de ressortissants) font partie de ses missions. Mais des menaces spécifiques peuvent aussi peser sur nos outre-mers compte tenu de leur environnement régional. L’impact du réchauffement climatique sur ces territoires est très fort : phénomènes migratoires nouveaux, enjeux de sécurité maritime, pressions sur les réserves halieutiques, notamment dans le Pacifique. Ces menaces conventionnelles nouvelles touchent à nos intérêts, dont la protection relève de l’armée même s’il ne s’agit pas de nos intérêts vitaux. Les dénis d’accès aux routes maritimes se multiplient – Ormouz, Suez, Bab el-Mandeb – alors que ces routes nous permettent d’importer des hydrocarbures et d’exporter des matières premières agricoles. Cela concerne notre marine nationale et notre groupe aéronaval, ce qui pose la question du futur porte-avions.

Nos armées doivent poursuivre de grandes missions, dont certaines sont gourmandes en raison de sauts technologiques – intelligence artificielle, quantique militaire. De plus, de nouveaux espaces se militarisent : le spatial, les fonds sous-marins, le cyber. Est-ce que la France doit y être ? Si oui, est-ce seule, de manière souveraine, ou avec d’autres ? Quel est notre cœur de souveraineté en la matière ? Telles sont les questions que je poserai à la représentation nationale. Et si les gaullistes, dans les années 1960, avaient décidé que l’atome militaire n’était pas pour la France ? C’est, comme à l’époque, une affaire de rang. Or, dans ce domaine, les choses ne se feront pas en cinq ans, mais en dix, quinze ou vingt ans. Les cyberattaques massives de nos hôpitaux sont révélatrices de notre environnement sécuritaire. Comment notre système de sécurité peut-il les traiter, qu’elles proviennent d’un État, d’un groupe armé terroriste ou de criminels pratiquant le chantage financier ?

Ainsi, la LPM présente des continuités sous certains aspects, des ruptures sous d’autres, ce qui produit des effets en matière industrielle et de ressources humaines, dans le cadre d’un modèle global de souveraineté où la base industrielle et technologique de défense (BITD) est souveraine. Cela aussi, nous le devons aux gaullistes des années 1960 : nous n’achetons pas nos armes à Pékin, Moscou ou Washington – selon les goûts de chacun –, mais à Paris. En matière de dissuasion nucléaire, notre souveraineté est totale.

C’est la première fois que l’on fait apparaître le différentiel entre le besoin de dépenses militaires – 413,3 milliards d’euros – et les ressources budgétaires – 400 milliards. L’écart a toujours existé, mais il n’apparaissait pas : il n’y avait qu’une seule ligne. Compte tenu des montants, nous considérons qu’il nous faut être transparents à ce sujet. Dans les 13,3 milliards, il y a 7,1 milliards de recettes extrabudgétaires propres au ministère des armées – non plus tant la vente des « bijoux de famille » immobiliers, comme dans les précédentes décennies, que les tarifications à l’acte du service de santé des armées (SSA) du fait de son ouverture sur le civil. La question de l’aide à l’Ukraine doit faire l’objet d’un effort particulier de transparence pour dissocier ce qui relève du format des armées françaises, objet de la LPM, et ce qui correspond au soutien à ce pays ; je vais y revenir.

Quant aux marches, le budget annuel des armées était de 32 milliards d’euros en 2017, il sera de 56 milliards en 2027 et de 69 milliards en 2030. Les deux tiers du chemin auront été faits pendant les deux quinquennats d’Emmanuel Macron. La cible était à peu près la même dans les programmes des différents candidats à l’élection présidentielle de 2022. Les marches sont conformes à la trajectoire des finances publiques. Selon certaines familles politiques, elles devraient être plus élevées, mais nos programmes à effet majeur sont très lourds : des marches à 4 milliards au lieu de 3 ne procureraient pas plus vite un SNLE de troisième génération ou un nouveau porte-avions.

Dans une LPM, est-ce la capacité budgétaire qui détermine les capacités physiques ou l’objectif physique, militaire, qui entraîne le budgétaire ? Depuis les années 1960, il y a eu plusieurs générations de lois de programme dont certaines correspondaient à la seconde option : certes, on ne faisait pas n’importe quoi en matière budgétaire, mais le Parlement votait sur les orientations militaires, qui primaient, et certains sujets étaient renvoyés en loi de finances. C’était révélateur de la conception politique de la loi de programme au sens de la Constitution, par différence avec celles de la IVe République, beaucoup plus rigides. Dans d’autres cas – surtout, hélas, pour réduire les moyens de nos armées –, le budgétaire a primé sur le militaire.

Les 413 milliards sont exprimés en euros courants. L’inflation fait beaucoup parler d’elle, mais mon ministère est celui qui en est le plus protégé, grâce aux mécanismes qui ont été instaurés par le législateur, comme les provisions pour Opex (opérations extérieures) ou pour financer le carburant opérationnel. Quant aux reports de charges, ils ont toujours existé dans les LPM et sont d’autant plus élevés que l’on engage et que l’on investit. En outre, si, comme moi, on fait primer les missions sur le budget – je dois répondre de la solidité du modèle d’armée devant les représentants de la Nation –, on redemande des crédits en cours de gestion ; j’en ai parlé à propos de la lutte antidrones et de la défense sol-air. En tout cas, je vous certifie qu’en 2022 et 2023, aucun retard de programme n’est lié à l’inflation. Sur les 413 milliards, l’inflation estimée correspond à 30 milliards d’euros, mais mon ministère, contrairement à d’autres, a beaucoup de moyens de la gérer.

L’aide à l’Ukraine est un sujet essentiel, politiquement plus sensible que l’inflation. Dans la mesure où la LPM a trait au format de nos armées, on ne doit pas y piocher pour aider l’Ukraine. Cela a été arbitré par la Première ministre. Dans ce contexte, trois types de matériel sont en jeu, qui appellent un traitement budgétaire différent. D’abord, du matériel ancien que nous avons donné à l’Ukraine et que nous n’aurions pas remplacé, comme le canon TRF1 : l’honnêteté commande de ne produire aucune facture et de ne demander aucun « recomplètement », puisque ce matériel ne fait plus partie du format des armées depuis longtemps. Ensuite, du matériel retiré plus tôt que prévu du format de nos armées, comme le missile sol-air Crotale, que nous prévoyions d’arrêter dans les cinq ans : dans la mesure où le format des armées en est affecté – nous allons acheter des VL (vertical launch) Mica à la place des Crotale donnés à l’Ukraine –, une provision de 1,2 milliard d’euros est prévue dans les 13 milliards de financement non budgétaire. Enfin, du matériel neuf que nous n’aurions pas donné sans la guerre en Ukraine, comme le canon Caesar : dans ce cas, nous allons passer par un mécanisme de solidarité interministérielle, en dehors des 413 milliards.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites qu’en matière de programmation militaire, les orientations budgétaires devraient découler des objectifs physiques plutôt que l’inverse. Je regrette que l’on ne suive pas la même logique pour le programme de stabilité, en partant des besoins écologiques ou de santé pour en faire découler les orientations en matière de déficit ou de dépenses fiscales.

Je ne remets pas en question l’augmentation du budget de la LPM, mais bien le fait qu’elle s’accompagne d’une baisse des autres dépenses publiques encore plus marquée que prévu – de 1,4 % selon le président du HCFP. L’urgence est pourtant comparable.

Le HCFP a relevé que les prévisions d’inflation retenues pour construire le projet de LPM, similaires à celles qui figuraient dans le projet de loi de programmation des finances publiques, étaient très optimistes. Elles le sont plus encore que les prévisions actualisées du Gouvernement présentées ce jour, lesquelles estiment l’inflation pour 2023 à 4,9 % au lieu de 4,2 %. Dès lors, la provision de 30 milliards d’euros qui figure dans le projet de LPM suffira-t-elle pour faire face aux conséquences de l’inflation ? Les marches ne devraient-elles pas être toutes un peu rehaussées ? Vous nous dites que les budgets pourront être revus le moment venu, mais ne faudrait-il pas anticiper ?

Plus encore que sur la hauteur des marches, je m’interroge sur le fait que les plus hautes doivent être franchies après 2027 : cela rejette sur l’exécutif suivant la responsabilité de l’exécution de ces budgets ; de plus, je crains que le décalage de certaines commandes qui seraient nécessaires dès maintenant n’induise une hausse des coûts unitaires.

La trajectoire de hausse des effectifs semble à première vue satisfaisante, mais elle n’avait pas été tenue dans la précédente LPM, à la différence de celle des crédits. On est bien en deçà de la cible de 272 000 hommes en 2023, qui préparait celle de 275 000 en 2025. Selon la nouvelle trajectoire, le seuil des 272 000 hommes ne serait finalement atteint qu’en 2027 et celui des 275 000 qu’en 2030. Pourquoi cette dérive ? Et pourquoi ne pas retenir une trajectoire de progression future plus ambitieuse, compte tenu des défis qui nous attendent ?

Comment les besoins complémentaires en cours d’exécution – 1,5 milliard d’euros en 2023, avez-vous dit – vont-ils être concrètement satisfaits ? Par le redéploiement de crédits, l’ouverture de nouveaux crédits ? Une loi de finances rectificative ne serait-elle pas nécessaire avant même le collectif de fin de gestion ?

Je ne reviens pas sur le débat relatif à l’étude d’impact de la LPM ni sur la saisine du Conseil constitutionnel, mais, pour tenter de pallier les manques relevés par la Conférence des présidents elle-même, plusieurs demandes de chiffrage vous ont été adressées par Bastien Lachaud et Aurélien Saintoul, membres de la commission de la défense. Elles concernent notamment les 13,3 milliards d’euros de ressources extrabudgétaires annoncées. Pourront-ils obtenir satisfaction ? Sinon, je m’associerai à leur demande.

M. Jean-René Cazeneuve, rapporteur général. Je suis évidemment très favorable à cette LPM. Le format de la loi de programmation est particulièrement adapté au domaine de la défense, où nous sommes contraints de raisonner à moyen et long termes.

Je salue l’ambition du texte. Monsieur le président, les marches sont en réalité à peu près équivalentes : une hausse de 3 milliards d’euros en 2023, cela représente une croissance d’environ 7 %, comme une marche de 4,3 milliards en fin de période. Étant donné ce que font nos militaires pour notre pays, que celui-ci s’engage à leurs côtés par ce budget est la moindre des choses.

La Cour des comptes a salué la sincérité de l’exécution 2022 ; on peut faire de même pour celle de la LPM qui se termine, très proche de ce qui avait été prévu.

Je suis en revanche un peu inquiet des restes à payer qui atteignent 91 milliards d’euros en 2022, ce qui me paraît colossal. Je peux comprendre que les programmes soient longs à exécuter, mais les sommes sont gigantesques. Est-ce inhérent aux dépenses militaires ou dû à une accélération ?

Nous votons des lois de programmation sectorielles, mais nous ne votons pas la loi de programmation des finances publiques – donc on ne peut pas dire que nous soyons contraints par ses orientations budgétaires, Monsieur le président. La Première ministre a annoncé ce matin que le projet de LPFP reviendrait à l’Assemblée en juillet ; j’incite nos collègues à voter ce texte, puisqu’il permettra de mesurer la cohérence entre les dépenses par ministère et les dépenses globales : à défaut, nous perdrions en pouvoir de contrôle.

Monsieur le ministre, pourquoi demander 1,5 milliard d’euros en 2023 ?

Enfin, que prévoit la LPM à la lumière de la situation dramatique en Ukraine et compte tenu de l’importance des drones dans la guerre ? Nos forces sont-elles armées face à ce nouveau type de défense ?

M. le président Éric Coquerel. Monsieur le rapporteur général, le programme de stabilité donne tout de même une vision des contraintes qu’on nous impose.

M. Christophe Plassard (HOR), rapporteur pour avis. Je salue le respect à l’euro près de la loi de programmation militaire en cours, un gage inédit de confiance pour nos armées et pour tout l’écosystème de la défense. Un autre gage de confiance et de stabilité est la conformité du projet de LPM au projet de loi de programmation des finances publiques et aux projections du HCFP.

Quelle évolution de la masse salariale prévoyez-vous ? Pour atteindre l’objectif stratégique de fidélisation, fera-t-on un effort sur l’indiciaire ?

Les 7,4 milliards d’euros de ressources additionnelles reposent, outre l’effort de soutien à l’Ukraine, sur des reports de charges et des marges frictionnelles. L’usage de ces mécanismes est parfaitement normal pour faire face à des imprévus, mais cette estimation effectuée plusieurs années à l’avance est-elle fiable ? En outre, quelle marge de manœuvre ces outils laisseront-ils en cas d’aléa, puisqu’ils sont déjà intégrés dans le financement des besoins programmés ?

Malgré tous les motifs de confiance qui figurent dans le projet, il reste un impondérable : l’élection d’un nouveau Président de la République en 2027. Comment, dès lors, donner de la visibilité aux armées et à l’écosystème de la défense ? Un lissage des marches par l’augmentation des trois premières, non pour absorber l’inflation mais pour faire face à cette situation politique, serait-il envisageable, quitte à rogner sur les éventuelles lois de finances rectificatives ? Cette année encore, 1,5 milliard d’euros supplémentaire seront demandés pour combler le budget.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Monsieur le président, en tant que garant de la sécurité extérieure, j’assume de partir de la réalité des menaces plutôt que de la courbe budgétaire. C’est exigeant : cela suppose de faire des choix et de regarder notre modèle d’armée en face – il y a des choses qu’on sait faire, d’autres que l’on ne maîtrise pas, et ce dont on est capable aujourd’hui ne sera peut-être plus à notre portée dans dix ans. Au-delà des clivages politiques, certains responsables pensent que de vraies menaces peuvent pesser sur la Nation française, tandis que d’autres n’osent pas tout à fait y croire ; c’est ce qui détermine les divergences au sujet de la LPM, y compris au sein même de certains groupes, où s’opposent l’appel à l’efficacité militaire et la demande de satisfaction de tel ou tel besoin industriel.

En matière d’inflation, nos critères ne sont pas spécialement optimistes puisque ce sont ceux de Bercy. L’idée est d’anticiper le plus possible. Dans ce domaine, la vraie menace pour les armées concerne le prix du carburant. Or mon ministère a obtenu que le mécanisme de solidarité hors LPM destiné à financer le carburant opérationnel, que le Parlement avait exigé de faire figurer dans la LPM 2019-2025, vous soit de nouveau proposé dans la présente LPM, puisqu’il a fonctionné. Pour le reste, nous avons considéré avec une grande prudence les effets de l’inflation, d’où la somme de 30 milliards d’euros – qui correspond, au fond, à l’écart entre euros courants et euros constants.

Le débat sur les marches est politique. Deux contraintes s’imposent à nous, qui ne sont pas financières, mais militaires.

D’abord, c’est entre 2027 et 2030 que le plus gros des efforts est nécessaire en matière de dissuasion nucléaire, parce que la vie des programmes le veut ainsi. C’est vrai pour le porte-avions de nouvelle génération, pour l’entretien programmé de l’actuel porte-avions, pour le programme SNLE 3G et pour une partie de nos systèmes de missiles. Quel que soit le Président de la République, quel que soit le Parlement, et à moins de vouloir abîmer des éléments fondamentaux, ce besoin de crédits de paiement et d’autorisations d’engagement s’imposera. Vous me direz que l’on pourrait prévoir des marches plus courtes, faire moins de choses entre 2027 et 2030 et tout miser sur la dissuasion ; mais ce n’est pas le choix politico-militaire que nous vous soumettons.

Ensuite, une éventuelle augmentation du niveau des marches pose un problème de soutenabilité des finances publiques. Comme la programmation est exécutée à l’euro près, nous devons faire attention à ce que nous faisons. Jadis, l’affichage pouvait être plus alléchant puisque les budgets étaient sous-exécutés. Si nous procédions à une augmentation brutale des marches, vous seriez amenés à exercer – à juste titre – votre pouvoir de contrôle en nous signalant que nous n’avons pas réussi à consommer tous les crédits, ce qui serait inévitable pour les programmes à effet majeur dont j’ai déjà parlé.

Faut-il craindre un décalage des commandes prévues par rapport à des besoins qui se feraient sentir dès maintenant ? Concernant les grosses urgences, nous ne souhaitons pas attendre ; c’est pourquoi nous vous demandons l’ouverture de 1,5 milliard d’euros de crédits nouveaux, à la lumière du retour d’expérience de l’Ukraine. L’année 2023 est une année de tuilage entre deux LPM. Vous avez voté les cibles capacitaires en 2018 ; la ministre qui m’a précédé les a mises à jour, car des éléments nouveaux sont apparus, par exemple dans le domaine du cyber. À cela se sont ajoutées l’expérience de l’Ukraine – je ne parle pas du « recomplètement » résultant de l’aide à l’Ukraine – et la réflexion sur les dangers qui nous menacent.

Des commentateurs viennent expliquer sur les plateaux de télévision que s’il nous arrivait la même chose qu’à l’Ukraine, nous ne pourrions tenir que quinze jours ; cette hypothèse est une aberration totale : nous sommes une puissance dotée, membre de l’Otan, dont le voisinage n’est pas comparable à celui de l’Ukraine. En revanche, certaines menaces militaires nécessitent que la France se muscle, et vite, sans attendre la programmation à venir. Je parle de certains stocks de munitions, notamment aux fins d’entraînement de nos forces, mais pas seulement – la France est nation-cadre en Roumanie. Je pense aussi à la lutte antidrones, un segment sur lequel nous devons non seulement rattraper notre retard, mais aussi faire un saut technologique, peut-être en abandonnant une génération, afin d’être en avance en 2030 ; il représente 5 milliards d’euros sur 413, ce qui est colossal. La réflexion doit aller du drone qui ressemble à un avion autonome jusqu’au petit essaim de drones consommables. On le voit à la lumière de l’expérience ukrainienne, cela renvoie à la question de la défense antidrones : on ne va pas lancer un missile qui coûte 1 million d’euros contre un drone qui en coûte 15 000. C’est une question de soutenabilité économique.

Nous procédons en marchant, en temps masqué compte tenu de la concomitance des deux programmations, celle qui se termine et celle que je vous propose. En outre, quelques fonctions militaires appellent des dépenses nouvelles, d’autant que l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques nous impose des standards élevés.

J’en viens aux effectifs. Comme les services de renseignement, nous avons un problème non de recrutement, mais de fidélisation. Cela s’explique par l’inadéquation de nos outils de fidélisation par rapport au monde civil, voire administratif. Souvent, c’est l’environnement familial qui fait décrocher, d’où notre « plan famille 2 ».

Ce point nous ramène à la question indemnitaire. La nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) produira vraiment ses effets cette année : un demi-milliard d’euros d’indemnités est injecté en 2023. Il s’agit notamment de la « prime de combat », qui va être versée pour la première fois en octobre.

La masse salariale va augmenter en provision, passant de 87 milliards d’euros dans la LPM qui se termine à 98 milliards dans le présent projet, soit une hausse de 12 %. Cela va nous permettre de réfléchir à un chantier indiciaire, non pour l’ensemble des grades et fonctions, mais pour certaines strates de grades. Nous en discutons avec le CSFM (Conseil supérieur de la fonction militaire). Je pense en particulier aux sergents, premier grade de la catégorie des sous-officiers.

En tout cas, il s’agit incontestablement d’une faiblesse de l’exécution de la LPM qui se termine. Dans certains services, le problème est plus global : le service de santé des armées subit les mêmes difficultés que le système sanitaire civil ; à la DGA (direction générale de l’armement), ce sont les carrières d’ingénieur qui sont concernées.

Concernant l’étude d’impact, j’étais très confiant, car elle était plus solide et documentée que la précédente ; en outre, j’avais déjà répondu devant la commission de la défense, avant et après la présentation du texte en Conseil des ministres, à la plupart des questions qui figuraient dans le courrier du président Marleix. Le Conseil constitutionnel a non seulement validé l’étude d’impact, mais souligné sa robustesse.

Cela étant – je le dis à des responsables politiques –, pour certains sujets, l’impact sera évalué non selon des critères techniques, mais sur le fondement d’orientations pour la Nation que seuls des parlementaires, des membres du Gouvernement ou le chef des armées doivent assumer. Je pense aux coopérations européennes, avec leurs forces et leurs faiblesses.

J’ai reçu hier soir les demandes de chiffrage de vos collègues, Monsieur le président. Nous y répondrons le plus précisément possible, comme aux arguments invoqués lors de la conférence des présidents, car si je conteste que l’on remette en cause la qualité de l’étude d’impact, je reconnais le bien-fondé de certaines des questions soulevées dans les moyens présentés au Conseil constitutionnel. Je ferai une réponse écrite dont je pourrai vous adresser la copie, Monsieur le président.

S’agissant des restes à payer, ils sont en effet inhérents aux dépenses militaires : le Parlement vote des autorisations d’engagement, ce qui nous permet de signer des bons de commande ; à ce moment-là, d’énormes masses financières restent à payer, et le crédit de paiement se déclenche seulement lors de la livraison, souvent longtemps après. C’est le cas, en 2023, des Rafale : peu de ministères signent des bons de commande pour des livraisons qui auront lieu dans plusieurs années. C’est aussi vrai des travaux d’infrastructure sur nos bases.

L’accélération que vous constatez est réelle : nous augmentons nos dépenses militaires, nous lançons beaucoup de programmes, de travaux d’infrastructure, de réparations… Nous achetons davantage, les restes à payer grossissent donc logiquement.

Mais il n’y a pas de risque, dès lors qu’il n’y a pas de revirement brutal dans la programmation : les deux lois de programmation successives se complètent. Les cibles finales – on peut reprendre l’exemple des Rafale – demeurent, et ce sont elles qui comptent.

Sur les marges frictionnelles et les reports de charges, j’ai entendu des choses curieuses et je vous remercie de souligner que ce sont des mécanismes tout à fait normaux, qui ont toujours existé. Mes prédécesseurs ont souvent fait le choix de ne pas les montrer au Parlement, de les noyer dans la masse. J’ai fait le choix inverse, au vu des sommes en jeu : celui de faire preuve de transparence en faisant apparaître la construction budgétaire.

Les marges frictionnelles, c’est-à-dire le décalage dû au fait que des industriels ne peuvent pas livrer les commandes ou que des travaux ne peuvent pas être réalisés pour des raisons qui ne tiennent pas au maître d’ouvrage, ont été constatées à hauteur d’environ 3,3 % en 2021 et 2022. Nous vous proposons de retenir le chiffre de 3,25 %. Il sera possible de l’actualiser, mais si tout va bien, nous devrions utiliser cette marge frictionnelle plutôt en début de période ; ensuite, puisque nous commandons beaucoup, sauf pépin majeur, elle devrait se réduire.

Quant au report de charges, je revendique son usage : c’est un outil de gestion de l’inflation – un outil dont peu de ministères disposent. Nous avons face à nous de grands industriels, et nous avons besoin de jouer sur ce critère. Nous renvoyons parfois des paiements à plus tard, à un moment où l’inflation sera plus favorable.

M. Emmanuel Lacresse (RE). Vos interventions, Monsieur le ministre, montrent la volonté du Président de la République, chef des armées, d’une politique plus ambitieuse pour notre défense.

Avec ce projet de loi de programmation, changeons-nous de dimension ? Vous avez fait des annonces lors de votre tournée la semaine dernière en Lorraine et dans le Grand Est. Le projet de LPM prévoit-il des implantations nouvelles ou le renforcement d’unités existantes ?

Nous partageons avec l’Allemagne une brigade, désormais renforcée par d’autres États membres de l’Union européenne, mais pas cette méthode de programmation budgétaire. Alors que notre voisin a annoncé d’importants efforts pour acquérir des armes, devons-nous nous interroger sur ce point ?

Nos programmes de commande aux industriels vont-ils gagner en efficacité ? Quelle est la place des coopérations internationales, et comment sont-elles prises en compte ?

Nous venons d’entendre MM. Bruno Le Maire et Gabriel Attal au sujet du programme de stabilité et de croissance. Nous avons constaté une volonté de modifier la gouvernance européenne : l’effort singulier de la France en matière de défense sera-t-il pris en compte, de manière tant comptable que statistique ?

M. Emeric Salmon (RN). On a vu s’étaler dans la presse de multiples désaccords au sein du Gouvernement : Mme Borne souhaitait réduire le projet de LPM à 392 milliards d’euros ; vous souhaitiez, à juste titre, un budget plus ambitieux à 413 milliards d’euros. Il ne faut pas se leurrer sur la somme que vous avez obtenue. Le rapport du Haut Conseil des finances publiques est très clair : cette somme n’est pas budgétée de façon sincère puisque 13 milliards sont annoncés sans que l’on trouve une trace crédible de leur financement.

Nous nous inquiétons aussi des effets de l’inflation. Les dépenses sont programmées en euros courants, ce qui laisse planer un doute sur la réalité de ces crédits. La seule disposition de crédits supplémentaires concerne la hausse du prix des carburants. Le 28 février, au Sénat, vous avez confirmé que l’inflation pèserait pour 30 milliards d’euros sur les 413 prévus.

M. Patrick Hetzel (LR). Ce projet de LPM montre une ambition ; c’est aussi, pour nous, une réelle déception. En 2030, nous aurons 48 Rafale de moins que ce que prévoyait la précédente LPM, 11 drones tactiques de moins, 727 Griffon de moins. Et ne nous dites pas que nos industriels ne peuvent pas suivre : ils le peuvent et vous le savez.

La guerre est de retour sur le continent européen. Nos efforts pour les années 2024 à 2027 ne sont pas à la hauteur. On peut craindre que, malgré les moyens supplémentaires effectivement prévus, la réalité économique ne conduise nos armées à rester échantillonnaires.

Quant à la BITD, si importante pour notre souveraineté comme pour l’emploi dans nos territoires, elle sera mise à contribution dans le cadre de l’économie de guerre, mais nos industriels ont aussi besoin de visibilité, donc de financements dans la durée, au moment où leurs concurrents deviennent de plus en plus agressifs et sont souvent très soutenus par leurs États et des financeurs privés. Comment entendez-vous consolider notre filière industrielle de défense et assurer notre souveraineté industrielle ?

M. Mohamed Laqhila (Dem). Je salue d’abord tous nos soldats, qui assurent notre sécurité, et je les assure de notre entière confiance.

Le projet de LPM pour 2024-2030 prévoit une augmentation de plus de 100 milliards d’euros par rapport à la LPM précédente. Cet important effort doit s’accompagner de davantage de transparence à propos de nos besoins futurs. Les objectifs incluent la modernisation de la dissuasion nucléaire, le renforcement de l’industrie et de la production sur le sol français ou européen, l’augmentation de la présence outre-mer et des investissements dans le cyber, le renseignement, l’espace et les fonds marins.

Le contexte de réarmement en Europe, donc l’augmentation de la demande, a-t-il un effet sur les prix ? Comment prenez-vous cet aspect en compte ?

La coopération franco-allemande en vue du développement d’un nouveau char, le MGCS – système principal de combat terrestre –, semble stagner alors que d’autres projets concurrents apparaissent en Allemagne. Les coûts et les impacts d’un développement national de ce char sur le projet de LPM restent à clarifier.

Enfin, quelles sont les conséquences budgétaires de la réduction de notre présence en Afrique ?

M. Philippe Brun (SOC). Le budget annoncé peut paraître élevé, et même historique. Néanmoins, il y a un report de 100 milliards d’euros de la précédente LPM : nous nous interrogeons sur ce recyclage de crédits. Nous nous inquiétons également de l’inflation, qui sera une variable déterminante puisqu’elle risque de rogner fortement les crédits.

Votre volonté de disposer d’un modèle d’armée complet ne semble pas réaliste – à moins que ce modèle d’armée complet ne soit miniature…

La trajectoire budgétaire de ce projet de LPM ne semble pas cohérente avec les ambitions affichées et laisse trop de place aux aléas politiques et géopolitiques. On constate notamment que les hausses les plus substantielles sont prévues après 2027, c’est-à-dire après la prochaine élection présidentielle.

S’agissant enfin de la BITD, je partage les inquiétudes exprimées par M. Hetzel. Il y a un besoin de prévisibilité et donc d’engagement clair de l’État vis-à-vis de nos industriels.

M. François Jolivet (HOR). Avec le Président de la République, puisqu’il s’agit d’un domaine partagé, vous nous proposez un doublement du budget du ministère de la défense entre 2017 et 2030. C’est un effort considérable, justifié par le fait que nous vivons dans le monde de tous les dangers.

Le budget important consacré à la dissuasion nucléaire contribuera à garantir notre souveraineté. Néanmoins, la guerre que nous voyons aujourd’hui est plutôt très conventionnelle. Vous avez aussi parlé avec malice des dividendes de la paix : il était facile de faire du budget de la défense la variable d’ajustement de nos finances car les militaires, eux, ne se mettent pas en grève !

J’ai compris de vos propos que le soutien à l’Ukraine serait financé de façon interministérielle, et non par la seule mission Défense.

Initialement, la loi de programmation 2019-2025 fixait un objectif de maîtrise des reports de charges. Il ne semble pas que ce projet de LPM le reprenne. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Où en est le contrat d’externalisation pour la gestion des logements du ministère des armées (Cegelog), opération importante décidée par Mme Florence Parly et qui représente un investissement de près de 7 milliards d’euros sur trente ans ? Est-il bien intégré dans le projet de LPM ?

La période du covid a montré que nos armées ne disposaient pas toujours de stocks suffisants, parce que nos pièces venaient d’un peu partout. La modernisation que vous prévoyez pourra-t-elle également profiter au domaine civil ? Il ne faudrait pas que ce soient les entreprises des autres pays qui engrangent les résultats de la recherche que nous paierons d’une manière ou d’une autre.

M. Charles de Courson (LIOT). Nous avons toujours voté les projets de loi de programmation militaire, parce que, dans un monde de plus en plus dangereux, il ne faut pas baisser la garde.

Pourquoi trois nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), plutôt que deux ou quatre ?

Vous prévoyez un renforcement de notre présence outre-mer. Cela concerne-t-il les forces armées dans la zone Sud de l’océan Indien (Fazsoi) ? Mayotte sera-t-elle dotée d’un patrouilleur à temps plein afin d’essayer de contrôler les eaux territoriales françaises ?

Le projet de LPM prévoit 16 milliards d’euros pour acheter des munitions. Comment cette somme est-elle calculée ? Autrement dit, à quel niveau faut-il fixer nos stocks ?

Je m’interroge enfin, moi aussi, sur ces 13 milliards d’euros de ressources non budgétaires.

Mme Véronique Louwagie (LR). Une loi de programmation militaire ambitieuse apparaît en effet nécessaire, au vu de la situation géopolitique que nous vivons.

Je voudrais replacer l’examen de ce projet de loi dans le contexte général de nos finances publiques. Tout d’abord, nous n’avons pas de loi de programmation des finances publiques, je le regrette comme notre rapporteur général ; il me semble que la responsabilité en revient à la majorité, puisque le groupe Les Républicains avait fait des propositions. Je me demande comment le Gouvernement peut soumettre au Parlement ce projet de loi de programmation sectorielle sans loi de programmation de l’ensemble des finances publiques.

Le programme de stabilité et de croissance vient de nous être présenté ; il vise à désendetter notre pays et prévoit une diminution des dépenses publiques de 65 milliards d’euros. Comment les 413 milliards d’euros du projet de LPM s’intègrent-ils dans ce cadre ?

M. le président Éric Coquerel. Je reviens sur les surcoûts liés aux décalages. Est-ce la raison pour laquelle vous demanderiez 1,5 milliard d’euros supplémentaire en 2023 ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Non, ce 1,5 milliard, ce sont des dépenses nouvelles, qui n’existent pas dans la loi de programmation actuelle.

M. le président Éric Coquerel. Y aura-t-il un apurement de la situation, ou bien devons-nous nous attendre à un surcoût chaque année ?

Par ailleurs, les provisions prévues pour les Opex passent de 1,1 milliard à 800 millions d’euros. Pourquoi cette baisse ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. C’est bien pour des dépenses nouvelles que nous demanderons 1,5 milliard d’euros. Cela n’a rien à voir avec les marches. Les analyses de nos armées font apparaître que, sur certains sujets, nous ne pouvons pas attendre la loi de programmation 2024-2030 pour agir. Le meilleur des exemples, c’est celui de la lutte antidrones : les Jeux olympiques et paralympiques arrivent très vite, et il est nécessaire de passer des commandes. Cela nous permettra aussi, bien sûr, de ne pas retrouver ces dépenses dans la programmation qui vient. Il y a un tuilage entre les deux programmations.

S’agissant des Opex, je souligne qu’on retrouve certaines missions intérieures, comme Sentinelle, sur la même ligne budgétaire. La diminution importante est due à la fin de l’opération Barkhane. La provision demeure plus importante qu’elle ne l’était avant 2017. En 2024, nous prévoyons une provision supplémentaire pour les missions intérieures, en raison des Jeux olympiques et paralympiques. Cette provision ne doit pas contraindre l’activité de nos forces : le Parlement rouvrira ensuite des crédits s’il le faut.

Madame Louwagie, les marches d’une loi de programmation militaire doivent en effet être soutenables : dès lors que nous prévoyons une exécution à l’euro près, nous devons être sérieux. Je pourrai y revenir par écrit, si cela paraît nécessaire.

Si les dépenses augmentent après 2027, c’est parce que certains besoins physiques apparaîtront à ce moment-là – ce n’est pas à cause de l’élection présidentielle ! Je pense à la modernisation de la dissuasion, à la conduite du programme relatif aux porte-avions : nous aurons besoin que « ça crache » en crédits de paiement, si vous me permettez l’expression ! Mais nous aurons déjà fait deux tiers du chemin.

Oui, il y a une élection présidentielle en 2027 : il nous reviendra, aux uns et aux autres, de nous montrer responsables et de choisir des candidats qui s’engageront à soutenir nos forces armées. Cela n’a pas toujours été le cas ! Je ne suis pas sûr qu’à chaque élection, notamment législative, on parle aux électeurs de l’appartenance à l’Otan, de la dissuasion nucléaire, de l’exportation de nos armes… Pourtant, une nouvelle législature, un nouveau Président de la République pourraient remettre en cause, ou accélérer, ce que nous décidons. D’ailleurs, une loi de programmation n’est pas contraignante : si vous décidez de faire, en loi de finances annuelle, le contraire de ce qu’elle prévoit, vous le pouvez. Je le redis souvent aux forces armées !

Aujourd’hui, les marches inscrites dans le projet de LPM sont compatibles avec la trajectoire que MM. Le Maire et Attal vous ont présentée. Le contraire serait insincère. Ces montants reflètent des choix politiques de la Nation : au vu du contexte sécuritaire mondial, j’espère que la nécessité de nous réarmer apparaît clairement, pas seulement pour faire des stocks d’armement mais aussi pour investir des domaines nouveaux, comme celui du cyber.

Monsieur de Courson, nous avons aujourd’hui quatre SNLE, et pour la troisième génération de la nouvelle classe, notre cible est toujours de quatre. Nous assurons en effet une permanence à la mer, et un autre bâtiment est toujours en « arrêt technique majeur » – une maintenance renforcée. Pour le reste, cette audition étant publique, je ne rentre pas dans les détails, vous le comprendrez. Je suis évidemment à la disposition des parlementaires qui peuvent en connaître. Il en va de même pour les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) : la cible des Barracuda reste à six. Vous savez que nous avons inauguré le premier de cette série, le Suffren. Notre souveraineté en matière de propulsion nucléaire est ainsi garantie.

Certaines menaces sont propres à nos territoires d’outre-mer, que l’on ne peut pas détacher de leur environnement régional : dans le cas de Mayotte, il y a la crise migratoire, mais aussi l’enjeu de la lutte antiterroriste dans le golfe du Mozambique. Il faut aussi évoquer l’intégrité de nos zones économiques exclusives (ZEE), donc leur protection contre la pêche illégale. Nos infrastructures ultramarines sont également vulnérables aux menaces cyber. Je pense encore à des intérêts souverains très spécifiques, comme le Centre spatial guyanais.

Nous prévoyons donc un renforcement majeur des forces prépositionnées outre-mer. Pour les Fazsoi, c’est-à-dire à La Réunion et à Mayotte, des moyens de patrouille supplémentaires, notamment d’aviation, sont prévus. Il y a un enjeu technologique, notamment en matière de drones. Alors que nos territoires d’outre-mer ont souvent été les derniers à bénéficier des nouvelles technologies, je souhaite au contraire, en raison de la tyrannie des distances, qu’ils soient désormais les premiers. La Polynésie est grande comme l’Europe, la Guyane comme le Portugal, la Nouvelle-Calédonie comme l’Autriche : sur le spatial ou sur les drones, c’est évidemment là qu’il faut mettre le paquet. Cela aidera aussi les forces de sécurité intérieure à lutter contre l’immigration illégale. Ce sera vrai aussi en matière d’aviation de transport : aujourd’hui, les moyens sont dans l’Hexagone et nous les projetons vers les outre-mers ; nous devons installer davantage de moyens à demeure à La Réunion comme à Mayotte, afin de déployer des forces plus rapidement de La Réunion vers Mayotte, notamment. J’aurai prochainement un échange avec Mme Youssouffa sur ces questions.

Vous m’interrogez sur les niveaux de nos stocks de munitions. C’est une question très importante pour la bonne gestion de nos finances publiques. Il faut que nos stocks soient suffisants pour que nos armées puissent réagir vite, puis soutenir leur effort dans la durée ; mais notre modèle repose aussi sur une réactivité de nos industriels, qui doivent être capables de basculer en économie de guerre si la mission doit se poursuivre. C’est le modèle gaullien : si on s’en dit l’héritier, il faut le célébrer et le défendre. Pour imaginer le projet de LPM, nous avons fait des choix opérationnels : nous voulons pouvoir déployer par exemple deux brigades, une division de 12 000 hommes, ce qui n’a rien d’anecdotique, à horizon 2027 et non 2030. Cela implique de se demander en combien de temps nous voulons pouvoir réagir, et combien de temps nous voulons pouvoir tenir – du service de santé des armées aux capacités de transport, en passant par les stocks de munitions. Cela implique aussi de se demander ce que nous devons pouvoir faire seuls, et ce que nous pouvons faire à plusieurs. La France a des alliés : qu’attendons-nous d’eux ? Cette question permet de faire le départ entre ce qui relève directement de notre souveraineté, c’est-à-dire ce que nous voulons à tout prix faire seuls, et ce qu’il est moins grave de faire à plusieurs. Là aussi, c’est le modèle gaullien : nous sommes membres de l’Otan, même si nous conservons une liberté particulière. Nous avons plutôt vocation à emmener les autres : sur notre groupe aéronaval, avec le Charles de Gaulle, on branche la marine de guerre grecque, la marine de guerre italienne…

Nous devons donc disposer d’assez de munitions pour tenir un certain nombre de semaines ou de mois – la durée exacte est classifiée, vous le comprenez –, mais aussi pouvoir déclencher d’un coup de sifflet une économie de guerre qui produit de nouvelles munitions. L’argent du contribuable ne doit pas servir à thésauriser des années de munitions : nous avons connu des stocks critiques trop bas, mais il ne faut pas tomber dans l’excès inverse.

Nombre d’entre vous sont revenus sur la question des 13,3 milliards d’euros. Je veux vous rassurer. Au sein de cette somme, il faut d’abord compter 7,1 milliards de vraies recettes. L’histoire du ministère des armées nous permet de disposer de recettes affectées : il n’y a pas d’affectation budgétaire, c’est un principe, sauf au ministère des armées, puisque les parlementaires ont décidé par exemple qu’en cas de vente d’un terrain militaire, l’argent est affecté au ministère des armées.

Aujourd’hui, c’est anecdotique : on ne vend plus grand-chose. Nous avons aussi d’autres revenus : la direction générale de l’armement (DGA) facture parfois des essais à des industriels ; les consultations du service de santé des armées sont remboursées par l’assurance maladie. Ce sont des recettes qui existent, qui sont documentées. C’est du vrai argent !

Une partie de ces 7,1 milliards d’euros est destinée à l’aide à l’Ukraine, que j’ai évoquée tout à l’heure. Elle a des effets sur le format des armées dans la mesure où nous remplaçons le matériel donné. Par ailleurs, il me semble important, pour des raisons de transparence démocratique, que la ligne apparaisse clairement : si elle avait été noyée dans les 400 milliards, vous auriez protesté, et à juste titre.

Le reste des 13,3 milliards, c’est-à-dire 6,2 milliards, viennent de ce que nous savons de la vie budgétaire des armées : des marges frictionnelles et du report de charges. Dans toutes les LPM précédentes, certaines dépenses ont bougé. En toute sincérité, nous avons inscrit dans la programmation la réalité de ce que nous constatons ; M. Moscovici, président du HCFP, a montré que cette transparence était nouvelle. Il a pointé du doigt les marges frictionnelles ; je les documenterai précisément.

Monsieur Jolivet, l’histoire des reports de charges, c’est celle de la cigale et de la fourmi ! C’est un outil de gestion de l’inflation : lorsque les critères d’inflation étaient très favorables, Florence Parly a eu raison de réduire les reports de charges ; l’inflation est mauvaise aujourd’hui, nous utilisons donc cet outil pour amortir le choc. J’en appelle à la cohérence de tous : l’inflation s’impose à nous. Soit j’utilise les outils dont le Parlement a doté le ministère des armées, soit nous subissons le choc d’inflation d’un seul coup ! Il faut trancher, et je vous demande de bien vouloir accepter ce report de charges, pour amortir le choc. Là encore, nous pourrons détailler nos explications.

Merci d’être revenu sur Cegelog : ce contrat, signé il y a un peu plus d’un an, dit aussi quelque chose de la manière dont on envisage désormais les logements de nos soldats. Il court sur trente-cinq ans. Pour ce projet de LPM, les budgets sont là. Il faut maintenant conduire les opérations et construire ces logements.

Vous avez raison, il y a un enjeu industriel dual : les dépenses militaires inscrites dans ce projet de LPM serviront de locomotive pour des applications civiles. Je pense par exemple aux drones. Il y a aussi un enjeu majeur de souveraineté, donc de relocalisation de certaines fonctions. Nous avons ainsi, au fil du temps, laissé la production de poudre partir loin à l’étranger, hors de l’Union européenne ; la coupure des routes d’approvisionnement au moment de la crise du covid nous a réveillés en nous montrant que nous étions dépendants de pays d’Asie du Sud-Est. C’est pourquoi j’ai annoncé la relocalisation à Bergerac de la production de poudre pour les obus de 155 millimètres ; huit projets sont en cours. C’est une question de souveraineté, mais aussi de modèle de défense : nous devons pouvoir exporter.

Monsieur Brun, les recyclages de crédits sont peu élevés : nous ne mettons fin prématurément à aucun programme de l’actuelle LPM. Si nous augmentons les crédits, c’est principalement pour des programmes nouveaux. Il n’y a donc pas vraiment de crédits à récupérer… Il y a plutôt une belle continuité des deux programmations : c’est le cas pour le programme Barracuda, par exemple.

Je l’ai dit, nous disposons de nombreux instruments pour que nos crédits ne soient pas rognés par l’inflation. Si elle devait être durablement sévère, il est évident que je reviendrais vers vous, soit pour vous demander des crédits nouveaux, soit pour constater qu’il faut renoncer à certains programmes. Mais nous ne sommes jamais à l’abri d’une bonne nouvelle, et pour le moment, l’inflation est régulée, et aucun programme militaire n’est annulé ou décalé en raison de l’inflation, grâce aux reports de charges et aux crédits supplémentaires votés en collectif budgétaire en 2022.

Quoi qu’il en soit, cette programmation devra être remise à jour, soit pour des raisons militaires et géostratégiques, soit pour des raisons macroéconomiques. L’ajustement annuel de la programmation militaire (A2PM), c’est-à-dire la mise à jour de la LPM au sein du ministère des armées, doit se faire davantage en lien avec le Parlement, en amont de la discussion du projet de loi de finances.

Vous parlez de modèle d’armée complet miniature. C’est un vieux débat, mais intéressant ! Le projet de LPM est construit en fonction de la réalité des missions que nous pouvons confier à l’armée française dans les cinq à dix ans qui viennent. Je reviens à ce que je disais des comparaisons stupides avec l’Ukraine : on voudrait nous préparer à des menaces qui ne sont pas d’actualité ou qui ne peuvent pas exister. Sur certaines capacités, nous serons toujours échantillonnaires : certaines missions seront toujours expéditionnaires, et nous n’avons pas vocation à les mener seuls. Inversement, sur d’autres segments, nous devons nous renforcer, parce que nous pouvons être amenés à être les premiers à marcher, seuls peut-être. C’est le cas dans nos outre-mers : ce serait une terrible humiliation de devoir demander à un pays riverain d’un de nos territoires ultramarins de nous aider à faire face à une crise majeure. La crédibilité du projet de LPM est un facteur clé : cela nous évite le fantasme de certaines missions imaginaires, mais cela nous évite aussi de passer à côté de certains risques bien réels.

Monsieur Laqhila, le MGCS est le char du futur, qui viendra après le char Leclerc – pour lequel une rénovation à mi-vie est prévue dans le projet de LPM. Je rencontre mon homologue allemand à Madrid ce vendredi, en marge d’une réunion consacrée au système de combat aérien du futur (Scaf). Nous devons affiner les besoins de nos deux armées de terre. L’Allemagne est chef de file pour le MGCS, comme la France l’est pour le Scaf. Nos lignes rouges n’ont pas bougé : nous voulons pouvoir exporter sans dépendre de décisions allemandes, car notre stratégie d’exportation doit rester souveraine ; nous devons aussi fixer certaines compétences, qui doivent être bien délimitées, comme c’est le cas pour toutes les coopérations.

En Afrique, il y a une réduction d’empreinte, mais il n’y a pas de fermetures. Nous allons demander à nos forces prépositionnées sur ce continent et qui dispensent des formations d’élargir le périmètre de celles-ci. Nous aurons moins de forces à demeure, et plus de forces tournantes venues de l’Hexagone. Il faut aussi dissocier les bases militaires où il y a de l’appui au combat – Abidjan, nos bases au Tchad ou au Niger – de celles qui ne font que de la formation – au Sénégal ou au Gabon. Du point de vue budgétaire, ces évolutions ne créent ni économie, ni dépense nouvelle : nous allons faire autant, mais différemment.

Monsieur Hetzel, vous savoir déçu m’attriste. Certains des chiffres que vous avez donnés ne sont pas exacts : vingt-huit livraisons de Rafale sont prévues pour la période allant de 2019 de 2025, contre quarante-six nouvelles livraisons entre 2024 et 2030, soit une augmentation de 65 %. Concernant les drones, il y a une coquille dans le tableau : la cible ne change pas.

Mais peu importe. Sur le fond, c’est un choix politique qui attend les parlementaires : quel équilibre voulons-nous entre la cohérence et la masse ? Quand on voit les crédits militaires augmenter et la fin de certains programmes, prévue pour 2030, être décalée à 2031 ou 2032, je comprends que l’on s’interroge. La réalité, c’est qu’on a longtemps privilégié la masse, et les chiffres en augmentation dans les tableaux, sans se préoccuper de la cohérence, c’est-à-dire de la formation, des pièces détachées, de l’entretien, des munitions… Je cite souvent l’exemple de nos hélicoptères : sur le papier, les cibles étaient plutôt satisfaisantes, mais la disponibilité des matériels était médiocre. Pendant longtemps, même quand les dépenses militaires diminuaient, on n’a pas voulu diminuer le nombre de matériels, et on a plutôt abîmé le maintien en condition opérationnelle (MCO), le soutien, les infrastructures.

Je prends souvent une image dont vous me pardonnerez le côté un peu décalé : préférez-vous 400 cafetières Nespresso sans capsules, sans eau, sans électricité et sans personne pour les entretenir, ou 200 de ces mêmes cafetières avec de l’eau, de l’électricité, des capsules et des gens pour les faire fonctionner ?

S’agissant des Griffon, par exemple, il n’y a pas d’annulation ; simplement, la fin du programme est décalée vers la prochaine programmation, parce que nous avons choisi une cible un peu inférieure dans la période qui s’ouvre, mais avec les infrastructures d’accueil – par rapport aux matériels précédents, on change d’échelle, donc il faut des parkings, des hangars… Nous voulons aussi arrêter ce qui s’est fait pendant des années : remettre les équipements à plus tard. Ainsi, dans le cas des MRTT – avions multirôles de transport et de ravitaillement –, on fixait une cible de matériels en remettant à une prochaine LPM l’achat de brouilleurs. Je préfère acheter dès maintenant les composantes de brouillage, quitte à commander moins d’avions… C’est aussi le cas pour la formation, la disponibilité, l’entretien ; c’est de ce fait bon pour nos industriels, puisqu’ils facturent le MCO au ministère. Bref, les cibles ne sont pas réduites, elles sont étalées, et l’argent n’est pas économisé mais utilisé pour renforcer la cohérence.

Je reviens à ce que je disais tout à l’heure du déploiement d’une division et de deux brigades en 2027, et je vous renvoie aussi à ce qui s’est passé ce week-end au Soudan : ce n’est pas le tableau des cibles qui fait l’efficacité militaire ; c’est la disponibilité de nos Griffon, mais aussi de personnels bien formés et de munitions. J’ai tenté de l’expliquer au président Marleix lorsque je l’ai reçu pendant une heure et demie il y a trois semaines ; je vois que les mêmes arguments reviennent, c’est donc que je n’ai pas été clair.

Ce que je vais dire sera sans doute mal interprété, mais tant pis : il est clair que les industriels préfèrent, eux, la masse. Ma responsabilité est de vous présenter une copie, préparée par nos états-majors, qui privilégie la cohérence.

Avec une programmation de 413 milliards d’euros, la visibilité s’améliore pour nos industriels. La LPM qui s’achève et celle qui commence donnent quasiment douze ans de prévisibilité. Tous les segments ne se valent pas : certaines technologies sont en fin de vie, d’autres doivent au contraire être protégées, comme la propulsion nucléaire. Pour d’autres encore, nous attendons des industriels qu’ils financent des recherches et qu’ils innovent : c’est le cas des drones, à propos desquels les choses avancent bien.

pNous en revenons au modèle gaullien, qui repose sur une prise de risque à l’exportation. Il faut l’assumer. Le modèle des Rafale fonctionne, mais il a fallu de la ténacité. Le président Sarkozy avait du mal à en vendre, vous vous en souvenez ; mais la persévérance a payé, car c’est aujourd’hui un succès à l’export. Je mets sur les industriels une pression saine et bienveillante : nous ne pouvons pas ne pas exporter, surtout au moment où de nombreux pays, notamment dans la zone Indo-Pacifique, ne veulent acheter ni à Moscou, ni à Pékin, ni à Washington et trouvent à Paris un non-alignement gaullien qui les intéresse. C’est ce qui fait le succès du Rafale en Indonésie, aux Émirats arabes unis, en Inde. Nous, responsables politiques, devons trouver un équilibre : nous devons dégager des financements suffisants pour protéger nos technologies, tout en laissant une tension suffisante pour inciter les industriels à se montrer agiles et musclés à l’exportation. C’est aussi ce qui fera la puissance française.

Monsieur Salmon, vous avez parlé d’insincérité ; vous êtes dur ! Je crois vous avoir répondu. Je pourrais reprendre cette démonstration par écrit. L’argent est là ; les marges frictionnelles comme les reports de charges ont toujours existé. Les recettes extrabudgétaires existent elles aussi bel et bien.

S’agissant de l’inflation, je préfère les euros courants. Ce sont des euros budgétaires, ils sont lisibles et votés par le Parlement. Les armées ont été jadis trompées par les euros constants, comme si l’inflation n’existait pas : en réalité, les moyens diminuaient. Nous disposons, je l’ai dit, de différents mécanismes pour gérer l’inflation. Je pourrai y revenir lors d’autres débats.

Monsieur Lacresse, il y a un changement de dimension, mais, je le redis, dans la cohérence. Vous avez pu constater, dans les visites de régiments que nous avons faites ensemble, que nos militaires préfèrent cela – ils ont aussi été déçus par les promesses de masse faites dans le passé. Nous continuons aussi nos efforts de réparation, qui pèsent lourd dans la maquette globale.

La coopération franco-allemande fonctionne bien, comme d’ailleurs l’escadron franco-allemand de transport tactique C-130J basé à Évreux. Les Allemands en sont aussi satisfaits.

Vous m’interrogez sur l’impact industriel. Je n’ai pas assez parlé d’économie de guerre, mais c’est une des grandes leçons de la guerre en Ukraine : quand la Pologne préfère acheter en Corée du Sud plutôt qu’aux États-Unis parce qu’elle trouve que les Américains ne produisent pas assez vite, c’est une sérieuse alerte pour notre industrie de défense française. Nous avons la technologie et la compétence ; sur les prix et les délais, il faut continuer de progresser.

Sur le pacte de stabilité, je me ferai peut-être gronder par mes collègues de Bercy, mais vous avez raison : on ne peut pas ne pas voir que, depuis le Brexit, il y a une seule grande puissance qui dispose d’une armée d’emploi, dotée de l’arme nucléaire, et qui est la première à marcher pour mettre à l’abri nos ressortissants mais aussi ceux de nombreux autres pays européens, comme on l’a vu au Soudan. Dans les réflexions sur la coordination des politiques publiques au sein de l’Union européenne et de l’Otan, au-delà des 2 % de PIB, il faut prendre en considération le fait que beaucoup de pays européens profitent de notre puissance militaire. Il me paraît sain de poser la question.

M. le président Éric Coquerel. C’est en quelque sorte une loi de programmation militaire de base que vous nous proposez, avec des réévaluations chaque année.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Au vu des sauts technologiques, je serais un bien mauvais ministre si je ne proposais pas des réévaluations… Qui parlait, il y a un an et demi, de ChatGPT ? Imaginez la place que l’intelligence artificielle va prendre en matière militaire ! La vitesse de ces évolutions me contraindra, quoi qu’il arrive, à revenir plus souvent devant le Parlement que jadis, où on lançait des dés qui roulaient pendant quatre ou cinq ans. Au-delà même des questions militaires, les questions technologiques et sécuritaires s’imposent à nous.

 


[1] La présentation a eu lieu le 10 mai 2023.

[2] La présentation a eu lieu le 10 mai 2023